La Fille Qui Venait de Loin - Ruth Rendell
La Fille Qui Venait de Loin - Ruth Rendell
La Fille Qui Venait de Loin - Ruth Rendell
QUI VENAIT
DE LOIN
Ruth Rendell
DU MÊME AUTEUR
DANS LE MASQUE :
QUI A TUÉ CHARLIE HATTON?
FANTASMES
LE PASTEUR DÉTECTIVE
L’ANALPHABÈTE
L’ENVELOPPE MAUVE
CES CHOSES-LÀ NE SE FONT PAS
ÉTRANGE CRÉATURE
LE PETIT ÉTÉ DE LA SAINT-LUKE
REVIENS-MOI
LA BANQUE FERME À MIDI
UN AMOUR IMPORTUN
LE LAC DES TÉNÈBRES
L’INSPECTEUR WEXFORD
LE MAITRE DE LA LANDE
(Prix du Roman d’Aventures 1982)
LA FILLE QUI VENAIT DE LOIN
LA FIÈVRE DANS LE SANG
SON ÂME AU DIABLE
MORTS CROISÉES
UNE FILLE DANS UN
CAVEAU
ET TOUT ÇA EN FAMILLE…
LES CORBEAUX ENTRE EUX
UNE AMIE QUI VOUS VEUT DU BIEN
LA POLICE CONDUIT LE
DEUIL
LA MAISON DE LA MORT
LE JEUNE HOMME ET LA MORT
MEURTRE INDEXÉ
DANS LE CLUB DES
MASQUES
QUI A TUÉ CHARLIE HATTON ?
L’ANALPHABÈTE
LA DANSE DE SALOMÉ
MEURTRE INDEXÉ
LA POLICE CONDUIT LE
DEUIL
LA MAISON DE LA MORT
LE PETIT ÉTÉ DE LA SAINT-LUKE
L’ENVELOPPE MAUVE
LA FILLE
QUI VENAIT
DE LOIN
Texte français de Marie-Louise Navarre Librairie des Champs-
Elysées
CHAPITRE Il
La musique accueillit l’inspecteur-chef Wexford quand il rentra à
la maison. Une flûte, accompagnée par un orchestre. Encore une
idée théâtrale de Sheila, pensa-t-il, pour fêter le moment de son
retour. C’était une belle musique, lente, harmonieuse, profane,
avec cependant des accents religieux.
Sa femme tricotait, arborant cette expression à la fois amusée et
légèrement exaspérée qu’elle avait souvent quand Sheila était là.
Et Sheila serait là souvent au cours des trois prochaines
semaines. Ayant brusquement décidé de se marier dans sa
propre paroisse, elle devait justifier du délai nécessaire de
résidence et, pour cela, s’était installée chez ses parents.
Elle était assise par terre, entre le feu de bois et son
magnétophone, la joue sur son bras blanc gracieusement étendu
sur un coussin du divan, sa chevelure d’or pâle recouvrant à
demi son visage. Quand elle leva la tête et repoussa ses cheveux
en arrière, il vit qu’elle avait pleuré.
- Oh ! papa chéri, comme c’est triste ! On a donné un
merveilleux programme en son honneur, à la radio.
Maman elle-même a essuyé une larme. Ensuite, nous l’avons
pleuré en écoutant un de ses enregistrements.
Wexford doutait que Dora, femme éminemment placide et
sensée, eût exprimé ces sentiments extrava-gants. Il ramassa la
sensée, eût exprimé ces sentiments extrava-gants. Il ramassa la
pochette du disque : Concerto de Mozart pour flûte et harpe, K.
229, par l’orchestre de chambre britannique, sous la direction de
Raymond Sheppart ; à la flûte, Manuel Camargue ; à la harpe,
Marisa Robles.
- En fait, nous sommes allés l’entendre une fois, dit Dora. C’était
au Wigmore Hall, il y a trente ans, t’en souviens-tu ?
- Oui.
Il s’en souvenait à peine. Sur l’enveloppe de l’enregistrement, le
visage était trop sensible, trop mobile pour être beau. Les yeux
qui brillaient avec une sorte d’humeur joyeuse n’évoquaient pour
lui aucune image du passé. Le mouvement terminé fut suivi d’une
musique brillante et Camargue, qui était mort, fut à nouveau
vivant avec sa flûte.
