Les Cervantiades, Juan Goytisolo

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Les Cervantiades, Juan Goytisolo

L'invention de Cervantes
Pierre Ménard, auteur du  Quichotte
Bouvard et Pécuchet sur les pas de Cervantes
Requiem allemand
« Si Cervantes est l’écrivain dont je me sens le plus proche, cela tient à sa qualité de précurseur de toutes les aventures
: si sa familiarité avec la vie musulmane donne à son œuvre une indéniable dimension mudéjar, l’invention
romanesque, à travers laquelle il assume la totalité de ses expériences et de ses rêves, fait de lui le meilleur exemple de
l’attitude illustrée par le dicton : humani nihil a me alienum puto. Trois siècles et demi plus tard, les romanciers font
encore du “cervantisme” sans le savoir : en composant nos œuvres, nous écrivons à partir de Cervantes et pour
Cervantes ; en écrivant sur Cervantes, nous écrivons sur nous-mêmes, que sa ferveur islamique nous soit étrangère ou
familière. Cervantes reste le point vers lequel toujours convergeront nos regards. »
Juan Goytisolo, extrait de « Vicissitudes du mudéjarisme », in Chroniques sarrasines, Paris, Fayard, 1985.

L'invention de Cervantes
Une des caractéristiques de l’histoire officielle espagnole est l’adoption d’une perspective exclusivement européenne,
qui considère que l’Espagne fut de tous temps un pays de culture occidentale comme la France, l’Italie ou l’Angleterre
en ignorant l’empreinte durable laissée par huit siècles de coexistence entre chrétiens, Juifs et musulmans. Cette vision
de notre histoire – d’une Espagne étroitement liée à la tradition occidentale – ne correspond pas, tant s’en faut, à la
réalité. Les Ibères, les Celtes, les Romains et les Wisigoths n’ont jamais été espagnols, alors que les musulmans et les
Juifs le furent bel et bien à partir du Xe siècle lorsque, en étroite relation avec les chrétiens du Nord et les Mozarabes
de al-Andalûs, ils façonnèrent la civilisation espagnole, si spécifique, fruit d’un triple apport : islamique, chrétien et
judaïque. La splendeur de la culture arabo-andalouse et le rôle important joué par les Juifs dans son introduction dans
les royaumes chrétiens de la Péninsule ont marqué d’une trace profonde la formation de la future identité des
Espagnols, en la différenciant de celle d’autres peuples de l’Europe occidentale.
L’histoire de la littérature, telle qu’on l’enseigne dans les lycées et dans les facultés de la Péninsule, passe sous silence
encore aujourd’hui tout ce que nos sentencieux mythologues en ont fait disparaître, faisant fi des points de vue
contemporains en vigueur dans les autres pays de l’Union européenne, à l’exception toutefois de la Grèce. Loin de
tenter d’assimiler la richesse et la complexité de la société médiévale bigarrée, notre enseignement a réussi à ériger en
dogme l’idée d’une continuité qui résiste à « l’épreuve des millénaires » et rejette le flux « contaminateur » des
éléments et des facteurs considérés comme « allogènes ». Latinistes, arabisants et hébraïsants continuent de se
retrancher derrière leur savoir et le domaine réduit de leur spécialité, sans prendre le risque de s’aventurer dans
l’analyse des croisements et des échanges qui ont donné naissance à l’art et à la littérature mudéjares1 et forment la
substance historique de notre culture.
3Les monuments les plus représentatifs de la Péninsule prouvent d’une façon on ne peut plus frappante la singularité
artistique de l’Espagne : non seulement les mosquées et les palais ont survécu à la fureur destructrice de l’Église, mais
ce magnifique art mudéjar aussi, inexistant dans le reste de l’Europe, qui a essaimé après la découverte et la conquête
du Nouveau Monde dans presque toute l’Amérique espagnole. Imaginer que cet heureux métissage de formes ait pu se
limiter au domaine architectural sans imprégner les autres aspects de la vie, les croyances et le langage serait
absolument absurde. Et cependant, la fâcheuse manie de la spécialisation fait de notre littérature du Moyen Âge et de
la Renaissance la chasse gardée des romanistes qui rejettent – à dessein ou par ignorance – le rôle brillant joué par la
culture juive ou celle des conversos et méconnaissent les sources arabes.
Il y a exactement cinquante ans, la publication du chef-d’œuvre d’Américo Castro, Judios, Moros y Cristianos2,
ébranla les bases fragiles de notre histoire construite sur des mythes. La nouveauté, la profondeur et la richesse de ses
énoncés concernant l’historiographie espagnole suscitèrent les critiques virulentes de certains de ses collègues, parce
qu’elles sapaient les fondements de leur savoir, rendu obsolète. Mais ce qui n’était, au dire de ses adversaires,
qu’affirmations sans consistance, s’est vérifié par une documentation digne de foi. Je ne m’arrêterai pas sur la portée
et la richesse des idées d’Américo Castro ; je retiendrai avant tout sa vision pénétrante de l’originalité de Cervantes et
de ses possibles origines.
Le destin de l’invention romanesque de Cervantes3 est sans aucun doute exemplaire. La subtile transformation, dans
la deuxième partie du livre, de la folie de l’hidalgo de la Manche à qui ses lectures avaient fait perdre l’esprit en folie
d’un créateur halluciné par le pouvoir sans limites de la littérature a changé le panorama de la littérature européenne
moderne. L’empreinte féconde de Cervantes marque les œuvres de Fielding, Sterne, Diderot, Gogol, Dickens,
Flaubert. Son influence particulièrement visible en Angleterre permet à Julián Ríos4 de plaisanter sur don Quichotte
« de la Manche », en évoquant non pas l’aride plateau castillan où se déroule le roman, mais la mer que notre hidalgo
aurait franchie pour aller faire souche sur d’autres terres. Milan Kundera, avec une grande finesse, a suivi la trace de
cette filiation cervantine qui a le mérite – et la chance – d’échapper au code réducteur du roman réaliste du XIXe siècle
tel que l’expose E. M. Forster dans Les Aspects du roman. Pour une série de raisons, cette nouveauté créatrice
n’a guère porté de fruits chez nous ; il faut attendre le XXe siècle pour que lève la graine semée par Cervantes et, fait
véritablement significatif, c’est sur le sol d’Amérique que le phénomène se produit. Comme celui d’Ibn Khaldûn,
l’enseignement de Cervantes était resté lettre morte en Espagne car il était donné dans une société improductive et
stérile, aussi fertile qu’une dalle funéraire. Les raisons qui ont empêché la diffusion de la pensée littéraire de
Cervantes sont les mêmes, ou peu s’en faut, que celles qui étouffèrent dans l’œuf l’application des découvertes
sociologiques et historiques d’Ibn Khaldûn : l’un et l’autre connurent l’angoissante solitude du créateur emprisonné
dans un milieu fermé, privé d’échanges, dénué de projets, un milieu puriste, revendiquant l’autosuffisance, et replié
sur lui-même.
La sclérose d’une culture desséchée et stérile constitue l’arrière-plan implicite de l’œuvre de Cervantes : son drame
personnel de nouveau chrétien5 dans une société intolérante et la connaissance de l’autre que lui apporta sa captivité
à Alger lui font pressentir la dynamique d’un espace culturel ouvert et varié, d’un fleuve alimenté par une infinité de
cours d’eau. Quand il décrit le monde hispanique dans lequel il eut l’infortune de vivre, le modèle révolu auquel il le
compare se dessine en filigrane : une Espagne tolérante et plurielle, unie sans être uniformisée, dont la plasticité, le va-
et-vient entre rêve et réalité nourrissent la folie métaphorique de son héros. L’artifice du manuscrit trouvé auquel
Cervantes a recours et le fait qu’il attribue sa paternité à l’historien arabe Cide Hamete Benengeli, la présence à la fois
répulsive et fascinante de l’Islam dans ses romans et son théâtre, sa perception ambivalente de la tragédie des
Morisques sont autant de témoignages et d’expressions d’un horizon culturel auquel l’Espagne avait tourné le dos,
mais qui restait pour lui une référence bien qu’il eût perdu tout espoir concernant l’avenir ou un possible retour
en arrière.
La lecture nationaliste ou « vieux-chrétienne6 » de Cervantes par les écrivains de la génération de 1898 retarda encore
d’un demi-siècle l’apparition des Pierre Ménard et leur approche féconde.
La pénétration en Espagne des idées romantiques sur « l’âme des peuples » et du discours sur la formation de l’esprit
national transformèrent le héros de Cervantes en un symbole ou prototype du caractère espagnol, avec ses vertus et ses
défauts. Le Quichotte fut décontextualisé, soustrait de son cadre littéraire et historique, dépouillé de son comique et de
son ironie, érigé en modèle d’une essence purement espagnole ou, pour être plus précis, castillane. Pour Miguel
de Unamuno7, Alonso Quijano le Bon, autrement dit don Quichotte, est le véritable Espagnol, « l’homme qui dort
à l’intérieur de chacun de nous », et le livre de Cervantes « la Bible nationale de la religion patriotique espagnole ».
Pour Ramiro de Maeztu8, le Quichotte incarnait le déclin de l’Espagne et la perte de ses illusions. D’après Ortega
y Gasset9, « don Quichotte est un héros peu intelligent ; il n’a que des idées simples, placides, rhétoriques, qui ne sont
presque pas des idées. » La question nationale catalane étant à l’époque au centre du débat politique, d’autres
nationalismes virent le jour : Amirall identifia don Quichotte à la Castille et lui reprocha son idéalisme buté, ses
échecs, ses efforts qui n’aboutissaient jamais. Qu’on me pardonne l’anachronisme : Flaubert aurait pu consacrer un
savoureux chapitre de Bouvard et Pécuchet à toutes ces idées abstruses situées presque toujours fort loin de la réalité.
Car cette lecture du Quichotte par les cervantistes professionnels et par les intellectuels souffrant du « mal
de l’Espagne » ne tenait pas compte de la spécificité du livre : elle n’était que prétexte à développer des théories sur
notre retard historique et à proposer des remèdes multiples et contradictoires.
9La tendance générale de l’époque à juger la littérature en fonction d’éléments et de critères qui lui étaient étrangers
mena à une situation qui n’était paradoxale qu’en apparence : personne ou presque ne lisait le Quichotte en Espagne
de la façon dont on le lisait dans la plupart des pays d’Europe ; aucun critique ne se posait de questions sur l’invention
du roman par Cervantes et ses possibles origines. L’Espagne étant un pays purement occidental et chrétien, on parlait
d’influences italiennes ou de la tradition latine. Cela n’était qu’une demi-vérité : un créateur de l’envergure de
Cervantes ne suit pas un modèle unique ; il met à sac le patrimoine culturel de son époque et son inspiration se nourrit
autant des avatars de la vie et de ses expériences que de la totalité des livres et des traditions dont la connaissance
l’a enrichi. Ainsi, on préférait ignorer tous les faits troublants de la biographie de l’auteur, sa condition de nouveau
chrétien dans une société où la pureté de sang – dont se vantait Sancho Panza – était la valeur suprême, ainsi que le
choc vital et littéraire de sa captivité à Alger. Car si le Quichotte et en général l’œuvre de Cervantes sont pleins
d’allusions ironiques au système des castes – les « nobles lignées du Toboso » auxquelles appartiendrait Dulcinée ne
seraient en effet qu’une blague : ce bourg, au temps de Cervantes, avait une population exclusivement morisque ! –,
toute une série de nouveautés du roman révèlent l’influence de la littérature orientale, connue en Castille avant même
les traductions d’Alphonse le Sage, c’est-à-dire avant le XIIIe siècle, et à laquelle Cervantes a pu avoir un accès direct
par la voie orale des contes et des histoires écoutées pendant son séjour en Berbérie : le récit du récit du récit
des Mille et Une Nuits, l’intégration du narrateur dans la trame de ce qu’il raconte. Tout cela pouvait étonner en
Europe, mais non dans une Espagne où pendant quatre siècles l’art comme la littérature ont été mudéjars.
L’étude des œuvres littéraires arabes, transmises le plus souvent par tradition orale aux auteurs qui s’exprimaient dans
notre langue à partir du XIe siècle, fait ressortir les éléments et les caractéristiques qui contiennent en germe l’aventure
littéraire du Quichotte. La confrontation du texte de la Chanson de Roland à celui du Cantar de Mio Cid10 met en
évidence les ingrédients orientaux contenus dans ce dernier, comme l’introduction, entre autres, du barde dans la
trame du récit ainsi que le double statut historique et littéraire du héros. Un couplet laudatif des hauts faits du Cid dit
précisément : « Je vous en saurais un gré extrême, Campéador célébré. » Dans cette phrase se fondent effectivement,
comme l’a constaté Américo Castro, la personne-personnage à laquelle on s’adresse et le personnage devenu célèbre
grâce aux contes et aux récits des troubadours : « On est ici en présence de la cellule qui deviendra des siècles plus
tard le Quichotte de la seconde partie c’est-à-dire, en plus du Quichotte personne-personnage, celui qui est “raconté”
dans la première partie. Cette situation est tellement proche de notre sensibilité actuelle qu’elle ne nous étonne pas
outre mesure alors que nous devrions être stupéfaits de la trouver dans un texte écrit en 1140 à un moment où
n’existait dans la littérature européenne rien qui puisse lui ressembler de près ou de loin11. »
Dans l’une des plus extraordinaires créations littéraires en notre langue, je veux parler de l’inclassable Livre
du bon amour de Juan Ruiz12, archiprêtre de Hita – un Mozarabe marqué par la tradition érotique de al-Andalûs –, le
livre, ou « livret », comme l’appelait avec humour son auteur, pouvait s’exprimer d’une façon inattendue à la première
personne : « Moi livre […] ». « Ce que l’Archiprêtre créait, écrit Américo Castro, exactement de la même manière
qu’un auteur crée un personnage, c’était le livre lui-même : Juan Ruiz lui donne un nom, il discute de son contenu,
éprouve un sentiment de fierté de l’avoir mis en vers avec tant d’élégance, craint qu’on ne l’interprète mal, suggère
des modalités de lecture. » En un mot, l’Archiprêtre introduit le processus de la construction dans la structure même
du texte du Livre, et nous donne à voir qu’il l’a composé selon un procédé qu’on pourrait qualifier, comme nous le
verrons plus loin, de vélasquien. Dans Portrait de la Gaillarde andalouse13, ce chef-d’œuvre de drôlerie et de
modernité du Juif espagnol Francisco Delicado, publié en Italie en 1528 et ignoré chez nous pendant plus de quatre
siècles, l’auteur nous est montré également en train d’écrire le roman, de parler avec ses personnages et de se laisser
courtiser par la protagoniste, une prostituée juive de l’Andalousie qui vit et fait fortune, comme beaucoup d’autres
Espagnols expulsés de la Péninsule, dans la Rome joyeuse des Borgia. Tous ces traits littéraires particuliers d’origine
orientale ont conduit Américo Castro à formuler une hypothèse qui, même si elle paraissait risquée il y a quelque
cinquante ans, se trouve confirmée aujourd’hui grâce à une meilleure et plus vaste connaissance de la question. « Une
fois la clef poétique et les enchevêtrements historiques du Livre du bon amour découverts, il devient aisé de rendre
perceptible la ressemblance entre les procédés artistiques de Juan Ruiz et ceux de Cervantes, sans que cela veuille dire
pour autant que l’Archiprêtre soit la “source” littéraire de Cervantes14. » Et, passant de l’examen d’une œuvre
à l’autre, l’historien mythoclaste conclut : « Pour rendre compte de la structure radicale [du Quichotte], je ne ferai
aujourd’hui appel à la pensée de la Renaissance qu’avec beaucoup de prudence ; en revanche je mettrai davantage
l’accent sur la continuité du courant hispanique et sur les années passées par Cervantes en terre d’Islam15. »
12Quand, dans son essai intitulé La Vie de don Quichotte et de Sancho Pança, Unamuno, par exemple, arrive au
chapitre VI de la première partie du livre consacré à l’enquête menée par le curé et le barbier dans la bibliothèque de
l’hidalgo, il expédie celle-ci en quelques lignes péremptoires : « Ce n’est ici que critique littéraire à laquelle nous ne
devons pas nous attacher. Il s’agit de livres et non pas de la vie. Laissons-la de côté. » Notre propos n’est pas
d’analyser l’interprétation retorse donnée par l’écrivain basque à une pensée libérale et humaniste qui se situe aux
antipodes de la sienne. Nous nous contenterons seulement d’observer qu’en parlant de « vie » et de « livres »
à l’intérieur de l’espace littéraire, il semble adopter l’optique du « réalisme » vulgaire qu’il exécrait à si juste titre. Dès
qu’elle entre dans les livres, la vie se transforme aussitôt en « littérature » ; c’est donc en tant que telle que nous
devons la juger. À dire vrai, le chapitre VI joue un rôle si fondamental dans le roman que sans lui
le Quichotte n’existerait pas. Ce que Unamuno a laissé de côté est tout simplement la merveilleuse galerie de miroirs
de Cervantes, sa façon de jouer, à la fois destructrice et créatrice, avec les différents codes littéraires de son temps.
