Corrige Redige Dissertation Lagarce
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Dissertation sur œuvre. Jean-Luc LAGARCE, Juste la fin du monde (Solitaires intempestifs, 1990).
Dans quelle mesure la pièce étudiée Juste la fin du monde consiste-t-elle, comme le dit François
BERREUR, en « un équilibre de tensions »1 ?
Juste la fin du monde est la pièce la plus jouée et la plus étudiée de cet auteur qui aura dédié
l'essentiel de sa brève existence au théâtre : metteur en scène (de IONESCO), directeur de troupe (“La
Roulotte”, avec sa fidèle actrice Mirelle HERBSTMEYER), éditeur (les Solitaires intempestifs),
commentateur (expert du théâtre de la violence, notamment des Tragiques grecs2) et bien-sûr
dramaturge, attaché à dénoncer les conventions et à questionner le vouloir-dire. François BERREUR
compagnon de la première heure jusqu’à la dernière, et même au-delà puisqu’il est son ayant-droit
désormais, a souvent commenté le goût de ce dernier pour les contrastes dans son théâtre, et
notamment ce qu’il appelle l’ ”équilibre de tensions”.
Jusqu’où peut-on se figurer la pièce Juste la fin du monde comme un exercice funambulesque ou un
clair-obscur ? Nous examinerons comment l’instabilité dramaturgique sert la pièce. En second lieu,
nous observerons comment la coexistence des tonalités dessine une sociologie ainsi qu’une
philosophie originales. Enfin, nous verrons quel rééquilibrage perpétuel Juste la fin du monde
propose, contrairement à son titre apocalyptique et non sans ironie.
Juste la fin du monde est à la fois l’histoire d’une famille désunie, ainsi que d’être déchirés,
et l’histoire d’une tentative désespérée de se rassembler.
Les membres de cette famille sont à la fois éclatés et rassemblés, en crise et désireux d’une
réconciliation. La liste des personnages dès le début de la pièce, avant même le texte, fait apparaître
le manque du père, qui n’est évoqué que dans la tirade de la mère (première partie, scène 4). Du père
on sait seulement qu’il tenait à sa voiture, élément récurrent du texte qui signifie la force des habitudes
et du matériel dans un paysage social modeste où les apparences de la normalité valent déjà pour
signes de réussite et sont, à ce titre, surinvestis. Les personnages lacunaires sont aussi les enfants : la
fille dont on sait juste qu’elle ressemble à Antoine puis ne ressemble à personne, puis qu’elle “a des
cheveux. C’est dommage.” (première partie, scène 2). Le personnage de Louis est un fuyard, un
passant dans la vie et sa famille, qui n’adhère pas : il est d’ailleurs défini, dans l’épilogue par les
expressions de mouvement: “Je pars.”, “Je me remets en route”, “mes pas sur le gravier.” Mais dans
cette même famille en crise, on veut aussi se relier. Dès la liste des personnages, on observe que la
famille reste leur ancrage, puisqu’ils sont tous reliés, sauf Louis, les uns aux autres : “Suzanne, sa
soeur”, “Antoine, leur frère” tandis que la cheffe de famille cumule les preuves d’ancrage affectif :
“La mère, mère de Louis, Antoine et Suzanne.” Malgré tout ce qui les oppose (parfois violemment,
comme le montre l’usage de la vulgarité “Ta gueule”, première partie, sc.8, ou de la menace “Si tu
me touches, je te tue”, seconde partie, sc. 2), les personnages n’ont de cesse de chercher à se côtoyer,
confronter et mélanger. Les personnages n’ont de cesse de s’appeler pendant l’intermède : “Où est-
ce que tu es ?” demande la mère, “Où est-ce qu’ils sont ?” s’inquiète Suzanne en scène 5, et “Je vous
cherchais” avoue la mère en scène 7. Ils ont en outre du mal à quitter la scène, comme Suzanne qui
se résume à une voix (“Voix de Suzanne : - Oui ?”) demeurant en scènes 5 puis 7 une locutrice et
interlocutrice accessible à tous les autres. On est donc disjoints et ensemble dans cette pièce, et l’on
en retrouve même la traduction dans la gestion de la parole dramatique puisqu’on oscille entre
dialogues vifs (Antoine/Suzanne en première partie scène 9 ou deuxième partie, scène 2), scènes
furtives de transition (ainsi les scènes composant l’intermède) et longues tirades (longue tirades de
Suzanne puis de la mère respectivement en première partie scènes 3 et 4) quasiment monologues
(Louis en première partie scène 10 ou Antoine en scène finale).
