Boyer Régis - Sagas Légendaires Islandaises
Boyer Régis - Sagas Légendaires Islandaises
Boyer Régis - Sagas Légendaires Islandaises
GENDAIRES
ISLANDAISES
ANACHARSIS
Merci à Éric Guilleman, pour avoir ouvert à Anacharsis 1f Route du Nord
ISBN: 978-2-914777-896
www.editions-anacharsis.com
Introduction
1. Les deux ouvrages fondamentaux sont, pour une étude, Les sagas islandaises, Payot,
Paris, 2007 [1978], et pour les plus beaux textes de la catégorie dite sagas des Islandais,
Sagas islandaises, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 2009 [ 1987].
2. On pourra lire, d'abord, L1slande médiévale, Les Belles Lettres, coll. « Guides des
civilisations», Paris, 2001, avec une bonne orientation bibliographique in fine, et, pour
une rapide initiation, le n° 32 de mai/juin 2010 de la revue Religion et Histoire. Je précise
qu'au meilleur moment de sa production, l'Islande ne comptait guère plus de 35 000
âmes! (elle a aujourd'hui quelque 320 000 habitants)
8 Sagas légendaires islandaises
Islande à partir de 874, pour diverses raisons que nous connaissons mal,
n'étaient pas, contrairement à une erreur commune, de «purs» Scandi
naves (et dans ce cas, majoritairement des Norvégiens) mais un mixte de
Nordiques et de Celtes, mixte qui est peut-être responsable et de la prodi
gieuse civilisation islandaise et de son étonnante activité littéraire: deux
ethnies, deux types de traditions, deux modes de réactions notamment vis
à-vis des choses de l'esprit, nous savons que ce genre de conjonction
donne, toujours et partout, des résultats assez extraordinaires.
Donc, à partir du moment où ils seront en possession d'une écriture
utilisable - car les runes germaniques ne se prêtaient simplement pas à la
consignation de textes longs - c'est-à-dire cette onciale carolingienne tou
jours pratiquée et qu'apportèrent avec eux, une fois passé le temps de la
conversion au christianisme (autour de l'an mille), les clercs ou mission
naires, les insulaires se mirent à consigner avec une manière de frénésie le
trésor de leurs poèmes mythologiques (cela s'appelle Edda) et celui de
cette poésie appelée scaldique qui demeure à ce jour la plus complexe, la
plus sophistiquée, la plus élaborée qu'ait jamais enfantée l'Occident (ce
n'était pas une invention islandaise, elle est née quelque part au bord de la
Baltique vers le VIIIe siècle, mais les Islandais s'en feront rapidement une
exclusivité), et enfin les sagas.
Une saga est un récit en prose (notez ce point, tout l'Occident écrivait
en vers à l'époque) centré sur divers chefs d'intérêt que je vais détailler
rapidement, dont on a d'abord pensé, à l'époque romantique et du côté
allemand, qu'il était né spontanément en vertu du «génie conteur de la
foule» pour n'être consigné par écrit qu'à partir de la fin du XIt siècle, mais
dont nous savons aujourd'hui, démonstrations savantes ayant été dûment
faites, qu'il résulta de la fusion des textes historiques latins (Salluste,
Lucrèce ...) traduits en islandais avec les textes hagiographiques (qui nar
rent la vie des saints) également en latin et de même immédiatement tra
duits. Les sources peuvent fort bien être également orales et renvoyer à des
traditions familiales, juridiques, géographiques, etc., mais le «produit
fini», si je puis dire, est écrit, consciemment et soigneusement écrit, avec
une rigueur et un savoir-faire qui ont quelque chose de confondant. Évi
demment parce qu'ils relèvent d'une vision de l'homme, de la vie et du
monde propre à leurs auteurs qu'en règle générale, nous ne connaissons
pas trop. Ajoutons qu'une saga n'est pas un écrit religieux, non plus que
poétique - ce qui ne l'empêche pas, d'aventure, de faire des incursions du
côté de la mythologie, réelle ou calquée de la classique, et de s'adorner de
strophes scaldiques invoquées, parfois, à des fins justificatrices. Sans nous
attarder: en fait, ce qui définit la saga, c'est avant tout son style rapide,
sobre, économe de ses moyens, comme pressé de courir a son terme et,
Introduction 9
remarquez cela aussi, jamais lyrique. La vision du monde dont je parlais il
y a un instant est factuelle, réaliste, directe, sans aucune concession au lec
teur (ou à l'auditeur, car le débat demeure vivant, de savoir si elles étaient
faites pour être dites ou lues, récitées). Pour le fond, il s'agit de narrer la vie
d'un personnage intéressant, je vais dire pourquoi, ou de tout un lignage,
voire d'un district, en· commençant, le cas échéant, par la mention des
ancêtres, car le culte de la famille était déterminant dans cette culture, et
en suivant le cours de cette existence, l'accent étant mis sur les temps forts
qui ne ressortissent pas nécessairement au registre héroïque physique, mais
peuvent fort bien relever du juridique, voire de l'illustration des grandes
valeurs que prisait cette communauté, sens de l'honneur, volonté parfois
forcenée de tirer vengeance d'un forfait, culte de l'amitié, tendance à l'os
tentation, ruse intelligente (ce qu'ils appellent vit, quelque chose comme le
know-how américain), etc. Pour avoir droit à une saga, pour être, donc
soguligr (cet adjectif traduit la proposition qui précède ici), il faut que le
Destin avec majuscule qui est peut-être le seul vrai dieu que révéraient ces
hommes et ces femmes, vous ait soumis à une skapraun (mise à l'épreuve
de votre caractère), de quelque nature qu'elle soit, et que vous en ayez
triomphé. Alors, on parlera en bien de vous, vous mériterez une saga.
Qui, donc, est un morceau purement narratif: saga dérive du verbe
segja, «dire», «conter», «raconter» (allemand sagen, anglais say, suédois
saga). Jamais lyrique, je l'ai dit, dramatique non plus même si, parfois, la
structure du récit prête à une organisation de ce type. Héroïque, pas
nécessairement, didactique non plus, sinon implicitement, très, très rare
ment épique, erreur souvent commise parce que l'adjectif episk dans les
. langues scandinaves modernes signifie «narratif» et non obligatoirement
«épique». En fait, nous savons que l'épopée obéit aux deux règles de la
simplification et du grossissement, ce qui est très peu souvent le cas de la
saga, laquelle, au contraire, est souvent appliquée à suivre le menu détail
de nos errements et refuse l'outrance. C'est un texte humain, très humain,
il répugne à l'hyperbole autant qu'à la dépréciation, il demeure à ras de la
réalité, il est de nous. Une fois dominée la très épineuse difficulté des
noms propres, anthroponymes ou toponymes, il reste des hommes et des
femmes qui vivent comme nous, sont nos frères et sœurs: ils n'ont rien
des piédroits de nos cathédrales, non plus que de nos héros de chansons
de geste, voire de nos romans courtois, c'est peut-être leur vérité humaine
qui les rend si attachants. D'autant qu'en règle générale, elle est saisie dans
le menu détail du quotidien et non à la faveur d'exploits mémorables.
Cela dit, la longueur d'une saga peut être très variable. Il en est de
volumineuses, comme la Saga de Njâll le Brûlé qui est le fleuron du genre
des islendingasogur, d'autres sont si brèves que je les ai appelées «sagas
10 Sagas légendaires islandaises
3. Il en existe en français tout un livre publié par Les Belles Lettres (Régis Boyer, Les
sagas miniatures, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes», Paris, 1999).
Introduction 11
4. La question est traitée avec quelque détail dans Recueil d'études en hommage à Lucien
Musset, Cahier des Annales de Normandie 23, 1990, Régis Boyer, « Les sagas islandaises
sont-elles des documents historiques?», p. 109-126.
5. Voir Régis Boyer, Snorri Sturluson. Le plus grand écrivain islandais du Moyen Âge,
OREP Éditions, Cully, 2011.
12 Sagas légendaires islandaises
6. Ce qui ne signifie en aucun cas qu'ils auraient constitué une sorte de démocratie, la
forme de leur gouvernement s'appelle - pardonnez-moi le jargon - ploutocratie oligar
chique, une minorité a le pouvoir parce qu'elle est riche.
7. Existe en français depuis 2005 sous le titre Saga des Sturlungar, Les Belles l .ctt rcs, Paris.
Introduction 13
cours en Occident en fait de narrations. Soient: des adaptations de
romans de Chrétien de Troyes (Erex saga étant Éric et Énide, par exemple),
de nos chansons de gestes (Karlamagnuss saga, Saga de Charlemagne 8), de
nos romans dits bretons et donc tournant autour du roi Arthur (Breta
sogur ou Sagas des Bretons) et de tout ce type de littérature. Le fleuron est
sans doute la Tristrams saga ok lsondar 9 , une version de Tristan et Yseut,
qui, une fois n'est pas coutume, n'est peut-être pas le fait d'un Islandais
mais d'un Norvégien, le Frère Robert, qui s'est aligné sur Thomas. Il n'est
pas exclu que ce soit la toute première saga de type plus ou moins légen
daire qui ait vu le jour, et son influence sur le reste de la production islan
daise peut avoir été grande.
Ajoutons, pour ne rien négliger, que les sagas, quelle que soit leur caté
gorie, pouvaient aussi exister sous des formes très brèves (quelques pages
seulement, parfois) appelées alors ptRttir (sg.J>âttr) : une théorie a long
temps voulu que ces «dits», comme nous nous serions exprimés en fran
çais à l'époque, aient fourni la première version des sagas. Cette théorie est
abandonnée aujourd'hui, encore qu'il existe des sagas qui soient, en fait,
formées de toute une collection de ptRttir (ainsi de Ljôsvetningasaga, la
Saga des Gens du lac clair). D'autre part, la centaine de ptRttir que nous
avons conservés peuvent sans effort se ranger sous les diverses rubriques
qui ont été énumérées plus haut 10 , mais nous ne les retiendrons pas ici
pour ne pas allonger démesurément ce volume.
Et il reste les sagas légendaires qui font l'objet du présent ouvrage et
que je vais maintenant présenter de plus près11 •
Peut-être serait-il bon que le lecteur consente d'abord à lire une des
sagas légendaires données dans le présent ouvrage, une brève, par
exemple, la Saga de Grimr à la joue velue, afin de prendre la mesure du
genre. Cela lui permettra de saisir immédiatement les différences avec les
autres«grandes» sagas: sans doute ce texte est-il très bien écrit et composé
mais les différences éclatent. Toutefois, ce genre a dû être fort populaire
dès le début du ritold (âge de l'écriture en Islande, soit le XIIe siècle) : nous
trouvons dans la Saga de Porgils et de HajliiJi (qui est incluse dans la com
pilation dite Sturlunga saga), la relation de noces prestigieuses célébrées à
Reykjah6lar en 1119, au cours desquelles divers récitateurs disent des
sagas légendaires expressément nommées sous leur titre - nous en avons
conservé quelques-unes.
Unefarnaldarsaga (oùfarn =«très ancien»,«archaïque», aldar étant le
génitif du substantif old: «âge», «temps», «époque») est un récit qui
combine mythe, «histoire» et légende, sans autre prétention, je l'ai dit,
que divertir l'auditeur ou lui faire plaisir. Remarquez la dernière phrase de
la Saga de Hrolfr sans Terre: «Voici la fin de cette histoire sur Hr6lfr Stur
laugsson et ses exploits. Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont diver
tis, et bien de la tristesse à ceux qui s'en sont offusqués et ne s'en sont pas
amusés.» Récits composites, en fait, voyez comme la Saga de Gautrekr
s'intéresse d'abord à Gautrekr puis à un certain Gjafa-Refr sans qu'il y ait
grands rapports entre les deux.
12. Ne laissons pas passer cette occasion sans rappeler que dreki est «dragon». Le
bateau normal des vikings, kndrr ou skeiô ou langskip avait une figure de proue �rnlptéc en
général sous forme d'une tête de dragon. Par métonymie, l'usage était de dire, .1u lieu de
« mon bateau», « mon dragon» (ou tout autre animal sculpté à la proue).
Introduction 17
13. Voir Les Conteurs du Nord, Les Belles Lettres, Paris, 2010.
18 Sagas légendaires islandaises
14. Dans la Saga de Hrafnkell Gooi de Freyr (qui n'est pas une saga légendaire) le cheval
Freyfaxi occupe un rôle proprement fatidique et détermine la progression de toute l'action.
Introduction 19
son pareil en fait de taille et de force. [ ...] Il appartenait à l'espèce
de chevaux apparentés au dromadaire. Depuis qu'il avait obtenu
ce cheval, jamais le roi Hreggviôr n'avait subi une défaite.
Conclure n'est pas malaisé. Les sagas légendaires méritent leur nom
car elles ne sont pas réductibles aux autres catégories, disons qu'elles
s'adressaient sans doute à un autre public en des circonstances différentes.
Je l'ai déjà noté deux fois: par définition, elles ont été composées et rédi
gées til gamans, pour votre divertissement et plaisir. Cela n'est pas exclu,
bien entendu, des sagas des Islandais ou de contemporains, mais ici, c'est
la préoccupation majeure, car il est clair que les auteurs ne croient pas à
leurs fables. Ils font état de leurs lectures ou connaissances, ils laissent
libre cours à leur fantaisie, ils exploitent tel ou tel thème qu'ils tiennent de
la tradition populaire, leur imagination est au point de départ de leur ins
piration, ils inventent donc ce personnag:: invraisemblable mais passion
nant, cet épisode totalement farfelu, ne vous en déplaise, ce décor
introuvable et ainsi de suite.
15. Qui ne sont pas les elfes des folklores modernes, forme dévaluée par l'Église de ces
entités antiques mal connues de nous.
20 Sagas légendaires islandaises
18. Un peu - la rencontre n'est pas fortuite - comme on parle de « mir.ide g, n " , 111 ,k
« miracle irlandais».
Bibliographie sommaire
des
principaux textes cités dans les notes
Études
Textes
Saxo Grammaticus, La Geste des Danots [Gesta Danorum], présenté et traduit par
J.-P. Troadec, Gallimard, coll. «L'Aube des peuples», Paris, 1995.
Snorri Sturluson, Heimskringla, I-III, Bjarni Aoalbjarnarson gaf ut Hia fslenzka
fornritafélag, Reykjavfk, 1951.
Sven Aggesen, Sven A�est,m Historiske Skrifter, édition de M. CL. Gertz, Rosen
kilde & Bagger, Copenhagen, 1967 [1916-1917].
T hietmar de Merseburg, Chronique [Thietmari Merseburgensis episcopi Chroni
con], trad. (allemande) Werner Trillmich, Monumenta Germaniae Historica,
Darmstadt, 1957 [1935).
Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, sous la direction de Christiane
Marchello-Nizia, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1995.
Deux mots sur la traduction
:--
("'-..,.,,;
•
H6lmgarôr
(Novgorod)//
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Tattarîa?
Garô{riki
'
/
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\• Ka::nugarôr
\\(Kiev)
\
-
Serkland
SAGA DES VÔLSUNGAR
Volsunga saga
J'ai déjà donné quelques indications sur cette saga dans l'introduction générale. Elle
est un des grands classiques du genre, pour toutes sortes de raisons, dont la première, la
plus importante à mon sens, est qu'elle nous offre une parfaite illustration de l'idée que
se faisaient les anciens Germains du héros. Qui n'a rien à voir avec les fadaises com
mises depuis l'âge romantique autour du sujet et entérinées par Richard Wagner, poète
et musicien de génie mais dont les dons historiques ne sont certainement pas rece
vables. Le héros, grec eroi, est, rappelons-le, avant tout un modèle, un parangon, un
archétype, il incarne les vertus majeures que révère la communauté qui l'a conçu. Ni
une brute pour film américain, ni un monstre salace de bande dessinée, ni l'incarna
tion d'on ne sait quel prétendu idéal martial résumant les traits majeurs de l'ethnie
concernée (on sait les ravages relativement récents qu'engendra une telle conception,
sans parler de la survie d'une idéologie qui a la vie dure), mais bien l'expression même
de la vision de l'homme, de la vie et du monde que professa non seulement le Nord
mais toute la Germania (il est le Sîfrit ou le Siegfried des traditions germaniques
continentales), comme en attestent le Nibelungenlied ou Beowulf. Au demeurant
extrêmement populaire, jusqu'aux ballades populaires (folkeviser) du Moyen Âge et
de la Renaissance.
La Volsunga saga présente d'abord l'intérêt de dédoubler et de compléter les
poèmes héroïques de /Edda poétique. Elle a, à ce titre, une valeur de synthèse, voire
d'élucidation de points qui seraient, sans elle, restés obscurs. Elle démarque un peu,
également, une autre tradition concernant un visage different du héros germanique,
· Helgi. Elle assume aussi, avec éclat, les étranges et incontournables relations du héros
et de l'héroïne, ici dédoublée sous les espèces de la tragique Brynhildr ou de l'altière
Guôrûn. Elle déborde, enfin, le cadre strictement délimité de la Germania pour
inclure Atli!Attila, selon une tradition que nous ne pénétrons plus mais qui doit se
souvenir de l'époque dite des grandes migrations. Enfin, pour nous limiter là, elle
illustre le thème hautementfécond de la malédiction tragique. C'est dire sa richesse.
Sa structure aussi est passionnante. Trois strates, au moins, ont présidé à la lente
élaboration de ce texte qui, dans sa forme actuelle, ne peut guère remonter à avant
1250. Il y a d'abord un fond historique où les Burgondes (Sigurôr est censé être leur
roi), les Francs (Brunehaut pourrait être Brynhildr) et les Gots interviennent. Puis
viendrait un élément proprement légendaire, très proche du conte populaire qui justi
fie le visage du héros et ses heurs et malheurs convenus, notamment à propos de ses
amours malheureuses. Enfin et surtout, ce motif tient du mythe. Sigurôr est avant
tout le « Meurtrier du dragon Fdfoir », comme l'indique le surnom sous lequel il est
passé à la postérité, « Fdfoisbani », c'est-à-dire qu'il assume des dimensions cosmiques,
telluriques en l'occurrence, conjuguées à son visage solaire, l'or du Rhin, qui est ici un
motifrécurrent et que garde le héros. Enfin, il rappelle par toutes sortes de détails de
34 Sagas légendaires islandaises
son histoire quelques dieux primordiaux comme Ôôinn, Baldr, Porr et surtout Tjr,
garant de la loi et du droit. Notons un point: son héroïsme est postulé et n'appelle pas
de démonstration, l'univers à la fois fatidique et magique dans lequel il évolue ouvre
defantastiques perspectives où se mêlent des thèmes totémiques (peut-être!), ce person
nage descendant de Volsi qui est le cheval chamaniques (le don de métamorphose est
partout présent tout comme la perméabilité entre les deux règnes des vivants et des
morts), et omineux, puisque le Destin préside à toute cette histoire.
Mais la coloration majeure de cette saga est nettement éthique, selon un processus
bien connu des sagas islandaises dans leur ensemble: Sigurôr est, à tous égards, porte
parole des grands mots d'ordre de cette culture, éminente dign ité du roi, connivences
avec lesforces occultes et avant tout respect inconditionnel de la prééminence humaine
symbolisée par le respect de la parole donnée. Que doit-on envisager en premier lieu,
du personnage possiblement historique, du roi mythique élevé au rang de divinité ou
du héros littéraire figurant dans la plus ancienne composition épique qu'ait enfantée
le Nord? Le texte dont nous disposons aujourd 'hui est d'évidence un mixte de ces trois
composantes, mais l'art souverain de l'auteur (inconnu) est parvenu à hisser cette
figure à des hauteurs hiératiques.
Cette saga a déjà fait l'objet d'une publication accompagnée d'une substantielle introduc
tion: Régis Boyer, La Saga de Sigurôr, ou la parole donnée, Éditions du Cerf, Paris, / 989.
1. De Sigi, fils d'Ôôinn
1. De ce Skaôi nous ne savons rien d'autre. Il est étrange, toutefois, que le même nom,
grammaticalement masculin en effet, soit aussi celui la déesse Skaôi, divinité fort ancienne
qui a laissé de nombreuses traces dans la toponymie et qui serait même responsable, selon
une étymologie tout à fait recevable, du nom même de Scandinavie (sur skatJin-auja), soit:
ou bien «l'île (la Scandinavie a été tenue pour une île - l'île Skandzia - par toute !'Anti
quité) de Skaôi », soit « [le territoire qui bénéficie de] la protection tutélaire de Skaôi ».
Skaôi est l'une des figurations de la Grande-Déesse ou de la Déesse-Mère dans la mytho
logie scandinave: elle en assume la face sombre et funèbre, Hel, maîtresse de l'Autre
Monde, étant l'une de ses hypostases. l:hésitation sur le genre de son nom n'a rien de sur
prenant si l'on songe aux nombreuses paires, homo- ou hétérosexuées que compte cette
mythologie (Freyr/Freyja, Fjorgynn/Fjorgyn par exemple). L:hésitation en question pour
rait ou bien renvoyer au thème des Dioscures divins si abondamment attesté, soit à l'an
drogyne primitif qui a été connu des anciens Germains comme de beaucoup d'autres
religions antiques.
2. II était formellement interdit de laisser exposé un cadavre. II fallait absolument le
recouvrir de pierres, de terre, etc.
36 Sagas légendaires islandaises
Skaôi eut des soupçons sur le récit de Sigi, il devina qu'il devait y
avoir trahison de sa part et que Sigi devait l'avoir tué. Trouva donc des
hommes pour le chercher, et la quête se termina de telle sorte qu'ils le
découvrirent dans un amas de neige; Skaôi dit que, désormais, on appel
lerait cet amas Tas de Breôi, et c'est ce que l'on a fait depuis, on appelle
bredi tout gros tas de neige3 •
Il apparut alors que Sigi avait tué et assassiné l'esclave. Aussi fut-il
appelé « loup dans le sanctuaire4 » et il ne lui fut plus permis de demeu
rer chez son père. Ôôinn l'accompagna un fort long bout de chemin
pour quitter le pays et ne s'arrêta pas qu'il ne l'eût mis sur des bateaux*
de guerre.
Sigi se mit à guerroyer avec la troupe que son père lui avait fournie
avant qu'ils se quittent et il remportait la victoire dans les batailles. Son
affaire en vint au point que, pour finir, il soumit des pays et acquit de la
puissance par la guerre. Sur ce, il se trouva un noble parti, devint un roi
très puissant et très important, gouverna le pays des Huns et fut un très
grand homme de guerre. Il eut de sa femme un fils qui s'appela Rerir.
Celui-ci grandit chez son père5 et devint bientôt de grande taille, et
accompli.
3. Le substantif commun brerli désigne en effet un gros tas de neige. Il est évident que
l'explication fournie ici est fantaisiste. Au demeurant, brerli est un hapax ici, en vieux
norois. Mais le norvégien moderne brae: «glacier», en dérive certainement.
4. J'ai voulu traduire littéralement comme chaque fois que je le peux dans la suite du
texte, l'expression, certainement fort ancienne en raison de sa formulation allitéréc, et
amplement attestée par les textes, y compris les textes de lois: vargr i véum. Vargr -
«loup» - s'applique à quiconque commet une faute gravissime. Vé désigne à la fois le
sacré et l'un de ces lieux de culte en plein air, peut-être délimités par une enceintl' de
pierres dressées, comme en connut toute la Germania. Être vargr i véum équivaut donc à
notre notion de sacrilège.
5. Voir fost, fostri*.
Saga des Volsungar 37
royauté, après Sigi, son père. Maintenant qu'il estimait être assuré sur ses
pieds dans ses états, il se rappela les offenses qui lui venaient de ses oncles
maternels qui avaient tué son père, il rassembla une grande troupe et se
porta contre ses parents avec cette armée, estimant que, même s'il n'avait
pas fait grand cas de leur parenté, précédemment, ils l'avaient offensé, en
sorte qu'il ne les quitta pas qu'il n'eût tué tous les meurtriers de son père,
bien que ce fût excessif pour toutes sortes de raisons. Il s'appropria alors
terres, états et biens. Et il devint plus important que son père.
Rerir fit un gros butin et se trouva une femme qui lui parut lui conve
nir, ils vécurent ensemble très longtemps, mais ils n'eurent pas d'enfant
pour reprendre leur héritage. Cela leur déplaisait fort à tous deux, ils priè
rent avec grande ardeur les dieux de leur donner un enfant.
On dit que Frigg6 entendit leurs prières et dit à Ôôinn ce qu'ils
demandaient. Celui-ci ne se trouva pas à court d'expédients, il prit sa
propre fille adoptive, fille du géant Hrimnir7, lui remit une pomme et la
pria de la porter au roi. Elle prit la pomme, se donna la forme d'une cor
neille8 et vola jusqu'à ce qu'elle arrive à l'endroit où était le roi, assis sur un
tertre9 . Elle laissa tomber la pomme sur les genoux du roi. Il la prit et
pensa savoir ce que cela signifiait, quitta le tertre et alla chez lui trouver ses
gens et la reine, qui mangea de cette pomme.
6. Frigg est la femme d'Ôôinn et l'une des figures les plus populaires de l'ancienne
Déesse-Mère des Germains. On la voit assez souvent intercéder pour les hommes, notam
ment dans l'introduction aux Grimnismdl, dans !'Edda poétique, où elle sauve la vie des
Uinniles, plus tard appelés Lombards.
7. Il est cité dans le Skirnsfor et le Hyndluljôô, deux poèmes de !'Edda. li semble bien
- appartenir à l'espèce des géants fondateurs dont descendent les dieux. Son nom signifie
proprement: «frimas».
8. Ici encore, j'ai tenu à traduire le texte au plus près. La corneille ou le corbeau sont
des oiseaux fatidiques, de bon augure, dans cette religion. Mais notons surtout, ici pour la
première fois, l'un des traits constants de ce texte: sa passion pour les métamorphoses. Ce
à quoi nous avons affaire ici est l'une des opérations magiques ou surnaturelles les plus
souvent attestées dans rous nos textes, en vers ou en prose: un hamfor*. Les anciens Scan
dinaves étaient persuadés qu'ils étaient habités par une «forme» (c'est le sens littéral du
mot hamr*) interne qui était susceptible, à l'occasion, de s'évader de son enveloppe corpo
relle - laquelle entrait alors en lévitation ou en catalepsie - pour prendre forme humaine
ou animale (et dans ce cas, l'animal choisi est hautement symbolique, c'est le plus souvent
un aigle, un ours, un taureau) capable de défier les lois de l'espace et éventuellement, du
temps. Voir là-dessus Régis Boyer: «Hamr, fj,l,ja, hugr: l'âme pour les anciens Scandi
naves» dans Heimdal, n° 33, printemps 1981, Bayeux, p. 5-10, ou Le Monde du Double.
La magie chez les anciens Scandinaves, p. 29-54.
9. C'est en effet un usage constant, attesté par nombre de textes mythiques ou légen
daires, que le roi siège « sur un tertre»: si l'on tient, comme je fais, que cette religion célé
bra dans un premier temps le culte des ancêtres, le geste est pleinement signifiant: assis sur
leur tertre funéraire, le roi entend mieux les conseils de ses aïetiX.
38 Sagas légendaires islandaises
Il faut dire maintenant que la reine découvrit bientôt qu'elle devait être
enceinte, et pendant longtemps, elle ne put mettre au monde cet enfant.
On en vint au moment où Rerir devait aller lever des troupes 10 ,
comme c'est la coutume des rois quand ils veulent pacifier leur pays. Dans
cette expédition, il se fit que Rerir tomba malade, sur quoi il mourut: il
avait l'intention d'aller rendre visite à Ôôinn chez lui, c'était le désir de
beaucoup en ce temps-là.
Pour ce qui est de la mauvaise santé de la reine, les choses continuèrent
de même: elle ne parvenait pas à mettre l'enfant au monde, et six hivers
durant, elle eut cette maladie. Elle découvrit alors qu'elle ne vivrait plus
longtemps, elle demanda donc qu'on lui fit l'ablation de l'utérus et l'on
satisfit à sa requête. Ce fut un garçon, et il était de grande taille quand il
apparut, comme il fallait s'y attendre. On dit que ce garçon embrassa sa
mère avant qu'elle mourût.
On lui donna un nom et il fut appelé Volsungr11 • Il fut roi du pays des
Huns après son père. De bonne heure, il fut grand et fort, et très entre
prenant en tout ce que l'on estimait impliquer épreuves viriles. Ce devint
un très grand guerrier et victorieux dans les batailles qu'il livrait au cours
de ses expéditions.
Quand il fut pleinement adulte, Hrfmnir lui dépêcha Hlj6ô, sa fille,
que l'on a déjà mentionnée lorsqu'elle apporta la pomme à Rerir, père de
Volsungr. II l'épousa donc, ils vécurent longtemps ensemble et leur
ménage fut excellent. Ils eurent dix fils et une fille. Leur fils aîné s'appelait
Sigmundr, et leur fille, Signy. C'étaient des jumeaux et, des enfants de
Volsungr, c'étaient les plus beaux et les plus éminents en toutes choses, et
ils étaient en outre très puissants, chose qui a duré longtemps et que l'on
a hautement louée, savoir, que les Volsungar ont été fort tyranniques et
supérieurs à la plupart des gens mentionnés dans les sagas anciennes, à la
fois en fait de sagesse, de ruses et d'ardeurs de toutes sortes.
On dit que le roi Volsungr fit bâtir une excellente halle, de telle sorte
qu'un grand chêne se trouvait dedans et que les branches de cet arbre avec
leurs belles fleurs s'étendaient au-dessus du toit de la halle; quant au
tronc, il était dans la halle et on l'appelait barnstokkr.
1O. Le texte dit qu'il se livra à un leioangr, cette levée régulière des troupes qui s' exécu
tait selon des règles précises et extrêmement intéressantes. Là-dessus: Régis Boyer: « La
notion de leioangr et son évolution» dans Inter-Nord, n° 12, décembre 1972, p. 271-281 .
11. Notons une bonne fois pour toutes que le mot volsungr est un dérivé sur volsi qui
signifia certainement le cheval. Voyez là-dessus l'étrange Volsa-fdttr (traduction et com
mentaires dans L'Edda poétique, p. 89).
Saga des Volsungar 39
3. Siggeirr épouse Signy, fille de Volsungr
12. Une salle était rectangulaire, avec deux portes dans les deux côtés les plus étroits;
des bancs couraient le long des murs longitudinaux; au centre de la pièce courait une fosse
étroite et également rectangulaire où l'on entretenait en effet du feu, pour l'éclairage le
chauffage et la cuisson des aliments. Ce sont là Ls« longs feux» ou grands feux dont il est
question ici.
13. Le texre parle littéralement d'un« pommier». J'ai renoncé à proposer une traduc
tion possible de barnstokkr: outre le fait que les manuscrits divergent sur la leçon (brans
tokkr, par exemple), les diverses traductions retenues n'emportent pas l'adhésion.
14. Voici le portrait conventionnel, qui se retrouvera de nombreuses fois dans la suite
du texte, d'Ôôinn.
40 Sagas légendaires islandaises
Il faut dire maintenant que Siggeirr alla au lit avec Signy ce soir-là. Le
lendemain, le temps était bon. Le roi Siggeirr dit alors qu'il voulait aller
chez lui sans attendre que le vent grossisse ou que la mer devienne impas
sable. On ne mentionne pas que le roi Volsungr l'en ait dissuadé ou le lui
ait refusé, d'autant qu'il voyait que Siggeirr n'avait qu'un seul désir, quit
ter le banquet.
Alors, Signy dit à son père: « Je ne voudrais pas m'en aller avec Siggeirr,
je ne me réjouis pas de lui et je sais par ma prescience et par notre nature
atavique que de ce mariage nous adviendra grand deuil si on ne le rompt
pas promptement.
- Tu ne dois pas dire cela, fille, dit-il, car c'est grande honte, tant pour
lui que pour nous, que d'annuler cela vis-à-vis de lui qui est innocent, nous
ne retirerions de lui ni fidélité ni amitié si cela était annulé, il nous revau
dra tout le mal qu'il pourra, cela seul nous sied de maintenir notre parole.»
Le roi Siggeirr se prépara donc à se rendre chez lui. Avant de quitter la
fête, il invita le roi Volsungr, son beau-père, à venir chez lui en Gautland,
ainsi que tous ses fils, dans un délai de trois mois, avec toute l'escorte qu'il
voudrait emmener pour lui faire honneur. Par là, le roi Siggeirr voulait
compenser le défaut d'accomplissement de cette noce puisqu'il n'avait pas
voulu rester plus d'une nuit, car ce n'est pas la coutume que de procéder
de la sorte. Et le roi Volsungr promit de faire le voyage et d'arriver au jour
dit. Les parents par alliance se quittèrent et le roi Siggeirr s'en alla chez lui
avec sa femme.
Saga des Volsungar 41
Il faut dire maintenant du roi Volsungr et de ses fils qu'au moment fixé,
ils allèrent en Gaudand, emmenant trois bateaux tous bien équipés, et
qu'ils eurent bonne traversée et accostèrent en Gaudand, c'était tard le soir.
Ce même soir, arriva Signy, fille du roi Volsungr, qui convia son père
et ses frères à lui parler en privé et dit alors quelle était, selon elle, l'inten
tion du roi Siggeirr: il avait rassemblé une armée invincible, « et il a l'in
tention de vous trahir. Je vous prie, dit-elle, de retourner immédiatement
dans vos états et de vous procurer une troupe au plus vite, de venir ici
ensuite et de vous venger vous-mêmes, et ne vous mettez pas en péril, car
les trahisons de sa part ne vous manqueront pas si vous ne prenez le parti
dont je vous requiers».
Alors, le roi Volsungr dit: « Toutes les nations connaissent unanime
ment la parole que j'ai prononcée avant même de naître, lorsque je fis le
serment de ne jamais fuir feu ni fer pour cause de peur, et c'est bien ce que
j'ai fait jusqu'ici: pourquoi ne l'accomplirais-je pas dans mon vieil âge?
Les filles n'ont pas à détourner mes fils par jeu pour qu'ils aient peur de
leur mort car un jour chacun doit mourir 15 , et personne ne peut y échap
per. Mon avis est que nous ne fuyions pas et que nous nous défendions le
plus vaillamment. Je me suis battu plus de cent fois, ayant des troupes
plus ou moins nombreuses, et j'ai toujours remporté la victoire et l'on
n'apprendra pas que j'aie fui ni demandé la paix.»
Alors, Signy pleura amèrement, demandant de ne pas retourner trou
ver le roi Siggeirr.
Le roi Volsungr répondit: « Certes, tu vas aller chez toi, chez ton mari
et resteras avec lui, quelle que soit la façon dont les choses se passeront
entre nous. »
Signy alla chez elle et eux, se préparèrent à passer la nuit.
Au matin, quand il fit jour, le roi Volsungr ordonna à tous ses hommes
de se lever, de débarquer et de se préparer à la bataille. Ils allèrent donc tous
à terre, tous armés, et il n'y eut pas à attendre longtemps pour que le roi
Siggeirr arrive avec toute son armée; bataille des plus rudes éclata entre
eux, le roi excita sa troupe à aller de l'avant le plus rudement possible, et
l'on dit que le roi Volsungr et ses fils traversèrent huit fois les rangs du roi
Siggeirr ce jour-là, frappant des deux mains. Mais au moment où ils
15. Voici l'une des premières formulations, sous forme de dicton, de l'un des thèmes
fondamentaux de ce texte, comme d'ailleurs de toute la littérature de sagas.
42 Sagas légendaires islandaises
7. Débuts de Çinfjotli
On mentionne maintenant qu'une fois, alors que Signy était dans son
pavillon, vint la trouver une magicienne qui savait passablement de choses 16.
16. J'ai traduit littéralement le mot Jjolkunnig, qui s'applique toujours à un sorcier ou
44 Sagas légendaires islandaises
à un magicien. Le texte emploie, pour «magicienne», le mot sejôkona, «femme qui pra
tique le sejôr*»: voir là-dessus Dag Stromback: Sejd, Stockholm, 1935, ou Régis Boyer:
Le Monde du Double, p. 187 et s.
17. Il est parfaitement clair que Sinfjotli est un être extrêmement ancien dans cette
tradition et que notre saga «récupère» à son avantage des traits sans doute épars dans la
tradition. Son nom demeure inexpliqué: peut-être a-t-il quelque chose à voir avec le
genre, dit senna, de poésie satirique et infamante réputée inexpiable (voyez Lokasenna dans
1'Edda). On trouve un Fitela dans Beowulf et un Sintarfizila en vieux haut allemand. Il
n'est pas exclu qu'il soit le prototype du loup-garou, comme on le verra par la suite.
18. Ce détail ne se comprend que si l'on sait que les tuniques avaient des manches sans
boutons aux poignets. On les enfilait, après quoi il fallait coudre les manches autour des
poignets pour les refermer.
Saga des Volsungar 45
Et donc, le garçon arriva chez Sigmundr. Celui-ci lui demanda de
pétrir leur farine; pour lui, il irait leur chercher du bois, et il lui remit un
sac. Puis il s'en alla au bois. Et quand il revint, Sinfjotli avait fini de cuire
le pain.
Alors, Sigmundr demanda s'il avait trouvé quelque chose dans la farine.
«Je ne doute pas, dit-il, qu'il n'y ait eu quelque chose de vivant dans la
farine dès que je me suis mis à pétrir, et j'ai pétri en même temps ce qu'il
y avait dedans. »
Alors, Sigmundr dit en riant: «Je ne crois pas que tu pourras manger
de ce pain ce soir, car tu as pétri avec la pâte un serpent très venimeux. »
Sigmundr était un homme si remarquable qu'il pouvait consommer
du poison et que cela ne lui faisait aucun mal. Pour Sinfjotli, il lui était
possible de supporter du poison sur le corps, mais pas d'en manger ou en
boire.
Il faut dire maintenant que Sigmundr estima Sinfjotli trop jeune pour
perpétrer la vengeance avec lui, il voulut l'habituer d'abord à quelques
rudes épreuves: qu'ils aillent, pendant l'été, en divers lieux dans la forêt,
qu'ils tuent des hommes pour acquérir de l'argent. Sigmundr estimait
qu'il tenait des Volsungar, et pourtant, il pensait qu'il était fils du roi Sig
geirr et qu'il avait la méchanceté de son père, mais l'ardeur des Volsungar;
il trouvait qu'il n'était pas très attaché à ses parents car Sinfjotli rappelait
souvent à Sigmundr ses griefs et l'excitait fort à tuer le roi Siggeirr.
Il se fit qu'un jour, ils allèrent encore dans la forêt se procurer de l'ar
gent, et ils trouvèrent une maison et deux hommes dormant dedans avec
d'épais anneaux d'or. Ces hommes avaient été l'objet d'un mauvais sort
car leurs formes de loups 19 étaient suspendues dans la maison au-dessus
d'eux. Tous les dix jours, il leur fallait sortir de leurs formes. C'étaient des
fils du roi. Sigmundr et Sinfjotli entrèrent dans ces formes et ne purent en
sortir: en résulta le pouvoir qui y était attaché, ils prirent manières et voix
de loups. Ils comprenaient tous deux le sens de ces voix.
Ils se rendirent dans la forêt, chacun d'eux allant son chemin. Ils
convinrent entre eux qu'ils seraient e1 danger s'ils étaient attaqués par
plus de sept hommes, pas moins, et que le premier à être exposé à de telles
hostilités hurlerait de sa voix de loup: « Tenons-nous à cela, dit Sigmundr,
car tu es jeune et entreprenant et l'on trouverait bon de te capturer. »
Chacun d'eux alla donc son chemin. Quand ils se furent quittés, Sig
mundr rencontra sept hommes et donna de sa voix de loup. En entendant
cela, Sinfjotli s'y rendit aussitôt et les tua tous.
De nouveau, ils se quittèrent. Sinfjotli n'avait pas marché longtemps
par la forêt qu'il rencontra onze hommes et se battit contre eux, et les
choses se passèrent de telle sorte qu'il les occit tous. Il était fort blessé
aussi, se mit sous un chêne et s'y reposa. Il n'attendit pas longtemps Sig
mundr et ils allèrent de concert un moment.
Sinfjotli dit à Sigmundr: «Tu as pris part au meurtre de sept hommes,
mais moi qui suis un enfant par l'âge auprès de toi, je n'ai pas demandé de
renfort pour tuer onze hommes. »
Sigmundr se précipita sur lui si brutalement qu'il en chancela et
tomba. Sigmundr lui mordit le gosier. Ce jour-là, ils ne purent sortir de
leurs formes de loups. Sigmundr le chargea sur son dos, le porta chez lui à
leur chaumière, veilla sur lui, vouant les formes de loups aux trofls *2° .
Un jour, Sigmundr vit en un endroit deux belettes dont l'une mordait
l'autre au gosier: celle-ci courut à la forêt, prit une feuille et la posa sur la
blessure, et la belette bondit, saine et sauve. Sigmundr sortit et vit un cor
beau qui volait avec cette même feuille pour la lui remettre. Il la posa sur
la blessure de Sinfjotli qui se leva aussitôt d'un bond, guéri à l'endroit où
il avait été blessé.
Après cela, ils allèrent au souterrain et y restèrent jusqu'à ce qu'ils sor
tent de leurs formes de loups. Alors, ils les prirent et les brûlèrent en
priant qu'elles ne fassent plus de mal à personne. Pendant cette mauvaise
passe, ils accomplirent mainte action renommée dans les états du roi Sig
geirr. Et quand Sinfjotli fut en âge d'homme, Sigmundr estima l'avoir mis
à l'épreuve.
Il ne fallut pas longtemps pour que Sigmundr veuille chercher à venger
son père si cela pouvait se faire. Et donc, un jour, ils quittèrent le souter
rain et arrivèrent au palais du roi Siggeirr, tard le soir, pénétrèrent dans le
vestibule qui précédait la halle: il y avait là des tonneaux de bière où ils se
cachèrent. Or la reine savait maintenant où ils étaient et voulut les voir.
Quand ils se retrouvèrent, ils formèrent le dessein de chercher à venger
leur père dès qu'il ferait nuit.
Signy et le roi avaient deux enfants en bas âge. Ils jouaient sur le plan
cher avec des anneaux d'or, lesquels roulaient sur le sol de la halle, et ils
couraient après. Un anneau d'or roula vers le fond de la pièce, là où
étaient Sigmundr et Sinfjotli, et le garçon courut chercher l'anneau.
20. Limprégnation chrétienne, ici, est nette: l'expression revient à dire: « vouant au
diable. »
Saga des Volsungar 47
Alors, il vit deux hommes grands et féroces qui portaient long heaume et
broigne blanche. Il revint en courant dans la halle, se présenta à son père
et lui dit ce qu'il avait vu. Le roi soupçonna quelque trahison contre lui.
Alors, Signy entendit ce qu'ils disaient. Elle se leva, prit les deux
enfants, se rendit dans le vestibule jusqu'à eux et dit qu'il fallait qu'ils
sachent que les enfants les avaient dénoncés - « et je vous conseille de les
tuer.»
Sigmundr dit: « Point ne veux tuer tes enfants, même s'ils m'ont
dénoncé.»
Mais Sinfjotli ne se laissa pas impressionner, il brandit son épée, tua
l'un et l'autre enfants et les jeta à l'intérieur de la halle devant le roi
Siggeirr.
Le roi se leva et héla du monde pour que l'on s'empare des hommes qui
s'étaient cachés dans le vestibule pendant la soirée. Des hommes se précipi
tèrent alors et voulurent les capturer, mais eux se défendirent bien et
vaillamment, et qui se trouvait le plus près d'eux se souvint longtemps
d'avoir eu le pire lot. Pour finir, ils furent accablés par le nombre, on se sai
sit d'eux, on les enchaîna, on les mit aux fers et ils restèrent là toute la nuit.
Le roi réfléchit à part soi à la mort qu'il leur assignerait, une mort du
genre que l'on ressente le plus longtemps. Quand vint le matin, il fit faire
un grand tertre de pierres et de tourbe. Ce tertre étant fait, il fit placer au
milieu une grande dalle de pierre, une extrémité tournée vers le haut et
l'autre, vers le bas. Elle était d'une telle taille qu'elle occupait toute la lar
geur, d'un mur à l'autre, personne ne pouvant passer. Il fit saisir Sigmundr
et Sinfjotli et les fit placer dans le tertre, chacun d'un côté de la dalle, esti
mant que le pis pour eux serait de ne pas être ensemble, chacun pouvant
toutefois entendre l'autre.
Et alors que l'on était en train de recouvrir ce tertre de tourbe, Signy
vint à passer, portant de la paille dans ses bras qu'elle jeta dans le tertre sur
Sinfjotli, demandant aux esclaves de celer cela au roi. Ils acceptèrent et le
tertre fut refermé.
Quand vint la nuit, Sinfjotli dit à Sigmundr: «Je ne pense pas que
nous manquions de vivres pour le moment. Voici que la reine a jeté de la
viande de porc dans le tertre, elle a entortillé de la paille autour.»
De nouveau, il palpa cette viande et découvrit qu'y était fichée l'épée de
Sigmundr qu'il reconnut à ses gardes, car il faisait noir dans le tertre, et il le
dit à Sigmundr. Ils s'en réjouirent tous les deux. Sinfjotli darda la pointe de
l'épée dans le haut de la dalle et l'enfonça ferme. Lépée mordit la dalle.
Sigmundr saisit la pointe de l'épée et ils tranchèrent la dalle entre eux, ne
s'arrêtant pas qu'ils eussent fini de la trancher, comme on a composé:
48 Sagas légendaires islandaises
1. Par le glaive
Sigmundr et Sinfjot!i
à force tranchèrent
la grande dalle.
Et les voilà libres tous les deux dans le tertre, et ils tranchent pierre et
fer à la fois, et ils parviennent de la sorte à sortir du tertre. Ils allèrent alors
à la halle. Tout le monde était endormi. Ils portèrent du bois à la halle et
y boutèrent le feu, et ceux qui étaient dedans furent réveillés par la fumée
et par la halle qui ardait au-dessus d'eux.
Le roi demanda qui avait fait ce feu.
«Nous voici, mon neveu Sinfjotli et moi, dit Sigmundr, et nous tenons
que tu vas savoir maintenant que les Volsungar ne sont pas tous morts.»
Il demanda à sa sœur de sortir et d'accepter de lui grande réputation et
honneur pour compenser ainsi les malheurs qu'elle avait subis.
Elle répond: «Tu vas savoir maintenant si j'ai rappelé au roi Siggeirr le
meurtre du roi Volsungr. J'ai fait tuer nos enfants qui m'ont paru trop
lents à venger notre père, et c'est moi qui suis allée dans la forêt te trouver
sous l'apparence d'une louve, et Sinfjotli est notre fils. S'il a grande
ardeur, c'est qu'il est fils à la fois du fils et de la fille du roi Volsungr. En
outre, j'ai fait toutes choses pour que le roi Siggeirr reçoive la mort. Mais
j'ai tant fait aussi pour que s'effectue la vengeance qu'il ne m'est en aucun
cas permis de vivre. Tout comme c'est de force que je l'ai épousé, c'est de
plein gré que je vais mourir avec le roi Siggeirr. »
Puis elle embrassa Sigmundr, son frère, et Sinfjotli, et rentra dans le feu en
leur disant au revoir, et elle reçut la mort avec le roi Siggeirr et toute sa hirô21.
Les parents se procurèrent une troupe et des bateaux, Sigmundr mit le
cap sur son patrimoine et chassa du pays le roi qui s'y était installé après le
roi Volsungr. Il devint alors un roi puissant et célèbre, sage et entrepre
nant. Il épousa une femme qui s'appelait Borghildr. Ils eurent deux fils.
I..:un s'appelait Helgi, et l'autre, Hamundr.
Quand Helgi naquit, survinrent des Nornes*22 qui lui firent une pré-
21. Ce motif reviendra plusieurs fois dans la saga. Brûler vif un homme, éventuelle
ment avec toute sa famille, dans sa maison, appartient aux coutumes barbares qui étaient
encore pratiquées en Islande au XIe (Saga de Njdll le Brûlé dont c'est le sommet tragique) et
même au XIII" siècle (où la victime est un évêque, dans la Sturlunga saga). Notre texte four
nit la preuve qu'il s'est pu agir, initialement, d'un geste rituel, d'un véritable holocauste.
En outre, c'est à un véritable suicide rituel ou sacré que se livre Signy, et nous en avons
d'autres exemples, en Islande, dans le Livre de la colonisation notamment.
22. On aura remarqué d'abord par quel biais généalogique Helgi est «raccroché» à
Sigurôr: c'est donc le demi-frère, par son père, de Sigurôr. Il ne fait guère de doutes,
Saga des Volsungar 49
diction et dirent qu'il deviendrait le plus renommé de tous les rois. Sig
mundr venait de rentrer d'une bataille, il alla au-devant de son fils avec un
glaive23 et par là, il donna un nom, avec ceci en cadeau de dénomina
tion24: Hringstaôir25 et S6lfjoll et une épée, souhaitant qu'il obtînt
grande distinction et tînt de la famille des Volsungar. Helgi devint
magnanime et populaire, surpassant la plupart des autres hommes en tous
accomplissements. On dit qu'il se rendit en expéditions guerrières quand
il eut quinze hivers. Le roi Helgi était à la tête de la troupe, mais on lui
adjoignit Sinfjotli et ils commandèrent tous deux cette armée.
pourtant, que les deux personnages aient appartenu, d'abord, à deux traditions diffé
rentes. Helgi est éponyme de plusieurs toponymes norvégiens ou allemands.
23. J'ai traduit par «glaive», mais le texte donne laukr, littéralement «poireau» ou
«oignon». Laukr est un heiti* tout à fait banal en poésie scaldique pour«glaive»,«épée».
Pourtant, l'oignon, le poireau ou toute autre plante à bulbe entrent conventionnellement
dans la fabrication de breuvages magiques. Il se peut que Sigmundr offre une épée à son
fils, mais il ne faut pas écarter l'hypothèse d'un rite magique que dénoterait son geste.
24. Ceci pour vérifier la fin de note précédente. Donner un nom à un être humain est
une opération sacrée puisque, par là, on l'introduit officiellement dans un lignage - ce
pourquoi la règle de l'allitération des prénoms prévalait sans doute dans la Germanie
ancienne (voyez ici même Sigi-Sigmundr-Sinfjodi-Sigurôr-Svanhildr). C'est ainsi que,
selon les Grimnismal, Frigg sauve la vie des Uinniles contre lesquels est fâché Ôôinn: elle
les amène à se présenter à lui, au lever du dieu, après avoir laissé pousser leurs cheveux en
les ramenant sur le visage. Ôôinn les aperçoit et demande: qui sont ces«longues barbes»
(Longobardi), ce faisant, il vient de leur donner un nom et ne pourra plus les persécuter!
On notera toutefois que l'étymologie «longues barbes» est fantaisiste. En fait, les Lom
bards ont été surnommés ainsi parce qu'ils utilisaient des hallebardes à longue lame.
Toujours dans le même ordre d'idées: il convenait de faire un cadeau à qui l'on venait
de«baptiser».
25. Voici l'une des rares dénominations qui paraissent faire l'unanimité des commen
tateurs: Hringstadir est l'actuelle Ringsted, au Danemark, où se déroule une bonne part
de notre saga.
50 Sagas légendaires islandaises
26. En cas de combat, le roi ou chef de guerre se place au milieu ou à la pointe de son
ordre de bataille (jj,lking), éventuellement entouré d'un rempart de boucliers (skjaldborg),
avec son étendard. La tactique des ennemis est toujours de se porter sur ce point précis: à
partir du moment où le chef est abattu, le rempart de boucliers brisé, l'étendard pris, la
bataille est terminée.
27. Le seul nom à retenir ici est celui de Hagbarôr, qui fut certainement un célèbre
héros danois, que connut Saxo Grammaticus ( Gesta Danorum, Livre VII) et qui survit
dans plusieurs ballades populaires médiévales danoises.
28. Le thème des valkyries* apparaît ici en force. Prêtons attention à la possible signifi
cation du nom de Sigrûn: « [celle qui a] le secret de la victoire».
29. Niirvasund désigne conventionnellement dans les textes anciens en vieux norois...
le détroit de Gibraltar!
30. Bien entendu, ce sont des chiffres conventionnels.
Saga des Volsungar 51
31. On comparera utilement avec les poèmes d'insultes rituelles que comporte l'Edda
poétique, en particulier Helgakvioa Hjiirvarôssonar, Lokasenna et, pour ce qui concerne
l'extrait présent, Hel,gakvioa Hundingsbana I, strophes 34 et suivantes.
32. Voir viilva*.
33. Toutes nos sources s'accordent pour dire que la pire des infâmies est, pour un être
humain, de se comporter comme s'il appartenait au sexe opposé, notamment en matière
sexuelle. Sinfji:idi accuse son interlocuteur d' ergi*, l'homosexualité passive: c'était, selon les
codes de lois, un obotamdl, un cas d'insulte si grave que la loi ne prévoyait pas de possibilité
de compensation pour une telle offense. D'autre part, Snorri Sturluson dit dans son
Ynglinga Saga (premier texte de sa Heimskringla) que l'exécution de l'opération magique
dite sejôr* s'accompagnait d'un tel épuisement qu'elle mettait l'homme qui la pratiquait en
état d' ergi, ce pourquoi, toujours selon lui, la pratique était la spécialité des femmes.
52 Sagas légendaires islandaises
34. Nous avons dit que la personnalité de Sinfjodi est des plus difficiles à cerner. En
voici la preuve. Sinfjodi s'identifierait ici plus ou moins au dieu Loki, dont un mythe fort
élaboré relaté par Snorri Sturluson dans son Edda dit qu'il se métamorphosa en jument
pour empêcher le géant constructeur d'Asgarôr (la demeure des dieux, les Ases) et son che
val merveilleux d'exécuter le travail fabuleux qu'il s'était engagé à accomplir dans un délai
précis. Le cheval Sleipnir, monture d'Ôôinn et père de Grani, serait né de ces mons
trueuses amours. Sinfjodi démarque d'ailleurs la strophe du Lokasenna, dans !'Edda poé
tique, où Loki se vante de cet exploit.
35. Frekasteinn serait littéralement «la pierre de Freki», qui est le nom d'un des deux
loups qui accompagnent constamment Ôôinn. Frekasteinn est mentionné de nombreuses
fois dans !'Edda, et encore une fois surtout dans HelgakviJa Hundingsbana II.
Saga des Volsungar 53
tombe. Ils virent alors une grande troupe de vierges au boudier36, on eût
dit des flammes brûlantes. Il y avait là Sigrûn, fille du roi. Le roi Helgi
attaqua le roi Hi:iôbroddr et l'abattit sous son étendard.
Alors, Sigrûn dit: « Sois remercié de cette prouesse. Nous allons main
tenant répartir les terres. Voici un jour de grande liesse pour moi, tu en
retireras honneur et renom, toi qui as abattu un si puissant roi.»
Le roi Helgi prit ce royaume et y resta longtemps, il épousa Sigrûn et
devint un roi renommé et excellent, et il n'interviendra plus désormais
dans cette saga.
1 O. Mort de Sinfjotli
38. Je traduis littéralement. Le vieux norois n'a pas de mot pour«religion». Il le rend
par siôr qui convoie l'idée de pratique, de coutume. Le fait est que cette religion se
connaissait avant tout, sinon exclusivement, par des actes, des pratiques rituelles: pas de
dogmes, pas de «foi», pas de «prières», pas de caste spécialisée de «prêtres». «Lancienne
coutume»: la religion païenne. La notation date le texte, elle ne peut être que le fait d'un
auteur qui connaît la«nouvelle coutume», le christianisme.
Saga des Volsungar 55
Était venu aussi le roi Lyngvi, fils du roi Hundingr, lui aussi voulait
devenir le gendre du roi Eylimi. Celui-ci considéra qu'ils ne devaient pas
n'avoir qu'un seul but à leur venue, et qu'il fallait s'attendre à hostilités de
leur part s'ils n'obtenaient pas satisfaction.
Il dit donc à sa fille: «Tu es une femme avisée, et j'ai dit que tu te choi
sirais seule un mari. Choisis maintenant parmi ces deux rois, et là-dessus,
mon avis sera le tien. »
Elle répondit: « Difficile me paraît cette affaire, pourtant je choisirai le
roi qui est le plus renommé, et c'est le roi Sigmundr, bien qu'il soit fort
avancé en âge. »
Et elle lui fut donnée, et le roi Lyngvi s'en alla. Sigmundr prit femme et
épousa Hjordîs. De jour en jour, le festin était meilleur et plus magnifique.
Après cela, le roi Sigmundr s'en alla chez lui en Hunaland, et le roi Eylimi,
son beau-père, avec lui, et il s'occupa de son royaume. Mais le roi Lyngvi et
ses frères rassemblèrent une armée et marchèrent contre le roi Sigmundr
car en toutes affaires, ils retiraient toujours le pire lot, ce qui rendait ces
affaires impossibles. Ils voulurent donc surpasser l'ardeur des Volsungar,
arrivèrent en Hunaland et envoyèrent un message au roi Sigmundr, ne
voulant pas l'attaquer à l'improviste et sachant bien qu'il ne fuirait pas.
Le roi Sigmundr déclara qu'il viendrait à la bataille. Il rassembla une
armée. Pour Hjordîs, on la conduisit à une forêt avec une servante, et elles
furent accompagnées de beaucoup de biens. Elle resta là tandis qu'ils se
battaient.
Les vikings* bondirent de leurs bateaux avec une armée invincible. Le
roi Sigmundr et Eylimi dressèrent leurs étendards et l'on souffla dans les
_ lûôr*. Le roi Sigmundr fit sonner la trompe qu'avait possédée son père et
excita ses hommes. Il avait une troupe beaucoup plus petite. Rude bataille
éclata alors et tout vieux qu'il fût, Sigmundr combattit vaillamment et fut
toujours le plus avancé de ses hommes. Écu ni broigne ne tenaient devant
lui, il rompit constamment les rangs de ses ennemis ce jour-là et nul ne
pouvait voir comment les choses se passeraient entre eux. Il y eut force
épieux et flèches dans les airs ce jour-là. Ses dises prophétesses39 le protégè
rent tant qu'il ne fut pas blessé et nul ne savait le nombre des hommes qui
tombaient devant lui. Il avait les deux bras ensanglantés jusqu'à l'épaule.
La bataille ayant duré un moment, un homme entra dans la mêlée,
portant chapeau incliné et manteau à capuchon bleu. Il avait un seul œil,
et une lance à la main40. Cet homme se porta contre le roi Sigmundr et
brandit sa lance contre lui. Et alors que le roi Sigmundr frappait ferme,
son épée arriva sur la lance et se brisa en deux morceaux.
Puis il y eut hécatombe, la chance41 du roi Sigmundr avait disparu et
ses hommes tombèrent en grand nombre. Le roi ne se protégeait pas et
excitait fort ses troupes. Mais ce fut comme on dit: on ne peut en
découdre contre beaucoup. Dans cette bataille périrent le roi Sigmundr et
le roi Eylimi, son beau-père, à la pointe de l'ordre de bataille, ainsi que la
plus grande partie de ses troupes.
Le roi Lyngvi se porta alors vers le palais du roi Sigmundr, dans l'in
tention d'enlever la fille du roi, mais il n'y réussit pas. Il n'y trouva ni
femme ni biens. Il traversa le pays et confia le royaume à ses hommes, esti
mant avoir occis toute la famille des Volsungar et pensant ne plus avoir à
craindre de ce côté-là.
Après la bataille, pendant la nuit, Hjordis passa parmi les morts et arriva
à l'endroit où gisait le roi Sigmundr; elle demanda si l'on pouvait le guérir.
Mais il répondit: « Plus d'un revit alors que l'espoir est mince; pour
moi, ma chance a disparu si bien que je ne veux pas me faire soigner.
Ôôinn ne veut pas que nous brandissions l'épée puisque la voici cassée.
J'ai livré bataille tant qu'il lui a plu. »
Elle dit: « Il me semblerait tout à fait requis que tu sois soigné et
venges mon père. »
Le roi dit: « Cela est destiné à d'autres. Tu es enceinte d'un garçon,
élève-le bien et soigneusement, ce garçon sera le plus noble et le plus émi
nent de notre famille. Conserve bien aussi les fragments de l'épée. On
pourra en faire une bonne épée qui s'appellera Gramr, que notre fils por
tera et avec laquelle il accomplira mainte prouesse que l'on n'oubliera
jamais, et son nom durera tant que tiendra le monde. Contente-toi de
cela; pour moi, mes blessures m'épuisent et je vais maintenant rendre
visite à nos parents décédés. »
Hjordis le veilla jusqu'à ce qu'il mourut, et alors, ce fut le point du
jour. Elle vit que beaucoup de bateaux avaient accosté.
41. Notre saga livre une véritable débauche de termes qui se traduisent tous par notre
mot« chance». Voir sur ce point Régis Boyer: «Face as a deus otiosus in the Islcndingasügur:
a romantic view? » dans Sagnaskemmtun. Studies in honour ofHermann PtiLrnlll, ni. by R.
Simek et alia, Wien, 1986, p. 61-78, ou l'introduction à la Saga des Chefs du Vii/1111-/,11c,
dans Sagas islandaises, p. 1785-1793. Le texte emploie ici le vocable heill, «bonne, liance ».
Saga des Volsungar 57
Elle dit à la serve: « Nous allons échanger nos vêtements et tu vas
prendre mon nom et dire que tu es la fille du roi. »
C'est ce qu'elles firent. Les vikings vinrent à voir cette grande héca
tombe, et aussi, les deux femmes dans la forêt, ils comprirent que cela
devait signifier grandes nouvelles et sautèrent de leurs bateaux. Comman
dait cette troupe Âlfr, -fils du roi Hjalprekr de Danemark. Il avait navigué
le long des côtes du pays avec son armée; ils passèrent parmi les morts. Ils
virent là une grande hécatombe.
Le roi ordonna de se mettre en quête des femmes et c'est ce qu'ils
firent. Il demanda qui elles étaient et si invraisemblable que ce fût, ce fut
la serve qui répondit, elle dit la mort du roi Sigmundr et du roi Eylimi et
de maints autres hommes importants, et aussi qui avait fait cela. Le roi
demanda si elles savaient où était caché l'argent du roi.
La serve répondit: « Il y a toutes chances pour que nous le sachions», et
elle montra où était ce bien. Et ils trouvèrent grande richesse, si grande
qu'on estimait n'avoir jamais vu autant d'objets précieux assemblés en un
même lieu. Ils les portèrent aux vaisseaux du roi Alfr. Hjordis le suivit ainsi
que la serve. Il se rendit alors dans tous ses états, disant qu'étaient tombés
là les rois les plus renommés. Le roi s'assit à la barre, et les femmes, à l'avant
du bateau. Il leur tint conversation et apprécia fort leurs propos.
Le roi arriva dans son royaume avec grandes richesses. Âlfr était le plus
accompli des hommes.
Quand il eut été un court moment chez lui avec elles, la reine, mère du
roi, demanda à Alfr, son fils: « Pourquoi est-ce cette belle femme qui porte
le moins de bracelets et le costume le plus mauvais, il me semble que c'est
celle que vous avez le moins prisée qui soit supérieure! »
Il répondit: «Je me suis bien douté qu'elle ne portait pas marque de
serve et lorsque nous nous sommes rencontrés, elle a su faire seyant
accueil aux hommes de distinction. Nous allons en faire l'épreuve. »
Et une fois, alors que l'on était à boire, il se trouva que le roi engagea
conversation avec elles et dit: « Comment distinguez-vous le jour de la
nuit lorsque le jour point et que l'on ne voit pas les astres? »
La serve répondit: «J'en prends pour signe que, dans mon enfance,
j'avais coutume de boire beaucoup dans la dernière partie de la nuit si
bien que, maintenant que je ne le fais plus, j'ai pris l'habitude de me
réveiller à la même heure, et voilà le signe dont je me sers.»
/
Le roi sourit et dit: « Bien mauvaises manières pour une fille de roi! » 11
alla alors trouver Hjordis et lui posa la même question. Elle lui répondit:
« Mon père me donna une bague d'or douée de quelque vertu. Elle deve
nait froide autour de mon doigt dans la dernière partie de la nuit. Voilà le
signe dont je me sers. »
58 Sagas légendaires islandaises
Le roi répondit: « Voilà bien de l'or à porter pour une serve! Voici assez
longtemps qu'elles se cachent de moi. Je me serais comporté envers toi
comme si nous étions également enfants de rois tous les deux, si tu l'avais
dit; mais l'on va encore améliorer tes mérites, car tu vas être ma femme, et
je te verserai un douaire42 lorsque tu m'auras donné un enfant. »
Elle répondit pour dire toute la vérité sur sa condition. On la tint en
grand honneur et elle fut estimée la plus digne des femmes.
47. Otrsignifie littéralement «loutre». Les prénoms zoophores sont légion dans cette
culture.
48. C'est-à-dire la cascade (fors) d'Andvari.
49. II est remarquable que notre saga donne cette triade divine, où Hoenir, qui est
presque inconnu, figure. C'est la même triade exactement qui est créditée, dans les Eddas,
de la création du premier couple humain. Il faut tenir que l'auteur a voulu exploiter un
motif connu d'après ses lectures.
Saga des Volsungar 61
3. (Andvari dit:)
Andvari je m'appelle,
Ôinn52 s'appelait mon père.
Par mainte cascade ai couru.
La sinistre Norne
assigna autrefois
que je pataugerais dans l'eau.
« Loki vit l'or que possédait Andvari. Pourtant, quand celui-ci l'eut
remis, il avait conservé un anneau, et Loki le lui prit. Le nain entra dans la
pierre53 en disant que quiconque posséderait cet anneau, de même que
tout cet or, ce serait sa mort54 . Les Ases rapportèrent l'argent à Hreiômarr,
bourrèrent la peau de loutre et la mirent sur pied. Puis, les Ases durent
entasser de l'or à côté et recouvrir toute la peau à l'extérieur. Mais quand
ce fut fait, Hreiômarr avança et vit un poil de moustache qu'il ordonna de
recouvrir. Alors, Ôôinn retira de son bras l'anneau qui venait d'Andvari et
en cacha le poil. Loki chanta:
50. Rân (dont le nom signifie «pillage») est la femme d'Aegir (dont le nom est l'équi
valent philologique exact du grec okeanos), dieu des mers. Snorri Sturluson nous rapporte
un mythe selon lequel, armée d'un filet (d'où la démarche, ici, de Loki) elle guette les
marins qui ont l'imprudence de se pencher par-dessus le bordage du bateau: elle leur
prend alors la tête dans son filet et les entraîne au fond des eaux.
51. La «flamme du fleuve» est une image convenue (kenning"} des scaldes pour dire:
«l'or», Aegir (voir note précédente) étant censé éclairer son palais au fond des mers avec de
l'or pur.
52. Ôinn (ou Ainn) est le nom d'un nain sur lequel nous ne savons rien de plus.
53. La croyance populaire était - et demeure dans le folklore - que les nains, qui sont
les mores, habitent dans les pierres et ne peuvent supporter la lumière du jour.
54. Voilà donc introduit le thème majeur de la saga: la malédiction fatale attachée à
l'or d'Andvari. On le verra revenir régulièrement à chacun des temps fores de la saga.
62 Sagas légendaires islandaises
«Ensuite, Fafnir tua son père, dit Reginn, et l'assassina, et moi, je n'ob
tins rien de cet argent. Il devint si méchant qu'il se coucha dehors et ne
permit à personne de jouir de l'argent en dehors de lui-même, il devint
ensuite le pire des serpents et il est maintenant lové sur cet argent. Pour
moi, j'allai chez le roi et je me fis son forgeron. Et voilà ma saga, qui dit
que je n'ai pas reçu l'héritage de mon père et que mon frère ne m'a rien
versé. Cet or est appelé depuis "paiement pour la loutre" et toute cette his
toire vient de là.»
Sigurôr répondit: «Tu as fait grande perte, et tes parents ont été extrê
mement méchants. Fabrique donc une épée par ta dextérité, telle qu'il n'y
en ait pas d'aussi bonne et que je puisse accomplir des prouesses si j'en ai
le cœur, à supposer que tu veuilles que je tue le dragon.»
Reginn dit: «Je le ferai en confiance, et tu pourras tuer Fafnir avec
cette épée.»
Sigurôr alla trouver Reginn et lui demanda d'en faire une épée selon
ses capacités. Reginn se fâcha, il alla à la forge avec les fragments de l'épéè,
pensant que Sigurôr était ardent de posséder l'objet forgé. Reginn fit donc
une épée. Quand il la retira de l'âtre, les compagnons forgerons eurent
l'impression que du feu brûlait sur les tranchants, Reginn pria Sigurôr de
prendre cette épée, dédarant qu'il n'était pas capable d'en forger une si
celle-là cassait. Sigurôr frappa l'enclume et la fendit jusqu'à la base, l'épée
n'éclata ni ne se brisa. Il la loua fort, alla à la rivière avec un flocon de laine
qu'il jeta dans le courant, et il fut tranché quand il toucha l'épée. Alors,
Sigurôr s'en alla joyeux chez lui.
Reginn dit: « Il vous faut maintenant accomplir votre promesse, à pré
sent que j'ai fait cette épée, et aller trouver Fafnir.»
Sigurôr répondit: « Nous l'accomplirons, mais auparavant, nous ferons
autre chose: venger mon père.»
Sigurôr était d'autant plus populaire qu'il prenait de l'âge, auprès de
tout le monde, en sorte que tout un chacun l'aimait de tout son cœur.
Sigurôr alla trouver les rois et leur dit: << Nous sommes restés ici un
moment et nous avons à vous récompenser de votre affection et de tout
l'honneur que vous m'avez fait. Nous voulons maintenant quitter le pays
et trouver les fils de Hundingr, et je voudrais que vous sachiez que les Vols
ungar ne sont pas tous morts. Nous voulons avoir pour cela votre soutien.»
64 Sagas légendaires islandaises
5. Hnikkarr on m'appelait56
quand je réjouissais Huginn,
ô jeune Volsungr,
et que j'avais crime commis.
Maintenant tu peux appeler
le vieux de la montagne
Fengr ou Fjolnir;
j'aimerais vous accompagner57.
exemple, et que les fils de Hundingr ne voyaient pas bien loin quand ils
déclaraient ne pas avoir peur des Volsungar - « et maintenant, c'est
Sigurôr, fils de Sigmundr, qui commande cette armée.»
Le roi Lyngvi fit lever des troupes par tout son royaume, ne voulant
pas se mettre en déroute, il convoque tous les hommes qui voulaient lui
prêter main forte, se porta à la rencontre de Sigurôr avec une très grande
armée, et ses frères avec lui. Bataille des plus rudes éclata entre eux. On
pouvait voir en l'air maints épieux et maintes flèches, haches rudement
brandies, écus fendus et broignes lacérées, heaumes repoussés, crânes fen
dus et maint homme abattu au sol.
Quand la bataille eut ainsi duré un très long moment, Sigurôr se porta
contre les étendards, l'épée Gramr à la main. Il couvrait de horions
hommes et chevaux à la fois, rompit les rangs, les deux bras ensanglantés
jusqu'aux épaules, et l'on battait en retraite là où il passait, heaume ni
broigne ne résistait, nul ne pensait avoir jamais vu encore un pareil
homme. Cette bataille dura longtemps, avec grande hécatombe et véhé
mentes attaques. Il arriva, chose qui se produit rarement quand une
armée territoriale attaque, qu'elle ne parvint à rien. Tant d'hommes des
fils de Hundingr tombèrent que personne n'en savait le nombre. Et
Sigurôr était à la pointe de l'ordre de bataille. Alors se portèrent contre lui
les fils du roi Hundingr. Sigurôr déchargea un coup au roi Lyngvi, lui fen
dit le heaume et la tête et le tronc couvert de la broigne, puis il fit deux
morceaux de son frère, Hjorvarôr, et alors, il tua tous les fils de Hundingr
qui survivaient ainsi que la plus grande partie de leur troupe.
Sigurôr s'en alla chez lui ayant remporté une belle victoire et acquis
beaucoup de bien en sus du renom qu'il retirait de cette expédition. On
- fit des banquets en son honneur, chez lui, dans le royaume.
Quand il eut été chez lui un court moment, Reginn vint lui parler et
dit: « Maintenant, vous voudrez renverser le heaume de Fafnir58 comme
vous l'avez promis, car à présent, tu as vengé ton père et tes autres
parents.»
Sigurôr répondit: « Nous accomplirons ce que nous avons promis, cela
ne nous sort pas de mémoire.»
59. Sigurôr refuse d'abord de dire son nom afin de ne pas attirer la malédiction du dra
gon sur sa famille. Il va de soi que le contexte tout entier de ce passage est hautement
magique. Lune des prescriptions que ne manquent jamais de donner les magiciens quand
ils opèrent est d'interdire de prononcer leur nom.
Saga des Volsungar 67
Il répondit:«Je m'appelle Sigurôr, et mon père, Sigmundr.»
Fâfnir répondit: « Qui t'a excité à cet acte, ou pourquoi t'es-tu laissé
exciter? N'as-tu pas appris comme tout le monde a peur de moi et de
mon heaume de terreur60? Garçon au regard perçant, tu possédais un
père rude. »
Sigurôr répondit: « Un cœur rude m'incita à cela, et pour que ce fût
fait m'assistèrent cette forte main et cette épée acérée que tu viens de sen
tir. Rare qui, vieux, est rude, si, jeune, il est timoré.»
Fâfnir dit: «Je sais, si tu grandis parmi tes parents, que tu sauras frap
per avec courroux, mais ce qui est plus grande merveille, c'est qu'un pri
sonnier et butin de guerre ait osé me frapper, car rare le prisonnier de
guerre qui est vaillant au meurtre. »
Sigurôr dit: « Me reproches-tu d'être loin de mes parents? Mais serais
je prisonnier de guerre, je n'étais pas dans les fers pourtant, et tu as
éprouvé que j'étais libre. »
Fâfnir répondit: « Tu tiens pour paroles de haine tout ce que je dis.
Mais cet or que j'ai possédé te mènera à la mort. »
Sigurôr répondit: « Chacun veut avoir du bien jusqu'à son dernier
jour, et tout homme doit mourir un jour.»
Fâfnir dit:« Tu feras peu de chose sur mon conseil, et tu te noieras si tu
voyages en mer imprudemment, attends plutôt à terre que le temps se
calme.»
Sigurôr dit: « Dis ceci, Fâfnir, si tu es très savant: qui sont les Nornes
qui décident du sort des fils de leurs mères? »
Fâfnir répondit: « Nombreuses elles sont, et éparses, certaines sont de
la famille des Ases, certaines sont de la famille des Alfes, d'autres sont filles
de Dvalinn6 1. »
Sigurôr dit: « Comment s'appelle cet îlot où mêlent l'humeur des
épées Surtr et les Ases62? »
Après cela, Reginn vint trouver Sigurôr et dit: « Salut, mon seigneur,
tu as remporté grande victoire en tuant Fafnir, alors que personne encore
n'avait été si hardi qu'il eût osé se tenir sur son passage et ce haut fait res
tera connu tant que durera le monde.»
Puis Reginn garda les yeux baissés sur le sol un moment; et aussitôt
après, il dit avec grande passion: «Tu as tué mon frère et l'on ne peut
guère me dire innocent de cet acte.»
63. Ôskaptr: « non créé». Nous ne savons rien du mythe auquel renvoie ce passage.
64. Hel désigne à la fois la déesse de l' autre monde et le territoire sur lequel elle règne.
Saga des Volsungar 69
Sigurôr prit son épée, Gramr, l'essuya dans l'herbe, et dit à Reginn:
«Tu étais loin quand j'accomplis cette action et éprouvai cette rude épée
dans mes mains; j'employai toutes mes forces contre la puissance du ser
pent tandis que tu étais couché dans la bruyère, ne sachant plus si c'était
ciel ou terre. »
Reginn répondit: « Ce serpent eût pu gésir longtemps dans son antre si
tu n'avais joui de cette épée que je te fis de mes mains, sans cela, ni toi ni
personne d'autre n'eût pu le faire. »
Sigurôr répondit: « Quand on combat, un cœur excellent vaut mieux
qu'épée acérée. »
Alors, Reginn dit à Sigurôr par grande angoisse: «Tu as tué mon frère
et l'on ne peut guère me dire innocent de cet acte. »
Alors, Sigurôr trancha le cœur du serpent avec l'épée qui �'appelait
Riôill.
Reginn but le sang de Fâfnir et dit: «Accorde-moi une prière qui est
peu de chose pour toi: porte ce cœur au feu et rôtis-le, et donne-le moi à
manger65 . »
Sigurôr alla le faire rôtir sur une baguette. Quand il se forma de
l'écume, il mit son doigt dessus pour voir si c'était cuit. Il porta le doigt à
sa bouche. Et quand le sang du cœur du serpent toucha sa langue, il com
prit le langage des oiseaux.
Il entendit des mésanges qui pépiaient dans les buissons auprès de lui:
« Sigurôr est là qui rôtit le cœur de Fâfnir. Il devrait le manger lui-même.
Alors, il deviendrait le plus sage des hommes. »
Une autre dit: « Reginn est allongé là, il veut trahir celui qui lui fait
confiance. »
Alors, la troisième dit: « Qu'il lui tranche la tête, et qu'il dispose seul
de ce grand trésor d'or. »
Alors la quatrième dit: « Il serait plus sage s'il suivait ce qu'on lui a
conseillé, qu'il aille ensuite à l'antre de Fâfnir et prenne le grand trésor d'or
qui s'y trouve, puis qu'il monte sur Hindarfjall où dort Brynhildr, il appren
dra là grande sagesse. Il serait sage s'il suivait votre conseil et réfléchisse à
ses besoins, car je m'attends à voir le loup quand je vois ses oreilles66 . »
65. La croyance populaire selon laquelle qui mange le cœur d'un animal s'approprie sa
force et ses vertus est de toutes les cultures. Elle était bien vivante dans le monde nordique.
Le Livre de colonisation de l'Islande signale scmbiablement un cas de héros qui s'approprie
la force d'un ours après l'avoir mangé.
66. Toute saga qui se respecte apprécie les proverbes et dictons populaires. Certaines,
comme la Saga de Grettir en proposent une sorte de centon. Celui-ci devait être particu
lièrement connu puisque le héros principal de la Saga de Snorri le Goôi le cite à un mome:Jt
décisif de son histoire.
10 Sagas légendaires islandaises
Alors la cinquième dit: « Il n'est pas aussi avisé que je le pense s'il
l'épargne après avoir tué son frère. »
Alors la sixième dit: «Ce serait un bon dessein s'il le tuait et qu'il dis
pose seul de l'argent. »
Alors Sigurôr dit: « Le malheur n'aura pas lieu, que Reginn soit mon
meurtrier, mieux vaut qu'ils suivent le même chemin, les deux frères» -
brandit alors l'épée Gramr et décapita Reginn.
Après cela, il mangea une partie du cœur du serpent, mais il en garda
une partie, sauta ensuite sur son cheval et chevaucha sur la piste de Fâf
nir, arriva à son repaire et découvrit qu'il était ouvert: toutes les portes
étaient de fer ainsi que les encadrements des portes et toutes les poutres de
la demeure, le tout enterré dans le sol. Sigurôr trouva là une énorme
quantité d'or ainsi que l'épée Hrotti, et il s'empara du heaume de terreur,
de la broigne d'or et de beaucoup d'objets précieux. Tant d'or il trouva là
qu'il pensa que deux ou trois chevaux ne suffiraient pas à le porter. Cet or,
il le prit tout entier et le mit dans deux grands coffres, prit le cheval
Grani par les rênes. Celui-ci ne voulut pas s'ébranler et il ne servit à rien
de le fouetter. Sigurôr découvrit alors ce que voulait le cheval: il sauta en
selle et l'éperonna, et le cheval marcha comme s'il n'était pas chargé.
67. Frakkland: le pays des Francs. Le terme ne désignera la France que plus 1;11.I.
68. La montagne est Hindarf]all, littéralement: ,, la montagne de la Biche».
Saga des Volsungar 11
Alors Sigurôr répondit: « Celui qui a accompli cet acte est de la famille
des Vi:ilsungar, et j 'ai entendu dire que tu es la fille d'un puissant roi et
l'on nous a parlé de votre beauté et de votre sagesse, et nous allons en faire
l'épreuve. »
Brynhildr dit que deux rois se battaient. Lun s'appelait Hâlmgunnarr69 .
Il était vieux, et très grand guerrier, et Ôôinn lui avait promis la victoire,
l'autre était Agnarr, ou Auôabr6ôir70 .
«J'ai abattu Hâlmgunnarr dans la bataille, mais Ôôinn m'a piquée de
l'épine du sommeil pour venger cela et m'a déclaré que je n'aurais plus
jamais la victoire et que je me marierais. Mais moi, en revanche, j'ai fait le
serment de ne jamais épouser quelqu'un qui connût la peur.»
Sigurôr dit: « Enseigne-nous le secret de grandes choses.»
Elle répondit: « Vous devriez le savoir mieux que moi mais je vous
enseignerai avec reconnaissance s'il s'agit de choses que je sache, quoi que
ce soit qui vous plaise, runes ou autre savoir fondamental. Buvons
ensemble tous deux, que les dieux nous donnent une bonne journée, que
tu retires utilité et renom de ma sagesse et que tu te rappelles ce que nous
dirons.»
Brynhildr emplit un vaisseau, le tendit à Sigurôr et dit:
6. Je t'apporte de la bière
arbre du jinft des cuirasses71 ,
mêlée de force
et de puissant renom,
elle est pleine de charmes
et de vertus,
de bonnes incantations
et de runes de joie.
73. Tyr est le dieu de la guerre «juste» et le garant du droit ainsi que de l'ordre du
monde. C'est aussi le nom d'une rune, qui translittère notre T.
74. Précisons que la Volsunga saga ne suit pas, dans la présentation de ces strophes,
l'ordre que donnent les Sigrdrifumdl dans l' Edda poétique. On pourra comparer en regar
dant L'Edda poétique, p. 623 ssqq. La «bière» dont il est ici question est aussi bien la bière
proprement dite que l'hydromel. Elle avait des effets enivrants bien attestés par les textes.
75. Nauô est aussi le nom d'une rune qui translittère notre N. Son nom signifie«détresse».
76. Ce signe est peut-être celui de l>ôrr, c'est-à-dire le marteau. Là encore, il n'est pas
facile de savoir si nous avons affaire à un usage ancien et autochtone ou à une déteinte du
Saga des Volsungar 73
et jeter de l'ail dans le liquide77 ;
alors je sais que pour toi
jamais l'hydromel
ne sera empoisonné78 .
signe de la croix. D'autant que le «marteau» de I>ôrr renvoie volontiers à une croix qui
serait écourtée (un T donc).
77. Pour l'épicer, éventuellement. Mais nous avons déjà dit que les plantes à bulbe
étaient réputées posséder des vertus magiques!
78. Les trois derniers vers de cette strophe ne figurent que dans la Volsunga, ils sont
absents des Sigrdrifomdl.
79. C 'est Ôôinn, littéralement: «le Crieur». La strophe 13 des Sigrdrifumdl que
démarque celle-ci, est, cette fois, plus longue de trois vers!
80. C'est le soleil, ainsi que la roue qui tournoie.
81. Arvakr et Alsvinnr (littéralement: «Tôt-Levé», et «Très-Véloce») désignent les
deux chevaux qui tirent le soleil. Cette strophe donnerait donc à entendre que les runes
auraient une origine solaire!
74 Sagas légendaires islandaises
82. Rungnir est sans doute Ôôinn. Ce pourrait être aussi un géant primordial, Hrungnir.
83. Bragi, qui convoie l'idée de parangon, peut s'appliquer à Ôôinn, de toute manière
dieu des scaldes. Il s'applique aussi à une divinité peut-être tardive, sinon fabriquée,
expressément chargée de patronner les poètes et l'inspiration poétique. En ce cas, on est
fondé à songer aussi au poète norvégien Bragi Boddason, le premier scalde connu, auteur
de la Ragnarsdrdpa (IXe siècle) qui a pu être tardivement divinisé.
84. Ce sont celles qui facilitent l'accouchement, elles sont donc inscrites sur la paume
de la sage-femme.
85. On peut entendre: de celui qui apporte le réconfort, le médecin, le guérisseur.
86. Gungnir est le nom de la lance Ôôinn.
87. Cette strophe obscure doit récapituler toutes les opérations magiques qu'il faut
entreprendre pour assurer l'efficacité des runes. Nous savons que, lors des sacrifices, on
gravait des runes sur des bâtons que l'on grattait ensuite. Les copeaux ainsi obtenus étaient
jetés dans l'hydromel mêlé du sang du sacrifice.
Saga des Volsungar 75
18. Elles se trouvent chez les alfes,
elles se trouvent chez les Ases,
certaines parmi les sages Vanes,
certaines chez les humains.
Sigurôr répond:
Sigurôr dit: « Il ne s'est jamais trouvé femme plus sage que toi au
monde, donne-moi encore d'autres conseils de sagesse.»
Elle répondit: « Il sied que l' on fasse à votre gré et que l' on vous donne
de sains conseils puisque vous insistez par sagesse. »
Alors, elle dit: «Conduis-toi bien envers tes parents et ne tire pas
grande vengeance des offenses qu'ils commettent contre toi, supporte-les
avec patience, tu en retireras durable louange. Garde-toi de mauvaises
choses, tant pour l'amour d'une vierge que pour celui d'une femme. Sou
vent, cela est cause de mal. Ne te mets pas en désaccord avec les hommes
insensés dans les assemblées nombreuses. Ils parlent souvent plus mal
qu'ils ne savent, de peur d'être appelé couard, pense que tu es justement
accusé. Tue-le un autre jour et revaux-lui ainsi ses propos de haine. Si tu
prends le chemin où habitent les mauvais esprits, prends garde à toi. Ne
prends pas tes quartiers près de la route, même si tu es surpris par la nuit,
souvent habitent là de mauvais esprits, ils égarent les hommes. Ne laisse
pas de belles femmes te séduire bien que tu sois au banquet, et que cela
t'empêche de dormir ou que tu en aies l'esprit égaré. Ne les séduis pas par
baiser ou caresses. Et si tu entends de stupides propos d'hommes ivres, ne
te querelle pas avec ceux qui sont pris de vin et perdent leur bon sens. Cela
est objet de chagrin pour beaucoup, ou mène à la mort. Combats tes enne
mis à ciel ouvert plutôt que d'être brûlé dans ta maison91 • Et ne fais pas de
faux serments, car cruelle vengeance suit parjure; agis honnêtement envers
les morts, morts de maladie, morts en mer ou morts par les armes. Enseve
lis soigneusement leurs cadavres92. Et ne fais pas confiance à celui dont tu
as abattu le père ou le frère ou un autre proche parent, même s'il est jeune.
Souvent loup grandit dans jeune fils. Prends soigneusement garde aux
traîtres conseils de tes amis.J'ai peu de capacité pour prévoir ta vie, mais il
ne faudrait pas que la haine de tes parents par alliance se porte sur toi.»
Sigurôr dit: « Il n'est personne plus sage que toi, et je jure que c'est toi
que j'épouserai, car tu es à mon goût. »
Elle répondit: «C'est toi que je veux épouser, aurais-je à choisir parmi
tous les hommes. »
Et ils se lièrent là-dessus par serments.
Sigurôr s'en alla. Son écu était à maint quartier et flamboyant d'or
rouge, avec un dragon peint dessus. Il était brun sombre dans le haut, et
91. Nous avons vu que cette pratique était répandue et avait valeur rituelle sans douce.
92. De même nous avons déjà rencontré, tout au début de notre saga, cerce attention
à ensevelir proprement les cadavres, pour qu'ils ne se transforment pas en revenants.
Saga des Volsungar 77
rouge vif dans le bas, et son heaume, sa selle et son haubert étaient teints
de même. Il avait une broigne d'or et toutes ses armes étaient incrustées
d'or. Si un dragon était peint sur toutes ses armes, c'était pour que qui
conque le voyait sût qui passait là, de ceux qui avaient appris qu'il avait
tué ce grand dragon que les Vaeringar93 appellent Fâfnir. Toutes ses armes
étaient incrustées d'or et de couleur brune parce que par la courtoisie, les
bonnes manières et en toutes choses presque, il surpassait de loin tous les
autres. Quand on aura compté tous les plus grands champions et les chefs
les plus magnifiques, il sera toujours tenu pour le plus éminent, son nom
est sur toutes les langues au nord de la mer de Grikkland94 et il en sera
ainsi tant que le monde durera.
Sa chevelure était de couleur brune et de belle apparence, et retom
bait en grandes boucles. Sa barbe était courte et fournie, et de même
couleur. Il avait le nez long, le visage large et solidement bâti. Son regard
était si vif que rares étaient ceux qui osaient regarder sous ses sourcils. Ses
épaules avaient la largeur de celles de deux hommes. Son corps était par
faitement proportionné tant en hauteur qu'en largeur, et de la façon la
plus seyante. Le signe qui marquait sa haute taille, c'est que, lorsqu'il se
ceignait de l'épée Gramr, qui mesurait sept empans de haut, et qu'il mar
chait dans un champ de seigle mûr, le bout du fourreau de l'épée tou
chait le sommet des tiges. Il était plus grand par la force que par la taille.
Il s'entendait à manier l'épée et à darder l'épieu, lancer des traits et tenir
l'écu, tendre l'arc ou monter le cheval, et il avait appris toutes sortes de
mœurs courtoises dans son enfance. C'était un homme sage, en sorte
qu'il savait d'avance des choses non accomplies. Il comprenait le langage
des oiseaux. Ainsi, peu de choses le prenaient à l'improviste. Il parlait
longuement et éloquemment, de sorte qu'il n'entamait pas de sujet de
conversation qu'il dût interrompre avant que tous ne pensent qu'il ne
servirait à rien de faire autrement que comme il le disait. Et c'était son
plaisir que de prêter assistance à ses hommes et de se mettre personnelle
ment à l'épreuve dans de grandes entreprises, ou de prendre le bien de
ses ennemis pour le donner à ses amis. Le courage ne lui faisait pas
défaut et jamais il n'eut peur.
93. Ce terme est étrange: il désigne normalement les vikings quand ils opèrent sur la
Route de l'Est, c'est-à-dire en Russie. Lallusion à la Grèce qui suit, quelques lignes plus
bas, laisse songeur. Lauteur, qui a pu entendre parler du dragon dans les récits orientaux,
tient-il tout à coup à lui restituer son origine orientale?
94. La mer de Grèce peut désigner la Méditerranée ou la mer Noire, Grikkland, le
pays des Grecs, s'appliquant à l'empire de Byzance.
78 Sagas légendaires islandaises
Était arrivée chez Heimir Brynhildr, sa fille adoptive. Elle siégeait dans
un pavillon avec ses servantes. Elle connaissait plus de travaux artisanaux
que les autres femmes. Elle tissa d'or sa tapisserie et y représenta les hauts
faits que Sigurôr avait accomplis, le meurtre du serpent, la capture du tré
sor et la mort de Reginn.
On dit qu'un jour, Sigurôr chevaucha par la forêt avec ses chiens et ses
faucons, et grande quantité d'hommes. Quand il arriva à la demeure, son
faucon s'envola vers une haute tour et se posa à une fenêtre. Sigurôr se mit
à sa recherche.
Alors, il vit une belle femme et reconnut Brynhildr; il apprécia beau
coup et sa beauté et ce qu'elle était en train de faire.
Elle répond: « Dis-le moi et ne te laisse pas abattre, car les rêves pré
voient souvent le temps qu'il va faire. »
Guôrun répond: «Il ne s'agit pas du temps. J'ai rêvé qu'un beau fau
con venait se poser sur ma main. Ses plumes étaient toutes dorées. »
La femme répond: «Ta beauté, ta sagesse et ta courtoisie sont bien
connues des gens: quelque fils de roi viendra te demander en mariage. »
Guôrun répond: « Rien ne me semblait meilleur que ce faucon, et je
préférerais laisser tout mon bien que de le perdre, lui. »
La femme répond: «Celui que tu épouseras sera homme accompli et
tu l'aimeras beaucoup. »
Guôrun répond: «Cela m'ennuie de ne pas savoir qui il est, il faut que
nous allions trouver Brynhildr, elle, elle le saura. »
Elles se parèrent de bijoux et se mirent en grande beauté, puis se rendi
rent avec leurs suivantes jusqu'à la halle de Brynhildr. Cette halle était
ornée d'or et se dressait sur une montagne. Quand on aperçut leur équi
page, on prévint Brynhildr que beaucoup de femmes arrivaient au châ
teau dans des chariots dorés.
«Ce doit être Guôrun Gjukadottir, dit-elle, j 'ai rêvé d'elle cette nuit:
allons à sa rencontre; nous ne pourrions recevoir la visite de femme plus
belle. »
Elles allèrent au-devant d'elles et leur firent bel accueil; elles entrèrent
dans la halle; à l'intérieur, la salle était toute peinte et d'argent ornée. Des
étoffes étaient étendues sous leurs pieds et tout le monde les servait. On
leur fü toutes sortes de divertissements. Guôrun restait taciturne.
Brynhildr dit: « Pourquoi ne manifestes-tu pas de joie? Ne fais pas
_cela, amusons-nous toutes ensemble, parlons de rois puissants, de leurs
hauts faits.
- Soit, dit Guôrun. Quels sont les rois les plus éminents qui soient,
selon toi? »
Brynhildr répond: «Ce sont les fils de Hâmundr, Haki et Hagbarôr;
ils se sont couverts de gloire dans la bataille. »
Guôrun répond: « Ils étaient grands et magnifiques, certes, et pourtant,
Sigarr s'empara de leur sœur et les fü périr brûlés vifs dans leur maison, et
de cela, vengeance n'a pas encore été prise; et pourquoi n'as-tu pas nommé
mes frères, que l'on tient à présent pour les plus éminents des hommes? »
Brynhildr dit: « Ils sont en bonne voie, mais ils manquent encore d'ex
périence, et j'en sais un qui les surpasse fort: celui-là, c'est Sigurôr, le fils
du roi Sigmundr; ce n'était encore qu'un enfant quand il tua les fils du roi
Hundingr, vengeant ainsi son père et Eylimi, le père de sa mère. »
Guôrun dit: « Quelle preuve en donnes-tu? Veux-tu dire qu'il est né
après la mort de son père?»
82 Sagas Légendaires islandaises
Brynhildr répond: « Sa mère alla parmi les guerriers et trouva le roi Sig
mundr blessé, lui offrit de panser ses blessures, mais il déclara qu'il était
trop vieux pour combattre encore et lui dit de se consoler parce qu'elle
mettrait au monde le plus noble des fils, et ce fut là prnphétie d'homme
sage; après la mort du roi Sigmundr, elle alla chez le roi Alfr et c'est là que
Sigurèlr naquit, il fut élevé avec grand honneur, accomplissant chaque jour
maints exploits. C'est lui, l'homme le plus remarquable au monde. »
Guèlrun dit: «C'est par amour que tu t'es renseignée sur son compte;
mais je suis venue ici pour te dire le rêve que j'ai fait et qui me donne
grands tourments. »
Brynhildr répond: « Que cela ne te chagrine pas; demeure parmi tes
parents, qui tous veulent te voir heureuse.
- J'ai rêvé, dit Guèlrun, que nous sortions en grand nombre de l'ap
partement des femmes et que nous voyions un grand cerf; il surpassait
de beaucoup les autres animaux; son pelage était d'or; nous voulûmes
toutes l'attraper mais moi seule y réussis; je prisais cette bête plus que
tout; alors, tu abattis d'une flèche cet animal à mes pieds. J'en eus si
grand deuil que ce fut à peine si je pus le supporter; alors, tu me fis don
d'un louveteau qui m'aspergea du sang de mes frères.»
Brynhildr répond: « Je vais te dire ce qui va se produire: chez vous va
venir Sigurèlr, celui que je me suis choisi pour mari. Grimhildr lui don
nera de l'hydromel mêlé de maléfices, qui nous plongera tous dans une
grande détresse. C'est lui que tu épouseras, mais tu le perdras bientôt.
Tu épouseras le roi Atli. Tu perdras tes frères et alors, tu tueras Atli.»
Guèlrun répond: «C'est trop de chagrin que de savoir cela.»
Et elles s'en rerournent chez elles, chez le roi Gjuki.
Ils se lièrent alors de fraternité jurée, comme s'ils étaient frères nés de
mêmes parents96. On fit alors un magnifique banquet qui dura bien des
jours. Sigurôr célébra ses noces avec Guônin. On put voir là toutes sortes
de liesses et d'amusements, chaque jour était plus fastueux que l'autre. Ils
allèrent alors par maint pays, accomplissant force hauts faits, tuèrent
beaucoup de fils de rois et nul n'accomplissait de tels exploits qu'eux, ren
trèrent alors chez eux, chargés d'un grand butin.
Sigurôr donna à manger à Guônin du cœur de Fafnir, ensuite elle fut
plus cruelle qu'avant, et plus sage. Leur fils s'appela Sigmundr.
Une fois, Grîmhildr alla trouver Gunnarr, son fils, et dit: « Votre
condition est florissante, à une chose près, c'est que vous n'êtes pas marié.
Demandez en mariage Brynhildr. C'est le plus noble des partis, et Sigurôr
vous accompagnera.»
Gunnarr répond: « Certes, elle est belle, et je ne m'y oppose pas», et il
le dit à son père, à ses frères et à Sigurôr et tous le désirèrent fortement.
96. Voici l'un des moments cruciaux de notre saga. La cérémonie à laquelle se livrent
les trois hommes, ou jostbrœôralag*, est de caractère magique et est amplement attestée
dans les sagas, notamment dans celle de Gîsli Sursson et dans celle des Frères jurés. Voir les
textes dans Sag as islandaises, et Le Monde du Double, p. 148 et s. Les intéressés dressaient
sur le sol deux bandes de terre gazonnée qu'ils avaient découpées mais dont ils s'arran
geaient pour que l'une des extrémités reste dans la terre, ils bâtissaient ainsi une sorte de V
inversé sous lequel ils passaient en rampant, pour bien marquer leur retour à la Terre-Mère
et donner à la cérémonie une allure de seconde naissance; ils incisaient leurs bras, faisaient
couler leur sang qu'ils mêlaient à la terre qu'ils avaient ainsi dénudée, tout en prononçant
une formule magique qui faisait d'eux des frères aussi évidemment que s'ils étaient nés,
comme le dit notre texte, des mêmes parents. Désormais, les devoirs, de vengeance notam
ment, qu'ils avaient contractés de la sorte étaient sacrés. Dans la Saga des Frères jurés,
l>ormôôr ira jusqu'au Groenland pour venger son frère juré. La conduite de Sigurôr et la
passivité qu'il manifestera devant sa mort s'expliquent entièrement par sa fidélité aux enga
gements qu'il a pris lors de l'exécution de cc rite.
Saga des Volsungar 85
qu'il pensait qu'elle ne voudrait pas d'autre mari que l'homme qui che
vaucherait à travers le feu ardent qui entourait sa demeure. Ils trouvèrent
là cette demeure et le feu, y virent une forteresse aux charpentes dorées
autour de laquelle brûlait un feu. Gunnarr montait Goti, et Hogni,
Holkvir. Gunnarr dirigea son cheval sur le feu, mais la bête s'accula.
Sigurôr dit: « Pourquoi recules-tu, Gunnarr? »
Il répond: « Mon cheval ne veut pas traverser le feu», et il prie Sigurôr
de lui prêter Grani.
«Tout à fait d'accord», dit Sigurôr.
Gunnarr chevauche à présent vers le feu, mais Grani ne veut pas avan
cer. Gunnarr ne peut chevaucher à travers ce feu. Alors, ils échangent leurs
apparences, comme Grfmhildr l'avait enseigné à Sigurôr et à Gunnarr.
Ensuite, Sigurôr chevaucha, et il avait Gramr à la main, et il avait attaché
des éperons d'or à ses pieds. Quand il sentit les éperons, Grani bondit
vers le feu. Il y eut alors grand vacarme: le feu se mit à faire rage et la
terre à trembler. La flamme atteignait le ciel. Nul n'avait osé faire ce que
tentait Sigurôr, et ce fut comme s'il chevauchait dans la ténèbre. Alors, le
feu s'apaisa, et il descendit de cheval et entra dans la salle. Voici ce que
l'on a composé:
97. Garôar désigne ordinairement la Russie, Garôar{ki, « l'état des enclos» (peut
être ?). Sans pousser plus loin le motif, on se rappellera que les Huns jouent un rôle déter
minant dans toute cette histoire. Il semble bien probable que des traditions venues de l'est
de l'Europe soient intervenues dans notre saga.
Saga des Volsungar 87
Guôrûn répond: «C'est Grani qui n'a pas osé traverser le feu alors que
Gunnarr le montait, mais Gunnarr, lui, avait osé chevaucher et ce n'est
pas la peine de mettre en doute son courage. »
Brynhildr répond: «Je ne cèlerai pas que je ne pense aucun bien de
Grimhildr. »
Guôrûn répond: « Ne la blâme pas, car elle se conduit envers toi
comme envers sa fille. »
Brynhildr répond: «C'est elle qui est à l'origine de tour le mal qui
Saga des Volsungar 89
nous accable, elle qui a donné à Sigurôr la mauvaise bière, si bien qu'il ne
s'est pas rappelé mon nom.»
Guôn'.m répond: «Tu dis mainte mauvaise parole, pareil discours est
grand mensonge. »
Brynhildr répond: «Jouis donc de Sigurôr comme si eu ne m'avais pas
trahie, vous ne méritez pas de gouverner ensemble, et que tout aille pour
vous comme je le pense!»
Guônin répond: «J'en jouirai mieux que tu ne le voudrais, mais per
sonne n'a mentionné qu'il ait abusé de moi ne fût-ce qu'une fois.»
Brynhildr répond: «C'est mal parler et quand cela te passera, tu c'en
repentiras, et ne tenons plus de paroles haineuses. »
Guôrun dit: «C'est coi qui as tenu la première des propos haineux. Tu
fais maintenant comme si tu voulais redresser la chose, mais il y a tout de
même de la cruauté par-dessous.
- Cessons ces bavardages inutiles, dit Brynhildr. Je me suis longtemps
tue sur mes malheurs, eux qui me tenaient à cœur, mais vois, c'est uni
quement ton frère que j 'aime, et parlons d'autre chose.»
Guôrun dit: «Ton cœur voit bien au-delà.»
Grand mal résulta de ce qu'elles eussent été dans la rivière et qu'elle eût
reconnu l'anneau: de là vint leur conversation.
demanda d'aller la voir. Il dit n'en avoir point envie, y alla tout de même
et n'obtint rien d'elle. Et l'on alla chercher Sigurôr pour lui demander
d'aller la voir. Il ne répondit rien et on en resta là pour ce soir-là.
Le lendemain, en rentrant de la chasse, Sigurôr alla voir Guôrun et dit:
«À ce que je vois, tout cela va amener grands bouleversements, et Bryn
hildr va mourir. »
Guôrun répondit: « Messire, grandes merveilles l'accompagnent,
voici sept jours et sept nuits qu'elle dort, si bien que personne n'a osé
l'éveiller. »
Sigurôr répondit: « Elle ne dort pas, elle médite de grandes entreprises
contre nous. »
Alors Guôrun dit, en larmes: «C'est grand deuil que de savoir ta mort.
Va plutôt la trouver, et sache si son arrogance subsiste, donne-lui de l'or et
. . .
apaise ams1 son courroux. »
Sigurôr sortit et trouva la salle ouverte. Il crut Brynhildr endormie, lui
ôta ses vêtements et dit: « Réveille-toi, Brynhildr, le soleil brille par tout le
palais, c'est assez dormi. Chasse ton deuil et prends joie. »
Elle dit: « Que signifie cette audace? Dans cette trahison, nul n'a été
pire que toi. »
Sigurôr demanda: « Pourquoi ne parles-tu à personne, qu'est-ce qui te
courrouce? »
Brynhildr répondit: «À toi, je dirai mon courroux. »
Sigurôr dit: «Tu es égarée si tu crois que mon cœur est cruel pour toi,
c'est celui que tu as choisi qui est ton mari.
- Non, dit-elle, ce n'est pas Gunnarr qui a chevauché le feu pour
venir jusqu'à moi, et il ne m'a pas donné en douaires les cadavres abattus.
Mais je m'émerveille de cet homme qui est venu dans ma salle et j'ai cru
reconnaître tes yeux, mais je n'ai pas compris clairement à cause du voile
qui couvre ma chance98 » .
Sigurôr dit: «Je ne suis pas homme plus noble que les fils de Gjuki. Ce
sont eux qui tuèrent le roi des Danes, ce grand chef, frère du roi Buôli. »
Brynhildr répondit: « Nous leur sommes redevables de bien du mal, et
ne nous rappelle par nos deuils. Toi, Sigurôr, tu as occis le serpent et che
vauché le feu pour l'amour de moi, ce n'étaient pas là les fils du roi
Gjuki. »
Sigurôr répondit: «Je ne fus pas ton mari et tu n'es pas ma femme; et
c'est un noble roi qui versa ton douaire. »
Brynhildr répondit: « Point ne regardai Gunnarr de telle sorte que
mon cœur lui sourie, et je suis cruelle pour lui bien que je le cèle à autrui.
99. Cette strophe ne figure pas dans la Siguroarkviôa (qui figure dans !'Edda poétique.
100. « Lami loyal des princes», «l'ardent à la bataille» sont des kenningar pour
Sigurôr; la «chemise de fer tissée», une kenning pour la« broigne ».
94 Sagas légendaires islandaises
Sous l'effet de cette nourriture, et avec les représentations que lui fit
Grîmhildr, il devint si violent et forcené qu'il promit d'accomplir cet acte.
Eux lui promirent grand honneur en échange. Sigurôr n'appréhendait pas
cette félonie. Il ne pouvait non plus agir sur le destin ni sur son lot. Il
savait également ne pas mériter perfidie de leur part.
vous découvrirez que Sigurôr n'est pas à vos côtés, vous verrez alors que
Sigurôr était votre chance et votre soutien, et s'il avait eu des fils tels que
lui, vous pourriez tirer renfort de sa progéniture et de ses parents.»
103. Ce passage est intéressant à plus d'un titre. Voilà donc quelles purent être en un
temps sans doute assez lointain les funérailles des grands de ce monde germanique. Le
détail de ce long paragraphe se trouve plus ou moins confirmé, d'une part par l'archéologie
qui atteste que le chef se faisait inhumer avec son cheval, ses armes de choix, ses plus beaux
atours et, d'aventure, tout le nécessaire pour l'accompagner dans l'autre monde, éventuelle
ment aussi avec une femme. Les chiffres donnés ici relèvent sans doute du grossissement
épique. Quant à la crémation qui suivra cette inhumation, elle est attestée par le fascinant
récit que fir, en 922, un diplomate arabe, Ibn Fadhlan, qui assista à l'enterrement d'un chef
Rûs (c'est-à-dire Suédois) sur les bords de la Volga (traduction intégrale, sur la traduction
anglaise, dans L'Edda poétique, p. 55-60)
98 Sagas légendaires islandaises
L:auteur suit ici la strophe 19 de la Guôrûnarkviôa II qui commence par une pula, une
-sorte de litanie qui énumère, en l'occurrence, les grands rois de l'Occident que connaissait
l'auteur du poème.
106. Figure bien dans la Guôrûnarkviôa II strophe 19 quoique dans un ordre différent.
Le détail des cheveux bruns doit être relevé. Que les Vi:ilsungar ou quelqu'une des autres
familles qui sont impliquées dans cette histoire n'aient pas été Germains ou Scandinaves,
cela paraît probable, le détail des cheveux noirs ou bruns, assez peu communs dans le
monde germanique de l'époque, est souvent relevé, notamment par Snorri Sturluson.
107. La Guôrûnarkviôa II du Codex Regius a ici: «le long poisson de la bruyère». De
toute manière, le«long poisson de la bruyère des Haddingjar» est«l'épée des Haddingjar».
Ceux-ci, en vertu d'un mythe rapporté et par Snorri Sturluson et par Saxo Grammaticus,
sont certainement les souverains du royaume des mores. Reste à savoir ce que désigne l'épée
des mores. Il s'agit, bien entendu, d'un signe magique. On peut comprendre aussi que le
serpent venimeux est l'épée des morts.
108. Quant à «l'épi non tranché par le fer», il renvoie à une inscription runique, de
contenu évidemment magique, et qui n'a jamais reçu d'interprétation assurée, qui figure
sur la pierre d'Eggjum en Norvège (vers 800 après Jésus-Christ): «le soleil n'a pas lui et la
pierre n'a pas été taillée par le couteau.» Au lieu d'«entrailles» de bête, on peut lire
«gosier», ou «œsophage ». En tout état de cause, il est clair que cette strophe donne une
sorte de recette magique.
100 Sagas légendaires islandaises
109. Même remarque qut: dans la note précédente in fine. La « rosée de l'âtre» est la
«suie».
Saga des Volsungar 101
On dit qu'une nuit, le roi Atli sortit de son sommeil. Il dit à Guôrun:
«J'ai rêvé, dit-il, que tu me frappais d'une épée. »
Guôrun interpréta ce rêve et dit que rêver de fer signifiait feu - « et
l'orgueil qui fait que tu te crois plus éminent que tous. »
Atli dit: «J'ai rêvé encore qu'avaient poussé ici deux baguettes d'osier,
et je voulais qu'on ne leur fit jamais aucun mal. Puis on les arracha avec
leurs racines, on les rougit dans le sang, on les porta sur le banc et on me
les offrit à manger. J'ai rêvé encore que deux faucons s'envolaient de mon
bras, affamés, et qu'ils mouraient. Il me sembla que l'on avait mêlé leurs
cœurs de miel et que j'en mangeais. Puis il me sembla que deux jolis
chiots se couchaient devant moi, hurlant fort, et que je mangeais leur
chair, quoique ce fût contre mon gré. »
Guôrun dit: « Ce ne sont pas de bons rêves, et ils se réaliseront. Tes fils
doivent être voués à mourir, et maintes choses pénibles vont nous arriver.
- J'ai rêvé encore que j'étais alité et que ma mort était résolue.»
Le temps passa et leur vie commune était froide. Le roi Atli réfléchit
alors à l'endroit où se trouvait tout cet or qu'avait possédé Sigurôr, mais
c'étaient le roi Gunnarr et son frère qui le savaient. Atli était un grand roi,
et puissant, sage et ayant beaucoup d'hommes: il prit leur conseil sur la
manière de procéder. Il savait que Gunnarr et les siens possédaient beau
coup plus de bien que quiconque, sans comparaison, il prit alors le parti
d'envoyer des hommes trouver les frères et les inviter à un festin pour leur
faire honneur en maintes choses. Était à leur tête l'homme que l'on
nomme Vingi.
La reine sut qu'ils parlaient en privé et se douta qu'il devait y avoir ruse
contre ses frères. Guôrun grava des runes et elle prit un anneau d'or, y
noua un poil de loup et le remit aux messagers du roi. Puis ceux-ci s'en
allèrent selon l'ordre du roi. Avant de débarquer, Vingi vit les runes et les
tourna différemment, pour signifier que, par ces runes, Guôrun souhai
tait qu'ils vinssent la trouver.
Ils arrivèrent à la halle du roi Gunnarr, on les accueillit bien et on leur
fit de grands feux. Ensuite, ils burent joyeusement la meilleure boisson.
Alors, Vingi dit: « Le roi Atli m'envoie ici, il aimerait que vous alliez
102 Sagas légendaires islandaises
chez lui en grand honneur, que vous acceptiez de lui grandes marques de
distinction, heaumes et écus, épées et broignes, or et vêtements de qualité,
troupes et chevaux, grandes et vastes terres, car il a déclaré que c'est à vous
qu'il accorderait le meilleur de son royaume. »
Gunnarr tourna la tête et dit à Hogni: « Que faire de cette invite? Il
nous offre grande puissance, mais je ne sais aucun roi qui possède autant
d'or que nous, car nous avons tout l'or qui se trouvait à Gnitaheiôr, et
nous avons de grands bâtiments remplis d'or, et des armes de taille et
toutes sortes d'armures. Je sais que mon cheval est le meilleur et mon
épée, la plus acérée, mon or, le plus glorieux. »
Hogni répondit: «Je m'émerveille de son invite, car il l'a rarement
faite, et il doit être inavisé d'aller le trouver; et je m'émerveille quand je
vois les trésors que le roi Adi nous a envoyés parce que j'ai vu un poil de
loup noué à un anneau d'or, il peut se faire que Guôrûn pense qu'il a pour
nous un cœur de loup et qu'elle ne veuille pas que nous y allions.»
Vingi lui montra alors les runes en disant que c'était Guôrûn qui les
avait envoyées.
Tout le monde alla dormir, mais eux, restèrent à boire avec quelques
hommes. Alors, la femme de Hogni, qui s'appelait Kostbera, la plus belle
des femmes, survint et examina les runes. La femme de Gunnarr s'appe
lait Glaumvor, une femme imposante. Elles servaient à boire. Les rois
s'enivrèrent complètement.
Vingi s'en aperçut et dit: « Il n'y a pas à cacher que le roi Adi est fort
infirme et chargé d'années pour défendre son royaume, et ses fils sont
jeunes et capables de rien. Or il veut vous donner le pouvoir sur le
royaume tant qu'ils sont si jeunes, et il préférerait que ce soit vous qui en
jomss1ez. »
Il se trouvait, et que Gunnarr était très ivre, et qu'on lui offrait un
grand royaume, il ne put rien faire non plus contre son sort, promit de
faire l'expédition et le dit à Hogni, son frère.
Celui-ci répondit: « Il faut s'en remettre à ta décision et je t'accompa
gnerai, mais je n'ai pas envie de faire cette expédition. »
Quand les hommes eurent bu tout leur soûl, ils allèrent dormir. Kost
bera entreprit de regarder les runes, elle épela les lettres et vit qu'il y avait
en-dessous autre chose de gravé et que les runes étaient falsifiées. Elle par
vint tout de même à comprendre grâce à sa sagacité. Après cela, elle alla au
lit auprès de son mari.
Saga des Volsungar 103
l 12. Voir disir'. Elles ont ici leur valeur fatidique proprement fatale.
Saga des Volsungar 105
quaient si ferme sur les rames, se renversant fortement en arrière, que poi
gnées et tolets se brisaient. Quand ils accostèrent, ils n'amarrèrent pas
leurs bateaux. Puis ils montèrent un moment leurs bons chevaux par la
sombre forêt. Ils virent alors le palais du roi. Ils entendirent grand
vacarme venant de là, et fracas d'armes, et ils y virent foule d'hommes et
grands préparatifs qu'ils faisaient, toutes les portes de la forteresse étaient
pleines de monde. Ils chevauchèrent jusqu'à la forteresse: elle était fer
mée. Hogni brisa le portail et ils entrèrent.
Alors Vingi dit: « Il aurait sans doute mieux valu que tu ne fasses pas
cela, attendez ici pendant que je vais vous chercher du bois de potence. Je
vous ai prié gentiment de venir ici, mais fausseté se mussait par-dessous. Il
ne va pas falloir attendre longtemps pour que vous soyez pendus. »
Hogni répondit: « Nous n'allons pas céder devant toi, je ne vois pas
que nous reculions là où des hommes combattent, et il ne t'aura servi à
rien de nous effrayer, mal va t'en prendre. »
Le précipitèrent ensuite et le rossèrent à mort du talon de leurs haches.
36. De la bataille
Le roi Atli excita alors sa troupe à faire une rude attaque, à se battre
véhémentement; les Gjûkungar attaquent si ferme que le roi Atli se replia
dans sa halle; ils combattent maintenant à l'intérieur et la bataille est des
plus rudes. Elle coûta beaucoup de vies et se termina de telle sorte que
tomba toute la troupe des frères, si bien qu'il ne resta qu'eux deux, mais
auparavant, maint homme avait péri sous leurs armes.
On tomba alors sur le roi Gunnarr: en raison de la supériorité du
nombre, on s'empara de lui et il fut mis aux fers. Ensuite, Hogni combat
tit par grande vaillance et courage et abattit vingt des plus grands cham
pions du roi Atli. Il en repoussa beaucoup dans le feu qui brillait là, dans
la halle. Tous sont d'accord sur une chose: on voit rarement pareil
Saga des Volsungar 107
Le roi Atli estima avoir remporté grande victoire, il dit à Guêlrûn, non
sans quelque moquerie ou vantardise: « Guêlrûn, à présent tu as perdu tes
frères et c'est toi-même qui es en cause.»
Elle répondit: « Il te plaît de proclamer ces meurtres devant moi, mais
il se peut que tu t'en repentes quand tu éprouveras ce qui suivra, et de
tout ce que j'ai, ce qui vivra le plus longtemps est le souvenir de ta
cruauté, et tu ne t'en trouveras pas bien tant que je vivrai.»
Il répondit: « Nous allons nous réconcilier: je veux compenser la perte
de tes frères par de l'or et des objets de prix, à ton gré.»
Elle répondit: « Longtemps j'ai été difficile à traiter, et cela pouvait se
supporter tant que Hogni vivait. Mais tu ne compenseras jamais la perte
de mes frères de sorte que je sois consolée; pourtant, nous autres femmes,
nous devons souvent notre pouvoir à votre puissance; maintenant, tous
mes frères sont morts et tu es seul à gouverner avec moi. C'est pourquoi je
choisis de faire faire un grand festin, je veux célébrer les funérailles de mes
frères et aussi celle de tes parents.»
Elle se fit donc joyeuse en paroles bien qu'elle fût mise à l'épreuve par
dessous; lui, était crédule et fit confiance à sa parole, puisqu'elle se faisait
légère en propos. Guc'lrûn fit donc le festin de funérailles pour ses frères, et
de même, le roi Atli pour ses hommes et ce banquet fut fort magnifique.
Or Guc'lrûn réfléchissait à ses chagrins et méditait d'infliger au roi
quelque grande honte. Le soir, elle attira les fils qu'elle avait du roi Atli
alors qu'ils jouaient dans la pièce. Les garçons s'attristèrent, demandant ce
qu'ils devaient faire.
Saga des Volsungar 109
Elle répondit: « Ne demandez rien. Vous devez tous deux être mis à
mort. »
Ils répondirent: «Tu feras de tes enfants ce que tu voudras. Personne
ne te l'interdira. Mais honte à toi de faire cela. »
Puis elle leur trancha le cou. Le roi demanda où étaient ses fils.
Guôrûn répondit: «Je te le dirai pour réjouir ton cœur: tu nous as
causé grand deuil quand tu tuas mes frères. Maintenant, écoute ma
parole: tu as perdu tes fils, leurs crânes sont ici montés en coupes, et tu
viens de boire leur sang mêlé à du vin. Puis j'ai pris leurs cœurs et les ai
rôtis sur une branchette, et tu les as mangés. »
Le roi Atli répondit: «Cruelle tu es, qui as assassiné tes fils et m'as
donné leur chair à manger, et tu ne mets pas grande distance entre chacun
de tes méfaits. »
Guôrûn dit: « Ma volonté serait de t'infliger de grandes hontes, on ne
se conduit jamais assez mal envers un tel roi.»
Le roi dit: « Il n'y a pas d'exemple que l'on puisse faire pis que toi, il y
a grande sottise en de telles brutalités, tu mériterais d'être brûlée sur un
bûcher après avoir été lapidée, tu aurais alors ce que tu t'es donné tant de
peine à obtenir. »
Elle répondit: «C'est pour toi-même que tu prophétises cela, moi, une
autre mort m'écherra.»
Et ils se tinrent maints propos de haine.
Hogni laissait un fils qui s'appelait Niflungr. II avait grande haine pour
le roi Atli et dit à Guôrûn qu'il voulait venger son père. Elle en fut satisfaite
et ils tinrent conseil. Elle dit que ce serait grande chance si cela se faisait. Le
soir, quand le roi eut fini de boire, il alla au lit; quand il fut endormi,
Guôrûn survint avec le fils de Hogni. Guôrûn prit une épée et en frappa le
roi Atli à la poitrine. Ils exécutèrent cela tous les deux, elle et le fils de Hi:igni.
Le roi se réveilla sous cette blessure et dit: « Ici, nul besoin de panse
ment ou d'onguent, qui m'a fait cette blessure? »
Guôrûn dit: «C'est moi qui en suis cause pour une part, et le fils de
Hogni pour une autre part.»
Le roi Adi dit: « Il ne te seyait pas de faire cela, bien qu'il y eût quelque
cause, tu me fus donnée en mariage sur le conseil de tes parents et je t'ai
versé un douaire, trente excellents chevaliers et des vierges honorables, et
beaucoup d'hommes encore, pourtant, tu ne te déclaras pas satisfaite que
tu ne gouvernes les terres qu'avait possédées le roi Buôli, et tu as souvent
laissé ta belle-mère dans les larmes.»
Guôrûn dit: « Maintes choses non véridiques tu as dites et je n'en ai
cure; souvent, je fus difficile de caractère, mais tu as grandement fait pour
accroître cela. Il y a souvent eu grand tumulte ici, dans ton enclos, parents
110 Sagas légendaires islandaises
et amis se sont souvent battus, tout était objet de querelle et la vie était
meilleure quand j'étais avec Sigurôr, nous tuions des rois et nous appro
priions leurs biens, faisant trêve à ceux qui le voulaient, des chefs se sou
mettaient à nous et nous laissions puissant celui qui le voulait. Puis nous
l'avons perdu, et ce fut peu de chose que de porter le nom de veuve, mais
ce qui m'affligea le plus fut de venir chez toi, moi qui avais épousé le
meilleur des rois, mais toi, tu n'es jamais sorti de la bataille que tu n'aies
eu la moindre part. »
Le roi Atli répondit: « Ce n'est pas vrai, et de telles représentations
n'amélioreront le lot ni de l'un ni de l'autre, car nous voici réduits à rien.
Agis maintenant honorablement pour moi et fais ensevelir mon cadavre
glorieusement. »
Elle dit: « Oui, je te ferai enterrer honorablement, je te ferai faire une
tombe décente, t'ensevelirai dans de beaux linges et veillerai à tous tes
besoins. »
Après cela, il mourut. Elle fit comme elle l'avait promis. Puis elle fit
bouter le feu à la halle. Et quand la garde se réveilla vers la fin de la nuit, les
hommes ne voulurent pas subir le feu, ils s'entretuèrent et reçurent ainsi la
mort. S'acheva là la vie du roi Atli et de toute sa hirô. Guôrun ne voulut
pas vivre après cet acte, mais son dernier jour n'était pas encore venu.
Les Volsungar et les Gjukungar ont été, à ce que l'on dit, les plus intré
pides et les plus puissants, c'est ce qu'il est dit dans tous les anciens
poèmes. Et maintenant, une fois passés ces événements, s'apaisa de la
sorte cette guerre.
Il faut dire maintenant des fils de Guorun qu'elle avait préparé leurs
armures de telle sorte que le fer ne mordait pas dessus: elle leur demanda
de ne pas se laisser blesser par des pierres ou autres choses lourdes, disant
que s'ils ne le faisaient pas, cela leur ferait tort.
Quand ils se furent mis en route, ils rencontrèrent leur frère, Erpr, et
lui demandèrent quelle aide il leur apporterait.
Il répond: «Je vous aiderai comme la main aide le bras, ou le pied la
jambe.»
Ils trouvèrent ces propos fallacieux et le tuèrent. Puis il poursuivirent
leur route, mais quelque temps après, Hamoir trébucha, se rattrapa sur
une main et dit: « Erpr doit avoir dit vrai: je serais tombé si je ne m'étais
rattrapé sur la main. »
Peu après, c'est Séirli qui trébuche; il jette la jambe en avant, parvient
à rester debout et dit: «Je serais tombé si je ne m'étais rattrapé sur les deux
pieds.»
Ils dirent alors qu'ils avaient méfait envers Erpr, leur frère. Ils allèrent
jusqu'à ce qu'ils arrivent chez le roi Jéirmunrekr, se présentèrent à lui et
l'attaquèrent séance tenante. Hamoir lui trancha les deux bras et Séirli, les
deux pieds.
Alors Hamoir dit: « La tête eût été tranchée si Erpr, notre frère, avait
été vivant, lui que nous tuâmes sur le chemin, et nous nous en sommes
aperçus trop tard. » Comme il est dit:
Cette saga a déjà été publiée par Berg International, Paris, 1988.
1. D'Arngrimr et de sesfils
2. Le vœu de Hjorvarôr
Il arriva qu'une fois, la veille de ]of*, 1'on dut faire des vœux, les plus
solennels possibles, comme c'est la coutume. Alors, les fils d'Arngrîmr
firent des serments. Hjorvarôr fit le vœu d'épouser la fille d'Ingjaldr, roi
des Suédois, cette femme qui était renommée en tous pays pour sa beauté
et ses talents, ou de n'épouser personne d'autre.
Ce printemps même, les frères se mirent en route tous les douze et arri
vèrent à Uppsalir; ils se présentèrent à la table du roi: sa fille était assise
auprès de lui. Alors, Hjorvarôr dit au roi l'objet de sa venue et son vœu, et
tous ceux qui se trouvaient là écoutaient. Hji:irvarôr prie le roi de lui dire
sans tarder quel serait le fruit de son voyage. Le roi réfléchit à cette affaire,
il sait à quel point les frères sont gens importants et d'excellent lignage.
À cet instant, s'avance devant la table du roi cet homme qui s'appelait
Hjalmarr au Grand Cœur, et il lui dit: « Sire roi, rappelez-vous mainte
nant quels grands et honorables services je vous ai rendus depuis que je
suis arrivé dans ce pays, et combien de batailles j'ai livrées pour vous sou
mettre de nouveaux domaines. J'ai mis mes services à votre disposition.
Maintenant, pour accroître mon honneur, je vous prie de m'accorder en
mariage votre fille, en qui j'ai toujours placé mon cœur. Et il sied mieux
de m'accorder cette requête qu'aux berserkir, eux qui n'ont fait que du
mal, et dans votre royaume et dans ceux de maints autres rois. »
Le roi réfléchit davantage et pense que voici une affaire bien difficile
puisque ces deux chefs s'affrontent si fort au sujet de sa fille.
Le roi parle de la sorte: chacun des deux est homme si important et
de si bonne naissance que ni à l'un ni à l'autre il ne veut refuser d'entrer
dans sa famille. Et c'est à sa fille qu'il demande de choisir lequel elle veut
épouser. Elle dit qu'il est juste, si son père veut la marier, qu'elle épouse
celui qu'elle sait être noble et bon, mais pas celui qu'elle ne connaît que
3. Il y a plusieurs Angancyr dans la saga. Notons que le poème en vieil anglais Widsith
connaît un Incgentheow.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 121
par des histoires qui sont toutes mauvaises, comme c'est le cas pour le fils
d'Arngrîmr.
Hjorvarôr provoque Hjâlmarr en duel dans un îlot, au sud, à Sâmsey4,
et déclare qu'il le tiendra pour universellement infâme s'il épouse cette
femme avant que l'issue de ce combat singulier n'ait été décidée. Hjâlmarr
déclare qu'il ne différera pas. Maintenant, les fils d'Arngrîmr s'en vont
chez eux et disent à leur père le résultat de leur voyage. Arngrîmr déclare
n'avoir jamais eu de craintes, jusqu'ici, sur leurs expéditions.
Là-dessus, les frères s'en vont chez le jar/* Bjarmarr qui donne en leur
honneur une grande fête. Et voilà qu'Angantyr veut épouser la fille du
jarl, qui s'appelle Svâfa, et l'on célèbre leurs noces.
Et maintenant, Angantyr dit au jarl le rêve qu'il a fait: il lui semblait
voir les frères à Sâmsey, ils trouvaient là quantité d'oiseaux et ils les
tuaient tous. Puis ils prenaient un autre chemin dans l'île, et deux aigles
volaient à leur rencontre; il se voyait attaquant l'un des deux, et ils se
livraient une rude bataille, et pour conclure, tous deux s'abattaient. Pour
l'autre aigle, il combattait contre ses onze frères, et il lui semblait que
l'aigle avait le dessus.
Le jarl dit que ce rêve n'avait pas besoin d'interprétation et qu'il y
voyait la chute d'hommes puissants.
3. La bataille de Sdmsey
4. Sâmsey pourrait être Sams0, une île danoise encre Jylland et Sjaelland.
5. C'est-à-dire des bateaux de guerre, sans doute parce qu'ils auraient été faits en frêne
(askr). Le vieil anglais connaissait le mot aesc dans ce sens.
6. Il est clair que l'auteur ou compilateur de notre texte fait l'impossible pour rassem
bler tous les détails, thèmes et personnages héroïques qu'il connaît. Sur cet épisode, voir
plus bas la Saga d'Oddr aux Flèches, p. 864-871.
122 Sagas légendaires islandaises
askr. Mais il y avait à bord des askar de si nobles braves que tous saisirent
leurs armes, qu'aucun ne s'enfuit de sa place, et que nul ne proféra parole
de crainte. Et les berserkir attaquèrent, les uns par le flanc, les autres par la
poupe et ils les tuèrent tous. Puis ils montèrent à terre en rugissant.
Hjalmarr et Oddr étaient montés dans l'île pour savoir si les berserkir
étaient arrivés. Quand ils sortirent de la forêt pour se rendre à leurs
bateaux, les berserkir en sortaient armes ensanglantées, épées brandies,
mais leur fureur de berserkir était tombée. Alors, ils étaient plus faibles
qu'en d'autres occasions, comme après une sorte de maladie. Alors, Oddr
déclama:
1. Crainte me fut
une fois, une seule,
quand, rugissants,
de leurs askar sortirent
( et, hurlants,
dans l'île montèrent)
sans gloire,
à douze en tout.
7. La Valholl (Walhalla) est la demeure d'Ôôinn où le dieu accueille les guerriers tom
bés sur le champ de bataille, ou einherjar qu'il nourrit en prévision de la bataille finale des
Ragnarok. Sens de la réflexion de Hjalmarr: nous serons morts cous les deux ce soir.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 123
2. Du bateau de guerre
sortent les guerriers intrépides,
douze en tout,
de gloire dépourvus;
ce sou nous serons
les hôtes d'Ôôinn,
nous, les frères jurés,
mais eux douze vivront.
Oddr dit:
4. À un contre un
nous nous battrons,
Hjalmarr déclama:
Et il déclama encore:
7. Pleinement possédais
cinq domaines,
mais de ce lot
jamais ne fus satisfait;
à présent me faut gésir
Saga de Hervor et du roi Heiorekr 125
de vie privé,
navré par l'épée,
à Samsey.
9. Je délaisse la blanche
Gunnr du lit9
à Agnafit
du côté de la mer;
s'avère la Prophétie
qu'elle me fit:
que point
ne reviendrais.
Sur ce, Hjalmarr meurt. Oddr rapporte cette nouvelle en Suède, chez
lui, et la fille du roi ne peut plus vivre après lui, elle se donne la mort.
Angantyr et ses frères furent déposés sous un tertre à Samsey, avec
toutes leurs armes.
Le jarl déclama:
Elle déclama:
Il déclama:
Elle déclama:
Il déclama:
le glaive acéré,
celui que pour Sigrlami
forgèrent les nains.
Hervarôr, Hjorvarôr,
Hrani, Angantyr,
je vous suscite tous
sous les racines de l'arbre 11 ,
avec heaume et broigne,
avec épée acérée,
avec rondache et attirail de guerre,
avec lance rougie.
11. On peut comprendre que les guerriers ont été inhumés dans une sorte de demeure
faite de rondins, elle-même surmontée d'un tertre, comme l'archéologie en a exhumé un
bon nombre. Le sens serait alors: je vous suscite tous depuis votre chambre funéraire faite de
troncs d'arbre.
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 131
les runes* du mal?
Tu t'attires malédiction;
folle te voici
et hors de sens,
de vouloir espérer susciter hommes morts.
Elle déclama:
Alors, le tertre s'ouvrit, et ce fut comme s'il était tout entier feu et
flamme. Alors, Angantyr déclama:
Elle répond:
12. C'est-à-dire les deux hommes qui étaient encore en vie quand Angantyr mourut,
soit Hjalmarr et 0rvar-Oddr.
132 Sagas légendaires islandaises
Hervor déclama:
Hervor déclama:
Angantyr déclama:
Elle dit:
Il déclama:
40. Tu te marieras
et jouiras longtemps de ton lot,
mais tiens cachée
la meurtrière de Hjalmarr;
ne touche pas les tranchants:
tous deux sont empoisonnés;
cette destructrice d'hommes
est pire que peste.
toute la noblesse
que les fils d'Arngdmr
ont laissée derrière eux.
Elle déclama:
Puis elle alla aux bateaux. Et quand il fit jour, elle vit que les bateaux
étaient partis; les vikings avaient eu peur du vacarme et des feux dans l'île.
Elle se trouva un passage pour partir de là et l'on ne dit rien sur son
voyage, tant qu'elle ne fut arrivée à Gla'.sisvellir, chez Guômundr 13 ; elle
passa là l'hiver et se donna encore le nom de Hervarôr.
Un jour que Guômundr jouait aux échecs et qu'il avait presque perdu,
il demanda si quelqu'un pouvait lui donner un conseil. Hervarôr y alla et
ne donna que peu de conseils avant que les chances de Guômundr devins
sent meilleures. Alors, un homme ramassa Tyrfingr et la brandit. Her
varôr s'en aperçut, lui arracha l'épée et le tua, puis s'en fut. Des hommes
voulurent bondir à sa poursuite.
Alors, Guômundr dit: « Restez tranquilles, la vengeance que vous
prendrez de cet homme ne sera pas si grande que vous le pensez, car vous
ne savez pas qui il est. La vie de cette femme vous serait chèrement vendue
avant que vous ne la lui preniez. »
13. Guômundr de Glxsisvellir est un personn,.gc bien connu des sagas légendaires (et de
Saxo Grammaticus, Gesta Danorum VIII), mais son identité n'est pas claire pour autant. Il
est donné pour roi de Jotunhcimr (le monde des géants) et sa demeure signifie: « Plaines
étincelantes». Sans être réellement immortel, il était censé pouvoir vivre, ainsi que ses gens,
extrêmement longtemps. On tenait que l'Ôdainsakr, fréquemment mentionné dans les
textes mythiques, le champ (akr) du Non-mourant (ôddinn) se trouvait dans ses états. Il est
fore probable que la tradition voyait en lui un des souverains de l'Autre Monde.
136 Sagas légendaires islandaises
14. Avant de signifier «auteur», hofondr, en tant que substantif commun, s'appliquait,
en poésie surtout, à «juge».
15. Voirfostr,fostri*.
Saga de Hervor et du roi Heilfrekr 137
devait pas avoir manqué son homme, il alla voir, trouva un homme mort
et reconnut Angantyr, son frère.
Heiôrekr se présenta alors dans la halle devant son père et lui dit ce qui
s'était passé. Hofundr déclara qu'il devait partir et ne jamais reparaître à sa
vue, et que le plus convenable serait qu'il fût tué ou pendu. Alors parla la
reine Hervor, elle dit que Heiôrekr avait mérité bien du mal, mais que la
vengeance était grande s'il devait ne jamais revenir au royaume de son
père et s'en aller ainsi démuni. Mais les décisions de Hofundr étaient d'un
tel poids que ce qu'il jugeait était exécuté, et nul ne fut si hardi qui osât
contester ou demander la paix pour Heiôrekr. La reine demanda alors à
Hofundr de donner quelques sains conseils à Heiôrekr avant qu'ils se
quittent.
Hofundr déclara qu'il avait peu de conseils à lui donner et qu'il pensait
qu'il en ferait mauvais usage. « Mais pourtant, puisque tu le demandes,
reine, je lui donnerai ce premier conseil: qu'il n'assiste jamais l'homme
qui a tué son maître. Je lui conseille en second lieu de ne jamais porter
secours à l'homme qui a massacré son compagnon; en troisième lieu, qu'il
ne laisse pas sa femme aller voir souvent ses parents, même si elle le
demande; en quatrième lieu, qu'il ne demeure pas tard hors de chez lui
près de sa maîtresse; en cinquième lieu, qu'il ne monte pas le meilleur de
ses chevaux s'il doit faire grande diligence; en sixième lieu, qu'il n'élève
jamais l'enfant d'un homme plus puissant qu'il ne l'est lui-même. Mais je
crois qu'il faut s'attendre davantage à ce que tu n'acceptes pas cela. »
Heiôrekr dit qu'il avait conseillé par méchanceté, et qu'il ne se sentait
pas tenu de suivre ces conseils.
Alors, Heiôrekr sortit de la halle. Sa mère se leva et sortit avec lui, l'ac
compagna hors de l'enceinte et dit: «À présent, tu as agi de telle sorte,
mon fils, qu'il ne faut pas espérer que tu reviennes. J'ai peu de moyens
pour t'aider. Voici un marc d'or et une épée que je veux te donner. Elle
s'appelle Tyrfingr et elle a appartenu à Angantyr le berserkr, le père de ta
mère. Il n'est pas d'homme si stupide qu'il n'ait entendu parler d'elle. Et si
tu viens au lieu où l'on échange des horions, garde présent à l'esprit le
souvenir du nombre de fois où Tyrfingr a été victorieuse. »
Puis elle lui donna le bonsoir et ils se quittèrent.
8. De la trahison de la reine
Un été, le roi Heiôrekr s'en alla avec son armée en Saxland. Quand le
roi des Saxons apprit cela, il l'invita à un banquet et le pria de prendre de
ses terres tout ce qu'il voulait, et le roi Heiôrekr accepta. Il vit là la fille du
roi, magnifique et noble d'apparence, et il demanda en mariage cette
jeune fille, et elle lui fut accordée. La fête fut alors prolongée, puis il s'en
alla chez lui avec sa femme et emporta avec elle des biens incommensu
rables. Le roi Heiôrekr devint un grand guerrier et accrut ses états de
maintes façons. Sa femme lui demandait souvent d'aller voir son père, et
il le lui concéda, et elle fut accompagnée d'Angantyr, son beau-fils.
Un été, alors que le roi Heiôrekr était en expédition guerrière, il arriva
en Saxland dans les états de son beau-père. Il mouilla ses bateaux dans
quelque crique dissimulée, descendit à terre avec un seul homme, et ils
arrivèrent de nuit au palais du roi. Ils dirigèrent leurs pas vers le pavillon
où sa femme avait coutume de dormir et les gardes ne s'aperçurent pas de
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 141
leur venue. Il entra dans le pavillon et vit qu'un homme aux beaux che
veux dormait auprès d'elle. I..:homme qui accompagnait le roi dit qu'il se
vengerait pour de moindres offenses.
Il répond: « Je ne le ferai pas maintenant. »
Le roi prit le garçon Angantyr, qui reposait dans un autre lit, et il
coupa une grande mèche des cheveux de l'homme qui reposait dans les
bras de sa femme et il emporta l'un et l'autre, le garçon et la mèche de
cheveux, puis alla à ses bateaux. Le lendemain matin, le roi fit mouiller
l'ancre, et tout le peuple vint à sa rencontre, et prépara un grand festin.
Heiôrekr fit alors convoquer le ping, et on lui apprit alors grande nou
velle: que son fils, Angantyr, venait de mourir.
Le roi Heiôrekr dit: « Montrez-moi le cadavre. »
La reine dit que cela augmenterait son chagrin. On le lui amena pour
tant. Il y avait là un linge replié, avec un chien à l'intérieur.
Heiôrekr dit: « Mon fils a subi un méchant changement, s'il est devenu
chien. »
Puis le roi fit amener le garçon au ping et dit qu'il avait souffert grande
trahison de la part de la reine, relata tout l'événement, ordonna de convo
quer tous les hommes en état d'assister au ping.
Quand presque tout le peuple fut arrivé, le roi dit: « I..:homme aux che
veux blonds bouclés n'est pas encore arrivé. » On chercha encore, et l'on
découvrit l'homme dans l'office, un ruban autour de la tête 17 . Beaucoup
s'étonnaient qu'il allât au ping, lui, un misérable esclave.
Mais quand il arriva au ping, le roi Heiôrekr dit: « Vous pouvez voir
maintenant ici celui que la fille du roi me préfère. »
Il prit la mèche et la compara aux cheveux, et ils allaient ensemble.
« Pour toi, roi, dit Heiôrekr, tu nous as toujours fait du bien, aussi, laisse
rons-nous ton royaume en paix. Mais de ta fille, je ne veux plus. »
Heiôrekr s'en alla alors dans ses états ainsi que son fils.
Un été, le roi Heiôrekr envoya des hommes en Garôarîki avec mission
d'inviter chez lui le fils du roi de Garôarîki pour l'élever: il voulait essayer
de transgresser tous les conseils de son père. Les messagers se présentèrent
devant le roi de Garôarîki et lui présentèrent leur mission, en propos ami
caux. Le roi de Garôarîki déclara qu'il n'y avait aucun espoir qu'il remît
son fils aux mains de l'homme dont on connaissait maintes mauvaises
actions.
Alors, la reine dit: « Ne parle pas de la sorte, sire; tu as entendu dire
quel homme important et victorieux c'est, il est plus avisé de bien
accueillir ses hommages, sinon, ton royaume ne restera pas en paix. »
Le roi dit: « Ton énigme est bonne, Gestumblindi. Elle est devinée.
Qu'on lui apporte de la bonne bière. Cela blesse l'esprit de beaucoup, et
beaucoup sont bavards quand ils sont pris de bière, mais à quelques-uns,
la langue s'embrouille, en sorte qu'ils ne peuvent proférer une parole.»
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Tu es passé sur
un pont au-dessus de la rivière. Il y avait le cours de la rivière en dessous
de toi, et les oiseaux volaient au-dessus de ta tête et de part et d'autre près
de toi, et c'étaient là leurs routes.»
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Tu t'es étendu
à l'ombre quand la rosée tombait sur l'herbe et elle a rafraîchi tes lèvres et
tu as ainsi apaisé ta soif. »
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est le mar
teau que l'on emploie en orfèvrerie. Il crie haut et fort quand il frappe la
dure enclume et c'est là son chemin.»
Alors Gestum blindi dit:
20. Nous trouvons exactement la même formulation à la strophe 160 des Hdvamdl,
dans !'Edda poétique. Un autre poème extrait du même ouvrage, les Vafjmidnfsmdl,
strophe 25, donne Dellingr pour le père de Dagr, le Jour. On pourrait donc comprendre
«devant les portes de Dellingr» comme: «à l'aube».
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 147
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont les
soufflets du forgeron; ils sont sans souffle, à moins qu'on les actionne, et
ils sont morts comme tous les autres instruments de la forge, mais grâce à
eux, on peut forger une épée aussi bien qu'autre chose.»
Alors Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont deux
cygnes femelles qui vont à leur nid et pondent des œufs; la coquille des
œufs n'est ni faite par les mains ni façonnée par le marteau, et le cygne
dont elles ont conçu ces œufs se tient droit au large de l'île.»
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont deux
angéliques, et une jeune tige d'angélique entre elles. »
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont ltrekr
et Andaôr, quand ils sont assis à jouer aux tables21 .
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est le jeu de
hneftafl; les plus noires protègent le hnefi et les blanches vont. »
Alors, Gestumblindi dit:
21. Voir hneftafl*. Les pièces qui attaquent ou protègent le hnef sont soit noires soit
blanches(« brunes» et« belles»). Îtrekr pourrait être l'un des noms d'Ôôinn, tout comme
Gesrumblindi. Andaôr ou Ônduôr désigne plusieurs fois dans nos textes un géant. La riva
lité entre Îtrekr et Andaôr renverrait donc à celle, actuelle, entre Heiôrekr et Gestum
blindi.
150 Sagas légendaires islandaises
22. Edward Oswald Gabriel Turville-Petre suggère dans sa traduction anglaise de la saga
(introduction de C. ]. R. Tolkien, University College London, Londres, 1956) une expli
cation aussi ingénieuse que séduisante. On faisait sans doute avancer les pièces de hneftajl
à l'aide d'un dé ou d'une pièce équivalente, le hûnn. D'autres manuscrits donnent une
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 151
«Ce sont les ptarmigans23 ; ils sont blancs en hiver mais noirs en été. »
Alors, Gestumblindi dit:
description plus détaillée du hunn: « il coure dès qu'on le jette", ou encore: « il est teinté à
l'extérieur et pille force argent lorsque l'on mise au tafl; il a huit cornes, pas de tête." Le
fait est que le vers« huit cornes elle a" pourrait être traduit aussi« huit angles elle a», ce qui
conviendrait assez bien à une sorte de dé.
23. Des perdrix blanches des montagnes.
152 Sagas légendaires islandaises
24. Hlér est synonyme d'Aegir, le dieu de la mer, les «filles de Hlér» sont évidemment
les «vagues» (cf. les Néréides). Les vagues sont aussi les «veuves d'Aegir».
25. Encore un exemple de kenning: le «mugissant rocher de la boisson» est le «crâne
du boeuf», sur lequel poussent les cornes qui sont les vaisseaux à boire habituels des
anciens Scandinaves.
Saga de Hervor et du roi Heilfrekr 153
« La cane avait préparé son nid entre les maxillaires d'un crâne de
bœuf, lequel était placé au-dessus.»
Alors, Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est une
ancre, avec un bon câble; si sa patte est dans le fond de la mer, elle tient
en sécurité.»
Alors, Gestumblindi dit:
«Ce sont les vagues, et leur lit, ce sont les récifs et les tas de pierres,
mais on les voit peu par temps calme.»
Alors Gestumblindi dit:
« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est une vache.»
Alors Gestumblindi dit:
26. Le cheval Sleipnir, cheval attitré d'()ôinn et fruit des amours du cheval magique du
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 155
Alors, Gestumblindi dit:
On dit que le roi Heiôrekr avait quelques esclaves qu'il avait fait pri
sonniers lors d'une expédition viking à l'ouest. Ils étaient neuf en tout. Ils
étaient de grandes familles et supportaient mal leur esclavage. Une nuit,
alors que le roi Heiôrekr dormait dans sa chambre à coucher, peu
d'hommes auprès de lui, les esclaves saisirent des armes, allèrent à la
chambre du roi et tuèrent d'abord les gardes. Puis ils attaquèrent, fractu
rèrent la chambre du roi et tuèrent là le roi Heiôrekr et tous ceux qui
étaient à l'intérieur. Ils prirent l'épée Tyrfingr et tout l'argent qui se trou
vait là, et l'emportèrent, et personne ne sut d'abord qui avait fait cela et
où il fallait faire porter la vengeance.
Alors, Angantyr, fils du roi Heiôrekr, fit convoquer le ping, et à ce
ping, il fut fait roi de tous les états que le roi Heiôrekr avait possédés. À ce
ping, il fit serment de ne jamais s'asseoir sur le trône de son père avant de
l'avoir vengé.
Peu après le ping, Angantyr s'en alla tout seul et se rendit en différents
lieux pour chercher les assassins. Un soir, il descendit vers la mer le long
de la rivière qui s'appelait Grafa. Là, il vit trois hommes dans une barque
de pêche. Puis il vit qu'un homme attrapait un poisson et appelait un
autre homme pour qu'il lui donnât un couteau à amorces afin de décapi
ter ce poisson, mais ce dernier dit qu'il ne pouvait s'en séparer.
Il dit: « Prends l'épée qui est sous le banc du timonier, et donne-la
moi», et ce dernier la prit, la brandit, et coupa la tête du poisson, puis il
déclama cette visa:
28. Je traduis par Carpaches parce que le mot, dans le texte, Harvaôafjollum, a exacte
ment la même configuration philologique que Carpathes. Mais les autres manuscrits por
tent d' aurres formes du nom. On ne sait quelle rivière représente la Grafâ.
29. Danparscaôir paraît bien signifier: les rives du Dniepr (liccéralement: « les lieux du
Danpr»). Les Goes s'étaient fixés dans cette région méridionale, au bord de la mer Noire.
Jordanès a« Danaper» pour Dniepr (Getica, V).
30. Les manuscrits diffèrent pour caractériser Arheimar. Il peut s'agir, soit de la forte
resse ou de la résidence d'Angancyr, soie du district où il régnait. La même ambivalence
vaut pour Danparscaôir.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 157
Alrekr le Vaillant,
la nation anglaise31 .
Hloôr, le fils du roi Heiôrekr, fut élevé chez le roi Humli, le père de sa
mère. C'était, de tous les hommes, le plus avenant de visage et le plus
noble de caractère. Un ancien dicton de ce temps-là disait qu'un homme
« naissait avec armes et chevaux». La raison en était que l'on disait que les
armes qui étaient fabriquées à l'époque de la naissance de cet homme,
ainsi que les animaux, le bétail, bœufs et chevaux, qui naissaient alors,
étaient tous associés à cet homme en honneur de sa haute naissance. C'est
ce qui est dit ici de Hloôr Heiôreksson:
31. Humli est nommé par Saxo Grammaticus (Humblus) mais comme roi des Danes,
non des Huns; j'ai traduit «Gautar» par «Gères» puisque, selon Beowulf, tel était le nom
(Geatas) de la tribu qui occupait le sud de la Suède. Kjârr paraît bien être la forme noroise
de César. Les Valir sont sans doute les Gallois (Welsh) ou les Gaulois. Pour Alrekr, les
sources donnent un roi tantôt danois, tantôt suédois de ce nom. La strophe que l'on vient
de lire relève du genre de la jula, sorte de poème généalogique ou de comptine mnémo
technique qui attesterait de son antiquité.
158 Sagas légendaires islandaises
Hloôr arriva donc à Ârheimar avec une grande armée, comme il est dit
ici:
Quand le roi entendit cela, il jeta le couteau sur la table, quitta la table,
revêtit sa cotte de mailles, prit d'une main un blanc écu et, de l'autre, l'épée
Tyrfingr. Alors, il se fit grand vacarme dans la halle, comme il est dit ici:
Alors Angantyr dit: « Sois le bienvenu, Hloôr, frère. Entre boire avec
nous, et buvons l'hydromel à la mémoire et en l'honneur de notre père
d'abord, et pour notre honneur à tous.»
Hloôr dit: « Nous sommes venus ici pour autre chose que pour nous
remplir la panse. » Alors, Hloôr chanta:
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 159
Alors, Angantyr dit: « Ce n'est pas par la loi que tu es venu dans ce
pays, et tu veux injustement faire affaire.» Alors, Angantyr chanta:
32. Myrkviôr (ou Myrkiviôr) intervient souvent, notamment dans les poèmes
héroïques de l'Edda poétique (par exemple Atlakviôa, strophe 5). Son sens est: Sombre
Forêt. Il semble normal qu'une forêt impénétrable ait servi de frontière entre divers terri
toires, celui des Huns et celui des Gots par exemple. Thietmar de Merseburg appelle
Miriquidui !'Erzgebirge. Le tombeau sacré doit s appliquer à la sépulture - sacrée - des
souverains Gots, voyez les tombeaux royaux de Gamla Uppsala en Suède. Pour la pierre
renommée, sans entrer dans les explications complexes qu'on en a proposées, il pourrait
s'agir d'une« pierre de couronnement» (pierre sacrée sur laquelle devait monter le roi nou
vellement élu pour faire valoir ses droits sacrés) comme il en a existé un peu partout dans
le domaine germanique, notamment en Suède (la pierre de Mora).
160 Sagas légendaires islandaises
avant que j':ibandonne
au descendant de Humli
la moitié (de mes biens)
ou que je divise
Tyrfingr en deux.
82. Je te baillerai
brillantes lances,
argent et trésors à foison,
le plus que tu pourrais désirer,
douze cents d'hommes je te donne,
douze cents de chevaux je te donne,
douze cents de serviteurs je te donne,
de ceux qui portent boucliers.
Hloôr entra dans une grande colère quand il s'entendit traiter de fils de
serve et de bâtard s'il acceptait l'offre de son frère, et il rebroussa immé
diatement chemin avec tous ses hommes, jusqu'à ce qu'il fût arrivé dans le
pays des Huns, chez le roi Humli, son parent. Il lui dit qu'Angantyr, son
frère, ne lui avait pas accordé partage par moitiés.
Humli apprit donc tout leur entretien. Il se courrouça fort de ce que
Hloôr, le fils de sa fille, eût été traité de fils de serve, et chanta alors:
Et il chanta encore:
qui habitent la pierre, par opposition à ceux qui habitent la terre, Tervingi). Les Ostrogots
sont souvent appelés dans les sources classiques Greuthungi (ou Grothiggoi).
34. Les bergers étaient universellement méprisés par les Germains. Ils avaient coutume
de siéger sur une butte pour surveiller leurs troupeaux. Mais les rois aussi devaient monter
sur une hauteur pour faire valoir leurs prérogatives. En ce cas, Gizurr insinuerait que le
«bâtard» voulait singer les rois.
162 Sagas légendaires islandaises
lèverons une escorte
d'hommes de douze ans et plus,
de chevaux de deux hivers et plus,
telle sera assemblée
l'armée des Huns.
35. À défaut de mieux, j'ai rendu par/ phalanges et légions les termes fûsund (propre
ment «mille») et hundraô* (propremen0< cent») qui ne sont évidemment pas pris ici dans
leurs sens littéral. On notera que la prose est en complet désaccord avec la dernière strophe
du chapitre 13.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 163
Et il chanta encore:
Puis il regarda sa garde, il n'y avait pas beaucoup de monde avec lui.
Alors, il chanta:
La loi du roi Heiôrekr était que, si une armée entrait dans son pays, le
roi de ce pays devait fixer l'emplacement de la bataille qu'il offrait à l'en
nemi et le délimiter par des rameaux de noisetier. Et alors, les envahisseurs
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 165
ne devaient pas piller avant que ne fût décidée l'issue de la bataille. Gizurr
endossa son armure avec de bonnes armes de guerre et sauta sur son che
val comme s'il était jeune. Puis il dit au roi:
Angantyr chanta:
Et encore:
36. Dylgja peut fort bien ne pas être un nom de lieu, et signifier tout simplement
«bataille». Le sens serait alors: « Convoque-les à la bataille ... » Pour Dunheiôr, s'il est ten
tant d'en faire « la lande du Danube» ou « la plaine du Danube», ce qui serait assez
conforme aux autres indications topographiques fournies par le texte; l'hypothèse n'est
pas à écarter d'une traduction « plaine de Düna » ou « lande de Düna » où Düna reste
inconnu. Quant aux Jassarfji:ill, Christopher Tolkien propose ( The Saga ofKing Heidrek
the Wise, Londres, 1960) de voir là les Gesenke, dans la Moravie du nord, slavon Jesenik
(qui signifie« montagne du frêne»).
166 Sagas légendaires islandaises
Gizurr dit: « Les Huns ne nous font pas peur, non plus que vos arcs
renforcés de corne. »
Alors, Gizurr creva son cheval à coups d'éperons, pour aller trouver le
roi Angantyr, il se présenta devant lui et le salua bien. Angantyr lui
demanda s'il avait rencontré les rois (des Huns).
Gizurr dit: « Je leur ai parlé, et je les ai convoqués à la bataille à Dûn
heiôr, dans les vaux de Dylgja. »
Angantyr demanda combien de troupes avaient les Huns.
Gizurr dit: « Grande est leur horde.»
3 7. Les sagas de toutes catégories attestent que jeter une lance ou un javelot par-dessus
les rangs de ses ennemis est un geste propitiatoire par lequel on les dédie à Ôôinn (dont la
lance est l'arme typique).
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 167
Angantyr fut donc informé de l'armée des Huns. Alors, il dépêcha des
messagers dans toutes les directions et convoqua tout homme qui voulait
lui porter aide et était capable de manier les armes. Il alla alors à Dünheiôr
avec son aimée, et c'était là une très grande armée. Se porta à sa rencontre
l'armée des Huns, qui était deux fois plus nombreuse.
Et encore:
38. Ce dernier vers revient souvent, en vers ou en prose, dans les textes en vieil islandais
(par exemple Hamifismdl, dernier vers).
39. Les deux derniers chapitres sont un ajout au conglomérat que représente déjà notre
saga. Ils figurent dans le manuscrit principal retenu pour cette traduction. Les détails qui
sont donnés sont en général confirmés par d'autres sources.
40. Sviaveldi, Svfarfki, Svfpjôô s�ent tous: «empire», ou «état» ou «nation des
Sviar», les habitants de la région centrale de la Suède. D'où Sve-rike qui donnera Sverige,
Suède.
41. Les sagas royales en question sont celles que Snorri Sturluson rassembla, vers 1220,
dans la Heimskringla. Renvoi est ici expressément fait à Ynglinga Saga (le premier des
textes de cette collection) chapitres 40-41. Il est vrai qu'un autre texte, aujourd'hui perdu
sinon dans sa traduction latine, la Skjoldunga saga, a aussi bien pu servir de source à l'au
teur de notre texte.
42. Haraldr hilditônn, dont le surnom n'a pas été élucidé de façon satisfaisante («à la
Dent guerrière»?) est en effet l'un des grands souverains, danois, du Nord.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 169
Gautland, puis il soumit à son autorité tous les états nommés plus haut,
ceux que le roi Îvarr avait possédés. Le roi Randvér épousa Âsa, fille du roi
Haraldr Barbe rousse, du nord de la Norvège; leur fils fut Siguràr Brace
let43. Le roi Randvér mourut subitement et Siguràr Bracelet prit la
royauté en Danemark. Il se battit contre le roi Haraldr hilditonn à
Bravollr44, dans le Gautland oriental: tombèrent là le roi Haraldr et
grande quantité d'hommes avec lui. Dans les anciennes sagas, cette
bataille est la plus renommée, et la plus grande tuerie, ainsi que celle
qu'Angantyr et son frère se livrèrent à Dunheiàr. Le roi Siguràr Bracelet
gouverna le Danemark jusqu'à sa mort, et, après lui, le roi Ragnarr aux
Braies velues45 , son fils.
Le fils de Haraldr hilditonn s'appelait Eysteinn le Malavisé. Il prit la
royauté en Suède après son père, et y gouverna jusqu'à ce que les fils du
roi Ragnarr l'abattirent, comme il est dit dans la saga du roi Ragnarr. Les
fils du roi Ragnarr soumirent alors à leur autorité le Svfaveldi, et, après la
mort du roi Ragnarr, Bjorn Flanc de Fer, son fils, prit le Svfaveldi, et
Siguràr, le Danaveldi, Hvitserkr, l'Austrriki, et Îvarr Sans Os, l'Angleterre.
Les fils de Bjorn Flanc de Fer furent Eirikr et Refill46. Celui-ci fut un roi
guerrier et un roi de mer, et le roi Eirikr gouverna la Suède après son père,
mais vécut peu. Alors, Eirikr, fils de Refill, prit l'autorité. Ce fut un grand
guerrier et un roi très puissant. Les fils d'Eirikr, fils de Bjorn, furent
0nundr d'Uppssalir, et le roi Bjorn. La Suède fut de nouveau divisée
entre les frères: ils prirent le pouvoir après Eirikr, fils de Refill. Le roi
Bjorn fonda la ville de Haugr. Il fut appelé Bjorn de Haugr47. Il y avait
chez lui le scalde Bragi48. Le fils du roi 0nundr, qui prit le pouvoir après
son père à Uppsalir, s'appelait Eirikr49. Ce fut un roi puissant. Pendant
43. Sigurôr hringr est bien connu, quoiqu'il ne soit donné qu'ici pour roi du Dane
mark. Il semble avoir régné en Suède.
44. La bataille de Bravellir est restée célèbre dans les annales du Nord. Elle a dû avoir
lieu à Braviken, juste au nord de Norrkoping, en Suède, vers le milieu du vme siècle.
45. Voir p. 177, Saga de Ragnarr aux Braies velues (les détails qui suivent en sont tirés).
46. Selon Saint Anschaire (cf. la Vita Anskarii rédigé par Rimbert), les Suédois comp
taient parmi leurs dieux un de leurs rois, Eirîkr.
47. Bjorn de Haugr est connu d'autres sources. Il régnait en Suède autour de 830. Il y
eut toutefois également un Bjorn ou Bjorn de Haugr en Norvège vers la fin du IXe siècle.
48. Bragi Boddason, norvégien, est le premi�r scalde connu, si célèbre qu'il aurait pu
être divinisé en tant que dieu de la poésie (interprétation incertaine toutefois, Bragi étant
aussi un des noms d'Ôôinn, dieu de la poésie). Un texte islandais, Skdldatal, précise que
Bjorn de Haugr aurait été le mécène de Bragi, la Saga d'Egill fils de Grimr le Chauve
notant, pour sa part, que Bragi était au service du roi des Suédois, Bjorn (chapitre 49).
49. Cet Eirîkr régna effectivement en Suède et serait mort en 871 selon les annales
islandaises.
170 Sagas légendaires islandaises
50. Haraldr à la Belle Chevelure est universellement connu. C'est lui qui unifia la Nor
vège sous son sceptre, tout à la fi n du 1xe siècle.
51. Eirîkr le Victorieux mourut vers 995.
52. Styrbji:irn le Fort, personnage très célèbre et hautement légendaire est le héros d'un
Dit, Styrbjarnar Pdttr. Il se battit contre so�le, Eirîkr le Victorieux, à Fyrisvellir, vers 985.
53. Sigrîôr !'Ambitieuse (ou la Superbe) est, elle aussi, hautement légendaire. Elle aurait
divorcé d'avec Eirikr pour rassembler divers prétendants (dont le père de saint Ôlâfr,
Haraldr grenzki) et mettre le feu au bâtiment où ils dormaient tous. OlâfrTryggvason, un
des rois les plus populaires de Norvège, l'aurait courtisée à son tour, mais elle aurait finale
ment épousé Sveinn Tjuguskegg (à la Barbe fourchue) roi des Danois.
54. Il s'agit d'Ôlâfr Skautkonungr (Ski:itkonung en suédois) qui eut en effet les pires
peines à amener son peuple à se convertir à la foi chrétienne. Son surnom est obscur et ne
se justifie sûrement pas par l'explication qui en est proposée ici. D'autres textes disent
Skotkonungr (roi des Scots, entre autres interprétations possibles).
55. Il s'agit évidemment de saint Ôlâfr, héros de la Saga qui porte son nom dans la
Heimskringla de Snorri Sturluson. Il est mort, en effet, à la bataille de Stiklarstaôir, en
Norvège, en août 1030.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 171
56. Sveinn est surnommé Blôt-Sveinn, Sveinn le Sacrificateur. Le fait est que le paga
nisme refleurit en Suède à la fin du XI' et au début du Xllc siècle.