Le grand roman de Cervantes est un discours littéraire extrêmement complexe qui s’éclaire et prend tout son sens par
la manière dont il s’articule avec les modèles de l’époque : la relation intertextuelle joue un rôle primordial, de même
que dans les œuvres de la littérature française et anglaise sur lesquelles il a exercé une influence majeure, de Sterne
à Flaubert. À cet égard, le chapitre VI permet à Cervantes d’introduire la discussion littéraire dans le vécu des
personnages et de catapulter la théorie au cœur de l’univers romanesque. Comme tout un pan du roman actuel qui fait
du Cervantes sans le savoir et se caractérise par sa méfiance vis-à-vis des « contenus » et des « formes » traditionnels,
le Quichotte est simultanément critique et création, écriture et réflexion sur l’écriture, texte qui se construit sans cesser
de se mettre en question. Mais la relation du roman de Cervantes avec le corpus littéraire de l’époque ne se réduit pas,
comme Unamuno le laisse entendre, au très important chapitre VI ; au contraire, elle s’exprime sans défaillance du
Prologue jusqu’à la fin de l’œuvre. C’est ce qu’Américo Castro a fort bien vu quand il écrit : « On a beaucoup parlé
des sources littéraires du Quichotte et très peu de la présence et de la fonction des livres dans son processus de
création. Lire ou avoir lu, écrire ou être en train d’écrire sont des activités d’un grand nombre des personnages qui
peuplent le Quichotte, activités sans lesquelles certains d’entre eux n’existeraient pas […]. Nous dirons, par
conséquent, que le Quichotte est fait et tiré de la matière active d’autres livres. La première partie émane
essentiellement de ceux qu’a lus don Quichotte ; la seconde, à son tour, est une émanation de la première car, ne se
contentant pas de raconter de nouveaux événements, elle incorpore dans la vie des personnages la conscience que leur
vie a déjà été relatée dans un livre. Le don Quichotte de la seconde partie se prolonge lui-même et prolonge
l’interprétation littéraire de Cide Hamete16. »
14Le Quichotte ne reflète pas seulement, comme on a l’habitude de le dire, l’antinomie et le jeu dialectique entre la
réalité et la fiction, l’être et l’apparence, à travers le prisme transformateur de la folie de son héros.
Auberges / châteaux, moulins / géants, prostituées / nobles demoiselles, troupeaux / armées, outres de vin / géants, plat
à barbe / heaume, moulins à eau / forteresses – cette opposition, bien entendu, est extrêmement importante, mais elle
ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : Cervantes nous introduit dans une fantastique galerie de miroirs, dans un très
subtil réseau de signes correspondant à des réalités opposées. La spécificité du phénomène littéraire nous est rappelée
à chaque instant à mesure que nous pénétrons dans le labyrinthe verbal du livre.
À l’instar de l’auteur – ou des « auteurs » – de l’œuvre, les personnages du Quichotte se montrent également très
préoccupés par le langage et par la manière de relater les faits, c’est-à-dire par le code de la langue, que viole Sancho
ou le chevrier, et du discours narratif.
Loin de se limiter à l’examen de la bibliothèque de l’hidalgo par le curé et le barbier, la discussion littéraire occupe
des chapitres entiers du roman. Ainsi, dans la première partie, l’aubergiste mentionne une mallette « oubliée » par un
hôte, dans laquelle se trouvent deux romans de chevalerie et l’histoire du grand capitaine Gonzalo Fernández
de Cordoba – procédé couramment employé dans la prose de l’époque pour intercaler de nouvelles histoires –, ce qui
suscite une très intéressante discussion sur le concept de vraisemblance. Le débat reprend plus tard avec une défense
de la vraisemblance artistique par le chanoine et une réponse du curé où il nuance sa position antérieure. À l’occasion
de cette controverse, le chanoine critique la composition des romans de chevalerie en des termes qui mettent en relief
le contraste existant entre ceux-ci et l’architecture savante et harmonieuse de l’objet que nous offre Cervantes. Celui-
ci ne dit pas, comme Pérez Galdós dans le Prologue de Misericordia17, qu’il a tiré l’argument de son roman de la vie
en s’appuyant sur l’observation et l’étude de la nature ; il déclare au contraire l’avoir trouvé dans des cahiers écrits en
langue arabe par un certain Cide Hamete Benengeli, cahiers qu’il a achetés pour quelques réaux et que le dernier
auteur – c’est-à-dire le compilateur – a fait traduire par un Morisque castillanisé pour « cinquante livres de raisins secs
et quelque dix grands boisseaux de blé ». Les différents artisans de l’œuvre apparaissent enveloppés dans la brume, et
l’on peut dire que la construction entière du roman repose sur le dialogue des « auteurs » qui écrivent cette histoire
(tome I, chapitre I) avec un « deuxième auteur » (le compilateur) qui, à son tour, découvre l’œuvre d’un troisième
(Cide Hamete Benengeli, appelé néanmoins « premier auteur ») ; l’œuvre est enfin traduite et adaptée par un
quatrième auteur – le traducteur qui, comme il nous le fait savoir lui-même, ne s’est pas contenté de traduire mais
exerce aussi un rôle de censeur, voire d’exégète. Le lecteur se perd donc dans un labyrinthe de conjectures concernant
l’identité des narrateurs, puisqu’il se trouve devant le texte d’un autre texte d’un autre texte et ainsi de suite, selon la
technique d’emboîtement à l’infini des poupées russes ou des coffrets japonais.
17L’une des particularités les plus remarquables du Quichotte est que ses personnages sont ce qu’ils sont, tout en étant
en plus la projection de certains genres littéraires alors en vogue. La littérature a eu une telle influence sur l’hidalgo de
la Manche qu’il se métamorphose en protagoniste de roman de chevalerie, de telle sorte que la vraisemblance et les
normes d’un code littéraire très concret et très précis s’intègrent à la constitution complexe du héros. Quand don
Quichotte prend le plat de barbier pour un heaume ou l’auberge pour un château, il vit la métaphore de l’intérieur.
Comme nous le verrons, un phénomène semblable se produit chez d’autres personnages du roman.
La contagion irrésistible par la lecture n’est pas seulement le fait des romans de chevalerie et de l’hidalgo de
la Manche. Dans l’œuvre de Cervantes, presque tous les personnages se montrent avides d’histoires et de récits :
l’aubergiste, sa femme et Maritorne parlent avec passion de leurs goûts et de leurs rêveries littéraires ; d’autres nous
informent du contenu de leur bibliothèque, tel le gentilhomme au manteau vert, ou avouent comme le chanoine qu’ils
ont essayé de rédiger un roman de chevalerie et écrit « plus de cent feuillets ». De même, à la fin du livre, vaincu par
le bachelier Samson Carrasco et contraint de renoncer à pratiquer la chevalerie, don Quichotte décide de se faire
berger et de vivre dans les champs, c’est-à-dire de cesser d’être un personnage de roman de chevalerie pour devenir un
personnage de roman pastoral, d’abandonner les habits et les conventions de l’Amadis18 pour ceux de La Diane19.
19Dans l’univers du Quichotte, le pouvoir de la littérature est souverain. Presque tous les personnages respectent les
exigences littéraires du genre qu’ils incarnent, que ce soit par réceptivité naturelle ou par esprit ludique : le curé, le
barbier, Samson Carrasco et Dorothée se déguisent en enchanteur, demoiselle, chevalier errant et princesse enchantée,
et s’expriment comme des personnages de romans de chevalerie ; au château, le duc, la duchesse, la duègne. Affligée,
Altissidore et tout un cortège de serviteurs font de même. Cervantes nous offre ainsi un échantillonnage des codes
littéraires de son époque et nous montre l’arsenal des procédés particuliers à chacun, puis il entreprend
malicieusement de les détruire au nom de la réalité littéraire insolite et éblouissante qu’il crée. Pour ce qui est des
romans de chevalerie, la parodie est incessante : il suffit de se rappeler que l’hidalgo est armé chevalier par
l’aubergiste et deux prostituées. Le genre italianisant n’est pas davantage épargné : quand don Quichotte répond à la
damoiselle Altissidore en s’accompagnant d’un luth, son chant est interrompu par le tintamarre de chats qui traversent
la pièce, des grelots attachés à la queue, et qui couvrent d’égratignures l’infortuné chevalier. Dans un autre passage,
don Quichotte rencontre des bergères dans le paysage conventionnel du roman pastoral quand, inopinément, un
troupeau de taureaux furieux encadrés de bœufs placides qui les dirigent se précipite sur les charmants personnages de
la scène, anéantissant avec une violence burlesque l’atmosphère irréelle de cette feinte Arcadie.
Le jeu intertextuel se manifeste d’une manière particulière dans la seconde partie, où se déroule un dialogue
ininterrompu entre ce que le compilateur final raconte et les textes déjà publiés de la première partie et
le Quichotte apocryphe d’Avellaneda20. L’hidalgo de la Manche et son écuyer sont désormais des personnages de la
chronique de Cide Hamete Benengeli, imprimée et vendue à des milliers d’exemplaires, et les autres protagonistes de
la seconde partie les reconnaissent comme tels. La discussion littéraire, qui portait jusque-là sur des genres aussi
divers que le roman de chevalerie, le roman pastoral, le théâtre de Lope de Vega, etc., s’étend maintenant à la
première partie du roman. Don Quichotte et Sancho se montrent souvent soucieux de l’image qu’ils projettent en tant
que personnages littéraires dans la chronique de Cide Hamete, et certains protagonistes, comme le bachelier Samson
Carrasco et la duchesse, les interrogent sur des événements survenus dans la première partie pour éclaircir des
situations confuses ou mal expliquées, ou leur signaler des contradictions ou des erreurs qu’ils ont commises.
21Mais l’extraordinaire galerie de miroirs de Cervantes acquiert une dimension nouvelle dans la mesure où l’hidalgo
et son écuyer se perçoivent non seulement comme des personnages de la première partie, mais aussi comme des
personnages de l’œuvre d’Avellaneda. Les attaques de ce dernier touchèrent vivement Cervantes. Dans le Prologue de
la seconde partie, il répond avec ironie aux accusations d’Avellaneda, qui lui reproche d’avoir fait des critiques à Lope
de Vega par pure jalousie. Toutefois, il ne se contente pas de polémiquer de l’extérieur : fidèle à son procédé habituel,
il fait entrer le débat dans l’univers du roman en ouvrant un nouveau dialogue ingénieux et audacieux entre ses deux
héros et ceux d’Avellaneda. Le don Quichotte et le Sancho de la seconde partie ont donc nettement conscience de leur
double projection, à la fois comme personnages de Cide Hamete et comme personnages du roman apocryphe, ce qui
permet à Cervantes de tisser un très subtil réseau de relations entre la projection littéraire des deux œuvres et de
souligner ainsi l’infériorité manifeste de son rival.
22Le roman de Cervantes est le récit de différents récits, un discours sur les discours littéraires précédents qui, à aucun
moment, ne dissimule son procédé d’énonciation, mais au contraire l’expose clairement. L’histoire du personnage
rendu fou par les romans de chevalerie se transforme insidieusement en une autre histoire : celle d’un écrivain rendu
fou par le pouvoir sans limites de son imagination. Le Quichotte est sans conteste le tronc central de ce que j’appelle
l’arbre de la littérature.
23L’écrivain digne de ce nom est confronté d’entrée de jeu à l’existence de cet arbre dont il aspire à prolonger et,
surtout, à enrichir la vie ; plus cet arbre sera haut, touffu, épais, ramifié, plus ses possibilités de jeu et d’aventure
seront grandes, plus le champ de manœuvres artistiques à l’intérieur duquel il entreprendra ses explorations et ses
voyages sera vaste. Alors que l’on peut facilement identifier l’écrivain de deuxième ordre à son réductionnisme
mimétique – son adhésion à un modèle ou un canon donné –, l’écrivain qui aspire à laisser une trace, à rajouter un
rameau ou une bifurcation sur l’arbre ne sera soumis à aucune influence particulière, car sa voracité littéraire
l’empêchera de s’arrêter à un auteur concret, à un moule unique : comme Cervantes ou Borges, il aura pour ambition
de mettre à sac la totalité du patrimoine littéraire de son temps.
24Le merveilleux dialogue de l’auteur avec l’arbre se déroulera sans tenir compte des goûts et des critères de
l’époque, il embrassera le passé et le présent, révélera les germes de la modernité dans des siècles injustement dits
obscurs, plongera jusqu’aux racines et découvrira leurs liens avec différentes cultures. Entreprise exaltante et
démentielle, comme le montrent l’exemple de Cervantes et celui de son alter ego Pierre Ménard.
25L’écrivain conscient de ses relations privilégiées avec l’arbre entamera le dialogue avec tous les éléments qui le
forment, des pousses les plus nouvelles et les plus tendres aux racines secondaires d’où jaillissent parfois des surgeons
et des plantes adventices. Quand il atteindra les strates profondes dans lesquelles il croît, et qu’il découvrira ses
jonctions secrètes avec les autres arbres, arbustes et plantes de la majestueuse forêt de l’écriture, il parviendra à la
liberté et à l’ouverture d’esprit de nos anciens et authentiques modernistes : son œuvre sera ainsi critique et création,
littérature et discours sur la littérature.
26Un arbre aussi imposant, aussi luxuriant, aussi ramifié que celui des lettres espagnoles offre un véritable festin au
créateur engagé à fond dans son œuvre solitaire : la multiplicité de ses racines gréco-latines, hébraïques et arabes,
leurs entrecroisements féconds, leurs échanges, leurs métamorphoses, leurs opacités, leurs mystères lui fournissent
une possibilité exceptionnelle d’élargir sa propre création, d’étendre sans cesse à des nouveaux domaines fertiles les
règles de son jeu. La relecture de Cervantes par Borges et par Américo Castro, et de Góngora par Lezama Lima a fait
jaillir dans notre langue un puissant courant romanesque, fondé sur le dialogue incessant qu’entretient le narrateur
avec cet arbre nourricier dont les feuilles sont des livres, des manuscrits, des lettres, des poèmes.
NOTES
1 Toutes les notes sont du traducteur. Phonétisation espagnole de l’adjectif arabe mudajjân, pluriel dajân, c’est-à-dire domestiqué, apprivoisé,
appliqué au Moyen Âge aux minorités musulmanes vivant sous domination chrétienne dans les royaumes reconquis du nord de la Péninsule. Le
statut mudéjar (le pendant du statut dhimmî appliqué aux Juifs et aux chrétiens en terre d’Islam) fut aboli quelques années après la prise de
Grenade (1492). Mudéjar est entré dans le langage courant pour désigner les formes artistiques, littéraires et architecturales fortement marquées
par les influences de la culture arabe et islamique.
