Jean Delumeau Entretiens PDF

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Jean Delumeau

ENTRETIENS
Né en 1923, normalien, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Jean
Delumeau a enseigné l’histoire à l’université de Rennes, à l’Ecole pratique
des hautes études, à la Sorbonne et au Collège de France, où il obtint en
1975 la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident
moderne. Spécialiste du christianisme, catholique engagé, il décrypte
depuis des décennies le phénomène religieux à travers des ouvrages
marquants, parmi lesquels Le christianisme va-t-il mourir? (Hachette), Le
fait religieux (ouvrage collectif, Fayard), Guetter l’aurore (Grasset),
réédités ces jours-ci en format de poche. Membre de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, il est l’auteur d’Une histoire du paradis en
trois volumes (Fayard), de La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle
(Fayard), du Péché et la peur, la culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe
siècle (Fayard), études qui toutes ont fait date.

1598, l’édit de Nantes: un premier pas de


l’exception française 1

Entretien réalisé par ARNAUD SPIRE

JEAN DELUMEAU, historien, professeur au Collège de France, est


l’auteur, avec Sabine Melchior-Bonnet, d’un grand livre: “Des religions et
des hommes”, réalisé à partir d’une série de télévision pour la cinquième
chaîne et édité en mars 1997 par Desclée de Brouwer. Il a écrit, entre
autres, “Naissance et affirmation de la Réforme” aux PUF (1994). Il
préside aujourd’hui le Comité national de la commémoration de l’édit de
Nantes 1598-1998.

1 L’Humanité, 18 février 1998.

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Les protestants français, sous le régime de l’édit de Nantes
établi par Henri IV en 1598, se donnèrent, à l’image de ce qui
existait déjà en Suisse et en Ecosse, une organisation où
l’autorité vient du bas et non du haut. Vous considérez cela
comme une composante de ce que l’on appelle l’exception
française. Qu’entendez-vous par là?

L’organisation réformée a d’abord été inventée en Suisse dans des


villes comme Genève, Bâle ou Berne. Elle existait en Ecosse, où le
réformateur religieux John Knox avait fondé le presbytérianisme. Elle a
ensuite été adoptée par les protestants français. Ce qui la caractérise, c’est
que l’autorité ne vient pas d’en haut, comme dans l’Eglise catholique ou
anglicane. Elle vient d’en bas, c’est-à-dire des fidèles, qui élisent leurs
pasteurs et leurs organisations, qui ensuite gouvernent dans la vie
quotidienne de l’Eglise.
L’exception française consiste en ce que, contrairement à ce qui se
pratiquait à la fin du XVIe siècle dans tous les pays alentour, l’autorité
politique ― c’est-à-dire le prince ou la municipalité ― n’oblige plus les
sujets ou les citoyens à adopter la religion du pouvoir. C’est la première
fois en Occident qu’un Etat, l’Etat français, accepte qu’une minorité
religieuse ne pratique pas la religion du prince. C’est un cas unique. Même
dans les provinces unies qui venaient de se révolter contre l’Espagne pour
constituer ce qui va devenir ensuite les Pays-Bas, seul le protestantisme
était autorisé, tandis que le culte public catholique était interdit. Vous
voyez donc que, pays catholique ou protestant, la règle de l’époque, “cujus
regio, ejus religio”, était que le pouvoir commande la religion du sujet. En
Allemagne, en 1555 dans l’Empire, les sujets d’un prince catholique
devaient être catholiques et ceux d’un prince protestant devaient être
protestants. Or, avec l’édit de Nantes, la France va faire exception. C’est en
cela que l’on peut parler en termes modernes d’exception française.

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La Réforme est venue en France par Strasbourg, puis par
Genève. Calvin voulait faire de cette dernière “l’arche de Noé
sur les eaux du déluge”, une sorte de ville-église, modèle par la
piété, la discipline et l’honnêteté de ses moeurs. Les “réformés”
de France lui apportèrent bientôt leur concours. La révocation
de l’édit de Nantes par Louis XIV – largement désapprouvée à
l’étranger – marque-t-elle un retour au catholicisme d’Etat?