57. Cet arbre du sacrifice est certainement l'arbre sacré décrit par Adam de Brême
(Gesta Hammaburgensis .. . , scolie 138) qui évoque le grand arbre Yggdrasil! cher à la
mythologie scandinave. Voyez Yggdrasil!. La religion des anciens Scandinaves. Les pratiques
décrites ici paraissent recevables, le cheval ayant joui d'un culte particuiier dans le Nord
païen.
172 Sagas légendaires islandaises
PdurafRagnansonum
CHANT DE KRÂKA
Krdkumdl
jean Renaud, qui nous propose ces trois textes, a eu raison de ne pas les séparer puis
qu'en somme, ils traitent des mêmes personnages; même s'ils sont d'âges et de tonalités
bien differents.
La saga, qui date du Xllf siècle, met en scène le personnage bien connu (surnommé
ainsi parce que, sans doute, il portait des braies taillées dans la peau d'un tmimal velu)
qui a longtemps passé pour le type même du viking irrésistible, du barbare sanguinaire
et du héros Jëroce. Ce pourrait être ce Ragnarr qui serait venu mettre le siège devant
Paris en 845 - sans succès -et qui aurait défrayé la chronique de l'Angleterre du Sud
avant d'être fait prisonnier par le roi anglo-saxon Ella et précipité dans une fosse aux
serpents où il est mort non sans, toutefois, avoir eu le temps de déclamer un poème scal
dique de vingt-neufstrophes (dans une des versions connues de ce texte). La légende
raccorde Ragnarr à Sigurôr et Brynhildr (Volsunga saga) et en fait le héros de toutes
sortes de prouesses qui nourriront d'abondance notre mythe viking. Que ce personnage
ait été très connu, cela nous est prouvé par le simple fait que le plus ancien scalde
(poète) scandinave connu, le Norvégien Bragi Boddason (IX siècle) a composé un
poème, la Ragnarsdrâpa, où il décrit amoureusement un bouclier historié que lui
aurait donné Ragnarr. Et dans le présent recueil même, la Saga de Bôsi et Herrauèlr
qui est consignée ici en annexe donne pour épouse à notre héros une fille de Herrauôr!
Il se pourrait toutefois, comme le démontre jean Renaud dans son édition de la saga,
que Ragnarr et Loôbrôk soient les noms de deux personnages differents. L'un et l'autre,
ou Ragnarr tout seul, ont été extrêmement connus de tout notre Moyen Âge, au point
de passer pour le prototype du Viking avec majuscule. Pour citer Jean Renaud: « Il est
évident qu'il continue de hanter notre imagination, qu'il continue de nousfaire rêver:
car sa personnalité légendaire est liée au "romantisme" de toujours, celui où le courage,
l'insouciance et l'amour de la liberté demeurent la principale tonalité. » Car la lecture
de sa saga va convaincre de la diversité de ses exploits. On rermirquera tout de même
qu'il aura été défait-s'il a bien existé!-sur tous les théâtres où il s'est engagé!
Le dit de ses fils remonte à la fin du XIIf siècle. Il est plus littéraire qu'historique et
les spécialistes ont démontré qu'il aura subi toutes sortes dïnfluences cléricales, tout en
ferraillant sur la nature et le sens des surnoms de ces personnages. Dont nous ne sommes
pas sûrs qu'ils aient existé, en tout cas de la jàçon que le veut le dit, mais qui ont visi
blement été mis en place pour alimenter le mythe viking dont je viens de parler. L'au
teur s'est appliqué à raccorder son récit à diver es traditions ou bien mythologiques ou
bien historiques: nous ne l'avons donné que parce qu'il complète la saga de Ragnarr.
En revanche, les Krâkumâl (qui existent sous plusieurs formes tantôt de 29 tantôt
de 21 strophes) sont un des morce11ux poétiques les plus connus et célèbres qu'ait com
posés le Nord ancien. Ils ont pu voir le jour au XII' siècle dans les Orcades. Ils repren
nent les éléments qui figurent dans la saga et le dit que l'on Vil lire. Ce poème
176 Sagas légendaires islandaises
scaldique de très belle facture est censé aVJir été déclamé par Ragnarr loôbrok dans la
fosse aux serpents où il va mourir. Il évoque donc, avant sa fin, ses prouesses et ses
batailles! Chacune des strophes commence de la même façon par Hjuggum vér meô
hjorvi, « nous avons .frappé avec l'épée», ce qui confire au poème un ton incantatoire
de premier ordre. Surtout, le dernier vers est hl�jandi skal ég deyja, « en riant je
mourrai», et l'on peut bien dire qu'il n'est pas de formulation noroise qui ait connu
plus de succès. Et déchaîné plus d'absurdités, notamment sur le plan du stoïcisme pré
tendu ou du mépris de la mort qu'auraient été censés professer les vikings! Rien n'est
plus faux, bien entendu. En fait, il semble bien que le poète ait voulu signifier que
Ragnarr sait qu'il va entrer dans la Valholl * et que c'est cela qui le fait rire. Sous
toutes réserves! Ce qui, en revanche, ne fait aucun doute, c'est la valeur comme
magnétique que vaudra à l'âge romantique le premier vers de chaque strophe: on se
rappelle que Chateaubriand a fait une fortune au « bardit des Francs» (dans Les
Martyrs) à « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée», et s'il faut
l 'en croire, c'est ce même passage qui déterminera la vocation historique de Théophile
Gautier!
Les trois textes, traduits par jean Renaud, ont été publiés en un seul volume par les éditions
Anacharsis, Toulouse, 2005.
Saga de Ragnarr aux Braies velues
1. Heimir et Âslaug
1. Dans le manuscrit où est conservée la version la plus complète de la saga, elle vient à
la suite de la Volsunga saga (Saga des Volsungar) aont Sigurôr est le héros (ci-dessus, p. 31).
2. Aslaug est née de la rencontre amoureuse de Brynhildr et Sigurôr sur le Hindarfjall.
3. Cet épisode rappelle celui de la Bosa saga, où Bôsi, qui se fait passer pour un autre,
soustrait la princesse Hleiôr à un mariage forcé en la cachant à l'intérieur de sa harpe, «si
grande qu'un homme aurait pu s'y tenir debout» (voir plus bas p. 1085).
4. Spangareiôr ou Spangarheiôr: il s'agit de Spangareid, tout au sud de la Norvège, non
loin de l'actuelle ville de Mandai.
178 Sagas lé_gendaires islandaises
passaient par là qui l'empêcherait de l'accueillir s'il avait besoin d'un gîte.
Et dans la soirée, Heimir Jéclara qu'il apprécierait une bonne flambée,
avant gu'on lui montre l'endroit oü il allait dormir.
Lorsque la femme eut ranimé le feu, il posa la harpe sur un banc à côté
de lui. La femme était très bavarde et lorgnait souvent vers la harpe, car les
franges d'un habit précieux en dépassaient. Et tandis qu'il se réchauffait
devant le feu, elle aperçut un bel anneau d'or sous ses haillons, car il était
misérablement vêtu. Après s'être réchauffé à sa guise, il prit son repas du
soir, puis il la pria de lui indiquer oü il allait passer la nuit. La femme lui
expliqua qu'il serait mieux en dehors de la maison - « car mon mari et moi
bavardons souvent quand il rentre».
Il la laissa libre d'en décider et ils sortirent l'un après l'autre. Il prit la
harpe et l'emporta. La femme le conduisit jusque dans une grange à orge
et lui dit de s'y installer à son aise, affirmant qu'elle ne doutait pas qu'il
dorme du sommeil du juste. Puis elle repartit vaquer à ses occupations et
il se coucha.
Le mari s'en revint alors qu'il était déjà tarcL Or la femme n'avait pas
fait grand-chose à la maison. Il était fatigué en rentrant, et de mauvaise
humeur parce qu'elle n'avait pas accompli les tâches gui lui incombaient.
Il déclara qu'ils n'avaient pas autant de chance l'un que l'autre, puisque
lui, il travaillait tous les jours plus qu'il n'en pouvait, mais qu'elle ne faisait
même pas le strict nécessaire.
« Ne te fâche pas, mon ami! dit-elle, car-i:l--se peut qu'en un rien de
temps tu n'obtiennes de quoi faire le bonheur de toute notre vie.
- Comment cela? » demanda-t-il.
Elle répondit: < Un homme est venu demander l'hospitalité, et je crois
qu'il transporte de très grandes richesses. Il est d'un âge avancé et bien
fatigué, mais il a sûrement occupé un rang élevé jadis. Et je ne crois pas
avoir jamais vu son pareil, même s'il a l'air d'être harassé et d'avoir grand
besoin de sommeil. »
Lhomme dit alors: « Il ne me semble pas raisonnable de trahir les rares
personnes qui viennent ici.»
Elle répondit: « Tu garderas longtemps ta misérable condition puisque
tu te fais une montagne de tout. Mais il faut que tu choisisses: ou bien tu
le tues, ou bien je l'épouse et alors nous te chasserons. Et je pourrais bien
te dire les propos qu'il m'a tenus ce soir, mais tu n'as sûrement pas envie
de les entendre. Il m'a parlé avec tendresse, et j'ai bien l'intention de le
prendre pour époux et de te chasser ou de te tuer, si tu refuses de faire ce
que Je veux. »
On raconte qu'il était entièrement dominé par sa femme, et elle le
poussa jusqu'à ce qu'il cède à ses exigences. Il prit sa hache et l'aiguisa
Saga de Ragnarr aux Braies velues 179
elle nous ressemblera. Et il se peut que les gens pensent que j'étais très belle
quand j'étais jeune. On lui laissera aussi les tâches les plus pénibles.»
I.:homme et la femme crurent qu'elle ne savait pas parler parce qu'elle
ne leur répondait jamais. Tout fut fait tel que la femme en avait décidé, et
la fillette grandit dans une extrême pauvreté.
5. Sigurôr Bracelet (hringr) est un roi semi-légendaire. Saxo Grammaticus, dans ses
Gesta Danorum, le nomme en latin Sywardus Ring et en fait le petit-fils de Gotricus (ou
Godftidus), autrement dit Guôfriôr.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 181
de Guerre6 aux Brâvellir7. Haraldr avait péri face à lui, comme on le sai�
dans toute la moitié nord du monde. Sigurêlr avait un fils qui s'appelait
Ragnarr. Il était grand et avait fière allure, l'esprit vif, et il était généreux
envers ses hommes mais dur envers ses ennemis. Dès qu'il fut en âge de le
faire, il leva des troupes et réunit des navires, et il devint un si grand guer
rier qu'on avait peine à trouver son pareil.
Il apprit ce que le jar! Herrauêlr avait promis mais, n'y prêtant pas
attention, il fit comme si de rien n'était. Il se fit faire des vêtements hors
du commun, des braies et un manteau velus, et quand ils furent terminés,
il les fit bouillir dans la poix. Puis il les conserva soigneusement.
Un été où il mena son armée en Gautland, il mouilla son navire dans
une crique à l'écart, non loin de la demeure du jar!. Quand Ragnarr y eut
passé une nuit, il se réveilla tôt le lendemain matin, se leva et enfila les
vêtements dont on vient de parler. Il prit un grand épieu, quitta seul le
navire et marcha jusqu'à une plage où il se roula dans le sable. Avant de se
mettre en route, il ôta le clou qui fixait le fer au manche. Après quoi il
s'éloigna des bateaux et partit en direction des portes de la forteresse du
jar! qu'il atteignit à l'aube, alors que tout le monde dormait encore. Puis il
se dirigea vers le pavillon. Dès qu'il franchit la palissade derrière laquelle
était le serpent, il enfonça son épieu dans la bête et l'en retira aussitôt. Il
frappa à nouveau, et ce coup-là atteignit le dos. Le serpent se tordit brus
quement, si bien que le fer se détacha du manche, et son agonie fut si
effroyable que tout le pavillon en trembla. Alors Ragnarr se retourna pour
partir et il reçut un jet de sang entre les deux épaules, mais il n'en eut
aucun mal car les vêtements qu'il avait fait faire le protégeaient. Ceux qui
se trouvaient dans le pavillon furent réveillés par le vacarme et sortirent.
Pora vit un homme imposant s'éloigner du pavillon et lui demanda
comment il s'appelait et qui il cherchait. Il fit halte et déclama cette
strophe:
6. On raconte que Haraldr Dent de Guerre (hilditonn) - Saxo l'appelle Haraldus Hyl
detan - s'était rendu maître du Danemark et d'une grande partie de la Suède, mais que,
devenu très vieux (plus de cent ans, dit-on), il confia à Sigurôr - que Saxo nomme Ringo
- le Svealand et le Gautland (ou Giitaland). Toutefois c'était bien avant l'époque de
Sigurôr Bracelet, donné pour le père de Ragnarr.
7. Sigurôr (Ringo), à la tête de troupes suédoises (Svear et Gautar) et norvégiennes,
affronta Haraldr Dent de Guerre, à la tête des Danois, lors de la célèbre bataille des Bra
vellir. Sigurôr l'emporta. En réalité cette bataille, célébrée dans routes les légendes scandi
naves, pourrait avoir eu lieu dès le milieu du VI" siècle, aux environs de l'actuelle ville de
Norrkoping, en Suède. La Ragnars saKa, confondant les deux Sigurôr, la situe implicite
ment à la fin du VIII' siècle.
182 Sagas légendaires islandaises
Puis il s'en alla et ne lui dit rien de plus. Le fer était resté dans la bles
sure, mais il remportait le manche. Après avoir entendu cette strophe, elle
comprit ce qu'il dit de son âge et de ses intentions. Elle commença à se
demander qui ce pouvait bien être, et elle n'était pas sûre que ce soit un
être humain, car sa haute stature lui paraissait davantage correspondre à
celle que les monstres devaient avoir à cet âge-là. Elle rentra dans le
pavillon et se rendormit.
Lorsque les gens sortirent le matin, ils découvrirent que le serpent était
mort et qu'on l'avait tué avec un énorme fer de la.nce resté fiché dans la
blessure. Le jarl l'en fit retirer et il était si gros qm(bien peu le trouvèrent
maniable. Alors le jarl se souvint de ce qu'il avait dit au sujet de l'homme
qui tuerait le serpent, mais il ne savait pas si c'était l'œuvre d'un être
humain ou non. Il prit conseil auprès de ses amis et de sa fille pour savoir
comment le retrouver, et il estima qu'il viendrait probablement lui-même
chercher la récompense qu'il méritait.
Mais sa fille lui conseilla de convoquer le fing* au grand complet - « et
fais savoir que tous ceux qui ne veulent pas s'attirer les foudres du jarl et
qui n'ont pas d'autre empêchement viennent à l'assemblée. Si jamais l'un
d'eux doit reconnaître avoir tué le serpent, qu'il apporte le manche qui a
tenu le fer!»
Lidée parut bonne au jarl, qui convoqua le ping. Et quand le jour
retenu arriva, le jarl et de nombreux autres chefs s'y rendirent. Toute une
foule s'était réunie.
On apprit dans la flotte de Ragnarr qu'un ping allait se tenir sous peu.
Et Ragnarr débarqua avec presque route son armée pour y aller. En arri-
8. Le «saumon de la lande» ainsi que le « poisson de l'enclos» sont des kenningar' dési
gnant le «serpent».
Saga de Ragnarr aux Braies velues 183
vant, ils se placèrent un peu à l'écart des autres, car il vit qu'il y avait beau
coup plus d'hommes que d'habitude. Alors le jar! se leva, demanda le
silence et tint un discours. Il remercia les hommes d'avoir si bien répondu
à son message, puis il évoqua ce qui s'était passé. D'abord il mentionna ce
qu'il avait promis à quiçonque tuerait le serpent, puis il déclara: « Mainte
nant le serpent est mort, et celui qui a accompli cet exploit a laissé son fer
de lance dans la blessure. Si l'un d'entre vous qui êtes venus à l'assemblée
a le manche qui correspond au fer, qu'il le montre pour apporter la
preuve! Je ferai alors tout ce que j'ai promis, qu'il soit de haute ou de
basse extraction. »
À la fin de son discours, il fit présenter le fer de lance à chacun des
hommes présents au ping, et il demanda à l'homme, quel qu'il soit, qui
admettait l'exploit ou avait le manche d'épieu de se faire connaître. Ce fut
fait, mais on ne trouva personne qui ait le manche.
Puis on alla à l'endroit où se tenait Ragnarr et on lui montra le fer. Il
dit que l'épieu lui appartenait, et le manche et le fer s'accordèrent parfai
tement. Alors nul ne douta qu'il avait tué le serpent et, du fait de cet
exploit, il devint extrêmement célèbre dans tous les pays du Nord. Il
demanda la main de Pora, la fille du jar!, et son père la lui accorda. Puis
on prépara une grande fête avec tout ce que le pays produisait de meilleur.
Lors de cette fête Ragnarr et Pora se marièrent.
Après les noces, Ragnarr s'en retourna dans son propre royaume et il
aima beaucoup Pora. Ils eurent deux fils: l'aîné s'appelait Eirfkr, le cadet
Agnarr. Tous deux étaient grands et beaux. Ils étaient bien plus forts que
la plupart des hommes de leur temps et doués dans toutes sortes de
domaines.
Il se fit qu'un jour Pora tomba malade, et cette maladie l'emporta.
Ragnarr en fut très affiigé et, refusant de continuer à régner, il chargea
d'autres hommes de gouverner le royaume avec ses fils. Il reprit alors les
mêmes occupations que jadis, lança des expéditions guerrières et, où qu'il
aille, il était victorieux.
5. Ragnarr et Krdka
Il arriva qu'un été il mette le cap sur 1 a Norvège, car il avait là de nom
breux parents et amis qu'il voulait revoir. Un soir il mouilla ses navires
dans un petit havre tout près de la ferme de Spangareiôr, et ils y passèrent
la nuit. Au matin, les cuisiniers descendirent à terre faire le pain. Ils virent
qu'il y avait une ferme à proximité et se dirent qu'ils feraient mieux d'y
aller. En arrivant à la petite demeure, ils trouvèrent quelqu'un à qui parler.
184 Sagas légendaires islandaises
C'était une vieille femme, et ils lui demandèrent si c'était elle la maîtresse
de maison et comment elle s'appelait.
Elle dit qu'elle était bien la maîtresse de maison - « et mon nom n'est
pas courant: je m'appelle Grîma. Mais qui êtes-vous?»
Ils répondirent qu'ils étaient au service de Ragnarr aux Braies velues et
qu'ils voulaient faire du pain. «Et tu vas nous aider!»
La femme répondit qu'elle avait les mains gourdes avec l'âge - « mais
jadis, j'étais plutôt habile. Toutefois j'ai une fille qui pourra vous donner
un coup de main. Elle va bientôt rentrer. Elle s'appelle Kraka. Ces der
niers temps, j'ai du mal à m'en faire obéir».
Or Kraka était sortie avec les bêtes ce matin-là, et elle aperçut beau
coup de grands navires qu'on avait tirés à terre. Alors elle se lava. Grîma le
lui avait interdit, car elle ne voulait pas que les hommes remarquent sa
beauté. C'était la plus belle des femmes, et ses cheveux étaient si longs
qu'ils tombaient jusqu'à terre, aussi beaux que la soie la plus fine. Quand
elle rentra à la maison, les cuisiniers avaient allumé du feu./Elle vit qu'il y
avait là des hommes qu'elle n'avait jamais vus auparavant. \Elle les dévisa
gea et ils en firent autant.
Puis ils demandèrent à Grîma: «C'est ta fille, cette belle demoiselle?
- Sans mentir, dit Grîma, c'est bien ma fille.
- Vous êtes vraiment différentes, dirent-ils, vu l'allure que tu as.
Jamais nous n'avons vu de jeune fille aussi belle, et elle ne te ressemble en
rien, parce que tu es d'une laideur monstrueuse.»
Grîma répondit: «J'étais belle autrefois. Mais j'ai beaucoup changé.>>
Ils prièrent alors Kraka de les aider. Elle demanda: « Que dois-je
faire?>>
Ils dirent qu'ils voulaient lui faire pétrir le pain, et ils se chargeraient de
la cuisson. Elle se mit à l'ouvrage et travaillait bien. Mais comme ils
avaient les yeux rivés sur elle, ils négligèrent leur propre tâche et laissèrent
brûler le pain.
Lorsqu'ils eurent terminé, ils regagnèrent les navires. Et quand ils
durent distribuer la nourriture, tout le monde s'écria qu'ils n'avaient
jamais aussi mal travaillé et qu'ils méritaient d'être punis. Ragnarr leur
demanda alors pourquoi ils avaient cuisiné de cette façon. Ils dirent qu'ils
avaient vu une femme si belle qu'ils n'avaient pas pu se concentrer sur leur
travail et, selon eux, aucune femme au monde ne pouvait être plus belle
qu'elle. Et comme ils insistaient sur sa beauté, Ragnarr affirma qu'elle ne
pouvait pas être aussi belle que l>ôra. Mais ils dirent qu'elle ne l'était pas
moms.
Alors Ragnarr répliqua: «Je vais envoyer des hommes capables d'en
juger. Si ce que vous dites est vrai, votre négligence sera pardonnée, mais
Saga de Ragnarr aux Braies velues 185
si cette femme est d'une manière ou d'une autre moins belle que vous le
prétendez, vous serez sévèrement punis.»
Après quoi il envoya des hommes trouver la belle demoiselle, car les
forts vents contraires empêchaient les bateaux de reprendre la mer ce jour
là. Et Ragnarr dit à ses envoyés: « Si la jeune fille vous paraît aussi belle
qu'on nous l'a affirmé, priez-la de venir me voir! Je la rencontrerai et je
souhaite l'épouser. Mais j'exige qu'elle ne soit ni vêtue ni dévêtue, qu'elle
n'ait le ventre ni plein ni vide, et qu'elle ne vienne pas seule, mais per
sonne ne devra l'accompagner.»
Ils se rendirent jusqu'à la ferme et regardèrent Kraka attentivement.
Elle leur parut si belle qu'ils furent d'avis qu'aucune autre ne l'égalait. Ils
lui firent part du message de leur chef, Ragnarr, et de la façon dont elle
devait s'apprêter. Kraka réfléchit aux paroles du roi et à la manière de s'y
prendre. Grima pensa que c'était impossible et que ce roi n'avait pas toute
sa tête.
Kraka déclara: « S'il a dit cela, c'est que ce doit être possible. Il s'agit de
comprendre ce qu'il désire. Je ne vous raccompagnerai pas aujourd'hui. Je
descendrai peut-être aux bateaux demain matin.»
Ils s'en retournèrent et expliquèrent à Ragnarr qu'il se pourrait qu'elle
vienne. Et elle passa la nuit à la maison.
Au petit matin, Kraka dit au paysan qu'elle s'en irait trouver Ragnarr:
«Toutefois il faut que je m'habille un peu différemment. Tu as un filet
pour pêcher les truites, je vais m'en envelopper et, en laissant retomber
mes cheveux par-dessus, en aucun cas je ne serai nue. Je vais goûter un
oignon, c'est très peu de nourriture, et pourtant on saura que j'ai mangé.
Et puis ton chien va me suivre, je ne serai donc pas toute seule, mais per
sonne ne m'accompagnera.»
Quand la vieille apprit ce qu'elle avait imaginé, elle la trouva fort
douée. Et une fois prête, Kraka se mit en route et arriva aux navires. Elle
était belle à voir, sa chevelure blonde brillait comme de l'or. Ragnarr l'ap
pela et lui demanda qui elle était et qui elle cherchait. Elle répondit en
déclamant une strophe:
Il envoya des hommes au-devant d'elle pour l'amener à bord. Mais elle
refusa de les suivre avant qu'on ne lui ait promis qu'elle-même et son
compagnon seraient en sécurité. Puis on la fit monter sur le navire du roi.
Quand elle arriva dans la cale d'avant, il lui tendit la main et le chien la lui
mordit. Ses hommes accoururent, frappèrent le chien, lui passèrent la
corde d'un arc autour du cou et il en mourut. Ils ne firent pas davantage
cas de la promesse qu'ils lui avaient faite.
Ragnarr la fit asseoir à côté. de lui sur le pont arrière et bavarda avec
elle. Elle lui plut beaucoup et il se montra charmant envers elle. Il dit cette
strophe:
Elle répondit:
Il lui déclara qu'il l'aimait bien et qu'il avait l'intention de l'emmener avec
lui. Elle dit qu'il n'en était pas question. Alors il souhaita qu'elle passe la nuit
à bord. Elle rétorqua qu'elle n'en ferait rien avant qu'il ne revienne du
voyage qu'il avait entrepris - « et il se peut que tu aies changé d'avis d'ici là!»
Ragnarr appela l'homme qui veillait sur ses biens, et il lui demanda
d'apporter la tunique toute brodée d'or qui avait appartenu à I>6ra. Puis il
l'offrit à Kraka de cette manière:
Kraka répondit:
Elle eut beau dire, Ragnarr ne voulut rien entendre. Il n'en fit qu'à sa
tête.
7. Lesfils de Ragnarr
Ils lancèrent leur expédition et, après en avoir touché le but, ils
s'apprêtèrent à débarquer. Il leur parut nécessaire d'assurer la garde des
navires. Comme Rognvaldr, leur plus jeune frère, n'avait pas encore
l'âge, selon eux, d'affronter les dangers qu'ils escomptaient, ils le laissè
rent en charge des bateaux avec quelques hommes. Avant qu'ils ne
descendent à terre, Îvarr expliqua que les habitants de la forteresse
11. On apprend ici que Ragnarr a tenté de prendre la place forte de Hvîtab.er en vain,
ce dont il n'est pas fait état dans le Krdkumdl. Dans la saga comme dans les Gesta Dano
rum, Hvîtab.er désigne peut-être le village de Vitaby, au sud-est de la Scanie. Mais il est
possible qu'à l'origine Hvîtab.er renvoie au port de Northumbrie, Whitby, beaucoup plus
important à l'époque viking que la localité scanienne.
190 Sagas légendaires islandaises
Une fois dans la place, ils prirent tous les objets de valeur, brûlèrent les
maisons et abattirent les remparts. Puis ils s'en retournèrent à bord de
leurs navires.
12. Cet épisode des génisses provient sans doute de la même source orale que le passage
un peu plus loin dans le texte, lorsque Îvarr et ses frères affronteront la vache Sibilja du roi
Eysteinn.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 191
Un roi nommé Eysteinn régnait sur la Suède. Il était marié et avait une
fille qui s'appelait Ingibjorg. C'était la plus belle des femmes et la plus
séduisante. Le roi Eysteinn était puissant et avait une nombreuse suite, il
était fourbe mais judicieux. Il résidait à Uppsalir 13 • C'était un grand sacri
ficateur et, à cette époque-là, il y avait davantage de sacrifices à Uppsalir
que partout ailleurs dans les pays du Nord. Ils adoraient une certaine
vache qu'ils appelaient Sibilja. On lui avait tant sacrifié que personne ne
pouvait résister à son beuglement. Aussi, lorsqu'une armée ennemie
approchait, le roi avait coutume de faire marcher cette vache à l'avant de
ses troupes. Et elle avait un pouvoir si diabolique que les ennemis, en l'en
tendant, devenaient fous, au point qu'ils se battaient entre eux et ne pen
saient plus à se protéger. De ce fait, la Suède n'était pas ravagée par les
guerres, car on n'osait pas affronter cette force supérieure.
Bien des hommes et des chefs étaient amis du roi Eysteinn, et on
raconte qu'en ce temps-là une grande amitié le liait à Ragnarr. Ils avaient
pris l'habitude de s'inviter d'un été sur l'autre.
Il se fit qu'un été ce fut au tour de Ragnarr d'être invité par le roi
Eysteinn. En arrivant à Uppsalir, Ragnarr et ses hommes furent reçus cha
leureusement. Et tandis qu'ils festoyaient le premier soir, le roi pria sa fille
de leur servir à boire, à Ragnarr et à lui. Les hommes de Ragnarr se dirent
qu'il demanderait sûrement la main de la fille du roi Eysteinn s'il n'avait
plus la fille du paysan. Lun d'eux le lui fit remarquer et, en définitive, la
jeune femme lui fut promise, mais elle devrait rester longtemps sa fiancée.
Lorsque les festivités prirent fin, Ragnarr mit à la voile et fit une
bonne traversée, et on ne dit rien de son voyage avant qu'il ne soit à une
courte distance de sa forteresse, sur le chemin qui y menait à travers une
forêt. Ils arrivèrent dans une clairière et Ragnarr ordonna à ses hommes
de faire halte et de l'écouter. Et il demanda à tous ceux qui l'avaient
accompagné en Suède de veiller à ce qu'aucun d'entre eux ne dise le
moindre mot sur son intention d'épouser la fille du roi Eysteinn. La
peine encourue était si sévère que quiconque parlerait n'en perdrait pas
moins que la vie.
Une fois qu'il eut annoncé ce qu'il voulait, il rentra chez lui. Les
hommes se réjouirent de le revoir et fêtèrent son retour. À peine Ragnarr
était-il assis sur son haut siège que Krâka entra dans la halle, s'approcha de
lui, s'assit sur ses genoux et lui passa les bras autour du cou en disant:
« Quelles sont les nouvelles?»
Il répondit qu'il n'avait rien à lui appendre. Et tandis que le soir avan
çait, les hommes se mirent à boire, puis ils allèrent se coucher. Quand
Ragnarr et Kraka se mirent au lit, elle lui redemanda quelles étaient les
nouvelles, mais il répéta qu'il n'en avait pas. Alors elle voulut bavarder
avec lui, mais il dit qu'il avait sommeil et que le voyage l'avait fatigué.
« Moi, je vais t'apprendre une nouvelle, dit-elle, si tu ne veux rien me
dire.» Il lui demanda ce que cela pouvait être.
« Pour moi c'est une grande nouvelle, dit-elle, si on promet une femme
au roi alors qu'on sait qu'il est déjà marié.
- Qui t'a dit cela? s'écria Ragnarr.
- Tes hommes n'auront rien à craindre, car aucun d'entre eux ne m'a
avertie, dit-elle. Vous avez dû voir que trois oiseaux étaient perchés sur
l'arbre à côté de vous. Ce sont eux qui m'ont appris la nouvelle 14 . Je te
prie d'abandonner ce projet de mariage. Il faut maintenant que je te dise
que je suis fille de roi et non de paysan. Mon père était si célèbre qu'il
n'avait pas son pareil, et ma mère était la plus belle et la plus sage des
femmes. On se souviendra de son nom tant que le monde existera.»
Alors il lui demanda qui était son père, si elle n'était pas la fille de ce
pauvre paysan de Spangareiôr. Elle répondit qu'elle était la fille de Sigurôr
Meurtrier de Fafnir et de Brynhildr, fille de Buôli 15 .
« Il me paraît invraisemblable que leur fille se soit appelée Kraka et
qu'elle ait grandi dans une telle misère à Spangareiôr.»
Elle répondit: «C'est une longue histoire.» Puis elle se mit à raconter
que Sigurôr et Brynhildr s'étaient rencontrés sur la montagne, et qu'alors
elle avait été conçue. « Et quand Brynhildr m'a mise au monde, on m'a
donné un nom et je me suis appelée Aslaug.» Alors elle raconta tout ce
qui s'était passé jusqu'à ce qu'ils rencontrent le paysan.
Ragnarr déclara: «Je ne crois pas un mot de cette histoire d'Aslaug que
tu me racontes là.»
Elle répondit: « Tu sais que je suis enceinte, et c'est sûrement un gar
çon que je porte. Il aura un signe particulier, comme s'il avait un serpent
lové autour de l'œil. Si c'est bien le cas, je te prie de ne pas aller en Suède
quand viendra le temps d'épouser la fille du roi Eysteinn. Mais s'il n'en est
rien, fais comme tu voudras! Et je souhaite que ce garçon porte le nom de
mon père, s'il a ce signe de renom à l'œil comme je le suppose.»
Puis vint le moment où elle fut prise de douleurs et accoucha. Elle mit
au monde un garçon. Les servantes prirent l'enfant et le lui présentèrent.
14. Tout comme son père, Sigurôr Meurtrier de Fafnir, Aslaug était capable de com
prendre le langage des oiseaux.
15. Le roi Buôli était le père de Brynhildr et d'Adi.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 193
Et il dit encore:
16. Selon la légende que rapporte la Volsunga saga, Aslaug descend du dieu Ôôinn puis
qu'elle est la fille de Sigurôr et par conséquent l'arrière-petite-fille de Vi:ilsungr, arrière
petit-fils d'Ôôinn.
17. Kenning désignant la « bataille».
194 Sagas légendaires islandaises
ensuite nous lancerons contre eux toutes nos forces, et la vache ira en tête.
Je ne crois pas qu'ils soient capables de résister à ses beuglements.»
Et c'est ce qu'ils firent. Dès que les frères aperçurent les troupes du roi
Eysteinn, elles ne leur parurent pas supérieures en nombre aux leurs et ils
ne soupçonnèrent pas qu'il y en eût davantage. Et quand l'armée tout
entière sortit de la forêt, que la vache fut lâchée et se mit à courir en meu
glant affreusement, le bruit était si intenable que les guerriers qui l'enten
daient commencèrent à se battre entre eux, sans que les deux frères
parviennent à les en empêcher. La bête furieuse tua à coups de cornes bien
des hommes ce jour-là. Et en dépit de leurs prouesses guerrières, les fils de
Ragnarr ne purent faire face à la fois à la magie et au nombre de l'ennemi.
Ils opposèrent malgré tout une farouche résistance, se défendirent avec
courage et avec gloire.
Eirfkr et Agnarr étaient en première ligne et, à maintes reprises, ils per
cèrent les rangs de l'armée du roi Eysteinn. Puis Agnarr périt. Voyant cela,
Eirîkr mit encore plus d'ardeur à combattre, sans se soucier d'en réchap
per ou non. Il finit par plier sous le nombre et être capturé.
Alors Eysteinn donna l'ordre de cesser le combat et offrit à Eirfkr une
réconciliation. « En outre, dit-il, je te donnerai ma fille en mariage.»
Eirfkr déclama une strophe:
Après quoi il exigea que les hommes qui les avaient suivis, lui et son
frère, aient la vie sauve et qu'on les laisse repartir librement. « Mais pour
ma part, je souhaite qu'on rassemble un très grand nombre d'épieux et
qu'on en fiche les manches en terre, puis qu'on me hisse au-dessus pour
mettre fin à mes jours.»
Eysteinn répondit qu'on lui accorderait ce qu'il demandait, bien qu'il
ait fait le pire des choix pour eux deux. On planta les épieux et Eirîkr
déclama ceci :
20. Il s'agit en fait d'une sorte de mort rilllelle, destinée à suppléer la mort au combat.
196 Sagas légendaires islandaises
cheveux étaient défaits, car elle était sur le point de les peigner. Elle leur
demanda qui ils étaient, car elle ne les avait jamais vus auparavant. Leur
porte-parole déclara qu'ils avaient fait partie de la suite d'Eirikr et
d'Agnarr, les fils de Ragnarr. Alors elle déclama cette strophe:
«Je doute, dit fvarr, que cela serve à quoi que ce soit de déclamer
strophe après strophe. Que sais-tu au fond des obstacles à surmonter?
- Je n'en sais rien pour sûr, dit-elle, mais que peux-tu me dire de la
difficulté qu'il y a? »
fvarr expliqua qu'on pratiquait là-bas un culte si fort que nulle part
ailleurs, à sa connaissance, il n'avait son pareil. « Et ce roi est à la fois puis
sant et fourbe.
« Et nous devrons avant tout, ajouta Îvarr, accorder le plus grand soin à
l'équipement des navires et à la levée de l'armée, car il ne faudra lésiner
sur rien si nous voulons remporter la victoire.»
Aslaug s'en retourna.
Sigurôr avait un père adoptif22 qui se chargea en son nom aussi bien
d'équiper les navires que de rassembler les hommes jusqu'à ce que tout soit
prêt. Et tout alla si vite que les troupes dont Sigurôr devait disposer étaient à
pied d'œuvre au bout de trois jours. Il avait cinq bateaux, tous bien armés. Et
au bout de cinq jours, Hvftserkr et Bjéirn étaient à la tête de quinze navires.
Îvarr à lui seul en avait dix, et Aslaug dix de plus, alors que sept jours s'étaient
écoulés depuis le moment où ils avaient décidé de lancer cette expédition.
Tous se réunirent et chacun annonça aux autres les forces qu'il avait
regroupées. fvarr indiqua alors qu'il envoyait par voie de terre quantité de
cavaliers.
Âslaug déclara: « Si j'avais su qu'une armée de terre pouvait s'avérer
utile, j'aurais dépêché de nombreuses troupes.
- Il ne faut pas prendre de retard pour cela, répliqua fvarr. Nous
devons partir avec les hommes que nous avons.»
Alors Aslaug déclara qu'elle voulait les accompagner - « ainsi je saurai
mieux quand il sera temps de venger les deux frères.
- Il est certain, reprit fvarr, que tu ne monteras pas à bord de nos
bateaux. Mais si tu veux, tu peux commander les troupes qui s'en vont par
voie de terre. »
Elle accepta, et dès lors son nom changea et on l'appela Randalfn23 . Les
deux corps de l'armée se mirent en route, après qu'Ivarr eut désigné un
point de rendez-vous. Chacun voyagea sans encombres et ils se rejoigni
rent à l'endroit qu'ils avaient prévu. Partout où ils allèrent dans la Suède du
roi Eysteinn, ils pillèrent et brûlèrent tout sur leur passage, et décimèrent la
population, tant et si bien qu'ils ne laissaient plus aucune vie derrière eux.
Ensuite Îvarr demanda à ses porteurs d'avancer aussi loin vers elle
qu'ils pourraient. « Et quand cette vache sera presque sur nous, lancez-moi
sur elle! Et de deux choses l'une, ou bien je périrai ou bien elle mourra de
ma main. Mais d'abord vous allez prendre un bel arbre et en tailler un arc
ainsi que des flèches.»
On lui apporta cet arc solide et les grandes flèches qu'il avait fait faire,
et que tous les autres estimèrent inutilisables. Puis il encouragea chacun
de ses hommes à combattre bravement. Leur armée se mit en marche dans
un vacarme épouvantable, tandis qu'on portait Îvarr en tête. Mais Sibilja
meugla alors avec une telle force qu'on l'entendit aussi nettement que s'ils
s'étaient tous arrêtés et tus, avec pour effet qu'ils commencèrent à se battre
entre eux, à l'exception des frères.
Tandis que se produisait l'étrange phénomène, les hommes qui por
taient Îvarr le virent tendre son arc comme si c'était une frêle baguette
d'orme, et ils eurent même l'impression qu'il amenait la pointe des flèches
en deçà de la tige. Puis ils entendirent la corde siffler comme jamais ils ne
l'avaient entendu. Et ils virent les flèches voler aussi vite que s'il les avait
tirées de la plus solide arbalète, et avec une telle précision qu'elles attei
gnirent chacun des yeux de Sibilja. Elle tomba, puis fonça tête la première
en poussant des beuglements encore pires qu'auparavant. Au moment où
elle arriva sur eux, il leur demanda de le lancer, et pour eux il était si léger
qu'ils eurent l'impression de lancer un enfant, car ils n'étaient pas tout
près de la vache. Il atterrit sur le dos de Sibilja et devint alors aussi lourd
qu'un rocher qui serait tombé sur elle, lui brisant tous les os et la tuant sur
le coup.
Îvarr demanda à ses hommes de le relever au plus vite. Ils le soulevè
rent, et quand il s'adressa à l'armée, sa voix était si perçante qu'il sembla à
chacun qu'il se tenait tout près alors qu'il était loin, et on écouta attenti
vement son discours. Il mit ainsi fin à toute l'agressivité dont ils avaient
été victimes, et le fait qu'ils se soient battus entre eux un certain temps
n'avait pas causé trop de dommages. Il les exhorta à lancer une attaque en
règle contre l'ennemi. « Et je crois que nous sommes débarrassés du pire,
maintenant que la vache est morte.»
Dans chaque camp les troupes se disposèrent en ordre de bataille, et la
lutte fut si acharnée que tous les Suédois dirent qu'ils n'avaient jamais subi
d'épreuve aussi rude. Les deux frères, Hvîtserkr et Bjôrn, se ruèrent si vio
lemment contre l'adversaire qu'aucune résistance ne fut possible. Il y eut
tellement de pertes du côté du roi Eysteinn que seul un petit nombre
d'hommes resta debout, dont une partie prit la fuite. La bataille prit fin
lorsque le roi Eysteinn fut tué, laissant la victoire aux frères. Ceux-ci
accordèrent grâce à ceux qui étaient encore vaillants.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 203
fvarr déclara qu'il ne voulait pas continuer à ravager le pays, mainte
nant qu'il n'avait plus de chef. «Je préfère rechercher plus forte résis
tance.»
Et Randalin s'en retourna avec une partie de l'armée.
Ils décidèrent alors d'aller guerroyer dans les pays du Sud et, doréna
vant, Sigurôr Serpent dans l'Œil accompagna ses frères lors de chaque
expédition. Au cours de celles-ci, ils assiégèrent toutes les forteresses
importantes qu'ils rencontrèrent et pas une ne leur résista.
Cependant ils avaient entendu parler d'une certaine place solidement
fortifiée et densément peuplée: fvarr déclara qu'il voulait s'y rendre. Et
l'on savait aussi comment elle se nommait et qui la commandait. Le
prince s'appelait Vîfill et avait donné son nom à la forteresse, Vîfilsborg24.
Les frères mirent le pays à sac et anéantirent toutes les places fortes sur
leur chemin avant d'arriver à Vîfilsborg. Le prince était absent et avait
avec lui une grande armée.
Ils dressèrent donc leurs tentes dans la plaine au pied de la forteresse et
se tinrent tranquilles ce jour-là, tout en négociant avec les habitants dans
la place. Ils leur proposèrent soit de se rendre, auquel cas ils auraient la vie
sauve, soit de montrer leur courage et leur force, sachant qu'il ne serait
alors fait de quartier à personne.
Il fut répondu, sans attendre, que jamais la forteresse ne serait
- contrainte de se rendre. « Et ce sera d'abord à vous de faire la preuve de
votre valeur et de votre bravoure.»
La nuit s'écoula. Au matin ils tentèrent de s'emparer de la forteresse
mais n'y parvinrent pas. Ils en firent le siège pendant deux semaines et
chaque jour ils s'efforcèrent de la prendre d'assaut par différents moyens,
mais aucune de leurs tentatives ne fut plus fructueuse et ils envisagèrent
de lever le camp. Lorsque les habitants de la forteresse se rendirent
compte qu'ils renonçaient, ils tendirent de précieuses étoffes sur tous les
remparts, tous les plus beaux tissus qu'ils possédaient, et ils étalèrent à leur
vue quantité d'or et de joyaux.
I..:un d'eux prit la parole et cria: «Nous pensions que les fils de Ragnarr
et leurs hommes étaient des guerriers redoutables, mais il faut bien dire
qu'ils n'ont pas mieux réussi que les autres.»
24. Wiflisburg (en français Avenches, l'Aventicum antique) était, au xi< siècle, sur la
route des pèlerins du Nord de l'Europe qui se rendaient à Rome.
204 Sagas légendaires islandaises
25. Cancienne cité médiévale de Luni était un port de !'Étrurie du Nord, entre Gênes
et La Spezia, dont il ne subsiste aujourd'hui que des ruines. Elle a été ravagée par les Sar
rasins en 849. Les Annales de Saint-Bertin (pour l'année 860) indiquent simplement que
Saga de Ragnarr aux Braies velues 205
fortes et tous les châteaux des royaumes du Sud, et ils étaient si connus en
divers pays qu'il n'y avait pas un petit enfant qui ne sache leurs noms. Ils
n'avaient pas l'intention de s'arrêter avant d'avoir atteint Rome, car on
leur avait dit que la ville était grande, peuplée, célèbre et riche. Ils igno
raient seulement si elle était encore loin, et leur armée était si grande qu'ils
avaient peine à se ravit�iller. Tandis qu'ils se trouvaient à Lûna, ils tinrent
conseil pour évoquer la suite de leur expédition.
Un aimable vieillard vint à passer. Ils lui demandèrent qui il était et il
leur répondit qu'il n'était qu'un vagabond qui avait voyagé d'un pays à
l'autre toute sa vie.
«Alors tu dois pouvoir nous indiquer ce que nous cherchons à savoir.»
Le vieux rétorqua: «Je ne sais pas sur quels pays vous pourriez m'inter
roger sans que je puisse vous répondre.
- Nous aimerions que tu nous dises à quelle distance nous sommes
de Rome.»
Il répondit: «Je peux vous montrer quelque chose à titre d'informa
tion. Vous voyez ces chaussures ferrées que je porte aux pieds, elles sont
vieilles. Et les autres, que j'ai sur le dos, sont bien usées. Quand je suis
parti de Rome, ce sont celles qui pendent à mon dos que j'ai chaussées, et
les deux paires étaient neuves à ce moment-là. Or je n'ai pas quitté cette
route depuis.»
Quand le vieillard eut raconté cela, il leur sembla qu'ils devaient renon
cer à leur projet de se rendre jusqu'à Rome. Ils rebroussèrent chemin avec
leur armée et prirent d'assaut de nombreuses places fortes qu'ils n'avaient
pas attaquées auparavant. On en voit encore aujourd'hui les traces.
Il faut dire maintenant que Ragnarr était de retour dans son royaume
et qu'il ignorait où se trouvaient ses fils, tout comme Randalin, son
épouse. Il entendait chacun de ses hommes raconter que personne ne
pouvait se mesurer à ses fils, et il se disait qu'il n'y avait pas plus célèbres
qu'eux. Il réfléchit à la façon de se couvrir lui-même d'une gloire qui ne
serait pas de courte durée. Il prit une décision, fit venir des charpentiers et
leur demanda d'abattre des arbres et c1e construire deux grands navires.
« les Danois qui étaient sur le Rhône vont vers l'Italie, prennent et dévastent Pise et
d'autres cités». C'est Dudon de Saine-Quentin qui, le premier, raconte la prise de Lûna
par les vikings et la ruse légendaire d'Alstignus, appelé par ailleurs Hastingus (Hasreinn),
qu'il greffe sur une authentique expédition en Méditerranée.
206 Sagas légendaires islandaises
26. «Lor».
Saga de Ragnarr aux Braies velues 207
Lorsque les navires furent prêts, ainsi que leurs équipages, et que les
vents devinrent favorables, Ragnarr décida d'embarquer. Il s'apprêta et
Randalfn l'accompagna jusqu'aux bateaux. Avant qu'ils ne se séparent, elle
dit qu'elle voulait lui offrir quelque chose en échange de la tunique qu'il
lui avait donnée un jour. Il lui demanda ce que c'était. Elle répondit en
déclamant cette strophe:
former s'il débarquait dans le pays. Ces hommes vinrent trouver le roi Ella
et annoncèrent l'attaque ennemie. Le roi envoya un message dans tout le
royaume et convoqua tous les hommes en état de porter un bouclier, d'al
ler à cheval et ayant le courage de se battre. Et il leva une armée si grande
que c'en était impressionnant.
Comme ils s'apprêtaient à livrer bataille, le roi Ella dit à ses hommes:
« Si nous remportons la victoire et si vous remarquez la présence de
Ragnarr, ne tournez pas vos armes contre lui, car il a des fils qui ne nous
laisseraient jamais en paix s'il périssait.»
Ragnarr se prépara aussi à combattre. Au lieu d'une broigne il portait
la tunique que Randalîn lui avait donnée à son départ, et il tenait à la
main l'épieu avec lequel il avait tué le serpent lové autour du pavillon de
I>6ra, ce que nul autre n'avait osé. Il n'avait pas d'autre protection que
son heaume. Dès qu'ils se rencontrèrent, ils firent parler les armes. Lar
mée de Ragnarr était de loin la plus petite, et nombre de ses hommes ne
tardèrent pas à tomber. Mais là où il était lui-même, l'ennemi cédait
devant lui et il enfonça ses rangs maintes fois ce jour-là. Lorsqu'il frap
pait les boucliers, les broignes ou les heaumes, ses coups étaient si vio
lents que rien ne leur résistait, et on avait beau l'attaquer d'estoc ou de
taille, aucune arme ne l'inquiétait et il ne reçut pas la moindre blessure,
bien qu'il ait abattu quantité d'hommes du roi Ella. Cependant à l'issue
des combats, toute l'armée de Ragnarr avait péri. On l'encercla de bou
cliers et on le fit prisonnier.
On lui demanda qui il était, mais il garda le silence et ne répondit pas.
Le roi Ella déclara alors: « Il nous faut soumettre cet homme-là à
plus rude épreuve, s'il refuse de se nommer. Nous allons le jeter dans
une fosse aux serpents et l'y laisser longtemps. Mais s'il dit quoi que ce
soit qui indique que c'est bien Ragnarr, nous l'en ressortirons au plus
vite. »
On l'emmena alors et il resta très longtemps dans la fosse, mais aucun
serpent ne s'attaqua à lui.
Les hommes s'écrièrent: «C'est un homme d'une trempe exception
nelle. Les armes ne l'ont pas atteint aujourd'hui, et voilà que les serpents
ne lui font aucun mal. »
Alors le roi Ella leur ordonna de lui arracher le vêtement qu'il portait.
Ce fut fait. Et les serpents se pendirent à lui de tous les côtés.
Ragnarr dit: « Les jeunes cochons grogneraient s'ils savaient ce que le
vieux endure.»
Mais bien qu'il s'exprime ainsi, ils n'étaient pas certains que ce soit
Ragnarr plutôt qu'un autre roi. Il déclama cette strophe:
Saga de Ragnarr aux Braies velues 209
Et cette autre:
30. « Le corbeau».
31. Voir hneftajl *.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 211
de sa mort. Ils racontèrent tout ce qui s'était passé depuis son arrivée en
Angleterre jusqu'au moment où il rendit l'âme.
Et à ce point du récit où Ragnarr avait dit: « Les jeunes cochons gro
gneraient», Bjorn serra si fort le manche d'épieu qu'on y vit par la suite la
marque de sa main. Quand les messagers eurent fini leur rapport, il
secoua le manche et celui-ci se brisa en deux. Hvitserkr avait dans la main
une pièce d'échecs qu'il avait gagnée pendant la partie, et il la broya au
point que le sang jaillit sous chacun de ses ongles. Sigurôr Serpent dans
l'Œil tenait un couteau et se coupait les ongles pendant le récit. Il écouta
si intensément à ce moment-là qu'il ne remarqua pas que le couteau s'en
fonçait jusqu'à l'os, mais il ne broncha pas. fvarr s'enquit de tous les
détails. Seul son visage tantôt rougissait, tantôt s'assombrissait, et parfois
il devenait tout pâle et il enflait comme si la férocité qu'il avait dans le
cœur allait éclater.
Hvfrserkr prit la parole et dit qu'il leur fallait se venger sur-le-champ et
tuer les messagers du roi Ella.
fvarr répliqua: « Il n'en est pas question. Ils pourront repartir en paix
où qu'ils veuillent, et s'ils manquent de quoi que ce soit, qu'ils me le
disent! et je le leur donnerai.»
Lorsqu'ils eurent accompli leur mission, les envoyés du roi Ella quittè
rent la halle et regagnèrent leurs navires. Dès qu'ils eurent bon vent ils
mirent à la voile, et leur traversée fut sans encombres. Ils rejoignirent le roi
Ella et lui racontèrent comment chacun des frères avait réagi à la nouvelle.
Sachant cela, le roi déclara: «Apparemment, c'est surtout fvarr qu'il
nous faut craindre, et nul autre, d'après ce qu'on raconte sur lui. Nous
devrons faire en sorte de protéger notre royaume contre eux.»
Puis il mit en place la surveillance de tout le pays, afin qu'aucune
armée ne puisse venir l'attaquer par surprise.
Après le départ des messagers du roi Ella, les fils de Ragnarr tinrent
conseil pour décider de la meilleure façon de venger la mort de leur père.
fvarr dit: «Je n'y prendrai pas part et ne lèverai aucune troupe, parce
qu'il est arrivé à Ragnarr ce que je prévoyais. Il s'y est mal pris dès le départ.
Il n'avait aucune querelle avec le roi Ella. Et on a souvent remarqué que
celui qui s'obstine dans une violence injustifiée trouve une fin peu glo
rieuse. J'accepterai compensation de la part du roi Ella s'il me le propose.»
À ces mots ses frères se mirent en colère, affirmant que jamais ils ne
toléreraient un tel déshonneur, même si lui-même en faisait le choix.
« Beaucoup nous reprocherons de rester les bras croisés si nous ne ven
geons pas notre père, nous qui avons guerroyé en divers pays et tué bien
des innocents. Mais ce ne sera pas le cas. Apprêtons plutôt tous les navires
du Danemark en état de prendre la mer, et réunissons l'ensemble de nos
212 Sagas légendaires islandaises
32. Il s'agit ici de Londres. Dans le Pdttr afRagnars sonum c'est, plus logiquement, York
Qôrvîk) qui est ainsi fondée.
214 Sagas légendaires islandaises
persuadé que la victoire enfin leur appartiendrait. lis levèrent des troupes
au Danemark et en Gaudand ainsi que dans tous les pays qu'ils tenaient
sous leur coupe, et ils se retrouvèrent à la tête d'une formidable armée.
Puis ils firent voile vers l'Angleterre, naviguant nuit et jour, car ils vou
laient qu'on n'apprenne leur arrivée que le plus tard possible.
Dès que la nouvelle parvint au roi Ella, il rassembla également ses troupes,
mais elles furent peu nombreuses, car fvarr lui en avait retiré beaucoup.
fvarr s'en fut alors trouver le roi Ella et lui assura qu'il tiendrait sa pro
messe envers lui. «Toutefois je ne réponds pas de ce que mes frères entre
prennent, mais je peux essayer de les rencontrer et de les convaincre
d'arrêter leur armée et de ne pas causer davantage de dégâts qu'ils n'en
ont déjà fait.»
fvarr partit trouver ses frères, mais il les encouragea à avancer autant
qu'ils pouvaient et à livrer bataille dans les meilleurs délais - « car les
forces du roi sont bien moins nombreuses que les vôtres». Ils répondirent
qu'ils n'avaient pas besoin de ses exhortations, car ils étaient toujours aussi
déterminés qu'avant.
Après quoi fvarr s'en revint auprès du roi Ella et lui dit qu'ils étaient
bien trop violents et furieux pour l'écouter. « Et quand j'ai tenté de pro
poser une trêve entre vous, ils ont protesté en hurlant. Je tiendrai donc ma
promesse de ne pas me battre contre toi, mais je resterai à l'écart avec mes
troupes. Que la bataille ait l'issue qu'elle mérite!»
Le roi Ella et ses hommes découvrirent bientôt l'ampleur de l'armée
ennemie qui progressait horriblement vite.
fvarr ajouta: «Il est temps, Ella, d'organiser tes troupes en ordre de
bataille, car je crois qu'ils ne vont pas manquer d'attaquer avec férocité.»
Quand les deux armées se rencontrèrent, les combats firent rage et les
fils de Ragnarr se ruèrent sur les troupes du roi Ella, ne songeant, dans leur
fureur, qu'à causer le plus de pertes possibles. La bataille fut longue et dure.
Le roi Ella finit par prendre la fuite avec ses hommes et on le captura.
fvarr, qui se trouvait non loin de là, déclara qu'il fallait décider de sa
mise à mort. «Il convient, dit-il, de se souvenir de celle qu'il a choisie pour
notre père. Qu'un excellent sculpteur sur bois lui taille un aigle dans le dos
aussi profondément qu'il pourra, et que cet aigle soit rougi de son sang33 ! »
I.:homme qui fut désigné pour cette tâche exécuta l'ordre d'fvarr, et le
roi Ella fut à l'agonie avant qu'il n'ait terminé. Il mourut ainsi et les frères
estimèrent qu'ils avaient enfin vengé leur père, Ragnarr. fvarr déclara qu'il
leur donnerait le royaume qu'ils avaient eu ensemble, car lui-même sou
haitait régner sur l'Angleterre.
Une grande lignée est issue de Sigurôr Serpent dans l'Œil. Sa fille s'ap
pelait Ragnhildr34 et fut la mère de Haraldr aux Beaux Cheveux, qui le
premier régna seul sur toute la Norvège35 .
34. En réalité, la fille de Sigurôr s'appelait Âslaug, comme sa grand-mère, et eut pour fils
Sigurôr le Cerf. Et celui-ci fut le père de Ragnhildr, mère de Haraldr aux Beaux Cheveux.
35. La fille du roi de Horôaland, Gyôa, ayant refusé d'épouser Haraldr avant qu'il n'ait
unifié la Norvège, il fit le serment, dit-on, de ne pas se couper les cheveux, ni se les peigner,
216 Sagas légendaires islandaises
Il arriva qu'à l'étranger, un roi qui avait deux fils tomba malade et
mourut. Ses fils voulurent l'honorer d'un banquet de funérailles et invitè
rent tous ceux qui, dans les trois ans qui suivirent, viendraient à l'ap
prendre. La nouvelle se répandit par-delà les frontières et pendant ce
temps-là ils préparèrent le banquet. Quand arriva l'été au cours duquel le
avant d'y être parvenu. Il se soumit alors, l'un après l'autre, tous les petits royaumes et la
bataille du Hafrsfjorôr (en 872 selon la tradition des sagas) fut le point d'orgue de sa victoire.
Il prit Gyôa comme concubine et se fic couper les cheveux: il portait jusqu'alors le surnom
de Hirsute (lufa), mais on lui en donna un nouveau: aux Beaux Cheveux (hdrfagri).
36. Fils de Sigurôr la Truie et demi-frère du futur saint Ôlâfr, Haraldr !'Impitoyable
(harôrdôi) devient roi de Norvège en 1047. À la more du roi d'Angleterre, il entrevoit l'op
portunité de ceindre sa couronne et tente, en 1066, ce qu'on qualifie parfois de dernière
grande expédition viking. Après avoir débarqué près de York, il gagne la bataille de Fulford
mais périt le 25 septembre en affrontant le roi Harold à Stamford Bridge. Sa saga, extraite
de la Heimskringla, existe en traduction française: Saga de Haraldr l'Impitoyable, traduc
tion de Régis Boyer, Paris, Payot, 1979.
37. Autrement die le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, qui défait le roi
Harold le 14 octobre 1066 à Hastings.
38. l>ôrôr, petit-fils de Bji:irn, est cité dans le Landndmab6k, le Livre de la colonisation de
l'Islande: il s' établie dans le Skagafji:irôr, un fjord du nord de l'île.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 217
banquet allait se tenir et que la date approcha, une telle foule se rassembla
que personne n'en avait jamais vu d'aussi nombreuse. Beaucoup de vastes
halles furent remplies et quantité de tentes à l'extérieur.
Il était déjà tard le premier soir lorsqu'un homme entra dans une de ces
halles. Il était si grand qu'il n'avait pas son pareil et l'on voyait à ses habits
qu'il avait fréquenté de nobles chefs. En entrant dans la halle, il s'appro
cha des deux frères, les salua et les pria de lui indiquer une place.
Lhomme leur plut et ils le firent asseoir sur le plus haut banc. Il lui fallait
la place de deux hommes. Quand il fut installé, on lui apporta à boire
comme aux autres, mais il n'y avait pas de corne qu'il n'ait vidée d'un trait
et tous s'aperçurent qu'il ne leur portait guère d'estime.
Il se fit qu'un second homme arriva au banquet. Il était encore plus
impressionnant que le premier, et tous deux portaient un chapeau aux
larges bords. Quand il se présenta devant le haut siège des jeunes rois, il
les salua d'un geste élégant et les pria de lui montrer sa place. Ils lui
dirent de s'asseoir plus loin sur le haut banc. Il s'installa, et tous deux
occupaient tellement de place que cinq hommes durent se lever pour
eux. Le premier n'était pas un si grand buveur, mais le second buvait si
vite qu'il avalait d'un seul coup chacune des cornes, et on ne le voyait pas
devenir ivre. Et il parut plutôt dédaigneux envers ses voisins et leur
tourna le dos.
Le premier arrivé l'invita à se joindre à lui pour jouer - « et je com
mence», dit-il39.
Il tendit la main vers l'autre et déclama cette strophe:
Celui qui était assis un peu plus loin se sentit mis au défi par cette
strophe et déclama en réponse:
40. Kenning pour«le loup"· Allusion mythologique: c'est en chevauchant un loup que
la géante Hyrrokkin arrive aux funérailles du dieu Baldr.
41. « Les bateaux».
42. «Notre navire».
43. Il s'agit peut-être de l'étendard en forme de corbeau de Ragnarr. l',Orkneyinga saga
décrit en ces termes celui que possédait le jar! orcadien Sigurôr le Gros: «il était brodé à
l'image d'un corbeau et, quand il flottait au vent, on aurait dit que le corbeau prenait son
vol.» Cet étendard devait apporter la victoire à celui pour qui il était porté, mais la mort à
celui qui le portait.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 219
passaient par là
avec leurs navires
sur le chemin salé
des truites48 ,
je suis devenu le maître
de ce village.
Ici au sud, près de la mer,
les fils de Braies-velues
m'ont installé,
les porteurs d'épées49;
on m'a offert des sacrifices
en tuant des hommes,
ici sur l'île de Samsey,
dans sa partie méridionale.
Ils m'ont ordonné de rester
tant que la côte le supporte,
homme entouré de chardons
et recouvert de mousse;
maintenant je suis visé
par les pleurs des nuages50
et ni chair ni vêtements
ne me protègent.
A près la mort du roi Hringr 1, Ragnarr, son fils, régna sur le Danemark
et la Suède. Bien des rois empiétaient alors sur ces pays pour se les
soumettre. Et comme il était jeune et qu'il paraissait peu enclin à décider
ou à gouverner, il y eut dans l'ouest du Gautland un jarl du nom de Her
rauôr. Il était jar! du roi Ragnarr. C'était le plus sage des hommes et un
grand guerrier. Il avait une fille, I>6ra, qu'on surnommait Cerf de la For
teresse. C'était la plus belle des femmes dont le roi ait entendu parler.
Le jar!, son père, lui avait offert un petit serpent, un matin. Elle le
nourrit d'abord dans son coffre. Mais il finit par devenir si grand qu'il
s'enroula autour du pavillon, se mordant la queue. Il était si agressif que
personne n'osait approcher du pavillon, hormis ceux qui le nourrissaient
ou qui étaient au service de la fille du jar!. Et il mangeait un bœuf par
jour. Les gens en étaient très effrayés, conscients qu'il pourrait causer de
grands dommages tant il était devenu énorme et féroce. Le jarl fit le ser
ment, en portant un toast solennel, qu'il ne donnerait sa fille I>6ra en
mariage qu'à l'homme qui tuerait le serpent ou qui oserait aller bavarder
avec elle en dépit de cette bête.
Lorsque le roi Ragnarr apprit cela, il se rendit dans l'ouest du Gautland.
Une fois parvenu non loin de la demeure du jarl, il enfila des vêtements
velus, des braies et un manteau, avec des manches et une capuche. Ils
étaient imprégnés de sable et de poix. Puis il prit en main un grand épieu,
ceignit son épée et quitta ses hommes, seul, pour aller jusqu'à la demeure du
jarl et au pavillon de I>6ra. Dès que le serpent vit s'approcher un inconnu,
il se dressa et souffla du venin sur lui. Mais Ragnarr leva son bouclier,
s'avança hardiment et lui enfonça son épieu en plein cœur. Puis il brandit
son épée et trancha la tête du serpent. Et c'est ainsi, comme il est dit dans
la saga du roi Ragnarr, qu'il épousa ensuite I>6ra Cerf de la Forteresse.
Après quoi il partit guerroyer et libéra tout son royaume. Il eut deux
fils de l>ora. Lun s'appelait Eirîkr, l'autre Agnarr. Alors qu'ils étaient
encore tout jeunes, l>ora tomba malade et mourut. Ragnarr épousa par la
suite Aslaug, que certains appellent Randalîn, la fille de Sigurôr Meurtrier
de Fafnir et de Brynhildr, fille de Buôli. Ils eurent quatre fils. Îvarr sans
Os était l'aîné, suivi de Bjôrn Flanc de Fer, de Hvîtserkr et de Sigurôr.
Celui-ci avait une marque dans l'œil, comme si un serpent était lové
autour de sa pupille, et c'est pourquoi on le surnommait Sigurôr Serpent
dans l'Œil.
2. Selund est l'île de Sjadland, Reiôgotaland décrit le pays des Reiôgotar (habitants du
sud de la Suède actuelle) et Eygotaland peut-être Gotland. Eyland est l'île d'ôland.
3. Aujourd'hui Gamme! Lejre, non loin de Roskilde.
4. Il s'agit du lac Malar, très ramifié et d'accès facile par bateau.
Dit des fils de Ragnarr 223
nombre. Les troupes des deux frères furent décimées et bien peu survécu
rent. Agnarr périt aussi et Eirîkr fut fait prisonnier.
Le roi Eysteinn offrit à Eirîkr une réconciliation et autant de biens
d'Uppsalir qu'il en voudrait personnellement pour compenser la mort de
son frère, ainsi que sa fille qu'il avait auparavant demandée en mariage.
Eirîkr refusa les compensations et la fille du roi, et il déclara qu'il ne vou
lait plus vivre après cette défaite qu'il avait subie, mais qu'il voulait choisir
lui-même le jour de sa mort. Comme le roi Eysteinn ne put lui arracher
de compromis, il le lui accorda.
Eirîkr demanda qu'on porte sous lui des pointes d'épieux et qu'on
l'élève ainsi au-dessus de tous les morts au combat. Alors il déclama:
Ensuite il fut soulevé sur les pointes d'épieux et mourut au-dessus des
morts au combat.
Et quand on apprit ces nouvelles à Aslaug, en Selund, elle alla aussitôt
trouver ses fils et leur en fit part. Bjorn et Hvîtserkr jouaient aux échecs,
et Siguror se tenait devant. Alors Aslaug déclama:
5. Le courage et le cœur
suffiront dans la poitrine
d'un homme hardi
même s'il ne dit rien;
nous n'avons dans les yeux
ni serpent ni vipère,
mais j'aimais mes frères,
je n'ai pas oublié tes beaux-fils.
Et Hvitserkr répondit:
Après quoi les fils de Ragnarr levèrent une formidable armée. Lors
qu'ils furent prêts, leur flotte fit voile vers la Suède, tandis que la reine
Aslaug s'en fut par voie de terre avec quinze cents cavaliers, tous très bien
équipés. Elle-même portait une armure et commandait cette armée, et
elle se fit appeler Randalin. Tous se retrouvèrent en Suède et mirent le
pays à feu et à sang.
Apprenant cela, le roi Eysteinn rassembla une armée contre eux. Il fit
appel à tous ceux qui étaient en état de porter les armes dans son
royaume. Et quand ils se rencontrèrent il y eut une grande bataille. Les fils
de Braies-velues remportèrent la victoire et le roi Eysteinn périt. La nou
velle se répandit et l'on vanta cet exploit.
Le roi Ragnarr, qui était parti en expédition, l'apprit aussi et en voulut
à ses fils de ne pas l'avoir attendu pour la vengeance. Et de retour dans son
royaume, il dit à Aslaug qu'il accomplirait un exploit qui ne deviendrait
pas moins célèbre que celui de ses fils. «J'ai reconquis la plus grande par
tie du royaume que possédaient mes ancêtres, mais il me manque l'Angle
terre. C'est pourquoi j'ai fait construire deux navires de charge à Lfôar
dans le Vestfold» - car son royaume s'étendait jusqu'au Dofrafjall et au
Lfôandisnes5.
Aslaug répondit: «Tu aurais pu faire construire beaucoup de longs
bateaux pour le prix de ces navires de charge. Et tu sais qu'il n'est pas
facile d'aborder l'Angleterre avec de gros navires, à cause du courant et des
hauts-fonds. Ta décision n'est pas sage.»
Mais le roi Ragnarr fit tout de même voile à l'ouest vers l'Angleterre,
avec ses deux navires et cinq cents hommes. Les bateaux se brisèrent sur
les côtes anglaises, mais lui-même et ses hommes gagnèrent sains et saufs
la terre ferme. Il se mit alors à piller partout où il passait.
6. Aujourd'hui York. Les vikings ont développé Jôrvik - le mot norrois signifie littéra
lement « Baie de l'étalon» et reprend sans doute l'ancien nom donné par les Angles, Eofor
wic - mais c'était déjà un port assez fréquenté au vmc siècle, issu de l'ancienne forteresse
romaine d'Eboracum.
Dit des fils de Ragnarr 227
Ensuite il fit prévenir ses frères qu'il avait bon espoir qu'ils puissent
venger leur père s'ils s'en venaient en Angleterre à la tête d'une armée.
Dès qu'ils apprirent cela, ils levèrent des troupes et mirent le cap vers
l'Angleterre. Aussitôt averti, fvarr partit trouver le roi Ella et lui dit qu'il
ne pouvait pas lui cacher de telles nouvelles. Il ajouta qu'il ne se battrait
pas contre ses frères, m:ais qu'il se porterait à leur rencontre pour tenter
de négocier un accord. Le roi accepta. fvarr rejoignit ses frères et les
exhorta à venger leur père, puis il s'en retourna auprès du roi Ella et lui
dit qu'ils étaient si furieux et enragés que leur seule envie était de se
battre. Le roi crut à la fidélité d'fvarr dans l'affaire, et il marcha contre
les frères avec son armée.
Lorsqu'ils se rencontrèrent, beaucoup de chefs se détournèrent du roi
et se rangèrent aux côtés d'fvarr. Le roi eut alors le désavantage du
nombre, si bien qu'une grande partie de ses troupes périrent et que lui
même fut fait prisonnier. fvarr et ses frères se souvinrent de la manière
dont leur père avait été torturé. Ils firent tailler un aigle dans le dos
d'Ella puis séparer toutes les côtes de l'échine avec une épée, de façon à
lui arracher par là les poumons. Ainsi dit le scalde Sighvatr dans la drdpa
du roi Knûtr7 :
Après cette bataille, fvarr devint roi de cette partie de l'Angleterre que
ses parents avaient possédée jadis. Il avait deux frères, fils de concubines,
l'un s'appelait Yngvarr, l'autre Hûsto. Ils torturèrent le roi Jatmundr le
Saint8 à la demande d'fvarr, qui se soumit ensuite son royaume.
Les fils de Braies-velues guerroyèrent en de nombreux pays: en Angle
terre et en France9 , et jusqu'en Lombardie. On raconte que ce fut leur
plus lointaine destination et qu'ils y prirent la place forte de Lûna 10 • Ils
envisagèrent un moment d'aller jusqu'à Rome et de la conquérir, et leurs
expéditions guerrières furent les plus célèbres dans tous les pays du Nord
de langue norroise. Lorsqu'ils revinrent au Danemark dans leur royaume,
7. Sighvatr I>6rôarson était un scalde islandais du Xle siècle. On lui doit entre autres
cette Knûtsdrdpa, poème en l'honneur du roi danois Knûtr le Grand.
8. Le martyre de saint Edmund, roi d'Estanglie, eut lieu en 869.
9. Le jdttr'* cite à la fois Valland et Frakkland, deux noms qui désignent la France.
1 O. Aujourd'hui Luni.
228 Sagas légendaires islandaises
ils se partagèrent les terres. Bjorn Flanc de Fer prit le royaume d'Uppsalir
ainsi que toute la Suède et ce qui en dépendait, Sigurôr Serpent dans
l'Œil eut l'île de Selund, la Scanie, le Halland, tout le Vik et les Agôir jus
qu'au Liôandisnes et une grande partie des Upplond, quant à Hvitserkr, il
eut le Reiôgotaland et le Vindland11.
Sigurôr Serpent dans l'Œil épousa Blxja, la fille du roi Ella. Leur fils
fut Knûtr, surnommé Horôa-Knûtr, qui prit le pouvoir après son père en
Selund, Scanie et Halland, mais le Vik lui échappa. Il eut un fils qui s'ap
pelait Gormr. Celui-ci portait le nom de son père adoptif, le fils de Knûtr
le Trouvé. Il gardait tout le pays des fils de Ragnarr lorsqu'ils partaient
guerroyer. Gormr, fils de Knûtr, fut le plus grand et le plus fort des
hommes, et le plus accompli en toutes choses, mais il n'était pas aussi sage
que ses parents avant lui.
11. La Scanie (Skâni) et le Halland (Halland) sont des provinces du sud de la Suède
actuelle. Le Vîk correspond au fjord d'Oslo, les Agôir (aujourd'hui Agder) sont une pro
vince du sud-ouest, les Upplond (aujourd'hui Oppland) du centre de la Norvège. Le
V indland désigne les territoires des Vendes, une population slave établie au sud du Dane
mark actuel.
12. Ce surnom (Danmarkarbôt, « parure du Danemark») lui est attribué sur la pierre
runique de Jelling (en Jutland) érigée par le roi Gormr l'Ancien (gamli) à la mémoire de
son épouse, morte avant lui. Gormr a régné d'environ 940 à 958 et fondé la dynastie
royale danoise.
13. Aujourd'hui Slesvig.
Dit des fils de Ragnarr 229
6. «L:aigle».
7. C'est la Dvina, qui se jette dans le golfe de Riga.
8. C'est le mot sveit (sueur) qui est utilisé en norrois, mais en tant que heiti* pour dési
gner le sang.
9. Soit: « la bataille a fait rage». Allusion à la légendaire bataille éternelle des Hjaôning
ar, entre les armées des rois Héôinn et Hogni, où Hildr, fiancée de l'un et fille de l'autre,
chaque soir guérit les blessés et ressuscite les morts pour qu'ils puissent combattre à nou
veau le lendemain, et ce jusqu'aux Ragnarok, la fin du monde. Hildr est une valkyrie*. Ce
mythe est rapporté dans L:Edda de Snorri, dans la Ragnarsdrdpa de Bragi Boddason et chez
Saxo Grammaticus.
10. Les habitants du Halsingland, en Suède.
11. La halle d'Ôôinn est la Valholl*.
12. On ignore de quel fleuve il s'agit. Les sites des batailles passées en revue sont un
mélange d'endroits connus et d'endroits inconnus, voire légendaires ou imaginaires.
13. «Les épieux».
Chant de Krdka 235
tique. Il est de retour en Suède avec entre autres une bataille au Halsingland et une dans la
région d'Uppsala. On peut imaginer que celles au cours desquelles périssent le roi Rafn et
le jar! Herroôr (ou Herrauôr, le père de l>ora?) ont également lieu le long des côtes sué
doises - où il conviendrait donc aussi de chercher cette mystérieuse île d'Inndyrisey.
39. On ignore qui est ce roi Freyr, dont le nom évoque plutôt ce chef éminent que l'on
a fini par considérer comme un dieu dans la version historicisante de la mythologie don
née par Snorri Sturluson dans l' Ynglinga saga (première saga de sa Heimskringla).
40. «Cépée».
41. « La broigne». Hogni est le frère de Gunnarr et de Guôrun. Tué par Atli, « il rit pen
dant qu'on lui tranche le cœur», dit la Volsunga saga.
42. « Les navires».
43. Englanes est un cap (nes), au nom peut-être inventé à partir de celui des Angles, et
sans doute situé sur les côtes britanniques.
44. « Nous avons combattu». Clin d'œil sarcastique au christianisme.
45. On ignore de qui il s'agit.
46. «De sang».
238 Sagas légendaires islandaises
47. Ce pourrait être le Firth ofTay, où est situé Perth (Bertha), en Écosse.
48. «Les broignes». Il n'existe pas moins de cent soixante-dix heiti pour le seul dieu
Ôôinn: Svi:ilnir en est un, peut-être à rapprocher de Svi:il, le nom donné au bouclier qui
protège la terre des rayons du soleil. Il y en a trois autres dans le poème: Fji:ilnir (qui signi
fierait «très sage», «omniscient»), Viôrir (en rapport avec le temps) et Herjann (le dieu
guerrier qui commande les einherjar).
49. Les«flammes de fourreau» sont les«épées», leur«dispute», la«bataille».
50. «I..:épée».
51. «Les boucliers». Hli:ikk est une valkyrie.
52. «La bataille».
53. Ce pourrait être le nom (non attesté) donné à une anse de l'île de Hoy, aux
Orcades, associée à la bataille éternelle des Hjaôningar (revoir la note 9 au présent texte).
54. Les«harengs de charogne» sont«les lances», leur tumulte«la bataille».
55. «Une pluie de flèches».
56. Il s'agit de la Northumbrie, au nord-est de l'Angleterre.
Chant de Krdka 239
98. «Ôôinn». Baldr, emblème de la perfection, est le dieu lâchement assassiné sur l'ins-
tigation de Loki.
99. «Les cornes des animaux», servant de «cornes à boire».
100. «La Valholl». Fjolnir est un heiri d'Ôôinn.
101. «La Valholl». Viôrir est aussi un heiti d'Ôôinn.
102. « Ma poitrine».
103. «La lance».
244 Sagas légendaires islandaises
104. Le «ping des lances» est «la bataille», son messager «l'instigateur», et c'est ainsi,
en l'occurrence, que Ragnarr se décrit lui-même. Allusion au fait qu'on levait l'armée au
moyen de la «flèche de guerre».
l 05. Les Ases sont l'une des deux grandes familles de dieux, l'autre étant les Vanes. À
l'exception de Freyr, Freyja et Njorôr, tous les grands dieux (comme Ôôinn et I>6rr) sont
des Ases. Ils habitent à Asgarôr.
106. Ces dises*-là se confondent avec les valkyries.
107. «La Valhol! "· Herjan est un heiti d'Ôôinn.
SAGA DES VIKINGS DE JÔMSBORG
Jomsvfkinga saga
Voici, certainement, l'une des sagas les plus célèbres qui soient et ce dès les origines si
l'on en juge par l'abondante tradition manuscrite qui la concerne. Elle tient à lafois de
la saga historique (konungssaga) et de la saga légendaire. Les vikings de ]ômsborg ont
très probablement une existence historique, c'était une de ces Mannenverbund (confé
dération d'hommes) dont la tradition allemande est bien établie et qui a pu sévir, chez
les vikings, notamment à l'embouchure de !'Oder, dans la localité ou le lieu-dit jumne,
ou ]omne, ou jôm au cours du X' siècle: ils avaient laissé un solide souvenir puisque,
un peu avant 1230, la présente saga a vu le jour. Bien entendu, ce texte passionnant ne
doit pas être pris au pied de la lettre, d'autant qu'il est mêlé par ses auteurs aux desti
nées des dynasties de jarls norvégiens et de rois danois que nous connaissons d'autre
part, bien que certains éléments (abondance de traits légendaires ou d'outrances
pseudo-héroïques) nous empêchent de la prendre pour une saga royale stricto sensu. Y
sont prodiguées de fulgurantes images: par exemple, celle de la grande déesse Porgerôr
dardant de chacun de ses doigts une flèche mortelle, celle de ce sinistre métier à tisser
dont les poids de tension sont des têtes d'hommes, le sanglant rougeoiement de la grande
bataille de Hjorungavdgr (qui se passa réellement en 980) et surtout, par excellence,
celle où les intrépides vikings affiontent sans ciller - littéralement: sans ciller - une
mort déclarée (même si cette scène de bravoure peut avoir eu des antécédents bibliques).
On peut prêter attention aussi à ces «lois» qui auraient été censées régner parmi les
pirates en question, bien qu'elles ne soient pas attestées ailleurs.
Texte fascinant qui justifie le grand nombre de manuscrits globaux ou partiels que
-nous en avons conservés, certains consistant en deux ou trois chapitres qui figurent
dans d'authentiques sagas royales comme celle du roi norvégien Old.fr Tryggvason. En
fait, deux de ces manuscrits font autorité, celui qui existe à Stockholm (Stkh. 7) et
celui dit ÂM 291 sur lequel sefonde la traduction que l'on va lire - en ajoutant, assez
rarement, en note, quelques variantes provenant du précédent.
Mais au total, et le lecteur sera sans doute surpris de découvrir des strophes scaldiques
dans ce texte viril, nous sommes bien dans la légende possiblement élaborée à partir de
réalités effectives. Ce quifait que l'impression retirée va plus, non seulement à ces images
que j'évoquais rapidement tout à l'heure, mais à un souffie comme poétique, épique si
l'on veut, qui l'anime. C'est sans doute la raison pour laquelle, au X!Ile siècle, un évêque
des Orcades, Bjarni Kolbeinsson (mort en 1222). composa une Jômsvîkingadrapa où
il exalte les temps forts de cette prodigieuse hiswire. Ce qui vérifie le propos du grand
savant islandais Jôn Helgason disant que cette saga est«un poème héroïque en prose».
Cette saga a déjà été publiée selon ses deux versions principales en juxta-linéaire, en une
superbe édition illustrée, aux éditions Heimdal, Bayeux, 1982. On ne retient ici qu'une seule
version, ÂM 291.
1.
1. En raison du fait que ]omsvikinga saga ne saurait être tenue pour une source histo
rique recevable, il sera utile de récapituler ici, en nous inspirant notamment des recherches
d'Ôlafur Halldôrsson, l'éditeur du texte, ce que nous pouvons savoir de l'histoire de
Danemark à partir du tournant du IXe siècle. Les sources franques nomment divers roite
lets danois pendant le vme siècle, mais le premier à avoir été, selon toute vraisemblance, un
souverain marquant est Godefridus, Goôfroôr, sans doute, en danois, ou Guôroôr, qui
parvint à arrêter les entreprises belliqueuses de Charlemagne en 804 et conclut un accord
avec lui. Guôroôr eut maille à partir avec la tribu slave des Abodrites qu'il vainquit en 808
après avoir rasé leur comptoir de Reric (selon les Annales franques), à moins que Reric soit
le nom d'un chef frison (Hroerekr) que Guôroôr aurait soumis. Guôroôr mourut en 810,
assassiné par un homme de sa hirô*. Il fut remplacé par son neveu Hemingr qui fit la paix
avec Charlemagne et ne régna qu'un an. Lui succédèrent conjointement un autre neveu de
Guôroôr, Sigroôr (Sigifridus pour les sources latines) et Ali (que les sources latines appel
lent Anulo) qui pourrait être Hringr (hringr en norois signifiant «anneau», Anulo pou
vant être en relations avec latin annulus). Sigroôr et Ali s'entretuèrent et ce furent les deux
frères d'Ali, Haraldr et Ragnfroôr (Reginfridus) qui reprirent le pouvoir. La bataille entre
Sigroôr et Ali dut être terrible: des sources tant noroises que franques disent que 10 940
hommes y périrent, en 812, mais Ragnfroôr et Haraldr restèrent en paix avec Charle
magne (qui mourut en 814). En 813, les deux rois font une expédition militaire en Nor
vège, ce qui laisserait supposer que les Danois estimaient avoir droit de regard sur les
affaires norvégiennes à l'époque. Sur ce, les fils de Guôroôr (qui semble avoir une très
nombreuse postérité) livrèrent bataille aux deux rois danois: Ragnfroôr y périt, Haraldr
dut s'enfuir et demander protection à Louis, successeur de Charlemagne, qui tenta bien de
le remettre sur le trône de Danemark, mais sans succès. Après bien des démêlés, Haraldr,
ayant livré force batailles sans résultats notoires à divers fils de Guôroôr, finit par faire
alliance avec Louis et rentrer au Danemark pour le christianiser: en 826, il amena avec lui,
à cette fin, le moine Anschaire (Ansgar) qui devait christianiser Danemark et Suède et
devenir évêque de Brême. Haraldr fut tout de même expulsé définitivement de Danemark
en 827. C'est ce Haraldr dontfomsvikinga saga fait, à l'évidence, le jar! Klakk-Haraldr de
Holstein, malgré un décalage dans le temps d'un bon siècle.
En fait, de 827 à 853, selon les Annales franques, ce fut un fils de Guôroôr, Hârekr, qui
régna sur le Danemark. La «grande» Saga d'Oldfr Tryggvason prétend que ce Hârekr se
serait battu contre son neveu Guttormr (dont le Gorn1r mentionné ici pourrait être une
250 Sagas légendaires islandaises
contraction) et qu'ils auraient péri tous les deux dans cette bataille, «ainsi que toute la
lignée royale qui était avec eux, hormis un jeune garçon qui s'appelait Hârekr et qui fut roi
ensuite». Cette bataille aurait eu lieu, selon les sources, soit en 862, soit plutôt en 854.
Mais le second Hârekr fut sûrement roi de Danemark après son homonyme, il est men
tionné pour la dernière fois en 864.
Lui auraient succédé deux rois païens, Sigfroôr et Hâlfdan, deux frères que les annales
franques mentionnent en 873. À l'époque, le Danemark était une nation des plus belli
queuses: ses armées auraient dévasté, en 877, un pays appelé Kerlingaland mais Louis III
leur aurait infligé une défaite où auraient péri 14000 Danois. Peu après 880, Danois et
Norvégiens auraient cherché à se venger. La grande Saga d'Ôldfr Tryggvason note: «Ils
remontèrent le Rhin avec une grande armée, y brûlant toutes les villes et les églises, et
firent une écurie de la cathédrale de la ville qui s'appelle Aquisgranum (Aachen, Aix-la
Chapelle); ils brûlèrent Cologne ainsi que toutes les villes en remontant le Rhin jusqu'à
Mayence. Il y avait dans l'armée des Danois les rois Sigfroôr, Guôfroôr et les fils de
Ragnarr loôbrok. » Puis ils seraient descendus en France, jusqu'à Paris, qu'ils auraient
incendiée. «Alors vint à leur rencontre avec une grande armée Arnaldus qui était alors
empereur et qui leur tua 1 080 hommes. Après cela, l'armée des Danois fut arrêtée. Depuis
la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, environ neuf cents ans s'étaient écoulés.» Il
s'agit de la bataille sur la Dyle, près de Louvain (891). Le même texte poursuit en disant
qu'en 920 l'évêque de Brême, Huna, serait allé au Danemark «trouver le roi Froôi, qui
régnait alors sur le Jutland, pour le baptiser, lui et tout le peuple». Les annales saxonnes de
Widukind (écrites vers 967) disent qu'en 934, l'empereur Henri aurait contraint le roi
danois Gnupa (nommé Chnuba, reconnaissons-y Knutr) à embrasser le christianisme.
2. C'est-à-dire la Saxe.
3. Voici un thème populaire par excellence: le héros ou roi né d'un inceste. Hrolfr kraki
et beaucoup d'autres figures plus ou moins légendaires du Nord ont une origine semblable.
Saga des vikings de Jrimsborg 251
2.
6. Nous tenons ici, outre la manie généalogique des Islandais, leur volonté de raccorder
ce texte à des thèmes légendaires. Sigurôr Serpent dans l'Œil est l'un des fils présumés du
célèbre Ragnarr loôbr6k. Il est parfaitement hors contexte ici.
7. Horôa-Knutr ne devait pas figurer dans la version initiale de notre saga. Il provient
d'un ajout qui tient à ce que les textes islandais le mentionnent plusieurs fois comme le
premier roi danois qu'ils connaîtraient, sans faire état de ceux qui le précédèrent et qui ont
été énumérés ici! Adam de Brême l'appelle Hardegon, fils de Sveinn.
8. C'est-à-dire le Holstein actuel.
Saga des vikings de jdmsborg 253
sera placée à un endroit où l'on n'a pas bâti encore. C'est là que tu dor
miras pour la première nuit d'hiver ainsi que les trois nuits de file, et rap
pelle-toi précisément si tu fais quelque rêve: envoie ensuite des hommes
me trouver pour me dire tes rêves, s'il y a lieu, et je leur dirai alors si tu
dois faire ce mariage ou non. Si tu ne rêves pas, ce n'est pas la peine
d'envisager ce mariage. »
Après cette conversation, le roi Gormr resta un court moment à ce
banquet et se prépara à rentrer chez lui, très ardent de faire l'épreuve de la
science de l>yri et de ses prescriptions. Il s'en va donc chez lui avec grand
honneur et de superbes cadeaux. Arrivé chez lui, il fait en toutes choses
comme elle le lui a conseillé: fait faire la maison puis y pénètre comme il
a été prescrit. Il fait poster dehors près de la maison trois cent soixante
hommes tout armés, leur ordonnant de veiller et de monter la garde,
l'idée lui étant venue qu'il pourrait y avoir trahison.
Et donc il se couche dans le lit aménagé dans la maison et s'endort,
après quoi il rêve. Et c'est là qu'il dort, trois nuits.
Après cela, le roi envoie ses gens trouver le jar! Haraldr et sa fille l>yri
pour lui faire dire ses rêves. Quand ils eurent trouvé le jar! et sa fille, on
leur fit bel accueil; puis ils rapportent les rêves du roi à la fille du jar!.
Ayant entendu ces rêves, elle dit: « Eh bien, vous allez rester ici aussi
longtemps qu'il vous plaira. Mais vous pouvez dire à votre roi que je
l'épouserai».
Arrivés chez eux, ils dirent au roi cette nouvelle, le roi en fut soulagé et
Joyeux.
Peu après cela, le roi se prépara à partir de chez lui avec une grande
escorte pour réclamer l'accomplissement de ces transactions et célébrer ses
noces. Il fait bon voyage et arrive en Hollsetuland. Le jar! Haraldr avait
été mis au courant de son voyage: l>yri fait faire un magnifique festin et
déployer grande liesse à son égard, ce mariage entre eux s'effectue donc
avec grand amour. Comme divertissement lors du banquet, le roi Gormr
raconte ses rêves, et elle les interprète.
Le roi dit qu'il a rêvé la première nuit d'hiver, tout comme les trois
nuits où il a dormi dans la maison. Il avait rêvé qu'il se trouvait dehors, lui
semblait-il, regardant par tout son royaume; il voyait que la mer refluait
de la côte si loin qu'il la perdait de vue et ce reflux était si fort que tous les
chenaux entre les îles et tous les fjords étaient à sec. Après ces événements,
il vit trois bœufs blancs sortir de la mer et monter à terre en courant, près
de l'endroit où lui se trouvait, paissant toute l'herbe jusqu'au ras du sol là
où ils passaient. Après quoi, ils s'en allèrent.
Voici le second rêve, fort semblable au précédent: il lui semblait
encore que trois bœufs sortirent de la mer; ils étaient de couleur rousse et
254 Sagas légendaires islandaises
très encornés. Eux aussi paissaient toute l'herbe, exactement comme les
précédents. Étant restés là un moment, ils étaient retournés dans la mer.
Il avait fait un troisième rêve encore, et celui-là aussi était semblable
aux précédents. De nouveau, le roi, à ce qu'il lui semblait, voyait trois
bœufs sortir de la mer; tous, ils étaient de couleur noire et de beaucoup
les plus encornés; ils restaient quelque temps aussi, s'en allaient par le
même chemin et retournaient dans la mer. Sur ce, il lui sembla entendre
un fracas si fort qu'il crut qu'on l'entendait par tout le Danemark, et il vit
que cela provenait du flux de la mer quand elle revenait vers la terre. « Et
maintenant, je voudrais, reine, dit-il, que tu interprètes ces rêves pour le
divertissement des gens, manifestant ainsi ta sagesse.»
Elle ne se déroba point et interpréta les rêves. Elle entreprit d'abord
d'élucider le premier et dit:
« Quand des bœufs sortirent de la mer pour monter à terre, des bœufs
de couleur blanche, c'est qu'il y aura trois rudes hivers et il tombera tant de
neige qu'il n'y aura pas de saison fertile par tout le Danemark. Quand il t'a
semblé que sortaient de la mer trois autres bœufs qui étaient roux, c'est qu'il
viendra trois autres hivers peu enneigés quoiqu'ils ne soient pas brefs étant
donné qu'il t'a paru que ces bœufs paissaient toute l'herbe du sol. Quant
aux trois autres bœufs de couleur noire qui sortirent de la mer, c'est que
viendront encore une fois trois autres hivers. Ils seront si mauvais que tout
le monde dira ne pas se souvenir d'en avoir vu de semblables, et viendront sur
le pays famine et détresse si grande qu'on n'en trouverait guère d'exemple.
Pour le fait que les bœufs t'ont semblé fort encornés, c'est que beaucoup de
gens seront dépossédés de leurs biens. Quant au fait qu'ils soient tous
retournés dans la mer dont ils étaient venus, ces bœufs, et que tu aies
entendu un grand fracas lorsque la mer s'est ruée sur le rivage, c'est qu'il y
aura une guerre entre gens extrêmement puissants, ils se rencontreront ici
au Danemark, y livrant combats et grandes batailles. Je m'attends aussi à ce
que ces hommes que concernera cette guerre soient de proches parents à
toi. Si tu avais fait la première nuit le dernier de tes rêves, cette guerre se
serait produite de ton vivant. Mais ce ne sera pas le cas et je ne t'aurais pas
épousé si tu avais rêvé comme je viens de le dire. Mais je dois pouvoir faire
quelque chose au sujet de tous ces rêves de famine que tu as faits. »
Après ce banquet, le roi Gormr et la reine I>yri entreprirent leur voyage
pour aller chez eux au Danemark, ils firent charger force bateaux de grain
et d'autres bonnes choses et les firent transporter en abondance au Dane
mark, et de même chaque année à dater de là, jusqu'à ce qu'arrive la
disette qu'elle avait prédite.
Quand cette famine arriva, ils ne manquèrent absolument de rien,
grâce à leurs préparatifs, ainsi que les gens qui se trouvaient dans leur voi-
Saga des vikings de ]omsborg 255
sinage au Danemark, car ils partagèrent ces bonnes choses avec tous leurs
compatriotes. Et l'on estima que l>yri était la plus sage9 des femmes qui
fût venue au Danemark: on l'appela Gloire du Danemark.
Le roi Gormr et l>yri eurent deux fils, l'aîné s'appelait Knutr et le plus
jeune, Haraldr. C'étaient tous les deux des hommes accomplis et l'on esti
mait que Knutr était le plus sage d'entre eux dans leur jeunesse. Il dépas
sait la plupart des gens en beauté, en adresse et dans tous les exercices que
l'on pratiquait en ce temps-là. Il avait des cheveux blonds et était plus
accompli que quiconque. Il grandit chez le jarl Klakk-Haraldr, son grand
père, lequel éleva Knutr et l'aima beaucoup. Il était populaire déjà dans sa
jeunesse. Quant à Haraldr, il fut élevé à la maison, dans la hirô de son
père. C'était le plus jeune, de beaucoup, des deux frères, il fut de bonne
heure colérique, féroce et difficile à traiter, aussi fut-il impopulaire dans sa
Jeunesse.
On dit maintenant qu'une fois, le roi Gormr envoya des gens trouver
le jarl Haraldr, son beau-père, afin de l'inviter à un festin de jôl* chez lui.
Le jarl accueillit favorablement la chose et promit d'aller à ce banquet en
hiver. Après quoi, les gens du roi reviennent et disent au roi que l'on espé
rait le jarl pour ce banquet.
Quand vint le moment où le jarl devait se préparer à partir de chez lui,
il choisit la compagnie qu'il lui plut pour se rendre à ce banquet. Mais on
ne dit pas le nombre des hommes qu'il emmena.
9. Poursuivons ici les notes 1 et 5 supra. Si la Knytlinga saga fait de Knûtr l'ancêtre des
rois de Danemark, et si sa naissance telle qu'elle a été racontée ici relève du conte de fées,
la grande Saga d'Ôldfr Tryggvason note que le roi Gormr l'Ancien est allé « avec son armée
dans l'état du Danemark qui s'appelle Reiôgotaland mais que l'on appelle maintenant Jut
land, se porter contre le roi qui régnait là. Celui-ci se nommait Gnûpa. Ils se livrèrent
quelques batailles. Et pour finir, Gormr abattit ce roi. » Adam de Brême fait de Gormr un
païen endurci qui refusa de laisser christianiser ses états. Bien d'autres exploits sont attri
bués par les sources à Gormr l'Ancien, dont ne parle pas ]ômsvikinga saga. Visiblement, ce
n'est qu'aux aspects légendaires de l'histoire de ce roi que la saga s'intéresse. Le roi Gormr
est nommé par une pierre runique célèbre, celle de Jelling: « Le roi Gormr fit ce tumulus à
la mémoire de sa femme I>yri, Danmarkarbot » . Saxo Grammaticus fait de I>yri une chré
tienne anglaise et non la fille du jar! Klakk-Haraldr, et il doit avoir raison: on a retrouvé
dans son tertre un petit calice d'argent. Des fouilles effectuées à Jelling au siècle dernier
avaient conclu que les corps de Gormr et de I>yri n'étaient plus dans le tumulus, mais des
fouilles faites en 1978 dans la petite église de Jelling ont dégagé une grande tombe prove
nant de l'église qui avait précédé l'actuelle: cette tombe contenait deux corps que l'on a
identifiés pour ceux de Gormr et de I>yri. Quant au surnom que donnent à I>yri et la
pierre runique et la saga, il a fait couler beaucoup d'encre. On peut y voir «Sauveur du
Danemark » comme j'ai traduit dans Stkh. 7, mais plus sûrement «Gloire du Danemark»
comme je l'ai fait dans AM 291. Une chose est sûre: notre saga invente, Gormr mourut
après la reine I>yri.
256 Sagas légendaires islandaises
Ils allèrent donc jusqu'à ce qu'ils .irrivent au Limafjord. Alors, ils virent
là un arbre qui leur parut bien étrange: il portait des fruits assez petits,
mais qui étaient verts et en fleur, et sous l'arbre, il y avait d'autres fruits
qui étaient à la fois anciens et gros. Ils s'émerveillent fort de cela, et le jarl
dit que cela lui semble grande merveille qu'il y ait des pommes vertes à
cette époque de l'année, car on voyait dans l'arbre l'endroit où elles
avaient poussé en été, - « et nous allons rebrousser chemin, dit le jarl, sans
aller plus loin.»
Et l'on raconte qu'il rebroussa chemin avec toute son escorte, qu'ils
allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent chez eux et que le jarl resta chez lui cette
année-là avec sa hirô, tranquille.
Or le roi trouva étrange que le jarl ne fût pas venu; il supposa pourtant
que quelques affaires pressantes avaient dû l'en empêcher.
Tout est tranquille un moment, ainsi que cet été-là. Quand arrive le
second hiver, le roi envoie de nouveau ses gens en Hollsetuland pour invi
ter le jarl, son beau-père, au festin de Jol, tout comme la fois précédente,
et ce n'est pas la peine d'allonger la saga là-dessus, le jarl promet encore de
faire le voyage et les messagers reviennent rendre compte au roi.
On en vint donc au moment où le jarl partit de chez lui avec son
escorte: de nouveau, ils allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent au Limafjord; ils
étaient parvenus sur le bateau et avaient l'intention de traverser le fjord.
On raconte qu'il y avait dans leur expédition des chiennes, qui étaient
pleines. Or, quand ils furent arrivés sur le bateau, il sembla au jarl que les
chiots aboyaient à l'intérieur des chiennes, alors que celles-ci se taisaient.
Cela parut au jarl et à tout le monde la plus grande merveille et il déclara
qu'il ne poursuivrait pas le voyage; donc, ils rebroussèrent chemin et s'en
allèrent chez eux où ils restèrent pour ce Jol-là.
Le temps passa jusqu'à ce qu'arrive le troisième hiver. De nouveau, le
roi envoie des gens inviter le jarl au festin de Jol: il promet encore de faire
le voyage, les messagers reviennent rendre compte au roi.
De nouveau, le jarl se prépare à partir de chez lui; le moment venu, il
s'en va avec son escorte et ils cheminent jusqu'à ce qu'ils arrivent au
Limafjord: ils eurent bon voyage et traversèrent le fjord; le jour était bien
avancé et ils avaient l'intention de passer la nuit là, près du fjord.
Alors, ils eurent une vision qui ne leur parut pas insignifiante: ils
virent une lame monter vers l'intérieur du fjord et une autre, vers l'exté
rieur, chacune s'avançant à la rencontre de l'autre. C'étaient de grosses
lames, la mer en fut tout agitée. Elles se rencontrèrent avec grand fracas, le
résultat étant, à ce qu'il leur sembla, que la mer en devint tout ensanglan
tée. Alors, le jarl dit: « Voilà de grandes merveilles, dit-il, et il faut que
nous rebroussions chemin, je ne veux pas aller au banquet.»
Saga des vikings de }omsborg 257
C'est ce qu'ils firent: ils rentrèrent chez eux, le jarl restant chez lui ce
J6l-là.
Mais d'autre part, le roi était fort fâché que le jarl n'eût pas une seule
fois accepté son invitation; il ne savait pas pour quelle raison il n'était pas
venu. Et alors, cet hiver-là, le roi Gormr eut l'intention d'aller faire la
guerre au jarl Haraldr, son beau-père - celui-ci, estimait-il, avait bafoué
ses honorables intentions en ne venant pas une seule fois alors que cela
avait été convenu, et il tenait que le jarl, ce faisant, l'avait gravement
outragé.
Mais la reine Pyri eut vent des intentions du roi Gormr et elle l'en dis
suada - « il ne te sied pas, dit-elle, de lui faire la guerre à cause de nous et
des liens de parenté qui vous unissent, et il y a de bien meilleurs moyens
de se tirer de cette affaire. »
Alors, sur les persuasions de la reine, le roi s'apaisa un peu et décom
manda l'expédition. On prit ensuite le parti que le roi Gormr enverrait ses
hommes trouver le jarl pour savoir ce que signifiait le fait qu'il ne fût pas
venu: c'est la reine qui avait conseillé que les parents par alliance se ren
contrent d'abord pour parler entre eux et voir de quoi il retournait.
Les émissaires allèrent donc trouver le jarl et lui présentèrent le mes
sage du roi. Le jarl réagit promptement et s'en alla voir le roi avec une
honorable escorte.
Le roi reçoit très aimablement son beau-père.
Après quoi, le jarl et le roi s'en vont au parloir. Arrivés là, le roi
demande au jarl:
« Que signifie, dit-il, que tu ne sois pas venu une seule fois quand je t'ai
invité, m'outrageant de la sorte, moi et mon invite?»
Le jarl répond pour dire que, bien qu'il ne soit pas venu une seule fois
au banquet, ce n'était pas pour le déshonorer qu'il avait fait cela, d'autres
choses en étaient causes. Il dit ensuite au roi les merveilles qu'ils avaient
vues et dont on vient de parler. Puis il déclare que, si le roi veut connaître
son avis sur ce que signifient ou présagent ces grandes merveilles, il le lui
expliquera. Le roi accepte. Le jarl dit:
«Je commencerai par ce chêne que nous vîmes, avec des pommes
vertes et petites. Et il y en avait de grosses et anciennes par terre auprès. Je
pense que c'est à cause du changement de religion qui aura lieu dans ce
pays: la foi nouvelle sera plus florissante et c'est cela que signifient les
belles pommes. Quant à la foi qui a régné jusqu'ici, elle est représentée par
les vieilles pommes qui se trouvaient par terre, pourrissant et devenant
pure poussière; ainsi l'ancienne foi disparaîtra-t-elle quand l'autre s'ins
taurera dans le pays, elle sera réduite à rien et s'effacera comme ténèbres
devant la lumière.
258 Sagas légendaires islandaises
3.
11. « Terre franche»: friôland: lieu 011 les vikings pouvaient résider en paix, en général
après accord avec les habitants, et où eux-mêmes respectaient la paix.
260 Sagas légendaires islandaises
Haraldr envoie donc son frère juré 12 , celui qui se nomme Haukr, trou
ver l>yri, sa mère, et lui faire dire qu'elle trouve un conseil à lui donner
pour se tirer de cette difficulté. Peu après, Haraldr lui-même vient trouver
sa mère, lui dit la nouvelle et cherche conseil auprès d'elle. Elle lui
conseille d'aller lui-même trouver son père et de lui annoncer que deux
faucons se sont battus, l'un tout blanc, l'autre gris, oiseaux de grand prix
l'un et l'autre, que la conclusion de l'affaire est que le blanc a reçu la mort
et que l'on tient cela pour une grande perte.
Après quoi Haraldr s'en va rejoindre ses gens.
Puis sans délai, il se rend à la halle de son père où celui-ci buvait avec
sa hirô, le roi étant à table. Haraldr se présente devant son père, dans la
halle, et lui raconte l'histoire des faucons comme sa mère le lui a conseillé,
terminant ainsi son discours: « maintenant est mort, dit-il, le faucon
blanc.» Cela dit, son discours terminé, il sort immédiatement et va
retrouver sa mère.
On ne mentionne pas où il prit quartiers pour la nuit, lui et sa troupe.
Mais le roi Gormr ne pénétra pas, à ce qu'il semble, les propos de son
fils. Il but tout son soûl, puis s'en alla dormir.
Pendant la nuit, quand tout le monde eut quitté la halle pour aller dor
mir, la reine J:>yri s'y rendit avec ses gens et fit descendre toutes les tapisse
ries. Puis elle fit tendre à la place des tapisseries noires jusqu'à ce que la
halle en fût entièrement couverte. Elle procédait ainsi parce que telle était
la façon de faire chez les gens avisés, en ce temps-là, lorsqu'ils apprenaient
nouvelles de deuil, de ne pas le dire en paroles mais de procéder comme
elle le faisait.
Le lendemain matin, le roi Gormr se leva, se rendit à son haut-siège
pour s'y asseoir et boire: lorsqu'il pénétra dans la halle pour aller jusqu'à
son haut-siège comme on vient de le dire, il regarda les murs et les ten
tures. J:>yri était assise dans l'autre siège, près du roi.
Celui-ci prit alors la parole et dit: «C'est sûrement toi, Pyri, dit-il, qui
as ordonné que la halle soit arrangée de la sorte.
- Pour quelle raison crois-tu que cela soit ainsi, sire? dit-elle.
- Pour la raison, dit le roi, que tu veux me dire ainsi la mort de
Knutr, mon fils.
- C'est toi qui me le dis», dit la reine.
Le roi Gormr s'était levé de son trône quand ils avaient commencé à
parler de cela. Alors, il se rassit brutalement, sans répondre, et s'affaissa
contre le mur de la halle: il avait perdu la vie. On l'emporta de là pour le
12. Voirfostr,fostri*.
Saga des vikings de jômsborg 261
4.
On mentionne pour notre saga un homme qui s'appelait Hakon 13, fils
de Sigurôr, jarl des Hlaôir 14; il résidait en Norvège ainsi que sa parentèle.
Il estimait détenir en Norvège le pouvoir d'être jarl de quatre fylki*. Or en
ce temps-là gouvernaient la Norvège Haraldr Grafeld et sa mère Gunn
hildr, surnommée mère des rois; ils ne laissaient pas Hakon régner ni ren
trer dans tous ses pouvoirs et lui ne voulait rien sinon gouverner le tout:
aussi quitta-t-il le pays avec une grande troupe, emmenant de Norvège dix
bateaux. Après quoi il entreprit des expéditions vikings et guerroya en
divers lieux, l'été. Mais en automne, il vint au Danemark avec ses bateaux
et sa troupe, engagea des pourparlers amicaux avec le roi de Danemark,
demandant d'avoir terre franche dans ses états et d'y passer l'hiver. Le roi
Haraldr se montra tout à fait favorable à cela et l'invita à venir séjourner
chez lui, dans sa hirô, avec un demi-cent 15 d'hommes. Hakon accepta: il
alla chez le roi avec cette escorte et logea le reste de sa troupe au Danemark.
On raconte aussi que Knutr Gormsson avait laissé un fils qui s'appelait
Haraldr, surnommé Gull-Haraldr. Pas très longtemps après, il arriva au
Danemark: il avait dix bateaux. Il avait guerroyé en divers pays, faisant un
gros butin, et il avait l'intention de loger pour l'hiver chez Haraldr Gorms
son, son parent, et d'avoir là terre franche.
13. À la more de Haraldr Grâfeld, le jar! Hakon Sigurôarson de Norvège prend en effet
la direction de son pays en tant que jar!. Il aidera Haraldr à la bataille du Danevirke contre
l'empereur Ôtto. Peu après, il rejettera la suzeraineté danoise: la cause possible de la
bataille de Hjorungavagr serait là. Il mourra en 993 ou 995.
14. Hlaôir, aujourd'hui Lade, est un district important du nord de la Norvège. Une
ancienne dynastie de jarls y régna en effet fore longtemps.
15. Voir hundratJ*.
262 Sagas légendaires islandaises
5.
18. Le texte emploie ici l'intéressante expression légale jinglogi: l'homme qui manque
à son engagement ou devoir de se rendre à un j:,ing.
Saga des vikings de j6msborg 265
la chose avait été convenue en secret entre lui et Hakon, cela se manifes
tait ouvertement maintenant. On s'empara donc de Gull-Haraldr, on
l'emmena dans une forêt et on le pendit.
Et donc le jarl Hakon s'en alla trouver Haraldr Gormsson, lui remet
tant le droit de fixer ses conditions pour le meurtre de Gull-Haraldr, son
parent: c'était pure dérision puisque, en fait, ils en avaient ainsi décidé
ensemble. Le roi Haraldr imposa à Hakon de s'en aller pour le moment
au Danemark, de lever des troupes par toute la Norvège pour renforcer les
siennes quand il estimerait en avoir besoin et de venir toujours en per
sonne le trouver quand il lui en enverrait l'ordre et voudrait avoir son avis.
Il serait également tenu de verser tous les tributs dont il avait été convenu
précédemment.
Avant de se quitter, Haraldr Gormsson prit l'or qui avait appartenu à
Gull-Haraldr et qui lui avait donné son sobriquet, puisqu'on l'appelait
Gull-Haraldr. Cet or, il l'avait rapporté des pays du Sud. Il y en avait tant
qu'il remplissait deux coffres et que deux hommes n'eussent pu porter
davantage. Le jarl reprit donc tout ce bien en guise de butin de guerre: il
versa dessus au roi Haraldr le tribut de trois hivers d'avance, disant que
jamais il ne pourrait le faire mieux qu'alors. Le roi Haraldr accepta volon
tiers, ils se quittèrent donc et Hakon s'en alla de Danemark en Norvège.
Aussitôt, il alla trouver Gunnhildr mère des rois et lui dit qu'il avait vengé
son fils Haraldr Grafeldr en tuant Gull-Haraldr, ajoutant que Haraldr
Gormsson désirait fort qu'elle quitte le pays avec une honorable escorte,
car il souhaitait l'épouser. En fait, Haraldr et Hakon avaient fait ce plan
entre eux avant de se quitter. En outre, pour le cas où elle serait tombée
dans le piège et serait allée au Danemark, ils avaient disposé des gens pour
la tuer séance tenante.
Se manifesta alors ce que beaucoup disaient: qu'elle était fort portée sur
les hommes, car elle quitta le pays avec trois bateaux, chacun avec soixante
hommes d'équipage. Elle alla jusqu'à ce qu'elle arrive au Danemark.
Quand on apprit l'arrivée de Gunnhildr, le roi Haraldr fit mener des
chars à sa rencontre, on l'installa aussitôt dans un char magnifique en lui
disant qu'un glorieux festin lui était préparé, de la part du roi.
Ils la conduisirent ce jour-là.
Le soir, quand il fit noir, ils n'arrivèrent pas à la halle du roi: en revanche,
ce fut un grand bourbier qui se trouva devant eux; ils se saisirent de Gunn
hildr, la tirèrent du char, la jetèrent ensuite dans le bourbier et l'y noyèrent 19.
19. Dans sa traduction en latin de notre texte, Arngrîmr le Savant ajoute que les exécu
teurs attachèrent Gunnhildr avec des cordes, lui passèrent une corde autour du cou, à
laquelle ils lièrent une ancre de pierre et la jetèrent ensuite dans le bourbier. On notera que
266 Sagas légendaires islandaises
6.
cette scène cruelle peut se souvenir d'une pratique fort ancienne et bien attestée au Dane
mark, celle qui consistait à précipiter dans des marécages ou des bourbiers des victimes
vraisemblablement sacrifiées à la divinité de la fertilité-fécondité. La chance a voulu que le
tanin des argiles bleues du Danemark nous ait conservé plusieurs cadavres ainsi immergés
aux environs du début de notre ère (hommes de Tollund ou de Grauballe, etc.). Voir Peter
Vilhelm Glob, Mosefolket. Jernalderens mennesker bevaret i 2000 ar, Gyldendal, Koben
havn, 1965 (traduction française, Peter-Vilhelm Glob, Les Hommes des tourbières, traduit
du danois par Éric Eydoux, Fayard, coll. «Résurrection du passé», Paris, 1966).
20. Soit«marécage de Gunnhildr».
21. La levée régulière des troupes ou leioangr, pratique bien attestée dans toute la Scan
dinavie médiévale, a été étudiée par Régis Boyer,«la notion de leioangr et son évolution»
dans Inter-Nord n ° 12, décembre 1972, p. 271-281.
Saga des vikings de jdmsborg 267
Danemark ou dans d'autres pays du Nord, les empêchant de conserver
leurs coutumes et les croyances de leurs ancêtres. Il assemble donc des
troupes en grande hâte: il en aurait eu davantage si la levée avait été
générale et que le délai eût été plus long.
Dès qu'il est prêt, le jarl quitte le pays avec cent vingt bateaux. Et dans
la suite de l'été, trois hommes vinrent de Norvège trouver le jarl Hâkon
avec une grande troupe.
Le jarl Hâkon se met donc en route et tout se passe bien. Dès qu'il
arrive au Danemark, le roi Haraldr l'apprend et se réjouit beaucoup: il va
aussitôt au devant de lui, l'invite chez lui et donne un somptueux banquet
pour lui et toute sa troupe. Le roi Haraldr et le jarl Hâkon tiennent
conseil, ils prennent le parti de se porter à la rencontre de l'empereur Ôtta
avec autant de troupes qu'ils pourront en rassembler par tout le Dane
mark, et ce seront eux, le roi Haraldr et le jarl Hâkon, les principaux chefs
de cette armée.
Ils vont donc, jusqu'à ce qu'ils trouvent l'empereur. La rencontre a lieu
en mer, bataille éclate aussitôt et l'attaque est des plus rudes. Ils combat
tent d'un bout à l'autre de la journée, il tombe grand monde de part et
d'autre, quoique davantage du côté de l'empereur.
La nuit venant, ils font trêve pour trois nuits, se rendent à terre et, de
part et d'autre, font des préparatifs.
Les trois nuits passées, les lignes de l'empereur Ôtta, du roi Haraldr et
du jarl Hâkon s'affrontent, ils combattent maintenant à terre; l'empereur
est fort accablé et il tombe beaucoup plus d'hommes dans sa troupe ce
jour-là.
En fin de compte, la déroute se met dans ses rangs.
Ce jour-là, l'empereur Ôtta était à cheval et l'on dit que lorsqu'ils
redescendaient vers les bateaux, l'empereur chevaucha vers la mer, tenant
une grosse lance incrustée d'or et tout ensanglantée; il darda sa lance dans
la mer22 , prit Dieu tout-puissant à témoin et dit: « La seconde fois que je
viendrai au Danemark, ce sera de deux choses l'une: ou bien je christiani
serai le Danemark, ou bien j'y laisserai la vie.»
Après quoi l'empereur Ôtta et les siens vont à leurs bateaux, et il
retourne chez lui en Saxland. Le jarl Hâkon reste chez le roi Haraldr et lui
donne force conseils judicieux.
22. Le geste de l'empereur est curieux: il correspond exactement à une pratique odi
nique bien attestée partout (par exemple dans Eyrbyggja Saga chap. 44) qui consistait à
dédier à Ôdinn ses ennemis avant la bataille en leur jetant une lance. Lauteur islandais est
pris ici en flagrant délit de confusion entre les pratiques païennes antiques et les chré
tiennes.
268 Sagas légendaires islandaises
Et alors, ils font faire ce grand ouvrage largement renommé, que l'on
appelle Danevirke23: il va d'Aegisdyrr à l'embouchure de la Slé, traversant
le pays d'une mer à l'autre.
Puis le jar! Hak:on s'en va en Norvège.
Avant de partir, il dit au roi: « Il en va de telle sorte, sire, que nous ne
pensons pas pouvoir parvenir à vous verser les tributs comme nous le vou
drions, à cause de ce grand labeur et des dépenses que nous avons eus à
cause de vous. Mais nous entendons vous verser absolument ces tributs
quand nous serons débarrassés de cela.» Le roi répond pour lui dire d'en
décider, encore que l'on estime qu'il trouvait que ces tributs tardaient bien
à venir. Ils se quittent donc en cet état, Hakon s'en va dans son pays, esti
mant avoir remporté une grande victoire.
Pendant trois hivers, tout est tranquille, en Norvège et au Danemark.
Pendant ces trois hivers, l'empereur Ôtta fait rassembler du monde et
constitue une formidable troupe.
Ces hivers passés, il s'en va au Danemark, accompagné des deux jarls
Urguprjôtr et Brimiskjarr, avec cette grande armée.
Quand le roi Haraldr apprend cela, il envoie autant d'hommes que la fois
précédente trouver le jar! Hakon et lui fait dire que, plus que jamais, il a
besoin de son aide et de renforts en nombre. Estimant que l'affaire est
urgente, le jar! Hakon répond promptement au message du roi et se met en
route dès qu'il est prêt: il n'a pas moins de monde que la fois précédente,
arrive au Danemark va aussitôt trouver, avec douze hommes, le roi Haraldr,
lequel se réjouit grandement de le voir, disant qu'il a bien répondu à son
appel urgent - « et l'on va envoyer du monde au devant de ta troupe tout
entière pour qu'elle vienne ici à un banquet, et je remercie chacun de vous.
- Avant cela, dit le jar!, il nous faut converser encore. Tu disposes de
mon aide et de mes conseils ainsi que de l'escorte que j'ai maintenant, ces
douze hommes-ci, mais pas davantage à moins que je le veuille, car,
comme nous en avions convenu entre nous initialement, je suis déjà venu
une fois exceptionnellement avec une levée te prêter main-forte.
- Tu dis vrai, dit le roi Haraldr. Mais j'espérais que tu me laisserais
bénéficier de cette troupe que tu as amenée ici, en raison de notre amitié.
23. En 808, le roi Guôroôr fit construire une muraille à la frontière sud du Danemark:
l'anachronisme de notre texte est ici patent. Einhard dit ceci: « Il arriva avec toute sa
troupe au port de mer qui s'appelle Sliesporp. Il resta là quelques jours et résolut de forti
fier la frontière sud de ses états contre la Saxe par une muraille qui irait du bras de mer vers
l'est que l'on appelle Ostarsalt, le long de toute la rive nord du fleuve Eider jusqu'à la mer
à l'ouest; il n'y aurait dans cette fortification qu'une seule porte par laquelle les voitures et
les cavaliers pourraient passer.» Il doit s'agir de la même chose que ce dont parlent la Chro
nique de Lejre et Svend Aggesen.
Saga des vikings de jômsborg 269
- Mes hommes et moi sommes d'accord, dit Hakon, sur le fait qu'ils
s'estiment tenus de me seconder pour défendre mon pays et mon
royaume, mais ils ne s'estiment pas tenus de défendre le Danemark ou les
états d'un autre roi et d'exposer leurs flancs à la pointe des lances sans
recevoir en échange salaires ou honneurs.
- Que faut-il que je fasse pour toi ou tes hommes, dit le roi Haraldr,
pour que vous me prêtiez main forte maintenant que j'en ai le plus
besoin, car j'ai appris de source sûre que je vais avoir à faire à une force
écrasante en raison du grand nombre des hommes de l'empereur.»
Le jarl répond: « On réclame une chose pour cela, dit-il, une chose sur
laquelle nous nous sommes mis d'accord, mes hommes et moi: c'est que
tu renonces à tous les tributs qui n'ont pas été versés par la Norvège et que
tu renonces complètement, à ce que la Norvège te doive tribut. Mais si tu
ne veux pas de ce qui vient d'être stipulé, toute la troupe qui m'a accom
pagné jusqu'ici va rebrousser chemin, si ce n'est que, moi-même, je reste
rai ici et t'assisterai avec ces douze hommes que voici, car j'accomplirai
tout ce dont nous sommes convenus.
- On a bien raison de dire, dit le roi, que tu dépasses tout le monde
en fait de sagacité et d'expédients, et voilà que l'on me donne le choix
entre deux choses bien difficiles, dont aucune ne me semble bonne.
- Examine soigneusement ces conditions, dit le jarl. Mais il me semble
que le tribut de Norvège ne te servira à rien si tu laisses la vie ici au Danemark.
- Il faut choisir rapidement, dit le roi, au point où nous en sommes,
que tu m'assistes avec toute ta troupe au mieux de ton courage, et tu
obtiendras ce que tu désires.»
Après cela, on envoya aussitôt des hommes au devant de toutes les
troupes du jarl pour qu'elles viennent à une réunion: ils passèrent accord
là-dessus et se lièrent d'engagements fermes, puis se virent offrir par le roi
de Danemark un glorieux festin, après quoi ils se portèrent à la rencontre
de l'empereur avec toutes les troupes dont ils disposaient. Le roi Haraldr
alla avec sa flotte jusqu'à Aegisdyrr. Et le jarl Hakon se rendit avec son
armée jusqu'à Slésdyrr, de l'autre côté du pays.
Lempereur Ôtta apprend que le jarl Hakon est arrivé au Danemark
pour se battre contre lui. Il décide alors d'envoyer ses jarls, Urguprj6tr et
Brimiskjarr, en Norvège. Ils avaient douze cogues24 chargées d'hommes et
24. Le texte porte kuggr, français cogue: c'était un gros bateau à fond plat, d 'invention
frisonne, capable de transporter de grandes quantités de marchandises pondéreuses
(pierres, terre, etc.), ce que le bateau viking n'était pas capable de faire. La cogue détrôna
le bateau viking et contribua donc à la fin du phénomène viking. Il n'est pas sür que sa
mention soit ici conforme à la réalité.
270 Sagas légendaires islandaises
7.
tures pour les manger, l'une et l'autre de ces conditions leur paraissant
mauvaises.
Cela préoccupait beaucoup l'empereur, qui sollicita de la part d'Ôli
une décision, un expédient, un conseil profitable.
On en arriva au point où tout le monde s'écria qu'on suivrait le conseil
que donnerait Ôli. Celui-ci dit alors:
« Mon avis, dit-il, c'est que nous tous qui croyons au Christ allions
tous en un lieu faire vœu à Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses,
de jeûner six jours et six nuits pour qu'il nous donne la victoire et que
nous n'ayons pas besoin de tuer nos chevaux pour nous nourrir. Le second
conseil que je veux donner, dit-il, c'est que nous allions aujourd'hui dans
les bois et les forêts les plus proches, que chaque homme abatte un char
gement de bois qui nous paraîtra le plus inflammable: nous porterons
tout ce bois à la fortification et verrons ensuite ce qui se passera. »
Le conseil qu'Ôli venait de donner leur parut excellent et ils firent
comme il l'avait proposé.
Lendroit où était la fortification était disposé de telle sorte qu'un
grand fossé avait été creusé du côté où ils se trouvaient. Il faisait dix toises
de largeur et neuf de profondeur. Il était un peu plus étroit aux endroits
où se dressaient les bastions. Ceux-ci étaient disposés de telle sorte qu'il y
en avait un toutes les cent vingt toises.
Le lendemain du jour où ils avaient traîné le bois jusqu'à la fortifica
tion, ils s'occupèrent à lancer de grands ponts au-dessus du fossé, un en
face de chaque bastion, avec une pile de bûches en dessous, en sorte que
ce dispositif atteigne la fortification. Ce même jour, ils prirent tous les
barils dont ils disposaient, en ôtèrent le fond et les bourrèrent de copeaux
bien secs et autres rognures qu'ils taillèrent afin que les barils en fussent
remplis. Puis ils mirent le feu aux copeaux, remirent le fond en place en
laissant le haut ouvert pour que le vent y boute le feu.
D'autre part, ils mirent le feu au bois qu'ils avaient tiré jusqu'à la forti
fication. Il avait fallu toute la journée pour en finir avec ces préparatifs.
C'était le soir.
On raconte maintenant que, lorsque vint la nuit, le feu ayant pris aux
barils et au bois, les flammes se mirent dans les bastions puis dans la forti
fication, après quoi l'incendie se propagea de proche en proche, la fortifi
cation étant essentiellement en bois. En fin de compte, tout le Danevirke
brûla cette nuit-là, avec les bastions, il n'en resta pas traces ni vestiges et ce
furent les barils qui avaient porté le feu contre la forteresse qui firent cela.
Quand vint le matin, il y eut une grosse pluie, telle que l'on ne se rappe
lait guère avoir vu tomber du ciel de pareilles trombes: cela éteignit
complètement le feu, si bien que l'on put traverser aussitôt ces vastes
272 Sagas légendaires islandaises
décombres. Car si la pluie n'avait pas éteint l'incendie, il eût été exclu de
pouvoir traverser immédiatement.
Quand le roi Haraldr et le jarl Hakon virent tout cela, il leur vint
quelque crainte et ils s'enfuirent jusqu'à leurs bateaux. Quant à l'empereur
et à ses gens, ils passèrent les ponts qu'ils avaient lancés au-dessus du fossé,
le feu ayant été détourné de là quand la fortification brûlait, traversèrent les
décombres, tout étant alors froid et éteint: il y avait quatre jours et quatre
nuits qu'ils jeûnaient pour obtenir l'assistance de Dieu tout-puissant.
Le cinquième jour, ils allèrent de la fortification à l'endroit où s'étaient
trouvés le roi de Danemark et le jarl Hakon. Quand ils y arrivèrent, ils ne
manquèrent pas de bétail sur pied et ils trouvèrent des vivres en suffi
sance, car c'était là que le bétail avait été chassé pour échapper à l'armée
de l'empereur. Ils eurent donc alors provisions excellentes en abondance
et n'épargnèrent guère le bétail des Danois, d'excellents boeufs de bouche
rie. Les voilà qui louent Dieu de cette belle victoire et l'empereur estime
que les conseils d'Ôli ont fait merveille; il demande alors de quelle origine
et de quel pays est Ôli.
Celui-ci répond: «Je ne te le cèlerai pas davantage, dit-il, je m'appelle
Ôlafr, je suis originaire de Norvège et mon père s'appelaitTryggvi. »
On raconte que l'empereur Ôtta et Ôlafr se mirent à la poursuite du
roi Haraldr et du jarl Hakon. Tous ensemble, ils livrèrent trois batailles
sur la terre ferme, il y eut grande hécatombe et, finalement, le roi Haraldr
et le jarl Hakon prirent la fuite. L'empereur et Ôlafr investirent tout le
pays. Où qu'ils passent, on offrait à tous les gens dont on pouvait s'empa
rer de choisir: ou bien chacun serait tué sur le champ, ou bien il embras
serait la foi et se ferait baptiser, et beaucoup choisirent ce qui convenait le
mieux, recevoir la foi et le baptême. Pour ceux qui ne voulaient pas se sou
mettre, on ne leur laissa pas grand répit pendant les douze mois qui suivi
rent, car l'empereur et ses gens brûlaient habitations et villages, et
ravageaient toutes les ressources de ceux qui ne voulaient pas embrasser la
foi, les tuant à tout propos.
L'empereur Ôtta et ÔlafrTryggvason remportèrent donc une grande et
belle victoire en ces douze mois-là, car on ne pouvait leur résister. Le roi
Haraldr et le jarl Hakon s'enfuyaient sans cesse, se rendant bien compte
que leurs forces allaient sans cesse diminuant au fur et à mesure des pro
grès de la christianisation dans le pays.
Aussi le roi Haraldr et le jarl Hakon tiennent-ils une réunion pour
prendre conseil sur le parti à prendre. Ils voient bien qu'on les harcèle
fort à présent: ils ont fui leurs propriétés, leurs bateaux et leurs biens et
ils constatent qu'ils ne pourront rejoindre leur flotte, l'empereur et ses
gens en ayant pris le contrôle; ils estiment que le plus judicieux, au point
Saga des vikings de j6msborg 273
où ils en sont, est d'envoyer des gens trouver l'empereur Ôtta et Ôlafr
Tryggvason.
On envoie donc des hommes trouver l'empereur et présenter le mes
sage du roi de Danemark et du jarl Hâkon. [empereur accueille bien la
proposition et offre de leur faire trêve s'ils veulent embrasser la foi; en
échange, il leur fait savoir qu'il faudra qu'ils tiennent un ping tous
ensemble, et les messagers du roi Haraldr et du jarl Hâkon retournent
dire à ceux-ci où l'on en est.
Après quoi, ils tiennent un ping tous ensemble: c'est le ping le plus
nombreux qui se soit tenu au royaume de Danemark en ce temps-là. S'y
rend l'évêque qui était avec l'empereur, un certain Poppa: à ce ping, il
prodigue les belles et disertes paroles pour leur prêcher la foi et fait un
long et éloquent discours.
Le roi Haraldr prend la parole en son nom propre et en celui de
Hâkon et répond de la sorte, après avoir entendu le discours: « Il n'est pas
question, dit-il, que je change uniquement pour des paroles, si, en outre,
je ne vois quelques signes que cette religion que vous prêchez s'accom
pagne de plus de pouvoir que celle que nous pratiquions avant.» Ce que
le roi disait là, c'était en fait sur le conseil du jarl Hâkon qui voulait bien
tout ce que l'on voudra, hormis se soumettre à cette religion.
À ces propos, l'évêque répond de la façon suivante: « On n'épargnera
rien, dit-il, pour éprouver la force de cette foi. On va prendre un fer
ardent, mais je vais d'abord chanter messe et célébrer un sacrifice à Dieu
tout-puissant, puis je marcherai sur le fer ardent, confiant en la sainte Tri
nité, sur la longueur de neuf pieds; si Dieu me préserve de la brûlure en
sorte que mon corps soit parfaitement sain et intact, alors vous accepterez
tous la vraie foi.»
Alors, le roi Haraldr, le jar! Hâkon et tous leurs hommes acceptent
que, s'il marche sur le fer ardent sans se brûler, ils embrasseront la foi.
Il se fait donc que l'évêque chante messe, après quoi il se soumet à cette
épreuve, confiant dans la chair et le sang de Dieu tout-puissant: il était en
grands ornements épiscopaux quand il marcha sur le fer. Et Dieu le proté
gea si bien qu'il n'y eut trace de brûlure nulle part sur son corps et que le
feu ne prit pas à ses vêtements.
Quand le roi voit cette grande merveille, il embrasse aussitôt le chris
tianisme avec tous ses hommes et se fait haptiser, estimant que ce signe est
de grande valeur. Toute l'armée des Danois est baptisée d'un même élan.
Pour le jarl Hâkon, il hésite fort à se soumettre à la foi mais, d'autre
part, il estime se trouver en mauvaise passe; pourtant, il décide pour
finir de se faire baptiser, puis il demande la permission de s'en aller,
pressé de rentrer chez lui. [affaire se conclut de telle sorte que Hâkon
274 Sagas légendaires islandaises
26. Vieille formulation fréquente dans les textes de lois et dont la forme allitérée (vargr
i véum) atteste l'antiquité. S'appliquait aux profanateurs de temples ou de lieux sacrés (vé).
Saga des vikings de jômsborg 275
qu'il avait fait, que l'on ne trouvait guère pacifiques ses agissements, et ils
n'eurent pas envie de l'attendre. Ils s'enfuirent donc avec tous leurs
bateaux tous chargés d'hommes, n'ayant aucune envie de rencontrer le
jarl Hakon.
Quand celui-ci toucha terre, venant de l'est, dans le V{k27, et apprit
aussitôt à quelles occupations s'étaient livrés les jarls pendant son absence,
qu'ils avaient christianisé tout le V{k jusqu'au nord, au Lidandisness28 , il
entra dans une violente colère et fit immédiatement savoir par tout le V{k
que nul ne devait s'aventurer à pratiquer cette religion si l'on voulait évi
ter de se voir infliger de fortes peines de sa part.
Lorsque cela s'apprit, chacun de ceux qui voulaient rester chrétiens
s'enfuit mais certains revinrent au paganisme et à leurs erreurs antérieures,
à cause de la tyrannie du jarl. Et alors, le jarl Hakon rejeta foi et baptême
et devint le plus grand renégat et idolâtre, en sorte que jamais il n'avait
autant sacrifié aux dieux païens.
Hakon siège maintenant tranquillement dans son pays, seul souverain
de toute la Norvège, ne versant jamais plus de tribut au roi Haraldr
Gormsson: leur amitié va fort déclinant!
Le roi Haraldr fait alors une levée de troupes par tout le Danemark et
se porte avec une armée écrasante en Norvège contre le jarl Hakon. Il
arrive dans le Lidandisness, au nord, dans l'état qui avait cessé de lui ver
ser tribut. Il ravage et fait rager feu et fer sur ce pays, où qu'il aille, dévaste
complètement le Sogn jusqu'à la mer, au nord, à Staôr29, à l'exception de
cinq fermes à Laeradalr30. Puis il apprend qu'un grand rassemblement a
eu lieu: les gens du Prandheimr, du Naumudalr, des Raumsdalir et du
Halogaland31 en état de porter les armes se sont réunis en un lieu avec le
jarl Hakon pour se défendre, et il a de telles forces qu'il est impossible de
se battre contre elles avec une armée étrangère.
Le roi Haraldr consulte ses conseillers: il mouillait alors dans les Sôlun
dir32 et fit le vœu d'aller guerroyer en Islande et d'y venger le poème infa
mant33 que lui avaient fait subir les gens de ce pays parce que l'intendant
Byrgir les avait spoliés de leurs biens au mépris des lois et que le roi n'avait
pas voulu compenser ce pillage quand on le lui avait demandé.
Voici comment était tourné ce poème infamant:
Comme il fallait s'y attendre, le roi Haraldr prit le parti dont beaucoup
de sages auraient dit que c'était le mieux venu: il rebroussa chemin jusqu'au
Danemark et y garda son royaume jusqu'au jour de sa mort avec tout hon
neur et distinction. Pour le jar! Hakon, il garda les tributs, et la Norvège.
34. Cette strophe figure également dans la Heimskringla (6ldfi saga Tryggvasonar, visa
133). Je suis ici les suggestions d'Ôlafur Halldorsson. « Le jeu à semblance de cheval" ren
voie évidemment à quelque posture sexuelle; les landvaettir sont les esprits tutélaires du
pays; quant à traiter un homme de jument, c'était la pire injure connue. Lessence du niô
consiste à accuser la victime que l'on veut flétrir d'avoir été homosexuel et, plus précisé
ment, d'avoir joué le rôle d'homosexuel passif
35. Hroptr est un des noms d'Ôôinn; son «vacarme"� la« bataille"· Le« pays des brumes
de Gandvîkr,, fait problème, il peut désigner soit le Danemark, soit la Norvège, soit même,
au prix d'une légère correction, l'Islande. Mais le sens est clair: le poète espère se venger.
Saga des vikings de Jômsborg 277
8.
Commence à présent une autre partie de la saga qui se passe avant celle
que l'on vient de dire, mais une seule bouche ne peut tout dire en même
temps.
On mentionne un homme, appelé Tôki36 ; il vivait au Danemark, dans
le district appelé Fionie. Sa femme s'appelait Pôrvor. Il avait eu trois fils
que l'on mentionnera ici pour cette saga. Laîné s'appelait Âki, et Palnir,
celui qui le suivait en âge. Le plus jeune s'appelait Fjolnir. Il était fils de
concubine37•
Tôki, leur père, était d'âge avancé à cette époque. Un automne, vers les
nuits d'hiver, il tomba malade et en mourut. Peu après, Pôrvor, sa femme,
tomba malade et mourut et tous les biens revinrent alors à Âki et à Palnir,
car c'était à eux de reprendre l'héritage de leur père et de leur mère.
Les choses étant à ce point, Fjolnir s'enquit auprès de ses frères des
biens qu'ils avaient l'intention de lui donner. Ils répondirent qu'ils lui
céderaient le tiers des biens meubles, mais pas de terres, et qu'ils esti
maient quand même lui faire la part belle. Mais lui, réclama le tiers de
tout le bien.
36. Notre saga est prodigue de noms propres peu communs. T ôki signifie proprement
«fou». Sans entrer dans le détail ici, il est facile de mettre le mot en rapport avec l'alle
mand Tell, même signification. D'autre part, Palnir, son fils, porte un nom tout à fait
étrange en vieux norois. On a suggéré d'y voir le nom même des Polonais, Palnatoki étant
Pôlina-Toki, le«fou des Polonais» (d'autant que son histoire a bien des rapports avec celle
- de Guillaume Tell ou du Tell allemand, comme on le verra par le prodigieux coup de lance
par lequel il occit le roi). Comme nous verrons que Jomsborg se situait sans doute en ter
ritoire polonais, comme, d'autre part, toute notre saga va nous mettre constamment
désormais en rapports avec les Slaves (Wendes) notamment en la personne de Bûrislafr, il
n'est simplement pas exclu que le personnage et sa famille soient des Slaves entrés en colli
sion d'une manière ou d'une autre avec les Danois. De là Toki, «étrange», «étranger».
D'un autre côté, comme nous le verrons, la forteresse circulaire de Jomsborg présente bien
des traits qui l'identifieraient avec quantité de constructions semblables trouvées dans la
très vaste aire d'expansion slave à l'époque où se déroule jômsvikinga saga. Je serais fort
tenté, quant à moi, de voir dans toute l'histoire et de Palnatoki et de la forteresse de Joms
borg un intéressant effort, de la part de l'auteur islandais, d'acclimatation ou d'adaptation
de tout un fond plus ou moins légendaire né du contact bien plus étroit qu'on n'a su le
dire jusqu'ici entre Germano-Nordiques et Slavr·�.
37. Le concubinage était parfaitement admis dans les mceurs scandinaves anciennes,
l'épouse légitime, reconnaissable au port des clefs à sa ceinture n'en étant nullement offus
quée puisque c'était elle seule qui gardait tous les droits sur sa maison. C'est pour cela que
les enfants de concubines n'avaient pas droit à l'héritage de leur père, comme le montrera
la suite de la saga. Il entre d'ailleurs dans le nom, fabriqué selon toute vraisemblance, de
Fjolnir, une idée de fourberie, de calomnie.
278 Sagas légendaires islandaises
Nous ne sommes pas capables d-:: dire combien de temps ils débattirent
cette affaire. Mais en conclusion, on dit que le jarl Ôttarr promit sa fille
Ingibjorg pour Palnir.
« Les choses sont ainsi faites, sire, dit Sigurôr, que Palnir n'est pas en
état de venir ici chez vous prendre part au banquet en raison de sa fai
blesse et de son deuil. Mais il ne manque ni de biens ni de magnificence
pour préparer ce banquet là-bas, en Fionie, aussi voudrions-nous, le
besoin étant urgent, que vous y veniez avec vos gens, aussi nombreux que
vous le déciderez.»
Et le jarl le promit.
Puis Sigurôr s'en alla chez lui et annonça la nouvelle à Palnir.
Ceiui-ci en fut grandement rasséréné et l'on prépara soigneusement le
festin pour le jarl, n'épargnant rien pour qu'il fût magnifique en tous points.
Le jour dit, le jarl ne manqua point à ses engagements et arriva avec
une grande escorte. On célébra superbement les noces et l'on mena Pâlnir
et lngibjorg à la couche nuptiale.
On raconte qu'elle s'endormit bientôt, une fois au lit. Puis elle rêva et,
au réveil, elle dit à Palnir son rêve: «J'ai rêvé, dit-elle, que j'étais ici dans
ce domaine, comme maintenant. J'avais un tissage sur le métier, c'était un
tissage de lin. Il était de couleur grise. Les poids, me semblait-il, étaient
fixés et j'étais en train de tisser: il y avait un peu de toile déjà tissée. Et
alors que je travaillais, un des poids de tension tomba du milieu de la toile
et je le ramassai. Je vis alors que ces poids n'étaient rien d'autre que des
têtes humaines38 . Ayant ramassé cette tête qui s'était détachée, je l'exami
nai et la reconnus.»
Pâlnir demanda de qui c'était la tête. Elle lui répondit que c'était celle
de Haraldr Gormsson.
« Mieux vaut rêver que pas, dit Palnir.
- C'est bien ce qu'il me semble aussi», dit Ingibjorg.
Ils passèrent à ces noces autant de temps que bon leur sembla.
Après cela, le jarl Ôttarr s'en retourna chez lui en Gautland avec de
bons et honorables présents.
Palnir et lngibjorg s'aimèrent beaucoup et firent bon ménage; peu de
temps après, ils eurent un fils auquel on donna un nom, on l'appela Pâlna
toki. Il grandit là, en Fionie, et fut de très bonne heure à la fois sage et
populaire. Par ses manières, il ne ressemblait à personne plus qu'à Aki, son
oncle.
39. C'était la coutume des rois ou des grands chefs de faire le tour de leurs états, pour
une manière d'inspection: les boendr (if bondi*) étaient tenus d'offrir une riche hospita
lité à leur chef, en signe d'allégeance. Le souvenir de cette institution restera longtemps
vivant dans l'Eriksgata suédoise, ou itinéraire obligé que devait suivre, de ferme en ferme,
le nouveau roi pour y être reconnu de ses sujets.
282 Sagas légendaires islandaises
furent frères adoptifs. C'est là que Sveinn grandit jusqu'à ce qu'il fut en
âge de quinze hivers.
9.
Et maintenant que ce jeune homme a atteint cet âge, son père adop
tif, Palnatôki, veut l'envoyer trouver son père, le roi Haraldr, et il
dépêche diligemment vingt hommes avec lui, lui conseillant de pénétrer
dans la halle, de se présenter devant le roi son père, de lui dire qu'il est
son fils, que cela lui plaise ou non, et de lui demander qu'il reconnaisse
sa parenté avec lui.
Il fait comme on le lui a dit, et l'on ne dit rien de son voyage avant
qu'il n'arrive dans la halle devant le roi Haraldr, son père, et lui tienne
tous les propos qu'on lui a conseillés. Cela fait, le roi répond:
« Il me semble découvrir et comprendre, à t'entendre parler, dit-il,
qu'on ne doit pas mentir sur tes origines maternelles, car j'ai l'impression
que tu dois être un très grand idiot et un fou, en quoi tu n'es pas différent
d'Aesa la Couturière, ta mère.»
Alors, Sveinn répond: « Si tu ne veux pas reconnaître ta parenté avec
moi, je veux vous prier de nous fournir trois bateaux avec leur équipage;
cela n'a rien d'excessif étant donné que je suis certain que tu es mon
père. Et Pâlnatôki, mon père adoptif, me fournira sûrement une aide
comparable et des bateaux qui ne seront pas plus petits que ceux que tu
me donneras.»
Le roi répond: «J'ai le sentiment qu'en faisant ce que tu demandes, je
te paie pour que tu déguerpisses. Et ne reparais jamais plus à ma vue.»
On rapporte, sur ce sujet, que le roi Haraldr remet à Sveinn trois
bateaux et cent vingt hommes, les uns et les autres, bateaux et troupe, de
piètre qualité. Après quoi Sveinn s'en va jusqu'à ce qu'il retrouve Pâlna
tôki, son père adoptif, et lui rapporte en détail sa conversation avec son
père. Pâlnatôki répond:
« Il fallait s'attendre à cela, dit-il, et pas à mieux.» Puis Pâlnatôki remet
à Sveinn trois excellents bateaux et cent vingt hommes, une troupe d'élite.
Ensuite, il le conseille sur la façon de procéder. Et avant qu'ils se quittent,
il lui dit:
« Maintenant, tu vas essayer de guerroyer cet été avec la troupe que
l'on t'a donnée. Mais je voudrais te conseiller de ne pas t'en aller guer
royer plus loin qu'ici, au Danemark, dans le royaume de ton père, en des
régions assez éloignées de lui, et fais-y tout le mal que tu pourras:
dévaste le pays, brûle et consume par le feu tout ce dont tu pourras t'em-
Saga des vikings de ]6msborg 285
parer et que cela dure tout l'été. Cet hiver, reviens me voir et réside ici,
toi et ta troupe. »
Puis ils se quittent, Sveinn s'en va avec sa troupe et fait constamment
en toutes choses comme son père adoptif le lui a conseillé, commettant
grands méfaits dans les états du roi son père, et cela provoque force récri
minations chez les manànts qui sont l'objet de ses hostilités et attaques,
car il ne leur épargne ni feu ni fer.
Cela s'apprend bientôt et vient aux oreilles du roi qui trouve mauvais
de lui avoir fourni les moyens de ces hostilités et attaques et déclare qu'il
faut qu'il tienne cela de sa mère s'il a entrepris de commettre ces abomi
nations.
Cet été-là se passe. Lhiver venu, Sveinn prend le chemin de la maison
jusqu'à ce qu'il arrive en Fionie chez Pâlnatoki, son père adoptit: ayant
amassé beaucoup d'argent pendant l'été.
Avant d'arriver chez eux, ils essuient une violente tempête et tous les
bateaux que son père lui avait remis sont mis en pièces, leurs équipages,
perdus. Puis Sveinn fait voile jusqu'en Fionie comme on le lui a dit et il y
passe l'hiver en grand honneur avec ce qui reste de sa troupe.
10.
Et donc, Sveinn s'en va dans -::et état trouver Pâlnatoki, son père
adoptif, et lui dit tout ce qui s'est passé avec son père. Et de nouveau,
Pâlnatôki lui fournit une aide identique à celle de son père. Il le conseille
encore: Sveinn a maintenant douze bateaux et quatre cent quatre-vingts
hommes.
Avant que le père et le fils adoptifs se quittent, Pâlnatoki dit:
«Tu vas t'en aller guerroyer maintenant, mais pas au même endroit
que l'été dernier. Toutefois, tu vas encore faire des ravages chez les
Danois et harcèle-les d'autant plus rudement que l'été dernier que tu as
maintenant des forces et plus nombreuses et meilleures qu'alors. Ne leur
laisse aucun répit de tout l'été. Cet hiver, viens ici en Fionie et reste ici
chez moi.»
Le père et le fils adoptifs se quittent alors pour cette fois et Sveinn et
sa troupe ravagent le pays en divers endroits. Il guerroie à la fois en
Zélande et en Halland avec une telle véhémence, cet été-là, que l'on peut
dire qu'il guerroie nuit et jour, ne laissant aucun répit aux états du roi de
Danemark cet été-là. Il tue maint homme et incendie maint district pen
dant l'été.
On apprend un peu partout ces nouvelles: que la guerre fait rage dans
le pays. Mais on a beau en parler devant lui, le roi n'en a cure et laisse
faire le sort.
Vers la fin de l'automne, Sveinn s'en va en Fionie chez Pâlnatoki son
père adoptif. Cette fois, il ne perd pas de troupes au cours du voyage,
comme l'été précédent. Il passe l'hiver chez son père adoptif avec toute
sa troupe.
Il.
40. Borgundarholmr est l'île de Bornholm, possession danoise au sud de la Suède, dont
on fait souvent le point de départ des Burgondes qui ont donné leur nom à notre Bour
gogne.
Saga des vikings de }ômsborg 289
- Mais que faire à présent?» disent-ils. Tous s'en remettent à Fjolnir,
car c'était le plus sage d'entre eux et le plus estimé.
On raconte que Fjolnir alla à l'endroit où gisait le roi et enleva la flèche
du lieu où elle s'était arrêtée, puis examina comment elle était faite. Or la
flèche était facile à reconnaître, car elle était enveloppée d'un treillis d'or.
Puis Fjolnir dit aux geris qui étaient là: «Avant tout, mon avis, dit-il, est
que nous fassions tous la même relation de cet événement. Il me semble
que la seule chose à dire est qu'il a été transpercé d'une flèche dans la
bataille d'hier, car ce serait la pire honte et le plus grand déshonneur pour
nous qui avons assisté à cet événement, étant donné la façon étonnante
dont cela s'est produit, que de le révéler au public.»
Ils s'y engagèrent par serments et firent tous la même relation, comme
ils en étaient convenus entre eux.
Pour Palnatôki, il retourna à ses bateaux aussitôt après cette action,
convoqua vingt de ses hommes et déclara qu'il voulait aller trouver
Sveinn, son fils adoptif.
Donc ils quittent les bateaux, traversent le cap, rencontrent là les gens
de Sveinn pendant la nuit et discutent entre eux du parti à prendre. Palna
tôki déclare avoir entendu le roi Haraldr dire qu'il avait l'intention de les
attaquer dès qu'il ferait assez clair pour se battre, le lendemain matin.
«Mais je ferai ce que je t'ai promis puisque me voici venu, je t'aiderai de
tout mon pouvoir et nous aurons tous deux le même sort.»
Dans la troupe de Sveinn et de Palnatôki, nul ne savait encore que le
roi avait péri, hormis Palnatôki lui-même qui fit comme si de rien n'était
et ne le dit à personne. Sveinn prit la parole et dit à son père adoptif: «Je
voudrais te demander, père adoptif, dit-il, de chercher un parti qui nous
soit utile, au point où nous en sommes». Palnatôki dit: « Il n'y a pas à
hésiter sur le parti à prendre: nous allons monter sur vos bateaux, puis
nous les détacherons et lierons l'ancre devant la proue de chaque bateau.
Nous allumerons une lanterne sous les tentes, car il fait nuit noire. Puis
nous allons ramer le plus ferme possible vers le large contre la flotte du
roi, car il me déplaît que le roi Haraldr nous accule ici dans le fond de
cette crique demain matin et nous tue.»
Ils font donc les préparatifs qu'avait conseillés Palnatôki et rament de
toutes leurs forces en plein travers de la flotte. Le résultat fut que trois
snekkja furent coulés sous leur attaque et seuls s'en tirèrent les hommes
qui savaient nager. Palnatôki et les siens ramèrent ensuite vers le large,
tous leurs bateaux en même temps jusqu'à ce qu'ils arrivent à la flotte de
Palnatôki qu'il avait amenée là.
Le lendemain matin, dès qu'il fit assez clair pour se battre, ils attaquè
rent les hommes du roi et apprirent alors que le roi était mort. Palnatôki
290 Sagas légendaires islandaises
dit alors: « Nous allons vous donner le choix entre deux choses, prenez
celle que vous voudrez: ou bien vous allez nous livrer bataille et com
battre, et que le sort décide qui gagnera, ou bien que tous les hommes du
roi Haraldr jurent allégeance à Sveinn, mon fils adoptif, et le prennent
pour roi de tout le Danemark.»
Les hommes du roi tinrent conseil et furent tous parfaitement d'accord
pour prendre Sveinn pour roi et ne pas se battre. Puis ils allèrent à Pâlna
tôki, lui dirent ce qu'ils avaient choisi et tous ceux qui étaient là jurèrent
allégeance à Sveinn.
Ensuite, Pâlnatôki et Sveinn s'en allèrent ensemble par tout le Dane
mark. Où qu'ils arrivèrent, Palnatôki fit convoquer le ping local et ils
n'eurent de cesse que Sveinn fût choisi pour roi de tout le Danemark et
reprit tous les pouvoirs du roi des Danois41 .
Après que Sveinn fut devenu roi, on estima qu'il était tenu, comme
tous les autres rois, de faire un festin de funérailles en l'honneur de son
père, avant les trois prochaines nuits d'hiver42. Il avait donc l'intention de
donner ce festin tout de suite sans attendre davantage. Il invita en premier
lieu à ce festin de funérailles son père adoptif, Palnatôki, et les gens de
Fionie, ses parents et amis. Mais à cela, Pâlnat6ki répondit qu'il ne pour
rait pas régler ses affaires avant les prochaines nuits d'hiver et venir à cette
invitation. « Il m'est revenu aux oreilles, dit-il, chose qui me paraît d'im
portance, que mon beau-père Stefnir, jarl du Pays de Galles, serait mort,
et il faut que j'aille d'urgence là-bas, car j'ai à reprendre son royaume
après sa mort.»
Et puisque Palnatôki estimait ne pas pouvoir venir au festin de funé
railles, le roi annula les préparatifs, car, pour rien au monde, il ne voulait
que son père adoptif en fût exclu.
12. De Pdlnatoki
41. Une scolie d'AM 291 donne cet ajout intéressant: «Le cadavre du roi Haraldr fut
transporté à Roskilde et enterré là. Il avait alors été roi des Danois 47 hivers après le roi
Gorn1r son père.» Un bref fragment ajouté à jômsvikinga saga dans le Flateyjarbôk note, à
propos de Sveinn Barbe fourchue, qu'il « mourut en Angleterre, et les Danois transportè
rent son corps au Danemark et l'enterrèrent à Roskilde près de son père».
42. Voir vetrn&tr*.
Saga des vikings de }omsborg 291
lui, avant qu'ils se quittent: le roi promit à Pâlnatôki d'assister Aki de son
mieux - et c'est ce qu'il fit.
Puis Palnatôki s'en alla et arriva au Pays de Galles où il reprit les pou
voirs qu'avait eus Stefnir, son beau-père, ainsi que Bjorn le Gallois, et l'an
née suivante s'écoula.
Lété suivant, le roi Sveinn envoya un message en Pays de Galles pour
que Palnatôki vienne à son banquet avec autant de monde qu'il le vou
drait, car le roi voulait célébrer le festin de funérailles de son père. Les
messagers du roi étaient douze en tout et il s'en fallut de peu que Pâlna
tôki se préparât à partir. Il répondit pour remercier le roi de son invita
tion, « mais les choses sont ainsi faites que je souffre de quelque maladie et
j'estime ne pas être en état de faire le voyage dans l'état présent des choses.
Il s'y ajoute que je dois m'occuper ici de beaucoup trop d'affaires impor
tantes cette saison pour pouvoir les laisser en l'occurrence. »
Il se déroba donc à faire ce voyage, de toutes les façons, et les hommes
du roi retournèrent chez eux rendre compte. Dès qu'ils furent partis, tous
ses malaises abandonnèrent Pâlnatôki.
Le roi fit donc surseoir à son banquet de funérailles cet automne-là, et
l'hiver, puis l'été s'écoulèrent.
Or on en était arrivé au point que l'on ne pouvait plus tenir Sveinn
pour un roi recevable s'il ne célébrait pas le banquet de funérailles de son
père avant les troisièmes nuits d'hiver, et le roi ne voulait certes pas y man
quer. Il envoya donc les mêmes douze hommes trouver Pâlnatôki, son
père adoptif, pour l'inviter une fois encore au banquet, disant qu'il se
fâcherait fort contre lui s'il ne venait pas. Pâlnatôki répondit aux messa
gers du roi pour leur demander de retourner chez eux, dire au roi qu'il
fasse du mieux qu'il le pourra tous les préparatifs de ce banquet afin qu'il
soit des plus magnifiques. Et il déclara qu'il irait à ce banquet de funé
railles, cet automne.
Les messagers revinrent donc dire au roi le résultat de leur mission:
que l'on espérait la venue de Pâlnatôki; le roi fit des préparatifs pour le
banquet, tout ce qu'il fallait devait être en tous points magnifique, tant
par l'approvisionnement que par le nombre d'invités. Maintenant, tout
est prêt et les invités sont arrivés. Pâlnatôki n'était pas venu. Le jour était
fort avancé et, finalement, on se rendit au banquet le soir et l'on assigna
des sièges aux gens dans la halle.
On raconte que le roi laissa une place libre dans le haut siège, et des
sièges vacants pour cent vingt hommes sur le banc inférieur, à partir du
haut siège, destinant ces places à son père adoptif Pâlnatôki et à son
escorte. Lorsque l'on eut estimé que Pâlnatôki tardait bien à venir, on se
mit à boire.
292 Sagas légendaires islandaises
que la première chose qu'il fasse soit d'asséner un horion à Fjolnir, son
parent: il le fend en deux à partir des épaules. Mais Palnatôki a tant
d'amis dans la hirô que nul ne veut porter les armes contre lui et qu'ils
parviennent à sortir tous, hormis un Gallois de la troupe de Bjorn.
Quand ils furent sortis et que l'on dit qu'il manquait un homme de la
troupe de Bjorn, Palnai:ôki dit qu'il ne fallait pas s'attendre à moins que
cela, « et descendons au plus vite à nos bateaux, car il n'y a rien d'autre à
faire pour le moment. »
Bjorn répond: «Tu n'abandonnerais pas ainsi ton homme, dit-il, si tu
avais mon lot et ce n'est pas ce que je ferai non plus», dit-il. Et il fait
demi-tour, rentre aussitôt dans la halle: une fois rentré, il voit que les
hommes du roi jetaient le Gallois en l'air, l'ayant presque mis en pièces,
pour ainsi dire. Bjorn s'en aperçoit, parvient à le saisir, le jette sur ses
épaules puis sort en courant.
Ils descendent donc jusqu'à leurs bateaux. Bjorn avait fait cela pour la
gloire avant tout, car il savait bien que l'homme devait être mort - et
d'ailleurs, l'homme avait péri - et Bjorn l'avait emporté. Ils coururent jus
qu'à leurs bateaux et se mirent aussitôt aux rames. C'était au plus noir de
la nuit, par temps calme, et c'est ainsi que Palnatôki et Bjorn parvinrent à
s'échapper, ne s'arrêtant nulle part qu'ils ne fussent arrivés chez eux au
Pays de Galles.
Le roi Sveinn s'en va à la halle avec toute sa troupe, n'ayant pu faire ce
qu'ils voulaient, extrêmement mécontents de leur lot. Ils célèbrent ensuite
le festin de funérailles, après quoi chacun rentre chez soi.
43. Le Vindland désigne les territoires occupés par les Slaves ou Wendes. La portion de
294 Sagas légendaires islandaises
territoire dont il est question ici doit s'appliquer au littoral méridional de la Baltique,
actuels Mecklembourg et Poméranie.
44. Que l'on sache, Haraldr blati.inn n'est jamais allé ni en Angleterre ni en france. En
revanche, il a beaucoup guerroyé dans la Balcique, certainement pour protéger le com
merce des Danois, et il s'est assuré de bons rapports avec les Slaves en épousant T6fa, la
fille du roi Wende Mistivoi. Aucune source islandaise ne mentionne cette union, mais
nous en avons un témoin sûr avec la pierre runique de l'église de S0nder-Vissing, en Jut
land: «A fait faire ce tumulus à la mémoire de sa mère, T6fa, fille de Mistiwi, femme de
Haraldr Gormsson le bon. » Ce Mistivoi pourrait être le roi des Abodrites (autre peuplade
slave) qui incendia Hambourg en 983. Thietmar de Merseburg donne pour femme à
Haraldr une princesse slave également, mais Adam de Brême la nomme Gunnhildr, et
Saxo Grammaticus, une princesse suédoise, Gyrillr, fille de Styrbji.irn: il est hautement
probable que Haraldr a eu plusieurs femmes, en sorte que toutes ces sources ne sont pas
nécessairement contradictoires.
Quant à Bûrizlafr (Bûrizleifr) il renvoie évidemment à Boleslav (qui régna de 992 à
1025). Mais c'est Mieszko, duc de Pologne, qui régnait entre 964 et 992, époque où sont
censés se dérouler les faits ici rapportés. Lauteur confond donc, et peut-être aussi avec
Boleslav Bouche torse qui fit alliance avec Niels de Danemark en 1130 ! De toute manière,
l'erreur est patente, ce qui ne signifie pas que les étroites relations entre les personnages de
notre saga et le monde slave, déjà signalés, soient controuvées.
45. Une chose est certaine, ce n'est pas Palnat6ki, même si on tient à lui conférer une
existence historique, qui a fait édifier la forteresse de J6msborg, mais bien Haraldr Gorms
son. Les sources, là-dessus, concordent. Un manuscrit islandais, la Fagrskinna, dit: « Le roi
Haraldr Gormsson guerroya en Vindland et y fit faire une grande forteresse qui s'appelle
J6mi et l'on appelle depuis cette forteresse J6msborg. » La Knytlinga saga confirme:
«Haraldr Gormsson [ ...] s'appropria le Holstein en Saxe et posséda une vaste province
(jarlsriki) en Vindland; il y fic faire J6msborg et y installa une grande armée. » Malgré les
réticences de nombreux savants, il ne paraît pas invraisemblable qu'une place fortifiée ou
non, un gros centre commercial, se soit trouvé à l'embouchure de !'Oder, près de l'actuelle
ville de Wollin. Des fouilles qui y ont été pratiquées ont mis au jour des ruines de fortifi
cations que l'on date d'environ 950, et l'archéologie n'a pas eu de peine d'y relever des
traces de passage des Danois. Adam de Brême évoque également une « forteresse slave »
appelée Jumne, qu'il situe à l'embouchure de !'Oder également: « Cette forteresse est sans
aucun doute la plus grande de toutes les villes d'Europe; ce sont les Slaves qui l'habitent,
mais des gens d'autres nations, <les Grecs et des barbares qui s'y transportent, ont la per
mission d'y habiter avec les mêmes droits que les autres, surtout s'ils n'y célèbrent pas
Saga des vikings de jômsborg 295
publiquement le sacrifice chrétien tant qu'ils y résident, car tout le monde y est encore
complètement aveuglé par l'hérésie païenne. [ ...] En cette ville il y a abondance de mar
chandises de toutes les nations du Nord, et l'on y trouve toutes les délices et tous les plai
sirs.» loue tend en effet à prouver que ce lieu a été d'abord, sinon continuellement, une
vaste place marchande. Ce qu'en dit Jômsvikinga saga ne saurait s'y appliquer. Que
Haraldr ait voulu y entretenir une défense territoriale est vraisemblable, ne serait-ce que
pour protéger les commerçants danois. Mais pas trace de forteresse.
46. En revanche, nous connaissons bien un certain nombre de forteresses vikings dont
certaines datent effectivement de l'époque où sont censés se passer les événements de Jôms
vikinga saga. On en connaît trois: Trelleborg, en Sjaelland, Aggersborg et Fyrkat en Jut
land et, à l'état de ruines seulement, Nonnebakken en Fionie. Leurs dimensions varient
(leur diamètre va de 137 m à Trelleborg à 240 m à Aggersborg), mais elles ont des caracté
ristiques communes: elles consistent en une enceinte circulaire de terre levée recouverte de
bois à l'intérieur comme à l'extérieur. Un profond fossé sec en V protège l'enceinte aux
endroits où le terrain ne constitue pas de défense naturelle. Cette enceinte est percée aux
quatre points cardinaux d'entrées sous forme de tunnels. De ces entrées partent deux rues
perpendiculaires qui découpent donc l'intérieur en quatre secteurs identiques chacun
occupé par quatre maisons à angle droit, dessinant ainsi une sorte de carré. Ces maisons
sont en bois et comportent chacune, avec leurs murs obliques et leur toiture en forme de
bateau renversé, une vaste salle centrale flanquée à chaque extrémité de deux salles plus
petites. On ne sait d'où elles tirent leur origine: on a cru longtemps qu'il fallait la chercher
dans le monde romain, arabe ou même byzantin (les mesures coïncidant à peu près avec
les unités de longueur byzantines) mais les recherches les plus récentes tendraient vers une
-origine frisonne, voire slave. Il est évidemment tentant d'y voir des manières de casernes
qui auraient servi de camps d'entraînement pour une milice permanente (une sorte d'ar
mée de métier à la disposition des rois danois) ou pour les armées de Sveinn Barbe four
chue ou de Knûtr le Grand se préparant aux grands raids sur l'Angleterre. Toutefois, la
présence, dans le voisinage immédiat, de tombes qui contiennent force cadavres de
femmes et d'enfants tendrait plutôt à nous y faire voir des sortes de places marchandes for
tifiées. Toutes ces fortifications datent de la fin du xe siècle ou du xi< siècle.