2 Il s’agit de l’œuvre majeure d’Américo Castro, España en su historia. Cristianos, Moros y Judios (editorial Losada S. A., Buenos Aires, 1948)
et de sa refonte ultérieure publiée sous le titre La realidad histórica de España (Mexico, 1954). Le lecteur désireux d’en savoir plus sur les
approches audacieuses du grand historien espagnol peut consulter les ouvrages suivants disponibles en traduction française : Réalité de
l’Espagne. Histoire et valeurs, traduction de M. Campserveux, Paris, Klincksieck, 1963, 740 p., planches, cartes ; Le Drame de l’honneur dans
la vie et dans la littérature espagnole du  XVIe siècle (La Edad conflictiva), traduit par Y. Billod, Paris, Klincksieck, 1965, 168 p. La puissance
imaginative et les énoncés hardis d’Américo Castro dans sa redéfinition de la réalité historique de l’Espagne ont marqué si profondément
l’œuvre de Juan Goytisolo qu’on peut dire que des romans tels que Don Julián, L’Oiseau solitaire et, dans une moindre mesure, Makbara, ne
sont autres qu’une fictionnalisation de ses interprétations magistrales fondées sur la prégnance du concept des trois cultures dans le processus de
formation historique de la Péninsule, sur la mise en évidence du caractère mudéjar à l’origine de la singularité et de la splendeur de la littérature
médiévale castillane et sur l’occidentalisation nuancée de l’Espagne. Lire à ce propos « Supervivencias tribales en el medio intelectual español »
(« Survivances tribales dans les milieux intellectuels espagnols »), in Juan Goytisolo, Disidencias, Madrid, Taurus (Bolsillo), 1996, p. 167-180.
À noter également la publication récente de la correspondance entre Américo Castro et Juan Goytisolo, El Epistolario (1968-1972). Cartas
de Américo Castro a Juan Goytisolo, prológo de Juan Goytisolo, edición de Javíer Escudero Rodríguez (éd. Pre-textos, Valence, 1997), sous
forme de relation épistolaire monologique d’A. Castro à J. Goytisolo. Ouvrages d’Américo Castro se rapportant directement
au Quichotte : Cervantes y los casticismos españoles, Alfaguara, Madrid, 1966. Hacia Cervantes, Taurus, Madrid, 1967.
3 La « bibliothèque Cervantes » s’est récemment enrichie d’une nouvelle traduction due à Aline Schulman : Miguel de Cervantes, L’Ingénieux
Hidalgo Don Quichotte de la Manche, préface de Jean-Claude Chevalier, Paris, Le Seuil, 1998 (2 volumes).
4 Julián Ríos (Galice, Espagne, 1941), romancier et essayiste, auteur du cycle romanesque Larva, Babel d’une nuit de la Saint-Jean, traduit par
Denis Fernández-Racatela et Julián Ríos, Paris, José Corti, coll. « Ibériques », 1995.
5 Cervantes, bien que cela n’ait jamais été définitivement démontré, appartenait sans nul doute à une famille d’ascendance juive convertie. Il est
considéré à ce titre comme un nouveau chrétien (nuevo cristiano) ou converso, par opposition aux vieux-chrétiens de souche dont la « filiation »
est attestée par le statut de « pureté de sang » promulgué par l’État espagnol en juillet 1547.
6 Autrement dit latino-chrétienne, soit une lecture qui ne tiendrait pas compte de l’apport sémite dans la formation historique de l’Espagne et de
l’héritage mudéjar présents chez des auteurs si différents et éloignés dans le temps que Juan Ruíz ou Pérez Galdós.
7 Lire à ce propos l’ouvrage de Miguel de Unamuno (Bilbao, 1864-Salamanque, 1936), La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, traduit
par Jean Babelan, Paris, Albin Michel, 1959.
8 Ramiro de Maeztu y Whitney (Victoria, 1875-Aravaca près de Madrid, 1936). Journaliste, académicien et diplomate, il fut avec Unamuno,
Baroja et Azorín l’un des représentants de la « génération de 1898 ». Son ouvrage très polémique, Don Quichotte, Don Juan et La Célestine,
essais en hommage (Don Quijote, Don Juan y La Celestina, ensayos en simpatía), est une lecture fondée sur une nouvelle interprétation des
mythes littéraires espagnols les plus célèbres. Au-delà des contingences historiques, Maeztu voulait y voir l’expression d’un sens moral pérenne,
propre à une hispanité pure et éternelle qu’il éleva au rang d’une catégorie abstraite.
9 José Ortega y Gasset, né en 1883, mort en 1955 à Madrid, philosophe espagnol. Son premier livre, Méditation de Don Quichotte, contenait
déjà en germe les principales idées qu’il défendra plus tard. Ses œuvres complètes sont publiées aux éditions Klincksieck sous la direction de
Yves Lovellec et Christian Pierre.
10 Chanson de Mon Cid, édition et traduction de Georges Martin, Paris, Aubier, coll. « Domaine hispanique » (bilingue), 1996.
11 Américo Castro, España en su historia, op. cit.
12 Du moins comme il prétendait s’appeler lui-même. Juan Ruiz était archiprêtre de l’archevêché de Tolède, dans la circonscription de Hita au
sud de Guadalajara ; étant Mozarabe (Musta‘rib), c’est-à-dire Espagnol arabisé, Juan Ruiz fut profondément marqué par la sociabilité arabo-
andalouse. Son livre, Le Livre du bon amour, est un vaste poème polyphonique composé entre 1330 et 1343 où l’on peut facilement déceler
l’influence de la tradition de l’amour courtois en terre d’Islam, mais aussi celle des goliards et de la joca monachorum. Le livre est considéré
comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature castillane du Moyen Âge et précurseur en même temps de la modernité littéraire. Il est pour le
moins curieux, cependant, de constater qu’après les remarquables travaux consacrés par Américo Castro et Juan Goytisolo lui-même
à l’Archiprêtre, les dictionnaires des œuvres et autres « catalogues » spécialisés continuent, avec une ignorance totale, à renvoyer les lecteurs
à des sources dont les plus récentes datent des années vingt et dont le principal mérite est de passer sous silence ce qui fait la singularité du Livre
du bon amour, autrement dit sa filiation incontestablement sémitique. Le lecteur peut toujours se reporter à « Médiévisme et modernité :
l’archiprêtre de Hita dans notre siècle », in Juan Goytisolo, L’Arbre de la littérature (Paris, Fayard, 1990), et à « Vicissitudes du mudéjarisme :
Juan Ruiz, Cervantes, Galdós », in Juan Goytisolo, Chroniques sarrasines (Fayard, 1985). À signaler également l’hommage rendu par Juan
Goytisolo à Juan Ruiz à travers Makbara, l’œuvre la plus mudéjare de Goytisolo, construite sur le modèle du Livre. Juan Ruiz, archiprêtre de
Hita, Livre du bon amour, texte castillan du  XVIe siècle, traduit par un collectif sous la direction de Michel Garcia, Paris, Stock, coll. « Moyen
Âge », 1995.
13 Francisco Delicado, Portrait de la Gaillarde andalouse (Retrato de la Lozana andaluza en lengua española muy claríssima compuesta
en Roma), traduit par Claude Bleton, préfacé par Juan Goytisolo, Fayard, 1993.
14 A. Castro, op. cit.
15 A. Castro, ibid.
16 A. Castro, op. cit.
17 Misericordia, de Benito Pérez Galdós (1843-1920), Paris, Éditeurs français réunis, 1964. 
18 Amadis de Gaule, le plus célèbre roman de chevalerie espagnol, œuvre de García Rodriguez de Montalvo publiée pour la première fois
à Saragosse en 1508. On dénombre plusieurs imitations, traductions, refontes et suites données à ce roman.
19 La Diane de Montemayor ou aventures secrètes de plusieurs grands d’Espagne (Los siete libros de la Diana), roman pastoral de l’écrivain
espagnol Jorge de Montemayor (1520-1561), publié à Valence en 1559, traduit en français par Prault en 1733.
20 Second volume de l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, communément appelé le « Don Quichotte apocryphe », qu’un mystérieux
personnage qui prétendait s’appeler le licencié Alonso Fernández de Avellaneda, originaire de Tordesillas, avait composé en 1614 comme la
suite (contrefaite) du premier tome de Don Quichotte de Cervantes. Le faussaire n’a jamais pu être formellement identifié. Toutefois, d’après
l’étude de Stephen Gilman, Cervantes y Avellaneda. Estudio de una imitatión, Mexico, 1951, il semble que l’auteur du
« faux » Don Quichotte est le pseudonyme d’une personnalité très liée à l’Inquisition.
Pierre Ménard, auteur du Quichotte
Les lectures libératrices de Cervantes par Borges et de Góngora par le grand écrivain cubain Lezama Lima1,
injustement ignoré en France malgré les efforts de son compatriote Severo Sarduy2, expliquent pour une large part la
splendide floraison de romans en langue espagnole, notamment en Amérique latine, pendant la seconde moitié de ce
siècle. Si, comme nous l’avons dit, Cervantes a fécondé le roman européen, en Espagne il est resté en revanche otage
des idéologues du nationalisme et des académiciens qui accumulent les notes de bas de page en s’attribuant d’une
manière pour le moins curieuse les mérites de la découverte des « trésors cachés du livre ». Selon eux, l’auteur serait
un « génie ignorant », incapable de saisir et la portée et la nouveauté de son écriture. Pourtant Cervantes s’était
qualifié de « rare inventeur » et avait même prévu, certes modestement mais avec une foi inébranlable, le destin
universel et la pérennité de son œuvre et de ses personnages. Les cervantistes espagnols ont systématiquement
amoindri le Quichotte, l’ont saigné à blanc à la recherche d’un sens possible et ils lui ont attribué des intentions
didactiques qui diminuent la grandeur de son aventure.
Le retour libre, créatif et sans préjugés à Cervantes et à Góngora – contrairement à l’importation, par le passé, des
modèles de la Renaissance italienne ou de celle, moins fructueuse, du néoclassicisme et du romantisme français
incapables de prendre racine ou de produire des œuvres notables dans le cadre de la culture européenne – a rendu
possible une lecture achronique de la modernité littéraire, qui permet d’aborder l’archiprêtre de Hita, Fernando
de Rojas3, Delicado, saint Jean de la Croix4, Cervantes comme des auteurs contemporains, au même titre que les
Picasso et les Giacometti que nous découvrons, émerveillés, au musée du Caire ou dans Abou Simbel.
3L’extraordinaire « absurdité » de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, a soustrait cette œuvre à la masse confuse des
cervantistes : Borges, avec un humour digne de Cervantes, rajoute son Pierre Ménard à la liste des auteurs, des
traducteurs et des copistes qui composèrent Don Quichotte, en nous apprenant au passage que tout lecteur attentif du
roman crée ainsi un nouvel auteur et inaugure un processus de dépossession de la paternité d’une œuvre aux
conséquences stimulantes et imprévisibles. Sans cette conception littéraire singulière, un écrivain comme Nabokov
– qui, malgré sa clairvoyance habituelle, échoua lamentablement dans son analyse de Cervantes – n’aurait pas pu
écrire son roman Feu pâle qui, comme nous le savons, feint d’être l’édition critique et érudite d’un poème inexistant.
« Le Quichotte, dit Ménard, fut avant tout un livre agréable ; maintenant, il est un prétexte à toasts patriotiques,
à superbes grammaticales, à éditions de luxe indécentes. La gloire est une incompréhension, peut-être la pire5. »
Ménard propose ni plus ni moins la reproduction des quelques pages coïncidant mot à mot et ligne à ligne avec celles
de Cervantes. Pour y parvenir, il abolit la notion de temps, il retrouve les sources littéraires du Quichotte dans des
œuvres postérieures de filiation cervantine et découvre des traces de son influence sur des œuvres qui ont
chronologiquement précédé le Quichotte. En clair, il suggère l’idée d’un temps circulaire, il expose sa croyance en une
bibliothèque impérissable et multiculturelle, il hisse le roman de Cervantes au rang ou au paradigme d’une modernité
et d’un œcuménisme condensés dans un volume cyclique dont la dernière page « s’emboîterait » dans la première et
conférerait l’enivrante possibilité de le continuer à l’infini. La notion de circularité, si présente dans l’œuvre de
Borges, possède une rigueur quasiment mathématique qu’on retrouve chez les mystiques et ésotéristes musulmans,
dont l’exemple le plus remarquable est l’imaginaire religieux de Ibn ‘Arabî.
« À la réflexion, écrit Borges, je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte “final” une sorte de palimpseste
dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture “préalable” de notre ami.
Malheureusement, seul un second Pierre Ménard, en inversant le travail de son prédécesseur, pourrait exhumer et
ressusciter ces villes de Troie […]. Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture
par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées6. »
L’écrivain argentin a su voir dans le Quichotte un livre-labyrinthe, un labyrinthe de textes qui bifurquent, à l’intérieur
desquels le lecteur doit s’égarer, retourner sur ses pas, refaire le même trajet, en inventer d’autres, s’écarter des
sentiers mirifiques et prometteurs et participer de façon active grâce à la relecture à sa création toujours recommencée.
Avec une intuition et une subtilité qui font cruellement défaut aux cervantistes espagnols, Borges rattache le
labyrinthe et la notion de circularité dans le roman à la tradition orientale : « Je me rappelai aussi cette nuit qui se
trouve au milieu des Mille et Une Nuits, quand la reine Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met
à raconter textuellement l’histoire des Mille et Une Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle
elle la raconte, et ainsi de suite à l’infini7. »
7Borges conçoit l’écriture et la lecture comme une rupture abrupte avec les habitudes contractées par les écrivains et
les lecteurs conformistes : une aventure dont on ignore le début, car située à la croisée des chemins, et par conséquent
la fin, une aventure qui, au lieu de l’inévitable trajet d’autobus du roman traditionnel et des produits éditoriaux de
l’industrie de loisirs – avec un départ, une arrivée et des arrêts réguliers, fixés à l’avance –, nous propose une
incursion dans la terra incognita de la forêt de l’écriture à travers des labyrinthes et des bifurcations qui nous
transportent du futur au passé et du passé au futur sans quitter le présent. En paraphrasant Walter Benjamin, on peut
dire que « s’égarer dans un livre comme on s’égare dans une forêt requiert toute une éducation ».
8Cervantes a occupé sans le vouloir, ébloui qu’il était par sa propre découverte, le champ de manœuvres d’un secteur,
certes restreint, mais considéré comme le plus riche et le plus significatif du roman moderne. Ceux d’entre nous qui
l’accompagnent d’une façon ou d’une autre dans la double opération de l’écriture et de la lecture cervantisons comme
Pierre Ménard, souvent même sans en avoir conscience. J’évoquerai brièvement un exemple tiré de mon expérience
personnelle.
En 1967, je fis à Tanger plusieurs longs séjours qui me marquèrent profondément et me conduisirent à m’identifier
mentalement avec le mythique don Julián8, celui dont la trahison aurait ouvert aux armées arabes la voie de
la Péninsule. Je me donnai pour objectif d’imiter à ma manière son exploit : démolir l’édifice d’une culture
oppressante et vétuste, flétrir ses valeurs fossiles, profaner les textes et les œuvres qui nourrissaient ma frénétique
obsession de destruction. La volonté de saccager comme un vandale le présent et sa dimension historique m’obligeait
à étudier les strates de l’écriture en langue espagnole, depuis le premier vagissement de la glose de San Millán
jusqu’aux dernières inepties engendrées par le franquisme. Comment pénétrer dans le temple et l’anéantir d’un seul
coup ? Comment violer, souiller les essences prétendument sacro-saintes ? Comment trouver une machine aussi
efficace que celle de Wells pour voyager dans le temps ? L’émule de don Julián ramasse des poignées d’insectes, se
rend à la bibliothèque espagnole de Tanger et les écrase entre les pages des grands textes classiques. À partir de ce
moment, le roman devient critique et création, littérature et discours sur la littérature. Dans cet espace imaginaire de la
nouvelle confrontation de l’Espagne et de l’Islam, des vers, des personnages, des scènes, des décors de notre
littérature s’intègrent à la structure de l’œuvre, s’enchâssent dans ses pages, se dissolvent dans le flot de son discours.