La révocation de l’édit de Nantes en 1685 était incontestablement


un retour à la règle que j’énonce plus haut, la religion du prince doit aussi
être celle de ses sujets. On disait en France: “Une foi, une loi, un roi.” C’est
bel et bien le retour à la situation qui prévalait avant 1598. Toutefois,
durant le régime de l’édit de Nantes, les Français, catholiques et
protestants, avaient pris l’habitude de vivre ensemble, de cohabiter. Ils
s’étaient habitués les uns aux autres. Il y avait des mariages mixtes, des
relations d’affaires. Une famille pouvait être divisée en une branche
catholique et une branche protestante. Les Français ont donc accueilli sans
aucun enthousiasme une révocation parachutée d’en haut par le roi,
soutenue par Louvois et sous la pression de ce qu’on appelait les
“assemblées du clergé de France”, se réunissant tous les cinq ans pour voter
le don gratuit, c’est-à-dire une somme que l’on donnait au roi. Cette
révocation est venue d’en haut, mais de toute évidence la France ne la
souhaitait pas spécialement. Il n’y avait eu aucun mouvement populaire
pour la demander.
Ce retour en arrière a été ressenti comme anachronique. Il a été mal
perçu à l’étranger. Même à Rome, on n’a pas pavoisé. Louis XIV ― qui
était fréquemment en difficulté avec le pape ― a voulu montrer qu’il était
plus catholique que le chef de l’Eglise. Il y a eu également de la
réprobation dans l’Angleterre protestante. Le philosophe anglais John
Locke a publié, quatre ans après, sa réaction à cette révocation sous le titre:
Lettres sur la tolérance. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’Angleterre
de l’époque ne considérait pas les catholiques comme des citoyens de plein

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droit. Ces derniers n’ont retrouvé leurs droits civiques qu’en 1829. Ce pays
avait donc encore du chemin à parcourir pour admettre, lui aussi, une
situation comparable à celle de l’édit de Nantes.

Vous résumez en trois formules l’impulsion donnée par l’édit de


Nantes à la société française: droits de l’homme, laïcité et
écuménisme. S’agit-il d’un dépassement positif de l’idée de
tolérance?

Il ne faut pas lire l’édit de Nantes avec des lunettes trop actuelles.
Ce texte contenait, en germe, des virtualités qui se sont précisées par la
suite dans les trois secteurs que vous venez d’indiquer.
Droits de l’homme: l’édit de Nantes garantissait la liberté de
conscience aux protestants et des libertés de culte limitées. Et aussi
l’accession à tous les emplois. Pour ce qui est de la liberté de conscience, il
est dit, dans la Déclaration des droits de l’homme, en 1789, que personne
ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses. C’est en quelque
sorte un élargissement de ce que l’édit de Nantes avait octroyé pour les
protestants.
Laïcité, ensuite: compte tenu de cette exception française dont je
parle plus haut, le roi de France ― c’est-à-dire le pouvoir politique ― est
placé par l’édit de Nantes en arbitre entre des groupes religieux qui
s’étaient entre-tués. Le monarque les oblige, en quelque sorte, à un code de
bonne conduite. Il y a là une amorce de ce que sera plus tard la laïcité telle
que nous la comprenons aujourd’hui en France. Non pas une machine de
guerre antireligieuse, mais un Etat laïque qui se tient au-dessus des divers
groupes politiques, idéologiques et religieux, et qui leur propose des règles
pour que la vie civique se déroule normalement. L’Etat en dehors des
conflits religieux pour les arbitrer, c’est l’origine de la laïcité.
Quant à l’écuménisme, je crois qu’il faut d’abord se débarrasser de
l’idée qu’Henri IV était totalement détaché des questions religieuses et
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qu’il est passé d’une confession à l’autre pour des motifs d’opportunité
politique. Le “Paris vaut bien une messe” relève de la légende. Henri IV
s’est toujours bel et bien considéré, selon la formule de l’époque, comme le
roi très chrétien de France et de Navarre. Il souhaitait la paix religieuse
dans son pays dans l’espoir d’une réconciliation qui amènerait les gens à
trouver un terrain d’entente et ainsi à refaire l’unité chrétienne. C’est en ce
sens qu’il a fait avancer l’écuménisme.
Quant à la tolérance, il y a ambiguïté sur ce mot qui, aux XVIe et au
XVIIe siècle, n’avait qu’un sens négatif. On tolère ce qu’on ne peut pas
empêcher. Le mot “tolérance” ne figure pas dans le texte parce que l’édit de
Nantes allait beaucoup plus loin que la tolérance telle qu’on la comprenait
à l’époque.