47. En tout état de cause, ce n'est pas du genre de fortifications dont il vient d'être
question dans la note précédente que nous parle ici jômsvikinga saga. Comme on l'a dit
plus haut, on ne connaît pas de « forteresse maritime» du type que nous décrit jômsvikinga
saga. Il est probable que les Islandais, ayant entendu parler vaguement, soit des forteresses
danoises décrites dans la note précédente, soit de quelque port vaguement fortifié, ont saisi
l'occasion pour ajouter au stock de légendes do'lt ils ont fait leur saga ce trait fantastique
de plus. Autre est la question concernant les fameux vikings de Jômsborg. Il n'est pas
déraisonnable de penser qu'une Mdnnerverband ait pu exister à l'époque. La seule chose
sûre est qu'il y a bien eu une formidable bataille à Hjorungavagr. En témoignent les
poèmes qui ont été composés sur le jar! Hakon et sur son fils Eirikr: le poème funéraire
(drâpa) composé par Pôrôr Kolbeinsson ou celui de Tindr Hallkellsson; Einar skalaglamm
(Tinte Plateaux) évoque de même dans sa Vellekla Sigvaldi et Bûi.
296 Sagas légendaires islandaises
longs bateaux en même temps, de telle sorte qu'ils fussent tous dans l'en
ceinte de la forteresse. Ce port fut inclus dans l'ensemble avec grande
habileté: il y eut une sorte de portail surmonté d'une grande arche de
pierre. Il y avait une herse devant le portail, que l'on verrouillait depuis le
port. Au-dessus de l'arche de pierre, on fit un grand bastion contenant des
catapultes. Quelques parties de la forteresse faisaient saillie dans la mer:
on appelle forteresses maritimes celles qui sont ainsi faites et à l'intérieur
desquelles se trouve le port.
48. Ces lois trouvent au moins deux parallèles dans des textes nordiques: dans la Saga
de Hd/fr et des Hd/firekkar (qui est une saga légendaire) et dans la Hirôskrd norvégienne,
qui énumère les devoirs et les prérogatives des hommes de la hirô royale. On ne voit pas
pour autant, les concordances étant assez lâches, de quelle source exacte a pu s'inspirer
l'auteur de Jômsvikinga saga.
Saga des vikings de j6msborg 297
49. La coutume évoquée ici est bien attestée: en cas de «raid» (strandhogg) le chef
viking plantait son étendard en un endroit donné, et c'est au pied de cet étendard que
devait être apporté tout le butin, dont la répartition se faisait ensuite entre les exécutants
sous les ordres du chef de bande.
298 Sagas légendaires islandaises
Sigurôr, surnommé Sigurôr Cape; leur fille s'appelait Porgunna, elle était
mariée depuis quelques hivers quand ceci se passa. Le roi Sveinn l'avait
demandée en mariage pour Aki, fils de Pâlnat6ki, et elle lui avait été
mariée.
Peu après leur union, ils avaient eu un fils nommé Vagn50.
Au moment où cela se passait régnait en Zélande un jarl nommé
Haraldr et surnommé Strût-Haraldr parce qu'il portait un couvre-chef
avec une grande pointe dessus51, tout en or et d'une taille telle qu'il valait
dix marcs d'or; c'est de là qu'il tenait son surnom de Strût-Haraldr. La
femme du jarl s'appelait Ingigerôr. Trois de leurs enfants sont nommés
dans cette saga: leur fils s'appelait Sigvaldi, il y en avait un autre, Porkell,
surnommé Porkell le Haut, et leur fille s'appelait Tôfa.
Aki, fils de Pâlnatôki, réside en Fionie avec grand honneur et dignité et
Vagn grandit là chez son père jusqu'à ce qu'il ait quelques hivers. On dit
de lui que, dès que l'on put peu ou prou discerner son caractère, il fut de
nature plus difficile à traiter que tous les autres qui avaient grandi là. Dans
toutes ses manières et son comportement, il était à peine supportable. On
raconte qu'il fut élevé tantôt chez soi comme ç'avait été le cas jusque là,
tantôt à Borgundarhôlmr chez V éseti, son grand-père, pour la raison que
l'on estimait pouvoir à peine le raisonner ou le tenir tant on le trouvait
difficile. De tous ses parents, c'était envers Bûi qu'il se conduisait le mieux
et c'était ce que celui-ci lui disait de faire qu'il exécutait le plus volontiers,
car c'était lui qui était le mieux à son goût. Mais il ne faisait aucun cas de
ce que lui disaient ses parents s'il n'était pas de leur avis, de quoi qu'il se
fût agi. C'était le plus beau des hommes et le plus avenant de visage, le
plus accompli et précoce en toutes choses.
Bûi, son oncle maternel, était un homme avare de ses propos, à l'ordi
naire plutôt silencieux et fier. Il était d'une telle force que l'on ne savait
pas bien jusqu'où elle allait. Ce n'était pas un bel homme, quoique d'al
lure impressionnante et imposante, et un fameux gaillard en tous points.
50. Pour Vagn, son nom étrange a suggéré à des savants anglais qu'il pourrait être
d'origine galloise, vaughn en gallois signifiant «petit». C'est vraisemblable: notre saga
s'intéresse de près aux rapports entre Danemark et Pays de Galles, rapports bien attestés
d'autre part.
51. Strût désigne en effet une sorte de capuchon pointu. Ce personnage a certainement
existé, et ses fils nous sont connus par coutes sortes de sources. Sigvaldi, toutefois, qui joue
le rôle principal dans les derniers chapitres de la saga, n'a pas laissé grandes traces, quant à
ses possibles exploits. Il n'en va pas de même pour I>orkell le Haut: lors des invasions en
Angleterre de Sveinn Barbe fourchue puis de Knutr le Grand, il tient une place de premier
rang. Les textes anglais et islandais (dont la Saga de Saint Ôldft) nous parlent de lui à loi
sir. Il sera fait, par Knutr le Grand, jar! de l'East-Anglia en 1017.
Saga des vikings de }ômsborg 299
17.
52. Une strophe du scalde Stefnir l>orgilsson, où il est sans doute question de Sigvaldi,
évoque en effet son nez laid: nefrbjûgt es nef: « son nez est crochu"·
300 Sagas légendaires islandaises
18. De Véseti
Il faut revenir à présent à Véseti: on lui a pillé celle de ses fermes qui
était la plus riche. cela vient bientôt à ses oreilles et le premier parti qu'il
prend est de tempérer l'impétuosité et la véhémence de ses fils, et d'aller
trouver lui-même le roi Sveinn, lui dire ce qui se passait avec les fils de
Haraldr, comment ils l'avaient pillé, dévalisant l'une de ses fermes, une
des plus riches qu'il possédât.
Le roi répond: «Je te conseille, dit-il, de rester tranquille d'abord. Je
vais envoyer un message à Stnh-Haraldr pour savoir s'il veut verser com
pensation pour ses fils, de sorte que tu obtiennes satisfaction; en ce cas, je
voudrais que tu te contentes de cela.»
Véseti rentre chez lui dans cet état et le roi Sveinn envoie aussitôt des
hommes trouver le jar! Haraldr pour lui demander de venir le voir. Sans
différer, le jar! s'en va trouver le roi qui lui fait bel accueil. Le roi s'en
quiert alors auprès du jar! Haraldr s'il est au courant du dommage que ses
fils ont fait à Véseti. Il dit qu'il ne le sait pas bien. Le roi lui dit qu'ils ont
dévalisé une de ses fermes, la plus importante, et le requiert de verser
compensation pour ces biens, pour que tout reste en paix. Mais le jar!
Saga des vikings de }6rnsborg 301
répond n'avoir pas encore reçu ces biens pour lesquels il devrait verser
compensation et que ce n'est pas son affaire si de jeunes gens prennent du
bétail ou des moutons pour se nourrir.
Le roi dit: «Alors, tu vas t'en aller chez toi dans cet état, dit le roi, et je
vous ai dit ma volonté. Mais je vais faire en sorte cependant que tu
prennes toi-même tes responsabilités envers les fils de Véseti, ainsi que
vis-à-vis de tes biens, et je ne m'en mêlerai aucunement puisque tu ne
veux pas tenir compte de ce que je te propose et ne veux faire que ce qu'il
te semble bon, mais j'ai le pressentiment que c'est malavisé.»
Le jar! Haraldr répond qu'il prendra lui-même ses responsabilités et
qu'il ne s'en remettra pas au roi - « et je n'ai vraiment pas peur de Véseti et
de ses fils. »
Après cela, le jalr Haraldr s'en va chez lui et l'on ne mentionne pas
qu'il se soit rien passé de notable dans son voyage.
Sur ce, il faut dire que Véseti et ses fils apprennent l'entretien du jar!
Haraldr et du roi Sveinn et quelles en avaient été les conclusions ainsi que
ce que le jar! avait dit avant de quitter le roi.
Donc, les fils de Véseti envisagent un plan d'action. Ils équipent trois
bateaux, gros tous les trois, avec deux cent quarante hommes dessus,
qu'ils arment du mieux qu'ils le peuvent; vont ensuite jusqu'à ce qu'ils
arrivent en Zélande et y dévalisent trois fermes du jar! Haraldr, les trois
. plus riches qu'il avait. Après quoi ils rentrent chez eux avec le gros butin
qu'ils ont pris.
Le message arrive bientôt au jar! Strut-Haraldr qu'il a été pillé et que
l'on a dévalisé ses trois fermes les plus riches. Il repense alors à ce que le roi
lui avait prédit. Il envoie donc aussitôt des hommes trouver le roi pour
qu'il veuille bien maintenant intervenir pour les réconcilier, déclarant
qu'il aimerait bien maintenant avoir son entremise. Mais le roi répond:
« Que le jar! Haraldr suive ses bons conseils, car moi, je ne m'en mêlerai
pas puisqu'il n'a pas voulu tenir compte de mes conseils quand nous avons
discuté de cette affaire; il y avait pourtant à juger de moins que mainte
nant! Qu'il fasse à son gré, je ne m'en mêlerai pas.»
Les messagers du jar! rebroussent chemin et lui disent la réponse du
roi.
« Il va donc falloir prendre nos propres conseils, dit le jar!, si le roi veut
se tenir à l'écart de cette affaire.»
Le jar! Haraldr se procure alors dix bateaux qu'il équipe de son mieux
302 Sagas légendaires islandaises
en hommes et en armes puis il part ;;.vec cette troupe jusqu'à ce qu'ils arri
vent à Borgundarholmr. Là, ils montent à terre et dévalisent trois fermes
de Véseti, qui n'étaient pas plus mauvaises que celles du jarl Haraldr que
les fils de Véseti avaient dévalisées.
Le jarl Haraldr revient en Zélande avec ce bien, estimant s'être bien
vengé par cette expédition.
On dit qu'il ne fallut pas longtemps pour que Véseti apprenne cela:
toute cette perte d'argent qui s'est produite, et il prend le parti d'aller aus
sitôt trouver le roi, qui lui fait bel accueil. Puis Véseti expose son affaire au
roi et s'exprime de la sorte: «Tu dois avoir appris, sire, dit-il, que les rela
tions sont pénibles entre le jarl Strut-Haraldr et moi depuis un moment,
et j'ai le pressentiment qu'il va y avoir guerre entre compatriotes eux
mêmes si vous n'intervenez pas entre nous. Il se peut que ce soit pis par la
suite, au point où nous en sommes, car il s'agit, de part et d'autre, de vos
hommes, sire. »
Le roi répond de la sorte: «Je vais me rendre sous peu au ping qui s'ap
pelle Iseyrarping53 , j'y convoquerai le jarl Haraldr et vous vous réconcilie
rez là grâce aux interventions des sages et à notre entremise; le jarl
trouvera alors que le mieux est que nous réglions cette affaire à notre gré,
d'autant que tu nous sembles bien agir sur ta cause. »
Après cela, Véseti s'en va chez lui, quelque temps se passe jusqu'à ce
que le roi Sveinn et sa suite se préparent à aller au ping.
Le roi Sveinn a cinquante bateaux: il a une si grande troupe parce qu'il
veut arranger tout seul les choses, pour tout ce qui s'est produit entre eux.
Le jarl Haraldr n'avait pas grand chemin à faire pour se rendre au ping
et il n'avait pas plus de vingt bateaux. Véseti s'en va aussi au ping et il n'a
que trois bateaux. On dit aussi que ses fils, Bui le Gros et Sigurôr Cape
n'étaient pas du voyage.
Maintenant que le roi, le jarl et Véseti étaient arrivés au ping, Véseti
planta ses tentes en bas, au bord de la mer près du chenal qui mène à l'em
placement du ping. Le jarl Strut-Haraldr avait planté ses tentes à quelque
distance de là, en remontant. Et le roi installa son campement entre les
deux.
Quand arriva le soir, on vit, du ping, dix bateaux qui faisaient voile
depuis la résidence du jarl Haraldr. Lorsqu'ils se furent approchés, ces
gens mirent leurs bateaux au mouillage puis ils montèrent à terre avec leur
escorte. Ils prirent aussitôt la direction du ping.
53. fseyri s'est appelé Is0re jusqu'au début du XIV' siècle. C'est aujourd'hui R0rvig, à
l'embouchure de l'Isefjord en Sjaelland. Comme il se trouve à peu près au milieu du
royaume danois, c'est un emplacement propice pour l'alping ou ping général du pays.
Saga des vikings de jomsborg 303
On reconnut bientôt que c'étaient les fils de Véseti, Bûi et Sigurôr, qui
étaient arrivés là. Bûi le Gros était vêtu princièrement, car il portait les
vêtements d'apparat du jarl Haraldr, vêtements qui valaient si cher que
leur prix se montait à vingt marcs d'or. Ils avaient également pris au jarl
deux coffres d'or si remplis que, dans chacun, il y avait dix centaines de
marcs d'or. Bûi le Gros avait mis sur sa tête la coiffure du jarl, celle qui
valait dix marcs d'or.
Ils vont donc au ping, les frères, tout armés et avec une troupe impé
tueuse, disposée en ordre de bataille. Arrivés là, Bûi prend la parole et
réclame le silence. Le silence s'étant fait, il dit au jarl Strût-Haraldr: «Il
s'agit à présent, jarl, dit-il, si tu reconnais tant soit peu les objets précieux
que tu vois resplendir sur nous, d'attaquer sans couardise si tu l'oses et
qu'il y ait quelque valeur en toi, pour la raison que voici longtemps que tu
t'entretiens à nos dépens, à nous autres parents. Me voici tout prêt à me
battre contre toi s'il y a quelque virilité en toi. »
Le roi Sveinn entend les propos de Bûi et voit bien qu'il ne conservera
pas son autorité s'il les laisse se battre, là, au ping sans s'interposer, alors
qu'il a tant fait pour qu'ils s'y réconcilient; aussi prend-il le parti de s'in
terposer et de ne pas les laisser se battre. Le résultat final de cette affaire est
que, par l'intervention et la puissance du roi, les deux partis doivent
accepter qu'il arrange seul les choses entre eux et selon son gré. Mais Bûi
stipule dans ces accords qu'il ne se séparera jamais des coffres d'or pris au
jarl non plus que de ses objets de prix; pour le reste, il prie le roi de faire à
son bon vouloir.
Le roi répond: « Tu fais le fier envers nous, Bûi, dit-il. Eh bien! aie satis-
faction pour les coffres d'or, mais que, d'autre part, le jarl reçoive autant
d'argent qu'il faut pour le satisfaire. Mais il faut que tu rendes, Bûi le Gros,
dit-il, les objets de valeur du jarl que tu as pris et que tu ne lui fasses pas
l'affront ou le déshonneur de le priver de ses vêtements d'apparat. »
En fin de compte, ce fut le roi qui décida et Bûi enleva les habits.
Le roi insistait tant pour que les objets de prix du jarl fussent restitués
parce que le jarl aurait tenu à déshonneur extrême de ne pas les avoir. Ils
s'entendirent donc pour que le roi arrange les choses entre eux comme il
l'avait décrété pour les objets de prix; quant au reste, il ferait selon ce qu'il
estimerait équitable entre eux.
Ensuite, le roi rend son verdict et traite ainsi cette affaire: comme il
avait dit auparavant qu'il fallait s'y attendre, Bûi doit sur le champ resti
tuer les objets de prix du jarl tout en gardant les deux coffres d'or en
accord avec le jarl. Ils devaient aussi rembourser les dégâts commis dans
les fermes du jarl Strût-Haraldr qu'ils avaient dévalisées. « Mais en
échange et pour vous honorer, il donnera en mariage sa fille T ofa à
304 Sagas légendaires islandaises
Or il n'y a que peu de temps que les frères sont chez leur père, que Bûi
le Gros fait savoir ce qu'il a en tête: il a l'intention d'aller à Jômsborg
chercher gloire et renom. Son frère Sigurôr veut aussi aller avec lui bien
que nouveau marie· et donc les frères se préparent à partir de chez eux; ils
ont deux bateaux et cent vingt hommes et veulent imiter ce qu'ont déjà
fait les fils de Strût-Haraldr, Sigvaldi et I>orkell. Ils se mettent en route,
arrivent à Jômsborg et mouillent aussitôt devant l'arche de pierre, aux
portes du port.
Quand les chefs de la forteresse, Pâlnatôki, Sigvaldi, et I>orkell le Haut
s'aperçurent de leur arrivée, ils s'avancèrent sur l'arche de pierre et Sigvaldi
reconnut les hommes qui commandaient les bateaux. Bûi prit la parole et
dit qu'il voulait se joindre aux vikings de Jômsborg avec son frère et toute
sa troupe, si Pâlnatôki voulait les recevoir.
Sigvaldi prit la parole: « Comment avez-vous, vous et mon père, le jar!
Strût-Haraldr, arrangé vos affaires, dit-il, avant de partir?»
Bûi répond: « Raconter nos démêlés, dit-il, est une longue histoire.
Mais en conclusion, le roi Sveinn a tout arrangé entre nous. Je ne peux pas
exposer brièvement tout ce que nous avons débattu ensemble, mais
réconciliés, nous le sommes à présent.»
Saga des vikings de jdmsborg 305
22.
Vagn s'en alla donc de chez lui avec cette troupe prometteuse: ils
avaient besoin de se procurer aussitôt des vivres et Vagn ne fut pas en
peine d'expédients, tout jeune qu'il était. Il commence par guerroyer d'un
bout à l'autre du Danemark, faisant des descentes à terre sans pitié, selon
ses besoins. Il pillait à la fois vêtements et armes et, pour finir, il ne man
quait ni d'armes ni d'armures ni de vivres lorsqu'il s'en alla du Danemark,
laissant les Danois se procurer de telles choses. Il avait en suffisance tout
ce dont ils avaient besoin avec ces deux bateaux.
Il va donc, jusqu'à ce qu'il arrive à Jômsborg. C'était tôt le matin au
lever du soleil. Vagn et ses hommes amarrent aussitôt leurs bateaux devant
l'arche de pierre. Quant aux chefs de la forteresse, Pâlnatôki, Sigvaldi,
Porkell, Bûi et Sigurôr, dès qu'ils aperçoivent cette troupe, ils vont dans le
bastion selon leur habitude et demandent qui est arrivé là. En réponse,
Vagn demande si Palnatôki est dans le bastion. Celui-ci répond que
l'homme qui est en train de lui parler s'appelle ainsi - «et qui sont ces
gens, dit-il, qui se conduisent si superbement?»
Vagn dit: «Je ne te cacherai pas mon nom. Je m'appelle Vagn, dit-il, et
je suis fils d'Âki de Fionie, votre proche parent, et je suis venu ici parce
que je voudrais entrer dans vos rangs, étant donné que l'on ne m'estimait
guère traitable à la maison et que mes parents s'estimaient satisfaits si je
m'en allais. »
Pâlnatôki répond: « Crois-tu probable, parent, dit-il, que l'on te consi
dère plus facile à fréquenter ici que chez toi où l'on ne pouvait guère,
sinon pas du tout, te supporter?»
Vagn répond: «On m'a menti, parent, dit-il, si tu ne peux pas tempé
rer mon caractère de sorte que je puisse vivre en compagnie de vaillants
hommes, et il faut que tu nous fasses honneur puisque nous sommes
venus te trouver. »
Alors Palnatôki dit aux vikings de Jômsborg: «Que vous semble+il
plus judicieux de faire, dit-il: accueillir ce parent Vagn et ses hommes, ou
non?»
Bûi le Gros répond: «Mon avis, dit-il, et c'est moi qu'il traite le mieux
de tous ses parents, est que nous ne l'accueillions jamais et qu'il ne pénètre
jamais dans la forteresse. »
Palnatôki dit alors à Vagn: « Il y a des gens, ici dans la forteresse, qui
s'élèvent contre toi, parent, dit-il, et même tes parents qui savent tout sur
ton compte.»
Vagn répond: « Est-ce que ces hommes, dit-il, qui sont là près de toi,
Saga des vikings de jômsborg 307
23.
Donc, après cela, Sigvaldi et ses hommes équipent deux bateaux et les
sortent de la forteresse pour se porter contre Vagn. Dès qu'ils se rencon
trent, ils portent bouclier contre bouclier et combattent. Et l'on raconte
que, d'emblée, Vagn et ses compagnons déchaînèrent sur Sigvaldi et ses
hommes un tel déluge de pierres55 qu'ils ne purent rien faire d'autre que
se protéger et se mettre à l'abri: encore ont-ils fort à faire, tant ces jeunes
gens sont véhéments. Dès que les pierres manquent, ils passent inconti
nent aux armes, engagent un combat rapproché et se battent à l'épée avec
une vaillance extrême.
En fin de compte, Sigvaldi battit en retraite, s'enfuit vers le rivage pour
54. Conformément à ce qui a été dit plus haut à propos du nfô, insinuer d'un homme
qu'il n'est pas viril est l'injure suprême. Au demeurant, la saga des vikings de Jomsborg
tout entière témoigne assez d'un idéal proprement viril, qui paraît typique de la mentalité
nordique au moins à l'époque où ont été rédigées les sagas.
55. N'en déplaise aux âmes romantiques, une bataille viking n'avait rien à voir avec un
preux récit de combat selon nos chansons de geste. Elle commençait (et consistait essentiel
lement en) par un déluge de projectiles divers, pierres surtout, comme notre texte l'atteste à
diverses reprises. Pour plus de détails, voir Régis Boyer, « La guerre en Islande à l'âge des
Sturlungar, armes, tactique, esprit» dans Inter-Nord n ° 11, décembre 1970, p. 184-202.
Saga des vikings de }omsborg 309
aller chercher des pierres. Mais Vagn et les siens se mettent à leur pour
suite et les attaquent maintenant à terre: Sigvaldi doit reculer, qu'il le
veuille ou non, et c'est alors le second assaut. Cette bataille est beaucoup
plus rude et violente que la précédente.
Et l'on raconte que cette attaque accabla durement Sigvaldi et ses
hommes. Pâlnat6ki et ses gens étaient dans le bastion de la forteresse,
observant de là le déroulement des opérations.
Donc Vagn et les siens attaquent ferme, si bien que Sigvaldi et ses
camarades tournent les talons jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la forteresse:
mais elle était verrouillée et fermée et ils ne purent y pénétrer. Il faut donc
faire demi-tour et se défendre ou, sinon, se rendre.
Pâlnat6ki et les vikings de J6msborg voient que ce sera de deuY choses
l'une: ou bien Vagn va écraser Sigvaldi et sa troupe, ou bien il va falloir
ouvrir la forteresse pour qu'il sauve sa vie, car il ne peut s'enfuir et ne le
voudrait pas non plus étant donné qui il est.
On en arrive au point que Pâlnat6ki ordonne d'ouvrir la forteresse -
« et tu n'es guère de taille, Sigvaldi, dit-il, à te mesurer à notre parent;
mais il est temps d'arrêter cette joute, car on vient de faire parfaitement
l'épreuve de ce que valent vos démêlés et vous pouvez savoir maintenant
ce qu'est chacun de vous. Mon avis, dit Pâlnat6ki, si cela vous convient,
est d'accueillir ce jeune homme et sa troupe bien qu'il soit passablement
plus jeune que ce que stipulent nos lois. Mon cœur se réjouit, dit-il,
d'avoir dans nos rangs un homme de cet âge et que nul n'ait prise sur lui.
On est en droit d'espérer que, par la suite, de tels hommes n'aient peur
de rien.»
On fait donc selon les prescriptions de Pâlnat6ki: on ouvre J6msborg
et l'on arrête la bataille entre eux. Vagn et tous ses hommes passent sous
les lois des vikings de J6msborg.
On dit que dans cette bataille entre Vagn et Sigvaldi, trente hommes
de Sigvaldi sont tombés et autant de Vagn. Pourtant, Vagn fut le seul des
deux à retirer de l'honneur de cette rencontre. De part et d'autre, beau
coup d'hommes avaient été blessés aussi dans la bataille.
Vagn est donc là, à J6msborg, par la volonté et le consentement de
tous les chefs, car leurs lois stipulaient que tous devaient être du même
avis, une fois arrivés là, même si auparavant il y avait eu contestations.
De Vagn, on dit qu'il devint un homme si sage et de si bonne
conduite, là à J6msborg, qu'il ne s'y trouvait homme plus sage et plus
zélé ou qui connût mieux toute sa chevalerie. Chaque été, il quitte le
pays, commandant un navire, et se livre à des expéditions guerrières: il
n'y avait aucun viking de J6msborg qui fût plus grand guerrier que lui en
fait de hardiesse.
310 Sagas légendaires islandaises
Trois étés de file à partir du moment où il est entré dans les rangs des
vikings de Jômsborg, ils sont en mer chaque été sur des bateaux de guerre,
remportant constamment la victoire. Lhiver, ils le passent à Jômsborg. Et
l'on parle d'eux un peu partout dans le monde.
Peu après, Palnatôki mourut et l'on estima que c'était une très grande
perte. Et l'on cessera ici de parler de l'un des meilleurs braves qui aient
jamais été.
26. De Sigvaldi
condition: il devra attirer ici Sveinn, le roi des Danois, de telle sorte que
tu l'aies en ton pouvoir. »
Après cela, le roi rapporte à Sigvaldi les propos qu'ils ont tenus, lui et
sa fille; ils se lient par serments fermes là-dessus, convenant que le tout
serait exécuté pour le troisième Jôl à venir. Au cas où Sigvaldi n'aurait pas
accompli ce qui venait d'être résolu entre eux, tous leurs accords seraient
annulés.
Sur ce, Sigvaldi s'en retourna à Jômsborg.
Ce même printemps, il partit de Jômsborg avec trois bateaux et trois
cent soixante hommes. Il alla jusqu'à ce qu'il arrive en Zélande, s'enquit
auprès des gens et apprit que le roi Sveinn était invité à un banquet non
loin de là. Estimant en savoir assez sur les faits et gestes du roi, il accosta
près d'un cap où il ne se trouvait aucun bateau à proximité: ce n'était pas
loin de la ferme où le roi banquetait, en compagnie de sept cent vingt
hommes.
Sigvaldi et ses hommes tournèrent vers le large les proues de leurs
bateaux, les attachant bord à bord l'un à l'autre et mettant toutes les
rames dans les trous de rames. Puis Sigvaldi envoya vingt hommes dignes
de confiance au roi Sveinn, leur prescrivant de lui dire qu'il voulait le voir
pour affaire urgente, et ceci encore, qu'il était malade et presque à l'article
de la mort - « vous direz aussi au roi que c'est pour lui une question de vie
ou de mort, ou presque. »
Les messagers s'en allèrent donc à la ferme et se présentèrent au roi,
dans la halle. Celui qui était leur chef présenta tous les messages pour
lesquels ils avaient été envoyés. En entendant ces nouvelles, le roi des
cendit aussitôt vers la côte pour trouver Sigvaldi, accompagné des sept
cent vingt hommes qui étaient là au banquet. Quand Sigvaldi sut que le
roi était en route, il se trouvait, dit-on, sur le bateau le plus éloigné de la
côte et il se mit au lit, faisant mine d'être d'une faiblesse extrême. Il dit
alors à ses hommes: « Lorsque trente hommes seront montés sur le
bateau le plus proche de terre, vous retirerez la passerelle et la rentrerez
dans le bateau en disant qu'il ne faut plus s'entasser dans le bateau si l'on
ne veut pas le faire couler; or je présume que le roi sera parmi les pre
miers. Et quand vingt hommes seront parvenus dans le bateau du
milieu, il faudra retirer la passerelle qui le rattachait au premier. Et
quand le roi sera arrivé sur le bateau le plus éloigné, avec neuf hommes,
on enlèvera la passerelle entre ces bateaux. »
On raconte donc que le roi arriva avec sa troupe, s'enquit de Sigvaldi
et on lui dit qu'il n'allait pas fort - « il est couché, dans le dernier
bateau.» Il monta dans le bateau le plus proche de la côte, puis passa de
bateau en bateau jusqu'à ce qu'il arrive à celui de Sigvaldi. Des hommes
Saga des vikings de jômsborg 313
le suivirent, mais les gens de Sigvaldi firent en tous points comme il le
leur avait indiqué.
Une fois arrivé avec neuf hommes sur le bateau où était couché Sig
valdi, le roi demanda si Sigvaldi était en état de lui parler: on lui dit que
oui, mais qu'il était au plus bas. Le roi alla ensuite à l'endroit où était
couché Sigvaldi, se pencha vers lui et demanda s'il était capable d'en
tendre ses paroles et quelles nouvelles il avait à lui dire et qui lui impor
taient tellement qu'il avait voulu qu'ils se rencontrent, selon le message
qu'il lui avait envoyé.
« Penche-toi un peu vers moi, sire, dit Sigvaldi; tu pourras mieux
entendre ma voix car me voici tout enroué.»
Et au moment où le roi se penche vers lui, Sigvaldi lui passe un bras
autour des épaules et, de l'autre, le saisit sous le bras; voilà qu'il n'est plus
faible du tout, et ce n'est pas mollement qu'il tient le roi. En même temps,
il crie à tout l'équipage de souquer le plus ferme possible sur les rames:
c'est ce qu'ils font, ils prennent le large en ramant tant qu'ils peuvent.
Quant aux sept centaines d'hommes, ils restent à terre, à regarder.
Alors, le roi prend la parole et dit: « Eh bien! qu'y a-t-il, Si gvaldi? dit
il, est-ce que c'est que tu veux me trahir, ou alors quelle est ton intention?
Il me semble, dit-il, que l'affaire est d'importance. Mais je ne vois pas bien
à quoi tout cela va aboutir.»
Sigvaldi répond au roi en ces termes: «Je ne vous trahirai pas, sire,
mais il va vous falloir maintenant aller avec nous jusqu'à Jômsborg où
nous ferons pour vous honorer tout ce que nous pourrons: vous et tous
les hommes qui vous accompagnent à présent serez les bienvenus chez
_nous; quand vous serez au banquet que nous avons préparé, vous saurez
la raison de tout et là, tu décideras seul de tout; quant à nous, nous te
rendrons tous hommage, comme il sied, et te ferons tout l'honneur que
nous pourrons.
- Force nous est d'y consentir, dit le roi, selon nos moyens.»
Ils allèrent donc jusqu'à ce qu'ils arrivent à Jômsborg et Sigvaldi servit
le roi comme il seyait, les vikings de Jômsborg firent en son honneur un
magnifique banquet, déclarant tous être ses hommes. Sigvaldi dit alors au
roi pour quelle raison il l'avait enlevé de son pays: il déclara avoir
demandé en mariage pour son compte une femme, la fille du roi Burizlâfr
- « et c'est la pucelle la plus belle et la plus accomplie que je sache, je me
suis chargé de cela par amitié pour vous, sire, à ce qu'il me semble, et je ne
voudrais pas que tu laisses échapper cet excellent parti.»
Sigvaldi avait fait en sorte que tous les vikings de Jômsborg certifient la
chose avec lui. Le roi demanda donc comment s'appelait b pucelle. « La
pucelle que j'ai demandée pour toi en mariage, dit Sigvaldi, s'appelle
314 Sagas légendaires islandaises
Gunnhildr. Pour moi, je suis fiancé à une autre de ses filles, celle qui s'ap
pelle Astriôr, mais c'est quand même Gunnhildr la plus éminente en
toutes choses, comme il se doit. Tu vas, ô roi, rester ici au banquet, àJ6ms
borg, et moi, je vais aller trouver le roi Bûrizlâfr, arranger cette affaire
pour nous deux. Il va falloir que tu me fasses confiance dans toute ton
affaire, et nous ferons en sorte que pour vous aussi, cela réussisse.»
Après cela, Sigvaldi alla trouver le roi Bûrizlâfr avec cent vingt hommes
et l'on fit en son honneur un grand et honorable festin. Au cours de son
entretien avec le roi, Sigvaldi déclara être venu épouser Astriôr, et qu'il
avait maintenant accompli ce qui avait été convenu: Sveinn, roi des
Danois, était venu à Jomsborg, ils l'avaient entièrement en leur pouvoir
pour faire de lui ce qu'ils décideraient et jugeraient avisé, et Sigvaldi
demanda au roi et à Astriôr de faire ce qu'ils tenaient pour le plus judi
cieux et le plus sage.
Tant le roi que sa fille Astriôr, après en avoir débattu, prirent conseil
auprès de Sigvaldi sur ce qui lui semblait le plus judicieux en cette affaire
qui concernait le roi Sveinn.
Sigvaldi répond: «J'ai passablement réfléchi à cette affaire, dit-il. Je
veux que tu donnes en mariage au roi Sveinn ta fille Gunnhildr et fasses
en sorte que son voyage jusqu'ici soit glorieux, mais que lui, pour obtenir
ce parti, t'abandonne tous les tributs que tu avais à lui verser jusqu'ici. Je
servirai d'intermédiaire entre vous là-dessus et je pousserai cette affaire de
telle façon que ce que je viens de vous conseiller se réalisera.»
Après cet entretien, Sigvaldi rebroussa chemin avec son escorte, cent
vingt hommes, jusqu'à ce qu'il retrouve le roi Sveinn, lequel lui demanda
aussitôt comment :;'était déroulée l'affaire.
« Elle est maintenant en votre pouvoir, sire, dit-il.
- Comment cela? dit le roi.
- Ainsi, dit Sigvaldi: si tu veux remettre tous les tributs du roi
Bûrizlâfr envers toi pour qu'il te donne sa fille en mariage. Considère éga
lement, sire, dit Sigvaldi, que tout te reviendra après sa mort et que ton
honneur s'accroîtra du fait que tu aies un beau-père qui ne soit tributaire
de personne, car l'on tient toujours les rois qui versent tribut pour moins
importants que ceux qui ne le font pas.»
Et Sigvaldi démontre donc au roi Sveinn, de toutes les façons, que c'est
ainsi qu'il doit voir la chose. Et il n'épargne ni les arguments de bon sens
ni l'éloquence. En fin de compte, le roi Sveinn se rendit aux raisons de
Sigvaldi et il eut envie que ce mariage se fit: la décision est donc prise, on
fixe la date du mariage, les deux noces devant avoir lieu en même temps.
Le moment venu, tous les vikings de J6msborg se rendent à la fête, le
roi Sveinn est du voyage et c'est en tous points un banquet magnifique, si
Saga des vikings de f6msborg 315
bien que tous ceux qui s'y trouvèrent ne se rappelaient pas qu'il y eût eu
en Vindland banquet plus glorieux que celui-là.
On raconte que le premier soir de la noce, les mariées mirent leurs
coiffes 56 de telle sorte que leur visage était voilé. Mais le lendemain matin,
elles étaient toutes joyeuses et avaient ôté leur voile.
Alors, le roi Sveinn examine soigneusement l'apparence des sœurs, car
il n'avait vu ni l'une ni l'autre avant ce banquet et ne savait de la beauté et
de la courtoisie des sœurs que ce que Sigvaldi lui en avait dit. Et l'on dit
alors que la femme que Sigvaldi avait épousée plut beaucoup plus au roi
Sveinn, elle lui parut plus belle et plus courtoise que sa propre femme, et
il pensa que Sigvaldi ne lui avait pas dit toute la vérité. Le roi Sveinn
trouva alors que Sigvaldi avait gravement manqué envers lui, il perça à
jour, avec le conseil des sages, tout son stratagème, cachant pourtant la
chose au tout venant et jouissant en ce banquet de toutes choses qui
avaient été faites pour son honneur et son renom, au point où on en était
venu. Et puis il lui revient maintenant de reprendre un tiers du Vindland
après la mort du roi Burizlafr.
Après quoi la noce se termine. Le roi Sveinn s'en va avec Gunnhildr, sa
femme, emmenant trente bateaux, une grande troupe et nombre d'objets
de prix. Quant à Sigvaldi, il s'en va à Jômsborg avec sa femme, Astriôr.
Et leurs lois changent fort maintenant, en rapport de ce qui avait ini
tialement été fixé par Palnatôki et d'autres sages. Les vikings de Jômsborg
s'en rendent compte mais ils restent tout de même tous ensemble dans la
forteresse quelque temps, et leur gloire est grande.
56. Ce sont les coiffes féminines typiques du Nord ancien, ou faldr. Elles étaient d'une
forme curieuse, recourbée vers l'avant, et comportaient un voile. On trouvera dans Lax
doela saga un épisode du même genre.
57. Florence de Worcester, en 1009, mentionne un Hemming, dux Danorum: il est
possible que ç' aie été le frère de Porkell lc Haut.
316 Sagas légendaires islandaises
58. Faire des vœux semble avoir fait partie du rituel obligé du sacrifice païen. Voir Régis
Saga des vikings de JrJrnsborg 317
bien que nous nous livrions maintenant à cet amusement-là, car j'ima
gine, tant vous êtes, vous autres vikings de Jomsborg, plus renommés par
toute la partie nord du monde que quiconque, que, sans aucun doute,
vous voudrez surpasser les autres si vous vous livrez à ce divertissement:
en cela comme pour le reste vous excellerez, et il est vraisemblable que
l'on conservera longtemps la chose en mémoire. Du reste, je ne me déro
berai pas à commencer ce jeu. Je fais le vœu, dit le roi, de chasser de son
royaume le roi Adalradr avant les prochaines nuits d'hiver, ou sinon, je
l'aurai abattu, obtenant ainsi son royaume. À toi maintenant, Sigvaldi, dit
le roi, et que ton vœu ne soit pas moins important que le mien.»
Sigvaldi répond: «C'est cela, sire, dit-il, je vais m'exprimer là-dessus. Je
fais le vœu, dit Sigvaldi, de ravager la Norvège d'ici trois nuits d'hiver avec
les forces dont je disposerai et de chasser le jarl Hakon du pays, ou de le
tuer; ou alors, c'est moi qui y resterai.»
Le roi Sveinn dit: « Voilà qui est bien, dit-il, et c'est un fameux vœu si
tu l'accomplis. Cela n'a rien de mesquin, et bonne chance à toi pour avoir
dit cela. Exécute bien et vaillamment ce que tu viens de dire. Maintenant,
à ton tour, Porkell le Haut, dit le roi, quel vœu vas-tu faire? Il est clair
qu'il te faut agir magnifiquement.»
Porkell répond: «J'ai réfléchi au vœu que je ferai, sire, dit-il. Je fais le
vœu, dit Porkell, de seconder mon frère Sigvaldi et de ne pas fuir avant de
voir la poupe de son bateau. Et s'il combat à terre, je fais le vœu de ne pas
fuir tant qu'il sera dans les rangs et que je verrai son étendard devant moi.
- C'est bien parlé, dit le roi Sveinn, et tu es un tel brave que tu le feras
certainement. Bui le Gros, dit le roi, à toi maintenant, et nous savons que
tu vas parler superbement, d'une manière ou d'une autre.
- Je fais le vœu, dit Bui, de seconder Sigvaldi dans cette expédition au
mieux de ma virilité et de ma bravoure et de ne pas fuir avant qu'il n'en
reste moins debout que d'abattus - et de tenir tout de même tant que Sig
valdi le voudra.
- C'est bien comme nous le supposions, dit le roi: c'est magnifique
ment parler de ta part. Et maintenant, à toi, Sigurôr Cape, dit le roi,
d'ajouter encore quelque chose après ton frère Bui.
- Mon vœu sera vite fait, sire, dit Sigurôr. Je fais le vœu de suivre
mon frère Bui et de ne pas fuir avant qu'il ait perdu la vie, si c'est cela que
veut le sort.
- Il fallait s'attendre, dit le roi, à ce que tu voudrais suivre ton frère.
59. Le surnom de Porkell donne à penser, surtout si l'on sait la suite de son comporte
ment: leira = « rivage boueux», « sol bourbeux»!
Saga des vikings de jômsborg 319
pour qu'il dise séance tenante quelle aide il apportera, dis qu'il t'en faudra
beaucoup, car le jarl Hakon a de grandes forces. Et si tu dois présenter si
rapidement tes exigences et insister si fermement auprès du roi, dit-elle,
c'est parce que je pense que, tant qu'il n'est pas sûr que l'expédition ait
lieu ou non, il rechignera moins à te donner ces bateaux. Une fois l'expé
dition résolue, je présume que tu n'aurais guère de renforts de sa part s'il
ne l'avait pas promis auparavant, car il voudrait bien que ce soit une expé
dition désastreuse autant pour toi que pour le jarl Hakon, et il serait ravi
qu'elle le soit pour tous les deux.»
On raconte que Sigvaldi fit comme Astriôr le lui conseillait.
Lorsque l'on se remet à boire ce jour-là, Sigvaldi est d'excellente
humeur et plaisante sur maintes choses, et voilà que le roi fait allusion aux
vœux de la veille au soir: la situation lui paraît excellente, et il estime
s'être joué comme il faut de Sigvaldi ainsi que de l'ensemble des vikings de
J6msborg. Pour Sigvaldi, il répond au roi dans les termes que lui a ensei
gnés Astriôr, et il s'enquiert de l'aide que le roi veut lui fournir.
On en vient au moment où le roi déclare avoir l'intention, lorsque Sig
valdi sera prêt pour cette expédition, de lui donner vingt bateaux.
Sigvaldi répond: « Ce serait une bonne aide, dit-il, de la part de n'im
porte quel riche bondi, mais pas de la part d'un roi et d'un chef comme
toi.»
Le roi répond alors, le sourcil un peu froncé, et demande: « Combien
penses-tu qu'il t'en faudrait si tu obtenais l'aide que tu désires?
- Ce sera vite dit, dit Sigvaldi: soixante bateaux exactement, tous
grands et bien équipés. Pour ma part, je n'en aurai pas moins, sinon
_davantage, encore qu'ils soient plus petits, car on ne peut savoir si tous vos
bateaux reviendront et il n'est pas sûr que ce sera ce qui se produira. »
Le roi répond: « Tous les bateaux seront prêts, Sigvaldi, quand tu seras
prêt à faire cette expédition, dit le roi. Raison de plus pour que tu t'y
engages, je fournirai ce que tu demandes.
- C'est bien agir, sire, dit Sigvaldi, et honorablement, comme il fallait
s'y attendre de votre part, et faites exécuter maintenant ce que vous venez
de promettre, car on va se mettre en route dès que cette fête où nous
sommes sera terminée. Remettez-nous tous les bateaux sans délai; pour la
troupe, nous la fournirons tous les deux.»
Alors le roi se tut, marqua une pause. puis dit tout à coup: « Il en sera,
Sigvaldi, dit le roi, comme tu le demandes, pourtant cela est allé plus vite
que je le pensais et je n'imaginais guère que tout se précipiterait ainsi.»
Alors Astriôr, la femme de Sigvaldi, dit: « Il ne faut pas vous attendre à
remporter une grande victoire sur le jarl Hakon si vous tardez à faire cette
expédition et qu'il l'apprenne et puisse se préparer à loisir: alors, vous
320 Sagas légendaires islandaises
Ils entreprennent donc leur expédition, ont bon vent et abordent dans
le Vîk en Norvège. Ils y arrivent tard le soir. La nuit même, ils se dirigent
sur la ville de Tunsberg60 et y parviennent avec toute la troupe vers les
minuit.
On mentionne un homme pour cette saga: il s'appelait Ôgmundr et
était surnommé Ôgmundr le Blanc. C'était un baron du jarl Hakon,
jeune par l'âge et très estimé du jarl Hakon. C'est surtout lui qui avait
l'administration de la ville de T unsberg lorsque ceci se passa.
60. La ville de Tûnsberg, aujourd'hui Tonsberg est un haut lieu de l'histoire de la Nor
vège, comme en témoignent les ruines encore visibles de son château.
Saga des vikings de jdmsborg 321
Arrivée dans la ville, l'armée l'investit presque complètement, tuant
force gens; puis ils prirent tous les biens qu'ils purent et n'y allèrent pas de
main morte. Les habitants ne se réveillèrent pas d'un bon rêve et beau
coup durent recevoir aussitôt des horions et subir assauts d'armes.
Ôgmundr le Blanc s'éveilla aussi, comme les autres, ainsi que ceux qui
dormaient dans le même logement que lui. Lui et eux prirent le parti de
s'enfuir jusqu'à un grenier d'où, leur sembla+il, ils pourraient se défendre
le plus longtemps, car il leur était impossible de parvenir à la forêt. Ce que
voyant, les vikings de J6msborg accoururent et se mirent à taillader d'ar
deur le grenier.
Ôgmundr et ses gens virent qu'ils ne pourraient se défendre: l'armée
qui était arrivée là était beaucoup plus vaillante et impétueuse qu'eux.
On dit qu'Ôgmundr résolut de sauter du grenier dans la rue et qu'il se
reçut debout sur ses pieds. Mais Vagn Âkason était auprès lorsqu'il par
vint en bas, il déchargea immédiatement un coup à Ôgmundr, le frappant
au bras au-dessus du poignet: la main resta à Vagn mais Ôgmundr par
vint à s'enfuir dans la forêt. Allait avec la main un anneau d'or; Vagn le
ramassa et le garda.
Quant à Ôgmundr, lorsqu'il fut arrivé dans la forêt, il s'arrêta à un
endroit où il pouvait entendre leurs voix, pour savoir s'il pourrait com
prendre, à leurs propos, qui était arrivé là. Il ne le savait pas encore et il
trouvait plutôt stupide de ne pas pouvoir le dire, au cas où il rencontrerait
d'autres gens, étant donné la punition qu'on lui avait infligée. Il découvrit
alors, à leurs propos et clameurs, que c'étaient les vikings de J6msborg qui
étaient arrivés là, et il sut aussi qui l'avait blessé. Après quoi il alla son che
min par les forêts et les bois et l'on dit qu'il y resta six jours et six nuits
avant d'atteindre un lieu habité.
Dès qu'Ôgmundr trouva des lieux habités et des gens, il reçut tous les
soins nécessaires, car beaucoup de monde le connaissait, c'était un
homme accompli et populaire. Il alla donc jusqu'à ce qu'il apprenne où
était le jarl, à un banquet, et alla le trouver. On donnait ce banquet en
l'honneur du jarl dans la ferme qui s'appelle Skuggi61 , l'homme qui offrait
ce festin s'appelait Erlingr, c'était un baron. Le jarl était à ce banquet avec
cent vingt hommes, et son fils Eirikr62 était avec lui.
63. Le Rogaland est une province du sud de la Norvège, donc Raumsdalr et Nordmœri
sont des districts.
324 Sagas légendaires islandaises
30.
31.
72. Cette strophe se trouve également dans la Saga d'Egill Skallagrimsson. Le «serpent
des blessures» est «l'épée», celui qui la brandit, le «guerrier». Endill est un roi de mer, son
«ski» est le «bateau».
73. Il est possible de traduire hlutr soit par «lots», soit, plus vraisemblablement, par
«amulettes». Le paganisme nordique connaissait de nombreuses amulettes, comme celles
de Freyr, de I>ôrr ou d'Ôôinn, que conservent divers musées scandinaves. Une amulette de
Freyr joue un rôle majeur dans la Saga des Chefs du Val-au-Lac (Vatnsdoela saga). La tra
duction de notre saga par Arngrîmr le Savant précise que les figurines dont il est question
ici étaient imagines ]ovis et Plutonis seu Odini quos Haquinus (= Hakon) venerabatur. Il
n'est pas indifférent qu'Arngrîmr assimile Ôôinn, qui est effectivement psychopompe et
dieu des morts, à Pluton, Jovis, ici, tenant sans doute pour I>ôrr.
Saga des vikings de }ômsborg 329
5. J'ai en main
de quoi faire fracture
à la tête de Bui,
funeste à Sigvaldi,
malheur aux vikings,
défense pour Hâkon.
Ce gourdin de chêne
sera
. .
s1 nous survivons
désastre des Danois.
32.
Après cela, les deux flottes s'affrontent dans la disposition que l'on
vient de détailler et dire. Le jar! Hakon y figure près de Sveinn, son fils,
pour le renforcer contre Sigvaldi. Une terrible bataille éclate alors entre les
deux flottes et l'on ne peut reprocher ni aux uns ni aux autres de ne pas
attaquer ou avancer. On dit qu'entre Sigvaldi et le père et son fils, la par
tie est égale, si bien que ni d'un côté ni de l'autre, les bateaux ne cèdent de
terrain.
À ce moment-là, le jarl Hakon et les siens s'aperçoivent que Bûi a pro
voqué une grande courbe dans leur ordre de bataille, là où il est, c'est-à-
74. Le fils et son père nous sont bien connus par la Saga de Viga-Glumr qui établit bien
que Vigfüss était scalde.
330 Sagas légendaires islandaises
dire dans l'aile nord, et que ceux qui se battent contre lui ont fait reculer
leurs bateaux, estimant que plus on est loin de lui, mieux c'est. Lui,
engage la poursuite de plus belle, leur déchargeant de grands horions, les
malmenant fort et faisant de grands ravages. Le jar! peut voir qu'il y a par
tie égale entre Eirîkr et Vagn pour le moment: ils sont à l'aile sud. Alors
Eirfkr retire le bateau sur lequel il se trouve personnellement, et Sveinn,
son frère, de même, et les frères se portent à l'attaque de Bûi pour se battre
contre lui: ils parviennent à reformer leur ordre de bataille, sans plus.
Quant au jar! Hakon, il se bat contre Sigvaldi pendant ce temps.
Quand Eirfkr revient dans l'aile sud, Vagn a fait une grande courbe
dans les rangs d'Eirfkr et les a fait battre en retraite. Les bateaux d'Eirîkr
ont été séparés, Vagn et les siens ont percé le front à cet endroit-là tant il
les a attaqués ferme. Quand il voit cela, Eirfkr se met dans une grande
colère, Proue-de-Fer attaque vaillamment le skeiô commandé par Vagn: ils
mettent leurs bateaux flanc à flanc et combattent de nouveau. Il n'y a pas
eu de bataille plus rude que celle qui se déroule maintenant.
Et l'on raconte que Vagn et Aslakr holmskalli sautent de leur skeiô sur
le Proue-de-Fer d'Eirfkr, chacun d'eux avançant ensuite le long de chaque
bordage et Aslakr frappe des deux mains, si l'on peut dire. Et Vagn de
même. Et chacun fait de tels ravages que tout le monde cède devant eux.
Eirfkr voit que ces hommes sont si intraitables et furieux que les
choses ne dureront pas longtemps ainsi et qu'il va falloir au plus vite
chercher à y remédier. Aslakr était chauve, à ce que l'on dit, et il n'avait
pas de heaume sur la tête: il s'expose tête nue ce jour-là. Le ciel est
brillant, il fait beau et chaud, beaucoup d'hommes ont enlevé leurs
habits à cause de la chaleur et ne portent plus que leur armure. Et donc
Eirfkr excite ses hommes contre eux, ils s'avancent contre Aslakr holm
skalli et portent les armes contre lui, lui assènent sur la tête et des coups
d'épée et des coups de hache, pensant qu'il n'y aurait pas d'autre moyen
de lui porter un coup fatal, puisqu'il était tête nue. Et pourtant, on
raconte que les armes rebondissaient sur le crâne d'Aslakr, que ce soient
haches ou épées, qu'elles ne mordaient pas et que les coups ricochaient
sur son crâne. Ils voient qu'il progresse ferme, quoi qu'ils fassent, et qu'il
fait de tels ravages, frappant des deux mains à grands coups redoublés et
abattant maint homme.
On raconte donc que Vigfüss, fils de Viga-Glûmr, trouve cet expé
dient: il empoigne une grosse enclume à nez pointu qui se trouvait sur
l'avant du pont de Proue-de-Fer et sur laquelle il venait de river les gardes
de son épée, qui s'étaient détachées, et il la jette sur la tête d'Aslakr holm
skalli de telle sorte que la pointe s'y enfonce aussitôt. Contre cela, Aslakr
ne put rien faire et tomba mort aussitôt.
Saga des vikings de ]omsborg 331
Pour Vagn, il avance le long de l'autre bordage et fait les pires ravages,
frappant des deux mains et en tuant plus d'un. Sur ces entrefaites, l>orleifr
Gourdin bondit sur Vagn et le frappe de son gourdin, le coup arrive sur le
haut du heaume qui se fend tant le horion est grand: Vagn s'incline et
titube, arrivant tout près de l>orleifr. Et tout en titubant, il décharge un
coup d'épée sur l>orleifr puis saute de Proue-de-Fer et retombe sur ses
pieds dans son propre skeiô. Et nul n'attaque plus furieusement que lui
alors, ainsi que tous ses hommes. Holmskalli et lui ont si bien dévasté le
Proue-de-Fer d'Eirîkr que celui-ci y fait monter des hommes d'autres
bateaux jusqu'à ce que le sien soit complètement rééquipé, car il pense
que c'est la seule chose à faire.
De nouveau, c'est une attaque forcenée contre Vagn et ses hommes.
Sur ce, Eirîkr et ses hommes voient que Hakon, son père, et sa flotte
sont revenus à terre: alors, il y a un répit dans la bataille.
33.
34.
75. Il y a beau temps que l'on a fait remarquer que s'agenouiller pour prier n'entrait pas
dans les habitudes du paganisme nordique ou germanique: l'auteur, ici, trahit sa culture
chrétienne.
332 Sagas légendaires islandaises
76. Le texte dit jùlltrui qui correspond en effet à ce que les catholiques entendent par
«patron » , «patronne». Le mot (celui ou celle en qui l'on a pleine confiance) traduit l'atti
tude que le Nordique ancien adoptait à l'égard de ses dieux: il attendait d'eux secours et
collaboration, il leur faisait confiance sur ces points, quitte à les bouder si sa requête n'était
pas entendue.
77. ]omsvikinga saga est l'une de nos meilleures sources concernant cette divinité. Son
nom admet diverses variantes intéressantes: si le second terme brûor («mariée » , «fiancée »)
est constant, le premier est Holga, comme ici, ou Horôa- ou Horga-, qu'il faut envisager
l'un après l'autre, en notant toutefois que brûor est parfois remplacé par troll!.
Il ne fait aucun doute que nous tenons là une figure fort ancienne, et que le jar! Hâkon
et sa famille lui vouaient un culte particulier, ce qui expliquerait aussi, d'autre part, les réti
cences de Hâkon à se convertir au christianisme. Il s'agit selon toute vraisemblance d'une
divinité protectrice de la fertilité-fécondité, la dénomination bruor s'attachant, dans
d'autres textes, à d'autres déités exclusivement vanes (tutélaires de la troisième fonction
dumézilienne), Freyja Vanabrûôr (fiancée des Vanes) et Skaôi (la femme de Njorôr, prin
cipal dieu vane) goobrûor («fiancée du dieu»).
Holgabrûôr serait la forme la plus ancienne et nous allons la gloser, mais si l'on retient
le terme Horôa, ce serait la divinité protectrice des habitants du Horôaland, et si l'on
prend Horga, ce serait la protectrice des tertres funéraires (horgr), qui furent aussi des lieux
de culte en plein air, en claire liaison, donc, avec les morts et traduisant leur culte.
Snorri Sturluson, dans son Edda et Saxo Grammaticus la mentionnent. Pour Snorri,
«on dit que le roi dont le nom est Holgi (ou Helgi) et d'après lequel s'appelle le Hâloga
land, fut le père de J:iorgerôr holgabrûôr». Helgi, dieu éponyme du Hâlogaland, ou héros
divinisé que les poèmes héroïques de !'Edda poétique présentent dans deux poèmes, Helga
kvioa Hundingsbana et Helgakvioa Hjorvarossonar, est raccordé par un biais généalogique à
Sigurôr Fâfnisbani. Il ,emble clair que ce héros de type solaire fut le prototype du héros
dans le Nord. Pour Saxo, le roi Helgi de Hâlogaland demande en mariage Pora, fille de
Gusi, roi des Finnois, mais est éconduit. Il parvient tout de même à obtenir J:iora avec
l'aide d'un certain Hoperus. Le culte de J:iorgerôr était répandu dans le Trondelag et le
Gudbrandsdal, où il y eut un temple à elle dédié: elle y figurait à côté d'Irpa (dont il sera
question plus bas) et de Porr, qui est peut-être une substitution récente à Helgi. La
Faereyinga saga note aussi que Hâkon avait un temple à Hlaôir, où figuraient diverses
représentations de dieux, dont J:iorgerôr. Le scalde J:iorleifr Scalde des Jarls mentionne éga
lement un temple à Porgerôr et à Irpa où se trouvait une hallebarde (atgeirr) appartenant
à Horgi = Helgi et que s'attribue Hâkon. Enfin, la Saga de Njdll le Brûlé, en son chapitre
88, décrit le temple que possédaient en commun le jar! Hâkon et Guôbrandr des Dalir:
«il vit Porgerôr assise. Elle était aussi grande qu'un homme fait. Elle avait un grand brace
let d'or et un capuchon. » Figurent également dans ce temple, là aussi, J:iorr et Irpa.
Concluons et à l'antiquité du personnage, et à l'évidence d'un culce voué à cette déité par
les jarls de Hlaôir. Le rôle tout à fait déterminant qu'elle joue dans notre texte - c'est elle,
et elle seule, qui défait les vikings de Jomsborg - est, même dans la perspective bien légen
daire où a choisi de se placer l'auteur, un bel exemple de survivance.
78. Elle est fâchée évidemment parce que Hâkon s'est laissé aller à se convertir au chris
tianisme, même s'il a abjuré ensuite.
Saga des vikings de jômsborg 333
79. Les sacrifices humains étaient apparemment bien connus du paganisme scandinave,
au moins aux époques lointaines, comme l'attestent les cadavres retirés des tourbières du
Danemark ou telle scène figurée sur le chaudron de Gundestrup. Snorri Sturluson dans
son Ynglinga Saga, entre autres, ou Saxo Grammaticus dans les premiers livres de ses Gesta
Danorum nous en donnent de nombreux exemples. Pour cruel qu'il soit, celui que va
consentir le jar! Hâkon n'est pas impensable - le sang royal étant sans doute tenu pour
spécialement propitiatoire. Vers 822, un diplomate arabe, Ibn Fadlân, nous décrit avec
force détails un tel sacrifice sur les bords de la Volga (traduction dans Régis Boyer, «Essai
sur le sacré chez les anciens Scandinaves», en tête de L'Edda poétique, Paris, Fayard, 1992,
p. 55-60).
80. Irpa, dont le nom est presque toujours associé à celui de Porgerôr Hêilgabrûôr, est
beaucoup moins bien connue de nous. Il n'est pas exclu que, tout comme sa «sœur», Irpa
ait été envisagée dans un contexte plus spécialement héroïque: le nom d'un des héros des
poèmes de !'Edda poétique, Erpr, qui pourrait être directement tiré de celui d'Irpa, le sug
gérerait.
334 Sagas légendaires islandaises
Donc Sigvaldi fait dégager son bateau, hélant Vagn et Bui pour qu'ils
prennent la fuite au plus vite.
Au moment où Sigvaldi détache son bateau de la flotte et appelle Bui
et Vagn, Porkell Longue-Taille saute de son bateau sur celui de Bui et
assène aussitôt à celui-ci un horion: cela se passe en un éclair. Il lui
tranche de haut en bas lèvres et menton, le tout tombe aussitôt dans le
bateau et les dents de Bui volent sous ce horion.
En recevant cette blessure, Bui dit: « Les Danoises auront plus de mal
à nous embrasser à Borgundarhôlmr, dit-il, si nous y retournons après
cela.»
Bui assène à son tour un coup à Porkell: le bateau était tout glissant à
cause du sang, Porkell tombe sur le bordage en voulant parer le coup,
lequel le prend par le milieu du corps et Bui le tranche en deux morceaux,
là, près du bordage.
Immédiatement après, Bui empoigne ses coffres d'or, un sous chacun
de ses bras, saute par-dessus bord avec ses deux coffres, et ni lui ni les
coffres ne sont jamais remontés, que l'on sache.
Certains disent que lorsque Bui grimpa sur le bastingage dans l'inten
tion de passer par-dessus bord comme il le fit ensuite, il aurait dit ces
mots: « Par-dessus bord, tous les hommes de Bui », dit-il, et aussitôt il
saute par-dessus bord.
Reprenons au moment où Sigvaldi se dégage de la flotte sans prendre
garde que Bui a sauté par-dessus bord. Il appelle donc Vagn et Bui pour
qu'ils s'enfuient comme lui. Et Vagn lui répond en déclamant une
strophe:
On dit que Sigvaldi avait pris froid dans la tempête: il se mit aux
rames pour se réchauffer tandis qu'un autre homme s'asseyait à la barre.
Vagn, ayant déclamé sa strophe, voit Sigvaldi: il lui jette une lance, pen
sant qu'il était assis à la barre, mais Sigvaldi était aux rames et ce fut celui
qui barrait qui reçut le coup. En jetant la lance, Vagn traita Sigvaldi de
misérable.
336 Sagas légendaires islandaises
I>orkell le Haut, frère de Sigvaldi, s'en alla dès que Sigvaldi fut parti;
il avait six bateaux; Sigurôr Cape fit de même, car Bui, son frère, était
passé par-dessus bord et il n'y avait plus à l'attendre. I>orkell et Sigurôr
estiment l'un et l'autre avoir accompli leur vœu et ils vont tous jusqu'à ce
qu'ils arrivent au Danemark ayant amené avec eux vingt-quatre bateaux.
Quant à tous ceux qui étaient rescapés sur les bateaux restants, ils sautent
tous sur le skeiô de Vagn et s'y défendent furieusement tous ensemble,
jusqu'à ce qu'il commence à faire noir. Alors cessa la bataille, mais il y
avait encore beaucoup d'hommes en vie sur le skeiô de Vagn: le jour ne
fut pas assez long pour que le jar! Hakon et ses gens inspectent les
bateaux afin de voir qui était en vie et qui pourrait survivre. Ils firent
monter la garde pendant la nuit pour qu'aucun des vikings de Jomsborg
ne parvienne à s'échapper des bateaux, et ils enlevèrent tout le gréement
des bateaux.
Cela fait, le jar! Hakon et ses gens rament jusqu'à terre, plantent leurs
tentes et pensent pouvoir maintenant se vanter d'avoir remporté la vic
toire. Puis ils pèsent les grêlons et éprouvent ainsi l'excellence des sœurs
I>orgerôr et lrpa, considérant que la preuve en est faite: on raconte que
chaque grêlon pesait une once82, ils les pesèrent dans des balances.
Après cela, on panse les blessures des hommes: le jar! Hakon lui-même
et Guôbrandr des Dalir passent la nuit à veiller.
35. De Vagn
83. «Le coursier de la mer»: «le bateau»; son «messager»: «le marin», «le guerrier».
«Le feu des blessures»: «l'épée», sa «piste» (ou «sa trace»): «la blessure». Cette dernière
kenning* est ojljost; c'est-à-dire défectueuse parce que «trop claire»: le terme à trouver ne
devrait pas figurer dans la kenning elle-même (sdrelda spjor, où sdr, «blessure», figure
déjà). «Le dispensateur d'or»: kenning convenue pour: «chef», «prince», «grand guer
rier». «Lanneau des îles>>: « la n1er»; son «cavalier»: «le 1narin».
338 Sagas légendaires islandaises
l'autre, sans douceur, par une corde. Le jarl et ses hommes sortent leurs
provisions et s'installent pour manger, le jarl ayant l'intention de faire
abattre tous les vikings de J6msborg, à loisir, pendant la journée, mainte
nant qu'on s'est emparé d'eux.
Avant qu'ils s'installent pour manger, les bateaux des vikings de J6ms
borg ainsi que leurs biens sont amenés à terre et tout est transporté à
l'étendard: le jarl Hakon et sa troupe se répartissent tout le bien entre
eux, ainsi que les armes, estimant avoir remporté en tous points une
grande victoire puisqu'ils ont tout le bien, qu'ils ont capturé les vikings de
J6msborg après en avoir chassé quelques-uns et tué la plupart. Et ils se
vantent à grand bruit.
Maintenant que le jarl et ses hommes sont restaurés, ils sortent du
campement et se rendent à l'endroit où sont les prisonniers. Et l'on dit
que Porkell Leira fut désigné pour les abattre tous.
Auparavant, ils s'adressent aux vikings de J6msborg et leur demandent
si ce sont des hommes aussi rudes qu'on le dit. Mais les vikings ne répon
dent rien, que l'on sache.
II faut raconter maintenant que, sur ce, quelques hommes qui sont
gravement blessés sont détachés de la corde. Skofti Karkr et d'autres
esclaves les avaient gardés et tenaient la corde. Maintenant que les
hommes sont détachés, les esclaves s'occupent à entortiller les cheveux des
vikings de J6msborg autour de baguettes84. Et donc, on avance d'abord
les blessés, dans cet appareil, Porkell va à eux ensuite et décapite chacun
d'eux, puis il demande à ses camarades s'il a changé de couleur, ce faisant,
et qu'ils l'aient remarqué, « car on dit, dit-il, que l'on change de couleur
quand on abat trois hommes à la file.»
Le jarl Hakon lui répond: «Nous n'avons pas vu que tu aies changé de
couleur, dit le jarl, mais il me semble pourtant que cela t'est arrivé aupa
ravant.»
On détache de ses liens le quatrième homme, on entortille ses cheveux
autour d'une baguette et on le conduit à l'endroit où Porkell les décapite.
Cet homme aussi est grièvement blessé. Arrivé là, Porkell lui parle avant
de l'exécuter et lui demande ce qu'il pense de mourir. Il répond: «Je l'en
visage sans déplaisir, dit-il. Il va en être de moi comme il en a été de mon
père: je vais mounr».
84. Pour les relever au-dessus du cou et ne pas gêner l'exercice de l'épée de l'extérieur.
340 Sagas légendaires islandaises
37.
85. Eitt sinn skal hverr deyja: ce dicton revient souvent dans les sagas, il figure dans la
célèbre strophe que dit au moment de mourir un certain I>ôrir jokull, dans la Sturlunga
Saga (Îslendinga saga, strophe 74):
86. Évocation ici de l'essentiel de l'éthique nordique ancienne: la seule chose qui
importe est la réputation que l'on laisse. On pense aussitôt aux deux strophes les plus
célèbres des Hdvamdl, le grand texte éthique de !'Edda poétique:
Saga des vikings de jômsborg 341
87. Le jeu de mots sur lequel repose toute cette scène n'est simplement pas traduisible.
Lhomme crie« Bélier» (hrûtr) pour faire pièce aux innombrables, dit-il,« brebis» que hur
laient les hommes du jar! Hâkon pendant la bataille de la veille. Brebis se dit aer (pro
noncé, à l'époque, «êr», accusatif d prononcé â très long, presque oh!). Il veut faire
342 Sagas légendaires islandaises
entendre que, sous les coups des vikings de J6msborg, les hommes du jar! Hakon pous
saient des cris de douleur (eh! oh!) équivalents de notre aïe!, et c'est en jouant sur le
double sens de aer ou d (à la fois: «brebis» et onomatopée de douleur) qu'il fait allusion
aux béliers!
Saga des vikings de jômsborg 343
nous devons le pis. Pourtant, je ne vois pas que j'aille te le retirer des
mains et tu feras à ton gré pour cette fois.»
Et donc, on en reste là, comme Eirfkr le veut.
Le jarl Hâkon dit à Porkell Leira: « Continue à décapiter prompte
ment ces hommes», dit-il.
Eirikr répond: « On n'abattra personne, dit-il, avant que je n'aie parlé
avec eux. Je veux savoir qui est chacun d'eux».
88. Lusage est attesté en effet: lorsqu'un homme tue un hirômaôr, un homme de la
hirô d'un chef, il peut prendre sa place pour compenser une brèche dont il a été cause.
Pareil usage est noté dan, la Saga de Njâll le Brûlé à propos de Kâri.
346 Sagas légendaires islandaises
39.
89. L:usage de mêler de la farine au bain pour adoucir la peau semble avoir été répandu.
Cironie voilée d'Âstrîôr à l'égard de Sigvaldi est ainsi soulignée.
Saga des vikings de }ôrnsborg 347
Sigvaldi répond: « Il pourrait m'arriver dans la vie des choses pour les
quelles tu n'aurais pas tant à chanter victoire, dit-il, er sois satisfaite des
choses telles qu'elles sont.»
Et l'on ne rapporte rien de plus de leur conversation pour cette fois.
Sigvaldi régna sur la Zélande quelque temps ensuite, on le tenait pour
le plus sage des hommes sans pour autant percer toujours à jour ses des
seins, et l'on raconte grandes nouvelles de lui dans d'autres sagas. Pour le
jar! Hakon, il régna sur la Norvège peu de temps ensuite, on le tenait
pour le plus glorieux en toutes choses, de même que ses fils.
On ne raconte pas ici ce qu'il advint de Sveinn Bûason, s'il resta avec
Eirikr ou fit autre chose de lui-même, mais Sigurôr Cape, frère de Bûi,
s'en alla au Danemark, reprit le patrimoine de Véseti, à Borgundarholmr,
et y vécut longtemps, tenu pour le meilleur des braves: lui et Tofa eurent
une nombreuse descendance et ils firent bon ménage.
SAGA D'YNGVARR LE GRAND VOYAGEUR
Ces deux textes ont été publiés par les éditions Anacharsis, en 2009, sous le titre La Russie
des Vikings.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur
1. La Suède.
2. Le pays des Gautar, qui est l'une des deux r,wplades habitant la Suède à l'époque.
Cette région se situe dans le sud de la Suède.
3. Garôariki est la désignation conventionnelle de ce que nous appelons Russie. Garôr
signifie à proprement parler «enceinte», «enclos», c'est le même mot que le russe gorod.
Garôariki serait donc le «royaume (riki) des endos». La coutume des Slaves était en effet
de ceindre leurs villes de palissades. Il est possible que les Scandinaves aient été frappés de
ce trait.
354 Sagas légendaires islandaises
Quelques hivers8 plus tard, le roi qui s'appelait Jarizleifr et qui régnait
sur le Garôarfki demanda en mariage Ingigerôr. Elle lui fut accordée et
elle s'en alla dans l'Est avec lui. Quand Eymundr apprit cette nouvelle, il
s'en fut à l'Est, le roi Jarizleifr lui fit bel accueil, ainsi qu'Ingigerôr, car il
y avait alors grande guerre en Garôarfki, Bûrizlafr 9 , frère du roi Jarizleifr
attaquait les états de son frère. Contre lui, Eymundr livra cinq batailles,
et dans la dernière, on s'empara de Bûrizlafr et on l'aveugla et on l'amena
au roi. Eymundr acquit là grands biens en or et en argent et en toutes
sortes de trésors et d'objets de grand prix. Alors lngigerôr dépêcha des
hommes trouver le roi Ôlafr, son père, et demanda qu'il renonce aux
terres qui appartenaient à Eymundr, et qu'ils soient réconciliés plutôt
5. De l'expédition d'Yngvarr
14. Voirfrilla *.
15. Comprendre que ces bateaux ont des équipages complets ainsi que tout le matériel
requis.
360 Sagas légendaires islandaises
16. C'est-à-dire dans l'est de la Russie et non en Asie, sens que peut aussi avoir le terme
employé ici, «Austrrîki».
17. Nous savons que, comme toutes ses congénères, cette saga baigne dans la magie.
Évêque à part, il semble bien que ce détail corresponde à un rite.
18. Qui est un prêtre, comme il nous est dit au chapitre suivant.
19. Donc« Ketill de Garêlar», ce dernier terme s'appliquant également à la Russie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 361
Puis ils cinglèrent bien des jours et par maints districts jusqu'à ce qu'ils
remarquent que les animaux avaient d'autres habitudes et couleurs, ce
dont ils déduisirent qu'ils s'éloignaient de leurs propres districts et pays.
Un soir, ils virent loin d'eux ce qui leur parut être une demi-lune se levant
du sol. La nuit suivante, c'était à Valdimarr de monter la garde. Il descen
dit à terre et chercha l'endroit qu'ils avaient vu. Il arriva à une surélévation
de couleur dorée et vit que la cause en était que l'endroit était tout couvert
de dragons. Comme ils dormaient, il tendit le manche de son épieu jus
qu'à un lieu où se trouvait un anneau d'or et le tira vers lui. Alors, un des
petits dragons se réveilla et il tira de leur sommeil tous les autres jusqu'à ce
que Jakulus20 lui-même fut réveillé. Valdimarr se hâta de revenir aux
bateaux et dit à Yngvarr toute la vérité. Yngvarr ordonna à ses hommes de
se préparer à lutter contre le dragon et de diriger leurs bateaux vers une
autre partie du port de l'autre côté de la rivière, et c'est ce qu'ils firent.
Puis ils virent un terrible dragon qui traversait la rivière en volant. Beau
coup eurent tellement peur qu'ils allèrent se cacher. Quand Jakulus arriva
au-dessus d'un bateau que dirigeaient deux prêtres, il vomit tant de venin
que bateau et équipage périrent. Ensuite, il retourna à sa demeure en
volant au-dessus de la rivière.
Puis Yngvarr navigua pendant bien des jours en suivant la rivière. Alors
s'élevèrent à leurs regards des villes et de grands lieux habités, et ils virent
une belle cité. Elle était faite de marbre blanc. En s'approchant de cette
ville, ils virent une grande foule de femmes et d'hommes. Ils furent très
impressionnés par la beauté de cette ville, ainsi que par la courtoisie21 des
femmes, car beaucoup étaient fort belles à voir. Toutefois, l'une les surpas
sait toutes tant par le vêtement que par la beauté. Cette éminente femme
fit signe à Yngvarr et aux siens de venir la trouver. Alors Yngvarr quitta
son bateau et alla trouver cette noble dame. Elle demanda qui ils étaient et
où ils se rendaient, mais Y ngvarr ne répondit rien parce qu'il voulait
savoir si elle était capable de parler d'autres langues; et il s'avéra qu'elle
parlait le romain, l'allemand, le danois et le russe et beaucoup d'autres qui
avaient cours sur la Route de l'Est22.
Quand Yngvarr comprit qu'elle parlait ces langues, il lui dit son nom
et lui demanda le sien et quel titre elle avait.
«Je m'appelle Silkisif 23 , dit-elle, et je suis reine de ce pays. »
Elle invita Yngvarr à venir à la ville, ainsi que toute sa troupe. Il
accepta. Les gens de la ville prirent leurs bateaux avec tout leur gréement
et les montèrent dans la ville. Yngvarr habita une halle avec toute sa
troupe et la barricada soigneusement, car partout alentour, il y avait quan
tité de pratiques idolâtres. Il leur ordonna de se garder de toute fréquen
tation des païens, et il interdit à toutes les femmes de pénétrer dans sa
halle en dehors de la reine. Certains hommes ne se soucièrent nullement
de ses propos, et il les fit tuer, ensuite personne ne se fia à enfreindre ce
qu'il prescrivait.
Cet hiver-là, Yngvarr resta là, tenu en grande faveur, car la reine ainsi
que ses conseillers étaient chaque jour en conversation avec lui, ils échan
geaient toutes sortes d'informations. Yngvarr lui parlait constamment de
Dieu tout-puissant, et cette foi lui plaisait beaucoup. Elle aimait tant
Yngvarr qu'elle lui offrit de s'approprier tout son royaume et le titre de
roi, et pour finir elle se remit elle-même en son pouvoir s'il voulait s'éta
blir là. Mais il déclara vouloir d'abord explorer la longueur de la rivière
et qu'il accepterait ce parti ensuite.
«agents» susceptibles d'agir pour le compte des vikings/varègues. Il est notable qu'aujour
d'hui encore,«interprète» se dit tolk dans les langues scandinaves, tolk étant un terme slave.
En second lieu, on ne se méprendra pas sur les termes utilisés ici:«romain», rômverskr,
renvoyant, à mon sens, aussi bien à «romain» (donc latin?) qu'à «roman», donc les
langues romanes. «AHemand», fyverskr ou fyoverskr est l'«allemand», c'est-à-dire ce que
les linguistes appellent aujourd'hui le bas allemand, parlé grosso modo dans l'Allemagne
actuelle. Pour «danois» (dansk), il correspond aussi bien à ce que nous appelons suédois
que norvégien que danois proprement dit - norrois serait la bonne dénomination mais la
confusion (en français) avec le vent du Nord a proscrit cet usage - la langue - commune à
très peu de chose près - parlée dans toute la Scandinavie, disons autour de l'an mille et
quelques siècles ensuite encore, s'appelle dans les textes anciens donsk tunga ou norramt
mdl: langue«danoise» ou«parler norrain». Reste le grec, girskr, parlé, rappelons-le, aussi
bien en Grèce proprement dite qu'à Byzance. Mais il existe une forme tout à fait apparen
tée du mot, gerskr, qui renvoie cette fois à «russe»: cette petite nomenclature donne par
faitement idée de ce qu'était la Route de l'Est, notamment à partir des idiomes qui y
étaient employés, excellent critère, comme on le sait, de caractérisation. Au demeurant,
«Route de l'Est», qui fait l'objet précis du présent ouvrage, figure fréquemment sur les
inscriptions runiques ou dans les sagas légendaires.
23. Sur les prénoms féminins en -sif, qui sont peu nombreux, comme Silkisif, Ellisif,
Hildisif, on ne peut que conjecturer. Notons que Sif est une déesse, épouse du dieu Pôrr,
et que ce mot est souvent employé en poésie scaldique pour«femme», tout simplement:
ce serait un heiti* destiné à montrer la«science» de l'auteur! On remarquera que silki- est
«soie», tout comme le Serkland dont nous parlerons, peut fort bien être le Pays de la Soie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 363
Au printemps, Yngvarr se prépara à s'en aller et souhaita bonne conti
nuation à la reine et à son peuple. Il suivit la rivière jusqu'à ce qu'il arrive
à une grande cascade dans une gorge étroite. Il y avait là de hautes
falaises, si bien qu'ils durent haler leurs bateaux avec des câbles. Puis ils
les remirent à flot et poursuivirent aussi longtemps qu'ils ne notèrent
rien de spécial24. Mais l'été passant, ils virent une quantité de bateaux
ramant à leur rencontre. Ils étaient tous ronds avec des rames tout
autour du bordage. Ils se portèrent à leur rencontre de telle sorte
qu'Yngvarr n'avait rien d'autre à faire que de les attendre, car ces bateaux
allaient comme l'oiseau vole. Mais avant qu'ils ne se rencontrent, un
homme de cette troupe se leva. Il était vêtu de la magnificence royale et
parlait force langues. Yngvarr se tut. Alors l'homme dit quelques mots en
russe. Yngvarr comprit qu'il s'appelait Jôlfr et qu'il était d'une ville appe
lée Heliôpôlis25 . Quand ce roi sut le nom d'Yngvarr et d'où il était venu
et où il avait l'intention de se rendre, il lui offrit de loger chez lui pour
tout l'hiver, dans sa ville. Yngvarr déclara n'avoir pas le temps de s'attar
der et refusa. Le roi insista pour qu'il reste là l'hiver. Yngvarr dit qu'il en
serait ainsi. Ils menèrent leurs bateaux jusqu'au port et montèrent à terre
et se rendirent à la ville. Ils regardèrent en arrière et virent que les gens
de la ville portaient leurs bateaux sur leurs épaules26 et les menaient en
ville où on pourrait les garder sous verrou. Ils virent dans toutes les rues
grands rites païens. Yngvarr ordonna à ses hommes de prier d'ardeur et
d'être fidèles. Jôlfr leur donna une halle, et cet hiver-là, Yngvarr surveilla
ses hommes de telle sorte qu'aucun ne se pollue en fréquentant les
femmes et autres pratiques païennes. Quand ils allaient faire leurs
besoins, ils s'y rendaient tout armés et fermaient la halle au verrou pen
dant ce temps. Personne ne devait pénétrer sauf le roi. Chaque jour, il
était en conversation avec Yngvarr et chacun des deux disait à l'autre les
nouvelles, anciennes ou récentes, de son propre pays.
24. Il est très important de noter que ces dernières phrases coïncident avec les com
mentaires que fait Constantin Porphyrogénète sur le trajet emprunté par les Rus de Kiev
vers la mer Noire dans son De Administrando Imperia.
25. Ce nom sort probablement des Étymologies d'Isidore de Séville.
26. La courume du portage à dos d'hommes, que les exécutants soient des Varègues ou
d'autres, semble bien attestée. Il est impossible, <'n effet, de se rendre de l'embouchure de
la Neva à la mer Noire en naviguant constamment: sur de très brèves distances, il n'y a
plus de voie d'eau et il faut, en effet, porter à dos d'hommes ou rouler le bateau sur des
rondins. Au XVIe siècle encore, le célèbre Olaus Magnus, dans l'un de ses ouvrages les plus
célèbres (Histoire et description des peuples du Nord, éd. et trad. Jean-Marie Maillefer, Les
Belles Lettres, coll. « Classiques du Nord», 2004) représente un de ces bateaux porté à dos
d'hommes, précisément.
364 Sagas légendaires islandaises
Yngvarr demanda s'il savait d'où coulait cette rivière, et Jôlfr déclara
savoir à coup sûr qu'elle coulait de la source « que nous appelons Lindi
belti. De là coule aussi une autre rivière jusqu'à la mer Rouge et il y a là un
grand tourbillon qui est appelé Gapi. Entre la mer et la rivière, il y a ce
cap qui s'appelle Siggeum. La rivière coule à courte distance avant de
tomber des rochers dans la mer Rouge, et nous appelons cet endroit la fin
du monde. Mais dans cette rivière que tu as suivie, il y a des malfaiteurs
sur de grands bateaux qu'ils recouvrent de roseaux de sorte que l'on croit
que ce sont des îles, et ils ont toutes sortes d'armes et de feux grégeois27 et
ils tuent les gens plus par le feu que par les armes. »
Les gens de la ville pensèrent que leur roi ne se souciait aucunement
de ce dont ils avaient besoin, à cause d'Yngvarr, et ils menacèrent de le
chasser et de prendre un autre roi. Ce qu'entendant, Yngvarr pria le roi
de faire ce que son peuple voulait. C'est ce que celui-ci fit. Le roi pria
Yngvarr de l'aider à se battre contre son frère. C'était le plus puissant
d'eux deux et il avait été fort injuste envers son frère. Yngvarr promit de
l'assister quand il reviendrait.
I..:hiver passé, Yngvarr s'en fut avec toute son armée saine et sauve hors
du royaume de Jôlfr. Quand ils eurent voyagé un moment, ils arrivèrent à
une grande cascade. Il en émanait un tel ouragan qu'ils durent accoster.
En arrivant à terre, ils virent les traces d'un énorme géant. Elles faisaient
huit pieds de long. Il y avait là des falaises si hautes qu'ils ne purent haler
leurs bateaux avec des cordes. Ils firent progresser leurs bateaux le long des
rochers aux endroits de la rivière où le courant s'apaisait un peu. Il y avait
là un petit intervalle entre les rochers et c'est là qu'ils abordèrent, le sol
était plat et détrempé. Yngvarr leur ordonna d'abattre des arbres et de se
fabriquer des outils pour creuser, ce qu'ils firent. Puis ils se mirent à creu
ser, mesurant à partir de là la profondeur et la largeur du chenal pour y
faire couler la rivière. Ils y passèrent des mois avant de pouvoir y faire pas
ser leurs bateaux.
Lorsqu'ils eurent avancé longtemps, ils virent une maison à côté de
laquelle se trouvait un géant si terrible qu'ils crurent que c'était le diable.
Ils eurent grand peur et implorèrent la miséricorde de Dieu. Yngvarr
demanda alors à Hjâlmvigi de chanter des cantiques à la gloire de Dieu
27. Je traduis ainsi skoteldr, littéralement« feu que l'on lance», mais il est tout à fait
vraisemblable que les varègues ont vu maintes fois d'authentiques feux grégeois.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 365
car c'était un excellent clerc, et ils promirent de jeûner six jours et six
nuits en priant. Ensuite, le géant s'éloigna de la maison en suivant la
rivière en aval. Lorsqu'il fut parti, ils se rendirent à la maison et virent
une puissante fortification autour. Ils y entrèrent et virent que la maison
était soutenue par un unique pilier; il était fait d'argile. Puis ils entrepri
rent d'abattre ce pilier en frappant tout autour à la base, jusqu'à ce que la
maison tremble quand ils la secouèrent. Yngvarr donna l'ordre de
prendre de grosses pierres et de les porter à la maison. C'est ce qu'ils
firent. Quand vint le soir, Yngvarr leur ordonna de se rendre dans la for
tification et de se cacher dans les roseaux. Le soir s'avançant, ils virent
arriver le géant, il avait attaché sous sa ceinture quantité d'hommes. Il
ferma soigneusement la fortification, de même que la maison. Puis il prit
son repas. Au bout d'un moment, ils furent curieux de voir ce qu'il fai
sait, et entendirent qu'il ronflait bruyamment. Yngvarr leur ordonna
alors de prendre les pierres qu'ils avaient apportées et de les lancer sur le
pilier de façon que la maison s'effondre. Le géant sursauta violemment
et parvint à dégager une de ses jambes. Yngvarr et ses compagnons
intervinrent alors, ils tranchèrent la jambe du géant avec des cognées
parce qu'elle était aussi dure que du bois. Cela terminé, ils comprirent
qu'il était mort. Ils tirèrent la jambe jusqu'au bateau et la conservèrent
dans la saumure.
Ils allèrent donc jusqu'à ce que la rivière se divise, ils virent cinq îles
qui se déplaçaient et venaient vers eux. Yngvarr dit à ses hommes de
s'équiper. Il fit prendre du feu tiré d'une boîte à amadou consacré. Bien
tôt arriva sur eux une île qui les bombarda d'une rude averse de pierres,
mais ils se protégèrent et ripostèrent. Et quand les vikings28 découvrirent
que la résistance en face était ferme, ils se mirent à actionner les soufflets
de forge sur la fournaise qu'ils avaient, et il en résulta grand vacarme. Se
trouvait là également un tuyau d'airain duquel sortit un grand feu qui
vola sur un bateau où il brûla un petit moment de sorte que tout devint
cendres29 . Ce que voyant, Yngvarr s'affligea de sa perte et ordonna qu'on
lui apporte la boîte d'amadou avec son feu consacré. Ensuite, il courba
son arc, posa une flèche sur la corde et plaça au bout la boîte au feu consa
cré. Celle-ci vola de l'arc avec ce feu jusque dans le tuyau qui sortait de la
fournaise, et le feu se tourna contre les païens eux-mêmes et en un clin
d'œil, il brûla l'île avec tout, hommes et bateaux. Et voici que les autres
îles arrivèrent. Mais dès qu'Yngvarr entendit les soufflets, il décocha le feu
consacré et, avec l'aide de Dieu, détruisit ces gens du diable de telle sorte
qu'il n'en demeura que des cendres.
Peu après, Yngvarr parvint à la source d'où provenait la rivière. Là, ils
virent un dragon tel qu'ils n'en avaient jamais vu encore en raison de sa
taille, avec beaucoup d'or en dessous de lui30. Ils abordèrent tout près et
montèrent tous à terre pour arriver là où le dragon avait coutume de
ramper pour venir jusqu'à l'eau. Le chemin qu'il suivait était fort large.
Yngvarr leur ordonna de semer du sel le long de ce chemin et de tirer
jusque-là la jambe du géant, disant que, selon lui, cela amènerait le dra
gon à s'arrêter un moment. Ils restèrent silencieux et se cherchèrent un
abri. Quand vint le moment où le dragon avait coutume de ramper jus
qu'à l'eau et qu'il parvint sur le chemin, il vit qu'il y avait du sel dessus
devant lui, et il se mit à le lécher. Arrivé à l'endroit où se trouvait la
jambe du géant, il l'avala sur-le-champ. Il était parvenu alors plus loin
qu'il n'en avait l'habitude, car par trois fois il rebroussa chemin pour
boire, à mi-chemin de son antre. Yngvarr et ses compagnons allèrent jus
qu'au repaire du dragon et y virent de l'or en quantité, aussi brûlant que
s'il venait de sortir du moule. Ils en abattirent à la cognée un morceau,
c'était une véritable fortune qu'ils obtinrent là. Ils virent alors le dragon
s'approcher. Ils s'enfuirent avec cet or et le cachèrent: l'endroit était cou
vert de roseaux. Yngvarr leur demanda de ne pas se montrer curieux au
sujet du dragon, chose qu'ils firent hormis quelques-uns qui restèrent et
virent que le dragon était furieux de sa perte. Il se redressa sur sa queue
et se mit à siffler comme un être humain puis tourna en rond autour de
l'or. Ceux qui virent cela le racontèrent puis tombèrent morts.
31. Nous avons donc ici, chose très rare dans la littérature de sagas et qui dénote une
influence étrangère, un récit-cadre incluant des narrations secondaires.
32. Sig_geum est un promontoire sur la rive asiatique de !'Hellespont, l'auteur l'a trouvé
dans les Etymologies d'Isidore de Séville, voir la note 25 supra.
368 Sagas légendaires islandaises
assistance contre Bj6Ifr, mon frère, que l'on appelle encore Solmundr,
parce que lui et ses huit fils veulent me dépouiller de mon royaume. »
Yngvarr se rendit jusqu'à la ville et ils se préparèrent à la bataille.
Yngvarr fit ériger de grandes roues toutes bordées de clous aigus et de
pointes; il y fit ajouter des chausse-trapes33.
Les deux rois assemblent donc des troupes et arrivent à l'endroit dont
ils étaient convenus. Quand Yngvarr eut mis ses troupes en ordre de
bataille, il fut évident que Bj6lfr avait plus d'hommes. Le roi J6lfr disposa
ses troupes en ordre de bataille contre son frère. Quand de part et d'autre
ils furent prêts, ils poussèrent le cri de guerre. Yngvarr et les siens mirent
en train les roues avec tout leur équipement, il en résulta grande héca
tombe et l'ordre de bataille fut rompu. Yngvarr attaqua de flanc et tua
tous les fils du roi Bj6lfr, mais celui-ci prit la fuite.
Le roi J6lfr attaqua ferme et les mit en déroute, mais Yngvarr ordonna
à ses hommes de demeurer sur place et de ne pas s'éloigner de leurs
bateaux, - « pour que nos ennemis ne puissent s'en emparer. Mieux vaut
prendre un grand butin à nos ennemis, ceux que nous avons occis ici! »
Ils prirent là toutes sortes d'objets de prix et un grand butin qu'ils
portèrent aux bateaux. Arriva alors J6lfr avec son armée, il la mit en
ordre de bataille et poussa le cri de guerre, cela prit Yngvarr à l'impro
viste et le força à battre en retraite. Il fit alors jeter les chausse-trapes
devant leurs pieds. Les autres ne purent s'en garder et coururent dessus.
Et lorsqu'ils sentirent l'acuité des pointes, ils pensèrent qu'ils étaient l'ob
jet de sorcellerie. Pour Yngvarr, il resta dans son camp et ils s'emparèrent
d'une grande fortune. Ils virent alors une grande foule de femmes venant
jusqu'au camp, et qui se mirent à jouer de la belle musique. Yngvarr
ordonna de se garder de ces femmes comme si c'étaient les pires serpents
venimeux. Mais quand vint le soir et que l'armée se prépara à aller dor
mir, les femmes allèrent chez eux et la plus noble choisit de coucher avec
Yngvarr. Celui-ci se fâcha, il prit son couteau et la frappa aux parties
féminines. Quand sa troupe vit ce qu'il avait fait, ils se mirent à chasser
ces femmes de mauvaise vie, pourtant il y en eut quelques-uns qui ne
purent résister aux charmes de cette sorcellerie diabolique et couchèrent
avec elles. Ce qu'apprenant, Yngvarr tourna la liesse que lui avaient value
33. Il n'y a pas à s'interroger sur ces détails, parfaitement étrangers à l'univers nordique
ancien: il est clair que l'auteur s'inspire de détails dont il a entendu parler ailleurs et qui
font exotique! On voudra bien ne pas se méprendre sur le sens précis, ici, de chausse
trape. Il ne s'agit pas, selon l'acception moderne, d'un trou dissimulant un piège, mais
bien, comme le montrera la suite du texte, et selon la définition ancienne, d'un «engin de
guerre formé d'une pièce de fer à quatre pointes» qui était, en principe, destiné à arrêter la
cavalerie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 369
argent et vin en grand dol, car au matin, dix-huit hommes gisaient morts
lorsque l'on fit l'appel de sa troupe. Ensuite, Yngvarr ordonna d'enterrer
les morts.
8. Mort d'Yngvarr
Après cela, Yngvarr se prépara en hâte à partir avec toute sa troupe. Ils
furent bientôt en route et allèrent nuit et jour aussi vite qu'ils purent y
parvenir. Mais alors, une maladie se mit à sévir dans leurs rangs de sorte
que les meilleurs de leurs gens moururent, il y en eut plus qui tomba qu'il
n'en resta. Yngvarr aussi tomba malade, ils étaient alors arrivés au
royaume de Silkisif. Il convoqua ses hommes et leur ordonna d'enterrer
ceux qui étaient morts.
Il fit venir Garôa-Ketill et d'autres de ses amis et dit: «Je suis tombé
malade et je présume que j'en mourrai, je pense que cette maladie me
mènera à l'endroit que j'ai mérité. Avec la miséricorde de Dieu, je m'at
tends à ce que le fils de Dieu tienne la promesse qu'il m'a faite, car je me
suis remis jour et nuit de tout mon cœur entre ses mains, âme et corps, et
j'ai fait tout ce que je pouvais pour mon peuple. Mais je veux que vous
sachiez que c'est par le juste verdict de Dieu que nous sommes frappés de
cette maladie mortelle et c'est surtout contre moi que cette maladie et
cette sorcellerie sont dirigées parce que, dès que je serai mort, la maladie
disparaîtra. Je veux vous demander, et surtout à toi Ketill, de transporter
mon corps en Svipj6ô et de le faire enterrer à l'église. Quant aux biens que
j'ai ici en fait d'or et d'argent et de précieux vêtements, je veux les faire
répartir en trois lots: je donne un tiers à l'Église et aux clercs, un autre aux
pauvres, le troisième, ce sont mon père et mon fils qui l'auront. Portez à la
reine Silkisif mes salutations! Mais pour tout le reste, je vous demande
d'être d'accord, et si vous divergez sur la conduite à tenir, que ce soit
Garôa-Ketill qui décide, car c'est le plus sagace d'entre vous.»
Puis il leur dit adieu et qu'ils se retrouveraient au Jour de Joie. Il dit
force belles choses et vécut ensuite peu de jours.
Ils l'ensevelirent34 avec grand soin, le déposèrent ensuite dans un cer
cueil puis reprirent leur route et arrivèrent à la ville de Cit6p6lis35 .
Quand la reine reconnut leurs navires, Plie se rendit au-devant d'eux avec
34. Je prends «ensevelir» dans l'une des deux acceptions reçues du verbe: « mettre dans
un linceul».
35. Citopolis ou Scitopolis, donc la Scythopolis de Palestine - qui peut renvoyer aux
Scythes, sort aussi d'Isidore de Séville.
370 Sagas légendaires islandaises
grand honneur. Mais en les voyant débarquer, elle s'attrista, il lui apparut
que quelque chose de fort important était arrivé puisqu'elle ne pouvait
voir celui qui était pour elle plus important que tous les autres. Elle s'en
quit des nouvelles et se renseigna minutieusement sur les circonstances
de la mort d'Yngvarr et sur l'endroit où ils avaient laissé son corps. Ils lui
déclarèrent qu'ils l'avaient fait mettre en terre. Elle dit qu'ils mentaient et
qu'elle les ferait mettre à mort s'ils ne disaient pas la vérité. Alors ils lui
dirent quel comportement Yngvarr leur avait dit de tenir sur son corps et
ses biens. Puis ils lui remirent le corps d'Yngvarr. Elle le fit porter à la
ville avec grands honneurs et fit préparer son inhumation avec des
baumes précieux.
Alors la reine les pria d'aller dans la paix de Dieu et de celle d'Yngvarr.
« Celui qui est votre Dieu est le mien aussi. Portez mes salutations aux
parents d'Yngvarr lorsque vous arriverez en Sv{pjoô, et demandez à quel
qu'un d'entre eux de venir ici avec des clercs et de christianiser ce peuple,
et l'on fera faire ici une église où Yngvarr reposera36. »
Lorsqu'Yngvarr mourut, il s'était écoulé depuis la naissance de Jésus
Christ MXL et un hivers. Il avait trente-cinq hivers lorsqu'il mourut.
C'était onze hivers après la mort du roi Ôlâfr le Saint, fils de Haraldr37 .
Ketill et les autres se préparèrent à s'en aller et souhaitèrent longue vie
à la reine, puis se mirent en route avec douze bateaux. Quand ils eurent
fait un bout de chemin, ils furent en désaccord sur la route à suivre, et ils
se séparèrent pour la raison qu'aucun ne voulait suivre l'autre. Ketill avait
la bonne direction et arriva en Garôadki, mais Valdimarr parvint à Mikla
garôr38 avec un seul bateau. Nous ne savons pas avec certitude ce qu'il
advint des autres bateaux, on croit que la plupart ont péri et nous ne
sommes pas capable d'en dire davantage d'Yngvarr. Nous savons pourtant
qu'il a accompli maint exploit dans cette expédition, dont les savants sont
censés avoir abondamment parlé.
Ketill, dont nous avons parlé, passa l'hiver en Garôadki puis s'en fut
en été en Sv{pjoô et rapporta ce qui s'était passé dans cette expédition, et
remit les biens au fils d'Y ngvarr qui s'appelait Sveinn, il lui porta aussi les
salutations de la reine ainsi que son message. Sveinn était dans son jeune
âge et il était de grande taille. C'était un homme fort et il ressemblait très
36. La coutume, ici comme ailleurs au Moyen Âge, était en effet d'inhumer les person
nages importants dans l'église, le cimetière (qui entourait d'ordinaire l'église) étant réservé
aux gens du commun.
37. Le roi Ôlâfr Haraldsson (Saint Ôlâfr) est mort à la bataille de Stiklarstaôir, en Nor
vège, en août 1030.
38. Constantinople.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 371
fort à son père. Il s'en fut en expéditions guerrières et voulut faire ses
preuves d'abord. Quelques hivers ayant passé, il arriva avec une grande
troupe en Garôarîki à l'est et y passa l'hiver.
On dit encore que cet hiver-là, Sveinn alla à l'école, où il apprit à par
ler maintes langues que les gens savaient sur la Route de l'Est. Puis il
équipa trente bateaux et déclara qu'il voulait diriger cette troupe à la ren
contre de la reine. Il emmenait force clercs. Le plus éminent était
l'évêque qui s'appelait R6ôgeirr. Lévêque bénit trois fois les dés t>t les jeta
trois fois, et chaque fois, les dés dirent que Dieu voulait qu'il fit le
voyage. Il déclara qu'il le ferait avec joie.
Sveinn prépara donc son expédition hors du Garôarîki. Alors qu'ils
avaient suivi la rivière pendant deux jours, des païens fondirent sur eux à
l'improviste avec quatre-vingt-dix bateaux; les Norvégiens appellent ces
bateaux des galères39 . Les paiens se préparèrent aussitôt à la bataille ainsi
que de part et d'autre, mais aucun des deux partis ne comprenait ce que
l'autre disait. Tandis qu'ils revêtaient leur armure, Sveinn remit sa cause
à Dieu et fit jeter les dés pour savoir ce que Dieu voulait: qu'ils se bat
tent ou qu'ils prennent la fuite étant donné la différence tellement
grande de nombre. Les dés leur dirent de se battre, et Sveinn fit vœu de
renoncer aux expéditions guerrières si Dieu lui donnait la victoire. Après
cela, ils se mirent à combattre, et Sveinn et les siens tuèrent autant de
· païens qu'ils le voulaient, et, pour finir, les païens prirent la fuite sur
vingt bateaux, et tout le reste fut tué, et Sveinn perdit peu de monde,
mais il eut autant de butin qu'ils en voulaient en or et sous forme d' ob
jet précieux de toutes sortes.
Puis ils allèrent leur chemin jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'endroit où
Ketill s'était emparé de la poignée4°. Sveinn ordonna alors à la plus grande
partie de son armée de s'armer et c'est ce qu'ils firent. Ils avaient fait un
court chemin lorsqu'ils virent une grande ferme et là, auprès, un homme
énorme, lequel appela d'une voix effroyable. Puis de tous côtés accouru
rent des gens. Ce genre de gens on les appelle des Cyclopes. Ils avaient à la
39. Le mot est à mettre entre parenthèses: le texte agaleidar, qui s'applique évidem
ment à un type de bateaux peu connu dans le Nord. On ne voit pas, cependant, que les
Norvégiens (le texte a ici Nordmenn) aient connu ce genre d'esquifs qui, en tout état de
cause, ne répond pas à l'image classique que nous avons des galères.
40. La poignée de b marmite magique, voir le chapitre 5.
372 Sagas légendaires islandaises
41. La traduction est difficile. Le texte a girskr, que l'on peut rendre par «grec» mais
qui, à mon sens, répond bien mieux à «habitant du Garôarîki» � russe si l'on veut!
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 373
Après cela, Sveinn retourne à ses bateaux et ils vont un moment. Alors
qu'ils avaient cheminé peu de temps, on dit qu'ils virent dix hommes
menant derrière eux une bête. Cela leur parut passablement étrange, car
ils virent sur le dos de cette bête une grande tour de bois. Allèrent à terre
cinquante hommes qui étaient les plus curieux de voir quelle sorte de bête
c'était. En voyant cet équipage, ceux qui menaient la bête allèrent se
cacher en abandonnant l'animal. Les hommes de Sveinn allèrent jusqu'à
celui-ci et voulurent l'emmener, mais il baissa la tête et ne bougea pas,
bien qu'ils aient tous empoigné les rênes qu'il avait sur la tête. Ils pensè
rent qu'il devait y avoir quelque artifice qu'ils ne comprenaient pas,
puisque les dix indigènes étaient capables de mener cette bête. Ils cher
chèrent le parti à prendre, quittèrent la bête et se cachèrent dans les
roseaux de façon à pouvoir voir tout ce qui arriverait à la bête. Quelque
temps après, les gens du pays reparurent et allèrent à la bête. Ils prirent les
rênes, les remirent de part et d'autre du cou puis à travers une poutre
transversale qui se trouvait dans la tour, et ils levèrent la tête de la bête
grâce aux rênes qui se trouvaient dans la poutre. Quand les hommes de
Sveinn virent la bête debout, ils coururent jusque-là au plus vite. Ils s'em
parèrent de la bête et la menèrent là où ils voulaient. Mais comme ils ne
savaient pas de quelle nature était cette bête.et ce dont elle avait besoin
pour nourriture, ils lui décochèrent des coups d'épieu jusqu'à ce qu'elle
tombe morte. Puis ils redescendirent aux bateaux et s'en furent à la rame.
374 Sagas légendaires islandaises
Là-dessus, ils virent une quantité de païens à terre, et ils avancèrent sur
le rivage et firent le signe de paix à Sveinn et ses gens qui mouillèrent aus
sitôt. Il y avait là un bon port. Ils organisèrent une réunion entre eux,
Sveinn acheta là force objets de prix. Les païens offrirent à leurs clients
d'entrer dans une maison pour banqueter et ils acceptèrent. Lorsqu'ils
entrèrent dans cette maison, ils virent toutes sortes de friandises et les
meilleures boissons. Mais lorsque les hommes de Sveinn s'assirent à table,
ils se signèrent; quand les païens les virent faire le signe de croix, ils furent
pris de fureur et bondirent sur eux. Certains les rossèrent du poing, cer
tains les firent voler en l'air. De part et d'autre, ils appelèrent à l'aide.
Quand Sveinn entendit les appels de ses hommes et vit leurs démêlés, il
dit: « Qui sait? Ce banquet pourrait se muer en grande affliction pour nous.»
Puis il alla à ses hommes et leur demanda à tous de s'armer. Quand il
eut disposé ses hommes en ordre de bataille, ils virent que les païens aussi
l'avaient fait, et que devant leur troupe ils portaient un homme ensan
glanté en guise d'étendard. Sveinn consulta alors l'évêque Rôôgeirr et lui
demanda quel parti il fallait prendre.
Lévêque dit: «Si les païens espèrent la victoire d'après l'image de
quelque méchant homme, pensons à quel point nous sommes tenus d'es
pérer l'assistance du ciel, où Christ lui-même réside et fait miséricorde; il
est le chef de tous les Chrétiens et garde vivants et morts. Portez le signe
de victoire de notre Christ le crucifié devant la troupe en invoquant son
nom, et espérons la victoire ou la défaite pour les païens.»
Après cette instigation de l'évêque, ils prirent la sainte Croix avec
l'image du Seigneur et en firent leur étendard et la portèrent devant la
troupe. Ils marchèrent sans peur contre les païens et les clercs se mirent en
prières. Quand les armées s'affrontèrent, les païens furent frappés de
cécité et beaucoup furent saisis de terreur, ils prirent bientôt la fuite, cha
cun allant de son côté, certains dans la rivière, certains dans les marécages
ou les forêts. Périrent là des milliers de païens.
Quand la déroute se mit dans les rangs des païens, Sveinn fit enterrer
les corps de ceux qui étaient tombés; cela fait, il ordonna à ses troupes de
se garder de se montrer curieux des coutumes des païens, «car, dit-il, dans
cette expédition, nous avons perdu plus d'hommes que gagné de profit.»
Ensuite, Sveinn s'en alla et il s'en fut jusqu'à ce qu'il leur semble qu'une
demi-lune s'élevait de terre. Ils mouillèrent là et débarquèrent. Ketill dit
alors à Sveinn les événements qui s'étaient produits lorsqu'Yngvarr et les
Saga d'Yngvarr le Grand VrJyageur 375
siens étaient là. Puis Sveinn ordonna à sa troupe de quitter les bateaux et
de se porter à la rencontre du dragon. Ensuite, ils allèrent et arrivèrent à
une grande forêt qui se trouvait près de l'antre du dragon, et se cachèrent
là. Puis Sveinn envoya quelques jeunes hommes s'assurer de ce qui se pas
sait là. Ils virent que les serpents dormaient et qu'il y en avait des quanti
tés. Jakulus les encerclait tous. Lun des hommes tendit le manche de son
épieu pour prendre un anneau d'or, et le manche toucha un serpenteau.
Celui-ci se réveilla, il éveilla les plus proches, puis chacun réveilla l'autre
jusqu'à ce que Jakulus se dresse.
Sveinn se tenait près d'un grand chêne et posa une flèche sur son arc, il
y avait à la pointe de la flèche de l'amadou aussi grand qu'une tête
d'homme portant du feu consacré. En voyant que Jakulus s'élevait dans
les airs et qu'il se dirigeait sur leurs bateaux, volant gueule béante, Sveinn
décocha la flèche au feu consacré dans la gueule du serpent, elle parvint
jusqu'à son cœur et en un instant il tomba mort au sol. Ce que voyant,
Sveinn et les siens louèrent Dieu et se réjouirent.
Après le banquet de noces, le roi Sveinn voyagea par tout son royaume
avec quantité de gens et la reine. Lévêque était de l'expédition ainsi que
des clercs, car le roi Sveinn faisait christianiser le pays et tous les états que
la reine avait gouvernés précédemment. Quand vint l'été, la force de la
divine providence avait tant progressé dans ce pays que le pays tout entier
était christianisé. Le roi Sveinn voulut alors, de même que ses compa
gnons, préparer son voyage pour se rendre chez lui en Svîpj6ô et faire
connaître à ses parents la vérité sur son voyage. Mais quand la reine fut au
courant de cette intention, elle le pria d'envoyer chez lui sa troupe mais de
rester tranquille.
Sveinn répond: «Je ne veux pas renvoyer mes gens, parce qu'ils
seraient en grand péril à maints égards, ceux qui s'engageraient dans cette
expédition, comme il s'est avéré déjà quand il n'y avait pas de chef: toute
la troupe périt ou s'égara de diverses façons. »
Quand la reine entendit ces propos du roi et qu'elle vit qu'il était
résolu, elle dit: « Tu ne vas pas t'en aller aussi promptement si je puis en
décider, car il peut bien se faire que tu ne reviennes jamais dans ce
royaume ou que tu périsses de ces dangers dont tu parles toi-même. Et
veille qu'il te revient de renforcer le christianisme et de faire ériger une
église, car d'abord tu vas faire faire dans la ville une église, grande et
magnifique, et si elle est telle que je le voudrais, c'est là que sera inhumé le
corps de ton père. Lorsque trois hivers se seront écoulés, tu iras en paix. »
On fit donc comme la reine le requérait: le roi Sveinn demeura là trois
hivers pour cette fois. Le troisième hiver, une grande église était complè
tement faite dans la ville. La reine demanda alors à l'évêque de venir.
Quand l'évêque fut dans tous ses atours, il demanda: «Au nom de qui
veux-tu, reine, faire consacrer cette église?»
Elle répond: « Cette église sera consacrée à la gloire du saint roi Yngvarr
qui repose 1c1. »
Lévêque répond: « Pourquoi veux-tu qu'il en soit ainsi, reine? Yngvarr
a-t-il manifesté des miracles après sa mort? Car nous appelons saints
43. J'ai laissé le terme tel quel: c'est probablement la meilleure façon de désigner ies
auteurs de sagas, mais on peut entendre aussi bien«rapporteurs» ou«narrateurs».
378 Sagas légendaires islandaises
44. Gesta Danorum (Hauts-faits/ ou Geste! des Danois) s'applique ici au célèbre ouvrage
d'Adam de Brême intitulé en fait Histoire des archevêques de Hambourg ( Gesta Danorum est
le titre de l'ouvrage bien connu de Saxo Grammaticus!); il en existe une excellente tra
duction française due à Jean-Baptiste Brunet-Jailly, Gallimard, 1998. Traduction du pas
sage donné ici: « on dit qu'Eymundr, roi des Svîar, envoya son fils Ônundr traverser la mer
Baltique vers les très victorieuses Amazones, et qu'il fut tué par elles. »
Les inscriptions runiques concernant Yngvarr
Deux mots d'abord sur les runes. Il s'agit d'une écriture pangermanique, non pas
purement scandinave, née dans l'actuelle Allemagne du sud vers l'an 200 de notre
ère, sur des modèles ni latins classiques ni grecs mais bien nord-italiques. Elles
ont prospéré en Scandinavie bien plus longtemps qu'en Allemagne parce que
celle-ci, christianisée beaucoup plus tôt que le Nord (qui est passé au christia
nisme dans son ensemble seulement vers l'an 1000), est passée à l'écriture latine
très vite. Cette dernière, en effet, était beaucoup plus facile à réaliser que la
runique, qui exigeait un poinçon ou un instrument pointu pour graver sur un
support dur (pierre, bois, cuir, os, métal...) et qui, donc, ne se prêtait guère à la
consignation de textes longs, ce qui fait qu'elle s'est cantonnée, par nécessité,
dans l'épigraphie. Disons-le avec force: les runes sont une écriture comme une
autre, elles n'ont aucune nature magique, contrairement à une croyance tenace
qui tient à l'ignorance et non à la science45 . Complétons cette très rapide présen
tation en précisant que ces runes ont d'abord été au nombre de 24 (leur «alpha
bet» est appelé jùpark du nom des six premières runes), nombre qui est passé à 16
vers l'an 800 pour des raisons purement techniques.
Il se trouve que les runes servaient surtout à orner des monuments funéraires
·ou commémoratifs et qu'elles ont fait florès, particulièrement en Suède, générale
ment sur des pierres dressées volontiers adornées de motifs décoratifs de belle
venue. La formule à tout faire est du type: «Moi, X, j'ai fait ériger ce monument
à la mémoire de N, il a fait ceci, il a fait cela.» Le «ceci» ou le «cela» en question
nous fournissent souvent des renseignements fort intéressants sur les faits et
gestes, les expéditions, les déplacements etc. des vikings puisque, le plus souvent,
ces inscriptions concernent d'authentiques vikings (donc entre les IXe et
XIe siècles). Ajoutons que ces inscriptions sont, avec la poésie scaldique, les seuls
témoins émanant des vikings eux-mêmes.
Or il existe, en Suède, un nombre étonnamment élevé (autour de vingt-cinq)
de ces inscriptions qui font état de l'expédit:on d'Yngvarr le Grand Voyageur vers
l'est. Pourquoi? On ne sait. Mais à elles seules, elles suffisent à authentifier cette
45. Létude française la plus récente à laquelle il faut renvoyer est celle d'Alain Marez,
Anthologie runique, Les Belles Lettres, collection « Classiques du Nord», Paris, 2007.
380 Sagas légendaires islandaises
expédition qui a dû (pu?) avoir quelque chose de mémorable que nous ne retrou
vons pas ... Je vais les donner ici, un certain nombre au moins, afin que le lecteur
se fasse une opinion recevable du sujet. La majorité se situe dans la région du lac
Malar, un lac très ramifié qui se situe aujourd'hui tout autour de Stockholm, ville
qui n'existait pas à l'époque. Cela donnerait à entendre que c'est de cette région
là que sont partis et Yngvarr et ses hommes, donc du R6dslagen dont nous avons
parlé en introduction, ce qui justifierait l'étymologie admise de «rus ». Voici:
«t>jâlfi (c'est un homme, le père de Banki) et Holmlaug (c'est sa mère) ont fait
ériger toutes ces pierres à la mémoire de Banki, leur fils, qui était posses
seur d'un bateau qu'il dirigea vers l'est dans l'armée d'Yngvarr. Que Dieu
aide 1 âme de Banki. C'est Askell qui a gravé (ces runes).» Pierre de Svine
garn.
«Hr6ôleifr éleva cette pierre à la mémoire de son père Skarf, il était parti
avec Yngvarr. » Pierre de Balsta.
«Gunnulfr érigea cette pierre à la mémoire d'Ûlfr, son père: il avait fait le
voyage avec Yngvarr. » Pierre de Gredby.
«Tola a fait ériger cette pierre à la mémoire de Haraldr, son fils, frère
d'Yngvarr. Ils s'en furent bravement chercher de l'or et à l'est, ils donnè
rent de la pâture à l'aigle (ils occirent des ennemis). Ils moururent dans le
Sud, en Serkland. » Pierre de Gripsholm.
«Spjuti (et) Hâlfdan ont érigé cette pierre à la mémoire de Skarèli, leur
frère,
S'en fut vers l'est avec Yngvarr,
En Serkland gît le fils d'Eyvindr.» Pierre de Stora Lundby, où figure
un distique.
«Gei rvy et Gylla érigèrent cette pierre à la mémoire de leur père Ônundr,
qui mourut à l'est avec Yngvarr. Que Dieu aide leurs âmes.»
Saga d'Yngv arr le Gmnd Voyageur 381
«Andvitr et Karr et Gîsli et Blesi et Djarfr érigèrent cette pierre à la
mémoire de leur père Gunnleifr qui fut tué dans l'est avec Yngvarr. Que
Dieu aide leurs âmes. Moi, Alrîkr, j'ai gravé ces runes. Il s'entendait à diri
ger un bateau. » Pierre d'Ekilla bro.
«Herleifr et I>orgerôr ont fait ériger cette pierre en mémoire de leur père
Sa:bjorn, qui commanda un bateau avec Yngvarr vers l'est en Estonie.»
Pierre de Steninge.
«Gunnûlfr érigea cette pierre à la mémoire d'Ülfr, son père. Il voyagea vers
l'est avec Y ngvarr. »
«Andvit érigea cette pierre à la mémoire de son frère Haugi, qui trouva la
mort avec Yngvarr. Aussi à la mémoire de son excellent frère I>orgils.
Bjarningr, l'héritier, a fait ériger cette pierre à la mémoire de son père.»
« ... t lngigerôr (c'est une femme) à la mémoire de son mari. Il se noya dans
la mer de H6lmr. Son bateau coula. Trois seulement en revinrent. » Pierre
de Vallentuna, la «mer de Hôlmr » est celle qui mène à Novgorod.
On notera ce texte trouvé à Berezanij, en Ukraine, qui est le seul texte runique
trouvé sur l'Austrvegr (tous ceux qui figurent supra sont en Suède):
Ce n'était qu'un choix: il aide à se faire une idée de l'itinéraire suivi par
Yngvarr. On aura noté que certaines inscriptions concernent la Route de l'Est
sans pour autant être en relations avec Yngvarr.
382 Sagas légendaires islandaises
Éléments de bibliographie
sur la Russie des Vikings
1. Eymundr Hringsson
I l y avait un roi nommé Hringr qui régnait dans les Upplond en Nor
vège, son royaume était appelé Hringar{ki 1• Homme sage, populaire,
généreux et très riche, il était fils de Dagr, fils de Hringr, fils de Haraldr à
la Belle Chevelure2. On tient sa descendance pour la meilleure et la plus
noble de Norvège.
Hringr avait trois fils qui devinrent rois tous les trois: l'aîné était
appelé Hr:rrekr, le second, Eymundr et le troisième Dagr. C'étaient tous
de vaillants hommes et ils assuraient la défense de leur père. Ils acquirent
grand renom également en se rendant en expéditions vikings*.
Notre saga se situe environ à l'époque où le roi Sigurôr la Truie régnait
sur les Upplond3. Il avait épousé Asta Gudbrandsdottir, la mère du roi Ôlafr
Haraldsson le Saint. Elle avait une sœur, l>orny, la mère de Saint Hallvarôr,
et une autre sœur, fsr{Ôr, grand-mère maternelle de l>orir de Steig. Quand
Ôlafr Haraldsson et Eymundr Hringsson arrivèrent en âge d'homme, ils se
- firent frères jurés4. Ils avaient à peu près le même âge, étaient habiles en
tous exercices qui font l'amélioration d'un homme, ils séjournaient tour à
tour chez le roi Sigurôr et chez le roi Hringr, le père d'Eymundr.
2. Eymundr et Ragnarr
Il faut dire maintenant que peu après cela, Eymundr et Ragnarr arrivè
rent en Norvège avec une grande flotte. Le roi Ôlafr n'était nulle part dans le
5. Cauteur fait sans doute allusion à la saga du saint roi telle que rapportée par Snorri
Sturluson dans sa Heimskringla.
6. Ce nom s'applique à une province qui a dû se trouver en Suède, ou moitié en Suède,
moitié en Norvège. Il ne faut pas confondre avec Gotland qui est l'île bien connue située
dans la Baltique.
7. Ces faits sont en effet confirmés par la saga du saint roi, et l'on est en droit de penser
que l'auteur du présent dit a eu le texte de Snorri sous les yeux.
8. À Trondheim, où se trouvait le siège du roi.
9. Guômundr le Riche est un personnage bien connu des sagas de la catégorie dite des
Islandais. Sa résidence principale - et somptueuse - était en effet à Moôruvellir.
Dit d'Eymundr Hringsson 385
voisinage. Ils apprirent ce qui était arrivé, comme nous l'avons raconté, et
Eymundr convoqua un jing" de ses compatriotes, auxquels il s'adressa ainsi:
« Depuis que nous sommes partis, des choses de la plus grande impor
tance se sont produites en ce pays. Nous avons perdu certains de nos
parents, d'aucuns ayant été chassés du pays par la torture. La perte de nos
parents nobles et éminents est une insulte contre nous et une humiliation.
Autrefois, il y avait beaucoup de souverains en Norvège, maintenant il n'y
en a qu'un, mais tant que mon frère juré, Ôlâfr, est en fonctions, je pense
que le royaume est en bonnes mains, même si sa loi est tenue pour être
plus ou moins tyrannique. Je m'attends à ce qu'il me traite avec tous les
honneurs, sauf en ce qui concerne le titre de roi.»
Les amis proposèrent qu'Eymundr rencontre le roi Ôlâfr pour voir s'il
lui accorderait le titre de roi.
«Je ne porterai pas les armes contre le roi Ôlâfr, répondit Eymundr,
pour joindre les rangs de ses adversaires, mais étant donné la situation
entre nous, je n'ai pas l'intention de demander miséricorde ou de renon
cer à ma réclamation d'un titre de roi. Et puisque je n'ai pas l'intention de
faire la paix avec lui, que puis-je faire d'autre que de garder mes distances?
Je sais que si nous nous rencontrions, il m'accorderait de grands hon-·
neurs, car je n'attaquerais jamais son royaume, mais je ne suis pas sûr qu'il
en irait aussi bien pour vous, vos parents ayant été fort déshonorés. Et si
vous aviez l'intention de m'inviter à passer aux actes, cela me mettrait
dans une position difficile puisque l'on me ferait jurer allégeance et que je
serais tenu de respecter mes serments.
- Si tu ne veux pas faire la paix, dirent les hommes d'Eymundr, en
dehors de rester bien loin du roi, et de laisser tes possessions en vivant en
exil sans te joindre à ses ennemis, quelle est ton intention?
- Eymundr a exprimé mes façons de penser, dit Ragnarr, je ne me fie
rais pas à noue succès contre la bonne chance du roi Ôlâfr. Mais je pense
que nous devnons veiller, s'il faut que nous abandonnions nos possessions,
à ce que l'on pense que nous avons fait une meilleure affaire que d'autres.
- Si tu veux suivre mes intentions, dit Eymundr, je vais te dire ce que
je crois que nous devrions faire, avec ton accord. J'ai appris qu'à l'est, en
Russie, le roi Valdimarr est mort, et que son royaume est entre les mains
de ses trois fils, tous excellents hommes. Le roi Valdimarr a réparti inéga
lement le royaume entre eux, l'un ayant une part plus grande que les deux
autres. Celui qui a fait le plus grand héritage est l'aîné, Bûrizlâfr, le second
s'appelle Jarizleifr et le troisième, Vartilâfr. Bûrizlâfr a Ka:nugarôr 10, le
10. Le nom que les varègues donnaient à Kiev, alors que H6lmgarôr est Novgorod et
Palreskja, Polocsk.
386 Sagas légendaires islandaises
11. Formule toute faite: ftami ogjè, qui représente certainement l'idéal de cette société
(l'idéal des vikings, si l'on y tient) et qui doit être fort ancienne en raison de son caractère
allitéré. Il n'est pas indifférent qu'elle revienne assez souvent dans les inscriptions runiques.
Dit d'Eymundr Hringsson 387
Le roi Jarizleifr les interrogea alors sur les intentions qu'ils avaient
quant à leur voyage, et jusqu'où ils avaient l'intention d'aller.
« Sire, répondirent-ils, nous avons appris qu'à cause de tes frères, tu
peux être contraint de réduire la taille de ton royaume. Pour nous, nous
avons été chassés de notre pays, c'est pour cela que nous sommes venus ici
en Garôarîki dans l'Est, te trouver, toi et tes frères. Nous avons l'intention
de nous faire hommes-liges 13 de celui qui nous accordera le plus d'hon
neur et de dignité, car ce que nous cherchons, c'est le renom et la richesse,
et nous envisageons de recevoir honneur et distinction de toi. Nous avons
été frappés de voir que tu veux être entouré de braves au cas où ton hon
neur serait attaqué par tes parents, ceux-là mêmes qui se feraient tes enne
mis. Donc, nous offrons de nous charger de la défense de ton royaume et
de nous mettre à ta solde, notre paiement étant en or, en argent et en vête
ments de qualité. Si tu décides de refuser et de dédaigner notre offre, nous
accepterons les mêmes conditions d'un autre roi.
- Nous avons très grand besoin de votre soutien et de vos conseils,
répartit le roi Jarizleifr. Vous autres, Norvégiens, êtes des hommes braves
12. On verra qu'en effet, Jarizleifr se montrera d'une avarice sordide. Les
vikings/varègues étaient des hommes particulièrement cupides. C'est sans doute la raison
pour laquelle les Hdvamdl, les «Dits du Très-H;,ur», le grand poème éthique de !'Edda
poétique, mettent très fort l'accent sur la générosité ...
13. Handgengnir menn, le terme est assez fréquent dans la littérature de sagas. Il s'appli
quait à des hommes «qui ont rendu à leur seigneur un hommage les engageant à une fidé
lité absolue» (définition du Grand Robert qui renvoie aussi à «allégeance»). Il est clair
que, la féodalité n'ayant jamais été connue dans le Nord au Moyen Âge, nous avons affaire
ici à un calque sur les mœurs «méridionales». Notre présent texte se trouve daté, par là.
388 Sagas légendaires islandaises
5. Guerre en Garôariki
14. Cette caractérisation est tout à fait originale et extrêmement rare. Il n'est certaine
ment pas indifférent que la seule autre mention de l'excellence des Norvégiens figure dans
la Saga d'Ôldfr Tryggvason (de Snorri Sturluson, cf. traduction française, Paris, Imprimerie
Nationale, 1992, chap. 104), l'un des deux prestigieux souverains norvégiens (avec son
homonyme le saint) de cette époque.
15. Ici dans l'acception matérielle: une once, soit un huitième de marc.
16. Voici une précieuse indication, car c'est en effet là l'objet constant du commerce des
vikings, notamment sur la Route de l'Est.
Dit d'Eymundr Hringsson 389
Après cela, ils allèrent trouver le roi Jarizleifr et lui demandèrent s'il
avait l'intention de livrer bataille.
« Il me semble que nous avons une belle armée, dit le roi, nous avons
de fortes troupes, et dignes de confiance.
- Ce n'est pas ainsi que je vois les choses, sire, dit Eymundr. Lorsque
nous sommes arrivés ici d'abord, il m'a semblé qu'il n'y avait que quelques
hommes pour chaque tente de l'autre côté et que le camp avait été envi
sagé pour admettre beaucoup plus de monde qu'il n'y en avait en fait.
Mais les choses se sont modifiées à présent. Il a fallu qu'ils agrandissent
leur campement et qu'ils plantent des tentes en dehors, tandis que
nombre de nos gens se sont enfuis pour aller chez eux et que l'on ne peut
compter sur l'armée.
- Que pouvons-nous faire? demanda le roi.
- Les choses sont beaucoup moins faciles maintenant, dit Eymundr.
À rester ici, nous avons laissé échapper la victoire. Toutefois, nous autres,
Norvégiens, avons fait en sorte de réaliser quelque chose. Nous avons fait
remonter la rivière à tous nos bateaux avec nos armures, nous allons faire
traverser la rivière à nos troupes et les amènerons sur l'arrière du camp
ennemi, en laissant vides nos tentes. Toi et tes hommes, mettez-vous à
chasser l'ennemi. »
Et c'est ce qui se produisit. On sonna du lûôr* pour l'attaque, on
dressa les étendards, et chacun des camps se disposa en ordre de bataille.
Puis les armées s'affrontèrent, et une lutte féroce commença, avec force
pertes de vie. Eymundr et Ragnarr attaquèrent furieusement le roi
Burizlafr et ses hommes, en les prenant par-derrière. Ce fut la plus rude
des batailles, il y eut des pertes sévères, mais l'armée du roi Burizlafr se mit
à rompre les rangs et ses hommes prirent la fuite. Le roi Eymundr se porta
de l'avant parmi les troupes ennemies, tuant tant de monde qu'il faudrait
beaucoup de temps pour en faire la liste. La déroute se mit donc dans les
rangs ennemis qui ne firent aucune résistance, ceux qui s'échappèrent
sains et saufs courant dans les forêts et les champs, et en même temps, on
annonça que le roi Burizlafr était tombé 18 . Après la bataille, le roi Jari
zleifr fit un énorme butin.
La plupart des gens attribuent cette victoire au roi Eymundr et aux
Norvégiens. Ils y acquirent une grande réputation, comme on pouvait s'y
attendre car Notre Seigneur Jésus-Christ jugea équitablement, comme
toujours en toutes choses. Après cela, ils revinrent chez eux et le roi Jari
zleifr jouit et de son royaume et de tout le butin qu'il avait fait.
19. Façon tout à fait typique du style islandais pour dire qu'ils n'ont pas été payés!
392 Sagas légendaires islandaises
Une fois, il se trouva que le roi Eymundr eut un entretien avec le roi
Jarizleifr, disant qu'il devait verser les gages d'une façon digne d'un grand
souverain. Il ajouta qu'ils lui avaient mis entre les mains plus d'argent que
tous les paiements qu'il devait.
« Nous pensons que tu fais une grande faute, dit Eymundr, et que tu
n'as plus besoin de notre aide et de nos services.
- Il se peut que les choses aillent bien pour nous à présent, dit le roi,
même sans ton aide. Il se peut que tu nous aies été d'une grande aide,
mais à ce que j'entends dire, tes forces sont totalement insuffisantes.
- Pourquoi faudrait-il, sire, que tu sois seul juge de toutes choses?
demanda Eymundr. Il y a quantité de mes hommes qui considèrent avoir
beaucoup souffert à cause de toi, soit qu'ils aient perdu une jambe ou un
bras, ou quelque autre partie de leur corps, soit que ce soient leurs armes.
Tout cela coûte beaucoup d'argent. Tu peux encore verser compensation,
il faut que tu te décides d'une façon ou d'une autre.
- Je ne veux pas que tu t'en ailles, dit le roi, mais nous n'avons pas à
vous payer tellement, maintenant qu'il n'y a pas de probabilité de guerre.
- Nous avons besoin d'argent, dit Eymundr, et mes hommes veulent
plus que de la nourriture en paiement de leurs services. Nous préférons
nous rendre dans un autre pays et y chercher fortune - il n'est pas vrai
semblable qu'il y aura guerre dans ton royaume; pourtant, es-tu tout à fait
certain que le roi Bûrizlafr soit mort?
- Nous avons son étendard, dit le roi, aussi pensons-nous que c'est
vrai.
- Que sais-tu de son enterrement? demanda Eymundr.
- Rien, répondit le roi.
- Ne rien savoir n'est pas très habile, dit Eymundr.
- En sais-tu davantage là-dessus, demanda le roi, que les autres, ceux
qui sont au courant des faits?
- Il lui a été plus facile de perdre son étendard que la vie, dit
Eymundr, et je comprends qu'il s'est échappé et a passé l'hiver en Tyrk
land 21 . Il est censé maintenant mener une nouvelle armée contre toi. Il a
rassemblé une invincible armée avec des Turcs, des Blakumenn22 et bon
nombre d'autres mauvais peuples, et j'ai entendu dire également qu'il va
Tôt un matin, Eymundr convoqua son parent Ragnarr ainsi que dix
autres hommes à venir le rejoindre. Il leur fit seller des chevaux et ils s'en
furent hors de la ville,, à douze seulement23 , laissant le reste derrière. L un
de ses compagnons était un Islandais nommé Bjorn, un autre, Ketill de
Garôar, il y avait deux hommes appelés I>6rôr et un, Askell.
Eymundr et ses hommes avaient un cheval supplémentaire pour trans
porter leurs armes et leurs provisions, et les voilà partis, tous habillés en
marchands. Personne ne savait le but de ce voyage ou de quoi ils étaient
en quête. Ils chevauchèrent jusqu'à une forêt, puis continuèrent toute la
journée jusqu'à la nuit. Quand ils furent sortis de la forêt, ils arrivèrent à
un grand chêne et, au-delà, à une belle et vaste clairière.
« Nous allons interrompre notre voyage ici, dit le roi Eymundr, j'ai
entendu dire que le roi Bûrizlafr envisage de camper ici et d'y passer la
nuit. »
Ils dépassèrent le chêne, allèrent à la clairière et cherchèrent le meilleur
emplacement pour planter leurs tentes.
« Voilà où Bûrizlafr va camper, dit le roi Eymundr. J'ai entendu dire
qu'il plante toujours ses tentes près d'une forêt, s'il le peut, de sorte qu'il
puisse s'en servir comme voie pour s'échapper en cas de besoin. »
Le roi Eymundr prit une corde ou un câble d'une certaine longueur et
dit à ses hommes de se rendre dans la clairière - « jusqu'à cet arbre » , dit-il
- puis demanda à l'un d'eux de grimper dans les branches et d'y attacher
la corde, et c'est ce qui fut fait. Sur ce, ils courbèrent l'arbre jusqu'à ce que
les branches touchent le sol, et l'arbre tout entier fut courbé jusqu'aux
raones.
« Cela me plaît, dit le roi Eymundr, il se peut que cela se révèle com
mode pour nous. »
Puis ils prirent les extrémités de la corde et les assurèrent, il était six
heures du soir quand tout cela fut achevé. Précisément alors, ils entendi
rent arriver les hommes du roi Bûrizlafr, et ils se retirèrent dans la forêt, là
où étaient leurs chevaux. Ils aperçurent un grand nombre d'hommes et un
très beau char, bien escorté, un étendard étant porté devant. Ces gens se
dirigèrent vers la forêt, droit sur la clairière et jusqu'au meilleur endroit
pour camper, exactement comme le roi Eymundr l'avait deviné; là, ils
Lété s'écoula ainsi que l'hiver suivant, mais rien ne se produisit quant
à la paie qui était due. Beaucoup de gens dirent au roi que l'on parlait
d'abondance du meurtre de son frère et les Norvégiens eurent alors l'im
pression que le roi les craignait.
Le jour où il avait été convenu que les Norvégiens recevraient leur
paiement, ils se rendirent aux appartements du roi: celui-ci leur fit bel
accueil et demanda ce qu'ils voulaient de si bonne heure.
« Peut-être n'as-tu plus besoin de nos services, sire, dit Eymundr, aussi
est-il temps maintenant de nous verser le paiement qui nous est dû.
-Ta venue a eu de sérieuses conséquences, dit le roi.
- C'est vrai, sire, dit Eymundr. 11 y a longtemps que tu aurais ete
chassé de ton royaume sans notre aide, et pour ce qui est de la mort de ton
frère, la situation n'a pas changé car tu l'as toi-même approuvée.
-Que vas-tu faire maintenant? demanda le roi.
- Quelle est la dernière chose que tu veux que nous fassions?
demanda Eymundr.
-Je ne sais pas, répartit le roi.
- Moi, je le sais, dit Eymundr. La dernière chose que tu voudrais,
c'est que nous allions voir ton frère le roi Vartilafr: donc, nous allons le
trouver maintenant et lui apporterons tout le soutien que nous pourrons,
sire, et bonne chance à vous. »
Sur ce, ils descendirent rapidement à leurs bateaux qui étaient prêts à
naviguer.
«C'est un départ soudain, dit le roi, ce n'est pas ce que je voulais.
-- Que va-t-il arriver si toi et le roi Eymundr êtes dans des camps
opposés? demanda la reine. Il va être difficile d'avoir affaire à lui.
- Ce serait une bonne chose que d'être débarrassés d'eux, dit le roi.
-Avant que cela n'arrive, ils vont t'humilier», répartit la reine.
Puis elle descendit avec Rëignvaldr Ulfsson et plusieurs autres aux
bateaux d'Eymundr, qui mouillaient au large. Eymundr apprit que la
reine voulait lui parler.
« Nous ne pouvons lui faire confiance, elle est plus habile que le roi,
dit-il, mais je ne refuserai pas de lui parler.
-- En ce cas, je vais avec toi, dit Ragnarr.
400 Sagas légendaires islandaises
- Non, dit Eymundr, ce n'est pas une visite hostile, il n'est pas besoin
d'avoir toute une armée. »
Eymundr portait un manteau à courroies et il tenait une épée à la
main. Ils s'assirent sur un banc érigé sur un sol boueux, la reine et le jarl
Rognvaldr étaient si près de lui qu'ils étaient presque assis sur ses habits.
«Il est triste que toi et le roi vous vous quittiez de la sorte, dit la reine.
Je ferais volontiers tout ce que je peux pour veiller que vous soyez en
meilleurs termes tous les deux. »
Aucun des deux n'avait gardé ses mains oisives: Eymundr avait
détaché les courroies de son manteau et la reine avait retiré l'un de ses
gants, et elle l'agitait au-dessus de sa tête. Eymundr se rendit compte
que cela n'était pas totalement innocent. En fait, elle était convenue
avec quelques hommes qu'ils le tuent, son gant avait été élevé pour
leur faire signe. Ces hommes se précipitèrent aussitôt sur lui, mais
avant qu'ils aient pu l'atteindre, il les avait vus, il se leva d'un bond
plus vite qu'ils ne s'y attendaient, laissant son manteau. Ils avaient
perdu l'occasion.
Ragnarr vit ce qui se passait et courut depuis le bateau sur le rivage,
suivi par l'un ou l'autre des Norvégiens, tous ardents de tuer les hommes
de la reine. Mais Eymundr ne le voulut pas. Ils chassèrent les hommes du
marécage et s'emparèrent d'eux.
«Nous ne discutons pas avec toi de ce que nous avons à faire, dit
Ragnarr à Eymundr, nous allons nous emparer de la reine et de ses
hommes et les emmener.
- Si nous faisions cela, nous aurions tort, répondit Eymundr. Qu'ils
aillent chez eux en paix. Je ne veux pas rompre ma parenté avec la reine. »
Donc la reine s'en fut chez elle, peu satisfaite de son expédition. Les
Norvégiens mirent à la voile sans délai pour se rendre au royaume de Var
tilafr. Quand ils allèrent le trouver, il leur fit un accueil amical et s'enquit
des nouvelles. Eymundr lui dit tout ce qui s'était passé du début jusqu'à la
fin, lorsqu'il avait quitté le roi Jarizleifr.
«Qu'as-tu l'intention de faire maintenant? demanda le roi.
- J'ai dit au roi Jarizleifr que nous allions venir ici te voir, répondit
Eymundr. J 'ai le sentiment qu'il veut réduire la taille de ton royaume,
exactement comme son frère l'avait fait pour le sien. C'est à toi de déci
der, sire, si tu veux que nous restions ici ou si tu penses avoir besoin de
notre aide.
- Assurément, nous aimerions beaucoup avoir ton soutien, dit le roi,
mais que veux-tu en échange?
- Nous voulons les mêmes conditions que celles que nous avions avec
ton frère, répondit Eymundr.
Dit d'Eymundr Hringsson 401
encore. Même si le roi est chef de l'armée, c'est elle qui en a réellement la
charge. Je vais, sire, monter la garde.
-À ta guise», dit le roi.
Sept jours durant, ils attendirent là, avec l'armée. Une nuit de mauvais
temps et alors qu'il faisait très noir, le roi Eymundr et Ragnarr faussèrent
compagnie à leurs troupes, disparurent dans la forêt qui se trouvait der
rière le campement du roi Jarizleifr, où ils s'assirent au bord d'un sentier.
«C'est ce sentier que doivent prendre les hommes du roi Jarizleifr, dit
Eymundr, et si j'avais voulu voyager en secret, c'est celui que j'aurais pris.
Attendons ici un moment. »
Il y avait quelque temps qu'ils étaient là, et alors qu'Eymundr venait de
dire: « Il n'est pas très habile de rester ici», ils entendirent passer à cheval
des gens, parmi lesquels il y avait une femme. Ils virent un homme che
vauchant devant une femme, un autre la suivant.
« Ce doit être la reine, dit Eymundr, plaçons-nous de part et d'autre du
sentier, et quand ils seront à notre hauteur, tu blesseras le cheval qu'elle
monte, Ragnarr, et tu t'empareras d'elle.»
Alors que les cavaliers passaient, ils ne se rendirent compte de rien jus
qu'à ce que le cheval de la reine soit tombé, mort, et qu'elle ait complète
ment disparu, bien que l'un d'entre d'eux dise qu'il avait aperçu un
homme se coulant hors du sentier. Ils n'osèrent pas se présenter au roi et
ne savaient pas si c'étaient des hommes ou des trolls* qui étaient causes de
ce qui s'était passé, de sorte qu'ils s'en allèrent sans avoir vu personne.
« Vous autres Norvégiens, dit la reine aux frères jurés, vous ne renoncez
pas facilement à l'idée de m'humilier.
- Nous vous traiterons bien, reine, répondit Eymundr, mais je ne
pense pas que vous alliez embrasser le roi d'ici un certain temps. »
Ils se rendirent au campement du roi Vartilâfr et lui dirent que la reine
était arrivée. Il en fut ravi et la garda lui-même. Le lendemain matin, elle
envoya chercher le roi Eymundr et lorsqu'ils se rencontrèrent, ce fut elle
qui parla la première.
« Il vaut mieux, dit-elle, que nous parvenions à un accord, et je suis
prête à arbitrer, bien qu'il faille que je déclare d'abord que je suis pleine
ment en faveur du roi Jarizleifr.
-C'est au roi Vartilâfr d'en décider, dit Eymundr.
- Mais ce sont tes propos qui auront le plus de poids auprès de lui»,
répondit-elle.
Alors, Eymundr alla trouver le roi Vartilâfr et lui demanda s'il était
d'accord pour que la reine arbitre.
« Je ne pense pas que ce soit avisé, dit le roi, car elle a déclaré qu'elle
s'opposerait à nos intérêts.
Dit d'Eymundr Hringsson 403
24. Aldeigjuborg est Staraïa Ladoga, en Russie. Il est remarquable que staraïa, en russe,
signifie «vieux» et aldeigju-, en vieux norois, convoie aussi l'idée de vieux.
404 Sagas légendaires islandaises
sa mort et régna seul sur les deux royaumes. Le roi Eymundr régna sur son
propre royaume, mais il ne vécut pas vieux et mourut pacifiquement, sans
laisser d'héritier. On tint sa mort pour une grande perte car il n'y eut
jamais étranger plus sage en Gardar{ki et il n'y eut pas de guerre en
Gardariki tant qu'il se chargea de la défense des territoires du roi Jarizleifr.
Alors qu'il était malade, il transmit son royaume à son frère juré Ragnarr,
considérant que c'était lui et aucun autre qui en tirerait bénéfice. Cela fut
fait avec l'approbation du roi Jarizleifr et de la reine lngigerdr.
Rognvaldr Ûlfsson, cousin de la reine lngigerdr, était jarl de Aldeigju
borg, ce fut un grand chef et tributaire du roi Jarizleifr et il vécut fort
vieux. Quand le roi Ôlafr Haraldsson le Saint était en Gardar{ki, il
séjourna chez Rognvaldr Ûlfsson et il y eut grande amitié entre eux, car le
roi Ôlafr fut tenu en grande estime par tous les hommes d'honneur tant
qu'il fut en Gardariki, encore que par personne plus que le jarl Rognvaldr
et la reine lngigerdr, entre lesquels il y avait secrètement une liaison
amoureuse.
SAGA DE HRÔLFR KRAKI
1. De Hdlfdan et de Froôi
1. Halfdan est mentionné par diverses sources médiévales. Son nom pourrait signifier
«Demi-Danois», il répond à l'Healfdene de Beowulf, lequel serait le fils de Beowulf le
Danois (à ne pas confondre avec le Beowulf, héros du poème anglo-saxon). Dans la
Skjoldunga saga, Halfdan est le fils de Fr6ôi et est assassiné par son frère lngjalldus, soit
lngjaldr en vieux norois et lngeld en vieil anglais.
2. Elle n'est pas mentionnée par son nom dans les autres sources. Mais la fille de Healf
dene, dans Beowulf, est mariée à un roi suédois, Onela = Ali dans la tradition noroise. On
notera la formulation: « Signy fut mariée à», l'usage était, en effet, de marier les filles, avec
leur consentement d'aventure, mais non nécessairement. Un mariage était une affaire,
matérielle, héréditaire ou cultuelle.
3. Conforme aux indications données par Saxo Grammaticus. En revanche, les sources
anglo-saxonnes donnent trois fils à Halfdan: Heorngar (qui répond à Hr6arr), Hrothgar
et Halga (Helgi). Les textes scandinaves ne parlent pas d'un Hrothgar.
4. Voir fiJstri *.
5. Comme tous les lecteurs modernes de ce texte, je ne sais comment rendre le terme
karl qui est employé pour désigner le personnage en question. Le mot peut s'appliquer à
un homme libre, mais aussi une sorte de roturier, comme il apparaîtra dans la suite du
texte, ce que renforcerait le sens littéral du terme vifill = «scarabée», une dénomination
4]() Sagas légendaires islandaises
Il faut dire à présent que le roi Froôi siège dans son royaume et qu'il
envie solidement son frère, le roi Hâlfdan, parce que celui-ci gouvernait
tout seul le Danemark; Froôi estimait que son lot n'avait pas été aussi
bon. Aussi rassembla-t-il une foule d'hommes, se dirigea vers le Dane
mark, y arriva en pleine nuit, brûlant et dévastant tout. Le roi Hâlfdan fit
une piètre défense. On s'empara de lui, on le tua et ceux qui y parvinrent
prirent la fuite. Tous les habitants de la forteresse durent jurer allégeance
au roi Froôi, sinon, il les soumit à toutes sortes de tortures.
Reginn, le père adoptif de Hroarr et de Helgi, les aida à s'échapper et
les fit passer dans l'île du vieux Vffill. Ils s'affligeaient fort de la perte qu'ils
avaient faite. Reginn dit que si Vffill ne parvenait pas à les garder contre le
roi Froôi, alors il n'y aurait de refuge nulle paré.
Vffill dit: «Il s'agit ici de s'en prendre à un adversaire bien puissant»,
mais il ajouta qu'il était tenu d'aider les garçons.
Puis il les reçut et les mena dans un souterrain, ils y passaient d'ordi
naire la nuit, mais le jour ils allaient prendre l'air dans la forêt du vieux,
car l'île était à demi boisée, et ils se séparèrent de Reginn. Ce dernier avait
de grandes propriétés en Danemark, et des enfants et une femme, et il ne
vit rien de mieux à faire que de se soumettre au roi Froôi et de lui prêter
serment d'allégeance. Le roi Froôi se soumit alors tout le royaume de
Danemark, impôts et tributs inclus. La plupart s'y plièrent contraints et
forcés car le roi Froôi était le plus impopulaire des hommes, il imposa tri
but également au jar! Sa:vill.
Ayant accompli tout cela, le roi Froôi ne se sentit guère satisfait de ne
pas avoir trouvé les garçons, Helgi et Hrôarr. Il dépêcha ses espions par
tout, près ou loin, au nord, au sud, à l'est et à l'ouest, promettant de
grands cadeaux à ceux qui sauraient lui en dire quelque chose, mais
diverses tortures à ceux qui les cacheraient. Mais il apparut que personne
n'avait chose à lui dire de ces garçons. Alors, il fit rechercher des voyantes
et des devins7 par tout le pays, il leur fit explorer le pays en tous sens, les
îles et les récifs, et ils ne trouvèrent rien. Alors, il envoya chercher des
magiciens8 qui pourraient s'enquérir de toutes choses à leur gré, et ils lui
plutôt fréquente pour désigner un esclave ou encore tout simplement un vieillard, voire
l'équivalent de notre «type». «Savoir maintes choses» signifie être versé dans la pratique
de la magie.
6. Le texte est beaucoup plus pittoresque, il dit littéralement: «tous les refuges seraient
remplis de neige.»
7. Voir volva*.
8. Galdramenn, dit le texte, «des hommes qui pratiquent le galdr». Ce dernier mot
s'applique à une autre opératio,1 magique que le sejôr*, et qui s'accompagnait d'extases
ou de transes. Le galdr reposait sur des charmes chantés, hurlés ou gravés. 11 n'est pas
Saga de Hrolfr kraki 411
dirent que les garçons n'étaient pas élevés à terre, mais que tout de même,
ils ne devaient pas se trouver bien loin du roi.
Le roi Froôi dit: « En divers lieux nous les avons cherchés et ce à quoi
je m'attends le moins, c'est qu'ils soient tout près d'ici, toutefois, il y a une
île proche d'ici que nous n'avons pas bien fouillée, à peu près personne n'y
réside, hormis un pauvre vieux qui habite là.
- Cherchez d'abord là, dirent les magiciens, car brouillard et secret
cernent cette île, et nous ne voyons pas facilement la demeure de cet
homme; nous avons le sentiment que c'est un homme d'un grand savoir
et que nous ne voyons pas tout ce qu'il sait.»
Le roi dit: « Nous allons chercher là encore. C'est merveille, je pense,
qu'un pauvre pêcheur garde ces garçons, osant de la sorte me les dérober.»
dit, contrairement à ce que soutient notre saga, que le galdr soit plus «puissant» que le
sejôr, mais on voit bien que l'auteur déploie toutes ses connaissances en fait de magie et
de sorcellerie.
9. Voir fylgja*.
1 O. Comprendre: « il est très fort en magie.»
412 Sagas légendaires islandaises
11. On remarquera que le récit suit un schème comme obligé du conte populaire:
toutes choses capitales doivent se produire trois fois.
Saga de Hrolfr kraki 413
3. De Hr6arr et de Helgi
Hr6arr avait alors douze hivers, et Helgi, dix. Celui-ci était pourtant le
plus grand, et le plus renommé. Ils s'en allèrent donc, en se faisant appe
ler l'un Hamr et l'autre Hrani 12 où qu'ils arrivent et parlent aux gens. Ces
garçons arrivèrent chez le jar! S<Evill et y passèrent une semaine avant de
demander au jar! la permission de rester chez lui.
Le jar! dit: «Je ne pense pas faire une grande affaire avec vous, mais je
n'épargnerai pas la nourriture pour vous pendant un moment. »
Ils passèrent là un moment tout en étant plutôt difficiles à traiter. On
ne sut pas quels hommes ils étaient ou quelle était leur famille. Le jar! n'en
avait pas idée et d'ailleurs, ils n'avaient pas fait connaître leur condition.
Certains disent qu'ils devaient être nés d'une chèvre 13 et se moquaient
d'eux car ils portaient constamment une coule dont ils ne baissaient
jamais le capuchon; beaucoup pensaient qu'ils devaient avoir de la ver
mine plein la tête. Ils restèrent là jusqu'au troisième hiver.
Une fois, le roi Fr6ôi invita le jar! S.Evill à un banquet, il le soupçon
nait fort de cacher les garçons pour raisons de parenté. Le jar! se prépara à
ce voyage avec une grande quantité d'hommes. Les garçons s'offrirent à
l'accompagner, mais le jar! déclara qu'ils ne le devaient pas. Signy, la
femme du jar!, était de l'expédition également. Hamr se procura un jeune
poulain indompté à monter, c'était en fait Helgi 14 , il courut après la
troupe, chevauchant sens devant derrière, la tête tournée vers la queue, et
se comportant stupidement en tous points. Hrani, son frère, se trouva
une autre monture, chevauchant dans le bon sens. Le jar! vit alors qu'ils le
suivaient et qu'ils ne parvenaient pas à mener correctement leurs mon
tures. Les poulains à longs poils allaient et venaient, et le capuchon de
Hrani tomba.
Signy, leur sœur, vint à voir cela, elle les reconnut aussitôt et pleura
amèrement. Le jar! demanda pourquoi elle pleurait. Elle déclama alors
une visa*:
12. Le choix de ces noms n'est pas indifférent. Hrani, « le tapageur», est un nom connu,
c'est aussi l'un des multiples noms d'Ôôinn, comme on le verra plus loin. En revanche,
Hamr est plus curieux. Le substantif hamr* relèverait de la magie et s'applique à la
«forme» interne que porte tout homme et qui esr susceptible de s'évader de son support
corporel pour défier les lois spatio-temporelles et vaquer aux affaires de son propriétaire.
13. Façon d'insinuer ou bien que ce sont des couards, ou bien qu'ils souffrent d'une
maladie du type scorbut � banale à l'époque.
14. Voici donc le premier cas de métamorphose et de dédoublement, qui correspond à
la signification de son nom, voir la note 12 supra.
414 Sagas légendaires islandaises
1. Toute la famille
du bosquet princier
des Skjoldungar
n'est plus que branchages 15;
j'ai vu mes frères
chevauchant à cru
alors que les hommes de Sa::vill
sont en selle.
15. Cette vîsa porte une image sophistiquée. Signy veut dire que l'arbre des Skjoldungar
a perdu son tronc en la personne du père et qu'il ne reste que les«branches», les deux frères
en question.
16. Voir vdlva*.
17. Voir sejôr*.
18. Je rends par «chance» le terme ga!Jà, qui est la forme de chance, en effet, qui est
«donnée» (verbe gefà, d'où g-efa) à une personne bien douée.
19. Le lai, ljôd, est bien un:: sorte d'incantation pratiquée par les magiciennes; elle
bâille car c'est là un geste coutumier des personnes de son acabit.
Saga de Hrolfr kraki 415
2. Deux sont ici dedans
- à aucun ne me fie -
les excellents qui auprès du feu
sont assis.
Le roi dit: «S'agit-il de ces garçons ou de ceux qui les ont protégés? »
Elle répond:
Sur ce, Signy lui jeta une bague d'or. Elle se réjouit de ce don et voulut
cesser ses prédictions. «Comment cela se fait-il? dit-elle, tout ce que j'ai
dit n'est que mensonge et toute ma prophétie s'est égarée. »
Le roi dit: «Si tu ne veux pas accepter ce qu'il y a de meilleur, on va te
torturer pour te faire parler. Je ne sais pas plus clairement qu'avant, avec
tout ce monde qu'il y a ici, ce que tu dis, et pourquoi Signy n'est-elle pas
dans son siège. Il se peut que nous ayons affaire ici à des loups parmi les
loups20. »
On dit au roi que Signy était tombée malade à cause de la fumée qui
venait de l'âtre.
Le jarl s�vill lui demanda de se lever et de se conduire vaillamment -
«parce qu'il peut advenir maintes choses contre la vie des garçons, si c'est
bien ce que l'on veut, fais en sorte que l'on découvre le moins possible, à
te voir, ce que tu veux, car nous ne pouvons rien faire pour les aider dans
l'état présent des choses. »
Le roi Fr6ôi pressa ferme la magicienne et lui ordonna de dire la vérité
si elle ne voulait pas être torturée. Elle bâilla fort, son sejôr fut difficile, et
elle déclama une vîsa:
4. Je vois où siègent
les fils de Hâlfdan,
Hr6arr et Helgi,
sains et saufs tous dc:ux;
20. Le texte n'est pas innocent, il dit: « que nous ayons affaire ici à des vargar parmi les
ûljàr» - où les deux mots, vargr et û/fr signifient bien «loup», mais le premier ayant aussi
une connotation de proscrit, malfaiteur, sacrilège.
416 Sagas légendaires islandaises
Les frères restent donc dans la forêt comme on l'a dit précédemment,
et lorsqu'ils y eurent été un moment, ils aperçurent un homme chevau
chant vers eux en provenance de la halle. Ils reconnurent parfaitement
que c'était Regino, leur père adoptif. Ils se réjouirent de le voir et lui firent
de belles salutations. Il ne leur répondit pas et fit faire demi-tour à son
cheval en direction de la halle. Ils s'en étonnèrent et discutèrent pour
savoir ce que cela signifiait. Regino dirige de nouveau son cheval vers eux,
l'air rébarbatif, comme s'il voulait les attaquer.
Helgi dit: «Je crois voir ce qu'il veut.»
Il se rendit à la halle, eux le suivant. « Mon père adoptif se conduit
ainsi, dit Helgi, parce qu'il ne veut pas rompre les serments qu'il a faits au
Saga de Hr6lfr kraki 417
roi Frôôi. C'est pour cela qu'il ne veut pas nous parler et pourtant, il vou
dra bien nous aider. »
Il y avait auprès de la halle un bosquet qui appartenait au roi Frôôi, et
lorsqu'ils y arrivèrent, Reginn se dit à lui-même: « Si j'avais de grandes
vengeances à tirer contre le roi Frôôi, je mettrais le feu à ce bosquet.» Il
n'en dit pas davantage.
Hrôarr dit: «Qu'est-ce que cela veut dire?
- Il veut, dit Helgi, que nous allions à la halle et que nous y mettions
le feu sauf à une issue.
- Comment le pouvons-nous, nous deux, jeunes hommes, tant il y a
une force supérieure devant nous?
- C'est pourtant ce qui va avoir lieu, dit Helgi, et nous devons nous
y risquer une bonne fois si nous devons venger nos griefs.»
Et c'est ce qu'ils font. Sur ce, le jar! Sa:vill fait une sortie avec tous ses
hommes. Il dit: «Augmentons ce feu et prêtons assistance à ces garçons.
Je n'ai pas d'obligation envers le roi Frôôi. »
Le roi Frôôi avait deux forgerons qui étaient des volundar en fait d'habi
leté artisanale, ils s'appelaient tous les deux Varr21 . Reginn fit sortir ses
troupes par le portail de la halle, de même que ses amis et parents par alliance.
toi, roi, ainsi que tes hommes." Il me sembla répondre plutôt fâché: "Où
cela, chez moi?" Alors la voix qui appelait se trouva si proche de moi que
je sentis l'haleine de celui qui appelait. "Chez toi en Hel, chez toi en
Hel23 " dit celui qui appelait, et là-dessus, je me réveillai.»
Sur ce, ils entendent dehors, de l'autre côté du portail de la halle,
Reginn le père adoptif déclamant une visa:
Alors, les hommes du roi, qui étaient à l'intérieur, dirent que ce n'était
pas une grande nouvelle qu'il y ait de la pluie dehors ou que les forgerons
du roi forgent, qu'ils fassent des clous ou d'autres objets.
Le roi dit: « Vous ne trouvez pas que c'est une grande nouvelle? Il en
sera autrement. Reginn doit nous avoir annoncé quelque danger immi
nent. Il m'a donné un signe d'avertissement, il va être rusé et cauteleux
pour nous.»
Le roi se rend au portail de la halle et voit qu'il y a danger en face. La
halle se met à flamber tout entière. Le roi demande qui commande cet
incendie. On lui dit que ce sont Helgi et son frère Hrôarr.
23. Hel, dans le Nord païen, désignait ou bien la déesse de l'autre monde, ou bien,
comme ici, cet autre monde lui-même. La phrase veut donc dire que le roi va mourir, le
redoublement de la formule est une pratique bien connue en magie.
24. Cette strophe est d'une virtuosité extrême et, comme on l'a vu dans la note 21, l'au
teur se livre à d'étourdissants jeux de mots qui laissent le traducteur pantois. Ces divertis
sements portent d'abord sur l'onomastique. Ainsi le substantif commun reginn désigne
aussi la pluie, on peut donc entendre le premier vers comme: «dehors, il pleut». Mais
reginn s'applique aussi aux puissances suprêmes, varr vaut aussi pour «prudent», «soi
gneux», «attentif». Il me semble que, pour saisir la seconde moitié de la strophe, il faut
partir du terme composé varnagli (ou varr-nagli, où nagli désigne les clous que fabrique le
forgeron, mais on peut aussi lire «les clous de Varr») qui s'applique à la bonde par laquelle
on bouche un trou dans le fond d'un bateau. Le terme se rencontre surtout dans la tour
nure slâ varnagli (où slâ est l'infinitif du verbe «frapper», prétérit slô que nous avons dans
la strophe), idée de prendre ses précautions pour éviter une fuite dans le fond du bateau et,
métaphoriquement, se prémunir contre un danger à venir. On peut donc lire les deux der
niers vers: «le prudent (Varr) prévient (les dangers) grâce aux forgerons.»
Saga de Hrolfr kmki 419
Le roi leur offre des conciliations, les priant de décider de tout entre
eux, tout seuls, - « et il est excessif qu'entre nous autres, parents, chacun
veuille être le meurtrier de l'autre.»
Helgi dit: « Nul ne peut te faire confiance, et tu ne nous trahiras pas
moins que tu ne l'as fait pour Halfdan, mon père. Et maintenant, tu vas
payer cela. »
Le roi Froôi fit demi-tour depuis le portail de la halle et se rendit à son
souterrain, dans l'intention de passer dans la forêt pour se sauver. Et alors
qu'il arrive au souterrain, Reginn est là, pas très pacifique. Le roi fait alors
demi-tour et brûle à l'intérieur avec maints hommes de sa troupe. Brûla
également Sigrfdr, la mère des frères Helgi et Hroarr car elle ne voulut pas
sortir25 .
Les frères remercièrent de sa bonne assistance le jarl Sa:vill, leur beau
frère, ainsi que Reginn, leur père adoptif et toute la société. Ils firent d'ex
cellents présents et prirent sous leur autorité tout le royaume de même
que tous les biens qu'avait possédés le roi Froôi, terres et biens meubles.
Les frères n'avaient pas le même caractère. Hroarr était un homme doux
et aimable, mais Helgi était un grand homme de guerre, et on le tenait
pour le plus important, de loin. Les choses durèrent ainsi un moment.
Le Dit de Frôôi se termine ici, commence celui de Hroarr et Helgi, les
fils de Halfdan.
25. Les mœurs barbares dont il est question ici, bien que dans le cadre d'une saga dite
légendaire, ont bien eu une réalité. Les grandes sagas islandaises font assez souvent état de
ces pratiques, comme dans la Saga de Njdl! le Brûlé. En général, semble-t-il, on permettait
aux femmes de sortir avant la consommation de l'incendie.
Dit de Helgi
26. C'est donc en Angleterre que s'établit Hrôarr, le Danois. Le nom de sa femme, Ogn,
est bizarre et ne peut être nordique. Léquivalent de Hrôarr dans Beowulfest Hrothgar; il
est dit qu'il a épousé Wealhthow, encore un nom étrange qui ne saurait être anglo-saxon.
27. Saxland pourrait être la Saxe, bien entendu, mais en fait, le terme s'applique à toute
l'Allemagne septentrionale. Ôlof est un nom connu, féminin d'Ôlâfr. On va voir, toute
fois, que l'auteur a choisi d'en faire une sorte de valkyrie* dans l'acception martiale de cette
dernière notion: des personnages de ce type interviennent assez fréquemment dans les
sagas et les poèmes eddiques.