Sheila s’essuya les yeux et se leva pour embrasser son père. Il y
avait bien huit ans qu’elle ne vivait plus avec ses parents et
depuis, elle était devenue une vedette, une jeune femme célèbre
qu’on voyait à la télévision. Mais elle embrassait toujours son
père, quand il partait et quand il rentrait, en lui passant les bras
autour du cou, comme une enfant. Il ne le montrait pas, mais il
aimait ça.
Il s’assit pour écouter le dernier mouvement pendant que Dora
terminait son rang de tricot avant d’aller préparer le souper.
L’appel téléphonique habituel d’Andrew évita à Sheila de jouer
la grande scène à la mémoire de Camargue et quand elle revint
dans la piè-
ce, le disque était fini et son père entamait son pâté aux rognons.
- Tu ne le connaissais pas personnellement, n’est-ce pas, Sheila
?
Elle crut qu’il lui reprochait ses larmes.
- Excuse-moi, papa chéri, je pleure trop facilement.
Il est difficile d’apprendre à pleurer, mais une fois que l’on sait,
on ne peut plus s’en empêcher.
Il lui sourit.
- Ainsi sur les berges fatales du Nil, pleure l’hypo-crite crocodile
? Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. De façon plus directe, le
connaissais-tu personnellement?
Elle secoua la tête :
- Non. Mais je crois qu’il m’a reconnue à l’église. Il devait
savoir que j’étais originaire de la région.
Il n’était pas étonnant qu’il l’ait reconnue. On la reconnaissait
partout où elle allait. Depuis cinq ans, le feuilleton dans lequel elle
partout où elle allait. Depuis cinq ans, le feuilleton dans lequel elle
jouait le rôle de la jolie hôtesse de l’air passait deux fois par
semaine à la meilleure heure d’écoute à la télévision. Tout le
monde regardait Piste d’Envol, même si un grand nombre de
personnes prétendaient n’en voir que la fin, “avant les nouvelles
“, ou bien le connaître à cause des enfants. L’hôtesse de l’air
Curtis était célèbre pour son sourire.
Et Sheila souriait maintenant, la tête un peu penchée sur le côté.
- Je connais personnellement son ex-future femme.
Ou du moins, je l’ai connue, dit-elle. Nous allions à l’école
ensemble.
- Une jeune fille ?
- Merci beaucoup, cher papa. Disons qu’elle était jeune pour
épouser un homme de l’âge de sir Manuel.
Vingt-cinq ans, environ. Elle l’a emmené voir La Lettre,
l’automne dernier, mais je ne leur ai pas parlé. Il était trop fatigué
pour venir me voir dans ma loge après la représentation.
Ce fut Dora qui éleva un peu le débat.
- De son temps, il avait la réputation d’être le plus grand flûtiste
du monde. Je me souviens que lorsqu’il a fondé cette école à
Wellridge, la princesse Margaret est venue pour l’inauguration.
- Savez-vous comment ses élèves l’appelaient ?
Windridge*.
* Windridge = hautbois.
- Cette histoire est tout à fait passionnante. Elle doit même être
tonique pour mon cher papa !
- Non, dit le compositeur, je la trouve très en-nuyeuse. Je crois
que je vais retourner à Londres avec toi, Blaise, puisque je dois
y être demain. J’y resterai peut-être un peu plus longtemps. Je
pense que tu peux m’héberger une semaine ou deux ?
Blaise assura joyeusement que oui, mais Wexford eut
l’impression que sa gaieté était un peu forcée.
Le genre de coïncidence qui fait tomber sur un mot inconnu trois
fois de suite au cours de la même journée, ou recevoir une lettre
dont on a rêvé la nuit précé-
dente, était sans doute en train d’arriver à Wexford lorsqu’il vit
l’affiche dans la vitrine de l’agence de voyages de Kingsbrook.
Visite-la Californie ensoleillée, pays de l’éternel printemps ! y
lisait-on sous une image qui devait représenter Big Sur.