Le caractère protéiforme de la narration contamine la totalité des situations, des lieux, des héros. Le roman sera un
métaroman dans lequel coexistent différents codes littéraires. don Julián nouvelle manière les débarrasse des mouches
qui s’agglutinent sur eux et s’approprie leurs décombres pour édifier son propre ouvrage.
10Une fois le roman achevé, je m’aperçus qu’écraser des mouches dans la bibliothèque remplissait dans le livre le
même rôle actif que l’enquête menée par le curé et le barbier dans la bibliothèque de don Quichotte, et me permettait
d’étendre mon champ de manœuvres romanesque à l’ensemble de la littérature espagnole : sans le savoir, j’avais imité
Cervantes. Ma dépossession s’était transformée en appartenance : en me séparant symboliquement de l’Espagne, je
constatais ma réelle filiation avec le créateur de don Quichotte. L’aspiration à la modernité – ce désir d’explorer les
confins de la création – m’avait conduit, comme de nombreux écrivains que j’admire, à l’univers sans limites
de Cervantes. En partant de points de vue très différents et en se fixant d’autres objectifs, des auteurs comme Borges,
Fuentes, Martín Santos, Cabrera Infante ou Julián Ríos sont arrivés, consciemment ou non, à la même constatation.
Cette découverte de la modernité du Quichotte et de certaines œuvres qui l’ont précédé – le Livre de Juan
Ruiz, La Célestine, Portrait de la Gaillarde andalouse, le Cantique spirituel – prend appui chez plusieurs auteurs sur
l’exemple de la peinture, avec la double influence de ce chef-d’œuvre cervantesque que sont Les Fileuses9 de
Velásquez et du délire rationnel de Goya si bien analysé par Malraux10.
Prenons par exemple le roman extraordinaire de Carlos Fuentes, Terra nostra11. Tandis qu’il parcourt la fascinante
galerie de miroirs qui reflètent le monde et se reflètent eux-mêmes, le lecteur ne perd jamais de vue l’histoire réelle.
Le romancier, tout en faisant sienne avec un bonheur rare l’admirable leçon de Goya, reste rigoureusement fidèle à la
vision rationnelle et objective des historiens. Même quand il prend l’allure du rêve ou de la folie, son cauchemar
historique ne substitue jamais ces ingrédients à l’histoire véritable. Le lecteur peut à chaque instant y revenir, et
plonger à nouveau dans la perception déformante, proche de l’esperpento12, du romancier. Même dans les scènes les
plus oniriques, les plus délirantes – c’est-à-dire les magnifiques passages de la Reine Folle, de Barbarica et du Prince
Idiot dans le pourrissoir des Habsbourg –, où on trouve, parfois comme la fulgurance d’un éclair, parfois sous une
forme incantatoire ou parodique, des rappels d’une histoire concrète et précise que le romancier – et pas seulement le
lecteur – connaît parfaitement. « L’histoire, dit Octavio Paz, participe de la science par ses méthodes et de la poésie
par sa vision. » Chez Américo Castro, cette vision ou cette intuition fondamentale a apporté la preuve de son pouvoir
génésique non seulement dans le domaine de l’historiographie mais aussi dans celui de la création littéraire. En tenant
ces propos, j’apporte évidemment de l’eau à mon moulin, mais l’exemple de Terra nostra est particulièrement
concluant. La confrontation stimulante et libre du romancier avec notre passé, sa lecture à la fois critique et créatrice
de la tradition grâce à laquelle un même « personnage linguistique » réalise le syncrétisme d’une dynastie royale et
peut coexister avec les chroniqueurs des Indes, avec Cervantes, avec don Juan, Le Commandeur et La Célestine,
n’invalide nullement notre lecture de l’histoire réelle qui demeure, comme dans Les Caprices de Goya, le point de
référence.
Dans toutes les formes artistiques du Siècle d’or, c’est l’être dans son entier, corps et esprit, qui est montré : cela
s’applique aussi bien à un écrivain comme Cervantes qu’à un peintre comme celui des Fileuses : « Bien entendu, sans
la tradition picturale italienne, écrit Américo Castro, Velásquez ne serait pas ce qu’il est devenu. Mais qu’aurait-il
gagné à imiter le Titien ou le Tintoret ? Son génie vient de ce qui est hispanique, non de ce qui est italien ou flamand.
Il importait peu à Velásquez de savoir ce qu’était une tapisserie […]. Pour lui, l’important c’est le processus de
fabrication de la tapisserie en corrélation avec le vécu de celles qui la fabriquent pour la contempler ensuite ; l’artiste
accompagne sa naissance, grâce aux fileuses qui la créent de leurs propres mains ; à un moment déterminé de son
existence, la magnifique tapisserie apparaît suspendue, prolongeant par là même sa vie dans l’existence même de ces
dames charmantes qui le contemplent […]. Velásquez nous offre la possibilité de parcourir, pour notre plaisir et notre
délectation, le chemin entre exister et être l’objet de contemplation comme existant entre le début et l’aboutissement,
dans un sens comme dans l’autre […]. La fileuse, avec ses jambes nues et fermes, est au tapis ce que le bon Alonso
Quijano, mangeur de lentilles, est au Chevalier de la Triste Figure et au Chevalier aux lions13. »
14Mais revenons à Terra nostra. La perspective multiple, le récit qui se reflète lui-même et semble se contempler,
nous renvoient en effet à Velásquez, dont l’influence féconde se manifeste à l’un des moments les plus denses et les
plus significatifs du livre – la séquence intitulée « Tous mes péchés », consacrée à la contemplation du tableau
d’Orvieto (en réalité le Jugement dernier de Signorelli) : « Un groupe d’hommes nus tourne le dos au Seigneur et à la
Dame pour regarder le Christ ; le Seigneur contemple le regard bas du Christ et la Dame regarde les fesses petites et
serrées des hommes. Quant à Guzmán, il regardera ses maîtres en train de regarder le tableau. Ensuite il jettera sur
celui-ci un regard troublé : le tableau le regarde lui. » Comme dit l’auteur secret du tableau, Fray Julián, « je pense
pour regarder, je regarde pour peindre, je regarde ce que je peins, et ce que je peins, du fait d’être peint, me regarde
moi et finit par vous regarder vous aussi qui me regardez en regardant ma peinture ». Le roman, à l’instar de la
composition vélasquienne du moine, est une galerie de miroirs où l’intrus – le lecteur – se reflète et se perd jusqu’au
vertige d’un dédoublement à l’infini. Nous nous trouvons ici, sans aucun doute, dans le labyrinthe de Cervantes et de
son double, Pierre Ménard.
15Face au culte idolâtre du caractère imprimé, le chroniqueur de Terra nostra propose une lecture copernicienne,
où le texte cesse d’être le monde fixe et plat du récit précervantesque pour se relativiser et se désagréger dans une
vaste trame de correspondances, d’attractions et de répulsions, de forces centrifuges et centripètes – auteur et lecteurs,
réalité et écriture : « Je pensai alors à ce gentilhomme que Ludovico et ses fils avaient rencontré dans un moulin à vent
et je commençai à écrire l’histoire d’un hidalgo de la Manche qui continue à s’accrocher aux codes de la certitude.
Pour lui, rien ne serait aléatoire mais tout serait possible : un chevalier de la foi. Cette foi, me dis-je, lui viendrait
d’une lecture. Et cette lecture serait une folie. Le gentilhomme se bornerait à la lecture dans une réalité devenue
multiple, équivoque, ambiguë. » La référence au Quichotte n’est le fruit ni du hasard ni de l’arbitraire. L’ambitieuse
œuvre romanesque de Fuentes explore de manière délibérée l’espace littéraire ouvert par Cervantes. L’hidalgo de
la Manche, rappelle-t-il, n’est pas seulement un héros du roman né de la lecture des romans de chevalerie : c’est aussi
le premier personnage de fiction qui se sait lu et modifie son comportement en fonction de cette lecture. Les œuvres
littéraires – telle est la grande leçon du Quichotte – cessent ainsi d’être des mondes fermés, intouchables, établis une
fois pour toutes, momifiés à l’usage de la foule érudite : les créations et les lectures postérieures les modifient. Si la
lecture de Cervantes a marqué Borges, il ne fait aucun doute que celui-ci imprime sa propre marque à notre lecture
de Cervantes. Les œuvres exercent les unes sur les autres une influence réciproque qui opère à double sens : le passé
agit sur le présent, mais le présent agit aussi sur le passé et, quand il sera devenu passé à son tour, il influera sur le
futur et sera influencé par lui. Résumant la découverte littéraire du Quichotte, le chroniqueur de Terra nostra déclare :
« Je laisserai un livre ouvert où le lecteur saura qu’il est lu et où l’auteur saura qu’il est écrit. »
16Comme dans le Quichotte encore, la traditionnelle lecture unique laisse place à une alternative, ou à une variété
d’interprétations qui préserve notre liberté de choix et de jugement, donnant ainsi à une entreprise en apparence
esthétique une profonde justification morale qui dépasse, bien évidemment, les limites de la littérature.
Un autre grand roman écrit en espagnol, ou plutôt en cubain, montre de manière éclatante comment la
« radiographie » du Quichotte apparaît en filigrane, sans le moindre propos de l’auteur, dans le corps du texte : je veux
parler de Trois Tristes Tigres14 de Guillermo Cabrera Infante. Le récit, fait pour être lu à haute voix, comme certains
de mes romans (Makbara, Les Vertus de l’oiseau solitaire), se compose d’une « galerie de voix » ou série de discours
dans lesquels l’intonation, la mimique et les gestes sonores jouent un rôle de premier plan. Dans l’Avertissement,
Cabrera Infante conseille une audition plutôt qu’une lecture, qui donne à l’enveloppe sonore du mot, à son caractère
acoustique, une signification indépendante de son sens. Souvent, l’anecdote en dit moins que la mimique et les gestes,
les variations comiques ou grotesques, les agencements syntaxiques choquants ou insolites. Tout cela, Cervantes
l’avait très bien vu : « […] certains contes, écrivait-il dans Le Colloque des chiens, ont une histoire qui se suffit à elle-
même ; d’autres dépendent de la manière dont ils sont racontés. Je veux dire que les uns plaisent même s’ils sont
racontés sans préambule ni effets de style, et que les autres, par des mouvements du visage et des mains et par des
intonations de la voix, de rien deviennent quelque chose et acquièrent vigueur et drôlerie. »
Les critiques les plus dignes de foi ont très justement signalé ces éléments, ainsi que l’influence du cinéma, de la
radio, de la télévision et des hit-parades de l’époque. Mais le réseau de connotations du roman ne s’étend pas
seulement – comme c’est le cas, par exemple, dans l’œuvre de Manuel Puig15 – à la culture populaire des médias ;
dans T T T16, il englobe aussi, et surtout, l’univers de la littérature : comme le Quichotte – dont souvent il suit le
sillon, peut-être sans le savoir –, il constitue un exemple extraordinaire de dialogue intertextuel.
19Le roman de Cabrera Infante se présente comme un discours littéraire élaboré et complexe qui ne se définit et ne
prend son sens qu’au travers d’un dense faisceau de relations avec les différents modèles de son époque. L’amusant
pastiche que fait Bustrofedón des principaux narrateurs cubains vient nous rappeler opportunément que le texte
littéraire ne peut être jugé isolément, mais en corrélation et en correspondance avec d’autres textes, avec tout le
système de valeurs et de normes qui le précèdent et prédéterminent son identité, que ce soit à travers l’imitation, la
parodie ou le rejet. Comme Cervantes, Cabrera Infante fait entrer la discussion littéraire dans le corps du roman et crée
une œuvre qui, à mesure qu’elle progresse, se commente elle-même, parodie et détruit les modèles rivaux et élève sur
leurs ruines sa prodigieuse armature. Le jeu des correspondances se manifeste aussi à tous les niveaux du
livre : T T T regorge de citations littéraires, d’allusions à des écrivains et à des œuvres, de discussions sur l’art de
traduire, exactement comme le Quichotte.
20Les personnages de Cervantes parlent fréquemment de leurs lectures et de leur bibliothèque ou, comme le chanoine,
avouent qu’ils ont essayé d’écrire ; les tristes tigres de Cabrera Infante semblent à leur tour obsédés par l’écriture et ne
cessent de s’interroger sur leur vocation d’écrivain : « Un jour j’écrirai cette histoire », dit Silvestre.
21Toujours fidèle à l’exemple de Cervantes, Cabrera Infante nous présente un échantillon des modèles narratifs
auxquels il veut comparer son roman et se livre au jeu burlesque de la contrefaçon, au nom de la réalité différentielle
qu’il crée. Les cibles de la parodie ne sont plus le roman de chevalerie ou le roman pastoral mais les œuvres
d’écrivains cubains renommés. Pour comprendre l’objectif des pastiches de Bustrofedón, il est indispensable de se
reporter à la discussion littéraire où ses personnages, Silvestre et Cué, citent successivement les noms de Montenegro,
Novás Calvo, Piñera et Carpentier, ainsi qu’au passage figurant dans la partie où Silvestre donne son opinion sur José
Martí, héros de l’indépendance cubaine tué par les Espagnols.
22Le chapitre « La mort de Trotsky racontée par plusieurs écrivains cubains des années après – ou avant le crime »
contient en effet des imitations de Martí, Lezama Lima, Virgilio Piñera, Lydia Cabrera et Nicolás Guillén. Certaines
sont très drôles ; d’autres ironiquement affectueuses, comme celles de Piñera ou de Lezama. Mais la plus cruelle est
sans conteste celle du style ornemental de Carpentier qui, si souvent, confine au décor de pâtisserie ou de carton-pâte,
encore qu’il faille reconnaître que Bustrofedón pousse la plaisanterie trop loin et que, par moments, elle lui échappe.
23L’auteur ou les auteurs du roman de Cervantes, tout comme le nom de son héros (Quixada, Quesada, Quijana ?)
nous sont présentés de manière incertaine et problématique. Le compilateur final de l’œuvre travaille sur ce que
d’autres ont écrit, et le degré de participation de chacun (Cide Hamete, le traducteur et ceux à qui il fait allusion dans
le premier chapitre) n’est jamais clairement établi. La même imprécision concernant celui qui nous rapporte les
multiples récits intégrés à la structure définitive de T T T colore la lecture du grand roman de Cabrera Infante.
24Silvestre se caractérise lui-même en définissant son travail ultérieur comme celui d’un scribe, d’un annotateur, d’un
dactylographe de Dieu, mais « jamais celui d’un créateur ». L’observation me semble fondamentale en ce sens que, de
même que tout texte littéraire cohérent, T T T fournit ainsi une information sur sa propre structure. Le rôle du
romancier y sera celui d’un scribe, d’un annotateur, d’un dactylographe, et non pas celui du narrateur omniscient dans
le style du XIXe siècle, de Jéhovah, d’un Dieu créateur. Le rôle privilégié de Silvestre apparaît non seulement dans ses
fréquentes évocations de l’acte d’écrire mais aussi dans sa conception de l’œuvre comme volume, roman imprimé,
paginé, publié ou prêt à l’être – conception que Cabrera Infante lui attribue à l’exclusion des autres personnages –,
s’éloignant sur ce point du modèle de Cervantes.
25L’identification de Silvestre comme rédacteur ou compilateur de l’œuvre est encore plus précise quand il évoque la
pagination définitive du livre que nous, lecteurs, avons entre les mains : « Il m’a tout raconté. Ou presque tout.
L’histoire se trouve à la page 55. […] et je me suis rendormi en rêvant aux lions marins de la page 101. […] » Nous
faisons d’un coup un saut de sept siècles en arrière pour atterrir dans le Livre de l’archiprêtre de Hita parlant de sa
propre construction.
