Le Misanthrope de Moliere
Le Misanthrope de Moliere
Le Misanthrope de Moliere
Introduction
On ne peut pas dire que la première représentation du Misanthrope, donnée le 4 juin
1666 au Théâtre du Palais Royal fut un grand succès, pas plus que celles qui suivirent
d’ailleurs… Le public avait pris l’habitude de voir Molière sous les traits d’un bouffon : il
avait porté, dans les rôles de Sganarelle et d’Arnolphe, des moustaches épaisses et tombantes,
une barbe noire, il avait une espèce de démarche saccadée, des yeux égarés, bref, il avait créé
un type de personnage comique. Le rire devait éclater dès son entrée en scène. Or, avec la
création du Le Misanthrope, tout changea :
Molière y jouait le rôle d’un grand seigneur, et s’il portait encore des rubans verts (le vert
était la couleur des bouffons), son costume était cependant de bon goût, et Molière ne portait
plus ses célèbres moustaches. Le public fut déçu. Il s’attendait à rire sans réserve, et la pièce
faisait seulement « rire dans l’âme », comme l’écrivit Donneau de Visé, contemporain de
Molière.
Ce n’est qu’après la mort de son célèbre auteur que le Misanthrope devint, après
Tartuffe, la pièce la plus jouée à la Comédie Française. De nouveau boudée au XVIII ème
siècle, la pièce fut remise à l’honneur au XIX ème puis au XX ème siècles.
Mais d’où vient ce personnage du misanthrope ?
1
Molière, Le Misanthrope, GF Flammarion, sept 1997, présenté par Loïc Marcou
Dans un dialogue dramatique intitulé Timon ou le misanthrope, Lucien (orateur et
philosophe de l’Antiquité, né en 125, mort en 190) s’inspire de la vie du philosophe
athénien Timon qui mourut abandonné par ses amis après avoir dissipé tout son bien.
Shakespeare
Le succès de la pièce repose en grande partie sur le rôle du personnage principal, Alceste, qui
est un personnage ambigu, écrit Laurent Tiesset2, C’est en effet avant tout par vertu et dignité
qu’Alceste le misanthrope s’affranchit des valeurs courtisanes, des normes et des usages du
XVIIIème siècle imposés par la vie sociale d’un milieu avec lequel il ne veut pas être
confondu : « Je veux qu’on me distingue »(Acte I, scène 1, vers 63) affirme-t-il en effet.
Cependant cette attitude l’entraîne dans une escalade qui devient assez vite ridicule. Une
« méchante affaire » l’oppose à Oronte, puis une autre, tout aussi pitoyable, l’oppose à celui
qu’il désigne comme « un franc scélérat »(v. 124) ,affaire qui le mène jusqu’au tribunal.
Ayant perdu son procès, Alceste refuse par principe de faire appel pour faire taire les
accusations portées contre lui, préférant, avec une résolution ridicule, démontrer la
méchanceté des hommes que gagner son procès :
« Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderais bien de vouloir qu’on le casse
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter,
Mais pour vingt mille francs j’aurai le droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine
Et de nourrir pour elle une immortelle haine. »
(Acte V, scène 1, vers 1541 – 1550)
Alceste souhaite que triomphe l’iniquité de la Justice, pour que triomphe le bien-fondé
de sa rébellion morale. Mais lorsque le misanthrope se révolte, Molière n’hésite pas à se
moquer de lui en le faisant apparaître comme un être fantasque, conscient de son ridicule :
« Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis. »
(Acte II, scène 6, v. 773 – 774)
A travers ce personnage acariâtre, Molière se moque très certainement des
individualistes, et peut-être aussi des anciens Frondeurs.
2
Le Misanthrope de Molière, Classiques Hatier, mars 2004, dossier réalisé par Laurent Tiesset
Louis XIV enfant avec sa nourrice
Il est possible de voir dans ce travers du personnage une allusion aux Frondeurs (révolte
d’une coalition hétéroclite de milieux parlementaires, du peuple et des « grands » contre la
monarchie et la régente Anne d’Autriche à la mort de Louis XIII, soit de 1643 à 1661).
Bien que cette période troublée soit révolue au moment où est joué Le Misanthrope (1666), il
n’est pas impossible que Molière ait voulu recommander ici, de façon implicite, de faire
allégeance à un ordre royal du monde. En effet, refuser de participer à cet ordre royal peut
apparaître comme un vice, au XVIII ème siècle, et mérite d’être exclu de la bonne société.