Il s’arrêta pour regarder en se demandant ce que dirait le chef
constable s’il demandait à être envoyé là-bas pour faire une
enquête sur Nathalie Arno ? Il imaginait très bien la tête que
ferait le colonel Griswold !
Pour le moment, il reprit son chemin vers le poste de police. Il
revenait de chez Symonds, O’Brien et Ames. Leurs experts en
graphologie avaient examiné l’écriture de la Nathalie Camargue
de dix-huit ans et celle de la Nathalie Arno de trente-sept ans.
En tenant compte des changements normaux, sur une période de
près de vingt ans, les deux échantillons semblaient bien être de la
même main. Wexford avait suggéré de les faire examiner par un
expert de la police, mais Ames avait murmuré qu’il lui semblait
peu sage d’em-brouiller encore davantage la situation.
De toute façon, Wexford avait trouvé un meilleur moyen.
- Mike, dit-il en passant la tête dans le bureau de Burden, où
pouvons-nous trouver un violon ?
CHAPITRE X
La femme de Burden était une vraie perfection. Professeur
d’histoire, elle était très ferrée en littérature anglaise. Excellente
cuisinière, elle savait aussi coudre et voilà qu’elle se révélait
également musicienne.
- Vous ne m’aviez jamais dit que Jenny jouait du violon, dit
Wexford.
- Elle faisait partie du Pilgrim String Quartet, dit Burden, un peu
ému, car la notoriété de ce groupe d’amateurs avait dépassé les
limites locales. Je suppose que nous pourrons lui emprunter son
Hills, si nous promettons d’en prendre soin.
- Son quoi ?
- Son Hills. C’est une marque bien connue de violons.
- Puisque vous le dites, Stradivarius !
Burden apporta le violon, le lendemain matin. Ils devaient aller
chercher Philip Cory chez son fils afin de l’emmener voir
Nathalie chez les Zoffany. Il faisait une belle journée ensoleillée.
La première depuis que la neige avait cessé.
Blaise Cory habitait Campden Hill, pas très loin de chez Mrs
Mountnessing, et il devait être parti à son travail, car son père
était seul dans l’appartement, au dernier étage de l’immeuble. Il
s’empressa d’avaler un comprimé de valium dès qu’il les vit et
pourtant, une nuit à Londres semblait lui avoir fait le plus grand
bien. Il était tout sémillant, avec les joues roses. En costume noir
à fines rayures rouges, chemise de soie et cravate bordeaux, il
avait plutôt l’air de se rendre à un déjeuner élégant qu’à une
enquête criminelle. Une fois dans la voiture, il se montra bavard.
- Je vais écrire à ces Hicks. Je n’ai aucune raison de penser
qu’ils ne sont pas bien disposés à mon égard. Je sais aussi qu’ils
aiment la campagne. L’ennui est que Moidere Lodge n’est pas
vraiment la campagne et que la maison est loin d’être aussi
agréable que celle de ce pauvre Manuel. Je pensais que ce serait
une corvée de revoir Nathalie aujourd’hui, mais finalement, je me
sens tout excité à cette perspective. Londres est tellement
stimulant, n’est-ce pas ? On s’y sent tonifié. Et puis, si elle n’est
pas Nathalie, je ne vois pas pourquoi je serais embarrassé.
Wexford n’avait aucune intention d’entrer dans la boutique. La
porte menant à l’appartement était sur le côté de l’immeuble.
C’était une porte à panneau vitré, sous un porche abrité d’un
petit toit en tuiles. Tandis qu’ils remontaient la rue, Wexford en
tête et Burden formant l’arrièregarde et portant le violon, cette
porte s’ouvrit et une femme sortit. Elle était âgée et si petite
qu’on aurait pu la qualifier de naine. Elle portait un manteau noir,
un chapeau et des gants tricotés de couleurs vives. Cory
s’exclama :
- Dieu tout-puissant ! Vous êtes bien Mrs Woodhouse, n’est-ce
pas ?
- C’est exact, et vous êtes Mr Cory !
Elle parlait avec l’accent du Sussex en roulant les r.
- Comment allez-vous, monsieur ? Il ne faut pas se plaindre,
c’est ce que je dis toujours. J’ai vu Mr Blaise à la télé, hier soir.
Il est vraiment formidable. Toujours le même. Vous habitez
Londres, maintenant ?