«Je n’attends pas le bonheur de mon


ordinateur» 2

Il est l’un des grands penseurs du christianisme et du fait religieux.


Jean Delumeau vient de livrer un credo remarquable que vous trouverez
dans le hors-série du Point consacré aux textes monothéistes
fondamentaux. Il nous donne ici une interview de même facture

Propos recueillis par Jérôme Cordelier

Il descend tout juste du TGV qui, chaque fin de semaine, le conduit


de Rennes, où il habite, à Paris. La poignée de main ferme, l’ oeil vif, le
sourire jovial, un mot aimable pour chacun... L’historien Jean Delumeau
paraît toujours égal à lui-même. Le temps ne semble pas avoir de prise sur

2 Le point (18/11/04 - N°1679 - Page 104).

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cet octogénaire affable, auteur de dizaines d’ouvrages, qui, depuis plusieurs
décennies, décortique nos croyances, nos terreurs, nos péchés et nos quêtes
de paradis, en passant par les ténèbres de l’enfer... Il se plie de bonne grâce
aux desiderata du photographe. «Comment me voulez-vous? Assis, debout?
Les deux mains dans les poches? Ah bon, j’ai rarement les deux mains dans
les poches...» Il revient d’un voyage au Brésil, où il a effectué une tournée
de conférences et pris quelques jours de vacances en compagnie de sa
petite-fille. «Nous avons descendu les chutes de l’Iguaçu en vedette rapide,
puis navigué en canot entre les tortues et les crocodiles...», s’émerveille-t-
il. Alors que sortent en format de poche Le fait religieux, ouvrage collectif
qu’il a dirigé aux éditions Fayard, et Un christianisme pour demain, reprise
du Christianisme va-t-il mourir? (Hachette) et de Guetter l’aurore
(Grasset), le professeur Jean Delumeau a accordé un entretien au Point. Où
il est question de foi et de science, du pape Jean-Paul II ― «de Gaulle de
l’Eglise» ― et de la réforme nécessaire du catholicisme, mais aussi de
cantates japonaises, de Christophe Colomb, de jeunesse, du sentiment
d’admiration et, bien sûr... des chutes de l’Iguaçu.

Le Point: De nombreux livres, à destination du grand public,


sortent ces jours-ci autour de la quête de Dieu. Quelles
réflexions vous inspire cette foison éditoriale?

Jean Delumeau: Ce retour en force de Dieu peut sembler une


surprise par rapport aux prédictions qui annonçaient sa disparition depuis le
milieu du XIXe siècle. Pour ma part, je ne suis pas étonné. Nous vivons
l’effondrement de l’idéologie du progrès, qui s’était répandue en Europe à
partir de la moitié du XVIIIe siècle et a ensuite traversé tout le XIXe siècle.
Les uns avaient cru que le capitalisme apporterait la richesse à tout le
monde, les autres que le communisme ferait le bonheur de l’humanité. Ces
deux idéologies se rencontraient sur un point: le progrès technique permet

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trait à l’humanité de sortir de l’ornière. On n’y croit plus.

