L'énigme Du Père - Freud, Nietzsche (Dostoievski, Paricid)
L'énigme Du Père - Freud, Nietzsche (Dostoievski, Paricid)
L'énigme Du Père - Freud, Nietzsche (Dostoievski, Paricid)
Almeida
1. Freud et l’identification projective
2. Nietzsche, Freud et la mort du père
3. Freud, Dostoïevski et Nietzsche
On assiste, depuis les années 70, à une interminable littérature sur la vie et la pensée de Nietzsche. Ce foisonnement
d’études prend des proportions telles, que même des interprétations relativement récentes (Deleuze, Derrida,
Klossowski, Sarah Kofman) se voient déjà élevées au rang des classiques. Les thèmes anciens, mêlés à d’autres plus
actuels, sont repris, répétés, relus et réécrits dans des perspectives diverses. Ainsi se noue le dialogue d’une
philosophie avec de larges pans de culture : Nietzsche et la métaphysique, Nietzsche et la science, Nietzsche et la
politique, Nietzsche et la musique, Nietzsche et la religion, Nietzsche et l’antisémitisme, Nietzsche et les Nazis,
Nietzsche et le féminin, Nietzsche et la psychanalyse.
Ce dernier thème est devenu un objet d’études surtout à partir des années 80. Cependant, que ce soit en Europe ou en
Amérique, les lectures qu’il suscite révèlent une tendance à rehausser le degré de dépendance qu’aurait Freud vis-à-vis
de Nietzsche. En effet, lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la coïncidence d’intuitions qui existerait entre ces deux
penseurs, la question qui revient, presque immanquablement, est celle de savoir jusqu’à quel point le père de la
psychanalyse est redevable des découvertes du philosophe de Sils-Maria. Freud, on le sait, cite Nietzsche dans ses tout
premiers écrits, et il continue de s’y référer même après le « tournant de 1920 ». Ainsi dans Le Moi et le Ça (1923), et
dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), il reconnaît le précédent nietzschéen quant à l’usage du
terme grammatical Es (ça). Ce terme, que Freud emprunte à Groddeck et qu’il introduit dans Le Moi et le Ça,
désignera dorénavant les forces inconnues qui, dans notre être, nous gouvernent, nous animent et nous poussent.
D’ailleurs, l’abréviation Ics (Ubw de l’allemand das Unbewußte) disparaîtra de la terminologie freudienne, pour ne
resurgir qu’une seule fois (Moïse et le monothéisme, 1939), et ce, de façon descriptive et sous forme d’adjectif.
Freud est pourtant très soucieux de délimiter ce qui lui appartient en propre et ce qui relève d’une autre source. La
peur de paraître malhonnête aux yeux du public, l’hostilité envers tout ce qui pourrait avoir trait au plagiat, à
l’imitation ou à l’appropriation l’amènent à souligner, presque à chaque page, l’originalité de ses découvertes et les
étapes douloureuses de son parcours. C’est comme s’il voulait sauvegarder à tout prix la paternité de ses idées, surtout
lorsque cette paternité semble menacée par une autorité mâle. De Nietzsche, il dira en 1914 : « Je me suis privé du
grand plaisir de lire les ouvrages de Nietzsche, et ce délibérément, afin qu’aucune antériorité d’idées ne vînt gêner
l’élaboration des intuitions que me donnait la psychanalyse » 1. Or, dix ans plus tard, il reparlera de Nietzsche en ces
termes : « Nietzsche, un autre philosophe dont les intuitions et les hypothèses concordent souvent de la plus étonnante
façon avec les résultats péniblement acquis par la psychanalyse, je l’ai longtemps évité pour cette raison même. La
question de la priorité comptait moins pour moi que la préservation de mon impartialité » 2. Du reste, dans une lettre
adressé à Fliess le 1 er février 1900, il ajoute, vers la fin : « Je viens d’acquérir Nietzsche, et j’espère pouvoir trouver en
lui des mots pour beaucoup de choses qui en moi demeurent muettes. Mais je ne l’ai pas encore ouvert » 3.
À en juger par les citations, les allusions et les commentaires épars dans son œuvre, il n’y a pas de doute que Freud a
lu au moins quelques-uns des textes essentiels du philosophe, puisque les intuitions de ces deux penseurs se rejoignent
sur des questions aussi fondamentales que celles du rêve, de la résistance, du transfert, de la compulsion de répétition,
de la jouissance et des pulsions de vie et de mort. Pourtant, comment expliquer la résistance de Freud vis-à-vis de la
philosophie, et de Nietzsche en particulier ?