422 Sagas légendaires islandaises
28. La salle était rectangulaire et comportait des bancs le long de chacun des murs lon
gitudinaux. On apportait des tables amovibles devant chaque homme. Au milieu de cha
cun de ces bancs longitudinaux, deux espaces plus importants étaient ménagés, que l'on
appelait hauts-sièges: ils étaient réservés au maître de maison et aux personnalités de
marque qu'il ou elle voulait honorer. Le haut-siège pouvait admettre plusieurs occupants.
Il est clair que Helgi se comporte avec insolence.
29. Voir kurteiss*.
30. Voici de nouveau une opération magique, assez souvent attestée dans les sagas
légendaires. On piquait une épine dite de sommeil dans l'oreille de quelqu'un; la victime
tombait dans un sommeil magique dont elle ne pouvait se réveiller tant que l'épine n'était
pas tombée.
Saga de Hrôlfr kraki 423
bateaux. Elle réveilla alors les hommes du roi et dit que leur roi était arrivé
à ses bateaux et qu'il voulait mettre à la voile car un vent favorable était
arrivé. Ils se levèrent d'un bond, chacun le plus vite possible, mais ils
étaient ivres et savaient à peine ce qu'ils devaient faire. Ils arrivèrent aux
bateaux et ne virent le roi nulle part, mais ils virent un énorme sac de cuir
venu là. Ils voulurent alors s'enquérir de ce qu'il y avait dedans en atten
dant le roi, pensant qu'il arriverait plus tard. Quand ils eurent ouvert le
sac, ils y découvrirent leur roi honteusement abusé. Alors, l'épine du som
meil tomba, et le roi ne se réveilla pas au sortir d'un bon rêve, il était alors
très mal disposé envers la reine.
D'autre part, il faut dire que la reine Ôli:if assemble des troupes pen
dant la nuit, elle ne manque pas de monde et le roi Helgi voit qu'il n'est
pas loisible de la chercher. Ils entendent le son des lurs31 et la sonnerie des
trompettes à terre. Le roi voit que le mieux serait de partir au plus vite. Le
vent est favorable. Le roi cingle donc jusque dans son royaume, avec cette
ignominie et ce déshonneur, il est plein de ressentiment et réfléchit sou
vent à la façon dont il pourra se venger de la reine.
La reine Ôli:if siège dans son royaume un moment, jamais son arro
gance et sa tyrannie n'ont été plus grandes. Elle s'entoure d'une forte
garde après le banquet qu'elle a offert au roi Helgi. On apprend cela par
tous les pays. Tout le monde trouve sans exemple qu'elle se soit moquée
d'un tel roi.
Peu de temps après, le roi Helgi dirige ses bateaux hors du pays, et dans
cette expédition, il aborde en Saxland, là où la reine Ôli:if a sa résidence.
Elle a là une grande quantité d'hommes. Il mouille ses bateaux dans une
baie cachée puis dit à ses troupes qu'elles l'attendent jusqu'au troisième
soleil et que, s'il ne revient pas, elles aillent leur chemin. Il emporte deux
coffres pleins d'or et d'argent. Il porte un mauvais costume en fait de vête
ments du dessus.
Puis il va jusqu'à une forêt et y cache son argent, s'en va ensuite et se
rend à proximité de la halle de la reine. Il rencontre un des esclaves de la
reine et lui demande les nouvelles du pays. Lesclave dit que la paix est
bonne et demande qui il est.
Le roi déclare être un vagabond, « toutefois, j'ai trouvé un grand trésor
dans la forêt, et je pense judicieux de te montrer où il est». Ils reviennent
Y rsa et elle appela la petite fille d'après elle32 . Y rsa était avenante de
visage. Et lorsqu'elle eut douze hivers, on lui fit garder les troupeaux. Tout
ce qu'on lui fit savoir, c'est qu'elle était fille d'un petit bôndi* et d'une
vieille, car la reine avait mené cette histoire dans un tel secret que peu de
gens savaient qu'elle avait donné naissance à un enfant.
On progresse jusqu'à te que la petite fille ait treize hivers. Il y eut alors
cet événement que le roi Helgi vint dans ce pays et fut curieux d'en avoir
des nouvelles. Il s'était déguisé en vagabond. Il vit dans une forêt un trou
peau nombreux que gardait une jeune femme de si belle figure qu'il pensa
n'en avoir jamais vu de si belle. Il demanda comment elle s'appelait et de
quelle famille elle était.
Elle dit: «Je suis fille d'un petit bondi et je m'appelle Yrsa.
- Tu n'as pas des yeux de femme du commun », dit-il, et il s'éprit aus
sitôt d'elle, disant qu'il conviendrait qu'un vagabond l'épouse, puisqu'elle
était fille de pauvre. Elle lui demanda de ne pas faire cela, mais il la prit,
l'emmena à ses bateaux et fit voile ensuite vers son royaume.
Lorsqu'elle apprit cela, la reine Ôléif se comporta en fourbe. Elle fit
mine de ne pas savoir ce qu'il en était, et se mit dans l'esprit que cela serait
objet de deuil et de déshonneur pour le roi Helgi, et en aucun cas de renom
ni de bonheur. Le roi Helgi fêta ses noces avec Yrsa et l'aima beaucoup.
32. Voici introduit le thème majeur, sans doute, de cette saga, celui de l'ours et de ses déri
vés. Yrsa, qui ne se rencontre guère dans cette littérature, peut avoir des relations avec le latin
ursa, «l'ours», et d'ailleurs, Saxo aussi appelle ce personnage Ursa. La Chronique de Lejre
(vers 1170) l'appelle Ursula. Une leçon défective de Beowulfdonne Yrse pour reine d'Onela.
33. La Northumbrie est une province qui se situe dans le nord de l'Angleterre, au-des
sus du Canal calédonien. Vieux norois Northumberland.
426 Sagas légendaires islandaises
Ces propos les réjouirent tous les deux. Le roi Helgi remit au roi
Hroarr, son frère, cet anneau. Le roi Hroarr s'en fut chez lui dans son
royaume et y resta en paix.
Il se fit que Sxvill, leur beau-frère, mourut, son fils Hrokr reprit son
royaume. C'était un homme cruel et fort ambitieux.
Sa mère lui disait force choses de l'anneau que possédaient les frères,
<< il me semblerait, disait-elle, convenable que les frères se rappellent à
nous par le don de quelque richesse car nous les avons soutenus pour ven
ger notre père et ils ne nous ont rappelé cela ni en ce qui concerne ton
père ni à mon égard.»
Hrokr dit: « Ce que tu dis est clair comme le jour, une pareille chose
est une horreur, et l'on va se mettre en quête de ce qu'ils veulent nous faire
pour satisfaire notre honneur.»
Il s'en va ensuite trouver le roi Helgi et exige de lui le tiers du royaume
de Danemark ou bien l'anneau excellent car il ne savait pas que c'était
Hroarr qui le possédait.
Le roi dit: « Tu parles bien inconsidérément et avec une arrogance
excessive. Nous avons conquis ce royaume par vaillance, y engageant
notre vie avec l'assistance de ton père et de Reginn, mon père adoptif,
ainsi que d'autres excellents hommes qui ont bien voulu nous prêter assis
tance. Nous voulons bien, assurément, te récompenser en raison de notre
parenté, si tu peux y consentir, mais ce royaume m'a coûté tellement que,
pour rien au monde, je ne veux le perdre. C'est le roi Hroarr qui a pris
l'anneau et je m'attends à ce que tu n'en disposes pas.»
Hrokr s'en fut de la sorte, très mécontent. Il alla trouver le roi Hroarr.
Celui-ci le reçut bien et honorablement et il passa un moment chez lui.
Et un jour qu'ils cinglaient le long des côtes, et qu'ils mouillèrent dans
un fjord, Hrokr dit: « Il me semblerait, parent, honorable de ta part de
me donner l'excellent anneau, rappelant de la sorte notre parenté.»
Le roi dit: «J'ai tant donné pour avoir cet anneau que pour rien au
monde je ne veux le laisser.»
Hrokr dit: «Alors, permets-moi de voir cet anneau, je suis très curieux
de savoir si c'est un trésor tel qu'on le dit.
- C'est une petite chose, dit Hroarr, et certes, je vais te le laisser voir»,
et il lui remit l'anneau.
Hrokr examina l'anneau un moment et déclara que l'on n'exagérait pas
quand on en parlait - « et je n'ai pas vu de pareil trésor, et tu es tout à fait
Saga de Hrôlfr kraki 427
excusable d'avoir si bonne opinion de cet anneau. Le meilleur parti à
prendre est que ni toi ni moi n'en jouissions, non plus que tout autre»,
puis il lança l'anneau dans la mer aussi loin qu'il le put.
Le roi Hr6arr dit: «Tu es un homme minable.»
Puis il fit trancher le pied de Hr6kr et le fit transporter ainsi à son
royaume. Hr6kr recouvra: vite la santé, si bien que son moignon guérit.
Alors, il assembla des troupes et voulut se venger de sa honte. Il eut
une grande troupe et arriva à l'improviste en Northumbrie, alors que le
roi Hr6arr était à un banquet avec assez peu de monde. Hr6kr attaqua
immédiatement, rude bataille éclata, la différence de nombre était grande.
Le roi Hr6arr tomba là et Hr6kr se soumit le pays. Il se fit donner le titre
de roi. Puis il demanda en mariage Ôgn, fille du roi Norôri, que le roi
Hr6arr, son parent, avait épousée auparavant.
Le roi Norôri trouva qu'une grande difficulté lui était advenue car
c'était un vieil homme, peu apte à la bataille; il dit à Ôgn, sa fille, où on
en était, déclarant qu'il ne voulait pas se dérober à la bataille, tout âgé qu'il
était, si cela n'allait pas contre les vœux de sa fille.
Elle dit avec grand chagrin: «Certes, cela va contre ma volonté; pour
tant, bien que je voie qu'il y va de ta vie, je ne veux pas le rejeter. La raison
est qu'il faut un certain délai car je suis enceinte et c'est cette affaire-là qu'il
faut arranger d'abord, car c'est le roi Hr6arr qui a cet enfant de moi.»
On présente cette affaire à Hr6kr, il veut bien accorder un délai s'il
peut plus facilement accéder au royaume et au mariage. Hr6kr estime
s'être fort promu dans cette expédition en ayant abattu un roi aussi
renommé et conquis un royaume.
_ À ce moment-là, Ôgn envoya des hommes trouver le roi Helgi et leur
demanda de lui dire qu'elle n'entrerait pas dans le lit de Hr6kr si elle pou
vait en décider elle-même et qu'on ne la contraignît pas - « pour la raison
que je porte un enfant du roi Hr6arr.»
Les messagers allèrent dire ce qu'on leur demandait.
Le roi Helgi dit: «C'est sagement parler de la part d'Ôgn, car je vais
venger Hr6arr, mon frère.»
Hr6kr ne se doutait de rien.
La reine Ôgn mit au monde un fils qui s'appela Agnarr. Il fut de bonne
heure grand et accompli.
Quand le roi Helgi apprit cela, il rassembla des troupes et se porta à la
rencontre de Hr6kr. Bataille éclata et pour finir, on s'empara de Hr6kr.
428 Sagas légendaires islandaises
34. La Skjoldunga saga a ici un récit différent: Agnarr y est le fils d'Ingjaldr, cousin et
non pas fils de Hr6arr, et demi-frère et non cousin de Hr6kr. Il est ensuite tué par Bjarki,
un homme de Hr6lfr, et l'anneau revient à Yrsa.
35. On ne peut, bien entendu, laisser passer cette déclaration. À supposer que le person
nage ait vécu à l'époque viking, soit entre 800 et 1050, il est exact que ces commerçants
pillards partaient en expédition viking (formule i vikingu qui figure ici - voir vikingr) à la
belle saison pour ne revenir que vers septembre. Il est douteux, toutefois, que cet usage ait
existé à l'époque où sont censés se passer les événements rapportés par notre saga.
36. Cette seule notation suffit à dater le texte et son genre. Ce n'est pas que l'amour
conjugal ou passionnel n'existe pas dans les sagas, mais il est loin de constituer la norme.
Le mariage était une affaire et les sentiments n'étaient pas envisagés, au moins en principe.
37. C'est donc le héros majeur de notre saga, celui qui lui a donné son titre. Il est
nommé Hropulf dans Beowulf, où il se partage le Danemark avec Hrothgar.
Saga de Hr6lfr kraki 429
38. Il est intéressant de confronter les diverses versions de ce passage. Selon l' Ynglinga
saga de Snorri Sturluson (premier texte de sa Heimskringla), Aôils aurait enlevé Yrsa, fille
d'Ôlof. Helgi serait ensuite intervenu pour reprendre Yrsa à Aôils mais elle serait retournée
430 Sagas légendaires islandaises
Une veille de fol*, on mentionne qu'alors que le roi Helgi était dans
son lit et qu'il faisait très mauvais temps dehors, quelqu'un vint au portail
et frappa assez faiblement. Il lui vint à l'esprit qu'il n'était pas digne d'un
roi de laisser dehors un être misérable et qu'il devait le secourir. Il alla
donc ouvrir les portes.
Il vit que c'était quelque chose de pauvre et dépenaillé. Cette chose
dit: « Tu as bien fait, roi», puis entra dans la dépendance.
Le roi dit: « Mets sur toi de la paille et une peau d'ours pour ne pas
avoir froid.»
chez Aôils lorsque l'inceste fut révélé. Dans Beowulf, Aôils figure sous le nom d'Eadgils;
c'est le neveu d'Onela (Ali), mari de la fille non nommée de Healfdene. Peu importent les
détails, au fond, nous voyons seulement que la tradition que reflète notre saga est
ancienne, diverse et riche.
39. Le Svfarîki est le royaume des Svfar, qui sont les anciens habitants de la Suède à
laquelle ils ont donné leur nom. On a aussi, un peu plus bas, Svîpjôd (riki = «royaume» ou
« état», pjoô = «peuple», «nation» si l'on veut). Uppsalir, qui est l'actuelle Uppsala, au
nord de Stockholm (laquelle n'existait pas à l'époque envisagée ici) a effectivement été la
capitale de la Suède; c'était un grand centre religieux également, il a pu y exister un
temple. Il y subsiste toute une série de tertres circulaires, au lieu-dit Vieil Uppsal (Gamla
Uppsala), où ont été enterrés des souverains anciens.
Saga de Hr6ifr kraki 431
La chose dit: « Donne-moi ton lit, roi, je veux coucher à côté de toi car
il y va de ma vie. »
Le roi dit: «Tu me répugnes, mais s'il en est comme tu le dis, couche
ici le long de la poutre de mon lit, tout habillée, je ne te ferai pas de mal. »
C'est ce qu'elle fit. Le roi se détourna d'elle. Une lumière brûlait dans
la pièce. Un moment ayànt passé, il jeta un coup d'œil sur elle par-dessus
son épaule. Il vit alors que reposait là une femme si belle qu'il ne pensait
pas en avoir jamais vu de plus avenante. Elle portait une robe de soie. Il se
tourna rapidement vers elle, fort gentiment.
Elle dit: «Maintenant, je veux m'en aller, tu m'as délivrée d'une grande
détresse car ceci était une malédiction jetée par ma belle-mère. J'ai rendu
visite à bien des rois mais aucun ne m'a acceptée à cause de mes disgrâces.
Je ne veux pas rester davantage ici.
- Non, dit le roi, il n'est pas question que tu t'en ailles si vite. Nous
n'allons pas nous quitter ainsi. On va arranger une noce en hâte car tu me
plais bien.
- Qu'il en soit comme vous voudrez, sire», dit-elle, et ils dormirent
ensemble cette nuit-là.
Le lendemain matin, elle prit la parole: «Tu as satisfait ton désir avec
moi, mais tu sauras que nous aurons un enfant. Fais comme je le dis, roi,
viens voir notre enfant l'hiver prochain à cette époque dans ton hangar à
bateaux, si tu ne le fais pas, tu le paieras. » Après cela, elle s'en alla.
Le roi Helgi se trouvait alors un peu plus heureux qu'avant. Le temps
passa et il ne prêta aucune attention à l'avertissement de la femme. Trois
hivers après, il se passa ceci: trois hommes chevauchèrent vers la même
maison où dormait le roi. C'était vers minuit. Ils portaient une petite fille
qu'ils déposèrent près de la maison.
La femme qui portait l'enfant prit la parole: «Tu sauras, roi, dit-elle,
que tes parents vont payer le fait que tu n'as prêté aucune attention à ce
que je t'offrais. Tu bénéficies de ce que tu m'as délivré de la malédiction,
et sache que cette petite fille s'appelle Skuld40 • C'est notre fille. »
Après cela, ces gens s'en allèrent. C'était une femme-elfe41 • Jamais
ensuite le roi ne la revit. Skuld grandit chez le roi, elle fut bientôt féroce
de tempérament.
40. Skuld signifie proprement «dette», ou encore «avenir»: tel est le nom d'une des
trois Nornes*. Il est évident que l'auteur évolue ici dans ce qu'il connaît de créatures fémi
nines surnaturelles, comme on va le voir dans la note suivante.
41. On ne sait trop ce qu'étaient les elfes, en vérité dlfor (voir d/jr). Il a pu s'agir d'une
catégorie de déités inconnues d'autre part: certains textes eddiques les mettent en parallèle
avec les Ases et les Vanes qui sont les deux grandes familles divines. Il semble qu'à l'époque
qui nous concerne, ç'aient été des protectrices de la fertilité-fécondité. Elles apparaissaient
432 Sagas légendaires islandaises
On dit qu'un jour, le roi Helgi se prépara à quitter le pays dans l'inten
tion d'oublier ses chagrins. Hr6lfr, son fils, resta. Le roi guerroya en
maints lieux et accomplit force exploits.
sous les espèces de très belles femmes qui s'associaient volontiers aux humains. Ce n'est
que par la suite qu'elles/ils seront dévalué(e)s pour devenir, comme en Norvège aujour
d'hui, de petits bonshommes très actifs dans les contes populaires. Aux temps anciens, les
dlfar semblent avoir régenté surtout les facultés mentales. Ils ont joui d'un culte, chose
assez rare dans cette religion, mais c'est bien tout ce que nous savons d'eux!
42. Voici encore un thème obligé des sagas légendaires. Les berserkir (sing. berserkr),
ou «guerriers-fauves», étaient des champions qui devaient leur nom - dont l'étymologie
est discutée - ou bien au fait qu'ils combattaient sans protection (sur berr: «nu», et serkr:
«chemise»), ou bien qu'ils portaient une cotte de peau d'ours (berr- peut dériver de bjorn,
«l'ours»), seconde hypothèse qui me paraît préférable, surtout dans l'optique de la pré
sente saga, étant donné qu'un poème scaldique célèbre établir une sorte de parallèle entre
berserkir et uljhednar, «pelisses de loups». Quoi qu'il en soit, le motif s'applique à des per
sonnages qui, dans des circonstances érotiques, magiques, guerrières ou poétiques,
entraient en fureur (le latin jùror conviendrait mieux) et se rendaient alors capables de
prestations inouïes. Les berserkir figurent dans toutes sortes de contextes, pour obtenir la
possession d'une femme, battre un rival en duel, s'approprier une terre, etc. Le héros d'une
saga qui se respecte se doit de les découdre, car ils sont souvent passablement grotesques.
Que le motif ait eu des rapports avec la magie, cela semble très probable.
Saga de Hroifr kraki 433
43. Il est amusant que cette précision n'intervienne que maintenant! Lun des grands
rites de la religion nordique ancienne, avec le sejôr que nous avons vu plus haut ( voir la
note 8), était le blot* ou«sacrifice». Le célébrant immolait un animal, sans doute en l'hon
neur d'un dieu, puis toute l'assemblée prenait part à un banquet sacrificiel ou blotveizla au
cours duquel on consommait la chair de la victime. Ce rite était destiné à invoquer les
ancêtres, les grands membres morts de la famille; sa finalité était de resserrer la commu
nauté dans une société où la frontière entre vivants et morts n'était pas brutalement res
sentie. Le roi était chargé de ce rite à l'intention de son «royaume»; dans le culte privé,
c'était le chef de famille qui tenait ce rôle. Quant à«sorcellerie», il rend le termeJjolkynngi
(«connaissant quantité de choses») dans le texte mais pourrait aussi bien se traduire par
«magie» ou par « science noire». Les deux notions qui interviennent donc à la fin de ce
chapitre sont clairement péjoratives sous la plume de l'auteur. Étant donné la date pro
bable à laquelle il rédige sa saga, il est chrétien et s'adresse à des chrétiens. En fait, il se livre
à une sorte de reconstitution pseudo-historique!
Dit de Svipdagr
44. Une fois de plus, il faut prendre garde à l'onomastique. Svipdagr compte parmi les
noms donnés à Ôôinn, dieu dont, de toute manière, il présence bien des traies. Voyez aussi
Hrani. Beigaôr est le nom d'un verrat ou d'un sanglier mâle dans le Livre de la colonisation
de l'Islande. Les noms zoophores ne manquent pas dans notre saga. Quant à Hvitserkr, lit
téralement «Chemise blanche», c'est aussi le nom de l'un des fils de Ragnarr aux braies
velues, grand héros «viking» (voir plus haut p. 188).
436 Sagas légendaires islandaises
45. Cette culture a été très friande de jeux de toutes sortes. Ici, il s' agirait plutôt de jeux
physiques, lutte, saut ou autres épreuves de force.
Saga de Hrôlfr kraki 437
voir tous en Hel, mais nous sommes assez forts pour ne pas tomber
devant de simples paroles ou de la mauvaise volonté. »
La reine dit qu'il n'y avait rien de mal à ce que le roi veuille éprouver
quelles étaient ses capacités - « alors qu'il s'agit de vous et qu'il a une telle
confiance en vous. »
Le berserkr qui était leur chef dit à la reine: «Je vais te calmer et brider
ton arrogance de telle façon que nous soyons sans peur devant lui.»
Le lendemain matin, un rude duel46 eut lieu là. Les grands coups ne
manquèrent pas. Tout le monde voyait que le nouveau venu s'entendait à
faire mordre son épée avec grande force, et le berserkr recula devant lui,
Svipdagr le tua là. Aussitôt un second voulut le tuer et venger son cama
rade, il subit le même sort. Et Svipdagr ne s'arrêta pas avant d'en avoir
occis quatre.
Alors, le roi Aôils dit: «Tu m'as fait grand tort et tu vas le payer. » Et il
ordonna à ses hommes de se lever et de le tuer.
D'autre part, la reine se procura des troupes et voulut l'assister, disant
au roi que l'on pouvait voir que Svipdagr était bien plus excellent que tous
les berserkir. La reine parvint à instaurer trêve entre eux, tout le monde
trouva que Svipdagr était un héros. Il siégea donc sur le banc d'en face du
roi, sur le conseil de la reine Yrsa.
La nuit étant venue, il regarda autour de lui et il estima en avoir fait
trop peu contre les berserkir, il voulut les inciter à une rencontre, il pen
sait vraisemblable que, s'ils le voyaient tout seul, ils se tourneraient contre
lui. Et cela se passa comme il le pensait, car ils se battirent aussitôt.
Le roi survint alors qu'ils s'étaient battus un moment, et il les sépara.
Après cela, le roi mit les berserkir hors-la-loi - ceux qui restaient - parce
qu'à eux tous, ils ne vainquaient pas un seul homme. Il dit qu'il ne savait
pas qu'ils fussent tellement minables, eux qui n'étaient arrogants qu'en
paroles. Il fallut qu'ils s'en aillent et ils menacèrent de venir ravager le
royaume du roi Aôils. Le roi déclara n'avoir cure de leurs menaces et dit
que ces chiennes n'avaient aucun courage. Ils s'en allèrent donc, honteux
et déshonorés. Pourtant, c'était le roi qu; les avait d'abord excités, en fait,
à l'attaquer et le tuer quand ils le verraient sortir seul de la halle, se ven
geant ainsi à l'insu de la reine. Svipdagr en avait tout de même tué un
lorsque le roi était venu les séparer.
47. Ce passage est passionnant et rarissime; il dénote la culture de l'auteur, car ces
façons de procéder n'ont rien de scandinave, surtout à l'époque où sont censés se produire
les événements en question. On appelle chausse-trape, selon le Grand Robert, « un engin
de guerre formé d'une pièce de fer à quatre pointes et servant à interrompre le passage de
la cavalerie». Cavalerie à part - les Nordiques ne connaissaient pas cette disposition - il se
peut que l'usage de chausse-trape ait existé. On remarquera d'autre part - et là, nous
sommes en territoire beaucoup moins« exotique» - que l'usage était de délimiter le champ
de bataille. Enfin, il n'est pas fortuit que Svipdagr, qui a bien des traits du dieu Ôôinn, ait
prodigué les« stratagèmes». Le dieu est à tort réputé divinité de la guerre, il est en fait celui
qui décide de la victoire, Sigtyr; il ne combat jamais personnellement mais il s'entend à
inventer toutes sortes de «stratagèmes», en effet.
Saga de Hr6lfr kraki 439
48. De la sorte, Svipdagr porte nombre de traits odiniques, ressemble très fort à Ôôinn,
qui a également perdu l'un de ses yeux: il l'a mis en gage dans la source (ou le puits) du
géant Mîmir (dont le nom signifie« mémoire») afin d'acquérir le savoir des grands secrets
ésotériques. Il est vrai que l' Ynglinga saga de Snorri Sturluson connaît aussi un roi de
Suède nommé Svipdagr ]'Aveugle, sans expliquer ce surnom.
440 Sagas légendaires islandaises
Svipdagr ne voulut rien d'autre que de s'en aller, surtout parce que le roi
Aôils n'était pas venu à la bataille avant qu'elle ne soit terminée parce
qu'il n'était pas sûr de celui qui remporterait la victoire, de Svipdagr ou
des berserkir: le roi était dans une forêt et avait regardé de là leurs démê
lés, il était en mesure de venir quand il l'aurait voulu, mais en vérité, il
estimait qu'il n'importait pas que Svipdagr subît une défaite et mordît la
poussière.
49. Les portraits détaillés comme celui-ci ne sont pas la norme dans les sagas. En
revanche, ils sont légion dans les vies de saints - qui ont été traduites en grand nombre en
islandais ancien. Il faut voir dans ces lignes-ci une influence directe de l'hagiographie
médiévale.
Saga de Hrôifr kraki 441
Svipdagr dit: « Tu pourras dire que je suis décidé à aller trouver le roi
Hr6lfr ainsi que nous tous, les frères, s'il veut nous accepter.»
Le bondi Svipr dit: «À vous de décider de vos expéditions et de votre
conduite, mais je trouverais mieux que vous restiez ici chez moi.»
Ils déclarèrent qu'il ne servirait à rien de chercher cela.
Puis ils souhaitèrent ·bonne vie à leur père et à leur mère, et ils s'en
furent jusqu'à ce qu'ils trouvent le roi Hr6lfr. Svipdagr alla aussitôt se pré
senter au roi et le salua. Le roi demanda qui il était. Svipdagr lui dit son
nom ainsi que celui d'eux tous et déclara avoir été chez le roi Aôils un
moment.
Le roi Hr6lfr dit: « Pourquoi es-tu venu ici, car il n'y a pas grande ami
tié entre Aôils et nos hommes?»
Svipdagr dit: «Je le sais, sire. Pourtant, je veux chercher à me faire
votre homme s'il est possible, ainsi que nous tous, les frères, quoique vous
trouverez que nous ne sommes pas de grande importance.»
Le roi dit: « Il n'était pas dans mes intentions de me faire des amis des
hommes du roi Aôils. Mais puisque vous êtes venus me trouver, je vous
recevrai car je pense que celui-là aura la meilleure part qui ne vous écon
duira pas, et je vois que vous êtes de valeureux gaillards50 . J'ai entendu
dire que vous avez acquis grande renommée en tuant les berserkir du roi
Aôils et en accomplissant maint autre haut fait.
- Que m'assignes-tu comme siège?» dit Svipdagr.
Le roi dit: «Asseyez-vous près de l'homme appelé Bjâlki mais laissez de
la place pour douze hommes vers le fond. »
Svipdagr avait promis au roi Aôils de venir le trouver avant de s'en
aller. Les frères se rendirent à la place que le roi leur avait indiquée. Svip
dagr demanda à Bjâlki pourquoi ces places vers le fond devaient rester
vides. Bjâlki dit que s'asseyaient là les berserkir du roi lorsqu'ils revenaient
à la maison. Ils étaient alors en expédition guerrière.
Il y avait une fille du roi Hr6lfr qui s'appelait Skûr, et une autre, Drifa.
Drifa était chez le roi, c'était la plus courtoise des femmes. Elle se com
porta bien envers les frères et leur rendit la vie agréable.
Cela continua ainsi pendant l'été, jusqu'à ce que les berserkir revien
nent en automne dans la garde du roi. Selon leur coutume, ils se présen
tèrent à chaque homme lorsqu'ils entrèrent dans la halle, et celui qui les
50. Le texte porte ici le mot garpr* qui aurait plutôt des connotations péjoratives. li
répondrait à notre «fier-à-bras» et c'est d'ailleurs ainsi que Halldôr Laxness, dans un livre
satirique intitulé La Saga des fiers-à-bras (trad. Régis Boyer, Anacharsis, Toulouse, 2011 ),
présente ce genre de «héros». Il ne semble pas, toutefois, que la présente saga retienne
cette acception.
442 Sagas légendaires islandaises
commandait demanda si celui qui se trouvait devant lui se tenait pour son
égal. Les gens cherchaient diverses répliques qui leur paraissaient le mieux
convenir, on pouvait tout de même entendre aux propos de chacun qu'il
estimait s'en falloir de beaucoup qu'il fût son égal.
Il s'avança devant Svipdagr et demanda s'il s'estimait aussi vaillant.
Svipdagr se leva d'un bond, brandit son épée et déclara qu'en aucun cas il
n'était moins vaillant que lui.
Le berserkr dit: « Alors, frappe mon casque.»
C'est ce que fo Svipdagr, et l'épée ne mordit pas, puis ils voulurent se
battre.
Le roi Hrôlfr s'interposa, leur dit que cela n'était pas permis et qu'ils
devaient être appelés égaux désormais - « et vous êtes tous deux mes
amis.»
Après cela, ils se réconcilièrent, ils étaient toujours du même avis, ils se
rendirent en expéditions guerrières et remportèrent la victoire, où qu'ils
arrivent.
Le roi Hrôlfr envoya des hommes en Svfpjôd, trouver la reine Yrsa, sa
mère, lui demandant de lui envoyer le bien qu'avait possédé le roi Helgi,
son père, et que le roi Aôils avait accaparé lorsque le roi Helgi avait été
tué.
Yrsa dit que cela convenait si elle pouvait l'effectuer, à supposer que ce
lui fût possible - « mais si tu cherches toi-même ce bien, mon fils, je te
serai fidèle en mes conseils, mais le roi Aôils est si cupide qu'il n'a jamais
cure de la façon dont il a acquis ce bien», et elle demanda de dire cela au
roi Hrôlfr et lui envoya en même temps des cadeaux honorables.
51. C'est donc l'actuelle Lejre qui fut certainement la capitale ou, en tout cas, le haut
lieu cultuel du Danemark. Le lieu existe toujours, il est mentionné dans bon nombre de
nos sources.
Saga de Hrolfr kraki 443
52. C'est sans doute le Heoroweard de Beowulf, fils de Heorogar et cousin de Hropulf.
Dans le poème anglo-saxon, Heoroweard prétend au trône, ce qui fait de lui l'ennemi de
Hropulf. Cet élément est absent de notre saga.
Dit de Bo<3varr
53. Uppdalirsignifie «pays hauts», «vallées hautes», si l'on veut. Plusieurs régions de
Norvège peuvent répondre à cette dénomination
54. Cette culture est riche de prénoms zoophores. Mais ici, il n'est certainement pas
fortuit que bjorn signifie «ours».
55. Par Finnmark («Territoire des Finnar»), il faut entendre ici la Laponie d'aujour
d'hui: les Finnar (sing. Finnr) sont sans doute les ancêtres des Sâmes (Lapons) actuels.
Pour diverses raisons, les Finnar étaient tenus pour de grands magiciens ou sorciers, au
point que le substantif commun finnr est souvent synonyme de «sorcier».
446 Sagas légendaires islandaises
Après cela, Bjéirn disparut, personne ne sut ce qu'il était advenu de lui.
Comme on ne le trouvait pas, on se mit à le chercher et on ne le trouva
nulle part, comme il était vraisemblable. Il faut dire de cela que le bétail
du roi est abattu en grand nombre et que c'était un ours gris, à la fois
grand et cruel, qui s'en prenait à lui.
Un soir, il se fit que la fille du bondi, Bera, vit cet ours cruel. Bjéirn alla
à elle et se comporta très gentiment envers elle. En cet ours, elle pensa
57. Les gants faits de peau de bêtes avaient un pouvoir magique; la magicienne de la
Saga d'Eirikr le Rouge porte des gants de peau de chat, par exemple.
58. Le texte porte ici le terme dlog, qui renvoie à «charme» (au sens très fort du latin
carmen), «imprécation». La reine jette littéralement un sort à Bjorn, le voici i dlogum,
«sous le charme», si l'on peut dire. Lusage est fréquent tant dans les sagas légendaires
qu'ensuite, dans les contes populaires islandais.
418 Sagas légendaires islandaises
59. Il y a deux explications au fait qu'un animal ait des yeux humains: ou bien c'est un
être humain frappé d'un charme, ou bien c'est un mort qui possède l'animal en question.
Sans aller jusqu'à parler de totémisme (encore que cela ne soit pas absolument à rejeter), il
est clair que notre saga est littéralement obsédée de ce type d'images et de représentations.
60. Voici donc le thème populaire de l'homme-ours, mannbjorn, parallèle à celui, éga
lement bien attesté, du «loup du soir» ou kveldulft encore appelé par une sorte de redon
dance que nous retrouverons ici, vargulfr, où le mot «loup» intervient deux fois puisque
les deux composants ont cc sens. C'est, bien entendu, notre loup-garou.
Saga de Hrolfr kraki 449
61. Si je ne fais rien de l>ôrir, Elg-Frôâi, en revanche, appelle commentaire, ainsi que
Boâvarr; elgr est «l'élan», c'est aussi l'un des multiples noms d'Ôâinn. Frôâi convoie
l'idée de savant, mais avec la nuance de savant au savoir contagieux, pédagogue, exem
plaire, etc. Ôâinn, qui domine cette saga comme on le voit, est le dieu de la «science»,
ésotérique, bien entendu; en un sens, il est deux fois présent dans le nom du second fils de
Bjorn. Pour Boâvarr, son nom signifie «belliqueux» mais on va voir, au chapitre 46, qu'il
sera surnommé bjarki, ce dernier mot signifiant «ourson». La thématique de l'ours va
donc s'étoffant de chapitre en chapitre avec Bjorn, Bera, Bjarki notamment. Bjarki a été
bien connu des anciens Scandinaves. Les Bjarkamdl ou Dits de Bjar.h ont été un poème
fort célèbre:
«Voici que le jour a surgi. Le plumage du coq frémit, pour les vilains c'est
l'heure du labeur. Veillez, veillez sans · •êve, têtes amies, d'Aâils tous les
meilleurs serviteurs! Hrôlfr le tireur, Hâr à la rude main, fils de noble
famille qui jamais ne fuient, ni pour le vin ni pour le rire des femmes je ne
vous éveille, je vous éveille pour le dur jeu de dards!» (traduction par
Renauld-Krantz du fragment que nous en avons conservé)
Pour Saxo Grammaticus, Bjarki a tué Agnarr, ce qui lui a valu la qualification de «bel
liqueux».
450 Sagas légendaires islandaises
Le roi s'en fut chez lui et Bera lui tint compagnie. La reine était fort
joyeuse et la reçut bien puis demanda qui elle était. Comme avant, elle ne
dit pas la vérité. La reine fit alors un grand banquet et fit apprêter la
viande de l'ours pour réjouir les hommes. La fille du bôndi était dans le
pavillon de la reine et ne parvint pas à s'en aller car la reine soupçonnait
qui elle était.
Plus vite que l'on ne s'y serait attendu, la reine arriva avec un plat sur
lequel il y avait de la viande d'ours, elle pria Bera d'en prendre, mais elle
ne voulut pas manger.
« Voilà une grande abomination, dit la reine, tu fais fi de cette chère
que la reine elle-même estime t'offrir! Prends-en vite, sinon, on te prépa
rera autre chose de pire.»
Elle lui coupe un morceau et pour finir, Bera le mangea. La reine
coupa un second morceau et le mit dans la bouche de Bera. Et il y eut un
petit grain dans ce morceau et elle le recracha, disant qu'elle ne mangerait
pas davantage, même si on la torturait ou la mettait à mort.
La reine dit: « Il se peut que cela serve à quelque chose», et elle rit.
Puis Bera s'en alla et se rendit chez son père. Elle eut une grossesse dif
ficile. Elle dit à son père tout ce qui concernait sa condition et comment
les choses se présentaient ainsi.
Peu après, elle tomba malade et donna le jour à un garçon, encore que
d'une façon étrange. C'était un homme dans le haut, mais un élan à par
tir du nombril. On l'appela Elg-Frôôi. Le second garçon arriva là-dessus
et fut appelé l>ôrir. Il avait des pattes de chien à partir du cou-de-pied,
aussi fut-il appelé l>ôrir Patte de Chien. C'était le plus avenant de visage
des hommes. Le troisième garçon arriva, et c'était le plus beau de tous.
On l'appela Boôvarr et il n'avait aucune tare62 • C'est Boôvarr qu'elle aima
le plus.
Ils poussèrent comme de l'herbe. Quand ils jouaient avec d'autres, ils
étaient cruels et ne cédaient en rien. On était rudement traité par eux.
Frôôi mutila bien des hommes du roi et en tua quelques-uns.
62. Bien qu'il soit dit dans les Bjarkarimur islandaises qu'il avait des griffes d'ours aux
orteils.
Saga de Hrôlfr kraki 451
Cela dura ainsi un moment, jusqu'à ce qu'ils aient douze hivers. Ils
étaient si forts alors, qu'aucun des hommes du roi ne pouvait leur résister
et ils ne pouvaient plus prendre part aux jeux.
Frôôi dit à sa mère qu'il voulait s'en aller - «je ne peux plus avoir à
faire aux gens car ce ne sont que des imbéciles et ils sont mutilés dès qu'on
touche à eux. »
Elle lui dit qu'il ne lui convenait pas de rester parmi la foule en raison
de son tempérament arrogant.
Sa mère s'en fut alors avec lui à la caverne et lui montra le trésor que
son père lui avait destiné, car Bjorn avait déjà décidé de ce que chacun
devait avoir. Frôôi, dont le lot qui lui était assigné était le plus petit, vou
lut en prendre davantage mais n'y parvint pas. Il vit alors les armes qui
dépassaient du roc. Il saisit d'abord les gardes mais l'épée resta fixée si bien
qu'il ne put la bouger. Alors, il empoigna le manche de la hache, il ne se
détacha pas davantage.
Elg-Frôôi dit alors:«Il se peut que celui qui a amené ces objets de prix
ici ait eu l'intention que la répartition de ces armes aille de pair avec les
autres répartitions de biens. » Il empoigna alors la poignée et elle se déta
cha aussitôt. Allait avec cette poignée une courte épée.
Il la regarda un moment, puis dit: «Injuste, celui qui a réparti ces
objets de prix! » Des deux mains il frappa le roc de cette épée courte, et
voulut la mettre en pièces, mais l'épée s'enfonça dans le roc jusqu'à la poi
gnée sans pour autant se briser.
Alors Elg-Frôôi dit: «Peu importe la façon dont je manipule cet objet
déplaisant, il n'est pas exclu qu'il sache mordre. »
Après cela, il salua sa mère et la quitta. Il prit un sentier de montagne
où il accomplit des méfaits, tuant des gens pour avoir de l'argent, et se
fabriqua une hutte où il s'installa.
mère. Il empoigna d'abord les gardes et l'épée resta fixée. Alors, il empoi
gna le manche de la hache, et la hache se détacha car elle lui était destinée.
Puis il prit ce bien et alla ensuite son chemin.
Il organisa son itinéraire de façon à aller d'abord trouver Elg-Frôôi, son
frère. Il entra dans sa cabane, s'assit et abaissa son chapeau sur son visage.
Peu après, Frôôi arriva chez lui et regarda de travers cet homme qui venait
d'arriver, il brandit son épée courte et dit:
7. Mugit l'épée,
sort du fourreau,
la main se rappelle
l'œuvre de Hildr63 .
Et il enfonça son épée dans la poutre à côté de lui, devint tout à fait
sauvage et méchant. Pôrir déclama alors:
Et alors, Pôrir ne se cacha plus, Frôôi reconnut son frère et lui offrit
de tout partager de moitié avec lui de ce qu'il avait amassé car la grande
richesse ne manquait pas. Pôrir ne voulut pas accepter. Il resta là un
moment et s'en alla ensuite. Elg-Frôôi lui conseilla d'aller en Gautland et
lui dit que le roi des Gautar venait de mourir et lui demanda d'entrer
dans leur royaume.
Il lui enseigna maintes choses: « Les lois des Gautar sont que l'on y
convoque une grande assemblée et que tous les Gautar s'y rendent. On
place un grand siège dans cette assemblée de sorte que deux hommes peu
vent s'y asseoir à leur aise et celui-là sera leur roi qui emplit ce siège. Il me
semble que tu devrais emplir complètement ce siège. »
Après cela, ils se quittèrent et chacun souhaita du bien à l'autre.
Pôrir alla son chemin jusqu'à ce qu'il arrive en Gautland chez un jar!
qui le reçut bien, et il passa la nuit là. Chacun de ceux qui voyaient Pôrir
disait qu'il pourrait bien être roi des Gautar en raison de sa taille; ils
disaient qu'il y en aurait peu de semblables.
63. Hildr signifie«bataille», mais c'est aussi le nom d'une valkyrie*. Il est clair que l'au
teur joue sur les deux sens du mot. Hildr est l'héroïne du célèbre «dit» sur la bataille éter
nelle où elle excite deux rois, son amant et son père, à s'entre-battre éternellement.
Saga de Hrôlfr kraki 453
Boôvarr était à la maison avec sa mère. Elle l'aimait beaucoup. De tous les
hommes, c'était le plus accompli et le plus avenant de visage. Il n'était pas
encore connu de beaucoup de gens. Un jour, il demanda à sa mère qui était
son père. Elle lui dit le meurtre de son père et lui donna toutes les explica
tions et aussi comment il était tombé sous les charmes de sa belle-mère64.
Boôvarr dit: « Nous avons bien du mal à revaloir à cette sorcière65 . »
Elle lui dit alors comment la reine l'avait forcée à manger de la chair
d'ours - « et cela se voit à tes frères, I>6rir et Elg-Fr6ôi.»
Boôvarr dit: « Il ne m'aurait pas semblé que Fr6ôi serait moins tenu de
venger notre père sur cette couarde sorcière plutôt que de tuer des inno
cents pour de l'argent et de commettre des méfaits. Il me semble aussi que
I>6rir est parti bizarrement en ne laissant pas à cette géante quelque sou
venir, je considère que la meilleure chose à faire serait de le lui rappeler
pour nous deux. »
Bera dit: « Fais en sorte qu'elle ne puisse pas effectuer quelque magie et
qu'il t'en advienne dommage.» Il déclara qu'il en serait ainsi.
Après cela, Bera et Boôvarr allèrent trouver le roi, et, sur le conseil de
Boôvarr, elle dit au roi comment tout s'était produit, elle lui montra l'an
neau qu'elle avait enlevé de sous l'épaule de la bête et que son fils, Bjorn,
avait possédé.
Le roi déclara que, certes, il reconnaissait cet anneau. «Autant dire que
j'ai soupçonné que tous les étranges événements qui se sont produits ici
64. Ce thème est la banalité même dans les lettres islandaises, au point qu'il existe dans
cette littérature des « contes de belle-mère», qui ont fini par constituer un genre en soi!
65. Voirjlagô*.
454 Sagas légendaires isltmdaises
venaient de ses avis, mais en raison Je l'amour que j'avais pour elle, j'ai
laissé les choses en paix.»
Boôvarr dit: « Fais-la partir à présent, sinon, nous nous vengerons sur
elle.»
Le roi déclara qu'il voulait lui verser compensation selon ce qu'il vou
drait, et que tout reste en paix, et qu'il lui donnerait un pouvoir à gérer
ainsi que le titre de jarl sans plus attendre et qu'après sa propre mort, il lui
laisserait le royaume à condition qu'on ne lui fit pas de mal, à elle.
Boôvarr déclara qu'il ne voulait pas être roi, qu'il préférait plutôt rester
chez le roi et le servir. «Tu es tellement captivé par ce monstre que c'est à
peine si tu as tout ton bon sens pour gouverner judicieusement ton
royaume, et désormais, jamais elle ne jouira de demeurer ici. »
Boôvarr était dans une telle fureur que le roi n'osa pas avoir affaire à
lui. Boôvarr se rendit au pavillon de la reine, tenant un sac à la main. Le
roi suivit ainsi que la mère de Boôvarr. Lorsque Boôvarr fut entré dans le
pavillon, il se dirigea vers la reine Hvît, lui mit le sac tout ratatiné sur la
tête, le tira jusqu'à son cou, lui administra une gifle, la rossa à mort en lui
infligeant toutes sortes de tortures et la traîna ainsi par toutes les rues66 .
Beaucoup de ceux qui se trouvaient dans la halle, sinon la plupart, trou
vèrent que ce traitement était plus qu'à demi mérité, mais le roi prit très
mal la chose, sans pouvoir rien y faire. La reine Hvît laissa ainsi sa misé
rable vie. Boôvarr avait dix-huit hivers lorsque cela arriva.
Peu après, le roi Hringr tomba malade et mourut. Après cela, Boôvarr
reprit le gouvernement mais cela ne lui plut qu'un court moment. Il
convoqua un ping des gens du pays et y déclara qu'il voulait s'en aller. Il
maria sa mère à l'homme qui s'appelait Valsleitr, qui était déjà jarl: Boô
varr prit part à la noce avant de s'en aller.
Après cela, Boôvarr s'en fut chevauchant, tout seul, il n'emporta pas
beaucoup d'or ni d'argent ni d'autres objets de valeur, si ce n'est qu'il était
bien équipé d'armes et de vêtements. Il monte donc son excellent cheval
66. Couvrir la tête - et surtout les yeux - de la reine-sorcière a pour but premier d'évi
ter son mauvais œil que l'on redoutait plus que tout. On peut tiquer un peu sur le terme
str&ti, littéralement« rue», que porte le texte ici: les agglomérations scandinaves anciennes
ne comportaient pas de rues dans notre acception moderne du terme, mais seulement des
passages à la rigueur recouverts de planches. Notre saga fait état, ici, d'un modernisme qui
témoigne d'un emprunt évident à des sources étrangères.
Saga de Hrolfr kraki 155
67. Il est clair que l'auteur brode ici sur un thème tout à fait rebattu des sagas ou récits
légendaires, celui de l'arme aux pouvoirs magiques On le verra bien par la suite de notre
texte lorsque Biiôvarr aura des difficultés à tirer cette épée. Il y a, dans la Saga de Hervor et
du roi Heiôrekr, une épée Tyrfingr qui ne peut être tirée aussi sans provoquer mort
d'homme et donc les coups ne manquent jamais leur but. Elle porte une malédiction, elle
doit provoquer trois actes maudits (voir plus haut, p. 119). Dans l'Edda en prose, Snorri
Sturluson mentionne aussi une épée Dâinsleif (« Héritage de Dâinn », nom qui signifie
aussi «Mort») dont une simple éraflure provoque la mort.
456 Sagas légendaires islandaises
avoir de l'argent et il s'en fut après cela. Froôi le remit en chemin et lui dit
qu'il avait fait trêve à maint homme qui avait peu d'importance. Boôvarr
s'en réjouit et dit qu'il avait fort bien fait - « pour la plupart, tu devrais les
laisser en paix, même si tu trouves à redire quelque chose d'eux.»
Elg-Froôi dit: «À moi, toutes choses sont mal données, mais pour toi,
la seule chose à faire est d'aller trouver le roi Hrolfr car tous les plus
grands champions veulent être avec lui, étant donné que sa générosité, sa
magnificence et sa noblesse sont bien plus grandes que celles de tous les
autres rois.»
Puis Froôi lui donna une bourrade. Et il dit: «Tu n'es pas aussi fort,
parent, qu'il te siérait.»
Froôi tira du sang de son mollet et lui demanda d'en boire, et c'est ce
que fit Boôvarr. Alors, Froôi s'en prit à lui une deuxième fois, et Boôvarr
resta ferme sur ses jambes.
«Te voici extrêmement fort, parent, dit Elg-Froôi, et j'espère que cette
boisson t'a été utile. Tu devanceras la plupart des hommes pour la force et
la vaillance et pour la valeur et la noblesse. Cela me plaît bien. »
Après cela, Froôi frappa du pied le rocher qui se trouvait auprès de lui,
sa jambe s'enfonça jusqu'au paturon68. Alors, Froôi dit: «Je viendrai jus
qu'à cette empreinte tous les jours pour voir ce qu'elle contient. Ce sera de
la terre si tu es mort de maladie, de l'eau si tu es mort en mer, du sang si
tu été tué par les armes et alors, je te vengerai parce que c'est toi que
j'aime le plus de tous les miens.»
68. On n'oublie pas que le personnage s'appelle Elg-Frôôi où Elg renvoie à «élan»
(l'animal). Le texte porte bien lagklaufa qui est le mot technique s'appliquant à la chose.
Comprenons donc que le personnage enfonce sa patte jusqu'au paturon, soit au-dessus
du sabot.
Saga de Hrôlfr kmki 457
le secret. Ils continuèrent de la sorte chaque nuit, à converser, jusqu'à ce
que Pôrir arrive à la maison; il fallut alors reconnaître qui était qui. Il y
eut joyeuse réunion entre les frères. Pôrir dit qu'à personne d'autre il n'au
rait fait confiance pour coucher si près de sa reine.
Pôrir lui offrit de rester là et de partager de moitié tous ses biens
meubles. Boôvarr déclara ne pas le vouloir. Pôrir lui offrit alors d'empor
ter ce qu'il voudrait et de lui fournir une escorte. Boôvarr ne le voulut
pas. Il s'en fut et Pôrir le remit en chemin, ils se quittèrent en termes
amicaux bien qu'avec des soupçons cachés. On ne parle pas de son
voyage avant qu'il n'arrive au Danemark et jusqu'à une courte distance
de Hleiôargarôr.
Un jour, il y eut une grande averse, Boôvarr fut tout trempé, son che
val, qu'il menait ferme, était épuisé, le terrain était détrempé et la pro
gression, pénible. Il se fit une grande obscurité, la pluie tomba toute la
nuit. Boôvarr ne s'aperçut de rien avant que son cheval ne trébuche sur
une sorte de hauteur. Boôvarr descendit de cheval et regarda alentour, il
comprit qu'il y avait là une maison et il trouva la porte. Il frappa au por
tail. Un homme sortit. Boôvarr demanda un logis pour la nuit. Le maître
de maison déclara qu'il ne le renverrait pas ainsi, en pleine nuit bien qu'il
fût inconnu. Le paysan trouva que l'homme était imposant, pour autant
qu'il pût voir.
Boôvarr passa là la nuit, il fut traité avec hospitalité. Il s'enquit de
maintes choses sur les exploits du roi Hrôlfr ou de ses champions, s'infor
mant de la distance qu'il y avait jusqu'à Hleiôargarôr.
Le vieux dit: «C'est tout près d'ici, as-tu l'intention d'y aller?
- Oui, dit Boôvarr, j'en ai l'intention.»
Le vieux lui dit qu'il convenait bien à cela - « car je vois que tu es un
homme grand et fort, et ils estiment être de grands champions.»
Cela fit pleurer bruyamment la vieille, comme elle le faisait lorsque
l'on mentionnait le roi Hrôlfr et ses champions de Hleiôargarôr.
«Qu'est-ce que tu as à pleurer, pauvre vieille?» dit Boôvarr.
La vieille dit: « Mon mari et moi avons un fils qui s'appelle Hottr. Un
jour, il s'en est allé à la forteresse pour s'amuser mais les hommes du roi se
sont moqués de lui et il a supporté très mal cela. Alors, ils se sont emparés
de lui et l'ont mis dans un tas d'ossements. C'est leur habitude, aux
heures des repas, quand ils ont fini de ronger chaque os, de jeter les osse
ments sur lui. Il en reçoit parfois grand mal quand les coups le touchent
458 Sagas légendaires islandaises
et je ne sais pas s'il est mort ou vif. Mais je voudrais obtenir de toi pour
récompense de mon hospitalité que tu jettes sur lui des ossements petits
plutôt que grands, s'il n'est pas mort déjàm .»
Boôvarr dit: «Je vais faire selon ta requête, mais je ne trouve pas telle
ment martial de rosser des gens avec des ossements ou de nuire à des
enfants ou à des gens de petite condition.
- Ce sera bien faire alors, dit la vieille, car ta main me semble forte et
je sais qu'à coup sûr celui-là n'aura aucun refuge devant tes coups que tu
ne voudras pas épargner. »
69. Si curieux que ce soit, jeter des ossements semble avoir compté parmi les divertisse
ments des anciens Scandinaves. Les codes de lois comptent parmi les délits le fait de lapi
der un homme avec des ossements. li y a une sorte d'allusion à cet étrange divertissement
dans la Saga des frères jurés, et l'historien danois Sven Aggesen (XII" siècle) évoque encore
cette coutume; on assiste également à une meurtrière « bataille d'os» dans la halle du géant
Kolbji:irn dans la Saga de Bâror (voir ci dessous, p. 662).
Saga de Hrolfr kraki 459
70. Saxo Grammaticus, dans ses Gesta Danorum (YI, 9), situe cet épisode lors des noces
de la sœur de Hrôlfr (Rolpho), avec Agnarr Ingjaldsson (Agnerus fils d'Ingellus); Hi:ittr est
appelé Hialto.
460 Sagas légendaires islandaises
71. Les questions de préséances étaient de très grande importance dans ces milieux.
Être assis vers la porte n'est pas une marque d'honneur, mais plus on progresse vers le haut
bout de la halle, plus on jouit de l'estime générale.
72. Appelle une comparaison immédiate avec le Grendel de Beowulf, qui est également
invulnérable.
73. En plus de la remarque faite à la note précédente sur le parallèle avec Beowulf, il est
plutôt banal dans cette littérature qu'un héros affronte un dragon ou un autre monstre du
même genre. Voyez l'affrontement épique entre Grettir et le draugr (une sorte de revenant)
Glamr dans la Saga de Grettir le Fort, ou encore les démêlés de Sigurôr et du dragon Fâfnir
dans les poèmes héroïques de !'Edda et la Saga des Volsungar (ci-dessus p. 66). Il s'agit là
d'un thème classé, toujours bien vivant dans les contes populaires, et l'on n'est pas tenu de
chercher des influences d'un texte à un autre.
Saga de Hr6lfr krttki 461
Boôvarr dit: « Cette halle n'est pas aussi bien équipée en hommes que
je le pensais, si un animal, à lui tout seul, doit dévaster le royaume et le
bétail du roi.»
Hottr dit: « Ce n'est pas un animal, c'est le plus grand des trolls.»
Arriva la veille de J6L Le roi dit alors: «Je veux que l'on soit tranquille
et silencieux cette nuit, j'interdis à tous mes hommes de se mettre en
quelque péril avec cet animal. Quant au bétail, qu'il en aille de lui comme
le voudra le destin. Je ne veux pas perdre mes hommes.»
Tous promirent de bonne foi de faire selon ce que demandait le roi.
Boôvarr s'en alla en se cachant cette nuit-là. Il fit venir avec lui Hottr,
qui le fit de force en déclarant qu'il était mené à la mort. Boôvarr dit que
les choses iraient au mieux. Ils s'en allèrent de la halle et il fallut que Boô
varr le porte tant il avait peur.
Et ils virent l'animal. Sur ce, Hottr cria tant qu'il put en disant que
l'animal allait l'avaler. Boôvarr ordonna à cette chienne de se taire et le
précipita dans le marécage où il resta gisant, non sans être sans crainte74 •
Il n'osait pas aller chez lui non plus. Boôvarr marcha alors contre l'animal.
Il fut empêché par le fait que son épée restait fixée dans son fourreau, or
maintenant, il parvint à la sortir du fourreau et il l'assena sous l'épaule de
l'animal, si fermement qu'elle s'enfonça dans le cœur et que l'animal
tomba à terre, mort.
Après cela, il alla à l'endroit où gisait Hottr. Boôvarr le releva et le
porta à l'endroit où l'animal gisait, mort. Hottr tremblait violemment.
Boôvarr dit: « Maintenant, tu vas boire le sang de cet animal.»
Hottr hésita longtemps, toutefois, il n'osa pas faire autrement. Boôvarr
lui fit boire deux grandes gorgées. Il lui fit également manger un peu du
cœur de l'animaF 5. Après cela, Boôvarr s'en prit à Hottr et ils luttèrent
longtemps.
Boôvarr dit: « Te voici devenu remarquablement fort, et je rn'attends à ce
que, désormais, tu n'aies plus peur des hommes de la hirô du roi Hr6lfr.»
Hottr dit: «Je n'aurai plus peur d'eux à partir de maintenant, et de toi
non plus.
74. On a ici un parfait exemple du style dit de saga où la double négation vaut affirma
tion forte.
75. Voici une fois de plus un motif rebattu d · conte populaire ou de récits héroïques.
On l'a déjà vu passer ici même quand Boôvarr en personne boit du sang de son frère Elg
Frôôi ou lorsque Bera a des enfants animaliers à cause du fait qu'elle a mangé de la viande
d'ours alors qu'elle était enceinte. Dans le cycle héroïque des poèmes de !'Edda, Sigurôr
aussi acquiert savoir et sagesse en buvant le sang et en mangeant le cœur du dragon Fafnir.
On a fait aussi remarquer que les textes irlandais connaissent la même histoire, notam
ment ceux qui traitent de Fionn Mac Cumhail.
462 Sagas légendaires islandaises
Au matin, le roi demanda ce que l'on savait de l'animal, s'il était venu
rendre visite pendant la nuit. On lui dit que tout le bétail était sain et sauf
dans le parc, et indemne. Le roi ordonna de s'enquérir s'il y avait signe
que l'animal fût venu. Les gardes s'exécutèrent et revinrent rapidement
dire au roi que l'animal allait par là et marchait forcenément sur la forte
resse. Le roi ordonna aux hommes de la hirô de rester vaillants et de faire
de leur mieux, chacun selon son courage, et de s'en prendre à ce monstre.
On fit comme le roi l'ordonnait, ils s'y préparèrent.
Le roi regarda l'animal, puis dit: «Je ne vois pas qu'il bouge, lequel va
saisir cette occasion de marcher contre lui? »
Boôvarr dit: « Il y aurait de quoi satisfaire la curiosité du plus brave.
Camarade Hottr, rejette la calomnie qui court sur ton compte et qui veut
que tu n'aies ni hardiesse ni valeur. Va-t'en tuer cet animal; tu peux voir
que personne d'autre n'en a bien envie.
- Oui, dit Hottr, je vais m'y mettre. »
Le roi dit: « Que je sache, je ne sais d'où t'est venue cette vaillance,
Hottr, tu as bien changé en un court moment.»
Hottr dit: « Donne-moi l'épée Gardes d'Or76 que tu tiens et j'abattrai
l'animal ou bien je mourrai.»
Le roi Hr6lfr dit: « Cette épée ne peut être portée sauf par un homme
qui est à la fois noble de cœur et vaillant de corps. »
Hottr dit: « Tu vas voir que je suis ainsi fait.»
Le roi dit: « Que peut-on savoir sinon que bien des choses ont changé
dans ton caractère? Bien rares seraient ceux qui reconnaîtraient que tu
sois le même homme. Eh bien! Prends cette épée et jouis-en au mieux si
tu t'entends à la manipuler.»
Puis Hottr marcha sur l'animal avec grande vaillance et lui déchargea
un coup lorsqu'il arriva à portée, et l'animal tomba mort à terre.
Boôvarr dit: « Voyez, sire, ce qu'il a accompli. »
76. Une fois de plus, il y a une épée Gylden-hilc (équivalent au norois Gullin-hjalti qui
figure ici), dans Beowulf On remarquera toutefois que le nom de l'épée ordinaire du roi
est Ski:ifnungr.
Saga de Hr6lfr kmki 463
77. On n'a pas oublié que le nom norois de l'épée est Gullinn-hjalci, où hjalti en tant
que nom commun désigne la garde de l'épée. Mais Hjalci est également un nom d'homme
très commun. Chez Saxo, que nous avons évoqué note 70, le personnage s'appelle uni
quement Hialco.
Dit de Hjalti
79. Il a été dit plus haut, au chapitre 12, que Hr6lfr avait deux filles, Skûr et Drffa.
D'Aôils, roi d'Uppsalir,
et du voyage en Svipj6d du roi Hr6lfr
et de ses champions
O n dit qu'un jour, le roi Hrôlfr siégeait dans sa salle royale et que
tous ses champions et dignitaires étaient avec lui, à un coûteux
banquet.
Le roi Hrôlfr regarda de part et d'autre de lui, et dit: « Une force
excessive s'est rassemblée ici dans cette halle.»
Le roi Hrôlfr demanda alors à Boôvarr s'il connaissait un roi tel que
lui, qui commandait à de tels champions.
Boôvarr dit que non - « mais il est une chose qui me paraît contrarier
votre royale dignité.»
Le roi Hrôlfr demanda laquelle. Boôvarr dit: «Ce qui vous manque,
sire, c'est que vous n'alliez pas chercher votre patrimoine à Uppsalir, sur
lequel le roi Aôils, votre parent par alliance80 , règne à tort.»
Le roi Hrôlfr dit que ce serait difficile de chercher cela - « car Aôils
n'est pas un homme unique81 , c'est plutôt un magicien, rusé, félon, artifi
cieux82, féroce. avoir affaire à lui est la pire des choses.»
Boôvarr dit: « Pourtant, il vous siérait, sire, de chercher la part qui
vous revient, d'aller trouver le roi Aôils un jour et de voir comment il
répondra sur cette affaire.»
Le roi Hrôlfr dit: «C'est un sujet d'importance que tu proposes là car
80. Parent par alliance parce qu'Aôils est à la fois beau-frère et beau-père de Hr6lfr.
81. Je choisis de rendre einfoldr que porte notre texte par «unique». Il me semble que
l'auteur veut dire que Aôils ne possède pas qu'une seule nature, puisque c'est, entre autres
choses, un magicien.
82. Il est plaisant de signaler que le texte a ici klôkr, «sage», «sachant y faire», que les
folklores scandinaves modernes connaissent fort bien: le personnage du klok revient dans
les contes et légendes populaires, c'est un rebouteux, un devin, etc.
470 Sagas légendaires islandaises
Le roi Hrolfr prépara son expédition avec cent vingt hommes et, en
outre, ses douze champions et ses douze berserkir. On ne dit rien de leur
voyage avant qu'ils n'arrivent chez un bondi. Celui-ci se trouvait dehors
lorsqu'ils arrivèrent et il les invita tous à rester chez lui.
Le roi dit: «Tu es un vaillant homme, mais as-tu les moyens de cela,
car nous ne sommes pas si peu nombreux et ce n'est pas le fait d'un petit
bondi que de nous recevoir tous. »
Lhomme rit et dit: « Oui, sire, j'ai parfois vu des gens pas moins nom
breux, là où je me trouvais; la boisson ne vous manquera pas non plus
que le reste pour la durée de la nuit ainsi que ce dont vous auriez besoin.»
Le roi dit: «Alors, nous nous risquerons à cela. »
Cela réjouit le bondi. On prit soin des chevaux des arrivants et on les
traita correctement.
« Quel est ton nom, bondi? dit le roi.
- Certains m'appellent Hrani83 », dit-il.
Lhospitalité était si bonne que les invités estimèrent n'avoir guère été
reçus avec une telle générosité, le bondi était très joyeux, il n'y avait rien
qu'ils lui demande1t et à quoi il ne sache pas répondre, ils ne le trouvèrent
pas stupide du tout. Le sommeil les prit. Lorsqu'ils se réveillèrent, il faisait
tellement froid qu'ils claquaient des dents, ils se levèrent tous, se vêtirent
de ce qu'ils trouvèrent, sauf les champions du roi Hrôlfr, ils se satisfirent
des habits qu'ils avaient déjà. Ils avaient tous eu froid pendant la nuit.
Le bôndi demanda alors: « Comment avez-vous dormi? »
Boôvarr répondit: «Bien. »
Le bôndi dit alors au roi: «Je sais que les hommes de ta hirô ont eu
assez froid dans la salle cette nuit, et tel était bien le cas. Et ils ne peuvent
s'attendre à résister aux épreuves que le roi Aôils d'Uppsalir vous infligera
83. Pour l'intelligence de ce qui va suivre, précisons que Hrani est un des n:ultiples
noms d'Ôôinn, dieu fourbe et cauteleux, mais d'une redoutable intelligence. On a lu au
chapitre 3 que Helgi prenait le nom de Hrani pour dissimuler sa véritable identité. Appa
remment, Helgi n'a rien à voir avec le dieu en question, si ce n'est que le nom helgi signi
fie «sacré» et donc que les relations avec les dieux sont plausibles.
Saga de Hr6lfr lm1/,i 471
84. À elle seule, cette dernière notation démontre les connaissances «méridionales» de
l'auteur: les deux termes kurteisi* («courtoisie») et riddari («chevaliers») sont évidem
ment tirés de la littérature courtoise.
85. Il est remarquable que le nom de ce faucon (littéralement: «hautes-braies»!) figure
aussi dans un des poèmes de !'Edda poétique, les Grimnismdl, strophe 44, où il nous est dit
que Hâbrôk est le parangon des faucons. On le vérifie de note en note: la lecture de l'au
teur (ou des auteurs!) est à la fois riche et diverse.
Saga de Hrôlfr kraki 473
Svipdagr dit si haut que tous purent entendre: «Je veux, selon ce que
j'ai stipulé avec toi naguère, recevoir trêve, roi Aôils, pour les douze
hommes qui sont arrivés ici. »
Le roi Aôils répondit: «Je veux accepter cela, entrez dans la halle vite et
bravement, d'un cœur résolu. »
Ils crurent discerner que des fosses avaient été pratiquées par la halle
vers le fond, mais il n'était pas facile de s'assurer de quelle manière, il y
avait une telle obscurité autour du roi Aôils qu'ils ne parvenaient pas à
bien voir son visage. Ils virent alors que les tapisseries qui décoraient la
halle tout autour avaient été démontées et qu'il devait y avoir en dessous
des hommes en armes. Tel était bien le cas car un homme en broigne se
rua de chaque repli lorsque le roi Hr6lfr et ses champions eurent dépassé
les fosses, et ils livrèrent la plus rude bataille et fendirent les gens jus
qu'aux dents.
Cela dura un moment, on ne savait pas où se trouvait le roi Hr6lfr tant
les gens étaient tombés par monceaux.
Le roi Aôils était enflé de fureur dans son haut-siège lorsqu'il vit que les
champions de Hr6lfr abattaient ses hommes comme des chiens. Il vit que
ce jeu ne servait à rien, se leva et dit: « Que signifie ce grand tumulte? Ce
que vous faites est digne des plus grands gredins, attaquer des hommes de
distinction qui sont venus nous trouver! Cessez sur-le-champ et asseyez
vous. Parent Hr6lfr, réjouissons-nous tous ensemble. »
474 Sagas légendaires islandaises
Après cela, le roi Aôils fit nettoyer la halle. On emporta les morts
car beaucoup des hommes du roi Aôils avaient été tués et une quantité,
blessés.
Le roi Aôils dit: « Faisons de longs feux pour nos amis et manifestons
sérieusement de l'hospitalité pour de tels hommes, de sorte que tout le
monde soit content.»
On dépêcha des hommes pour allumer le feu. Les champions de
Hr6lfr restaient toujours en armes, ils ne voulaient jamais les laisser. Le
feu prit rapidement car on n'épargna point la poix et le bois sec. Le roi
Aôils se plaça d'un côté du feu ainsi que les hommes de sa hirô, et le roi
Hr6lfr et ses champions de l'autre côté. Ils siégèrent de part et d'autre sur
un long banc, parlant les uns aux autres très aimablement.
Le roi Aôils dit: « On ne parle pas par exagération de votre vaillance et
de votre valeur, à vous autres, champions du roi Hr6lfr, et vous vous esti
mez supérieurs à quiconque, on ne ment pas sur le compte de votre
vigueur. Poussez les feux, dit le roi Aôils, car je ne discerne pas bien où est
le roi, et vous ne fuirez pas le feu même si vous avez un peu chaud.»
On fit comme il le prescrivait, il voulait s'assurer de la sorte de l'en
droit où était le roi Hr6lfr car il pensait savoir qu'il ne pourrait supporter
la chaleur comme ses champions, et il estimait qu'il serait plus facile de
s'emparer de lui s'il savait où il était parce qu'il voulait en vérité la mort86
du roi Hr6lfr. Boôvarr comprit cela de même que plusieurs autres, et ils le
87. «Magie» rend icifjolkynngi («savoir multiple») que nous avons déjà rencontré.
Pour «sorcellerie», nous avons galdr, un autre terme qui peut avoir cette signification,
mais dont le sens propre renverrait plutôt à un type de chant magique ou d'incantation
( un«charme» dans le sens ancien du terme). Il est clair que l' auteur fait ici feu de tout bois
et qu'il déploie tout le vocabulaire plus ou moins ésotérique dont la tradition disposait.
476 Sagas légendaires islandaises
as privé de ses biens celui qui les pos�·édait, et maintenant, tu voulais tuer
mon fils, tu es un homme plus cruel et pire que tout autre. Je vais à pré
sent tout entreprendre pour que Hrolfr obtienne ce bien et que tout
déshonneur t'échoue, comme il est mérité. »
Le roi Aôils dit: « Il va se trouver que ni toi ni moi ne ferons confiance
à l'autre. Désormais, je ne reparaîtrai pas à ta vue. »
Par là, ils cessèrent leur conversation.
La reine Yrsa alla trouver le roi Hrolfr et lui fit un accueil chaleureux.
Il fit bel accueil aussi à ses salutations. Elle trouva un homme pour le ser
vir et leur accorder une excellente hospitalité.
Lorsque cet homme se présenta au roi Hrôlfr, il dit: « Cet homme a
une contenance maigre et il a l'air taillé dans une perche88 • Est-ce cela
votre roi? »
Le roi Hrolfr dit: «Tu m'as donné un nom qui va s'attacher à moi, et
que me donnes-tu pour cette dénomination? »
Voggr répondit: «Je n'ai rien du tout car je suis dépourvu de biens. »
Le roi dit: «Alors, il revient à celui-là de donner à autrui ce qu'il pos
sède. »
Il retira un anneau d'or de son bras et le donna à cet homme.
Voggr dit: « Sois béni entre tous les hommes, ceci est un très grand
trésor.»
Comme le roi trouvait que Voggr attachait trop d'importance à ce pré
sent, il dit: «Voggr se réjouit de peu de chose. »
Voggr dit en mettant un pied sur le banc: «Je fais le serment de te ven
ger si je vis plus longtemps et que tu sois vaincu par d'autres. »
Le roi répond: «Tu te conduis bien, bien qu'il ne soit pas improbable
qu'il y en ait d'autres que toi pour ce faire. »
On comprit que cet homme serait loyal et fidèle à sa modeste manière,
mais on pensait qu'il ne pourrait faire grand-chose car il était minable.
On ne lui cacha rien. Puis ils voulurent aller dormir, pensant savoir qu'ils
88. Il faut comprendre de cette indication et de la suite du texte que notre héros avait
l'air d'une perche, comme lorsque nous disons d'un individu que c'est une grande perche!
Lélucidation de ce surnom n'est pas assurée pour autant et d'autres possibilités s'offrent.
Pour Saxo, ce surnom renvoie à un tronc d'arbre dont on a élagué les branches de sorte
qu'il peut servir d'échelle. Dans la Skjoldunga saga, le mot kraki signifierait «corbeau», ou
«corneille», comme en danois (krag).
Saga de Hrôlfr kmki 477
pourraient rester couchés sans crainte dans les quartiers que la reine leur
avait choisis.
Boôvarr dit: «On nous a bien préparé les choses ici, la reine nous veut
du bien, mais le roi Aôils nous veut autant de mal qu'il le pourra. Je serais
fort étonné que nous restions en cet état.»
Voggr leur dit que le roi Aôils était un très grand sacrificateur89 -
«comme on n'en trouve pas d'exemple. Il sacrifie un verrat et je ne com
prends pas qu'un pareil monstre puisse exister. Prenez garde à vous, car il
mettra tout son zèle pour vous détruire d'une manière ou d'une autre.
- Je m'attends davantage, dit Boôvarr, à ce qu'il nous rappelle de
quelle façon il a quitté la halle à cause de nous ce soir.
- Vous devez compter, dit Voggr, qu'il sera rusé et cruel.»
Ils dormirent après cela et furent réveillés par un vacarme si grand, au
dehors, que tout résonnait et que la maison dans laquelle ils étaient cou
chés tremblait comme si elle se trouvait sur un sol meuble.
Voggr prit la parole: «Voilà que le verrat a été mis en marche, il doit
être envoyé par le roi Aôils pour tirer vengeance de vous; c'est un si grand
troll que personne ne peut lui résister. »
Le roi Hrôlfr avait un grand chien appelé Gramr90. Il était avec lui. Il
était fort éminent par la vaillance et la force. Sur ce, entra le troll sous les
espèces d'un verrat9 1 et des sons hideux émanaient de ce méchant troll.
92. Il faut comprendre que le trône royal (haut-siège, ici ondvegi*) était surmonté d'un
dais. Pour plausible qu'il soit, le détail est rarement mentionné et, une fois encore, doit
témoigner d'une référence implicite aux usages méridionaux.
93. De nouveau, nous avons ici un terme capital: la reine parle d'auôna qui est la« fortune»,
la« chance» qui vous est échue, que le destin vous a réfervée. Voyez là-dessus l'essai sur « Le
sacré chez les anciens Scandinaves» en tête de l'édition de L'Edda poétique, p. 11-64.
94. Une fois de plus, l'auteur puise dans le trésor des évocations antiques. Svîagriss
signifie « Porc des Svîar» - revoir la note 91 supra. Il en est question dans la Skjoldunga
saga, où, toutefois, cet anneau aurait été enlevé aux Svîar par l'un des prédécesseurs de
Hrôlfr. Pour Snorri Sturluson dans son Edda, ce seraient les lointains ancêtres d'Aôils qui
auraient possédé cet anneau.
480 Sagas légend11 i rn islandaises
La reine fit amener douze cheva11x, tous de couleur rousse, sauf un qui
était blanc comme neige, c'est lui que devait monter le roi Hrolfr.
C'étaient ceux qui s'étaient avérés les meilleurs de tous les chevaux du roi
Aôils, tout caparaçonnés. Elle leur remit des boucliers et des heaumes et
des armures et autres excellents équipements, les meilleurs gui se soient
trouvés, car le feu avait gâté leurs habits et leurs armes. Elle leur donna
avec grande générosité toutes ces choses dont ils avaient besoin.
Le roi Hrolfr dit: « Est-ce que tu m'as donné les biens qui m'apparte
naient de droit et qu'avait possédés mon père?»
Elle dit: « En maintes choses, cela est plus que ce que tu avais à récla
mer, mais toi et tes hommes avez acquis ici grand renom. Équipez-vous au
mieux de sorte que l'on ne puisse vous vaincre, car on va vous mettre
encore à l'épreuve.»
Après cela, ils montèrent sur leurs chevaux. Le roi Hrolfr parla en
termes affectueux à sa mère et ils se quittèrent avec tendresse.
95. La Fyris est la rivière qui passe à Uppsala (Uppsalir ici); les Fyrisvellir sont, littéra
lement, «les plaines de la Fyris "·
Saga de Hroifr kraki 481
Quand la troupe des poursuivants vit que de l'or scintillait partout sur
le chemin, la plupart sautèrent de selle; celui-là estima agir le mieux qui
était le plus prompt à le ramasser, et il y eut là les plus grandes contesta
tions et rixes, l'emporta qui était le plus fort: de la sorte, la poursuite se
ralentit.
Ce que voyant, le roi Aôils faillit perdre le bon sens. Il admonesta ses
hommes en paroles rudes, disant qu'ils ramassaient le moindre en laissant
échapper le plus important, cette vilaine honte s'apprendrait en tout pays
- « que vous avez laissé nous échapper une douzaine d'hommes, innom
brable comme est cette troupe que j'ai rassemblée par tous les districts de
l'empire des Svîar96.»
Le roi Aôils chevaucha devant eux tous car il était dans une colère
extrême, suivi d'une foule de ses hommes.
Le roi Hr6lfr, voyant le roi Aôils galopant juste derrière lui, prit l'an
neau Svîagriss et le jeta sur le chemin.
Lorsque le roi Aôils vit cet anneau, il dit: « Celui qui a remis ce trésor
au roi Hr6lfr a été plus fidèle envers lui qu'envers moi. Néanmoins, c'est
moi qui en jouirai, et pas le roi Hr6lfr. » Il tendit le manche de sa lance
vers l'endroit où se trouvait l'anneau, il voulait à tout prix l'atteindre, se
courba fort sur son cheval et dirigea sa lance dans le cercle de l'anneau.
Le roi Hr6lfr vit cela. Il fit faire volte-face à son cheval et dit: «J'ai fait
se courber comme un porc, celui qui est le plus puissant des Svîar. »
Et alors que le roi Aôils voulait ramener à lui le manche de sa lance
avec l'anneau, le roi Hr6lfr bondit sur lui et lui trancha les deux fesses jus
qu'à l'os avec l'épée Skofnungr qui fut la meilleure des épées jamais portée
dans les pays du Nord.
Le roi Hr6lfr dit alors au roi Aôils de supporter cette honte pour le
moment - « et tu peux reconnaître où est maintenant Hr6lfr kraki que tu
as longtemps cherché.»
Le roi Aôils souffrait d'une grande hémorragie, il défaillit, il fallut
rebrousser chemin dans le pire des états. Pour le roi Hr6lfr, il reprit Svîa
griss. Ils se quittèrent pour cette fois. On ne dit pas qu'ils se soient retrou
vés ensuite. Ils tuèrent alors tous les hommes du roi Aôils qui s'étaient
avancés le plus à leur poursuite, qui n'eurent pas à attendre longtemps le
96. Quelque légendaire qu'il puisse être, l'épisode de l'or semé sur le chemin pour retar
der les poursuivants a dû hanter les mémoires et meubler la tradition puisque Snorri Sturlu
son, dans son Edda, Skdldskaparmdl, chapitre 8, le détaille pour expliquer qu'il existe une
kenning* scaldique donnant pour «or» « semence de Kraki» et une autre «semence des
plaines de la Fyris» (voir l'annexe à la fin de ce texte, p. 497). Snorri cite à l'appui de ses
dires une strophe d'Eyvindr skâldaspillir et une autre de f>jô/lôlfr Arnôrsson.
482 Sagas légendaires islandaises
roi Hrolfr et ses champions. Aucun d'eux ne trouva bonne sa mission, ils
ne se chamaillèrent pas lorsque l'occasion s'en présenta.
97. C'est la première fois dans notre texte que Boôvarr est appelé bjarki.
98. D'évidence, l'auteur est un chrétien qui prend les dieux anciens pour des démons.
Il n'empêche, comme on l'a fait remarquer, que l'on continue de créditer Ôôinn du pou
voir de conférer la victoire.
Saga de Hrolfr krt1ki 483
Ils allèrent donc leur chemin et l'on ne parle pas de leur voyage avant
qu'ils n'arrivent au Danemark et y restent un moment.
Boôvarr donna au roi le conseil de prendre peu de part aux batailles à
partir de là. Il leur paraissait plus vraisemblable qu'on ne les attaquerait
guère s'ils restaient tranquilles et Boôvarr déclara craindre que le roi ne
remporterait pas la victoire à partir de ce moment-là s'il s'y aventurait.
Le roi Hrôlfr dit: « Le destin régit la vie de tout homme, mais pas ce
mauvais esprit.»
Boôvarr dit: « S'il nous revenait d'en juger, la dernière des choses que
nous ferions serait de t'abandonner, pourtant, je soupçonne davantage
que d'ici peu de grands événements nous attendent tous.»
Ils cessèrent cette conversation et furent très renommés à cause de cette
expédition.
De la bataille de Skuld
et de la fin de la vie du roi Hr6Ifr kraki
et de ses champions
99. C'est le mari de Skuld. Laquelle, on va le voir, joue ici le rôle, assez fréquent dans
les sagas, de la femme qui excite les hommes à s'entrebattre.
100. Je rends littéralement l'image, le texte porte ici rond (au lieu de skjoldr) qui est pro
prement la rondache. Il va sans dire que le sens de l'image est: «résister», «s'opposer à».
486 Sagas légendaires islandaises
Pendant ce temps, Skuld rassembla tous les hommes les plus impor
tants ainsi que la pire racaille de tous les districts voisins. Cette trahison
était secrète, toutefois, de sorte que le roi Hrôlfr ne fut pas au courant. Ses
champions ne soupçonnèrent rien car tout cela était exécuté par grands
artifices et sorcellerie. Skuld exécuta un très grand sejôr pour vaincre le roi
Hrôlfr, son frère, de sorte que la secondaient des alfar et des Nornes et
toutes sortes de mauvais esprits maléfiques auxquels la nature humaine ne
pouvait résister101.
Pour le roi Hrôlfr et ses champions, ils avaient grandes joies et diver
tissements à Hleiôargarôr, s'adonnant à toutes sortes de jeux auxquels on
pût s'entendre, ils s'y livraient avec habileté et courtoisie. Chacun d'eux
avait une maîtresse 102 pour s'amuser.
Il faut dire maintenant du roi Hjorvarôr et de Skuld qu'ils se rendent à
Hleiôargarôr avec cette innombrable armée et qu'ils y arrivent pour Jôl.
Le roi Hrôlfr a fait faire de somptueux préparatifs pour Jôl, ses hommes
étaient à festoyer ferme la veille de Jôl. Hjorvarôr et Skuld plantent leurs
tentes à l'extérieur de la forteresse. Ces tentes étaient à la fois grandes et
longues, avec d'étranges ornementations. Il y avait là force chariots, tous
équipés d'armes et d'armures.
Le roi Hrôlfr ne prêta pas attention à cela. Il pensait davantage à sa
101. Notre auteur fait ici feu de tout bois. Si nous avons déjà vu les dlfar, voici mainte
nant les Nornes* (nornir) qui sont les divinités du destin (et qui ne sont pas nécessaire
ment de mauvais esprits). Les vues qu'on nous propose ici ne peuvent que relever d'un
écrivain chrétien.
102. Voir frilla*.
Saga de Hr6lfr kraki 487
munificence, sa splendeur et sa noblesse et à toute la valeur qui résidait en
son sein. Il pensait en faire part à tous ceux qui étaient venus là, de
manière à faire valoir en tous lieux son honneur. Il avait pour cela tout ce
qui pouvait adorner l'honneur d'un roi de ce monde 10·>. Mais on ne men
tionne pas que le roi Hr6lfr et ses champions aient jamais sacrifié aux
anciens dieux, ils croyaient plutôt en leur propre puissance et capacité de
victoire 1°4, car la sainte foi n'avait pas encore été proclamée ici dans les
pays du Nord et ceux qui habitaient dans l'hémisphère nord n'avaient
guère connaissance de leur créateur.
103. Il va de soi que l'auteur, bon chrétien, emploie cette toute dernière expression
dans un sens plutôt péjoratif: les gloires de ce monde (veraldligr, dit le texte) sont péche
resses!
104. Voici de nouveau une expression qui se rencontre parfois dans les sagas, toujours
dans le même sens: mdttr ok megin, que je rends donc par «puissance» ou «pouvoir per
sonnel» et «capacité de victoire», a souvent été pris, naguère, pour une profession
d'athéisme ou d'irréligiosité. En fait, on a démontré que cette tournure s'applique à la
révérence que tout homme professait, sans doute, envers le don que les Puissances avaient
déposé en lui et qu'il lui revenait de manifester. Une fois de plus, l'auteur donne dans l'ar
chaisme, ici détourné de son sens authentique.
105. Cet étrange épisode est plus clair chez Saxo (Gesta 2,7). Là, Hjalti, qui est en
effet chez sa maîtresse, ne voit pas l'armée de Skuld. Et c'est sa maîtresse qui lui demande
quel âge devrait avoir l'homme qu'elle épouserait si elle venait à le perdre. Indigné, Hjalti
lui coupe le nez «pour l'enlaidir». Ce type de mutilation n'est pas rare dans les textes
médiévaux. On en trouvera nomenclature dans la belle édition des Gesta qu'a établie
488 Sagas légendaires islandaises
J.-P. Troadec, note 15 au passage concerné, p. 426. On a également fait remarquer que ce
geste atroce pourrait remonter loin en avant dans le temps et faire partie des punitions
infligées pour adultère.
106. Il y a dans ce discours une sorte de paraphrase des fameux Bjarkamdl (Dits de
Bjarki), qui ont été donné ici-même en annexe à la présente saga (ou en note 61). Saxo les
a traduits en latin. Ils sont évoqués également dans la Saga de Saint Ôldfr, chap. 208; le
scalde islandais I>orm6ôr Bersason les aurait déclamés avant la fatidique bataille de Stiklar
staôir (1030) où périt le roi 6Iafr.
Saga de Hrolfr kraki 489
avait chassé tous les berserkir du roi Hr6lfr à cause de leur tyrannie et de
leur iniquité; il en avait tué certains de sorte qu'aucun ne parvint à rien
contre lui: ils étaient comme des femmes en face de lui lorsqu'il fallut en
venir aux faits. Néanmoins, ils s'estimaient toujours supérieurs à lui et
complotaient constamment contre lui.
Boôvarr bjarki se leva aussitôt et s'arma, puis dit que le roi Hr6lfr avait
besoin de fiers guerriers - « il va falloir du courage et du cœur à tous ceux
qui seconderont le roi Hrôlfr.»
Le roi Hrôlfr se leva et prit la parole sans aucune crainte: «Apportez
nous la meilleure boisson qui soit, nous allons boire avant la bataille,
soyons joyeux et montrons quels hommes sont les champions de Hrôlfr.
Ayons à cœur de faire cela seul qui mette en mémoire notre vaillance, car
sont venus ici les plus grands champions de tous les pays du voisinage et
les plus renommés. Dites à Hjorvarôr et à Skuld et à leurs fiers-à-bras que
nous allons boire à satiété avant de recevoir les tributs.»
On fit comme le disait le roi.
Skuld répond: « Le roi Hr6lfr, mon frère, n'est pas semblable à tous les
autres, et c'est grand deuil que de perdre de tels hommes, pourtant, tout
ira vers le même terme. »
On estimait tellement le roi Hrôlfr qu'il était loué à la fois par ses amis
et ses ennemis.
108. Il peut y avoir des réminiscences chamaniques dans ces propos - comme dans le
personnage Bjarki-ourson (voir la note précédente). Le fait est que la tradition scandinave
ancienne attribuait aux Sâmes (Lapons) des pouvoirs magiques particuliers qui, pour
nous, aujourd'hui, évoquent très fortement des prestations chamaniques: ils étaient
capables de défier les catégories spatio-temporelles, de déranger le cours des événements,
de deviner les choses cachées, etc. On ne nous dit nulle part, bien entendu, qu'ils entraient
alors en transes ou qu'ils pratiquaient on ne sait quel «vol magique». Mais les textes (par
exemple le chapitre 12 de la Saga des Chefs du Val-au-Lac) précisent souvent que les Sâmes
qui voulaient pratiquer cet art tombaient alors dans un profond sommeil DONT IL NE FAL
LAIT LES RÉVEILLER À AUCUN PRIX. Comprenons qu'ici Hjalti a «réveillé» Boôvarr de son
sommeil magique au cours duquel il s'était métamorphosé en ours et avait rendu les plus
signalés services à son roi. Ce «réveil» se marque par le bâillement évoqué au début du
présent paragraphe. Il y a donc quelque cohérence et dans l'action rapportée et dans les
propos de Boôvarr.
492 Sagas légend1âres islandaises
l'ours était dans les rangs du roi Hrôlfr, assise comme elle était dans sa
tente noire sur son échafaudage de magicienne109 . La situation changea
alors comme vient la nuit noire après le jour clair. Les hommes du roi
Hjôrvarôr virent alors un hideux verrat marchant à l'avant de sa troupe. À
le voir, il n'était pas plus petit qu'un bœuf de trois hivers, il était de cou
leur gris loup, une flèche volait de chacune de ses soies et il abattait par
vagues et d'extraordinaire façon les hommes de la hirô du roi Hrôlfr.
Bôôvarr bjarki se frayait forcenément un passage en frappant des deux
mains, ne pensant à rien d'autre qu'à ravager au maximum avant de tom
ber; les hommes tombaient l'un en travers de l'autre devant lui, il avait les
deux épaules ensanglantées et entassait les cadavres de toutes parts autour
de lui. Il agissait comme s'il était pris d'un accès de fureur. Mais si nom
breux que fussent les hommes qu'il abattait, lui et plusieurs autres des
champions de Hrôlfr, dans la troupe de Hjôrvarôr et de Skuld, il est extra
ordinaire que jamais ne diminuaient leurs rangs, on eût dit que les
hommes de Hrôlfr ne parvenaient à rien et ils estimaient ne s'être jamais
trouvés en pareille occurrence.
Bôôvarr dit: « Nombreuse est la troupe de Skuld, je soupçonne que des
morts errent par ici et qu'ils se relèvent pour se battre contre nous; il va
être difficile de combattre des revenants 110 . Si nombreux que soient les
boucliers fendus ici, les casques, arrachés, les broignes, mises en pièces,
maint chef, dépecé, ce sont les morts auxquels il est le plus cruel d'avoir
affaire et nous n'en avons pas le pouvoir. Mais où est ce champion du roi
Hrôlfr qui me reprocha le plus de manquer de courage et m'excita fré
quemment de combattre avant que je réponde? Je ne le vois pas à présent,
pourtant, je n'ai pas coutume de blâmer autrui. »
Hjalti dit alors: « Tu dis vrai, tu n'es pas homme à faire des reproches.
Se tient ici celui qui s'appelle Hjalti, j'ai quelque besogne sur les bras
maintenant, et il n'y a pas loin entre nous, j'ai besoin de braves car toutes
mes armes de protection ont été abattues. Frère adoptif, j'estime frapper
de toutes mes forces, mais je ne puis venger tous les coups que j'ai reçus,
et il n'y a pas à nous épargner si nous devons loger à la Yalholl111 ce soir.
Certes, nous n'avons jamais rencontré des merveilles comme celles qui se
trouvent ici maintenant, les événements qui se produisent nous ont pour
tant été prédits depuis longtemps. »
Boôvarr bjarki dit: « Écoute ce que je dis: j'ai combattu dans douze
batailles rangées et j'ai toujours été déclaré intrépide, je n'ai jamais cédé
devant aucun berserkr. J'ai encouragé le roi Hrolfr à aller attaquer chez
lui le roi Aôils, nous y fûmes accueillis par quelques artifices, mais c'était
peu de chose en face de cette horreur. Mon cœur est si affecté que je ne
suis pas aussi content de combattre qu'auparavant. J'ai rencontré le roi
Hjorvarôr il y a peu, de sorte que nous nous trouvâmes face à face et
aucun de nous deux n'insulta l'autre. Nous fîmes assaut d'armes un
moment. Il me décocha un coup que je trouvai infernal, mais moi, je lui
tranchai des deux mains une main et un pied, un autre coup lui arriva
dans l'épaule et je le pourfendis le long du flanc en suivant l'échine, et il
réagit de telle sorte qu'il ne souffla même pas et fit mine de dormir un
moment, je le crus mort. On trouve peu d'hommes comme lui, car
ensuite, il ne combattit pas moins hardiment qu'avant et je ne pourrai
jamais dire ce qu'il accomplit. Sont rassemblés ici quantité d'hommes
marchant contre nous, puissants et riches, affluant de toutes les direc
tions, si bien qu'il n'est pas question de dresser la rondache. Je ne peux
reconnaître ici Ôôinn. Je le soupçonne fort, toutefois, de planer ici
contre nous, ce fils du seigneur des armées112 , le répugnant et l'infidèle;
et si quelqu'un était capable de m'indiquer où il est, je l'écraserais
co_mme une minable toute petite souris, cette méchante bête venimeuse
serait honteusement traitée si je pouvais m'emparer d'elle. Qui n'aurait
pas le cœur amer en voyant son suzerain113 aussi maltraité que nous
voyons le nôtre? »
111. Voici un thème bien connu. Selon les deux eddas, et bon nombre de poèmes scal
diques, les guerriers vaillamment morts au combat, et choisis par les valkyries qui exécu
taient, ce faisant, les ordres d'Ôôinn, se rendaient à la Valhol/! (littéralement « la halle
[holl} des hommes morts au combat», terme collectif vair), où les mêmes valkyries les ser
vaient et où ils festoyaient en attendant les Ragnarok (la fin des temps) qui verraient leur
affrontement contre les Puissances du chaos.
112. Ôôinn, qui porte quantité de noms dans les textes mythologiques, est appelé par
fois Herjann, le Seigneur des armées. Son «fils» est aussi le même dieu, par redondance.
Après la christianisation, tous les noms des dieux anciens équivaudront à« diable». Heryans
sonr qui est ici doit donc être entendu comme« fils du diable».
113. Lanachronisme est patent. La féodalité a été inconnue du Nord, surtout à
l'époque où sont censés se dérouler les événements rapportés ici.
494 Sagas légendtiires islandaises
Annexe 1
Extrait de !'Edda de Snorri, Skdldskaparmdl chap. 54 et 55, pour justifier
pourquoi il existe une kenning (figure) scaldique: «semence de Kraki» pour dire:
«or» (le métal précieux).
(chapitre 54)
On nomme un roi de Danemark, Hrolfr kraki. C'est le plus renommé des
rois anciens d'abord par sa libéralité, puis par sa vaillance et son humilité. Un
signe de son humilité que l'on rapporte fort dans les récits, c'est qu'un petit gar
çon pauvre nommé Voggr, entra dans la halle du roi Hrolfr. Le roi était jeune
alors et de taille élancée. Voggr alla se présenter à lui et le regarda. Le roi dit:
«Qu'est-ce que tu veux dire, garçon, toi qui me regardes?» Voggr dit: «Quand
j'étais chez moi, j'ai entendu dire que le roi Hrolfr de Hleiôr était le plus grand
homme de pays du Nord. Mais voici qu'est assise ici dans le haut-siège une petite
perche (kraki) et c'est cela que vous appelez votre roi!» Le roi répond alors:
«Garçon, tu m'as donné un nom, je vais m'appeler Hrolfr kraki; mais la coutume
esi: qu'un cadeau accompagne le fait de donner un nom (NB: c'est la cérémonie
du nafnfestr, voir note 88). Or je ne vois pas que tu aies un cadeau qui me soit
agréable à me faire pour m'avoir donné un nom. Eh bien! Que celui-là donne à
autrui qui ait de quoi!» - il ôta un anneau d'or de son bras et le lui donna. Alors,
Voggr dit: «Sois béni entre les rois, et je fais le serment d'être le meurtrier de
l'homme qui te mettra à mort. » Le roi dit alors en riant: «Voggr se réjouit de peu
de chose.»
(chapitre 55)
On rapporte un autre signe de la vaillance de Hrolfr kraki alors que régnait
sur Uppsalir le roi qui s'appelait Aôils. Il avait épousé Yrsa, mère de Hrolfr kraki.
Il avait un différend avec le roi qui gouvernait la Norvège et qui s'appelait Ali. Ils
fixèrent une bataille entre eux, sur les glaces du lac qui s'appelle Va:nir (Vanern).
Le roi Aôils envoya un message à Hrolfr kraki, son gendre, pour qu'il vînt à sa
rescousse, et il promit de donner une solde à toute son armée tant qu'ils seraient
dans cette expédition. Pour le roi lui-même, il s'approprierait trois objets de prix
498 Sagas légendaires islandaises
qu'il choisirait en Svîpj6d. Le roi Hr6lfr ne put pas y aller en raison de la guerre
qu'il livrait aux Saxons mais il envoya au roi Aôils ses douze berserkir. Il y avait là
Boôvarr bjarki et Hjalti le Magnanime, Hvîtserkr !'Impétueux, Vi:ittr, Véseti, les
frères Svipdagr et Beigaôr. Dans cette bataille tombèrent le roi Ali et une grande
part de sa troupe. Le roi Aôils lui prit alors, mort et gisant, le casque Hildisvîn et
son cheval Hrafn. Les berserkir de Hr6lfr kraki demandèrent alors leur solde,
trois livres d'or pour chacun, et en outre, ils demandèrent de porter à Hr6lfr
kraki les objets de prix qu'ils avaient choisis pour lui, c'étaient le casque Hildi
goltr, la broigne Finnsleif sur laquelle les armes ne mordaient pas, et l'anneau d'or
appelé Svîagrîss qu'avaient possédé les ancêtres d'Aôils. Mais le roi refusa de les
leur donner et il ne versa pas non plus la solde. Les berserkir s'en furent, fort
mécontents de leur lot, dirent à Hr6lfr kraki les choses dans cet état et, aussitôt,
il entreprit son voyage pour Uppsalir. Il amena ses bateaux dans la rivière Fyris et
chevaucha jusqu'à Uppsalir accompagné de ses douze berserkir, tous sans permis
sion. Yrsa, sa mère, lui fit bel accueil et l'accompagna à ses appartements, mais
pas à la halle du roi. On fit de grands feux pour eux et on leur donna de la bière
à boire. Entrèrent alors des hommes du roi Aôils qui portèrent du bois dans le
feu, lequel se fit si fort que Hr6lfr et ses hommes eurent les habits enflammés, les
hommes d'Aôils dirent: « Est-il vrai que Hr6lfr kraki et ses berserkir ne fuient ni
feu ni fer? » Hr6lfr kraki se leva d'un bond ainsi qu'eux tous. Il dit: « Poussons le
feu dans la maison d'Aôils » - il prit son bouclier et le jeta dans le feu et sauta par
dessus tandis que le bouclier brûlait, et dit encore: « Celui-là ne fuit pas le feu,
qui bondit par-dessus. » Puis chacun de ses hommes se précipita sur les autres,
s'en emparèrent quand le feu se fut accru et les jetèrent dedans. Alors arriva Yrsa
qui remit à Hr6lfr kraki une corne pleine d'or et, avec cela, l'anneau Svîagrîss et
lui demanda de partir rejoindre sa troupe. Ils sautèrent en selle et descendirent les
Fyrisvellir. Ils virent alors que le roi Aôils les poursuivait avec son armée couverte
toute en armes et qu'il voulait les tuer. De la main droite, Hr6lfr kraki sortit l'or
de la corne et le sema par tout le chemin. Quand les Svîar virent cela, ils sautèrent
de selle et chacun prit ce qu'il trouva. Le roi Aôils leur ordonna de chevaucher,
lui-même étant au galop. Son cheval s'appelait Slungnir, le plus rapide des che
vaux. Hr6lfr kraki vit alors que le roi se rapprochait de lui, il prit l'anneau Svîa
grîss et le lui jeta en lui demandant d'accepter cela en cadeau. Le roi Aôils
chevaucha vers l'anneau et le prit de la pointe de son épieu, il glissa jusqu'à la
douille. Hr6lfr kraki se retourna alors et vit qu'il était penché. Il dit: «Je l'ai
courbé comme un porc, celui qui est le plus puissant des Svîar. » Ils se quittèrent
ams1.
Saga de Hrôlfr kraki 499
Annexe 2
Ce que nous avons conservé des Bjarkamdl (voir chapitre 49 et note 106) - ici
selon la traduction de Renauld-Krantz:
Voici que le jour a surgi. Le plumage du coq frémit, pour les vilains c'est
l'heure du labeur. Veillez, veillez sans trêve, têtes amies, d'Aôils tous les meilleurs
serviteurs! Hrolfr le tireur, Har à la rude main, fils de noble famille qui jamais ne
fuient, ni pour le vin ni pour le rire des femmes je ne vous éveille, je vous éveille
pour le dur jeu de dards!
Saxo Grammaticus, Gesta Danorum, II, 7 dit ceci (ici dans la traduction de J.
P. Troadec, La Geste des Danois, Paris, Gallimard, 1995, p. 87-88, limité à ce seul
extrait):
Que celui qui veut prouver par ses mérites ou montrer par sa seule loyauté
qu'il est ami du roi, que celui-là, quel qu'il soit, s'éveille vite! Que les nobles
secouent leur sommeil! Et disent adieu à leur impudente torpeur! Que leurs
esprits s'éveillent et s'enflamment! Car chacun va voir son bras droit lui apporter
la renommée ou, s'il reste inerte, le couvrir de honte. Cette nuit consacrera la fin
de nos malheurs ou notre désir de vengeance! Je vous le dis, ce n'est pas le
moment de lutiner les jeunes filles, de câliner leurs tendres joues, de donner de
doux baisers à votre aimée et de serrer ses seins graciles ou, tout en buvant du vin
clairet, de caresser une cuisse délicate et laisser courir votre regard sur une épaule
blanche comme neige. Je vous conjure de répondre à l'amer appel de Mars. Il
s'agit de vous battre et non d'avoir des amourettes. Ce n'est pas ici vous détendre
que de vous complaire dans la nonchalance et la mollesse. l'.heure est à la lutte.
Quiconque a de l'amitié pour son roi se doit de prendre les armes. La balance de
la guerre est prête pour la pesée des âmes. Des hommes courageux ne doivent pas
se montrer timides ou médiocres! Ne pensez plus au plaisir mais à la lutte armée.
La renommée va vous récompenser. Chacun saura voir où est sa gloire et où
brillera son bras droit. Nul ne doit se laisser vivre! La fermeté en toute chose
dénouera la triste situation où nous sommes. Celui qui convoite la consécration
ou le salaire des lauriers n'a pas à rester tout engourdi par une crainte veule! Qu'il
affronte au contraire des cœurs hardis et ne pâlisse pas devant les épées qui gla
cent le sang!
SAGA DE GAUTREKR
Gautreks saga
Ce texte qui passionnait Georges Dumézil est d'une richesse extrême. il est parfois
connu sous le nom de Saga de Re.fr aux Dons. Il doit dater du XIII" siècle, il existe en
deux versions, dont une longue que j'ai traduite ici, parce qu'elle s'intéresse au célèbre
héros Starkaôr. Elle développe trois épisodes fort attachants: le premier traite du roi
Gauti de Gotaland qui s'égare dans uneforêt au cours d'une partie de chasse et ne doit
la vie sauve qu'aufait qu'il entend un chien aboyer, signe de l'existence d'une demeure
à laquelle il se rend et qui est celle d'un homme qui est contraint, selon les usages sacrés
en vigueur dans cette culture, d'accorder l'hospitalité au roi mais tue son chien pour
avoir signalé l'existence de sa ferme: il est assez rare de trouver exprimé un pareil
humour dans ces sagas. Au demeurant, cette calamité est si grande que toute la famille
du fermier décide de mettre fin à ses jours et se précipite, pour ce faire, du haut d'un
rocher ou Précipice de Famille prévu à cet effet. Le roi a eu le temps de passer la nuit
avec la fille du paysan, qui met au monde Gautrekr, lequel va servir de trait d'union
entre les trois épisodes. Le second épisode nous parle du grand héros légendaire
Starkaôr, bien connu de toute la littérature noroise ancienne. À travers toute une série
d'aventures fabuleuses, on nous expose comment Starkaôr met à mort, de façon
magique, le roi Vikarr. Il faut dire qu'Ô<Jinn préside plus ou moins arbitrairement à
tous ses actes et que c'est lui le bénéficiaire du sacrifice du roi Vikarr exécuté par
Starkaôr. Le troisième épisode revient au roi Gautrekr et met en scène un fils de pay
san, Re.fr aux Dons qui finit par épouser la fille de Gautrekr.
Suicides sacrés, pendaisons rituelles, roi selon l'idéologie indo-européenne, vierges
qui sont en fait des androgynes, géants aux ténébreux savoirs, héros archaïques déten
teurs du grand art poétique (car Starkaôr est un grand scalde), trolls maléfiques,
aventures invraisemblables, cette saga est un véritable trésor.
Cette saga a déjà été publiée par Les Belles Lettres, Deux sagas islandaises légendaires,
Paris, 1996, p. 2-47.
1. Le roi Gauti prend ses quartiers de nuit
N ous entamons ici un joyeux récit à propos d'un roi qui s'appelait
Gauti. C'était un homme sage et bien modéré, libéral et de franc
parler. Il régnait sur le Gautland occidental 1 : cela se trouve entre la Nor
vège et la Suède, à l'est du Kjolr2, le Gautelfr3 sépare les Upplënd4 du
Gautland. Il y a là de grandes forêts difficiles à traverser lorsque le sol est
dégelé. Ce roi que nous venons de mentionner se rendait souvent avec ses
faucons et ses chiens dans les forêts, car c'était un très grand chasseur et il
tenait cela pour un très grand divertissement.
En ce temps-là, il y avait, çà et là, des lieux habités, en des endroits
entourés de grandes forêts, car beaucoup de gens défrichaient loin des
régions peuplées; certains s'y installaient, qui avaient fui le grand chemin
en raison de quelque action injuste qu'ils avaient commise, d'autres
fuyaient à cause de leur caractère particulier ou pour quelque aventure
qu'ils avaient connue: ils estimaient qu'ils éviteraient d'être moqués ou
tournés en dérision s'ils étaient loin des railleries d'autrui et donc, ils pas
saient de la sorte toute leur vie, sans rencontrer personne d'autre que
ceux qui vivaient avec eux. Pour beaucoup d'entre eux, ils avaient cher
ché résidence loin du grand chemin, aussi personne ne venait-il leur
rendre visite, si ce n'est qu'il arrivait parfois que quelqu'un s'égarât dans
les forêts et tombât alors sur leurs foyers, encore que l'on eût bien préféré
ne jamais arriver là.
Ce roi Gauti que nous venons de mentionner était parti avec sa hirlf'
chasser par la forêt avec ses meilleurs chiens de chasse. Le roi se trouva
apercevoir un beau cerf: c'est cette bête-là qu'il a grande envie de chasser,
il lâche ses chiens et pourchasse cet animal avec bien grande ardeur jus
qu'à ce que le jour se mue en nuit. Il était tout seul maintenant et il
s'était tellement enfoncé dans la forêt qu'il savait ne pas pouvoir revenir
à ses gens à cause des ténèbres de la nuit et du long chemin qu'il avait
parcouru pendant la journée. S'y ajoutait le fait qu'il avait lancé son
épieu sur la bête, que sa lance était restée plantée dans la blessure et que,
pour rien au monde, il n'eût voulu perdre son épieu s'il pouvait le récu
pérer 5 : il lui semblait honteux également de ne pas parvenir à recouvrer
son arme. Il s'était tant évertué qu'il avait enlevé tous ses habits en
dehors de ses sous-vêtements; il était nu-pieds et déchaux, cailloux et
épines lui avaient déchiré les jambes et les plantes des pieds en maints
endroits. Il n'attrapait pas la bête. Voici que la nuit se mit à s'épaissir: il
ne savait pas vers où il se dirigeait. Il s'arrêta et écouta s'il entendait
quelque bruit: il n'y avait pas longtemps qu'il avait fait halte, qu'il enten
dit aboyer un chien. Il se rendit là où il entendait l'animal, car il espérait
trouver là du monde.
Sur ce, le roi aperçut une petite ferme. Il vit qu'il y avait un homme
dehors, qui tenait une cognée. Dès que cet homme vit que le roi se diri
geait vers la ferme, il se précipita sur le chien et le tua en disant: «Jamais
plus tu n'indiqueras le chemin de notre domaine à des visiteurs, car je vois
bien que cet homme est de si grande taille qu'il va dévorer tout ce que
possède le maître de maison s'il pénètre ici. Du reste, cela ne se fera jamais
si je puis en décider.»
Le roi entendit ses propos et sourit; il réfléchit à part soi qu'il n'était
guère équipé pour coucher à la belle étoile. Il n'était pas davantage sûr
qu'on le recevrait s'il attendait qu'on l'invitât à entrer. Aussi avança-t-il
hardiment vers les portes. Lautre se posta devant et ne voulut pas le lais
ser entrer. Le roi hii fit sentir la différence de forces entre eux et expulsa
des portes celui qui se tenait devant. Puis il entra dans la salle. S'y trou
vaient quatre hommes et quatre femmes. On ne salua pas le roi Gauti; il
s'assit tout de même.
Celui qui, selon toute vraisemblance, devait être le maître de maison
prit la parole et dit: « Pourquoi as-tu laissé cet homme entrer ici?» Les
clave, celui qui s'était trouvé aux portes, répondit: « Cet homme est si fort
que je n'ai pas pu me mesurer à lui.
- Et qu'as-tu fait quand le chien a aboyé?»
I.:esclave répondit: «J'ai tué le chien parce que je ne voulais pas qu'il
indique le chemin de la ferme à d'autres rustres du genre de celui-là, à ce
qu'il me semble.»
6. Voir skdli*.
7. Il entre une idée de gratter, puis de gêne dans ce nom fabriqué de toutes pièces.
8. «Loqueteuse», « en haillons». Il est remarquable que, dans la Rigspula (cf. L'Edda
poétique, p. 145) deux des filles du couple Esclave-Serve portent des noms en Totru
(Totrughypja, «cotte en haillons», et Totrubeina, «jambes en haillons»): comme si l'au
teur de la présente saga était au courant de l'existence de ce texte!
508 Sagas légendaires islandaises
9. Il y a apparemment moins à tirer de ces noms propres que des précédents. Fjolmôôr
signifie approximativement«excessivement fatigué»; il peut entrer une idée de cendres ou
de braises dans Im(sigull) et Gillingr, qui est un géant présent dans !'Edda de Snorri, a un
nom qui peut vouloir dire«Braillard».
10. Littéralement «sage». Lune des petites déesses qui, selon !'Edda de Snorri, servent
Frigg, l'épouse d'Ôôinn, porte ce nom.
11. Si Fjotra peut renvoyer à fjoturr, les«liens», les«chaînes», je ne vois pas ce quel'on
peut tirer de Hjotra. Il semble clair que l'auteur s'amuse sur des jeux de sonorités: Snotra
Hjotra-Fjéitra.
Saga de Gautrekr 509
1. Deux chaussures
que me donna Skafnortungr,
en ôtà les lacets pourtant;
d'un mauvais homme
je déclare que jamais ne seront
sans tare les dons.
Il faut dire maintenant que lorsque Snotra arriva à la maison, son père
s'occupait de ses biens, et dit: « Grand malheur nous est arrivé lorsque ce
roi est venu à notre foyer, nous dévorant de grands biens et nous prenant
ce que, moins que tout, il nous aurait fallu perdre. Je ne vois pas que nous
puissions maintenir à flot notre maisonnée pour cause de pauvreté, aussi
ai-je rassemblé tous mes biens, et j'ai l'intention de répartir mon héritage
entre vous autres, mes fils: j'envisage, moi, ma femme et l'esclave, d'aller
à la Valholl. Je ne puis mieux récompenser l'esclave de sa fidélité que de
l'emmener. Gillingr aura mon bon bœuf, en commun avec Snotra, sa
sœur. Fjolm6ôr aura, avec Hjotra, sa sœur, mes broches d'or. lmsigull
aura, avec Fjotra, sa sœur, tout le grain et les champs. Mais je vous
12. Il entre dans cc nom une idée de « ce qui suit, ce qui dérive de Gaut(i) ».
510 Sagas légendaires islandaises
2. Stupidement
J'ai remué la main
quand j'ai touché la joue de la femme;
faut petites choses pour créer
des fils dans cette famille,
c'est de là que Gautrekr fut engendré.
3. De menus escargots
ont mangé mes trésors,
à présent n'importe qui nous veut du mal;
me faut errer dépourvu,
car des escargots ont
creusé tout mon or 13 .
4. C'est un dommage
que fit un moineau
dans le champ d'Imsigull;
un épi fut endommagé,
un grain en fut extrait,
il a fallu que la famille de Totra subît cela.
Puis il s'en fut ainsi que sa femme, et ils se rendirent, joyeux, au Préci
pice de Famille, ne voulant plus encourir pareille perte.
13. Une autre version donne ici, pour les quatre derniers vers:
me voici pauvre et démuni.
Point n'ai envie de vivre
alors que les escargots
ont avalé mon or ardent.
512 Sagas Légendaires islandaises
Gautrekr était dehors quand il vit le bon bœuf. Le garçon avait sept
hivers. Il se fit qu'il frappa le bœuf à mort avec une lance. Et quand
Gillingr vit cela, il déclama:
14. Le texte a icifylkiskonungar, «rois defylki». Fylki* désigne une subdivision admi
nistrative d'une ampleur assez limitée, «district» ou, à la rigueur, «province». Pour «roi»
(konungr), gardons-nous de prendre le mot dans son acception française moderne. Le titre
s'appliquait à un chef élu par ses pairs et choisi parmi certaines familles - sans que nous
puissions savoir pour quelles raisons ces familles-là avaient cet avantage. Mais le konungr
ne régnait pas sur de grands territoires, ses «états» pouvaient correspondre à un fond de
fjord, un fjell, etc. Il faudra attendre le IXe siècle et ensuite pour que, à l'exemple de ce qui
se faisait plus au sud, les pays scandinaves aient des rois comparables aux nôtres.
15. C'est la Suède, littéralement, «l'état» ou «le royaume (riki) des Svîar», nom de la
peuplade qui a habité la Suède centrale. Lactud Sverige (Suède) vient de Svearîki.
Saga de Gautrekr 513
7. Et les beaux-frères
du libéral le trahirent,
Fjori et Fyri,
héritiers de Freki,
les frères de Unnr,
ma mère.
8. Quand Herpjôfr
occit Haraldr,
trahit en état de trêve
par injustice,
le seigneur des Agôir
fut privé de l'esprit,
et à ses fils
des liens furent tressés.
9. De là me transporta
âgé de trois hivers
Grani Crin de Cheval
jusqu'en Horôaland;
je me mis à grandir
àAskr,
ne vis point de parents
neuf hivers durant.
27. Puisque - le texte nous l'apprendra - ce Grani n'est autre qu'Ôôinn, nous devons
comprendre que Starkaôr a été élevé (selon la coutume du fiistr) par le dieu.
28. Voir kolbitr*.
516 Sagas légendaires islandaises
12. Il me mesura
par la main
et l'empan
tous les bras jusqu'aux poignets,
[. . .]
avaient poussé les poils
en bas de mon menton.
Starkaôr dit ici qu'il avait de la barbe à l'âge de douze hivers. Puis
Starkaôr se leva et Vikarr lui remit des armes et des habits et ils se rendi
rent ensuite au bateau. Après cela, Vikarr rassembla du monde, et ils
furent douze en tout. C'étaient tous des champions et des duellistes29.
Voici ce que dit Starkaôr:
29. Lexpression est étrange. Il faut probablement comprendre que les hommes de
Vikarr sont des berserkir*. Lune des spécialités des berserkir étaie précisément de provo
quer en duel quiconque leur déplaisait.
Saga de Gautrekr 511
Ân et Skûma,
Hrôi et Hrotti
fils de Herbrandr.
Puis le roi V ikarr s'en fut avec ses gens à la rencontre du roi Herpjôfr.
Mais quand celui-ci apprit ces hostilités, il fit s'équiper sa troupe. Le roi
Herpjôfr avait un grand domaine et il y avait là une excellente fortifica
tion, c'était presque un châtelet ou une forteresse. S'y trouvaient soixante
dix hommes en état de porter les armes, et d'innombrables ouvriers et
domestiques. Dès que les vikings survinrent, ils firent une attaque si rude
qu'ils secouèrent les grilles et les portes et frappèrent les montants de
portes, si bien que verrous et barres qui se trouvaient de l'autre côté se
détachèrent, les hommes du roi battirent en retraite et les vikings parvin
rent à entrer. Éclata là grande bataille. Voici ce que dit Starkaôr:
30. Le surnom de ce Gunnôlfr désigne proprement l'étoile blanche que portent certains
chevaux sur le chanfrein.
518 Sagas légendaires islandaises
17. À Vikarr
honneur échut,
et à Herpjôfr
fut revalu son courroux,
blessâmes des hommes,
en tuâmes certains,
point ne me tenais loin
quand tomba le roi.
Starkaôr reçut aussi une profonde blessure34 à l'un des flancs, une bles
sure de la hallebarde dont frappait Sisarr. Voici ce que dit Starkaôr:
31. Ainsi s'appelle le fond du fjord de l'actuelle 0slo - ville qui n'existait pas encore à
l'époque où est censée se passer cette saga.
32. C'est le grand lac Vanern, en Suède.
33. Férue comme elle l'est de curiosités «exotiques», notre saga n'omet pas de men
tionner Kiev (Ka:nugarôr pour les varègues, c'est-à-dire les vikings - suédois surtout -
opérant sur la Route de l'Est; voir austrvegr).
34. Le texte dit plus expressivement holsâr: une blessure aux parries vitales du corps.
520 Sagas légendaires islandaises
19. Et au flanc,
de l'épée me harassa
violemment
au-dessus de la hanche,
et dans l'autre
décocha sa hallebarde
à la pointe glacée
en sorte qu'elle me transperça;
on en voit sur moi
les marques guéries.
Puis Vikarr institua des hommes sur les États qu'il avait conquis dans
les Upplond et il s'en alla chez lui dans les Agôir, se rendant à la fois puis
sant et entouré de quantité d'hommes. II épousa une femme et eut d'elle
deux fils; l'aîné s'appelait Haraldr et le cadet, Neri. Celui-ci était le plus
sage des hommes, et tout ce qu'il conseillait se réalisait, mais il était si ava
ricieux qu'il ne pouvait rien donner dont il ne se repentît aussitôt. Voici ce
que dit Starkaôr:
22. Il eut
des gardiens de l'héritage,
le glorieux, deux,
qu'il engendra;
s'appelait son fils
aîné Haraldr,
il l'institua
sur le I>e1amork37 .
36. Le «jeu de Hildr>, (une valkyrie* dont le nom signifie Bataille): kenning* convenue
pour:«bataille». Le dernier vers dit littéralement:«ne fût donné à Hel» (gefinn helju). Ce
dernier mot désigne à la fois l'empire des morts et la déesse qui y préside.
37. Les «gardiens de l'héritage»: les «fils».
522 Sagas légendaires islandaises
habitué à l'attaque;
celui-là gouverna, seul,
les Upplondais.
Le jarl Neri était un grand guerrier, mais si avare qu'on lui a comparé
tous les plus pingres, tous ceux qui ont donné le moins à autrui.
Quand Frîôpjofr apprit la mort de ses frères, il se rendit dans les
Upplond et soumit les États que Vikarr venait de conquérir. Puis il envoya
dire à Vikarr que ce dernier devait lui verser tribut sur ses États, ou, sinon,
qu'il endurerait son armée. Voici ce que dit Starkaôr:
25. Discutâmes,
palabrâmes longtemps
sans parvenir à
nous mettre d'accord;
l'armée préféra
que le roi
puissant avec sa troupe
livrât bataille.
Et alors que le roi Vikarr attaquait ferme, avec ses champions, le roi
Fr{ôpj6fr, l'ordre de bataille de celui-ci se rompit. Alors, il demanda au roi
Vikarr de faire la paix. Voici ce que dit Starkaôr:
39. Svinfylking, dit le texte, « ordre de bataille en forme de (groin de) porc». Lusage est
bien attesté, en effet, et était déjà connu de César (caput porcinum). Il s'agit de disposer ses
hommes sur des rangs parallèles dont le nombre va croissant: par exemple vingt au pre
mier rang, trente au second, quarante au troisième, etc. Au signal donné, l'ensemble
s'ébranle au pas de course et cherche à pénétrer dans les rangs ennemis comme un coin.
524 Sagas légendaires islandaises
et Starkaôr
fils de St6rvirkr
y allait
de toutes ses forces.
Il y eut là la plus grande bataille et la plus vive, et une bonne partie des
troupes du roi Friôpjofr tomba, mais quand il demanda la paix, le roi
Vikarr arrêta son armée. Alors, le roi Friôpjofr alla chercher des concilia
tions auprès du roi Vikarr. C'était le roi Ôlafr qui devait arranger le pacte
entre eux, et cet accord fut que le roi Friôpjofr abandonnait tous ses États
dans les Upplond et le Pelamork et qu'il quittait le pays. Le roi Vikarr ins
titua sur ces États ses fils. Il donna à Haraldr le titre de roi du Pelamork,
et à Neri, le titre de jarl et le pouvoir sur les Upplond. Il se lia d'amitié
avec le roi Gautrekr de Gautland, et l'on dit dans certains livres que Neri
obtint quelque pouvoir du roi Gautrekr - la partie du Gautland qui était
le plus près de lui - et qu'il devint également jarl du roi Gautrekr, il parti
cipait à son conseil quand il en était besoin. Après cela, le roi Vikarr s'en
fut dans ses États et fut fort renommé à cause de cette victoire. Lui et le
roi Ôlafr se quittèrent en termes amicaux et cette amitié se maintint tou
jours ensuite. Pour le roi Ôlafr, il s'en alla chez lui, à l'est, en Sviariki.
Le roi Vikarr fit voile des Agôir vers le nord en Horôaland, il avait une
grande troupe. Il mouilla un bon moment dans des îlots et eut fort vent
contraire. Ils consultèrent les augures45 pour savoir s'ils auraient bon vent,
43. Le texte dit ondvegismaôr, littéralement,«l'homme /qui est assis dans/ le onôvegi* ».
44. Les Valir sont les habitants de la France, le métal français (ou welche) est l'or.
45. Voici une opération classée: consulter les augures en jetant des copeaux de bois
(fèlla spdn) dans un liquide - qui peut être le sang de l' animal sacrifié lors du blof* ou sacri
fice. De la disposition des copeaux en question, les «spécialistes» déduisaient la réponse
526 Sagas légendaires islandaises
et les augures dirent qu'Ôôinn voulait que l'on tire au sort un homme
dans l'armée pour le pendre, en offrande46 • Alors, on organisa un tirage
au sort47 dans la troupe, et le sort tomba sur le roi Vikarr. Cela rendit tout
le monde silencieux et l'on résolut que les conseillers tiendraient le lende
main une réunion sur cette difficulté.
Pendant la nuit, vers minuit, Grani Crin de Cheval réveilla Starkaôr,
son fils adoptif, et lui demanda de l'accompagner. Ils prirent une petite
barque et ramèrent jusqu'à une île qui se trouvait plus proche de la côte
que l'îlot où ils mouillaient. Ils montèrent jusqu'à une forêt et y trouvè
rent une clairière. Là, il y avait grand concours de peuple, un ping s'y
tenait. Il y avait onze hommes assis sur des sièges, mais le douzième était
vide. Ils allèrent jusqu'à ce ping et Grani Crin de Cheval s'assit sur le dou
zième siège. Là, ils saluèrent tous Ôôinn48 . Celui-ci dit que les juges
devaient statuer sur la destinée de Starkaôr.
Alors, Pôrr prit la parole et dit: «Alfhildr, la mère du père de Starkaôr,
préféra prendre pour père de son fils un géant de grande sagesse plutôt
qu'Asaporr49 , et j'assigne50 à Starkaôr de n'avoir ni fils ni fille, si bien qu'il
sera le dernier de son lignage.»
Ôôinn répondit: «Je lui assigne de vivre trois âges d'homme.»
Pôrr dit: « Il accomplira une action infâme dans chacun de ces âges
d'homme.»
des divinités consultées. Ce rite est ancien. il est déjà attesté par Tacite (Germania X - où
le rite, toutefois, consiste à jeter des branchettes sur un linge blanc). Il n'est pas exclu que
cette opération ait été celtique à l'origine, et reprise par les Germains.
46. Comme on va le voir nettement par la suite du présent chapitre, on pendait les vic
times que l'on voulait offrir à Ôôinn, surnommé Hangaguô, le«dieu des pendus».
47. En plein XIIIe siècle encore, dans les sagas dites de contemporains, comme la com
pilation de la Sturlunga saga, tirer au sort est une pratique banale. Il semble que les anciens
Scandinaves aient vu là la manifestation de la volonté des Puissances. Voir 1'« Essai sur le
sacré chez les anciens Scandinaves» en tête de L'Edda poétique, Paris, Fayard, 1992.
48. Comprenons que Grani Crin de Cheval est Ôôinn, qui aime beaucoup se dissimuler
sous divers noms. On remarquera que Grani est le nom du cheval de Sigurôr Meurtrier de
Fâfnir, le parangon du héros scandinave, d'une part (et ce Grani-là est donné pour le fils de
la monture même d'Ôôinn, le cheval Sleipnir), d'autre part qu'il y a d'évidentes affinités
entre Ôôinn et le cheval, animal d'élite auquel, sans doute, les lndo-Européens durent leur
supériorité. Au rotai, à travers cette onomastique, la thématique est assez solide: il y a long
temps que l'on a proposé de voir en Ôôinn un daimon sous forme de cheval!
49. «I>ôrr des Ases», cette dénomination, en effet, est courante, sans que l'on soit par
venu à en fournir une explication satisfaisante.
50. Je traduis par « assigner» le verbe skapa, qui figure dans le texte. Skapa veut dire en
vérité «créer», «former» (anglais to shape, allemand schaffin). Le substantif dérivé de ce
verbe, skop, est l'un des vocables qui expriment l'idée de destin, destinée. Ainsi est claire
ment rendue l'idée selon laquelle les dieux façonnent la vie, la destinée d'un être humain.
Saga de Gautrekr 527
Ôôinn répondit: «Je lui assigne de posséder les meilleurs armes et
habits. »
l>ôrr dit: «Je lui assigne de ne posséder ni terre ni ferme' 1• »
Ôôinn dit: «Je lui donne52 ceci, qu'il possédera abondance de biens
meubles.»
l>ôrr répondit: «Je lui jette le sort53 qu'il considérera n'en posséder
pma1s assez.»
Ôôinn répondit: «Je lui donne victoire et prouesse dans tout combat. »
l>ôrr répondit: «Je lui jette le sort de recevoir grave blessure dans tout
combat.»
Ôôinn dit: «Je lui donne la poésie54 en sorte qu'il ne sera pas plus lent
à composer qu'à parler.»
l>ôrr dit: « Il ne se rappellera pas ce qu'il aura composé. »
Ôôinn dit: «Je lui assigne d'être tenu pour le plus éminent par les plus
nobles et les meilleurs. »
l>ôrr dit: « Il sera détesté du tout venant.»
Alors, les juges conférèrent à Starkaôr tout ce que les dieux avaient dit
et le ping s'acheva ainsi. Grani Crin de Cheval et Starkaôr allèrent à leur
barque.
Alors, Grani Crin de Cheval dit à Starkaôr: « Il faut maintenant, fils
adoptif, que tu me récompenses bien de l'aide que je t'ai accordée. »
«D'accord! » dit Starkaôr.
Alors, Grani Crin de Cheval dit: « Eh bien! tu vas m'envoyer55 le roi
Vikarr et je te conseillerai sur la manière de procéder. »
Starkaôr accepta. Alors, Grani Crin de Cheval lui mit en main une
lance en disant qu'elle aurait les apparences d'un roseau. Ils se rendirent
jusqu'à la troupe, on était presque au point du jour.
Le lendemain matin, les conseillers du roi tinrent une réunion pour
délibérer. Ils se mirent d'accord pour faire un simulacre de sacrifice et
51. Formule allitérée land ok ld, qui témoigne en faveur de son antiquité.
52. La formulation vient de changer: Ôôinn emploie le verbe gefo, «donner», qui se
retrouve dans deux autres substantifs rendant également l'idée de destin, chance, gà!fo et
gifla, ce qui est «donné» à l'homme par les dieux. Sur ces intéressantes nuances, voir l'in
troduction à la Saga des Chef du Val-au-Lac, dans Sagas islandaises, p. 1785 et sq.
53. Maintenant, la façon de s'exprimer de Pôrr devient beaucoup plus précise et relève
directement de la magie. Pôrr legg (verbe leggja) ur. sort d (sur) Starkaôr, le substantif cor
respondant étant dlog.
54. Ôôinn est en effet le dieu des scaldes et de la poésie: un mythe relaté par Snorri Sturlu
son expose au prix de quels efforts il a pu ravir le nectar poétique pour le donner aux hommes.
D'autre part, il existait un verbe«technique»,yrkja, pour« composer», c'est celui qui figure ici.
55. C'est une locution courante que de dire «envoyer /quelqu'un/ à Ôè!inn» pour
«faire mourir /quelqu'un/». Ôôinn est aussi le dieu des morts.
528 Sagas légendaires islandaises
Starkaôr leur expliqua comment s'y prendre. Il y avait auprès d'eux un pin
et un gros billot auprès de ce pin. Dans le bas du pin, il y avait une branche
mince qui remontait vers la cime. Les serviteurs étaient en train de prépa
rer à manger, on avait abattu un veau que l'on avait vidé de ses entrailles.
Starkaôr fit prendre les intestins de ce veau; puis il monta sur le billot et
courba vers le bas la branche mince, et noua autour l'intestin de veau.
Alors, il dit au roi: « Voici que l'on t'a préparé ici une potence, roi, elle
n'a pas l'air bien périlleuse. Maintenant, viens, je vais te passer la corde
autour du cou. »
Le roi dit: « Si ce dispositif n'est pas plus dangereux qu'il ne me
semble, je m'attends à ce qu'il ne me fasse pas de mal; mais s'il en est
autrement, que le destin56 décide de ce qui arrivera.»
Ensuite il grimpa sur le billot et Starkaôr lui passa ce lacs autour du
cou, puis il descendit du billot. Alors, il piqua le roi avec le roseau, en
disant: « À présent, je te donne à Ôôinn. »
Et Starkaôr libéra la branche de pin. Le roseau se transforma en lance
et transperça le roi. Le billot tomba de sous ses pieds et les intestins de
veau devinrent une forte corde, la branche se redressa et éleva le roi près
de la cime: il mourut là. L endroit s'appelle depuis Vikarsh6lmar 57.
Pour cet acte, Starkaôr fut fort haï du peuple et pour cet acte, il dut
d'abord s'exiler du Horôaland. Après cela, il s'enfuit de Norvège pour se
rendre à l'est dans l'empire des Sviar58 et il y fut longtemps chez les rois
d'Uppsalir59, Eirekr et Alrekr, fils d'Agni Skjalfarb6ndi, il alla en expéditions
guerrières avec eux. Et alors que Alrekr demandait à Starkaôr quelles nou
velles il pouvait dire de ses parents, ou de lui-même, Starkaôr composa le
poème qui s'appelle Vikarsbdlkr. Il y est question du meurtre du roi Vikarr:
56. Le texte propose ici un terme encore pour «destin»: auôna, ce qui vous est échu par
le sort, un peu dans l'acception du latinfartuna.
57. Îlots de Vikarr.
58. Sviaveldi, aurre façon de dire Suède, Svfariki.
59. Uppsalir est l'actuelle Uppsala, à 70 km au nord de Stockholm, ou, plus exacte
ment, l'actuelle Gamla Uppsala (Vieil Upsal).
Saga de Gautrekr 529
33. De là j'errai
par des routes sauvages,
détesté des Horôar60
le cœur mauvais,
dépourvu d'anneaux61
et de chant de gloire,
sans seigneur
le cœur sinistre.
On peut voir que Starkaôr estime que d'avoir tué le roi Vikarr fut une
des pires actions, et des plus horribles qui aient eu lieu, et nous n'avons
pas entendu de récit disant qu'il serait retourné en Norvège depuis. Mais
alors qu'il était à Uppsalir, il y avait là, à la solde du roi, douze berserkir,
ils étaient très ardents à se moquer de lui, les plus furieux étaient deux
frères, Ûlfr et Ôtryggr. Starkaôr restait silencieux, les berserkir disaient
qu'il était un géant réincarné et un infâme, comme il est dit ici:
Comme les rois Eirekr et Alrekr restaient chez eux, Starkaôr s'en alla en
expédition guerrière avec le bateau que le roi Eirekr lui avait donné et
65. Un des noms les plus courants de I>ôrr. Il faut comprendre que Starkaôr est le meur
trier de Hergrîmr dont nous ne savons rien d'autre.
Saga de Gautrekr 531
66. En vérité dans la Saga de Hrôlfrfils de Gautrekr, qui fait suite dans le présent volume
à la présente saga: il ne sera plus question de Hrolfr dans Gautreks saga!
67. C'est-à-dire le pays des Slaves ou Wendes (Vindr).
68. Voir fostr*.
532 Sagas légendaires islandaises
69. Je traduis ainsi le mot eldhûs, synonyme de skdli*, qui désigne la pièce principale où
vivaient les gens, à la fois « salle de séjour» et salle à manger ainsi que chambre à coucher.
70. Il peut être utile de savoir que le nom commun refr signifie «renard»!
Saga de Gautrekr 533
Le jarl fit tourner son haut siège, tant il était affecté de la disparition de
son bouclier.
Et quand il s'aperçut de cela, Refr alla se présenter au jarl, tenant le
bouclier, et dit: « Sire, dit-il, soyez joyeux, car voici le bouclier que vous
m'avez donné. Je veux vous le rendre, car il ne m'est d'aucune aide
puisque je n'ai pas d'autre arme.»
Le jarl dit: « Sois le plus béni des braves, car remettre ce bouclier à la
place où il pendait précédemment sera un grand ornement pour ma halle.
Mais voici un objet de prix que je veux te donner, et il se peut qu'il te soit
utile si tu fais selon mes conseils.»
Le jarl lui remit une pierre à aiguiser - « et ce cadeau ne va pas te
paraître d'un grand prix.»
Refr dit: «Je ne sais la valeur que cela peut avoir pour moi.»
Le jarl dit: « Il se trouve que je ne veux entretenir personne qui reste
assis à ne rien faire. Je veux t'envoyer au roi Gautrekr. Remets-lui cette
pierre à aiguiser. »
Refr dit: «Je n'ai pas coutume de m'interposer entre nobles hommes,
et je ne sais pas ce que le roi va faire de cette pierre à aiguiser.»
Le jarl dit: « Il n'y aurait pas besoin de faire mention de ma sagacité si je
n'étais pas plus prévoyant que toi. On ne mettra pas ta valeur à l'épreuve
en te faisant rencontrer le roi, car tu n'auras pas à lui parler. On me dit que
le roi siège souvent sur le tertre de sa reine et qu'il y entretient son faucon,
et d'ordinaire, alors que la journée s'avance, le faucon se fatigue. Alors, le
roi promène la main autour de son siège pour voir s'il trouvera quelque
chose à jeter sur son faucon: tu lui fourreras la pierre à aiguiser dans la
main. S'il te tend quelque chose, prends-le et reviens me voir.»
Refr s'en fut, selon les prescriptions du jarl et arriva à l'endroit où sié
geait le roi, sur son tertre; tout se passa comme Neri l'avait mentionné: le
roi lançait au faucon tout ce qu'il trouvait. Refr s'assit près du siège, der
rière le roi. Il vit où l'on en était. Le roi tendit la main derrière soi. Refr lui
fourra la pierre à aiguiser dans la main et le roi la lança aussitôt sur le fau
con qui s'envola dès que la pierre à aiguiser le toucha. Le roi dut estimer
avoir remporté la victoire sur le faucon et ne voulut pas que celui qui
l'avait aidé repartît sans récompense, il tendit derrière lui, sans regarder,
un anneau d'or. Refr s'en saisit et alla trouver le jarl. Celui-ci demanda
comment les choses s'étaient passées. Refr le lui dit et lui montra l'anneau.
Saga de Gautrekr 535
Le jar! dit: «Voilà un objet de grand prix. Mieux vaut accomplir de
pareilles choses que de rester assis. »
Refr passa là l'hiver. Mais quand vint le printemps, le jar! dit: «Que
vas-tu faire à présent?»
Refr dit: «Cela ne va pas être facile, il faut que je vende cet anneau
pour de l'argent. »
Le jar! dit: «Je vais de nouveau intervenir. Il y a un roi qui s'appelle
Ella. Il règne en Angleterre. C'est à lui que tu vas donner cet anneau. Tu
ne seras pas dépourvu d'argent pour autant, et viens me voir cet automne,
je ne t'épargnerai ni nourriture ni conseils, même si tu n'as pas d'autre
récompense pour le bœuf. »
Refr dit: « Ne parlons plus de cela. »
Puis il se rendit en Angleterre et se présenta au roi Ella, le saluant poli
ment. Refr était bien équipé tant en armes qu'en vêtements. Le roi
demanda qui était cet homme.
Il répondit: «Je m'appelle Refr et je voudrais que vous acceptiez de
moi cet anneau d'or», et il le posa sur la table devant le roi.
Celui-ci regarda et dit: «Voilà un grand trésor, et qui te l'a donné?»
Refr répondit: «C'est le roi Gautrekr qui m'a donné cet anneau. »
Le roi dit: «Que lui as-tu donné? »
Refr répondit: « Une petite pierre à aiguiser. »
Le roi dit: « Grande est la munificence du roi Gautrekr s'il donne de
l'or pour un caillou; j'accepterai cet anneau, dit le roi, et je t'offre de res
ter ici.»
Refr dit: « Soyez remercié, sire, de votre invitation, mais j'ai l'intention
de retourner trouver le jar! Neri, mon père adoptif.»
Le roi répondit: « Tu vas rester ici un moment.»
Le roi fit équiper un bateau et un jour, il demanda à Refr de l'accom
pagner. Le roi dit: « Voici un bateau que je veux te donner, avec toute la
cargaison qui te conviendra le mieux et autant d'hommes que tu en auras
besoin. Je ne veux plus que tu sois le passager d'autrui pour aller où il te
plaît, et c'est peu de chose pourtant à côté de la récompense que te donna
le roi Gautrekr pour la pierre à aiguiser. »
Refr dit: «Voilà qui est récompenser avec une munificence extrême. »
Puis Refr s'équipa comme il faut pour prendre le bateau et remercia le
roi par maintes belles paroles.
Le roi dit: «Voici deux chiens que je veux te donner.»
Ils étaient tout petits, et beaux, Refr n'en avait jamais vu de pareils; ils
avaient des laisses d'or, on avait passé autour du col de chacun un anneau
d'or et il y avait sept petits anneaux sur le lien qui les attachait l'un à
l'autre. Personne n'avait jamais vu des trésors de cette espèce.
536 Sagas légendaires islandaises
Puis Refr partit et arriva dans les États du jar! Neri. Celui-ci vint au
devant de lui et lui souhaita la bienvenue, « et viens chez moi avec tous tes
hommes».
Refr dit: « Maintenant, j'ai suffisamment de quoi payer notre écot. »
Le jar! dit: «C'est bien, mais cet écot ne doit pas prendre sur ta fortune,
tu mangeras à notre table et pourtant, ce n'est pas un grand paiement
pour le bœuf. »
Refr dit: <( La seule chose qui me déplaise, c'est que tu mentionnes cela. »
Refr passe donc l'hiver chez le jar!, il est très populaire et a une très
nombreuse escorte.
Quand vint le printemps, le jar! parla à Refr: «Qu'est-ce que tu vas
faire à présent?»
Refr dit: «Ne conviendrait-il pas, puisque l'argent ne manque pas, que
j'aille en expédition viking ou en voyage de commerce?»
Le jar! dit: «En effet, mais de nouveau, je vais t'assister. Tu vas aller au
sud, au Danemark, trouver le roi Hr6lfr kraki71• Tu lui donneras les
chiens car ils ne sont pas faits pour appartenir au vulgaire, et s'il les
accepte, tu n'y perdras pas.»
Refr dit: «À ta guise, mais je ne suis pas à court d'argent. »
71. C'est le héros du texte qui précède celui-ci dans le présent recueil.
Saga de Gautrekr 537
Le roi Hr6lfr dit: « Grande est la munificence du roi Gautrekr puis
qu'il donne de l'or pour une pierre; pour moi, j'accepterai ces chiens, et
reste chez nous.»
Refr répondit: «Je dois retourner en automne chez le jar! Neri, mon
père adoptif.»
Le roi Hr6lfr répondit: « Qu'il en soit ainsi.»
Refr resta donc chez le roi un moment. En automne, il équipa son
bateau. Alors, le roi dit: «J'ai pensé à te récompenser. Tu vas recevoir de
moi, comme du roi des Anglais, un bateau, il aura la meilleure cargaison
et le meilleur équipage.»
Refr dit: « Soyez grandement remercié de ce don magnifique», puis il
se prépara.
Le roi Hr6lfr dit: « Voici deux objets de valeur, Refr, que tu vas rece
voir de moi, c'est un heaume et une broigne.»
Refr accepta ces objets de prix; ils étaient tous les deux d'or rouge.
Et le roi Hr6lfr et lui se quittent dans les meilleurs termes. Et Refr va
trouver le jarl Neri, il commande maintenant deux bateaux.
Le jarl lui fit bel accueil et dit que les biens de Refr s'étaient encore
accrus - « et vous allez tous passer l'hiver chez moi, bien que ce soit une
petite récompense pour le bœuf, mais il ne m'arrivera pas de m'épargner
pour te conseiller utilement.»
Refr répondit: « De tes directives, je jouis en tous points.»
Et Refr passa l'hiver là, tenu en grande estime et devenu homme
renommé.
72. Le texte porte ici le terme classé herkonungr, « roi guerrier», « roi de guerre» en effet.
Cette désignation, hautement conventionnelle, s'applique aux chefs vikings, si l'on veut.
En fait, le terme est flou et entend désigner un guerrier exceptionnel, mais dans un sens
plus littéraire que réel!
538 Sagas légendaires islandaises
73. Les parallèles entre l'histoire de Refr aux Dons et celle d'Auôunn des Fjords de
l'Ouest dans le petit jdttr" qui le concerne, sont frappants. Auôunn aussi fait fortune, à
tous les sens du mot, en échangeant un ours blanc qu'il a capturé, et lui aussi est traité de
gtf!jùmaôr ou giftumaôr (les deux termes sont rigoureusement synonymes) comme ici. Gti!Jà
ou gifla (maôr signifie «homme») sont dérivés du verbe gefa: «donner» (voyez anglais give
ou allemandgeben). Il s'agit donc de ce que les dieux, les Puissances, ont donné à l'homme
et qu'il lui appartient, ou non, de faire fructifier.
540 Sagas légendaires islandaises
Cette saga a déjà été publiée par Les Belles Lettres, Deux sagas islandaises légendaires,
Paris, 1996, p. 48-142.
1. Gautrekr sefiance Ingibjorg
N ous commençons cette saga alors que le roi Gautrekr, fils du roi
Gauti, gouvernait le Gautland. En maintes choses, c'était un excel
lent roi, populaire et très libéral, en sorte que l'on fait toujours valoir sa
générosité lorsque l'on mentionne des rois antiques. Il n'avait qu'une fille
et il la maria à Refr aux Dons, fils de Rennir, sur le conseil du jar!* Neri.
À cette époque-là, la reine du roi Gautrekr était morte. Il était chargé
d'années mais pourtant très vaillant. Le roi siégeait constamment sur le
tertre de la reine, car la disparition de celle-ci l'affectait beaucoup. Ses États
restaient alors sans gouvernement, le roi déplorant la perte de sa reine. Aussi
les amis du roi le requirent-ils de se marier, déclarant qu'ils désiraient sur
tout que ce fussent ses descendants qui les gouvernent, et ajoutant que selon
toute vraisemblance, s'il trouvait un parti honorable, cela leur ferait honneur
à tous et pour longtemps. Le roi Gautrekr fit bon accueil à cette suggestion
et dit qu'ils lui avaient toujours manifesté - et qu'ils le faisaient encore -
grande bonne volonté en conseils et en vaillante assistance. Peu après, le roi
Gautrekr s'en fut de chez lui et s'en alla avec quatre-vingts hommes bien
équipés en armes et en vêtements, la plus belle des escortes. Il voulait que
ce voyage fût très bien préparé comme il seyait à son honneur.
On mentionne un puissant hersir de Norvège, I>orir. Il résidait dans le
Sogn. C'était un homme fort honorable, noble et de grande distinction. Il
était marié. Il avait une fille unique, appelée lngibjorg. Elle était à la fois
sage et belle et on la tenait pour le meilleur parti. Beaucoup de puissants
hommes l'avaient demandée en mariage et elle les avait tous éconduits
parce qu'elle estimait qu'ils ne lui convenaient pas.
Or il se trouva que le roi Gautrekr s'en vint avec cette escorte qu'il
avait. On le reçut extrêmement bien. I>orir alla au-devant de lui et lui
offrit, à lui et à son escorte, de rester aussi longtemps qu'il lui plairait. On
offrit là au roi Gautrekr un beau banquet avec les meilleurs provisions et
divertissements. Était là un fils de roi venant d'en dehors du pays, qui
s'appelait Ôlâfr. Il était accompagné de cent hommes 1 . Ce fils de roi avait
1. Je précise ici que tout au long de la traduction des sagas qui figurent dans le présent
548 Sagas légend,1ircs islandaises
demandé en mariage Ingibjorg fille de J>ôrir et elle avait fait une réponse
favorable. Cet homme était jeune et prometteur. Quand Gautrekr apprit
cela, il n'y prêta aucune attention. Lorsqu'il fut resté là un petit moment,
il héla I>ôrir pour qu'il ait une conversation avec lui.
Le roi dit: «Je veux vous faire connaître la raison de ma venue: on me
dit, I>ôrir, que tu as une fille belle et sage qui s'appelle Ingibjorg, et j'ai
résolu de la demander en mariage pour faire d'elle ma femme et me lier de
la sorte d'amitié avec vous.»
I>ôrir dit: «J'ai appris qu'à coup sûr, tu es un chef de grande impor
tance, aussi veux-je faire bonne réponse à ta requête. Il me semble pro
bable que ma fille serait bien mariée si elle vous était confiée, mais les
choses sont ainsi faites qu'est arrivé ici un fils de roi, jeune et prometteur,
qui s'appelle Ôlafr. Il a déjà fait une demande en mariage à ma fille et
nous avons eu quelques réunions là-dessus. Je vais donc me débarrasser de
cette difficulté en la laissant choisir elle-même le mari qu'elle veut: c'est ce
qu'elle m'a demandé déjà.»
Cette décision plut bien aux deux rois2 .
Peu après, ils se rendirent tous avec leurs amis au pavillon d'Ingibjorg.
En voyant arriver son père avec ces deux chefs, elle les salua tous joyeuse
ment et les pria de s'asseoir.
Alors, I>ôrir prit la parole: « Il se trouve, fille, que voici venus avec moi,
te trouver, ces deux rois que tu peux voir. La raison de leur venue à tous
les deux est la même, ils veulent te demander en mariage. Étant donné
que s'avère ici l'ancien proverbe qui dit que l'on ne peut pas avoir deux
gendres avec une seule fille, je veux que tu choisisses toi-même et dises
lequel tu veux épomer. Je demande que tu leur fasses une réponse claire et
que ta décision soit, pour toi, convenable, et pour nous, bien profitable-3. »
Ingibjorg répondit: « Il me semble que voici une affaire trop difficile
pour que moi ou une autre femme qui ne serait pas plus expérimentée que
moi, je la résolve avec discernement, et je ne vois pas que je sache faire le
livre, j'ai choisi de rendre hundraif* par cent, à la mode «continentale» et non par cent
vingt comme c'était le cas en Germanie ancienne et encore dans les textes islandais les
plus anciens.
2. Comprenons: aux deux prétendants. Il ne semble pas que l'usage ait été de laisser la
jeune fille choisir elle-même son futur époux. C'était une affaire trop importante pour la
laisser ainsi en suspens. Toutefois, nous avons d'autres exemples de cette pratique.
3. On fera simplement remarquer que le texte porte sa date et accuse les influences qu'il
a subies. I:usage n'était guère de consulter une femme pour la marier, comme je viens de le
dire dans la note précédente - voir là-dessus l'introduction à La vie quotidienne des vikings,
Paris, Hachette, 1992. Mais les mœurs importées du Sud avaient de plus en plus droit de
cité dans le Nord!
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 549
Lorsque le roi Gautrekr fut resté tout le temps qu'il lui plut, il se pré
para à s'en aller chez lui avec lngibjorg, sa future femme, car il voulait
célébrer ses noces chez lui en Gaudand. l>orir renvoya sa fille avec grande
magnificence, lui donnant pour dot beaucoup d'or et d'argent. Le roi
Gautrekr s'en fut chez lui avec son escorte et alors qu'ils passaient auprès
d'une forêt, le roi Ôlafr et ses hommes vinrent à leur rencontre. Très rude
bataille éclata entre eux.
550 Sagas légendaires islandaises
4. Le texte dit ôragr: ô - est le préfixe négatif équivalant à notre in-, ragr est la pire insulte
que connaissait cette langue, le mot s'applique à l'homosexuel qui joue le rôle passif.
5. La formule date le texte ou accuse les modèles qu'il suit. On n'attendait pas d'un
mariage qu'il fût couronné d'amour, c'était une affaire, les questions de passion n'avaient
rien à voir.
6. Voir ausa barn vatni*.
Saga de Hrôlfr fils de Gilutrekr 551
pouvait lui représenter des choses qui le concernaient, il n'y preta1t
d'abord aucune attention. Mais ensuite, parfois plusieurs hivers après,
comme s'il avait réfléchi profondément à cette affaire, il y revenait, que
cela fût bon ou mauvais pour lui. Il fallait alors que cc qu'il voulait voir
s'accomplir se fit. Il était populaire auprès de tout le monde, les gens l'ai
maient beaucoup. Le temps passa jusqu'à ce que Ketill ait dix hivers et
Hr6lfr, sept.
7. Voir fostbrœoralag'.
552 Sagas légendaires islandaises
pour l'élever Hr6lfr, son fils. Vous et votre royaume obtiendrez de lui une
force qui durera toute votre vie, s'ils acceptent, et nous tous en retirerons
honneurs en ce monde.»
La reine ayant achevé son discours, le roi considéra qu'elle avait bien
parlé, et sagement, et il déclara qu'il ne ferait pas fi de ses conseils: il fit
préparer son voyage comme la reine l'avait suggéré. Puis il s'en fut dès
qu'il fut prêt et arriva en Gautland sain et sauf.
Lorsque le roi Gautrekr apprit son arrivée, il héla la reine Ingibjorg
pour qu'elle vienne lui parler et dit: « On me fait savoir qu'est arrivé dans
nos États, avec un seul bateau, le roi Hringr de Danemark. Comme vous
savez l'inimitié qu'il est censé nourrir contre nous, je vais lui faire payer
cela avant que nous nous quittions. Il est tombé entre mes mains si bien
que je peux faire cela sans mettre une seule vie en péril.»
En entendant ces propos du roi, la reine lui parla de la sorte: « II n'y a
guère de sagacité dans votre façon de parler, si vous voulez causer quelque
affliction au roi Hringr alors que l'on peut dire qu'il est venu vous trouver
comme s'il s'attendait à recevoir des honneurs et de la bonne volonté de
votre part ainsi que vous vous en êtes liés naguère. Vous pouvez compter
que le roi Hringr ne serait pas venu ici avec une si petite troupe s'il ne
vous faisait pas confiance comme auparavant, et ceux qui ont dit qu'il
était contre vous ont dû mentir. Et voici ce que je conseille: envoyez des
hommes le trouver et offrez-lui de venir prendre part à un beau banquet
ici avec toute son escorte, soyez content et joyeux envers lui, et une fois
qu'il sera arrivé dans votre halle avec ses hommes, examinez attentivement
si vous le découvrez coupable d'aucune de ces charges dont il a été accusé,
et s'il y a quelque désaccord entre vous, réglez cela avec le conseil des
meilleurs hommes et ensuite maintenez votre fraternité au-delà de tout
désaccord tant que vous vivrez tous les deux.»
Ayant entendu l'avis de la reine, le roi fit préparer un magnifique ban
quet, y invitant pour commencer le roi Hringr avec toute son escorte, et
de plus il y convoqua maints puissants hommes et sages, dont il voulait
prendre conseil. Comme les rois siégeaient joyeux dans la halle, ils discu
tèrent pour savoir qui avait gâché leur amitié, et comme ils reconnurent
qu'entre eux il n'y avait aucun désaccord avéré, que ce n'étaient que
calomnie et mauvais propos de méchants hommes, ils renouvelèrent leur
amitié en décidant pour commencer que le roi Hringr inviterait Hr6lfr,
fils de Gautrekr, afin de l'élever8 • Le roi Gautrekr ayant accepté avec joie,
le roi Hringr se prépara à rentrer chez lui, accompagné de Hrôlfr. Hringr
partit chargé d'honorables présents et l'on considéra que les deux rois
8. Voir fostr*.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 553
avaient bien réussi. Ils se quittèrent en termes affectueux et joyeux et
maintinrent leur amitié tant qu'ils vécurent.
Hrolfr alla au Danemark chez le roi Hringr. Celui-ci l'éleva très noble
ment. Il lui donna le meilleur maître qui fût dans les pays du Nord: celui
ci lui enseigna tous les arts que pouvaient désirer les hommes vaillants et
braves en ce temps-là. Il y eut grande amitié entre Hr6lfr et lngjaldr et ils
devinrent frères adoptifs. Ils grandirent donc au Danemark et Hrolfr
devint un homme de très grande distinction, surpassant les autres à la fois
en force et en taille. Ketill grandit en Gautland chez son père, c'était un
homme de très petite taille, et des plus vifs. Toutefois, il n'était pas beau
coup au gré du roi Gautrekr à cause de son orgueil et de sa nature agressive.
4. De Pornbjorgfille de roi
Régnait sur la Svfpj6ô le roi qui s'appelait Eirekr. Il avait épousé une
reine sage et bien élevée. Ils avaient une fille unique qui s'appelait Porn
bjorg. C'était la plus belle et la plus sage9 des femmes que l'on connût.
Elle grandit à la maison chez son père et sa mère. On a dit de cette pucelle
que, de toutes les femmes dont on eût entendu parler, c'était elle qui s'en
tendait le mieux en toutes choses qui relèvent de la femme. En outre, elle
chargeait tête baissée sur son cheval et avait appris à s'escrimer avec bou
clier et épée. Elle connaissait ces arts aussi bien que les chevaliers qui
savaient porter courtoisement les armes.
Il ne plaisait pas au roi Eirekr qu'elle se comportât de la sorte comme
u_n homme et il la pria de rester dans son pavillon comme les autres filles
de rois.
Elle répondit: « Étant donné, dit-elle, que tu n'as pas plus d'une vie
pour gouverner ton royaume, que je suis ton unique enfant et que c'est à
moi de reprendre tout ton héritage, il peut se faire que j'aie besoin de
défendre ce royaume contre des rois ou des fils de rois une fois que je t'au
rai perdu. Il n'est pas invraisemblable que je trouve mauvais de devoir être
l'épouse forcée de l'un d'eux si l'occasion se présente, et donc je veux avoir
quelque connaissance des arts de chevalerie. Il me semble probable que je
pourrai garder ce royaume par la force et la confiance de suivants sûrs, et
je te prie, père, de me donner la charge d'une partie de ton royaume pen
dant que tu es en vie: je ferai, de la sorte, l'épreuve du gouvernement et de
la prise en charge des hommes qui seront placés en mon pouvoir. Il y a
encore ceci: si des hommes me demandent en mariage et que je ne veuille
9. On aura certainement relevé l'amour immodéré des superlatifs que professe l'auteur!
554 Sagas lég endaires islandaises
pas accepter, il est probable que ton royaume restera à l'abri de leur arro
gance si c'est à moi qu'est laissée la réponse.»
Le roi réfléchit donc aux propos de la pucelle, il trouva qu'elle était
ambitieuse et fière. Il ne lui parut pas invraisemblable que lui et son
royaume souffrent de son arrogance et de son ardeur, il prit le parti de lui
remettre la surveillance d'un tiers de ses États. De plus, il lui fortifia une
résidence à l'endroit qui s'appelle Ullarakr, et lui donna une suite
d'hommes rudes et vaillants qui lui obéiraient et consentiraient à faire à
son gré.
Ayant obtenu tout cela de son père, elle s'en alla à Ullarakr. Puis elle
convoqua un jing* nombreux et se fit élire roi10 du tiers de l'empire des
Svîar dont Eirekr avait accepté de lui donner l'administration. De plus,
elle se fit donner le nom de Pôrbergr11 ; personne ne devait avoir la har
diesse de l'appeler pucelle ou femme, quiconque le ferait endurerait rude
châtiment. Puis le roi Pôrbergr adouba des chevaliers et nomma des gens
de sa hirô et leur donna une solde de la même façon que le roi Eirekr
d'Uppsalir, son père. L'empire des Svîar se trouva donc dans cet État pen
dant quelques hivers.
13. Cette «antique coutume» que nous avons déjà rencontrée date, bien entendu, ce
texte rédigé à l'époque chrétienne et vraisemblablement par un clerc. Tout comme il est
exact qu'aux temps du paganisme, les grands personnages étaient inhumés sous un tertre
(voir deux paragraphes plus haut dans le texte), il est vrai qu'un chef ou un personnage
important n'était pas réellement, pas légalement, «mort» tant que ses descendants
n'avaient pas célébré un grand festin à sa mémoire. Cela s'appelait erfl*, drekka erfi. Il
s'agissait d'assurer un rite de passage, au sens exact de l'expression, d'installer officielle
ment le défunt dans son statut d'ancêtre, si l'on peut dire.
556 Sagas légendaires islandaises
Il faut revenir maintenant au roi Eirekr. Il avait épousé une reine sage
et belle. Elle s'intéressait beaucoup aux rêves. Elle s'appelait Ingigerôr.
Une nuit, alors que la reine était éveillée dans son lit, elle adressa la
parole au roi Eirekr et dit: «J'ai dû avoir un sommeil agité.
- En effet, dit le roi, et de quoi as-tu rêvé?»
Elle répondit: «Je me trouvais dehors et j'avais l'impression de regar
der autour de moi, et soudain, il me parut que je regardais par toute la
Svfpj6ô et bien au-delà. Je levai les yeux sur le Gaudand et vis clairement
que venait en courant un grand troupeau de loups, il me sembla qu'ils se
dirigeaient ici, vers la Svfpj6ô, et en tête de ces loups venait le lion. Il était
très grand. Le suivait un ours blanc. Très sauvage 14 . Les deux bêtes me
semblaient avoir une fourrure lisse et non ébouriffée, elles avaient l'air
paisibles, mais ce qui me parut incroyable, c'est la vitesse avec laquelle
elles se déplaçaient et la clarté avec laquelle je pensais les voir: elles
n'étaient pas moins de soixante en tout. Je pensai qu'elles se dirigeaient
jusqu'ici, à Uppsalir. J'eus l'impression de t'appeler et de te prévenir, sur
quoi je me réveillai.»
Le roi dit: « Dame, dit-il, que crois-tu que cela signifie?»
Elle répondit: « Ce qui me parut être des loups, ce sont des fylgjur*
humaines, et le lion qui allait devant, c'est la fylgja* du roi, ce doit être
leur chef. Courait à côté de lui un ours blanc. Ce doit être un champion
ou un fils de roi qui accompagne ce roi, car l'ours est fort et il signifie
forte assistance. Je tiens pour très probable qu'un noble roi va vous rendre
visite. Cet animal était bien plus grand et fort que tout autre dont j'aie
entendu parler 15 . »
Le roi dit: «D'où penses-tu que vient ce roi et dans quelle mesure
considères-tu qu'il soit pernicieux pour notre royaume?»
La reine dit: « S'il fallait que je devine tant soit peu, je penserais que ce
roi ne vient pas apporter la guerre pour cette fois, car ces animaux étaient
amicaux, et s'il faut que je devine, je crois que le grand lion doit être la
fylgja du roi Hrolfr Gautreksson de Gautland, étant donné que c'est de là
que venaient ces animaux; quant à l'ours blanc, je crois que c'est la fylgja
d'Ingjaldr, son frère juré.»
Le roi dit: « Que veut le champion Hrolfr en venant ici nous trouver?»
La reine dit: « Toutes ces choses sont des énigmes qu'il nous faudra
résoudre, mais comme ces animaux étaient d'apparence amicale, je gage
qu'ils viennent à nous pacifiquement et dans de bonnes dispositions. Le plus
vraisemblable, me semble+il, ce serait que le roi Hrolfr a pour but, comme
bien d'autres avant lui, de demander en mariage I>ornbjôrg, votre fille. C'est
quand même la plus renommée des femmes ici dans les pays du Nord.»
Le roi dit: «Je n'aurais pas cru que Hrolfr, ou d'autres rois qui gouver
nent un royaume aussi petit que le sien, soit vain à ce point, alors que des
rois l'ont déjà demandée en mariage, qui étaient suzerains d'autres rois.
Ne raconte pas de pareilles fariboles, Dame.»
La reine dit: « Ne faites pas attention à moi à moins que j'aie deviné
juste.»
Le roi dit: « Comment vais-je recevoir le roi Hrolfr, s'il vient ici, et
comment vais-je accueillir ses propos si tel est bien le but de sa venue?»
Elle répondit: « Vous ferez bel accueil au roi Hrolfr s'il vient vous rendre
visite chez vous et vous lui manifesterez la plus grande amitié, car c'est un
homme fort remarquable en maintes choses et il n'est pas certain que votre
fille épouse un homme plus renommé que lui, à ce que l'on me dit.»
Après cela, ils cessèrent cette conversation pour cette fois. Quelques
jours passèrent.
On dit alors au roi Eirekr qu'était arrivé sur les lieux le roi Hrolfr
Gautreksson avec soixante hommes. Le roi dépêcha des hommes pour
l'inviter à un banquet dans sa halle. Quand ce message fut parvenu au
roi Hrolfr, il alla trouver le roi, on lui fit bel accueil et honorable, mais
sans joie ni affection. On lui assigna de s'asseoir dans le haut siège qui
faisait face à celui du maître de maison 16. Ils étaient arrivés tard le soir.
s'amélioreront une fois que vous serez arrivés chez vous, et ne soyez pas
dans la détresse à cause de cela pour le moment.»