Pourtant, nous vivons dans une époque très matérialiste, du


moins en Occident...

Oui, mais nous ne pensons plus que le progrès technique apportera


le salut à l’humanité. Ce n’est pas parce que je sors d’un TGV, que je
travaille six heures par jour sur mon ordinateur et que j’utilise l’Internet
que je me sens heureux.
L’homme moderne est profondément affecté par un grand décalage:
il a à sa disposition quantité d’outils techniques, mais il ne possède pas les
clés du bonheur. Jusqu’au XVIIe siècle, l’humanité occidentale, notre
chrétienté, croyait à la fin prochaine du monde. L’humanité apparaissait
alors comme vieille au jugement même de l’élite. Christophe Colomb
prévoyait que la fin du monde surviendrait en 1656. Luther disait, au milieu
du XVIe siècle, que l’humanité en avait encore au maximum pour cent ans.
Avec l’apparition de la science, et l’étude des fossiles au XVIIIe siècle, on a
découvert que le monde, la Terre, l’humanité étaient beaucoup plus anciens
qu’on ne l’avait cru. A ce moment-là naît l’idée que l’humanité est en
progrès et va vers une ère de bonheur que produiront les connaissances
scientifiques. Le salut de l’humanité allait surgir du progrès de
l’instruction, des connaissances et des techniques. On ne le croit plus. Je
n’attends pas le bonheur de mon ordinateur.

Où le trouver alors?

Voilà bien le fond du problème. Nous sommes tous ramenés vers


les interrogations fondamentales: où allons-nous? qui sommes-nous? y a-t-
il quelque chose après la mort?
On sent actuellement un besoin de retour à l’essentiel, même si
parfois ce besoin s’exprime dans une certaine confusion. Cette relance de

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Dieu se fait dans un climat de flou spirituel où la dérive vers la superstition,
voire le magisme, est facile.

Notre héritage chrétien est-il menacé?

Oui, je le pense. Les efforts louables de conservation du patrimoine


religieux cohabitent avec une large méconnaissance du passé chrétien. Les
Français sont de plus en plus ignorants des productions culturelles du passé
et de la signification de l’iconographie dans les églises du Moyen Age et de
l’époque classique. Il y a là un réel danger d’obscurantisme religieux. Nous
sommes fatigués du passé chrétien.

Quelles en sont les causes, de votre point de vue?

L’une des principales, à mon avis, a été et est le langage trop


catégorique, hier et encore aujourd’hui, des institutions religieuses, qui
provoque des réactions de rejet. L’opinion a parfois l’impression que le
christianisme n’a pas accepté en profondeur la modernité ― ce qui est vrai
des fondamentalistes. Dans certaines écoles américaines, on enseigne
encore que la création du monde s’est faite en six jours et qu’Adam et Eve
vivaient au paradis terrestre. Tant que l’on voudra faire prendre pour une
réalité historique un texte symbolique, la réconciliation entre les chrétiens
fondamentalistes et la modernité ne sera pas faite.

La question que vous posiez dans un livre de la fin des années


70, Le christianisme va-t-il mourir?, est toujours pendante...

Elle l’est, en effet, surtout en Europe occidentale, où la


déchristianisation est évidente. Cependant, gardons-nous de la futurologie
pessimiste et de l’eurocentrisme! Le bassin oriental de la Méditerranée et
l’Afrique du Nord ont jadis basculé du christianisme vers l’islam. Les
terres natales du christianisme sont devenues des terres de mission. Mais