1. Freud et l’identification projective
Dans un article publié en 1993 sous le titre Freud’s Devaluation of Nietzsche, les auteurs (M. J. Scavio, A. Cooper et
P. S. Clift), essayent de montrer pourquoi Freud, qui dans ses premiers ouvrages citait explicitement Nietzsche et
reconnaissait son importance pour la psychanalyse, s’est détourné du philosophe à partir de 1914 au point de l’oublier
complètement. Ce changement d’attitude s’explique, selon les auteurs, par le fait que Freud s’était brouillé avec Adler
et avec Jung, tous les deux lecteurs de Nietzsche. En outre, il est devenu ami de Lou Andreas-Salomé, avec qui
Nietzsche avait entretenu une amitié passagère, tendue, et qui s’était terminée par une hostilité réciproque. À tout cela
venait s’ajouter l’appropriation de l’œuvre du philosophe par l’idéologie nazie, ce qui n’a fait qu’augmenter les
soupçons et l’antipathie de Freud envers Nietzsche et envers la philosophie en général. Par conséquent, les causes de
l’oubli de Freud seraient à chercher dans un mécanisme d’identification projective qu’il a lui-même développé et qui
l’a amené à oublier entièrement la présence et l’influence de Nietzsche dans son œuvre 4.
Certes, ces remarques ne manquent pas d’intérêt. D’ailleurs, l’histoire de la pensée offre de nombreux exemples de
plagiats mal déguisés (Descartes par rapport à Augustin), de réactions ouvertes contre les anciens maîtres (Aristote
contre Platon, Marx contre Hegel, Nietzsche contre Schopenhauer), ou encore, comme cela semble être ici le cas,
d’un oubli ou d’une résistance vis-à-vis de possibles influences. Ce qui est en jeu dans le cas Nietzsche-Freud serait,
selon les auteurs, une affaire d’ordre politique. Freud, après la rupture avec Adler et, surtout, avec Jung (1914),
n’aurait d’autre issue que d’oublier tout ce qui pourrait, ne serait-ce que de loin, avoir trait au disciple de Dionysos. Il
aurait donc voulu, provoqué, voire renforcé sa cryptomnesia. En effet, et malgré les brèves références que nous avons
évoquées, les développements qu’effectue Freud n’attirent pas l’attention sur la coïncidence d’idées qui existe entre
ses propres découvertes et celles de Nietzsche. Et pourtant, dans les analyses autour du sadisme et du masochisme
(Pulsions et destins des pulsions, 1915), on trouvera de fortes ressemblances avec ce que Nietzsche avait déjà introduit
dans Humain, trop humain, ainsi que dans Aurore 5.
Plus surprenant encore est de constater l’usage que fait Freud du terme même dont s’était servi Nietzsche pour
expliquer la formation de la mauvaise conscience. Ainsi, dans La Généalogie de la morale (Deuxième Dissertation,
section 16), Nietzsche voit dans celle-ci un phénomène qui s’est produit historiquement. C’est dire que le ver rongeur
de la mauvaise conscience a pu pénétrer en l’homme lorsque celui-ci, jusqu’alors adapté à la guerre, à la vie nomade
et à l’aventure, s’est vu tout d’un coup pris dans la contrainte de la société et de la paix. Manquant d’ennemis
extérieurs et de résistances, consumé par la nostalgie du désert et opprimé par la régularité des mœurs, cet animal que
l’on veut apprivoiser « se blesse aux barreaux de sa cage », se déchire, se torture, se harcèle et se maltraite
impatiemment lui-même. Par conséquent : « Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l’extérieur, se retournent
vers le dedans – c’est ce que j’appelle l’intériorisation (Verinnerlichung) de l’homme : voilà l’origine de ce qu’on
appellera plus tard son “âme” » 6.
Or, dans un de ses derniers écrits, Analyse terminée et analyse interminable (1937), lorsqu’il se réfère aux
changements qu’ont traversés les pulsions d’agression, Freud emploie le même terme
d’intériorisation (Verinnerlichung) et la même expression de retournement vers le dedans. « Après tout – déclare-t-il
–, nous admettons qu’au cours du développement de l’homme, c’est-à-dire de l’état primitif à l’état de civilisation, son
agressivité a subi un degré considérable d’intériorisation ou de retournement vers le dedans 7. » Si l’on se reporte
donc à l’évolution du texte freudien, et si l’on considère ses analyses autour du sadomasochisme, du surmoi, de la
mémoire et, peut-être surtout, des pulsions de vie et de mort, on ne peut qu’être surpris de ne pas y trouver des
références au nom de Nietzsche 8. Freud aurait bel et bien évincé la figure de Nietzsche de son œuvre, il s’en serait
finalement éloigné, débarrassé ou, pour parler comme les auteurs, il l’aurait complètement oubliée.