Le roi Hrolfr écouta bien les propos du roi, et lorsque celui-ci eut ter
miné son discours, Hrolfr dit: « Sire, il n'est pas vrai que nous manquions
de vivres dans notre pays ou que nous ayons besoin de l'aumône d'autrui
pour secourir nos gens, et si cette pénurie nous accablait, nous irions sol
liciter d'autres que vous. Il me semble que vous n'aviez pas besoin de nous
insulter ainsi», et l'on voyait bien que le roi Hrolfr était très fâché bien
qu'il eût peu parlé: les rois se quittèrent pour cette fois et l'on s'en fut dor
mir. On conduisit le roi Hrolfr et ses hommes jusqu'à un pavillon, pour
dormir.
Le roi Eirekr aussi alla à son lit. La reine y était déjà, ils eurent un
entretien.
Elle demanda: « Le roi Hrolfr est-il venu vous trouver?
- Assurément», dit le roi.
Elle demanda: « Que te semble du roi Hrolfr?»
Le roi Eirekr dit: «Ce sera vite dit, d'après ce que j'ai pu voir de son
comportement, je n'ai vu personne de plus grand et de plus fort, plus
beau et plus courtois en tous points, ni mieux fait à tous égards.»
La reine dit: «C'est aussi ce que l'on m'a dit, et lui as-tu parlé un peu
ou éprouvé son intelligence?»
Le roi lui dit tout leur entretien et comment les choses s'étaient passées
entre eux, « et je crois, dit-il, qu'il devance de loin les autres hommes et
par l'esprit et par la plupart des exercices et la patience.»
La reine dit: «Alors, c'est fort mal fait que tu aies défié ainsi un chef
tel que le roi Hrolfr. À cause de cela, toi et ton royaume pouvez vous
attendre de sa part à grands et durables ennuis, car je crois, même si vous
considérez qu'il a un petit royaume, que son courage et sa vaillance,
ajoutés à sa royale nature, feront plus que toutes les troupes de tout autre
roi ici dans les pays du Nord, parce que l'on me dit qu'il dépasse de loin
les autres rois. »
Le roi dit: « Le fait est et qu'il est le parangon des hommes et que tu es
fort impressionnée par ce roi, mais quel parti prendre à présent?»
La reine dit: «Ce sera vite dit, sire, je veux que vous calmiez vos pro
pos envers le roi Hrolfr, car je te dis en vérité qu'il te sera pénible d'en
découdre avec lui, d'autant qu'il dispose de la force du roi des Danois
puisqu'il décide de tout avec le roi Hringr, son père adoptif.»
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 563
Le roi répondit: «Il se peut que nous ayons fait une erreur en cette
affaire, mais comment vais-je maintenant parler ou agir, pour lui plaire? »
La reine dit: << Voici ce que je conseille: demain matin, lorsque vous
vous serez assis et que vous aurez bu un moment, tu tiendras des propos
joyeux au roi Hr6lfr et tu l'interrogeras sur les exploits qu'il a accomplis;
je présume qu'il sera réservé et que votre conversation ne lui sera pas sor
tie de la mémoire. Ensuite, tu l'interrogeras sur le but de sa venue et feras
mine de ne l'avoir jamais entendu t'en parler. Et s'il y fait allusion ou en
dit quelques mots, dis que tu ne te rappelles pas que vous en ayez jamais
parlé sinon bien et amicalement, et que si ce n'a pas été le cas, tu aimerais
bien que ça n'ait pas été dit. Et s'il fait allusion à sa demande en mariage,
je voudrais que tu fasses bonne réponse et ne le rejettes pas au cas où il
obtiendrait l'accord de notre fille là-dessus. Si vous êtes joyeux et accom
modant en cette affaire, j'espère que tout se passera bien entre vous. Pour
tant, je ne pense pas qu'il soit dit que cette affaire concernant la pucelle
soit tellement facile même si vous vous êtes mis d'accord. »
Après quoi ils dormirent toute la nuit.
Au matin, quand on se fut installé aux tables pour boire, le roi Eirekr fut
très joyeux et se mit en devoir de plaisanter avec les hommes du roi Hr6lfr.
En entendant cela, celui-ci écouta, il était plutôt taciturne. Ce que voyant,
le roi Eirekr dit: «Le fait est, Hr6lfr, que te voici venu dans notre halle selon
mon invite et que je trouve que tu n'es pas absolument joyeux comme c'est
la coutume de grands chefs lors d'un banquet. Nous aimerions que tu nous
fasses connaître ce qui cause ton déplaisir afin que nous puissions tout faire
pour ta joie et ton plaisir, en sorte que ta royale dignité garde son honneur
en jouissant de toutes les choses que nous pourrons faire pour accroître ton
honneur. En revanche, nous accepterions avec joie d'avoir de toi le récit de
tes exploits dont nous avons quotidiennement nouvelles, tant en fait de
prouesses que de batailles. On nous en a déjà dit beaucoup de choses. »
Le roi Hr6lfr dit: «Ce sera comme tout le reste lorsqu'il s'agit de moi:
vous autres Sviar allez être peu impressionnés. »
Le roi Eirekr dit: «On nous a dit beaucoup de choses sur ta beauté et
tes capacités, il nous semble que l'on n'a pas exagéré sur le compte de ta
belle apparence, de ta courtoisie et de tes bonnes manières, et d'ailleurs,
quel âge as-tu, Hr6lfr?
- J'ai dix-huit hivers. »
Le roi répondit: «Tu es un homme remarquable, où as-tu l'intention
d'aller et quelle est la raison de ta course, pour que tu sois venu nous trou
ver? »
Le roi Hr6lfr s'émerveilla fort que le roi demandât cela, il pensa que le
roi allait renouveler ses propos insultants.
564 Sagas légendaires islandaises
Il dit: « Nous avons fait savoir le but de notre venue et je ne crois pas
que nous autres, Gautlandais, ayons oublié les réponses que nous avons
obtenues de votre part. »
Le roi dit: « Je ne me rappelle pas que tu nous aies communiqué
quelque message. Il ne sied pas à notre dignité royale de parler autrement
qu'en bonne part à un chef aussi digne que toi, et si nous avons dit chose
qui te déplaise, il faut que soit vrai ce que l'on dit: que la bière fait de
vous un autre homme. A présent que nous sommes sobre, nous voulons
reprendre complètement cela et faire comme si on ne l'avait pas dit, et
comme j'ai le contrôle de mes propos, je veux faire une bonne réponse à
ton discours et c'est bien ce qui se fera. »
Le roi Hrolfr vit que maintenant, l'humeur du roi Eirekr avait
changé, et il refit une seconde fois sa demande en mariage, la présentant
à la fois bien et bravement. Lorsqu'il eut achevé son discours, le roi
Eirekr dit: « Nous voulons faire bonne réponse à ce discours, car il y a de
grandes chances pour que ne s'offre pas à être notre gendre un roi plus
éminent que toi. Mais tu dois avoir appris que notre fille n'habite pas
avec nous: nous lui avons donné le tiers de notre royaume et elle le gou
verne en qualité de roi. Elle est puissante et fière et elle est entourée
d'une hirô comme un roi. Beaucoup de rois et de fils de rois l'ont
demandée en mariage. Elle les a tous éconduits en termes méprisants,
pour certains, elle les a fait mutiler. Mais étant donné que sa conduite
n'est pas de mon goût, car elle se rend trop arrogante, personne ne
devant oser l'appeler autrement que du titre de roi s'il ne veut pas endu
rer de sa part quelque rude traitement, si, donc, tu veux t'approprier
cette femme, que ce soit par consentement ou par violence, nous vou
lons, pour notre part, en donner la permission, mais en revanche, nous
voulons obtenir de toi paix et répit pour nos gens et tout notre royaume,
même si tu as besoin de tenter cela par la bataille. Nous ne voulons pas
non plus lui donner quelque renfort contre toi, nous nous tiendrons à
l'écart de vos démêlés. »
Le roi Hrolfr déclara qu'il ne demandait pas davantage de la part du
roi, et ils se lièrent sur cela par serment. Puis ils burent joyeux et contents.
Le roi Eirekr traita ses invités avec grande prodigalité.
Trois jours ayant passé, le roi Hrolfr se prépara à partir et les rois se
quittèrent en termes très amicaux. Il alla tout d'une traite, avec son
escorte, à Ullarakr, à l'endroit où régnait l>ornbjorg. Ils y arrivèrent tôt le
matin. On leur dit que « le roi» était à table avec toute sa hirô. Le roi
[Hrolfr] choisit douze de ses hommes, les plus renommés qui fussent, et
leur ordonna de pénétrer dans la halle avec lui, épées brandies, - « et que
le reste de notre troupe demeure dehors en tenant nos chevaux prêts. »
Saga de Hrolfr fils de Gautrl'kr 565
Et le roi Hrôlfr dit encore à ses hommes, ceux qui devaient entrer:
« Nous allons nous organiser de telle sorte que je marcherai en tête avec
lngjaldr, puis les autres l'un derrière l'autre et s'il se trouve que l'on tente
de nous attaquer, défendez-vous au mieux et que celui-là sorte le premier
qui est entré le dernier. Marchons avec hardiesse. »
Après cela, ils entrent dans la halle. Une fois qu'ils eurent pénétré, ils
virent que tout le monde était à table sur l'un et l'autre bancs, la halle était
pleine. Personne ne les salua et tout le monde fit silence lorsqu'ils entrè
rent. Le roi Hrôlfr s'avança devant le haut siège. Il vit que siégeait là une
personne 17 très imposante en superbes atours royaux. Cette personne
était belle et avenante. Tous ceux qui siégeaient dans la salle s'émerveillè
rent de la taille et de la beauté du roi Hrôlfr, mais personne ne dit mot.
Le roi Hrôlfr enleva son heaume et s'inclina devant le roi, puis ficha
l'estoc de son épée dans la table et dit: « Bonne chance à vous, sire, ainsi
qu'à tout votre royaume.»
Ayant entendu ses paroles, le roi ne répondit pas et ne lui fit pas un
regard. Voyant la véhémence de ce roi, le roi Hrôlfr prit la parole: « Je suis
venu, sire, vous trouver sur le conseil et avec le consentement du roi
Eirekr, ton père, pour chercher à te faire honneur et pour me promouvoir
en me liant avec toi d'un délicieux plaisir, celui que chacun de nous deux
peut accorder à l'autre selon les lois de la nature en dehors de tout dol ou
disgrâce.»
Le roi le regarda et dit: « Il faut que vous soyez fou pour être venu ici
nous voir, peu importe la façon dont on vous appellera lorsque vous serez
chez vous. Je pense comprendre par ce délicieux plaisir que vous exigez de
nous qu'il concerne nourriture et boisson, et nous ne refusons cela à qui
conque en a besoin et veut le recevoir de nous. Vous pouvez donc faire
valoir votre requête auprès de celui que nous avons chargé de cette
besogne et ne pas nous ennuyer d'une pareille sottise, car j'ai l'intention
de n'être l'intendant ou le serviteur de personne, qu'il s'agisse de vous ou
d'un autre, et décampez rapidement, vous et vos compagnons, dès que
vous aurez apaisé votre faim et votre soif, et laissez-nous tranquilles, moi
et mes amis, avec vos insultes. »
Le roi Hrôlfr dit: « Il n'est pas vrai que nous réclamions de vous, pour
cette fois, à manger ou à boire, car nous avons déjà cela en suffisance, mais
comme nous savons que tu es la fille du r ii des Svîar et non son fils, nous
17. La traduction est, ici, nécessairement une trahison. Lislandais emploie ici le mot
maôr qui signifie proprement «homme» ou « personne humaine». Comprenons que, par
cet artifice, le genre masculin de Pornbjorg est maintenu! li serait difficile, en français, de
rendre par «homme».
566 Sagas légendaires islandaises
1 O. Pornbjorgfaitfortifier sa résidence
On dit qu'après cette poursuite, les Svîar revinrent à leur halle. Le roi 18
fit nettoyer sa halle et porter dehors ceux qui étaient tombés. On apprit
ces nouvelles à la ronde, et cette expédition fut tenue pour fort ridicule.
Alors que, de nouveau, le roi des Svîar siégeait avec sa hirô, il demanda
s'ils connaissaient l'homme qui s'était moqué d'eux de la sorte.
Ils répondirent pour dire qu'il s'appelait Hrôlfr et qu'il était roi du
Gautland. « Il est facile à reconnaître, dirent-ils, en raison de sa taille et de
sa beauté. »
Le roi dit: «Nous l'avons vite reconnu d'après ce que racontent les
gens, et c'est un homme remarquable, il doit être sage et patient, il semble
constant et je croirais volontiers qu'il est impartial et obstiné sur ce qu'il
entreprend, il faut nous préparer à ce que cet homme revienne nous trou
ver, nous autres Svfar. Nous allons chercher des charpentiers et faire forti
fier toute notre résidence, très solidement et fortement, puis nous
équiperons le tout avec un tel artifice que ni le feu ni le fer ne pourront
l'attaquer, car je pense que ce roi a décidé de nous obtenir. »
Cela ayant été fait de bout en bout selon la volonté et sur les p�escrip
tions du roi, Pôrbergr fit installer des machines, aussi bien des catapultes
que des appareils à lancer des feux grégeois 19 . Cette fortification était si
sûre qu'il semblait invraisemblable à la plupart des gens que l'on pût la
prendre, pour peu que de vaillants hommes fussent à l'intérieur. Le roi
estime maintenant pouvoir siéger en sûreté, il attend, joyeux et content,
avec ses hommes, ce qui arrivera. Personne ne devait venir le trouver sans
sa perm1ss10n.
Il faut dire à présent que le roi Hrôlfr arriva chez lui en Gautland,
mécontent de son affaire. Ketill, son frère, vint à sa rencontre et demanda
comment les choses s'étaient passées. Hrôlfr lui dit tout sur le compte de
ses démêlés avec le roi.
Ketill dit: «C'est grande honte de tolérer qu'une femme vous chasse
comme une jument dans le troupeau ou un chien à l'étable. Je sais qu'à
coup sûr, si j'avais été là, cette expédition n'aurait pas été aussi ridicule, et
nous serions tombés tous, l'un en travers de l'autre, avant de nous laisser
chasser comme chèvres couillonnes devant le loup. Vous ne pensez pas
laisser cela longtemps sans vengeance, vous allez sur-le-champ assembler
toute la troupe dont vous pensez tirer quelque assistance. »
Le roi Hrôlfr répondit: «Nous n'avons cure de ta véhémence et de ton
manque de réflexion. Notre expédition :'urait été bien pire si nous avions
procédé selon ton impétuosité et ton emportement, mais tu sauras qu'as
surément, j'ai l'intention de rassembler une troupe, bien que ce ne soit
pas mon intention de me rendre en Svîpjôô cet été. »
19. Traduction incertaine: il s'agit de «feu» (eldr) que l'on «lance» (skot-).
568 Sagas légendaires islandaises
Ketill dit: « Il est vraiment bien mauvais que les Svfar aient chassé de
vous tout courage et que vous n'osiez pas vous venger.»
Le roi déclara qu'il ne se souciait pas de sa véhémence ou de ses
reproches, il dit qu'il suivrait son propre conseil. Il se montra, sur cela
comme sur mainte autre chose, taciturne, que cela lui plût ou non.
Lhiver passa et au printemps, le roi se prépara à quitter le pays et lors
qu'il fut prêt, il se mit à guerroyer pendant l'été. Il avait cinq bateaux, tous
gros avec de bons équipages. Ketill et Ingjaldr étaient tous les deux avec
lui. Ils guerroyèrent en divers lieux dans les Îles britanniques, les
Hébrides, les Shetland, les Orcades et l'Écosse. Ils y firent grand butin et,
l'été passant, ils envisagèrent de rentrer chez eux20 •
Un soir, ils mouillèrent devant une île et montèrent les tentes sur leurs
bateaux21 et une fois qu'ils se furent installés, le roi Hrolfr alla avec
quelques hommes marcher par l'île. De l'autre côté, mouillant à l'abri de
l'île, ils virent des bateaux, neuf en tout. C'étaient des bateaux de
vikings*. Le roi revint à ses esquifs. Il ordonna à Ketill, son frère, de lan
cer une barque et de découvrir qui commandait cette flotte. C'est ce que
fit Ketill, il rama jusqu'aux bateaux et demanda qui était le chef.
Se tenait à la poupe de l'un des bateaux un homme, grand et avenant.
Il prit la parole: « Si tu t'enquiers du chef de ces bateaux, il s'appelle
Asmundr et est fils du roi Ôlafr d'Écosse, et qui vous envoie?»
Ketill répond: «M'a envoyé vous trouver le roi Hrolfr Gautreksson,
pour vous dire qu'il va venir demain matin et qu'il veut vos biens, vos
bateaux, et qu'il va vous découper comme des loups, à moins que vous lui
remettiez tout ce que vous avez en votre possession.»
Asmundr répond: « Nous savons que le roi Hrolfr Gautreksson est
célèbre pour maint haut fait qu'il a accompli en expédition guerrière, mais
à présent, moi qui suis fils de roi et ai des troupes en suffisance, je vous
demande de dire au roi Hrolfr que nous ne nous rendrons pas sans résis
tance. Nous n'aurons que cinq bateaux contre les cinq vôtres, nous ne
remporterons pas la victoire par artifice.»
Après cela, Ketill revint dire au roi Hrolfr les choses telles qu'elles se
présentaient, déclarant que c'était le plus beau des hommes et le meilleur
brave.
Le lendemain matin, ils se préparèrent de part et d'autre. Asmundr fit
20. Le texte nous donne donc à entendre que Hrc\lfr s'en fut en expédition viking sur la
« Route de l'Ouest» (voir austrvegr et vestrvegr).
21. Un bateau viking emportait, en effet, une tente que l'on pouvait indifféremment
monter soit sur le bateau, comme c'est le cas ici, soit à terre - pour passer la nuit, bien
entendu.
Saga de Hrôlfr fils de Gautrt'kr 569
mettre à part quatre de ses bateaux, puis ils se mirclll à se battre. Cette
bataille fut à la fois rude, longue et ardente. A.smundr avançait avec
grande bravoure et Hrôlfr considérait n'avoir jamais eu affaire à homme
plus vaillant. Il y eut beaucoup de morts de part et d'autre. Le roi Hrôlfr
vit qu'il n'y avait pas à faire demi-mesure, il se porta avec ses hommes à
l'abordage du bateau d'A.smundr. Il y eut alors grande hécatombe.
Âsmundr exhorta ses hommes et s'avança avec grande vaillance. Alors, le
roi Hrôlfr se porta contre lui. Maint homme périt de part et d'autre,
quoique davantage du côté d'Âsmundr. Et alors ils se trouvèrent face à
face. Chacun marcha sur l'autre de toutes ses forces. Hrôlfr ordonna que
personne n'intervînt dans leurs démêlés.
Âsmundr fut gravement blessé dans cette joute: quand le roi Hrôlfr vit
qu'il se battait néanmoins d'un cœur vaillant, il dit: «Je veux que nous
fassions une pause pour parler.»
A.smundr lui dit de faire à sa guise. Hrôlfr dit alors: «J'ai été en expé
dition guerrière pas mal d'étés, et je n'ai pas trouvé ton pareil en fait de
vaillance. Maintenant, étant donné qu'il y a beaucoup d'hommes dans ta
troupe qui sont blessés et morts, je te donne le choix entre deux choses:
ou bien tu équipes tes bateaux d'hommes intacts, si tu veux continuer de
te battre: luttons alors à outrance. Ou bien nous faisons trêve et je veux
alors t'offrir de faire fraternité jurée avec toi, nous serons alors solidement
liés d'amitié.»
A.smundr répond pour dire qu'il faisait ce dernier choix - « si vous ne
nous faites pas de reproche, à moi ou à ma troupe22 • »
Hrôlfr déclara qu'il n'avait pas rencontré hommes plus vaillants. Après
- cela, le roi Hrôlfr donna l'ordre de cesser le combat.
On brandit alors le bouclier de paix23. De part et d'autre, ils mouillè
rent devant l'île et pansèrent leurs blessures. Place nette avait été faite sur
deux bateaux d'A.smundr et un de Hrôlfr. Après cela, ils se jurèrent
mutuellement fidélité de même que de ne jamais se séparer sans le
consentement l'un de l'autre. Puis Asmundr répartit la troupe qui lui res
tait, il équipa un bateau d'hommes choisis et d'armes, et il envoya le reste
de sa troupe en Écosse. Il avait perdu les équipages de deux bateaux, et
Hrôlfr, d'un. La troupe qu'Âsmundr tenait pour la meilleure en fait d'as
sistance et de bravoure, il la garda avec lui sur un bateau et accompagna le
roi Hrôlfr chez lui en Gautland. A.smundr fut tenu pour le plus vaillant
des hommes et le plus renommé, il venait juste après le roi Hrôlfr en tous
exercices, bien qu'il s'en fallût de beaucoup qu'il l'égalât. Ils passèrent tous
cet hiver-là en Gautland, en bonne paix et en grande joie. Asmundr rap
pelait sans cesse au roi Hr6lfr son affaire de femme en Svîpj6ô et il pressait
fort de faire ce voyage. Le roi était toujours taciturne sur cette expédition,
mais son frère Ketill le mettait à rude épreuve en l'excitant avec ardeur.
Lorsque vint le printemps, le roi Hr6lfr se prépara à quitter le pays, il
avait sept bateaux, tous bien équipés, et la meilleure des troupes. Il
annonça à ses hommes qu'il avait l'intention d'aller en Svîpj6ô. Il ne
demanda pas à Ketill, son parent, de rester, et tous les frères jurés prirent
part à ce voyage, se dirigeant ensuite sur la Svîpj6ô avec toute cette armée.
24. Notez la façon de s' exprimer de la reine, si caractéristique du style de sagas: elle veut
dire que le nombre des bateaux en question était très élevé.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 571
pecte tes engagements envers le roi Hrolfr. Il doit vouloir à présent venir
chercher son épouse. Bien d'autres se seraient déjà vengés de l'affront qui
lui a été fait, d'après ce que nous avons entendu dire, lorsqu'il alla à Ulla
rakr, et si important que vous teniez, la dernière fois, de faire à son gré, ce
le sera bien plus encore maintenant car à présent, il sera bien mal disposé
s'il n'obtient pas ce mariage qu'il a arrangé.»
Le roi déclara qu'il ferait ainsi.
On dit alors au roi que le roi Hrolfr avait débarqué. Le roi Eirekr l'in
vita avec une troupe de cent personnes à un magnifique banquet et le roi
Hrolfr accepta. Eirekr, roi des Svîar, vint au-devant de lui avec toute sa
hirô, en grande liesse. Ils passèrent là quelques nuits, en grande pompe.
Le roi Eirekr n'épargna rien pour leur donner l'hospitalité avec la plus
grande bonne volonté. Et un jour qu'ils étaient à boire, le roi Eirekr
demanda si le roi Hrolfr avait l'intention de venir chercher son épouse.
Hrolfr déclara qu'il allait s'y risquer de nouveau, quoi qu'il arrive.
Le roi dit: « Il va se faire maintenant, comme je te l'ai dit précédem
ment, que, pour cette affaire et si tant est que tu doives parvenir à un
résultat, il te sera nécessaire d'avoir et discernement et résolution. On
nous dit que le roi25 a fait de grands préparatifs. Elle a fait faire une très
solide fortification avec très grande habileté et des artifices de toutes
sortes. Nous ne pensons pas que ce sera facile à conquérir. Or je veux
accomplir tout ce que je t'ai promis et t'accorder, roi Hrolfr, ce mariage,
avec le royaume que nous avons remis en son pouvoir jusqu'à ce que nous
abandonnions le gouvernement de ce pays, et ensuite, toi et elle repren
drez tout le pouvoir une fois que nous serons morts, si tu parviens à la
.conquérir.»
Le roi Hrolfr remercia le roi Eirekr de ses propos seigneuriaux et
déclara qu'il n'en demandait pas davantage de sa part.
Peu après, ils se préparèrent à s'en aller et se rendirent tout d'une traite
à Ullarakr. Avant le début de leur voyage, les renseignements les plus sûrs
étaient parvenus et le roi des Svîar avait de nouveau fait solidement conso
lider sa fortification, si bien qu'en aucune façon il n'était possible de péné
trer. Quand le roi Hrolfr arriva avec sa troupe, bruit et fracas d'armes ne
firent pas défaut en ce lieu. Ils virent là grands préparatifs. Le roi Hrolfr
25. Il s'agit de I>ornbjiirg, bien entendu, mais le texte dit bien: le roi! Le pronom «elle»
va suivre, toutefois.
572 Sagas légendaires islandaises
Le roi dit qu'il y avait mieux à faire que de bavasser. Ils restent là pas
moins d'un demi-mois.
Alors, Asmundr dit à Hrolfr: « Nous avons attaqué longtemps ce lieu
et chaque jour, nous avons souffert grandes pertes sans nous approcher du
but de notre venue. Nous avons perdu force hommes et certains sont bles
sés. Nous voulons, sire, que vous donniez quelque conseil qui vaille, sinon
vos hommes veulent quitter cet endroit, car nous avons obtenu moquerie
et insultes pour prix de notre peine. »
Le roi Hrolfr répondit: « Nous ne voyons pas de parti à prendre pour
circonvenir à coup sûr cet endroit. Toutefois, nous allons tenter ceci: nous
irons à la forêt et ferons de gros fagots et fabriquerons des claies sous les
quelles nous mettrons de grosses poutres. Puis nous porterons ces claies si
haut que des hommes puissent se tenir en dessous en soutenant les sup
ports. Pour cela, on choisira les plus forts de nos hommes. Ensuite, cer
tains auront des outils et creuseront ainsi un trou dans le mur: nous
verrons si nous parvenons ainsi dans la forteresse. »
Tout le monde trouva que c'était judicieux. Et quand ils eurent exécuté
cet arrangement, ils le portèrent au pied de la fortification. La claie était si
forte que ni pierre ni poix ne fit de mal à ceux qui étaient en dessous. En
un court moment, ils firent une brèche dans le mur de la fortification.
Lorsque le roi I>6rbergr comprit cet artifice, il courut dans un passage
souterrain au pied de la fortification ainsi que tous ses hommes, et ils s'en
fuirent dans la forêt. Le roi Hrolfr pénétra avec tous ses gens à l'intérieur
de la forteresse et lorsqu'ils y parvinrent, tout le monde était parti. Cela
leur parut grande merveille de ne parvenir nulle part où ils trouvent quel
qu'un, mais il y avait des vivres et de la boisson dans chaque pièce, des
habits et des objets précieux qui étaient tous à portée.
Ketill dit: « Ce roi est un pleutre qui a pris la fuite ici en laissant tant
d'objets précieux et de plus, en préparant pour ses ennemis vivres et bois
son. Nous voici pleinement récompensés après notre peine. Nous allons
d'abord manger et boire, puis nous répartirons notre butin de guerre. »
En entendant ses propos, le roi Hrolfr dit: « Voici que tu avales
l'amorce qui t'était destinée puisque tu prêtes plus attention à te remplir
la panse qu'à t'emparer du roi. Que personne ici ne s'attarde à cela et qu'à
cause de cela, le roi parvienne à s'échapper. Nous allons plutôt fouiller ce
lieu pour voir si nous trouvons un souterrain par lequel on peut s'enfuir. »
Ils firent ce que le roi demandait. Ils trouvèrent un souterrain dans la
forteresse et le roi Hrolfr s'y engagea le premier suivi de tous ses hommes
l'un après l'autre. Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à une remontée:
ils étaient parvenus dans une forêt. Se trouvait là le roi des Svîar avec toute
sa hirô. Bataille éclata là. Le roi Hrolfr se porta vaill.imment de l'avant de
574 Sagas légendaires islandaises
même que tous les frères jurés. Le roi des Svfar combattit hardiment ainsi
que tous ses hommes, car les gens qui le secondaient avaient été choisis
pour leur audace. Il faut dire aussi qu'il avait beaucoup plus de monde.
Mais dès qu'ils se trouvèrent face à face, les frères jurés allèrent hardiment
de l'avant et abattirent quantité d'hommes. Le roi des Sviar excita ses
hommes avec grande ardeur et déclara qu'ils n'étaient d'aucun secours s'ils
ne se débarrassaient pas de roitelets. Le roi I>orbergr se battit d'un cœur
ardent, abattant maint homme avec l'aide de ses champions, mais cepen
dant, la bataille tourna au désavantage des Svfar.
Le roi Hrolfr dit alors à Ketill, son frère: «Je veux que tu te portes
contre le roi des Sviar et que tu t'empares de lui si tu peux, mais ne porte
pas les armes sur lui, car c'est la plus grande honte que de blesser une
femme par les armes.» Ketill déclara qu'il ferait ainsi s'il le pouvait. Sur ce,
la déroute se mit dans les rangs des Sviar.
Ketill était parvenu alors si près de leur roi qu'il lui frappa les reins du
plat de l'épée, le saisit et dit: « Dame, dit-il, voilà comment nous soignons
les maux de reins, j'appelle cela un fieffé coup ! »
Le roi dit: « Ce coup-là ne te vaudra pas de renom», et il frappa Ketill
de sa hache sous l'oreille, si rudement qu'il tomba pieds par-dessus tête; le
roi dit: « Voilà comment nous battons toujours nos chiens s'ils nous sem
blent aboyer excessivement.»
D'un bond rapide, Ketill se remit sur pied et se prépara à se venger,
mais sur ces entrefaites, le roi Hrolfr survint qui se saisit du roi et dit:
« Sire, posez vos armes, vous êtes maintenant en notre pouvoir. Je veux
vous faire trêve ainsi qu'à tous vos hommes si vous voulez consentir à faire
ce que veut votre père. »
Le roi des Sviar dit: « Il y a de grandes chances, roi Hrolfr, que tu
estimes avoir pouvoir sur nous et sur tous nos hommes, mais cela ne vous
sera pas à grand honneur si tu nous forces à faire ce que nous ne voulons
pas accepter de bon gré. »
Le roi Hrolfr dit: « Sachez, sire, maintenant que nous sommes ainsi
ensemble, que je veux en tout point rechercher votre honneur, et je prie
de remettre la décision de notre affaire au jugement de votre père: si c'est
lui qui décide entre nous, on dira que vous avez pleinement gardé votre
dignité et honneur.»
Le roi des Sviar dit: « Il faut que tu sois un homme sage et patient.
Car maint homme aurait pensé, qui aurait eu ce lot, nous forcer à faire
ce que tu voulais en dépit de nos actes. Maintenant que nous sommes,
nous et nos hommes, en votre pouvoir, il nous faut accepter cela et nous
libérer d'abord de cette captivité. Nous voulons, roi Hrolfr, faire selon la
coutume des gens courtois s'ils sont vaincus et dominés, nous voulons
Saga de Hrolfr fils de G11utrekr 575
vous inviter ainsi que toute votre troupe à vous reposer et à venir à un
banquet magnifique, vous récompensant ainsi d'avoir fait trêve à nos
hommes. Nous voulons, sur-le-champ, chevaucher jusqu'à Uppsalir avec
tous ceUJC de nos hommes de rang qui ont survécu, trouver le roi Eirekr,
notre père, pour qu'il donne de sains conseils, car notre honneur est de
. .
suivre ses avis.»
Les rois se lièrent là-dessus en se donnant de fortes garanties. Après
cela, le roi Hrôlfr retourna à la fortification et dès qu'il y fut arrivé, il prit
part à un banquet de trois nuits. Pour le roi des Svîar, il chevaucha jusqu'à
Uppsalir avec toute sa compagnie et dès qu'il y fut arrivé, il se présenta au
roi Eirekr, son père, déposa son bouclier à ses pieds, enleva son heaume,
s'inclina devant le roi, le salua et dit: « Mon cher père, on vient de m'exi
ler du royaume que vous aviez remis en mon pouvoir, et la raison en est
que j'ai été vaincue par de forts batailleurs. Je vous prie de faire de ma
part, concernant mon mariage, les arrangements que vous jugerez le plus
convenables. »
Le roi dit: « Volontiers nous entendons que tu cesses cette guerre et
nous voulons que tu adoptes une conduite féminine et ailles dans le
pavillon de ta mère. Ensuite, nous voulons te marier au roi Hrôlfr Gau
treksson, car nous savons qu'il n'a pas son égal dans les pays du Nord.»
La fille du roi dit: « Nous ne voulons pas et être venue vous trouver
pour avoir vos conseils et ne pas vouloir les accepter. »
Après cela, elle alla au pavillon des dames et remit au roi Eirekr les
armes qu'elle avait portées. Elle s'assit pour coudre avec sa mère et ce fut
la plus belle, la plus avenante et la plus courtoise des pucelles, en sorte que
f on ne trouvait pas son égale dans l'hémisphère nord. Elle était sage et
populaire, éloquente et de sage conseil, et impérieuse.
Après cela, le roi Eirekr envoie des hommes trouver le roi Hrôlfr et le
fait inviter à un banquet avec ses gens. Hrôlfr réagit rapidement et alla à
Uppsalir. Lorsque le roi Eirekr apprend l'arrivée du roi Hrôlfr, il se rend
à ses devants avec toute sa hirô et le mène à un haut siège auprès de lui
dans sa halle, plaçant ses frères jurés à !")artir de lui vers le fond, puis ils
banquètent joyeux et contents. Ensuite, ils parlent de ce qui entrait dans
leur accord particulier, et ils s'entendent là-dessus au mieux. Après cela,
le roi Eirekr fait appeler sa fille dans la halle. Le message de son père lui
étant parvenu, elle se revêt de ses plus beaux atours, entre dans la halle
avec sa mère et maintes autres femmes courtoises. En voyant sa fille
576 Sagas légendaires islandaises
26. Le lecteur a déjà eu maintes occasions de noter avec quelle désinvolture les auteurs
de nos sagas manipulent les temps grammaticaux. En général, j'ai «aligné» ces verbes sur
le passé, mais parfois, j'ai respecté le texte, comme ici.
27. Le mariage n'était pas une affaire d'amour dans le Nord ancien, mais une sorte de
contrat (kaup) d'affaires et surtout un rite social. Voir là-dessus Régis Boyer: La vie quoti
dienne des vikings, op. cit., Prologue.
28. Voir dreki* et bateaux*.
Saga de Hrolfr fils de (,'(lutrekr 577
faudrait en faire beaucoup avant de parvenir à vaincre celui qui com
mande ce dreki, car il a plutôt bonne opinion de lui-mc:me. »
Le roi dit: « Sais-tu à qui appartient ce dreki? »
Âsmundr répondit: « Il s'appelle Grimarr et est fils de Cdmôlfr. C'est
un très grand viking. Il est sur des bateaux de guerre en hiver comme en
été. Il est grand et hideux et il est pourtant encore pire à affronter. Le fer
n'a pas prise sur lui non plus que sur les douze hommes qui l'accompa
gnent. Ils mangent tous de la viande crue et boivent du sang29 . On dit
d'eux à bon droit qu'ils sont des trolls* plus que des hommes. Un été, nous
nous sommes rencontrés auprès des Hébrides. J'avais dix hommes, tous
bien équipés, et eux en avaient cinq. Nous nous sommes battus une jour
née et ce fut rapidement fait. Toute ma troupe périt là, pour moi, je plon
geai dans la mer et parvins à échapper de la sorte. Je n'ai jamais fait de pire
expédition que cette fois-là.»
Le roi dit: « Trouvez-vous qu'il vaille la peine de se battre contre eux
avec la troupe que nous avons?»
Âsmundr pria le roi d'en décider - « il nous faudra faire confiance à
votre bonne chance si tant est qu'elle vaille. »
Ketill pressait fort d'attaquer, disant que ce serait une bonne occasion
de faire ses preuves et d'acquérir argent et renom.
Alors, le roi Hrôlfr dit: « Étant donné qu'ils sont mauvais et cupides et
qu'ils ont ce trésor que j'aimerais bien posséder, nous allons nous équiper
et porter des pierres sur nos bateaux30 . »
On fit donc comme le roi demandait et l'on se prépara au mieux.
Le roi dit à ses hommes de monter dans l'île et de se tailler de gros
gourdins. Après cela, ils s'armèrent. Puis ils ramèrent en silence contre
l'ennemi.
On dit que les bateaux de Grimarr mouillaient tous côte à côte, les
langskip étaient près de l'île et le dreki vers la mer, il y avait un grand
intervalle entre les bateaux et l'île, et ils allèrent d'abord aux langskip
pour savoir s'ils pourraient les prendre avant d'arriver au dreki, - « il me
29. Que l'on sache, il n'y a pas lieu de s'attarder sur ces détails pour y voir on ne saie
quelles pratiques païennes! Il semble que l'auteur ait simplement voulu signaler la barba
rie des vikings en question et que ce détail soit là pour en témoigner!
30. La précision n'a rien d'insolite. Il convient de faire remarquer qu'un combat
naval commençait toujours (de même, d'ailleurs, qu'une «bataille» à terre) par un
temps pendant lequel on se jetait généreusement toutes les pierres que l'on pouvait avoir
sous la main, faisant de la sorte bon nombre de blessés. Ce n'était qu'ensuite que la vraie
bataille, avec armes classiques, commençait. Là-dessus, voir Régis Boyer: «La guerre en
Islande à l'âge de Sturlungar: armes, tactique, esprit», dans Inter-Nord 11 ° 11,
décembre 1970, p. 184-202.
578 Sagas légendaires islandaises
semblerait que nous aurions la victoire si nos hommes n'avaient pas les
langskip d'un côté alors qu'ils attaqueraient le dreki. »
Le roi les pria de manifester le plus d'ardeur pendant que les autres s'y
attendaient le moins, et de veiller à en démêler le plus rapidement avec
eux; il leur ordonna de ne pas crier et d'être le plus silencieux possible. Ils
firent comme le roi le disait. Il faisait du brouillard et il y avait grande
obscurité. Ceux qui étaient sur les langskip ne se rendirent compte de rien
avant que les tentes n'eussent été enlevées et qu'eux-mêmes fussent rossés
à coups de pierres et d'armes. Ils se levèrent d'un bond, tous, et firent face
avec grande vaillance car ils couchaient tous avec leurs armes, toutefois, ils
subirent de grandes pertes avant de parvenir à disposer leur troupe en bon
ordre de bataille pour se défendre. Il y avait peu de temps qu'ils se bat
taient quand le roi Hrôlfr et les siens passèrent à l'abordage. Il y eut héca
tombe si grande qu'en un petit moment, ils eurent fait place nette sur le
bateau où ils étaient arrivés: certains furent abattus, d'autres plongèrent et
se noyèrent. Les hommes de Hrôlfr firent place nette de la sorte sur trois
bateaux, après avoir tué tout le monde.
Cela réveilla Grîmarr qui ordonna à ses hommes, ceux qui se trou
vaient sur le dreki, d'attaquer. Il y eut grands cris et clameurs, chacun
excitant l'autre.
Alors, le roi Hrôlfr dit à Ketill, son frère: « Tu vas attaquer le langskip
qui reste, et Asmundr et moi allons attaquer le drcki.»
Ketill déclara qu'il ferait ainsi. Et maintenant, Hrôlfr et Asmundr se
placèrent chacun sur un des flancs du dreki. Ils avaient perdu peu de
monde, aussi avaient-ils une troupe plus nombreuse.
Grîmarr se mit debout sur le dreki et dit: « Qui attaque là, si vaillam
ment?»
Le roi répondit: « Si tu es curieux de le savoir, je m'appelle Hrôlfr et
suis fils de Gautrekr, l'autre s'appelle Asmundr et est fils du roi d'Écosse.»
Grîmarr dit: « Nous avons déjà vu cet homme et la dernière fois, nous
nous sommes quittés de telle sorte qu'il n'a pas dû regretter beaucoup de
devoir nous laisser: nous l'avons chassé de sorte qu'il plongea, blessé, dans
la mer et nous lui avons tué tout son équipage, mais il ne s'en souvient
sans doute plus?»
Asmundr dit: «Tu vas voir, avant que vienne le soir, que cela ne m'est
pas sorti de mémoire.»
Grîmarr prit la parole: « Nous ne craignons guère tes menaces, mais
nous savons que le roi Hrôlfr est réputé pour sa vaillance et nous voulons
lui faire une offre que nous n'avons jamais faite à personne d'autre, car
c'est pitié qu'un pareil homme soit tué. Je propose que toi, roi Hrôlfr, tu
montes dans l'île avec tous tes hommes, armés et bien habillés, mais les
Saga de Hrôlfr fils de G,rntrela 579
biens que vous avez, je les prendrai en dédommagement des hommes
que vous m'avez tués, et c'est trop peu tout de mêmc. Je n'ai jamais fait
d'aussi bonnes conditions à personne depuis que je suis cn expéditions
guerrières. »
Ayant entendu ces propos, le roi Hrôlfr dit: « Certes, c'est là une
bonne offre, mais étant ·donné que rien ne prouve que nous soyons à ta
merci, et que tu sois en meilleure position de nous faire des offres que
nous de t'en faire, nous ne voulons à aucune condition perdre notre
bien.»
Grimarr dit: « Je vois que tu dois être un homme aussi sage que nous le
pensions, toi qui ne veux pas épargner ta vie, car en vérité, je t'annonce
que c'est le dernier jour de ta vie si tu as l'intention d'en découdre contre
moi. J'aurais cru que tu jouirais d'une plus longue vie puisque l'on te dit
vaillant et populaire. C'est pour cela que j'avais pensé te manifester plus
de générosité qu'aux autres. Il me semblait que mon renom s'accroîtrait si
je vous faisais miséricorde au-delà de tout mérite.»
Le roi Hrôlfr dit: « Nous ne te remercierons pas de cela, préparez-vous
promptement car nous voulons nous risquer à voir lequel aura des offres à
faire à l'autre avant la tombée du jour. Nous avons aussi fait quelque
ravage parmi vos hommes et il est temps pour vous d'en tirer vengeance.
- Eh bien! tu as pris le parti dont tu ne te réjouiras jamais ensuite et
tu n'auras que ce que tu mérites.»
Et après cela éclata une bataille rude et violente. Grimarr et les siens
étaient à la fois forts et rudes et d'une telle ardeur que les hommes du roi
ne purent rien faire d'autre que se protéger. Il ne leur était pas facile non
plus de prendre le dreki à l'abordage, car il était aussi haut qu'un châtelet
et les hommes qui le défendaient, forts et habiles: de là-haut, ils asse
naient des coups de haut en bas et le fer n'avait prise sur aucun d'eux
douze, comme Asmundr l'avait dit. Les hommes du roi Hrôlfr tombèrent
alors, ou bien épuisés ou bien blessés.
On dit que Ketill Gautreksson attaqua le langskip qui restait. Celui qui
commandait ce bateau s'appelait Forni, c'était le plus vaillant des
hommes. Chacun se porta hardiment contre l'autre et leur rencontre fut
rude. Ketill fit rude attaque et passa à l'abordage avec sa troupe. La
bataille fut ardente. Ketill et Forni échangèrent des horions et Forni
tomba devant Ketill. Puis ils occirent tout le monde sur ce bateau. Ketill
obtint grand renom de la part de ses hommes. Après cela, ils attaquèrent
le dreki, et les frères se retrouvèrent: Ketill demanda comment ça allait.
Le roi Hrôlfr était peu loquace, il dit que les choses ne pourraient durer
ainsi, c'étaient vraiment des diables auxquels ils avaient à faire. Il
demanda à Ketill de ramer jusqu'à l'île et de leur apporter de gros troncs,
580 Sagas légendaires islandaises
car les grands arbres ne manquaient pas. C'est ce que fit Ketill, en un rien
de temps. Lorsqu'ils revinrent, le roi fit poser, sur le bordage du dreki, des
troncs d'arbres si gros et si lourds que le bateau s'inclina.
Puis Hr6lfr et ses hommes passèrent à l'abordage. Alors, des hommes
tombèrent sur le dreki tant sous les pierres que sous les armes. Lissue de la
bataille tourna alors contre Grfmarr et ses compagnons. Le roi Hr6lfr
revint vers l'arrière du bateau, tenant un gros gourdin et en frappant des
deux mains. Asmundr et Ketill le suivirent. Les vikings tombèrent alors
l'un en travers de l'autre. Le roi Hr61fr avait plus d'hommes. Il y eut de
grandes pertes dans les rangs de Grfmarr, si bien qu'il ne restait que les
douze, Grîmarr et ses champions. On attaqua alors avec ardeur en don
nant des coups de gourdins. Beaucoup tombèrent. Et quand Grîmarr vit
qu'ils allaient être vaincus, il sauta par-dessus bord et plongea. Asmundr
se trouvait tout près, il sauta après lui et le suivit jusqu'à l'île. Ce que
voyant, le roi Hr6lfr se mit aussitôt à nager vers la côte, voulant aider
Asmundr afin qu'il n'ait pas à se battre seul à seul contre Grfmarr. Quand
Asmundr accosta, Grîmarr était arrivé à terre et lorsqu'il vit Asmundr, il
ramassa une pierre et la lui envoya. Asmundr l'évita en plongeant et
quand il remonta, Grfmarr voulut lui en envoyer une autre, mais à ce
moment précis, il reçut un coup de gourdin en sorte qu'il tomba sur-le
champ. C'était le roi Hr6lfr qui était arrivé et qui assena coup sur coup.
Grîmarr y laissa la vie. Alors, ils allèrent au dreki, Ketill y avait tout fait
pour leur compte. Ils se mirent à faire place nette sur le dreki, jetant à la
mer ceux qui étaient tombés. Après cela, ils allèrent jusqu'à l'île et y pan
sèrent leurs blessures. Ils étaient à la fois épuisés et blessés, et une quantité
étaient morts. Ils passèrent là quelques nuits. Le roi était peu blessé mais
Asmundr et Ketill l'étaient fort.
Après cela, ils se préparèrent à partir. Ils prirent le dreki qui venait de
Grfmarr et purent à peine l'équiper en raison du manque d'hommes. Ils
laissèrent tous les autres bateaux, arrivèrent au Danemark. Lorsque
lngjaldr apprit l'arrivée du roi Hr6lfr, il l'invita au banquet qu'il avait
préparé pour célébrer les funérailles de son père. Ils burent tous ensemble
avec grand honneur à la mémoire du roi Hringr. Il n'y eut rien dont on
parla autant que du meurtre de Grfmarr et de ses hommes, car tout le
monde trouva que c'était le plus grand des exploits. Lorsque ce fut ter
miné, le roi Hr6lfr fit convoquer un ping important. Là, lngjaldr fut élu
roi après son père, sur tout le Danemark. Il siégea et gouverna son
royaume de la façon que conseilla le roi Hr6lfr. Après cela, le roi
Hr6lfr se prépara à quitter le Danemark avec les présents magnifiques
du roi lngjaldr. Il alla son chemin jusqu'à ce qu'il arrive sain et sauf en
Svîpj6ô. Pour le roi lngjaldr, il reste en paix dans ses États de Danemark:
Saga de Hrôlfr fils de Gautrekr 581
31. Le lecteur pourra prendre ainsi une idée de l'allure que pouvaient avoir les bateaux
vikings «de luxe», car la description qui est faite ici est tout à fait confirmée par l'ar
chéologie.
32. Je rends ainsi, faute de mieux, la tournure handgenginn maôr, «homme qui a fait un
serment d'allégeance à un autre». Faute de mieux car, si cet usage semble s'être répandu
dans le Nord aux x1r< et XIIIe siècles - témoin la Sturlunga saga où la pratique finira par
devenir comme systématique - il convient d'ajm•ter que la Scandinavie médiévale n'a
jamais connu la féodalité ni ses mœurs. Il y a donc, ici, une fois de plus, une claire déteinte
d'usages continentaux sur la «réalité» dépeinte!
33. Fr&gô okframi: 1'allitération peut prêcher en faveur de l'antiquité de la formulation.
C'est, en tout cas, un parfait résumé des raisons d'être des expéditions vikings. Lautre
expression, qui figure trois lignes plus bas, ft okjr&gô, revient exactement au même, allité
ration comprise.
582 Sagas légendaires islandaises
Il se fit une fois que la reine l>ornbjorg parla au roi Hnîlfr : «Qu'as-tu
l'intention de faire cet été?»
Le roi répond: «J'ai l'intention d'aller en expédition guerrière.»
Elle demanda: « Avez0 vous entendu parler des voyages de Kctill, ton
frère?»
Il dit qu'il n'en avait rien entendu dire, - « et peux-tu nous en dire
quelque chose?»
Elle répondit: «J'ai appris que Ketill est allé à l'est en Garôan'.ki,
demander en mariage la fille du roi Hâlfdan. À ce que j'ai appris, il serait
allé là-bas avec deux bateaux et serait entré dans la halle du roi avec onze
hommes. J'ai entendu dire qu'il avait présenté son message bien et bra
vement et qu'il aurait plaidé sa cause en maints propos éloquents, mais
que les réponses qu'il aurait obtenues du roi et de la pucelle ne l'auraient
guère amené à se sentir honoré: les berserkir se seraient levés d'un bond
en criant et en faisant grand vacarme et les auraient chassés de la halle,
les poursuivant jusqu'aux bateaux en beuglant et en poussant des hurle
ments comme on en entend rarement. Ils ont été et rossés et blessés et ils
ne sont parvenus à s'échapper qu'en courant. Voilà ce que nous avons
entendu dire. On nous rapporte maintenant que Ketill est aussi mécon
tent de sa cause et de son voyage qu'il l'était lors du vôtre, la première
fois que vous êtes venus nous rendre visite. Son voyage a été encore bien
plus ridicule. Il va bientôt venir vous trouver et te demander de l'aider à
laver l'affront qu'il a subi lors de ce voyage.»
Le roi Hrolfr répond: « Il n'est pas facile de faire entendre raison à de
pareils hommes, étant donné son ardeur excessive et son obstination.
C'est une bonne chose qu'il paie son entêtement puisqu'il n'a jamais
voulu tenir compte de nos avis.»
Elle le pria de ne pas parler de la sorte et dit qu'il était urgent qu'il
assiste son frère, et ils laissèrent ce sujet de conversation.
Peu après, Ketill vint trouver le roi Hrolfr et lui parla en détail de l'hu
miliation qu'il avait subie en Garôan'.ki.
Le roi Hrolfr dit qu'il fallait s'attendre à ce que les choses se soient pas
sées ainsi - « car tu penses tout gagner par ta véhémence.»
Ketill demanda au roi Hrolfr de faire le voyage avec lui - « car j'estime
avoir trop peu de forces pour redresser le déshonneur qui m'a été fait.»
Ketill était de très mauvaise humeur. Le roi lui dit que son obstination
et ses fanfaronnades ne le mèneraient nulle part, - « il me semble qu'il ne sera
pas facile de se venger d'hommes comme ceux auxquels nous avons affaire,
il va y falloir quantité de gens et beaucoup de rudesse. Tu vas d'abord aller
584 Sagas légendaires islandaises
dans tes États et trouver des bateaux et des hommes. Envoie un message à
Ingjaldr, roi du Danemark, pour qu'il fasse de même et venez tous les deux
cet été, nous verrons alors ce qu'il nous paraîtra le plus expédient de faire.»
Après cela, Ketill s'en fut chez lui dans ses États. Tous, ils organisent ce
voyage et s'équipent.
On dit à présent que, lorsque vint l'été et que l'hiver fut passé, Ketill et
Ingjaldr arrivèrent en Svîpjoô avec quarante navires bien équipés d'hommes
et d'armes. Le roi Hrolfr avait fait équiper trente bateaux, son dreki en
tête. Tous ces bateaux étaient bien équipés pour aller en guerre. Ils attendi
rent ainsi un vent favorable. Le roi Hrolfr demanda à la reine ce qu'elle
pensait de ce voyage et comment il tournerait. Elle dit s'attendre à ce qu'il
se passe bien mais ajouta qu'elle avait rêvé qu'ils se trouveraient, à un
moment, dans une passe difficile et qu'il leur faudrait se mettre à l'épreuve.
Lorsqu'ils eurent vent favorable, ils se mirent aussitôt à hisser les voiles,
chacun selon ses moyens, mais pour commencer, le vent ne fut guère pro
pice. Le roi Hrolfr fut prêt le dernier. Le dreki n'avançait guère, car il avait
besoin d'un fort vent. Puis ils cinglèrent jusqu'en Garôarîki. Lorsqu'ils
eurent navigué un moment, le vent devint plus vif. Alors, le dreki rattrapa
rapidement les autres bateaux. Il y eut alors un vent très violent. Le roi
ordonna d'attacher les bateaux les uns aux autres pour voir s'ils pourraient
se maintenir de la sorte. Ils avaient l'intention de procéder ainsi quand se
leva une tempête si violente que les bateaux furent séparés aussitôt. Il fal
lut alors amener les voiles et laisser dériver. Sur ce, survint un vent violent
du nord-ouest. Il n'y avait plus moyen de laisser courir, ils ne mirent plus
qu'une voile. La bourrasque se fit si forte que leur gréement se rompit si
bien que les haubans se brisèrent ainsi que les attaches et ils embarquèrent
de fortes vagues et bien peu de ceux qui se trouvaient là espéraient s'en
tirer vivants. Au plus fort de cette tempête, le dreki du roi Hrolfr fut
séparé du reste de la flotte et dériva sur une île, mais comme il y avait là
un port sûr, que le bateau était éprouvé et son équipage, solide, ils accos
tèrent sains et saufs. C'était tard le soir, le vent tomba et se fit assez bon.
Le roi Hrolfr déclara qu'il voulait monter à terre, voir s'il y avait du nou
veau. Âsmundr alla avec lui ainsi que dix autres hommes mais il demanda
au reste de son équipage d'attendre au bateau jusqu'à none37 du lende
main, s'il ne leur donnait pas signe de vie auparavant.
38. Le texte dit: « pour dagmdl», soit vers neuf heures du matin.
39. Prenons l'habitude de l'art de la litote qui est tellement caractérist1que du style des
sagas. Le lecteur a compris que la maison en question est la demeure d'un géant, lequel,
586 Sagas légendaires islandaises
Après cela, ceux que le roi avait désignés s'en allèrent, ils parvinrent
sans encombre au bateau et dirent ce qu'ils savaient du roi. Ils avaient tous
peur de ce qui lui arriverait.
Il faut dire maintenant du roi Hrolfr et des siens qu'ils sont dans la
maison ce soir-là. Le roi dit: «J'aimerais bien avoir cette grande épée qui
est pendue là.
- Comment y parvenir? » dit Asmundr.
Le roi dit: « Tu vas monter sur mes épaules et voir si tu parviens à des
cendre l'épée, si tu te tiens debout sur mes épaules. »
Asmundr dit: «Je crois que cette épée est si lourde que je ne pourrai
pas la manier. »
Le roi dit: «Appuie-toi d'une main sur le pilier et, de l'autre, soulève
l'épée: dès que tu sentiras qu'elle est détachée en haut, laisse-la glisser le
long du pilier. Je la saisirai alors. »
Asmundr fit comme le roi le demandait, il monta sur ses épaules et
détacha l'épée, et le roi s'en empara.
La soirée s'écoula. Ils entendirent un grand vacarme dehors, sur quoi
l'homme entra. Alors, ils ne s'étonnèrent guère que la maison fût haute et
imposante, car c'était là le géant le plus épouvantable, nul n'en avait
encore vu d'aussi grand. Il n'était pas laid au point que ce fût exception
nel, encore qu'il eût le visage taillé à gros traits. Il était bien habillé. Il por
tait sur le dos un ours gris40 et avait à la main un arc de grande taille. Il
était extrêmement fatigué et ils pensèrent qu'il avait dû marcher long
temps. Il alla vers le feu, de l'autre côté, et jeta l'ours par terre. Le roi
Hrolfr le salua mais il fit semblant de ne pas entendre. Puis il découpa
l'ours, rapidement et adroitement, mit le chaudron sur le feu et fit cuire la
viande. Après cela, il monta la table, mit une nappe et apporta vivres et
boisson. Ils trouvèrent tous qu'il s'y prenait bien. Ensuite, il se mit à table,
mangea et but hardiment. Une fois repu, il rangea tout ce qui restait.
On dit qu'il mit la table une deuxième fois, fort courtoisement, avança
une cuvette avec une serviette propre. Puis il prit la parole: « Vous allez
penser que je n'ai pas été prompt à vous inviter jusqu'ici mais il est temps,
roi Hrolfr, de vous mettre à table avec vos hommes. Je ne suis pas mesquin
comme tous ses congénères, est versé dans l'art de la sorcellerie grâce auquel il a provoqué
la venue de Hrolfr et de ses hommes.
40. Il s'agirait en fait d'un grizzly, brdbjorn !
Saga de Hrolfr fils de Gtlutrckr 587
au point de tenir rigueur aux gens de la nourriture que je leur donne pour
passer la nuit, quand même ils seraient moins nobles que vous. Vous êtes
fort renommé pour les nombreux exploits que vous avez accomplis et qui
vous mettent au-dessus d'autres rois.»
Le roi dit: « Voilà une bonne invite, et généreuse, et il est naturel que
vous soyez d'une espèce magnanime à la fois pour cela et pour le reste,
mais nous avons pris nourriture et boisson en suffisance avant de quitter
le bateau et nous n'en avons pas besoin pour le moment. Et comment
t'appelles-tu?»
Il répondit: « Je m'appelle Grîmnir41 et je suis fils de Grîmolfr, et frère
du Grîmarr que tu as tué. Tu t'es emparé là de maints objets précieux
dont j'estime qu'ils m'appartiennent. Certes, il est vrai que tu ne mérites
rien de bien de ma part et tu n'auras rien de bon de moi. Même si tu étais
là avec toute ta troupe, tu ne parviendrais jamais à partir, mais je t'ai
invité à manger parce que je pensais que cela ne te ferait pas grand mal.
Quant à la grosse tempête que vous avez essuyée, c'est moi qui l'ai provo
quée contre toi, Asmundr et ceux qui étaient sur le dreki, jusqu'à ce que
celui-ci se détache. Je pensais que les autres bateaux ne valaient pas grand
chose, ils sont arrivés là où ils voulaient parce que je leur ai donné bon
vent. Mais toi, te voici parvenu ici, sain et sauf, avec la troupe qui était
avec toi sur le dreki, et tu ne t'en iras jamais parce que c'est le meilleur
bateau de votre flotte. Je vais également venger férocement mon frère bien
que je n'aie ni hache ni épée, car ce serait trop bon pour vous que de périr
sous mes armes: je vais vous faire trêve pour la nuit, à toi et Asmundr,
pour réfléchir à une torture qui mettra le plus à l'épreuve votre courage.
Car dès que j'ai su que toi et ta troupe étiez séparés des autres, je leur ai
donné bon vent et ils sont arrivés maintenant là où ils voulaient. Je n'avais
cure d'être ennuyé par tous tes gens.»
Le géant avait mis au feu une tige de fer fourchue à l'une de ses extré
mités. Cet engin était dangereux.
«Je ne savais pas, dit le roi Hrolfr, que je t'avais touché de si près, et ce
que l'on dit est vrai: il y a compensation pour tout. Il devrait en être ainsi
en ce cas, tu dois vouloir recevoir compensation pour ton frère?»
Le géant dit: « Voici que tu as peur, pauvre type, et il faut s'y attendre,
car maintenant je vais te montrer le petit jeu auquel je me livre avec les
petits gamins qui viennent ici.»
Puis il brandit la tige de fer, enfonça les deux pointes à travers deux
hommes du roi et les rejeta, morts, dans le feu. Après cela, il en transperça
41. C'est en effet un nom bien connu de géant. C'est aussi, notons le fait en passant,
l'un des multiples noms d'Ôôinn.
588 Sagas légendaires islandaises
Le roi déclara qu'il ne le voulait pas. «Je vais envoyer des hommes
trouver le roi et lui dire ma venue ainsi que l'objet de celle-ci. Je veux,
Âsmundr, que ce soit toi qui fasses ce voyage. Dis au roi Hâlfdan que, s'il
ne veut pas accorder à Ketill, mon frère, de devenir son gendre, il endu
rera guerre de notre part. Nous attendrons le roi un demi-mois: qu'il
assemble des troupes et se prépare à la bataille. Nous avons tout de même
l'intention de conquérir cette femme pour Ketill. »
Asmundr s'en fut avec quelques hommes, il arriva à la halle du roi au
moment où celui-ci était à table avec sa hirô. Il y avait là grande liesse.
Âsmundr entra dans la halle contre le gré des gardiens. Il alla se présenter
au roi et transmit son message bien et vaillamment, selon ce que le roi
Hr6lfr espérait.
Le roi Halfdan répondit: « Nous avons appris que le roi Hr6lfr Gau
treksson est un noble homme mais comme nous avons déjà refusé à Ketill
ce mariage, il ne nous semble pas bon d'accepter, bien que vous soyez
venus avec une force plus grande que lorsque ce fut Ketill. Nous allons
prendre le parti de livrer bataille puisque le roi Hr6lfr a eu l'amabilité de
dire que nous pouvions rassembler des troupes.»
Alors, I>6rir Bouclier de Fer, premier conseiller du roi, dit: «Je suis
d'avis, sire, que vous ne luttiez pas contre le roi Hr6lfr parce que cela pas
sera vos capacités. Votre fille sera mariée très honorablement si c'est Ketill
qui l'épouse; c'est un homme très vaillant et courageux. Vous auriez un
soutien sûr43 en la personne du roi Hr6lfr, car nous n'en connaissons pas
de plus renommé dans les pays du Nord en fait d'énergie, de savoir-faire
et de vaillance, et je dis qu'en vérité vous perdrez votre honneur si vous
vous battez contre lui. Et si vous ne voulez pas écouter mon conseil, il n'y
a aucun espoir que vous obteniez mon assistance, je ne porterai pas le
bouclier contre le roi Hr6lfr.»
Alors, les berserkir du roi, douze ensemble, se levèrent d'un bond. Les
commandait Hrosspj6fr. Il dit à I>6rir: « Voilà qui est parler méchamment
et de plus comme un couillon, de ne pas accorder au roi une assistance
selon vos possibilités et de ne pas oser se battre contre un petit roi insigni
fiant: tu es indigne de recevoir des honneurs de notre seigneur, pour de
tels propos, et même si notre roi n'avait pas d'autres hommes que nous,
les douze berserkir, il occirait tout de même cet homme avec toute sa
troupe et personne n'en sortirait vivant. J'ai l'intention de devenir moi
même gendre du roi Halfdan et de mettre en pièces le roi Hr6lfr pour le
compte des corbeaux et des aigles. Pour vous autres, messagers, allez-vous-
43. Nous n'oublions pas que nous avons affaire à des nations de marins! Le texte dit lit
téralement: « vous auriez un hauban sûr. .. »
Saga de Hrôlfr fils de C:11utrekr 591
en rapidement si vous ne voulez pas être rossés et muri lés. Dites à votre roi
qu'il peut attendre de nous rude bataille avant que le roi Hâlfdan marie sa
fille à l'homme dont nous savons qu'il est le plus misérable idiot et crétin
en toute chose, s'il faut en venir au fait. Il est étrange qu'il ose recommen
cer à tenter cette affaire alors qu'il a été pourchassé et rossé comme un
chien près de la bergerie.»
Asmundr répondit: «Je vois, à te regarder, Hrosspjofr, que tu parles en
homme voué à mourir ainsi que vous tous, les camarades, car le roi Hrolfr
ne vous craindrait pas même si vous étiez des hommes, mais encore moins
maintenant que vous bêlez comme couillonnes chèvres des bois. Vous
devez vous attendre à grands maux, vous qui excitez votre roi à commettre
une action fort stupide. »
Asmundr fit demi-tour et sortit de la halle, et les berserkir hurlèrent et
crièrent après eux. Le roi leur ordonna de se taire et de ne pas faire de bruit
ni de vacarme, il dit qu'il était viril de transmettre le message de son roi.
Asmundr revint trouver le roi et lui dit comment les choses s'était pas
sées, qu'il fallait se préparer à la bataille. Le roi Hâlfdan fit rassembler des
troupes. En quelques jours, une grande armée s'assembla. De part et
d'autre, on se prépara. Et au jour fixé pour la bataille, l'armée du roi Hâlf
dan se porta contre le roi Hrolfr. Les berserkir étaient les plus avancés, à
quelque distance du reste des guerriers parce qu'ils voulaient se manifester
seuls en dehors des autres guerriers en raison de leur violence et de leur
grande force.
Alors, le roi Hr6lfr parla, il ordonna à lngjaldr, Asmundr et Ketill de
disposer leurs troupes en ordre de bataille en face du roi Hâlfdan; pour
lui, il déclara qu'il voulait affronter tout seul les berserkir. Ils dirent que
c'était inavisé. Le roi déclara qu'il voulait faire à son gré et s'avança seul
contre eux.
Et lorsqu'ils se rencontrèrent, le roi demanda qui étaient ces hommes
qui faisaient tellement les importants - « que vous vous avanciez hors des
rangs du roi ? »
Hrosspjofr se nomma. Hrolfr dit: «Je connais fort bien ta famille.
Hrosskell, ton père, était un grand ami du roi Gautrekr, mon père, et ils
échangeaient des présents. Mais comme tu te prépares à te battre contre
moi, je veux te faire un petit récit et te faire connaître ta famille. Il se fit
une fois que, comme il arrivait souvent, ton père vint en Gautland. Mon
père lui fit bel accueil et l'invita à un banquet et il accepta: on le traita
avec grande largesse. Il y resta fort longtemps. Mon père avait des posses
sions de grande valeur. C'étaient un cheval étalon, grand et prometteur,
gris pommelé, et quatre juments. Lorsqu'ils se quittèrent, le roi Gautrekr
donna à ton père force objets de prix, et ces chevaux, il les lui donna. Ton
592 Sagas légendaires islandaises
44. En principe et par magie, le fer est censé ne pas avoir prise sur les berserkir. Mais
l'épée du géant est évidemment magique, elle aussi.
Saga de Hrôlfr fils de (,'rrntrckr 593
du roi monta dans la plus haute tour et regarda la bataille. Elle vit les
vaillants hommes de son père tués. Elle alla alors à la halle et y pénétra.
Elle vit que I>6rir siégeait tout seul dans le haut siège et qu'il marmonnait,
mains couvrant sa face. C'est lui qui avait été le père adoptif de la jeune
fille.
Elle alla le trouver et dit: « Il s'agirait, père adoptif, de se lever et d'as
sister mon père, car je vois qu'il a besoin de votre aide.»
I>6rir la regarda sans rien répondre et resta assis, et elle s'en alla. Un
moment ayant passé, elle vint devant lui et dit: « Que signifie, père adop
tif, que tu restes là sans aider mon père alors qu'il en aurait tant besoin,
c'est inouï. On estimera que cela est bien mesquin alors que tu es son
conseiller principal et que tu as reçu de lui force présents, décidant de
toutes choses avec lui, comme tu l'entendais.»
Il la regarda, fâché, ne répondit rien et resta comme devant, mais la
jeune fille s'en alla et pensa que son père adoptif était de bien mauvaise
humeur. Elle alla alors examiner la situation. Elle vit que le roi Halfdan et
ses hommes battaient en retraite et elle vit le roi Hr6lfr frapper des deux
mams.
Elle hésita pour savoir si elle allait encore une fois trouver son père
adoptif et ce fut comme auparavant, elle se rendit hardiment vers lui, lui
passa les bras autour du cou et dit: « Mon suave père adoptif, je te prie
d'aider mon père et de faire que je ne sois pas mariée de force. Tu m'as
promis de m'accorder une prière que je te ferais, je veux maintenant que
tu ailles dans cette bataille et que tu assistes mon père de ton mieux, et je
sais que tu feras merveille.»
Bouclier de Fer repoussa durement la jeune fille sur le plancher de la
halle. Il était si fâché qu'elle n'osa pas lui parler. Il se leva d'un bond. Elle
l'entendit pousser un grand gémissement. II saisit ses armes et s'équipa
rapidement, en homme expérimenté.
Puis il se rendit en hâte à la bataille, le combat était rude et l'héca
tombe faisait rage. I>6rir avança si rudement que tout s'écarta devant lui.
Un moment ayant passé, le roi Hr6lfr regarda alentour et vit qu'il y avait
une grande incurvation dans les rangs d'Ingjaldr et de Ketill. Le roi se ren
dit à cet endroit après avoir ordonné à Âsmundr de combattre sous leur
étendard jusqu'à ce qu'il revienne. Quand les frères se retrouvèrent, le roi
demanda comment cela allait.
Ketill dit que la situation était pénible. « Il est arrivé un ennemi si
important qu'il n'y a pas moyen de résister, bien probable que c'est plus
un troll qu'un homme.»
Le roi dit: « Ce doit être un homme, il se peut qu'il soit un peu plus
vaillant que les autres.»
594 Sagas légendaires islandaises
Le roi frappait de taille, des deux mains, de l'épée qui lui venait du
géant, et il ne se trouvait personne qui fût si renommé, si fort ou si fier qui
n'échangeât promptement la mort contre la vie. Ketill suivait vaillam
ment, tuant force hommes, et ils avançaient à travers les rangs ennemis.
Après cela, I>6rir disparut de là et le roi redressa sa ligne de bataille.
Quand ils se furent battus un moment, il vit qu'Asmundr cédait. Le roi
retourna aussitôt à sa propre bannière qu'il fit porter de l'avant et qu'il
suivit en donnant un grand assaut. Le roi Halfdan avançait hardiment,
c'était le plus renommé à la bataille et un très vaillant attaquant, et il abat
tit maints hommes. I>orir était arrivé là aussi et il avançait rudement en
assenant de grands coups, dépêchant promptement tous ceux qui lui
résistaient. Dès qu'il vit le roi Hrolfr, il s'esquiva rapidement pour se
rendre là où se trouvaient Ketill et les siens, il avança là avec grande
ardeur, comme auparavant, et abattit les gens pêle-mêle en sorte que rien
ne lui résistait. La bataille tourna au désavantage des frères jurés.
Ketill voit que les choses ne peuvent aller ainsi, il va trouver son frère,
le roi Hrolfr, et dit: « Je trouve étrange que tu ne te débarrasses pas de cet
être malveillant qui nous fait si grands torts, il y a longtemps que nous
aurions remporté la victoire si ce troll ne s'était pas porté contre nous. On
n'a pas encore vu que tu aies perdu courage ou que tu ne te sois pas engagé
au plus fort de la mêlée, mais voilà qu'aujourd'hui, la hardiesse te manque
contre ce fauteur de désordre, nous avons l'impression que vous vous évi
tez mutuellement. Eh bien! si tu ne veux pas faire périr cet homme, si l'on
peut l'appeler ainsi, donne-moi l'épée qui te vient du géant, on va voir si
je perds le cœur lorsque l'occasion se présentera. »
Le roi répond: « Te voilà bien ardent et tout se serait bien passé pour
toi si tu avais eu autant de prévoyance que d'impétuosité. Et crois-tu par
venir à te battre avec une arme que je parviens à peine à porter?»
Ketill répondit: «Je sais fort bien que cette épée n'est pas une arme
pour moi, mais je veux t'exciter d'une manière ou d'une autre.»
Le roi tint alors compagnie à Ketill. À coup sûr, il y eut là ardente
bataille et grands assauts. J>orir Bouclier de Fer se trouvait là, il frappait
des deux mains et abattait au sol maint homme. Le roi se tourna, avec
quelques hommes, contre J>orir et le combat fut rude. Le roi vit que les
choses ne pouvaient aller ainsi mais il vit aussi que Porir ne voulait pas
porter les armes contre lui et qu'il s'esquivait toujours. Il s'approcha alors
si fort de lui qu'il frappa l'homme qui se tenait devant lui, et au second
coup, il étendit le bras par-dessus les épaules de I>6rir et tua celui qui
se trouvait derrière lui. Alors, un homme tomba aux pieds du roi, lequel
trébucha et faillit tomber, ce qui fit qu'il tendit l'épée vers I>6rir dans
son effort pour ne pas tomber, mais I>6rir esquiva, s'enveloppa de ses
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 595
vêtements et peu après, le roi ne le vit plus nulle part: il avait disparu de
la bataille.
Le roi excita alors ses troupes à l'attaque, mais pour lui, il se porta
contre le roi Hâlfdan. Il devint évident alors que, où qu'il y eût bataille,
les ennemis qui survivaient fuyaient. Le roi Hâlfdan s'enfuit vers la forte
resse avec la troupe qui avait réchappé, mais une quantité étaient tombés.
Il y avait beaucoup d'occis aussi dans les rangs du roi Hrôlfr. Le roi
ordonna à ceux de ses hommes qui étaient blessés d'aller aux bateaux.
Le roi Hrôlfr demanda à Âsmundr de l'accompagner. Ils allèrent à une
forêt, le reste de leur troupe se rendit aux bateaux.
Âsmundr dit: « Que cherches-tu dans cette forêt?»
Le roi dit: «Au plus fort de la bataille, j'ai légèrement blessé de mon
épée l'homme de grande taille qui nous a causé le plus de pertes, et c'est
lui que je voudrais bien trouver, car je pense qu'il est allé dans cette forêt.»
Asmundr dit: « Ne penses-tu pas qu'il soit mort de cette blessure, je
sais que tu devais vouloir le tuer.»
Le roi dit: « Non point, je voudrais le trouver et je le soignerais volon
tiers si je le pouvais, car je trouverais meilleure son assistance que celle de
dix autres, tout renommés qu'ils seraient.»
Âsmundr dit: « Le plus probable, c'est que ce troll est entré dans un
rocher45 et qu'on ne le trouvera pas.»
Le roi dit: « Non, et je vais voir si on le trouve.»
Lorsqu'ils eurent marché quelque temps par la forêt, ils arrivèrent à
une clairière. Au pied d'un chêne, ils virent un homme allongé. Le sol
était tout ensanglanté autour de lui. Il était tout pâle. Ses armes gisaient
-auprès de lui.
Le roi alla à lui et dit: « Qui est l'homme qui gît ici?»
L'homme répondit: «Je te reconnais bien, roi Hrôlfr Gautreksson, tant
par la taille que par la beauté. Il me semble savoir aussi que si tu es venu
ici, c'est parce que tu dois vouloir me tuer, il se peut que tu trouves
maintes raisons à cela, mais mon nom, je ne te le cèlerai pas, on m'appelle
Pôrir Bouclier de Fer.»
Le roi dit: « Est-ce toi qui t'es battu contre nous aujourd'hui et qui as
abattu beaucoup de nos hommes?»
45. La croyance populaire est en effet bien attestée, qui voulait que toutes sortes de
créatures surnaturelles, notamment les nains, les landvœttir (version nordique du genius
locii) et, éventuellement, les trolls «entrent» dans ou «habitent» les pierres. Un passage
célèbre de la Saga de la Christianisation Ide l'Islande/ nous montre ainsi un évangélisateur
obligé d'exorciser une pierre dans laquelle« habitait» l'esprit (païen) tutélaire des lieux, dit
l'drmaôr de l'endroit.
596 Sagas légendaires islandaises
Pôrir dit: «C'est vrai, et j'aurais sans doute pu vous faire plus de mal si
je l'avais voulu; mais comme je savais que le roi Hâlfdan connaîtrait la
défaite devant toi, je ne voulais pas prendre part à cette bataille, car je
savais que l'un de nous deux s'inclinerait devant l'autre. Aussi me suis-je
dérobé de mon mieux. Je pensais que ce serait une perte irréparable pour
ton royaume si tu périssais, et c'est pourquoi je n'ai pas marché de toutes
mes forces contre toi. Ce n'a pas été de ta faute non plus si j'ai reçu cette
blessure.»
Alors le roi Hr6lfr dit: « Il faut que tu sois un homme remarquable à
l'attaque, veux-tu accepter que je te fasse trêve?»
Pôrir répondit: «Je crois que cela n'a pas grande importance à pré
sent.»
Le roi dit: « Es-tu fort blessé?»
Pôrir dit que ce devait être une blessure légère - « pourtant, j'ai été éra
flé par ton épée, cela m'a rendu plus roide qu'avant et je tiens que cela
m'affecte un peu. »
Le roi lui demanda de montrer sa blessure. Il ôta ses habits. Le roi vit
qu'il avait le ventre complètement déchiré et que ses entrailles n'étaient
retenues que par le péritoine.
Le roi dit: « Grande est ta blessure, à peine si tu pourras en guérir, mais
comme tes entrailles ne sortent pas, je vais me mettre en quête de remèdes
et je veux t'offrir de te soigner si tu veux te faire mon homme et m'accor
der assistance et service.»
Pôrir dit: « S'il faut que je serve un homme, je n'en choisis nul autre
que toi, mais je ne veux accepter la vie que si tu fais trêve au roi Hâlfdan
et à tous ses hommes, car il n'a pas la force de s'élever contre vous.»
Le roi déclara que ce serait ce qu'il ferait s'il prenait pouvoir sur le roi.
Puis il nettoya la blessure, après quoi il prit une aiguille et un fil de soie et
recousit la blessure. Ensuite, il y mit tous les onguents dont il pensait
qu'ils seraient bons pour la guérison, pansa et arrangea le tout de la façon
qui lui parut le plus convenable. Alors, toute inflammation et douleur
parut s'en aller de la blessure et Pôrir sembla presque capable d'aller où il
voulait. Ensuite, ils allèrent aux bateaux et y passèrent la nuit.
Le lendemain de bonne heure, le roi Hr6lfr équipa sa troupe et se ren
dit à la forteresse. Il n'y eut aucune résistance. On s'empara du roi Hâlfdan
et le roi Hrôlfr lui fit trêve en raison de la requête de Pôrir, en stipulant que
lui, le roi Hrôlfr, déciderait seul de toutes choses entre eux. Le roi Hâlfdan
accepta alors de donner en mariage sa fille à Ketill. Puis le roi Hrôlfr alla à
ses bateaux et fit panser les blessures de ses hommes, et inhumer sous un
tertre ceux qui avaient péri. Pour le roi Hâlfdan, il fit préparer un banquet
où il invita force gens importants de son royaume. Au moment fixé, le roi
Saga de Hr6lfr fils de Gautrckr 597
Hrôlfr vint avec tous ses gens à ce banquet, ils burent tous, joyeux et
contents, en grande amitié et bonne entente. Ce banquet dura sept nuits46
et fut fort renommé. Au cours de ce banquet, Ketill prit pour femme Alof
avec le consentement de celle-ci ainsi que de son père, qui la donna en
mariage avec beaucoup de biens en or, argent et force objets précieux. Lors
de ce banquet, le roi Hrôlfr donna à son frère tout le Gautland ainsi que le
titre de roi.
À la fin de ce banquet, le roi Hrôlfr s'en fut avec toute son escorte,
honoré de maints cadeaux par le roi Hâlfdan. Lun de ces objets de prix
était une corne magnifique qu'il appelait Hringhorn47. Elle avait la pro
priété, lorsqu'on buvait dedans, d'émettre un son si fort qu'on l'entendait
à un mille français48 si la corne avait à annoncer une importante nouvelle.
Mais il ne servait à rien de vouloir en boire si l'on ne s'y prenait pas cor
rectement. Il y avait un grand anneau d'or à la pointe de la corne. On
pensa que c'était là un grand trésor pour un roi. Le roi Hrôlfr n'eut de
cesse que I>ôrir s'en aille avec lui et le roi Hâlfdan trouva que c'était une
grande perte que de le laisser partir. Les rois se quittèrent en très bons
termes; le roi Hâlfdan estima que le roi Hrôlfr était le parangon des autres
rois. Tous estimèrent de grande valeur sa force et sa résolution, lui qui
avait vaincu et occis à lui tout seul douze berserkir qui pensaient qu'on ne
les réduirait pas et qui avaient toujours remporté la victoire jusque-là.
46. Rappelons qu'en vieux norois, l'usage est de compter non en jours, mais en nuits et
non en années, mais en hivers.
47_ Une corne à boire, bien entendu. Son nom signifie proprement: «Corne à l'an
neau» - la suite immédiate du texte va nous dire pourquoi. Larchéologie a retrouvé un
bon nombre de cornes ainsi ornementées. Le motif de la corne merveilleuse est assez banal
dans les sagas légendaires.
48. Um valska milu, dit le texte. Valskr (« welche») s'applique à« français», en effet. La
référence n'est pas si rare en ces époques où le Nord s'appliquait à se mettre à la mode
courtoise venue de France. Quant à la mesure exacte du « mille français», nous ne la
connaissons pas.
49. Voir blôr.
598 Sagas légendaires islandaises
marier 50 . On avait essayé, tant par les bons conseils que par la bataille,
mais le roi Hr6lfr avait tellement le don de prophétie que sa mauvaise et
méchante croyance51 faisait qu'il savait d'avance leur venue et qu'il avait
toujours une armée invincible lorsqu'ils voulaient le prendre à l'impro
viste. Lui-même attaquait comme un vrai berserkr, il abattait maint
champion en combat singulier lorsqu'on le défiait et il était renommé
pour de telles choses si bien qu'aucun roi n'avait envie de se mesurer à lui.
Il était longtemps resté en paix, aucun roi n'ayant combattu dans ses États
parce que tous craignaient son audace.
On mentionne qu'une fois, Asmundr vint parler au roi Hr6lfr Gau
treksson: « Il se trouve, sire, que je voudrais m'établir et prendre femme.
Mon père se fait bien vieux et c'est à moi de prendre le royaume après
lui. »
Le roi Hr6lfr répondit: « De quel côté regardes-tu, frère juré, pour
cette affaire ? »
Âsmundr répondit: « Il y a un roi qui s'appelle Hr6lfr, qui règne sur
l'Irlande, un homme éminent. Il a une fille belle et sage qui s'appelle
lngibjorg. C'est elle que je voudrais épouser, et avoir à cette fin votre force
et votre vaillance pour obtenir ce parti. »
Le roi Hr6lfr répondit: « Le roi Hr6lfr ne doit pas être inconnu de toi.
Il est tout plein de magie et de sorcellerie52 et l'on ne peut le prendre à
l'improviste. Et il fait mauvais aussi attaquer l'Irlande avec une armée
étrangère. C'est un pays très peuplé, et il y a de hauts fonds le long des
côtes en sorte qu'on ne parvient à y accoster qu'avec de petites embarca
tions, j'ai entendu dire aussi que des hommes de grande importance ont
demandé cette fille en mariage et n'ont reçu de ce roi que honte et
déshonneur. Tu sais bien, frère juré, que les choses ne se sont pas passées
tellement bien pour nous en fait de demande de femme en mariage, il a
fallu que nous agissions par la bataille et la guerre, perdant beaucoup de
monde, et même quand les rois eux-mêmes ne veulent pas nous faire la
guerre, ce sont les femmes en personne qui entreprennent de se battre
50. C'est le lieu de signaler l'un des caractères les plus constants des sagas légendaires:
le retour, à l'intérieur du même texte, de motifs identiques traités d'ordinaire de manière
assez semblable. Celui de la femme qui ne veut pas se marier ou que son père refuse de
marier est quasi banal dans la présente saga!
51. Sa foi (mot pour lequel le vieux norois n'a pas d'équivalent) païenne, donc. N'ou
blions pas que les sagas, d'une part sont en règle très générale, le fait de clercs chrétiens,
d'autre part ont vu le jour plusieurs siècles après la christianisation officielle de l'Islande.
52. Nous avons ici la paire dûment allitérée (ce qui peut passer pour un gage d'anti
quité) galdr ok g@rning qui renvoie effectivement à magie, la première incantatoire, la
seconde plus «factuelle», sans doute!
Saga de Hrôlfr fils de G11utrekr 599
contre nous par toutes sortes d'artifices. Et donc, nous avons chose plus
facile à faire que de nous en prendre au roi Hr6lfr. Je crois que les Svfar, les
Gautar et les Danes sont d'un avis semblable, il leur paraît judicieux de
cesser ces ennuis et ces guerres et de renoncer à de si grandes pertes éte'
après été. »
Âsmundr découvrit donc que le roi se dérobait fort et énumérait tous
les empêchements de faire ce voyage. Il savait aussi que le roi des Irlandais
était difficile à traiter et qu'il avait honteusement malmené ceux qui
avaient demandé à entrer dans sa famille. Pourtant, Asmundr n'avait
envie de rien d'autre, il en parlait constamment au roi, lui demandant de
lui donner du renfort, même s'il ne voulait pas y aller lui-même, et de le
conseiller. Le roi disait considérer que cela aboutirait à yeu de chose si ce
n'était qu'il y perdrait d'autant plus de monde. Quand Asmundr vit que le
roi était ferme sur ce point et qu'il ne voulait pas se laisser persuader de ce
qu'il demandait, il pria la reine de se faire l'interprète de son affaire et lui
dit sa volonté, puis il lui dit ses entretiens avec le roi.
La reine déclara qu'elle ferait volontiers à son gré en tout ce qui était en
son pouvoir - « mais sur cette requête que vous faites, je puis moins que
tout intervenir, car je ne vois pas les conseils à donner qui pourraient
accroître votre renom et votre honneur étant donné qu'il s'agit de s'en
prendre à un roi aussi mauvais que l'est Hr6lfr, roi des Irlandais, car c'est
un roi dur et de méchante nature. C'est bien ce que voit le roi Hr6lfr Gau
treksson, lui qui est sage et prévoyant et qui devine de fort près les choses. »
Il faut dire maintenant que, dès qu'ils furent prêts, ils quittèrent la
Svîpj6ô et s'en allèrent à l'ouest par la mer. Ils n'eurent guère bon vent,
essuyèrent une forte bourrasque et des vents contraires. Il faisait très
sombre, ils eurent bien du mal, mouillèrent longtemps au large d'îles et de
promontoires, rencontrant constamment des vikings. Leurs démêlés allè
rent de telle sorte que le roi Hrolfr remporta toujours la victoire.
On dit que vers la fin de l'été, ils arrivèrent en Angleterre. Régnait
alors sur l'Angleterre le roi Ella. C'était un roi puissant et renommé et
lorsqu'il apprit l'arrivée du roi Hrolfr Gautreksson, il envoya des hommes
le trouver et l'inviter à un banquet avec autant d'hommes qu'il le vou
drait. Le roi Hrolfr fit part de cette invite à ses hommes et demanda quelle
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 601
envie ils avaient d'aller à ce banquet. Ils le prièrenc d'en décider. Le roi
déclara qu'il avait l'intention d'y aller et s'équipa avec une centaine
d'hommes.
On dit que le roi Ella possédait un animal. Il était si cruel et sauvage
qu'il n'épargnait rien de ce qu'on lui indiquait. Il était à la fois grand et
fort. C'était un lion. On l'avait apprivoisé de telle sorte qu'il ne faisait de
mal à personne en dehors de ceux qui manifestaient de l'opposition au
roi et qu'il voulait alors lui désigner, mais il était gentil et tranquille
envers tous les hommes de la hirô du roi ainsi qu'envers tous ceux dont
le roi voulait qu'ils soient en paix et grâce. Le roi estimait que cet animal
était précieux, car dès qu'il y avait hostilités dans ses états, il faisait déta
cher l'animal et il tuait en peu de temps une quantité d'hommes, des
centaines si nécessaire. C'était une défense si sûre du pays qu'aucun roi
ne se fiait à faire la guerre à l'Angleterre dès qu'on connaissait le com
portement de cet animal.
On mentionne deux hommes dans la hirô du roi Ella, l'un s'appelait
Sigurôr et l'autre Barôr. Ils étaient hautement estimés. C'est eux qui
avaient la garde de cet animal; on l'attachait solidement chaque jour avec
des chaînes de fer. Ces frères étaient des hommes fort tyranniques et plu
tôt malintentionnés.
Lorsqu'ils apprirent que le roi Hrôlfr était invité avec son escorte,
Sigurôr dit: « Quel parti prendre pour que ce roi que tout le monde loue
tellement perde son honneur, car il me semble mauvais de savoir que
notre roi l'honore tant soit peu.»
Barôr répondit: «Je suis d'avis surtout d'aller dans la forêt où passera
leur chemin en emmenant avec nous la bête du roi, et nous la détacherons
lorsque nous les verrons arriver. Ce roi n'a pas de capacités si hautes qu'il
puisse vaincre l'animal, c'est plutôt le lion qui le tuera. Ce serait bien fait
pour lui et je le voudrais bien.»
Ils allèrent donc avec l'animal dans la forêt et s'y cachèrent jusqu'à ce
qu'ils voient venir le roi Hrôlfr. Auparavant, ils avaient drogué la bête avec
du vin et des boissons fortes de toutes sortes. Puis ils détachèrent l'animal
et le laissèrent courir, pour eux, ils se cachèrent.
Asmundr prit la parole: « Sire, dit-il, quel est ce vacarme que nous
entendons?»
Le roi ordonna de s'arrêter et de réfléchir à ce que devait être ce bruit,
mais personne n'était capable de le discerner si ce n'est qu'ils trouvaient
qu'il était affreux et énorme.
Le roi dit: «J'ai entendu dire que le roi des Anglais possède un animal
très grand et cruel et difficile à traiter. Il se peut que tout ne soit pas fait en
toute confiance vis-à-vis de nous. Je veux que vous vous arrêtiez ici, pour
moi, j'entends que Asmundr et moi nous avancions pour découvrir ce
que c'est que ce bruit.»
C'est ce qu'ils font et quand ils ont marché un petit moment, ils voient
l'animal qui s'ébat dans la forêt. Le lion montre sa force, il enroule sa queue
autour des chênes et les arrache avec leurs racines. Puis il les saisit entre ses
griffes et les jette en l'air comme lorsqu'un chat joue avec des oiseaux.
Asmundr dit: « Pourquoi ce monstre se comporte-t-il ainsi?»
Le roi dit: «Je crois que l'animal doit être hors de sens et qu'on l'a
affolé en le faisant boire.»
Asmundr dit: «Je vois que nous ne parviendrons jamais à avancer à
cause de ce démon.»
Le roi dit: « Nous allons prendre un autre parti. Il y a ici en dehors du
chemin une haute souche. La forêt y est dense. Tu vas monter sur cette
souche et y rester. Je vais me servir de toi comme d'appât pour attirer la
bête et je me cacherai à proximité. Quand l'animal se précipitera sur toi,
tu sauteras dans la forêt et moi, je verrai si je parviens à l'avoir. Il peut se
faire, je pense, que l'animal se prenne dans les arbres, car la forêt est très
dense. Tu vas grogner le plus fort que tu pourras, comme un porc, car le
lion ne peut absolument pas supporter d'entendre cela, c'est la seule chose
qu'il craigne, à ma connaissance. Telle est sa nature 53 .»
Asmundr fit comme le roi le demandait.
Tout se passa selon ce que le roi avait mentionné: dès que l'animal vit
l'homme, il bondit sur lui avec violence et cruauté, progressant entre les
chênes. Asmundr fit ce qu'on lui avait conseillé, grognant le plus fort qu'il
put. En entendant ce bruit, l'animal s'arrêta et se mit la tête entre les
pieds, pressant les pattes sur ses oreilles aussi fort qu'il le put pour ne pas
entendre le grognement du porc. Le roi Hr6lfr bondit alors, assena un
coup de son épée et mit en pièces l'échine de l'animal en avant des
hanches: l'animal mourut sur place immédiatement.
53. On ne sait d'où l'auteur peut bien tenir cela! Mais l'Islande a connu et traduit deux
versions du Physiologus de Philippe de Thaon (XII' siècle) et ce genre de « connaissances
scientifiques» n'était pas inconnu.
Saga de Hrôlfr fils de Gautrekr 603
Ce que voyant, les frères, Sigurôr et Barôr, coururent à la halle le plus
vite qu'ils purent, dire au roi Ella cet événement inouï: comment le roi
Hr6lfr avait tué l'animal que l'on croyait invulnérable. Le roi demanda
comment cela s'était produit et ils lui dirent comment le tout s'était passé.
Le roi fut extrêmement fâché contre eux pour leur intervention, disant
qu'ils n'étaient pas de taille à se mesurer à la bonne chance du roi Hr6lfr.
Il les fit mettre aux fers tous les deux, et il alla en personne au-devant du
roi Hr6lfr avec une grande troupe, disant qu'il était probable que le roi
Hr6lfr croyait que ce que ces hommes avaient entrepris avait été fait sur
ses conseils maléfiques.
Après l'exécution du lion, Asmundr et le roi Hr6lfr étaient revenus
vers leurs hommes, et le roi Hr6lfr dit: «Nous allons poursuivre notre
voyage comme nous en avions l'intention, car je pense que cela a été fait
sur le conseil du roi Ella, je présume qu'il va être très éprouvé de la perte
de l'animal, et je veux la lui dire moi-même.»
Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils sortent de la forêt et aperçurent une grande
foule venant au-devant d'eux. C'étaient des gens bien armés. Ils estimè
rent qu'il allait y avoir hostilités.
Alors, le roi Hr6lfr dit: «C'est de deux choses l'une: ou bien ce roi est
plein de fausseté et ruse et il a déjà résolu de nous trahir par une action
infâme, ou bien ce n'est pas son idée, ce sont de mauvais hommes qui se
sont chargés de cela et qui ont fait cela pour nous mettre en désaccord, et
c'est ce que je croirais volontiers. Soyons braves et marchons hardiment
contre eux, ne laissons paraître nul signe de crainte, qu'ils nous veuillent
du bien ou du mal, et s'il est nécessaire, mourons avec honneur plutôt que
de vivre dans la honte54. »
Ils endurcirent leur courage et souhaitèrent tous les malheurs possibles
à celui qui ne ferait pas de son mieux. Ils avancèrent, leur troupe en ordre
de bataille. Hr6lfr allait au milieu de ses rangs, ayant dégainé l'épée qui lui
venait du géant: tous, ils avaient l'allure martiale.
Ce que voyant, le roi Ella fit brandir le bouclier de paix et chevaucha
personnellement au-devant du roi Hr6lfr, il lui fit bel accueil et renouvela
l'offre qu'il avait faite au roi Hr6lfr. Quand celui-ci vit le comportement
amical du roi Ella, il accepta l'invitation et ils allèrent tous ensemble à la
forteresse: la meilleure des réceptions y avait été préparée ainsi qu'un très
beau banquet. Les rois se mirent à parler.
Le roi Hr6lfr dit: «Je veux te faire savoir que nous avons provoqué
grande perte à ton égard par le fait que j'ai tué une bête dont on me dit
54. Cette formule qui revient, telle quelle ou à peu près, dans un très grand nombre de
textes, résume assez bien l'éthique héroïque des sagas et autres textes norois.
604 Sagas légendaires islandaises
que tu dois tenir la perte pour très grande. Mais j'ai considéré que j'avais
à défendre ma vie, c'est pour cela que nous avons fait cela, non par hosti
lité envers toi. Mais tout ce que tu tiendras pour une offense en cela, je
veux le compenser de sorte que cela te satisfasse. »
Le roi Ella répond: « Tu montres en ceci, comme en maintes autres
choses, une véritable sagesse en offrant des compensations pour ce qu'il
reviendrait à d'autres de compenser. Mais en raison du fait que tu n'attri
bues pas cela à notre malhonnêteté, je veux soumettre à ton jugement et
châtiment les hommes qui ont été la cause de cela. » Il fit ensuite chercher
les frères, Sigurôr et Barôr. Ils furent amenés tous les deux, liés, devant lui et
ils dirent eux-mêmes leur complot. Après cela, le roi Ella demanda au roi
Hr6lfr de juger leur cause ou de dire quelle mort il voulait qu'ils subissent.
Le roi Hrôlfr répondit: « Toutes les infractions aux lois que commet
tent tes hommes, c'est à toi, sire, d'en juger, mais si tu veux faire selon mes
prières, je voudrais que tu leur laisses la vie et qu'ils s'en aillent de ton
royaume: qu'ils aient cela en punition de leur infidélité. »
Le roi Ella dit: « Il est vrai tout de même que peu de rois sont sem
blables à toi par la magnanimité, et l'on va faire à ton gré. »
Le roi les fit relâcher, leur fournit un bateau et un peu de biens, et ils
quittèrent le pays et ils sortent de cette saga.
Après cela, les rois eurent un entretien, le roi Ella s'enquit du voyage
du roi Hrôlfr, et celui-ci lui dit tout, selon ce qui avait été envisagé. Le roi
Ella dit que c'était là un voyage plutôt désespéré, il dit que Hrôlfr le roi
des Irlandais était passablement rude et difficile à traiter, il pria le roi
Hrôlfr de ne pas envisager ce voyage cet été-là, lui offrant de loger chez lui
avec cent hommes, le reste de ses troupes logerait là en Angleterre, près de
lui: cette offre, le roi Hr6lfr l'accepta. Le roi Ella se chargea de tous les
arrangements et des frais. Le roi Hrôlfr siégea donc en Angleterre avec
toute sa troupe, en grande joie. Le roi Ella les traita avec grande hospita
lité. Un certain temps s'écoula.
55. La maison «viking» avait un sol de terre battue sur lequel on posait un plancher
amovible. Les bancs dont on a déjà parlé couraient le long des murs longitudinaux. Au
fond de la salle principale - celle dont il est question ici - ce plancher était surélevé pour
former une sorte d'estrade ou pallr: c'était l'endroit oü se tenaient les femmes.
606 Sagas légendaires islandaises
La vieille leva une de ses béquilles et voulut frapper cet homme sur
l'oreille. Celui-ci brandit son bouclier sous le coup, mais la vieille avait
donné un coup si fort que son bâton se brisa.
Le roi Hrôlfr s'empara de la vieille et dit: «Je suis venu te trouver parce
que c'est moi qui vais maintenant m'occuper de tes affaires.» Il l'assit à
côté de lui. Le roi demanda: « Qui est cet homme qui tient querelle à la
vieille?»
Il répondit: «Je m'appelle Grîmr.
- Quelle sorte d'homme es-tu? dit le roi.
- Mon père s'appelle l>ôrir. C'est un bôndi et il habite le village tout
près d'ici.»
Le roi dit: « Tu es un bel homme, quelle est la fréquence de tes venues
à la maison de la vieille?»
Il dit qu'il venait souvent. Le roi dit: « Cette vieille est venue se lamen
ter devant moi, elle pense que tu parles beaucoup trop à sa fille. Elle
estime que sa fille ne gagne pas assez pour ce qu'elle travaille et elle dit que
c'est leur seule source de revenus à toutes les deux. Je veux te demander de
cesser de mettre ainsi à l'épreuve la vieille. Ce n'est pas grand-chose pour
toi et il n'y a pas de renom à l'éprouver ainsi. Je suis reconnaissant de ne
pas avoir besoin de faire davantage que de t'en persuader. Je t'offre d'exau
cer en échange d'autres prières.»
Grîmr dit: «J'avais pensé n'introduire aucun changement dans mes
venues ici, peu importe celui qui serait intervenu, mais sur ta prière et
selon ta volonté, je vais faire ce qui te plaira le mieux. Il faudra du temps
aussi pour qu'un homme plus noble que toi me fasse une requête. Je ne
différerai pas non plus pour te faire une requête en échange. C'est que tu
me prennes dans ta hirô et que j'aille avec toi cet été. Je suis curieux de
faire mes preuves. Je n'ai jamais encore pris part à une bataille.»
Le roi dit: «Je t'accorderai cela, en vérité. Tu me fais bonne impression
et tu as l'air d'avoir bonne chance. Viens nous rejoindre cet été.»
Et Grîmr sortit aussitôt, et ils se quittèrent dans les meilleurs termes.
Alors, la vieille se leva et remercia le roi de son intervention. Elle dit: « Y
a-t-il roi plus obligeant que toi? Et connais-tu quelque chose pour soigner
la vieillesse, cher sire?»
Le roi répond: « Non, je ne connais rien, et je ne sais pas ce que cela
peut être.»
Âsmundr dit: « Souvent on trouve dans la maison de l'homme du
peuple ce qui ne se rencontre pas chez le roi. Moi, je saurai, la vieille, te
guérir de la vieillesse si tu veux accepter cela de moi.»
Elle déclara qu'elle voulait bien - « et est-ce que tu fais cela alors que je
suis au lit?»
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 607
56. On fera remarquer, sans développer, que tout cet épisode rappelle fortement sem
blables scènes telles que contées par les vitœ latines dont on sait la faveur qu'elles connu
rent en Islande aux XII" et XIIIe siècles. Il suffit, notamment, de parcourir les livres de
miracles (jarteinabœkr) attribués aux trois saints évêques d'Islande pour trouver force épi
sodes similaires !
608 Sagas légendaires islandaises
Un matin de bonne heure, le roi Hrolfr sortit de son lit et s'en fut, tout
seul, à très peu de distance du pavillon. Il n'avait pas beaucoup d'habits
mais il n'allait nulle part, que ce fût de nuit ou de jour, sans prendre l'épée
qui lui venait du géant. Le roi regarda alentour et quand il voulut se
rendre au pavillon, il vit un homme chevauchant à toute allure, bien
armé, pas très grand et pourtant très vif. En voyant le roi, il prit dans cette
direction, il avait déjà vu le roi Hrolfr, descendit de selle et le salua poli
ment. Le roi lui rendit ses salutations et demanda qui il était. Il déclara
s'appeler l>orôr et posséder une propriété plus loin vers l'intérieur des
terres. Le roi demanda où il voulait aller.
l>orôr répondit: «Je n'ai pas l'intention d'aller plus loin, maintenant
que je vous ai trouvé.»
Le roi demande: « Pour quelle raison viens-tu me voir?»
Il répondit: «Je suis fort embarrassé. Il y a trois hivers, un homme est
venu me trouver, qui s'appelle Hârekr, si l'on peut appeler cela un
homme, car il n'est pas différent d'un troll. C'est un très grand berserkr et
un homme fort injuste. J'ai une sœur qui s'appelle Gyôa et qui est un
excellent parti. Cet homme voulait faire de ma sœur sa concubine, mais je
n'ai pas voulu. Alors, il m'a provoqué en duel et j'ai accepté. Je vois main
tenant que je ne suis pas en mesure de me battre contre ce géant 57. J'ai
57. Il y a ici une inconséquence majeure, bien difficile à élucider. Le texte porte flagô*.
610 Sagas légendaires islandaises
vacarme en ville. Asmundr s'était réveillé peu après que le roi était sorti de
la ville et il l'avait aussitôt cherché par toute la ville, il n'était pas de bonne
humeur. Quand le roi revint, on se réjouit énormément de le voir. Le roi
Ella demanda où il était allé. Le roi Hrôlfr lui dit tout tel que cela s'était
passé. Le roi Ella déclara qu'il avait eu grande chance, d'avoir vaincu ce
berserkr qui était le pire ·en Angleterre et qui manifestait à tout le monde
une extrême injustice, tyrannisant et pillant. Il le remercia beaucoup. À
beaucoup d'autres forfaits le roi Hrôlfr mit un terme, là, pendant l'hiver,
et se rendit en divers endroits par l'Angleterre avec le roi Ella. Il régla éga
lement force causes qu'il revenait au roi Ella de juger, car celui-ci était fort
vieux. Tout le monde voulait faire en toutes choses comme le roi Hrôlfr
l'entendait. Il était populaire par toute l'Angleterre.
royaume et ne pas revenir avant de savoir ce qu'il est advenu du roi Hrôlfr,
s'il est vivant ou mort. Je ne prendrai ni nourriture ni boisson tant que je
ne saurai pas ce qu'il en est et que je ne serai pas certain de ses faits et
gestes. »
Après cela, il se procura un petit bateau et quelques hommes, s'en alla
avec cela de Svi'.pjôô. Et quand il arriva en Angleterre, le roi Hrôlfr était
parti de là pour l'Irlande. Pôrir ne s'attarda pas là et voulut venir prêter
main forte au roi Hrôlfr, il alla tout d'une traite en Irlande mais pas à l'en
droit où le roi Hrôlfr était arrivé.
Pôrir parla à ses hommes: « Vous allez m'attendre ici, je monterai tout
seul à terre. Je ne fixerai pas le moment de mon retour. Vous ne mention
nerez mon nom à personne même s'il vous semble tentant de vous enqué
rir de mes déplacements. Il se peut que quelque chose se produise qui ne
vous vaille pas la confiance des gens de ce pays. Vous direz que vous êtes
des marchands60 et vous vous tiendrez tranquilles jusqu'à ce que je
revienne. »
Là-dessus, Pôrir quitta, de nuit, son bateau et monta à terre, allant
loin sans se faire connaître de personne. Il se dirigea vers la résidence du
roi. Et dès qu'il estima que personne ne soupçonnait le but de son
voyage, il se mit à tuer et des hommes et du bétail. Tous ceux qui le
virent crurent que ce devait être un troll très hardi qui avait débarqué,
chacun de ceux qui y parvinrent s'enfuit, si bien que l'on ne fit pas de
résistance contre lui.
61. Margkunnandi, dit le texte: le fait de savoir beaucoup de choses! C'est en effet de la
sorte que l'on caractérise un magicien.
614 Sagas légendaires islandaises
pas tarder pour l'assister. Le roi Hrôlfr Gautreksson pensait que le roi des
Irlandais n'aurait pas plus de monde que la troupe qu'ils voyaient et que
l'affaire était faite, mais le roi des Irlandais avait une armée en nombre
accablant, et Hrôlfr Gautreksson et ses gens ne le savaient pas. De son
côté, le roi des Irlandais ne savait pas que le roi Hrôlfr avait des troupes
dans la forêt. Le roi des Irlandais donna l'ordre d'attaquer. Le roi Hrôlfr
Gautreksson ordonna à ses hommes de se protéger et de reculer. Peu
après, des renforts arrivèrent au roi des Irlandais. Il ordonna à ses hommes
de revenir vers la ville. Nombre d'irlandais périrent avant qu'ils parvien
nent dans la ville. Les hommes de Hrôlfr attaquaient avec grande ardeur
et pénétrèrent aussitôt dans la ville.
Quand la troupe du roi Hrôlfr fut entrée tout entière dans la ville, elle
fut attaquée de tous côtés. De part et d'autre, on se mit en ordre de
bataille. On dit que la différence de nombre était telle qu'il y avait six
Irlandais pour un Suédois. Beaucoup furent plutôt saisis de frayeur, ils
trouvèrent qu'il y avait trop de monde parmi les adversaires, tant était
grande la foule. Eclata alors une bataille à la fois rude et longue. Les Irlan
dais attaquaient avec grande véhémence et en quantité, car ils voyaient
que leur propre chef faisait des ravages. Le roi des Irlandais tirait de l'arc
de telle sorte qu'il leur semblait voir deux flèches en même temps en l'air,
et chacune d'elles touchait son homme. Le roi Hrôlfr Gautreksson se bat
tait d'un cœur vaillant. Tous ses hommes le secondaient bien et brave
ment et mouraient dignes de tous éloges bien que nous ne puissions
relater la défense et les prouesses de chacun d'eux. Il apparut que beau
coup avaient été de très grands champions. Et tant qu'ils ne furent pas
épuisés, ils abattirent au sol maint homme, ne reculant jamais même s'ils
avaient affaire à une grande différence de nombre.
Grimr, que nous avons mentionné précédemment, se fit facilement
connaître dans cette bataille. Il était à la fois agile, brave et des plus hardis
à l'attaque. Le roi Hrôlfr Gautreksson avançait avec grande férocité dans
cette bataille, frappant des deux mains avec l'épée qui lui venait du géant.
Il ne se protégeait ni de son heaume ni de son bouclier ni de sa broigne et
occit maint homme, enfonçant les rangs ennemis avec grand courage.
Pareillement progressait Asmundr, assenant de nombreux coups, et
grands, et provoquant grandes pertes dans la défense. La bataille se fit des
plus ardentes et il y eut très grande hécatombe de part et d'autre. Il arriva,
comme toujours, que l'armée locale l'emporta. Les pertes se produisirent
dans les rangs du roi Hrôlfr Gautreksson. Et lorsque les Irlandais virent
que les pertes accablaient leurs ennemis, ils attaquèrent hardiment. Alors,
il y eut hécatombe des hommes du roi Hrôlfr Gautreksson. On les atta
quait de tous côtés en criant et en s'excitant.
Saga de Hrdlfr fils de Gautrekr 615
Quand le roi Hr6lfr vit que ses troupes périssaient si bien qu'il n'en
restait pas beaucoup, il donna l'ordre de battre en retraite vers le mur de la
ville afin que celui-ci les protège. Ses hommes dirent alors qu'ils pren
draient la fuite pour voir s'ils atteignaient leurs bateaux. Le roi déclara
qu'il ne voulait pas s'enfuir, qu'il préférait périr là avec toute sa troupe.
Aussi n'y eut-il aucun de ses hommes pour prendre la fuite, ils périrent
tous les uns sur les autres en si grand nombre qu'il n'en restait pas plus de
douze, de plus fort blessés et extrêmement épuisés.
Alors, le roi Hr6lfr dit à Asmundr: «Il y a toutes chances, frère juré,
pour que tu doives accomplir quelque chose afin de devenir le gendre du
roi des Irlandais, comme tu en avais tellement envie. On m'a trouvé lent
et hésitant à faire ce voyage, on n'a rien épargné pour t'assister, selon nos
capacités, afin d'obtenir la fille et son douaire62 • »
Le roi Hr6lfr Gautreksson empoigna la poignée de son épée à deux
mains et en assena des coups et nombreux et grands, causant prompte
mort à plus d'un. Asmundr et Grîmr lui fournirent une excellente assis
tance. On dit qu'ils entassèrent tellement les cadavres autour d'eux que
c'était à peine s'ils pouvaient lutter. Tous les hommes du roi Hr6lfr péri
rent hormis Asmundr et Grîmr. Ils étaient alors fort blessés et excessive
ment épuisés, si bien qu'ils pouvaient à peine tenir debout.
Alors, on les cerna de boucliers de tous côtés, et avant qu'ils atteignent
le roi Hr6lfr, il tua quinze hommes. Il en alla de lui comme dit le dicton:
on ne peut rien faire contre le grand nombre. On s'empara d'eux tous et
on les dépouilla de leurs vêtements et de leurs armes. Ils avaient combattu
toute la journée et une grande part de la nuit, leurs hommes étaient tous
morts, nul n'en avait réchappé, il faut dire aussi qu'ils ne s'étaient satisfaits
de rien d'autre que de fournir à leur roi la meilleure assistance qui fût. Il y
avait eu tant de morts dans les rangs du roi des Irlandais qu'il ne restait
pas plus de cinq cents hommes, et d'ailleurs tous blessés et épuisés.
Hr6lfr, roi des Irlandais, se vantait de sa victoire. Il dit au roi Hr6lfr:
«Eh bien! les choses se sont passées comme je m'y attendais: tu es battu
avec toute ta troupe. Il aurait mieux valu pour toi prendre, avec recon
naissance, le parti qui t'était offert et conserver ainsi ta troupe saine et
sauve.»
Le roi Hr6lfr Gautreksson répond: «Tu ne mérites aucun renom pour
cela. Tu as vaincu en cette affaire plus par artifice et tromperie que par
bravoure ou vaillance étant donné la masse de gens que tu as opposés à
nos hommes, et d'ailleurs, il pourra encore se faire que cela te soit revalu.»
Le roi des Irlandais dit: «Ton orgueil a la vie longue: tu ne sais pas
bien ce qui t'attend, car il n'y a pas en ces lieux d'endroit plus répugnant
que celui où tu vas aller.»
Le roi Hrôlfr Gautreksson dit: «ï u as tout pouvoir sur nous autres, les
camarades, pour le moment. Et c'est une mort digne de vaillants hommes
que d'être décapités.»
Le roi des Irlandais dit: «D'abord, on va vous emmener dans ma salle
de réception, vous allez y mourir de faim.»
Il les fit conduire dans la cour. Là, ils virent une fosse profonde, creu
sée dans le sol. Il fallut l'intervention de maints hommes pour y des
cendre le roi Hrôlfr. La fosse était très profonde et s'ils avaient descendu
le roi la tête la première, il eût promptement perdu la vie, mais il arriva
debout en bas. Régnait là une grande puanteur. Il y avait en dessous des
cadavres humains. Asmundr et Grfmr également furent descendus. Le
roi les attrapa en l'air et les plaça auprès de lui. Puis on posa au-dessus de
la fosse une grande dalle de pierre que dix hommes parvenaient à peine à
mouvoir. Les hommes du roi des Irlandais s'en furent et prirent du
repos.
63. Le lecteur n'aura pas manqué de noter avec quelle satisfaction l'auteur de notre
saga prodigue les proverbes. On trouve la même attitude chez l'auteur de la Saga de
Grettir le Fort, qui n'est pas une saga légendaire. Une fois de plus, il peut s'agir d'une atti
tude cléricale.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 617
64. Le texte dit skemmumey: proprement «chambrière» ou «camérière », que j'ai cru
devoir éviter. Soit dit en passant, nous voici une fois de plus renvoyés à l'histoire de Tristan
et Yseut, version noroise: le personnage de Bringvet.
618 Sagas légendaires islandaises
31. Les Sviar, les Gautar et les Danir lèvent des troupes
Un jour, en Irlande, après que Hrolfr, roi des Irlandais, avait rassemblé
toute son armée, sachant, par sa magie, que le roi Hrolfr Gautreksson
était arrivé, alors qu'il avait maintenu ces troupes ensemble un demi-mois
avant la venue du roi Hrolfr, il y eut cet événement: un grand troll surgit
dans le pays devant la résidence du roi, si mauvais et cruel qu'il n'y avait
pas moyen de lui résister, il massacrait les gens et le bétail, brûlait les lieux
habités et n'épargnait rien ni personne, tuant tout être vivant et commet
tant très grands méfaits: ce qui survivait s'enfuyait par les bois et les
forêts. Il arriva à la ville le matin d'après la bataille entre les rois. Hrolfr roi
des Irlandais avait passé la nuit à boire. Puis il s'était endormi ainsi que
tous ses hommes.
Au matin, alors que les hommes voulaient sortir, était arrivé aux
portes de la halle un troll d'une telle taille que personne ne pensait en
avoir vu un aussi grand. Il était complètement armé et il portait un bou
clier de fer, si grand qu'il obstruait les portes de la halle tout entières. Ce
troll était si cruel et terrible que personne n'osait chercher à sortir et il
répandait une si grande terreur que le roi en perdit toute sagesse, capa
cité et ruse, si bien que nul n'avait plus peur que lui-même de cet événe
ment. On trouva cela exceptionnel et lourd de présages, qu'un
phénomène comme celui-là se produisît. Le troll fit comme s'il allait se
précipiter sur eux, n'importe quand, dans la halle. Le roi ordonna que
personne n'eût la hardiesse de s'opposer à ce troll, disant qu'il allait par
tir bientôt. Les gens restèrent toute la journée dans l'attente de ce troll et
cela ne les amusait guère.
eu faim très longtemps. Je m'émerveille qu'il ne mange pas les morts66 qui
gisent par toute la ville. Il peut se faire, Demoiselle, que ce soit un blen
dingr 67 et que ce ne soit pas un troll complet, et je n'ai pas aussi peur
maintenant qu'avant.»
La fille du roi dit: « Comment ce troll est-il habillé?»
Elle répond: « Il porte un grand manteau de fourrure, si bien qu'on ne
voit ni ses mains ni ses pieds. Il a un bouclier de fer, si grand qu'il obstrue
toutes les portes de la halle. Il a une horrible lance qu'il pointe vers la halle
auprès de son bouclier.»
La fille du roi dit: « Eh bien, je vais te donner un conseil. Tu vas aller
lui offrir à manger et diras que le roi Hr6lfr Gautreksson est en vie, vois
alors ce qui se passera.»
Elle alla donc, beaucoup plus hardiment qu'avant, et quand elle fut
tout près de lui, elle tendit l'assiette en disant: « Mange ta nourriture,
troll, Hr6lfr Gautreksson est en vie. »
Il la regarda gentiment, tendit la main vers l'assiette, mangea et but68.
Elle vit qu'il avait très faim, toutefois, il ne mangeait pas comme un
esclave69, et quand il fut repu, elle s'en alla. La nuit s'avançant, elle dit à la
fille du roi ce qui s'était passé et aussi comment il avait pris l'assiette, - « et
sous son manteau, il y avait une manche rouge70, et il portait un gros bra
celet d'or.»
La nuit passa. Les gens, dans la halle, ne parvenaient pas à sortir, ils
étaient tous désemparés à cause de ce géant71. Au matin, la pucelle revint,
apportant de la nourriture qu'elle lui remit, et quand il tendit le bras, il
prit la main de la jouvencelle, la prit sur ses genoux mais elle poussa un
grand cri.
Il lui dit de ne pas craindre - « et dis-moi où est le roi Hrolfr Gau
treksson et qui lui a laissé la vie.»
Elle répond pour lui dire en détail comment s'était passée son expédi
tion et où en était leur affaire.
Il dit alors: « Dis à la fille du roi que je vais venir la voir cette nuit. Je
veux que nous parlions un peu.»
Puis il relâcha la jouvencelle. Elle revint en courant au pavillon, dit à la
fille du roi que le troll était parvenu à s'emparer d'elle et qu'il avait beau
coup de choses à lui dire - « et il a l'intention de venir te trouver cette nuit.»
La fille du roi dit que c'était une bonne chose et que c'était quelqu'un
dont elle n'avait pas besoin d'avoir peur.
Et pendant la nuit, il vint au pavillon. On dit que la fille du roi ne fut
pas effrayée en voyant ce troll, ils eurent un entretien, elle demanda ce
qu'il avait l'intention d'entreprendre.
Il déclara qu'il n'avait pas d'autre intention que de faire mourir de faim
dans la halle le roi avec toute sa hirô - « mais comme le roi Hrolfr Gau
treksson est en vie et que vous l'avez secouru, j'agirai selon votre conseil.»
Elle répond: «Je ne vois mieux à conseiller que de laisser mon père
mourir de faim dans sa halle comme un renard dans une crevasse ou un
renard blanc dans son antre. J'ai rêvé que sous peu il aurait besoin de se
battre. Je pense que des renforts vont arriver au roi Hrolfr Gautreksson et
qu'il n'y aura pas à attendre longtemps.»
l>orir dit: « Tout ce que je désire, c'est de trouver le roi Hrolfr, mon
frère juré. »
Elle déclara qu'elle pouvait sans doute lui accorder de leur parler, mais
qu'ils ne pourraient pas s'en aller sans l'aide d'une quantité de gens.
Ils allèrent ensuite à la fosse. Quand l>orir vit la dalle qui les emprison
nait, il l'empoigna de toutes ses forces et la rejeta à plusieurs toises de là
par la plaine. Puis il fit descendre une corde et les remonta tous. Il y eut là
joyeuses retrouvailles, ils pensaient tous s'être entraidés à sortir de l'autre
monde. Ils s'en allèrent tous au pavillon et y burent, joyeux et contents.
Le roi Hrolfr demanda ce qu'il fallait faire.
Asmundr déclara qu'il était facile de le décider - « il s'agit, d'abord, de
mettre le feu à la halle, de brûler dedans le roi avec sa troupe.»
La fille du roi intervint et dit: «Je veux vous demander, roi Hrolfr, de
faire trêve à mon père même s'il est en votre pouvoir.»
Le roi déclara qu'il le lui accorderait volontiers à cause de sa courtoisie
et des vertus qu'elle avait manifestées envers lui, ajoutant qu'elle était
digne qu'il fit à sa requête.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 623
Puis ils se levèrent d'un bond et s'armèrent. Alors, la fille du roi dit:
<< Prends garde, roi Hrôlfr, lorsque vous ferez une sortie, que ce ne sont pas
les hommes du roi des Irlandais mais les tiens et tes parents, et accomplis
maintenant tout ce que vous nous avez promis.»
Ils prirent une bûche et la précipitèrent sur le portail du pavillon qui
vola aussitôt en éclats. Ils sortirent. Le roi Hrôlfr reconnut rapidement les
Gautar et les Sviar. Était à leur tête un homme tout armé et très martial. Il
leva son heaume et le rejeta en arrière: il reconnut que c'était la reine
I>ornbjorg.
Le roi dit: « Il faut du temps tout de même pour faire confiance à des
femmes comme toi, tu veux me faire brûler vif à l'intérieur comme un
renard blanc dans son antre.»
Elle répond: « Tu pourrais montrer plus de discernement, si tu le vou
lais, roi Hrôlfr, car nous ne faisons pas cela par mauvais vouloir, et nous
pouvons tous nous vanter d'avoir remporté la victoire puisque vous êtes
tous sains et saufs, vous qui êtes de la plus grande valeur; faisons à pré
sent ce qui nous sied le mieux.»
Le roi Hrôlfr ordonna d'éteindre le feu au plus vite. On apprit
rapidement dans l'armée que le roi Hrôlfr était sain et sauf, et non
blessé, et qu'Âsmundr et I>ôrir Bouclier de Fer aussi étaient arrivés là.
Il y eut grande liesse parmi tous les chefs et les hommes de troupe. Ce
fut peu de chose que d'éteindre les feux qui avaient été allumés en peu
d'endroits.
Quand le roi des Irlandais s'aperçut que c'était la guerre et que le troll
n'était pas aux portes de la halle, ils firent une sortie et défendirent vaillam
ment la halle. Le roi Ketill menait l'attaque à la fois par le feu et par le fer.
Il y eut tout de même mort d'hommes avant que Hrôlfr Gautreksson sor
tît et ordonnât d'éteindre le feu, il attaquait avec ardeur et force et fit
mettre la main sur Hrôlfr roi des Irlandais et tuer tous ceux qui voulaient
s'interposer.
Cela fait, le roi Hrôlfr Gautreksson dit: « Nous en sommes au point,
homonyme, qu'il y a quelques nuits, tu avais pouvoir sur ma vie et tu
m'avais destiné une mort plutôt rude si notre condition ne s'était pas
améliorée. Mais à présent, les choses ont changé de telle façon que c'est
moi qui ai pouvoir sur vous tous et sur tout ce qui vous concerne. Il va fal
loir que vous acceptiez notre verdict. Veux-tu maintenant accorder à
Âsmundr, mon frère juré, fils du roi des Écossais, de devenir ton gendre et
accomplir cela pour obtenir la vie sauve pour toi et tes hommes, avec la
paix et la liberté?»
Hrôlfr roi des Irlandais déclara qu'il accepterait. Le roi Ketill Gau
treksson et les autres guerriers trouvaient étrange que Hrôlfr roi des
Saga de Hr6lfr fils de Gautrekr 625
Irlandais ne fût pas mis à mort sur-le-champ, tant il avait fait de ravages
dans leurs rangs. Ils avaient perdu maint vaillant brave et des hommes de
haut rang. Mais le roi Hr6lfr Gautreksson dit qu'il faisait cela surtout
pour la fille du roi, qu'elle avait bien agi envers lui et ses camarades, que
Hr6lfr roi des Irlandais ne méritait aucun bien, que c'était un mauvais
roi, et trompeur, que c'était avant tout grâce à P6rir Bouclier de Fer, son
frère juré, que l'on était redevable du fait que le roi des Irlandais n'était
parvenu à rien par sa sorcellerie comme il en avait l'habitude, mais qu'il
avait retiré honte et humiliation comme il était mérité.
Après cela, le roi des Irlandais octroya à sa fille beaucoup de biens en
or et en argent et en objets précieux de toutes sortes parce qu'ils vou
laient quitter l'Irlande au plus vite sans concéder au roi des Irlandais
l'honneur de célébrer les noces de sa fille. Ils le traitèrent en toutes choses
le plus misérablement, si ce n'est qu'il resta en vie, ils lui prirent ses
richesses sans le remercier, puis s'en allèrent d'Irlande avec tous les
bateaux qu'ils purent emmener et une quantité de biens. Il y eut alors
grande liesse dans leur troupe, ils avaient retrouvé leur roi et les chefs
qu'ils aimaient extrêmement et obtenu la femme belle et sage qu'était
Ingibjorg ainsi que les hommes qu'elle avait envie d'emmener. Puis ils se
dirigèrent sur l'Angleterre.
Le roi Ella fit fort bel accueil au roi Hr6lfr Gautreksson, et fit bonne
contenance quant à ceux de ses hommes qu'il avait perdus. Après cela, ils
renvoyèrent toute l'armée dans ses foyers sous le commandement de trois
chefs. Lun s'appelait Âki, un Danois, le second, Bji:irn qui était Gautlan
dais, le troisième s'appelait Brynj6lfr, originaire de Svîpj6ô. C'était tous
de très puissants hommes, ils devaient se charger de la défense territoriale
et du gouvernement des royaumes jusqu'à ce que les rois reviennent chez
eux. Les rois gardèrent douze bateaux très bien équipés. Ils restèrent long
temps en Angleterre.
Grîmr Porkelsson épousa Gyôa, la sœur de Porôr, que l'on a déjà men
tionnée, sur le conseil du roi Hr6lfr. Il voulait aller avec le roi Hr6lfr et ne
pas le quitter. Le roi Ella demanda au roi Hr6lfr que Porir Bouclier de Fer
reste en Angleterre pour la défense territoriale et pour renforcer son
royaume et c'était la volonté de P6rir, le roi Hr6lfr fit au gré du roi Ella.
Porir épousa Sigrîôr, cette suivante même qui avait assisté Ingibjorg, la
fille du roi. C'était la fille d'un puissant homme d'Irlande, on la tenait
pour le meilleur parti qui fût. P6rir devint alors le plus puissant homme
d'Angleterre, on le tint toujours pour un très grand champion et vaillant
homme. Mais sur son voyage en Irlande, nous n'avons pas grand-chose à
dire, non plus que sur sa promesse, savoir s'il la tint ou non. Les gens
vivent souvent de toutes sortes de choses que l'on ne peut vraiment pas
626 Sagas légendaires islandaises
72. Encore que je sois assuré de la traduction, je vois mal ce qu'il faut comprendre par
cette manière d'apophtegme: l'auteur veut-il dire qu'il y a à boire et à manger dans toute
cette histoire? ou qu'il ne convient pas toujours de prendre au pied de la lettre les pro
messes que font les gens?
Saga de Hrolfr fils de G11utrekr 627
73. La notation est classée, mais peu claire. La majorité était acquise vers quatorze ans,
en général.
74. Va intervenir maintenant toute une série de considérations - qui, en un sens, datent
cette saga - sur la valeur« historique» du présent texte, qui sont très rarement faites par les
sagnamenn. Elles sont d'autant plus intéressantes et permettent aussi de se faire une opi
nion sur l'esprit dans lequel étaient rédigées ces histoires. Il est possible, comme le fait
628 Sagas légendaires islandaises
remarquer M. Kalinke dans Old Norse-lcelandic Literature. A critical Guide, ed. C. ]. Clo
ver & ]. Lindow, Islandica XLV, p. 318, que les auteurs de farnaldarsogur, en butte aux cri
tiques de leurs contemporains, aient éprouvé le besoin de justifier leurs récits, notamment
sur le plan de l'historicité et du «romantisme». Ce serait, en tout cas, une bonne explica
tion de la page qui va suivre!
75. Le texte porte ici, en fait, tabula, qui s'appliquerait plutôt à une peinture ou à un
retable. Lauteur ou copiste responsable de cette notation tient sans doute à manifester sa
prétendue science latine!
76. La croyance a pu exister, en effet, que l'espèce humaine descendait de géants. Le
mythe de la création du monde à partir du corps du géant Ymir tendrait en ce sens, et c'est
d'ailleurs également l'opinion de Saxo Grammaticus au début de ses Gesta Danorum.
SAGA DE BÂRDR
Ase du Sn�fell
Cette saga figure dans Saga de Bârdr publiée par Anacharsis, Toulouse, 2007, p. 17-80.
1.
l y avait un roi appelé Dumbr. Il régnait sur les golfes qui descendent du
I nord du Helluland 1 et que l'on appelle à présent Dumbshaf, d'après le
roi Dumbr. Il descendait de géants du côté de son père, ce sont de belles
gens et plus grands que les autres hommes. Mais sa mère descendait de
trolls*, aussi Dumbr tenait-il des deux côtés de sa famille, car il était à la
fois grand et beau et de bonne fréquentation, de sorte qu'il était capable
de se mêler aux humains. Mais il tenait de la famille de sa mère en ce qu'il
était et fort et vigoureux, et d'humeur changeante et malveillante si
quelque chose ne lui plaisait pas. Il voulait être le seul à régner sur ceux
qui se trouvaient là, au nord, et d'ailleurs ils lui donnèrent le titre de roi
parce qu'ils estimaient avoir grande protection en sa personne contre les
géants, les trolls et les monstres. Il était aussi le plus grand esprit protec
teur de tous ceux qui l'invoquaient. Il devint roi à l'âge de douze hivers.
Il emporta du Kvxnland2 Mjoll3 , fille de Snxr le vieux, et l'épousa.
C'était la plus belle des femmes et la plus grande de la plupart des femmes
de race humaine. Lorsqu'ils eurent été ensemble un hiver, Mjoll mit au
monde un garçon. Il fut aspergé d'eau4, on lui donna un nom et on l'ap
pela Barôr, car c'était ainsi que s'était appelé le père de Dumbr, le géant
1. Selon les sagas dites du Vinland, le Helluland aurait été la portion de côte américaine
remarquable par �es«pierres plates» (rel est le sens de hella).
2. Ce nom de pays a fait couler beaucoup d'encre. Ici, il semble bien que l'auteur fasse
droit à une pure légende. Toutefois, il a réellement existé une peuplade, vivant dans le sud
de l'actuelle Finlande probablement, appelée en finnois kainu - les anciens Scandinaves
auraient rattaché ce nom à la racine noroise kvenn - qui signifie«femme»: de là à imagi
ner une sorte de peuplade d'amazones, il n'y a qu'un pas - qui a été franchi.
3. Il est important de se rappeler que la présente saga mérite tout à fait son titre de saga
légendaire. Mjoll désigne proprement de la neige fraîche er poudreuse. Le père de Mjoll,
Sn.cr, porte un nom qui signifie«neige» tout court'. Le récit Hversû Nôregr byggdist (Com
ment la Norvège fat habitée) dit que Sn.cr a eu pour enfants Porri, Fonn, Drifa et, donc,
Mjoll. Porri désigne un nom de mois d'hiver, fonn, de la neige, drijà, une chute de neige.
Sturlaugs saga starftama (Saga de Sturlaugr !'Industrieux, voir plus loin p. 1034) mentionne
aussi Sn.err, dont elle fait le fils de Jokull, fils de Kâri, fils de Fornj6tr -jokull désigne pro
prement un glacier.
4. Voir ausa barn vatni*.
634 Sagas légendaires islandaises
Bârôr. Ce garçon était à la fois grand et beau à voir, les gens considéraient
n'avoir jamais vu garçon plus beau. Il ressemblait étonnamment à sa
mère, car elle était si belle et blanche de peau que c'est d'après elle que l'on
a nommé la neige la plus blanche, celle qui tombe par temps calme et que
l'on appelle mjoll.
Peu après, il y eut une querelle entre les géants et le roi Dumbr, et
celui-ci ne voulut pas risquer son fils Bârôr dans cette guerre. Il le fit
transporter au sud en Norvège, aux montagnes qui s'appellent Monts de
Dofri. Régnait là l'habitant des rochers qui est nommé Dofri5 . Il fit bon
accueil à Dumbr. Il y avait la plus grande amitié entre eux. Dumbr cher
chait un père adoptif pour son fils, et Dofri l'accepta6• Bârôr avait alors
dix hivers. Puis Dofri habitua Dumbr à toutes sortes d'exercices phy
siques et à la généalogie et à l'assaut d'armes, et il n'est pas certain qu'il
ne lui apprit pas la sorcellerie et la magie si bien qu'il fut et capable de
prédire et très savant7, car Dofri était versé en cela. Tout cela était appelé
«arts» en ce temps-là par les gens qui étaient importants et de haute
naissance, car on ne connaissait alors rien du vrai Dieu, là-bas dans l'hé
misphère nord.
Dofri avait une fille qui s'appelait Flaumgerôr. C'était la plus grande
des femmes et d'allure fort hardie, quoique pas bien belle. Toutefois, elle
était humaine par sa famille maternelle, et sa mère était morte alors. Ils
étaient là à trois en tout dans la grotte. Bârôr et Flaumgerôr se plurent
bien l'un à l'autre, et Dofri n'y trouva rien à redire. Quand Bârôr eut
treize hivers, Dofri lui donna en mariage sa fille Flaumgerôr. Ils restèrent
là avec Dofri jusqu'à ce que Bârôr eut dix-huit hivers.
Il se fit, une nuit que Bârôr était dans son lit, qu'il rêva qu'un grand
arbre surgissait dans l'âtre de son père adoptif, Dofri. Il déployait des
branches dans toutes les directions et il poussait si vite qu'il atteignit le
plafond de la caverne puis le transperça. Ensuite, il devint tellement grand
qu'il pensa que ses boutons couvraient toute la Norvège. Toutefois, il
poussait sur l'une de ses branches le plus beau des boutons, quoique
toutes les branches fussent pleines de fleurs. Une des branches était cou
leur d'or. Ce rêve, Bârôr l'interpréta ainsi: dans la caverne de Dofri vien
drait un homme d'ascendance royale, il y grandirait et ce même homme
5. Ce texte prodigue les synonymes pour «géant». Nous avons ici bergbûi, «celui qui
habite les rochers» qui étaient, en effet, le lieu de résidence préféré des géants. Pour Dofri,
il figure aussi dans la Kjalnesinga saga où il passe pour le père adoptif de Haraldr à la Belle
Chevelure.
6. Voirfôstr*.
7. Voir fjolkynngi*.
Saga de BdriJr 6j5
2.
grand et fort. Il avait les cheveux et t, peau noirs, et quand il eut vieilli, ce
fut le plus injuste des hommes 1 3. Peu après mourut Mjoll, sa mère, et Por
kell prit femme et épousa Eygerôr Ûlfsdôttir du Halogaland. La mère
d'Eygerôr était Pôra, fille de Mjoll fille d'Ànn le Courbeur d'Arc 1 4.
Porkell alla loger en Halogaland et se trouva dans le voisinage de Barôr,
son frère. Ils habitaient dans le fjord de Skjalpti 15 , dans le nord du
Halogaland.
Peu après, les frères s'en furent au nord au-delà de la Dumbshaf et brû
lèrent dans sa maison Harôverkr le Fort et trente purs avec lui. Ensuite,
Barôr ne se fia pas à s'établir là. Ils revinrent chez eux dans le Skjalpti et y
habitèrent jusqu'à ce que le roi Haraldr l'Ébouriffé 16 prenne le pouvoir en
Norvège. Lorsqu'il eut accompli cette besogne, il devint si puissant et
ambitieux qu'il n'y avait pas d'homme entre le Raumelfr au sud et Finna
bu au nord qui eût le pouvoir de ne pas lui verser de tribut, non plus que
parmi ceux qui brûlaient du sel ni ceux qui travaillaient aux champs 17 •
Quand Barôr apprit cela, il estima qu'il n'échapperait pas plus à cette
charge que les autres. Il préféra abandonner parents et terre natale plutôt
que de vivre sous un pareil joug, dont il apprenait que le tout-venant y
était soumis. Il eut envie alors de chercher d'autres pays.
3.
13. Remarquons d'abord que cette caractérisation n'est pas péjorative dans cette culture
qui admirait la trempe de caractère avant tout. En second lieu, ce Svaèli est mentionné
dans d'autres sources.
14. Lequel a droit à une saga légendaire célèbre.
15. Il se peut que ce fjord, mentionné dans d'autres sources, soit le Saltenfjord au sud
de Bodo, en Norvège.
16. C'est un autre surnom de Haraldr à la Belle Chevelure.
17. Le Raumelfr est un fleuve et cette mention dénote, de la part de l'auteur de la pré
sente saga, une bonne connaissance des sagas de Haraldr. Pour Finnabu, il y a de grandes
chances pour qu'il faille comprendre le Finnmark, dans le nord de la Norvège, donc. Lex
pression « brûler du sel» ne doit pas surprendre: l'une des ressources des Norvégiens de
cette époque était de brûler les algues dont les cendres servaient de sel.
18. Il est dit dans le Livre de la colonisation de !1slande, qu'un certain Gnupa-Barôr fils
de Heyangrs-Bjorn colonisa le Barôardalr puis le Fljôtshverfi. On le mentionne également
dans Reykdœ!a saga et dans Njâls saga.
Saga de Bdrôr 637
19. Comme toujours dans ce type de sagas, la plus grande fantaisie règne dans les noms
propres. Kneif est attesté ailleurs comme surnom, skinnbrôk (Braies de Peau) doit bien
aussi être un sobriquet. Le texte explique lui-même skinnvejja.
20. Ce type de portrait est très rare. Il est clair que l'auteur s'amuse!
21. Alfarinn fils de Vâli est connu du Livre de la colonisation de l1slande. Ketilr{ôr et
Viglundr sont les deux personnages principaux de la Saga de Viglundr. Viglundr était
poète (scalde).
22. Deux remarques: la centaine germanique ancienne (hundrarf) valait cent vingt, il
peut donc s'agir ici de soixante et non de cinquante. D'autre part, le texte utilise le terme
dœgr qui signifie 24 heures.
638 Sagas légendaires islandaises
4.
Barôr Dumbsson accosta dans un passage sur la côte sud qu'ils appelè
rent Djûpal6n. Là, Barôr débarqua avec ses hommes et lorsqu'ils arrivèrent
23. Snjo- et sn12r s'équivalent et signifient tous les deux: «neige». Nes = « cap».
24. Un peu de vocabulaire:fl.jot= «fleuve»; dalr= « vallée»; d =«rivière»; brekka= «pente».
25. Gai est le nom ancien d'un mois qui allait de la mi-février à la mi-mars.
26. Le texte est beaucoup plus précis et dit qu'ils trouvèrent de l' equisetum hyemale, une
sorte d'herbe donc, peut-être du saxifrage.
27. Gata = «route», «chemin», aujourd'hui «rue».
28. On ne connaît pas de femme à ce Bârôr-là qui se serait appelé Herpruôr. Lauteur
doit confondre avec l'autre Bârôr, le fils de Dumbr.
29. Une bataille que livra, en Norvège, le célèbre roi Hâkon Adalsteinsf6stri, vers 960.
30. Beaucoup de ces personnages sont mentionnés dans d'autres sources. On ne sait
ttop ce que signifie le surnom kogr.
Saga de BdrrJr 639
à une grande caverne, ils offrirent un sacrifice pour avoir bonne chance3 1.
I..:endroit s'appelle maintenant Trollakirkja. Puis ils mirent leur bateau au
mouillage dans une baie. Ils étaient allés là faire leurs besoins et les excré
ments furent rapportés par les vagues dans cette baie, aussi l'appelèrent-ils
Dritvik32 . Puis ils allèrent explorer le pays et lorsque Barôr arriva à un petit
promontoire, la serve Kneif lui demanda de lui donner ce promontoire, et
c'est ce qu'il fit, de sorte que l'endroit est appelé maintenant Kneifarnes33 .
Barôr trouva alors une grande caverne et ils y restèrent un moment.
Ils eurent \'impression que l'on répondait à tout ce qu'ils disaient, parce
qu'il y avait un puissant écho34 dans cette caverne. Ils appelèrent cet
endroit Si:inghellir3 5 et tinrent là tous leurs conseils, maintenant cette
habitude tout le temps que Barôr vécut. Puis Barôr s'en fut jusqu'à ce qu'il
arrive à un étang. Là, il se déshabilla complètement et se baigna dans cet
étang, on appelle maintenant cet endroit Barôarlaug36. À peu de distance
de là, il bâtit une grande ferme et la nomma Laugarbrekka: il y habita un
moment.
Vint en Islande avec Barôr un homme qui s'appelait Sigmundr. Il était
fils de Ketill pistill, qui colonisa le l>istilsfjordr. Sa femme s'appelait Hildi
gunnr. Ils furent à Laugarbrekka chez Barôr.
l>orkell Rauôdfeldsson colonisa la terre qui s'appelle Arnarstapi.
Skji:ilôr habita à Tri:id. Mais Gr6a, sa femme, ne se plut pas avec lui à cause
du caractère qu'elle avait; parce qu'elle se trouvait trop bonne pour lui,
elle s'en fut dans une caverne, la déblaya de sorte que cela fü une grande
caverne et s'y établit avec ses propriétés, si bien qu'elle n'eut pas d'autre
résidence tant que Skjolôr vécut. Lendroit fut appelé Gr6uhellir37. Après
la mort de Skjolôr, l>orkell Enveloppé de Peau demanda Gr6a en mariage.
Avec l'aide de Barôr, son parent, il l'épousa et ils habitèrent ensuite à
Dogurôara.
31. On est en droit de penser que l'auteur cherche à faire de la prétendue reconstitution
historique. Il parle de blôt*, ce qui est, en effet, l'un des probables rites païens de la religion
scandinave ancienne. Le nom Trollakirkja qui va suivre («église des trolls») irait dans le
même sens.
32. On notera d'abord qu' excréments humains se dit dlfreki: «ce qui chasse les alfes
(dlfr*) », ceux-ci étant des esprits surnaturels de caractère plutôt maléfique. Ensuite, que
drit = « excréments» également. Une scène assez identique figure dans la Saga de Snorri le
Goôi, chap. 4.
33. «Cap de Kneif».
34. Remarquons qu' «écho» se dit «langue des nains» (dvergmdl) en vieux norois. Ce
passage est une sorte de somme en matière de surnaturel païen!
35. «Caverne qui chante».
36. «Bain de Bârôr ». Laugarbrekka = «Faille (ou Pente) du bain».
37. «Caverne de Grôa».
640 Sagas légendaires islandaises
5.
I>orkell Rauôdfeldsson eut deux fils de sa femme. Lun s'appelait Salvi
et l'autre Rauôfeldr, d'après le père de I>orkell. Ils furent élevés à Arnar
stapi et ce furent des hommes prometteurs. Les filles de Barôr grandirent
à Laugarbrekka, toutes deux grandes et belles. Helga était l'aînée. Les fils
de I>orkell et les filles de Barôr jouaient ensemble en hiver sur la glace qui
couvrait les rivières du voisinage et qui s'appellent Barnaar. Ils jouaient
longtemps joyeusement et avec grande ardeur. Les fils de I>orkell vou
laient commander parce qu'ils étaient plus forts, mais les filles de Barôr ne
voulaient pas se laisser dominer si elles le pouvaient.
Il se fit qu'un jour, ils étaient en train de jouer et il y eut compétition
entre Rauôfeldr et Helga. Il y avait des blocs de glace sur la mer ce jour-là.
Le brouillard était épais. Ils jouaient tout au bord de la mer. Rauôfeldr
poussa alors Helga dans la mer sur un bloc de glace dérivant. Il y avait un
1. Heureuse serais-je
si je pouvais voir
Bûrfell et Bali,
les deux Lôndrangir,
Adalpegnshôlar
41. Selon le Livre de la colonisation, il manque un chaînon: Ûlfr, qui est père d'Asvaldr.
42. Ce passage, évidemment, est intéressant. Il recoupe, si l'on veut, les sagas dites du
Vinland (La Saga d'Eirikr le Rouge et la Saga des Groenlandais). Si l'on tient que Bârôr est
arrivé en Islande en 874, il n'est guère possible qu'il ait connu Eirîkr le Rouge et ce dernier
n'aurait pu coloniser le Groenland « un hiver plus tôt». Eirikr est arrivé au Groenland, pour
la première fois, en 981 ou 982 et a entrepris de cc Ioniser ce pays en 985 ou 986. On sait
que Leifr le Chanceux est censé avoir découvert l'Amérique (Terre-Neuve ou le Labrador,
cf Régis Boyer, Islande, Groenland, Vinland; essai sur le mouvement des Scandinaves vers
l'ouest au Moyen-Âge, Paris, Arkhê, 2001). Pour comprendre le surnom de Porbjorg, on se
rappellera que le knorr, qui était le bateau* viking normal, avait une proue relevée en arc.
43. Skeggi du Miôfjorôr est bien connu des sagas. Lexpression: « il était souvent en
voyages de commerce» convient parfaitement à un viking!
642 Sagas légendaires islandaises
et Ôndvertnes,
Heièlarkolla
et Hreggnasi,
Dritvfkrmol
devant les portes de mon père adoptif44.
44. Helga énumère ici les noms des lieux qu'elle aime en Islande. Cette strophe res
semble à une fula, genre poétique classé qui consiste à énumérer des noms.
45. Gjd =«crevasse».
46. Hamarr =«falaise», «rocher élevé».
Saga de Bdrôr 643
gisant un moment et Bârôr alla chez lui. I>orkcll s'était cassé l'os de la
cuisse dans leur lutte. Il se releva et se rendit en boitant chez lui. Puis on
pansa sa jambe et il guérit complètement. Il fut surnommé ensuite I>orkell
Jambe bandée.
Quand il fut guéri, il s'en alla de Snj6fellsnes avec tous ses biens et se
rendit vers l'est chez Hxrigr I>orkelsson. Sa mère était Hrafnhildr, fille de
Ketill hxngr47 de Hrafnista. Il avait colonisé tous les Rangarvellir et habi
tait Hof-du-bas. Sur le conseil de Ketill hxngr, I>orkell colonisa le pays
autour du I>rfhyrningr48 et habita là au pied de la montagne, côté sud. Il
est compté parmi les colonisateurs. Il avait fort la faculté de changer de
forme49 . Il eut de sa femme les enfants que voici: Borkr Homme à la
Dent Noire, père de Starkaôr d'en bas du I>rfhyrningr et Pomy qu'épousa
Ormr St6r6lfsson, et Dagrûn, mère de Bessi50.
6.
Bârôr fut tellement affecté par tout cela, ses démêlés avec son frère, la
disparition de sa fille, qu'il devint et taciturne et difficile à traiter, en sorte
qu'il n'était utile à personne après cela. On mentionne qu'un jour, il vint
parler à Sigmundr, son camarade51 , et dit: «Je vois qu'à cause de ma
famille et de ma peine, je ne suis pas de nature à traiter avec le commun,
aussi vais-je me chercher quelque autre parti. En raison de tes longs et
loyaux services auprès de moi, je veux te donner la terre d'ici, à Laugar
brekka avec la demeure qui lui appartient.» Sigmundr le remercia de ce
cadeau. À I>6rir Knarrarson, il donna la terre de Ôxnakelda et à I>orkell
Enveloppé de Peau, il donna Dogurôarâ, et il y eut grande amitié et
parenté entre eux, et cela se maintint toute la vie.
Après cela, Barôr s'en fut avec tous ses biens, et on pense qu'il a dû dis
paraître dans le glacier et qu'il y a habité une grande caverne, car il reve
nait plus à sa famille d'être dans de grandes cavernes que dans des
maisons: il avait été élevé chez Dofri dans les montagnes de Dofri. Il faut
47. Une fois de plus, tous ces personnages sont connus (voir plus bas la Saga de Ketill le
Saumon, p. 945). Ha:ngr est un saumon mâle.
48. Une montagne qui doit son nom, «Triangle•>, à sa forme.
49. Voir hamfor*.
50. Selon son habitude, l'auteur mêle les personnages probablement fictifs et d'autres,
authentiques semble-t-il. Le Starkaôr dont il est question ici intervient dans la Saga de
Njall le Brûlé et Ormr a droit à un pâttr spécial, Orms j,dttr Stôrô/fisonar, traduction fran
çaise dans Les Sagas-Miniatures, p. 331 sqq.
51. Voir ftlagi*.
644 Sagas légendaires islandaises
dire aussi qu'il ressemblait plus à un uoll qu'à des humains par la force et
la taille, aussi son nom fut-il allongé et il fut appelé Barôr Génie du Sn:r
fell parce que là, dans le cap, on le tenait pour un dieu tutélaire, on l'in
voquait en cas de besoin. Pour beaucoup, c'était un très grand génie52 •
Quand Barôr eut disparu, Sigmundr et Hildigunnr habitèrent à Laugar
brekka jusqu'à leur mort. Sigmundr est inhumé là sous un tertre. Il avait
trois fils. Lun était Einarr, qui habita à Laugarbrekka. Il épousa Unnr, fille
de Porir fils d'Àslakr de Langadalr. Leur fille fut Hallveig. l:épousa Por
bjorn Vîfilsson. Le second était Breiôr. Il épousa Gunnhildr fille d'Àslakr
de Langadalr. Leur fils fut Pormôôr qui épousa Helga fille d'Ônundr,
sœur de Hrafn le Scalde53. Leur fille fut Herpruôr qu'épousa Sîmun. Leur
fille fut Gunnhildr qu'épousa Porgils. Leur fille fut Valgerôr, mère de
Finnbogi le Savant de Geirshlîô. Le troisième s'appelait Porkell. Il épousa
Jôreiôr, fille de Tindr Hallkelsson54.
Après la mort de Sigmundr, Hildigunnr et Einarr, son fils, habitèrent
là. On disait que Hildigunnr était magicienne et pour cette raison, elle fut
assignée en justice par un homme qui s'appelait Einarr et était surnommé
Lôn-Einarr55. Celui-ci se rendit à Laugarbrekka avec six hommes et l'assi
gna pour magie, mais Einarr, le fils de Hildigunnr, n'était pas à la maison.
Il arriva alors que Lôn-Einarr venait de partir. Hildigunnr lui dit cette
nouvelle et lui mit une tunique qu'elle venait de faire. Einarr prit son bou
clier, une épée et un cheval de trait puis se mit à leur poursuite. Il creva
son cheval sur les rochers où Barôr Snaefellsass avait tué Pufa, la femme
de Svalr, et qui sont appelés Rochers de Pufa. Einarr parvint auprès de
grands rochers et c'est là qu'ils se battirent; quatre hommes de Lôn-Einarr
tombèrent et ses deux esclaves s'enfuirent. Les homonymes se battirent
longtemps. Certains disent qu'Einarr Sigmundarson invoqua Barôr pour
obtenir la victoire. Alors, la ceinture des braies de Lôn-Einarr se cassa, et
quand il la saisit, Einarr lui assena le coup de la mort56. Un esclave d'Ei
narr Sigmundarson qui s'appelait Hreiôarr courut après eux et vit, depuis
les Pufubjorg, les esclaves de Lôn-Einarr en train de courir. Il les poursui
vit et les tua tous les deux dans une baie. Lendroit s'appelle maintenant
52. Nous avons d'autres exemples, dans les sagas, de génies tutélaires logeant dans les
montagnes. On peut penser à une sorte d'esprit gardien, ou de divinité tutélaire, une sorte
d'équivalent païen d'un saint.
53. Qui est l'un des protagonistes de la Saga de Gunnlaugr Langue de Serpent. Voir la
traduction française chez Joseph K., Nantes, 1998.
54. Lequel est un personnage important de Heioarviga saga.
55. Voir Jjolkynngi*.
56.Tout cet épisode figure avec plus de détails dans la version dite « Sturlubok » du
Livre de la colonisation de !Jslande.
Saga de Bdrôr 645
Pra:lavik 57 . À cause de cela, Einarr lui donna la libert� et autant de terre
qu'il pourrait en prendre et enclore en trois jours" 8• I:cndroit s'appelle
Hreiôarsgerôi, et il habita là ensuite. Einarr habita Laugarbrekka jusqu'à
sa vieillesse et il est inhumé sous un tertre à peu de distance du tertre de
Sigmundr, son père. Le tertre d'Einarr est toujours couvert de verdure,
hiver comme été 59.
7.
Helga ne se plaisait pas chez son père. Elle s'en alla et ne s'attacha ni à
des humains, ni à des animaux, ni à des lieux de résidence. Elle était d'or
dinaire dans des cavernes et des collines. C'est d'après elle qu'est appelé le
Helguhôll61 , dans le Drangahraun, et beaucoup d'autres endroits s'appel
lent d'après elle en Islande. C'est elle qui prit quartiers d'hiver à Hjalli,
5 7. Littéralement: «Baie-des-esclaves».
58. Cette coutume semble en effet avoir existé. Gerôi, qui suit, s'applique à une clôture.
59. Ce phénomène, qui se retrouve dans plusieurs autres sagas, semble bien provenir de
la littérature hagiographique qui était traduite d'abondance en Islande à l'époque.
60. On se rappelle que je ne tente pas de tradnire littéralement. «Le donneur de col
liers», tout comme «le libéral d'or» sont «l'homme», ici Skeggi; il s'agit ici de kenningar,
sing. kenning*, ces figures de style convenu - des métaphores filées à deux termes au mini
mum réunis par la préposition «de», comme «le cheval de la mer» pour: «le bateau» -
qui étaient de rigueur en poésie scaldique. Signalons qu'il est très rare de rencontrer sem
blables effusions sentimentales dans ce type de poésie.
61. «Colline de Helga».
646 Sagas légendaires islandaises
8.
62. Voici de nouveau un passage passionnant qui en dit long sur les croyances popu
laires en Islande à l'époque des sagas. Guôrûn Gjûkadôttir est l'une des grandes héroïnes
du cycle héroïque de !'Edda poétique. Elle figure parmi les épouses de Sigurôr Fâfnisbani et
aussi d'Atli (voir plus haut la Saga des Volsungar, p. 80). Elle revient plusieurs fois dans les
sagas sans que l'on puisse dire pourquoi.
63. Il est très rare que des instruments de musique soient mentionnés dans nos textes
islandais médiévaux, surtout dans les sagas. La harpe, notamment, n'est mentionnée
qu'ici, dans une saga dite de saint et dans la Saga de Ragnarr aux Braies velues (ci-dessus
p. 177). Il faut certainement voir là une influence étrangère, la littérature de traductions
ayant été extrêmement abondante en Islande à l'époque. Il se peut aussi que harpa, mot
visiblement emprunté, s'applique à d'autres instruments à cordes, mais nous ne voyons
pas lesquels.
64. Le texte dit en fait: « un homme de l'Est», austma(}r. C'est en effet ainsi que les
Islandais désignaient les Norvégiens, qui vivaient nettement «à l'est» de leur île.
65. Voir fjolkynngi* et troll!.
66. Qui est une montagne dans le Sna:fell.
67. Voir hamfor*.
Saga de Bdrôr 647
que c'était un fameux marin. Alors que Hetta s'esquivait, elle dit: «Je vais
te revaloir la perte de bétail dont j'ai été cause et je te montrerai un lieu de
pêche où le poisson ne manque jamais si l' on s'y rend; ce n'est pas la peine
de rompre avec ton habitude d'être seul en bateau, comme tu en as cou
tume. » Elle déclama alors une vfsa:
68. Cette visa est particulièrement compliquée! Sans développer, je choisis de donner
Firôafjall qui est une montagne dans le Sn.efell. Noter que le Grîmssmiô existe toujours en
tant que lieu particulièrement poissonneux. On peut traduire le vers 6 comme je l'ai fait,
mais le sens n'est pas sûr, Frigg étant, au demeurant, la femme d'Ôôinn, non de I>6rr.
69. Grîmr est un nom bien connu d'Ôôinn. Fevoyez la note précédente, Frigg est la
femme du dieu. On pourrait, comme le suggère Bjarni Vilhjalmsson, l'éditeur islandais de
cette saga, lire Pror (encore un nom d'Ôôinn) à la place de I>6rr dans la vîsa 3, ce qui ferait
que tout l'épisode soit placé sous le signe de !'Ase aux corbeaux!
70. Le texte n'est pas clair: on ne voit pas pourquoi Ingjaldr, qui est dans son propre
bateau, devrait attendre. Voyez aussi vers la fin du présent chapitre, où Grîmr disparaît de
ce qui est le bateau d'Ingjaldr.
648 Sagas légendaires islandaises
alors Bârôr Sna:fellsâss pour qu'il l'aide. Ingjaldr se mit à avoir bien froid,
car le bateau prenait rapidement l'eau et chaque vague gelait en arrivant
dedans. Ingjaldr avait coutume de porter un grand manteau de peau,
lequel était là dans le bateau auprès de lui; il prit ce manteau et le tira sur
lui pour s'abriter; il s'estimait plus certain de mourir que de vivre.
Il arriva ce jour-là, à Ingjaldshvall, vers midi, que l'on vint à la lucarne
de la salle pour l'heure du repas et que l'on déclama d'une voix grave:
Les gens furent saisis, mais on tient pour vrai que c'est Hetta la sorcière
qui a dû déclamer cela, car elle espérait que, selon sa volonté, Ingjaldr ne
reviendrait jamais, comme elle en avait conçu le dessein.
Alors qu'Ingjaldr était à l'article de la mort, il vit un homme ramant
dans une barque. Il était en coule grise et avait une corde de peau de
morse autour de la taille. Ingjaldr pensa reconnaître Bârôr, son ami.
Celui-ci rama vivement vers le bateau d'Ingjaldr et dit: « Te voici en piètre
position, camarade, et ce serait grande merveille que toi, un homme intel
ligent, tu te laisses abuser par un monstre comme Hetta; viens avec moi
dans mon bateau si tu veux essayer de tenir la barre et moi, je vais ramer. »
C'est ce que fit Ingjaldr. Grfmr avait disparu du bateau lorsque Bârôr
arriva. On pense que ç'avait été Pôrr. Bârôr se mit alors à ramer bien fort,
jusqu'à ce qu'il atteigne la côte. Bârôr transporta Ingjaldr à la maison,
celui-ci était bien épuisé, mais il recouvra complètement la santé et Bârôr
retourna à son foyer.
9.
71. Le «monstre» dont il s'agit ici est une sorcière (flago*) ou une ogresse. Elle porte un
nom curieux sous ces deux formes: « Kolla de la Torfa », donc« Kolla de la rivière de Torf»
Saga de Bdrôr 649
méfaits, tant en vols qu'en meurtres d'hommes. Porir d'Ùxnakelda la
trouva tourmentant son bétail une nuit. Ils se précipitèrent l'un sur
l'autre aussitôt et luttèrent. P6rir découvrit bientôt que c'était une très
grande troll. Leur lutte fut à la fois rude et longue, mais pour finir, il lui
brisa l'échine et la laissa. morte, mais quand il se leva, il déclama une
vîsa:
Bien des gens disaient que Barôr devait encore avoir aidé Porir en cela,
car tous ses amis l'invoquaient s'ils se trouvaient dans quelque danger.
Souvent, Barôr circulait par le pays et arrivait en divers lieux. D'ordinaire,
il était équipé de telle sorte qu'il portait une coule grise et qu'il était ceint
d'une corde de peau de morse, une hallebarde à la main avec, à l'emman
chure, un fer long et épais72 . Il s'en servait toujours quand il allait par les
glaciers.
On mentionne que les frères, Barôr et Porkell, s'étaient rencontrés et
avaient pleinement fait la paix. Ils eurent ensuite maints démêlés et logè
rent ensemble dans le Brynjudalr, dans la caverne qui a été appelée depuis
Barôarhellir; ils ont tenu leurs jeux chez Eirîkr dans le Skjaldbreiô, à
Eirîksstadir. Se rendit là aussi, venant du nord, de Siglunes, Lagalfr, fils de
Petite Fille. Ils firent de la lutte, et ils étaient de force égale, Lagalfr et
Eirîkr, mais auparavant, Eirîkr avait battu Porkell Jambe bandée; ensuite
Barôr et Eirîkr luttèrent et ce dernier tomba et se cassa la main. Lagalfr
était allé de chez lui aux jeux et il se rendit à la maison le soir73 . En cours
de route, il lutta avec un berger de Hallbjorn de Silfrastaôir, qui s'appelait
- et il existe une rivière portant ce nom qui forme une vaste cascade. D'autre part, il y a
une autre flagô, appelée Selkolla, dans la Saga du 1 rêtre Gudmundr le Bon, l'un des textes
de la Saga des Sturlungar. Un peu comme l'épisode qui concluait le précédent chapitre, le
récit qui va venir aura fait florès dans les contes populaires islandais.
72. Cette arme ressemble parfaitement à celle qui est décrite au chapitre 53 de la Saga
d'Egill fils de Grimr le Chauve, dans le recueil des Sagas islandaises.
73. Ce qui représente une distance considérable, qu'un homme ne saurait parcourir en
un jour.
650 Sagas légendaires islandaises
10.
74. Ce personnage au surnom obscur est bien connu. Qu'il suffise de dire que c'est le
frère du célèbre Gunnarr de Hlîôarendi, le héros inoubliable de la première partie de la
Saga de Njdll le Brûlé.
75. «Pôrisdalr» signifie «vallée de Pôrir».
76. Ces personnages figurent, cette fois, dans la Saga de Grettir le Fort.
77. Ce passage coïncide exactement avec le « Sturlubôk» du Livre de la colonisation de
l'Islande, chapitre 37 et renvoie aussi à la Saga des hommes de Holmr, ci-dessous p. 675.
78. Il s'agit du héros de la saga donnée juste après celle-ci dans le présent livre. Il n'y a
qu'ici, toutefois, qu'il soit appelé Hi:irôr le Meurtrier (Vîga-Hi:irôr).
Saga de Bdrôr 651
siégeait sur l'estrade; il fut très joyeux et offrit à Oddr de loger là. Il passa
là la nuit et fut bien traité.
Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure et ils se préparèrent
pour le voyage. Il faisait froid et il gelait fort, le ciel était clair et il y avait
de la neige poudreuse dans la montagne. l>orkell était à pied mais Oddr
chevauchait. Ils se dirigèrent vers la montagne, l>orkell marchant devant.
Mais lorsqu'ils parvinrent dans la montagne, il se fit une grande obscurité
avec de la neige en bourrasques, sur quoi le vent se mit à souffler et il y eut
une grande tourmente. Ils allèrent longtemps jusqu'à ce qu'ils arrivent
loin dans la montagne. Alors Oddr marcha et l>orkell mena son cheval. Et
au moment où il s'y attendait le moins, l>orkell disparut dans la tour
mente en sorte qu'il ne sut ce qu'il était advenu de lui. Il faisait à la fois
venteux et glacé, le sol était escarpé et glissant. Il erra longtemps sans
savoir où il allait. Et peu après, Oddr s'aperçut qu'un homme marchait
dans l'obscurité, en coule grise et avec une grande hallebarde. Il en faisait
sonner la pointe contre le glacier. Quand ils se rencontrèrent, Oddr
reconnut Barôr Sn:rfellsâss. Ils se saluèrent et se demandèrent les nou
velles générales. Barôr lui demanda de l'accompagner. Ils ne marchèrent
pas longtemps qu'ils ne furent arrivés dans une grande caverne puis dans
une caverne adjacente où il faisait clair. Y siégeaient des femmes plutôt
grandes quoique décentes. On ôta ses vêtements à Oddr et on lui offrit la
meilleure hospitalité. Il passa Jol là, bien traité en tous points. Il n'y avait
là que les gens de la maison de Barôr.
Des filles de Barôr, c'était l>ordis qui plaisait le plus à Oddr, et c'était
avec elle qu'il parlait le plus. Barôr découvrit vite cela et ne s'en formalisa
pas. Il offrit à Oddr de passer là l'hiver et Oddr accepta. Puis Barôr se prit
d'affection pour Oddr et lui enseigna la jurisprudence cet hiver-là. Il fut
ensuite déclaré plus versé dans la connaissance des lois que les autres 82.