1
Cf. dossier SCEREN/CNDP, 2008.
2
JL LAGARCE, Théâtre et pouvoir en Occident, Les Solitaires intempestifs, éd. posth. (2011).
Dissertation JL LAGARCE LPB/DUBY, 2021
Le rythme qui se dilate ou se resserre, souligne l’état de tension entre les personnages et accompagne
la relation instable qui se noue également entre le spectateur et la scène, le spectateur alternant les
scènes d’emballement collectif et les arrêts sur image émotifs. Voir Juste la fin du monde consistera
à composer avec cette vie scénique irrégulière et cette gestion d’une parole dramatique changeante, à
l’image des relations familiales où les mêmes personnages qui se déchirent, comme Suzanne et ses
frères peuvent aussi bien se parler avec rudesse (“Suzanne, fous- nous la paix” en première partie)
qu’avec tendresse : “c’est l’amour” puis “nous t’aimions” (de façon transparente et répétée) (Suzanne
à Antoine, son frère, à l’intermède). Les mêmes personnages se dissocient, s’affrontent et se
retrouvent. L’extrême réversibilité des relations entre les personnages permet de faire vivre la pièce
et donne corps à une intrigue qui ne promet, dans son point de départ au prologue, pas beaucoup de
suspens, d’autant plus que tout est annoncé : “dire ma mort prochaine et irrémédiable”. L’éventail
large des possibilités relationnelles liant les personnages fait l’action de la pièce et permet de
comprendre le revirement dont l’intermède est l’axe symétrique : Louis vient d’abord se faire
entendre, puis c’est lui qui écoute. Dit autrement, Louis vient parler et finalement ce sont les autres
(jusqu’à Antoine, apothéose de la pièce) qui s’expriment et se révèlent.
aiguë) une forme de recurring gag à l’égal d’un comique de répétition comme a pu le pratique un
MOLIERE (“le poumon, vous dis-je !” dans Le Malade imaginaire).
Ce qui est intéressant, c’est la simultanéité ainsi que la réversibilité du pire en meilleur, du grave en
léger. L’effort d’adaptation demandé au spectateur est intéressant en ce qu’il appelle une constante
réactualisation des impressions : Antoine le “brutal” devient l’homme qui pleure, Louis l’intellectuel
s’avère décevant (il n’écrit au fond que des cartes postales à sa famille : à quoi bon savoir écrire si on
ne sait plus rédiger ?) et de la même façon une même scène comprend de quoi rire et pleurer. Plus
encore, le défi communicationnel à relever est celui de l’infra-discours : Catherine qui s’embourbe
dans sa présentation de la généalogie et faisant mine d’intégrer Louis le disqualifie comme jamais ou
encore la mère qui narrant les sorties dominicales croit parler des frangins mais fait surtout l’impasse
sur sa fille Suzanne, décidément accessoire). L’édifice communicationnel, instable, démultiplie les
possibilités de lecture, dans les lignes et entre les lignes, du spectateur. Aucun personnage ne se laisse
en effet enfermer dans une fatalité de la compréhension acquise ou du jugement définitif. Le
spectateur est appelé à repérer, interpréter, traquer les failles ou les évolutions de chaque personnage
et la mécanique dramaturgique s’en trouve enrichie. Le spectateur participe ainsi plus activement à
l’élaboration du sens de la pièce.