9Il se peut pourtant que la question soit ailleurs. Il pourrait s’agir d’une problématique plus profonde, plus nuancée, et
dont les implications ne se laisseraient plus ou moins saisir qu’en parcourant l’écriture même de ce deux penseurs.
Plus qu’une affaire d’ordre politique, ce qui est en jeu dans le rapport Freud–Nietzsche n’est, en fin de compte, que la
mort du père. Expliquons-nous.
2. Nietzsche, Freud et la mort du père
Déjà dans les comptes rendus de la Société Psychanalytique de Vienne, on voit Freud exprimer ses hésitations et ses
résistances vis-à-vis de Nietzsche et de sa philosophie. Au cours de deux séances qui ont eu lieu le 1 er avril et le 28
octobre 1908, la Société avait discouru, respectivement, sur deux ouvrages de Nietzsche : La Généalogie de la
morale (Troisième Dissertation : Que signifient les idéaux ascétiques ?), et Ecce Homo.
Dès la première séance, affirme le compte rendu, Freud accentue son antipathie envers la philosophie en général. Son
caractère abstrait lui paraissait si déplaisant qu’il a décidé d’en abandonner l’étude. À propos de Nietzsche il avoue
que les tentatives de le lire n’ont pas abouti, puisque ses efforts ont été étouffés par un excès d’intérêt. Malgré les
ressemblances que les lecteurs ont maintes fois pointées entre les deux écrivains, Freud assure que les idées de
Nietzsche n’ont eu aucune influence sur son œuvre 9.
Au cours de la deuxième séance, Freud commence à parler de Nietzsche comme d’une « personnalité énigmatique ».
Selon le compte rendu, il attribue le manque de compréhension de la pensée nietzschéenne au fait qu’il y a dans la
nature du philosophe quelque chose de non-germanique. « Nous n’avons pas réussi à comprendre la personnalité de
Nietzsche », affirme-t-il. « Voilà un individu dont nous ne connaissons pas les conditions préalables
(Voraussetzungen) 10 ». Il est pourtant curieux de remarquer que, à ce moment, Freud revient à l’idée de la mort du
père. « De son enfance – rappelle-t-il –, il ressort qu’il a perdu son père très tôt et qu’il a grandi parmi des femmes. Ici
quelques points nous intéressent, par exemple, dans son autobiographie Nietzsche tue à nouveau son père 11 ».
Quelques lignes plus bas Freud soutient que personne n’avait jamais atteint – et probablement n’atteindra jamais – le
degré d’introspection auquel est parvenu Nietzsche. C’est alors qu’il avoue à nouveau, comme il le fera plus tard, qu’il
n’a jamais été capable d’étudier le philosophe de Sils-Maria. En partie – ajoute-t-il – à cause de la ressemblance qui
existe entre ses intuitions et les laborieuses investigations de la psychanalyse. Mais aussi à cause de la richesse d’idées
qui l’ont toujours empêché d’aller au-delà de la première page, chaque fois qu’il a essayé de lire Nietzsche.
13Comme le montrent bien ces comptes rendus, ainsi que la lettre à Fliess, la Contribution à l’histoire du mouvement
psychanalytique et Ma vie et la psychanalyse, les idées qui y reviennent sont celles d’une hésitation, d’un
ajournement, d’un évitement, bref d’une résistance. La menace de l’autorité, du savoir, de la loi, de Dieu, du père ou,
ce qui revient au même, de la castration, semble être à la base de l’ambiguïté qui lie Freud à Nietzsche. Mais dans ce
cas – pourrait-on objecter – cette ambiguïté se trouve non seulement dans le rapport Freud-Nietzsche, mais aussi, et à
plus forte raison, dans les sentiments qu’a développés Freud vis-à-vis de Fliess, d’Adler et, surtout, de Jung.