Quand Barôr trouva que l>ordis et Oddr s'aimaient83, il demanda à
Oddr s'il voulait épouser l>ordis. Oddr dit: « Il n'y a pas à cacher que j'ai
plus de désir d'elle que de toute autre femme; pour dire la vérité, si tu
veux me la donner en mariage, je ne refuserai pas.» Il fut résolu que Bârôr
marierait l>ordis, sa fille, à Oddr et qu'il lui donnerait en dot de rares tré
sors. Bârôr devait se rendre pour la noce chez Oddr à Deildartunga et y
amener la mariée. Puis ils se quittèrent en termes fort amicaux. Oddr s'en
82. Comme la majorité des personnages de ce récit, Oddr intervient dans bon nombre
d'autres sagas. Ce fut un chef et donc, il fallut bien qu'il fût versé dans la connaissance des
lois. Pourtant, on a fait remarquer qu'il fut plus injuste que vraiment équitable.
83. Le texte die littéralement - et joliment - : « que les esprits de Pôrdir et d'Oddr
allaient ensemble».
Saga de Bdrôr 653
fut chez lui et se prépara pour la fête. Et au jour dit, Barôr arriva avec la
mariée à Tunga, avec dix personnes. Étaient là t>orkell Jambe bandée avec
son frère et Ormr le Fort, son gendre. t>orkell Enveloppé de Peau était
aussi avec Barôr, et Oddr lui fit très bel accueil. Étaient là également
lngjaldr de Hvall et t>6rir Knarrarson, un ami de Barôr, Einarr Sigmun
darson de Laugarbrekka et quatre autres hommes, qu'on ne connaissait
pas. Beaucoup d'invités étaient déjà là: Torfi Valbrandsson, parent par
alliance d'Oddr, Illugi le Noir et Geirr le Riche de Geirshliô, Arngrîmr le
goôi de Norôtunga. Étaient là aussi Galti Kjolvararson, parent d'Oddr, et
beaucoup d'autres hommes. Il ne se passa rien de notable pendant la fête.
Puis chacun s'en fut chez soi.
Les amours d'Oddr et de t>6rd{s furent excellentes. Ils restèrent
ensemble trois hivers. Alors, t>6rdîs mourut et ils n'avaient pas d'enfant.
Oddr considéra cela comme un très grand chagrin. Ensuite, il épousa
J6runn fille de Helgi; leurs fils furent t>orvaldr qui mena l'incendie de
Blund-Ketill, et t>6roddr qui épousa J6füôr Gunnarsd6ttir. Les filles
de Tungu-Oddr84 et de J6runn furent t>ur{ôr qu'épousa Svarthofoi,
J6frîôr qu'épousa Porfinnr Sel-t>6risson, Htingerôr qu'épousa Svertingr
Hafr-Bjarnarson, et Hallgerôr qu'épousa Hallbjorn, fils d'Oddr de Kiôja
berg. Kjolvor était sœur de la mère de Tungu-Oddr, mère de t>orleifr,
mère de t>udôr, mère de Gunnhildr qu'épousa Kolli et de Gltimr, père de
t>6rarinn, père de Gltimr de Vatnsleysa85 .
JI.
87. « Helgi le Scalde», sur le compte duquel il semble qu'ait existé une saga particulière,
perdue aujourd'hui.
88. Cun des grands scaldes d'Islande. Son surnom ne doit pas surprendre: le serpent
avait la réputation d'être sage et savant.
89. En effet! il figure dans nombre de textes et a eu une saga à lui, qui a disparu.
90. Ces personnages sont bien connus de la Saga de Grettir le Fort.
91. Ce surnom (drâpastufr) est intéressant: une drâpa* était un type de poésie scal
dique, avec des règles propres (un«refrain» en particulier) composé à la louange de quel
qu'un; stufr peut être un«bout», un fragment, ou un genre de mètre.
92. Il y a ici un jeu de mots: gestr =« hôte»,«invité».
Saga de Bdrôr (,55
plut guère à Skeggi, mais il laissa Eiôr en décider. Gestr resta là l'hiver,
mais en fait c'était Barôr Snxfellsass. Il enseigna à Eiôr la jurisprudence et
la généalogie. Eiôr devint l'homme le plus versé dans la connaissance des
lois de sorte qu'il fut surnommé Eiôr à la Loi93 .
Pôrd{s, fille de SkeggiJ avait alors quinze hivers. Certains disaient que
Gestr l'avait séduite pendant l'hiver. En été, Gestr s'en alla et remercia
Eiôr de son hospitalité. Mais l'été passant, la taille de Pôrd{s grossit et en
automne, elle accoucha dans le buron94. C'était un garçon, beau et grand.
Elle aspergea ce garçon d'eau et dit qu'il serait appelé d'après son père: il
fut appelé Gestr. Le lendemain, une femme de grande taille vint au buron
et offrit de prendre le garçon pour l'élever. Pôrd{s accéda à sa demande.
Peu après, elle disparut avec le garçon. En fait, c'était Helga fille de Barôr.
Gestr grandit chez elle pour un temps.
Skeggi se soucia peu de Pôrd{s après cela et peu d'hivers ensuite, Porb
jorn fils de Grenjudr de Melar dans le Hrûtafjorôr demanda en mariage
Pôrd{s fille de Skeggi, et elle lui fut donnée. Porbjorn établit alors une
ferme à Tunga, au-delà de Melar, à l'endroit qui fut appelé ensuite Grxna
myrartunga. Ils n'étaient pas ensemble depuis longtemps qu'ils eurent
deux fils. Laîné s'appelait Pôrôr et le plus jeune Porvaldr. C'étaient tous
les deux des hommes prometteurs par la taille et toutes les capacités,
quoique Pôrôr l'emportât de loin. Porbjorn devint un homme riche de
bétail sur pied de sorte qu'il avait en sa possession cinq cents moutons.
12.
93. Il intervient dans diverses sagas, mais il n'y porte pas ce surnom.
94. Je rends ainsi le mot selr qui désigne la demeure temporaire où, en été, hommes et
bêtes transhument.
95. Ces personnages interviennent dans de très nombreuses sagas, comme la Saga du
combat sur la lande, la Saga de Grettir le Fort, la Saga des Chefi du Val-au-Lac, la Saga des
Frères jurés.
656 Sagas légendaires islandaises
Un soir, I>ôrdfs était au ruisseau et se lavait les cheveux; arriva là, alors,
Helga Barôardôttir avec Gestr qui avait douze hivers. Elle dit: « Voici ton
fils, I>ôrdfs, et il n'est pas certain qu'il aurait grandi davantage s'il avait été
chez toi.» I>ôrdis demanda alors qui elle était. Elle dit s'appeler Helga et
être fille de Barôr Snxfellsass - « et nous avons été en maints lieux, Gestr
et moi, car mon foyer n'est pas en un seul endroit; je veux pourtant te dire
que Gestr et moi sommes frère et sœur; Barôr est notre père à tous deux.»
I>ôrdfs dit que cela n'était pas invraisemblable. Helga ne resta pas là, elle
s'en alla tout de suite, mais Gestr resta auprès de sa mère. Il était à la fois
grand et beau, il avait la taille des gens âgés de vingt hivers. Il passa l'hiver
suivant à Tunga. Alors Barôr, son père, vint le trouver et l'emporta chez
lui à Snxfellsjokull. Barôr avait apporté à I>ôrdis de beaux habits de
femme. Gestr grandit chez son père qui lui enseigna tous les arts qu'il
connaissait. Gestr devint si fort qu'il n'avait pas son pareil parmi ceux qui
vivaient alors.
13.96
96. Si l'on soutient cette théorie, on peut dire que c'est ici que commence une seconde
saga qui serait la*Saga de Gestrfils de Bdrilr. Je ne le crois pas, tant pour des raisons stylis
tiques que pour la substance même du récit.
97. Il entre une idée de «veuve» dans le surnom de Guôrûn. Elle pourrait avoir été
veuve d'un certain Knappr, inconnu d'autre part.
98. Nous voici de nouveau en pleine légende. Surtr est le nom du géant qui présidera
aux Ragnarok (son nom signifie «noirci par le feu») et qui était censé résider dans les
cavernes (hellir) de Surtshellir, une des merveilles naturelles de l'Islande, qui se visite tou
jours.
99. Glamr et Amr sont donnés pour des noms de géants dans J.',Edda de Snorri.
Saga de Bdrôr 657
Les sièges avaient été disposés, à Hundahellir, de tdlc sorte que vers le
fond de la salle, à mi-banc, siégeait Guôrun Knappckkja; d'un côté, elle
avait Jôra de Jôrukleif et de l'autre côté, Helga Bârôardôttir; on n'en men
tionne pas d'autres.C'était Hît qui servait les invités. Dans le haut-siège 100
siégeait Barôr Sna:fellsass, sur le long banc, et vers l'entrée à partir de lui,
Guôlaugr de Guôlaugsh6fôi, tandis que de l'autre côté, siégeaient Gestr
Barôarson, puis Kalfr et Porkell Enveloppé de Peau. En face de fürôr sié
geait Surtr des Fitjar et, en remontant vers le fond, Kolbjorn de Breiddalr,
puis Glamr et Âmr, et en revenant vers la porte, Geirr et Gapi. On monta
alors les tables et on y apporta la nourriture plutôt en abondance 101 • On y
but sans contrôle de sorte que tous perdirent tout bon sens. Quand le repas
fut achevé, les géants et Hît demandèrent ce que Barôr voulait comme
amusement, déclarant qu'il devait gérer la maisonnée. Barôr demanda
alors que l'on joue au skinnleikr102. Barôr, Surtr, Kolbjorn, Guôlaugr et
Gljufra-Geirr se levèrent alors et jouèrent au skinnleikr des coins. Ils ne se
ménagèrent guère, pourtant, il fut clairement visible que Barôr était le plus
fort bien qu'il fût vieux. Ils avaient une grande pelisse d'ours en guise de
peau, ils l'entortillèrent et se la jetèrent entre eux quatre mais il y en avait
qui restait en dehors et qui devait atteindre la peau. Il ne faisait pas bon se
trouver devant leurs coups. La plupart s'étaient mis debout sur les bancs,
sauf Gestr: il était resté tranquillement assis à sa place. Alors que Kolbjorn
était dehors, il voulut prendre la peau à Barôr et bondit sur lui assez vive
ment. Ce que voyant, Gestr fit un croc-en-jambe à Kolbjorn de sorte que
le géant s'effondra aussitôt contre la paroi rocheuse, si rudement qu'il se
brisa le nez. Il fut inondé de sang. Il y eut du tumulte et de violents affron
tements. Kolbjorn voulut se venger de Gestr. Barôr dit qu'il ne servirait à
personne de créer des ennuis dans les demeures de Hît, son amie - « alors
qu'elle nous a invités affectueusement». Il fallut donc en passer par la
volonté de Barôr, mais Kolbjorn fut fort mécontent de ne pouvoir se ven
ger.Chacun se rendit chez lui. Il apparut, une fois encore, que tous les géants
avaient peur de Barôr. Lorsqu'ils se quittèrent, quand Gestr s'en alla, Hît lui
donna un chien 103 qui s'appelait Snati, très grand. Il était de couleur grise.
Ce chien était d'un très grand secours en raison de sa force et de sa sagesse.
Elle dit qu'il était meilleur au combat que quatre hommes faits. Puis Barôr
s'en fut chez lui et lui et Gestr restèrent ensemble pour un moment.
14.
amis et parents, car il est bien probable qu'il ne nH.: sera pas donné par le
sort de revenir.» Puis les frères se quittèrent. Porvaldr prit le chemin
convenu, il arriva à la maison le soir sans avoir trouvé les moutons. De
Pôrôr, il faut dire qu'une fois que les frères se furent quittés, il avança dans
la vallée dans l'intention de l'explorer jusqu'au bout. Quand il eut marché
un moment, il se fit un brouillard si épais qu'il ne voyait nulle part. Alors
qu'il s'y attendait le moins, il s'aperçut qu'un homme était près de lui dans
le brouillard. Il se dirigea dans cette direction et en s'approchant, il vit que
c'était une femme. Elle lui parut belle et bien mise et pas plus grande que
la moyenne. Mais lorsqu'il pensa l'atteindre, elle disparut si vite qu'il ne
put voir ce qu'il était advenu d'elle dans le brouillard. Après cela, Pôrôr
prit le long de la vallée et il ne fallut pas longtemps pour qu'il entende
dans l'obscurité un grand vacarme: avant qu'il s'en rende compte, il vit un
homme, si l'on peut appeler cela ainsi. Cet homme était de grande taille
et énorme; il avait le dos courbé et les genoux arqués. Son visage était laid
et tellement hideux qu'il estima n'en avoir jamais vu de pareil, il avait le
nez brisé en trois endroits et il portait trois grandes protubérances. À
cause de cela, il avait l'air recourbé trois fois comme la corne d'un vieux
bélier. Il tenait à la main un grand bâton de fer. Lorsqu'ils se rencontrè
rent, cet ennemi salua Pôrôr par son nom. Pôrôr lui rendit ses salutations
et demanda quel était son nom. Il déclara s'appeler Kolbji:irn et régner sur
cette vallée. Pôrôr demanda s'il avait aperçu les moutons de son père.
Kolbji:irn dit: « Il n'y a pas à dissimuler que c'est moi qui ai provoqué la
disparition des moutons de ton père. Il est arrivé ce que j'aurais voulu,
qu'il s'est tourné vers toi pour cette recherche, et d'ailleurs, as-tu rencon
tré quelqu'un depuis que tu es parti de chez toi, quelqu'un d'autre que
moi?» Pôrôr déclara qu'en vérité, il avait vu une femme mais qu'il ne lui
avait pas parlé - « parce qu'elle a disparu plus vite que je ne le pensais.
- Ça a dû être, dit Kolbji:irn, Sôlrûn, ma fille. Je t'offre à présent de
choisir si tu préfères perdre les moutons de ton père et n'en ramener
aucun, car certains de tes parents ne me plaisent pas fort, ou autrement,
nous nous mettons d'accord et je te donne en mariage Sôlrûn, ma fille; et
alors, les moutons te reviendront.»
Pôrôr dit: « Mes parents trouveront que c'est passer rapidement mar
ché de ma part, mais l'impression que j'ai eue de cette femme est que ce
ne serait pas un mauvais mariage si elle épousait un vaillant homme.
- Ce parti ne serait pas accessible à tout le monde, dit Kolbji:irn,
mais je ne voudrais pas refuser à ma fille un bon mariage.»
Il se fit que Kolbji:irn fiança à Pôrôr sa fille Sôlrûn en stipulant que,
dans un délai d'un demi-mois, il célébrerait la noce chez Kolbji:irn; dit
que son foyer se trouvait dans la caverne qui est à Brattagil, lui demanda
660 Sagas légendtJires islandaises
15.
l>6rôr dit à I>orvaldr, son frère: « Veux-tu, parent, venir avec moi à ma
noce?» I>orvaldr dit: «Je pense que tu es voué à mourir si tu veux te
remettre aux mains de sorcières 104 ; mais même si je savais d'avance ne pas
revenir, je préférerais t'accompagner que de rester à la maison, si tu devais
mourir là; j'irai certainement si tu as résolu de trouver Kolbjorn.»
Ils se préparèrent pour ce voyage et pénétrèrent dans le Hrutafjarôar
dalr, jusqu'à ce qu'ils trouvent une grande caverne; là, ils entrèrent, le lieu
était à la fois puant et froid. Quand ils eurent siégé un moment, un
homme de grande taille entra dans la caverne, accompagné d'un chien
étonnamment grand. Ils lui demandèrent son nom. Il déclara être invité
là 105. « Es-tu, J:>6rôr, dit-il, venu assister à ta noce?» Il dit que c'était vrai.
« Veux-tu, dit Gestr, que je sois ton invité, que j'assiste à ta fête ainsi que
mon chien?
- Il me semble à te voir, dit I>6rôr, que je pourrais obtenir assistance
de toi, quel qu'en soit le besoin, et j'accepterai.
106. C'est un motif rebattu des contes et légendes populaires que ces fiancées attachées
par les cheveux au dossier de leur chaise.
107. Dans le paganisme scandinave, la consommation de la viande de cheval était abso
lument interdite.
662 Sagas légendaircs islandaises
16.
17.
110. Il a en effet régné de 995 à 1000 et aura été le grand convertisseur de son pays au
christianisme, mais il est douteux qu'un fils de colonisateur de l'Islande ait pu entrer dans
sa hirô.
666 Sagas légendaires islandaises
18.
La veille de J61, le roi siégeait sur son trône avec toute la hirô, chacun
à sa place. Les hommes étaient contents et joyeux parce que le roi était
des plus enjoués. Quand on eut bu un moment, un homme entra dans
la halle. Il était grand et hideux à voir, teint sombre et les yeux en
constant mouvement, barbe noire et nez long. Cet homme était coiffé
d'un casque, il était en broigne à anneaux et ceint d'une épée. Il avait un
collier doré et un épais anneau d'or à la main. Il entra rapidement dans
la halle et alla au trône du roi. Il ne salua personne. Les gens furent fort
effrayés à sa vue. Nul ne lui adressa la parole. Et lorsqu'il fut resté un
moment devant le roi, il dit: «Je suis venu ici de sorte que l'on ne m'a
rien offert venant d'un si grand personnage. Je serai d'autant plus libéral
que je vais offrir la possession des objets de prix que j'ai ici, à l'homme
qui osera me les prendre, mais il n'y a personne de tel ici.» Puis il s'en
alla, et il y eut une puanteur dans la halle. Tout le monde éprouva une
grande crainte à cette vue. Le roi ordonna aux hommes de rester tran
quilles jusqu'à ce que cette puanteur diminue et l'on fit ce que le roi pro
posait. Mais quand on regarda, beaucoup d'hommes gisaient comme à
demi-morts et évanouis, jusqu'à ce que le roi en personne vienne et
111. Il est clair que ce passage, dans un texte qui est visiblement dû à un clerc, est
convenu. On notera tout de même que le terme employé pour«religion», ici, est, confor
mément à la réalité, le mot siôr: «pratique», «culte».
112. Ici, nous avons le termegipta: «ce qui est donné par les Puissances».
113. Une sorte de petit baptême qui permettait aux païens d'avoir commerce avec les
chrétiens.
Saga de Bdrôr 667
récite des prières sur eux114• Tous les chiens de garde étaient morts, hor
mis Vîgi et Snati, le chien de Gestr ll5 .
Le roi dit: « Que penses-tu, Gestr: qui est cet homme qui est venu ici?»
Gestr dit: «Je ne l'ai jamais vu, mais mes parents m'ont dit qu'il y a eu un
roi appelé Raknarr et je pense l'avoir reconnu d'après leurs récits. Il a régné
sur le Helluland et beaucoup d'autres pays. Et lorsqu'il eut longtemps régné,
il se fit enterrer vivant avec cinq cents hommes sur le Raknarsloôi 1 16. Il a tué
son père et sa mère et beaucoup d'autres gens. D'après les récits que je tiens
d'autrui, je pense probable que son tertre funéraire est dans les contrées
inhabitées du nord de Helluland.» Le roi dit: «Je tiens pour probable que
tu dis vrai; ma prière, Gestr, est que tu ailles chercher ces objets de prix.
- Il faut appeler cela une mission dangereuse, sire, dit Gestr, mais je
ne me déroberai pas si vous équipez mon expédition selon ce que vous
estimerez nécessaire pour moi.»
Le roi dit: «Je vais y appliquer tout mon cœur pour que ton expédi
tion soit un succès.»
Puis Gestr se prépara. Le roi lui donna quarante souliers de fer fourrés
de duvet. Il lui remit deux sorciers 117 selon la prière de Gestr. Lui s'appe
lait Krokr et elle, Krekja118• Puis il lui remit pour l'assister le prêtre qui
s'appelait Josteinn. C'était un excellent homme et très estimé du roi.
Gestr déclara n'avoir pas besoin de lui. Le roi dit: « Il se révélera le
meilleur lorsque tu seras dans le plus grand besoin.
- Alors, pourquoi ne viendrait-il pas? dit Gestr. Tu prévois bien des
choses mais à voir cet homme, je ne crois pas qu'il sera utile s'il est mis à
grande épreuve.»
. Le roi donna à Gestr une sax* en disant qu'elle mordrait s'il en était
besoin. Il lui donna un linge en lui demandant de l'enrouler autour de soi
avant de pénétrer dans le tertre. Le roi fit don à Gestr d'une chandelle en
disant qu'elle s'allumerait d'elle-même si on la tenait en l'air - « car il va
faire noir dans le tertre de Raknarr, ne reste pas au-delà du moment où la
chandelle sera achevée, et alors, tout ira bien.» Gestr emmena des provi
sions pour trois semestres.
114. La puanteur tient au fait que nous avons à faire à un bergbui, un habitant des
montagnes, un géant, un mort.
115. Vigi est le chien du roi Ôlafr.
116. Y a-t-il une confusion avec le célèbre Ragnarr (loôbrok) qui vint mettre le siège
devant Paris en 845, sloô pouvant alors renvoyer à «flotte», puisque ce Ragnarr est inter
venu avec une nombreuse flotte?
117. « Sorcier» rend ici sejômaôr, «homme qui pratique le sejôr*».
118. Il s'agit certainement de noms fabriqués d'après les équivalents dans la Saga d'F,i
rikr le Rouge, soit Haki et Hekja.
668 Sagas légendaires islandaises
19.
Au printemps, ils s'en allèrent de là, chacun portant ses propres vivres.
Ils marchèrent d'abord entre ouest et sud-ouest. Puis ils prirent à travers le
119. Ce doit être la même chose que Dumbshaf, que nous avons rencontrée au cha
pitre 1.
120. Il y a de grandes chances pour que nous ayons affaire, ici, à Ôôinn en personne: il
est borgne, il est vêtu d'un grand manteau bleu, et parmi ses nombreux noms, il compte
Siôgrani ou Hrosshâ.rsgrani.
Saga de Bdrôr 669
20.
Gestr fit fracturer le tertre ce jour-là 122 . Le soir, ils avaient brisé la
valeur d'une lucarne dans le tertre, avec l'aide du prêtre, mais le lende
main matin, il était refermé comme avant. Ils fracturèrent le second jour,
mais au matin, c'était comme avant. Alors, le prêtre voulut veiller l'ouver
ture; il resta là route la nuit ayant auprès de lui de l'eau bénite et un cru
cifix. Lorsque l'on arriva vers minuit, il vit Raknarr chevauchant,
superbement vêtu; il pria le prêtre de l'accompagner, déclarant qu'il ren
drait son voyage excellent - « et voici un anneau que je veux te donner, et
un collier». Le prêtre ne répondit rien et resta tranquille comme devant.
Maintes merveilles lui apparurent, tant des trolls que des monstres, des
ennemis et des peuples de magiciens; certains se montrèrent bienveillants
mais certains le menacèrent, de sorte qu'il aurait préféré s'en aller, encore
plus qu'auparavant. Il crut voir là ses parents et amis, de même que le roi
121. Sans nous prononcer trop hardiment, il semble que l'auteur de cette saga voie le
Helluland à l'ouest du Groenland. Mais les sagas dites du Vinland tendraient à établir que
ledit Helluland serait la Terre de Baffin.
122. Violer un tertre funéraire est un motif classé des sagas, notamment légendaires.
670 Sagas légendaires islandaises
Ôlafr avec sa hirô, qui le priait de venir avec lui. Il vit également que
Gestr et ses compagnons se préparaient à partir et à se rendre ailleurs, ils
appelaient le prêtre J6steinn pour qu'il les accompagne et s'en aille. Le
prêtre n'y prêta pas attention et quelques merveilles qu'il vît ou de
quelque façon féroce que se comportent ces ennemis, ils n'approchèrent
jamais de lui à cause de l'eau dont il les aspergeait.
Vers le point du jour, toutes ces merveilles disparurent. Gestr et ses
hommes vinrent alors au tertre. Ils ne virent pas que le prêtre ait été
affecté tant soit peu. Ils firent alors descendre Gestr dans le tertre, le prêtre
et les autres tenant le câble. Il y avait cinquante toises jusqu'au plancher
du tertre. Gestr s'était enveloppé dans le linge qui lui venait du roi, et il
s'était ceint de sa sax. La chandelle, il l'avait à la main et il l'alluma dès
qu'il arriva en bas. Il regarda alors alentour par le tertre. Il vit le bateau
Sloôinn avec cinq cents hommes dedans. Ce bateau avait été si grand qu'il
ne pouvait avoir un équipage de moins d'hommes. On le disait aussi
grand que Gnoôin que commandait Àsmundr 123 • Gestr monta dans le
bateau. Il vit qu'ils étaient tous prêts à l'attaque avant que la lumière de la
chandelle les éclaire et alors, ils ne pouvaient pas remuer, ils roulaient les
yeux et soufflaient par le nez. Gestr leur trancha la tête à tous avec la sax
qui lui venait du roi, et elle mordait comme si on la brandissait dans l'eau.
Il pilla tous les ornements du dreki* et fit monter tout cela. Puis il se mit
à la recherche de Raknarr. Il découvrit alors un souterrain qui descendait.
Là, il vit Raknarr assis sur une chaise. Il était étonnamment hideux à
contempler. Cela sentait mauvais et il faisait froid. Il y avait un coffre sous
ses pieds, plein d'argent. Il portait un collier fort splendide et un gros bra
celet. Il était en broigne et avait un casque sur la tête, une épée à la main.
Gestr alla à Raknarr et le salua dignement comme s'il s'agissait d'un
roi, Raknarr s'inclina en réponse. Gestr dit: « Il se trouve et que tu es
renommé et que tu me sembles fort glorieux à voir. rai fait un long che
min pour te trouver. Tu me récompenseras comme il faut, et donne-moi
les excellents objets de prix que tu as possédés. Je proclamerai en maints
lieux ta générosité. » Raknarr tourna vers lui sa tête coiffée du casque.
Gestr prit celui-ci puis il lui enleva sa broigne, Raknarr étant des plus
accommodants. Tous les objets de prix, il les obtint de Raknarr hormis
l'épée, car lorsque Gestr s'en empara, Raknarr se leva d'un bond et se pré
cipita sur lui. On ne trouvait pas qu'il fût vieux ou tout roide. Était com
plètement consumée alors la chandelle qui venait du roi. Raknarr se fit
tellement troll que Gestr fut complètement abasourdi. Il estima que sa
mort était assurée. Se levèrent aussi tous ceux qui étaient dans le bateau.
Gestr trouva que c'était bien assez. Il invoqua alors à l'aide Bârôr, son
père, et peu après, il arriva, et il ne put rien faire. Les morts le maltraitè
rent si brutalement qu'il ne parvint pas à approcher. Alors, Gestr fit le
vœu auprès de celui qui a créé le ciel et la terre, d'adopter la foi que le roi
Ôlâfr prêchait s'il parvenait à sortir vivant du tertre. Il pressa ferme le roi
Ôlâfr de venir à son aide; si tant était qu'il le pût. Après cela, il vit le roi
Ôlâfr entrer dans le tertre avec une grande lumière. A cette vue, Raknarr
réagit de telle façon que toute force le quitta. Gestr attaqua si ferme que
Raknarr tomba à la renverse avec l'aide du roi Ôlâfr. Alors, Gestr trancha
la tête de Raknarr et la plaça près de ses fesses 124. Tous les morts s'assirent
à l'arrivée d'Ôlâfr, chacun à sa place. Cette besogne accomplie, le roi
Ôlâfr disparut de la vue de Gestr.
21.
124. Les contes populaires islandais attestent en effet que c'est là le meilleur moyen de
se débarrasser d'un revenant.
672 Sagas légendaires islandaises
père, venait à lui et disait: «Tu as mal fait d'avoir abandonné ta foi, celle
que tes ancêtres ont eue, et de t'être laissé forcer à changer de pratique en
raison de ta lâcheté 125 , et pour cela, tu vas perdre tes deux yeux.» Il saisit
alors plutôt brutalement ses yeux et disparut ensuite. Après cela, quand
Gestr se réveilla, il avait un tel mal aux yeux que ce même jour, ils furent
expulsés tous les deux. Puis Gestr mourut en blancs habits 126 . Le roi
estima que c'était une très grande perte.
22.
129. «Poutre du fer» est une kenning pour: «homme». Le «heaume de terreur» est,
selon une tradition héroïque attestée dans !'Edda poétique, la coiffure que portait le célèbre
dragon Fâfnir.
SAGA DES HOMMES DE HÔLMR
ou
SAGA DE HÔRDR FILS DE GRIMKELL
Cette saga figure avec la Saga de Bârôr dans le volume publié par Anacharsis, 'Jôulouse,
2007, p. 81-172.
1.
1. Ce thème, qui figure dans un grand nombre de sagas, semble bien être une invention
des auteurs de sagas. La démonstration a été faite que la très grande majorité des colonisa
teurs de l'Islande s'en allèrent en quête de terres, tout simplement.
2. Ces renseignements sont confirmés par le Livre de la colonisation de l1slande, ce qui
est un gage sûr d'authenticité. I:Orkadalr est en Norvège (dalr =«vallée»), la Grimsâ et la
Flokadalsâ sont des rivières(d =«rivière»). Sta/Jir =«les lieux». Le surnom de Bjorn peut
avoir quelque chose à voir avec l'or(«porteur d'or»?).
3. Eux aussi sont mentionnés dans le Livre de la colonisation, de même que dans
d'autres sagas.
4. Le surnom mûli pourrait signifier«museau».
5. En dépit des apparences, le portrait qui est donné ici de I>urîôr serait plutôt flatteur.
«Adroite de ses mains»: «bonne brodeuse».
680 Sagas légendairo islandaises
'>(,
L.
3.
11. Je laisse ce surnom tel quel en raison de son ambiguïté. On peut lire «femme du
forgeron», ou «femme-forgeron», mais il n'est pas dit que l>orvaldr soit forgeron. Peut
être entre-t-il une idée d'artifice dans ce terme. Cautre version du texte donne ici: «elle
était riche et n'était pas au goût de tout le monde».
12. Les gens érigeaient autour du ping, sur des fondations permanentes, des «baraque
ments» consistant en une toile de tente.
13. Je traduis ainsi le terme garpr qui correspondrait plutôt à notre «fier-à-bras». Il y a
peut-être de l'ironie implicite dans le propos.
14. Nom du mois qui commence fin août alors que l'on est à deux mois du début de
l'hiver.
682 Sagas légendaires islandaises
1. Le vieil ensanglanteur
des courroies de la broigne
a marié la manieuse d 'aiguille à Gdmkell;
voilà ce qu'apprit le féal;
l'amant des richesses
a pris plaisir et joie à la Njorun;
de peu de profit lui sera
ce vieillard, je crois 15.
Signy apprit donc quel parti elle aurait, et elle en fut fort mécontente.
Quand Torfi et Signy, le frère et la sœur, se rencontrèrent, il exprima son
mécontentement de ce mariage. « Il y a grand amour, dit-il, entre nous; il
ne me plaît pas que tu t' en ailles du district avec ton bien 16. » Elle répond:
« Je vois un bon moyen pour cela, frère; ne change pas ce mariage, je vais
te remettre par serrement de mains 17 tout mon bien, de telle sorte que tu
vas verser ma dot, telle que mon père l'a fixée, cela va certainement faire
vingt cents. Je veux te donner cela par amitié, sauf mes deux objets de prix
que j'estime le plus; l'un est mon excellent collier, l'autre, mon cheval,
Svartfaxi. » Torfi déclara que cela lui plaisait bien et il lui parla aimable
ment alors.
4.
15. On sait que la poésie scaldique est, en raison de ses nombreux procédés de facture,
la plus sophistiquée, la plus complexe et la plus élaborée qu'ait jamais enfantée l'Occident.
Je n'ai en aucun cas tenté de la rendre telle quelle, j'ai essayé de conserver quelques images
et de suivre le sens. Le premier vers s'applique à Valbrandr, « la manieuse d'aiguilles» est
Signy, le «féal» est Torfi lui-même, Njorun (une déesse ase) est Signy.
16. Lautre version de la même saga précise qu'il était cupide.
17. C'est l'opération bien attestée du marché conclu par serrement de mains.
Saga des hommes de Hofmr 683
passe jusqu'au Flôkadalr. Il suivit les traces laissées dans la rosée. Il trouva
le cheval, mort, sous un glissement de terrain, là, dans la vallée. Il prit le
harnais qu'il lui avait mis pour la nuit puis rebroussa chemin et dit à Signy
que son excellent cheval était mort et comment cela s'était passé. Elle
répond: « Voilà un mauvais présage et il ne fait pas bon le savoir. Je veux
faire demi-tour et ne pas aller davantage.» Kollr dit que ce n'était pas une
chose à faire et qu'il ne servirait à rien d'interrompre un pareil voyage
pour cette raison. Et il en fut de ce que Kollr voulait. Ils allèrent tous
ensemble et arrivèrent à Ôlfusvatn, Grimkell avait là beaucoup d'invités
d'office 18 . Le banquet fut des plus magnifiques. Il se déroula bien et
bravement.
Une fois le banquet écoulé, Kollr s'en alla ainsi que les autres invités,
mais Signy resta ainsi que sa sœur adoptive qui s'appelait I>ôrdîs, et Grîmr
le Petit. Grîmkell avait fait à Kollr d'excellents présents et lui parla amica
lement, mais le père et le fils furent tenus pour avoir manifesté leur mépris
puisqu'ils n'étaient pas venus à la noce. Il apprit aussi la strophe de Torfi
et ne pouvait rien y faire. Les rapports entre eux devinrent froids. Grim
kell était obstiné et Signy, réservée, et les relations entre eux étaient
froides parce qu'ils ne pouvaient avoir des amis ensemble, hormis Grimr
le Petit; il avait fait en sorte qu'il plaisait bien à tous les deux 19. La pre
mière année se passa ainsi.
5.
Au printemps, Gr{mr le Petit vint parler à Signy; il dit vouloir s'en
aller. «Je trouve difficile de m'interposer entre vous, dit-il, et d'ailleurs, le
mieux est de se séparer de sorte que de part et d'autre, on apprécie.» Signy
dit: « Parle d'abord de cela à Gr{mkell et prends son conseil, car alors ton
lot sera meilleur; je voudrais bien que tu obtiennes de meilleures condi
tions et j'estime qu'il est bien disposé envers toi.» C'est ce que fit Grîmr,
il parla au maître de maison; dit qu'il voulait s'en aller, si Grîmkell voulait
bien y consentir. Grîmkell répond: « Mon avis est que tu restes à la mai
son. Tu vas obtenir aussi de meilleures conditions qu'avant, car Signy a
grand besoin de toi et tu nous es nécessaire, à elle et moi, pour améliorer
18. Je choisis de traduire ainsi le termefyriboosmaor, littéralement: «les invités qui vien
nent avant (ou devant) les autres»; il s'agissait des parents, voisins et amis qui n'étaient pas
officiellement invités à la noce mais que l'usage était de convier aussi.
19. Lautre version de la saga ajoute ici: « Il leur fut donné d'avoir des enfants, ils eurent
un fils qui s'appela Kolr, et une fille, Guôriôr qu'épousa ensuite Kollr Kjallaksson. »
684 Sagas légendairrs islandaises
les différences entre nos caractères. ,, Et c'est ce que fit Grimr, il resta à la
maison cette année-là, et il plut bien à Grimkell et à Signy.
Mais au printemps, Grimr parla au maître de maison pour dire qu'il
voulait certainement s'en aller, mais Grimkell s'y opposa plutôt. «Alors,
demande en mariage, pour moi, Guôriôr Hognad6ttir, dit Grimr, si tu
veux que je reste chez toi. >> Grfmkell répond: «Te voilà bien difficile à
présent, car il y a grande différence entre vous, tu as peu de bien et Hogni
est un homme riche.» Grimr dit: «Tu peux bien en décider tout de
même.» Grimkell: «Je peux essayer.»
Il s'en va à Hagavik et on lui fait bon accueil. Il demande donc en
mariage Guôrfôr pour Grimr - « il faut dire de cet homme qu'il est sage et
apte à tous exercices. Il sera utile à l'entretien d'une demeure et accom
plira bien des choses, car cela convient ici, mais toi, tu te mets à vieillir
fort et il me semble qu'une telle alliance serait convenable pour toi. >>
Hogni répond: « Souvent, tu as recherché mon honneur plus qu'autre
chose, et c'est à la mère et la fille d'en décider surtout.» Grimkell déclara
qu'elles n'auraient pas besoin de donner beaucoup d'argent - « on ne four
nira pas davantage de richesses que tu ne le conseilleras toi-même pour ta
fille, de ma part, et j'ai bon pressentiment sur Grimr que ce sera un digne
homme.» Ce n'est pas la peine d'en parler longtemps: il se fit en conclu
sion de leur entretien que Grimr obtint Guôdôr. Leurs noces eurent lieu
à Ôlfusvatn et elles se passèrent bien. Leur ménage fut bon; ils passèrent
là l'hiver et de part et d'autre, on les aima bien.
Mais au printemps, ils voulurent s'en aller. Grimr le dit à Signy, mais
elle lui demanda de le dire à Grimkell, disant que tout irait pour le mieux
s'il cherchait son conseil. Il fit donc part au maître de maison du fait qu'il
voulait s'en aller. Gdmkell répond: «Lavis que je veux te donner, c'est
que c'est une chose convenable et je te laisse en décider, car tu seras un
homme prospère. >>
Grimr acheta au sud des Kluptir de la terre, qu'il appela Grimsstaôir, et
il habita là ensuite. Grimkell fournit à Grimr tous les biens domestiques
et Hogni paya pour la terre. Grimr amassa bientôt du bétail. Il avait deux
têtes de tout ce qu'il possédait. Il fut rapidement compté parmi les
meilleurs bœndr.
6.
ferme, mais elle ne trouva pas la fleur aussi grande qu'elle l'aurait voulu.
Elle dit ce rêve à I>6rd{s, sa sœur adoptive, laquelle l'interpréta ainsi:
Signy et Grimkell auraient un enfant qui serait grand et digne; elle
déclara penser que ce serait un garçon - « et beaucoup l' estimeront bien
en raison de son accomplissement, mais je ne serais pas surprise que ses
affaires ne fleurissent pas au mieux, avant la fin, en raison du fait que tu as
trouvé que ce grand arbre ne portait pas la fleur que tu aurais voulue, et il
n'est pas sûr qu'il obtienne grande affection de la part de la plupart de ses
parents.»
7.
20. En vertu du principe d'intertextualité cher aux sagas, Horôr n'est pas un inconnu:
il est mentionné dans le Livre de la colonisation de l1slande (H 17, S 32 et S 38) ainsi que
dans la Saga de Bdrôr (où il est appelé Vîga-Hiirôr Hiirôr le Meurtrier, plus haut p. 650).
21. Il faut prendre garde à ce passage qui, d'évidence, est tout imprégné d'influences
chrétiennes. On ne pense pas qu'il ait jamais existé de «temple» dans les pays du Nord à
l'époque païenne. Au plus, pour les grands sacrifices saisonniers transformait-on la pièce
principale en «temple», c'est-à-dire en pièce destinée à l'exécution des grands rites. Le
«sacrifice» principal était appelé blôt*, celui qui l'exécutait, blôtmaôr: ce serait le cas de
Grîmkell.
686 Sagas légendaires islandaises
La première fois ce jeune
convoiteur d'or point ne fut bon.
Pire sera chaque fois pour lui.
La pire pourtant sera la dernière 22 .
Grimkell était tellement fâché qu'il ne voulut pas que le garçon reste à
la maison. Il alla trouver Grimr et Guôriôr et leur demanda de prendre
Horôr et de l'élever24 • Ils déclarèrent qu'ils le feraient volontiers et le reçu
rent joyeusement, trouvant que c'était là un excellent envoi. Un hiver
auparavant, Grimr et Guôriôr avaient eu un fils qu'ils firent appeler
Geirr25 . Il fut de bonne heure grand et prometteur et bon en tous exer
cices, si ce n'est qu'il était dépassé en tout par Héirôr. Ils grandirent tous
les deux ensemble, et il y eut bientôt de l'affection entre eux.
Signy fut fort mécontente après cela, et Grimkell et elle furent d'évi
dence en moins bons termes qu'avant. Elle fit encore un rêve, elle voyait
un grand arbre, comme précédemment, avec de très grandes racines, et
qui portait une grande fleur. Sa sœur adoptive interpréta encore ce rêve
comme présageant une naissance entre son mari et elle, et ce serait une
fille, et elle laisserait une grande famille, puisque l'arbre lui paraissait avoir
force branches - « et là où il t'a semblé porter une grande fleur, cela signi-
22. La«voix de Sfrnir» (un géant) est«l'or»; le«convoiteur d'or» est Horclr.
23. Celui qui offre richesse est Horc'lr, la«lumière d'or» est la «femme», ici Signy.
24. Voirfastr'.
25. Lui aussi est mentionné d'importance dans Le Livre de la colonisation et dans la
Saga de Bdrdr. Il y a ici une erreur de chronologie. Il est dit au chapitre 32, plus loin, que
Geirr a un hiver de plus que Hiirc'lr et que donc il aurait quatre ans lorsque ces faits sont
rapportés; on peut entendre que l'auteur veut dire que Geirr avait déjà un an quand
Horc'lr est né.
Saga des hommes de Holmr (,8 ..
8.
26. Les éditeurs islandais de ce texte signalent que l'endroit s'appelle toujours, aujour-
d'hui, l>ôrdfsarholt.
27. La demeure de Torf1.
28. Voir ausa barn vatni*.
29. La coutume de l' utburlfr ou exposition des enfants donc on ne voulait pas, pour une
raison ou une autre, sur le grand chemin afin qu'ils fussent la proie des bêtes ou qu'ils
mourussent d'inanition est, elle, fore bien attestée et doit être très ancienne.
30. «La rivière (d) du Reykjardalr».
688 Sagas légendaires islandaises
9.
31. Attendre un enfant était assimilé à une «maladie» (voir notre expression: « être en
mal d'enfant»).
Saga des hommes de Holmr
maison en maison ainsi que sa femme et son fils qui s'appelait Helgi. On
les mettait d'ordinaire dans la maison d'hôtes, là où ils venaient, si ce n'est
que Sigmundr entrait s'amuser. Ce même automne, ils arrivèrent à
Breiôabôlstaôr. Torfi leur fit bon accueil et leur dit: «Vous ne serez pas
dans la maison d'hôtes, car tu me fais bel effet, Sigmundr, et tu m'as l'air
plutôt chanceux.» Il répond: «Tu ne te trompes pas s'il en est comme il te
semble.» Torfi déclara qu'il lui ferait honneur - « car je vais accepter de toi
que tu sois père adoptif». Sigmundr répond: « Il y a différence de rang
entre nous, si je suis père adoptif de ton enfant, on dit que celui-là qui est
père adoptif de l'enfant d'un autre est de moindre rang.» Torfi dit: «Tu
vas emmener la petite fille à ôlfusvatn.» Sigmundr accepta. Il prit donc
I>orbjorg, l'attacha derrière lui puis s'en alla. Torfi estimait faire cela pour
déshonorer Grîmkell et trouvait que cet homme était bien venu à faire de
la petite fille une vagabonde. Il ne voulait pas non plus mettre en péril un
homme de plus haut rang que Sigrnundr, car il n'estimait pas exclu de la
part de Grîmkell, si cet homme lui remettait l'enfant, qu'il eût une idée de
vengeance en tête.
Sigmundr trouva de bons quartiers de nuit, tout le monde se sentant
tenu de bien agir envers la petite fille et ceux qui l'accompagnaient,
et pour cette raison, Sigmundr voulut prendre le chemin le plus long.
Il s'en fut vers la côte par Andakil et le Melahverfi, puis tout le long de
la côte jusqu'au Nes et vers l'intérieur des terres par Grindavîk et
ôlfus.
Le soir d'une journée, Sigmundr et les siens arrivèrent à Ôlfusvatn.
Sigmundr était tout mouillé et il avait très froid. Il s'installa près de l'en
trée, Grîmkell était à sa place, il avait une épée en travers des genoux. Il
demanda qui était arrivé. Sigmundr répondit: «Voici venus Sigmundr, le
père adoptif de ton enfant, cher bôndi, et I>orbjorg, ta fille. C'est la
meilleure de tous les enfants.» Grîmkell dit: « Ecoutez ce que dit ce
vagabond; tu serais le père adoptif de mon enfant, toi, le plus misérable
de tous les mendiants; et il n'y a pas quelque inimitié que ce soit entre
moi et Torfi; a d'abord tué la mère, et chasse maintenant l'enfant de
maison en maison.» Grîmkell déclama alors une vîsa:
Grîmkell sut tous les desseins de Torfi, aussi ne voulut-il pas que la
petite fille reste là. Il ordonna à Sigmundr de déguerpir au plus vite à
moins qu'il veuille être rossé et endurer le pire. Ils durent donc s'en aller
immédiatement avec la petite fille.
Ils allèrent par le Grimsnes et le Laugardalr et négligèrent l'enfant, car
ils estimaient ne pas savoir s'ils s'en sortiraient jamais. Maintenant, ils
avaient du mal à trouver des quartiers de nuit. Sigmundr estimait avoir
été bien dupé lorsqu'il avait accepté de Torfi la petite fille.
Ils arrivèrent à Grîmsstaêlir un jour pour le déjeuner33 . Ils dirent à
Grîmr qu'ils voyageaient avec un jeune enfant. Grîmr déclara qu'il voulait
voir ce jeune enfant - « dont les gens parlent très fort». Sigmundr dit que
c'était grave de détacher cet enfant et qu'il ne ferait pas bon s'en consoler.
Grîmr déclara qu'il ne prêtait pas attention à cela. I..:enfant fut détachée et
montrée à Grîmr. Il dit alors: «C'est vraiment l'enfant de Signy; elle a ses
yeux, et elle attendrait de moi que je ne laisse pas son enfant passer de
maison en maison, si je pouvais y faire quelque chose. Torfi veut faire
grande honte à tous les parents de cette enfant, et aussi bien à lui-même.
Je vais, Sigmundr, te prendre cet enfant indigent.» Il en fut tout réjoui.
Lui et sa femme passèrent là ce jour puis descendirent le Botnsheiôr34 .
Beaucoup pensèrent que Grîmr s'était mis en péril contre le goôi Grîm
kell sur cette affaire en raison de sa véhémence.
10.
Pour les jours de déménagement 35, Grîmkell le Goôi s'en fut de chez
lui à Ôlfus par Hjalli, et vers l'intérieur par Arnarba:li et, en remontant le
long du Fl6i, à Oddgeirsh6lar, de là à Grimsnes, il logea à Laugardalr puis
revint chez lui. Il convoqua tous les bœndr - ceux qu'il avait rencontrés -
à venir le trouver à Miôfell, dans un délai de deux jours, car Grîmkell
avait le goôorô sur toutes ces contrées. À Miôfell vinrent soixante
32. « Celle qui tresse», etc. est Signy de même que la« Gnâ (une petite déesse) du vais
seau d'argent». Le« gâcheur d'épée» est Torfi, tout comme le« lanceur de glaives».
33. Le« déjeuner» (dogurôr ou dagverôr) était le repas principal de la journée, on le pre
nait vers neuf heures du matin.
34. Heiôr est une lande, un marécage.
35. Les quatre premiers jours de la septième semaine d'été, au cours desquels, officielle
ment, les déménagements devaient avoir lieu.
Saga des hommes de Hôlmr 69/
pingmenn36 à lui. Grimkell leur dit l'affaire pressante qu'il avait avec Torfi
et déclara vouloir faire un voyage d'assignation37 contre Torfi. Tous trou
vèrent cela excusable. Ils chevauchèrent par Gjâbakki, puis aux Kluptir et
par le Ok; ensuite, par le chemin du bas, remontèrent près d'Augastaôir
et à Breiôab6lstaôr. Torfi n'était pas chez lui, il était monté dans le
Hvitârsîôa. Grîmkell assigna Torfi pour complot contre la vie de I>orbjorg
et pour la dot de Signy. Il assigna ces procès à comparaître devant l'alping
puis revint chez lui, et il y avait maintenant peu de sujets dont on parlait
davantage que du procès de Gr{mkell et de Torfi.
Quand Grfmr le Petit apprit cela, il s'en fut de chez lui jusqu'à Reykjar
v{k, trouver I>orkell mâni le récitateur-des-lois38 . Ils vinrent à parler de l'af
faire de Grîmkell et de Torfi. Gdmr demanda quelle conclusion, selon lui,
interviendrait entre eux. Il déclara considérer que les choses prenaient une
tournure peu propice, étant donné que c'étaient des hommes pleins d'ar
deur qui y avaient part. Grimr dit: « Je voudrais bien que tu participes aux
accords entre eux, car tu es à la foi sage et de bon vouloir.» I>orkell répond:
« Ton application te sied bien et est de bonne nature, et j'interviendrai
pour qu'ils fassent la paix.» Grîmr dit: « Je veux te donner de l'argent pour
que tu les réconcilies.» Il déversa sur ses genoux un cent d'argent39 et le
remercia de sa promesse de vouloir les réconcilier. I>orkell dit qu'il agissait
bien - « mais comprends que je te fais espérer des accords, mais que je ne
promets pas». Grimr répond: « Que tu fasses espérer, toi, cela vaut plus
que si la plupart des autres promettaient solennellement.» Après cela,
Grîmr s'en alla.
- 36. Le pingmaôr, pluriel pingmenn, était une manière d'homme-lige, un bôndi qui s'in
féodait en quelque sorte à un chef, ce lien impliquant des devoirs réciproques. Il était ainsi
appelé parce qu'il devait aller au ping, cette réunion saisonnière de tous les hommes libres,
en compagnie de son goôorôsmaôr.
37. Assignation en justice, bien entendu. La procédure que suivaient les Islandais était
des plus minutieuses et contraignantes.
38. Ceci est l'un des très rares passages des textes islandais anciens où Reykjarvîk,
aujourd'hui Reykjavik, l'actuelle capitale de l'Islande, soit mentionnée. Le récitateur-des
lois, logsogumaôr, était un chef désigné par ses pairs - une sorte de président de cet état
indépendant - chargé de réciter la loi intégralement en un espace de trois ans, durée de
son mandat, lequel était renouvelable. Ce personnage important aura joué un rôle non
négligeable dans l'histoire de son pays. Certains logsogumenn, comme Snorri Sturluson,
comptent parmi les plus grands hommes de leur �1ays. I>orkell mani I>orsteinsson égale
ment (son surnom, mâni, «lune», qui est masculin dans cette langue, admet diverses
interprétations). Notre saga, toutefois, pèche ici, comme souvent ailleurs, par anachro
nisme: I>orkell a exercé ses pouvoirs de 970 à 984, soit bien après les événements qui sont
censés s'être déroulés dans la Saga des hommes de Hôlmr!
39. Sans entrer dans le détail technique fort compliqué, disons qu'un cent d'argent
revient à environ un kilo de ce métal.
692 Sagas légendaires islandaises
40. De nouveau, je n'entrerai pas dans les détails de cette formulation. Notons unique
ment que la somme réclamée est exorbitante.
41. Voir hamr'.
Saga des hommes de Hôlmr 693
11.
42. Ce personnage est bien connu des sources islandaises, notamment du Livre de la
colonisation, S.41. Il faisait partie des neuf chefs les plus importants de l'ouest de l'île vers
980. Au demeurant, cous les personnages mentionnés dans les lignes à venir sont égale
ment attestés par nos sources.
43. Il fut effectivement évêque de Skâlaholt, d� as le sud de l'île. Il est mort en 1148.
44. Sans que les sentiments soient délibérément absents, un mariage était avant tout
une affaire, on unissait des biens et des fortunes et aussi deux familles d'égale importance.
D'où le terme «marché» (kaup).
45. Les anciens Germains avaient un système de computation différent du nôtre.
Tvimdnaor (littéralement: «mois double») est le cinquième mois de l'été.
46. Ce surnom peut signifier: «aiguillon».
694 Sagas légendaires islandaises
viennes à mon festin de noces avec moi et que tu te prennes d'amitié pour
moi.» Horôr dit qu'il aurait pu dire cela auparavant, si cela lui semblait tel
lement important - «je n'irai aucunement, parce que tu ne m'as guère
engagé à cette affaire». Illugi n'obtint rien de Horôr hormis de grands
mots. Il s'en fut dans cet état. Peu après, Geirr dit à Horôr: «Il y a plus
d'honneur à ce que nous allions à la noce, je vais aller chercher nos che
vaux.» Horôr dit qu'il n'en avait pas envie. Geirr dit: «Fais selon ma prière
et pour ton honneur.» C'est donc ce que fit Horôr. Ils chevauchèrent à
leur poursuite et lorsqu'ils se retrouvèrent, Illugi fut très joyeux et ne se
laissa pas affecter par les grands mots de Horôr. Ils allèrent donc à la noce
et on leur fit bon accueil. Horôr siégeait à gauche d'Illugi. Le banquet se
passa bien et magnifiquement.
Ils s'en allèrent tous ensemble, jusqu'à Vilborgarkelda. Là, les chemins
se séparaient. Illugi dit alors: «Nous allons maintenant, Horôr, nous quit
ter ici et je voudrais qu'il y ait bonne amitié entre nous; et voici un bou
clier que je veux te donner. » Hôrôr répond: «Il a suffisamment de bois
fendu, Grîmr, mon père adoptif» - et il déclama une visa:
Illugi dit alors: «Accepte alors de moi cet anneau, par amitié bien que
tu n'aies pas voulu du bouclier.» Horôr prit l'anneau, c'était un objet de
grand prix. «Je ne sais pas, dit Horôr, pourquoi j'ai dans l'idée que tu ne
maintiendras pas bien ta parenté par alliance avec moi, mais cela se révé
lera par la suite. » Puis ils se quittèrent, il n'y eut pas grandes salutations,
mais ils se quittèrent réconciliés en principe.
Quand Horôr arriva chez lui, il dit à I>orbjôrg: «Je veux te faire cadeau
47. «Le rougisseur de métal (des armes)» est le «guerrier», ici Illugi. «Féal» est une
image pour désigner le bouclier, qui sert son maître. Hildr est une valkyrie, sa «pluie» est
la «bataille». Le «madrier du serment et des anneaux» est une kenning* traditionnelle
pour «guerrier», «homme», ici Illugi. Le texte dit «poutre» (qui est masculin dans cette
langue) du serment, etc; Auôr passe pour un nom de déesse, le «lacet de la terre» est le
«serpent» (ici Fâfnir) dont le «chemin» est «l'or» sur lequel, selon le mythe, il est censé
ramper; la «déesse de l'or» s'applique à une femme, ici l>orbjiirg, la sœur de Horôr.
Saga des hommes de Hôlmr 695
de cet anneau qu'Illugi m'a donné parce que tu es la personne que j'aime
le plus; et tu garderas ce présent après ma mort, car je sais que tu vivras
plus longtemps que moi. » Porbjorg répond en déclamant ceci:
6. Tu seras
autant que je sache
par les armes tué
ou cadavre tombé,
ce sera de mon mari
le conseil mordant
qui en vérité
sera ta mort.
Horôr avait douze hivers à ce point de la saga. Il était de force égale aux
hommes les plus forts dans la contrée48 . Le temps passa jusqu'à ce que
Geirr ait seize hivers et Hèirôr, quinze. Il était plus haut d'une tête que la
plupart des autres hommes. Ses yeux ne pouvaient être abusés d'aucun
mirage49, car il voyait toutes choses telles qu'elles étaient. Il avait les plus
beaux cheveux et était d'une grande force, il nageait mieux que personne
et était en tous points bien doué pour tous exercices. Il avait le teint pâle
et les cheveux blonds. Il avait un large visage bien en chair, le nez crochu,
des yeux bleus, vifs et bien ouverts, de larges épaules, une taille mince, des
bras solides, pieds et mains larges, et était bien proportionné en tous
points. Geirr était un peu moins fort et pourtant, ils n'avaient presque pas
leurs égaux. C'était le plus habile aux exercices physiques bien qu'il ne fût
pas l'égal de Hèirôr.
12.
48. C'est un thème banal que le héros d'une saga ait douze ans lors de ses premiers
exploits. Le code de lois en vigueur à l'époque, Grdgds, rend responsable de ses actes un
individu dès qu'il a douze ans.
49. Il s'agit ici de sjônhverfingar, «mirages» en effet, produits en général par magie.
50. Donc des Norvégiens, le Vfk était le nom du fjord d'Oslo.
696 Sagas légendaires islandaises
51. Cette strophe est particulièrement compliquée. La «tempête de Hlokk» ( une val
kyrie qui est prise ici pour une sorcière) est la «pensée», le «sentiment». Le « champ du
bras» où «pousse» le feu est «l'or» dont le «dévastateur» est «l'homme».
Saga des hommes de Hr5lmr 697
Helgi insista fort et Geirr plaida beaucoup sa cause. li en résulta pour
finir que Helgi irait avec eux et Hi:irôr dit que l'on verrait bien ensuite si
c'était un mauvais dessein.
Après cela, Horôr demanda de l'argent à Grîmkell et stipula soixante
cents, dont vingt cents en vaômdl* roux52. Grîmkell dit: « Voilà qui mani
feste fort ton arrogance· et ta cupidité.» Il s'en alla en silence. Sigdôr, la
femme de Grîmkell, dit que ce silence valait consentement - « car c'est à
peu près ce qu'il avait eu l'intention de payer». Gdmkell versa ce bien et
ils transportèrent toute la marchandise à Fell chez Sigurôr muli. Puis s'en
furent à l'étranger avec Brynjôlfr cet été-là, et arrivèrent sains et saufs à
Bjorgyn53.
13.
C'était le roi Haraldr au Manteau gris qui régnait sur la Norvège54. Ils
cherchèrent vite à résider dans un pavillon55 et l'obtinrent avec l'interven
tion de Brynjôlfr, car il faisait pour eux de son mieux.
Il se fit qu'un jour où Brynjôlfr était monté à terre, Geirr rentrait tout
seul à la maison. Il portait un manteau de vaômal. Il vit arriver un groupe
d'hommes et l'un d'eux était en manteau bleu. Ils se rencontrèrent bien
tôt. Ils lui demandèrent son nom. Il le dit en vérité et demanda qui ils
étaient. Celui qui était à leur tête déclara s'appeler Arnpôrr et être tréso
rier de Gunnhildr Mère des rois56 • Ils demandèrent à Geirr qu'il leur
vende son manteau, mais il ne le voulut pas. Alors, l'un d'entre eux le lui
arracha. Geirr resta là en tenant son épée. Ils rirent ferme, se moquèrent
de lui et dirent que le mangeur de saucisses57 n'avait pas tenu ferme son
manteau. Il se fâcha de l'une et l'autre choses, leurs moqueries et la perte
de son manteau. Il se saisit du manteau et ils le tirèrent violemment
52. !_;auteur, on l'a déjà noté, est passionné de ce type de chiffres dans le détail desquels
nous n'entrerons pas ici, sinon pour dire que la somme exigée est excessive.
53. C'est le nom vieux norois de la ville norvégienne de Bergen.
54. li régna de 959 à 974.
55. Les textes distinguent le skdli* ou pièce principale d'une maison, où dormaient les
ouvriers, et la skemma, plus élégante, réservée aux gens de marque. Cette nuance vaut sur
rout, semble+il, pour la Norvège, l'usage en Isl�'lde étant moins tranché.
56. Cette personne est très célèbre à rous égards. C'était la femme du roi Eirîkr à la
Hache sanglante et la mère de Haraldr au Manteau gris. On parle d'elle dans routes sortes
de sagas. Elle avait la réputation d'être une grande et dangereuse magicienne, comme on le
suggère au chapitre 18 plus bas.
57. C'était en effet le sobriquet que les Norvégiens donnaient aux Islandais, pour des
raisons que nous ne pénétrons plus.
698 Sagas légendaires islandaises
58. Voici de nouveau un phénomène plus ou moins magique: comme lorsque nous ver
rons passer le terme herfjoturr, plus loin, qui relève de la même explication, il s'agit d'une
sorte de paralysie subite qui vous saisit alors qu'il faudrait passer immédiatement à l'action.
59. Même s'ils ont toutes chances d'être anachroniques (Tindr ne devait pas être adulte
vers 961), ces deux hommes appartiennent à une famille bien connue de scaldes. Tindr est
mentionné dans bon nombre de textes, de même qu'Illugi le Noir qui fut en outre père
d'un des plus célèbres scaldes islandais, Gunnlaugr Langue de Serpent.
60. Voir sjdlfdœmi*. On notera l'expression classée: «faire trêve de vie et de membres»
(certainement ancienne en vertu de son caractère allitéré: grid lifi ok lima).
61. Le texte a ici, et ce n'est pas la première fois que le terme se présente, le mot drengr,
qui convoie l'ensemble des qualités que cette civilisation attendait d'un homme: intelli
gent, actif, généreux, fidèle.
62. La cruauté de cette femme est en effet un thème rebattu des sagas, voyez par
exemple dans la Saga d'Egillfils de Grfmr le Chauve son attitude aux chapitres 49 ou 56.
Saga des hommes de Holmr (,')')
I>orbjorn, mon père pour qu'il vous garde en sécurité.» Horôr répond: « Je
veux me fier à tes prévisions, car tu es un excellent homme.» Ils se rendi
rent donc rapidement à l'est dans le Vik. I>orbjorn les accueillit bien en rai
son des messages de son fils; ils furent bien traités là et on les tint pour
d'excellents hommes. La plupart des gens estimaient que Helgi n'amélio
rait pas le caractère de Hôrôr. Au début de l'hiver, Brynjôlfr arriva. Ils res
tèrent tous là, en amis.
Au printemps, I>orbjorn dit à Horôr qu'il voulait les envoyer à l'est en
Gautland63 - « trouver le jar!* Haraldr64, mon ami, avec des signes mani
festes, car je sais que Gunnhildr arrivera bientôt ici et je ne pourrai pas
vous garder à cause d'elle». Horôr déclara que le père et le fils décide
raient. Ils équipèrent donc leur bateau.
14.
63. Une province de la Suède occidentale d'où sont vraisemblablement originaires les
Gots.
64. On ne voit pas de quel jar! Haraldr il s'agit, il n'est mentionné qu'ici.
65. Voir viking?.
66. La poutre en question est le setstokkr, soit, dans la salle commune ou skâli, dont le
sol était de terre battue à l'exception d'une sorte d'estrade qui faisait le tour de la salle, ou
set, la poutre qui délimitait ce «plancher». Elle avait certainement valeur sacrée puisque,
en effet, les serments contraignants se portaient en posant un pied sur cette poutre. Pour
S6ti, que nous allons retrouver, il porte un nom courant dans nos textes. Enfin, être
inhumé sous un tertre était chose courante.
700 Sagas légendaires islandaises
fois plus, depuis qu'il est mort.» Horèk se leva alors et dit: «N'est-il pas
juste de te seconder? Je fais le serment d'entrer avec toi dans le tertre de
Sôti et de ne pas le quitter avant toi.» Geirr fit le serment d'accompagner
Horôr, qu'il veuille aller là-bas ou ailleurs, et de ne jamais le quitter sans
le consentement de Horèlr. Helgi aussi fit le serment d'accompagner
Horôr et Geirr, où qu'ils aillent, s'il y parvenait, et de n'estimer personne
davantage tant qu'ils seraient en vie tous les deux. Horôr répond: « Il
n'est pas sûr que nous soyons bien éloignés l'un de l'autre, et considère
que ne retombe pas sur toi notre mort à tous les deux, voire celle d'autres
hommes.
- Je voudrais qu'il en soit ainsi», dit Helgi.
Le jarl fut aimable envers Horôr et déclara s'attendre le plus au renom
de Hrôarr, son fils, et à son accomplissement là où était Horôr.
15.
67. Comprenons, archéologie à l'appui, que les tombes importantes étaient constituées
d'une chambre funéraire dûment charpentée et conçue comme une maison, puis recou
verte ensuite de terre.
Saga des hommes de Hôlmr :01
ne suis pas ignorant du genre de troll qu'était S6ti. Voici une épée que je
veux te remettre. Enfonce-la dans la fracture du tertre et vois s'il se
referme ou non. » Horôr revient au tertre. Hroarr dit alors vouloir s'en
aller et ne plus avoir affaire à ce démon. Plusieurs en avaient grande envie.
Horôr répond alors: « Ce n'est pas ainsi que l'on accomplit son serment.
Nous allons essayer encore. » Le troisième jour, ils entreprirent de fractu
rer le tertre. Ils parvinrent encore aux poutres, comme auparavant. Horôr
enfonça alors l'épée qui venait de Bjorn dans la fracture du tertre. Ils dor
mirent cette nuit-là et arrivèrent le matin, et rien n'avait changé. Le qua
trième jour, ils fracturèrent toutes les longues poutres mais le cinquième
jour, ils ouvrirent les portes. Horôr demanda aux hommes de prendre
garde à l'odeur et à la puanteur qui sortaient du tertre. Lui-même se tint
derrière la porte pendant que la puanteur était à son comble. Deux
hommes moururent sur le coup de cette infection qui sortait, ils s'étaient
montrés trop curieux sans tenir compte du conseil de Horôr. Celui-ci dit
alors: « Qui veut pénétrer dans le tertre? Il me semble que c'est à celui qui
a fait le serment de triompher de S6ti. » Alors, Hroarr se tut. Quand
Horôr vit que personne n'était prêt à entrer dans le tertre, il enfonça dans
le sol deux piquets. «Je vais, dit-il, entrer dans le tertre si j'ai la possession
des trois objets de prix que je choisirai de sortir du tertre. » Hroarr déclara
qu'il acceptait cela pour sa part et les autres y consentirent. Horôr dit
alors: «Je veux, Geirr, que tu tiennes la corde, car c'est à toi que je fais le
mieux confiance. » Puis Horôr descendit dans le tertre et Geirr tint la
corde. Horôr ne trouva pas d'argent dans le tertre et dit alors à Geirr qu'il
voulait qu'il pénètre dans le tertre avec lui en apportant du feu et de la cire
-_«car l'un et l'autre ont de grandes vertus, dit-il, et demande à Hroarr et
à Helgi de prendre soin de la corde». C'est ce qu'ils firent et Geirr descen
dit dans le tertre. Horôr finit par trouver une porte, et ils la défoncèrent.
Alors, il y eut un grand tremblement de terre et les lumières s'éteignirent.
Une grande puanteur sortit. Là, dans un monticule latéral, il y avait une
petite lueur sourde. Ils virent un bateau avec de grands biens dedans68 .
S6ti siégeait à la proue, il était horrible à voir. Geirr resta à la porte du
tertre mais Horôr marcha dans l'intention de prendre l'argent. S6ti
déclama ceci:
Horèk déclama:
9. Je suis allé
trouver le revenant
pour lui dérober
son antique richesse
parce que l'univers sait
que dans tous les mondes
nulle part il n'y aura
homme pire pour manier les armes.
Alors S6ti se leva d'un bond et courut sur Horôr. Il y eut un rude com
bat de sorte que Horôr était fort accablé. S6ti attaquait si ferme que
Horôr en avait les chairs toutes tuméfiées. Il demanda alors à Geirr d'allu
mer la chandelle de cire pour voir comment S6ti réagirait. Quand la
lumière se porta sur S6ti, il perdit toute puissance et tomba. Horôr put
alors atteindre l'anneau d'or du bras de S6ti. C'était un objet d'un si
grand prix que l'on dit qu 'il n'en est jamais arrivé d'aussi bon en Islande.
Quand S6ti fut privé de cet anneau, il déclama ceci:
Horôr déclama:
« Sache qu'à coup sûr, dit Sôti, cet anneau sera ta mort ainsi que celle
de tous ceux qui le posséderont, hormis une femme. » Horôr demanda à
Geirr de lui apporter la lumière et de voir comme il était aimable. Et sur
ce, Sôti plongea sous terre: il ne voulait pas attendre la lumière. Ils se
quittèrent de la sorte. Horôr et Geirr prirent tous les coffres, ils les portè
rent jusqu'à la corde ainsi que tout le bien qu'ils trouvèrent. Horôr prit
une épée et un heaume qui avaient appartenu à Sôti, c'étaient de très
grands trésors. Ils tirèrent sur la corde et s'aperçurent que les hommes
étaient partis du tertre. Horôr remonta en grimpant à la corde et parvint
à sortir du tertre. Geirr lia l'argent avec la corde et Horôr le tira au dehors.
Il faut dire de Hrôarr et Helgi que lorsque le tremblement de terre se pro
duisit, tous ceux qui étaient dehors furent terrifiés, hormis Helgi et
Hrôarr et il fallut qu'ils maintiennent ceux qui étaient dehors. Mais lors
qu'ils se retrouvèrent, il y eut joyeuse rencontre. On estima que Geirr et
Horôr étaient revenus de l'autre monde. Hrôarr demanda les nouvelles à
Horôr, lequel déclama une visa:
Ils s'en allèrent avec leur butin. Ils ne trouvèrent nulle part Bjorn, et
71. Le «poltron archaïque» est S6ti, le «feu de la mer» est une kenning convenue pour
«l'or>>,
72. L «érable de richesse» est «l'homme», ici S6ci.
704 Sagas légendaires islandaises
l'on tient pour vrai que ç'avait été Ôôinn73 . On considéra que Horôr avait
acquis grand renom par son incursion dans le tertre. Il dit alors à Hrôarr:
« Il me semble à présent, posséder les trois objets de prix que j'ai choisis. »
Hrôarr dit que c'était vrai - « et c'est toi qui mérites le plus de les avoir.
- Alors, dit Horôr, je choisirai l'épée, l'anneau et le heaume. »
Puis ils répartirent tout le reste du bien et furent bien d'accord. Le jarl
ne voulut pas avoir de ce bien lorsqu'ils le lui offrirent. Il déclara que
Horôr surtout méritait de l'avoir. Ils restèrent dans leur honneur et
demeurèrent là cette saison.
16.
17.
73. Le dieu Ôôinn portait quantité de noms. Il était fourbe, vieux et portait toujours
un manteau bleu. Qu'il intervienne ici, dans un contexte parfaitement ésotérique,
convient à sa figure!
74. Je rends fostbrœdr par« frères adoptifs», qui est l'une des deux acceptions du terme
et qui vaut, ici, selon les chapitres précédents, pour Horôr et Gein. Voir fostbrœôralag*.
75. C'est le roi célèbre qui est mentionné par la splendide pierre runique historiée de
Jelling, au Danemark, où il célèbre son père, Gormr dit l'Ancien, et sa mère, I>yra, et où il
se vante d'avoir« fait des chrétiens les Danois et les Norvégiens». Il régna de 954 à 985 et
présida effectivement à la christianisation de son pays.
Saga des hommes de Hôlmr 705
brave des hommes. Il accrut bientôt ses biens et son estime jusqu'à ce qu'il
entre dans les troupes des vikings et s'avère un très vaillant homme et il en
fut de la sorte pendant quelques étés, jusqu'à ce que Sigurôr devienne chef
de la troupe des vikings; il dirigea alors lui-même cinq bateaux.
Il se trouva qu'un été, il naviguait à l'est devant le Bâlagarôssîôa76. Et
lorsqu'il arriva au détroit qui s'appelle Svînasund, le soir était arrivé. Ils
passèrent la nuit là. Le lendemain matin, avant qu'ils ne s'en rendent
compte, des vikings ramaient contre eux sur sept bateaux. Ils demandè
rent qui commandait ces bateaux. Un homme se leva, à la fois grand et
noir, sur le p�nt surélevé77 d'up bateau. Il déclara s'apyeler Bjor� blâsîôa
et être fils d'Ulfhedinn fils d'Ulfr le hamramr, fils d'Ulfr, fils d'Ulfhamr,
fils d'Ûlfhamr le hamramr78 et il demanda qui se trouvait à leur tête.
Sigurôr se nomma. « Est-ce que vous préférez descendre à terre sans cein
ture79 et nous remettre bateaux et biens, ou voulez-vous vous battre
contre nous?
- Nous préférons défendre notre bien et notre liberté et tomber avec
honneur.»
Ensuite, ils se préparèrent de part et d'autre. Éclata alors la plus rude
des batailles. Sigurôr se porta hardiment de l'avant et l'on aboutit à ce que
tous les bateaux de Sigurôr furent mis hors de combat, et trois de Bjorn.
Sigurôr resta seul debout et se défendit longtemps jusqu'à ce que l'on
porte des boucliers contre lui. On s'empara de lui alors, il avait provoqué
la mort de sept hommes à lui tout seul. On était arrivé au soir. On l'en
chaîna, on lui ligota les pieds et six hommes furent désignés pour le garder
pendant la nuit, on devait l'abattre au matin80. Pour les vikings, ils cou
chèrent tous à terre. Sigurôr demanda quels divertissements il y avait. Les
gardes lui dirent qu'il n'y avait pas lieu de se divertir - « alors que tu vas
mourir demain.
- Je n'ai pas peur de ma mort, et je vais vous déclamer un poème si
vous le voulez.»
Ils déclarèrent qu'ils acceptaient. Il déclama alors de telle sorte qu'ils
s'endormirent tous. Il roula alors jusqu'à un endroit où se trouvait une
hache; il parvint à trancher les liens qui enchaînaient ses bras puis il put
se débarrasser de ses entraves en donnant des coups de pieds de telle façon
76. Qui se trouve sans doute sur la côte sud-ouest <le la Finlande.
77. C'est la lypting, la plate-forme surélevée sise à l'arrière d'un bateau de guerre.
78. Tous ces noms plus ou moins bizarres se retrouvent dans plusieurs autres textes de
la catégorie dite légendaire. Pour hamramr, voir hamr*.
79. Signifie qu'ils ne porteront pas d'armes ni visibles ni dissimulées sous leur tunique.
80. Il était interdit par les lois de mettre un homme à mort pendant la nuit. Il est dit
dans la Saga d'Egillfils de Grimr le Chauve que « les meurtres de nuit sont des assassinats».
706 Sagas légend11 ires islandaises
que les os de ses deux talons se trouvèrent dénudés. Puis il tua tous les
gardes. Ensuite, il se jeta à la nage et parvint à terre. Il doubla le cap, car il
ne se fiait pas à échanger des coups avec les vikings81 •
Il vit alors mouiller quatre bateaux, leurs baraquements étant à terre. Il
se rendit hardiment aux tentes, c'était l'aube. Il demanda qui avait le com
mandement. Ils dirent que celui qui était à leur tête s'appelait Horôr, avec
Hroarr, Geirr et Helgi, et demandèrent à leur tour qui il était. Il le dit en
vérité. Il se présenta à Horôr et ils se donnèrent les nouvelles générales.
Horôr reconnut rapidement Sigurôr et l'invita chez lui. Sigurôr déclara
qu'il y consentirait et lui parla de son voyage périlleux, demandant à
Horôr de redresser sa cause contre les vikings. Cela ne lui parut pas très
prometteur, mais il déclara pourtant qu'il ferait comme il le demandait.
Ils réagirent promptement et débarrassèrent leurs bateaux de leurs cargai
sons, et y portèrent des pierres à la place. Puis ils doublèrent le cap.
Quand les vikings s'en aperçurent, ils se préparèrent, estimant ne pas se
trouver en présence d'amis, maintenant que Sigurôr était parti. Bataille
éclata entre eux. Les frères adoptifs s'avancèrent rudement et Sigurôr
s'évertua sans reproches. Le jour avançant, Horôr passa à l'attaque du
bateau où se trouvait Bjorn blasiôa, suivi immédiatement de Geirr. Cha
cun d'eux avançait le long d'un bordage, exterminant quiconque se trou
vait en avant du mât. Bjorn blasiôa bondit contre Horôr. Celui-ci s'était
avancé de l'autre côté du mât et Bjorn le frappa de taille avec une épée à
tranchant double. Horôr ne parvint pas à se couvrir de son bouclier, il
tomba à la renverse par-dessus le socle du mât et l'épée donna si rudement
dans le socle que les deux tranchants tombèrent82 • Quand Horôr vit que
Bjorn se penchait sous le coup, il asséna un coup à la fois rude et rapide en
travers des épaules et mit l'homme en pièces, en bas des côtes avec l'épée
qui lui venait de Soti: Bjorn blasiôa y laissa la vie. Cela ayant été accom
pli, Geirr avait tué tout le monde sur le bateau, Hroarr avait fait place
nette sur un bateau, assisté de Helgi. Sigurôr avait fait place nette sur un
bateau, les vikings s'enfuirent sur le quatrième. Horôr et les siens firent un
grand butin de guerre. Ils pansèrent alors les blessures de leurs hommes.
Sigurôr guérit, comme si de rien n'était. Il accompagna Horôr toute sa vie
ensuite, tant qu'il vécut, on le tint pour le plus brave des hommes. Ils
mirent à la voile pour chez eux, en Gautland, en automne, et y restèrent
pour l'hiver, tenus en grande faveur.
81. Le récit de la façon dont Sigurôr s'est délivré est un motif courant qui se retrouve
dans plusieurs autres sagas.
82. Comprenons qu'une épée était faite d'une lame de fer sur laquelle étaient soudés
deux tranchants d'acier.
Saga des hommes de Hâlrnr 707
18.
19.
83. Le texte ici est obscur, je suis les amendements suggérés par l'éditeur de la saga,
l>orhallur Vilmundarson.
708 Sagas légendaires islandaises
84. Il ne faut pas oublier que l'auteur de cette saga connaît parfaitement les lieux où se
déroule son récit et ne nous fait jamais grâce des détails topographiques.
85. Ce passage nécessite quelque explication. On n'oublie pas que Grfmkell est goôi et
qu'à ce titre, en bon paganisme, il a la charge des opérations du culte. D'autre part, il est
très douteux que l'Islande ait jamais eu de «temple» dans l'acception que nous connais
sons. Ici comme dans la suite immédiate du texte, l'auteur fait de la reconstitution fantai
siste. Enfin, le personnage de Porgerdr hiilgabrûôr (ou Hiirgabrûôr, Hiilgabrûôr,
Hiirôabrûôr, soit la «fiancée», respectivement, « des tertres funéraires», «de ce qui est
sacré», ou de Helgi d'où viendrait le toponyme Halogaland, ou de Hiirôr - qui renvoie à
la province norvégienne du Hiirdaland) est une créature surnaturelle bien connue de
toutes sortes d'autres textes. Elle est parfois appelée -troll au lieu de -brûor. Il semble
qu'aux temps antiques, elle aie été la divinité tutélaire attachée aux jarls des Hlaôir -
encore une province norvégienne. Les Hlaôir sont voisins du Prandheimr, dont la femme
de Bjiirn gullberi, père de Grîmkell, serait originaire. Il y aurait donc des liens entre cette
déesse et la famille adoptive de Grfmkell. Porgerdr joue un rôle capital et fort impression-
Saga des hommes de Hôlmr ï )')
20.
nant dans la fameuse bataille rapportée, in fine, par la Saga des vikings de jdmsborg, dont le
vainqueur est le jarl Hâkon des Hlaôir (voir plus haut, p. 332).
86. La même formulation apparaît ci-dessus au chapitre 10.
710 Sagas légendairo islandaises
guère fait l'épreuve de cela encore, mais qu'il devait chercher à avoir ce
bien. Puis Horôr s'en fut et dit la chose à Illugi lorsqu'il fut arrivé à la mai
son. Illugi demanda à Horôr de céder - « et j'espère que les affaires s'amé
lioreront entre vous, car Torfi. est un homme sage et féroce». Horôr dit
qu'il ne le ferait en aucun cas - « il nous a toujours fait du mal et jamais de
bien. Je veux aller tout de suite faire rassembler du monde». Horôr s'en
fut rassembler des hommes par l'Akranes, et Illugi en rassembla dans le
bas et dans l'Ouest, par le Heynes et Garôar jusqu'à Fellsoxl et par Kalfa
staôir, Horôr allant à l'est de la Kuludalsa. Ils montèrent par Miôfell puis
à Breiôab6lstaôr.
Torfi. était dehors et leur fit bel accueil. Illugi rechercha des concilia
tions, disant qu'il leur fallait se réconcilier, tant ils étaient proches parents.
Torfi. dit qu'il y avait quelque espoir que Horôr ait le droit de parler. « Ce
doit aussi être un homme important, dit-il, tant il a réagi rapidement. Je
veux lui concéder des conciliations et de bonnes terres par ici. Je lui
remettrai, avec la terre, trente vaches et trente domestiques. Je fournirai
tout ce qu'il faut pour sa demeure cette saison. Je veux savoir quel homme
il sera. Il se portera garant de tout le bien qu'il recevra, tant les terres que
le bétail sur pied. » Illugi dit que c'était une belle offre et Horôr accepta,
ils se réconcilièrent là-dessus. Au printemps, Horôr transféra là sa rési
dence et Illugi lui versa tout son bien. La demeure de Horôr était hospita
lière. Il entretenait des invités et des hôtes de passage. Il n'y eut personne
pour chercher noise à Horôr et d'ailleurs, il n'empiétait pas sur le droit
d'autrui. Il habita là deux hivers.
21.
87. Donc, dont la robe était de deux couleurs, ici brune et fauve. La passion des Islan
dais pour les chevaux était vive.
Saga des hommes de H6lmr /Il
88. Les «genévriers du feu» sont les «hommes», «feu» tient pour «or», le métal. 1:hé
ritier (le fils) de .l>orgrima est Indriôi, le «chef de l'acier» est «l'homme», ici lndriôi.
Saga des hommes de Hôlmr 713
par l'assemblée des hommes,
tant pendant la miséricorde du serpent de la lande
que durant celle de la maladie du serpent;
nulle crainte pour nous en cela89.
22.
Peu après, Horôr se rendit à Botn avec tout ce qu'il possédait, chez
Geirr, son frère adoptif Auparavant, Horôr brûla tous les bâtiments de sa
ferme de même que le foin. Il dit que Torfi ne tirerait guère d'argent de ce
lieu. Certains disent que Horôr avait habité à Uppsalir à cette époque-là,
et Torfi à Breiôab6lstaôr90. Horôr avait trente-six hivers lorsqu'il fut banni
et qu'il se rendit à Botn91 . Tous les gens de sa maison l'accompagnèrent de
même que les suivants de Geirr et ils y tinrent un corps de défense.
Un jour, Torfi92 déclama cette vîsa:
89. Le «détenteur des anneaux d'or» est Torfi, le «manipulateur de richesses» est
Horôr. Le serpent jouit de la miséricorde en été et il entre en détresse pendant l'hiver.
Sens: «tant pendant l'été qu'en hiver».
90. La contradiction avec ce qui précède est flagrante. On suppose que le rédacteur de
la saga a confondu ses manuscrits sources.
91. En fait, si l'on suit la chronologie de la saga, il en aurait eu 34. Saisissons l'occasion
pour signaler qu'il existait deux sortes de sentewes graves, le bannissement dont il est
question ici, et la proscription, qui était beaucoup plus grave - et qui pouvait se limiter
dans l'espace, comme ici. Rappelons qu'avec la Saga de Gisli Sursson et celle de Grettir le
Fort, celle-ci est la seule qui mette en scène un «proscrit».
92. C'est, d'évidence, une erreur. Il faut lire Horôr !
93. Un condamné était dit «loup». Cette strophe propose toute une série d'images
{kenningar) pour: «hommes».
714 Sagas légendaires islandaises
Ils eurent de grandes dépenses cette saison-là parce que les provisions
étaient moindres que nécessaire, et Geirr s'occupa des affaires de la mai
sonnée moins bien qu'auparavant. Ils abattirent le bétail sur pied de sorte
que l'été suivant, le bétail suffit à peine à nourrir les gens. Lautomne sui
vant, furent abattues toutes les bêtes sur pied, à part quelques vaches.
Et un matin en hiver, avant J 61, Geirr réveilla Helgi; il se leva rapide
ment et ils prirent la passe jusqu'à Vatnshorn dans le Skorradalr. Le bondi
n'était pas chez lui. Il était aux noces de Kollr, à Lundr dans le Reykjar
dalr. Geirrr dit: « Maintenant, il s'agit d'approvisionner la maison,
comme il se pourra, et tu vas faire de deux choses l'une, monter la garde
ou pénétrer dans l'étable. » Helgi choisit de monter la garde. Alors, Geirr
entra dans l'étable et détacha le bétail. Il y avait deux hommes sur le tas de
foin, qui jouaient aux tables94, une lumière brûlait. Lun d'eux dit: « Est
ce que les bêtes ont été lâchées dans l'étable? » Lautre dit que ce devait
être les femmes qui en étaient cause et qu'elles n'avaient pas attaché le
bétail. Lun d'eux se rendit devant les portes. Ce que voyant, Geirr bondit
sur lui et le tua. Et comme celui qui y était allé le premier s'attardait,
l'autre y alla et en arrivant aux portes de la grange, il subit le même traite
ment que le précédent. Geirr tua aussi celui-là. Puis ils emmenèrent un
bœuf de sept hivers.
Lorsqu'ils arrivèrent à Born, Horèlr fut fort mécontent et dit qu'ils
devaient s'en aller s'ils voulaient voler. « Il me semble, dit-il, bien plus
judicieux de piller, si l'on ne peut faire autre chose. » Geirr lui demanda de
ne pas les quitter pour cette cause - « tu décideras de tout entre nous » . Et
il se ftt que Horôr ne s'en alla point.
Quand des femmes entrèrent dans l'étable à Vatnshorn, elles trouvè
rent étrange que toutes les bêtes soient détachées. Elles se dirent que les
bouviers devaient dormir. Elles attachèrent les bêtes. Mais quand elles
arrivèrent aux portes de la grange, elles découvrirent les morts. On envoya
un message au bondi. Il arriva à la maison. On parla d'abondance de cette
affaire.
Horôr ne voulut pas que l'on consomme le bœuf avant qu'un homme
ne soit envoyé à Vatnshorn dire la vérité sur l'expédition de Geirr. Cer
tains disent aussi que Horôr aurait versé compensation pour ses hommes
et son bœuf au bondi de Varnshorn et que c'est pour cela que celui-ci
n'aurait pas poursuivi cette affaire ensuite.
94. Les Islandais étaient fort friands de ces jeux, le mot «tables» pouvant renvoyer aux
échecs ou à un jeu particulier dit hneftajl - tajl! renvoie évidemment au latin tabula.
Saga des hommes de Holmr 7/5
23.
95. Tous ces personnages sont mentionnés à peu près de façon identique dans le Livre
de la colonisation de l'Islande ainsi que dans d'autres textes. Sans entrer dans le détail,
Horôr pourrait être le petit-neveu de Kolgrimr.
96. Le knattleikr* était un jeu très prisé et passablement dangereux, comme on va le
voir. Il devait ressembler à notre thèque ou au base-ball américain. On y jouait avec une
batte de bois et une balle de cuir remplie de crin de cheval. Quant au skofuleikr, nous
avons ici un hapax, cette saga est le seul texte islandais à le mentionner. Il entre dans le
verbe skajà, dont dérive ce mot, une idée de« gratter», de« raser». Nous ne savons en quoi
il consistait.
716 Sagas légendaires islandaises
24.
97. Ces deux derniers hommes ne sont mentionnés dans aucune autre source. Com
prenons bien leurs surnoms: Bouton d'Or ne renvoie pas à la fleur mais à un bouton d'ha
billement, Barbe bleue renvoie en fait à une barbe noire (comme, d'ailleurs, le Barbe-Bleue
de notre conte populaire).
98. Refr est parfaitement connu d'autres sources, notamment le Livre de la colonisation
de !7slande.
99. Ce personnage est connu du Livre de la colonisation de !7slande. Son surnom ren
voie à l'idée de marmite, chaudron, pot: un instrument obligé pour les décoctions
magiques! Le texte fait une distinction intéressante entre fjolkunnig (litt. « qui sait beau
coup de choses», c'est la caractérisation habituelle des magiciens) et galdrakona, sorcière
qui pratique le galdr ou incantation plus ou moins ésotérique, donc qui est capable de
vous jeter un sort.
100. Deux remarques ici: 1 ° Ormr n'est pas connu d'autre part, mais le Livre de la colo
nisation de l1slande nous parle d'un certain Hvamm-1:>orir qui se battit contre Refr le
Vieux pour la vache Brynja et quarante autres bovins qui descendaient d'elle. l:>6rir était
mort là avec huit de ses hommes. 2 ° On voudra bien prendre en considération le fait
qu'Ormr était un grand artisan smior, voyez l'anglais smith ou l'allemand Schmidt. Larti
san, au sens d'homme capable de fabriquer toutes sortes de choses, était tenu en très
grande considération dans cette civilisation, le demi-dieu Volundr qui fait fonction de for
geron merveilleux dans cette mythologie donne une bonne idée de la valeur de cette pro
fession.
Saga des hommes de Holmr :1 '
se rende dans l'îlot qui se trouve au large des côtes dans le Hvaltjürôr,
devant l'embouchure de la Blâskeggsâ, à l'extérieur du Dôgurôarnes. Cet
îlot tombe à pic sur la mer et il est large comme un grand enclos de han
gar à traire 101 ». Ils y allèrent pendant le ping avec tout ce qui leur appar
tenait. Ils prirent à Porsteinn ôxnabroddr, à Saurba:r, un grand bac, pour
leur assistance, et un six-rames à Porm6dr de Brekka ainsi qu'une barque
pour pêcher le phoque, à quatre rames, à Porvaldr Barbe bleue. Ils se
firent une grande cabane, une extrémité tournée vers le nord-est, l'autre
vers le sud-ouest, il y avait des portes au milieu du mur de la cabane, vers
l'ouest. La cabane tout entière se trouvait sur le sud du précipice mais on
pouvait marcher au nord entre la falaise et les portes qui étaient dans la
façade. On ne pouvait attendre une attaque que du nord, et à l'ouest de la
cabane, il y eut des fosses secrètes. Leurs lois étaient que quiconque dor
mirait plus de trois nuits serait jeté à bas du précipice. Ils étaient tous
tenus d'aller là où le voulaient Horôr ou Geirr, si ceux-ci étaient eux
mêmes de l'expédition. On répartit la besogne entre eux. Tous les bâti
ments furent enlevés de Botn et transportés à H6lmr. Cet îlot est
maintenant appelé Geirsh6lmr, il a reçu son nom de Geirr Grîmsson. Il y
eut à H6lmr deux cents hommes lorsqu'ils furent le plus nombreux, mais
jamais moins de quatre-vingt quand ils étaient le moins nombreux. On
mentionne ceux-ci: Horôr et Helga, fille du jarl, sa femme, Grimkell, leur
fils - il avait deux hivers -, Geirr et Sigurôr Frère adoptif de Torfi, et qui
était fils de Gunnhildr, Helgi Sigmundarson, P6rôr le Chat et Porgeirr
Barbe sous la Ceinture: c'était le pire conseiller de tous les hommes de
H6lmr et il encourageait tout le monde à commettre des méfaits. Se pré
cipitèrent là presque tous les malhonnêtes et ils jurèrent à Horôr et Geirr
de leur être loyaux et fidèles, de même qu'entre eux. Porgeirr Barbe sous
la Ceinture et Sigurôr Frère adoptif de Torfi transportèrent de l'eau de la
Blâskeggsâ, avec dix hommes, et remplirent d'eau la barque à pêcher le
phoque; ils la versèrent dans le grand bassin qui fut apporté à H6lmr.
25.
Porbjorg katla se vantait en disant que les hommes de H6lmr ne lui
feraient jamais aucun mal, tant elle se fiait à sa magie. Quand on apprit
101. C'est donc à partir de maintenant que notre saga mérite le titre de Saga de Horôr
et des hommes de l'îlot, «îlot» = hôlmr. Notons que cet îlot mesure 100 m de long sur 45 m
de large. Ma traduction suit le texte qui donne Hôlmr avec majuscule, comme s'il s'était
agi d'un nom de ferme et non d'un simple îlot.
718 Sagas Légendaires islandaises
26.
Quand l'été fut fort avancé, Horôr s'en fut avec vingt-trois hommes à
Saurbxr parce que l>orsteinn oxnabroddr s'était vanté que Skroppa, sa fille
adoptive magicienne, ferait en sorte qu'il ne lui advînt pas de mal des gens
de Hôlmr grâce à sa magie. Lorsqu'ils débarquèrent, sept hommes gardè
rent les bateaux à flot et dix-sept montèrent à terre. Ils virent un gros tau
reau sur le banc de sable en remontant du hangar à bateaux. Ils voulurent
le provoquer, mais Horôr ne le voulut pas. Deux hommes de la troupe de
Horôr se portèrent contre le taureau et firent fi de son conseil. Le taureau
fit usage de ses cornes dans l'un et l'autre cas. Il atteignit l'un au flanc et
l'autre à la tête. L épieu de l'un et de l'autre revint en l'air et leur atteignit la
poitrine, et tous les deux en moururent. Horôr dit: « Tenez compte de
mon avis, car ici, tout n'est pas comme il le semblerait.»
Ils arrivèrent à la ferme. Skroppa était à la maison ainsi que les filles du
bôndi, Helga et Sigrîôr, mais l>orsteinn était au buron de Kuvallardalr.
C'est dans le Svfnadalr. Skroppa ouvrit toutes les maisons. Elle provoqua
des mirages 106 de sorte que là où elles étaient assises sur l'estrade, il leur
parut voir trois boîtes. Les hommes de Horôr dirent qu'ils voulaient bri
ser ces boîtes. Horôr le leur interdit. Ils allèrent alors au nord de l'enclos
et voulurent savoir s'ils trouveraient du bétail. Ils virent une jeune truie
sortant de l'enclos en courant, avec deux porcs. Ils se placèrent devant elle.
Il leur sembla alors voir une grande quantité d'hommes se portant contre
eux avec des lances et tout en armes. Et la truie secoua les oreilles avec ses
porcs. Geirr dit: « Allons au bateau; nous avons affaire à une grande dif
férence de nombre.» Horôr dit qu'il vaudrait mieux ne pas s'enfuir si vite
sans avoir rien tenté. Sur ce, Horôr ramassa une grosse pierre et la jeta sur
la truie, la tuant sous le coup. Et lorsqu'ils arrivèrent là, ils virent que
gisait là Skroppa, morte, et ses deux filles se tenaient auprès d'elle, là où il
leur avait semblé voir des porcs. Ils virent alors, une fois que Skroppa fut
morte, que c'était un troupeau de bétail qui se portait contre eux, mais
aucun homme. Ils chassèrent tout ce bétail jusqu'au bateau, le tuèrent et
chargèrent le bac de viande. Geirr enleva de force Sigrîôr et ils allèrent
ensuite à Hôlmr. Skroppa fut enterrée vers l'intérieur en partant de
Saurbxr, entre celle-ci et Ferstikla, à Skroppugi! 1°7 .
l>orsteinn Bouton d'Or resta en paix avec les gens de Hôlmr parce
qu'ils s'étaient entendus en secret pour qu'il transporte tous les hommes
106. Le texte parle de sjônhverfing, une opération magique bien connue qui consiste à
abuser la vue des gens.
107. Skroppugil = «vallon de Skroppa».
720 Sagas légendaires islandaises
sans terre 108 à Holmr et leur dise les artifices des gens du pays. Il leur avait
prêté serment de respecter cela et de ne les trahir en rien, et ils lui avaient
promis de ne pas piller là.
27
En hiver avant Jol, ils s'en allèrent à douze à Hvammr chez Ormr, au
plus noir de la nuit. Ormr n'était pas chez lui, il était allé quelque part à
ses affaires. Son esclave qui s'occupait toujours de la maison quand Ormr
n'était pas là s'appelait Bolli. Ils fracturèrent un magasin à provisions et
sortirent marchandises et vivres. Ils prirent un coffre d'Ormr dans lequel
étaient ses objets de valeur et s'en allèrent avec cela. Bolli estima s'y être
mal pris puisqu'il n'avait pas veillé sur le magasin à provisions; il déclara
qu'il devait reprendre le coffre aux gens de Holmr ou sinon, recevoir la
mort, il demanda de dire au bondi qu'il se trouve avec dix-huit hommes
au hangar à bateaux à quatre nuits de là et de rester silencieux sur son
compte.
Bolli se prépara donc. Il avait des chaussures éculées et une coule de
mauvais vaômal. Il fut dans le Brynjudalr la première nuit, quoique pas
à la ferme. Il vint trouver I>orsteinn Bouton d'Or et dit se nommer
J:>orbjorn, être un condamné et vouloir se rendre chez Horôr pour entrer
dans sa communauté. J:>orsteinn Bouton d'Or le transporta à Holmr et
quand Horôr et Geirr virent l'homme, ils n'eurent pas la même opinion
tous les deux. Geirr trouva judicieux de l'accepter, mais Horôr déclara
que, selon lui, c'était un espion. Geirr l'emporta cependant, et il prêta
serment avant qu'ils l'acceptent. Il leur parla d'abondance du pays et
déclara avoir sommeil. Il se coucha et dormit dans la journée. Geirr et les
siens ne parvinrent pas à ouvrir le coffre et demandèrent à I>orbjorn quel
conseil il donnait. J:>orbjorn dit que ce n'était pas difficile. « Il n'y a rien
dedans, dit-il, en dehors des outils d'artisan du bondi», il dit que le seul
mal que trouverait Ormr au pillage commis par les gens de Holmr serait
que son coffre à outils avait été emporté. « Mais moi, j'étais à Mosfell
quand on a appris le pillage; je vais lui remettre le coffre si vous le vou
lez.» Geirr et les siens trouvèrent qu'il y avait quelque ruse à propos de
ce coffre s'il n'y avait dedans que des outils. J:>orbjorn resta là deux nuits
et leur représenta de rendre le coffre. Horôr n'avait guère envie qu'ils
108. Je rends ainsi le terme einhleypingr, litt. « l'homme qui court tout seul», un céliba
taire sans foyer ni terre, ni attache.
Saga des hommes de Holmr 721
prennent conseil de l>orbjorn; dit qu'ils s'en trouveraient mal. Geirr vou
lut quand même décider et ils allèrent à six en tout, de nuit, au hangar à
bateaux d'Ormr. Ils portèrent le coffre à terre, montèrent dans le hangar
à bateaux et le posèrent sur les planches de la coque 109 du bateau
d'Ormr. Alors, l>orbjorn cria aux hommes de se lever et de s'emparer des
voleurs. Ceux qui se trouvaient là se levèrent d'un bond et les attaquè
rent. Geirr empoigna un bout de rame et frappa des deux mains, se
défendant avec une vaillance extrême. Il parvint à son bateau. Quatre de
ses hommes périrent. Ormr prit un bac et ils ramèrent à la poursuite de
Geirr. À Hôlmr, Horôr prit la parole: « Il y a des chances pour que Geirr
ait besoin d'hommes, je crois savoir comment s'est révélé ce l>orbjorn. »
Il prit un bateau et pénétra dans le fjord à la rame. Il se mit à la pour
suite d'Ormr et de Geirr. Ormr se déroba rapidement et se dirigea sur la
terre. Geirr s'en fut à Hôlmr avec Horôr.
Ormr donna sa liberté à Bolli ainsi que la terre de Bollastaôir et tous
les biens domestiques. Il habita là ensuite et devint un homme riche et
vaillant.
28.
109. On sait que les Scandinaves étaient maîtres en fait de navigation et d'art nautique.
Le texte porte ici un terme hautement technique, hufr, qui désigne les planches n° 3 ou 4,
ou 4 ou 5 de la coque.
722 Sagas légendûires islandaises
Lété s'écoula.
29.
113. Fies désigne une petite tache verte entre det x escarpements montagneux.
114. La «lune du fleuve» est le «soleil», ici«l'or», «l'arbre de l'or» est«l'homme», «le
guerrier». Tyr est un grand dieu Ase, le «lieu des terrains» est le «bôndi», son Tyr est le
«guerrier». Les «nourrisseurs du loup» sont les «guerriers», le «dispensateur d'or» est
Illugi.
115. Le terme« technique» est farustusaud, celui ou ceux des moutons qui portaient, en
effet, une clarine et guidaient en quelque sorte les autres.
724 Sagas légendrlires islandaises
30.
tous les autres tour à tour, et se jeta dans le lac et ils se mirent à la nage it
l'endroit le plus étroit puis allèrent à la maison de Hvammr. Horôr dit
alors: « Elle est grande, la connaissance que Porgrîma a de la magie si son
bétail ne peut décider tout seul de ce qu'il fait.» Porgrîma avait dormi,
elle se réveilla plus tôt que de coutume et regarda dehors. Elle vit ses
bœufs tout mouillés et dii:: « On vous a rudement traités, voilà que les
fiers-à-bras sont déchaînés.»
Horôr demanda à ses camarades s'ils ne voudraient pas changer de
condition et de conduite. « Il me semble, dit-il, que notre parti est mau
vais dans l'état présent, de ne vivre que de ce que nous pillons.» Ils dirent
que c'était surtout à lui d'en juger. «Je voudrais, dit-il, que nous allions
trouver les marchands de la Hvitâ et que nous leur fassions deux rudes
conditions: ou bien ils nous abandonnent leur bateau ou bien nous les
tuerons tous.» Geirr dit qu'il y était tout prêt - « mais toutefois, je veux
auparavant que nous brûlions dans leurs maisons Torfi Valbrandsson et
Kollr de Lundr, Kolgrfmr le V ieux, Indriôi et Illugi.» Horôr dit: « Votre
ambition en fera moins, en revanche il est plus probable que nous soyons
tous tués étant donné que les gens ne toléreront pas de nous une aussi
grande injustice.» Plusieurs dissuadaient d'aller au bateau, ils encoura
geaient à commettre des méfaits, sauf Sigurôr frère adoptif de Torfi.
Horôr dit: « Il va falloir accomplir ce dont nous avons l'intention, et il se
peut qu'il ne soit pas facile de le faire. Mais je suis bien éloigné de com
mettre plus longtemps ces méfaits.»
Ils revinrent à Hôlmr cette même nuit et restèrent chez eux trois
semaines. Puis ils allèrent à terre, à quatre-vingts hommes. Horôr déclara
qu'il voulait que l'on brûle dans leur maison Illugi ou Indriôi - « étant
donné qu'ils ont été constamment contre moi et jamais avec, quel que
soit le péril dans lequel je me sois trouvé». Ils allèrent pour la nuit dans
le Svînadalr et se couchèrent dans la forêt pendant le jour, mais la nuit
suivante, ils allèrent dans le Skorradalr et s'y cachèrent.
31.
121. Ce sont donc les «âmes» ou les «esprits» (hugr dans le texte) de Hiirilr et de ses
726 Sagas légendaires islandaises
esprits des hommes de Hôlmr qui venaient chez lui. I>orbjorg déclara
penser que ce devait bien être eux et qu'ils arriveraient bientôt. Elle
demanda à Indriôi de faire passer par la maison un ruisselet sortant du
puits et de le couvrir, car elle pensait que ses rêves étaient clairvoyants.
C'est donc ce qui fut fait. I>orbjorg fit faire une grande cheminée, elle fit
porter son bien sur une poutre transversale, car l'eau passait par le milieu
du mur. Elle n'avait pas si peu de monde non plus à la maison.
Peu après, Horôr et les siens arrivèrent. Il alla aux portes en prenant la
tête de sa troupe. Il frappa aux portes. I>orbjorg s'y rendit et salua bien
Horôr, lui offrant d'entrer, lui et ses hommes préférés. Elle voulait qu'il se
sépare de cette racaille en disant qu'alors, il y en aurait beaucoup pour le
seconder. Horôr lui offrit de sortir venir le trouver et dit qu'elle serait la
bienvenue chez lui si elle se séparait d'Indriôi. Elle déclara que ce serait la
pire des choses et qu'elle ne se séparerait pas de lui. Ensuite, ils tirèrent
une pile de bois contre les portes et mirent le feu à la ferme 122 , mais ceux
qui se trouvaient devant se défendirent avec l'eau. Ils eurent du mal à atta
quer. Geirr s'en étonna. Horôr dit: «Je devine que c'est ma sœur qui a
conseillé de dévier ce ruisseau.» Ils se mirent en quête et trouvèrent le
ruisseau et le détournèrent, pourtant il y avait assez d'eau à la ferme tant il
en était entré auparavant. Horôr vit qu'il y avait un homme dans un
conduit de cheminée, et qu'il tenait un arc. Horôr décocha sur cet
homme un javelot et le mit à mort. Après cela, Horôr vit venir à la ferme
une troupe que I>orbjorg avait envoyé chercher. Geirr dit qu'il allait falloir
battre en retraite. Horôr ne l'en dissuada pas. Ils battirent en retraite
ensuite. Personne n'abattit les maisons. Une quantité d'hommes arrivè
rent à lndriôastaôir. Les hommes de Hôlmr s'en furent chez eux et restè
rent tranquilles un moment.
32.
Les bœndr tinrent une réunion à Leiôvollr sur la Laxa près du Grunna
fjorôr, pour que l'on ne continue pas à tolérer de la part des hommes de
Hôlmr les méfaits qu'ils commettaient. On envoya un message à tous les
chefs de district pour qu'ils viennent à cette réunion ainsi qu'à tous les
bœndr et domestiques. Alors qu'Indriôi se préparait à se rendre à cette
hommes que voit l>orbjorg sous formes animales. Le motif est récurrent dans les sagas. Le
loup et l'ours interviennent très fréquemment à cet égard.
122. Il n'y a pas à s'étonner de cette barbare coutume. Elle a bel et bien existé en Islande
indépendante, le témoin le plus célèbre étant La Saga de Njdll le Brûlé.
Saga des hommes de Holmr ' ) '
Frère adoptif de Torfi s'en allèrent sur un côtre, à douze en tout, chercher
de l'eau. Les hommes de Holmr ne s'attendaient nullement à un rassem
blement d'hommes ou à quelque trahison contre eux.
33.
34.
On rechercha alors parmi les chefs qui voulait se rendre à Holmr, mais
la plupart se dérobèrent. Torfi représenta que ceux qui iraient accroî-
traient grandement leur renom et qu'on les tiendrait pour plus impor
tants qu'avant, il dit également qu'il était vraisemblable que ceux qui
étaient à H6lmr auraient malchance en raison de leurs méfaits. Kjartan
Kotluson, frère de Refr, un très grand brave et le plus vif des hommes,
déclara qu'il se risquerait à y aller si on voulait lui donner l'anneau qui
venait de Sôti pour le cas où Horôr serait attrapé - « et en outre, je suis
redevable aux hommes de H6lmr de beaucoup de mal». Ils acceptèrent et
il parut le plus prometteur pour faire cela, de ceux qui se trouvaient là.
Kjartan dit alors: « Le mieux ne serait-il pas d'avoir la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or? Il nous a souvent valu grands méfaits.» Tout le monde
trouva cela excellent, ils dirent que c'était ce que les hommes de Hôlmr
soupçonneraient le moins.
Kjartan Kotluson s'en fut donc à la rame dans la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or. Il portait une broigne sous sa coule. Quand il arriva à
H6lmr, il dit à Horôr que les gens du pays voulaient faire la paix. Dit
qu'Illugi et ses amis avaient grande part au fait qu'ils soient libres. Geirr
crut cela et le trouva vraisemblable puisqu'il avait la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or, lequel leur avait fait le serment de ne jamais les trahir. Beau
coup avaient envie de s'en aller et se fatiguaient de rester là, ils pressaient
de quitter H6lmr avec Kjartan. Alors, Horôr dit: « Fort souvent, Geirr et
moi n'avons pas été d'accord parce que chacun de nous deux a toujours eu
son propre point de vue. Il me semble qu'ils ont choisi un mauvais
homme en la personne de Kjartan pour remplir une pareille mission, tant,
de part et d'autre, nous sommes dans un aussi grand besoin. Nous ne
nous sommes guère liés d'amitié, moi et Kjartan.» Il dit alors: « Nous
n'allons pas rappeler cela parce que cela ne sied pas à ceux qui portent des
propos de réconciliation, mais je vous dis vérité et je le jurerai si cela vous
paraît mieux.» Horôr déclara considérer qu'il ne devait pas se montrer
scrupuleux sur un serment, et il déclama alors une visa:
127. Le«choc du métal» est la «bataille», sa«poutre» est le«guerrier», ici Kjartan, de
730 Sagas Légend1Jires islandaises
35.
même que le Baldr (un dieu) du feu. Le «dévastateur de l'arc» est également le «guerrier»,
ici Horèlr.
128. Ce passage se souvient probablement de la Saga des vikings de jdmsborg qui relate à
peu près la même opération. Les hommes forment un kvi, c'est-à-dire une double rangée
qui va se rétrécissant: on fait progresser les futures victimes à l'intérieur. On leur enroule
les cheveux autour d'une baguette pour mieux les décapiter.
Saga des hommes de Hôlmr ·u
presque arrivés à terre. Geirr sauta alors par-dessus bord, se mit à la nage
et passa devant la montagne. Il y avait un Norvégien qui s'appelait
Ormr, qui était avec Indriôi, un homme de grande force physique.
C'était le meilleur des archers et il était bien doué pour tous exercices. Il
décocha contre Geirr une javeline qui lui arriva entre les épaules et il en
reçut la mort. Ormr fut fort loué pour cette action. Lendroit où le
cadavre échoua à terre s'appelle Geirstangi 129 .
36.
Helga la fille du jar! était à Hôlmr et apprit ces nouvelles. Elle le dit à
Horôr et lui demanda d'aviser. Ils ne voyaient pas cela tous les deux de la
même façon. Elle dit que cela allait amener de graves conséquences. Les
gens du pays louèrent fort Kjartan, disant qu'il était fort grandi par cette
expédition. Ils dirent aussi qu'il restait peu de monde. Kjartan déclara que
maintenant, il avait l'intention de mettre un terme à cela et de joindre
Horôr, l'attirer pareillement. Il avait un six-rames et s'en fut à Hôlmr.
Horôr demanda où était Geirr et pourquoi il ne venait pas le trouver.
Kjartan dit qu'il était retenu à terre jusqu'à ce qu'il vienne - «vous vous
réconcilierez tous ensemble d'un coup». Horôr dit: «Tu entreprends de
grandes choses, Kjartan, de vouloir nous transporter, nous tous, hommes
de Hôlmr, à terre, et tu dois recevoir grande récompense des hommes du
pays pour cela. Je n'irai pas. Je ne t'ai jamais fait confiance et je ne peux
voir si tu te révéleras bon.» Kjartan dit: «Tu ne vas pas avoir moins de
courage que tes hommes si tu n'oses pas aller à terre.» Horôr se leva d'un
bond, il ne supportait pas ses excitations, il dit considérer qu'il n'avait pas
besoin que l'on mette en cause son courage avant la fin de leurs démêlés.
Il dit à Helga de venir avec lui. Elle déclara qu'elle ne le ferait pas, non
plus que ses fils et elle en vint au point que, comme on le dit, on ne peut
sauver un homme voué à la mort 130 . Elle pleura amèrement.
Horôr prit le bateau, très fâché, et ils vont jusqu'à ce qu'ils arrivent à
l'endroit où Geirr flottait, mort, près d'un rocher. Horôr bondit alors et
dit à Kjartan: «Misérable, tu n'auras pas beaucoup de temps pour te
réjouir de cette trahison.» Il le frappa de l'épée qui venait de Sôti et le fen
dit de haut en bas jusqu'à la ceinture, tout le tronc avec sa double broigne.
Sur ce, le bateau s'échoua à terre et on s'empara de tous ceux qui étaient
dessus. lndriôi fut le premier à mettre la main sur Horôr et il lui lia les
bras plutôt fortement. Horôr dit alors: « Tu ligotes plutôt ferme, beau
frère.» Indriôi répond: «C'est ce que tu m'attribuais quand tu voulais me
brûler dans ma maison.» Illugi dit à Indriôi: « Horôr n'a pas de bons
beaux-frères et d'ailleurs, il a mal fait.» Indriôi répond: « Longtemps il a si
bien forfait que des liens de parenté n'ont pas été estimés de lui.» Il tendit
sa hache et fit signe pour que quelqu'un frappe Horôr, mais personne ne
voulut le faire. Horôr se débattit rudement et se détacha. Il arracha la
hache des mains d'Indriôi et bondit par-dessus un triple cercle d'hommes.
Helgi Sigmundarson se détacha et courut aussitôt après lui. Refr monta à
cheval et courut à leur poursuite mais ne put les rattraper. Alors, Horôr
fut saisi du herjjoturr, et il s'en débarrassa d'un coup de hache une pre
mière et une deuxième fois. Pour la troisième fois, le herjjoturr l'inves
tit 131 , ils parvinrent à l'enfermer entre une double rangée d'hommes et
l'encerclèrent et de nouveau, il sauta par-dessus ce cercle et tua auparavant
trois hommes. Il avait Helgi Sigmundarsson sur le dos; il courut jusqu'à la
montagne. Ils le poursuivirent d'ardeur. Refr fut le plus rapide, parce qu'il
était à cheval, et il n'osa pas attaquer Horôr. Alors, de nouveau, le her
fjoturr circonvint Horôr. Survint le groupe principal. Horôr rejeta Helgi
de son dos. Il dit: « Il y a de grands trolls qui interviennent ici, mais vous
ne feriez pas à votre gré si je puis agir.» Il trancha Helgi par le milieu en
disant qu'ils ne tueraient pas son frère adoptif sous ses yeux. On pense que
Helgi devait être déjà mort. Horôr était tellement fâché et si affreux à voir
que nul d'entre eux n'osait avancer sur lui. Torfi dit que celui-là posséde
rait l'anneau qui venait de Sôti et que Horôr portait au bras, qui oserait le
frapper. Alors, ils firent un cercle autour de lui. Porsteinn Bouton d'Or
arriva de chez lui à Pyrill. Ils attaquèrent ferme Horôr. JI provoqua encore
la mort de six hommes. Alors, sa hache se démancha. Sur ce, Porsteinn
Bouton d'Or lui asséna un coup sur la nuque avec une hache à long
manche, car aucun d'eux n'osait l'attaquer par-devant bien qu'il fût
désarmé. De cette blessure, Horôr reçut la mort 132. Il avait alors tué treize
131. Il s'agit ici d'un phénomène bien connu: cette sorte de paralysie qui s'empare d'un
homme au moment précis où il urgerait absolument qu'il passe aux actes. Bien entendu,
cette culture voyait dans ce phénomène une opération magique. Herfjoturr signifie littéra
lement « liens de l'armée» (de la guerre). De nombreux textes font état du fait qui, on s'en
doute, relève de la simple expérience. Notons en outre qu'il existait une valkyrie portant ce
nom. Voir là-dessus: Régis Boyer, Visages du Destin dans les mythologies, Paris, Les Belles
Lettres, 1983, article « Herrfjêitur(r)».
132. Il vaut la peine de signaler que le point culminant du Dêigurôarnes s'appelle
encore aujourd'hui Harôarha:ô, « hauteur de Horôr».
Saga des hommes de / Jâlmr 733
hommes d'entre eux avec les quatre qu'il avait occis sur le bateau avant
que l'on s'empare de lui. Tous louèrent sa vaillance, tant ses amis que ses
ennemis, et l'on pense que parmi ses contemporains, il n'y a pas eu, en
toutes choses, homme plus vaillant et plus sage que Honîr bien qu'il n'eût
pas été favorisé par la chance. La cause en fut, pour lui et ses suivants, qu'il
se soit trouvé commettre de tels méfaits et aussi que l'on ne peut échapper
à son destin 133•
37.
Les gens du pays louèrent l>orsteinn Bouton d'Or de cette action et lui
remirent l'anneau qui venait de S6ti, disant qu'il avait bien mérité d'en
jouir. Mais quand l>orsteinn apprit les propos de l>orbjorg, il aurait bien
voulu n'avoir jamais accompli cette action. Presque soixante hommes
furent tués, des hommes de H6lmr, et en outre, les frères adoptifs au
Dogurôarnes. Ils dirent alors aux chefs qu'il serait expédient maintenant
d'aller chercher Helga et de tuer leurs fils à elle et Horôr. Certains trouvè
rent que c'était trop tard le soir. Ils unirent leurs efforts sur le fait qu'ils ne
leur feraient nullement trêve ni ne les aideraient, sinon tous tireraient
vengeance d'eux. Ainsi fut fixé. Ils avaient l'intention de se rendre dans
l'îlot le lendemain matin et passèrent la nuit là.
38.
Helga était à Hôlmr et pensa savoir maintenant tous les artifices et tra
hisons des gens du pays. Elle réfléchit à son affaire. Le parti qu'elle prit fut
de se jeter à la nage et d'aller jusqu'à la terre hors de H6lmr, de nuit, en
emportant avec elle Bjorn, son fils, âgé de quatre hivers, à Blaskeggsa, et
elle alla alors trouver Grfmkell, son fils, âgé de huit hivers, parce qu'il avait
des difficultés pour nager et elle le transporta jusqu'à terre. Lendroit s'ap
pelle maintenant Helgusund. Ils montèrent de nuit dans la montagne
depuis l>yrill et se reposèrent dans la passe qui s'appelle maintenant Helgu
skarô 134. Elle portait Bjorn sur son dos, et Grfmkell marchait.
133. Le traducteur saisit cette occasion pour faire remarquer, idée qui lui est particuliè
rement chère (voir l'introduction à L'Edda poétique, l'essai liminaire sur« Le sacré chez les
anciens Scandinaves»), à quel point l'auteur de la présente saga est obsédé par le Destin. Ne
serait-ce que pour cela, la Saga des hommes de Hdlmr mériterait une attention particulière.
134. Helgusund: « détroit de Helga»; Helguskarô: « passe de Helga».
734 Sagas légendaires islandaises
Le soir, quand ils se mirent au lit, l>orbjorg brandit une sax* et voulut
frapper Indriôi, son mari, mais il fit face et fut fort blessé à la main. Il dit
alors: «C'est à la fois, l>orbjorg, qu'il s'agit de sortir d'une situation diffi
cile, et que tu veux en faire beaucoup, et que faut-il faire maintenant pour
nous réconcilier? - Rien d'autre que de me rapporter la tête de l>or
steinn Bouton d'Or.» lndriôi accepta. Le lendemain matin, il s'en alla
tout seul et chevaucha par le plus court chemin jusqu'à l>yrill. Il sauta de
selle et descendit le sentier d'Indriôi auprès de l>yrill et attendit là que
l>orsteinn aille à son lieu de culte 136, selon son habitude. Quand l>or
steinn arriva, il entra dans la maison de sacrifice et se prosterna devant la
pierre à laquelle il offrait un sacrifice et qui se trouvait là dans le bâti-
ment; c'est là qu'il parlait. lndriài resta près de la maison. Il entendit ceci
qui était déclamé dans la pierre:
19. Tu as jusqu'ici
pour la dernière fois
d'un pied voué à la mort
foulé le sol.
À juste titre
avant que le soleil brille,
Indriôi le rude
fera payer ta haine.
Puis Porsteinn sortit et alla chez lui 137 . lndriài vit clairemeut sa
démarche. Il lui ordonna de ne pas tant courir. Il se tourna devant lui et
assena sur-le-champ un coup de l'épée qui venait de Soti, sous le men
ton, de sorte qu'il le décapita. Il se proclama auteur de ce crime 138 à
Pyrill. Il dit que Porsteinn avait longtemps été impie. Il alla chez lui et
remit la tête à Porbjorg. Elle déclara ne pas avoir cure de cette tête, du
moment qu'elle était séparée du tronc. «À présent, dit Indriài, tu vas
faire la paix avec moi.» Elle dit qu'elle ne le ferait pas avant qu'il ne
reçoive Helga et ses fils s'ils parvenaient à venir et leur donne toute l'aide
dont ils auraient besoin - « alors, dit-elle, je te donnerai tout mon
amour». lndriài déclara qu'il pensait qu'ils avaient sauté dans la mer et
s'étaient noyés si on ne les trouvait pas à Holmr - « et je veux te pro
mettre cela, car je sais qu'il ne sera pas nécessaire de l'entreprendre».
Alors, Porbjorg alla chercher Helga et ses fils et les amena. lndriài dit
alors, et il était réservé: «J'ai parlé suffisamment longtemps, mais main
tenant, il s'agit de tenir sa parole.» Et il accomplit bien ses propos. Per-
137. Si les archéologues n'ont pas trouvé traces d'un «temple» à cet endroit - mais seu
lement d'une bergerie!-, il est incontestable qu'ils ont exhumé une pierre grossièrement
circulaire percée en son centre d'un trou parfaitement rond d'une profondeur de six centi
mètres. Des pierres similaires ont été trouvées en divers lieux d'Islande. On s'interroge sur
leur fonction: sacrificielle comme ici, ou pour se laver les mais, ou pour moudre du grain,
ou pour servir de lampe? Nos sources mentionnent assez fréquemment, notamment en
Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves continentaux, des pierres sacrificielles. En
Suède, elles s'appelaient, il n'y a pas longtemps encore, pierres aux elfes (dlvstenar), on les
oignait de graisse autour du trou central en particulier pour guérir des enfants malades, en
Norvège on versait du lait ou de la bière dans ce trou. Nous n'avons pas de traces de
pareilles pratiques en Islande, sauf ici, mais le Livre de la colonisation de l'Islande et la Saga
du Christianisme font état de croyances aux pierres.
138. Il était obligatoire selon la loi de se proclamer officiellement l'auteur d'un crime
donné, sinon, on encourait les pires peines.
736 Sagas légendaires islandaises
39.
139. Le texte n'est pas clair. Il faut sans doute comprendre que I>orbjêirg a fait en sorte
que le fourreau soit fendu et que, donc, l'épée en tombe d'elle-même.
Saga des hommes de f-lôlmr 737
couché, réveilla une servante de Refr et dit être un berger. Il lui demanda
de demander du cuir pour chaussures à Refr parce que, die-il, il devait
aller dans la montagne le lendemain matin. Elle dit qu'il n'était pas pares
seux, qu'il n'aurait pas moins que les autres - « et il n'y a pas de domes
tique qui soit plus dans le besoin que toi». Il dit qu'il en serait ainsi avant
la fin. Refr reposait dans une alcôve et il ne voulait pas que l'on aille le
trouver pendant la nuit. Elle alla tout de même dire à Refr que le berger
réclamait du cuir. Elle dit qu'il ne méritait pas de manquer de chaussures
ou autres choses dont il avait besoin - « alors qu'il pense tout le temps à
ton bien, de nuit comme de jour». Refr fut fâché contre elle qui faisait de
pareilles commissions de nuit - « il y a des bouts de cuir de requin dans le
hangar à tourbe, qu'il en prenne un». Quand elle s'en alla, I>6r6lfr mit un
bâton devant le volet de sorte qu'il ne se referme pas. Il était resté debout
auprès de Refr tandis qu'ils conversaient, mais il fut frappé d'interdit 140 .
Refr s'endormit mais I>6r6lfr n'osa pas l'attaquer. l>orbjorg katla, la mère
de Refr, cria: « Réveille-toi, mon fils, l'ennemi est sur toi et veut te tuer.»
Alors, Refr voulut se lever et sur ce, I>6r6lfr lui trancha, de l'épée qui
venait de S6ti, les deux jambes, l'une à l'endroit le plus mince du mollet,
l'autre à hauteur de la cheville. Puis I>6r6lfr sortit de l'alcôve et bondit sur
le plancher. Alors survint l>orbjorg qui s'empara de lui et le poussa sous
elle et, d'un coup de dents, lui mit en pièces la gorge et le laissa mort. Refr
prit l'épée qui venait de S6ti, mais l'anneau que portait I>6r6lfr disparut,
celui que l>orbjorg et Helga lui avaient donné et que Horôr avait pris à
S6ti. Refr fut guéri et porté sur un siège tout le temps ensuite, parce qu'il
ne put jamais marcher, et il vécut pourtant longtemps à partir de là, de
sorte qu'on l'appela Refr le Vieux, et il fut toujours tenu pour un très
digne homme.
40.
Peu après, lndriôi arriva chez lui et apprit ces nouvelles. Il estima
savoir que l>orbjorg devait avoir pris part à cette action. Toutefois, il ne
voulait pas perdre l'épée. Il alla trouver Refr et lui demanda de laisser
l'épée - « car je n'ai pris part à aucun de ces plans», dit-il. Refr lui remit
l'épée. « Je ne veux pas devenir ton ennemi», dit Refr. Indriôi prit son
140. De nouveau, un trait plus ou moins magique dans ce texte d'une richesse extrême
à cet égard. Il s'agit d'un phénomène, passablement apparenté au herjjoturr: une sorte de
terreur sacrée qui frappe de paralysie momentanée au moment où il faudrait absolument
passer à l'action.
738 Sagas légendaires islandaises
épée puis s'en alla chez lui. On peut remarquer par une telle chose quel
cheflndriôi a été quand un brave comme était Refr ne se fia à rien d'autre
que de laisser l'épée à Indriôi lorsqu'il la demanda, tout mutilé par elle
qu'il avait été.
Peu après, Porgrima smiôkona et Porbjorg katla, mère de Refr, se ren
contrèrent et on les trouva ensuite mortes toutes les deux à Mûlafell.
Elles étaient toutes déchirées et leurs chaussures mises en pièces et on
tient depuis que leur tumulus est hanté. On pense que Porgrima, mère
d'Indriôi, avait dû vouloir chercher l'anneau qui venait de Soti, pour
Indriôi, et que Katla le défendit et ne voulut pas le lâcher et que c'est
pour cela qu'elles ont été tuées. On n'a jamais retrouvé l'anneau depuis.
41.
141. C'est un thème banal dans les sagas islandaises que le héros doit avoir douze ans.
Saga des hommes de Hôlmr ·;•)
pour venger Horôr. Aucun ne fut compensé par de l'argent. Les fils de
Horôr, ses parents ou parents par alliance en tuèrent certains, et Hr6arr,
certains. La plupart furent tués sur les conseils de I>orbjorg Grfmkels
d6ttir. On tient qu'elle a été une femme fort importante. Elle et lndriôi
habitèrent Indriôastaôir jusqu'à leur vieillesse et furent considérés comme
très importants et ils ont eu une nombreuse descendance. Horôr avait
trente-neuf hivers quand il fut tué, et la plupart des temps qui se sont
écoulés ont été à son honneur et à son estime, hormis les trois hivers qu'il
passa en bannissement. Le prêtre Styrmir le Savant 142 dit aussi penser
qu'il a été des plus haut placés parmi les condamnés en raison de sa
sagesse, de son habileté aux armes et de tous ses accomplissements. Et
aussi, d'autre part, qu'il était tellement estimé à l'étranger que le jarl de
Gautland lui donna en mariage sa fille. Et en troisième lieu qu'il n'y a
aucun homme en Islande pour la vengeance duquel autant d'hommes
aient été tués et que l'on n'a versé compensation pour aucun d'eux. Nous
achevons maintenant ici la saga des hommes de H6lmr.
142. Styrmir Karason le Savant, qui vécut au xue siècle (il est mort en 1245, il était
alors prieur du monastère augustin de Villey), est un écrivain islandais bien connu,
quoique ce soit plutôt par référence que grâce à des œuvres que nous aurions conservées.
Il a pu être le «secrétaire» du célèbre Snorri Sturluson. On lui attribue une version du
Livre de la colonisation de l1slande et une Saga de saint Old.fr que nous n'avons que partiel
lement conservée. Il a pu jouer un rôle dans la composition de la présente saga.
SAGA DE HRÔLFR SANS TERRE
Gongu-Hrolfs saga
Voici certainement l'une des plus connues des fornaldarsogur et elle ne tient guère à
l'histoire non plus qu'au complexe mythico-religieux qui ont été mis en valeur dans les
textes qui précèdent. Elle date du début du XIVe siècle, date qui explique qu'elle ait
bénéficié de l 'expérience des auteurs qui ont précédé celui-ci. Deux traits la caractéri
sent d'emblée: une action fabuleuse ou fantastique qui change constamment de décor
d'un bout à l'autre de l'Europe, et un héros surhumain qu'il ne convient pas dïdenti
fier à notre Rollon, le premier duc de Normandie, en dépit de l'envie, tout comme on
a tort de foire de son nom un Hrôlfr-marche-à-pied en raison de sa taille (et il fout
noter que l'auteur lui-même de la saga fait cette erreur), mais bien un Hôlfr s1zns
Terre (le titre Gongu-Hr6lfr renvoie à gongu(maôr) qui est un vagabond, un sans
terre, justement). Il n'y a aucun rapport, que l'on sache, entre les fàits qui sont impu
tés à ce héros et ce que nous pouvons savoir de l'histoire de Rollon. D'autant, relisez ce
que j'ai extrait du prologue, plus haut ici, p. 11, que visiblement, l'auteur ne croit pas
à ce qu'il narre, il s'amuse et de son récit et de vous ... Relisez encore la toute dernière
phrase de ce beau texte: « Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont divertis, et bien
de la tristesse à ceux qui s'en sont ojfùsqués et ne s'en sont pas amusés. Amen. » je tenais
à foire cette réflexion parce que l'on n'a que trop tendu à foire de cette saga un docu
ment historique, ce qu'elle n'est en aucun cas. Le seul fait qu'il soit surnommé « sans
terre» pourrait justifier qu'il soit venu se présenter au roi de France pour solliciter un
duché - la Normandie en l'occurrence - mais toute certitude là-dessus est à proscrire.
Passé les traverses que subit le jar! Porgnjr de Jutland pour obtenir la main de la
fille du roi de Russie, Hreggviôr, une longue partie est consacrée aux aventures de
Hrôlft, à l'amitié prétendue que lui voue un certain ½lhjdlmr, enfin à la description
en plusieurs chapitres d 'une fantastique bataille, en fait la plus longue de ce genre
dans toute la littérature de sagas! Lafin se déroule en Angleterre. Et l'auteur, une der
nièrefais, s'excuse en quelque sorte des erreurs qu'il a pu commettre: « il vaut mieux ne
pas blâmer ni traiter de mensonges les récits des savants hommes. »
Cela confère à cette saga un statut très particulier qui tient à son style, bien
entendu, particulièrement soigné, mais aussi à cette prise de distance, dirai-je, que
l'auteur instaure entre son sujet et sa manière de le traiter. De la haute littérature, en
conséquence!
1. Beaucoup de textes qui nous parlent de lui, notamment l' Ynglinga saga, premier
texte de la Heimskringla de Snorri Sturluson, nous dépeignent Ôôinn comme un maître
magicien - et l'on n'oubliera pas que la médecine relevait plus de la magie que de la
science à l'époque.
2. Ce passage en dit long sur la culture de l'auteur - et aussi sur l'âge de ce texte. Les
personnages évoqués ici sont bien connus: Eyvindr kinnrifa (Érafle-joue) fut un des
grands adversaires du roi Ôlâfr Tryggvason (qui régna encre environ 995 et 1000), le
convertisseur de la Norvège (voyez le chapitre 76 de la saga de ce roi, version française à
!'Imprimerie Nationale, 1992). Einarr skarfr (Cormoran) est également dans la Heims
kringla. Pour Gunnarr helmingr, il fait l'objet d'un jdttr' («saga-miniature») passionnant
(il figure dans le Flateyjarbok) qui nous relate comment il prit part à un culte procession
nel avec une prêtresse de la déesse Freyja, parèdre du dieu Freyr, tous deux dieux Vanes et,
746 Sagas légendrlires islandaises
mieux tout de même, et le plus s;:nsé, c'est d'écouter tandis que l'on
raconte, et de s'en faire une joie plutôt qu'un objet d'affliction, car il en va
toujours ainsi que l'on ne pense pas à péché tandis que l'on se réjouit de
choses amusantes. Il ne sied pas non plus que les auditeurs trouvent à blâ
mer si les formulations sont maladroites ou lourdes, car il est rare que l'on
exécute à la perfection des choses aussi peu importantes.
1. Du roi Hreggvilfr
à ce titre, grands magiciens, et l'engrossa. Il ne« tua» pas Freyr mais détruisit une idole de
lui. Svîariki est le royaume des Svîar, la Suède.
3. Tous ces noms ont été abondamment illustrés dans la Saga d'Yngvarr le Grand Voya
geur, plus haut, p. 353. H6lmgarôr est Novgorod.
4. La Dvina.
5. On peut aussi bien comprendre l'est de l'Europe que l'Asie.
Saga de Hrolfr sans Terre ·., '
on en voit rarement. Cette rivière est la troisième ou quatrième du monde
en longueur. Yngvarr le Grand Voyageur s'était rendu aux sources de cette
rivière, comme il est dit dans sa saga6•
Le roi Hreggviôr passa sept hivers à la file dans cette expédition. On le
croyait mort. Après cela, il revint en Garôariki et y resta tranquille. Il
s'était procuré un cheval qui comprenait le langage humain. Il s'appelait
Dulcifal7. Il était rapide comme un oiseau, agile comme un lion, grand
comme un loup. Il n'avait pas son pareil en fait de taille et de force. On ne
pouvait s'emparer de lui et celui-là essuyait la défaite qui le montait, mais
s'il lui était donné par le destin de remporter la victoire, le cheval allait
tout droit à son maître. Le roi Hreggviôr avait une armure sans pareille: le
heaume était tout couvert de pierres précieuses et indestructible en raison
de sa dureté. Sa broigne était de triple épaisseur, faite de l'acier le plus dur
et brillante comme argent. Son bouclier était à la fois large et épais de
sorte que le fer ne mordait pas dessus. La lance qui allait avec était dure et
solide et elle émettait un son comme d'une cloche si elle frappait un bou
clier, mais si la défaite était certaine, elle n'émettait pas de son. Son épée
ne manquait jamais son coup, un charme faisait qu'elle mordait acier et
pierre comme si ç'avait été de la chair humaine. Elle était faite du fer gris
qui vient du fjord appelé Ger8 . Il ne peut ni rouiller ni se briser. Le cheval
Dulcifal appartenait à l'espèce de chevaux apparentés au dromadaire.
Depuis qu'il avait obtenu ce cheval et cette armure, jamais le roi Hregg
viôr n'avait subi une défaite. Ses États étaient l'objet de force combats, et
lui et ses hommes livraient constamment de grandes batailles.
Le roi avait avec soi quantité de conseillers et de favoris. L un d'eux
s'appelait Sigurôr et était surnommé Ruban de Laine. Il était petit-fils de
Halfdan au Manteau Rouge, fils de Kari le Brûlé9 . C'était un homme
intrépide, très populaire et aimé de tout le monde, mais il se faisait vieux.
Il avait longtemps été chez le roi et l'avait accompagné dans bien des
épreuves.
10. Cette dénomination, qui intervient souvent dans nos textes, reste énigmatique.
S'est-elle appliquée à un chef viking? ou à l'on ne sait quel petit potentat possédant un
pouvoir le long des côtes? Le Gestrekeland (C,âstrikaland) désigne, aujourd'hui encore,
une province de Suède.
11. Skalli = « chauve » ; Hlésey est une île (L.I'.sO).
12. Voir volva*.
13. Lesrran ou jlœiJarmdl est la bande de rivage qui est découverte à marée basse.
14. Géante (ou ogresse) de mer, sjdgfgr.
15. /Egir, dit le texte, qui correspond littéralement au grec Okeanos (Océan). Le dieu
des mers, dans cette mythologie, porte aussi ce nom.
Saga de Hrôlfr sans 1èrre
sait si vite que l'on s'en apercevait à peine. Son haleine était si brûlante
que tout en armure qu'ils étaient, les gens pensaient qu'ils allaient se
consumer. Il crachait aussi tantôt du venin tantôt du feu, mettant de la
sorte à mort hommes et chevaux, ce qui fait que personne ne lui résistait.
Le roi Eirekr avait grande confiance en lui et en eux tous. Ils ne rechi
gnaient pas non plus à faire le mal.
En ce temps-là, le roi Eirekr vint avec son armée dans le royaume du roi
Hreggviôr. Ils tuèrent les gens, incendièrent les lieux habités et pillèrent le
bétail. Lorsque ceux du pays s'aperçurent de ces hostilités, ils allèrent trou
ver le roi Hreggviôr et lui dirent ce qui s'était passé. Ce qu'apprenant, le roi
fit tailler la flèche de guerre 16 et ordonna à tout homme en état de porter
les armes de venir le trouver. Il obtint pourtant peu de monde, car cette
armée avait été levée trop rapidement et la plupart disaient nourrir des
doutes sur la façon dont se passeraient ces hostilités.
Le matin, avant que la bataille eût lieu, le roi Hreggviôr revêtit son
armure. Il attacha un collier d'or autour de son cou. C'était un objet de
très grand prix. Ensuite, il ceignit son excellente épée. Il prit sa lance et en
frappa son bouclier, mais elle n'émit aucun son. Le cheval Dulcifal ne
voulut pas se laisser attraper non plus. Nombre de gens le pourchassèrent.
Pour finir, on le fit pénétrer dans une profonde allée enclose. Le roi s'y
rendit alors et voulut le prendre. Mais dès que le cheval vit le roi, il bon
dit par-dessus la barrière et s'enfuit dans la forêt. Cela parut à tout le
monde une grande merveille, on pensa que la défaite était certaine et on
ne fit rien pour se mettre à sa poursuite. Le roi Hreggviôr fit prendre un
autre cheval, ainsi qu'une lance et un bouclier, et il remit à sa fille son
bouclier et sa lance pour qu'elle en prenne la garde. Ensuite, il se prépara
à la bataille ainsi que toute l'armée.
Le roi Eirekr rassembla toute son armée et demanda à chacun de faire
de son mieux, selon ses capacités et sa vaillance, sans épargner ses efforts.
Grîmr /Egir dit: « Nous sommes tenus, sire, de faire chacun de son
mieux, mais si nous vainquons le roi Hreggviôr, nous voulons nous établir
ici, et je veux recevoir pour moi tout se11l la charge du pays ainsi que le
titre de jar!*. Pôrdr, mon parent, m'accompagnera, et nous partagerons le
même sort; pour Sorkvir et B rynjôlfr, ils iront avec vous et défendront
votre pays. »
Eirekr. On brandit alors le bouclier de paix 17, acceptèrent grâce ceux à qui
il fut accordé de vivre et qui le voulurent bien, pour les autres, qui ne vou
laient pas servir le roi Eirekr, ils furent tués, et la bataille se termina.
Ensuite, on dépouilla les morts, et le roi Eirekr entra dans la ville avec
ses suivants, et ils eurent toute sorte de liesse en fait de boisson et de
musique. La nuit s'écouh ainsi, mais le lendemain, le roi Eirckr convoqua
Grîmr .lEgir et ses camarades pour qu'ils aillent trouver la princesse, et
c'est ce qu'ils firent. Lorsqu'ils entrèrent dans ses appartements, elle salua
le roi Eirekr bien qu'elle fût fort affligée et dans la détresse.
Le roi Eirekr la réconforta en disant que l'on essaierait de compenser
les torts qu'elle avait subis, tant en pertes humaines qu'en dommages
matériels, « et j'exaucerai toute prière que tu me feras et qu'il nous siéra
de satisfaire, si tu veux ensuite t'accorder avec nous et faire à notre
volonté » .
lngigerôr la princesse dit alors: « Nul ne peut porter à bon escient le
titre de roi s'il ne tient pas ce qu'il promet à une pucelle. Je m'accorderai
avec vous et ferai à votre volonté si vous tenez parole et exaucez la prière
que je vous ferai, car je me mettrai à mort plutôt que de m'allier
contrainte et forcée à un homme, et alors, personne ne jouira de moi.»
Le roi s'éprit violemment d'elle et dit: « Que celui-là qui ne tiendrait
pas sa parole envers vous soit un infâme, choisissez sur l'heure votre
requête et je vous l'accorderai.
- Ma première prière, dit la princesse, est que l'on érige un tertre
funéraire à mon père, un tertre grand et bien aménagé à l'intérieur, et
entouré d'une haute palissade. Ce tertre se tiendra loin dans les lieux
déserts. On portera de l'or et d'excellents objets de valeur dans le tertre à
côté du roi. Il sera complètement armé et ceint de son épée. Il sera sur un
siège et l'on répartira de part et d'autre de lui ceux de ses champions qui
sont morts. Pour le cheval Dulcifal, aucun de vos hommes ne le touchera,
il décidera lui-même où aller. Je veux gouverner un quart du royaume
pendant trois hivers avec ceux que je désignerai pour m'assister, et tous
ceux qui me serviront iront en paix. Chaque année, je désignerai un
homme pour vous affronter, vous ou votre champion Sorkvir, et si je ne
trouve parmi mes hommes personne qui soit capable de désarçonner
Sorkvir durant ce temps-là, vous me posséderez, moi et tout le royaume.
Mais si Sorkvir est vaincu, vous devrez vous en aller, avec toute votre
troupe et ne jamais revenir en Garôarîki, et pour moi, je reprendrai
royaume et terres après mon père, selon le droit. »
17. Je choisis de traduire ainsi Jriôskjoldr, que l'on pourrait rendre encore par« bouclier
de crève»: le texte est explicite, encore que cet usage ne soit pas tellement attesté.
752 Sagas légendaires islandaises
Grîmr �gir dit: « Il n'y a guère à satisfaire à cette requête, car elle
repose sur des bases profondes et est préméditée depuis longtemps. Il me
semble qu'il ne vous sied pas, sire, de faire le prétendant inconsidéré
pour elle ou quelque autre femme; toutefois, vous pouvez bien faire
confiance à Sorkvir de même qu'à mes conseils et ma sagacité afin que
tout aille bien. »
Le roi répond: « Je ne pensais pas, fille de roi, que vous feriez cette
requête, cependant, j'accomplirai la parole que je vous ai donnée, car j'ai
confiance en Sorkvir. Vous ne trouverez jamais meilleur homme que lui.»
Ils se lièrent là-dessus par serments, et cessèrent cette conversation.
Grîmr �gir dit: « Il me vient une idée qui nous sera utile. Nous allons
jeter un charme et obtenir par magie 18 que personne ne pourra vaincre
Sorkvir, ni en tournoi ni en duel, hormis celui-là qui portera l'armure
complète du roi Hreggviôr, mais son tertre sera si fortement construit
avec briques et tuiles qu'il ne pourra être ouvert par aucun être humain. Il
va sans dire que vous allez tenir votre parole envers la princesse. Vous allez
constamment envoyer des hommes chercher l'armure et promettre votre
sœur Gyôa à celui qui s'en emparera. Alors, ou bien cette armure sera en
votre pouvoir, ou bien ils ne reviendront pas en vie. »
Le roi et tous ses hommes trouvèrent que c'était là un bon conseil. On
fit un tertre et l'on y plaça le roi Hreggviôr. lngigerôr fut la dernière à sor
tir du tertre. Elle y fit porter en secret deux armures et les posa sur les
genoux de son père. Puis le tertre fut recouvert et tout fut fait selon les
propositions de Grimr �gir. Ensuite, le royaume fut réparti selon les sti
pulations faites et tout fut accompli de ce qui avait été prescrit. La prin
cesse ne trouva personne qui osât éprouver Sorkvir. Le roi envoya maints
hommes au tertre, mais aucun ne revint.
Grimr �gir gouvernait l'Ermland 19 . C'est l'un des royaumes de
Garôariki et tous ceux qui le servaient étaient fort mécontents de leur
lot. I>ôrôr Hléseyjarskalli était toujours en grandes hostilités contre les
habitants de Jotunheimr20, au nord d'Aluborg, et cela vaut la peine de
maint récit, lorsqu'ils se battirent par incantations, magie et grandes
batailles, chacun ayant le dessus à tour de rôle. Sorkvir et Brynjôlfr
étaient en expéditions guerrières pendant l'été, ils assuraient la défense
territoriale du roi Eirekr. lngigerôr la princesse siégeait en paix dans un
des châteaux de son royaume avec ses favoris et elle était fort anxieuse de
sa condition.
21. Sturlaugr !'Industrieux est le héros d'une saga légendaire à laquelle il a donné son
titre, la Saga de Sturlaugr l1ndustrieux (voir plus bas p. 1015). L:épisode de la corne d'au
rochs, qui est mentionné à la fin du présent paragraphe, figure aussi dans cette saga. Le
Hringariki (aujourd'hui Ringerike) est une province de Norvège.
22. Précisons qu'il s'agit là d'une erreur de compréhension de l'auteur, gongu-, de giingu
maor, renvoie à l'idée de chemineau, vagabond, et, dans ce contexte, de« sans-terre».
754 Sagas légendaires islandaises
25. Le Gaudand est aussi une province de Suède, plus à l'ouest que le Varmland. La
rivière (elfr) s'appelle Gautelfr.
26. Voir bateaux*.
27. Stigandi: «l'homme qui marche», «le marcheur».
28. Soit, au départ de la Suède, vers la Russie; voir austrvegr*.
758 Sagas légendaires islandaises
épreuve. Jolgeirr faisait de fort méchants ravages, dévalisant avant tout les
fermiers et les marchands, et ravageant surtout la Courlande où il amassait
quantité de biens.
Il se fit qu'une fois, Jolgeirr assigna à Stigandi de monter la garde sur
leur bateau. Celui-ci était au mouillage auprès d'une jetée. Le temps était
mauvais, orage et pluie. Léquipage alla dormir sur le bateau, et Hrôlfr
resta à terre au bout de la jetée. La nuit passa, mais quand vint l'aube,
Hrôlfr fut pris de somnolence. Il s'enveloppa dans le manteau qui venait
de V éfreyja. Quand Jolgeirr se réveilla, il mit son armure et passa à terre,
tenant une épée à la main. Il vit Hrôlfr allongé et endormi, ronflant près
des braises. Jolgeirr se mit dans une violente colère. Il brandit son épée et
frappa des deux mains la taille de Hrôlfr, de sorte que cela eût été sa mort
si le manteau ne l'avait protégé. Hrôlfr se réveilla, terrifié, et se leva d'un
bond, mais Jolgeirr voulut lui décharger un second coup à la tête. Hrôlfr
se précipita sur lui. Jolgeirr fit face et la lutte fut rude. Jolgeirr fut saisi de
la fureur du berserkr mais Hrôlfr se déroba et recula vers la mer, jusqu'à ce
qu'ils firent tous les deux le plongeon près d'un rocher escarpé. Chacun
tenta de maintenir l'autre sous l'eau et ils restèrent longtemps dessous. Ils
firent maint plongeon, et grand, personne ne voulait aider l'un ou l'autre
quoique tous favorisent Hrôlfr plus que Jolgeirr. Leur rencontre se ter
mina de telle sorte qu'ils revinrent vers la côte et que Hrôlfr se remit sur
pied. Il y avait une pente très abrupte sous l'eau. Hrôlfr avait de l'eau jus
qu'à la taille mais Jolgeirr n'avait pas pied. Alors, Hrôlfr le prit par les
épaules, le précipita sous l'eau et l'y maintint jusqu'à ce qu'il le noie.
Hrôlfr monta à terre, il était fort épuisé. Tous les hommes de Jolgeirr le
remercièrent de cette action et dirent que c'était un homme remarquable
pour avoir pu vaincre un pareil berserkr.
Hrôlfr dit: « Vous voudrez sans doute me prendre pour chef à la place
de Jolgeirr et je ne serai pas pire pour vous. Je veux maintenant vous faire
savoir qui je suis, car je m'appelle Hrôlfr, et Sturlaugr est mon père, l'in
dustrieux, qui gouverne le Hringadki en Norvège.»
Ils lui firent tous bel accueil et dirent que les nobles parents ne lui fai
saient pas défaut pour être un très grand champion. Ils tinrent conseil et y
décidèrent de devenir hommes de Hrôlfr et de le prendre pour capitaine
du bateau. Hrôlfr n'épargna pas le bien que Jolgeirr avait amassé et leur
versa de grandes soldes. Il fut rapidement populaire auprès d'eux. Ils livrè
rent force batailles et Hrôlfr remporta toujours la victoire.
Lorsque vint l'automne, ils repartirent de l'Est. Hrôlfr dit qu'ils se diri
geraient vers le Danemark. Ils arrivèrent, tard en automne, en Jutland, à
courte distance de la ville du jarl Porgnyr. Ils mouillèrent dans une baie
retirée, amarrèrent leur bateau et montèrent les tentes.
Saga de Hrôlfr sans Terre 759
Hrôlfr dit à ses hommes d'attendre là qu'il revienne - « il faut que je
quitte tout seul le bateau pour voir ce qui se passe.»
On dit qu'un jour, en Jutland, alors que l>orgnyr était à table en train
de boire, les portes de la halle s'ouvrirent et un homme entra. Il était à la
fois gros et grand. Il portait un long manteau de fourrure et tenait une
grande lance à la main. Tous ceux qui étaient à l'intérieur s'émerveillèrent
de sa taille. Il se présenta devant le jarl et le salua respectueusement. Le jarl
lui retourna ses salutations et demanda quel homme il était.
Il dit: «Je m'appelle Hrôlfr, mon père s'appelle Sturlaugr, qui règne sur
le Hringarîki. Je suis venu ici parce que je veux voir comment vous vivez,
car on m'a dit que tu es un grand chef.»
Le jarl dit: «Je connais fort bien ta famille et tes origines et tu es certes
le bienvenu dans mon royaume. J'accepte tout ce que tu voudras deman
der et qu'il nous sied d'accorder, sinon, combien d'hommes veux-tu pour
te servir quotidiennement?»
Hrôlfr dit: « Il y a quatre-vingts hommes sur mon bateau, ce sont eux
qui m'accompagneront et j'ai suffisamment d'argent pour défrayer nos
dépenses. Je veux un château non loin de vous pour y mettre mes
hommes et monter la garde de votre territoire, si vous le voulez. »
Le jarl dit: « Merci de ta venue, toutes les choses dont tu penses
qu'elles accroîtront ton honneur sont à ta disposition.»
Hrôlfr remercia le jarl de ses propos. Puis il alla trouver ses hommes.
Le jarl leur remit la charge d'un château. Hrôlfr y resta en paix et traita
bien ses hommes, mais il fut longtemps en expéditions guerrières pour
défendre valeureusement les États du jarl. Il y eut bonne amitié entre
Stefnir et Hrôlfr. Bjorn le Conseiller aussi était en excellents termes avec
Hrôlfr. Un moment s'écoula sans qu'il se passe d'événements notables.
30. Vazi est un berserkr, donc susceptible d'entrer dans une fureur magique qui
dédouble ses forces. En ce dernier cas, il a plus qu'une seule forme («hann er eigi ein
hamr»). Voir ham.for*.
31. Les prénoms zoophoriques étaient la banalité même dans cette culture. Ici,
hrafo = «corbeau» et krdkr = «corneille».
32. Cette société était incroyablement pointilleuse sur le chapitre des bienséances. La
place où l'on siégeait avait une importance extrême et il fallait prendre garde de ne pas
blesser les susceptibilités. La grande salle (la «halle») était rectangulaire et pouvait com
porter plusieurs rangées de bancs parallèles. Les places situées au milieu de ces bancs
étaient réservées au maître de maison et à ses invités les plus importants. On jouissait d'au
tant plus de considération que l'on était assis au plus près de ces places-là.
762 Sagas légendaires islandaises
avec les autres, un parent du jarl. Hrafn fut fort Eîché et se releva rapide
ment, empoigna celui qui l'avait fait tomber, le souleva et le précipita par
terre sur la tête, si bien qu'il lui rompit le cou. Le jar! héla ses hommes et
leur ordonna de s'emparer de Hrafn et de le tuer. Hr6lfr bondit alors sur
Hrafn et s'empara de lui. D'autre part, Krakr et Stefnir en décousaient.
Hr6lfr interdit à quiconque d'intervenir. Ils n'eurent pas à lutter long
temps non plus pour que Hr6lfr étreigne Hrafn contre sa poitrine et le
précipite par terre, si bien qu'il resta longtemps évanoui, la peau de ses
omoplates s'étant détachée.
Quand Hrafn retrouva ses esprits, Hr6lfr alla à lui et dit: « Je vois que
tu as des yeux de noble homme, et je vous prie, sire, de faire grâce à ces
hommes, car je sais qu'ils sont de grande famille. »
Stefnir avait aussi battu Krakr et il demanda à son père d'accorder à
Hr6lfr ce qu'il demandait. Le jar! fut longtemps très fâché, pourtant il
leur fit trêve sur la requête de Hr6lfr et de Stefnir. Les frères étaient tout
roides. Ils s'en allèrent en silence et se rendirent à leur appartement. Ils
n'allèrent pas à table ce soir-là.
On abandonna donc le jeu et les gens s'en allèrent boire. Hr6lfr dit à
Stefnir: « Tu vas prendre le meilleur tissu que nous possédions, et tu le
remettras à I>6ra, ta sœur, elle fera des habits pour les frères et qu'ils soient
prêts pour demain de bonne heure. »
C'est ce que fit Stefnir, il alla trouver I>6ra avec le tissu et lui dit ce qu'il
fallait faire. Puis il s'en fut, et elle se mit à confectionner les habits. La nuit
s'écoula, et le lendemain matin de bonne heure, I>6ra envoya les habits à
Hr6lfr, ils étaient terminés. Il les prit et se rendit à l'appartement des
-frères. Il vit qu'ils étaient couchés.
Hr6lfr dit: « Pourquoi le corbeau s'envole si tard, alors qu'il y a de la
charogne à foison, et que les aigles et autres oiseaux de proie ont mangé
tout leur content? »
Hrafn dit: « On ne peut guère voler quand on a les ailes rognées ou
blessées. »
Hr6lfr prit les vêtements et les leur jeta, puis s'en alla. Pour les frères,
ils prirent les habits, les mirent et s'en allèrent à table. [hiver passa de la
sorte. On ne dit pas que Hrafn et Krakr aient remercié Hr6lfr pour les
habits ni pour leur avoir accordé la vie; ils furent pourtant bien traités. Au
début de l'été, ils disparurent si bien que nul ne sut ce qu'il était advenu
d'eux, et leur comportement parut étrange.
Hr6lfr s'en fut en expédition guerrière pendant l'été ainsi que Stefnir
et ils eurent abondance de biens et bonne réputation. Ils revinrent chez
eux en automne, sains et saufs, et l'on ne dit rien de leurs hauts faits.
764 Sagas légendaires islandaises
Cet été-là, Hrôlfr fut chez le jarl lJorgnyr, tenu en grand honneur. Un
jour d'automne, alors que le jarl l>orgnyr siégeait sur le tertre de sa reine et
que l'on donnait un jeu pour lui, une hirondelle vola au-dessus de lui et
laissa tomber sur ses genoux une écharpe de soie, puis s'en fut. Le jarl prit
l'écharpe et quand il la défit, il vit dedans un cheveu humain si long qu'il
avait la hauteur d'un homme et la couleur de l'or. Le soir, le jarl alla à
table. Il montra le cheveu que l'hirondelle avait laissé tomber. La plupart
des gens pensèrent que ce devait être un cheveu de femme.
Le jarl dit: «Je fais le vœu d'épouser la femme à laquelle appartient ce
cheveu, ou sinon de mourir, si je sais dans quelle ville chercher ou de quel
pays elle est. »
Tout le monde trouva ce vœu solennel important, et l'on échangea des
regards.
Quelques nuits plus tard, le jarl convoqua un jing* important. Il se
leva, annonça son vœu et demanda si quelqu'un savait quoi que ce fût sur
cette femme, et où il fallait la chercher. On montra également le cheveu,
pour le cas où quelqu'un l'identifierait.
Bji:irn le Conseiller dit: «Je parlerai et agirai avec joie, sire, pour que
vous et votre royaume soient honorés et estimés plutôt que d'être objets
de honte ou d'abaissement. Je tiens ton vœu pour important et je crois
que cette femme ne t'est pas destinée, mais je devinerai de plus près où
elle est, bien que je n'aie pas fait d'enquête là-dessus: il y avait un roi qui
s'appelait Hreggviôr, il régnait sur le Garôarîki. Il avait une fille qui s'ap
pelait Ingigerôr. C'était la plus belle des femmes et la plus accomplie en
toutes choses. On m'a dit en vérité qu'il n'est pas dans les pays du Nord
femme plus accomplie et qui ait des cheveux plus beaux et abondants
qu'elle, et j'ai le pressentiment que ce cheveu lui appartient, quel que soit
l'artifice par lequel il vous est parvenu. Vous devez avoir appris que le roi
Hreggviôr est tombé devant le roi Eirekr et ce qu'il est advenu de la prin
cesse? Elle est censée trouver un homme capable de se mesurer en tour
noi contre Si:irkvir, le champion du roi, et se délivrer de la sorte. Je pense
que rares sont ceux qui seront ardents de le faire, considérant celui avec
lequel il faudra se mesurer. Et même si quelqu'un parvenait à désarçon
ner Sorkvir, il me semble qu'il ne serait pas facile de faire sortir la prin
cesse de Garôariki. »
Tous ceux qui étaient présents pensèrent qu'il en serait comme Bji:irn
le disait.
Saga de Hrôlfr sans Terre
Peu de temps après, Hrolfr disparut de son château de sorte que per
sonne n'entendit parler de lui, et ses hommes restèrent là. Il portait le
manteau qui lui venait de Véfreyja et avait la lance d'Atli. Il portait sur le
dos un arc et un carquois.
On ne dit pas quel chemin il prit, mais alors qu'il était presque sorti de
Danemark, il se fit, un jour, qu'il vit un homme marchant. Il était de
grande taille et armé de pied en cap. Il avait une épée dégainée et suivait le
chemin de Hrolfr, qui salua cet homme et lui demanda son nom.
Il dit: «Je m'appelle Vilhjâlmr mais je n'ai cure de te rapporter qui sont
mes parents. Et tu vas choisir entre deux choses: ou bien tu me dis qui tu
es, où tu veux aller et pour quelles raisons, ou bien je te tue et tu n'iras pas
plus loin.»
Hrolfr dit: «Ce n'est pas la peine de me faire des conditions si dures,
s'il faut en découdre, je ne m'attends à rien de moins bien que toi.»
766 Sagas légendaires islandaises
dû fuir le pays parce que les gens eux-mêmes de cette contrée m'ont trahi
et m'ont expulsé. Je suis venu ici parce que j'ai entendu parler de votre
magnificence et de votre magnanimité, et je voudrais obtenir l'hospitalité
ici pour l'hiver. »
Le roi dit: « Je n'épargnerai pas la nourriture pour vous, et tu dois avoir
de grands talents?»
Vilhjalmr dit: « Je maîtrise bien des talents, et le premier est que je suis
si puissant que jamais la force ne me fait défaut. En second lieu, je suis
plus rapide que tous les animaux, quadrupèdes compris.
- Capacité utile aux voleurs, dit le roi, mais elle est souvent utile. »
Vilhjalmr dit: « Ne me manquent pas l'art de tirer, l'habileté aux armes,
le talent de nager et de jouer aux tables ou de jouter en tournoi, la sagesse
et l'éloquence, rien de ce qui rehausse un homme ne me fait défaut.
- J'entends, dit le roi, que l'art de te promouvoir ne te fait pas défaut.
Dis maintenant tes talents, Hr6lfr, car je ne lui fais pas moins confiance
qu'à toi. »
Hr6lfr dit: « Je ne puis les énumérer, sire, car il n'y en a pas.
- Les choses sont bien inégalement réparties entre vous, dit le roi, si
l'un a tous les talents et l'autre, aucun. Asseyez-vous sur le banc inférieur,
au milieu.
- À vous de décider, sire, dit Vilhjalmr, mais jamais encore je n'ai eu
une place aussi méprisable. »
Ils allèrent s'asseoir ensuite. Sorkvir et Brynj6lfr n'étaient pas à la mai
son à ce moment-là. Ils étaient allés avec Grimr fr:gir en Jotunheimr.
Vilhjalmr et Hr6lfr furent là bien traités. Vilhjalmr faisait l'important en
tout, mais Hr6lfr était toujours silencieux et taciturne et ne prenait point
de part aux jeux avec les autres. Vilhjalmr aussi s'abstenait fort de mon
trer ses talents. Or le roi était grand chasseur, il prenait plaisir à chasser
avec sa hirô. Il était en repos depuis qu'il était arrivé en Garôariki, car la
plupart n'avaient nulle envie de guerroyer dans ses États en raison des
champions qui étaient avec lui, surtout à cause des charmes et sorcelle
ries de Grîmr fr:gir.
Un jour, le roi Eirekr s'en fut dans la forêt avec sa hirô, selon sa cou
tume, pour chasser les animaux et tirer des oiseaux. Ils virent un grand
cerf, et beau. Ils ne pensaient pas avoir vu bête plus belle. Beaucoup
tenaient que ce devait être un animal apprivoisé parce que tous ses bois
étaient couverts de gravures incrustées d'or; il y avait un ruban argenté
Saga de Hrôlfr sans Terre /(,')
36, Voirfeigr*,
772 Sagas légendaires islandaises
Vilhjalmr dit: «Je ferai cela, car je ne trouve pas difficile de dévaliser
un mort pour gagner une femme. »
Vilhjalmr se rendit à son siège et la conversation cessa.
Quelques jours plus tard, une nuit, Hrolfr saisit la jambe de Vilhjalmr
et dit: « Il est temps de gagner la femme et d'aller au tertre.»
Vilhjalmr se leva promptement, Hrolfr était habillé, il avait le manteau
qui lui venait de Véfreyja et la lance d'Atli. Vilhjalmr était tout armé. Il
était à cheval et Hrolfr marchait devant sa monture. Ils allèrent de la sorte
jusqu'à ce qu'une forêt se présente avec un sentier abondamment foulé. Il
y avait peu de temps qu'ils allaient qu'une tempête se déchaîna contre eux
avec rafales de neige et gelée, si forte que Vilhjalmr ne parvint pas à rester
en selle. Hrolfr mena le cheval et Vilhjalmr suivit un moment jusqu'à ce
que la tourmente devienne si puissante que le cheval ne parvint plus à
marcher et que Hrolfr le traîna à plat sur le dos en s'appuyant sur sa lance.
Ayant jeté un coup d'œil en arrière, il vit que Vilhjalmr avait disparu et
que le cheval était mort depuis longtemps. Il quitta là le cheval et pour
suivit son chemin. La tempête était si forte que les chênes se brisaient et
leurs troncs finissaient au loin. Hrolfr reçut fréquemment de grands
coups qui auraient valu le trépas à la plupart des gens, outre les éclairs et
le tonnerre, si bien qu'il pensa que sa mort serait venue si son manteau ne
l'avait protégé. Cela dura toute la nuit, jusqu'au point du jour. À l'aube,
une grande puanteur l'assaillit, et il aurait péri asphyxié si le capuchon de
son manteau ne l'avait protégé. Il crut comprendre que cette tempête
avait dû tuer les messagers du roi et que ce devait être une tourmente
magique. Il estimait aussi n'avoir jamais été mis à pareille épreuve. Mais
lorsqu'il fit grand jour, la tempête cessa et il y eut temps calme. La puan
teur disparut. Hrolfr vit alors un tertre haut comme une montagne,
entouré d'une palissade. Il saisit l'un des poteaux de la palissade et se jeta
par-dessus pour passer à l'intérieur, gravit ensuite le tertre, lequel lui parut
bien difficile à fracturer.