C’est d’ailleurs ce qui arrive à Alceste, obligé de se retirer du monde à la fin de la pièce.
Molière, pour sa part, participe activement à l’organisation des divertissements royaux
et fastueux de Versailles, dès 1659 :
• Alceste, un déséquilibré ?
Le déséquilibre du personnage du misanthrope est sensible à travers ses sentiments
amoureux, ou plutôt à travers la passion qu’il éprouve pour Célimène. Cet amour voué à
l’échec semble d’ailleurs incompréhensible aux yeux de son ami Philinte, qui ne saisit
guère, dès le premier acte, « l’étrange choix »(v. 214) qu’a fait Alceste. La « sincère
Eliante »(v. 215), lui dit-il, était « mieux son affaire » (v. 246).
Cela dit, Alceste est parfaitement conscient du fait que son désir ne puisse être satisfait
par Célimène :
« Ma raison me le dit chaque jour
Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour »
(Acte I, scène 1, v. 247 – 248)
Alceste est un passionné, en amour comme dans ses relations sociales. En aimant
Célimène, il se rend malheureux, mais ne parvient pas à lutter contre son sentiment et sa
passion. Jusqu’à la fin de la pièce, l’amour d’Alceste ne pourra s’exprimer et se conclura
par la séparation, car jamais le misanthrope n’a pu rencontrer un amour identique au sien
dans la personnalité de Célimène :
« Puisque vous n’êtes point en des liens si doux
Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage. »
(Acte V, scène 4, v. 1781 – 1784)
Sainte-Beuve
Sainte-Beuve, sans renier les outrances parfois ridicules d’Alceste, fut surtout sensible
à l’héroïsme du personnage :
« Alceste, c’est(…) ce qu’il y a de plus sérieux, de plus noble, de plus élevé dans le
comique, le point où le ridicule confine au courage, à la vertu. »
(Sainte-Beuve, Portraits littéraires, 1844)
Quant à Jules Lemaître, ce dernier voit avant tout la noblesse et la sincérité du
personnage d’Alceste :
« Ce qui nous frappe le plus, écrit-il, c’est ce quelque chose de noble et d’héroïque
qu’il y a dans sa sincérité »
(Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 1888 – 1898)
• Un double de Molière ?
Molière
Molière
Les critiques du XXème siècle ont mis souvent le doigt sur les contradictions du
personnage, le rendant par là plus humain et plus proche de chacun d’entre nous. Antoine
Adam, s’il conteste vigoureusement le fait que Molière se soit complu à « étaler dans Le
Misanthrope, les tristesses de son foyer » en affirmant avec force qu’il ne s’agit pas d’une
idée « seulement invraisemblable » mais « indécente », reconnaît toutefois les liens
psychologiques nombreux qui lient le personnage d’Alceste à son auteur, personnage dans
lequel Molière « met ses colères, ses tristesses, ses rêves, le sentiment de ses propres
faiblesses. »
(Antoine Adam, Histoire de la littérature française au
XVII ème siècle, tome III, 1952)
• M. de Montausier ?
Une autre clef d’interprétation possible au personnage d’Alceste a été donnée dès
1690 par Saint-Simon dans ses Ecrits inédits. Saint-Simon y relate que M. de Montausier,
avant même d’avoir vu jouer la comédie du Misanthrope, affirma en public avoir la
conviction qu’il était le modèle original du personnage d’Alceste. Il se fâcha, allant même
jusqu’à menacer Molière de le tuer à coups de bâtons. Cependant, après avoir assisté à la
représentation de la pièce, il demanda à Molière de venir lui rendre visite. Ce dernier,
mourant de peur, raconte Saint-Simon, se rendit chez M. de Montausier, qui l’embrassa, le
loua, admira sa pièce, y voyant encore toutefois une légère ressemblance avec lui, et
l’invita à souper.
