Jean Delumeau Entretiens PDF
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ENTRETIENS
Né en 1923, normalien, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Jean
Delumeau a enseigné l’histoire à l’université de Rennes, à l’Ecole pratique
des hautes études, à la Sorbonne et au Collège de France, où il obtint en
1975 la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident
moderne. Spécialiste du christianisme, catholique engagé, il décrypte
depuis des décennies le phénomène religieux à travers des ouvrages
marquants, parmi lesquels Le christianisme va-t-il mourir? (Hachette), Le
fait religieux (ouvrage collectif, Fayard), Guetter l’aurore (Grasset),
réédités ces jours-ci en format de poche. Membre de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres, il est l’auteur d’Une histoire du paradis en
trois volumes (Fayard), de La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle
(Fayard), du Péché et la peur, la culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe
siècle (Fayard), études qui toutes ont fait date.
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Les protestants français, sous le régime de l’édit de Nantes
établi par Henri IV en 1598, se donnèrent, à l’image de ce qui
existait déjà en Suisse et en Ecosse, une organisation où
l’autorité vient du bas et non du haut. Vous considérez cela
comme une composante de ce que l’on appelle l’exception
française. Qu’entendez-vous par là?
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La Réforme est venue en France par Strasbourg, puis par
Genève. Calvin voulait faire de cette dernière “l’arche de Noé
sur les eaux du déluge”, une sorte de ville-église, modèle par la
piété, la discipline et l’honnêteté de ses moeurs. Les “réformés”
de France lui apportèrent bientôt leur concours. La révocation
de l’édit de Nantes par Louis XIV – largement désapprouvée à
l’étranger – marque-t-elle un retour au catholicisme d’Etat?
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droit. Ces derniers n’ont retrouvé leurs droits civiques qu’en 1829. Ce pays
avait donc encore du chemin à parcourir pour admettre, lui aussi, une
situation comparable à celle de l’édit de Nantes.
Il ne faut pas lire l’édit de Nantes avec des lunettes trop actuelles.
Ce texte contenait, en germe, des virtualités qui se sont précisées par la
suite dans les trois secteurs que vous venez d’indiquer.
Droits de l’homme: l’édit de Nantes garantissait la liberté de
conscience aux protestants et des libertés de culte limitées. Et aussi
l’accession à tous les emplois. Pour ce qui est de la liberté de conscience, il
est dit, dans la Déclaration des droits de l’homme, en 1789, que personne
ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses. C’est en quelque
sorte un élargissement de ce que l’édit de Nantes avait octroyé pour les
protestants.
Laïcité, ensuite: compte tenu de cette exception française dont je
parle plus haut, le roi de France ― c’est-à-dire le pouvoir politique ― est
placé par l’édit de Nantes en arbitre entre des groupes religieux qui
s’étaient entre-tués. Le monarque les oblige, en quelque sorte, à un code de
bonne conduite. Il y a là une amorce de ce que sera plus tard la laïcité telle
que nous la comprenons aujourd’hui en France. Non pas une machine de
guerre antireligieuse, mais un Etat laïque qui se tient au-dessus des divers
groupes politiques, idéologiques et religieux, et qui leur propose des règles
pour que la vie civique se déroule normalement. L’Etat en dehors des
conflits religieux pour les arbitrer, c’est l’origine de la laïcité.
Quant à l’écuménisme, je crois qu’il faut d’abord se débarrasser de
l’idée qu’Henri IV était totalement détaché des questions religieuses et
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qu’il est passé d’une confession à l’autre pour des motifs d’opportunité
politique. Le “Paris vaut bien une messe” relève de la légende. Henri IV
s’est toujours bel et bien considéré, selon la formule de l’époque, comme le
roi très chrétien de France et de Navarre. Il souhaitait la paix religieuse
dans son pays dans l’espoir d’une réconciliation qui amènerait les gens à
trouver un terrain d’entente et ainsi à refaire l’unité chrétienne. C’est en ce
sens qu’il a fait avancer l’écuménisme.