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allez dans les églises du Brésil, comme j’ai pu le faire au mois de juin, vous
verrez des rassemblements impressionnants!
D’autre part, je vais de temps en temps au Japon, où vit l’un de mes
fils. Je suis toujours frappé par la place qu’accorde la télévision aux images
provenant de l’Eglise catholique ― alors que les chrétiens constituent
seulement 1% de la population. Il y a dans la liturgie catholique quelque
chose qui fascine les Japonais. Je possède un CD de chants diffusés dans la
ville de Kobe au mois de décembre de chaque année, pour commémorer le
tremblement de terre de 1995. Ceux-ci ont été composés par des Japonais,
et on y entend... des paroles latines, des mélodies grégoriennes. Des
Japonais scandent ainsi «Lux perpetua luceat eis» ― «Que la lumière
éternelle brille sur eux» ― comme des moines cisterciens.

Que pensez-vous de la fin du pontificat de Jean-Paul II?

Jean-Paul II a donné à l’Eglise catholique une audience mondiale


inédite dans l’Histoire. Aucun homme au XXe siècle n’a été acclamé
comme il l’est, même affaibli, d’un bout à l’autre de la planète. Je pense
que ce pape laissera le souvenir d’un de Gaulle de l’Eglise romaine. Mais il
va laisser aussi une situation préoccupante, que masque en partie son
succès médiatique. Son successeur devra faire face à une avalanche de
problèmes qui se posent de façon urgente: célibat obligatoire des prêtres,
place des femmes dans l’Eglise, statut des divorcés-remariés, regard sur
l’homosexualité... Il devient urgent ensuite de créer dans l’Eglise romaine
des espaces de vrai dialogue entre les fidèles et la hiérarchie, de manière
que ceux-ci soient enfin associés aux décisions qui les concernent. Ces
innovations sont devenues d’autant plus explosives qu’elles ont été
retardées.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire

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religieuse?

Je ne suis pas un converti, j’ai reçu la foi en héritage, j’ai été élevé
dans des écoles religieuses, jusqu’à la terminale exclue. Mais en khâgne, à
Marseille, en 1940-1942, j’ai été amené à porter un regard critique sur la
religion dans laquelle j’avais été élevé. Le doute me suit comme mon
ombre. J’ai souvent dû revoir ce à quoi je croyais.
Immergé parmi des non-croyants pendant mes années d’étudiant ―
ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant ―, je me suis posé la question
de la déchristianisation. Et cette question m’a accompagné toute ma vie.

Votre foi a-t-elle évolué?

Quand j’étais enfant, je ne me posais pas de questions. Croire en


Dieu, c’était croire à l’enseignement du catéchisme. Puis est venu l’âge de
l’esprit critique. Mon cheminement philosophico-religieux de cette époque
étudiante est resté celui d’aujourd’hui. Ma route vers Dieu passe par
l’admiration du travail scientifique. Pour moi, non seulement la science
n’écarte pas de Dieu, mais elle y conduit. Il y a vraiment très peu de
chances que le monde et l’homme soient les résultats du hasard. «Le
hasard? Il faut trouver autre chose», disait l’agnostique Jean Rostand. Les
conditions qui ont dû être réunies pour la naissance de la vie sont tellement
complexes et précises que l’on ne voit pas comment ce rassemblement
aurait pu être le résultat du hasard. Et comment se fait-il que ces conditions
continuent à être assemblées? Comment se fait-il aussi que la nature
accepte de se couler dans les modèles opératoires et mathématiques créés
par l’homme? La science invite à chercher une réponse ailleurs. Pour moi,
la croyance en un Dieu à l’origine du monde et de l’homme est un roc.

Avez-vous souvent admiré dans votre vie?

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Même si je suis, à cet égard, en dehors de la mode actuelle, je tiens
très fort à la valeur du sentiment d’admiration. Il aide à vivre, il donne un
idéal. Il y a quelques jours, au Brésil, je suis resté en admiration devant le
spectacle offert par les chutes de l’Iguaçu. Inoubliable! Et je ne me lasse
pas de contempler la chaîne de montagnes devant ma maison de vacances
de la vallée de Chamonix ― et pourtant, je connais les noms des sommets
par coeur. Dans la chrétienté d’autrefois, un nombre important de
philosophes disaient que la nature constitue l’autre livre de Dieu à côté de
la révélation.