Il faut sans doute tenir cette piste expliquant l’origine du personnage comme assez
vraisemblable, puisqu’elle se trouve confirmée par plusieurs autres témoignages,
notamment celui de l’abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie :
« Venons à Molière. Quand il donna son Misanthrope, l’abbé Cotin et Ménage se
trouvèrent à la première représentation, et tous deux, au sortir de là, ils allèrent sonner le
tocsin à l’hôtel de Rambouillet, disant que Molière jouait ouvertement M. le duc de
Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos dans l’esprit
de quelques partisans pour tomber un peu dans la misanthropie. Plus l’accusation était
délicate, plus Molière sentit le coup. Mais il l’avait prévenu en communiquant sa pièce,
avant qu’elle fût jouée, à M. de Montausier lui-même qui, loin de s’en offenser, l’avait
vantée, et avec raison, comme le chef-d’œuvre de l’auteur. »
L’action du Misanthrope se déroule dans un lieu clos et unique : le salon d’une grande
dame parisienne, qui ressemblait peut-être à celui peint par Abraham Bosse :
On joue beaucoup aussi, dans cette société oisive où les nobles ne peuvent travailler
sous peine de déroger à leur rang. On y joue par exemple au portrait, qui consiste à faire
deviner l’identité d’un familier du salon. Ou bien encore au jeu du corbillon, qui vise à
répondre à la question : « Que met-on dans mon corbillon ? » en nommant à tour de rôle
un défaut ou une qualité d’une personne se terminant par « on »… Les jeux pratiqués dans
le salon de Célimène sont donc identifiés par les spectateurs de l’époque qui les
pratiquent eux-mêmes.
Les activités pratiquées dans ces salons ne sont pas toujours littéraires, loin s’en faut,
comme nous le montrent certaines gravures de l’époque :
D’autres salons cependant sont plus spécialisés, comme celui de Ninon de Lenclos,
autour de laquelle gravitent des Libertins, celui de Mme Françoise Scarron, composé
d’une assistance essentiellement bourgeoise:
Mme Scarron, épouse du vieux Scarron, l’auteur du Roman Comique
Mme de La Fayette, futur auteur de La Princesse de Clèves, ouvre chaque samedi son
salon aux écrivains. Dans Le Misanthrope, le salon (fictif) de Célimène regroupe des
aristocrates qui gravitent dans l’entourage du roi. La pièce de Molière témoigne de la
cruauté des rapports humains qui règne, sous des apparences de légèreté, dans ces salons
mondains. Ainsi peut-on écrire des vers pour discréditer une personne, voire un autre
salon. Au besoin, on n’hésite pas à tenter de détruire la réputation de quelqu’un en lui
attribuant des écrits condamnables qu’il n’a pas commis.
Au XVII ème siècle, le terme « coquette » désigne avant tout une femme belle et
distinguée, élégante et spirituelle, qui séduit les hommes tant par goût des hommages
galants que par désir de domination, et qui, soit se refuse à tous, soit dissimule habilement
l’identité de celui qui est payé en retour. « Les coquettes tâchent d’engager les hommes et
ne veulent point s’engager » écrit significativement Furetière dans son Dictionnaire
(1690). Goût affirmé pour les hommes, art de jouer avec l’amour, machiavélisme,
médisance, malveillance, mais aussi charme, distinction, esprit, éclat, lucidité… tels sont
les traits de caractère de la coquette dans la littérature du Grand Siècle. Célimène en
apparaît dans Le Misanthrope comme un parfait exemple.
Le thème de la coquetterie apparaît fréquemment dans la littérature du XVII ème
siècle, qui se préoccupe beaucoup d’approfondir les cas de conscience amoureux.
« Une femme galante veut qu’on l’aime ; il suffit à une coquette d’être trouvée
aimable et de passer pour belle. Celle-là cherche à s’engager ; celle-ci se contente de
plaire. La première passe successivement d’un engagement à un autre ; la seconde a
plusieurs amusements tout à la fois. Ce qui domine dans l’une, c’est la passion et le
plaisir ; et dans l’autre, c’est la vanité et la légèreté. La galanterie est un faible du cœur,
ou peut-être un vice de la complexion ; la coquetterie est un dérèglement de l’esprit. La
femme galante se fait craindre et la coquette se fait haïr(…)
(La Bruyère, Les Caractères, « des femmes », 7)
Effectivement, dans la pièce de Molière, Célimène finit par se faire haïr de tous ses
amis, en raison de la légèreté avec laquelle elle s’est jouée des sentiments des hommes. La
scène 3 de l’acte V fonctionne à cet égard comme une véritable « mise à mort »
symbolique de la coquette, prise à son propre piège.