- Non ! Je suis toujours dans la même vieille maison ! Et… je
n’ai personne pour s’occuper de moi, je ne suppose pas que…
- Je suis à la retraite, monsieur, et je n’ai jamais eu autant à faire.
Je n’ai pas une minute à moi, aussi je vous dis au revoir. J’ai été
heureuse de vous rencontrer, après tout ce temps.
Elle s’éloigna rapidement en regardant sa montre.
- Qui est-ce ? demanda Burden.
- Elle travaillait pour Manuel et Kathleen quand ils habitaient
Shaddough’s Hall Farm. Je me demande ce qu’elle fait par ici ?
Wexford ouvrit la porte et ils gravirent l’escalier.
Nathalie les attendait sur le palier. Wexford avait tellement pensé
à elle, depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, qu’il s’en était
forgé l’image à la fois séduisante et sinistre, d’une sorte de Mata
Hari corrompue et on-doyante. Devant la réalité, cette chimère
s’estompa rapidement, car devant eux, se tenait une jolie femme
charmante. Ses cheveux noirs tombaient librement sur ses
épaules, maintenus par un ruban de velours. Elle portait la jupe
que Jane Zoffany avait raccourcie, avec un simple chemisier
blanc et un cardigan bleu foncé.
L’ensemble faisait penser à un uniforme de pension-naire. Et elle
ressemblait elle-même à une écolière, quand elle s’approcha de
Cory pour l’embrasser en disant sur un ton d’amical reproche : -
C’est bon de vous revoir, oncle Cory, j’aurais tant souhaité que
ce soit en des circonstances différentes.
Cory recula en disant un peu sèchement : - Chacun doit faire son
devoir de citoyen.
Elle se mit à rire en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Ils
entrèrent dans un living-room sans prétention qui donnait sur une
cuisine. C’était fort différent des Sternes. Le mobilier, modeste,
semblait provenir de parents décédés de Zoffany. Rien ne
paraissait avoir été ajouté par Nathalie, sauf peut-être une
étagère de livres brochés, qui ne devaient pas venir de la
boutique, car ce n’étaient pas des livres de science-fiction.
boutique, car ce n’étaient pas des livres de science-fiction.
- En dollars ?
- Non, en livres.
- Seigneur ! Et l’on prétend que le crime ne paie pas!
- Pardonnez-moi, Mrs Ilbert, mais vous avez dit que votre mari
et Mrs Arno n’ont jamais vécu ensemble, après l’été 1976.
Comment est-ce arrivé? S’est-il lassé d’elle ?
Elle eut un rire amer.
- C’est elle qui s’est lassée de lui. Elle a rencontré un autre
homme. Rolf était fou d’elle. Il me l’a avoué.
Il m’a tout raconté.
Wexford se souvint de Jane Zoffany. Décidément, les maris
aimaient confier à leurs épouses leur passion pour Nathalie Arno.
- Etait-ce pendant ces longues vacances qu’elle a rencontré
quelqu’un ?
- C’est ce que Rolf m’a dit. Elle a fait la connaissance d’un type
et l’a ramené à la maison de Tuscarora. Vous comprenez, la
maison était à son nom et elle pouvait en faire ce qu’elle voulait.
Ensuite, Rolf ne l’a jamais revue.
- Il ne l’a jamais revue ?
- C’est ce qu’il a affirmé. Elle refusait de le voir ou de lui parler.
Peut-être parce qu’il n’avait pas encore divorcé pour l’épouser,
mais je n’en suis pas sûre. Rolf est devenu fou. Il a découvert
que ce type avec qui elle vivait était là illégalement et il l’a fait
expulser.
- C’était un Suisse nommé Fassbender, dit Wexford.
- Oh ! non… Où avez-vous été chercher ça ? Je ne me souviens
pas de son nom, mais ce n’était pas celui que vous avez dit. Il
était anglais. Rolf l’a fait refouler en Angleterre.
- Avez-vous jamais revu Mrs Arno ?
- Moi ? Non. Pourquoi l’aurais-je revue ?
- Merci, Mrs Ilbert, vous avez été très franche et je vous en suis
reconnaissant.