26L’histoire « omise » par Cabrera Infante – pièce maîtresse indispensable pour reconstituer le casse-tête et déchiffrer
son ordre désordonné – n’est autre que celle du processus de structuration du roman postérieur au temps où se déroule
la trame, de même que l’histoire « omise » dans le Quichotte est celle qui aurait dû éclairer le processus incertain de sa
création par fragments successifs. Je ne prétends pas par là affirmer que la répétition des schémas
du Quichotte dans T T T soit toujours consciente, loin de là.
27Cela est, sans conteste, dû au fait que Cervantes a exploré virtuellement les possibilités latentes du genre qu’il avait
choisi pour s’exprimer ; tout écrivain qui conçoit le roman comme une aventure doit donc nécessairement revenir
à l’immense champ de manœuvres qu’il a sillonné. Si l’on ajoute à cela que certains écrivains espagnols,
thématiquement ou structurellement, se réclament de l’extraordinaire invention de Cervantes, preuve est faite que, par
la voie de Borges ou celle d’Américo Castro, la leçon du Quichotte s’est finalement frayé un chemin et préside, des
deux côtés de l’Atlantique, à l’actuelle résurgence du roman en langue espagnole.
NOTES
1 Romancier, poète et essayiste, ardent défenseur de la cubanité et grand connaisseur de la littérature universelle, José Lezama Lima est l’auteur,
entre autres, de Paradiso (traduit par Didier Coste, Le Seuil, 1971) et du roman inachevé Oppiano Licario (traduit par Benito Pelegrin, Le Seuil,
1991).
2 Severo Sarduy, romancier et poète cubain exilé à Paris (mort en 1993), virtuose de l’écriture et du style baroque. Son œuvre, notamment Pour
que personne ne sache que j’ai peur, Colibri ou Les Oiseaux de la plage (roman posthume), a profondément influencé la littérature caribéenne et
latino-américaine. L’excellente préface de Servero Sarduy à Oppiano Licario sur Lezama Lima reste à ce jour l’un des rares textes disponibles
en français sur le maître cubain.
3 Écrivain espagnol né à La Puebla de Montalbán (Tolède) vers 1450 dans une famille de Juifs convertis, mort en 1541 à Talavera. Auteur
de La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée, traduit et préfacé par Pierre Heugar (avant-propos de Marcel Bataillon), Aubier, 1963
(nouvelle édition, Gallimard, 1983).
4 Consulter à ce propos l’excellente édition des Poésies complètes de saint Jean de la Croix : nouvelle traduction intégrale et avant-propos de
Bernard Sesé, préface de Pierre Emmanuel, postface de Jorge Guillén (Librairie Séguier/Obsidiane, 1988). J. Goytisolo a consacré plusieurs
essais à saint Jean de la Croix, dont, entre autres : « Saint Jean de la Croix, l’oiseau soufi », in L’Arbre de la littérature (Paris, Fayard, 1990), et
surtout son roman intitulé Les Vertus de l’oiseau solitaire (Paris, Fayard, 1990), où un personnage intériorise le grand carme déchaussé
du XVIe siècle, recrée son univers et fait revivre son langage à propos de l’oiseau soufi, symbole de l’ambiguïté cosmique, dans le but de
reconstituer l’œuvre disparue, probablement détruite, de saint Jean de la Croix, intitulée Le Traité des propriétés de l’oiseau solitaire.
5 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 50.
6 Ibid., p. 51-52. 
7 Op. cit.
8 Personnage historique central des chroniques espagnoles et arabes de la conquête de la Péninsule. Don Julián avait été roitelet – peut-être
gouverneur – wisigoth de Ceuta ; on le dit même d’origine berbère (Ulyân ; cf. Ibn Khaldûn), converti à l’islam par le chef de guerre Tarîq
ben Ziâd al-Laythi ; il se serait rendu coupable de trahison envers son pays en voulant venger sa fille déshonorée par son seigneur et roi
Rodrigue. Il renseigna l’armée musulmane sur les faiblesses de la défense de l’armée wisigothe. Attaquée par surprise, cette dernière fut taillée
en pièces à Xérès en 711. Bien évidemment, l’imitation de l’exploit mémorable (ici la trahison) du comte don Julián par l’auteur de Barzakh,
malgré sa solide réputation d’antipatriote fabriquée ad vitam æternam par les services de propagande de Franco, ne saurait être que symbolique
et au contenu dynamique et positif. À lire : Don Julián (Reivindicación del conde Don Julián), traduit par Aline Schulman, Paris, Gallimard,
1971.
9 Ce tableau, connu aussi sous le nom de La Légende d’Arachné, a été peint par Diego Velásquez entre 1644 et 1648 : « […] Les Fileuses de la
tapisserie de sainte Isabelle ; les représentations d’un portrait de groupe et d’un intérieur de la manufacture royale de tapisserie, apparemment
d’une simplicité et d’une spontanéité absolues, deviennent, par un réseau d’allusions et d’ambiguïtés subtiles, un jeu intellectuel raffiné, une
méditation sur le pouvoir merveilleux de l’art, recréateur de réalité et d’illusion. » (Extrait de l’Encyclopédie de l’art, « Encyclopédies
d’aujourd’hui. La pochotèque », Garzanti, 1991.)
10 L’analyse de Goya par André Malraux fut publiée pour la première fois en préface aux Dessins de Goya : l’album de San Lúcar (Skira,
1947) ; elle fut ensuite reprise avec deux autres études par Gallimard (1970) sous le titre Le Triangle noir. Tout récemment, à l’occasion de
l’inhumation des restes de Malraux au Panthéon, le quotidien Le Monde a, à son tour, réédité sous le même titre cet ensemble des trois études
sous forme d’un cahier séparé.
11 Traduit par Céline Zins, Gallimard, 1979.
12 Genre littéraire et dramatique, appelé l’esperpento, technique qui permet de grossir les traits d’un caractère, d’exagérer les situations, de
renforcer les épreuves. Ramón del Valle Inclán range les pièces exploitant cette technique dans la catégorie de l’esperpento. En langage
courant, esperpento renvoie à des situations inextricables, bouffonnes, excessives, sans issue, grotesques, etc.
13 Américo Castro, España en su historia. Cristianos, Moros y Judíos, editorial Losada S. A., Buenos Aires, 1948.
14 Chef-d’œuvre romanesque de G. Cabrera Infante publié en 1966 et traduit par Albert Bensoussan avec la collaboration de l’auteur
(Gallimard, 1970). Le texte intégral de Trois Tristes Tigres (en espagnol) a été publié en 1995 en Espagne. Réédition récente du roman de
Cabrera Infante en traduction française : Dans la paix comme dans la guerre, traduit et revu par Robert Marrast, Gallimard, coll.
« L’Étrangère », 1998. Cabrera Infante a reçu le Premio Cervantes en 1998. 
15 Romancier argentin (1932-1990), auteur entre autres de La Trahison de Rita Hayworth (traduit par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1969)
et du chef-d’œuvre Le Baiser de la femme-araignée (1976).
16 T T T = Trois Tristes Tigres.
Bouvard et Pécuchet sur les pas de Cervantes
Dans une séquence de mon roman parisien Paysages après la bataille1, le narrateur-scribe, qui copie scrupuleusement dans ses
cahiers certaines des annonces érotiques de Libération et en rédige d’autres, encore plus osées et fantaisistes, brosse son
autoportrait :
« RÉFLEXIONS BIEN INUTILES D’UN CONDAMNÉ
Mon idéal littéraire : le derviche errant soufi.
Un homme qui refuse la vanité, méprise les règles et les convenances, ne cherche pas à faire de disciples, ne tolère pas
la louange. Ses vertus sont modestes et cachées et, pour les rendre encore plus secrètes, il se complaît dans des
pratiques méprisables et indignes : en plus de susciter la réprobation des siens, il provoque leurs accusations et leur
ostracisme. Derrière les masques et voiles de l’écriture, son but est le dédain : rejeter orgueilleusement admiration et
sympathie pour atteindre à cette alchimie intérieure réalisée sous le déguisement d’une chronique moqueuse et
sarcastique, incidents et aventures d’une autobiographie délibérément grotesque, minutieux exposé des clichés de
l’époque qui lentement dessinent la carte universelle de la bêtise2. »
2L’allusion à l’auteur de Bouvard et Pécuchet ne fait que confirmer la filiation flaubertienne du livre, signalée déjà
par la citation placée en épigraphe à mon roman : « Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté des
femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. »
3J’ajouterai aujourd’hui deux autres citations, qui nous rapprochent du noyau central du livre sur lequel se sont
penchés à leur manière tous les flaubertistes, d’un Faguet à un Raymond Queneau, de Sartre à Borges : « Alors une
faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer […]. En songeant à ce
qu’on disait dans leur village […], ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre. »
4Flaubert consacra les dernières années de sa vie à ce « roman fou », comme il le qualifiait lui-même, sans conclusion
possible, avec une obstination farouche, au point de s’identifier à ses personnages et à leurs lubies. Chavignoles, lieu
où Bouvard et Pécuchet s’installent pour étudier et comprendre le monde dans lequel ils vivent, incarne peu à peu
à leurs yeux un résumé de la bêtise universelle qui les étouffe : c’est une sorte de reproduction avant la lettre du
Village global qu’on nous vend aujourd’hui un peu partout, ce village où, comme dans les rêves de l’univers
harmonieux de Bouvard, la terre devient plus belle, la vie humaine plus longue, où une pluie provoquée nettoie les
villes, où des navires traversent les mers polaires dégelées sous les aurores boréales…
5Mais voyons d’abord comment Flaubert campe ses héros dans la première page de son livre :
« Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le
gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait
la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc. »
Dès cet instant, « ils sont à moitié de tout », pour reprendre l’expression de Montaigne à propos de son amitié avec
La Boétie : comme diront les narrateurs anonymes du dernier roman de Günter Grass3 en parlant de leurs héros,
« aucun artifice littéraire ne pourrait les séparer ». À l’instar de don Quichotte et Sancho – que Cervantes arrive tout
de même à séparer quand l’hidalgo reste dans le château des ducs et que son écuyer part gouverner l’archipel de
Baratarie –, de Jacques le Fataliste et son maître, ou de Laurel et Hardy, ils occupent la scène en permanence, comme
des miroirs qui se reflètent. Sont-ils sots ou victimes de la sottise du monde ? Les flaubertistes n’arrivent pas à se
mettre d’accord sur ce point : la bêtise se transmet réciproquement, elle circule dans les deux sens comme dans des
vases communicants.
7Le problème du classement des héros de Flaubert dans le tableau des archétypes littéraires me paraît plus intéressant :
sont-ils des personnages « intransitifs », c’est-à-dire construits d’une seule pièce, et dotés par l’auteur, dès le début,
d’une essence immuable ? La candeur presque angélique qui les amène à tomber dans le piège, et cela dans tous les
ordres du savoir – agriculture, jardinage, minéralogie, nutrition, archéologie, histoire, politique, économie, éducation,
etc. ; le fait que, malgré leurs échecs prévisibles, ils se consacrent à d’autres lubies avec la ferveur du néophyte,
semblerait les placer à première vue dans le champ des personnages sans expérience ni mémoire, condamnés à répéter
inlassablement leurs gaffes pour le plus grand plaisir du lecteur ou du spectateur de la comédie ou du film. Dans ce
cas, il ne s’agirait que de personnages unidimensionnels, comiques, certes, mais pantins tout de même, mis au service
d’une fable inventée par Flaubert comme exutoire à son dégoût du monde. Mais on aurait tort de considérer son roman
le plus ambitieux comme un simple héritier du conte philosophique de Voltaire car, si Bouvard et Pécuchet persistent
sans se décourager dans leurs extravagances et leurs déconvenues, quelques mots de l’auteur nous les montrent, au
détour d’une phrase, vulnérables et par conséquent terriblement humains : « Des habitudes qu’ils avaient tolérées les
faisaient souffrir […]. Et, ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. »
8Avec une concision admirable, Flaubert dévoile la nature de ces garçons, bons mais têtus, dont la capacité de révolte
et de douleur demeurait cachée par l’accumulation d’échecs hilarants et de déconfitures comiques. D’autre part, si leur
volubilité et leur manque de mémoire quant à leurs précédents échecs – nécessaires, ne l’oublions pas, à l’architecture
du roman – leur donnent le plus souvent un air penaud, leurs doutes, leurs découvertes, leurs enseignements prouvent
au contraire une grande perspicacité et soulignent les pires maux de notre siècle : leur engouement pour le
« millénarisme celtique » (si proche de celui des ultranationalistes basques), leurs soupçons sur le mythe fondateur de
la France (et je pense aussi à celui de l’Espagne), leur méfiance concernant « les fraudes dans toutes les denrées
alimentaires » ou encore leurs prémonitions sur l’avenir de « la littérature industrielle » et sur l’avenir de l’homme
moderne « amoindri et devenu machine » ne sont pas le fait d’esprits bornés. Le principe constructif du roman
posthume de Flaubert est fondé sur une sorte de logique perverse qui enchaîne un sujet à l’autre et celui-ci à un
troisième et ainsi de suite : « La musique adoucissant les mœurs, Pécuchet imagina d’apprendre le solfège. » Cette
logique, poussée jusqu’à l’absurde, est, comme dans le cas du Quichotte, le fil qui relie les différentes parties du récit
et provoque en même temps de brusques ruptures qui font les délices du lecteur :
« Les deux amis s’éloignèrent, contents d’avoir soutenu le Progrès, la civilisation.
Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant le tribunal de simple police, pour injure envers la
garde. »
9La prétention de Flaubert d’écrire un livre comique est donc un pari gagné : on ne cesse de rire de l’échec des projets
agricoles de ses héros ou de leurs systèmes contradictoires d’éducation appliqués à Victor et Victorine. Il existe un
lien profond entre le comique de Don Quichotte et celui de Bouvard et Pécuchet. D’autant que l’origine de la folie de
leurs héros est de même nature. La tentative des personnages flaubertiens de comprendre le monde rationnel et
scientifique du XIXe siècle grâce à des manuels à l’usage du grand public et à des ouvrages spécialisés tirés des
bibliothèques voisines de Chavignoles – » Toutes ces lectures, dit Flaubert, avaient ébranlé leur cervelle » –, cette
tentative est donc parallèle à celle de don Quichotte cherchant dans les romans de chevalerie une réponse aux
problèmes de son temps : « Il lisait tellement […] qu’il finit par perdre la raison », écrit Cervantes. Mais, comme nous
l’avons déjà signalé, le pouvoir de contagion de l’écrit ne se réduit pas aux héros tourmentés de Cervantes et de
Flaubert : il « contamine » et féconde aussi les lecteurs, et surtout les relecteurs, saisis par la folie de la littérature.
10S’opposant à la lecture médiocre et plate de certains flaubertistes, Borges avait perçu la dimension sacrée de cette
folie, ou de cette grâce, si proches de celles du héros de Cervantes : « J’ose suggérer que la justification de Bouvard
et Pécuchet est de l’ordre esthétique […]. Une chose est la rigueur logique, une autre la tradition déjà presque
instinctive qui met les paroles fondamentales dans la bouche des gens simples et des fous. N’oublions pas le respect
dont l’Islam entoure les idiots, dont on dit que l’âme leur a été ravie pour monter au ciel ; et aussi ces passages de
l’Écriture où nous lisons que Dieu a choisi dans le monde le pauvre d’esprit pour faire honte aux sages4. »
Le grand maître soufi Muhyî al-Din Ibn ‘Arabî5 a exposé dans plusieurs de ses œuvres sa conception du buhâli6 qui
peut être résumée ainsi : un être raisonnable mais privé de raison. Si on accepte la suggestion de Borges, le
« martyre » continu de don Quichotte, comme celui de Bouvard et Pécuchet, serait donc une grâce : la vérité qui sort
de la bouche d’un enfant et balaye l’hypocrisie générale, comme dans le très caustique intermède de Cervantes, « Les
tréteaux des merveilles ». S’« il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin », ainsi que
l’écrit Flaubert, il faut convenir que la folie est le meilleur antidote contre la myopie des critiques d’hier et
d’aujourd’hui, pour lesquels « le médiocre étant à la portée de tous est le seul légitime », et il faut donc « honnir toute
espèce d’originalité comme dangereuse ».