Quelles personnes avez-vous admirées?

J’avais comme professeur de latin-grec-français en khâgne un


homme admirable, Jacques Monod. Il était pasteur protestant et père de
cinq enfants, il s’engagea plus tard dans la Résistance. Il avait alors rédigé,
m’a dit plus tard l’un de ses amis, un testament dans lequel il demandait par
avance pardon s’il avait à tuer un Allemand. Et c’est lui qui a été tué. Une
autre de mes grandes admirations va à un camarade de cette même khâgne
de Marseille, devenu dominicain et qui vit en Haïti depuis plus de trente
ans. Malgré un triple pontage coronarien, il a tenu à y retourner. Le
souvenir de ces deux hommes, l’un catholique, l’autre protestant, m’a
accompagné toute ma vie.

Avez-vous eu des modèles dans votre vie?

J’ai eu des maîtres en histoire qui ont eu une influence décisive sur
moi. Ce n’est pas la même chose qu’un modèle. Un modèle, c’est l’homme
total, autant dans sa vie privée que publique. Mes maîtres furent les
fondateurs de l’Ecole des Annales. Une lecture pour moi a été décisive,
celle de La société féodale, de Marc Bloch, qui m’a ouvert énormément
d’horizons. Bloch y dresse une histoire du quotidien, des mentalités
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collectives. J’ai, par ailleurs, une énorme admiration pour la conception de
l’Histoire qui était celle de Fernand Braudel. Il considérait que les livres
d’histoire doivent se déployer dans la longue durée. Il utilisait une
documentation considérable, des sources très diverses, et il pratiquait ainsi
la convergence des éclairages. Braudel, comme Lucien Febvre, un historien
spécialiste du XVIe siècle, et comme Bloch, avait une très belle écriture
historique, simple, lumineuse, attrayante, cherchant le mot juste, illustrant
le propos par des anecdotes. J’ai essayé de l’imiter.

Comment, vous, croyant, vous accommodez-vous des angoisses


de l’existence?

La peur a accompagné toute ma vie, depuis ma prime enfance. J’ai


commencé mon livre La peur en Occident par cette confidence: «La
démarche de cet ouvrage reprendra sous forme de transposition mon
chemin personnel, mes frayeurs premières, mes difficiles efforts pour
m’habituer à la peur, mes méditations d’adolescent sur les fins dernières et
en final mes patientes recherches de la sérénité et de la joie par
l’acceptation.» J’ai toujours eu peur de la mort. Je ne redoute pas tellement
la mort en elle-même que l’après-mort. Notre dignité, notre responsabilité
d’hommes font que nous aurons forcément des comptes à rendre. Or je me
suis avancé sur des terrains délicats! Je mesure mes responsabilités. De
toute façon, je ne me vois pas arriver au banquet éternel sans avoir pris une
douche, enfilé une chemise propre et un complet neuf.

Quelles sont vos raisons de continuer à espérer?

La réflexion philosophique et la production médiatique nous


accablent d’images et de discours sur le malheur et la méchanceté humaine.
Mais cette fixation sur le mal ne correspond pas exactement à notre vie
quotidienne. Changeons de lunettes! Le bien existe. Le quotidien est fait de

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dévouements obscurs. Pourquoi en parle-t-on si peu au journal télévisé?
«On entend l’arbre qu’on abat, mais on n’entend pas la forêt qui pousse»,
dit un proverbe africain. Peut-on inverser la proposition?

Rêvez-vous encore au paradis, auquel vous avez consacré une


longue étude?

Je ne fais pratiquement jamais de rêves heureux, mais plutôt des


cauchemars. Pour moi, le paradis n’est pas un rêve. C’est une espérance.