- Je suis à votre disposition. Je lui ai gardé une dent pour ce
qu’elle nous a fait, à moi et à mes enfants.
Je n’aurais aucun chagrin d’apprendre qu’elle a perdu cette
maison et ce million !
Wexford redescendit la colline escarpée en voiture.
Dora était sortie quand il arriva au Miramar. Elle avait laissé un
mot pour lui dire de ne pas l’attendre pour dîner si elle n’était
pas rentrée à sept heures et demie. Il n’avait guère aimé Rex
Newton, à l’époque où il l’avait connu, mais aujourd’hui, il le
bénissait. Et demain, il consacrerait entièrement sa journée a
Dora.
CHAPITRE XIV
D’après la carte, il semblait qu’il n’y avait pas beaucoup
d’habitations aux environs de Big Sur. L’idée que la trace de
Nathalie Arno pourrait être facilement suivie fut confirmée par
une femme d’un certain âge, rencontrée dans le hall de l’hôtel.
Mrs Lewis de Denver, Colorado, avait passé au moins vingt fois
ses vacances en Californie, et elle affirma à Wexford qu’il n’y
avait presque aucune maison, hôtel ou restaurant entre San
Simeon, au sud, et Carmel, au nord. La côte était protégée, en
conclut-il. Elle était sous le contrôle de l’équi-valent américain de
la Protection des Sites.
Bien que Miramar fut probablement le plus grand hôtel où
Wexford fût jamais descendu, le bar était si sombre qu’il y
régnait une atmosphère un peu louche.
On avait l’impression qu’il ne fallait pas trop chercher à savoir ce
que l’on y buvait. Le vin blanc, par exemple - un agréable,
inoffensif et assez léger Chablis qui devait être produit en
Californie par millions de litres, si l’on considérait le nombre de
personnes que Wexford avait vues en boire. Qu’étaient devenus
le Bourbon et le Martini sec de ses lectures ? Il était seul. Dora
et Mrs Lewis échangeaient photographies de famille et
anecdotes dans le hall, et il songea qu’il devrait essayer de
rencontrer Rolf Ilbert avant de s’aventurer dans le Nord. Ilbert
était certainement guéri de Nathalie, à présent, et il ne verrait
aucune objection à lui dire le nom de l’endroit où elle était allée
au cours de l’été 1976. Wexford termina son second verre de
vin et se leva pour aller téléphoner à Davina Lee Ilbert, mais
personne ne répondit.
Le lendemain, quand il l’appela de nouveau, elle lui expliqua que
son ex-mari était à Londres depuis deux mois. Il faisait des
recherches pour un feuilleton de télévision au sujet de jeunes
Américaines qui épou-saient des aristocrates britanniques.
Il comprit qu’il devrait rechercher Nathalie avec ce qu’il savait.
Ils partirent après déjeuner et s’arrêtèrent pour la nuit dans un
motel de Santa Maria. Wexford fut sur le point de dire à Dora
qu’il n’y avait rien à voir à Santa Maria, à des kilomètres de la
côte, avec la route qui traversait le village. Puis il songea qu’un
visiteur occasionnel pourrait dire la même chose de
Kingsmarkham. Peut-être y avait-il toujours quelque chose
d’intéressant à voir, pour peu que l’on sût regarder.
Comme partout, il y avait beaucoup à faire si vous viviez là et
rien si vous n’y viviez pas. Il n’allait pas tarder à avoir de
l’occupation et alors, son sentiment de culpabilité envers Dora
reviendrait.
Pendant le dîner, il lui confia sa théorie : - Si l’on observe les
faits, on constate qu’il y a un changement notable de personnalité
faits, on constate qu’il y a un changement notable de personnalité
en 1976. La femme qui est partie avec Ilbert avait un caractère
diffé-
rent de celle qui est revenue à Los Angeles. Du reste, quand on
y songe, la fille de Camargue avait mené une existence très
protégée. Elle n’avait jamais affronté le monde seule. D’abord,
elle a eu le foyer de ses parents, puis elle s’est enfuie avec Arno
et quand il est mort, elle a rencontré Ilbert. Or, qu’est-il advenu
à la femme qui apparaît en 1976 ? Elle loue des chambres dans
sa maison pour s’assurer des revenus. Elle ne connaît aucune
amitié durable, mais entretient des amours de rencontre avec le
Suisse Fassbender, avec l’Anglais qui a été expulsé, avec
Zoffany. Elle n’a pu vendre la maison que lui avait achetée Ilbert,
aussi décide-t-elle de la louer pour venir en Angleterre. Non
pour se réfugier chez son père, comme Nathalie Camargue aurait
pu le faire, mais pour se trouver un logis indépendant.