14Il est vrai que les thèmes propres à la religion et à la culture, qui ont commencé à occuper la pensée de Freud déjà
avec Actes obsédants et exercices religieux (1907), deviennent de plus en plus fréquents sous sa plume à partir de la
rupture avec Jung (1914). Freud parle et reparle d’une âme du peuple, d’une horde originaire, d’un héritage archaïque,
du père originaire et, qui plus est, de la peur d’être dévoré par le père. Certes, la hantise de ces motifs mythologiques
mériterait-elle aussi d’être incluse dans notre étude, puisque ce qui y resurgit n’est, en fin de compte, que la question
du père ou de l’angoisse de la castration. On cherche quelque part un appui, un abri, un rempart, un fondement,
une issue. Mais notre propos n’est pas d’établir une confrontation entre Freud et le psychologue de la religion. Notre
attention se tourne plutôt vers la position ambivalente que nourrit Freud par rapport à Nietzsche. Avançons tout de
même que cette position sera mieux comprise si nous prenons en considération, comme nous le ferons plus loin,
l’essai qu’a écrit Freud sous le titre : Dostoïevski et le parricide.Ceci posé, on trouvera aussi bien chez Nietzsche que
chez Freud la même obsession de la mort du père, c’est-à-dire de l’angoisse de la castration, du manque ou de la perte.
Mais cette angoisse suppose simultanément, et paradoxalement, la jouissance d’une retrouvaille, d’une répétition, d’un
déplacement et d’un éternel créer-détruire. Errances inlassables, inépuisables et constamment recommencées,
jouissance phallique du pas-tout à l’endroit même où la béance allait être comblée. C’est pourquoi – dira Lacan à
propos du Parménide : « Là où est l’être, c’est l’exigence de l’infinitude.12 »
Freud, on le sait, tue à maintes reprises ses dissidents les plus fameux, et il tue aussi, dans son tout dernier livre
(Moïse et le monothéisme, 1939), le libérateur et législateur du peuple élu 13. Quant à Nietzsche, son œuvre se déploie
sur le mode d’une incessante construction-destruction, d’un renversement et d’un redressement continus. Ainsi, dans
la volupté et la joie, dans les vicissitudes et les métamorphoses de la hainémoration, il tue et fait ensuite revivre
Socrate et Platon, Spinoza et Kant, Wagner et Schopenhauer, Jésus-Christ et saint Paul. Outre la fameuse annonce
faite par le Forcené dans Le Gai Savoir, il y a un autre passage (Aurore, paragraphe 14) qui révèle, cette fois, le
meurtre de la loi elle-même : « Ah ! Donnez-moi au moins la démence, puissances célestes ! La démence, pour
qu’enfin je croie en moi-même ! [...] Le doute me dévore, j’ai tué la loi, la loi me hante comme un cadavre un vivant ;
si je ne suis plus que la loi, je suis le dernier des réprouvés 14 ».
Ce dernier texte fait penser aux intuitions de Freud concernant le complexe d’Œdipe. Les différentes élaborations et
réécritures par lesquelles est passée cette notion sont déjà le symptôme de son ambiguïté fondamentale 15. Le
complexe d’Œdipe est, paradoxalement, l’expression de son surmontement même, ou tout au moins du désir de le
surmonter. Vouloir tuer le père peut aussi signifier vouloir sauver le père, car si je ne suis plus que le père, ou la loi, je
suis le dernier des réprouvés. S’il en est ainsi, la résistance qu’éprouve Freud vis-à-vis de Nietzsche serait à chercher
dans son identification même au philosophe de « la mort de Dieu ». Peut-être Freud est-il trop proche de Nietzsche,
comme il est aussi possible que Socrate fût pour Nietzsche un miroir où il voyait, déformé, son propre visage.
N’oublions pas que Nietzsche considère Socrate comme le monstre créateur de la science, de la logique, de l’homme
théorique et, en même temps, comme celui qui a tué la sagesse tragique et, par conséquent, l’art lui-même.
Dans l’essai intitulé Psychologie des foules et analyse du moi (1921), il y a un chapitre qui s’appelle
précisément L’identification. Ce comportement est analysé en rapport avec le complexe d’Œdipe que, selon Freud, il
prépare. Ainsi, d’un lien affectif qui s’était formé au début, et où le petit garçon prenait son père comme modèle et
comme idéal, naissent ensuite un sentiment d’hostilité et un désir de remplacer le père également auprès de la mère.