Alors qu'il regardait alentour, il vit, du côté nord du tertre, un homme
de grande taille, en royaux atours. Il alla vers lui, le salua en lui donnant le
titre de roi et lui demanda son nom.
I..:autre dit: «Je suis Hreggviôr et j'habite ce tertre avec mes cham
pions, et tu es le bienvenu ici, mais tu sauras, Hrolfr, que ce n'est pas moi
qui ai provoqué cette tempête et cette puanteur, non plus que les autres
merveilles, et je n'ai pas tué d'hommes. Ce sont Sorkvir et Grimr lEgir qui
Saga de Hrolfr sans lèrre 713
sont causes de tout, et qui ont provoqué la mort des hommes du roi.
Pourtant, la sagesse leur fait parfois défaut lorsque l'enjeu est d'impor
tance, et s'ils savaient que tu es ici, ils voudraient ta mort. C'est moi qui ai
pris l'apparence d'une hirondelle pour aller trouver le jar! JJorgnyr avec un
cheveu d'Ingigerôr, ma fille, car je savais que, seul des hommes du jar!, tu
te mettrais à sa recherch� et que, d'eux tous, tu serais le seul à la délivrer,
si la chance t'accompagnait. Je préférerais que ce fût toi qui l'épouses si tu
veux jouter contre Sorkvir, car ne te manquent ni le courage ni la
vaillance, et Grîmr lui a juré que personne ne le vaincrait hormis celui qui
aurait mon armure. C'est pour cela que ce tertre a été rendu invincible, et
les difficultés pour y parvenir sont telles parce qu'il considérait que per
sonne ne devrait pouvoir obtenir cette armure. À présent, je vais te
remettre toutes les choses qui sont dans le tertre et que tu veux avoir. Je
vais te donner deux armures semblables l'une à l'autre si ce n'est que leurs
propriétés sont différentes. Tu remettras au roi celle qui est la moins
bonne, mais l'autre, ne la montre à personne avant que tu en aies besoin,
et de l'épée, prends grand soin, parce qu'on n'en voit pas beaucoup de
pareilles. lngigerôr, ma fille, garde toutes mes armes de tournois ainsi que
le cheval Dulcifal qui, à maints égards, est différent de la plupart des
autres. C'est lui que tu monteras lorsque tu affronteras Sorkvir, et tu es
certain de remporter la victoire si tu parviens à t'emparer de lui. La lance
et le bouclier resteront fidèles à leur nature. À Vilhjalmr, tu ne feras pas
confiance non plus une fois que tu ne seras plus à son service, car il te tra
hira s'il le peut. Tu dois vouloir tenir tes serments, mais plus tôt il sera mis
à mort, mieux ce sera, sinon, il sera un grand danger pour toi. »
_ Après cela, Hreggviôr remit à Hr6lfr les objets de prix et les armes, et
enfin, il ôta de son cou son collier.
Hreggviôr dit alors: « Il m'a été assigné de pouvoir sortir trois fois de
mon tertre et il ne sera pas nécessaire de le recouvrir, sauf la dernière fois.
Tu n'auras pas d'ennuis sur ton chemin de retour. Maintenant, au revoir,
et que tout aille selon ta volonté et ton désir. Si tu reviens en Garôarîki,
viens me voir si tu as besoin d'aide. »
Hreggviôr disparut dans son tertre, et Hr6lfr prit les objets de prix et
les conserva. Il partit ensuite du tertre et revint par le même chemin, ne
notant aucune merveille. Quand il sortit de la forêt, Vilhjalmr vint à ses
devants. Il avait rampé sous les racines dPs arbres et était resté allongé là
pendant toute la tempête. À peine s'il pouvait parler en raison du froid.
II flatta fort Hr6lfr et dit: « On ne pourra jamais trouver de mots pour
dire ta renommée et la chance qui nous accompagne, alors que le tertre a
été fracturé et que l'on en a enlevé or et objets de prix. Je vois également
que rien ne peut nous arrêter et pourtant, ce fut une rude tempête, à tel
774 Sagas légendaires islandaises
femme-alfe qui devait être venue le chercher. Vilhjâlmr était fort sarisfait
de lui-même et conversait constamment avec la sœur du roi, ils s'enren
daient bien. Il ne se privait pas de se vanter en toutes choses. l:hivcr
s'écoula jusqu'à fol*, et rien ne se passa.
37. �auteur fait sans doute allusion à l'un des rtcits légendaires les plus célèbres de cette
littérature, la Saga de Heôinn et de Hogni, encore appelée le Dit de Sorli (voyez la traduc
tion complète dans Les Sagas miniatures, p. 277-292). Ce texte est célèbre parce qu'il met
en scène un motif particulièrement riche, la bataille éternelle - éventuellement entre par
tisans des deux rois, l'enjeu étant une femme, Hildr, dont le nom signifie ,, bataille», mais
en fait, et si l'on remonte très loin dans le temps, entre vivants et morts.
38. Le nom Sôti signifie: « d'un rouge de suie», « brun foncé».
776 Sagas légendaires islandaises
homme qui s'appelait Norôri. Il était grand et fort, c'était lui qui portait
son étendard et c'était un très grand champion.
Lorsque le roi Eirekr apprit que Sôti était arrivé dans le pays avec une
grande armée, il fit tailler et envoyer dans toutes les directions la flèche de
guerre et ordonna à quiconque le pouvait de venir le rejoindre, et il assem
bla une grande quantité de gens.
Le roi Eirekr convoqua Vilhjâlmr et dit: «Tu as accompli à présent
deux choses que je t'ai imposées mais je ne sais pas si c'est toi qui as fait
cela. Maintenant, tu vas accomplir la troisième chose de sorte que je sois
présent, c'est de tuer le berserkr Sôti. Je ne m'opposerai pas à ce que tu
épouses ma sœur si tu fais cela correctement. Je tiendrai tous les accords
dont nous avons parlé précédemment. »
Vilhjâlmr dit: «Je suis prêt à affronter Sôti. Il me paraît bon que vous
puissiez voir maintenant quel héros je suis. Vous allez me choisir toutes les
armes les meilleures et le cheval le plus solide que vous possédez, car je
vais le mettre fort à l'épreuve avant que cette bataille s'achève. »
On fit ce que Vilhjâlmr demandait. Hrôlfr l'accompagna, à pied selon
son habitude. Le roi s'en fut avec son armée jusqu'à ce qu'il rencontre
Sôti. Il y avait là une plaine avec une forêt épaisse de l'autre côté. De part
et d'autre, on se prépara pour la bataille, une grande armée était rassem
blée là. Il y eut grande sonnerie de luiJr*, puis les ordres de bataille se
mirent en marche en poussant, de part et d'autre, le cri de guerre.
sa bravoure et de sa vaillance. Le roi Eirekr était arrivé chez lui, il était allé
boire dans sa halle.
Vilhjalmr alla se présenter au roi, le salua et dit: « Il s'en serait fallu de
peu pour vous aujourd'hui, sire, si je ne vous avais pas aidé. Ce n'est plus
la peine à présent de douter de moi ou de ce que je peux faire, car rien ne
m'est impossible.»
Le roi dit: « Je pense, Vilhjalmr, que les armes et l'armure sont à toi,
mais que les bras sont à Hr6lfr. »
Hr6lfr dit: «Je crois que ce serait volontiers que j'épouserais ta sœur et
m'attribuerais à juste titre les prouesses de Vilhjalmr, mais je suis bien loin
de mentir en m'attribuant des honneurs pour des choses que je n'ai pas
faites et que je ne suis pas né pour posséder.»
Vilhjalmr dit: « Les gens qui s'enquièrent trouveront étrange, sire, que
vous révoquiez en doute mon renom et ma vaillance; trouvez-vous plus
honorable qu'un jouvenceau descendant de bouseux, comme l'est Hrolfr,
ait fait tout cela et épouse votre sœur: on l'estimera impropre à devenir
un excellent chef, à gouverner le peuple ou à se promouvoir. Pour moi, j'ai
le titre de jar! et je suis fils de jarl, je descends d'une famille de rois, j'ai
belle allure et suis brave, homme excellent en tous points, j'ai tout ce qui
sied à un noble homme. Mais si vous ne voulez pas de ces fiançailles et de
ce mariage, dont nous sommes convenus, je m'en irai et répandrai votre
déshonneur dans chaque pays, disant que vous m'avez couvert d'infamie
en manquant à votre parole et à votre foi. On dit dans mon pays que
toute fille de roi serait pleinement honorée de m'épouser.»
Le roi Eirekr dit: « Il ne sera pas dit que je me serais mesquinement
conduit envers toi, et je tiendrai tous mes engagements, mais je m'étonne
que Hr6lfr ne me sorte jamais de l'esprit lorsqu'il s'agit de votre conduite
et de vos façons de faire, car je n'ai pas l'impression que vous en soyez
convenus a1ns1.»
Ils cessèrent cette conversation, le roi fit préparer les noces et l'on fit un
banquet magnifique. Lors de ce festin, Vilhjilmr épousa Gyôa, sœur du
roi Eirekr, et elle ne fit aucune objection. Vilhjalmr eut maints hommes à
son service et fit très fort l'important.
Peu après, des messagers de la fille du roi vinrent trouver le roi Eirekr
pour dire qu'elle demandait qu'il fit convoquer un ping très nombreux:
lors de ce ping, elle voulait choisir un homme pour tournoyer contre
Sorkvir, mais si elle n'en trouvait aucun qui voulût l'entreprendre, elle
irait avec le roi conformément à ce qui avait été stipulé entre eux et à leurs
accords. Ce message rendit le roi fort joyeux, il estima avoir la pucelle à sa
portée. Il fit donc convoquer ce ping et inviter là, en nombre, le tout
venant, dans les villes et les châteaux et dans les districts voisins, tout
comme la fille du roi avait convoqué à venir à elle les hommes d'élite les
780 Sagas légendaires islandaises
de ne pas épargner les artifices qu'il pourrait utiliser - « cet homme m'a
toujours accablé l'esprit. Tu vas bien conserver l'armure qui vient de
Hreggviôr pour qu'elle ne puisse nous faire de mal.»
Hr6lfr était donc au château auprès de la fille du roi, tenu en grande
liesse, et il lui dit sa mission de la part du jarl. Elle déclara qu'elle savait
fort bien déjà cela et qu'elle ferait en sorte « que je m'en aille d'ici avec toi,
et je te tiendrai pour celui qui méritera le plus de jouir de moi si tu me
délivres du pouvoir des ennemis». Ils se quittèrent sur ces mots.
Le lendemain matin, Hr6lfr fut de bonne heure sur pied, il mit l'ar
mure qui venait de Hreggviôr et se ceignit de l'excellente épée. La prin
cesse lui remit la lance et le bouclier qu'avait possédés son père. Elle lui
demanda d'aller chercher le cheval Dulcifal. On l'avait mis dans un solide
enclos avec nombre de chevaux. Il mordait, ruait et tuait force chevaux.
Hr6lfr alla à la grille et frappa son bouclier de sa lance. Dulcifal alla à
Hr6lfr et la lance et le bouclier chantaient tellement que tous ceux qui
étaient auprès trouvèrent que c'était grande merveille. Hr6lfr prit le che
val, le sella et l'enfourcha agilement, d'un bond, avec toute son armure.
Pour Dulcifal, il courut et fit un saut par-dessus les grilles qu'il n'effleura
même pas, puis il avança par la plaine. Sorkvir aussi était arrivé en lice,
ainsi que le roi, Vilhjâlmr, Brynj6lfr et une grande foule.
39. C'est bien le mot qu'emploie le texte. Mais en fait, il s'agissait chez les souverains et
plus tard chez les dignitaires de l'Église de faire le tour de leurs sujets les plus importants,
qui étaient tenus de les accueillir: le mot veizla, proprement «banquet», qui figure ici,
s'applique à cet usage.
784 Sagas légendaires islandaises
Le jarl estima que c'était là un bon conseil et dit qu'il en serait ainsi. li
fit rassembler tous les hommes de sa hirô et leur dit qu'il voulait fouiller le
coffre de chacun, d'abord de Stefnir, son fils, et du Conseiller Bjorn, de
sorte que les autres puissent mieux accepter. Ils déclarèrent y être prêts.
C'est ce que l'on fit: Stefnir fut le premier à montrer ses coffres et on n'y
trouva pas la ceinture. Puis on chercha chez Bjorn et chez tous ceux qui
étaient dans la ville, et l'on ne put rien trouver.
Alors, Mondull dit: « Bjorn doit posséder d'autres coffres que ceux qui
sont ici chez lui et on ne les a pas fouillés.»
Stefnir dit: « Assurément, Bjorn a des biens hors de la ville, mais je ne
crois pas qu'il faille chercher là.»
Le jarl dit qu'il fallait chercher par là et c'est ce que l'on fit. Bjorn
accepta que l'on fouille, comme précédemment. Mondull alla à un ancien
coffre et demanda ce qu'il contenait. Bjorn dit qu'il n'y avait là que de
vieux clous pour bateaux. Le jarl ordonna d'ouvrir. Bjorn chercha la clef
et ne la trouva pas. Le jarl y alla, fractura le coffre et examina tout ce qu'il
contenait, et sur le fond se trouvait la ceinture. Tout le monde s'en émer
veilla, mais surtout Bjorn, car il se savait innocent.
Le jarl était fort fâché et il ordonna de se saisir de Bjorn. «Je vais, dit
il, te pendre à la plus haute potence dès que le matin viendra, car cet
homme doit avoir déjà fait cela bien que ce soit seulement maintenant
qu'il en est confondu.»
On s'empara de Bjorn, on le ligota fortement parce que personne
n'osait s'opposer, bien qu'il ne méritât pas cela. Bjorn offrit de se sou
mettre à une ordalie selon la coutume du pays, mais le jarl ne voulut pas
en entendre parler. Stefnir obtint de son père que Bjorn vive encore sept
iiuits pour le cas où il se trouverait quelque chose qui lui fût en aide; il
serait sous la garde de Mondull et ne reviendrait pas dans sa résidence.
Beaucoup s'en affligeaient car Bjorn était fort populaire. Le jarl s'en fut à
la ville avec ses hommes, et ils allèrent boire. Dès que la hirô eut goûté au
premier plat et bu le premier vaisseau, toute leur amitié pour Bjorn dispa
rut et tous trouvèrent qu'il était accusé à juste titre.
Mondull était au domaine de Bjorn et il chassa tous les hommes de sa
maison. Il mit Ingibjorg dans son lit chaque nuit, sous les yeux de Bjorn,
et elle lui prodiguait toute affection, sans se souvenir de Bjorn, son mari.
Bjorn trouvait cela dur à supporter. Se passèrent de la sorte ces sept nuits
dont on a parlé.
La saga retourne au point dont on s'est détourné, car on ne dira pas
deux choses en même temps bien que toutes les deux se soient passées de
concert.
786 Sagas légendtlircs islandaises
Stefnir se courrouça à ces propos et dit que ce seraient elles qui décide
raient, mais pas Vilhjalmr, « ou bien, j'y perdrai la vie » .
Vilhjalmr déclara que ce ne serait pas une perte si Stefnir était tué. Le
jarl leur ordonna de ne pas faire de cela un sujet de disputes - « toutefois,
Stefnir décidera de ce dont il veut se mêler, mais toi, Vilhjalmr, tu te
marieras avec ma fille, car tu l'as bien mérité. »
Stefnir prit lngigerôr par la main et la conduisit au pavillon de sa sœur,
l'enferma ensuite et conserva lui-même la clef. Les gens disent que la prin
cesse lngigerôr avait gardé les pieds et y avait mis des herbes qui ne pou
vaient dépérir. Stefnir déplaisait fort à Vilhjalmr mais celui-ci dut se
contenter des choses en cet état.
40. Ce texte est à soi seul une petite somme: les nains, en effet, qui étaient sans doute
les morts, habitaient, à ce titre, sous terre. Ils détenaient, comme tels, la science <les choses
cachées, notamment dans les domaines de la médecine et de l'artisanat.
790 Sagas légendaires islandaises
« Le début de mon histoire, c'est que mon père, qui s'appelait Ûlfr,
habitait près d'une forêt, ici, au Danemark. Il avait une femme et huit
enfants, j'étais l'un d'eux, l'aîné. Mon père possédait quantité de chèvres,
fort indisciplinées. On m'avait assigné de les garder et je faisais tout mon
792 Sagas légendaires islandaises
possible, quand j'y parvenais, mais la provende était maigre et j'étais mal
vêtu. Quand je ne ramenais pas les chèvres à la maison, j'étais battu.Je le
supportais mal jusqu'à ce qu'une nuit, j'arrivai à la maison, y mis le feu et
brûlai tout le monde dedans. J'habitai là un long moment. Je me mis à
prendre des forces.
« Une nuit, je rêvai que venait à moi un homme de grande taille qui dit
se nommer Grîmr. Il dit que j'étais un homme prometteur et que grande
chance m'était assignée si je m'entendais à la rechercher, et qu'il allait pas
ser marché avec moi.Je demandai quel marché c'était.
« Il dit: "Je vais te donner plus de force que tu n'en as eue précédem
ment, et des armes et de bons habits ainsi que plusieurs autres choses, et
tu vas aller trouver Hr6lfr Sturlaugsson et le trahiras si tu le peux, car il est
maintenant en voyage et il a l'intention d'aller en Garôarfki pour enlever
la princesse. Il va provoquer bien des maux si l'on ne met pas fin à ses
jours. On peut opérer un changement de chance de sorte que tu
deviennes, toi, beau-frère du roi Eirekr et que lui soit mis à mort."
«J'acceptai. Ensuite, il sortit d'en dessous de son manteau une grande
corne et m'en donna à boire.J'eus l'impression que la force m'investissait.
Cela dit, nous nous quittâmes et lorsque je me réveillai, les armes et les
habits étaient là. Je m'en fus ensuite, jusqu'à ce que je trouve Ôlvir, mon
parent. Tout ce qui se produisit là était sur mon conseil parce que j'esti
mais que tu tiendrais ton serment et que je serais en mesure de te tuer
quand je le voudrais, une fois que tu aurais accompli ce qui me promou
vrait. Je pensais savoir que c'était Grîmr /Egir qui m'était apparu, aussi
quittai-je le Garôarfki pour te chercher, parce que je craignais qu'il se
venge cruellement de moi si je ne faisais pas ce qu'il avait dit. J'avais l'in
tention de prendre P6ra pour femme, aussi amenai-je Ingigerôr ici et non
en Garôarîki. Je n'aurais jamais été hors de danger si l'on découvrait la
vérité sur mon compte. J'envisageais de tuer Stefnir puis le jarl, de m'em
parer d'Ingigerôr et de gouverner tout seul le royaume à partir de là. Je
t'aurais décapité, mon cher Hr6lfr, dans la forêt, si je n'avais craint Dulci
fal. Et voici la fin de la saga de ma vie. J'espère, mon cher Hr6lfr, que tu
m'accorderas la vie bien que je ne le mérite pas, car j'ai quelque excuse, je
voulais acquérir l'honneur qui était offert et obtenir un tel mariage, un tel
royaume!"»
Après cela, Vilhjalmr se tut, mais tous ceux qui avaient entendu cette
histoire le tinrent pour le pire des traîtres.
Sur ce, Hr6lfr entama sa propre histoire et raconta comment il était
parti de chez lui au Danemark, jusqu'au moment où l'on en était arrivé, et
l'on estima que son renom et sa vaillance étaient de grande valeur. On
pensa que le nain lui avait été envoyé pour sa bonne chance.
Saga de Hr6lfr sans Ferre 793
Bjorn recouvra alors la réputation et l'honneur qu'il avait possédés
auparavant; pour Vilhjâlmr, il fut mis en prison et l'on convoqua à cause
de lui un J:,ing nombreux. On rechercha quel genre de mort lui convien
drait le mieux. Tous furent d'accord pour qu'il subisse le plus effroyable
trépas, on le bâillonna et on le pendit à la plus haute potence. Vilhjâlmr
laissa la vie de la façon que l'on vient de dire et il fallait s'attendre qu'il
finisse mal tant il avait été traître et assassin.
La princesse Ingigerôr se réjouit du retour de Hrôlfr et aussi qu'il fût
sain et sauf. Le jarl eut un entretien avec elle et dit que, maintenant, il
n'était pas besoin de remettre davantage les noces.
Elle dit: « Vous saurez, sire, que Hreggviôr, mon père, n'a pas été vengé
et en outre que je n'entrerai dans le lit d'aucun homme avant que ce soit
fait, que le roi Eirekr soit tué ainsi que Grimr /Egir et tous ceux qui ont le
plus contribué à sa mort. Je ne veux pas non plus que les hommes du
Garôariki servent un autre chef que celui que j'épouserai.»
Hrôlfr dit: « Puisque j'ai emmené la princesse hors du Garôariki et
qu'elle a bien voulu me suivre, elle ne sera contrainte par personne si j'en
puis décider. Je veux vous offrir, sire, de me rendre en Garôariki avec vos
forces et d'y accomplir tout ce dont je serai capable.»
Le jarl dit: «Je veux vous remercier, Hrôlfr, du bon vouloir que vous
m'avez manifesté en cela et en tout ton service. J'accepterai volontiers que
toi et Stefnir soyez les chefs de cette expédition. Je vais vous équiper, pour
cette expédition, de bateaux et de troupes au mieux de mes moyens, parce
que je voudrais que vous effectuiez la vengeance de telle sorte que cela
plaise à la princesse. Les noces n'auront pas lieu avant que vous soyez reve
nus, si le destin le permet.»
· La princesse dit que cela lui plaisait bien et ce fut résolu. Les hommes
de Hrôlfr l'avaient attendu dans le château tandis qu'il était parti et ils se
réjouirent de le voir revenir chez lui.
Le jarl I>orgnyr fait préparer des bateaux et des armes en été, d'un bout
à l'autre de ses États. Une importante troupe de Svij:,jôd et de Frisland
vint à lui aussi, que ses parents et amis lui envoyèrent et il reçut encore
une grande force du Vindland42 . De granJs préparatifs furent faits en Jut
land pour cette expédition militaire et quand l'armée fut rassemblée, cela
fit une belle force et bien équipée. Ils avaient cent bateaux, la plupart gros.
42. Le pays des Vendes, une tribu slave établie à l'est du Danemark.
794 Sagas légendaires islandaises
Hr6lfr et Stefnir étaient les chefs de cette troupe. Ils attendirent un vent
favorable pendant quelques jours.
Un jour, un homme vint se présenter à la table, sur le bateau de Hr6lfr.
Il était de petite taille, et corpulent, il portait un gros sac sur les épaules. Il
prit la passerelle pour monter sur le bateau. Hr6lfr reconnut cet homme.
C'était le nain Mondull qui était venu là. Hr6lfr lui fit bel accueil.
Méindull se débarrassa de son sac et dit: « Me voici donc venu, Hr6lfr,
comme tu le demandais, et je vais aller avec toi si tu le veux, à la condition
que je décide de tout ce que je veux conseiller et que personne ne déso
béisse à mes avis. Nous allons avoir besoin de tout cela pour réussir.»
Hr6lfr répond pour dire que tout le monde prendrait son avis, et que
lui accepterait volontiers sa compagnie.
Le nain dit alors: « La première de mes dispositions, c'est que toi, Hr6lfr,
tu sois sur le bateau qui sera en tête pendant tout le voyage, car tu as l'anneau
d'or qui te vient de la femme-alfe. Tu ne perdras pas ton chemin. Nous
allons attacher tous nos bateaux, chacun à la proue de l'autre. Je serai sur le
bateau qui viendra en dernier lieu. Nous ne détacherons pas les bateaux
avant que la voile ne soit ferlée sur tous, et s'il y en a un qui se détache de la
flotte, aucun n'ira le chercher. Vous maintiendrez cela, et n'y dérogerez pas,
quoi qu'il arrive, quoi qu'il vous en semble, et alors, tout ira bien. Nous n'ac
costerons jamais ni ne ferons de pause avant d'être arrivés au Garôarîki.
Nous allons maintenant hisser la voile, car le bon vent ne manquera pas.»
On fit donc comme Mondull le prescrivait. Le jarl l>orgnyr et Ingi
gerôr leur souhaitèrent l'au revoir. Bjéirn le Conseiller resta chez le jarl
pour s'occuper de ses États.
Un vent favorahle se leva, Hr6lfr et les siens prirent la mer. Pour com
mencer, ils ne progressèrent guère, mais il leur parut ensuite que le temps
changeait. La mer était démontée autour d'eux et l'on entendait dans l'air
de grands vacarmes. Méindull était à la barre dans le dernier bateau. Il prit
un grand bâton, attacha autour un fil bleu, et le remorqua dans le sillage
du bateau.
Une nuit, il leur sembla qu'un bateau de guerre se portait contre
Hr6lfr et l'attaquait rudement. Mondull les héla pour leur dire de ne prê
ter aucune attention à cela, mais ils dirent qu'il avait tellement peur qu'il
n'osait pas défendre l'armée de Hr6lfr. Ils détachèrent de la flotte un
bateau et voulurent se porter en avant des autres esquifs, mais il n'en fut
pas question, car un vent se leva contre eux qui chassa le bateau en arrière
de tous les autres, et la dernière chose qu'ils virent, ce fut qu'un grand
morse se précipitait dessus et retournait le bateau. Tout l'équipage périt. Il
advint maintes autres merveilles et les hommes réagirent diversement. En
tout, ils perdirent vingt bateaux avant d'arriver en Garôarîki.
Saga de Hrolfr sans Terre
Ils remontèrent la rivière Dyna et là, ravagèrent les deux rives, incl'll
<liant les habitations, pillant le bien sur lequel ils mettaient la main.
Maintes gens se soumirent à eux et par là, ils obtinrent grands renforts. Ils
apprirent bientôt où était le roi Eirekr: à quel endroit il se trouvait avec
quantité d'hommes. Ils mirent les bateaux au mouillage, en un seul et
même lieu. Mondull prit une barque et fit à la rame le tour de la flotte.
Puis il débarqua et dit aux hommes de planter leurs tentes auprès d'un
grand rocher qui se trouvait dans le voisinage - « chaque tente sera plantée
tout contre la suivante.»
C'est ce qui fut fait. Après cela, il défit son sac et en tira des tentes de
soie noire. Il les planta par-dessus toutes les autres, si largement et forte
ment que nulle part il n'y avait d'interstice pour pénétrer. Ce fut avant les
nuits d'hiver43 qu'ils arrivèrent en Garôarîki.
Le nain Mondull dit: «À présent, on va sortir des provisions des
bateaux et les porter dans les tentes de façon qu'elles durent trois nuits.
Puis vous allez entrer dans les tentes et ne pas même regarder au dehors
avant que je ne vous le dise.»
Tout fut accompli selon ses ordres. Mondull fut le dernier à entrer
dans une tente, après, toutefois, avoir fait le tour de toutes.
Peu après, ils entendirent que le vent tournait à la tempête, il soufflait
ferme sur les tentes. Ils tinrent cela pour une merveille. Un homme fut si
curieux qu'il défit la tente et regarda dehors, mais quand il rentra, il avait
perdu l'esprit et la voix, et il mourut peu de temps après. Cette tempête
dura trois nuits.
Mondull dit: « Nous ne reviendrons pas tous au Danemark si Grimr
lEgir peut en décider, car c'était lui, ce morse qui a fait couler nos
bateaux, et il aurait procédé de la sorte avec tous, si je ne m'étais trouvé
dans le dernier, car il n'a pas pu aller plus loin que le bâton que je remor
quais derrière moi. Il a maintenant déchaîné contre vous une tempête et
ce gel, si bien que vous en auriez tous reçu la mort si les tentes ne vous
avaient pas protégés. À présent, il y a douze hommes qui sont arrivés dans
la forêt à peu de distance d'ici, c'est Grîmr qui les a envoyés pour le roi
Eirekr. Ils sont descendus d'Ermland, ils sont en train de pratiquer un
sejôr* et ils le dirigent contre vous, Hr6lfr et Stefnir, de sorte que vous
vous entretuiez. Nous allons marcher à sept contre eux, et voir ce qui se
passera.»
43. Les nuits d'hiver ou vetrntRtr* ont certainement été une date importante pour le
paganisme germanique. À l'époque où est écrite la présente saga, toutefois, il est probable
que le sens religieux ancien est perdu et que l'expression signifie simplement: « le début de
l'hiver».
796 Sagas légendaires islandaises
C'est donc ce qu'ils firent, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la forêt. Ils
virent une maison. On y entendait un bruit horrible fait par ceux qui exé
cutaient le sejôr. Ils pénétrèrent dans la maison et y virent une plate-forme
élevée soutenue par quatre piliers. Mondull passa sous la plate-forme et
exécuta des contre-sejôr avec de tels charmes qu'ils agirent sur les magi
ciens eux-mêmes. Ils passèrent ensuite dans la forêt et s'y arrêtèrent un
moment, mais les magiciens réagirent de telle façon qu'ils démolirent la
plate-forme et sortirent de la maison en courant et en beuglant, chacun
dans une direction donnée. Certains coururent dans un marécage ou à la
mer, certains sautèrent d'un rocher ou d'une falaise, et ils se tuèrent tous
de la sorte. Hrôlfr et les siens revinrent ensuite à leurs bateaux et ils étaient
tous sains et saufs. Ils virent que la tempête n'avait pas sévi ailleurs qu'au
tour des bateaux et des tentes.
Alors, Mondull dit: « Il se trouve, Hrôlfr, que je n'irai pas à la bataille,
parce que je n'ai ni la vaillance ni la force pour cela. Pourtant, il ne te
serait pas resté grande armée si tu avais été tout seul à y pourvoir. À toi et
à Stefnir était destinée la mort que, vous l'avez vu, les magiciens ont
reçue.»
Ils le remercièrent de son art et se préparèrent à débarquer ensuite.
Peu après que Hrôlfr et les siens aient quitté le Jutland et soient arrivés
en Garôariki, survint le berserkr Tryggvi, que nous avons mentionné pré
cédemment dans cette saga44. Il avait une armée invincible en raison de
son nombre. Il avait le plus souvent été en Écosse et en Angleterre depuis
qu'il avait fui devant Hrôlfr et Stefnir, mais il venait d'apprendre qu'ils
avaient quitté le pays et qu'il rencontrerait donc peu de résistance.
Dès que le jarl I>orgnyr apprit ces nouvelles de guerre, il fit rassembler
des troupes, et comme Tryggvi était survenu fort à l'improviste et, de plus,
que toute l'élite du pays était partie, le jarl obtint peu de monde en face
d'une si grande armée. La rencontre se produisit à peu de distance de la
ville. Très rude bataille éclata aussitôt. De part et d'autre, on avança bra
vement. Le jarl Porgnyr fit vaillamment porter son étendard, il le suivit
personnellement et se battit avec extrême audace, tuant maint homme.
Bjôrn le Conseiller le suivait virilement et abattit maint homme, car lui et
le jarl étaient habitués à la guerre et avançaient avec courage. Tryggvi aussi
avançait rudement et faisait des ravages dans les rangs du jar!, si bien que
nul ne lui résistait, et la bataille tourna fort au désavantage du jarl. Cette
bataille dura toute la journée et se termina par la chute du jar! Porgnyr
qui périt en laissant bonne réputation, et ce fut Tryggvi qui fut son meur
trier. Alors, Bji:irn le Conseiller prit la fuite avec le reste de l'armée, jusqu'à
la ville. Ils y restèrent, et Tryggvi en fit le siège.
Tard le soir, on vit trois bateaux qui se dirigeaient vers la côte. Ils
étaient tous grands et noirs sur les plats-bords. Ils mouillèrent et plantè
rent leurs tentes. Les gens de la ville étaient anxieux de leur condition.
Quand vint le matin, les gens des bateaux marchèrent sur la ville en ordre
de bataille. Douze venaient en tête, deux d'entre eux portaient un masque
devant le visage. Tryggvi aussi disposa ses troupes en ordre de bataille et
lorsqu'ils se rencontrèrent, il n'y eut pas grandes salutations, parce que les
hommes masqués livrèrent bataille aussitôt et attaquèrent ferme. Ce que
voyant, les citadins sortirent de la ville et attaquèrent sur le flanc. Tryggvi
se trouva pris entre les deux et ses troupes tombèrent d'importance. On
l'assaillit ferme et, pour finir, il tomba, ainsi que la plus grande partie de
sa troupe. Ils firent alors grand butin. Les hommes masqués allèrent
immédiatement à leurs bateaux sans adresser la parole à personne. Les
gens du pays s'émerveillèrent fort de ce que devaient être ces hommes,
mais nul ne pouvait le dire. Ensuite, tout fut tranquille et le jar! Porgnyr
fut inhumé sous un tertre. PÔra s'affligea grandement de la mort de son
père, ainsi que beaucoup d'autres gens du pays, car il avait été un bon chef
et dirigeant; il avait longtemps gouverné le royaume et de façon très paci
fique. Aussi tout le monde se lamenta-t-il sur sa mort.
46. On sait que notre saga baigne littéralement dans la magie. Le texte porte ici le mot
hamaJr sur le verbe hamast, lui-même fabriqué sur le substantif hamr*.
Saga de Hrôlfr sans Terre
Grfmr dit: « Tout ira bien. Nous allons compenser demain cette perte
que vous avez subie aujourd'hui. »
La nuit s'écoula et le jour vint. De part et d'autre, on se prépara pour
la bataille.
Le roi Eirekr sortit de la ville avec route son armée et disposa ses
troupes en ordres de bàtaille. Brynj6lfr porta, de nouveau, son étendard,
et il y eut avec lui huit berserkir: Ôrn l'Arménien, Ûlfr, Harr, Sorli, Lif6lfr,
Loômundr, Herkir, T jorfi et Grfmr LEgir. Celui-ci se tenait devant l'éten
dard de cet ordre de bataille. Sur l'autre aile, il y avait I>6rôr Hléseyjar
skalli et l'on portait un étendard devant lui. Étaient là T josnir et Gellir,
Styrr et Brûsi et beaucoup d'autres.
En face du roi Eirekr, Hr6lfr et Stefnir formèrent aussi leur ordre de
bataille avec Knûtr Kveisa et Torfi le Fort. Contre I>6rôr se disposèrent
Sturlaugr et Eirekr, son fils, et les six champions que voici: Haddr, Garôr,
Atli, Birgir, Solvi et Loôinn. On ne mentionne pas qui était porte-éten
dard en dehors de Brynj6lfr. La différence de nombre était grande, le roi
avait trois hommes contre un en face.
Ensuite, on sonna du lûôr, après quoi les ordres de bataille marchèrent
l'un contre l'autre en poussant le cri de guerre, parmi les encouragements
et un grand fracas d'armes. Il y eut d'abord une averse de projectiles, puis
une bataille corps à corps, et de part et d'autre on marcha vigoureusement
contre l'adversaire. Maintes choses et événements se produisirent en
même temps mais il faudra n'en dire qu'un seul à la fois. Le nain Mondull
n'était pas à la bataille, il se tenait sur une hauteur. Il tirait de l'arc et fai
sait de grands ravages. De part et d'autre, on avança bravement, il n'était
pas besoin de contester le courage de quiconque. Firent face à Grimr
LEgir, Knûtr Kveisa et Torfi le Fort. Ils étaient tous les deux forts et versés
dans l'art de la magie. Ils l'attaquèrent tous deux en même temps, et pen
dant longtemps, ce jour-là. Leur assaut était si rude que les gens devaient
se garder d'être trop près d'eux. Les berserkir du roi faisaient de grands
ravages et traversaient les rangs de Hr6lfr si bien que tout cédait devant
eux. Maint excellent brave perdit là tout pouvoir. Il n'était heaume si bon
ou bouclier si épais qui résistât à leurs coups. La troupe de Hr6lfr était sur
le point de se débander.
Hrôlfr avait progressé parmi l'ordre de bataille du roi Eirekr avec
Stefnir, et ils y avaient fait grand ravage, avant de voir comment les ber
serkir allaient rudement de l'avant. Ils se retournèrent alors contre eux et
lorsqu'ils se rencontrèrent, il n'y eut pas à contester les grands coups que
les uns déchargeaient aux autres. Hr6lfr assena un coup à Ôrn, mais
celui-ci interposa son bouclier et Hr6lfr le mit en pièces, mais la pointe
de son épée lui incisa tout le ventre si bien que les entrailles jaillirent.
802 Sagas légendaires islandaises
Après cela, il transperça Herkir et trancha les deux pieds à Ufôlfr. Stefnir
décocha un coup de lance à Ûlfr, mais celui-ci interposa son bouclier et
le coup transperça et le bouclier et la cuisse. Ce fut une grande blessure.
Ûlfr trancha le manche de la lance. Hârr aussi bondit sur Hr6lfr et le
frappa sur le heaume avec une masse d'armes si bien qu'il en fut presque
assommé. Cependant, Hr6lfr se précipita sur Ûlfr et le frappa de son
épée, la broigne ne servit à rien et Ûlfr fut transpercé. Loômundr visa
Stefnir à l'endroit du mollet, qu'il transperça. Hr6lfr survint alors et
frappa des deux mains Loôinn à la tête, il le pourfendit jusqu'en bas si
bien que l'épée se ficha en terre. Sur ce, Sorli et Tjorfi frappèrent Hr6lfr.
Hârr déchargea un coup de sa masse dans le dos de Hr6lfr. Ç'aurait été
sa mort si le manteau ne l'avait protégé ainsi que son armure, mais il
tomba sur les deux genoux. Il se releva promptement et frappa Hârr au
pied, de sorte qu'il le trancha à la hauteur du creux du genou. Hr6lfr
décocha un coup latéral sur le flanc de Tjorfi, le mettant en pièces à hau
teur de la taille. Sorli chercha à s'esquiver, et Hârr s'était relevé sur l'autre
jambe, rossant de sa masse tout ce qui se trouvait devant lui. Il occit onze
hommes avant que Stefnir lui assène le coup de la mort. Il laissa là la vie,
ay ant acquis excellente réputation. La bataille était féroce. Le roi Eirekr
et Brynj6lfr tuèrent maint homme. Mondull décocha au roi Eirekr une
flèche qui lui transperça le bras.
Hr6lfr et Stefnir attaquèrent rudement de nouveau, car la bataille
tournait fort à leur désavantage. Ils arrivèrent à l'endroit où Grîmr s'en
était pris à Torfi et Kmhr. Le sol était tout retourné alentour. Leurs démê
lés se terminèrent de telle sorte que Knûtr était mort et que Torfi était
hors d'état de combattre en raison de ses blessures. Grîmr était fort épuisé,
et pourtant il avait tué maint homme. Hr6lfr et Stefnir le frappèrent tous
les deux en même temps, mais il s'esquiva en s'enfonçant dans le sol
comme si ç'avait été de l'eau.
Il faut relater que pendant ce temps, Sturlaugr et ses hommes atta
quaient l'autre aile de l'ordre de bataille. Chaque parti avançait en asse
nant de grands coups d'épée et en déchaînant de fortes attaques à la lance.
Il y eut grande hécatombe. Des deux mains, Sturlaugr frappait de taille et
d'estoc avec la sax qui lui venait de Véfreyja. Nul de ceux qui étaient écor
chés de la sorte n'avait besoin de panser ses blessures. Eirekr, son fils, le
secondait bien et abattait maint homme. I>6rôr Hléseyjarskalli se porta
avec grande ardeur contre Sturlaugr. Il avait le crâne nu, mais on avait
beau le frapper de l'épée ou de la hache, les coups ne mordaient pas. Aussi
pouvait-il avancer sans danger. Les Norvégiens, quarante hommes de
Sturlaugr, se portèrent contre lui et l'attaquèrent tous, mais il se défendit
avec grande vaillance.
Saga de Hrôifr sans /àrc 803
Eirekr, son fils, vit cela car il était près de là. De son épée, il frappa
Grimr par grand courroux, le coup arriva sur son épaule et l'épée craqua
comme si elle avait frappé une pierre, et elle ne mordit pas. Grimr se
retourna contre Eirekr et lui souffla dans la face du venin si brûlant qu'il
tomba aussitôt, mort. Tout le monde trembla à cette vue, pourtant il y eut
encore une rude bataille et grande hécatombe.
Quand Hr6lfr apprit cette nouvelle, il se mit fort en colère et n'épargna
point l'épée qui lui venait de Hreggviôr, frappant à la fois dur et fréquem
ment, si bien que tout ce qui se trouvait devant cédait. Il tuait parfois deux
ou trois hommes d'un seul coup et progressait de la sorte comme s'il pas
sait à gué un fleuve au violent courant. Cette bataille dura toute la journée
jusqu'à ce qu'il fit noir et qu'on n'y vit plus assez pour combattre. Le roi
Eirekr fit alors lever le bouclier de trêve et la bataille cessa. Le roi se rendit
dans la ville avec sa troupe et Hr6lfr alla à son campement, on pansa les
blessures des hommes qui espéraient survivre. Mais il y avait eu de telles
pertes dans les rangs de Hr6lfr et de Stefnir qu'il ne restait pas plus de deux
mille hommes de toute leur armée, et la plupart fort blessés. Il y eut grande
rumeur de mécontentement dans l'armée. Les hommes prirent du repos et
s'endormirent bientôt après ce grand épuisement.
1. Se réjouit Hreggviôr
de l'excellent voyage
de Hr6lfr le Hardi
jusqu'à ce pays-ci.
Ce guerrier va
venger le roi
sur Eirekr
et eux tous48 .
48. Il va sans dire que je n'ai pas essayé de rendre exactement cette poésie. Sans
atteindre les incroyables contorsions de la poésie scaldique, elle obéit aux lois de l' accen
tuation, de l'allitération et de la résolution qu'il est impossible de restituer en français.
Saga de Hrolfr sans Terre 805
2. Se réjouit Hreggvior
de la mort de Grimr,
et de I>ôror qui par là
épuisent les moments de leur vie.
Cette faction
de mes ennemis
s'inclinera
devant Hrôlfr.
3. Se réjouit Hreggvior
que Hrôlfr épouse
la jeune vierge,
Ingigeror.
Le prince va,
le fils de Sturlaugr,
gouverner Hôlmgarôr.
Durera mon poème.
49. Ces deux dernières phrases sont une manière de somme pour qui s'intéresse à la
Saga de Hrolfr sans Terre .'/()
Le roi Eirekr était allé dans la ville le soir d'après la bataille pour faire
panser les blessures de ses hommes. Il avait subi de grandes pertes et perdu
tous ses champions, si bien que Sorli au Long Nez était le seul à survivre de
tous ceux qui avaient accompagné jusque-là Grimr et Pôrôr. Accouraient
au roi de grandes troupes venant des districts, tant de nuit que de jour. Le
roi Eirekr et Grimr estimèrent tenir entre leurs mains le sort de Hrôlfr et
des siens en raison de la différence de nombre. Grimr se prépara pendant la
nuit au prix de toutes sortes d'artifices, de même que Brynjôlfr. La blessure
que le roi Eirekr avait reçue dans le bras, de la flèche envoyée par Mondull,
se mit à enfler fort, il ne pouvait combattre de ce bras-là.
Au matin de bonne heure, le roi Eirekr sortit de la ville avec toute son
armée. Il disposa ses troupes en ordre de bataille et on forma autour de lui
un rempart de boucliers50 • Brynjôlfr devait défendre ce rempart de bou
cliers et l'homme qui portait l'étendard s'appelait Snâkr. Grfmr fr:gir était
à l'autre aile ainsi que Sorli au Long Nez. La différence de nombre était si
grande qu'il y avait six hommes d'Eirekr pour un de Hrôlfr.
Lorsque celui-ci vit cela, il dit à ses hommes de ne pas se disposer en
ordre de bataille - « Nous allons les attaquer par petits groupes, trente ou
quarante dans chacun, pour ne pas être encerclés par cette quantité
d'hommes. Je vais me placer en face de Grfmr fr:gir et Stefnir en face du
roi Eirekr ainsi que Torfi. Pour toi, Mondull le nain, je te destine à t'oc
cuper des tours de magie de Grfmr, qu'il ne mette pas nos hommes à mort
par sa sorcellerie. »
Mondull s'avança alors, il portait une coule noire qui lui recouvrait
complètement le corps. Sous un bras, il portait un grand sac dont l'inté
rieur était de peau de daim et l'extérieur de tissu jaune. Il avait dans l'autre
magie germanique ancienne. Le fait de tourner dans le sens inverse de la marche du soleil
(ou le contraire) a un sens conjuratoire (ou propitiatoire). Souffler et siffler comptent au
nombre des rites magiques classés pour chasser les mauvais esprits. Le mot «charme"
(frœoi) doit évidemment être entendu dans son sens fort: au demeurant, nous avons
conservé certains de ces charmes. Enfin, l'ensemble de ces rites relève d'une conception,
très bien attestée, jusqu'à nos jours inclusivement, selon laquelle les morts, surtout les
morts de mort violente, étaient susceptibles de revenir pour nuire de toutes les manières
possibles aux vivants.
50. La coutume est en effet fort bien attestée. Le chef était entouré d'un « rempart de
boucliers» (skjaldborg) qu'il s'agissait, pour l'ennemi, de rompre: une fois que le chef était
occis, la bataille s'achevait.
808 Saga légendaires islandaises
51. Il s'agir bien du même porte-étendard, que le manuscrit appelait plus haut Snâkr.
810 Sagas légendaires is!tmdaises
étreignit le dos de Stefnir, des deux mains, si ferme que celui-ci ne pouvait
absolument pas bouger. Il lui fallut se protéger le visage de son mieux
pour que Brynjolfr ne le morde pas.
Il faut maintenant parler de Hrolfr. Il attaque le rempart de boucliers
avec grande férocité. Il reçut maint coup d'estoc et de taille et subit force
assauts, parce qu'il y avait là tous les plus vaillants hommes d'élite du roi
Eirekr. Il aurait reçu maintes blessures et &ros dommages si son manteau
ne l'avait protégé ainsi que son armure. A lui tout seul, il tua quelque
soixante-dix chevaliers. Il rompit alors tout le rempart de boucliers. Le roi
Eirekr se défendit bien et habilement. Il appela à haute voix Grîmr /Egir
en lui demandant de le secourir sans épargner personne. En entendant
cela, Grîmr se hâta de venir. Il avait alors tué Todi et Birgir, et blessé les
hommes masqués, dont l'un mortellement. Il avait été tantôt dragon
volant, tantôt serpent, verrat et taureau ou autre monstre dangereux, de
ceux qui sont nuisibles aux hommes.
Lorsque Hrolfr le vit, il dit: «Tu vas encore sombrer sous terre comme
hier lorsque nous nous sommes affrontés. Viens ici, /Egir, et bats-toi
contre moi si tu l'oses, jusqu'à ce que l'un ou l'autre tombe.»
Grîmr dit: «Tu vas t'apercevoir que je suis venu», et il frappa Hrolfr,
mais celui-ci répliqua. On put voir là de grands horions et des assauts
véhéments, de l'un comme de l'autre, mais jamais ils ne frappaient si fort
que leurs coups mordent tant soit peu. Leur attaque était si rude que tous
ceux qui se trouvaient dans le voisinage s'enfuyaient et leurs armes lan
çaient des étincelles en tous sens.
Le grand homme masqué affronta le roi Eirekr et leur combat fut fort
rude. Le roi Eirekr tenait son bouclier de la main qui était blessée, et de
l'autre, il assenait des coups à la fois nombreux et grands, car c'était le plus
grand champion. Leurs démêlés se terminèrent de telle façon que
l'homme masqué fendit tout le bouclier du roi. Après cela, il trancha les
deux pieds du roi Eirekr et le tua. Le roi laissa la vie avec grande vaillance.
Alors, la déroute se mit dans les rangs, et chacun s'enfuit comme il le put.
[hécatombe reprit de plus belle tandis que les vikings les pourchassaient
bravement.
Hrolfr et Grîmr sortirent des rangs et se battirent avec grande ardeur,
jusqu'à ce que Hrolfr ébrèche par le milieu le glaive de Grîmr avec l'épée
qui lui venait de Hreggviôr. Alors, Grîmr bondit fortement sur Hrolfr. Il
fallut que celui-ci jette son épée et fasse front. Grîmr fut saisi de fureur et
sombra dans le sol jusqu'aux genoux, mais Hrolfr esquiva et évita de tom
ber. Grîmr crachait tantôt du venin, tantôt du feu sur Hrolfr: ç'aurait été
sa mort, n'eût été son manteau ou le voile que Mêindull lui avait donné.
Le souffle de Grîmr était si brûlant qu'il pensa qu'il allait se consumer
Saga de Hrolfr sans 'frrrr 811
52. On notera une fois encore à quel point ce texte, outre ses affabulations fantaisistes
et ses personnages fabriqués, baigne littéralement dans une atmosphère fatidique: le destin
y est constamment invoqué.
812 Sagas légendaires islandaises
fut mort. Hrôlfr fut sur le point de défaillir pour avoir ams1 étreint
Grîmr /Egir.
Lhomme masqué de grande taille revint sur le champ de bataille
quand il eut passé un petit moment à pourchasser les fuyards. Il arriva à
l'endroit où gisaient Stefnir et Brynjôlfr, comme on l'a dit précédemment.
Il voulut rendre service à Stefnir en défaisant la main de Brynjôlfr, mais il
ne put parvenir à rien avant de lui avoir brisé tous les doigts. Ils rossèrent
ensuite Brynjôlfr avec des gourdins jusqu'à ce qu'il fut mort. Stefnir était
tellement roidi sous l'effet de l 'étreinte de l'autre que c'était à peine s'il
pouvait marcher.
Donc, cette grande bataille prit fin, il y avait eu une telle hécatombe
qu'à peine si on avait jamais entendu parler de pareille chose, les morts
gisaient par toute la plaine en couches si épaisses que l'on ne pouvait mar
cher sur le sol à cause de tous ces cadavres. La majorité étaient tombés,
toutefois, dans les rangs du roi Eirekr. Hrôlfr et Stefnir avaient perdu
toute leur armée en dehors de huit cents hommes qui survivaient, mais la
plupart étaient blessés. Ne manquaient pas les armes ni les objets de grand
prix qu'avaient possédés les morts. Hrôlfr et Stefnir allèrent à leur campe
ment, le nain Mondull pansa les blessures des hommes et tous louèrent
son habileté et son énergie. Mondull dit que si Grîmr l'avait attrapé
quand il avait plongé en terre, ç'aurait été sa mort. «J'ai joui du fait, dit
il, que j'avais plus d'amis que lui ici.»
Lhomme masqué se rendit à ses bateaux le soir avec sa troupe, et ils
installèrent leur campement. De part et d'autre, on alla dormir, la plupart
pensant qu'il en était grand temps. La troupe qui avait réchappé et qui
avait suivi le roi Ei,ekr s'enfuit jusqu'à la ville et y resta.
parti qu'ils prirent. Hrôlfr et les siens entrèrent dans la ville avec toutes
leurs troupes et tinrent une réunion au cours de laquelle Hr6lfr dit qu'ib
étaient venus de la part de la princesse Ingigerôr pour reconquérir son
royaume sur ses ennemis, et qu'elle était en Danemark saine et sauve et en
bonnes mains. Les gens du pays se réjouirent fort de ces nouvelles et esti
mèrent vouloir la servir:
Hrôlfr et ses hommes allèrent à la halle et s'assirent pour boire par
grande liesse. Linconnu enleva alors son masque. Hrôlfr et Stefnir recon
nurent Hrafn qui était précédemment en Jutland et à qui Hrôlfr avait
donné des habits. Il leur dit les nouvelles qui s'étaient produites au Dane
mark, la mort du jarl Porgnyr et que lui-même avait été présent. Hrôlfr et
Stefnir restèrent silencieux à cette nouvelle, ils le remercièrent beaucoup
de son assistance.
Hrafn dit avoir craint d'être en retard la veille - «vous méritiez grand
bien de ma part pour m'avoir donné la vie et ces habits il y a longtemps;
quant à Krâkr, mon frère, il est tombé hier devant Grimr /Egir, c'est pour
moi la plus grande perte, bien qu'il me faille la supporter. »
Ils cessèrent cette conversation. Ils passèrent là la nuit dans une grande
liesse.
Le matin suivant, Hr6lfr et les siens firent nettoyer le champ de
bataille et répartirent le butin de guerre entre leurs hommes. On érigea là
trois tertres de très grande taille. Hrôlfr plaça Sturlaugr, son père, dans
l'un, ainsi que Krâkr, le frère de Hrafn et tous les plus braves champions
qui étaient tombés dans leurs rangs. On déposa dans ce tertre de l'or et de
l'argent et de bonnes armes, et on l'aménagea fort bien. Dans le deuxième
tertre, on plaça le roi Eirekr, Brynj6lfr et Pôrôr et leurs partisans. Dans le
troisième on mit Grîmr /Egir tout près de la mer, à l'endroit où l'on pou
vait s'attendre le moins que surviennent des bateaux. Pour le tout-venant,
il fut inhumé là où il était tombé.
Hr6lfr institua des hommes pour gouverner tout le royaume, jusqu'à
ce que la princesse arrive; pour le nain, il prit congé de Hr6lfr qui le
remercia de son aide et lui donna les choses qu'il voulait. Gyôa, la sœur du
roi Eirekr, disparut de Garôariki, certains supposent que Mondull l'aurait
emmenée avec lui.
Après cela, Hr6lfr et les siens se préparèrent à se rendre chez eux, ils
quittèrent le Garôarîki et ne s'arrêtèrent pas qu'ils ne soient arrivés au
Danemark à Ar6ss53. Cette ville, le jar! Porgnyr l'avait fortifiée d'impor
tance. Bjorn vint au-devant d'eux avec grande joie ainsi que toute la
population. Les jeunes pucelles se réjouirent de leur retour. Ingigerôr le
53. Ce doit être l'actuelle Aarhus, une cité dont l'antiquité est avérée.
814 Sagas légendaires islandaises
remercia de leurs succès. Bjorn avait gardé les jeunes filles dans un souter
rain après la mort du jarl.
lngigerôr dit alors résolument qu'elle ne voulait épouser personne
d'autre que Hrôlfr Sturlaugsson, car c'était lui qui avait fait plus que qui
conque pour venger son père - « il a perdu son père et ses frères et ses
autres amis et parents, et il s'est mis lui-même dans le plus grand péril.»
Personne ne fit d'objections. Bjorn leur fit un honorable banquet et ils
célébrèrent les funérailles du jarl Porgnyr.
57. Asatûn est Ashington. Le nom norois signifie« pré-clos (peut-être: « pré sacré») des
Ases» (qui sont les principaux dieux de cette mythologie).
58. Le texte a ici l'expression hasla vol!, littéralement: «délimiter le champ avec des
rameaux de coudrier». Cette coutume est bien attestée, en effet, le noisetier ayant joui
d'un prestige certain en vertu des pouvoirs magiques qu'on lui conférait.
816 Sagas légendaires islandaises
notre troupe pour qu'ils attaquent par-derrière et les prennent par surprise.
Nous les encerclerons alors et ne laisserons personne en réchapper vivant.»
Le roi trouva que c'était un bon parti et il fit procéder comme le pres
crivait Annis. Le jar! Melans vint d'Ecosse avec une grande troupe. C'était
une belle armée, aussi, que le roi Dungall avait envoyée au roi Heinrekr.
Étaient à sa tête deux berserkir. l:un s'appelait Âmon et l'autre, Hjalmarr.
C'étaient des hommes importants pour la force et la rudesse. Heinrekr
avait maintenant une armée imposante. Ses messagers arrivèrent en Lin
disey et dirent à Hrolfr et aux siens que le champ de bataille était délimité
et que le combat était préparé à Asatûn. Certains trouvaient malavisé de
se rendre avec une armée si petite sur le continent, tant il y avait de
monde en face. Ils se dirigèrent vers l'endroit qui s'appelle Skorsteinn, y
laissèrent leurs bateaux et se mirent en devoir de débarquer, allant tout
d'une traite à Asatûn. Le roi Heinrekr s'y trouvait ainsi que le jar! Melans
avec une armée indomptable, et dans la forêt, il y avait Amon et Hjalmarr
avec une grande troupe, Hrolfr et les siens ne le sachant pas.
On se disposa en ordre de bataille: le roi Heinrekr déploya son armée
sur trois colonnes. Lui-même était dans la colonne du milieu, le jar!
Melans dans la seconde. Dans la troisième était le comte qui s'appelait
Engilbert et qui était un très grand champion. Était avec lui un homme
qui s'appelait Rauoam et qui était à la fois grand, fort et très brave. Les
étendards furent portés devant eux tous. Annis n'était pas dans la bataille.
Haraldr voulut disposer ses troupes en face du roi Heinrekr, Stefnir en
face du jar! Melans. Hrolfr se disposa en face de Rauoam et d'Engilbert.
Après cela, on souffla dans les luor, de part et d'autre on se précipita à
l'attaque en criant et en s'excitant. Il y eut d'abord une averse de projec
tiles, puis un très rude corps à corps et les deux camps progressèrent bien.
Les Écossais et les Anglais étaient d'abord très véhéments, mais les Danois
résistèrent bien et vivement. Engilbert et Rauoam affrontèrent Hrolfr dès
le début de la bataille, ils l'attaquèrent tous les deux en même temps mais
il se défendit bien et vaillamment. Il portait son armure et, par-dessus, le
manteau qui lui venait de Véfreyja. Ils étaient tous les deux agiles et forts,
Rauoam et Engilbert, Hrolfr ne parvenait jamais à les toucher bien qu'il
pourfendît toutes leurs protections. Il était fort épuisé mais les armes
n'avaient pas prise sur lui en raison de ses protections. Il était excessive
ment en colère. Il fit alors ceci: il jeta son épée, se précipita sur le comte
Engilbert avec un tel emportement qu'il le souleva au-dessus de sa tête et
le jeta au sol, tête en bas, de sorte que sa clavicule vola en éclats.
Sur ce, Rauoam frappa des deux mains le dos de Hrolfr, si bien que
l'épée se brisa à hauteur de la garde. Il voulut saisir l'épée de Hreggvior.
Hrolfr bondit sur lui et lui fit sentir la différence de forces, le contraignant
Saga de Hrolfr sans 'J;,rrt 817
à se mettre sous lui et lui posant le genou sur la poitrine, si rudement que
les côtes s'enfoncèrent. Rauôam et Engilbert y laissèrent la vie, on estimait
qu'ils avaient été des hommes de très grande vaillance.
Hrôlfr prit l'épée de Hreggviôr et frappa des deux mains. Les Écossais
le trouvèrent fort ardent et préférèrent battre en retraite. Hrôlfr ne dédai
gna pas les poursuivre et tua tous ceux qui se trouvaient devant lui. Les
Danois s'aperçurent bientôt que leurs armes n'avaient pas prise sur les
autres, quelque persévérance qu'ils déploient - autant se battre avec des
bâtons, bien que l'épée de Hreggviôr mordait comme si elle s'enfonçait
dans de l'eau. Autant que l'on sache, Grîmr /Egir avait été le seul à émous
ser cette épée. Il tomba plus de Danois que d'Anglais.
Là-dessus, ils entendirent souffler dans les luôr et pousser des cris de
guerre. Les berserkir sortirent en courant de la forêt avec une grande
armée et prirent Hrôlfr et les siens à revers. Ils firent une rude attaque. Les
Danois se mirent à tomber en grand nombre. Hrôlfr ordonna à ses
hommes de faire volte-face et de se battre des deux côtés. Il se porta avec
son étendard contre les berserkir. La bataille se fit très rude. Stefnir fit
assaut d'armes contre le jarl Melans, ce fut un rude affrontement, car le
jarl était un grand champion et l'épée de Stefnir ne mordait pas. Amon et
Hjalmarr se portèrent contre Hrôlfr. Ils lui assénèrent des coups tous les
deux mais il se protégea de son bouclier et se comporta vaillamment.
Hrôlfr fit un mouvement circulaire de son épée contre Hjalmarr, le coup
arriva dans la cuisse en dessous de la hanche, tranchant la jambe, et il
mourut au bout de peu de temps.
Annis s'avança alors. Il tenait devant soi un bouclier grand comme une
· porte, et une petite sax dans l'autre main. Il enfonça sa sax dans le ventre
du porte-étendard de Hrôlfr, le transperçant aussitôt. Létendard tomba à
terre. Maintenant qu'Annis était intervenu, les armes des Danois mor
daient de nouveau. Chacun fit de son mieux. Maint homme tomba de
part et d'autre, quoique davantage parmi les Danois.
Hrôlfr voulut venger son porte-étendard et assena un coup à Annis. Ce
horion arriva au milieu du bouclier et le fendit jusqu'à la poignée. Mais
l'épée resta fichée dans le bouclier et Annis le tenait si fortement que le
bouclier ne bougea pas, et Hrôlfr voulut lâcher son épée. Il n'en fut pas
question, car ses deux mains étaient fixées à la poignée.
Annis ordonna alors aux Écossais Je faire faire pénitence à Hrôlfr,
« parce que maintenant, le loup est pris au piège».
C'est ce qu'ils fitent: ils firent foule autour de Hrôlfr. D'autres le ros
saient ou le molestaient. Il était à la fois lapidé, couvert de horions et rossé
à coups de gourdins. Il grimaçait sans retenue et faisait rage alentour en
donnant des coups de pied. Pourtant, il ne se libéra pas.
818 Sagas légendaires islandaises
59. Le texte fait ici une étrange erreur. Lorsqu'elle se mariait, une femme apportait une
dot, chose que nous connaissons fort bien. Mais en même temps, le mari devait fournir un
douaire ou mundr qui devenait la propriété inaliénable de la mariée. On ne voit donc p2.s
pourquoi ce serait le frère de la mariée qui verserait le douaire dû par le fiancé, Stefnir en
l'occurrence.
820 Sagas légendaires islandaises
Une fois tous rassemblés et arrivés, on plaça les gens, de courtois écuyers
et de galants gentilshommes firent le service. On servit toutes sortes de
plats épicés des plus précieuses herbes, toutes espèces de gibier et d'oi
seaux, du renne et du cerf et de splendides sangliers, des oies et des ptar
migans60, avec des paons poivrés. La plus précieuse boisson ne manquait
pas, bière et hydromel anglais avec les meilleurs vins, du vin épicé et du
clairet. Une fois les noces et le banquet commencés, on put entendre
toutes sortes d'instruments à cordes, des harpes et des chalumeaux et du
psaltérion. On battait du tambour, on soufflait dans des flûtes, avec toutes
sortes de jeux délicieux dont le corps pût se réjouir. Après cela, les jeunes
dames furent introduites avec leur escorte magnifique et leur suite de plai
santes femmes. Deux hommes conduisaient chacune de celles que les
fiancés devaient épouser. Au-dessus d'elles, porté par des bâtons peints,
un dais qui devait offusquer leur vêtement brillant et leur élégance, jus
qu'à ce qu'elles furent arrivées à leur siège. Le dais fut ensuite emporté.
Alors, il n'y eut couleur qui pût rivaliser avec leur teint, leur épiderm�,
leur chevelure brillante et la splendeur de l'or et des pierreries. À tous, Âlf
hildr et Pôra parurent pâles auprès d'lngigerôr. Le banquet fut des plus
magnifiques et lors de cette fête, Hrôlfr épousa Ingigerôr, Stefnir, Âlfhildr
et Haraldr, Pôra. Ces festivités durèrent sept nuits sans interruption, l'ar
rangement étant tel que nous l'avons dit, avec honneur et magnificence.
Pour finir, les mariés firent d'excellents présents à tous les hommes de dis
tinction, les remerciant de leur venue et chacun retourna chez soi, louant
la magnanimité de ses hôtes, tous les ayant quittés dans la plus grande
amitié. Il y eut chez chaque couple grand amour.
Le roi Haraldr ne fut pas longtemps au Danemark, il se prépara à ren
trer chez lui en Angleterre. Il quitta Stefnir, son beau-frère, et Hrôlfr, avec
amitié, puis il se rendit dans ses États. La reine I>ôra était avec lui et ils
s'installèrent paisiblement. Ils eurent des enfants bien qu'on ne les
nomme pas.
On dit que l'Angleterre est le plus productif des pays de l'Occident
parce que c'est là que l'on fond tout métal, qu'y poussent le froment et la
vigne et que l'on peut y avoir toutes sortes de céréales. On y fabrique aussi
des tissus et on tisse des textiles de tous genres, plus que dans d'autres
lieux. La ville principale est Lundunaborg ainsi que Kantaraborg. Il y a
Skarôaborg et Helsingjaborg, Vincestr et beaucoup d'autres lieux et villes
qui ne sont pas nommés ici61 .
grande majorité des auteurs de sagas étaient des clercs et qu'ils cédaient volontiers - nous
en avons bien d'autres exemples et pas seulement dans les sagas légendaires - à la tentation
de faire étalage de leur savoir. On n'aura nulle peine à réfuter bon nombre des affirmations
qui figurent ci-dessus. En même temps, il est clair que les vikings, qui fréquentaient avant
tout la Grande-Bretagne, y faisaient le commerce des produits mentionnés ici - même si
notre saga est plus jeune de plusieurs siècles que le dernier des vikings! Lundunaborg est,
bien entendu, Londres, Kantaraborg, Canterbury, Skarôaborg, Scarborough, Helsingja
borg, Hastings.
62. Les anciens Scandinaves n'ont guère connu de vraies dynasties royales. Ils choisis
saient leurs rois à l'intérieur de certaines grandes familles. Nous ne savons ni sur quels cri
-tères ces élections étaient faites, ni pour quelles raisons certains dignitaires, et non d'autres,
avaient la prérogative de ces choix.
63. Rîpa est Ribe, Vandilsskagi est l'actuel Skagen, Heidab�r est Hedeby, nous avons
déjà rencontré Arôss (Aarhus), Vébjorg est Viborg. Haraldseiô est l'isthme de Haraldr,
comme il est expliqué quelques lignes plus bas.
64. Le célèbre roi norvégien Haraldr Sigurôarson, dit Haraldr !'Impitoyable (il a sa
propre saga qui figure dans la Heimskringla de Snorri Sturluson; pour sa traduction, voir
la Saga de Harald l'Impitoyable, Payot poche, Paris, 1979). Il est exact qu'il eut maille à
partir avec le roi danois Sveinn dit à la Barbe fourchue (tjuguskegg) et qu'il dut s'échapper,
comme le dit notre texte, par !'«isthme de Haraldr».
65. Aujourd'hui Jellinge, qui fut un haut lieu de l'histoire danoise et où se trouve la
magnifique pierre historiée et runique qui chante les louanges du roi convertisseur du
Danemark, Haraldr Gormsson, « qui fit des Dar Jis et des Norvégiens des chrétiens».
66. La Fionie (Fyn) est l'île qui se trouve au sud de l'île de Zélande dont on va parler et
où se trouve Copenhague. Alfasund est notre Grand Belt. LEyrarsund est le Sund pour
nous, tout comme le Beltissund est notre Petit Belt.
67. Lactuelle Odense.
68. Actuelle Roskilde. La Scanie est la province la plus méridionale de la Suède, clic fin
très longtemps danoise. Lundum est aujourd'hui Lund.
822 Sagas légendaires islandaises
On dit ici que le jarl Stefnir ne vécut pas longtemps et qu'il n'eut pas
de descendants qui vécurent au-delà de l'enfance. Hrôlfr et Stefnir se
quittèrent en grande amitié et maintinrent leur camaraderie tant qu'ils
vécurent tous les deux. On ne mentionne pas que Hrôlfr revint en Hringa
rîki ensuite. Mais l'on dit que l'été où Haraldr s'en fut à l'ouest en Angle
terre, Hrôlfr fit voile hors du Danemark pour aller à l'est à Hôlmgarôr
avec dix bateaux, et qu'Ingigerôr l'accompagna. Hrôlfr fut alors pris pour
roi de tout le Garôarîki sur le conseil de la princesse et des autres hommes
d'importance. Un tiers du Garôariki est appelé Kcnugarôr71 • Cela se
trouve le long de la chaîne de montagnes qui sépare Jotunheimr du
royaume de Hôlmgarôr. Il y a là aussi l'Ermland et plusieurs autres petits
royaumes. Hrôlfr gouverna donc son royaume avec grand honneur. Il
était à la fois sage et gouvernant capable. Aucun chef n'osait l'attaquer en
raison de son renom et de sa vaillance. Hrôlfr et lngigerôr s'aimaient
beaucoup, ils eurent de nombreux enfants. Ils eurent un fils appelé
Hreggviôr qui fut un homme fort important. Il se rendit en expédition
guerrière sur la Route de l'Est et ne revint pas. Les savants racontent
qu'un autre fils de Hrôlfr fut le roi Ôlâfr de Danemark contre lequel
Helgi le Renommé se battit, mais Hrômundr Gripsson assista Ôlâfr,
comme il est dit dans sa saga72, et tua Helgi, et Dagny et Dagbjort qui
69. Lire Samso, Anholt, Laaland et Langaland. En revanche, Borgundarholmr, qui est
« l'îlot des Burgondes», est l'actuel Bornholm.
70. Les Skjoldungar sont un lignage hautement légendaire qui a dû jouir d'un prestige
important. Ce sont sans doute les rois les plus anciens du Danemark. La Skjoldunga saga,
aujourd'hui perdue, a donné lieu à un résumé en latin fait au xvnc siècle par un érudit islan
dais; elle existait du temps de Snorri Sturluson (1225), qui nous en parle dans ses œuvres et
elle a été connue des auteurs - anonymes - de la Saga (légendaire, elle aussi) de Hrôlfr kraki
et de Beowulf, sans parler des Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (vers 1200).
71. Ka:nugarôr est Kiev, Holmgarôr étant Novgorod.
72. Il a certainement existé une saga, sans doute du type légendaire comme celle que
Saga de Hrolfr sans Terre L' ) '
(}, )
Maintenant, s'il y a des désaccords entre cette saga et d'autres qui trai
tent le même sujet, sur les noms des gens et les événements, sur ce que les
gens firent par renom ou savoir, magie ou traîtrise, ou bien sur ce que les
chefs gouvernaient, il est très vraisemblable que ceux qui ont écrit là-des
sus et composé sur ces événements doivent avoir eu quelque chose à per
pétuer, soit d'anciens poèmes ou bien des récits de savants hommes. Il y a
très peu, sinon aucun récit émanant de savants hommes dont on atteste
rait par écrit que les choses se sont passées comme elles sont dites, parce
que la plupart ont été exagérées. Il est impossible aussi de prouver la vérité
de chaque terme ou incident dans certains des épisodes parce que la plu
part des événements évoqués en quelques endroits se sont produits plus
tard que ce que l'on dit. Il vaut donc mieux ne pas blâmer ni traiter de
mensonges les récits des savants hommes. Et les anciens poèmes et récits
ont été avancés plus comme des divertissements que comme des vérités
éternelles. Il y a d'ailleurs peu de choses qui soient tellement invraisem
blables qu'elles ne soient contredites par des exemples contraires. Il est
écrit aussi que Dieu a conféré aux païens une sagesse et un entendement
des choses terrestres comparables à la bravoure, à la richesse et à la beauté
des chrétiens.
Voici la fin de cette histoire sur Hrôlfr Sturlaugsson et ses exploits.
Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont divertis, et bien de la tristesse
à ceux qui s'en sont offusqués et ne s'en sont pas amusés. Amen.
0rvar-Odds saga
(71 strophes) lai fanéraire que déclame Oddr: il nous incite à nous demander s'il n'a
pas existé deux versions différentes de cette saga tant la présentation ou lajustification
de ce poème paraissent artificielles. Au demeumnt, jiii déjà noté la popularité extrême
de cette saga et Saxo Grammaticus, j'allais dire, cela va de soi, la connaissait.
On peut passer beaucoup plus vite sur la Saga de Ketill le Saumon, grand-père
d'Oddr. Comparativement, on trouvera plus banale cette saga, en regard de celle
d'Oddr. L'élément intéressant est cet accent porté sur le Hrafaista, une région de Nor
vège qui dut être riche de légendes. Et là encore, les poèmes ne font pas défaut. Signa
lons que certaines strophes relèvent d 'un genre rare, présent dans /Edda poétique, la
senna (voyez la Lokasenna où le dieu Loki insulte tour à tour les autres créatures
divines.) Ce texte date du XIVe siècle tout comme la Saga de Gdmr à la Joue velue
qui met en scène le père, cettefois, d'Oddr. Sa seule originalité, si l'on peut dire, vient
de ce qu'elle introduit la Saga d'Oddr aux Flèches. Car sur le fond, elle ne se singu
larise guère, sinon par les démêlés du héros avec sa fiancée Loflhœna.
Ces trois sagas ont été publiées ensemble par Anacharsis, Toulouse, 201 O.
Saga d' Oddr aux Flèches
1. Dans la Saga de Ketill le Saumon dont celle-ci est censée dériver; voir plus bas p. 945.
2. Pour diverses raisons qu'il serait oiseux df' développer ici, les Sâmes étaient tenus,
chez les Islandais, pour de grands magiciens. C'est en tout cas sous ce jour qu'ils apparais
sent dans les sagas. On remarquera cependant que notre saga semble distinguer entre
Sâmes et Bjarmiens.
3. Qui est une province du nord de la Norvège.
4. Et qui pourrait être le Berriod actuel, dans la province de Ja:ren en Norvège du Sud
Ouest.
830 Sagas légendaires islilndaises
Loftha:na dit qu'elle voulait faire amener les voiles parce qu'elle était prise
de douleurs; c'est ce qui fut fait, et les bateaux se dirigèrent vers la côte.
Habitait là un homme qui s'appelait Ingjaldr. Il était marié et avait de sa
femme un fils en jeune âge et de belle apparence qui s'appelait Asmundr.
Quand ils eurent accosté, on envoya des hommes à la ferme dire à
Ingjaldr que Grîmr était arrivé à terre avec sa femme. Alors, Ingjaldr fit
atteler des chevaux à un traîneau et s'en fut personnellement à leur ren
contre et leur offrit à tous l'hospitalité dont ils avaient besoin et qu'ils
voudraient accepter. Grîmr et Loftha:na se rendirent à la ferme d'Ingjaldr.
Puis on conduisit Loftha:na dans les appartements des femmes; pour
Grîmr, on le mena au skdli* et on le fit asseoir dans le haut-siège, Ingjaldr
estima que rien ne serait de trop pour Grîmr et sa femme5 . Les douleurs
de Loftha:na s'accrurent jusqu'à ce qu'elle mette au mondé un garçon, les
femmes s'en occupèrent et dirent n'avoir jamais vu enfant aussi beau.
Loftha:na regarda le garçon et dit: « Portez-le à son père. Il doit donner
un nom à ce garçon7 », et c'est ce qui fut fait. Le garçon fut aspergé d'eau8,
on lui donna un nom et on l'appela Oddr. Grîmr resta là trois nuits.
Alors, Loftha:na déclara qu'elle était prête à faire le voyage et Grîmr dit à
Ingjaldr qu'il voulait s'en aller.
«Je considère, dit Ingjaldr, que j'aimerais accepter de vous quelque lot
honorable.
- C'est mérité, dit Grîmr, et choisis toi-même une récompense, car ce
n'est pas le bien qui me manque.
- Du bien, j'en ai suffisamment, dit Ingjaldr.
- Alors, accepte autre chose, dit Grîmr.
- Je t'offrirai d'2tre le père adoptif de ton fils9, dit Ingjaldr.
- Je ne sais pas, dit Grîmr, comment cela plaira à Loftha:na. »
5. Cette phrase est une somme. Notons d'abord que l'auteur veut faire mine de copier les
mœurs des pays plus civilisés, comme la France. Si le skdli*, dont il est question ici, est bien la
pièce principale de la ferme nordique- le vivoir ou la salle de séjour si l'on veut-, si même cer
tains textes font une différence entre skdli des hommes et celui des femmes, il n'existait pas
d' «appartements» réservés aux femmes (le texte donne kvenna hus, «maison» des femmes).
Dans le vivoir, il y avait un siège particulier, dit ondvegi*, «siège d'honneur» si l'on veut, qui
pouvait admettre plusieurs occupants et où s'asseyaient le maître de maison et son ou ses invi
tés d'honneur. Enfin, l'hospitalité comptait au nombre des devoirs sacrés dans cette société.
6. Le lecteur sera sans douce amusé de savoir que «mettre au monde» se disait, pour la
mère bien entendu, «devenir plus légère», verôa léttari.
7. Donner un nom au nouveau-né étaie d'une importance capitale depuis la plus haute
Antiquité car cela revenait à l'intégrer légalement au clan. C'était normalement au père
que revenait ce devoir rituel.
8. Voir ausa barn vatni*.
9. Voir fostr*.
Saga d'Oddr aux Flèches sil
10. La présente saga fait partie d'un groupe de trois textes centrés sur le district de
Hrafnista, en Norvège, soit, avec 0rvar-Odds saga, la saga de son père, Grîms saga loôin
kinna et celle de son grand-père, Ketils saga h,engs (plus bas p. 969 et p. 947). La remarque
de Lofch:ena peut fort bien relever d'une pratique magique, au demeurant bien attestée:
Oddr aurait « le mauvais œil ».
11. C'était un grand rite magique, très souvent attesté. Voir fostbrœôralag*.
832 Sagas légendaires island1iises
12. Voici de nouveau un passage «dense». Le sacrifice, ou blot*, a sans doute été l'un
des temps forts du rituel païen scandinave, pour autant que nous puissions en juger.
Quant au fait qu'Oddr croyait en sa seule puissance et capacité de victoire (mdttr sinn ok
megin, formulation toute faite où, toutefois, on voudra bien noter l'allitération à l'initiale
qui pourrait être un gage d'antiquité et donc d'authenticité), on a souvent voulu, naguère,
en faire une profession de scepticisme ou d'irréligion. En fait, et sans développer, la cri
tique actuelle tendrait dans l'autre sens: le Scandinave semble avoir été persuadé que dès
sa naissance, les cieux, les Puissances l'avaient doté de ces caractéristiques qui le rendaient
unique et différent d'autrui. C'était probablement cela, sa «puissance et capacité de vic
toire», et croire en elles au lieu de sacrifier pouvait équivaloir à un acte d'adoration, de
révérence en tout cas. Une fois de plus, cependant, la mention dans cette saga peut fort
bien relever de l'artifice convenu: il s'agit pour l'auteur de dresser le portrait d'un héros à
l'ancienne mode.
13. Voir volva*.
14. Heiôr est un nom de sorcière ou de magicienne qui se rencontre ailleurs.
15. Ce détail n'est peut-être pas fortuit: dans un passage de la Saga d'Eirikr le Rouge, la
prophétesse requiert le concours d'un chœur de jeunes filles pour parvenir à exécuter son
sejôr*, suivant le nom du rite magique prophétique auquel elle se livre.
Saga d'Oddr aux Flèches
16. En très peu de pages, nous avons donc mention des grands rites magiques que sont
le bldt et le sejifr. Ce dernier, qui est peut-être bâti sur le verbe sia, «lier», était avant tout
prophétique, il consistait à prédire soit le temps qu'il ferait, soit le sort des personnes pré
sentes. Le moyen, pour la prophétesse ou voyante, volva donc, était sans doute de «lier»
les puissances occultes en les forçant à répondre aux questions posées. Ce rite se passait,
semble-t-il, dans un cadre plutôt impressionnant; wmme on l'a dit, un chœur de jeunes
filles (ou de jeunes gens) devait assister l'exécutante, laquelle montait sur une sorte d' écha
faudage ou sejifhjallr. La Saga d'Eirîkr le Rouge (envers laquelle il convient de prendre de
prudentes distances) décrit avec soin le menu qu'ingère la prophétesse, son accoutrement,
etc. Le ndttsejifr dont il est question dans la phrase suivante est le sejdr pratiqué de nuit; la
précision est tout à fait inhabituelle.
17. Le texte dit avec beaucoup de pittoresque qu'il «n'aura pas à se battre avec l'figc » !
834 Sagas légendaires islandaises
Puis Âsmundr se rendit à son siège, et tout le monde alla voir la prophé
tesse, et elle dit à chacun ce qui lui était destiné, ils furent contents de leur
lot. Ensuite, elle prédit le temps qu'il ferait cet hiver-là ainsi que beaucoup
d'autres choses que l'on ne savait pas. lngjaldr la remercia de ses prophéties.
« Est-ce que tous ceux qui sont ici à l'intérieur sont venus ici? dit-elle.
- Je crois qu'à peu près tous sont venus, dit lngjaldr.
- Qu'est-ce qu'il y a là-bas sur le banc? dit la prophétesse.
- Il y a un manteau, dit lngjaldr.
- J'ai l'impression que ça remue parfois lorsque je regarde par là»,
dit-elle.
Alors, celui qui s'était allongé là se redressa, il prit la parole et dit:
«C'est exactement comme tu le dis, c'est un homme, et celui-là veut que
tu te taises au plus vite et ne bavasses pas sur mon avenir parce que je ne
crois pas ce que tu prédis.»
Elle dit: «Je vais pourtant te le dire, et tu vas écouter», dit-elle. Et
alors, ce poème 18 lui vint à la bouche:
1. Mieux ferais-tu,
Oddr de Jaôarr,
de ne pas m'agacer
de ton bout de bois
même si je divague:
l'histoire s'avérera
que dit la prophétesse.
D'avance elle sait les destins
de tous les hommes.
3. Le serpent te malmènera
de son venin mêlé,
étincelant depuis l'antique
crâne de Faxi :
le serpent te frappera
à la semelle de ton pied,
tu auras alors
accompli ton temps 19 .
« Ce qu'il faut te dire, Oddr, dit-elle, qu'il te semblera bon de savoir, c'est
que t'est destiné un âge bien plus avancé qu'à d'autres hommes. Tu vas
vivre trois cents ans, et aller de pays en pays, et seras toujours tenu pour le
plus important là où tu arriveras, car ton honneur ira par le monde entier,
mais tu auras beau te rendre partout, c'est ici à Berurjoôr, que tu mourras.
Il y a ici un cheval dans l'écurie, sa crinière est de couleur différente de son
corps et il est de couleur grise20. C'est le crâne de ce Faxi-là qui sera ta mort.
- Sois la plus misérable des vieilles pour cette prophétie sur mon
compte», dit Oddr.
Il se leva d'un bond lorsqu'elle eut dit cela, et la frappa de son bâton si
rudement sur le nez que le sang de la vieille coula sur le sol.
« Que l'on prenne mes habits, dit la prophétesse, je veux m'en aller
d'ici car je ne suis jamais arrivée en un lieu où l'on m'ait rossée de la sorte.
- Tu ne feras pas cela, dit lngjaldr, car il y a compensation pour tout.
Tu vas rester ici trois nuits et tu recevras d'excellents présents.»
Elle accepta ces présents mais elle quitta les festivités.
Après cela, Oddr demanda à Âsmundr de venir avec lui. Ils prirent
Faxi et il lui mit une bride, ils l'emmenèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à un
petit vallon. Là, ils creusèrent une fosse si profonde qu'Oddr eut du mal à
en remonter, puis ils tuèrent Faxi et l'y précipitèrent, et Oddr, avec
Âsmundr, y porta des pierres aussi grosses qu'ils le purent, et ils mirent du
sable à côté de chaque pierre. Ils érigèrent un tertre là où gisait Faxi.
Quand ils eurent achevé leur œuvre, Oddr dit: «Je pense que l'on
pourra dire que ce sont les trolls* qui sont intervenus si Faxi se tire de là,
et je crois avoir prévenu ma destinée si jamais il est cause de ma mort.»
Après cela, ils s'en furent à la m,ison, trouver Ingjaldr. «Je veux des
bateaux, dit Oddr.
- Pour aller où? dit lngjaldr.
- J'ai l'intention de m'en aller d'ici, dit Oddr, de Berurjôôr, et de ne
jamais revenir tant que je vivrai.
- Tu ne dois pas vouloir faire cela, dit lngjaldr, car tu fais alors ce qui
me paraît le pire, et qui veux-tu avoir avec toi?
- Nous nous en irons tous les deux, Âsmundr et moi, dit Oddr.
- Je veux que tu renvoies Âsmundr rapidement, dit lngjaldr.
- Il ne reviendra pas plus que moi, dit Oddr.
- C'est mal de ta part, dit Ingjaldr.
- Je vais faire ce qui, selon moi, te déplaira le plus pour la raison que
tu as invité ici la prophétesse et que tu savais que je trouverais cela très
mal», dit Oddr.
Et donc ils préparèrent leur expédition, Oddr et Âsmundr, ils allèrent
trouver lngjaldr, lui dirent au revoir, allèrent au bateau et le lancèrent et
quittèrent la côte à la rame.
« Où allons-nous? dit Âsmundr.
- Ne serait-il pas judicieux, dit Oddr, d'aller rendre visite aux parents
de Hrafnista?»
Lorsqu'ils furent arrivés au-delà des îles, Oddr prit la parole: « Notre
voyage va être pénible si nous devons ramer tout le temps vers le nord jus
qu'au Hrafnista. On va voir maintenant si j'ai quelque chose de la chance
de notre famille, ou non. On m'a dit que Ketill ha:ngr hissait sa voile par
temps calme, je vais voir si je hisse ma voile.»
Et dès qu'ils eurent déployé la voile, ils eurent un vent favorable jusqu'à
ce qu'ils arrivent au Hrafnista, de bonne heure le matin. Ils tirèrent leur
bateau sur le rivage et se rendirent à la ferme. Oddr n'avait pas d'autres
armes que son carquois qu'il portait dans le dos, et il avait son arc à la main.
Quand ils arrivèrent à la ferme, un homme se tenait dehors, qui salua
bien les arrivants et leur demanda leur nom. « Cela ne te regarde pas», dit
Oddr.
Alors, Oddr demanda si Grîmr était à la maison. Lhomme dit que oui.
«Alors, dis-lui de sortir», dit Oddr.
Lhomme entra et dit à Grîmr que des hommes étaient arrivés dehors,
deux, « et ils ont dit que tu devais sortir.
- Pourquoi ne peuvent-ils pas entrer? dit Grîmr, dis-leur d'entrer.»
Lhomme sortit et leur dit ce qu'on lui avait ordonné. « Tu vas entrer
une deuxième fois, dit Oddr, dire à Grîmr qu'il sorte nous trouver. »
Lhomme alla dire la chose à Grîmr: « Quel air ont ces hommes? dit
Grîmr.
Saga d'Oddr aux Fù·d,n 837
4. Le voyage au Bjarmaland
Oddr accepta donc l'invite de son père, et Grîmr lui assigna un siège à
côté de lui dans le haut-siège, Asmundr étant à côté d'Oddr; Grimr leur
21. Voici donc la première mention de ce pays fabuleux qui va intervenir fréquemment
désormais dans notre saga.
838 Sagas légendaires islandaises
22. Ce détail est banal: on sait que le bateau viking ne remontait pas au vent, c'était
l'un de ses défauts, en sorte qu'il est fréquent, dans les sagas, de lire qu'un bateau attend
des jours ou des semaines qu'un vent favorable se lève.
23. On notera d'abord que les rêves et leur interprétation sont un motif courant dans
toutes les sagas, pas uniquement les légendaires. Ensuite, voir f;lgja *. En troisième lieu, le
texte dit que Oddr a « une humeur de loup», le texte donne ulfhugr, où figure donc ce
hugr, qui est une autre conception de l'âme (et ulfrenvoit à« loup»).
Saga d'Oddr aux Flèches 8 )')
27. Nos textes de sagas appellent le vieux norois, la langue qu'ils utilisent eux-mêmes,
ou bien la «langue danoise» (diinsk tunga) ou bien «le parler norrain» (nommt mdl)
comme ici. Selon route vraisemblance, les Bjarmiens parlaient une langue finno
ougrienne, comme les Sâmes, d'où la confusion ici.
28. On voit donc que le texte assimile Sâmes et«Bjarmiens». On verra pourtant qu'il y
a une différence!
Saga d'Oddr aux Flèches 841
- C'est une bonne question, dit-il. Il y a un tertre en remontant la
rivière Vfoa. Il est fait de deux parties, moitié argent et moitié terre. Il faut
y porter une double poignée d'argent pour tout homme qui quitte ce
monde, et autant pour qui y entre, et autant de terre. Tu ne pourrais faire
plus de tort aux Bjarmiens que d'aller au tertre et d'emporter tout l'argent. »
Oddr héla Guômundr et Sigurôr et dit: « Vous allez, vous et votre
équipage, vous rendre jusqu'au tertre selon les indications du serveur. »
Ils se préparèrent à aborder et Oddr resta en arrière pour garder les
bateaux en compagnie du serveur.
Ils s'en furent donc jusqu'à ce qu'ils arrivent au tertre, et ils lièrent des
chargements car l'argent ne manquait pas. Lorsqu'ils furent prêts, ils se
rendirent aux bateaux. Oddr demanda comment cela s'était passé, ils
dirent qu'ils étaient contents et qu'ils n'étaient pas à court de butin.
« Vous allez maintenant vous emparer du serveur et le surveiller soi
gneusement, car il ne quitte pas le pays des yeux comme si les Bjarmiens
ne lui déplaisaient pas autant qu'il le prétend.»
Oddr se rendit au tertre et Guômundr et Sigurôr gardèrent les
bateaux. Ils se mirent à tamiser l'argent qui était avec la terre, le serveur
étant assis entre eux, et ils ne se rendirent compte de rien qu'il bondit à
terre et qu'il leur échappa.
D'Oddr et de ses gens, on dit qu'ils arrivèrent au tertre. Alors, Oddr
dit: « Nous allons nous faire des chargements, chacun selon ses forces, de
sorte que nous puissions faire le voyage. »
Le jour se levait alors qu'ils partaient du tertre. Ils allèrent, jusqu'à ce
que le soleil fut levé. Alors, Oddr s'arrêta net.
« Pourquoi n'avances-tu pas? dit Asmundr.
- Je vois une grande quantité d'hommes venant de la forêt, dit Oddr.
- Qu'allons-nous faire maintenant?» dit Asmundr.
Ils virent donc toute cette foule. « Cela n'a pas bonne allure, dit Oddr,
parce que mon sac de flèches est resté dans le bateau. Je vais faire demi
tour vers la forêt et me tailler un gourdin avec cette hache que j'ai dans la
main, pour vous, vous allez vous rendre sur ce cap qui s'avance dans la
rivière. » Et c'est ce qu'ils firent. Et lorsqu il revint, il avait un gros gourdin
à la main.
« Que crois-tu que signifie cette foule-là? dit Asmundr.
- Je devine, dit Oddr, que Guômundr et Sigurôr ont dû laisser partir le
serveur et qu'il est allé porter les nouvelles nous concernant aux Bjarmiens,
842 Sagas légendaires islandaises
parce que j'ai l'impression qu'il ne se trouvait pas aussi mal ici qu'il le pré
tendait. Nous allons nous disposer en ordre de bataille en travers du cap.»
La troupe s'avança vers eux et Oddr reconnut le serveur en tête. Il le
héla et dit: « Pourquoi es-tu si pressé?»
Le serveur dit: «Je voulais savoir ce qui vous plairait le mieux.
-Où es-tu allé? dit Oddr.
-Je suis monté dans le pays dire aux Bjarmiens ce que vous aviez fait.
-Qu'est-ce qu'ils en pensent? dit Oddr.
-Je me suis fait votre interprète de telle sorte, dit-il, qu'ils veulent
faire affaire avec vous.
-Nous le ferons volontiers, dit Oddr, une fois que nous serons arri
vés à nos bateaux.
- Les Bjarmiens trouvent que le moins que vous puissiez faire, c'est
de passer ce marché sur-le-champ.
-Quel marché? dit Oddr.
- Ils veulent passer marché sur les armes et donner des armes de fer
contre des armes d'argent.
-Nous ne voulons pas de ce marché, dit Oddr.
-Alors nous en déciderons par les armes, dit le serveur.
-À vous d'en décider», dit Oddr.
Alors Oddr dit à ses gens de jeter dans la rivière tous ceux de leurs
ennemis qui tomberaient, « car ils pratiqueront de la magie contre nous
dès qu'ils atteindront ceux qui seront morts29 . »
Puis bataille éclata entre eux, Oddr perça leurs rangs où qu'il parvînt, il
abattit les Bjarmiens comme du petit bois, cette bataille fut à la fois rude
et longue. La conclusion de leur attaque fut que les Bjarmiens prirent la
fuite, Oddr pourchassa les gens en déroute puis rebroussa chemin et exa
mina ses troupes, il y en avait peu de tombés, mais une quantité des gens
du pays avait été tués.
« Maintenant, nous allons répartir les biens, dit Oddr, faisons des far
deaux d'armes d'argent.»
C'est ce qu'ils firent puis ils se rendirent à leurs bateaux. Mais quand ils
y arrivèrent, les bateaux étaient tous partis. Oddr eut l'impression d'avoir
perdu ses amis.
« Quel parti prendre à présent? dit Asmundr.
-Il y a deux façons de voir la chose, dit Oddr. Ils ont dû mouiller les
bateaux en cachette devant l'île, ou bien ils nous ont trahis plus que nous
ne nous y attendions.
29. Allusion au fait que les pouvoirs magiques peuvent, dans les batailles, faire com
battre les morts.
Saga d'Oddr aux Flèches S-1)
30. Notons au passage que dans le monde des contes, tout arrive toujours trois fois.
31. Ce détail - qui est parfaitement authentique - est précieux et, n'en déplaise aux
cœurs romantiques, c'est bien ainsi que la navigation viking se déroulait pour la plus
grande part: très bas de bordage, le bateau embarquait constamment de l'eau, a fortiori en
cas de mauvais temps, et l'équipage passait son temps à écoper.
844 Sagas légendaires islandaises
32. «Enfants» parce que, nous allons le voir, c'est un géant qui parle.
Saga d'Oddr aux Flèches s., ·,
l'ours. Il avait auparavant fait mettre des braises ardentes dans la gueule de
la bête. Il prit une flèche et la décocha à travers la bête. Elle vit la flèche
qui volait contre elle, elle l'arrêta de la paume de la main, la flèche ne
mordit pas plus que si elle arrivait sur une pierre. Alors, Oddr eut recours
aux Dons de Gusirr et il en décocha une comme la précédente. Elle bran
dit son autre paume, la flè'che la transperça, lui entra dans l'œil et ressortit
par la nuque. Elle poursuivit pourtant son chemin. Oddr prit la troisième
flèche. La femme brandit son autre paume et cracha dessus, et cette flèche
prit le même chemin que la précédente, elle lui entra dans l'œil et sortit
par la nuque. Alors, elle fit demi-tour, retourna en pataugeant vers la terre
ferme et dit que son voyage n'avait pas été facile33. Oddr et les siens restè
rent tranquilles dans l'île quelque temps.
Un soir, alors qu'ils étaient dehors auprès de leur skali, ils virent qu'une
foule s'était rassemblée sur le promontoire, de la même façon que précé
demment. Oddr et Asmundr ramèrent jusqu'à terre et levèrent les rames.
Dans le promontoire, le chef 34 prit la parole: «C'est grande merveille,
dit-il, que nous ne puissions mettre à mort ces enfants-là. J'envoie la plus
noble des femmes là-bas, mais eux, ils ont une bête qui souffle des flèches
et du feu par les narines et la bouche. Et il s'ensuit que j'ai bien sommeil et
qu'il faut que j'aille chez moi3 5. » Et Oddr et son camarade firent de même.
Le troisième soir ils virent le même événement sur le promontoire, et
Oddr et Asmundr ramèrent jusque là pour écouter.
Le même homme prit la parole sur le promontoire: «Comme vous le
savez, nous avons déjà condamné ces enfants-là, et cela n'a pas donné
grand-chose, mais voici que j'ai une vision.
- Qu'est-ce donc que tu vois? dirent ses camarades.
- Ce que je vois, dit-il, c'est que deux enfants sont arrivés dans une
barque et écoutent ce que nous disons, et je vais leur faire un envoi36.
- Maintenant, il nous faut réagir au plus vite», dit Oddr. Et au moment
même, une pierre vola depuis le promontoire et arriva à l'endroit où la
barque s'était trouvée, et donc ils revinrent vers le promontoire à la rame.
33. La formulation est typique du style des sagas, qui pratique volontiers la litote.
34. Le chef des géants.
35. Le géant est saisi d'un sommeil magique.
36. Le texte a expressément: sending, un «envoi» en effet (le verbe senda = «envoyer»),
mais de nature magique et toujours maléfique, comme on va bien le voir.
846 Sagas légendaires islandaises
Le chef dit alors: « Voilà une grande abomination. Leur barque est
encore intacte de même qu'eux. Je vais jeter une seconde pierre puis une
troisième et s'ils se dérobent chaque fois, je les laisserai tranquilles.»
La troisième pierre était si grosse qu'Oddr et son camarade essuyèrent
une énorme lame. Puis ils parvinrent à s'éloigner de la côte à la rame, et le
géant prit la parole: « Ils sont encore intacts, de même que leur barque,
mais j'ai tellement envie de dormir à présent que je ne peux rester éveillé.»
Et les géants s'en furent donc chez eux.
Alors, Oddr dit: « Maintenant, nous allons tirer notre barque à terre.
- Que veux-tu maintenant? dit Âsmundr.
- Je veux savoir où habite leur troupe.»
Ils montèrent à terre et arrivèrent à une grotte où brûlait un feu. Ils
s'arrêtèrent là et virent que des trolls siégeaient sur les deux bancs. Un
ennemi37 était assis dans le haut-siège. Il était à la fois grand et hideux. Il
avait une abondante chevelure, noire comme des ossements de baleine,
un nez fort laid et des yeux méchants. Une femme était assise à côté de
lui. Décrire l'allure de l'un revient à décrire celle de l'autre.
Le chef prit la parole: « Voici que j'ai une vision, je vois jusqu'à l'île et
je sais maintenant qui est arrivé là. Ce sont les parents, les fils de Gr{mr à
la Joue velue, Oddr et Guômundr. Je vois que ce sont les Sâmes qui les
ont envoyés ici, et je pense qu'ils veulent que nous les tuions, mais nous
ne pourrons jamais y parvenir parce que je vois qu'à Oddr est destiné un
âge beaucoup plus grand qu'aux autres. Je vais à présent leur donner un
bon vent pour qu'ils s'en aillent d'ici, tel que celui que les Sârnes leur ont
donné pour venir. »
Alors Oddr marmonna: « Sois le plus misérable des hommes et des
trolls.
- Je vois aussi qu'Oddr a les flèches que l'on appelle Dons de Gusirr,
aussi vais-je lui donner un nom et l'appeler Oddr aux Flèches.»
Oddr prit alors l'une des flèches qui lui venaient de Gusirr, la posa sur
la corde et voulut payer le géant pour le bon vent. Mais quand le géant
entendit au sifflement que la flèche arrivait sur lui, il réagit et se jeta sur le
rocher, mais la flèche arriva sous une aisselle de la femme et ressortit sous
l'autre, elle courut vers le géant et le saisit. Les trolls se levèrent d'un bond
sur les deux bancs, certains assistant le géant, d'autres, sa femme. Oddr
décocha une autre de ses flèches Dons de Gusirr dans l'œil du géant, après
quoi il alla aux bateaux, et les frères leur firent bel accueil, « et où es-tu allé
le plus loin, Oddr? » dit Guômundr.
37. Le texte a dôlgr, idée d'inimitié, en effet, mais peut s'appliquer aussi bien à toute
créature maléfique.
Saga d'Oddr aux Flèches 8-1 '
« On nous promit bon vent pour partir d'ici et on m'a dit qu'il ne serait
pas moindre ni plus facile que celui que les Sâmes nous donnèrent pour
venir.»
Ils préparèrent donc leur expédition de façon non moins prometteuse
que précédemment et s'en furent ensuite, mais dès qu'ils furent à quelque
distance de la terre, une bourrasque identique a celle d'avant les assaillit
de sorte qu'elle les poussa en haute mer, et ils eurent à écoper constam
ment, et cette tempête ne s'apaisa pas avant qu'ils n'arrivent au même port
dont ils avaient dérivé la fois précédente; toutes les huttes des Sâmes y
étaient en ruines; et dès qu'ils eurent bon vent, ils mirent à la voile et arri
vèrent en Hrafnista alors qu'une bonne partie de l'hiver était écoulée.
38. Pour géant - et l'on remarquera la richesse lexicologique de notre saga à cet égard -
le texte a le motjlagô* qui, d'ordinaire, s'applique plutôt à une géante; en revanche, Freyja
est une déesse et « la Freyja du rocher» est donc « la femme du géant»: les géants sont répu
tés habiter les pierres, rochers et montagnes.
848 Sagas légendaires islandaises
Grimr se réjouit de les voir et leur offrit à tous avec leur troupe de venir
chez lui, ce qu'ils acceptèrent. Ils remirent à Grîmr tous leurs biens et res
tèrent là tout le reste de l'hiver.
Oddr fut tellement renommé pour cette expédition que l'on pensa
qu'il n'y en avait jamais eu de pareille faite hors de Norvège. Grande liesse
il y eut là pendant l'hiver, et force beuveries. Mais quand vint le prin
temps, Oddr demanda à ses parents ce qu'ils voulaient décider.
«C'est toi qui vas décider pour nous», dirent-ils.
- Je veux aller en expédition de viking*», dit Oddr.
Il dit alors à Grîmr qu'il voulait faire équiper quatre bateaux pour quit
ter le pays. Et lorsque Grîmr sut cela, il s'assigna cette unique besogne et
prévint Oddr quand les bateaux furent prêts.
«Je veux à présent, dit Oddr, que tu nous indiques un viking qui te
semble digne de nous.»
Grîmr dit: « Il y a un viking qui s'appelle Hâlfdan. Il est au mouillage
dans les Elfasker39 et il a trente bateaux.»
Lorsqu'ils furent prêts, ils firent voile vers le sud de la Norvège. Quand
ils furent devant les Elfasker, ils jetèrent l'ancre, Halfdan était à courte dis
tance de là. Dès qu'Oddr et ses hommes eurent planté leurs tentes, il s'en
fut avec quelques hommes jusqu'à l'endroit où mouillaient les vikings.
Oddr vit un grand dreki* dans cette flotte. Il héla alors les bateaux et
demanda qui était le commandant.
Ils abattirent leurs tentes: «Celui qui commande ces bateaux s'appelle
Halfdan, qui est-ce qui demande cela?
- Il s'appelle Oddr.
- Es-tu l'Oddr qui est allé en Bjarmaland?
- J'y suis allé, dit Oddr.
-À quelle fin es-tu venu ici? dit Halfdan.
- Je veux savoir lequel de nous deux est le plus grand, dit Oddr.
-Combien de bateaux as-tu? dit Hâlfdan.
- Nous avons trente bateaux, dit Oddr, tous grands, avec une troupe
de cent vingt hommes sur chacun, je viendrai demain ici à ta rencontre.
-Ce n'est pas cela qui va nous empêcher de dormir tout notre soûl»,
dit Halfdan.
39. Sker = «rochers», «écueils», «récifs»; Elfr est la rivière Gautelfr qui passe aujour
d'hui par Goteborg (en Suède), ville qui n'existait pas à l'époque.
Saga d'Oddr aux Flèches 8-1 1)
Oddr s'en alla ramant, il revint trouver ses hommes et leur dit où l'on
en était. « Nous allons nous mettre en besogne, dit Oddr, et j'ai décidé ce
que nous allions faire. Nous allons porter à terre tous nos biens afin de
rendre nos bateaux aussi légers que possible, puis, pour chaque bateau,
nous allons abattre deux arbres, les plus forts et les plus branchus que
nous trouverons)) - et c'est ce qu'ils firent.
Quand ils furent prêts, Oddr dit: «Je vous destine, Guômundr et
Sigurôr, à aborder le dreki d'un côté.»
C'est ce qu'ils firent, ils ramèrent en silence vers les bateaux qui
mouillaient vers l'avant de la crique. Oddr rama sur l'autre flanc du dreki,
et lorsqu'ils furent parvenus de part et d'autre, les vikings ne s'aperçurent
de rien qu'ils n'eussent renversé les arbres sur le dreki, un homme étant
perché sur chaque branche; ils abattirent les sommets des mâts de tentes,
Oddr et Asmundr déblayant tout avec une telle ardeur qu'ils avaient
débarrassé tout le pont jusqu'à la poupe4° avant que Halfdan parvînt à se
mettre sur pied: c'est là qu'ils le tuèrent, dans la lypting, et ensuite, Oddr
donna aux survivants le choix: ou bien ils voulaient poursuivre la bataille
ou bien ils se rendraient, et ils choisirent promptement de se rendre à
Oddr. Il choisit parmi eux ceux qui lui parurent le plus vigoureux. Pour le
dreki, Oddr se l'appropria ainsi qu'un autre bateau, et tous les autres
esquifs, il les donna aux vikings. Il prit tout le bien pour lui. Il donna un
nom au dreki et l'appela Cadeau de Hdlfdan.
Ils firent voile jusque chez eux en Hrafnista, ayant remporté une
grande victoire, et passèrent là l'hiver. Quand vint le printemps, Oddr se
prépara à quitter le pays.
Quand ils furent prêts, Oddr demanda à son père: « Où peux-tu nous
indiquer un viking qu'il y ait quelque honneur à combattre?»
Grimr dit:« Le viking que je vais vous désigner s'appelle Sôti. Il mouille
dans le sud au large du Skien41 • Il a trente bateaux, et tous grands.»
40. En fait, le texte a ici le mot lypting, qui désigne la partie surélevée située à l'arrière
du bateau.
41. Un comté du sud de la Norvège.
850 Sagas légendaires islandaises
Alors, S6ti eut vent debout et il prit la parole: « Nous allons mouiller
nos bateaux en ligne, l'un à côté de l'autre, je placerai le mien au milieu, car
j'ai entendu dire qu'Oddr est un homme de grande énergie et je pense qu'il
va attaquer directement nos bateaux. Et lorsqu'ils arriveront et auront abattu
leur voile, nous les encerclerons et n'en laisserons pas réchapper un seul. »
Il faut parler maintenant de ce qu'Oddr avait l'intention de faire. «Je
vois le parti que S6ti et les siens veulent prendre. Ils pensent que nous
allons cingler droit sur leurs bateaux.
- Est-ce que ce ne serait pas plutôt déraisonnable? dit Guômundr.
- On ne va pas gâcher le plan de S6ti, dit Oddr, mais on trouvera un
expédient. J'ai l'intention, dit-il, de cingler d'abord avec mon dreki droit
sur l'endroit où mouille S6ti. Nous allons débarrasser le pont autour du
mât.»
Et c'est ce qu'ils firent, et le dreki Cadeau de Hdlfdan s'en fut à toute
vitesse. Il était bardé de fer tout autour de la proue, de sorte que la quille
touchait le fond.
«J'ai l'intention de cingler droit sur le dreki de S6ti, dit Oddr, et vous
me suivrez et je pense qu'il est possible que leurs amarres se rompent.»
Oddr cingle donc à toute vitesse et S6ti ne se rend compte de rien
avant de voir que l'on cingle contre lui et que les amarres entre les bateaux
se rompent, et pour Oddr, il bondit en avant de la voile, tout armé, ainsi
qu'Âsmundr, et ils ont déblayé le dreki et tué S6ti avant que Guômundr
et les siens interviennent. Alors, Oddr donne le choix aux vikings: veu
lent-ils qu'il leur fasse trêve ou bien veulent-ils poursuivre la bataille, et ils
choisissent de faire la paix avec Oddr. Oddr prit le dreki parmi les bateaux
et leur laissa les aucres.
Ils cinglent alors jusque chez eux en Hrafnista avec un grand butin,
Grimr se réjouit de les voir, et ils passent là l'hiver, tenus en grand hon
neur. Lannée s'avançant, Oddr et ses hommes préparèrent leurs bateaux à
quitter le pays; il prit grand soin à choisir sa troupe pour l'accompagner.
Il donna le dreki qui lui venait de S6ti à Guômundr et Sigurôr. Il fit
peindre tout le dreki �ui lui venait de Halfdan et il fit dorer et la tête du
dragon et la girouette 2•
Quand leur expédition fut prête, Oddr alla trouver Grimr, son père, et
dit: «A présent, tu vas m'indiquer le plus important viking que tu
connaisses.
- Il se trouve à la fois, dit Grimr, que vous vous estimez être des
42. Là encore, l'archéologie ne contredit pas ce texte. Le bateau viking pouvait en effet
être peint de vives couleurs. La girouette dont il est question ici figurait au sommet du
grand mât; on en a retrouvé de superbes.
Saga d'Oddr aux Flèches
Il faut dire d'Oddr et des siens qu'ils quittent le Hrafnista à la voile dès
qu'ils ont bon vent et l'on ne dit rien de leur expédition avant qu'ils n'ar
rivent en Sv(pjoô, à l'endroit où un cap s'avançait de la terre ferme jusque
dans la mer. Là, ils montent leurs tentes sur leurs bateaux. Oddr se rend à
terre pour voir ce qui se passe, et de l'autre côté du cap mouillent quinze
bateaux, il y a un campement à terre. Il voit qu'on se livre à des jeux
auprès des tentes. Gouvernent ces bateaux Hjalmarr et I>6rôr.
Oddr revient à ses bateaux et rapporte cette nouvelle. Guômundr
demande ce qu'ils allaient faire.
« Nous allons répartir notre troupe par moitiés, dit Oddr. Vous allez
diriger vos bateaux devant le cap et pousser le cri de guerre contre ceux
qui sont à terre, et moi, je vais aller à terre avec l'autre moitié de la troupe
et nous avancerons par le haut en suivant la forêt, nous pousserons un
autre cri de guerre contre eux, et il se peut, dit-il, que cela les fasse réagir
un peu. J'ai dans l'idée qu'ils s'enfuiront dans la forêt et que nous n'aurons
pas besoin de faire autre chose. »
Et l'on raconte du comportement de Hjalmarr et des siens que, lors
qu'ils entendirent le cri de guerre de Guômundr et des siens, ils ne bron
chèrent aucunement, et que quand ils entendirent l'autre cri de guerre sur
terre, ils arrêtèrent de jouer en attendant. Et quand cela cessa, ils reprirent
leur jeu comme avant.
Oddr et Guômundr revinrent donc en bas du cap et se retrouvèrent.
43. Ce texte qui, on le voit bien, est fort riche d'enseignements, utilise ici le terme ftiô
land: l'endroit où les vikings avaient la paix, étaient en sécurité, avaient terre franche, donc.
44. Voir félag*.
852 Sagas légendaires islandaises
«Je ne suis pas sûr, dit Oddr, que les gens que nous avons trouvés ici
soient faciles à effrayer.
- Que veux-tu que nous fassions maintenant? dit Guômundr.
- Mon avis sera rapide, dit Oddr. On ne va pas attaquer ces hommes
à l'improviste. Nous allons passer cette nuit à l'abri du cap et attendrons
ici demain matin.»
Ils allèrent alors à terre avec leur troupe, trouver Hjalmarr et les siens,
et quand ceux-ci virent les vikings monter à terre, ils mirent leurs armures
et s'avancèrent à leur rencontre. Lorsqu'ils se retrouvèrent, Hjalmarr
demanda qui dirigeait cette troupe.
Oddr répond: « Il n'y a pas qu'un seul chef ici.
- Comment t'appelles-tu? dit Hjalmarr.
- Je m'appelle Oddr, fils de Grfmr à la Joue velue, du Hrafnista.
- Es-tu l'Oddr qui est allé au Bjarmaland il y a peu, et que viens-tu
faire ici?
-Je veux savoir, dit Oddr, lequel de nous deux est l'homme le plus grand.
- Combien de bateaux as-tu? dit Hjalmarr.
- J'ai cinq bateaux, dit Oddr, et toi, quelle troupe as-tu?
- Nous avons quinze bateaux, dit Hjalmarr.
- Alors, la différence est grande, dit Oddr.
- Dix de mes équipages pourraient rester ici, dit Hjalmarr; alors on
luttera homme à homme.»
Ils se préparent de part et d'autre pour la bataille, disposent leurs
troupes en ordre et se battent tant qu'il fait jour. Quand le soir vient, on
fait trêve45 et Hjalmarr demande à Oddr ce qu'il pense de cette journée.
Oddr déclara qu'il était satisfait.
« Veux-tu poursuivre ce jeu? dit Hjalmarr.
- Je n'ai pas d'autre intention, dit Oddr, pour la raison que je n'ai pas
rencontré de meilleur brave ni d'homme plus valeureux, et nous repren
drons la bataille dès qu'il fera jour.»
Et l'on fit comme Oddr le prescrivait, et le soir, les hommes pansèrent
leurs blessures et se rendirent à leur campement. Le lendemain matin on
disposa de part et d'autre les troupes en ordre de bataille et on combattit
toute la journée. Le jour passant, on brandit le bouclier de trêve. Oddr
demanda alors ce que Hjalmarr pensait de la bataille ce jour-là. Il dit qu'il
en était satisfait.
« Est-ce que tu veux, dit Hjalmarr, que nous poursuivions ce jeu un
troisième jour?
45. La formule, est belle (et rare): on tient le ftiôskjoldr (ftiô = « paix», skjoldr = « bou
clier»).
Saga d'Oddr aux Flèches L''
(}))
•
46. Il va sans dire que nous ne connaissons aucune « loi viking» - n'oublions pas que
nous sommes en pleine saga légendaire. Il est vra' que mention est faite de telles «lois»
dans la Saga des Vikings de jômsborg (plus haut, p. 296), mais c'est également une saga
légendaire!
47. Nous évoluons en pleine fantaisie et l'auteur de ce passage est d'évidence un bon
chrétien. Le détail sur la viande crue, en revanche, peut remonter à des pratiques ances
trales de type magique, mais c'est tout ce que l'on peut dire! Voir aussi, pour la «descente
à terre», strandhogg*.
854 Sagas légendaires islandaises
Après cela, Oddr demande où ils savaient espérer faire quelque butin.
Hjalmarr répond: «En Sadund48 , je sais que mouillent cinq berserkir*,
qui sont plus rudes que la plupart des autres hommes dont nous ayons
entendu parler, l'un s'appelle Brandr, le second, Agnarr, le troisième
Asmundr, le quatrième Ingjaldr, le cinquième, Alfr. Ils sont frères et ont
six bateaux, tous gros. Comment veux-tu, Oddr, que nous organisions
notre expédition?
- Je veux me rendre, dit Oddr, là où se trouvent les berserkir. »
Ils arrivèrent donc en Sadund avec leurs quinze bateaux et ils apprirent
que les berserkir étaient allés à terre, trouver leurs concubines. Oddr
débarqua tout seul les trouver. Et quand ils se rencontrèrent, bataille
éclata, et elle se termina de telle sorte qu'il les abattit tous mais ne fut pas
blessé.
Quand Oddr fut passé à terre, Asmundr nota son absence et dit à
Hjalmarr: «Oui, dit-il, il n'y a pas à douter qu'Oddr soit allé à terre et
nous n'allons pas rester oisifs pendant ce temps. »
Hjalmarr dirigea six bateaux sur l'endroit où se trouvaient six vikings,
bataille éclata là et tout se passa en même temps: alors qu'Oddr descendait
de terre vers le rivage, Hjalmarr avait triomphé des bateaux. Ils s'entre
dirent les nouvelles et ils avaient tous les deux acquis argent et renommée.
Alors, Hjalmarr invita Oddr et les siens à l'accompagner en Svipj6ô et
Oddr accepta. Pour les hommes du Halogaland49, Guômundr et Sigurôr,
ils se rendirent dans le nord, au Hrafnista, avec leur troupe, et convinrent
d'une rencontre sur l'Elfr dans l'est. Quand Hjalmarr et les siens arrivè
rent en Svipj6ô, le roi Hloôvér les accueillit à bras ouverts, ils passèrent
l'hiver là et tant d'honneur fut manifesté à Oddr que le roi considéra qu'il
n'avait pas son pareil en toutes choses. Il n'y avait pas longtemps qu'Oddr
était là, que le roi lui donna cinq domaines.
Le roi avait une fille qui s'appelait lngibjëirg. C'était la plus belle des
femmes et tout à fait habile en tous exercices propres à une femme. Oddr
demandait toujours à Hjalmarr comment il se faisait qu'il ne demandât
pas en mariage lngibjëirg, «car je vois que vos cœurs s'accordent50 •
48. Sadund ou Selund ou Sjâland ou Sjoland est la Zélande, danois actuel Sj.elland, la
principale île du Danemark, où se trouve Copenhague.
49. Une province de Norvège; Svîpjoô, plus bas, est la Suède.
50. À elle seule, cette remarque date le texte - qui ne peut donc remonter à avant le XIV'
ou xme siècle, au mieux et sortir de la plume d'un clerc! Le mariage, dans l'ancienne
Saga d'Oddr aux Flèches
- Je l'ai demandée en mariage, dit-il, mais le roi ne veut pas marin s;1
fille à un homme qui ne porte pas le titre de roi.
- Alors, nous allons rassembler une armée ici cet été, dit Oddr, et
nous donnerons au roi le choix entre deux choses: l'une, de se battre
contre nous, l'autre de te donner sa fille.
- Je ne sais pas, dit Hjâlmarr, car j'ai eu longtemps ici terre franche. »
Ils restèrent là tranquilles cet hiver-là. Mais au printemps, ils partirent
en expédition guerrière dès qu'ils furent prêts.
Scandinavie, était une affaire, on associait une fortune à une autre, et surtout un clan à un
autre. Les affaires de cœur n'avaient pas droit de cité, sauf rarissimes exceptions.
51. Expression convenue pour dire: « vers l'ol'est », tout simplement, notamment en
Angleterre, Irlande, etc., puisque l'action, jusqu'ici, se déroule en Norvège.
52. Les Orcades, les Shecland et les Hébrides sont ces îles situées tout au nord de la
Grande-Bretagne. Elles servirent longtemps d'escales, en quelque sorte, entre la Norvège
et l'Islande. Une dynastie de jarls s'établit même dans les Orcades. Il existe sur leur compte
une des sagas intermédiaires entre les gentes historique et islandais pur, La Saga des Orca
diens, qu'a traduite Jean Renaud (éd. Aubier, 1992).
856 Sagas légendaires islandaises
Il monte donc à terre et Asmundr reste là gisant, et Oddr est dans une
telle fureur qu'il n'a pas l'intention de faire autre chose aux Irlandais que
tout le mal qui lui viendra à l'esprit. Il arrive à une clairière et y voit une
quantité de gens, tant femmes qu'hommes. Il aperçut un homme debout
en tunique d'écarlate, qui tenait un arc à la main, les flèches par terre à côté
de lui. Oddr estima que certes, il devait chercher à se venger là où se trou
vait cet homme. Aussi prit-il une des flèches qui lui venaient de Gusirr, la
posa sur son arc et tira sur cet homme. La flèche l'atteignit par le milieu du
corps, et il tomba aussitôt, mort. Alors, il décocha flèche sur flèche, si bien
qu'il tua là trois autres hommes. Alors, les gens s'enfuirent dans la forêt.
Mais Oddr est dans une telle fureur contre les Irlandais, qu'il entend leur
faire tout le mal dont il sera capable. Il suit une grande allée dans la forêt. Il
arrache jusqu'aux racines tout buisson qui lui barre le passage. Il arrache
un buisson qui était moins solidement enfoncé en terre que les autres. Il
voit en dessous une porte, l'arrache pour l'ouvrir, et pénètre sous terre. Là,
il trouve quatre femmes dans ce souterrain, l'une étant de beaucoup la plus
belle. Il lui saisit aussitôt le bras et veut la sortir de force.
Elle prit alors la parole: « Laisse-moi tranquille, Oddr, dit-elle.
- Par quel troll sais-tu, dit-il, si je m'appelle Oddr ou autrement?
- ]'ai su, dit-elle, dès que tu es arrivé ici, qui tu étais, et je sais aussi
que Hjalmarr est avec toi, et je saurai bien lui dire si l'on me force à aller
aux bateaux.
- Tu vas y aller tout de même», dit Oddr.
Alors, les autres femmes se saisirent d'elle et voulurent la retenir, mais
elle leur demanda de ne pas le faire. «Je vais passer un marché avec toi,
dit-elle, pour que tu me laisses en paix, car je ne manque pas d'argent.
- Bien loin de là que je veuille ton argent, dit Oddr, car je ne manque
ni d'or ni d'argent.
-Alors, je vais te faire faire une tunique, dit-elle.
- C'est pareil, dit Oddr, j'ai suffisamment de tuniques ou de fabrica-
tions de tuniques.
- Tu es dans une condition, dit-elle, dont il n'est pas de pareille, je
vais te faire faire une tunique de soie toute brodée d'or. Je vais pourvoir
cette tunique d'une propriété comme tu n'en auras pas de telles.
- Fais-le moi savoir, dit Oddr.
-Tu n'auras jamais froid dans cette tunique, ni en mer ni à terre. Tu
nageras sans être épuisé, et le feu ne te fera pas de mal, la faim ne t'acca
blera pas et le fer ne te mordra pas, et je la rendrai telle envers toutes
choses à l'exception d'une seule.
- Laquelle donc? dit Oddr.
- Le fer te mordra si tu es en déroute, même si tu portes cette tunique.
Saga d'Oddr aux Flèches
- J'ai autre chose à faire dans les batailles que de prendre la fuite, dit
Oddr, et quand cette tunique sera-t-elle prête?
- 1:été prochain, dit-elle, à l'heure exacte qu'il est aujourd'hui, alors
que le soleil sera dans le sud, nous nous retrouverons alors dans la même
clairière.
- Quelle idée as-tu, dit Oddr, si tu ne fais pas cela, de la condition
que je vais faire à vous autres Irlandais alors que j'ai à revaloir le mal qu'ils
m'ont fait en abattant Âsmundr?
- Tu ne penses pas l'avoir vengé encore, dit-elle, alors que tu as tué
mon père et mes trois frères?
- Il ne me semble pas du tout vengé néanmoins», dit Oddr.
Tel fut le marché qu'ils avaient passé, et ils se quittèrent là-dessus.
Oddr se rendit à l'endroit où gisait Âsmundr, il le releva, le prit sur son
dos et se rendit de la sorte vers la mer. Hjalmarr était alors arrivé à terre
avec toute sa troupe et il avait l'intention de se mettre en quête d'Oddr. Ils
se rencontrèrent à peu de distance des bateaux, Hjalmarr s'enquit de ce
qui était arrivé et Oddr le lui dit.
«Las-tu vengé?» dit Hjalmarr.
Alors, Oddr déclama ce lai :
54. Skâney est l'actuelle Scanie (Skane), une province du sud de la Suède. Autrefois,
cette province appartenait au Danemark, elle n'est devenue suédoise qu'au XVI" siècle.
Saga d'Oddr aux Flèches s·,'J
55. Le texte porte en effet valskar brudir, où valskr est le mot «français». Pour
Ôpj6ôann, on peut comprendre «Monstre», mais cela ne nous avance pas beaucoup!
860 Sagas légendaires islandaises
- Nous allons faire encore un marché, dit Oddr, tu vas faire en sorte
de vivre avec moi et d'être ma femme.
- Tu vas penser que je suis ardente à me marier, dit-elle, mais j'accep
terai.»
Oddr regarda alors autour de lui et vit à peu de distance un groupe
d'hommes. Il demande si cette troupe a été envoyée pour s'emparer de sa
tête. « Loin de là, dit-elle, ces hommes vont t'accompagner jusqu'aux
bateaux, et tu vas partir avec plus d'honneur que l'été dernier. »
Il redescendit aux bateaux ainsi que cette troupe et lui et Hjâlmarr se
rencontrèrent dans leur tente.
Oddr demande alors à Hjâlmarr qu'il reste là pendant ces trois étés, et
Hjâlmarr accepte. Oddr épouse Ôlvor. En été ils sont sur leurs bateaux de
guerre et tuent les vikings qui guerroyaient par là. Lorsqu'ils furent restés
le temps qui avait été convenu, ils avaient débarrassé l'Irlande de tous les
vikings, proches ou lointains; certains avaient été rués, d'autres, expulsés.
Oddr en avait tellement assez de rester là qu'il ne servait à rien de le dis
suader de partir.
Ôlvor et Oddr eurent une fille qui fut nommée Ragnhildr. Ils eurent
une discussion entre eux, Oddr veut l'emmener mais Ôlvor ne veut pas.
On s'en remit à l'arbitrage de Hjâlmarr et il voulut que la petite fille reste
avec sa mère.
Quand ils furent prêts, ils partirent et arrivèrent en Angleterre. Ils
avaient appris que mouillait là le viking qui s'appelait Skolli et qu'il avait
quarante bateaux. Quand ils eurent jeté l'ancre, Oddr monta dans une
barque et voulut aller trouver Skolli pour lui parler. Lorsqu'ils se rencon
trèrent, Skolli demanda à Oddr quelle était la raison de sa venue en ce
pays.
«J'ai l'intention de livrer bataille contre toi, dit Oddr.
- Qu'as-tu à me reprocher de mal? dit Skolli.
- Rien, dit Oddr, si ce n'est que je veux avoir ton argent et ta vie pour
la raison que ru guerroies contre le roi qui règne ici.» Ce roi s'appelait Jât
mundr.
« Es-tu l'Oddr, dit Skolli, qui est allé en Bjarmaland il y a longtemps?
- Lui-même, dit Oddr.
- Je ne suis pas prétentieux, dit Skolli, au point de me tenir pour ton
égal. Tu dois vouloir savoir pourquoi j'ai ravagé le royaume de Jâtmundr.
- C'est bien possible, dit Oddr.
- Ce roi a tué mon père ici en ce pays ainsi que nombre de mes
parents, ensuite, il s'est installé dans le royaume. Pour moi, j'ai parfois
conquis la moitié du pays et parfois un tiers; il me semblerait maintenant
qu'il y aurait pour vous plus de renom à vous joindre à moi et que nous
Saga d'Oddr aux Flèches 81,1
56. Encore que ce détail soit plutôt curieux ici, la pratique juridique du serment est
bien attestée dans cette culture.
862 Sagas légendaires islandaises
57. Le texte porte ici askr qui est en effet un des plus petits types de bateaux* vikings.
58. Soit: «criques (ou petites baies) de la grue (l'oiseau)».
Saga d'Oddr aux Flèches H63
- Tu veux te battre sur mer ou sur terre? dit Ôgmundr.
- Sur mer je veux me battre», dit Oddr.
Alors Ôgmundr et ses hommes abattirent leurs tentes. En un autre
endroit, Hjalmarr et les siens se préparent et portent des pierres sur leur
bateau. Lorsqu'ils furent prêts de part et d'autre, une rude bataille éclata,
leurs bateaux étaient bord à bord. Ils eurent une bataille dure et longue.
Quand cela eut duré un moment, Ôgmundr brandit un bouclier de trêve
et demanda à Oddr comment il pensait que cela s'était passé. Oddr lui dit
qu'il pensait que cela s'était mal passé.
« Pourquoi donc? dit Ôgmundr.
- Parce que jusqu'ici, je me suis toujours battu contre des hommes;
mais maintenant, j'ai l'impression d'avoir affaire à des démons, dit Oddr.
Je viens de te frapper au cou à l'endroit qui était le plus facile, avec cette
épée que je tiens, et elle n'a pas mordu.»
Ôgmundr répond: « Chacun de nous deux peut en dire autant de
l'autre: ici, on a affaire à des trolls plus qu'à des hommes 59 . Je t'ai frappé
au cou à l'endroit qui était le plus facile pour moi et j'avais cette épée qui
ne s'est jamais encore arrêtée dans son coup, et elle n'a pas mordu. Est-ce
que tu veux que nous nous battions encore? dit Ôgmundr, ou bien veux
tu que nous nous quittions, car je peux te dire comment va se passer notre
bataille: vont tomber ici les frères jurés, Hjalmarr et Porôr ainsi que toute
ta troupe. Vont périr aussi tous mes champions, il ne restera que nous
deux. Et si nous combattons à outrance, je tomberai devant toi, dit
Ôgmundr.
- On va mener ce jeu jusqu'à ce que, dit Oddr, toute notre armée soit
tombée ainsi que la tienne.»
Ils affrontent leurs rondaches60 une deuxième fois et combattent jus
qu'à ce qu'il n'en reste que trois, Porôr, Hjalmarr et Oddr. Chez
Ôgmundr, il y en a neuf debout. Il prit alors la parole: « Veux-tu mainte
nant, Oddr, que nous nous séparions car maintenant, je déclare qu'il y a
autant de tués de part et d'autre, et il va en aller comme je te l'ai dit, une
vie beaucoup plus longue que les autres t'est destinée. Tu as aussi une
tunique qui fait que l'on ne peut te blesser.
- Il me semblerait d'autant mieux, dit Oddr, que nous nous sépa
rions tant que tu ne m'accuseras pas de couardise.
59. On voit bien que l'auteur est chrétien (clerc peut-être) puisqu'il assimile les trolls,
qui sont des créatures surnaturelles fort anciennes et issues du paganisme, à des démons (le
mot figure quatre lignes plus haut).
60. Jusqu'ici, nous avons rencontré le terme skjoldr, le « bouclier». Voici maintenant
rond, un « bouclier rond», plus petit que notre rondache.
864 Sagas légendaires islandaises
61. C'est l'actuelle Uppsala, pas très loin du centre de la Suède. C'était la capitale des
Sviar, les habitants de la Suède (dont le nom figure dans Svîpj6ô).
62. Sams0, au Danemark.
Saga d'Oddr aux Flèches
63. N 'oublions jamais que nous sommes en pleine saga légendaire. Ce que «voit»
Oddr, ce sont tout simplement lesfylgjur (voir fylgja") des berserkir. Il n'était pas rare, dans
ces textes, que des personnes «douées de seconde vue» (ofreskir menn) aient en effet de
telles visions.
64. Noter qu'il existe de ce poème une version sensiblement plus courte et passable
ment différente, consignée dans la Saga de Hervor et du roi Heiôrekr. Cette première
strophe est proprement une jula, c'est-à-dire une énumération de noms (propres ici).
866 Sagas légendaires islandaises
9. Hervarôr, Hjorvarôr,
Hrani, Angantyr,
Bfldr et Btii,
Barri et T 6ki,
Tindr et Tyrfingr,
deux Haddingjar,
à B6lmr dans l'est,
ils naquirent,
fils d'Arngrimr
et d'Eyfura65 .
65. Pour ne pas donner dans une érudition pesante (et vaine de surcroît), je m'abstien
drai de tout commentaire détaillé. Certains de ces noms reviennent dans d'autres
contextes, Tyrfingr, par exemple, est peut-être un nom «got» qui désigne, ailleurs, une
épée (dans la Saga de Hervor et du roi Heiorekr, voir supra p. 119), les Haddingjar (ou
Hjadningar) sont les protagonistes d'une saga ou plutôt d'un fdttr' légendaire qui offre
une version nordique du thème de la bataille éternelle, voyez Les Sagas miniatures, «Le Dit
de Sorli», p. 277 ssqq. Bolmr est une île.
66. ]' ai laissé «chemises» qui est dans le texte puisque berserkr peut renvoyer à «che
mise». «Chemises grises» devrait cependant signifier «hauberts».
Saga d'Oddr aux Flèches ,W, .
Alors, Oddr dit: « C'est bien dommage, car mon sac à flèches et 111011
arc sont restés sur les bateaux, et je n'ai qu'une petite hache67 à la main.»
Oddr déclama alors une strophe:
67. Il dit bast11xi où, 11xi étant«hache», bast pe•n renvoyer à«bois», «arbre»: une hache
de bûcheron en quelque sorte.
68. On nous a dit qu'il s'agissait ici d'une «strophe» (staka). Il ne s'agit pas, en effet,
d'une strophe scaldique normale (vîsa) qui ne compte que huit lignes.
69. Les «arbres du combat»: c'est une figure scaldique reçue, du type kenning*, pour
désigner les hommes, les guerriers. Les guerriers morts étaient censés loger dans la Valholl*,
qui était la demeure du dieu Ôôinn.
868 Sagas légendaires islandaises
les douze berserkir,
mais nous deux vivrons.
« Qui sont ces hommes, dit Oddr, que nous avons rencontrés ici?
- Lhomme qui commande la troupe s'appelle Angantyr, dirent les
autres. Nous sommes douze frères, fils du jarl Arngrfmr et d'Eyfura, de
l'est dans les Flandres. Et qui demande cela? dit Angantyr.
- Lun s'appelle Oddr, fils de Grfmr à la Joue velue, et l'autre s'appelle
Hjalmarr le Très Courageux.
- Cela tombe bien, dit Angantyr, car nous vous avons cherchés en
maints lieux tous les deux.
- Avez-vous été voir nos bateaux? dit Oddr.
- Nous y sommes allés, dit Angantyr, et nous nous sommes emparés
de tout.
- Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire, maintenant que nous
nous sommes rencontrés? dit Hjalmarr.
- J'ai l'intention, comme vous l'avez dit tout à l'heure, dit Angantyr,
70. Les«arbres des rondins»: une nouvelle kenning pour: «hommes» (le bateau viking
embarquait souvent des rondins pour le rouler sur le rivage). Viôrir est l'un des nombreux
noms d'Ôôinn.
Saga d'Oddr aux Flèches 8(,')
71. La broigne était en effet une cotte de mailles dont un type était fait de mailles de fer
entrelacées. Un autre type était fait de plaques de métal.
870 Sagas légendt1ires islandaises
« Et ce que je te disais, s'est avéré, que tout n'irait pas bien pour nous si
tu te battais contre Angantyr.
- Il n'y a rien à redire, dit Hjâlmarr, un jour chacun doit mourir72 »,
et il déclama ceci :
«Je viens de subir cette perte, dit Oddr, que je ne compenserai jamais
tant que je vivrai, et s'est bien mal révélée ton obstination, nous aurions
pu remporter grande victoire ici si ç'avait été moi qui en aie décidé.
- Tu vas t'asseoir, dit Hjâlmarr, je veux déclamer un poème, pour
l'envoyer chez moi en Svîbjôô. »
Alors, il déclama ceci74 :
les premiers habitants de la Suède - ou bien, Sig étant un autre nom d'Ôôinn encore et
tûn, le pré-clos sacré s'étendant devant toute demeure, éventuellement devant le temple,
encore que ce type de bâtiment n'ait probablement pas existé, s'il faut comprendre que
Hjalmarr s'adresse à une créature féminine odinique, une valkyrie par exemple?
76. Désigne ici un viking.
77. Agnafit est un lieu en Suède. La « fille du prince» (heici pour «reine») est Ingibjorg
comme on va le dire dans la strophe suivante.
872 Sagas légendaires islandaises
la fille du prince
lorsque verra tranchée
ma broigne sur mon sein.
78. Nous ne faisons rien de la plupart de ces noms, dont certains sont rcllcmcnt
étranges - ce sont même des hapax - que nous nous demandons ce qu'ils font ici.
874 Sagas légendaires islandaises
Et après cela, Hjalmarr mourut. Oddr fit un seul tas de tous les ber
serkir et entassa du bois autour d'eux. C'était à peu de distance de la mer.
Il posa à côté d'eux leurs armes et leurs vêtements, ne volant rien. Puis il
porta au-dessus de la tourbe et déversa ensuite dessus du sable. Ensuite, il
prit Hjalmarr et le porta sur son dos, descendit à la mer et le déposa sur le
rivage, puis il se rendit aux bateaux, porta à terre tout homme qui était
tombé et érigea là un autre tertre pour sa troupe, et les gens qui sont allés
là disent que l'on voit encore aujourd'hui les marques de ce que fit Oddr.
79. Qui est une région de la Suède, d'où, peut-être, furent originaires les Goes.
876 Sagas légendaires islandaises
éclata une bataille si longue et rude qu'il n'y avait pas de répit. La conclu
sion, le soir, fut que tous les bateaux d'Oddr avaient été dévastés et qu'il
était le seul homme à rester debout. Alors qu'il faisait presque noir, Oddr
sauta par-dessus bord. Un homme vit qu'il quittait le bateau, il saisit une
javeline et la lança sur lui: elle arriva dans le mollet d'Oddr et se fixa dans
l'os. Il eut l'idée que, là où il se trouvait, on pourrait penser qu'il prenait
la fuite. Il revint à la nage aux bateaux, les vikings le virent et le hissèrent
à bord. Sa:mundr leur ordonna de lui enchaîner les pieds et de lui lier les
mains avec une corde d'arc. On fit ce qu'il disait.
Oddr est donc enchaîné, on désigne douze hommes pour veiller sur
lui; Sa:mundr se fait transporter à terre et y campe.
Oddr dit alors à ceux qui avaient été désignés pour le garder: « Que
voulez-vous, que je vous amuse ou voulez-vous m'amuser, tant il fait
sm1stre ici.
- Il nous semblerait, dit celui qui était à leur tête, que tu ne sois guère
en mesure de nous amuser: tu es enchaîné et on a l'intention de te tuer
demain matin.
- Cela ne m'ennuie pas, dit Oddr. Tout le monde doit mourir un
JOUr.
-Alors, nous choisissons que tu nous amuses», dirent-ils.
Il leur déclama un poème et ne s'arrêta pas qu'ils fussent tous endor
mis. Oddr se rendit alors à un endroit où une hache était enfoncée dans le
tillac. Il parvint à la retourner, de sorte que le tranchant soit tourné vers le
haut. Alors, il tourne les épaules et frotte les mains jusqu'à ce qu'il soit
libéré. Il porte les mains sur les chaînes et les enlève. Et comme le voilà
libre, il pense qu'il a de la place pour se mouvoir. Il va à l'endroit où ils
dorment, les pique du manche de la hache et leur dit de se réveiller, « car
vous dormez comme des idiots, mais le prisonnier s'est détaché.»
Puis il les tua tous, prit ensuite son sac à flèches, monte dans une
barque et se rend à terre. Puis il se rend dans la forêt, tire le fer de la jave
line de son pied et panse sa blessure.
Il faut dire de Sa:mundr qu'il se réveille sous sa tente et envoie des
hommes aux bateaux, là où étaient les gardiens, et Oddr était parti, et
tous les gardiens étaient tués; les hommes estiment avoir perdu leurs amis
et disent cette nouvelle à Sa:mundr, il s'en va partout en Gautland à la
recherche d'Oddr, mais Oddr était ailleurs à la recherche de Sa:mundr.
li se fit un matin de bonne heure qu'Oddr sortit de la forêt. Il vit les
tentes de Sa:mundr et ses bateaux flottant dans le port. Il retourne dans la
forêt et se taille un gourdin, descend ensuite à la tente et l'abat sur
Sa:mundr et ses homme�. Il tua là Sa:mundr avec quatorze de ses
hommes. Puis il offrit à ceux qui étaient sur les bateaux de se soumettre à
Saga d'Oddr aux Flèches 8 ..
lui et qu'il devienne leur chef, et c'est ce qu'ils choisirent. Oddr cingle
alors jusqu'en Svipj6ô, il n'avait qu'une petite troupe et passa là l'hiver.
80. Le texte pose ici un redoutable problème. Il porte Valland, Frakkland et Helsingja
land. Valland désigne normalement la France, var Ier étant« français». Mais Frakkland aussi
signifie France, Frakk- tenant pour Frank-, soit« Franc». Il n'est donc pas exclu que Val
land s'applique à la Normandie, qui était cette partie de la France que fréquentaient par
prédilection les vikings. Mais Helsingjaland? Le mot s'applique à la région de Helsingjor,
qui est en Suède, et la série Valland-Frakkland-Helsingjaland n'a pas de sens. Hermann
Paisson (dans Seven Viking Romances, Penguin Book, 1985) rend Helsingjaland par
«Alsace»: cela ne saurait s'entendre! Il ne peut que s'agir d'une erreur de scribe, mais laquelle?
878 Sagas légendaires islandaises
Oddr lui dit la vérité, « et quel est ce pays où nous sommes arrivés?»
Lhomme dit que ce pays s'appelait Aquitaine.
« Et que signifie cette maison où vous êtes restés un moment?
- Nous l'appelons tantôt un temple tantôt une église.
- Et qu'est-ce que ce bruit que vous avez fait?
- Nous l'appelons messe, dit l'homme du pays, mais qu'en est-il de
vous autres, est-ce que vous êtes complètement païens?»
Oddr répond: « Nous ne connaissons pas d'autre croyance que de
croire en notre puissance et capacité de victoire, mais nous ne croyons pas
en Ôoinn, et quelle croyance avez-vous81 ?»
Lhomme du pays dit: « Nous croyons en celui qui a créé ciel et terre,
mer, soleil et lune.»
Oddr dit: « Celui-là doit être grand, qui a fabriqué tout cela, il me
semble comprendre cela.»
On mena Oddr et ses hommes à un logement. Ils y restèrent quelques
semaines et eurent des entretiens avec les gens du pays. Ceux-ci s'enqui
rent auprès d'Oddr et de ses gens s'ils voulaient adopter la foi, et on en
vint au point que Guomundr et Siguror le firent. On rechercha auprès
d'Oddr s'il voulait adopter la foi.
Il déclara qu'il y mettrait une condition: «Je vais adopter votre religion
mais me conduirai cependant de la même façon qu'auparavant. Je n'offri
rai de sacrifice ni à JJôrr ni à Ôoinn ni à d'autres idoles, mais je n'ai pas
envie de rester dans ce pays. Aussi vais-je errer de pays en pays et être tan
tôt chez les païens et tantôt chez les chrétiens.»
Il fut décidé tout de même qu'Oddr serait baptisé. Ils restent là un
moment.
Un jour, Oddr s'enquit auprès de Guomundr et de Siguror s'ils vou
laient s'en aller. Ils dirent: « Nous avons été ici à l'endroit qui nous a le
mieux plu.
- Alors, cela fait deux hommes deux opinions, dit Oddr, car moi, je
ne me suis jamais ennuyé autant qu'ici.»
Comme il n'obtient pas la permission de ses parents, il s'en fut en
secret, tout seul, et les autres restèrent avec toute la troupe.
Comme il s'éloignait de la ville, il vit un grand groupe d'hommes
venant au-devant de lui. Il y avait un homme à cheval, les autres étaient à
pied. Cette troupe était richement équipée, aucun homme n'était armé.
Oddr se tint au bord du chemin, la troupe passa auprès de lui, ni lui ni les
81. Il est évident que le présent passage est parfaitement inventé, le refus de croyance en
Ôôinn relève de la fantaisie puisque, en rout état de cause, la «croyance» aux dieux ainsi
individualisés ne faisait pas partie, que l'on sache, des dévotions de l'ancien Scandinave.
Saga d'Oddr aux Flèches
autres ne se parlèrent. Oddr vit alors quatre hommes courant. Ils avaient
tous un glaive à la main. Ils bondirent sur l'homme qui chevauchait et lui
tranchèrent la tête. Puis ils revinrent en courant et en passant auprès
d'Oddr par le même chemin, l'un avait à la main la tête de l'homme qui
avait été tué. Oddr eut l'impression que ce devait être là une mauvaise
action qu'avaient accomplie ces hommes.
Alors, il courut après eux et les pourchassa, mais ils s'échappèrent en se
rendant dans la forêt et là, ils descendirent dans un souterrain. Oddr les y
pourchassa. Là, ils firent résistance, mais Oddr les attaqua. Il n'eut de
cesse qu'il les ait abattus tous. Puis il leur coupa la tête et les noua
ensemble par les cheveux, sortit ensuite, emporta les têtes de même que
celle qu'ils avaient apportée là. Oddr revint à la ville. Les gens étaient allés
à l'église avec le cadavre de l'homme qui avait été tué.
Oddr jeta alors les têtes dans le temple82 et dit: « Voilà la tête de celui
d'entre vous qui a été tué; et je l'ai vengé. »
Ils trouvèrent très remarquable ce qu'Oddr avait fait. Oddr demanda
ce qu'avait été cet homme qu'il avait vengé. Ils dirent que cet homme était
leur évêque.
Oddr dit: «Alors, mieux vaut avoir fait cela que rien. »
Ils surveillèrent Oddr tellement qu'ils ne voulurent pour rien au
monde qu'il s'en aille. Mais tout comme précédemment il s'était ennuyé
de rester là, ce sentiment s'accrut grandement quand il découvrit qu'ils
avaient l'œil sur lui, et il ne chercha qu'une chose: parvenir à s'en aller.
Il arriva de nouveau qu'une nuit, il parvint à s'en aller en cachette. Il
alla de pays en pays et finit par arriver au Jourdain. Là, il enleva tous ses
vêtements et sa tunique. Puis il entra dans la rivière et se lava à sa guise. Il
sortit de la rivière, remit sa tunique, laquelle avait gardé toutes ses vertus.
Oddr s'en fut de là, son sac à flèches sur le dos. De nouveau, il se rendit
encore de pays en pays. Il se trouva dans une telle condition qu'il était
dans une forêt et n'avait pas d'autre moyen de subsistance que de tirer des
animaux ou des oiseaux pour se nourrir, et cela dura un moment.
peut y avoir dans le terme risa, d'étymologie contestée, une idée de taille, de grandeur -
par opposition, par exemple, à jotunn qui renverrait plutôt à l'idée de manger et corres
pondrait davantage à notre «ogre" (sur le verbe eta, voyez anglais eat ou allemand essen):
on va le voir surgir tout de suite.
84. Celle-ci revient dans maint conte populaire, notamment islandais. Voyez « La
géante dans la barque de pierre», dans la traduction de Jean Renaud, José Corti, 2003,
p. 321-326.
Saga d'Oddr aux Flèches 88/
85. Notons bien que ûlfr = «loup», et que y/fingr dérive de ce mot: cette onomastique
n'est évidemment pas fortuite!
86. Il va sans dire que cet animal était parfaitement inconnu du Nord ancien. Lauteur
fait étalage, ici, de son savoir livresque.
87. La licorne fait partie de la faune fantastique que le Moyen Âge a chérie. C'est le lieu
de rappeler que toutes sortes de bestiaires ou ouvrages fantastiques passionnaient les clercs
raconteurs d'histoires. Au demeurant, le célèbre Physiologus, une « histoire naturelle» due à
un auteur antique grec inconnu (IV" siècle), avait été traduit en islandais.
882 Sagas légendaires islandaises
88. Il faut essayer d'imaginer ce que ces détails peuvent avoir à la fois d'irrésistible et
d'incohérent pour un lecteur de sagas« normales»: jamais, au grand jamais, ils ne figurent
dans des sagas «ordinaires». La suite du texte va développer une thématique proprement
amoureuse qui est totalement étrangère au monde ordinaire des sagas et dénote, donc, les
influences «romanes».
Saga d'Oddr aux Flèches 88/
Oddr dit: «Tu n'as pas à considérer cela, parce que tu as la tête qui
tourne: tu n'as pas coutume de naviguer à la voile; laisse-moi me remettre
debout et tu vas éprouver que je dis vrai. »
Le géant fit comme Oddr le demandait. Oddr abattit alors la voile,
terres et montagnes se tinrent tranquilles. Oddr lui dit de ne pas s'étonner
s'il avait encore cette impression alors qu'ils naviguaient à la voile, et il
déclara qu'il pourrait arrêter le navire quand il le voudrait. Hildir se laissa
convaincre de ce que disait Oddr, et il comprit alors que ce voyage était
plus rapide que si l'on ramait; Oddr hissa la voile et cingla, et Hildir se
tint tranquille.
Il n'y a rien à dire de leur voyage avant qu'ils n'arrivent aux Vargeyjar et
là, ils débarquèrent. Il y avait là un gros tas de pierre. Oddr demanda à
Hildir d'étendre le bras dans ce tas de pierres pour savoir s'il trouvait
quelque chose.
C'est ce qu'il fit, il tendit le bras dans le tas de pierres jusqu'à l'épaule,
et dit: «Eh! il y a ici quelque chose de bizarre à l'intérieur, et je vais mettre
mon gant de rameur » , et c'est ce qu'il fit, puis il tira dehors, par les
oreilles, un ours.
Oddr dit: «Tu vas maintenant traiter ce chien comme je le dis;
emmène-le chez toi et ne le lâche jamais avant d'être au ping lorsque vous
ferez se battre les chiens. Tu ne le nourriras pas avant l'été, et le tiendras
tout seul dans une maison et ne dis à personne que tu l'as attrapé. Le pre
mier jour de l'été, tu l'exciteras à se battre contre les chiens de tes frères
mais s'il ne réussit pas, reviens au même lieu l'été suivant: je te donnerai
alors un autre conseil si celui-ci ne sert à rien. »
En divers endroits, Hildir avait été blessé aux mains. Il dit: «Je stipule
auprès de toi, Oddr, que tu viennes en ce lieu au printemps suivant, vers
ce moment environ. » Oddr accepta.
Hildir s'en va donc chez lui avec la bête et s'y prit en tous points
comme Oddr l'avait prescrit. Pour Oddr, il prend un autre chemin, et
l'on ne dit rien de sa conduite ni de ses exploits avant que, au printemps
suivant, il arrive à l'endroit où ils étaient convenus de se retrouver. Oddr
arriva le premier et se rendit dans une forêt à peu de distance de là. Il ne
voulait pas que Hildir le vît parce qu'il ne voulait pas se risquer à le ren
contrer; il pensait que Hildir voudrait se venger si tout ne s'était pas passé
comme il le lui avait dit.
Et pas longtemps après, il entend le bruit des rames et vit Hildir arri
vant, montant à terre en ayant à la main un chaudron plein d'argent, et
dans l'autre main, deux coffres fort lourds. Quand il arriva à l'endroit
dont ils étaient convenus, il attendit là quelques instants, et Oddr ne
venait pas.
Saga d'Oddr aux Flèches 885
Alors le géant dit: «C'est mal, Oddr, mon fils adoptif: de ne pas venir
et parce que je n'ai pas le loisir de m'attarder ici, parce que mon royaume
n'est pas gardé tandis que j'en suis absent, je veux laisser ici ces coffres, ils
sont pleins d'or, et ce chaudron est plein d'argent; tu auras ces biens,
même si tu arrives en retard. Je vais poser dessus une pierre plate pour
que le vent ne les emporte pas, et si tu ne vois pas cela, je pose par-des
sus ces objets de prix, une épée, un casque et un bouclier. Mais si tu es
près et que tu puisses entendre mes paroles, je te dirai que j'ai été fait roi
au-dessus de mes frères, je possédais un chien très sauvage car il a mordu
à mort l'un et l'autre chiens de mes frères, et beaucoup de leurs hommes
qui voulaient aider les chiens. Je fis montre du bec et des serres du vau
tour, et cela parut un exploit bien plus grand que ce que mes frères
avaient accompli; je suis à présent roi unique du pays que nous autres
frères possédions. Je vais m'en aller et me rendre dans mon royaume. Si
tu viens me trouver, je ne te traiterai pas mesquinement, sur ce qui est
bien. Je veux aussi te dire que Hildigunnr, ma fille, a mis au monde un
garçon qui s'appelle Vignir, dont elle dit que c'est toi qui l'as eu d'elle; je
l'élèverai avec grand soin. Je lui enseignerai les exercices physiques et
ferai tout pour lui comme si c'était mon propre fils. Je l'élèverai jusqu'à
ce qu'il ait dix hivers et alors, je te l'enverrai selon le conseil que tu as
donné toi-même à Hildigunnr. »
Puis il s'en fut en ramant dans son bateau de pierre. Dès qu'il fut parti,
Oddr se leva et se rendit à l'endroit où les biens étaient sous la dalle de
pierre, mais c'était un roc si gros que maints hommes n'auraient pas pu la
faire bouger. Oddr ne prit donc que les objets précieux qui se trouvaient
sur la dalle: c'étaient tout de même de grands biens. Cela dont on vient
de parler ayant été pris, Oddr s'en fut dans les bois et les forêts.
Il se fit qu'un jour, Oddr sortit de la forêt. Il était très fatigué et il s'as
sit au pied d'un chêne. Il vit alors un homme qui passait. Il portait un
capuchon tacheté de bleu, de hautes bottes et il tenait à la main un
roseau; il avait des gants brodés d'or, un homme de taille moyenne, et
d'allure très courtoise; il avait abaissé sa capuche sur son visage. Il avait de
grandes moustaches et une longue barbe, toutes deux de couleur rousse. Il
se tourna vers Oddr, là où il était assis, et le salua par son nom. Oddr fit
bon accueil à sa salutation et demanda qui il était.
Il déclara s'appeler Grani, surnommé Barbe Rousse. <(Je te connais par
faitement, Oddr aux Flèches, dit-il, il me semble bon d'entendre parler de
886 Sagas légendaires islandaises
91. I.:un des intérêts de ce texte est son caractère mixte: grande influence «méridio
nale» et aussi réminiscences solides des temps anciens. Barbe Rousse dit en fait à Oddr
qu'il n'est pas auonufauss (où fauss est le suffixe privatif): reste le substantif auona, qui est
l'un des nombreux termes signifiant «chance», «destin» - j'ai tenté de montrer ailleurs
(dans «!'Essai sur le sacré chez les anciens Scandinaves», en tête de L'Edda poétique,
Fayard, 2002) qu'il semble bien que le Destin ait été le seul véritable dieu des anciens Ger
mains. En voici, ici, une petite preuve.
92. Nous avons ici, de nouveau, le terme auoit dérivé de auona.
Saga d'Oddr aux Flèches 88'
parti, les Bjarmiens estimèrent avoir subi bien mauvaise épreuve, ils vou
laient volontiers se venger s'ils le pouvaient. Ce qu'ils firent alors, c\:st
qu'ils s'emparèrent d'une géante habitant sous la grande cascade, la char
gèrent de magie incantatoire93 et de sorcelleries, et ils la mirent dans le lit
du roi Harekr, lequel eut d'elle un fils: il fut aspergé d'eau94 et on lui
donna un nom, on l'appèla Ôgmundr. Il était différent de la plupart des
êtres humains dès son jeune âge, comme il fallait s'y attendre étant donné
la mère qu'il avait, et que son père était un très grand sacrificateur. Quand
Ôgmundr eut trois hivers, il fut envoyé en Finnmark95 et là, il apprit
toutes sortes d'incantations magiques et de sorcelleries, et lorsqu'il eut
suffisamment appris, il s'en fut chez lui en Bjarmaland. Il avait alors sept
hivers et était aussi grand que des hommes accomplis en raison de sa force
et des difficultés qu'il y avait à en découdre avec lui. Son allure ne s'était
pas améliorée chez les Sâmes car il était à la fois noir et bleu, ses cheveux
étaient longs et noirs et il avait une touffe devant les yeux, là où une
mèche aurait dû se trouver. Il fut alors surnommé Ôgmundr la Touffe96 .
Les Bjarmiens avaient l'intention de l'envoyer te trouver et te tuer; toute
fois, ils estimèrent qu'il faudrait beaucoup de chose avant d'y parvenir.
Leur intervention suivante fut qu'ils cherchèrent à faire un sejdr sur
Ôgmundr, de sorte que nulle arme de fer ne mordît sur lui. Sur ce, ils
firent un blot sur son compte et en firent un troll de telle façon qu'il ne
ressemblait à personne d'humain.
« Il y avait un viking appelé Eypjofr. C'était un très grand berserkr et
un héros majeur, si bien qu'on ne connaissait pas de champion plus
grand que lui, et il n'avait jamais moins de bateaux en expéditions guer
rières que dix-huit. Il ne s'installait nulle part à terre, il restait en mer sur
son bateau97 hiver et chaud été. Tout était terrifié devant lui, où qu'il
allât. Il conquit le Bjarmaland et le soumit à tribut. Alors, Ôgmundr
s'était procuré huit suivants. Ils portaient tous des vareuses de feutre sur
lesquelles le fer ne mordait pas. Ils s'appelaient ainsi: Hakr et Haki,
93. Le texte a galdr, un terme tout à fait habituel pour désigner un type de magie
accompagné de chants particuliers et débité selon un mètre spécial appelé galdralag,
«mode dugaldr». Voyez le«Gr6galdr», le« Galdr de Gr6a» dans !'Edda poétique.
94. Le fait est surprenant ici puisque nous sommes en contexte parfaitement magique,
mais encore une fois, l'auteur mêle allègrement tollt, païen et chrétien.
95. Le Finnmark est ce que nous appelons, à tort, Laponie. Les Lapons, qui en vérité
s'appellent Sâmes, étaient, on ne sait pourquoi, réputés grands magiciens.
96. La touffe: jloki, voyez quelques lignes plus haut où ce mot est donné pour son
second prénom.
97. Lauteur se sent ici une âme poétique, à la mode scaldique: il ne dit pas« bateau»,
mais«arbre de mer», sœtré.
888 Sagas légendaires islandaises
98. On notera le caractère allitéré de ces noms qui vont par paires (et qui sont donc
fabriqués).
99. Le texte dit jinngdlkn, mais en vérité, nous ne savons trop ce que signifie ce mot:
centaure? monstre ailé? La description qui suit pourra en donner une idée!
Saga d'Oddr aux Flèches 889
Oddr aux Flèches, et je veux qu'il devienne notre frère juré; ce sera lui
aussi qui commandera le plus parmi nous, car c'est le plus habitué à la
bataille.»
Sîrnir répond: « Est-ce l'Oddr qui est allé en Bjarmaland?
- C'est vrai, dit Barbe Rousse.
- Il me semble alors, dit Sîrnir, que nous avons tout à gagner à ce
qu'il soit notre frère juré.
- Cela me plaît fort», dit Garôarr. Ils s'engagèrent fermement là
dessus.
Alors, Barbe Rousse demanda où Oddr avait l'intention d'aller.
«Allons d'abord, dit Oddr, vers l'ouest, en Angleterre.»
C'est ce qu'ils firent, ils cinglèrent jusqu'à ce qu'ils abordent. Ils mon
tèrent les tentes sur leurs bateaux et mouillèrent là quelque temps.
101. Fla:mingjaland est le pays des Flamands, nous avons déjà vu passer les autres
noms. Les Flandres étaient en effet un lieu de passage banal des vikings qui s'intéressèrent
particulièrement à Dorestad, ancêtre d'Amsterdam.
Saga d'Oddr aux Flèches 891
102. Ce toponyme est passionnant. Et, une fois de plus, il dénote l'étendue de la lecture
de l'aureur. Les deux sagas dites du Vinland (parce qu'elles relatent la découverte de ce
lieu, en Amérique du Nord) stipulent que les Islandais du Groenland qui font cette expé
dition aperçoivent d'abord le Markland («Terre aux forêts»), puis le Helluland («Terre aux
dalles plates») que voici avant d'arriver en Vinland. Tous ces territoires se situent en effet
dans des domaines inhabités.
103. Et voici un terme nouveau: skrimsl.
Saga d'Oddr aux Flèches 8');
pour Dos de Bruyère, c'est l'île qui sombra. Ôgmundr flôki a envoyé L 'S L
créatures contre toi, par magie, pour te mettre à mort, toi, et tous tes
hommes. Il pensait qu'il en irait pour plusieurs comme de ceux qui se
sont noyés et il considérait que Fumée de Mer nous aurait tous engloutis.
Si j'ai navigué dans sa gueule, c'est que je savais qu'elle venait de remon
ter. À présent, nous avons pu voir ainsi les artifices d'Ôgmundr, et cepen
dant, mon opinion est qu'il t'adviendra de lui des choses pires qu'aux
autres hommes.
- Il va falloir s'y risquer», dit Oddr.
104. Donc Ôgmundr: la coutume est banale de substituer le surnom au nom propre.
894 Sagas légendaires islandaises
d'autre, ils étaient de grande force physique et d'une extrême habileté aux
armes. Vignir attaqua si rudement Ôgmundr que celui-ci se mit à courir
vers le nord en longeant les falaises, Vignir courant après lui, jusqu'à ce
qu'Ôgmundr bondisse par-dessus la falaise et aboutisse sur un petit espace
herbeux, suivi de près par Vignir; c'était à quarante toises au-dessus de la
mer. Ils se mirent à lutter rudement et sauvagement car ils déblayaient
terre et pierres comme si c'était de la neige fraîche.
Il faut revenir à Oddr. Il avait à la main un gros gourdin, puisque le fer
ne mordait pas sur aucun des gaillards de la Touffe. Il les rossa rudement
de son gourdin si bien qu'en un petit moment il avait tué tous ceux aux
quels il avait affaire, il était un peu fatigué, mais pas blessé; cela était dû à
sa tunique.
Oddr eut envie alors de se mettre en quête de Vignir pour voir ce qu'il
était advenu de lui. Il s'avança le long de la falaise jusqu'à ce qu'il arrive
juste au-dessus de l'endroit où Vignir et Ôgmundr en avaient décousu.
Sur ces entrefaites, Ôgmundr brandit Vignir de sorte qu'il tomba, et en
un instant, il le terrassa, face contre le sol, et lui emporta la gorge d'un
coup de dents. Vignir perdit ainsi la vie. Oddr dit que ce fut le pire spec
tacle qu'il eût vu et le plus horrible.
Ôgmundr dit alors: « Eh bien! ne te semble-t-il pas qu'il aurait mieux
valu que nous nous soyons réconciliés comme je l'ai offert, car à présent,
tu as subi de ma part la perte dont tu ne pourras jamais te remettre,
puisque Vignir, ton fils, est mort, l'homme dont je crois qu'il serait
devenu le plus célèbre et le plus fort des pays du Nord, car il avait dix
hivers, et il m'aurait défait si j'avais été un homme du commun, mais je ne
suis pas moins un esprit qu'un homme. Et il m'a pressé si fort qu'il a
presque brisé chacun de mes os, si bien qu'ils cliquètent tous en dessous
de ma peau, et je serais mort si telle avait été ma nature. Mais je ne crains
personne au monde en dehors de toi, et de toi il m' adviendra quelque
chose de mal, que ce soit tôt ou tard, et d'ailleurs, tu as à te venger main
tenant.»
Oddr était terriblement en colère, il sauta en bas de la falaise et se
trouva debout sur la tache herbeuse. Ôgmundr réagit promptement et
se précipita du haut de la falaise dans la mer, tête la première, si bien
qu'il y eut de l'écume blanche à sa rencontre. Il ne remonta pas
ensuite, pour autant qu'Oddr pût voir. Lui et Ôgmundr se quittèrent
pour cette fois, Oddr se rendit à ses bateaux et mit à la voile, se dirigea
sur le Danemark et y trouva Garôarr, son frère juré, qui lui fit très bel
accueil.