Non seulement “l’équilibre de tensions”, loin d’être une entrave, est finalement mis au service
de la dramaturgie, du discours sociologique et de la visée philosophique de la pièce, mais LAGARCE
lui préfère peut-être même un certain déséquilibre, car maîtrisé, au plan esthétique. Dans la pièce,
plus encore qu’équilibre, le déséquilibre prévaut, établissant une esthétique de l’empêchement.
LAGARCE travaille activement à un dysfonctionnement des relations aussi bien entre les
personnages ainsi qu’entre le spectateur et la pièce elle-même, ce que l’on devine déjà à l’examen de
la construction de la pièce : l’action est encadrée par deux moments de parole artificiellement solitaire
et ritualisée, le prologue et l’épilogue, laissés à Louis, à la fois à l’intérieur et hors de la (sa) pièce.
En outre, pas de montée en puissance progressive come le théâtre classique nous y avait habitués :
LAGARCE préfère un schéma binaire plus déstabilisant. A bien y regarder, on se rend compte qu’il
y a toute une esthétique du déséquilibre dans la pièce, à des nombreux égards, par exemple dans la
construction-même des personnages : toute leur dynamique interne étant fondée sur cette instabilité.
C’est de façon toute concomitante que les personnages incarnent une double logique qui les tiraille :
Catherine s’embourbe dans le respect scrupuleux conventions dont elle croit qu’il est une garantie
ainsi qu’une protection et qui révèle plus qu’il ne dissimule, comme dans “Puis que vous n’aurez pas
d’enfant (…) Antoine dit que vous n’en aurez pas”. Catherine croit ménager et moraliser le propos
en se retranchant derrière la parole prononcée par le mari, tout en dévoilant la cause probable de
l’éloignement de Louis, que l’on devine, à savoir la vie homosexuelle (cause de l’absence de
descendance) derrière l’euphémisation, la révélation du secret de famille (secret de Polichinelle,
donc). La situation-même de la pièce et la posture de son protagoniste, Louis, a quelque chose de
drôle, à la fois touchant et impitoyable : Louis, au prénom royal, part avec des regrets, n’ayant pas dit
ce qu’il avait à dire. C’est-à-dire que le personnage au prénom noble de conquérant (Saint Louis,
vertueux et s’étant illustré dans les Croisades) n’a pas su parler à sa propre famille, telle est la toute
petite prouesse qu’il n’a pas su accomplir. Le même personnage est, au même moment, un nom
prometteur ainsi qu’une acte irréalisé. Même dynamique de l’écartèlement chez Antoine dont le
prénom renvoie immanquablement au moine, retiré au désert alors que lui est condamné à se devoir
aux autres, à vivre au milieu des autres (père, fils, mari, frère) : il lui faut être là alors qu’il ne “veu[t],
pas être là” comme il l’explique à son frère en seconde partie de la pièce. Aussi, l’ambiguïté semble
avoir été le principe de caractérisation de personnages dont par ailleurs on ne sait pas grand-chose
sauf leur âge (Louis 34 ans, puis Antoine 32 ans et Suzanne 23 ans) et dont on devine seulement la
profession et encore, pour deux personnages seulement (Louis intellectuel, Antoine dans une usine,
qui “construit des outils”).
L’ironie qui préside à ce chahut à l’intérieur-même des personnages, délibéré et systématisé, de
personnage en personnage on l’a vu, fournit à Jean-Luc LAGARCE l’occasion de rendre ces derniers
Dissertation JL LAGARCE LPB/DUBY, 2021
émouvants et de porter sur eux un regard empli de tendresse. Le cas le plus manifeste est le
personnage d’Antoine qui multiplie en fin de pièce les confessions touchantes : “tu nous abandonnas”,
“il ne m’arrive jamais rien”, “le ressentiment contre moi-même”. Ce paquet de nerfs qui explose
régulièrement (au début de la pièce, il était celui qui vociférait : “ta gueule, Suzanne !”) devient celui
qui cerne avec le plus de lucidité sa propre situation : il est resté quand l’aîné est parti, son destin
n’est pas voué à être exceptionnel, et il est malheureux. Mais cela ne le rend pas moins perspective et
ce personnage ingrat a droit à de très belles vérités générales, ainsi en scène 11 de la première partie.