Mais, Freud de préciser : « L’identification est d’ailleurs ambivalente dès le début, elle peut tout aussi bien s’orienter
vers l’expression de la tendresse que vers le désir d’éviction. Elle se comporte comme un rejeton de la première
phase orale de l’organisation libidinale dans laquelle on s’incorporait, en mangeant, l’objet convoité et apprécié et ce
faisant l’anéantissait en tant que tel. Le cannibale, comme on sait, en reste là. Il aime ses ennemis jusqu’à les dévorer,
et il ne dévore pas ceux qu’il ne peut aimer d’une manière ou d’une autre 16 ».
Cette difficile question de l’imbrication haine-amour, Freud la reprendra, deux ans plus tard, dans le cadre des
analyses qu’il opère autour des pulsions érotiques et des pulsions de mort. En effet, dans Le Moi et le Ça, essai qui
prolonge et, d’une certaine façon, complète l’Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud se sert de plusieurs
hypothèses pour tenter d’expliquer le caractère labile, dynamique et interchangeable de la haine et de l’amour. Le
problème auquel il fait face se formule donc ainsi : l’expérience analytique montre que la haine n’est pas seulement le
compagnon de l’amour (ambivalence), qu’elle n’est pas seulement son précurseur fréquent dans les relations
humaines, mais aussi que, dans toutes sortes de conditions, la haine se transforme en amour, et l’amour en haine. Mais
où et comment cette transformation a lieu reste encore pour Freud un problème obscur et à peine abordé. Dans la
genèse de l’homosexualité, par exemple, et aussi dans celle des sentiments sociaux désexualisés, la recherche
analytique révèle l’existence de sentiments de rivalité violents et induisant une tendance agressive. Pourtant, une fois
que ces sentiments ont été surmontés, l’objet précédemment haï devient l’objet aimé, et même la matière d’une
identification. Quant au processus à l’œuvre dans la transformation paranoïaque, Freud fait appel à une autre
hypothèse : « Il existe dès le début – affirme-t-il –, une attitude ambivalente, et la transformation s’opère par un
déplacement réactionnel de l’investissement, de l’énergie étant retirée à la motion érotique et apportée à la motion
hostile 17 ». La problématique de l’identification et de l’ambivalence qu’elle suppose sera à nouveau reprise dans une
étude qui s’intitule, justement, Dostoïevski et le parricide.
3. Freud, Dostoïevski et Nietzsche
Il s’agit, en effet, d’une préface aux Frères Karamazov que Freud a commencé à écrire en 1926, un an donc avant la
publication de L’Avenir d’une illusion. D’après son biographe, Ernest Jones, Freud avait interrompu la rédaction
de Dostoïevski et le parricide et ne s’y était remis qu’après beaucoup d’hésitation. Ce texte, qui fut publié en 1928,
traite, comme on peut s’y attendre à partir du titre, de la question du meurtre du père, du complexe d’Œdipe et, par
conséquent, du complexe de castration. Mais il aborde aussi des thèmes qui s’y rapportent et que Freud continuait
d’explorer depuis le « tournant de 1920 », à savoir le problème du sadisme, du masochisme, du sentiment de
culpabilité et celui de la formation du surmoi. Il est tout à fait intéressant de voir Freud reparler du meurtre du père en
liaison avec le processus de l’identification et de sa relation ambivalente. C’est dire que la haine qui pousse à éliminer
le père en tant que rival s’accompagne, en règle générale, d’un certain degré de tendresse et d’admiration envers ce
même rival. Ces deux attitudes conduisent ensemble à l’identification au père : on veut être à la place du père non
seulement parce qu’on l’admire et qu’on souhaite être comme lui, mais aussi parce qu’on veut l’éloigner. En
conséquence, ajoute Freud : « Tout ce développement va alors se heurter à un obstacle puissant : à un certain moment,
l’enfant en vient à comprendre que la tentative d’éliminer le père en tant que rival serait punie de castration par celui-
ci. Sous l’effet de l’angoisse de la castration, donc dans l’intérêt de préserver sa masculinité, il va renoncer au désir de
posséder la mère et d’éliminer le père. Pour autant que ce désir demeure dans l’inconscient, il forme la base du
sentiment de culpabilité » 18. Après ces analyses sur le comportement ambivalent de haine et d’amour à l’égard du
père et sur les transformations que lui fera subir la menace de castration, Freud exprimera son mécontentement à
l’endroit du lecteur non familier avec la psychanalyse. C’est pourquoi il rassurera : « Mais qu’on me permette
d’affirmer que l’expérience psychanalytique a placé précisément ces rapports au-delà de tout doute et nous a appris à y
reconnaître la clef de toute névrose » 19. Un peu plus loin, Freud rappelle que Dostoïevski fut toujours tourmenté par
le poids que le désir de tuer son père laissa sur sa conscience. Ici, fait curieux, il analyse et met sous le même rapport
l’attitude de l’écrivain envers son père, envers l’autorité de l’État et envers la croyance en Dieu 20.