Quant à la tolérance, il y a ambiguïté sur ce mot qui, aux XVIe et au
XVIIe siècle, n’avait qu’un sens négatif. On tolère ce qu’on ne peut pas
empêcher. Le mot “tolérance” ne figure pas dans le texte parce que l’édit de
Nantes allait beaucoup plus loin que la tolérance telle qu’on la comprenait
à l’époque.
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cet octogénaire affable, auteur de dizaines d’ouvrages, qui, depuis plusieurs
décennies, décortique nos croyances, nos terreurs, nos péchés et nos quêtes
de paradis, en passant par les ténèbres de l’enfer... Il se plie de bonne grâce
aux desiderata du photographe. «Comment me voulez-vous? Assis, debout?
Les deux mains dans les poches? Ah bon, j’ai rarement les deux mains dans
les poches...» Il revient d’un voyage au Brésil, où il a effectué une tournée
de conférences et pris quelques jours de vacances en compagnie de sa
petite-fille. «Nous avons descendu les chutes de l’Iguaçu en vedette rapide,
puis navigué en canot entre les tortues et les crocodiles...», s’émerveille-t-
il. Alors que sortent en format de poche Le fait religieux, ouvrage collectif
qu’il a dirigé aux éditions Fayard, et Un christianisme pour demain, reprise
du Christianisme va-t-il mourir? (Hachette) et de Guetter l’aurore
(Grasset), le professeur Jean Delumeau a accordé un entretien au Point. Où
il est question de foi et de science, du pape Jean-Paul II ― «de Gaulle de
l’Eglise» ― et de la réforme nécessaire du catholicisme, mais aussi de
cantates japonaises, de Christophe Colomb, de jeunesse, du sentiment
d’admiration et, bien sûr... des chutes de l’Iguaçu.
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trait à l’humanité de sortir de l’ornière. On n’y croit plus.
Où le trouver alors?
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Dieu se fait dans un climat de flou spirituel où la dérive vers la superstition,
voire le magisme, est facile.
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allez dans les églises du Brésil, comme j’ai pu le faire au mois de juin, vous
verrez des rassemblements impressionnants!
D’autre part, je vais de temps en temps au Japon, où vit l’un de mes
fils. Je suis toujours frappé par la place qu’accorde la télévision aux images
provenant de l’Eglise catholique ― alors que les chrétiens constituent
seulement 1% de la population. Il y a dans la liturgie catholique quelque
chose qui fascine les Japonais. Je possède un CD de chants diffusés dans la
ville de Kobe au mois de décembre de chaque année, pour commémorer le
tremblement de terre de 1995. Ceux-ci ont été composés par des Japonais,
et on y entend... des paroles latines, des mélodies grégoriennes. Des
Japonais scandent ainsi «Lux perpetua luceat eis» ― «Que la lumière
éternelle brille sur eux» ― comme des moines cisterciens.
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religieuse?
Je ne suis pas un converti, j’ai reçu la foi en héritage, j’ai été élevé
dans des écoles religieuses, jusqu’à la terminale exclue. Mais en khâgne, à
Marseille, en 1940-1942, j’ai été amené à porter un regard critique sur la
religion dans laquelle j’avais été élevé. Le doute me suit comme mon
ombre. J’ai souvent dû revoir ce à quoi je croyais.
Immergé parmi des non-croyants pendant mes années d’étudiant ―
ce qui ne m’était jamais arrivé auparavant ―, je me suis posé la question
de la déchristianisation. Et cette question m’a accompagné toute ma vie.