“tu peux essayer de rendre tout exceptionnel / mais tout ne l’est pas.”, et en scène 3 de la seconde
partie, il répète : “il ne m’arrive jamais rien”. Antoine donne même (première partie, scène 11) le
mode d’emploi paradoxal d’une vie contraire à l’essence même du théâtre, non sans humour de la
part de LAGARCE : “je me taisais pour donner l’exemple”. Dans la même veine, c’est dans le même
personnage de Suzanne, la benjamine si négligée par la mère, capable de tant de candeur et de
focalisation ridicule sur des détails insignifiants (“je vis au second étage, j’ai ma chambre”) que l’on
trouve aussi, dans la même tirade (première partie, scène 3), des éclairs d’audace critique : “ tu sais
écrire (…) mais jamais, nous concernant, jamais tu ne te sers de ce don”. Dénonçant en effet le
paradoxe, elle pointe que Louis n’a pas abandonné sa famille malgré lui, mais bien en conscience, ce
qui relève non plus de la négligence, mais bien de la cruauté. Le personnage naïf a donc su mettre à
jour la part de cruauté du héros qui n’en est plus à rendre compte de ses erreurs passées mais bien de
ses fautes. LAGARCE démontre là que les personnages “mineurs” ou ingrats ne sont pas les moins
significatifs ni les moins utiles à la compréhension de la pièce. C’est une redistribution, quasi
marivaldienne, des rôles à laquelle procède notre dramaturge de sorte que les personnages principaux
et secondaires seraient permutables ou plutôt que les seconds auraient enfin l’étoffe des premiers.
D’une certaine façon, LAGARCE auquel on doit Nous, les héros, propose une pièce où c’est “Tout
le monde, les héros”. Juste la fin du monde, même si l’entreprise n’est pas inédite (MARIVAUX,
UONESCO et TARDIEU ayant déjà, chacun à sa façon, proposé de renégocier les règles du jeu
théâtral), ose une refonte de la politique des personnages : pas vraiment de contenu psychologique,
mais pas abstraction symbolique non plus, le personnage lagarcien est le support d’une proposition
esthétique fondée sur le décentrage et la superposition. Un personnage est une chose et son contraire,
un discours et son inverse, bref, il est à lui-même son meilleur contrepoids, déséquilibre et équilibre
à la fois.
“L’équilibre de tensions” que F. BERREUR voit dans le théâtre lagarcien est applicable à
Juste la fin du monde : le monde éclaté et rassemblé, grave et léger, âpre et tendre, enfin, que l’on y
décèle ne se laisse pas scléroser ; c’est un monde en mouvement, où, ne pas dire ce qu’on avait en
tête n’empêche nullement de dire ce qu’on avait sur le cœur…
Cette aptitude à rendre compte des mélanges et des contrastes et à rentabiliser les équilibres précaires
explique sans doute le succès grandissant de LAGARCE depuis sa mort, lui qui affirmait dans Du
Luxe et de l’impuissance “ne pas craindre [s]on propre déséquilibre” : à la tête d’une troupe appelée
“la Roulotte”, le voici dramaturge admis à la comédie Française au Vieux Colombier dès son vivant
puis dans la grande salle Richelieu après sa mort, au programme de baccalauréat option théâtre puis
d’épreuve anticipée pour tous les lycéens de France et de Navarre… Dichotomie insoutenable ? Pas
forcément, pour peu qu’on s’arrange 4.
4 Dans Du luxe et de l’impuissance (Solitaires intempestifs, 1995), JL LAGARCE insiste sur les notions
d’”arrangement” (p. 50, 54) et de “tricherie”, “On triche.” (p. 52 ; 55).