12J’ai cité le paragraphe tiré du livre de Flaubert que j’ai placé en épigraphe à mon roman Paysages après la bataille.
Le poids de la bêtise qui, telle la lourdeur de toute la Terre, écrase Bouvard et Pécuchet, leur rejet d’une Création si
mal en point ne pouvaient que les conduire à la même conclusion que Pierre Ménard (le personnage de Borges) :
copier, copier, toujours copier.
13Le sottisier de Flaubert, le Dictionnaire des idées reçues, la reproduction des idioties entendues, des perles lues
dans des journaux, etc. – heureusement pour eux, il n’y avait pas encore de causeries radiophoniques ni de débats
télévisés ! – étaient le résultat de cette sagesse ultime des fous et de leur humilité presque divine : comme le dit Borges
de la décision « résignée ou ironique de propager des idées strictement contraires à celles qui ont cours ».
14Dans un chapitre du dernier roman de Julián Ríos, on voit Bouvard et Pécuchet, voyageurs hardis, surfant sur
Internet dans un cyberespace qui multiplie par mille les connaissances aléatoires et les théories douteuses, allant
d’exaltations en déceptions, débordés par la prolifération infinie d’informations éphémères. Leur prophétie est presque
une réalité : « On ira dans les astres – et quand la terre sera usée, l’Humanité déménagera vers les étoiles. » On trouve
en germe dans cette phrase l’extraordinaire roman de Döblin, Montagnes, mers et géants, et l’exclamation des sages
du futur : « Abandonnons la Terre ! »
15Pour mettre en évidence la pauvreté et la cacophonie des discours politiques, économiques, publicitaires ou, pire
encore, « culturellement corrects » qui nous inondent aujourd’hui, il suffit de les reproduire d’une façon sélective, sans
aucun commentaire. Dans plusieurs de mes romans, j’ai cédé courtoisement la parole à mes critiques, copiant mot
pour mot leurs invectives et leurs attaques personnelles à mon égard. On ne peut pas imiter, par exemple, le langage
fasciste de la Phalange : il faut le réécrire en le copiant et en découpant des phrases de ses harangues et de ses poèmes
pour les recoller ensuite les unes aux autres comme dans un travail de scribe, mais qui s’avère, en fin de compte,
créateur. L’anthropophagie du copiste assimile, tout en le déconstruisant grâce à la citation, le langage universel de
l’idiotie.
Ce procédé, employé avec plus ou moins de bonheur par un éventail d’auteurs, de Léon Bloy – si admiré par Borges –
à Jacques Prévert, a été élevé au rang de chef-d’œuvre par l’écrivain viennois Karl Kraus7.
Une grande partie de l’œuvre de Kraus – le père de cet aphorisme célèbre : « Au commencement était la presse et
après le monde. » – se fonde justement sur l’appropriation dialogique du discours des autres à la façon de Cervantes
(par exemple, les paroles du Morisque Ricote complimentant le roi pour le juste décret d’expulsion de ses
coreligionnaires) et aussi de Flaubert (de Madame Bovary jusqu’à son roman posthume). Une entreprise littéraire de la
taille et de la qualité de celle de l’auteur des Derniers Jours de l’Humanité prouve a posteriori que la « sottise » de
Bouvard et Pécuchet n’en était pas une : Kraus copia et thésaurisa comme eux des citations choisies dans une sorte
d’écrin de bijoux ou tiroir de monstres conformément à une stratégie qui met à nu les mécanismes cachés des inepties
et des fadaises, des lieux communs et des « vérités » universellement acceptés. Karl Kraus était flaubertien sans le
savoir, comme Flaubert était cervantiste, mais, lui, en connaissance de cause. Le travail de Kraus, encore mal connu
en France, s’inscrit contre la fausse modernité des avant-gardes – ou plutôt contre le « vent de la mode » dont parle le
peintre Antonio Saura8 – au nom de la « modernité intense » des artistes contaminés et fécondés par Cervantes. Kraus
résumait ainsi son propos : « Que mon style s’empare de tous les bruits du temps ! » Même si cela devait vexer ses
contemporains, il était cependant certain, avec la même foi qu’un Flaubert en son aventure littéraire, que plus tard on
l’écouterait comme en tenant « collée à l’oreille une coquille d’où sort la musique d’un océan de boue ».
18Bouvard et Pécuchet est une œuvre inachevée : l’ambition du projet la condamnait peut-être à se répéter dans des
cercles de plus en plus larges, dans une sorte de spirale sans fin. Mais elle est le sommet d’une entreprise littéraire
sans limites dont la folie rivalise avec celle de Cervantes. Il faut lire le roman à la fois à la lumière du Quichotte et
à celle de la totalité du corpus littéraire flaubertien, dans sa recherche de la « relation nécessaire entre le mot juste et le
mot musical ». La rigueur sans concession du récit des mésaventures des deux piètres héros révèle l’attitude humble et
solitaire de l’artiste face à la bouffonnerie devenue passage obligé vers la notoriété, face à l’industrie « littéraire » de
misère morale et mentale, à la prostitution du talent et à la dévalorisation incessante des mots.
La « sagesse de l’incertitude » dont parle Milan Kundera est la même que celle de Cervantes et de Flaubert. Telle fut
la grande découverte du Quichotte. Comme l’a écrit l’auteur de La Plaisanterie : « Le monde fondé sur une seule
vérité et le monde ambigu et relatif du roman sont pétris chacun d’une matière totalement différente. La Vérité
totalitaire exclut la relativité, le doute, l’interrogation et elle ne peut donc jamais se concilier avec ce que j’appellerais
“l’esprit du roman”9. »
20Au cœur de la très berlinoise Alexander Platz, personnage central du magnifique roman éponyme d’Alfred Döblin,
totalement rasée par les bombardements alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les autorités de la défunte
République démocratique allemande ont élevé une gigantesque tour circulaire, visible en permanence de l’autre côté
du Mur. Elle abritait jadis l’antenne de la télévision d’État et abrite toujours un restaurant panoramique tournant d’où
les clients peuvent profiter, tranche par tranche, d’une vue magnifique surplombant la ville. À côté des terrains vagues
et des décombres, se détachent des bâtiments tellement gris et disgracieux qu’on les dirait reconstruits avec une
malveillance délibérée, selon les canons d’une esthétique vouée au culte de la laideur ; installé au sommet de la tour,
le visiteur peut contempler également les toits rougeoyants de quelques édifices prussiens datant du XIXe siècle,
épargnés par les flammes et la destruction. Symétriques, harmonieux et tracés avec une rigueur remarquable ; leur
perfection ne peut, cependant, être admirée que du haut de la tour. Cette conscience professionnelle et artistique
poussée à l’extrême m’a sincèrement ému. Les artisans avaient-ils prévus que, des siècles plus tard, des centaines de
personnes admireraient quotidiennement leur œuvre depuis une vigie en béton, érigée en symbole d’un système
obsolète et condamné à la ruine ? Avaient-ils eu l’intuition de l’invention des engins volants comme ceux imaginés
par Bouvard, et d’appareils sophistiqués de photographie aérienne ? Ou bien œuvraient-ils tout simplement à la gloire
de Dieu et de ses anges, embrasés qu’ils étaient par la foi qui illuminait leur existence ? Tant de beauté et tant de
rigueur destinées à demeurer à l’abri du regard étaient en tout cas le fruit de l’imagination d’une poignée d’artistes,
dont la soif de perfection ajoutait à ce que leurs concitoyens pouvaient voir, une partie secrète et précieuse, dissimulée
aux regards des intrus, lieu d’offrande apporté au sacré, flamme d’amour sans rétribution aucune.
21Ce patient et silencieux labeur de celui qui cherche le poids spécifique et la beauté des mots constitue la substance
même de la littérature. Peu importe si le myope ne le perçoit pas et admire la banalité, comme en témoignent ces
comptes rendus dans les pages littéraires des journaux qui dégoûtaient Bouvard et Pécuchet et Flaubert, remplis
d’« outrages à des chefs-d’œuvre » et de « révérences faites à des platitudes » ; c’est un effort non rentable, imposé
par une exigence intime qui sera peut-être reconnu par un simple hasard, des années ou des siècles plus tard.
22La partie immergée de l’œuvre littéraire sert à la maintenir à flot comme l’iceberg : la netteté et la fulgurance
apparentes n’existeraient pas sans elle. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas, tout simplement, d’œuvres
vives, comme on dit de la partie de la coque du navire au-dessous de la ligne de flottaison, mais de suspension
silencieuse, noyau irréductible à la superficialité de l’image : densité, épaisseur, radicalité salutaire.
Même si ceux qui défendent, comme Flaubert, la rigueur morale dans toute création esthétique sont de moins en moins
nombreux : un seul suffirait. Mais leur rareté et les dures conditions de leur survie devraient inciter plus d’un ministère
de l’Environnement à les déclarer dès à présent « espèce protégée10 ».
NOTES
1 Traduit de l’espagnol par Aline Schulman, Paris, Fayard, 1985.
2 Paysages après la bataille, p. 171.
3 Il s’agit de son tout dernier roman, Toute une histoire, dont il sera question dans le texte suivant. 
4 Citation extraite de Discussion, de Jorge Luis Borges, traduit par Claire Pailler-Staub, Paris, Gallimard (nouvelle édition), 1986.
5 Philosophe et soufi hispano-musulman, né à Murcie (Espagne) en 1165, mort à Damas (Syrie) en 1240, Ibn ‘Arabî est le maître spirituel par
excellence (al-Shâykh al-akbar) de la mystique musulmane. L’œuvre akbarienne s’imposa au corpus soufi islamique par sa concision, sa
profondeur, sa modernité ainsi que par le caractère sublime de ses formulations. À consulter : Al futûhât al-maqqiyya (« Révélations
mecquoises »), Fuçuç al-Hikâm (« La Sagesse des prophètes ») et Turjumân al-Ashwâq (« L’Interprète de l’ardent désir »).
6 Pluriel bahâlil. Ce sont des demeurés dont la raison a chaviré par suite d’un choc provoqué par une théophanie : hûm ashâb uqûl bi-lâ
uqûl (« ce sont des hommes raisonnables mais sans raison »), car « leurs raisons sont retenues auprès de Lui, réjouies dans Sa contemplation,
plongées dans Sa présence, éperdues dans Sa majesté. […] ». Les buhâli(s) occupent une « station » (maqâm) de sainteté à l’instar des autres
catégories de l’échelle spirituelle. Consulter à ce sujet Claude Addas, Ibn ‘Arabî ou la quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989.
7 Écrivain autrichien né à Jicin (Bohême) en 1874, mort à Vienne en 1936. Auteur de Les Derniers Jours de l’Humanité (Die letzen Tage
der Menschheit) publié en 1922, vaste pamphlet dialogué en cinq actes contre la guerre. Il existe une traduction française de ce texte, effectuée
d’après une version scénique réduite établie par K. Kraus lui-même, et publiée par l’université de Rouen en 1986.
8 Peintre espagnol né à Huesca en 1930, mort à Paris le 22 juillet 1998, Antonio Saura a peint la vie, la mort, la douleur avec intensité mais aussi
avec tendresse. À consulter : sa magnifique illustration de Don Quijote de la Mancha (Circulo de lectores, Barcelona, 1987) et, pour en savoir
plus, Portraits d’Antonio Saura, de Julián Ríos, Paris, José Corti, coll. » Ibériques », 1998 (traduction d’Albert Bensoussan).
9 Écrit directement en français et paru aux éditions Gallimard en 1986.
10 Titre, également, d’un texte publié en hommage posthume à Don Julío Caro Baroja (1995).
Requiem allemand
Dans son essai sur la misère intellectuelle et morale de la fin de ce millénaire1, sur cette catastrophe programmée mais
attendue dans l’indifférence, pour ne pas dire avec un fatalisme souriant, par les chantres du libéralisme pur et dur,
Günter Grass soulignait l’impossibilité pour l’écrivain de rester les bras croisés face à la désertification culturelle et
à la menace d’autodestruction qui le guette, à moins qu’il ne choisisse de « s’adapter au point de vue dominant, de
trouver une justification aux nouvelles technologies audiovisuelles2 » et d’accepter de prospérer tranquillement
à l’ombre de la « toute-puissante industrie de loisirs ». La distinction fondamentale entre le texte littéraire et le produit
éditorial qu’Antonio Saura désigne, à juste titre, comme la différence entre « le vent de la mode et l’intensité
moderne » – distinction que les médias s’évertuent patiemment à gommer – a conduit à l’exclusion et à la
condamnation de tous ceux qui, refusant de s’enrichir et de recevoir les honneurs des « vivants », s’efforcent de se
hisser au niveau des « morts », de cette lignée d’écrivains dont ils descendent, de Cervantes à Flaubert et à Borges. En
tant qu’« ennemis conscients de l’art décaféiné au goût des Académies », « ils ont été, depuis que la littérature existe,
persécutés par l’État et par ses agents inquisiteurs qui continuent, encore aujourd’hui, à exercer, calés dans leur
fauteuil de stars de la critique, la charge de papes de la littérature ». Paroles prémonitoires qui, nous le savons, n’ont
pas tardé à se réaliser. Dès sa parution, le dernier roman de Grass, Toute une histoire, a été soumis en effet à un rituel
destructeur et purificateur. En couverture d’un hebdomadaire allemand très connu, on a pu voir la photo d’un critique
fort réputé déchiquetant avec une sainte fureur un exemplaire de ce roman3.
2Dans un pays où le souvenir des gigantesques autodafés de 1933 demeure vivant, le rituel liturgique de ce critique
vedette revêt une signification et un contenu hautement cathartiques ; il montre le rejet, par un cerveau « sain » en
apparence et adapté aux valeurs en usage, d’une œuvre qui porterait atteinte aux principes esthétiques du
consommateur de produits éditoriaux et à la nouvelle et sacro-sainte unité nationale allemande, que le romancier
compare à celle qui fut proclamée en 1871 par l’empereur Guillaume Ier ou, d’une manière implicite encore pire,
à l’annexion de l’Autriche et des Sudètes par Adolf Hitler.