Cette parenthèse aidera – espérons-le – à mieux comprendre notre lecture et notre vision de ce qui se joue
réellement dans la résistance de Freud vis-à-vis de Nietzsche. Dans Dostoïevski et le parricide se retrouve la même
obsession du complexe d’Œdipe et de la menace de castration. Freud tente de percer à jour ce qu’il y a de plus caché
et de plus refoulé dans la personnalité de l’écrivain russe. Pour lui, Dostoïevski abrite toutes les tendances d’un
criminel accompli, puisqu’il a privilégié, dans le choix de son matériel, des caractères violents, meurtriers,
destructeurs et égocentriques. En outre, insiste Freud, quelques faits de sa propre vie pointent dans la même direction,
comme sa passion du jeu et, peut-être, l’attentat sexuel commis sur une fillette. Ce tableau aux couleurs franchement
moralisantes sur le comportement et la psychologie du romancier fut accueilli avec de vives réserves par certains
analystes. Theodor Reik, par exemple, envoya à Freud une lettre détaillée lui reprochant non seulement son austérité
morale envers Dostoïevski, mais aussi la façon même dont il construisit son texte. Dans sa réponse, Freud s’en excusa
et ajouta cet aveu tout à fait éclairant : « Vous avez raison de croire que je n’aime pas réellement Dostoïevski, malgré
toute mon admiration pour sa supériorité et pour son art dramatique. Cela vient de ce que ma patience envers les
natures pathologiques s’épuise entièrement dans l’analyse. Alors, dans l’art et dans la vie, je ne peux plus les
tolérer » 21.
De ces considérations il ressort que l’on trouve, dans la position de Freud à l’égard de Dostoïevski, la même
aversion qu’il exprimait déjà par rapport à Nietzsche. Seulement, en ce qui concerne l’écrivain russe, l’attitude de
Freud s’avère plus directe, plus explicite et plus désinvolte. Certes, aussi bien chez Nietzsche que chez Dostoïevski,
on voit les pulsions de destruction mener une lutte ouverte, où tantôt la mort, tantôt la vie semble avoir le dessus. De
même, l’idée de la mort du père et l’angoisse de la castration reviennent aussi bien chez Nietzsche que dans Les
Frères Karamazov. À l’égard de Nietzsche, pourtant, Freud utilise une stratégie dont les présupposés sont plus
nuancés, plus sinueux, plus ambigus et, partant, plus fourvoyants. Car tantôt il cite le philosophe, tantôt il se referme
sur son oubli, ou, qui plus est, il nie catégoriquement toute influence de Nietzsche sur son œuvre. Dans d’autres
passages encore, il affirme avoir longtemps évité Nietzsche, et cela en raison même de la richesse de ses idées et de la
correspondance de ses intuitions avec les siennes. S’il en est ainsi, il est légitime de se demander si Freud se reconnaît
mieux dans le Joueur de Saint-Pétersbourg que dans le penseur de l’éternel retour, s’il est plus familier de l’auteur
de Crime et châtiment que du philosophe de la volonté de puissance. Quoi qu’il en soit, nous sommes amené à
réaffirmer que la résistance de Freud vis-à-vis de Nietzsche cache, et révèle à la fois, une identification et une
ambivalence plus profondes et plus subtiles qu’une première lecture ne le laisserait soupçonner.
Dans le commentaire qu’il fait de l’oubli de Freud concernant le nom de Signorelli, Lacan s’exclame : « Est-il
possible de ne pas voir surgir du texte même, et s’imposer, non pas la métaphore, mais la réalité de la disparition, de la
suppression, de l’Unterdrückung, passage dans les dessous ? Le terme de Signor, de Herr, passe dans les dessous – le
maître absolu, ai-je dit en un temps, la mort pour tout dire, est là disparue. » Et il ajoute, en s’interrogeant à nouveau :
« Et, aussi bien, ne voyons-nous pas, là derrière, se profiler tout ce qui nécessite Freud à trouver dans les mythes de la
mort du père la régulation de son désir ? Après tout, il se rencontre avec Nietzsche pour énoncer, dans son mythe à lui,
que dieu est mort. Et c’est peut-être sur le fond des mêmes raisons. Car le mythe du Dieu est mort [...] – ce mythe
n’est peut-être que l’abri trouvé contre la menace de la castration » 22.