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Même si je suis, à cet égard, en dehors de la mode actuelle, je tiens
très fort à la valeur du sentiment d’admiration. Il aide à vivre, il donne un
idéal. Il y a quelques jours, au Brésil, je suis resté en admiration devant le
spectacle offert par les chutes de l’Iguaçu. Inoubliable! Et je ne me lasse
pas de contempler la chaîne de montagnes devant ma maison de vacances
de la vallée de Chamonix ― et pourtant, je connais les noms des sommets
par coeur. Dans la chrétienté d’autrefois, un nombre important de
philosophes disaient que la nature constitue l’autre livre de Dieu à côté de
la révélation.
J’ai eu des maîtres en histoire qui ont eu une influence décisive sur
moi. Ce n’est pas la même chose qu’un modèle. Un modèle, c’est l’homme
total, autant dans sa vie privée que publique. Mes maîtres furent les
fondateurs de l’Ecole des Annales. Une lecture pour moi a été décisive,
celle de La société féodale, de Marc Bloch, qui m’a ouvert énormément
d’horizons. Bloch y dresse une histoire du quotidien, des mentalités
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collectives. J’ai, par ailleurs, une énorme admiration pour la conception de
l’Histoire qui était celle de Fernand Braudel. Il considérait que les livres
d’histoire doivent se déployer dans la longue durée. Il utilisait une
documentation considérable, des sources très diverses, et il pratiquait ainsi
la convergence des éclairages. Braudel, comme Lucien Febvre, un historien
spécialiste du XVIe siècle, et comme Bloch, avait une très belle écriture
historique, simple, lumineuse, attrayante, cherchant le mot juste, illustrant
le propos par des anecdotes. J’ai essayé de l’imiter.
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dévouements obscurs. Pourquoi en parle-t-on si peu au journal télévisé?
«On entend l’arbre qu’on abat, mais on n’entend pas la forêt qui pousse»,
dit un proverbe africain. Peut-on inverser la proposition?
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protestants furent tués. Dans la dernière décennie du XVIe siècle, la France
était menacée de partition: des provinces du Midi, dirigées par les
protestants, avaient reconstitué une organisation politique et militaire
autonome à l’intérieur du royaume. Plusieurs provinces du Nord étaient,
elles, sous le contrôle d’une ligue ultracatholique qui refusait d’obéir à un
roi protestant. Or, Henri IV était réformé et il était devenu roi en 1589 à la
suite de l’assassinat d’Henri III.
Oui, dans une large mesure. Il s’efforça de faire taire les fanatismes
qui avaient causé tant de morts (huit guerres en trente-six ans auxquelles
s’ajoutaient de nombreux massacres). L’édit de Nantes invitait les Français
à s’accepter dans leurs différences. Même en privé, il était défendu aux
sujets d’évoquer les troubles des dix dernières années et de se reprocher les
uns aux autres ce qui s’était passé. Ils devaient, au contraire, «se contenir et
vivre paisiblement comme frères, amis et concitoyens…» L’édit de Nantes
reconnaissait aussi les protestants comme des sujets de plein droit pouvant
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accéder à toutes les professions, écoles, universités et, là où le culte était
permis, créer leurs propres écoles, avoir des temples et des cimetières.
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avancée significative qui, de loin, prépara la laïcité d’aujourd’hui, c’est-à-
dire le respect des croyances d’autrui, à condition que celui-ci ne cherche
pas à les imposer par la force ou par la ruse. La laïcité permet à l’État de se
situer en arbitre au-dessus des croyants et des non-croyants pour veiller à la
paix publique. Henri IV ramenait la paix en imposant une législation
nouvelle aux catholiques et aux protestants qui prirent ainsi l’habitude de
vivre ensemble. En ce sens cet édit est d’actualité. Car, chez nous et
ailleurs, les problèmes de cohabitation entre personnes de différentes
religions ne sont pas encore définitivement réglés, notamment avec l’Islam,
seconde religion en France. Notre pays n’est pas à l’abri des poussées
intégristes ni des refus de l’autre. Il nous est donc utile de nous reporter à
l’édit de Nantes pour y trouver, sinon les solutions adaptées à notre temps,
du moins l’esprit dans lequel il faut les chercher.
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