Il n’empêche que Célimène, avant d’être vaincue, aura longtemps entremêlé Alceste
dans les rets de sa coquetterie. Alceste est donc bien naïf, et même aveugle sur ce point,
lui qui a subi jusqu’au bout toute la rouerie de cette femme.
Mais Célimène n’est pas la seule à être hypocrite.
Molière s’en prend aux gens du « bel air », aux beaux esprits qui se piquent de faire
des vers. Reprenant les idées développées dans ses précédentes pièces, Molière raille la
mode vestimentaire des courtisans, leurs comportements mielleux et maniérés, leurs
discours hypocrites.
Ainsi Acaste et Clitandre apparaissent-ils comme de véritables marionnettes de cour :
infatués de leur personne, de la richesse de leur habillement, et convaincus que seule leur
naissance illustre leur confère bon goût et esprit. Oronte, quant à lui, s’il n’a pas
l’impertinence des « petits marquis », fait preuve néanmoins de nombre de défauts plus
ridicules les uns que les autres : louanges hyperboliques, vanité, esprit querelleur,
susceptibilité…
Le portrait que donne La Bruyère du courtisan dans ses Caractères ressemble fort à
celui établi par Molière dans Le Misanthrope : hypocrisie, dissimulation, prétention,
extravagance, goût de l’ostentation, tels sont les traits distinctifs de l’homme de cour, pour
La Bruyère comme pour Molière :
« Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il
est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis,
contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle ,agit contre ses
sentiments. Tout ce grand raffinement n’est qu’un vice, que l’on appelle fausseté (…)
Les cours ne sauraient se passer d’une certaine espèce de courtisans, hommes
flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs,
étudient les faiblesses et flattent toutes les passions : ils leur soufflent à l’oreille des
grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables,
devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches ; ils font les modes,
raffinent sur le luxe et la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de
consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages ; ils ont eux-mêmes
des habits où brille l’invention et la richesse(…)Dédaigneux et fiers, ils n’abordent plus
leurs pareils, ils ne les saluent plus : ils parlent où tous les autres se taisent, entrent,
pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n’osent se faire voir (…) Ces gens
ont l’oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes(…)
et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils
embrassent, ils sont embrassés ; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des
contes(…)
La Bruyère, Les Caractères, « de la cour », Chap. 18
Désormais pensionnée, soumise à la volonté royale, rendue inutile par une longue
période de paix qui court de 1659 à 1672, la noblesse aristocratique se perd dans les
nombreuses fêtes ordonnées par Louis XIV.
Lulli
Racine
ALCESTE
Sans doute.
PHILINTE
A Dorilas, qu’il est trop importun,
Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse
A conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?
ALCESTE
Fort bien
PHILINTE
Vous vous moquez.
( Acte I, scène 1, vers 81 – 89 )
Ainsi, lorsque Philinte loue les vers d’Oronte, c’est par conformité à la norme sociale et
par élégance d’esprit, pour ne pas choquer davantage : il se comporte là en « honnête
homme », contrairement à Alceste, qui régit en critique littéraire irascible, ce qui est contraire
au code de conduite de « l’honnête homme » dans un salon :
PHILINTE
Je suis déjà charmé de ce petit morceau
ALCESTE, bas
Quoi ? Vous avez le front de trouver cela beau ?
(Acte 1, scène 2, v. 319 – 320)
CONCLUSION :
S’il est aisé de voir que Molière dresse dans sa pièce quelques portraits au vitriol,
comme celui du courtisan ou de la coquette, il en revanche plus difficile de discerner en
faveur de qui, du misanthrope ou de l’honnête homme, Molière se prononce. Approuve-t-
il totalement l’urbanité de Philinte ? La sincérité d’Alceste ne le touche-t-elle pas
secrètement ? Ou bien laisse-t-il le choix à chacun de décider, en son âme et conscience,
de la meilleure conduite à tenir en société, se contentant d’épingler ici quelques ridicules?
Dernière œuvre du triptyque de comédies traitant de l’hypocrisie et de la sincérité,
après Le Tartuffe et Don Juan, Le Misanthrope, dénonce encore une fois ce milieu exécré
par Molière(et dont il fait partie cependant). Ainsi écrit-il au roi en août 1664, dans le
Premier Placet au roi :
« Sire, le devoir de la comédie étant de corriger les mœurs en les divertissant, j’ai cru
que dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’ attaquer par
des peintures ridicules les vices de mon siècle. »