Henri IV voulait vraiment la paix du


royaume

Les explications de l’historien Jean Delumeau3

Cette semaine s’ouvre la commémoration de la signature de l’édit


de Nantes (avril 1598). Le roi Henri IV reconnaissait aux protestants la
liberté de conscience et leur permettait de pratiquer le culte dans certains
endroits. L’historien des religions Jean Delumeau retrace pour Dimanche
Ouest-France la situation de la France à l’époque: épuisé par les guerres de
religion, le royaume aspirait à la paix.

Quelle était la situation de la France au moment de la signature


de l’édit de Nantes, en 1598?

Depuis 36 ans, catholiques et réformés se combattaient. Il y avait eu


huit guerres de religion et des massacres comme celui de la Saint-
Barthélemy, en août 1572, où, dans toute la France, près de 10 000

3 La première partie de cet entretien a été publiée dans Dimanche Ouest-France du


15 février 1998.

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protestants furent tués. Dans la dernière décennie du XVIe siècle, la France
était menacée de partition: des provinces du Midi, dirigées par les
protestants, avaient reconstitué une organisation politique et militaire
autonome à l’intérieur du royaume. Plusieurs provinces du Nord étaient,
elles, sous le contrôle d’une ligue ultracatholique qui refusait d’obéir à un
roi protestant. Or, Henri IV était réformé et il était devenu roi en 1589 à la
suite de l’assassinat d’Henri III.

Pourquoi cet édit a-t-il été signé dans la ville de Nantes?

La Bretagne était, depuis 1589, la province française la plus


marquée par les troubles religieux. Le duc de Mercœur, gouverneur de la
province, voulait reconstituer le duché de Bretagne à son profit. Il s’était
appuyé sur la Ligue catholique. De nombreuses villes bretonnes l’avaient
rallié. Il avait aussi appelé l’Espagne à la rescousse et, en 1590, 7000
soldats espagnols avaient débarqué à Saint-Nazaire. Le roi de France, Henri
IV, obtint alors le secours de la reine Élisabeth si bien que 2400 soldats
anglais débarquèrent à leur tour à Paimpol, en 1591, et prirent Guingamp.
La Bretagne devenait le champ clos d’une guerre internationale. En 1594,
l’armée royale reprit Morlaix, puis Quimper. Elle s’empara du fort de
Roscanvel, dans la presqu’île de Crozon, où la garnison espagnole fut
massacrée. En février 1598, Mercœur perd Dinan et envisage de se
soumettre au roi de France. Comme il avait pris Nantes pour capitale, Henri
IV s’y rend pour établir une pacification générale. En chemin, à Saumur et
à Angers, il négociait avec les protestants.

Pourquoi les négociations étaient-elles si difficiles?

Plusieurs édits de pacification avaient été signés au cours de ces 36


années de troubles, mais aucun n’avait été appliqué. Il était donc très
difficile de trouver un nouveau compromis réellement applicable. D’autre
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part, les protestants étaient relativement peu nombreux (un million et demi)
par rapport aux catholiques (15 millions), et ils étaient inquiets car Henri
IV avait abjuré la religion protestante en 1593, pour devenir roi de France.
Ils se demandaient si le roi ne les abandonnerait pas complètement pour
satisfaire les catholiques.

Après tant de difficultés surmontées, l’édit de Nantes a-t-il été


signé dans une atmosphère de fête?

Non. L’édit de Nantes a été signé dans la plus grande discrétion.


Aucune gravure ne témoigne de cet événement. On sait qu’Henri IV est
entré à Nantes le 13 avril et on suppose qu’il a signé la proclamation
solennelle de l’édit le 30 avril, vraisemblablement au château de Nantes.
Cet édit était un compromis réalisé dans un climat de tension extrême. Les
protestants n’étaient pas ravis de ce qu’on leur donnait, les catholiques non
plus. Mais après 60 ans de troubles religieux, le plus grand nombre aspirait
à la paix. Cette grande lassitude permit à Henri IV d’imposer l’édit de
Nantes aux Parlements. Contrairement aux autres édits antérieurs de
pacification, il sera appliqué, et même pendant 87 ans, jusqu’à sa
révocation le 18 octobre 1685. C’était une grande nouveauté.