3La normalisation et la démocratisation qui ont transformé l’Allemagne vaincue en un géant économique membre de
l’OTAN et de l’Union européenne nous imposent de détourner nos regards de son passé proche, épuisé de brutalité et
de violence : la responsabilité collective du peuple allemand dans l’élection du Führer et les crimes nazis qui en
découlèrent. Cet oubli délibéré fut peut-être nécessaire pendant un certain temps pour sortir le pays de son état de
prostration et de honte lié au souvenir de ces événements ; cependant, avec le temps, il a fini par se muer en amnésie
et par favoriser la résurgence des thèses négationnistes d’extrême-droite et la propagation de versions banalisées des
crimes hitlériens grâce à l’invention d’un distinguo subtil entre le patriotisme de la nation allemande et les errements
de l’hitlérisme. Cette ignorance du passé, aux vertus protectrices, dont on a également plusieurs exemples à travers
l’histoire de l’Espagne et de la France, ne concerne pas seulement le nazisme et ses complices, elle menace aussi
l’œuvre de tous ceux qui l’ont dénoncé depuis leur exil – les frères Mann, Döblin, Benjamin, Canetti, Hannah Arendt,
Brecht, Nelly Sachs, etc. –, une œuvre à laquelle ne peuvent se mesurer les nouveaux écrivains de la République
fédérale toute fringante et repue. Comme l’écrivait Günter Grass dans son essai intitulé « Le don de la liberté » : « Le
génocide que l’Allemagne a planifié, mis à exécution, toléré, nié, occulté, et qui eut lieu au vu et au su de tous, n’a
toujours pas été digéré, il ne sera pas digéré de sitôt et restera accroché comme une roue de moulin au cou des
Allemands, même de ceux qui sont nés après tous ces événements. »
4Le consensus formé autour d’épisodes historiques considérés comme culturellement corrects, comme l’unification
allemande consécutive à la défaite de Napoléon III à Sedan et les impératifs de la guerre froide avec la division du
pays en deux entités opposées, a permis l’émergence des deux côtés de la frontière d’un conformisme politique et
littéraire contre lequel ont combattu en vain Arno Schmidt, Uwe Johnson, Heinrich Böll et bien entendu Günter Grass
lui-même, et qui leur a valu la haine des nouveaux mandarins et des clercs qui leur sont dévoués, et surtout cette
étiquette, ironiquement inventée par Karl Kraus, d’« oiseaux qui souillent leur propre nid ». L’amnésie et la
satisfaction procurées par la puissance économique et par le poids sans cesse grandissant de l’Allemagne sur la scène
internationale se sont conjuguées pour libérer une immense clameur de victoire devant l’impétueux processus de
réunification, mieux vaudrait dire devant l’absorption par la RFA de sa rivale caduque et discréditée. Affronter en
solitaire cette ivresse collective, comme l’a fait Günter Grass, d’abord sous forme d’articles, ensuite dans son roman
complexe et si habilement construit, ne peut en effet que provoquer des réactions violentes comme l’attitude de ce
critique vedette déchiquetant le livre. Grass a retourné les fondations de l’histoire officielle allemande de ces cent
cinquante dernières années, il a perpétré un attentat contre son capital symbolique grâce à un roman dont la qualité
n’a fait que décupler la colère de tous les bien-pensants contre ce « souilleur de son propre nid ». Paradoxalement, le
scandale provoqué autour de son livre confirmait à merveille la situation exposée clairement par l’auteur. Le refus
catégorique de reconnaître le passé ne constitue-t-il pas la meilleure preuve de la persistance des vieux réflexes
répressifs et des opinions autoritairement imposées par la clique des détenteurs du savoir de la glorieuse Allemagne
réunifiée ?
5Les événements historiques qui servent de toile de fond aux évolutions des protagonistes de Toute une histoire et
à leurs tribulations tragi-comiques s’inscrivent dans la période immédiatement postérieure aux journées cruciales de
l’automne 1989 – protestations, sit-in dans les églises de Leipzig, voyage décisif de Gorbatchev à Berlin-Est, grande
marche unitaire le 4 novembre et chute du Mur cinq jours plus tard – s’étendant de la lente décomposition de la RDA
et de l’autodissolution du Parti des Travailleurs au pouvoir au début de ce que Günter Grass appelle « l’avènement de
la nouvelle monnaie » et « l’instauration de la société de consommation dont on avait été si longtemps privés ».
Mais venons-en, sans plus attendre, à la trame du livre qui, comme pour la plupart des romans de Grass, n’est guère
facile à résumer. Un écrivain célèbre de la RDA, Theo Wuttke, né en 1919, affublé du surnom affectueux et familier
de Fonty en raison de son admiration sans bornes pour le romancier Theodor Fontane (1819-1898) dont il connaît par
cœur les romans, les chroniques journalistiques et la biographie, s’identifie à celui-ci au point de devenir sa véritable
copie. Il s’agit d’un cas de dédoublement permanent de personnalité, ses deux vies s’entrelacent jusqu’à se fondre
l’une dans l’autre : il s’exprime tantôt comme Wuttke, tantôt comme Fontane. Fonty est un personnage-centaure. Il
oscille entre le personnage de l’écrivain éduqué sous un régime fasciste, membre des Jeunesses hitlériennes,
journaliste correspondant de guerre dans le protectorat de Bohême-Moravie et en France occupée, appariteur
« planqué » au ministère de l’Air du Reich, naguère compagnon de route du régime communiste de l’Allemagne de
l’Est, activiste et indicateur à la solde de la Kulturbund officielle malgré sa défense prudente de la liberté de création
et ses rêves, toujours frustrés, d’indépendance intellectuelle, et feu Theodor Fontane, fils d’un pharmacien,
d’ascendance huguenote, lui-même étudiant en pharmacie, fréquentant les salons littéraires de Berlin, partisan de la
révolution de 1848, « plus tard vendu, selon ses propres termes, à la réaction pour trente pièces d’or », honorable
correspondant et agent officieux de son gouvernement à Londres, auteur d’une œuvre historico-journalistique sur les
campagnes victorieuses menées par la Prusse contre le Danemark, l’Autriche et la France, éphémère secrétaire
à l’académie des Arts de Berlin et, au final, passée la soixantaine, auteur d’une douzaine de romans de facture réaliste
qui, même s’ils ne connurent pas un succès européen, n’en furent pas moins salués avec enthousiasme par le jeune
Thomas Mann4.
7Les parallélismes et les ressemblances entre Theo et Theodor ne s’arrêtent pas là. Tous les deux avaient connu des
mariages difficiles, tous deux avaient eu des aventures sentimentales dans leur jeunesse – l’étudiant en pharmacie
Fontane avec Magdalene Strehlenow, le caporal de première classe Wuttke avec Madeleine Blondin dans la France
occupée –, aventures qui furent couronnées par la naissance de filles illégitimes ; leurs épouses s’appelaient Émilie et
Emmie et leurs quatre rejetons avaient des homonymes maquillés en diminutifs affectueux ; ils étaient tous deux
anglophiles, mais restèrent cependant attachés à l’administration réactionnaire prussienne et à l’État ouvrier et paysan
de l’Allemagne de l’Est ; leur faiblesse de caractère et les difficultés matérielles les poussèrent à occuper des emplois
vils et contraires à leurs principes ; tous deux durent s’adapter à leur époque et retourner leur veste ; ils manifestèrent
leur estime personnelle à leurs amis juifs, mais écrivaient en même temps des articles antisémites ; ils durent tempêter
et avaler bien des couleuvres car ils avaient appris à vivre sous la pression et n’avaient pas le droit de parler.
8Ainsi Fonty, le centaure, mélange ses souvenirs de deux époques, passe d’un siècle à l’autre, accélère
vertigineusement le rythme des jours – qui vont de la période qui culmine avec la révolution de 1848 aux
manifestations ouvrières de juin 1953 à Berlin et à celles de Leipzig en 1989, de la réunification de Köhl à la
proclamation de l’Empire par Bismark ; du ministère de l’Air nazi au Kulturbund communiste et à l’agence fiduciaire
chargée de liquider « l’amas de ferraille industriel » de l’Est et sa « monnaie en fer blanc » – « Les siècles lui étaient
perméables, disent les narrateurs anonymes ; selon sa géographie intérieure, la Sprée se jetait dans le Rhône. »
9Les personnages du roman sont tour à tour rajeunis – ou vieillis – selon un traitement achronique et atopique. L’un
des narrateurs se charge d’ailleurs de nous le rappeler : « La création littéraire peut tout se permettre. » Wuttke
s’exprime en effet comme Wuttke mais aussi, sans transition, comme son double, l’original se superpose à la copie et
vice versa. Les justifications a posteriori de sa conduite renvoient à des événements récents ou survenus une centaine
d’années plus tôt. Fonty célèbre en même temps ses soixantième et cent-soixantième anniversaires. La visite de Theo
à la sépulture de son alter ego et sa surprise de se voir pétrifié en un monument de marbre lui remettent en mémoire
ses propres funérailles et lui permettent de fondre sa vie dans celle de son double, ainsi que dans les vies des
personnages des romans de Fontane, à différentes étapes de sa carrière chaotique.
10Wuttke a élaboré sa biographie, disent les narrateurs anonymes, « en accord avec l’ambiguïté de son modèle ; alors
que jusqu’à un âge très avancé l’Immortel Fontane ne cessait d’affirmer, que ce soit dans ses lettres ou chez lui, dans
des propos de table, son amour de la liberté, il n’en exerçait pas moins en silence le métier servile à l’ombre du
système établi du moment. »
11Le jeu de miroir et de dédoublement littéraire évocateur de Fonty se multiplie avec la figure de son ombre-diurne-
et-nocturne, Ludwig Hofftaller, « dont la vie antérieure », nous disent les narrateurs anonymes – comme Fontane, il
est né en 1819 –, « s’est vendue dans les librairies de l’Allemagne de l’Ouest sous le titre de Tallhover et qui
commença à exercer son activité au début des années quarante du siècle dernier, mais ne mit nullement fin à cette vie,
là où le biographe a mis son point final : à partir du milieu des années cinquante de notre siècle, il continua bien
au contraire de mettre à profit son immense mémoire, prétendument à cause de ces nombreux cas non résolus dont
faisait partie le cas Fonty. Imperceptiblement, Hofftaller se transforme en Tallhover, protagoniste du roman de Hans
Joachim Schädlich publié en 1986, sans cesser d’être Hofftaller, à l’image de Theo Wuttke dont la personnalité se
fond dans celle de Fontane pour donner naissance au symbiotique et protéiforme personnage de Fonty. »
12Son ombre-diurne-et-nocturne accumule ainsi une vaste expérience d’agent secret et d’espion double : témoin et
archiviste des troubles révolutionnaires qui secouèrent le XIXe siècle, de l’écrasement des communistes pendant la
révolution spartakiste de 1919 au Troisième Reich hitlérien, à l’extermination des Juifs, à la proclamation de la
naissance du nouvel État ouvrier et paysan dans la zone d’occupation soviétique, au soulèvement de la population
berlinoise de juin 1953 et à la construction, un peu plus tard, du Mur, etc., Hofftaller, espion de Wuttke, qu’il protège
discrètement tout en exerçant sur lui un certain chantage, ne quitte pas d’une semelle le centaure Fonty. Cette traque
dura près d’un siècle, créant entre eux une espèce d’union hypostatique contre laquelle vont échouer toutes les
tentatives de fuite de Fonty-Wuttke et de Fonty-Fontane. Même si parfois Fonty ne se prive pas de louer les « qualités
de misérable » de Hofftaller-Tallhover ou d’inviter son ombre-diurne-et-nocturne à se volatiliser, il n’en reste pas
moins convaincu, à juste titre, qu’il est attaché à lui par une chaîne d’erreurs, de fautes lourdes ou légères, aussi solide
que celle qui le lie à son épouse Émilie et à sa réincarnation Emmie.
13Les promenades et les conversations du duo occupent la plus grande partie de Toute une histoire. Les narrateurs
nous les montrent dans Tiertgarten ou à la porte de Brandebourg, mêlés aux « piverts ou piqueurs du Mur et aux
marchands de souvenirs, ou circulant dans ce no man’s land désertique des dizaines d’années durant », et dont,
« à présent, la vaste superficie n’attendait goulûment que des propriétaires » ; ou pendant leur visite extraordinaire au
MacDonald proche de la gare centrale, quand Fonty se met à déclamer les ballades de Fontane devant les clients
ahuris du fast-food ; lors du voyage, ou fuite manquée, de Wuttke en Angleterre, en raison de l’irruption de son
ombre-diurne-et-nocturne dans le wagon, à la dernière minute ; ou encore pendant le repas des noces de la fille de
l’écrivain avec un agent immobilier de l’Ouest, au beau milieu duquel se présente soudain Hofftaller avec, sous le
bras, un cadeau empoisonné : les rapports confidentiels rédigés par la fiancée sur son propre père. Ou bien, durant les
vacances de Fonty et de son épouse au bord de la Baltique, vacances gâchées, du reste, par l’apparition d’un Hofftaller
grossièrement déguisé en touriste américain qui apporte la nouvelle de l’existence et de l’arrivée à Berlin de la petite-
fille française de Wuttke, obligeant celui-ci à retourner précipitamment chez lui ; à travers leur promenade dans
Tiertgarten, allusion parodique aux parties de canotage du jeune Fontane et du jeune Wuttke en compagnie de leurs
maîtresses. Toute une histoire et, comme une fatalité du destin, « Votre Seigneurie espionnante […] Votre
Mouchardante Altesse, dira Fonty, surgit quand on s’y attend le moins ».
14Comme don Quichotte et Sancho, Jacques et son maître, Bouvard et Pécuchet, les héros de Toute une histoire sont
à la fois inséparables et complémentaires, dans la vie comme dans la littérature. Les narrateurs anonymes du roman le
disent d’une manière directe : « Peut-on imaginer un Fonty sans son ombre-diurne-et-nocturne ? Son absence ne
mettrait-elle pas immédiatement fin au récit, construit sur le principe de l’écho qui, quelle que soit leur discordance,
doit se raconter à deux voix ? »
15Les vicissitudes, les gloires et les déboires, les césures de l’histoire allemande de ces cent cinquante dernières
années, cachent l’existence d’un fil souterrain assurant la continuité des pouvoirs qui se sont succédés : les Archives
où s’entassent les piles de dossiers relatifs à la censure et à l’espionnage, au milieu desquelles évolue avec une aisance
certaine la galerie de personnages immortels tels que Tallhover ou Hofftaller, immortels parce que leur activité n’a pas
de fin, même après la chute du Mur et l’effondrement du prétendu État ouvrier et paysan. La « destruction des
résidus » de listes, de correspondance et de dossiers et leur transformation en simple combustible sont utiles voire
indispensables en raison des secrets dangereux ou tout simplement compromettants que ces documents recèlent tant
pour les mouchards que pour les mouchardés. Hofftaller n’aura donc aucune crainte quant à son avenir, car du travail
il y en aura toujours dans la flamboyante Allemagne réunifiée.
16« Qui parle de cessation d’activité ? C’est aller vite en besogne. Croyez-moi : nous ne nous arrêtons jamais. À peine
nous a-t-on balayés que nous revoilà, et bourrés d’informations qui, bien empaquetées, ont résisté à la mauvaise
saison. Des informations du reste très demandées, et qui ont leur prise. […] Les services n’ont jamais rien fait
à moitié. Ce que commencent les Tallhover, les Hofftaller le continuent, ne serait-ce qu’en incitant les meurtriers
d’hier à ériger aujourd’hui des monuments à leurs victimes. »
17Vers la fin du roman, on voit un Hofftaller optimiste faisant part à un Fonty démoralisé et abattu de l’ouverture des
« nouvelles perspectives » et de « contacts réactivés » avec les services secrets « devenus désormais panallemands ».
18« C’est la seule manière de protéger notre Allemagne de l’invasion par les étrangers. On peut intégrer
l’hinterland ouest-européen, mais seulement – comme j’en ai récemment donné le conseil à mes nouveaux associés –
si l’Allemagne a une position particulière. »
19Le dicton populaire dit : « On prend les mêmes et on recommence. » Alors qu’en RDA des millions de gens se
voient réduits au chômage et à l’inactivité, le métier de policier, sous des formes sans cesse renouvelées, continue
d’avoir de beaux jours devant lui : « Les espions, tout comme les écrivains qu’ils espionnent, sont immortels. »
20Günter Grass nous entraîne ainsi, peut-être sans le vouloir, dans le champ romanesque de Cervantes. Si Alonso
Quijano est don Quichotte sans pour autant cesser d’être ce qu’il est, Fonty est, quant à lui, simultanément Wuttke et
Fontane, comme Hofftaller est Tallhover. De la même façon que le don Quichotte et le Sancho de la seconde partie
sont reconnus comme des personnages de la première partie du Quichotte de Cervantes et aussi
du Quichotte apocryphe d’Avellaneda ; les protagonistes de Toute une histoire commentent fréquemment les récits de
leur biographe, soit pour confirmer leurs faits et gestes, soit pour les réfuter ou en rectifier les erreurs. C’est ainsi que
Tallhover offre à Fonty un exemplaire du roman de Schädler où il est question de la fuite temporaire à l’Ouest de son
ombre-diurne-et-nocturne et de la collaboration de celle-ci avec les services spéciaux est-allemands.