- N’y avait-il pas un risque terrible à aller s’installer dans la
propre maison de la vraie Nathalie et à se faire passer pour elle ?
Les voisins auraient pu deviner tout de suite la supercherie et
puis, il y avait les amis de Nathalie…
- Les bonnes clôtures font les bons voisins, dit Wexford. Il y a
beaucoup d’espace entre ces maisons.
La population du quartier est très mouvante et si j’ai bien
compris, Nathalie Camargue était une personne timide et
réservée. Ses voisins ne l’ont jamais beaucoup vue. Quant aux
amis, si l’un d’eux téléphonait, elle n’avait qu’à répondre que
Nathalie était toujours absente. Si l’un d’eux venait à la maison,
elle n’avait qu’à prétendre être elle-même une amie ou une
locataire qui habitait là pour quelque temps. Mrs Ilbert assure
que son mari n’a jamais vu Nathalie à son retour. Or si la vraie
Nathalie était revenue, il serait invraisemblable qu’Ilbert ne l’ait
pas revue. Un homme aussi épris… Non, c’était la fausse
Nathalie qui le renvoyait chaque fois, sous de nouveaux
prétextes et finalement, avec des refus précis, prétendant que la
vraie Nathalie ne voulait plus le revoir.
- Mais Reg, comment une simulatrice aurait-elle pu savoir tant de
choses sur le passé de Nathalie ?
- Hier, tu as passé la soirée avec Mrs Lewis. Que sais-tu d’elle,
après, disons, deux heures de conversation?
Dora se mit à rire.
- Eh bien, elle habite un appartement et non une maison. Elle est
veuve. Elle a deux fils et une fille. L’un des fils est agent
immobilier, l’autre vétérinaire. La fille s’appelle Janet. Elle a
épousé un médecin et ils habitent une ville appelée Bismerck.
Mrs Lewis a une Che-vrolet équipée de quatre roues motrices
pour la montagne. Elle possède une résidence secondaire dans
les rocheuses et…
- Assez ! Tu as découvert tout cela en deux heures et tu
prétends que la fausse Nathalie n’aurait pu rassembler un dossier
complet sur la vraie Nathalie en… cinq ou six semaines ? De
plus, en Angleterre, elle a eu une autre source d’informations en
Mary Woodhouse.
- Très bien, c’est possible, dit Dora, hésitante.
Depuis un moment, il avait l’impression qu’elle avait quelque
chose à lui dire.
- Chéri, dit-elle brusquement, j’espère que cela ne te contrarie
pas, j’ai dit à Rex et Nonie que nous descendrions à l’hôtel
Redwood à Carmel et il se trouve, c’est vraiment une
coïncidence, qu’ils vont chez la fille de Nonie à Monterey, au
même moment. Pourrions-nous déjeuner avec eux, deux ou trois
fois ? Est-ce que cela t’ennuie vraiment ?
- Je pense que c’est une excellente idée.
- Je sais que tu n’as jamais beaucoup aimé Rex et honnêtement,
je ne peux pas dire qu’il ait beaucoup changé.
- Il a un nom tellement stupide, dit Wexford avec mauvaise foi.
C’est un nom de chien.
Dora ne put s’empêcher de rire.
- Allons ! Ce nom sonne presque comme le tien !
- Presque, mais pas tout à fait. Que penses-tu de ma théorie ?
- Eh bien… mais alors, qu’est devenue la vraie Nathalie ?
- Je pense qu’elle a été assassinée.
La route revenait à la mer, après San Luis Obispo.