A-t-il permis de pacifier la France?

Oui, dans une large mesure. Il s’efforça de faire taire les fanatismes
qui avaient causé tant de morts (huit guerres en trente-six ans auxquelles
s’ajoutaient de nombreux massacres). L’édit de Nantes invitait les Français
à s’accepter dans leurs différences. Même en privé, il était défendu aux
sujets d’évoquer les troubles des dix dernières années et de se reprocher les
uns aux autres ce qui s’était passé. Ils devaient, au contraire, «se contenir et
vivre paisiblement comme frères, amis et concitoyens…» L’édit de Nantes
reconnaissait aussi les protestants comme des sujets de plein droit pouvant

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accéder à toutes les professions, écoles, universités et, là où le culte était
permis, créer leurs propres écoles, avoir des temples et des cimetières.

Pourtant, en 1685, 87 ans après avoir été signé, l’édit de


Nantes sera révoqué…

Cet édit ne mettait pas sur le même pied catholiques et protestants.


Le culte protestant n’était pas autorisé partout alors que le culte catholique
était rétabli même dans les régions où les protestants étaient majoritaires,
comme le Béarn. Voilà le déséquilibre. C’est pourquoi certains protestants
ont pensé qu’il s’agissait d’un marché de dupes. Louis XIV appliqua l’édit
de Nantes de manière à étouffer le protestantisme. Mais telle n’était pas la
volonté d’Henri IV. Il est le premier souverain à avoir pensé qu’il pouvait y
avoir deux façons d’être chrétiens. Né protestant, il s’était rendu compte
qu’il ne pouvait mettre fin à la guerre civile qu’en devenant catholique.
Mais il n’obligea pas ses sujets protestants à le suivre dans sa conversion. Il
garda certainement l’espoir d’une réunion des chrétiens et je crois qu’il la
croyait possible, à condition que chaque religion y mette du sien.

L’édit de Nantes n’aura-t-il été qu’une parenthèse dans


l’Histoire de la France?

Non, car il a préparé la «Déclaration des droits de l’homme». En


reconnaissant aux protestants la liberté de conscience, le droit de pratiquer
leur culte et en interdisant les conversions forcées, l’édit de Nantes
achemine les esprits vers la Déclaration de 1789 où il est écrit que «nul ne
peut être inquiété pour ses opinions religieuses».

A-t-il ouvert le chemin de la laïcité?

Oui, car c’était la première fois que le pouvoir politique se situait en


arbitre au-dessus des différentes confessions religieuses. Ce fut une

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avancée significative qui, de loin, prépara la laïcité d’aujourd’hui, c’est-à-
dire le respect des croyances d’autrui, à condition que celui-ci ne cherche
pas à les imposer par la force ou par la ruse. La laïcité permet à l’État de se
situer en arbitre au-dessus des croyants et des non-croyants pour veiller à la
paix publique. Henri IV ramenait la paix en imposant une législation
nouvelle aux catholiques et aux protestants qui prirent ainsi l’habitude de
vivre ensemble. En ce sens cet édit est d’actualité. Car, chez nous et
ailleurs, les problèmes de cohabitation entre personnes de différentes
religions ne sont pas encore définitivement réglés, notamment avec l’Islam,
seconde religion en France. Notre pays n’est pas à l’abri des poussées
intégristes ni des refus de l’autre. Il nous est donc utile de nous reporter à
l’édit de Nantes pour y trouver, sinon les solutions adaptées à notre temps,
du moins l’esprit dans lequel il faut les chercher.

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