21« C’est difficile, lui dit-il, mais cela valait la peine de le lire, la plus grande partie est bien réelle mais pas la fin. […]
Non, Tallhover n’a pas tiré un trait, il a seulement changé de côté, il était très demandé en face. C’est ce que mon
biographe n’a malheureusement pas voulu croire ; il a mal mesuré la liberté courante à l’Ouest, il m’a vu acculé, m’a
inventé un désir de mourir. […] Comme si nous pouvions tirer un trait, nous autres ! »
22Alors que ce fin limier d’Hofftaller n’hésite pas à défendre l’honneur et l’utilité de sa profession, affirmant même
que son biographe est d’accord avec lui, Fonty fait fréquemment allusion, quant à lui, aux erreurs commises par les
siens « qu’il appelait, quand il était de bonne humeur, “mes valeureux effaceurs de traces” ». Quand Fontane parle de
sa propre biographie, œuvre de Hans-Heinrich Reuter, il la qualifie d’« excellente » quoiqu’il mentionne au passage et
avec la même ambiguïté suggérée par l’auteur ou les auteurs du Quichotte qu’« il était lié à nos Archives d’une façon
quelque peu capricieuse ». Rien de tel que de se dédoubler, de faire jouer les miroirs, de prendre les moulins pour des
géants et les plats à barbe pour des heaumes, pour arracher de la manière la plus sûre le lecteur à ses pauvres certitudes
et le catapulter dans le domaine fertile du doute. Günter Grass, tout comme Cervantes, affirme une chose et immédiatement
son contraire. Face à un monde en perpétuel mouvement, mais où la misère et les fléaux de toutes sortes persistent,
mieux vaut la lucidité du sceptique que le « sourire doux et permanent de cette certitude qui cache le doute ».
Les parallèles et les affinités avec le roman de Cervantes ne s’arrêtent pas là. Si le don Quichotte de la seconde partie
se révolte contre le sort que semble lui réserver le livre d’Avellaneda en modifiant le plan de son voyage – au lieu
d’aller à Saragosse où se rend le héros du roman d’Avellaneda, il ira, lui, à Barcelone – de manière à frustrer le
faussaire de toute paternité et à démontrer clairement la fausseté de son récit, Hofftaller, pour sa part, se rebelle contre
son auteur Schädler et, nous disent les auteurs anonymes de Toute une histoire, « il avait refusé d’obéir à son
biographe qui voulut le liquider après presque cent ans de bons et loyaux services ». Cette double ou triple
appartenance au corpus de la littérature favorise, contrairement à tous ces romans uniformes et désespérément plats,
une lecture en relief, pleine de hauts et de bas, qui nous oblige à revenir sur nos pas pour en saisir les lois internes. Ce
que Reuter a écrit à propos de Fontane, et Schädlich à propos de Tallhover, s’entremêle avec le récit des auteurs
anonymes des Archives : le lecteur navigue sur un océan d’incertitudes agité par une achronie semée d’embûches et de
pièges. Pour le cas où cela ne suffirait pas, l’exemple des personnages des romans de Fontane – les héros et héroïnes
d’Avant la tempête, Errements et Tourments, Effi Briest5, etc. – inspire la conduite de Fonty, mais aussi celle de son
entourage, de la même manière que la lecture des romans pastoraux ou de chevalerie contamine les acteurs et les
comparses du Quichotte. Cela ne fait que souligner les pouvoirs d’une invention qui abolit les frontières entre fiction
et réalité, entre littérature et vie, et nous replace dans le champ de manœuvre romanesque de Cervantes.
24D’une manière générale, les narrateurs omniprésents et anonymes n’écrivent pas seulement à la première personne
du pluriel, ils réfléchissent également à la fonction qu’ils remplissent dans la trame du récit et créent, sans distinction
possible, le texte, son commentaire et la description des procédés narratifs eux-mêmes, toujours imprégnés de la
truculente drôlerie cervantesque. « Nous autres qui, aux Archives, sommes les survivants parmi les esclaves voués aux
notes en bas de page, nous nous exhortons à ne pas expédier trop vite le septentenaire […]. Pendant que le couple
s’absente, nous sommes tentés de vitupérer cette curiosité berlinoise qui a surmonté de toute sa hauteur deux guerres
mondiales, mais Fonty nous coupe la parole. Voilà pourquoi nous devons leur faire refaire leur entrée et les amener,
rapetissants, jusqu’au portail qui grandit. […] Même si l’Immortel lui-même avait fait dans ce cas un fondu en noir
afin d’éviter au lecteur du roman toute la vulgarité, nous sommes obligés de le reconnaître : Fonty a dû vomir. » Ou
encore « son ombre-diurne-et-nocturne lui collait aux pas […] aucun artifice littéraire ne pouvait les séparer. »
L’arbre de la littérature de Günter Grass renoue, comme on le voit, avec la tradition la plus féconde et la plus
novatrice du roman européen (Jacques le fataliste, Tristram Shandy6, etc.) dont l’origine remonte également à la
géniale invention de Cervantes. Le groupe de narrateurs anonymes, « curieux par déformation professionnelle », cède
parfois la parole à l’un de ses membres comme dans le chapitre savoureux du mariage de la fille de Fonty et des
promenades en barque de l’Immortel en compagnie de sa petite-fille française. Le « je » est, en d’autres endroits, un
« je » féminin, de surcroît anonyme, mais qui établit une correspondance littéraire avec la petite-fille de Wuttke
à propos de la vie et de l’œuvre de Fontane sur lesquelles Madeleine préparait une thèse de doctorat. Dans d’autres
passages du roman, les narrateurs des Archives optent soit pour une méthode de réflexion impersonnelle, soit pour une
perspective polyédrique du couple Fonty-son ombre, et cela ne fait qu’accentuer leur don d’ubiquité : « Vus de devant,
ils contrastaient, observés de dos, ils s’assemblaient comme les pièces d’un puzzle ; cependant, ils offraient sous tous
les angles un portrait double, toujours prêt pour de nouveaux croquis. »
27Selon un procédé littéraire très hispanique que nous appellerions aujourd’hui vélasquien, Günter Grass se glisse
à l’intérieur du corps textuel : il observe ses personnages, tout en étant à son tour observé par eux et par les narrateurs
anonymes des archives. Le jeu de miroir et de perspectives, comme dans les Fileuses de Vélasquez, se multiplie
à l’infini. En voici un exemple : « Du public arrivait du fond de l’espace vert. Un couple déjà d’un certain âge, lui
nettement plus vieux qu’elle, s’approchait du monument. […] Malgré l’allure d’artiste à la recherche du motif qu’il se
donnait ostensiblement, avec son béret basque, son attitude penchée et sa pipe, ce fut elle qui mit l’appareil photo en
position7. Une idée que nous aurions dû avoir fut réalisée par un couple qui, sans se soucier de la scène représentée,
fait maintenant irruption dans notre compte rendu : perturbateurs, mais comme le plus naturellement du monde, ils se
mirent en travers de notre histoire ; pour ainsi dire le temps d’un intermède. »
29Dès lors, il n’est plus surprenant qu’un projet littéraire comme celui de Günter Grass, insolite en ces temps de
vaches maigres et de médiocrité planifiée, heurte de plein fouet les détenteurs du savoir et leur troupe de moutons
bêlants. Des scènes comme celle du paternoster, c’est-à-dire du monte-charge des archives secrètes avec ses usagers
pressés et grotesques, mêlent ingénieusement humour et cruauté, et synthétisent en une succession rapide d’images la
continuité sous-jacente à la discontinuité historique allemande : la vision furtive des bottes étincelantes du
Reichmarschall par le caporal de première classe Wuttke, celle du bouc de Walter Ulbricht surnommé « barbichu », la
suite d’apparitions et de disparitions par petits bouts, d’abord des chaussures, ensuite du chapeau, de ceux qui lui
succédèrent à la tête de l’État ouvrier et paysan, visions qui culminent avec la montée et la descente du patron de la
Treuhand, puissante agence fiduciaire chargée de liquider les biens de la RDA. « Fonty passa et repassa ce film
à épisodes. Unis dans le paternoster. Du Reichmarschall au patron de la Treuhand. La mémoire tenait son image
frappante, son raccourci saisissant. En même temps, il se voyait lui-même atteindre sa cabine ascendante à différentes
époques. Il comprenait la mécanique du changement sous la forme d’un ascenseur inlassable toujours prêt à offrir ses
services. Tant de grandeur. Tant de descentes. Tant de fins et de commencements. »
Révélatrice et symbolique, également, la description détaillée de la peinture murale – qui n’eut pas l’heur de plaire aux
responsables culturels de la RDA – représentant un portrait de groupe d’écrivains célèbres de la littérature et de la
pensée allemandes du XXe siècle. À côté du portrait multiplié d’un Hofftaller qu’on pouvait reconnaître à son « éternel
sourire figé, à son air perpétuel de menaçante omniscience et à sa façon de passer tellement inaperçu qu’on le
remarquait », il y a « un petit bonhomme [qui] tapait sur un tambour de fer-blanc ». Blasphème suprême : parmi ces
représentants figuraient Freud et Kafka et même le « transfuge Uwe Johnson8 », ce grand romancier victime du délire
schizophrénique de la guerre froide, à qui Günter Grass dédiera quelques pages, belles et émouvantes.
31Si l’on ajoute à la rigueur et à l’audace de Günter Grass sa critique radicale de l’histoire de son pays et de ses
mythes dangereux, sa comparaison provocante du confessionnal avec l’autocritique communiste (« la foi change,
écrit-il, les péchés restent les mêmes ») ou les considérations de Fonty sur le christianisme et le communisme qui
« imposent continuellement des préceptes auxquels personne ne peut obéir », on comprend pourquoi bien des
Allemands se sont sentis visés, d’une façon ou d’une autre, par ses critiques qui, au lieu de susciter de fécondes
réflexions, ne lui ont valu qu’attaques personnelles et invectives. Cependant, ce sont les critiques mordantes de Günter
Grass à l’égard de la toute récente unité allemande qui ont mis le feu aux poudres. Au milieu des hurlements, des
applaudissements unanimes des unifiés et des unificateurs confondus, le rappel par Fonty, l’Immortel, des unions et
des unanimismes passés ont ramené à l’esprit des souvenirs désagréables et difficiles à digérer. Le parallèle entre la
liesse populaire qui marqua le défilé de la victoire de la Prusse à Sedan en 1871 et celle du mois de décembre 1989,
« à l’heure des dirigeants destitués et des affaires négociées à la va-vite » – en passant par le suffrage brutal de la foule
allemande légitimant l’annexion de l’Autriche et le démantèleemnt de la Tchécoslovaquie par le Führer –, arrache le
lecteur à une douce amnésie et le projette dans des réalités peu amènes. Mais donnons la parole au désenchantement
lucide de Fonty : « Comme ici et là s’étaient acoquinés des requins immobiliers de l’Ouest et des girouettes orientales,
on parlait ironiquement de “magouille réunifiée”. […] Tout cet argent, et encore davantage d’argent – l’argent était là,
il n’y avait que lui ! – n’amena pas la prospérité tant attendue, et se dépêcha, après avoir vite étanché des envies de
consommation, de retourner à l’Ouest. […] Sept mille privatisations programmées et deux millions et demi de postes
de travail menacés. […] Ne peut-on pas comparer ce qui se passe aujourd’hui à la terreur, à la guillotine et au vertueux
Comité de salut public ? Des millions de travailleurs et d’employés sont soumis à un processus de décapitation en
vertu de quoi on ne coupe plus leur tête aux individus, mais leurs ressources, en supprimant leur poste de travail sans
lequel ils sont sans tête, du moins dans ce pays. » C’est alors qu’on peut comprendre le geste du critique vedette :
puisque Günter Grass est politiquement et littérairement incorrect, c’est-à-dire qu’il s’autoexclut de la norme établie
par un consensus tacite qui appauvrit la vie littéraire et asphyxie la pensée critique, il devrait être ajouté à la liste
infâme d’« oiseaux qui souillent leur propre nid ». Mais la réalité est tout autre : c’est plutôt le nid qui empeste et ce
sont les écrivains de la trempe de Günter Grass qui donnent de temps à autre, et en toute honnêteté, quelques coups de
déodorant pour combattre la puanteur et les miasmes putrides qui s’en dégagent. En Allemagne comme ailleurs, il est
plus facile de condamner la description d’une réalité sordide que de combattre le sordide lui-même.
33Espérons que l’insoumission littéraire et morale de Grass saura susciter des vocations ! « La faute, nous dit-il,
est toute une histoire, et l’unité en est une plus longue encore, pour ne pas parler de la vérité. » Décliner son
appartenance sur le mode du refus est une entreprise périlleuse et ingrate. Mais l’art ne peut surgir que du refus, et de
la révolte contre l’histoire officielle, ses institutions et ses mythes protecteurs.
NOTES
1 « Le don de la liberté », in Günter Grass, Essais critiques. 1957-1985, traduit de l’allemand par Jean Amsler, Le Seuil, 1986, p. 171.
2 Toutes les citations sont empruntées à la traduction française de Claude Porcel et Bernard Lortholary de Toute une  histoire (Le Seuil, 1997).
3 Il s’agit en l’occurrence du Der Spiegel (août 1997) où l’on voit le critique Marcel Reich-Ranicki (le Bernard Pivot d’outre-Rhin) déchiquetant avec hargne sur
toute la couverture de l’hebdomadaire le dernier roman de Günter Grass, avec ce titre en gros caractères : « Mein lieber Günter Grass… »
4 « Pour ma part, tout au moins, qu’il me soit permis d’avouer qu’aucun écrivain du passé ou du présent n’éveille en moi ce ravissement immédiat et instinctif, cet
amusement spontané, cet intérêt chaleureux, cette satisfaction que j’éprouve à chaque vers, à chaque ligne de ses lettres, à chaque bribe de ses dialogues. » Thomas
Mann, « Le vieux Fontane » (1910). Extrait du Dictionnaire des œuvres, Laffont/Bompiani, 1994.
5 Respectivement : Avant la tempête. Roman d’hiver 1812-1813 (Vor dem Sturm. Roman aus dem Winter 1812-1813), publiés en 1878, traduit par Madith
Vuaridel, Paris, Aubier, coll. « Domaine allemand », 1992. Premier roman de Theodor Fontane (1819-1898), immense fresque de la vie brandebourgeoise à la
veille de l’insurrection nationale contre Napoléon en 1813 ; Errements et Tourments, traduit par Georges Pauline et annoté par Michel-François Demet, Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1997 ; Effi Briest, traduit par André Cœroy, préface de Joseph Rouen, Paris, Gallimard, coll. « L’Étrangère », 1988. Ce roman
est considéré comme le chef-d’œuvre de Fontane et de l’école réaliste allemande.
6 Vies et Opinions de Tristram Shandy Gentilhomme (The Life and Opinions of Tristram Shandy), de Laurence Sterne, écrivain et clergyman anglais (1713-1768),
publié entre 1760 et 1767, traduit de l’anglais par Charles Mauron, Robert Laffont, 1946, et réédité en 10/18, 1975.
7 Il s’agit là évidemment de G. Grass et de sa femme.
8 Uwe Johnson, romancier allemand né en 1934 en Poméranie, mort en 1984 à Sheerness (Grande-Bretagne). Il est passé à l’Ouest en 1959, l’année de la
publication de Conjectures sur Jakob. La  Frontière (Mutmassungen über Jakob). Traduit par Marie-Louise Ponty, préfacé par Hans Magnus Eisenberger, Paris,
Gallimard, coll. « L’Étrangère », 1994 ; il déclare à cette occasion : « J’ai simplement déménagé ; ce n’était pas un geste politique, mais simplement technique,
hygiénique. » Au-delà de sa réputation d’écrivain de la déchirure allemande, Uwe Johnson est considéré comme l’une des voix les plus singulières de sa
génération. Voir sa vaste fresque romanesque : Une année dans la vie de Gésine Cresspahl (Jahrestage. Aus dem Leben von Gésine Cresspahl), en quatre tomes
dont trois parus, traduit par Anne Gaudu, Paris, Gallimard, 1975, 1978, 1979. À signaler également : Uwe Johnson, le sculpteur de Mur, de Pierre Mertens, Actes
Sud, 1989, excellente entrée en matière pour le lecteur qui veut approfondir sa connaissance de la vie et de l’œuvre de cet écrivain allemand.

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