Ça ressemblait à la Cornouailles, pensa Wexford. On aurait dit
la côte de Cornouailles agrandie de façon gigantesque, en taille
et en étendue. Chaque fois que vous abordiez un virage, une
autre baie s’ouvrait devant vous, vaste, grandiose, plus belle et
majestueuse que la précédente. A San Simeon, Dora voulut voir
le château de Hearst. Wexford la conduisit sur la Cuesta
Encantada et la laissa faire la visite accompagnée. Il redescendit
sur le rivage où les eucalyptus offraient de frais ombrages. Tout
près de l’eau, il vit voler un péli-can, lourd et pourtant gracieux.
Le soleil brillait avec une espèce d’orgueil insolent.
Il n’y avait pas grand-chose à voir à San Simeon. Un parking, un
restaurant, quelques maisons et, s’il fallait en croire Mrs Lewis,
la population serait encore plus rare dans le Nord. La visite du
château de Hearst prit du temps et ils décidèrent de ne pas aller
plus loin ce jour-là, mais dès après leur départ, le lendemain
matin, Wexford ressentit une sorte de consternation. Il était exact
que si vous aviez l’habitude de vivre dans une région où la
population est très dense, vous pouviez trouver la côte assez
chichement peuplée, mais elle n’était en aucune façon dépeuplée.
Des petits groupes de maisons que l’on pouvait à peine appeler
des villages, avec un motel ou deux, un bazar, une station-
service, un restaurant se présentaient plus souvent qu’il ne l’avait
prévu. Et quand ils atteignirent Big Sur et que la route se perdit
dans les terres, à travers la forêt de séquoias, il y avait des
habitations et des établissements où s’arrêter presque partout.
Ils arrivèrent à l’hôtel Séquoia vers huit heures du soir. Le simple
fait de traverser Carmel avait été suffisant pour abattre le moral
de Wexford. C’était une ville très animée, une station balnéaire
importante, remplie d’hôtels. Un autre appel téléphonique à
Davina Lee Ilbert, lui apprit seulement qu’elle n’avait aucune
idée de l’adresse de son ex-mari à Londres. Wexford dut se
rendre à l’évidence : il n’y avait rien d’autre à faire que de
s’adresser à tous les hôtels de Carmel, muni de la photographie
de Nathalie.
Tout ce qu’il tira du procédé fut la constatation que les
Américains étaient plus enclins à se montrer coopé-
ratifs que les Anglais, et même si cela venait du fait qu’ils sont
une nation de vendeurs, tout comme les Anglais sont une nation
de petits boutiquiers, cela n’en diminuait nullement l’impression
agréable qu’on en retirait.
Tous les chefs de réception des hôtels lui souhaitè-
Tous les chefs de réception des hôtels lui souhaitè-
rent de passer une bonne journée et, alors qu’il continuait sa
quête la nuit venue, de passer une bonne soirée. Il visita ainsi
tous les hôtels, motels, immeubles loués par appartements de
Carmel, Carmel Highlands, Carmel Woods et Carmel Point et
tout cela en vain.
Rex Newton et son épouse américaine étaient installés au bar de
l’hôtel avec Dora quand il revint. Newton avait maintenant le
teint très bronzé et ses cheveux étaient devenus tout blancs, mais
autrement, il n’avait guère changé. Sa femme, selon Wexford,
paraissait vingt ans de plus que Dora, bien qu’en réalité, elle fût
plus jeune. Il semblait entendu que les Newton devaient dîner
avec eux et Rex entra dans la salle du restaurant, un bras autour
de la taille de sa femme et l’autre autour de celle de Dora. Celle-
ci avait laissé entendre à leurs amis que son mari était là pour une
enquête officielle de la police et Newton passa toute la soirée à
soutenir le système légal américain, la police américaine, la
géographie et la géologie de la Californie. Sa femme était une
créature douce et effacée. Ils devaient emmener Dora à Muir
Wopds, la forêt de séquoias située au nord de San Francisco, le
lendemain.
- S’il en sait autant sur le pays, grommela Wexford plus tard, il
aurait pu te prévenir qu’il y a plus d’hôtels ici qu’à West End à
Londres.
- Je suis navrée, chéri. Je n’ai pas pensé à le lui demander. Il
parle surtout pour ne rien dire, tu ne trouves pas ?