24C’est pourquoi, soulignons-le encore une fois, en conclusion, le complexe d’Œdipe est l’expression d’une angoisse
et, en même temps, du surpassement de cette angoisse même. Car en voulant tuer le père, on décale la menace et on se
forge une place où la réalité de la disparition, si précaire qu’elle soit, passe dans les dessous. De cette façon,
le Signor semble aboli, le Herr semble évincé, le maître absolu, la mort en somme, semble de-stituée, dé-possédée.
25Dans cette perspective, la position de Freud envers Nietzsche serait d’une double nature. D’un côté, Freud résiste au
maître du savoir, celui qui a vu avant lui, qui a su disséquer, analyser et percer à jour les forces et leurs rapports, les
pulsions et leur combat, ainsi que les mécanismes déroutants de la résistance, du transfert, de l’ oubli et du surmoi.
Comme Freud même l’avoue – d’une façon fort curieuse d’ailleurs –, la richesse d’idées du philosophe l’a toujours
empêché d’aller au-delà de la première page ; la ressemblance d’intuitions qui les rapproche l’a toujours fait reculer
devant toute tentative de le lire. D’un autre côté, cependant, Freud semble s’identifier à celui même qui a annoncé la
mort de Dieu et a médité la pensée du retour.
26N’oublions pas que le leitmotiv qui traverse toute l’oeuvre de Nietzsche est celui des forces et de leurs
déploiements, de la construction et de la destruction, du créer et de l’anéantir. Ces thèmes n’y cessent de surgir et
de disparaître, de se montrer et de se déguiser, de finir et de recommencer, dans la différence et le vouloir-plus. Du
reste, toute écriture et toute lecture sont déjà une répétition et, partant, un moyen non seulement de déplacer
l’angoisse, mais aussi de la transformer, de la tourner à sa guise et d’en jouir davantage. En ce sens, la compulsion de
répétition serait le tracement même par où Nietzsche et Freud déploient continuellement, et itérativement, l’aventure
du texte. Chez Freud, la pratique analytique, l’obsession de la mort du père et les frustrations de l’amour, ou de
l’absence d’amour, l’ont amené à se corriger constamment et à revenir, jusqu’à la fin, sur ses découvertes. Chez
Nietzsche, le développement de l’écriture et les vicissitudes d’un corps malade ont avivé la capacité de changer les
perspectives et, ainsi, de voir le monde et l’existence de multiples façons. Freud lui-même était malade et a connu à
plusieurs reprises l’approche de la fin. Quant à Nietzsche, on repère dans ses écrits, comme dans ses lettres, par-delà la
présence obsédante de la démence et la hantise de la cruauté et de la création, le jeu incessant de réussite et de ratage,
de volupté et de joie, de plaisir et de douleur.
27Ce qui revient dans le rapport Freud-Nietzsche n’est, tout compte fait, que la question de Freud lui-même, celle qui
relève de la régulation de son propre désir et de l’acceptation de son propre manque. L’ambivalence de l’identification
au père, l’obsession des mêmes thèmes que Nietzsche avait déjà traités, l’ambiguïté de l’aversion pour celui dont le
pouvoir d’introspection reste inégalable, le thème de la volonté de puissance qui se manifeste sous la double forme du
trop-plein et de l’insatis-faction, tout cela recouvre le questionnement de Freud, mais aussi, et plus fondamentalement,
questionne le sujet de ce questionnement. Si l’on conçoit le texte comme un écart, une résistance et un moyen par où
s’expose le désir, l’écriture freudienne s’avère être une tentative, jamais achevée, de colmater une béance, de réparer
une perte, de parer une menace qui fait, simultanément, pâtir et jouir, créer et anéantir, haïr et aimer.
Notes
1. Sigmund FREUD, On the History of the Psycho-Analytic Movement, Standard Edition, New York, Norton, 1966, p. 14. – Souligné par nous.
2. An Autobiographical Study, Standard, New York, Norton, 1963, p. 67. – Souligné par nous.
3. The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess (1887-1904), trad. J. M. Masson, Cambridge, MA, Belknap, 1985, p. 398.
4. Cf. The Psychohistory Review, vol. 21, n. 3, Spring 1993.
5. Pour ce qui concerne Humain, trop humain, voir en particulier les § 50, 103, 104, 140, 141 et 142. Dans Aurore, § 113, on lira une
description, riche en images et en couleurs, de ce que l’on désignera sous le nom de sadomasochisme.
6. Souligné dans le texte.
7. Sigmund FREUD, Analysis Terminable and Interminable, London, Standard, Hogarth, vol. XXIII, 1964, p. 244. – Cette idée, Freud la répète à
la même époque dans une lettre du 27 mai 1937, adressée à la Princesse Marie Bonaparte. Mais au chapitre VIII de Malaise dans la
civilisation (1930), se trouve déjà une interprétation du problème de l’intériorisation des pulsions d’agression. Ici, Freud analyse le sentiment de
culpabilité en rapport avec le développement de la culture.
8. Pour ce qui concerne le dernier thème en particulier, voir Rogério MIRANDA DE ALMEIDA, L’Au-delà du plaisir : Une lecture de Nietzsche et
Freud, Paris – Nanterre, 1997.
9. Cf. : « Nietzsche : “On the Ascetic Ideal” (Section 3 of Genealogy of Morality) », Scientific Meeting on April 1, 1908, in Minutes of the
Vienna Psychoanalytic Society, vol. I : 1906-08, éd. Herman Nunberg et Ernst Federn, trad. angl. M. Nunberg, New York, International
Universities Press, 1962, p. 359-360. – Freud, on l’a vu, reviendra aux mêmes affirmations par la suite.
10. « Nietzsche’s Ecce Homo », Scientific Meeting on October 28, 1908, in Minutes of the Vienna Psychoanalytic Society, vol. II : 1908-10, éd.
Herman Nunberg et Ernst Federn, trad. angl. M. Nunberg, New York, International Universities Press, 1967, p. 30.
11. Ibid., p. 30-31. – Souligné par nous.
12. Jacques LACAN, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 15.
13. À propos du débat sur l’authenticité de Moïse, Freud se décide pour la solution suivante. La figure légendaire de Moïse recèle en fait deux
hommes : le chef égyptien, qui imposa sa propre religion et sa propre loi aux Hébreux et qui fut assassiné dans le désert, et le pasteur
bienveillant, beau-fils de Jéthro, lequel vécut quelques générations plus tard. Il est tout à fait curieux de voir Freud, qui n’a jamais renié son
ascendance juive, scinder et tuer le héros que le peuple élu a toujours reconnu comme son libérateur et législateur.
14. Souligné dans le texte. – Des autres textes de Nietzsche qui vont dans le même sens (la mort de la loi, de Dieu ou du père), on retiendra en
particulier : Le Voyageur et son ombre, § 84 ; Le Gai Savoir, § 108, 125 (Le Forcené), 153 et 343 ; Ainsi parlait Zarathoustra : Prologue, 2 et
3 ; I : De la vertu qui prodigue, 3 ; II : Des compatissants, III : Des renégats, 2 ; IV : Hors service, De l’homme supérieur, 1 et 2, La Fête de
l’âne, 1.
15. En fait, les élaborations autour du complexe d’Œdipe remontent aux premières découvertes de Freud. Dans une lettre adressée à Fliess le 15
octobre 1897, il affirme : « ... le pouvoir d’emprise d’Œdipe-Roi devient intelligible [...] le mythe grec met en valeur une compulsion que chacun
reconnaît pour avoir perçu en lui-même des traces de son existence ». L’expression elle-même de complexe d’Œdipe n’apparaîtra dans les écrits
de Freud qu’en 1910 (D’un type particulier de choix objectal chez l’homme). – In J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la
psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967, art. « Complexe d’Œdipe ».
16. In Essais de psychanalyse, trad. : P. Cotet et al., Paris, Payot, 1981, p. 168. – Souligné dans le texte.
17. In Essais de psychanalyse, trad. : J. Laplanche, op. cit., p. 257. – Souligné par nous.
18. Trad. : J.-B. Pontalis, in Fédor DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, trad. : H. Mongault, Paris, Gallimard, Folio, 1952, p. 16-17.
19. Ibid., p. 18. – Souligné par nous.
20. Cf. p. 21.
21. In Ernest JONES, Vita e Opere di Freud, 3 vol., trad. it. : A. Novelletto et M. C. Novelletto, Milano, Saggiatore Economici, 1995, vol. 3,
p. 498.
22 Jacques LACAN, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 29. — Souligné dans
le texte.