Wexford ne s’expliqua pas pourquoi Rex Newton lui fut soudain
beaucoup plus sympathique et il se sentit même tout heureux que
Dora prenne du bon temps en sa compagnie.
- Oh ! certainement. Finissons-en.
George Prince tourna la clef et Wexford se raidit contre le choc
de l’odeur suspecte qui allait en sortir, mais il n’y eut rien,
seulement une odeur de renfermé.
Le panneau tourna silencieusement sur ses charnières bien
huilées. L’endroit pouvait être sinistre et évoquer des lieux
désagréables, il était bien tenu.
L’intérieur du cadre présenta un microcosme des Sternes. Une
sorte de quintessence de sir Manuel Camargue. Il y avait là son
bureau et le mobilier austère de sa chambre et de son salon
bureau et le mobilier austère de sa chambre et de son salon
particulier, son électrophone, ainsi que les chaises lyres du salon
de musique et le piano. En fermant les yeux, on pouvait imaginer
entendre le premier mouvement du concerto pour flû-
te et harpe. On pouvait sentir et entendre Camargue et rien
d’autre. Wexford tourna la tête pour regarder les meubles des
chambres d’amis, l’ottomane de velours vert, deux tabourets de
pied en tapisserie, des couvertures afghanes roulées dans une
toile d’emballage et, sous un sac rempli d’edredons et de
coussins, le coffre en tek sculpté, fermé par deux lourdes
courroies en cuir. Les quatre hommes le regardèrent. Burden tira
le sac et le plaça sur l’ottomane, puis il s’agenouilla pour défaire
les courroies. Rochford poussa un gros soupir. Burden voulut
soulever le couvercle du coffre, mais il était fermé. Il examina les
serrures et regarda Prince d’un air interrogatif. Celui-ci hésita et
murmura qu’il devait aller au bureau pour savoir où les clefs
avaient été rangées. Wexford perdit patience.
- Vous saviez pourquoi nous venions. N’auriez-vous pu
contrôler où étaient ces clefs avant de venir ici ? Si on ne les
trouve pas, je vais devoir faire sauter cette serrure.
- Attendez une minute, dit Rochford. Votre mandat ne vous
autorise pas à détériorer quoi que ce soit.
Que dira Mrs Arno, quand elle verra que ses biens ont été
endommagés ?
endommagés ?
Prince se gratta la tête.
- Je crois qu’elle a dit que les clefs seraient dans un des casiers
de ce bureau.
Ils ouvrirent le bureau. Il était entièrement vide.
Burden défit les deux couvertures, vida le sac, tira les tiroirs de la
table de chevet.
- Ne disiez-vous pas que vous aviez noté où se trouvaient les
clefs dans un de vos livres ? demanda Wexford.
- La note indique dans ce bureau, dit Prince.
- Bon. Nous allons faire sauter cette serrure.
- Les voici, dit Burden en se baissant pour les ramasser entre le
bras de l’ottomane et le coussin du siège.
Il tenait à la main deux clefs identiques passées dans un anneau.
Wexford introduisit une clef dans la serrure de droite et la
tourna, puis il déverrouilla la serrure gauche.
Ensuite, il souleva le couvercle. Le coffre semblait être rempli par
un drap noir épais en plastique. Il le saisit et le tira.
Ce qu’il contenait dans ses plis froids et luisants glissa et parut
rouler. Wexford commença à déplier le drap noir et alors, il se
passa quelque chose d’horrible.
Lentement, avec langueur, comme s’il était encore vivant, un
bras d’une pâleur marmoréenne, prolongé d’une main fine, se
dressa hors du coffre, resta suspen-du en l’air un instant et
retomba. Wexford recula avec un grognement. Un doigt glacé
avait effleuré sa joue.
Rochford laissa échapper un cri étouffé et recula en titubant. Il
porta la main à sa bouche avec un haut-le-cœur. Mais George
Prince était d’une autre trempe.
Il s’approcha du coffre avec curiosité. Avec l’aide de Burden,
Wexford souleva le corps sur le sol et le dépouilla de sa
couverture. La gorge avait été tranchée et la blessure était
recouverte avec une serviette tachée de sang. Ce qui n’avait pas
empêché le sang d’éclabousser la robe jaune qui était maculée
d’étranges dessins.