Saga d'Oddr aux Flèchl's 895
S'avère alors l'ancien proverbe qui dit que la créature mauvaise 108 est là
quand on la mentionne. Geirroôr arriva avec tous ses gens; ils étaient cin
quante en tout. Garôarr suivit avec les hommes d'Oddr. Éclata alors la plus
rude bataille. Geirroôr assénait des coups plutôt grands, de sorte qu'en un
petit moment, il avait tué quinze hommes d'Oddr. Celui-ci recourut alors
aux Dons de Gusirr. Il prit la flèche appelée Hremsa, la posa sur la corde de
son arc et tira. Elle arriva sur la poitrine de Geirroôr et sortit entre les
épaules. Geirroôr avança sous ce coup et fut la mort de trois hommes avant
de tomber à terre, mort. Geirridr aussi livra un combat sanglant, car en un
petit moment, elle tua dix-huit hommes. Alors, Garôarr se tourna contre
elle et eut avec elle un échange de coups et pour finir, ce fut Garôarr qui
s'effondra, mort, sur la plaine. Ce que voyant, Oddr fut pris d'une colère
véhémente. Il posa un Don de Gusirr sur sa corde et tira sur elle sous le
bras droit: la flèche ressortit par le gauche. On ne vit pas que cela ait fait
aucun effet sur elle. Elle s'avança dans les rangs et tua cinq hommes. Alors,
Oddr décocha le second Don de Gusirr. La flèche arriva dans l'intestin
grêle de Geirroôr et ressortit par les reins; elle mourut peu après.
Ôgmundr ne se donnait pas de répit non plus dans la bataille, car il
avait tué en un bref moment trente hommes, avant que Sfrnir se tourne
contre lui et ils s'attaquèrent rudement et bientôt, Sfrnir fut blessé. Peu
après, Oddr vit que Sfrnir reculait devant Ôgmundr. Il prit de ce côté-là
et quand Ôgmundr vit cela, il prit la fuite en courant assez rapidement 109 ,
Sfrnir et Oddr le suivant. Ils allèrent chacun du mieux qu'ils purent.
Ôgmundr avait son bon manteau et lorsqu'ils se rapprochèrent, il jeta ce
manteau et déclama une vfsa:
107. Il se peut que ces «autres» soient les dieux qu'invoquerait alors le géant en même
temps que sa femme.
108. Ici, le clerc laisse pointer l'oreille: la créature mauvaise ne peut être que le diable.
109. Nous sommes en parfaite façon islandaise de s' exprimer: les superlatifs ne sont pas
la règle. «Assez rapidement» signifie à toute vitesse!
Saga d'Oddr aux Flèches 8•).
Quand Oddr arriva chez lui en Gautland avec son frère juré, Sfrnir lui
offrit de passer là l'hiver. Oddr accepta. Lhiver passant, il devint fort
morose. Lui venaient à l'esprit les maux qu'il avait subis de la part d'Ôg
mundr floki. Toutefois, il considérait qu'il ne risquerait plus la vie de son
frère juré pour qu'il se batte contre Ôgmundr, car il estimait en avoir subi
grands torts. Il prit donc le parti de s'en aller secrètement de nuit. Il
trouva des moyens de transport là où il en était besoin, mais parfois il alla
par monts et par vaux, et il chemina par de grandes pistes de montagnes.
Il avait son sac à flèches sur le dos. Il alla par maints pays et le temps vint
où il fut contraint de tirer des oiseaux pour survivre. Il tendit autour de
son corps de l'écorce de bouleau ainsi qu'autour de ses pieds. Puis il se
fabriqua un grand chapeau d'écorce de bouleau. Il n'était pas comme les
autres, il était plus grand que tous les autres et il était complètement cou
vert d'écorce de bouleau.
On ne dit rien de lui avant qu'il ne sorte de la forêt: il voit que des dis
tricts commencent devant lui. Il voit qu'il y a là une grande ferme, avec
une autre, plus petite, à peu de distance. Il se met en tête de prendre vers
la ferme la plus petite; c'était une chose qu'il n'avait jamais tentée encore.
Il se rend aux portes. Il y avait un homme devant, qui fendait du bois. Il
était de petite taille et avait les cheveux blancs.
Cet homme salue bien l'arrivant et lui demanda comment il s'appelait.
11O. De fait: ce dieu est réputé être le dieu de la victoire (Sigtyr) et non, comme une
erreur courante le veut, le dieu de la guerre. Il ne combat pas lui-même, il se contente de
donner des conseils ou d'inventer de nouvelles stratégies.
Saga d'Oddr aux Flèches
111. Je traduis ainsi stofa qui est en effet la pièce principale dans les petites maisons de
l'époque.
112. Le texte dit justement:« brûler du sel», c'est-à-dire chauffer de l'eau de mer pour
en obtenir le sel.
900 Sagas légendaires islandaises
- C'est bien, dit le vieux, que cela te semble bien fait, et alors, je veux
te les donner.»
Homme d'Écorce sourit et dit: «Que je sache, je n'ai pas besoin de
transporter ces flèches de pierre.
- Tu ne sais jamais, Oddr, dit le vieux, quand tu en auras besoin. Je
sais que tu t'appelles Oddr aux Flèches et que tu es fils de Grimr à la Joue
velue, du Nord, du Hrafnista. Je sais aussi que tu possèdes trois flèches qui
sont appelées Dons de Gusirr, mais sache, bien que cela te semble étrange,
que, si tu te trouves un jour dans une situation où ces flèches te seront
inutiles, les flèches de pierres te serviront.
- Puisque tu sais que je m'appelle Oddr, alors que personne ne te l'a
dit, et aussi que j'ai les flèches qui s'appellent Dons de Gusirr, il se peut,
dit Oddr, que tu saches ce que tu prédis. Certes, j'accepterai ces flèches»,
et il les mit dans son sac à flèches.
«Qu'as-tu à dire, homme, y a-t-il un roi pour régner sur ce pays?
- Oui, dit l'homme, et il s'appelle Herrauôr.
- Est-ce qu'il y a des hommes de rang avec lui? dit Oddr.
- Il y en a deux, dit le vieux, l'un s'appelle Sigurôr et l'autre, Sj6lfr. Ce
sont les chefs qui siègent avec lui dans le haut-siège113 et ce sont de très
grands batailleurs.
- Est-ce que le roi a des enfants? dit Oddr.
- Il a une fille, très belle, qui s'appelle Silkisif.
- Est-elle belle femme? dit Oddr.
- Oui, dit le vieux, il n'y en a pas d'aussi belle, en Garôariki ou ailleurs.
- Que penses-tu, le vieux, dit Oddr, de la façon dont ils me recevront
si je me rends là-bas? Et tu ne dois pas dire qui je suis.
- Je pourrai tenir ma langue», dit le vieux.
Ils allèrent donc à la halle du roi. Alors, le vieux s'arrêta et ne voulut
pas aller plus loin.
« Pourquoi t'arrêtes-tu? dit Oddr.
- Parce que, dit le vieux, l'on me mettra aux fers si j'entre ici, et je
serai tout à fait réjoui de parvenir à m'en aller.
- C'est cela, dit Homme d'Écorce, nous allons entrer tous les deux de
front, et la seule chose que je veuille, c'est que tu viennes avec moi», et il
empoigna le vieux.
Puis ils entrèrent dans la halle. Quand les hommes de la hirô du roi
virent le vieux, ils firent foule autour de lui, mais Homme d'Écorce le
113. Cette société a connu une sorte de personnage de qualité, dit holdr. Le texte a ici,
pour désigner ces deux personnages d'importance, ondvegisholdar, donc dignitaires ayant
la possibilité, la permission, de s'asseoir dans le haut-siège.
Saga d'Oddr aux Flèches ')()/
114. C'est un proverbe qui doit être ancien puisqu'il est allitéré: brdô eru brautingja
erendi.
115. Le rang qui vous était assigné dans la salle était d'une importance extrême dans
cette société où les préséances étaient particulièrement prisées.
116. Le fait est que, même si cette société ne connaissait pas les excès qui nous sont
familiers, les esclaves existaient, mais ils avaient grandes facultés de s'affranchir. Il n'em
pêche que notre texte veut signifier le mépris du roi à l'égard d'Oddr.
902 Sagas légendaires islandaises
mit son gourdin sous ses pieds. Ils lui demandaient constamment d'enle
ver le sac, ils pensaient que c'était un objet répugnant, mais il déclara qu'il
ne s'en séparerait jamais, et qu'il ne lui arrivait pas qu'il ne l'emportât avec
soi, où qu'il allât.
Ils lui offrirent de le payer pour qu'il enlève son écorce de bouleau, « et
nous te donnerons de bons habits, dirent-ils.
- Cela ne peut être, dit-il, parce que je n'en ai jamais porté d'autres,
et d'ailleurs je ne le ferai pas tant que je vivrai.»
Donc Homme d'Écorce resta là, buvant toujours peu le soir et allant se
coucher de bonne heure. Cela dura jusqu'à ce que les gens aillent à la
chasse. C'était en automne.
Un soir, lngjaldr prit la parole pour dire qu'il fallait se lever de bonne
heure le lendemain.
«Qu'est-ce qui va se passer?» dit Homme d'Écorce.
Ingjaldr dit alors que l'on va aller à la chasse. Puis ils se couchent le
soir. Le lendemain matin, les frères se lèvent et hèlent Homme d'Écorce,
ils ne parviennent pas à le réveiller tant il dormait profondément: il ne se
réveilla pas avant que tout le monde fût parti, de ceux qui voulaient aller
à la chasse.
Homme d'Écorce prit la parole: «Que se passe-t-il? Les hommes sont
ils prêts?»
Ingjaldr répond: «Prêts? dit-il. Tout le monde est parti, nous avons
essayé de te réveiller toute la matinée, nous ne pourrons jamais tirer un
animal de toute la matinée. »
Alors, Homme d'Écorce dit: « Est-ce que ce sont de si grands chas
seurs, Sjolfr et Sigurôr?
- Cela se verra, dit Ingjaldr, si quelqu'un entre en compétition contre
eux.»
Ils arrivèrent dans la montagne, et les cerfs courent devant eux, les
frères tirent leurs arcs, et lorsqu'ils se mirent en devoir de tirer sur les cerfs,
ils n'en atteignirent jamais un seul.
117. Le développement qui va suivre relève du conte populaire, un genre qui aura fait
florès en Scandinavie jusqu'à nos jours, pour deux raisons. 1) Il met en scène un person
nage, déjà bien présent dans les sagas, et hautement symbolique, le kolbitr. 2) La perma
nence du chiffre trois (trois personnages, trois épisodes strictement identiques sur le plan
structurel, trois péripéties plus ou moins similaires): c'est l'une des règles du conte populaire.
Saga d'Oddr aux Flèches ')(Ji
Un soir, quand le roi fut sorti pour aller dormir, Sigurôr et Sj6lfr se
levèrent et allèrent, chacun avec sa corne, pour inviter à boire les frères
Ôttarr et lngjaldr. Quand ils eurent bu, ils allèrent en chercher deux
autres et se mirent à boire.
Alors, Sj6lfr dit: « Votre camarade, reste-t-il toujours couché?
- Oui, dirent-ils, il trouve cela mieux que de perdre l'esprit à boire,
comme nous faisons.»
Alors, Sj6lfr dit: « Est-ce que c'est un très bon archer?
- Oui, dirent-ils, il est aussi doué en cela qu'en autre chose.
- Est-ce qu'il tire aussi loin que nous deux? dit Sj6lfr.
- Nous pensons, dirent-ils, qu'il tirerait beaucoup et plus directement.
- Parions là-dessus, dit Sj6lfr, nous allons miser cet anneau qui pèse
un demi-marc et vous, vous allez miser deux anneaux du même poids.»
Il fut stipulé que le roi serait présent ainsi que sa fille pour voir leur
contestation et ils devaient prendre auparavant les anneaux et les remettre
à ceux qui gagneraient, puis que les paris auraient lieu. Ils dormirent cette
nuit-là. Le lendemain matin, quand les frères se réveillèrent, ils se rendi
rent compte que leur pari n'avait pas été bien sensé, et ils exposèrent la
chose à Homme d'Écorce.
« Il me semble que ce pari est des plus maladroits, dit-il, pour la raison
que même si je suis capable de tirer des animaux, c'est peu de chose en
comparaison avec une contestation contre de pareils archers; toutefois, je
ferai de mon mieux puisque vous avez engagé votre argent. »
On se mit à boire, et après cela, on sortit, et le roi veut voir la contes
tation. Sigurôr s'avance alors et tire le plus loin qu'il peut, un poteau avait
été enfoncé là, et Sj6lfr alla jusqu'à ce poteau. Un manche d'épieu y était
enfoncé, avec une pièce de jeu d'échecs en haut. Sj6lfr fit sauter cette
pièce d'un tir de son arc, tout le monde trouva que c'était bien tiré en
disant qu'Homme d'Écorce n'avait pas besoin de se mettre en quête.
« Souvent la bonne chance modifie de mauvais desseins, dit Homme
d'Écorce, et je vais, certes, me mettre en quête.»
Alors, Homme d'Écorce se rend là où Sigurôr s'était trouvé et tire une
de ses flèches. Il tira en l'air de sorte que sa flèche disparut longtemps, mais
pour finir, elle arriva là où se trouvait la pièce d'échecs, l'atteignit en plein
milieu ainsi que le manche d'épieu sans toucher à quoi que ce soit d'autre.
« Si bon que le premier jet ai été, dit le roi, c'est bien mieux mainte
nant, et je dois dire que jamais je n'ai vu pareil tir à l'arc.»
Saga d'Oddr aux Flèches ')()',
Homme d'Écorce prit alors une autre flèche et tira si loin que personne
ne pouvait voir où elle avait atterri, tout le monde dit qu'il avait gagné la
contestation. Après cela, les gens reviennent à la maison et les frères pren
nent l'anneau. Ils le remettent à Homme d'Écorce. Il déclara ne pas vou
loir leur bien.
Quelques jours s'écoulèrent. Un soir, il se fü, alors que le roi était sorti,
que Sigurôr et Sjôlfr allèrent avec chacun sa corne l'offrir à Ôttarr et
lngjaldr. Ils burent. Puis ils leur en offrirent deux autres.
Alors, Sjôlfr dit: « Homme d'Écorce est encore allongé et il ne boit pas.
- Il doit avoir de meilleures manières que toi, dit lngjaldr.
- Je crois que c'est autre chose, dit Sjôlfr, il doit avoir été rarement en
compagnie d'hommes de qualité, il a vécu d'ordinaire dans les forêt:s, avec
les pauvres, et est-ce que c'est un bon nageur?
- Nous pensons qu'il est tout aussi doué pour la plupart des choses
qui sont des exercices physiques, dirent-ils, et nous croyons que c'est un
très bon nageur 118 .
- Est-ce qu'il serait un meilleur nageur que nous deux?
- Faisons un pari là-dessus, dit Sjôlfr, nous miserons cet anneau qui
pèse un marc et vous, vous miserez deux anneaux d'un demi-marc cha
cun. »
Il est stipulé que le roi et sa fille regarderont leur nage; et tout est sti
pulé comme la fois précédente. Ils passèrent la nuit à dormir. Et le lende
main matin, quand ils se réveillèrent, leurs paris se répandirent sur les
bancs.
« De quoi bavarde-t-on, dit Homme d'Écorce, est-ce que vous avez
encore fait un pari hier soir?
- Oui » , dirent-ils, et ils lui dirent comment ils avaient parié.
« Voilà qui me semble très maladroit, dit Homme d'Écorce, pour la
raison que je ne sais pas du tout nager, et je ne saurais me maintenir à flot
si je m'y essayais, et maintenant, il y a longtemps que je ne suis pas allé
dans l'eau froide, et vous avez mis de l'argent en jeu?
-- Oui, dirent-ils, et ce n'est pas la peine d'essayer à moins que tu le
veuilles. Cela n'a pas d'importance si nous _payons pour notre stupidité.
- Cela ne sera jamais, dit Homme d'Ecorce, que je n'essaie pas alors
que vous m'avez fait grand honneur, et le roi verra, ainsi que Silkisif, que
je me mettrai certainement à la nage. »
On dit cela au roi et à sa fille, et les gens allèrent jusqu'au lac, qui était
grand et pas très loin. Quand ils arrivèrent au lac, le roi s'assit et ses gens
118. Le fait est que la natation comptait parmi les «sports» les plus populaires du Nord
ancien, nous en avons de très nombreux exemples.
906 Sagas légendaires islandaises
avec lui, les nageurs se mirent à l'eau tout habillés et Homme d'Écorce
dans son vêtement habituel. Sigurôr et Sjôlfr se portèrent contre lui dès
qu'ils eurent quitté la terre ferme et le maintinrent en plongée sous eux,
longtemps 119 • On en vint au point où ils le laissèrent remonter et se repo
sèrent. Puis ils se portèrent contre lui une deuxième fois. Il s'empara
d'eux, en prit chacun dans une main, les plongea dans l'eau et les main
tint si longtemps qu'il parut exclu qu'ils remontent. Il leur accorda une
brève pause et se mit une deuxième fois à les précipiter dans l'eau, puis
une troisième fois en les maintenant si longtemps que personne ne pensait
qu'ils remontent vivants. Tout de même, ils reparurent, et ils saignaient
du nez tous les deux, ces dignitaires royaux; ils ne purent remonter à terre
par leurs propres moyens. Alors Homme d'Écorce vint les jeter sur le
rivage. Puis il se mit à la nage et se livra à maints jeux qu'avaient coutume
de pratiquer les nageurs. Le soir, il remonta à terre et alla trouver le roi.
Et alors, le roi demanda: «Est-ce que tu n'es pas semblable aux autres
pour les exercices physiques, tant le tir à l'arc que la natation?
- Ont été vus tous mes exercices une fois que ceux-ci l'ont été, dit
Homme d'Écorce. Je m'appelle Oddr, si tu veux le savoir, mais je ne peux
exposer tout ce qui concerne ma parentèle.»
Alors Silkisif lui donna les anneaux. Puis on alla à la maison. Les frères
dirent qu'Oddr devait avoir tous les anneaux, mais il ne le voulut pas -
«prenez-les pour vous-mêmes».
Cela dura quelque temps, pas longtemps. Sur cette affaire, le roi était
fort anxieux: qui était cet homme qui était là, chez lui?
119. C'est en effet ainsi que les Scandinaves d'autrefois «nageaient»: le but était de
maintenir le plus longtemps possible l'adversaire sous la surface de l'eau.
120. À son tour, le présent chapitre est de rigueur dans les contes, comme le précédent.
Jouer à qui boirait le plus est d'ailleurs plus ou moins attesté dans les sagas. On tiendra
compte du fait que boire, dans cette société, impliquait enivrement. D'où les fanfaron
nades, les sarcasmes, toutes attitudes d'esprit qui étaient proscrites dans l'état «normal»
des choses. Et qui ne tiraient pas à conséquence, notons bien le fait. Car il en faudrait cent
fois moins que les insultes qui vont être échangées pour que mort s'ensuive. Lusage exis
tait d'ailleurs de prendre des garanties, si l'on ose dire, en jurant que l'on n'insulterait pas
tant que l'on ne serait pas odrukkinn, tant que l'on ne serait pas ivre!
Saga d'Oddr aux Flèches ')(/'
121, Notons tout de suite qu'être un grand buveur faisait partie des prouesses que l'on
attendait du héros.
122. Voir eyrir*.
123. Hamoir est un héros célèbre qui figure dans l'Edda. Ses «chemises» sont les
908 Sagas légendaires islandaises
Sjolfr lui remit une autre corne et lui demanda de boire. Et il déclama
une visa:
Puis ils se rendirent à leurs sièges, mais Oddr se leva, alla devant
Sigurôr et lui remit une corne, et une autre à Sjolfr et il déclama une visa
à chacun d'eux avant de s'en aller:
«cottes de mailles». Les Vendes sont une peuplade slave avec laquelle les Scandinaves, les
Danois surtout, ont dû en découdre souvent.
124. Le texte a bien Aquitaine, Akvitdna. Les vikings s'y sont effectivement rendus.
Voyez là-dessus l'ouvrage de Jean Renaud, Les Vikings de la Charente à l'assaut de l'Aqui
taine, Princi Negue, 2002.
Saga d'Oddr aux Flèches ')(}')
Ils burent leurs cornes et Oddr alla s'asseoir. Puis ils se présentèrent
encore devant Oddr, et Sjôlfr lui remit une corne en déclamant une vfsa:
Oddr vida les cornes et ils allèrent à leurs sièges. Puis Oddr se leva et se
rendit avec sa corne vers chacun d'eux en déclamant cela:
Alors, Oddr alla s'asseoir, et ils burent les cornes, les gens trouvant
cela un grand amusement et faisant silence pour écouter. Après cela,
Sigurôr et Sj6lfr allèrent à Oddr et lui portèrent les cornes. Alors, Sj6lfr
déclama:
Oddr but la corne et ils s'assirent. Oddr leur remit une corne et
déclama cela:
des strophes qui figurent ici fait allusion à divers personnages héroïques dont certains se
retrouvent dans d'autres poèmes.
128. Atalsfjall, une montagne, est inconnue; la «flamme du marécage » est «l'or».
129. «Les broignes. »
Saga d'Oddr aux Flèches 9//
Oddr s'assit, et ils lui apportèrent la corne, mais aucune poésie ne s'en
suivit. Il la vida, et ils s'assirent. Et alors, Oddr leur porta la corne et
déclama cela :
130. On ne voit pas à quoi peuvent bien renvoyer toutes ces allusions.
131. Cette strophe est de deux lignes plus longue que les autres. On ne sait qui sont ces
cinq guerriers abattus.
912 Sagas légendaires islandaises
51. Sjôlfr, tu n'étais point là
au sud, à Skien,
là où les rois
frappaient les heaumes!
Jusqu'au haut des chevilles
nous pataugeâmes dans le sang,
je suscitais les meurtres,
tu n'étais point là.
Oddr s'assit, mais Sigurôr et Sjolfr lui apportèrent deux cornes, il les
but et eux allèrent s'asseoir. Alors, Oddr leur remit les cornes et déclama:
132. Le texte a ici le mot askr, plutôt rare, qui désigne un type de petit bateau, peut-être
parce qu'il était fait de bois de frêne (askr aussi). Revoir la note 57 supra.
Saga d'Oddr aux Flèches ')f.3
Oddr alla à son siège, et ils lui portèrent des cornes. Il les vida et leur
en offrit d'autres, et déclama cela:
. Il y eut une grande clameur dans la halle sur ce qu'Oddr avait déclamé,
ils burent leurs cornes et Oddr s'assit. Les hommes du roi écoutaient
comme ils se divertissaient. Sigurôr et Sj6lfr apportèrent encore des
cornes à Oddr, et il les termina rapidement toutes deux. Après cela, il se
leva et alla à eux et pensa savoir que la boisson avait remporté la victoire
sur eux et qu'ils étaient au delà de la poésie. Il leur remit les cornes et
déclama cela:
133. Il vaudrait mieux lire S.emundr, qui est un nom bien connu.
914 Sagas légendaires islandaises
celui qui très vivement
brandissait son épée.
134. Cette énumération est intéressante: elle résume assez bien les incursions dont se sont
rendus coupables les vikings, en Europe occidentale au moins, voyez Les Vikings. Mythes,
histoire, dictionnaire, article « itinéraires des vikings», p. 582-588. On relèvera en particulier
les Suédois (Svîar): en principe, ce sont des vikings comme les autres, voire des Varègues
par excellence. Il est vrai que l'orientation de notre saga est nettement norvégienne.
Saga d'Oddr aux Flèches 915
désormais
plus célèbres hommes
dans la rouge bataille.
Après cela, Oddr reprit son siège mais les frères s'effondrèrent, endor
mis, et il n'y eut rien à faire d'eux quant à la boisson, mais Oddr but long
temps, après quoi les gens se couchèrent et dormirent toute la nuit.
Le lendemain matin, quand le roi gagna son haut-siège, Oddr était
dehors ainsi que ses camarades. Il alla à un lac, se laver. Les frères virent
qu'une de ses manches d'écorce était déchirée, apparurent une manche
rouge et un anneau d'or, pas mince. Ensuite, ils lui arrachèrent toute
l'écorce. Il ne s'y opposa pas. En dessous, il portait une tunique d'écarlate
rouge 135 , bordée de dentelle, ses cheveux lui tombaient sur les épaules. Il
avait noué un ruban d'or autour de sa tête et c'était le plus beau des
hommes.
Ils le prirent par la main et le conduisirent dans la halle devant le haut
siège du roi, en disant: « Nous pensons ne pas bien savoir qui nous avons
adopté ici.
- Il se peut, dit le roi, et qui est cet homme qui s'est dissimulé ainsi
devant nous?
-Je m'appelle Oddr, comme je vous l'ai dit il y a longtemps, fils de
Gr{mr à la Joue velue du nord de la Norvège.
-N'es-tu pas l'Oddr qui est allé en Bjarmaland il y a longtemps?
- C'est moi cet homme qui a été là.
-Alors, il n'est pas étrange que mes dignitaires de haut-siège aient eu
du mal à pratiquer des exercices contre toi. »
Le roi se lève et se rend à sa rencontre r't lui fait bel accueil, et lui offre
de s'asseoir dans le haut-siège à côté de lui. «Je n'accepterai pas si nous
tous, les camarades, nous n'y allons pas. »
135. Rappelons que, contrairement à une erreur courante, l'écarlate n'est pas nécessai
rement rouge.
916 Sagas légendaires islandaises
140. La traduction est malaisée. Il est clair que l'auteur de cette saga fait feu de tout
bois. La langue disposait de deux termes, qui peuvent se rendre l'un et l'autre, par
«temple», mais la prudence s'impose absolument étant donné qu'il semble bien que le
paganisme nordique, que l'auteur s'efforce de restituer chaque fois qu'il le peut, ne
connaissait pas de«temple». Le mot hofsemble fabriqué sur des modèles bas-allemands, le
mot horgr pourrait s'appliquer à ce que nous appellerions des hauts-lieux, des emplace
ments naturels qui pouvaient, d'aventure, servir de« temples».
920 Sagas légendaires islandaises
141. Les Ases et les Asynes sont les dieux et les déesses de cette mythologie, Freyr est un
des Ases (des Vanes plus précisément, une autre famille de dieux) mais on voit mal ce qu'il
vient faire ici: il régente la paix, la prospérité, non la guerre. Il est clair que le courroux de
Freyr est une image (kenning) pour« feu».
Saga d'Oddr aux Flèches ').' /
du courroux de Freyr;
je sais que dans le feu
flambent les Ases
que les trolls te possèdent
je crois en Dieu seul.
sacrifice,
et que Bjâlki accepte,
festoient les corbeaux
sur la charogne de Bjâlki 143 .
Et il déclama encore:
143. «Orme» (l'arbre) est un heiti pour «homme». Quant à Bjalki, on a déjà signalé
que l'usage existait de substituer le surnom au nom.
Saga d'Oddr aux Flèches 923
74. Je chassai les Ases
deux ayant perdu cœur,
comme devant le loup
chèvres couillonnes courent;
mauvais d'avoir Ôôinn
pour arrii cher;
tu ne sacrifieras plus
méchante sorcière.
Hârekr fiança à Oddr sa fille adoptive, Silkisif, et ce fut tous ensemble que
l'on célébra cette noce et les funérailles du roi Herrauôr. Au cours de ce
banquet, on donna à Oddr le titre de roi et il se mit à gouverner son
royaume.
Ce qui s'était passé sept hivers plus tôt, c'est que le roi qui était à l'est à
Holmgarôr était mort soudainement, et avait pris le pouvoir un inconnu
qui s'appelle Kvillânus, et il régnait. Il avait quelque peu une habitude
étrange, car il portait un masque sur son visage, en sorte que l'on ne
voyait jamais son apparence. Cela paraissait bizarre. Nul ne savait non
plus quelle était sa famille ni sa terre patrimoniale et pas davantage d'où il
provenait. On en discutait beaucoup. Cela s'apprit en divers lieux, et en
Grikkland, cela parvint aux oreilles d'Oddr. Cet homme lui parut bien
étrange, du fait qu'il n'en avait jamais entendu parler, où qu'il fût allé. Il
monta sur la poutre et fit le serment qu'il s'assurerait de la personne qui
était roi à Holmgarôr, et peu après il rassembla une troupe et se prépara à
partir. Il envoya un message à Sirnir, son frère juré, qui vint à sa rencontre
à l'est du Vinnland 147 et qui avait trente bateaux, et Oddr, cinquante. Ils
étaient tous bien équipés en armes et en hommes. Ils naviguèrent donc
vers l'est jusqu'à Holmgarôr.
Le Garôariki est un vaste pays, il y avait là maints royaumes 1 48. Il y
avait un roi appelé Marra qui régnait sur Moram, ce pays est en
Garôariki. Il y avait un roi appelé Râôstafr. Lendroit sur lequel il régnait
s'appelle Râôstofa. Il y avait un roi appelé Eddval. Il régnait sur le
royaume appelé Sursdalr. Le roi qui avait régné sur Holmgarôr avant
Kvillânus s'appelait Holmgeirr. Il y avait un roi appelé Paltes. Il régnait
147. Il vaudrait mieux lire Vindland, le pays des Vendes, des Slaves donc.
148. Nous avons déjà vu que Garôariki s'applique à la Russie, pour les vikings. Pour
bref qu'il soit, le paragraphe qui suit est une somme. On peut l'interpréter de deux façons:
ou bien le clerc qui, indubitablement, rédige ce texte, tient, comme si souvent chez ses
congénères, à faire état de sa science, livresque d'aventure; ou bien les termes qui vont
suivre s'appliquent à ce qui s'appelait la Roure de l'Est (austrvegr*). Le lecteur voit passer,
de la sorte, Murom, Rostov, Souzdal, Polotsk - il aura noté aussi que Magog, qui figure
dans la Bible (comme opposé de Gog) intéresse l'auteur qui le relie à Japhet, l'un des trois
fils de Noé.
Je veux surtout attirer l'attention sur Ka:nugarôr, parfaitement attestée, qui est Kiev:
c'est là que les varègues établirent une seconde principauté (avec celle de Novgorod): les
deux fusionnèrent bientôt pour donner ce que l'on appellera alors la Russie.
Saga d'Oddr aux Flèches 925
149. Pour ne pas alourdir démesurément cet appareil critique, voici, dans l'ordre, les
noms de lieux (pays) énumérés: Carélie (en Finlande, donc), Tafesdand (Tavastaland),
Refaland (donc pays de Reval), Virland, Estonie, Livonie, Vidand, Courlande, Kanland,
Arménie (peut-être) et Pologne.
150. Ce détail date le texte et situe son origine: il est notoire que le Nord ancien n'a pas
connu de tournois.
926 Sagas légendaires islandaises
visage jusqu'au milieu du crâne. La chair était revenue sur les os, mais pas
un cheveu n'avait repoussé.
Oddr dit alors: «Non, Ôgmundr, avec toi je ne me réconcilierai
jamais. Tu m'as fait trop de tort et je te convoque à la bataille demain.»
Ôgmundr accepta, et le lendemain, ils livrèrent bataille. Elle fut à la
fois rude et sévère, il y eut très grande hécatombe de part et d'autre.
Sîrnir, une fois encore, avançait remarquablement et tuait maint homme
car Sniôill mordait tout ce qui se trouvait devant elle. Svartr Geirriôarson
se porta alors contre lui et il y eut là rude assaut, mais cependant, Sniôill
ne parvenait pas à mordre alors que Svartr n'avait pas d'armure. Svartr ne
manquait ni de force ni de méchanceté, mais leur combat singulier se ter
mina de telle sorte que Sîrnir tomba, mort devant Svartr quoiqu'avec
bonne réputation.
Oddr avait alors tué tous les rois tributaires de Kvillânus, en tirant sur
certains et en abattant d'autres. Mais quand il vit Sîrnir mort, il se mit
dans une grande colère et il estima que tout cela provenait de la même
source, les pertes qu'il recevait d'Ôgmundr et de ses hommes. Alors, il
posa une flèche sur la corde et tira sur Svartr, mais celui-ci para de la
paume et la flèche ne mordit pas. Il en fut ainsi une deuxième puis une
troisième fois. Oddr considéra qu'il avait beaucoup perdu quand les Dons
de Gusirr lui avaient été enlevés. Il fait donc demi-tour, sort de la bataille,
va dans la forêt et se taille un gros gourdin, puis revient dans la bataille. Et
quand il rencontre Svartr, ils se mettent à combattre. Oddr rosse Svartr
avec le gourdin, si bien qu'il n'eut de cesse qu'il n'eût brisé chaque os de
Svartr - et il le quitta, mort.
Kvillânus n'était pas resté à ne rien faire pendant ce temps, car les gens
disent qu'une flèche volait de chacun de ses doigts et qu'un homme mourait
devant chacune, et avec l'assistance de ses hommes, il avait tué tout homme
d'Oddr. Kvillânus avait perdu beaucoup de monde aussi, si bien qu'on ne
pouvait guère les compter. Oddr était encore debout et se défendait très
vaillamment. Il n'était ni épuisé ni blessé; la cause en était sa tunique. La
nuit les sépara parce qu'il ne faisait pas assez clair pour combattre. Kvillâ
nus se rendit à la ville avec ses hommes, ceux qui avaient survécu. Cela ne
faisait pas plus de soixante, tous épuisés et blessés. Il fut surnommé ensuite
Kvillânus la Flamme. Il régna encore longtemps sur Holmgarôr.
Oddr s'en fut par les forêts et les bois jusqu'à ce qu'il parvienne en
Gaule. Régnaient là deux rois, bien qu'il y eût eu douze royaumes. Lun de
ces deux rois s'appelait Hjèirolfr et l'autre, Hroarr. C'étaient les fils de
deux frères. Hroarr avait tué le père de Hjorolfr pour avoir le royaume, il
régnait seul, si ce n'est que Hjorolfr avait gardé une province. Oddr arriva
là, dans sa hirô.
Saga d'Oddr aux Flèches C/.)
Oddr siégea donc dans son royaume, il y est resté longtemps et il eut
deux fils de sa femme. Lun s'appelait Asmundr, d'après son frère adoptif,
et l'autre s'appelait Herrauôr d'après son grand-père maternel, ils étaient
tous les deux accomplis.
Il se fit qu'un soir, alors qu'Oddr et sa femme allaient au lit, Oddr prit
la parole: « Il y a un voyage à l'étranger que j'ai l'intention de faire.
- Que tu as l'intention de faire où? dit Silkisif.
- J'ai l'intention de me rendre au nord en Hrafnista, dit-il, je veux
savoir aussi qui s'occupe de l'île, celle que je possède ainsi que ma famille.
- Il me semble, dit-elle, que tu as ici assez de propriétés, toi qui a le
Garôarîki tout entier et toutes les autres propriétés et royaumes que tu
928 Sagas légendaires islandaises
veux, il me paraîtrait que tu n'as pas besoin de convoiter un bout d'île qui
n'a pas la moindre valeur.
- Oui, dit-il, c'est vrai que cette île est de piètre valeur, mais je veux
décider qui devra l'avoir et il ne sert à rien de me dissuader car je suis
résolu d'y aller et je serai parti dans peu de temps.»
Puis il équipa deux bateaux pour quitter le pays avec quarante hommes
sur chacun, et il n'y a rien à raconter de son voyage avant qu'il n'arrive
dans le nord en Hrafnista, en Norvège. Les gens qui se trouvaient là firent
bel accueil à Oddr, ils firent un banquet en son honneur et il fut festoyé là
un demi-mois. Ils lui offrirent l'île et toutes les propriétés qui en dépen
daient. Il leur donna toutes ces propriétés et ne voulut pas s'attarder
davantage. Puis il prépara son expédition et on le reconduisit en lui fai
sant d'excellents présents.
Oddr mit à la voile et sortit du Hrafnista, se rendit jusqu'à Berurj6ôr,
on pense que cela se trouve dans le Jaôarr. Alors, il fit amener les voiles.
Il débarqua avec sa troupe et se rendit là où s'était trouvée la ferme
d'Ingjaldr, il n'y avait que des ruines couvertes de gazon.
Il la parcourut du regard et dit: «C'est une terrible chose de savoir que
cette ferme soit tout en ruines et que tout est dévasté de ce qui se trouvait
là auparavant.»
Il se rendit à l'endroit où lui et Asmundr avaient leur lieu de tir à l'arc
et dit la différence qui avait existé entre les deux frère jurés. Il les condui
sit aussi là où ils étaient allés à la nage et leur indiqua tous les repères.
Et lorsqu'ils eurent vu cela, il dit: « Maintenant, il faut aller notre che
min, il ne sert à rien de regarder ce pays, bien que ce soit une grande chose
que d'avoir vu cela.»
Ils redescendirent et partout où ils passaient, la terre était toute cou
verte de fleurs, là où Oddr était autrefois.
Alors qu'ils descendaient vers la mer, Oddr dit: «Je pense qu'il y a peu
d'espoir que la prophétie se réalise que la misérable voyante me fit il y a
longtemps. Mais qu'est-ce qu 'il y a là? dit Oddr, qu'est-ce qu'il y a par
terre, est-ce que ce n'est pas un crâne de cheval?
- Oui, dirent-ils, et excessivement blanchi et ancien, très gros et tout
gris en dehors.
- Qu'est-ce que vous en pensez, est-ce que ce serait le crâne de Faxi? »
Il arriva à Oddr qu'il piqua ce crâne avec le manche de son épieu. Le
crâne s'inclina un peu et d'en dessous en sortit en frétillant une vipère qui
fondit sur Oddr. Le serpent le frappa au pied au-dessus de la cheville si
bien que tout de suite le venin s'y mit, et toute la jambe se mit à enfler
ainsi que la cuisse. C'est ainsi qu'Oddr fut pris si fermement de ce mal
que ses hommes durent l'aider à descendre jusqu'à la mer.
Saga d'Oddr aux Flèches '). ")
Il se mit alors à son poème, mais les autres allèrent s'occuper de tailler
le sarcophage et d'aller chercher du bois. Et ceux qui avaient été destinés à
cela apprirent le poème. Oddr déclama cela151 :
151. Les notes à ce très long poème ont été volontairement limitées pour ne pas rendre
la lecture du présent ouvrage fastidieuse. Ce chant de mort, qui est aussi un récapitulatif
de la vie du héros, pose d'innombrables problèmes. Notamment celui-ci: qu'est-ce qui est
antérieur à quoi? Lauteur avait-il une version de ce poème sous les yeux et s'en est-il ins
piré pour composer sa saga (qui existe, rappelons-le, en deux versions) ou bien a-t-il com
posé ce poème après coup, une fois son texte en prose achevé? Le fait troublant est que,
contrairement à ce qui se produit ordinairement en pareille occurrence, il n'y a pas grandes
différences entre la version en vers et celle en prose. D'autre part, la versification de ce
poème est assez simple, toutes proportions gardées. Enfin, je n'ai pas essayé de restituer la
littéralité du texte. Je ne cherche qu'à en donner une idée.
152. La lettre trompeuse pourrait être la rune*, ici entendue comme signe cryptique.
930 Sagas légendaires islandaises
153. Le « ping du métal» est « la bataille» (tout comme le « ping des broignes», strophe
8) - ces kenningar sont courantes.
Saga d'Oddr aux Flèches 931
quand arrivai à la ferme
hommes du bac
m'accueillir en liesse ;
certes pouvais-je
avec mes amis
partager l'or
et propos plaisants.
154. Il y a ici une évidente obscurité: Tervi s'applique partout aux Gots, on ne voit pas
ce que viennent faire ici les Sâmes (Lapons).
932 Sagas légendaires islandaises
facile à ravir;
il nous dit de suivre
un long chemin
si nous voulions
posséder plus de richesse.
155. Knerrir est le pluriel de knorr qui est le bateau* «normal» des vikings (avec le skeiô,
le langskip, etc.).
156. « Le chien hurlant du bois» est une jolie kenning pour: « le feu».
Saga d'Oddr aux Flèches 933
réjouis furent
ceux qui commandaient:
mes parents,
lorsque nous nous retrouvâmes.
157. Freyja, une déesse vane bien connue, est prise 1c1, en guise de heiti, pour
«femme». Elle est« du roc» puisque les géants, par définition, habitent les monts.
Saga d'Oddr aux Flèches 935
réjouis de l'or
et passant joyeux temps;
les hommes tirèrent,
dès que glace se fendit,
les skeiô vers l'eau
plutôt magnifiques 158.
102. Se consultèrent
les hommes,
ne leur parut point
grand espoir d'argent;
choisirent les hommes
du Halogaland
le parti avisé,
décidâmes de mettre
nos troupes ensemble.
158. Il faut s'habituer au style islandais: « plutôt magnifiques» signifie, en fait, totale
ment magnifiques.
936 Sagas légendaires islandaises
prises précieuses,
ne craignions point
tandis que les chefs
aptes gouvernaient
les bateaux de guerre.
112. À l'ouest de là
à nos coursiers rapides
fîmes connaître les vagues
pour aller trouver l'Irlande;
938 Sagas légendaires islandaises
s'opposer à nous,
bonnes choses
ne nous manquèrent nullement.
128. J'arrivai là
en Akvitana
vaillants parents
gouvernaient les villes;
là je laissai
gésir abattus
quatre occis,
braves gaillards,
et ici me vo1c1.
162. J6rsalir est le nom norois de Jérusalem. «La rivière» est, bien entendu, le Jourdain.
On se rappelle, d'après le texte en prose, qu'Oddr s'est fait baptiser: c'est sans doute la rai
son pour laquelle le Jourdain figure ici.
Saga d'Oddr aux Flèches 943
139. Rencontrai
peu après
d'intrépides princes
lorsque dirigeâmes les pays;
perpétuai d'autres
meurtres pour que
le jeune souverain
obtînt son héritage.
163. Il faut supposer que ce Hringr tient pour le Hrôarr du texte en prose.
164. Voici une institution guerrière bien connue du Nord ancien. Fylkja hamalt signi
fie disposer ses troupes en forme de coin, à moins qu'il ne s'agisse de les ordonner pour
former un groin de porc, ce qui renverrait au caput porcinum cher à César. Il est clair, rout
de même, que les Germains avaient une tactique propre. Bien entendu, l'invention de
cette formation en coin était attribuée à Ôôinn !
Saga d'Oddr aux Flèches 945
livrer bataille;
je sais que les hommes
àAnthekja
étaient privés de souffle
mais nous, gagnions richesses.
1. Voir kolbitr*.
948 Sagas légendaires islandais('S
Ketill déclara qu'il ne le voulait pas. Hallbjorn lui donna alors une
hache passablement grande et très acérée, une arme extrêmement bonne.
Il dit: « Il y a encore une chose, parent, dont je t'avertis surtout: c'est que
dès que le jour point, je veux que tu ne sortes guère, et surtout que tu
n'ailles pas au nord de l'île depuis notre ferme. »
Hallbjorn commentait d'abondance cela pour Ketill, son fils.
On nomme un homme, Bjorn. Il habitait à peu de distance de là. Il
avait toujours eu coutume de se moquer de Ketill, il l'appelait Ketill
l'idiot du Hrafnista. Il s'en allait toujours à la pêche.
Un jour qu'il était parti, Ketill prit une barque de pêche, une ligne et
un hameçon, il rama jusqu'aux bancs de poissons et se mit à pêcher. Bjorn
se trouvait là. Quand ils virent Ketill, ils rirent bien fort et se moquèrent
de lui comme il faut. Bjorn surtout se livrait à cela, comme il en avait l'ha
bitude. Ils pêchèrent bien, et Ketill tira une morue, d'assez médiocre qua
lité, et pas d'autre poisson. Quand Bjorn et les siens eurent fait le plein, ils
rassemblèrent leurs engins de pêche et se préparèrent à rentrer à la maison
et Ketill de même. Ils riaient de lui.
Ketill dit alors: « Je vais vous céder maintenant toute ma pêche, et
l'aura le premier de vous qui l'atteindra.»
Il empoigna sa morue et l'envoya sur leur bateau. La morue arriva sur
l'oreille du paysan Bjorn si rudement qu'il en eut le crâne gravement
blessé, qu'il passa par-dessus bord et coula aussitôt pour ne jamais remon
ter ensuite. Les autres ramèrent jusqu'à la côte ainsi que Ketill. Hallbjorn
ne prit guère garde à cela.
Un soir, après la tombée de la nuit, Ketill prit sa hache et se rendit dans
le nord de l'île. Il n'était pas arrivé bien loin de la ferme qu'il vit un dra
gon volant en venant du nord des rochers. Il avait une queue et des serres
comme un serpent, et des ailes comme un dragon. Il semblait que du feu
sortait de ses yeux et de sa gueule. Ketill estima n'avoir jamais vu pareil
poisson ou autre monstre, il aurait préféré se défendre contre quantité
d'hommes. Ce dragon l'attaqua, mais Ketill se défendit avec sa hache,
bien et virilement. Cela dura longtemps, jusqu'à ce que Ketill parvienne à
assener un coup sur la queue et mettre en pièces le dragon. Lequel s'af
faissa, mort.
Puis Ketill se rendit à la maison, son père était dehors dans le pré-clos
et il salua bien son fils, et demanda s'il avait vu quelque créature provo
cante dans le nord de l'île.
Ketill répond: « Je ne vais pas faire une histoire de l'endroit où j'ai vu
des poissons courir, mais il est vrai que j'en ai fendu un par le milieu, à
l'endroit où commence le dos.»
Hallbjorn répond: « On va penser que tu ne te préoccupes guère de
Saga de Ketill le Saumon
petites choses, si tu comptes une bête pareille parmi les petits poissons. Je
vais accroître ton nom et t'appeler Ketill le Saumon. » Ils restèrent tran
quilles un moment.
Ketill avait très fort l'habitude de rester auprès du feu. Hallbjorn se
rendait beaucoup à la pêche et Ketill lui demandait de l'accompagner.
Mais Hallbjorn lui disait qu'il convenait mieux à rester près du feu qu'à
être en mer. Mais quand Hallbjorn se rendit à son bateau, Ketill était là et
Hallbjorn ne put le renvoyer. Hallbjorn se rendit à la proue de son bateau
et demanda à Ketill d'aller à la poupe et de pousser. C'est ce que fit Ketill,
mais le bateau n'avança pas.
Hallbjorn dit: «Tu n'es pas semblable à tes parents, et je crois qu'il fau
dra du temps pour que tu aies de la force. J'avais l'habitude, moi, av:mt de
vieillir, de mettre tout seul le bateau en route. »
Ketill se fâcha alors, il poussa si rudement le bateau que Hallbjorn
tomba sur les cailloux du rivage, et le bateau ne s'arrêta pas qu'il ne fut à
flot.
Hallbjorn dit alors: «Tu n'as pas beaucoup l'air de jouir de la parenté
qu'il y a entre nous, si tu veux me briser les os, mais je dirai à présent que
je pense que tu es passablement fort, car je voulais éprouver ta force et je
me tenais le plus fermement possible et tu as poussé de l'avant. J'estime
que tu as l'étoffe d'un fils. »
Ils vont au lieu de pêche. Hallbjorn gardait la hutte et Ketill ramait en
mer. Il revint avec une grosse prise. Alors, deux hommes fort martiaux
ramèrent sur lui. Ils lui ordonnèrent de laisser cette prise. Ketill refusa et
leur demanda leurs noms. Lun dit s'appeler Hxngr et l'autre, Hrafn, et
qu'ils étaient frères. Ils l'attaquèrent, mais il se défendit avec un gourdin,
fit passer Hxngr par-dessus bord d'un coup de gourdin et le tua de la
sorte; pour Hrafn, il s'enfuit. Ketill s'en fut chez lui et son père vint à ses
devants et demanda s'il avait trouvé des hommes ce jour-là. Ketill déclara
avoir trouvé deux frères, Hxngr et Hrafn.
Hallbjorn dit: « Comment se sont passés vos démêlés? Je ne sais pas
grand-chose d'eux, ce sont de vaillants hommes et ils sont proscrits de la
contrée en raison de leur turbulence. »
Ketill déclara qu'il avait tué Hxngr en le faisant passer par-dessus
bord, et que Hrafn s'était enfui.
Hallbjorn dit: «Tu es friand, parent, de gros poissons, et c'est pour
quoi ton nom est bien trouvé. »
Le lendemain, ils allèrent à la maison avec leur prise. Ketill avait alors
onze hivers, leurs liens de parenté s'améliorèrent alors.
950 Sagas légendaires islandaises
En automne, avant les nuits d'hiver3 , Ketill prépara son bateau. Hall
bjorn demanda ce que l'on allait faire. Ketill déclara avoir l'intention
d'aller à la pêche.
Hallbjorn dit que ce n'étaient pas des façons de faire - « et tu fais cela
sans ma perm1ss10n. »
Ketill y alla néanmoins. Et quand il arriva au nord dans le fjord, il
essuya un violent coup de vent et fut dérouté en mer, il n'atteignit pas le
port et fut chassé sur quelques rochers au nord devant le Finnmark, et
accosta là où les rochers se séparaient. Il s'installa là et dormit. Il se
réveilla du fait que tout son bateau trer1blait. Il se leva et vit qu'une
femme troll saisissait l'étrave et secouait le bateau. Il courut dans la cha
loupe et prit une boîte à beurre, trancha les amarres et s'en alla à la rame.
2. Un médecin.
3. Voir vetrn&!tr *.
952 Sagas légendaires islandaises
La bourrasque durait. Alors, une baleine se précipita sur lui, elle protégea
le bateau contre le vent et il eut l'impression qu'elle avait des yeux
d'homme.
Alors, il rencontra un écueil et brisa la chaloupe, et il mouilla là après
s'être reposé, il parvint à terre et trouva un chemin partant du rivage et
trouva une ferme. Il y avait là un homme devant les portes, qui fendait du
bois. Il s'appelait Brûni. Celui-ci le reçut bien et déclama une visa*:
2. Ici j'accepterai!
Je pense que le pouvoir
de la magie du Sâme
a rendu le temps terrible.
Et tout le jour
j'ai écopé seul avec trois hommes.
La baleine a calmé la mer.
Ici j'accepterai!
aller. Mais Brûni dit que cela ne se pouvait à cause de l'emprise de l'hiver
et du mauvais temps - « mais Gusirr, le roi des Sâmes, est dans les forêts. »
Au printemps, Brûni et Ketill se préparèrent à faire le voyage. Ils passè
rent par le devant du fjord. Et quand ils se quittèrent, Brûni dit: « Prends
maintenant le chemin que je te montre, mais pas par la forêt. »
Il lui donna un proje�tile et une pique en lui demandant de s'en servir
s'il en avait besoin, en cas de nécessité. Puis ils se quittèrent et Brûni s'en
fut chez lui.
Ketill se dit en aparté: « Pourquoi ne prendrais-je pas le chemin le plus
court sans avoir peur des géantes de Brûni? »
Puis il prit par la forêt, il vit un grand tourbillon de neige fraîche et
qu'un homme lui courait après, qui avait deux rennes et un char. Ketill le
salua d'une vîsa:
Celui-ci répond:
4. Gusirr m'appellent
les nobles Sâmes.
Je suis le chef
de toutes les nations.
Qu'est-ce que cet homme
qui s'en vient à ma rencontre
et rampe comme loup du bois?
Craintif tu parleras
si parviens à t'échapper
trois fois du l>rumufjorôr.
5. Le Saumon je m'appelle,
du Hrafnista venu,
vengeur de Hallbjorn.
Pourquoi glisses-tu ainsi, malheureux?
Tenir des propos pacifiques
point ne le ferai avec le Sâme couillon,
954 Sagas légendaires islandaises
Gusirr se dit qu'il savait maintenant qui était Le Saumon, car il était
fort renommé. Gusirr déclama une vîsa:
6. Qui est
au début du jour
désireux de bataille
d'un cœur cruel ?
Nous allons tenter
de rougir les traits
chacun contre l'autre,
à moins que le cœur ne nous faille.
Ketill déclama :
7. Le Saumon on m'appelle
d'un demi-nom.
Je vais te faire
résistance d'ici.
Tu sauras à coup sûr
avant que nous nous quittions
que les flèches mordent
les bouseux.
Gusirr déclama:
8. Prépare-toi à présent
à l'éclat acéré des estocs.
Mets ton bouclier devant toi,
durement vais tirer,
tu vas promptement
à mort être mis,
à moins que toutes
tes richesses tu délaisses.
Ketill déclama :
9. Mes richesses
point ne délaisserai
Saga de Ketill le Saumon 955
ni devant toi seul
ne m'enfuirai en courant.
Avant cela ton bouclier
sera fendu devant ta poitrine,
et tu marcheras
tout noir à voir.
Gusirr déclama:
Ketill déclama :
Puis ils courbèrent leurs arcs, mirent une flèche sur la corde et tirèrent à
tour de rôle, et il en alla ainsi pour douze flèches chacun: elles tombèrent au
sol. Il restait un trait, qui appartenait à Gusirr. Il restait aussi à Ketill un pro
jectile. Gusirr prit son trait et il lui parut gauchi, il monta dessus. Ketill dit:
Brûni qui avait fait en sorte que Gusirr ait l'impression que son trait était
gauchi, car il était le prochain à reprendre le royaume, si Gusirr devenait
quelque chose, alors qu'il était tenu auparavant pour avoir le plus mauvais
parti s'ils se rencontraient. Gusirr avait eu cette épée qui s'appelait Drag
vendill, la meilleure des épées. Ketill la prit à Gusirr mort ainsi que les
flèches Volante, Manche et Trait.
Ketill revint voir Brûni et lui dit ce qui s'était passé. Brûni déclara que
le coup n'était pas passé bien loin de lui puisque son frère avait été tué.
Ketill déclara que maintenant il lui avait donné le royaume. Puis il accom
pagna Brûni par le district, et ils se quittèrent en termes très amicaux.
On ne dit rien du voyage de Ketill avant qu'il n'arrive chez lui en
Hrafnista. Il rencontra un paysan et demanda ce qu'étaient ces bateaux
qui s'en allaient jusqu'à l'île. Il dit que c'étaient des invités qui devaient
célébrer le festin de funérailles de Ketill si l'on n'entendait pas parler de
lui. Ketill se rendit dans un bateau en mauvais état jusqu'à l'île, il entra
dans le skâli, et les gens se réjouirent de le voir. Le banquet fut alors
transformé en festin de liesse pour Ketill. Il resta à la maison trois hivers.
Arriva là un bateau: il y avait dessus Hrafnhildr, la fille de Brûni, et le
fils qu'elle avait de Ketill, qui s'appelait Grîmr. Ketill leur offrit de rester là.
Hallbjorn dit: « Pourquoi invites-tu ce troll à rester ici?» Et il était très
fâché et désagréable vis-à-vis de sa venue.
Hrafnhildr dit que nul d'entre eux ne lui ferait de mal, « et je vais m'en
aller d'ici, mais Grîmr, notre fils, à la Joue velue, il restera.» Il était appelé
ainsi parce qu'il avait une joue velue, il était né de la sorte4. Le fer n'avait
pas prise sur cette joue.
Ketill demanda à Hrafnhildr de ne pas se fâcher pour cette cause. Elle
dit qu'on n'attacherait pas grande importance à sa colère. Puis elle s'en alla
chez elle et s'en fut à la rame en longeant les côtes, elle demanda à Grîmr
de rester là trois hivers et qu'alors, elle reviendrait le chercher.
4. On notera que la Saga d'Oddr aux Flèches, en son chapitre 1er, est plus explicite (et
plus «magique» ausû) sur la naissance de cet enfant et sur son trait curieux.
Saga de Ketill le Saumon 957
s'étaient quittés. Ketill dit qu'il allait se rendre vers le nord en longeant les
côtes. Mais Hallbjorn déclara qu'il allait faire un voyage de demande en
mariage pour lui - « et il est mauvais que tu veuilles aimer cette troll.»
Puis Hallbjorn alla faire un voyage de demande en mariage chez Barôr.
Celui-ci dit que Ketill avait fait des voyages plus nombreux et plus diffi
ciles que de venir demander une femme en mariage.
«T'attends-tu à un mensonge de ma part?» dit Hallbjorn.
Le paysan répond: «Je sais que si Ketill était venu ici, et qu'il ait eu
envie de ce mariage, je n'aurais osé ni voulu lui refuser cette femme.» Et
ils passèrent marché ensemble et la réunion de noces fut fixée.
Puis Hallbjorn se rendit chez lui. Ketill ne lui demanda pas les nou
velles. Hallbjorn dit qu'il y en avait beaucoup plus à être curieux de se
marier que Ketill. Mais Ketill ne prêta aucune attention à cela, et pour
tant, ce projet prit corps, et le banquet fut excellent. Ketill ne se déshabilla
pas la première nuit que lui et la femme entrèrent dans le même lit. Elle
n'y prêta aucune attention, et bientôt, ils furent d'accord.
Après cela, Hallbjorn mourut et Ketill reprit l'administration de la
maison, il y avait quantité de gens chez lui. Ketill eut de sa femme une
fille qui s'appela Hrafnhildr.
Trois hivers s'étant écoulés, Hrafnhildr fille de Bruni vint trouver
Ketill. Il lui offrit de rester chez lui. Mais elle déclara qu'elle ne resterait
pas - « étant donné ce que tu as fait de notre rencontre et de notre vie
ensemble dans ta frivolité et ton instabilité.»
Elle se rendit alors au bateau, très abattue et déprimée, il était visible
qu'elle était fort éprouvée de se séparer de Ketill. Grfmr resta.
Ketill était l'homme le plus puissant là, dans le Nord, et l'on estimait
qu'il avait grande autorité. Un été, il alla au nord dans le Finnmark, trou
ver Bruni et Hrafnhildr. Ils avaient pris un petit bateau. Ils mouillèrent
près d'un rocher. Ketill demanda à Grfmr d'aller chercher de l'eau. Il y
alla et vit un troll au bord de la rivière. Celui-ci le maudit et voulut s'em
parer de lui. Grfmr fut pris de peur, il courut dire cela à son père. Alors,
Ketill alla à la rencontre du troll et déclama une vîsa:
Le troll disparut, le père e-t son fils s'en furent chez eux.
Il se fit qu'un automne, des vikings* vinrent trouver Ketill. L'un s'ap
pelait Hjalmr et un autre, Stafnglamr6 • Ils avaient guerroyé en divers
lieux. Ils demandèrent d'avoir terre franche chez Ketill; il leur en donna
licence, et ils passèrent l'hiver chez lui, tenus en grande faveur.
En hiver, à J61, Ketill fit serment de ne pas marier Hrafnhildr, sa fille,
contre le gré de celle-ci. Les vikings l'en remercièrent.
Un jour, arriva là Âli, champion des Uppdalir. Il était d'origine
upplandaise. Il demanda Hrafnhildr en mariage. Ketill déclara qu'il ne
voulait pas la donner en mariage contre son gré - « mais je peux discuter
de cette affaire avec elle. »
Hrafnhildr déclara qu'elle ne voulait pas se lier d'affection avec Âli ou
lier son destin au sien. Ketill dit à Âli comment les choses se présentaient,
et à cause de cela, Âli provoqua Ketill en duel et Ketill dit qu'il irait. Les
frères, Hjalmr et Stafnglamr, voulaient se battre pour Ketill, mais il leur
demanda de tenir le bouclier devant lui.
Quand ils arrivèrent au lieu du combat, Âli assena un coup à Ketill, on
ne se servit pas du bouclier, la pointe de l'épée arriva sur le front de Ketill
et fit une entaille autour du nez, et cela saigna beaucoup. Alors, Ketill
déclama une vîsa:
6. On se rappelle que ce nom est le surnom d'un personnage de la Saga d'Oddr aux
Flèches, I>ôrôr stafnglâmr, qui est parfois désigné par son seul surnom: Splendeur de
!'Étrave. Cette rapide remarque pour suggérer ou bien que l'auteur de la Saga d'Oddr
connaissait les deux que voici, ou bien, plus vraisemblablement, qu'il existait une tradition
encore bien vivante à l'époque où il écrivait.
7. Il est tentant de penser que cette dernière strophe remonte à un original ancien, du
Saga de Ketill le Saumo11 9'i9
Puis Ketill fit un moulinet de son épée en visant la tête, et Ali hr;111dit
son bouclier. Mais alors Ketill assena un coup sur les pieds et les trancha
tous les deux, et Ali tomba là.
Peu après, il y eut grande famine pour la raison que le poisson s'éloi
gnait du pays, et les récoltes de grain furent nulles. Or Ketill avait quan
tité de gens et Sigrîôr estima avoir besoin de provisions à la maison. Ketill
dit n'avoir pas l'habitude de faire des reproches et se rendit à son bateau.
Les vikings demandèrent où il voulait aller. «Je vais aller à la pêche», dit
il. Ils offrirent de l'accompagner. Mais il dit ne vouloir mettre personne en
danger et leur demanda de prendre soin de sa maison pendant ce temps.
Ketill arriva à l'endroit qui s'appelle Skrofar. Quand il arriva au port, il
vit sur le promontoire une femme troll portant une chemise de peau. Elle
venait d'arriver de la mer, et elle était noire comme poix. Elle grimaçait
vers le soleil. Ketill déclama alors une vîsa:
Elle déclama:
type chant de guerre. Les «vipères de la bataille» sont les «flèches», le «vieux» est Ketill
lui-même, les «tuniques de peau» sont les épidermes des combattants, les «chemises de
fer», leurs «armures», les «tuniques à anneaux» seraient plutôt les «broignes».
960 Sagas légendaires islandaises
Elle répond :
8. Le duel s'appelait holmganga*, le fait d'«aller dans l'îlot». Le sens de cette dernière
strophe est sans doute qu'il y a suffisamment de morts dans l'îlot et que Ketill ne veut pas
y aller.
Saga de Ketill le S,1111111111 961
dit le petit garçon.
Je vois ton cœur trembler.
Ketill déclama:
«C'est précisément ce qu'il faut attendre d'elle», dit Ketill. Elle tenta
alors de se saisir de lui. Ketill déclama une visa:
C'est ainsi que s'appelaient les flèches de Ketill. Il posa une flèche sur
la corde et tira sur elle, elle se métamorphosa en baleine et se jeta dans la
mer, mais la flèche arriva dans la queue. Ketill entendit un grand cri.
Alors, il vit la sorcière et prit la parole: « Le destin est arrangé de telle
sorte pour eux que Forraô épouse le jarl et le lit qu'elle a n'est pas dési
rable.»
Puis Ketill s'empara de la prise et chargea son bateau.
Il se fit qu'une nuit, il se réveilla à cause d'un grand craquement dans
la forêt. Il y courut et vit une femme troll, une crinière lui tombait sur les
épaules.
Ketill dit: « Où veux-tu aller, très chère?»
Elle lui fit mauvais air et dit: «Je vais au pinft des trolls. Y viendront
Skelkingr, du nord, de Dumbshaf, c'est le roi des trolls, et Ôf6ti de
l'Ôf6tansfjorôr et l>orgerôr Horgatroll 12 et d'autres créatures gigan
tesques du nord du pays. Ne m'attends pas, car je ne tiens pas à toi
depuis que tu as occis Kaldrani 13• »
Et alors, elle s'en fut à gué dans la mer puis jusqu'à l'océan. Les che
vauchées de gandr14 ne manquèrent pas cette nuit-là mais Ketill n'en eut
11. On se rappelle que ce sont les noms des trois flèches que Ketill a reçues à la fin du
chapitre 3.
12. Qui intervient avec beaucoup plus de détails dans d'autres textes légendaires
comme la Saga des Vikings de jômsborg.
13. Il s'agit du géant que Ketill a tué au chapitre 2.
14. Le gandr est une baguette magique que le sorcier peut, à son gré, dépêcher où il le
veut pour occire qui il veut.
Saga de Ketill le Saumon 963
pas de mal, il s'en fut tout seul en cet état et resta tranquille un certain
moment.
Sur ce, arriva au Hrafnista Framarr, le roi viking, qui était un grand
sacrificateur, et le fer ne mordait pas sur lui. Il avait un royaume dans le
Hûnaveld en Gestrekaland 15 . Il faisait des sacrifices sur Arhaugr 16 . La
neige ne s'y fixait pas. Son fils s'appelait Boôm6ôr, qui possédait une
grande demeure à Arhaugr et était un homme populaire. Tout le monde
souhaitait du mal à Framarr. Ôôinn avait créé Framarr de telle sorte que le
fer ne morde pas sur lui. Framarr demanda Hrafnhildr en mariage, et
Ketill répondit pour sa part qu'elle se choisirait elle-même un mari.
Elle répondit non à Framarr: «Je n'ai pas voulu choisir Ali pour mari,
je prendrais deux fois moins ce troll.»
Ketill dit à Framarr la réponse qu'elle avait faite. Il se fâcha fort devant
cette réponse. Il provoqua Ketill en duel à Arhaugr pour le premier jour
de J61 - « et sois infâme devant chacun si tu ne viens pas.»
Ketill déclara qu'il viendrait. Hjâlmr et Stafnglâmr lui offrirent de l'ac
compagner. Ketill déclara vouloir y aller tout seul.
Peu avant J6l, Ketill se fit transporter à terre en Naumudalr. Il était en
manteau de fourrure et se rendit à skis, monta la vallée puis traversa la
forêt jusqu'au Jamtaland puis vers l'est à travers Skâlksk6gr jusqu'au
Helsingjaland puis vers l'est à travers Eysk6garmork - elle sépare le
Gestreklaland du Helsingjaland - cette forêt fait vingt rastir de long et
trois de large, et elle est difficile à traverser 17•
Il y avait un homme appelé l>6rir, qui habitait dans la forêt. Il offrit à
Ketill de l'accompagner, disant qu'il y avait des malfaiteurs dans la forêt -
« est à leur tête un homme qui s'appelle S6ti. Il est traître et vaillant.»
Ketill dit qu'il n'aurait pas de mal de leur part. Puis il se rendit dans la
forêt et arriva au skâli de S6ti. Celui-ci n'était pas chez lui. Ketill s'alluma
du feu. S6ti arriva chez lui et ne salua pas Ketill et posa des provisions
devant lui.
Ketill était assis près du feu et dit: « Tu laisses tes gens mourir de faim,
S6ti », dit-il.
S6ti jeta quelques morceaux à Ketill. Et quand ils furent rassasiés,
Ketill se coucha auprès du feu en ronflant fort. Alors, S6ti se leva d'un
bond, et Ketill se réveilla et dit: « Pourquoi te démènes-tu ici, S6ti? »
15. Nous baignons en pleine fantaisie. Hûnaveld serait le territoire que possédaient les
Huns, et le Gestrekaland serait le Gastrikland, en Suède!
16. Haugr est «éminence»,«tertre». On notera que ce tertre est tantôt donné sous son
nom complet, comme ici, tantôt réduit à son composant magique, haugr, «tertre».
17. Tous ces détails renvoient à des régions de Suède. Le rost, pluriel rastir, fait environ
cinq kilomètres.
964 Sagas légendaires islandaises
Boômôôr déclama:
Boômôôr prit Ketill par la main. Et quand celui-ci se leva, ses pieds
glissèrent sur le tertre. Alors, Boômôôr déclama une visa:
Alors, Ketill se courrouça qu'il ait nommé Ôôinn car il ne croyait pas
en Ôôinn, et il déclama une visa:
Puis Ketill s'en fut avec Boômôôr et passa la nuit chez lui. Le lende
main matin, Boômôôr offrit de l'accompagner ou de lui fournir des
hommes contre Framarr. Ketill ne le voulut pas. «Alors, je vais aller avec
toi», dit Boômôôr.
966 Sagas légendaires islandaises
Alors, l'aigle attaqua si ferme que Framarr dut se défendre par les
armes. Alors, il déclama une visa:
Celui-là avait à frapper le premier qui avait été provoqué. Ketill assena
un coup sur l'épaule de Framarr. Il fit face tranquillement, l'épée ne mor
dait pas sur lui, mais il fit un mouvement brusque, le coup étant si grand.
Framarr frappa Ketill sur le bouclier. Ketill assena un second coup sur
l'autre épaule de Framarr et elle ne mordit toujours pas. Ketill déclama
une visa:
18. Rappelons que c'est le nom de l'épée que Ketill a prise au roi Gusirr; voir le cha
pitre 3.
Saga de Ketill le Saumon 967
contre le favori de l'aigle.
Tu accueilles les chants magiques maléfiques,
point ne peux mordre.
Le Saumon ne prit point garde
que les estocs empoisonnés
céderaient
parce qu'Ôôinn les émoussa.
Ketill déclama:
Et encore, il déclama:
1. La baie d'Oslo.
2. C'est la mer magique qui est fréquentée par les Sâmes, eux-mêmes grands magiciens.
970 Sagas légendaires islandaises
il vit qu'il y avait là des prises en suffisance. Il monta son bateau sur le
rivage puis se rendit au skdli* et se fit du feu.
Quand ils se furent endormis, pendant la nuit, ils furent réveillés par
l'arrivée d'une grande tempête, l'air étant d'un noir de poix. S'ensuivit un
tel gel que tout était glacé, tant dehors que dedans. Le matin, lorsqu'ils
furent habillés, ils sortirent et allèrent à la mer. Ils virent alors que toute
leur prise avait disparu, on ne la voyait nulle part. Ils estimèrent être dans
une mauvaise passe, et pas de vent pour s'en aller. Ils revinrent au skâli et
passèrent cette journée là.
Pendant la nuit, Grimr fut réveillé par des rires en dehors du skâli. Il se
leva d'un bond, prit sa hache et sortit. Il emportait aussi comme toujours
les flèches Dons de Gusirr que Ketill le Saumon, son père, lui avait don
nées. Quand il sortit, il vit deux femmes trolls* en bas près du bateau, cha
cune prenant l'étrave et voulant le mettre en pièce en le secouant. Grimr
parla et déclama une visa* :
1. Comment s'appellent-elles,
les habitantes de la lave3
qui veulent endommager
mon bateau?
Vous êtes
d'apparence
les plus hideuses
que j'aie jamais vues.
2. Feima je m'appelle,
suis née loin dans le Nord,
fille de Hdmnir
sortie de la haute montagne.
Voici ma sœur,
deux fois plus éminente,
Kleima de son nom,
venue à la mer.
Grimr déclama:
3. Limage est bien islandaise; on se rappelle que les géants habitent les rocs.
Saga de Grimr à la joue velue 971
fille de l>jazi,
la pire des filles.
Bientôt vais me fâcher.
Je vais certes,
avant que l'astre ne scintille,
voiis dépêcher aux loups
en guise de provende.
Kleima déclama:
4. Ce fut avant
que notre père
par magie chassa
les troupeaux des vagues.
Ne devriez jamais
à moins que destin dirigiez,
sains et saufs parvenir
d'ici à chez vous.
Grîmr déclama:
Grîmr prit alors l'un des Dons de Gusirr et tira sur celle qui se trouvait
le plus loin de lui, de sorte qu'elle en reçut aussitôt la mort. Feima dit:
« Ça va mal, Kleima, ma sœur. »
Elle se précipita alors sur Grîmr. Il lui assena un coup de sa hache qui
arriva dans l'omoplate. Elle cria fort et s'en fut en courant vers le rivage.
Grîmr avait lâché sa hache sous le coup, elle restait fixée dans la blessure.
Il courut après elle, et ils restèrent à la même distance, jusqu'à ce qu'ils
arrivent à un gros rocher. Là, sur le devant du rocher, il vit une grande
caverne. Il y avait un sentier étroit pour monter, et elle le gravit comme si
c'était un terrain plat. Au moment où elle prenait son élan pour monter
dans le rocher, la flèche jaillit de la blessure. Grîmr la ramassa aussitôt et il
972 Sagas légendaires islandaises
4. Il arrivait fréquemment que des cétacés viennent s'échouer sur les rivages de l'Is
lande, c'était une aubaine, presque tout étant comestible dans ce mammifère; la consé
quence était que presque systématiquement, comme en témoignent les sagas dites de
contemporains, de violentes querelles en résultaient. Pourtant, les codes de lois précisaient
Saga de Grimr à la Joue velue 973
« Ne sais-tu pas, dit Hreiôarr, que tout ce qui échoue ici m'appartient?
- Je ne le sais pas, dit Grîmr, mais quoi qu'il en soit, procédons par
moitiés.
- Je ne le veux pas, dit Hreiôarr. Vous allez faire de deux choses l'une,
ou bien abandonner cette baleine, ou bien nous allons nous battre.
- Mieux vaut faire cela, dit Grîmr, que de perdre toute la baleine » ,
puis ils allèrent se battre, et il y eut là l'attaque la plus rude. Hreiôarr et ses
hommes étaient à la fois donneurs de grands coups et habiles aux armes,
et au bout de peu de temps, deux hommes de Grîmr tombèrent. La
bataille était des plus dures mais cependant, cela se termina de telle sorte
que Hreiôarr tomba ainsi que tous ses hommes. Grîmr aussi tomba, tant
à cause de ses blessures que d'épuisement. Il gisait là parmi les cadavres sur
le rivage et n'attendait rien d'autre que la mort.
Il n'y avait pas longtemps qu'il gisait qu'il vit une femme marcher, si
l'on pouvait dire. Elle n'était pas plus grande qu'une petite fille de sept
ans, mais si grosse que Grîmr pensa qu'il ne pourrait pas la prendre dans
ses bras. Elle avait un visage long et dur, un nez crochu, les épaules nues,
basanées, les joues laides, l'air sale et le front dégarni. Noire elle était, tant
de cheveux que d'épiderme. Elle portait un manteau de peau tout dessé
ché. Il ne lui descendait pas plus bas que le derrière. Elle ne lui parut guère
embrassable car elle avait de la morve qui lui pendait sur la bouche.
Elle alla là où Grîmr était étendu et dit: « Ils sont bien bas à présent, les
chefs du Hâlogaland, ou bien veux-tu, Grîmr, accepter de recevoir de moi
la vie? »
Grîmr répond: « Je ne le peux guère, tant tu es déplaisante, et quel est
ton nom?»
Elle répond: « Je m.' appelle Geirrîôr Gandvîkrekkja. Tu dois considérer
que j'ai quelque pouvoir ici dans la baie, et que je peux te rendre service. »
Grîmr répond: « Le proverbe ancien est que chacun est ardent de gar
der la vie, et je vais choisir d'accepter de recevoir de toi la vie. »
Elle le souleva alors sous son manteau de peau et courut avec lui
comme s'il était un nourrisson, si vite qu'il était empli de vent. Elle n'eut
de cesse qu'ils arrivent à une grande caverne et quand elle le posa par terre,
Grîmr eut l'impression qu'elle était tout aussi hideuse qu'avant.
« Te voici arrivé ici, dit-elle, et je veux que tu me récompenses de
t'avoir sauvé et porté ici, et embrasse-moi maintenant.
- Je ne peux le faire en aucune façon, dit Grîmr, tellement tu m'as
l'air d'une diablesse.
les droits qu'avaient les riverains sur ces proies. La scène qui est décrite ici renvoie à des
événements authentiques.
974 Sagas légendaires islandaises
5. Voir hamr.
Saga de Grimr à la joue velue 975
6. Pour qu'elle ne puisse p as voir qui que ce soit avant de mourir, car c'est une sorcière,
elle a «le mauvais œil».
7. Une aurre province de Norvège, p lus au sud que le Hrafnista.
976 Sagas légendaires islandaises
amitié, pourtant, lngjaldr était le plus vieux d'eux deux, et beaucoup plus
fort que Grîmr. lngjaldr épousa la f�mme qui s'appelait Dagny, fille d'As
mundr que l'on appelait Gnoô-Asmundr, et sœur d'Olâfr Roi des
Marins8 • De Dagny, Ingjaldr eut un fils qui s'appelait Asmundr, qui fut
ensuite frère juré d'Oddr le Grand Voyageur qui était avec Sigurôr hringr
à Brâvellir9 , et qui s'appelait de son autre nom Oddr aux Flèches.
Au moment convenu, Sorkvir vint au duel avec onze hommes.
C'étaient tous des berserkir. Grîmr aussi était arrivé et Ingjaldr avec lui,
ainsi que beaucoup de paysans du Hâlogaland. Ils allèrent au duel et ce
fut à Grîmr d'assener le premier coup. Il avait l'épée Dragvendill qui avait
appartenu à son père. Celui qui devait tenir le bouclier devant Sorkvir
s'appelait Prostr. Grimr assena ce premier coup si fortement qu 'il fendit le
bouclier d'un bout à l'autre, la pointe de l'épée atteignit l'épaule gauche
de Prostr et trancha l'homme par le travers, le mettant en pièces au-dessus
de la hanche droite et au-dessous de la gauche, et l'épée poursuivit son
chemin sur la cuisse de Sorkvir, lui enlevant les deux pieds, l'un au-dessus
du genou, l'autre en dessous, et il tomba, mort, à terre. Ingjaldr et lui se
tournèrent alors vers les dix qui restaient, et ils n'eurent de cesse qu'ils ne
soient tous tués. Alors, Grîmr déclama une vîsa:
Et il déclama encore:
8. Ce dernier personnage est un roi légendaire qui intervient dans bon nombre de
textes.
9. Ce Sigurôr «!'Anneau» fut roi de Danemark et livra, en effet, la formidable bataille
de Bravellir; il apparaît dans la Saga de Ragnarr aux Braies velues, chapitre 11. Oddr est
surnommé le Grand Voyageur en raison de son voyage en Bjarmaland, évoqué maintes
fois dans sa saga.
Saga de Grimr à la joue velue 977
de force mariée
à quiconque
à moins que troupes s'abattent,
tant que Gdmr vivra.
Grimr s'en fut chez lui après ce duel; et Ingjaldr à Berurjôôr. Peu
après, son père mourut, et il reprit toutes ses propriétés et devint un noble
paysan et homme très magnifique.
Arngunnr qu'épousa Hrôarr goôi* de Tunga. Leur fils fut Hâmundr le Boi
teux.
Veôrormr, fils de Vémundr le V ieux, fut un puissant hersir. Il demanda
en mariage Brynhildr, fille de Grfmr à la Joue velue. Elle y consentit. Leur
fils fut V émundr, père de Veôrormr qui s'enfuit devant le roi Haraldr dans
l'est en Jamtaland, et ils défrichèrent là des forêts pour en faire des
contrées habitées. Son fils fut Hôlmfastr, et la sœur de Veôrormr s'appe
lait Brynhildr; leur fils fut Grîmr qui fut appelé d'après Grîmr à la Joue
velue.
Les parents, Grfmr et Hôlmfastr, s'en allèrent en expédition viking à
l'ouest et tuèrent dans les Hébrides le jarl Asbjorn skerjablesa, et ils pri
rent là en butin de guerre Ôlof, sa femme, et Arneiôr, sa fille, et celle-ci
fut tirée au sort et échut à Hôlmfastr qui la vendit à Veôrormr, son parent,
et elle fut serve là jusqu'à ce que Ketill le Vacarme l'épouse et l'emmène en
Islande. C'est d'après elle que sont appelés les Arneiôarstaôir dans les
fjords de l'Est. Grfmr épousa Ôlof, fille de f>ôrôr le Dandineur que le jarl
avait épousée.
Grfmr alla en Islande et colonisa le Grîmsnes jusqu'au Svînavatn et il
habita quatre hivers à Ôndverôunes, puis à Burfell. Son fils fut l>orgils qui
épousa Helga, fille de Gestr Oddleifsson. Leurs fils furent l>ôrarinn de
Burfell et Jorundr de Miôengi. Grfmr périt en duel en bas des Hallkels
hôlmar devant Hallketill, frère de Ketilbjorn de Mosfell.
Grfmr à la Joue velue resta dans le Hrafnista, comme on l'a dit précé
demment. Tard, il eut de sa femme un fils qui s'appela Oddr. Celui-ci fut
élevé chez lngjaldr à Berurjôôr. Ensuite, il fut appelé tantôt Oddr aux
Flèches ou Oddr le Grand Voyageur. Grfmr était estimé homme fort
important. Il était d'une grande force et fort intrépide, il habita tout seul
sur son bien. Il mourut de vieillesse.
Et l'on termine ici la Saga de Grimr à la joue velue, et ici commence la
Saga d'Oddr aux Flèches, et c'est une grande saga.
SAGA D'EGILL LE MANCHOT
ET
D'ÂSMUNDR
MEURTRIER DES BERSERKIR
Pour J6l, le roi donna un glorieux banquet. Hildr la cadette faisait des
travaux d'aiguille, elle était dans le pavillon de femmes, elle était appelée
1. Saisissons tout de suite le mode de fantaisie qui va régner ici. En l'occurrence, il s'agit
de toponymie: car si Russia peut être Russie, Garôarîki, de même - c'est même le nom
normal de ce pays selon les varègues -, pour Hunaland (pays des Huns), les conjectures
sont ouvertes!
2. Brynhildr est à la fois le nom d'une valkyrie* et celui d'une des amantes malheureuses
du héros Sigurôr dans la Saga de Volsungar (plus haut p. 31).
3. Ou hjarsi, c'est un animal fabuleux sans que l'on puisse préciser!
4. Il s'agit de l'animal, bien entendu.
984 Sagas légendaires islandaises
Bekkhildr. Elle était sage. Le premier jour de J61, le roi envoya chercher sa
fille, et donc elle se prépara ainsi que ses suivantes, elles se rendirent dans
la rue et d'honorables courtisans les accompagnèrent. Alors qu'elles
étaient arrivées devant un jardin, elles entendirent un grand vacarme et
elles virent voler un terrible vautour. Il leur sembla qu'il étendait les ailes
par-dessus la ville tout entière, il en résulta grande obscurité, et ce vautour
s'empara de la fille du roi et s'enfuit en volant avec elle tout en frappant à
mort deux de ses servantes, et tout le monde eut terriblement peur.
Ces nouvelles parvinrent donc à la halle du roi, qui fut fort abattu. Il
dit: « Il va falloir du temps pour compenser la perte que nous venons de
subir. Je ne parviens pas à comprendre de quels monstres il peut bien
s'agir. Aussi, que l'on porte mon message, que quiconque voudra bien
faire en sorte de se mettre à la recherche de mes filles, celui qui les trou
vera les possédera ainsi que le tiers de mes États, et si on les trouve mortes,
celui-là possédera le meilleur duché5 de mon royaume et il épousera le
parti qu'il voudra.»
Beaucoup dirent que c'était une offre importante, le fait est qu'il y
avait en jeu une grande affaire. J61 passa, chacun s'en retourna dans ses
foyers et beaucoup trouvèrent fort inquiétante cette nouvelle.
I..:hiver s'écoula ainsi que l'été suivant, vers la fin de l'automne, il se fit
qu'arriva un bateau de petite taille, tout décoré d'or au-dessus de la ligne
de flottaison. Il y avait trente hommes à bord, les serviteurs en plus. Le roi
se trouvait dans le port. Ces hommes allèrent se présenter à lui et le saluè
rent. Il fit bel accueil à leurs salutations et demanda qui ils étaient. Celui
qui les commandait déclara s'appeler Asmundr, surnommé Meurtrier des
Berserkir.
« Quel âge as-tu? dit le roi.
- Seize hivers, dit Asmundr.
- Tu es le plus valeureux homme, dit le roi, que j'aie vu pour cet âge,
et d'où arrives-tu?
- D'expédition guerrière, dit Asmundr, mais voici l'hiver et nous
voulons avoir terre franche6 ici pour l'hiver. Nous ne manquons pas d'ar
gent pour payer pour nos hommes. »
Le roi dit que cela était à sa disposition. Âsmundr fit transporter ses
biens de son bateau, on leur fournit une résidence convenable pour les y
garder, d'ordinaire Âsmundr buvait dans la halle du roi. Il était, lui et ses
hommes, bien considéré.
5. Voirjarl*.
6. « Terre franche»: frùJ!and, c'est-à-dire un pays où les vikings pouvaient vivre en paix.
Saga d'Egiil le Manchot et d'Asmundr Meurtrier des Berserkir <JH5
3. DEgill le Manchot
7. Les nains sont ces créatures surnaturelles qui ne sont pas petits, ils ont la taille d'un
être humain normal, et ils vivent sous terre (car en fait, ce sont les morts), ils ont la répu
tation d'être des forgerons extraordinaires et sont très familiers de la magie.
986 Sagas légendaires islandaises
8. Voir fostbrϙralag *.
9. Typiquement, cette civilisation ne comptait pas en années mais en hivers.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 987
10. Arraché parce que les casques étaient faits, non de métal (et en tout cas, jamais avec
cornes!) mais de cuir bouilli.
11. Le détail n'est pas inédit, tout barbare qu'il soit: le fait est attesté dans d'autres
sagas, y compris celle d'Egill Skallagrîmsson. Le texte ne dit pas, en fait, «gorge», mais
«trachée artère» (barki).
12. Je comprends: que si on lui avait tranché la tête. Mais on peut aussi, l'auteur de
cette saga étant visiblement un clerc comme à peu près tous ses congénères, imaginer
qu'une allusion est faite à l'histoire biblique de Samson qui perdait toute sa prodigieuse
force si on lui coupait les cheveux!
988 Sagas légendaires islandaises
Pour Jol, le roi fit un banquet amical, le premier jour de J 61, le roi s' en
quit de savoir si quelqu'un était venu qui serait capable de lui dire ce qu'il
était advenu de ses filles, mais personne ne le pouvait. Le roi proclama
alors la stipulation qu'il avait déjà passée.
Egill dit: « Il ferait bon pour des hommes braves d'acquérir du bien. »
Après Jol, chacun s'en fut à ses foyers.
Dès que la mi-hiver fut passée, Egill et Asmundr mirent leur bateau à
flot et choisirent vingt-quatre hommes, celui qui était à la tête de ceux
qui restaient s'appelait Vîglogi, ils dirent qu'ils se mettraient à la
recherche des filles du roi et ne reviendraient pas qu'ils ne les aient trou
vées, vivantes ou mortes. Ils mirent à la voile sans savoir où ils devaient
aller. Ils explorèrent îles et récifs et contrées montagneuses et allèrent
ainsi tout l'été, en hiver, ils étaient arrivés dans le nord à J6tunheimr 13 ,
ils mouillèrent là au pied d'une forêt, y firent leur campement et tirèrent
leur bateau à terre.
Ils dirent à leurs hommes qu'ils séjourneraient là pendant l'hiver.
« Egill et moi, dit Asmundr, allons explorer ce pays et si nous ne sommes
pas revenus pour l'été, vous irez là où bon vous semblera. »
Ils se rendirent alors dans la forêt, y tirèrent des animaux et des
oiseaux pour se nourrir. Ils furent dans cette forêt des mois durant, ne
trouvant parfois aucune provende. Une fois, ils arrivèrent dans une val
lée. Il y avait là une rivière avec des berges basses dominées par une forêt
et des falaises. Là, ils virent force chèvres et des boucs gras. Ils rassemblè
rent ce bétail et s'emparèrent d'un bouc gras, disant qu'ils allaient
l'abattre, sur quoi ils entendirent crier en haut de la pente. Alors, toutes
les chèvres s'enfuirent et le bouc leur échappa. Ils virent une créature
vivante plus large que haute. Elle était plus qu'à mi-chemin de la lande.
Elle avait une voix aussi aiguë qu'une cloche et demanda qui avait l'au
dace de vouloir voler les boucs de la reine.
Asmundr dit: « Qui es-tu, toi, la belle et la séduisante, et où règne ta
reine?
- Je m'appelle Skinnefja, dit-elle, et ma mère, Arinnefja 14. C'est elle,
la reine, ici en Jotunheimr, et elle habite à peu de distance d'ici. Il vaudrait
mieux que vous alliez la trouver plutôt que de voler.
13. jotunn est« géant» (c'est l'un des noms que portent ces créatures monstrueuses, en
contexte magique comme celui-ci), Jiirunheimr est le Monde des Géants, donc le pays de
tous les périls, ce décor fait partie intégrante du décor fantastique des sagas légendaires.
14. On a déjà noté que la plupart des noms propres de ce texte, tant anthroponymes
que toponymes, ont un sens plus ou moins ésotérique. Ces deux créatures sont certaine
ment des oiseaux monstrueux, nejja signifie«bec», skinn- pourrait renvoyer à«tanné» et
arinn est décidément«aigle»! Soit Nez-tanné et Nez d'aigle.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 989
- Tu dis vrai » , dit Asmundr. Il prit alors une bague d'or et la donna à
Skinnefja.
«Je n'ose accepter, dit-elle, cela de toi car je sais que ma mère dira que
c'est un paiement pour entrer dans mon lit.
- Je n'ai pas coutume de reprendre ce que je donne, dit Asmundr,
mais nous accepterons què tu consentes à nous héberger. »
Puis elle s'en fut chez elle, trouver sa mère. La vieille 15 demanda pour
quoi elle était tellement en retard. Elle déclara avoir trouvé deux hommes
en quête d'hospitalité - «et l'un d'eux m'a donné cette bague en me
demandant de les loger pour la nuit.
- Pourquoi as-tu accepté cette bague d'or? dit-elle.
- Je pensais que c'était un paiement pour toi, dit Skinnefja.
- Pourquoi ne leur as-tu pas demandé de venir ici? dit la vieille.
- Je ne savais pas comment cela te plairait, dit-elle.
- Invite-les à venir ici » , dit la vieille.
Skinnefja courut aussitôt leur dire: «Ma mère vous invite à venir chez
elle. Autant vous préparer à donner les nouvelles, car dans l'ensemble elle
est fort curieuse de cela. »
Ils vont donc trouver la vieille. Elle leur demanda leur nom. Ils le
dirent en vérité. La vieille contemplait fixement Egill. Ils dirent qu'ils
n'avaient absolument rien mangé depuis sept jours. La vieille courut cher
cher du lait. Elle avait cinquante chèvres qui donnaient autant de lait que
des vaches. Elle possédait un grand chaudron qui admettait tout ce lait.
Elle avait aussi un grand champ de froment. Elle y prenait tant de farine
que cela suffisait, chaque jour, pour faire dans le chaudron le gruau dont
elles se sustentaient.
«Skinnefja, dit-elle, prends du petit bois et fais du feu qui brûle bien.
Ce ne sera pas bien les traiter que de leur faire seulement manger du
gruau.»
Skinnefja fit diligence. La vieille leur demanda de faire vite et de servir
la nourriture qui était déjà cuite. On apporta de la viande et des oiseaux.
La vieille dit: «Ne faites pas silence si l'on ne vous sert pas aussi bien
qu'on le devrait. Il faudra du temps avant que le gruau soit prêt, et dis
nous ta vie, Asmundr, puis ce sera au tour d'Egill, et je vous divertirai, en
guise d'ornements de table, de ce qui m'est arrivé, et je suis curieuse de
savoir quelle est votre famille et quelle est la raison de vos voyages. »
15. Ne doit pas nécessairement être pris de façon péjorative, le terme requis, kerling,
peut aussi bien signifier «la bonne femme» ou même tout simplement «la femme». J'ai
choisi « la vieille», que je maintiendrai d'un bout à l'autre de cette saga, parce que c'est éga
lement ainsi que les contes populaires modernes continueront de s'exprimer.
990 Sagas légendaires islandaises
6. D'Âsmundr et d'Ârdn
hommes jeunes à cette époque-là, et ils étaient tellement égaux que l'on
ne voyait pas de différence. Puis ils se mirent à lutter et il y eut de rudes
prises entre eux, mais on ne pouvait faire de nuance pour savoir qui était
le plus fort, et ils se séparèrent de sorte que tous deux étaient épuisés.
«Alors, Âran dit à Âsmundr: "Il ne faut pas que nous essayions de faire
assaut d'armes, car ce sera ·nous faire tort à tous deux. Je veux que nous
nous liions par serment de fraternité jurée: que chacun doive venger
l'autre et que nous possédions en commun notre bien, acquis ou non."
«Suivait leurs serments que celui qui vivrait le plus longtemps ferait
ériger un tertre à l'autre et y déposerait autant de bien qu'ils trouveraient
honorable. Ensuite, celui qui vivrait le plus longtemps resterait auprès du
mort trois nuits durant dans le tertre, puis s'en irait s'il le voulait. Ensuite,
ils mêlèrent leur sang et le firent couler ensemble, chose que l'on tint pour
des serments. Ârân lui offrit de venir aux bateaux avec lui et de voir la
splendeur de l'équipement. Et comme Âsmundr vivait alors en Jôtland
chez le jarl Ôttarr, le père de sa mère, il laissa Ârân en décider.»
7. Mort d'Ârdn
«Ils vont donc aux bateaux d'Ârân, c'étaient dix longs bateaux bien
équipés d'excellents hommes. Ârân donna à Âsmundr la moitié de
la troupe et des bateaux. Âsmundr demanda qu'ils cinglent jusqu'en
Hâlogaland, il voulait y emmener sa troupe et ses bateaux. Ârân dit qu'il
voulait d'abord cingler jusqu'à son propre pays puis venir ensuite en
Hâlogaland, que les gens du pays puissent voir qu'ils n'étaient pas des
mendiants. Âsmundr le pria d'en décider. Ils prirent ensuite la mer, et ils
eurent bon vent. Âsmundr demanda si le roi RôèHân n'avait pas d'autres
enfants.
«Ârân dit qu'il avait un fils qui s'appelait Herrauôr, de la fille du roi de
Hunaland 19 - "c'est un homme à la fois vaillant et populaire, il héritera
du pouvoir en Hunaland. Mon père a deux frères. Lun s'appelle Hra:rekr
et l'autre Siggeirr. Ce sont des berserkir*, il est difficile d'avoir à faire à eux
et ils ne sont pas tenus en faveur auprès des gens du pays. Le roi a grande
confiance en eux parce qu'ils font ce qu'il veut. Ils s'adonnent à des expé
ditions guerrières et rapportent des trésors au roi."
«On ne mentionne rien de leur expéuition avant qu'ils arrivent aux
ports du roi Rôôfân. Ils voient flotter là douze bateaux de guerre et deux
19. Le pays des Huns, encore un lieu mythique mais on voit que ce texte n'en est pas
avare.
992 Sagas légendaires islandaises
dreki20 si beaux qu'on ne voit pas leurs semblables. Étaient arrivés là deux
frères en provenance du Blokkumannaland21 . Lun s'appelait Bolabjorn et
l'autre, Vfsinn. Leur père était le jarl Gormr. Ils avaient tué le roi R6ôiân
et dévasté le pays en divers endroits, faisant grands ravages.
« Quand les frères jurés furent mis au courant de cela, ils firent sonner
le luôr*. Et lorsque les gens du pays furent avertis qu'Arân était arrivé, une
abondante foule vint à lui. Les vikings* se ruèrent vers leurs bateaux, com
mença à la fois rude bataille et sanglant combat, et il s'écoula un long
moment pendant lequel on ne put voir qui l'emportait. Arân sauta sur le
bateau de Bolabjorn et fit place nette, et tout cédait devant lui. Bolabjorn
se porta contre lui. Arân lui asséna un coup de taille sur son crâne nu,
mais son épée ne mordit pas, de la poussière vola de ce crâne et l'épée se
brisa en dessous de la garde. Bolabjorn frappa en échange le bouclier
d'Arân, et il le fendit d'un bout à l'autre, Arân reçut une srande blessure à
la poitrine. Il y avait une ancre sans manche sur le pont, Arân la souleva et
la précipita sur la tête de Bolabjorn, de sorte que la branche s'enfonça et
Aran le précipita par-dessus bord, et il sombra jusqu'au fond.
« Vîsinn bondit sur le bateau jusqu'à Asmundr et lui décocha deux
épieux en même temps. Asmundr interposa son bouclier devant l'un, il
transperça le bouclier et atteignit le bras devant le coude, de sorte qu'il se
fixa dans l'os. Lautre épieu, Asmundr l'attrapa en l'air et le renvoya sur
Vîsinn, il lui aboutit dans la bouche, si bien qu'il ressortit par la nuque
jusqu'au milieu du manche. Lépieu arriva dans le mât de sorte que la
lame s'y enfonça loin, et Vîsinn resta pendu là, mort. Après cela, les
vikings se rendirent mais Arân les fit abattre tous et précipiter par-dessus
bord, puis lui et les siens se rendirent dans la cité, les gens du pays firent
joyeux accueil à Arân, ses blessures furent pansées puis on donna à Arân le
titre de roi. Il proclama alors les conditions entre Asmundr et lui et il lui
donna la moitié de tout à parts égales.
« Il n'y avait pas un mois plein qu'ils étaient à la maison qu'un jour,
Arân mourut tout soudain alors qu'il déambulait dans sa halle. On ense
velit son corps selon leur coutume. Asmundr fit ériger un tertre pour lui
et plaça auprès de lui son cheval, sellé et bridé, ses étendards et toute son
armure, un faucon et un chien. Arân, complètement armé, était assis sur
un siège22 .
« Âsmundr fit transporter son siège dans le tertre et s'assit là. Le tertre
fut alors refermé. La première nuit, Arân se leva de son siège et tua le fau
con et le chien, et les mangea l'un et l'autre. La deuxième nuit, il se leva et
tua le cheval, le mit en pièces, se mit à le mâcher fortement et mangea le
cheval, de sorte que le sang lui coulait sur les mâchoires. Il offrit à
Âsmundr de manger avec lui, mais Âsmundr se tut. La troisième nuit,
Âsmundr fut pris de torpeur. Il ne se rendit compte de rien avant qu'Ârân
ne lui saisisse les oreilles et les lui arrache toutes les deux. Alors, Âsmundr
brandit sa sa:i* et décapita Ârân. Puis il prit du feu et brûla Ârân jusqu'à ce
qu'il ne fut que cendres, après quoi il alla à la corde23 • On le remonta et le
tertre fut refermé, et Âsmundr emporta les biens qui avaient été déposés
dans le tertre. »
« Peu après, Âsmundr tint un pinft avec les gens du pays et demanda
s'ils voulaient maintenir ce dont lui et Ârân s'étaient liés, mais les gens
réagirent diversement. Seuls, les hommes qu'Ârân avait donnés à
Âsmundr voulurent le suivre. Sur ce, ils vinrent à regarder la mer et ils
virent des hommes en bateau cinglant vers la terre, étaient venus là les
frères, les berserkir Hrxrekr et Siggeirr et tout le monde trouva cela mau
vais. Âsmundr leur offrit de se mettre à leur tête, mais il n'y en eut aucun
pour se dresser contre les frères. Âsmundr alla à son bateau avec ses
hommes.
« Quand les berserkir connurent les événements qui étaient advenus là,
ils réclamèrent pour eux le pays tout entier. Âsmundr leur dit l'accord par
ticulier qu'Ârân et lui avaient passé et que la moitié du pays lui revenait.
Les berserkir lui ordonnèrent de s'en aller s'il voulait garder la vie.
Âsmundr offrit de se battre en combat singulier contre chacun d'entre
eux, à son gré, et de se soumettre ce pays, mais ils s'y opposèrent en
hurlant, ordonnèrent aux gens de s'armer et bataille éclata entre eux.
Âsmundr avait une troupe moins nombreuse et les gens du pays n'osèrent
pas lui prêter secours. Tous les hommes d'Âsmundr furent abattus et on
s'empara de lui. Le soir était venu24. Ils convinrent que le lendemain
tionnées ici étaient bien de rigueur. Le seul détail un peu insolite, sans doute, est ces éten
dards qui dénotent visiblement des influences «méridionales».
23. Par laquelle, évidemment, il est descendu dans le tertre, bien que cela ne nous soit
pas dit.
24. La règle était que l'on ne devait pas commettre de meurtre la nuit.
994 Sagas légendaires islandaises
25. Il n'est pas exclu que cette coutume ait existé, Ôôinn, qui n'était pas dieu de la
guerre, étant censé présider à la victoire, en effet, comme l'indique son surnom: Sigtyr,
dieu de la victoire. Il n'est pas interdit non plus de penser que les sacrifices humains pro
pitiatoires aient pu faire partie des coutumes dans un passé très reculé.
26. Le guindeau est un petit cabestan servant à lever une ancre.
27. J'ai voulu traduire littéralement: tremper du lard ou du jambon ou du porc dans le
chou, la sauce aux choux, signifie déguster une friandise!
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 995
« Le début de ma saga, dit Egill, c'est qu'il y avait un roi appelé Hringr.
Il régnait sur les Smaland30 . Sa femme s'appelait lngibjorg. Elle était fille
du jarl Bjarkmarr de Gautland31 • Hringr et lngibjorg avaient deux
enfants. Leur fils s'appelait Egill et leur fille, /Esa. Egill grandit dans la
28. Le texte dit: «saga», de même que par la suite. Ce trait est précieux car il permet
d'établir que le terme est polyvalent.
29. On n'a pas oublié qu'à la fin du chapitre 5, «la vieille» a demandé à Asmundr de
raconter sa vie. li s'est donc exécuté!
30. Ce terme est obscur. Il ne peut s'agir, bien entendu, du Smaland suédois qui n'a rien
de légendaire. Si on le prend au singulier, Smaland donc, ce peut avoir été une province de
Danemark, sans que l'on puisse préciser laquelle. Si on le met au pluriel, smdliind, littéra
lement«petits pays», le terme pourrait s'appliquer à un archipel, à un ensemble de petites
îles comme la Scandinavie en possède bon nombre.
31. Même ambiguïté que pour la note précédente. Il peut s'agir d'un territoire réel,
Gôtaland selon une autre lecture, qui s'étendait de la Suède centrale à la Norvège cen
trale. Mais il peut aussi bien s'agir du pays des Gots (à écrire sans h) qui, à l'époque de la
996 Sagas légendaires islandaises
hiriJ* de son père jusqu'à ce qu'il eut douze hivers. C'était un homme qui
faisait l'important, et ingouvernable, impétueux et querelleur32 • Il se lia
de camaraderie avec de jeunes garçons, se rendant en forêt pour tirer des
animaux et des oiseaux. Il y avait un grand lac dans la forêt, dans lequel il
se trouvait de nombreuses îles. Egill et ses camarades s'y rendaient tou
jours à la nage car ils avaient pris l'habitude de pratiquer des exercices
physiques.
« Une fois, Egill discuta avec eux pour savoir lequel pourrait nager le
plus loin dans ce lac, car le chemin pour aller à l'île qui était le plus loin de
la terre était si long qu'on ne la voyait pas à moins de grimper pour cela
dans un arbre altier. Ils se mirent donc à l'eau, ils étaient trente en tout.
Devait rester quiconque ne se fiait pas à aller plus loin. Ils se mettent donc
à l'eau et certains détroits entre les îles étaient fort larges. Egill était le plus
rapide à la nage, personne ne pouvait le suivre. Et lorsqu'ils furent arrivés
loin de la terre, il survint un brouillard si sombre qu'aucun ne voyait
l'autre, et le vent se fit glacé. Ils s'égarèrent tout en nageant et Egill ne sut
pas ce qu'il était advenu de ses compagnons. Il erra dans l'eau deux jours
et deux nuits. Il parvint alors à terre, il était tellement épuisé qu'il dut
ramper pour monter à terre et il cueillit de la mousse pour s'en couvrir, il
resta étendu là toute la nuit et au matin, il avait suffisamment chaud.
« Sortit alors de la forêt un grand géant. De la main, il s'empara d'Egill
et dit: "C'est bien, Egill, que nous nous soyons rencontrés ici. Je te donne
le choix entre deux conditions, l'une, que je te tue, sinon, que tu gardes
mes chèvres tant que je vivrai et que tu me le jures."
« Egill ne tergiversa pas car il s'agissait de se tirer d'une mauvaise passe.
« Ils allèrent alors pendant maintes journées jusqu'à ce qu'ils arrivent à
une caverne que le géant avait comme résidence. Le géant possédait huit
cents boucs33 et force autres capridés. Il procédait aux abattages de telle
sorte qu'ils ne soient jamais moins nombreux. Egill prit la garde du bétail,
et les chèvres étaient indisciplinées. Il en alla ainsi longtemps. Mais lors
qu'Egill eut été là douze mois, une fois, il s'enfuit. Dès que le géant s'en
aperçut, il se mit à sa poursuite car il savait tant de choses qu'il suivait les
traces autant en mer que dans la neige. Le géant le découvrit dans une
caverne. Il était parti quatre jours.
rédaction de notre saga, était déjà un lieu mythique. Étant donné le contexte légendaire
dans lequel évolue toute cette histoire, c'est probablement cette dernière éventualité qui
serait préférable.
32. Ne nous hârons pas de projeter sur cette courte phrase les élucubrations de nos
pseudo-psychologues actuels en mal de pédagogie adolescentine ! Ce portrait en quatre
mots est des plus élogieux et trndrait à brosser le portrait du futur héros par excellence.
33. Voir hundrail *.
Saga d'Egi!L le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 997
« Le géant dit qu'il s'était conduit plus mal qu'il ne l'avait stipulé. "Tu
vas maintenant, dit-il, avoir ce qu'il y a de pire pour toi."
« Puis il prit deux pierres, chacune pesait une demi-mesure34. Il les fixa
par des liens de fer aux pieds d'Egill et dit qu'il devait tirer cela. Ce tour
ment, Egill l'endura sept hivers, et le géant prenait tellement garde à soi
même qu'Egill ne vit jamàis l'occasion de le tuer.»
« Une fois, il se fit qu'Egill s'en fut chercher ses chèvres. Il trouva un
chat dans la forêt. Il parvint à l'attraper et l'emporta à la maison. Il arriva
tard le soir. Le feu était couvert de cendres blanches. Le géant demanda
pourquoi il était rentré si tard à la maison et Egill déclara qu'il n'était pas
facile de marcher, les chèvres se précipitant alentour.
« "Je m'étonne, dit le géant, que tu trouves ce que tu cherches dans
l'obscurité.
«- Ce sont mes yeux d'or qui en sont cause, dit Egil!.
«-As-tu d'autres yeux que ceux que j'ai vus? dit le géant.
« - Certes, dit Egil!.
«- Montre-moi, dit le géant, ces trésors.
«- Ne me les prends pas, dit Egil!.
«- Je n'en tirerais aucun profit, dit le géant.
«- Ils ne servent à rien, dit Egill, si je ne m'en occupe pas."
« Puis Egill défit son manteau. Le géant plongea alors le regard dans les
yeux du chat au-dessus du feu, ce fut comme si des étoiles brillaient.
« "Voilà des objets de grand prix, dit le géant, veux-tu me vendre ces
yeux?
«- Je suis bien mal pourvu, dit Egill, mais si tu veux me donner la
liberté et me libérer de mes chaînes, je te remettrai les yeux.
«- Vas-tu les disposer de telle sorte, dit le géant, que j'en tire profit?
«- Je vais essayer, dit Egill, mais tu vas avoir mal dans les muscles, dit
Egill, pour supporter cette opération, car il va falloir que je te lève bien
haut les paupières pour les fixer là où ils doivent être. Tu devras toujours
les enlever quand le jour viendra et ne pas les mettre avant qu'il fasse
sombre, et je vais t'attacher ici au pilier.
«- Alors, tu vas me tuer, dit le géant, et c'est une action infâme.
«- Je ne le ferai pas", dit Egil!.
34. Très difficile d'évaluer cette précision; Le va;tt, que je rends par mesure, a certaine
ment eu une valeur variable selon les temps et les lieux, a pu peser quarante livres anglaises.
998 Sagas légendaires islandaises
« "Je vais tenir parole, dit Egill, je ne te tuerai pas. Tu vas vivre dans les
tourments et verras le pire de tes jours venir à toi."
« Ils se quittèrent, et Egill s'en alla. Il resta dehors dans la forêt. Lorsqu'il
en sortit, il y avait devant lui quelques bateaux vikings. Celui qui les diri
geait s'appelait Borgarr. Egill se joignit à leur troupe et se révéla le plus
vaillant des hommes. Ils furent en expédition guerrière en été. Ils se batti
rent dans les Svîasker36 contre le berserkr qui s'appelait Glammaor. Il avait
une arme de choix, une hallebarde37 capable de choisir un homme dès
qu'elle connaissait son nom. Dès le tout début de la bataille, Glammadr
sauta sur le bateau de Borgarr et le transperça de sa hallebarde. Egill était
auprès et il avait brisé son épieu de telle sorte que le fer était détaché.
Il brandit le fragment du manche de son épieu et atteignit l'oreille de
Glammadr de sorte que celui-ci vola par-dessus bord, Glammadr coula
ainsi que sa hallebarde et ni l'un ni l'autre ne remonta ensuite. Alors, les
vikings se rendirent. Ils firent d'Egill leur chef et il choisit trente-deux
hommes38 parmi eux. Egill fit des ravages sur la Route de l'Est39 et il se
passa maintes choses dans son voyage.»
« Une nuit, Egill mouillait dans un certain port et il n'eut pas de vent
favorable pour mettre à la voile. Il se rendit à terre, tout seul. Il arriva à
une clairière dans la forêt. Il vit là, sur une colline, un grand géant et une
jlagô*. Ils luttaient pour une bague d'or, elle était dépourvue de force en
face de lui, et il la traitait pitoyablement et l'on pouvait contempler son
sexe4° car elle était court vêtue. Elle tenait l'anneau du mieux qu'elle pou
vait. Egill assena au géant un coup qui arriva dans l'épaule. Le géant fit
volte-face et l'épée descendit le long du bras en enlevant le biceps, et
36. Sker =«rocher», Svia renvoie à Suédois. Il s'agit sans doute de récifs qui se trouvent
dans le lac Malar, aujourd'hui près de Stockholm (qui n'existait pas à l'époque).
37. Le motif de la hallebarde magique est banal dans la littérature de sagas et déborde
même du cadre des sagas légendaires: il y en a une, célébrissime, dans la Saga de Njdll le
brülé qui est la plus connue des sagas dites des Islandais.
38. Le texte dit expressément: douze et vingt, je ne sais que faire de cette précision!
39. Cette précision est précieuse: les vikings e-npruntaient divers itinéraires que nous
connaissons bien. Voyez Les Vikings. Histoire, mythes, dictionnaire, article «Itinéraires des
vikings». La«Route de l'Est» (austrvegr') s'appliquait à l'itinéraire qui partait du fond du
golfe de Finlande pour aller, par le lacis des fleuves russes, jusqu'à Constantinople. Elle
était fort fréquentée par les vikings, notamment suédois qui étaient appelés varègues
(vtRringjar) en l'occurrence.
40. Ce type de détail est rarissime dans la littérature de sagas!
1000 Sagas légendaires islandaises
41. Il est intéressant de noter que le texte porte ici tEjintyr, qui est le latin adventura,
avec le sens de conte, histoire, récit peu banal, mais tout à fait différent de«saga» que nous
avons vu plusieurs fois et qui est également«histoire».
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1001
42. Il est remarquable qu'ici, le texte ne donne pas ce mot comme un nom propre, de
la même façon que dans les chapitres précédents. Il y a donc une sorte de banalisation, si
l'on peut dire, de ce motif.
43. Ces deux mentions sont fort intéressantes: «couverts de tourbe» parce qu'on les a
enterrés dans ces sols marécageux qui étaient la norme dans le Nord; voir troll*.
44. Voir hneftafl*.
45. Il n'y a pas à s'abuser sur ce passage, si ce n'est qu'une fois de plus, le clerc qui rédige
cette saga se dévoile. Nous n'avons pas d'exemple de pareilles offrandes faites aux dieux à
des fins ainsi intéressées.
46. Ce n'est donc pas la première fois que nous relevons ici ce type d'allusions sexuelles.
1002 Sagas légendaires islandaises
dans une faille de rocher, je lui disloquai la jointure des hanches et nous
nous quittâmes de la sorte. La deuxième bondit sur moi et me donna du
poing sur le nez, me le cassant, et depuis, cela paraît une petite tare, suivi
rent trois dents mais je lui saisis les seins et les lui arrachai tous les deux
jusqu'en bas de la poitrine. Suivirent la chair du ventre et les entrailles.
Alors, la troisième se rua sur moi, c'était la moins importante. J'avais l'in
tention de lui extirper les yeux comme à la première mais elle m'emporta
deux doigts d'un coup de dents. Je lui fis alors un croc-en-jambe et elle
tomba à la renverse. Elle demanda grâce mais je dis qu'elle n'aurait pas la
vie à moins qu'elle ne me remette la table de jeux tout entière, et elle ne
tarda pas. Je la remis debout et elle me donna, lorsque nous nous quit
tâmes, un verre47, et il a la propriété que quiconque y regarde doit être tel
que je le veux, et si j'en ai envie, je peux rendre aveugle celui qui y regarde.
«Je descendis donc dans l'abîme, chercher le manteau. Je trouvai alors
le chef des ténèbres. Lorsqu'il me vit, il me proposa de l'épouser. Il me
sembla que ce devait être Ôôinn car il était borgne48 • Il me proposa de
prendre possession du manteau si je voulais accomplir pour cela de le
chercher là où il était. Il fallait sauter par-dessus un grand feu. Je couchai
d'abord avec Ôôinn puis sautai par-dessus le feu, et j'obtins le manteau,
depuis, je n'ai plus de peau sur tout le corps. Je revins chez moi dans cet
état. Je trouvai Hringr et Ingibjorg et leur remis les objets de valeur et
nous ne nous quittâmes pas avant que j'aie juré de ne jamais tirer ven
geance de cela. Je revins chez moi mécontente de mon affaire, et je me
rappellerai la fille de Gautland tant que je vivrai, des jeux insignifiants
avec mes frères je parlerai ensuite, et où en est le gruau, fille?
. - Je crois qu'il est à point, dit-elle.
- Alors, apporte-le ici» dit la vieille.
47. Le texte est parfaitement ambigu. Il porte gler, qui est «verre» dans le sens banal.
Mais cette acception est récente. Le contexte tout à fait magique de la saga que nous
sommes en train de lire autoriserait une autre version qui renverrait à l'ambre, cette résine
fossilisée qui se trouve en abondance dans les mers Baltique ou du Nord, qui fait toujours
aujourd'hui la matière de très beaux bijoux fort appréciés des dames, et qui était l'un des
articles de vente préférés des vikings, ces commerçants de luxe - parce qu'elle était censée
posséder des vertus magiques: le fait est que l'ambre a des capacités électro-magnétiques, si
on en frotte un caillou sur un tissu de laine, il est ensuite susceptible d'attirer, comme un
aimant, des brindilles, des fragments de laine, etc.. Notons que Tacite déjà, dans sa Ger
mania, ch. 45 (Ier siècle de notre ère), parle en effet d'ambre (succinum en latin) «quod ipsi
(c'est-à-dire les Germains) gl.esum vocant». Étant donné l'alternance ris, nous pouvons lire
g!tes en effet, ou g!ter, gler. En tout état de cause, ce «verre» est magique ici, bien entendu.
48. C'est en effet ainsi qu'il est décrit: il a accepté de perdre un œil, qu'il a engagé dans
la source du géant Miroir (dont le nom signifie «mémoire») afin d'acquérir la science des
choses suprêmes.
1004 Sagas légendaires islandaises
Puis ils terminèrent leur repas, et on trouva un lit aux frères jurés, et ils
passèrent la nuit à dormir.
49. Rappelons que notre auteur aime les diminutifs: nous avons déjà vu comment
Brynhildr devient Hildr, de même, Hertryggvi devient Tryggvi.
50. Le mobilier ne comportait pas de tables fixes. On fixait dans des trous prévus à cet
effet dans le sol des tables amovibles pour manger, après quoi on les retirait.
Saga d'Egi!l le Manchot et d'Asmundr Meurtrier des Berserkir 1005
nier lieu, la vieille prit une cassette. Elle l'ouvrit et l'on sentit un bon
arôme: Egill reconnut là sa main et la bague qui allait avec elle. Il lui
parut que la main était brûlante, et elle fumait, et les veines embaumaient.
La vieille dit: « As-tu tant soit peu l'impression de reconnaître cette
main, Egill?
- Certes, dit Egill, et 'je reconnais cette bague d'or que ma mère me
donna, et comment es-tu parvenue à posséder cette main?
-Je peux te le dire, dit la vieille. Gautr, mon frère, vint me voir et me
réclama la bonne bague d'or que je ne voulus pas lui remettre. Quelque
temps après, alors que ma fille allait garder les chèvres, il vint à elle et lui
donna une boisson qui la fit crier sans cesse, ce dont elle ne devait jamais
se consoler avant que je ne lui remette la bague sur le monticule où elle
gisait. Mais alors que j'apportais la bague, Gautr survint et voulut me la
prendre, mais je résistai, et il y eut grande lutte entre nous. Mais au
moment où il s'en fallait de peu que je lâche la bague, un homme sortit de
la forêt et il me parut semblable à toi, Egill. Il assena un grand coup au
géant, mais celui-ci lui trancha la main, et ensuite ils coururent jusqu'à la
forêt, je ramassai la main et je l'ai gardée depuis, je l'ai mise avec des
herbes guérisseuses de façon qu'elle ne puisse mourir. N'es-tu pas d'ac
cord, Egill que tu dois avoir été cet homme-là, et si tu oses me laisser rou
vrir ta blessure, je vais essayer de greffer la main sur le bras.
- Je trouve que c'est un petit risque», dit Egill.
Puis elle prit la douille de l'épieu d'Egill et engourdit la main, et Egill
ne ressentit aucune douleur quand elle soigna le moignon. Ensuite, elle
posa dessus des herbes guérisseuses et l'enveloppa de soie et le maintint
fermement tout le jour. Egill découvrit alors que la vie revenait dedans.
Puis la vieille le mit au lit en disant qu'il devait rester là jusqu'à ce qu'il
soit guéri. Au bout de trois nuits, Egill était guéri et la main n'était pas
moins roide que si elle était saine et entière, et c'était comme si un fil
rouge avait été passé autour.
Ils demandèrent alors à la vieille quel conseil elle leur donnait, et elle
leur dit de rester là en attendant la noce, « il y a ici à peu de distance mon
suivant qui s'appelle Skroggr, et si nous parvenons à circonvenir les frères,
je trouverais bon que nous en jouissions.»
Le temps passa jusqu'àJ61.
Il faut dire maintenant que les frères, Gautr et Hildir, firent convoquer
un ping. Y vinrent des gens de tout le Jëitunheimr. Il y avait là aussi
1006 Sagas légendaires islandaises
Skroggr, car il était logmaiJr 51 des trolls, et l'on amena là les filles du roi
ainsi que les joyaux qu'elles avaient faits. Brynhildr avait fait un tissu. Il
avait la propriété de pouvoir vous emporter dans les airs et descendre là où
l'on voulait. On pouvait y transporter un grand fardeau. Bekkhildr avait
fait une chemise52 sur laquelle les armes n'avaient pas prise et celui qui la
portait ne pouvait s'épuiser à la nage.
On disputa pour savoir laquelle des sœurs était la plus habile. La chose
fut soumise au jugement de tous les trolls, mais ils ne furent pas d'accord
et s'en remirent au jugement de Skroggr le Logmaôr, et il décida que
Brynhildr était la plus belle et que le tissu était plus habile - « et donc
Gautr sera roi et épousera Brynhildr, chacun devant gouverner la moitié
du pays. »
Le ping fut dissous de la sorte. Les frères invitèrent les chefs à leurs
noces, ainsi que les gens qui avaient le plus d'importance.
Skroggr s'en vint à la maison dit à la vieille le jugement qui avait été
porté au ping et quand la noce devrait avoir lieu. Puis ils conversèrent
longtemps et elle lui dit qu'elle voulait assister les frères, lui demandant de
se préparer avec une foule de gens sans parler de tout ce dont ils auraient
besoin, et Skroggr déclara qu'il en serait ainsi.
Et en ce qui concerne la noce qui devait avoir lieu, la vieille se prépara
à partir de chez elle accompagnée des frères jurés. Lun est censé s'appeler
Fjalarr et l'autre, Frosti. La vieille les fit regarder dans le verre, ils eurent
l'air si grands qu'ils étaient semblables à des trolls, et ils étaient beaucoup
plus beaux que les autres hommes. Elle leur remit des vêtements hono
rables, ils les mirent et vinrent là où les frères régnaient. Lendroit s'appe
lait Gjallandibrû53 . Ils siégèrent alors au banquet. La vieille entra dans la
caverne et chacun regarda autrui. Elle alla se présenter à Gautr et lui fait
de belles salutations.
Il fit bel accueil à ses salutations et dit: « Voilà une nouveauté, que tu
viennes nous rendre visite. »
Elle répond: « Il n'en va pas comme d'habitude. Entre nous, il y a eu
quelque froideur jusqu'ici et je ne cache pas en être la cause. Je vois main-
51. J'ai laissé le terme qui figure dans le texte, car il est clair que l'auteur fait une
erreur ou qu'il extrapole. Logmaôr s'applique à un juriste, un avocat si l'on veut ou un
dignitaire chargé de la récitation des lois, c'est le sens qu'aura le mot en Islande indépen
dante. Il peut alors désigner une manière de président du ping, ce qui pourrait être l'ac
ception retenue ici.
52. Ou une sorte de tunique.
53. Il est évident que, depuis quelques chapitres, l'auteur fait état de ses connaissances
«mythologiques». Gjallarbni est le pont magique qui relie notre monde au monde souter
rain, il «crie» (verbe gjalla) lorsqu'un être vivant le franchit.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1007
54. Une fois encore, j'ai voulu maintenir la littéralité de la formule: le « cadeau du
banc» (bekkjargjof) était le présent que le marié faisait à la mariée lors des fêtes de la noce.
La mariée siégeait conventionnellement sur un banc particulier.
55. Dumbshaf s'applique, en général, aux mers arctiques.
56. Voir skdli*.
1008 Sagas légendaires islandaises
11. De la noce
Le roi Tryggvi se réjouit de les voir ainsi que ses filles. Ils remirent au
roi force trésors, et lui dirent toute la véritt' sur leurs expéditions. Le roi les
remercia abondamment de leurs expéditions. Peu après, il fit convoquer
57. C'est la deuxième fois que cette notion nous est donnée. Rappelons que le bateau
viking ne remontait pas au vent, c'était l'une de ses faiblesses, aussi devait-il impérative
ment attendre qu'un vent favorable se lève pour qu'il puisse quitter son mouillage.
JOJO Sagas légendaires islandaises
58. Deux remarques: pour revenir sur une observation qui a souvent été faite dans ces
notes, la science mythologique de l' auteur est claire. Il existe, dans les poèmes héroïques de
!'Edda un nain magique qui fait aussi figure de forgeron merveilleux, et qui s'appelle
Reginn.
Quant à la «poignée» de l'épée, l'épée viking comportait, évidemment, une longue
lame dominée par deux gardes horizontales et parallèles entre lesquelles se situait ce que je
rends ici par «poignée», meôalkafli en vieil islandais.
59. Une fois encore, l'auteur plagie ce qu'il a lu dans les récits courtois. Car il est raris
sime de voir mentionnés des instruments de musique et la mention de courtisan (hofmaôr)
ne s'accorde pas à ce dont nous avons l'habitude dans une saga légendaire du type de celle
ci ! Il est vraisemblable que par «courtisan», l'auteur veut signifier des gens de bonne
condition!
Saga d'/;'gill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1011
60. Difficile de dire la valeur d'un skippund: il s'agit d'un poids très lourd, une tonne
peut-être?
1012 Sagas légendaires islandaises
vers l'est en Gautland, Egill leur fit bel accueil ainsi que le roi Hringr.
Herrauôr fit part de son message et demanda en mariage _A<_sa, on fit
bonne réponse à ces propos, et elle lui fut mariée avec une dot honorable.
On célébra aussitôt leurs noces et elles se déroulèrent bien.
Ce banquet achevé, Egill et Herrauôr cinglèrent sur la Route de l'Est,
pour Asmundr, il devait avoir le pouvoir sur Gautland, dès que le roi
Hringr ferait défaut. Mais lorsqu'ils arrivèrent en Tattariâ, le roi Tryggvi
était mort et Egill fut choisi là pour roi, lui et Bekkhildr habitèrent là
ensuite, pour Herrauôr, il siégea dans son royaume ensuite et ils ne se ren
dirent pas dans le nord de là par la suite.
Asmundr s'en fut chez lui en Hâlogaland et il régna là longtemps. Son
fils s'appelait Armoôr. Il épousa Eôny, fille du roi Hâkon fils de Hâmundr
de Danemark, une grande famille descend de là. Ce fut cet Armoôr que
tua Starkaôr le Vieux61 dans son bain, ce fut son tout dernier méfait.
Brynhildr ne vécut pas longtemps, Asmundr se maria ensuite et
épousa la fille du roi Soddân de Serkland62, il dut célébrer ses noces sur
un bateau parce que l'on voulait le trahir, Asmundr fit donc faire le
bateau qui s'appelait Gnoô63, ce bateau a été le plus grand qui fût, que
l'on sache, au nord de la mer de Grikkland64 . À cause de ce bateau,
Asmundr reçut un surnom et fut appelé Gnoôar-Asmundr, il est tenu
pour avoir été le plus grand des anciens rois qui n'ont pas gouverné de
vastes pays. Il périt au large de Hlésey65 et avec lui plus de trois milliers
d'hommes66, et l'on dit que ce fut Ôôinn qui le transperça de sa lance67
61. C'est un très grand héros qui intervient dans force récits légendaires, notamment
dans la Saga de Gautrekr où il nous est donné pour un grand poète et présenté comme
faiseur de rois (voir plus haut, p. 512 et suivantes). Saxo Grammaticus aussi, dans ses
Gesta Danorum, lui fait une part importante.
62. Il était inévitable, dirons-nous, que le Serkland figurât dans cette saga dont le lec
teur aura noté la prédilection qu'elle professe pour l'Orient et le Proche-Orient, terres de
légendes, surtout vues du Nord! Le Serkland doit, sans doute, désigner un pays situé dans
les environs de la Turquie actuelle. Serk- peut renvoyer à Sarrazin ou au latin serica, la soie,
qui était l'une des marchandises de luxe véhiculées par les varègues (ainsi s'appellent les
vikings lorsqu'ils opèrent à l'est). Les lignes qui suivent, dans notre texte, vont dans le sens
de l'interprétation avancée ici. Pour Soddan, parfaitement inconnu d'autre part, son nom
semble bien, lui aussi, fabriqué, et pourrait renvoyer à notre «sultan», tout platement!
63. La coutume était bien établie de donner un nom à un bateau, surtout s'il était
exceptionnel. Nous avons de nombreux exemples du fait, notamment le Grand Serpent,
Ormr inn mikli, du roi norvégien Ôlâfr Tryggvason.
64. Grikkland est la Grèce, Mer de Grikkland, Grikklandshaf, doit être la Mer Egée.
65. Qui est une île, La:s0, danoise en effet.
66. Ce chiffre est totalement fantaisiste, s'il faut le préciser.
67. Voici la dernière allusion mythologique que se permet notre auteur. Ôôinn est en
effet armé d'une lance dont il tue les hommes qu'il veut avoir avec lui dans la Valholl* !
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1013
lorsqu'il sauta par-dessus bord, pour GnoiJ, il coula jusqu'au fond avec
toute sa cargaison, depuis on n'a rien retrouvé de lui, non plus que de
son équipage ou de sa cargaison.
Et nous achevons là cette saga.
SAGA DE STURLAUGR I]NDUSTRIEUX
T ous ceux qui sont informés en vérité des nouvelles savent que les
Turcs et les Asiatiques s'établirent dans les pays du Nord2 • Prit son
origine alors cette langue qui ensuite se répandit par tous les pays. Le chef
de ce peuple s'appelait Ôôinn, c'est à lui que les gens font remonter leur
lignage.
En ce temps-là régnait sur le Prândheimr en Norvège le roi qui s'appe
lait Haraldr Bouche d'or. Il avait épousé une reine. On ne mentionne pas
leurs enfants. Il y avait dans son royaume le Jarl* qui s'appelait Hringr. Il
siégeait au bord de la mer à Kaupangr3 • Il avait une fille qui fut appelée
Asa la Belle, car elle surpassait toutes les jeunes filles de son temps comme
l'or rouge surpasse le laiton ou comme le soleil, les autres corps célestes.
Lhomme puissant qui régnait sur le district4 de Naumudalr s'appelait
Ingôlfr. Il avait le fils qui s'appelait Sturlaugr. Celui-ci fut de bonne heure
de très grande taille, les cheveux blonds et l'épiderme de même, courtois
en toutes manières et son corps tout entier était bien formé, affable en
propos vis-à-vis de ses hommes, de caractère facile et prodigue de son
argent, aussi était-il très populaire. Il s'adonnait au tir à l'arc et à la nata
tion et à toutes les sortes d'exercices physiques. lngôlfr, son père, avait sa
résidence à la ferme qui s'appelle Skartastaôir. C'était le plus magnifique
des hommes et il avait quantité de gens chez lui. Il possédait une
deuxième demeure dans l'île qui s'appelle Njarôey, il y avait, là aussi,
quantité de monde et il possédait encore quatre autres belles demeures.
1. Les titres ainsi que la division en chapitres sont tirés de l'édition islandaise moderne
(Guôni Jônsson, ci-dessus p. 22) qui est fidèlement suivie ici, ils ne figurent pas dans l'ori
ginal. Guôni Jônsson suit assez fidèlement la version A de cette saga.
2. Par Turcs, il faut vraisemblablement entendre Grecs. D'autre part, c'est une vieille
légende qui a parfois été entérinée par les commentateurs des siècles précédents, que les
Nordiques venaient d'Orient ou du Proche-Orient. Même !'Islandais Snorri Sturluson
(1178-1241), dans son Edda dite en prose, fait venir le dieu Ôôinn d'Asie et établit une
relation entre les dieux Ases et l'Asie! Il va sans dire que cette «filiation» ne résiste pas à
l'analyse.
3. Le nom commun kaupangr s'applique à un marché, une cité commerçante.
4. Voirfylki*.
1020 Sagas légendtlircs islandaises
2. De Véfreyja
5. Voir fostbrœoralag *.
6. Comme toujours dans les sagas de ce genre, il faut prendre garde aux noms. Vé est
un haut-lieu sacré où, peut-être, on se livrait aux opérations du culte - voyez l'actuelle ville
danoise d'Odense qui est un ancien Ôdins-Vé, lieu sacré consacré à Ôôinn. D'autre part,
Freyja est aussi le nom de la grande déesse vane! Ces précisions ne sont pas gratuites: on
va voir que la magie préside à bon nombre de péripéties de cette saga et que Véfreyja ne
porte pas un nom innocent à cet égard!
7. Il faut prendre garde au texte, «savant», ici, signifie « versé dans la magie», «ayant
des connaissances ésotériques».
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 1021
mais cependant, lorsque quelque chose se passait vers son enclos, elle le
voyait, car peu de choses la prenaient à l'improviste. Asa la Belle fut là
comme enfant adoptive tant qu'elle fut jeune et elle apprit là le savoir
magique. Véfreyja l'aimait beaucoup et réciproquement.
Ce qu'il faut dire ensuite, c'est que la reine du roi Haraldr tomba
malade et mourut. Cela fut tenu pour un grand dommage par le roi, car il
se faisait fort vieux maintenant et il s'affligeait fort du trépas de sa femme.
Les conseillers du roi et les gens de sa hirô* lui dirent qu'il était judicieux
de demander en mariage une femme pour qu'elle devînt reine - « et cela
pourra vous divertir du trépas de votre épouse et il ne faut pas vous affli
ger plus longtemps.»
Le roi dit: « Où dois-je demander une femme en mariage? »
Ils dirent: «Je jarl Hringr a une fille qui s'appelle Asa. C'est elle que tu
peux épouser si tu le veux, comme il te plaira. »
Le roi dit qu'il en serait ainsi, ils préparent leur voyage avec cent vingt
hommes.
Ils chevauchent donc jusqu'à ce qu'ils rencontrent le jarl Hringr: il
était dehors et des hommes étaient train de jouer devant lui. Le roi che
vaucha si rapidement que les gens se dispersèrent en deux directions. Le
roi donna le choix entre se fiancer la fille du jarl sinon il le tuerait là sur
ie-champ.
Le jarl dit: «Allons au pavillon d'Asa et parlons-lui, de sorte que nous
sachions quelles réponses elle fera.
- Non, dit le roi, je ne veux pas être un prétendant attendant une
réponse de ta fille, choisis rapidement l'un ou l'autre parti. »
9. Voici un motif qui deviendra la règle chez les commentateurs modernes des expédi
tions vikings, comme le Suédois E. Tegnér dans sa célèbre Saga de Frithio/(1825). Inutile
de préciser que la réalité fut totalement opposée.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1023
10. Lorsque cela ne choque pas trop le puriste, j'ai souvent maintenu les changements
de temps qui sont caractéristiques de ce style.
1024 Sagas légendaires islandaises
Le jar! réfléchit à cela et pense sarnir que ce choix n'est pas bon, il choi
sit de vivre, pensant que rien de bon ne pourrait advenir. Il considère que
peu importe que le roi et Kolr aient maille à partir, et il renonce donc aux
fiançailles.
Kolr dit: « Dis au roi Haraldr que je le provoque en duel dans l'est au
bord de la Gautelfr11 dès que la mi-hiver sera passée. Aura la fille celui qui
remportera la victoire, et s'il ne vient pas ni n'ose se battre, qu'il porte le
nom d'infâme envers tout homme, tant qu'il vivra. Et au revoir, sire!»
Puis Kolr fit faire demi-tour à son cheval et s'en fut, estimant avoir
bien agi.
Le jar! fut fort mécontent de son lot et resta assis quelque temps, puis
il se leva, alla au pavillon de sa fille, s'assit près d'elle et il pouvait à peine
parler.
Âsa dit: « Es-tu malade, mon père?»
Le jar! dit: « Mieux vaut être malade et mourir soudain que de subir
une honte telle que de devoir marier de force sa fille.»
Âsa dit: «À qui suis-je mariée maintenant?»
Le jar! dit: « Il s'appelle Kolr le Rusé. »
Elle dit: « Les choses peuvent tourner mieux que de me marier au pire
des hommes, et notre condition sera meilleure que de devoir épouser le
pire des hommes, à un seul il écherra d'obtenir cette condition, mais pas à
deux. Il peut se faire aussi que ni l'un ni l'autre puisse l'obtenir si tout va
bien, et sois joyeux, père», dit-elle.
Le jar! dit: « Ce serait bien s'il en allait comme tu le dis, mais je crains
que cela n'arrive pas s'ils s'entre-tuent, ce qui serait pourtant ce que je
voudrais.»
Ils se quittèrent pour cette fois.
11. Qui est la rivière Gauta, dans l'ouest de la Suède, celle qui coule aujourd'hui à
Goteborg, ville moderne qui n'existait pas à l'époque.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1025
13. C'est-à-dire dans un îlot puisque c'était en ce genre de lieu que devait avoir lieu un
duel, qui se dit hôlmganga*.
14. Le manteau ou plutôt, d'ordinaire, une peau de bête, délimitait l'endroit où les
duellistes devaient se battre. Les « lois du duel» peuvent avoir existé, il en est question dans
certaines sagas de la catégorie diœ des Islandais, notamment dans la Saga de Kormdkr. Ces
détails, toutefois, restent sujets à caution.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1027
Après cela, ils préparent leur voyage, ils sont soixante hommes en tout,
tous bien équipés en armes et en vêtements. Ils chevauchent pour trouver
le roi Haraldr et arrivent le premier soir de J61. Le roi les accueillit
joyeusement et les 15 assit dans le haut-siège à côté de lui et l'on prépara le
plus beau banquet. Une fois J61 passé, le roi eut un entretien avec le père
et son fils, lng6lfr et Sturlàugr.
Sturlaugr dit à ses hommes: « Équipez nos chevaux pendant que nous
parlons.» C'est ce qu'ils firent.
Le roi dit: « Un duel a été proclamé contre moi, et j'envisage,
Sturlaugr, que tu m'en délivres car je suis un vieil homme, c'est un duel
contre Kolr le Rusé.»
Sturlaugr dit: «Confie-moi les fiançailles que tu as obtenues du jarl
Hringr, car ce duel ne sera pas fait sans stipulation.
- Cela me semble une grande stipulation, dit le roi.
- Alors, je me risquerai, dit Sturlaugr à voir comment cela se passera
entre Kolr et moi. »
Le roi dit: «Je ne soupçonnais pas que tu stipulerais cela, c'est le plus
grand déshonneur pour moi que d'accepter.»
Sturlaugr dit: « Il s'agit ici de choisir laquelle des conditions vous
paraît la meilleure.»
Le roi dit: «Je choisirai quand même que tu te battes en duel contre
Kolr. Les choses se passeront entre le jarl et moi selon ce que le destin
décidera.»
Sturlaugr répond: « Remets-moi les fiançailles avant.»
C'est ce que fit le roi, tout forcé qu'il était, car le groupe des frères jurés
lui paraissait invincible.
Ils chevauchèrent alors, trouver le jarl Hringr. Il leur fit bel accueil et
leur offrit de prendre part à un banquet. Ils dirent où en était venue leur
affaire et comment les choses s'étaient passées entre eux et le roi Haraldr.
Le jarl s'en réjouit, il les invita à venir au pavillon d'Asa et c'est ce qu'ils
firent. Quand ils y arrivèrent, Asa leur fit bel accueil.
Hringr dit: «C'est un prétendant que tu as à accueillir et auquel tu
dois répondre, fille.
- Qui est cet homme? dit-elle.
- Il s'appelle Sturlaugr.»
Asa dit: « Les hommes ne me manquent pas», dit-elle.
Sturlaugr dit: « Lintention est maintenant que je ne sois plus ton pré
tendant en attente.»
Asa dit qu'il en serait comme ils voulaient. Fut alors préparé un excellent
banquet et l'on n'épargna pas ce qu'il fallait. Sturlaugr épousa Asa la Belle,
et on les conduisit aussitôt dans le même lit. Le banquet se déroula bien et
les gens furent renvoyés avec d'excellents présents. lngôlfr et les siens revin
rent chez eux, et Asa et Sturlaugr suivirent, très satisfaits de ses conseils.
Un matin, alors qu'Asa et Sturlaugr étaient au lit, Asa lui dit: « Y a-t-il
un duel déclaré contre toi, Sturlaugr?
- C'est vrai, dit-il.
-Contre qui? dit-elle.
- Contre Kolr le Rusé, dit-il, et qu'es-tu capable de conseiller? »
Elle répond: « Va trouver V éfreyja, ma mère adoptive. Prends conseil
d'elle et cela te servira bien. Voici une bague que tu vas lui remettre
comme signe, et dis que j'aimerais beaucoup qu'elle te reçoive bien. »
Sturlaugr s'en va donc avec ses frères jurés, à douze en tout, ils chevau
chent jusqu'à ce qu'ils arrivent à la ferme de la vieille. Sturlaugr saute de
selle, franchit les portes vers la vieille, lui passe les bras autour du cou et
l'embrasse, parlant ainsi: « Salut, ma bonne vieille! »
Elle se retourne vers lui et le dévisage. « Qui est ce fils de chien qui me
traite si honteusement, personne n'a jamais osé agir ainsi et je vais revaloir
cela cruellement. »
Sturlaugr dit: « Ne sois pas si fâchée, ma chère vieille, car c'est Asa qui
m'a envoyé ici chez toi.
-Qu'est-ce qu'Asa a à voir avec toi? dit la vieille.
- C'est ma femme » , dit-il.
Elle dit: « Les noces sont terminées?
-C'est cela, dit-il.
- Voilà qu'on m'a joué un vilain tour, dit la vieille, je n'ai pas été invi-
tée. On fera pourtant comme Asa le demande. Enlève tes habits et je veux
voir la forme de ton corps. »
C'est ce qu'il fait. Elle le caresse tout entier et il a l'impression d'en être
renforcé. Ensuite, elle lui donne un vaisseau dans lequel boire, puis ils se
rendent dans la stofa16. Le soir, la vieille fournit la meilleure hospitalité.
Elle demande si Sturlaugr veut coucher tout seul pour la nuit ou avec elle
- « mais je ne trahirai pas ma chère Asa. »
16. C'est ainsi que s'appelle la pièce secondaire de la maison, par opposition au skdli*
qui est la pièce principale.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 102')
Sturlaugr dit: «Tu dois clairement savoir qui est fils de chienne, puis
qu'il n'était pas ici avant que tu n'arrives, et si tu t'enquiers de mon nom,
je m'appelle Sturlaugr. »
Kolr dit: «Qu'as-tu l'intention de faire puisque te voici arrivé ici? »
Sturlaugr dit: «J'ai l'intention de me battre contre toi. »
Kolr dit: «Voilà bien des artifices et tu es bien trop hardi d'avoir ce
grand orgueil alors que j'ai abattu tant de braves qui se sont battus contre
moi, et qu'est-ce qui te pousse à cela?»
Sturlaugr dit: «Avant tout, qu'Asa la Belle est mon épouse. Tu ne pren
dras pas cette fille même si je tombais devant toi. »
Kolr dit: «Quelle honte d'entendre ce que l'on t'a mis dans l'idée de
faire, fils de pute, et pour cette raison même, je ne t'épargnerai pas, tu vas
bientôt perdre la vie et encore, c'est trop tard! Pourtant c'est grand dom
mage pour un homme comme tu es. »
Sturlaugr dit: « En aucun cas, je ne tournerai les talons devant toi.»
Kolr planta une autre tente le soir, mais alors qu'il était allé manger,
Svipuôr entra dans sa tente, prit le sac de la vieille dans son manteau et le
secoua, et il en advint grande fumée.
Kolr leva les yeux et dit: «Va-t'en, méchant chien, et ne reviens pas ici
car tu vas faire du mal!»
Svipuôr fit demi-tour de sorte que nul ne sut ce qu'il advint de lui. Ils
dormirent cette nuit-là.
Le lendemain matin, Sturlaugr se leva de bonne heure ainsi que ses
frères jurés, ils allèrent à l'île, s'assirent et attendirent Kolr. Hr6lfr le Nez
se leva, entra dans la forêt, se tailla un grand et gros gourdin, le prit en
main et revint à ses camarades. Au matin, Kolr se leva, le soleil brillait
alors sur tous les champs.
Il dit alors: «Je soupçonne que ce méchant esclave qui est venu ici hier
soir a pratiqué quelle sorcellerie qui ne nous a guère fait plaisir, le sommeil
que nous avons connu peut en vérité s'appeler sommeil mortel, et en
avant pour l'îlot. »
Ils se rendirent à l'îlot et jetèrent un manteau sur le sol. Kolr énonça
alors les lois du duel entre eux, et chacun des deux devait déposer vingt
marcs d'argent. Celui qui remporterait la victoire posséderait cela 17.
Quand ils furent prêts, Kolr prit la parole: « Gamin Sturlaugr, montre
moi l'épée que tu as. »
17. Redisons que ces «lois» sont rarement mentionnées et pourraient ressortir à une
autre culture. Un marc, d'autre part, est une unité de poids ou de valeur qui vaut huit
aurar (onces?). Nous n'avons pas de certitude sur la définition de ces valeurs.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1031
18. Le texte dit plus savoureusement qu'ils l'ont retiré de chez Hel, ou de hel, le mot
Hel, au propre, désigne la déesse qui, dans la mythologie, règne sur le monde souterrain
où sont les morts, au commun, c'est son domaine.
1032 Sagas légendaires islandaises
Un jour que le jarl Hringr était à jouer avec ses hommes qui le diver
tissaient ainsi que Sturlaugr, ils virent arrivant de la forêt sur un cheval bai
un homme en armure. Il était de grande taille, casque en tête, ceint d'une
épée, un bouclier émaillé au côté et un épieu à la main. Il se présenta au
jarl et le salua bien. Celui-ci l'accueillit de la même façon et demanda qui
il était.
Il dit: « Mon nom est peu commun, je m'appelle Framarr, nous
sommes demi-frères, Kolr le Rusé et moi, et la raison de ma venue ici,
c'est que je veux te provoquer en duel, Sturlaugr, car je ne veux pas porter
mon frère dans ma bourse 19 . »
Sturlaugr dit: «Je suis tout à fait prêt à un duel, dès que tu le voudras,
et c'est d'un mauvais homme que tu parles quand il s'agit de Kolr.
- Certes, dit Framarr, et pourtant, il m'était apparenté et c'est pour
cela que je veux me battre contre toi, là où Kolr tomba à l'est au bord de
la Gautelfr - lorsque la mi-hiver sera passée.
- D'accord», dit Sturlaugr. Framarr poursuivit son chemin mais eux,
restèrent, et l'été s'écoula.
Une nuit, alors qu'ils étaient tous les deux au lit, Sturlaugr et Asa,
celle-ci dit: « Dois-tu livrer un duel, Sturlaugr?, dit-elle.
- Assurément, dit-il, quel conseil me donnes-tu là-dessus?»
Asa dit: « Va trouver Véfreyja, ma mère adoptive, et prends conseil
d'elle là-dessus.
- D'accord», dit Sturlaugr.
Il s'en va donc trouver Véfreyja. La vieille était dehors et lui fit bel
accueil, et ils passèrent là la nuit. Au matin, Sturlaugr demanda conseil à
la vieille là-dessus.
La vieille dit: « Contre qui dois-tu te battre en duel?
- Il s'appelle Framarr, dit Sturlaugr, c'est le frère de Kolr le Rusé.»
La vieille dit: « Ce sont des hommes différents, dit-elle, et il est mau-
vais que vous deviez vous battre à mort l'un contre l'autre, car Framarr est
l'homme le plus vaillant et de la meilleure famille, alors que Kolr était le
pire des hommes et d'une famille d'esclaves, et heureux serait celui qui
parviendrait à ce que vous soyez amis plutôt qu'ennemis, je ne puis te
donner de conseils il en ira de vous selon le sort, mais Svipuôr, mon fils
adoptif, ira avec toi.»
19. Cette plaisante expression signifie que, le vainqueur d'un duel ou l'auteur d'un
crime devant verser compensation en argent aux proches de la victime, ceux-ci portaient
donc dans leur bourse ce parent mort.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1033
Ils allèrent donc leur chemin et ne s'arrêtèrent pas qu'ils ne furent dans
l'est à l'Elfr, Framarr chevauchant de l'autre côté. Ils se rencontrèrent et
s'enquirent des nouvelles générales, descendirent de cheval, plantèrent
l'un et l'autre leur tente pour dormir cette nuit-là.
20. Il s'agit d'un type de lutte, toujours pratiquée en Islande, où les deux adversaires
portent des courroies autour de la ceinture et des cuisses, et tentent de se précipiter
mutuellement au sol en se saisissant de ces courroies.
21. Par« noir» comprenons« de race (ou de coul"ur de peau) noire», il s' agit du berserkr*
qui va intervenir.
22. Ce n'est certainement pas la première fois que le lecteur aura noté toutes les confu
sions de tous ordres que commet l'auteur de cette saga. Le rival de Framarr qui était un
bldmaor, un « homme noir», est maintenant un berserkr, ce guerrier-fauve qui est un des
personnages obligés de toute saga, notamment légendaire, qui se respecte. Deux lignes
plus bas, ce sera une sorre d'oiseau de proie gigantesque.
1034 Sagas légendaires islandaises
23. Ce type de jeu de mots est rarissime dans les sagas et dénote d'évidence un auteur
clerc. Sans nous interroger ici sur l'origine de pareils prénoms (qui ne sont pas rares,
d'ailleurs), notons queftost,ftosti signifie «gel» etjokull, ce type caractéristique de glacier
que l'on trouve en Islande.
24. Je pense que ce rendu est correct. Le vieux norois connaît le terme Finnr qui, en
tout état de cause, n'est pas Finnois (se dit Finnskr) mais qui doit correspondre à notre
Sâme (ne dites pas Lapon qui est un terme péjoratif d'invention suédoise et qui signifie
«dépenaillé», «loqueteux», etc.). Les Finnar sont fort présents dans les sagas, c'est avec eux
que les «vikings» font le commerce des peaux et fourrures. Sans que l'on sache trop pour
quoi, ils avaient la réputation d'être de grands magiciens.
25. Cette scène est passionnante. On n'oublie pas que nous sommes au pays des Sâmes,
grands magiciens. Vous venez donc d'assister à toute une série de métamorphoses ani
males. Cette culture (cette religion?) pensait que chacun de nous est habité par une
«forme» ou hamr. La série, ici, homme-chien-aigle n'est certainement pas fortuite.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1035
26. Ce détail date notre texte. Le Nord ne connaissait que le bouclier rond ou ron
dache, ou rectangulaire. En revanche, l'écu avec sa forme oblongue et sa pointe inférieure
ne figurait pas dans cette panoplie. Il aura été «importé» à une époque relativement
récente, qui ne coïncide pas, en tout état de cause, avec celle où sont censées se dérouler les
sagas légendaires.
1036 Sagas légendaires islandaises
et Framarr étaient complètement guéris tous les deux. Ils passèrent la nuit
là et furent bien traités.
Au matin, Véfreyja prit la parole: «Je voudrais, mon cher Sturlaugr,
que toi et Framarr vous fassiez serment de fraternité jurée, car il est
l'homme le plus vaillant à tous égards.»
Sturlaugr répond: «À toi de décider, vieille, c'est ce qui me conviendra
le mieux.»
Sturlaugr et Framarr se lient donc de fraternité jurée, chacun devra
venger l'autre comme s'ils étaient frères consanguins.
Après cela, ils s'en furent jusqu'à ce qu'ils arrivent près des contrées
habitées par le jarl Hringr. Ils trouvèrent que les choses avaient pris une
étrange tournure, la halle était pleine de monde. C'était le roi Haraldr qui
était arrivé là avec quatre cents d'hommes27 , il avait l'intention de brûler
dans leur demeure28 le jarl Hringr et sa fille, Asa la Belle, ils voient que les
flammes couraient partout et que le roi Haraldr mettait le feu à la ferme
tout entière. Ils voient alors, Sturlaugr et les siens, des gens descendant
jusqu'à une clairière au bas du domaine et prenant cette direction, ils
reconnaissent que ce sont le jarl Hringr avec toute sa hirô et qu'Âsa était
avec lui. Il y eut joyeuses retrouvailles entre eux tous.
Après cela, ils chevauchent tous trouver le roi là où il s'occupait de l'in
cendie. Ils étaient complètement armés et leurs chevaux, caparaçonnés.
Sturlaugr dit alors: «Je préfère, roi, que nous nous rencontrions ici plu
tôt qu'en mer, mais tu te conduis mal car tu es à la fois couard et sournois.»
Le roi répond: «Je n'ai cure de tes propos calomniateurs, mais ce qu'il
y a à te dire, Sturlaugr, c'est que tu ne connaîtras jamais l'intrépidité en ce
pays-ci tant que tu ne m'auras pas rapporté la corne d'aurochs que j'ai
perdue autrefois29. Et je vais te donner un nom en même temps que cette
27. Donc en fait, 480, l'ancienne centaine germanique valait 120. Voir hundralr.
28. Ce procédé n'a malheureusement rien de légendaire, il est bien attesté dans les sagas
de valeur historique, la plus éloquente étant celle de Njâll le brûlé qui doit son surnom à
cette pratique barbare. Il n'est pas exclu que cette façon de faire ait eu, initialement, un air
religieux.
29. Laurochs - ancien urus - est un mammifère qui a certainement existé autrefois et
qui était d'une taille impressionnante, noir, très fort et agile. C'est probablement pour cela
qu'une légende germanique ancienne l'affronta au héros Siegfried, qui le tue. Il existe
toute une tradition sur son compte, il figure notamment dans La Guerre du fou de J.-H.
Rosny et dans Le Roi des Aulnes de Tournier. Il n'y a donc pas à s'étonner de le voir ici!
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1037
Un jour, Asa vint parler à Sturlaugr et lui dit:«Es-tu chargé d'une mis
sion?
- C'est vrai, dit-il, et quel conseil me donnes-tu, où doit-on chercher
cette corne?»
Asa dit: «Va trouver Véfreyja, ma mère adoptive, et demande-lui
conseil.»
Et dès le lendemain, ils se préparèrent à partir et chevauchèrent
jusque chez Véfreyja, elle était dehors et leur fit bel accueil, et ils passè
rent la nuit là.
Le lendemain matin, Sturlaugr dit à Véfreyja: «Qu'es-tu capable de
me dire de la corne qui s'appelle corne d'aurochs?»
La vieille dit; «Il se trouve et que je ne peux rien en dire et que je ne le
veux pas.»
Sturlaugr dit: «Connais-tu quelqu'un qui pourrait en parler, car je
voudrais bien savoir.»
Véfreyja dit: «Il y a une femme qui s'appelle Jarngerôr, c'est ma sœur.
Va la voir et vois ce qu'elle a à dire.»
Ils s'en furent donc et ne s'arrêtèrent pa, qu'ils ne furent arrivés là où
30. On peut hésiter, pour traduire ce surnom (starfiamr), entre« laborieux» et« indus
trieux». Je retiens le second parce que, selon le Grand Robert, industrieux admet une défi
nition: « qui montre de l'adresse, de l'habileté», plus conforme à ce que l'on nous dit de
Sturlaugr que «laborieux».
1038 Sagas légendaires islandaises
Ce qu'il faut dire ensuite, c'est que Sturlaugr prépara son voyage peu
après ainsi que tous les frères jurés, et qu'ils avaient cent vingt hommes et
un bateau. Sturlaugr parla au jarl Hringr ainsi qu'à son père, leur
demanda de prendre soin d'Asa pendant qu'il serait parti ainsi que de ses
biens qui restaient.
Ils cinglèrent donc vers le nord devant le Halogaland et le Finnmark et
le Vatnsnes et pénétrèrent dans Austrvfk32, jetèrent l'ancre et mouillèrent
là pour la nuit, faisant leurs préparatifs. Après cela, ils tirèrent au sort
pour savoir qui monterait la garde, le sort échut à Aki de veiller le premier
tiers de la nuit, puis à Framarr et enfin à Sturlaugr.
Quand les hommes furent endormis sur le bateau, tous hormis Aki,
celui-ci prit une b:irque et rama le long de la côte près du cap. Il entendit
que l'on marchait sur les cailloux. Aki prit alors la parole et dit: « Dois-je
saluer ici un homme ou une femme?»
On lui répondit: «Assurément, c'est une femme.
- Comment t'appelles-tu, la fille? dit Aki.
- Je m'appelle Torfa, dit-elle, et qui donc est dans la barque?
- Il s'appelle Aki, dit-il.
31. Voici encore, très probablement, un pays légendaire. Le mot n'est pas en relations
avec Huns, la peuplade. En revanche, il existe bien un roi Hundingr dans un des grands
poèmes héroïques de !'Edda, «Le Deuxième Chant de Helgi Meurtrier de Hundingr».
C'est tout ce que l'on peut avancer. Évidemment, le nom peut être mis en rapports avec
hundr, le« chien», mais il faut se méfier de toutes les possibilités d'interprétation totémiste
de nos textes.
32. Ce sont des noms de lieux du nord de la Norvège, en effet. Finnnmark est le « ter
ritoire des Finnar», c'est-à-dire des Sâmes. V îk, d'Austrvîk, est une baie. Nes de Vatnsnes
est un cap, un promontoire.
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 103')
- Ce n'est pas Âki fils de J ârngerôr qui est censé être venu ici? dit-elle.
- C'est cet homme même, dit-il.
- Ne veux-tu pas faire affaire avec moi, mon cher Aki? dit-elle.
- Quelle est cette affaire? dit-il.
- C'est que tu me transportes jusqu'à cette île qui se trouve ici à peu
de distance de la côte. Mon père y a péri, laissant force biens mais nous
sommes trois sœurs qui avons à répartir cet héritage entre nous. Je vou
drais arriver avant elles. Je te donnerai deux jours et deux nuits33 de bon
vent34 quand cela te conviendra le mieux.
- Il en ira ainsi », dit Âki.
Elle monta dans la barque et lui, rama vers le détroit35 . Alors qu'il avait
ramé sur une courte distance, elle prit la parole: « Maintenant, je peux
bien me rendre à terre à gué. Fais bon voyage et chanceux, et je tiendrai la
promesse que je t'ai faite. »
Elle remonta sa tunique de peau et passa par-dessus bord. Âki revint à
la rame jusqu'au bateau et réveilla Framarr, puis se coucha lui-même et
dormit promptement.
Framarr grimpa dans la barque et rama le long du cap. Il entendit dans
les cailloux que l'on marchait sur le rivage36 .
Framarr dit: «Est-ce que c'est un homme ou une femme qui est à
terre? »
On répondit: « Sans aucun doute, c'est une femme.
- Comment t'appelles-tu, toi la belle et la riche? dit-il.
- Je m'appelle Hildr, dit-elle, et comment t'appelles-tu, mon garçon?
dit-elle.
- Je m'appelle Framarr, dit-il.
- Ce ne peut être Framarr, le frère de Kolr le Rusé, qui est arrivé ici?
dit-elle.
- C'est lui, dit-il.
- Deux hommes différents, dit-elle, et je voudrais faire affaire avec
toi.
33. Deux jours et deux nuits parce que le vieux norois dispose de deux termes diffé
rents, l'un, « jour», dagr, qui correspond à notre propre terme, et l'autre, dœgr qui, chez ces
peuples de marins, désignait l'ensemble jour (diurne)+ nuit.
34. On sait que le bateau viking ne remontait p ,s au vent et qu'il devait attendre, pour
partir, que le vent soit favorable.
35. Ou le passage qui sépare l'îlot de la terre ferme.
36. Le doublé - qui va se prolonger - n'étonnera personne. Nous sommes dans une
sorte de conte populaire, une des lois de ce genre est que tout se reproduise trois fois, car
on ne sera pas surpris de voir que la même péripétie sera le lot de Sturlaugr également.
Voir là-dessus Les Conteurs du Nord, Paris, Les Belles Lettres, 201 O.
1040 Sagas légendaires islandaises
nulle part qu'il ne te soit facile de vaincre avec elle, quel que soit ton désir
et ton besoin.»
Sturlaugr dit: «Alors, faisons affaire.»
Sturlaugr alla alors trouver ses frères jurés et réveilla Hrôlfr le Nez et lui
demanda de l'accompagner. Ils s'en vont donc au rocher sous lequel se
trouvait la vieille. Hrôlfr s'assit sur le devant de ce rocher et agita les
jambes. Il était attifé de telle sorte qu'il portait un manteau de peau de
chèvre à longs poils, qu'il avait sur la tête une grande peau de veau dont la
queue se trouvait au milieu de sa tête. Sa face était tout enduite de suie de
chaudron et un bâton avait été enfoncé dans sa bouche, si bien qu'il y
avait de renflements dans les joues. Il avait à la main une corne de bœuf.
Il avait une peau de porc à chacun de ses pieds, et, équipé de la sorte il
n'avait pas du tout l'air avenant, assis qu'il était sur le rocher, béant vers la
lune qui brillait bellement.
Après cela, Sturlaugr alla trouver Hornnefja. Elle lui fü bel accueil et
dit: « Où est Hrôlfr le Nez?»
Sturlaugr dit: « Lève les yeux sur le rocher là-haut et vois où il siège.»
Elle se tourna vivement et vit où il était arrivé. Elle se mit la main sur
les yeux, réfléchit soigneusement et dit: « Il est vrai de dire tout de même,
dit-elle, que cet homme est tout à fait accompli et l'on n'a pas exagéré en
disant qu'il est si distingué.»
Alors, elle s'enfla considérablement. Puis la vieille s'allongea en haut
du rocher et ne parut jamais pouvoir le voir complètement, là où il était.
«Tout ce que je puis déclarer, c'est qu'il me semble que sera heureuse la
femme à qui écherra cet homme.»
- Sturlaugr vit alors qu'elle essayait de lui empoigner les pieds, il ne vou
lut pas attendre et sauta de la barque sur un rocher et lui décocha un coup
de hallebarde si bien qu'elle la transperça. Elle se laissa alors tomber sur lui
et il sombra aussitôt mais il lui échappa dans ce plongeon, pour la barque,
elle chavira. Elle y laissa la vie et lui, redressa la barque. Ils revinrent dans
cet état à leurs camarades et leur dirent ce qui s'était passé. Ils en furent
satisfaits.
Après cela, ils eurent un vent favorable bien frais et ils cinglèrent jus
qu'à ce qu'ils voient un pays. Il était très boisé. Il y avait là un fjord caché,
ils y arrivèrent et ils naviguèrent le long de ce fjord, mouillèrent dans une
crique cachée et jetèrent l'ancre. Le soleil était en plein sud et ils se rendi
rent à terre.
1042 Sagas légendaires islandaises
37. Comprenons qu'à l'époque, le sol des maisons était fait de terre battue. Le«plan
cher» (gôif) était constitué de planches, du genre caillebotis, qui étaient amovibles et, de
toute manière, ne couvraient pas tout le sol de la pièce.
38. Cestrade (pallr) était une partie surélevée du «plancher» qui était fréquemment
réservée aux dames.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 1043
39. Voici donc un nouveau pays légendaire, peut-être le plus courant et prestigieux de
ces lieux. Il peut reposer sur une expérience de ces grands voyageurs que furent les anciens
Scandinaves, et renvoyer au pays des Perm' tout au nord de la Russie. Le Bjarmaland pour
rait aussi passer pour l'équivalent de notre Atlantide. Voyez une étude du sujet, de Régis
Boyer, dans le volume d'actes d'un congrès sur Peuples et pays mythiques qui s'est tenu à
Paris X, sous l'égide de F. Jouan et de B. Deforge, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 225-
236. Le Bjarmaland et les Bjarmiens figurent aussi dans la Saga d'Oddr aux Flèches dont ils
constituent un élément capital.
D'autre part, ajoutons qu'à notre connaissance, le Nord ancien semble n'avoir pas
connu de temple, les rites sacrés se déroulaient vraisemblablement dans des lieux naturels,
comme ce vé dont nous avons parlé note 6 et qui figure dans le nom même de V éfreyja.
Lauteur est, ici comme en bien d'autres endroits, sous l'influence des lectures classiques ou
bibliques qu'il a faites.
40. Cette nomenclature est curieuse; la règle _st de nommer l>ôrr, Ôôinn et Freyr.
Frigg, qui est l'épouse d'Ôôinn, ne figure jamais dans cette triade et il est plaisant de voir
Freyja substituée à son frère jumeau Freyr !
41. Une autre version de la saga donne Pôrr et Ôôinn.
42. Bien entendu, Srurlaugr parle par euphémisme, une figure que le vieux norois aime
particulièrement. Il faut comprendre: ils seront tous morts.
43. Caleçons.
1044 Sagas légendaires islandaises
petit, et l'on retourna au-dessus le plus gros, l'intention étant de les faire
mourir de faim. Les rocs qu'il y avait là se trouvaient sur un sol creux.
Les Hundingjar s'en furent, estimant avoir bien vengé leurs déshonneurs.
Il faut dire maintenant que Sturlaugr et les siens étaient dans le roc.
Sturlaugr dit: «Que pensez-vous de notre situation à présent?»
Ils furent satisfaits tant qu'ils étaient tous en bonne santé. Sturlaugr
dit: «Qu'est-ce qui dépassait de mon mollet tout à l'heure quand on nous
a dépouillés de nos habits?» Il tâta de la main et découvrit un petit bout
de fer, comme si c'était un passe-lacet, et c'était là sa hallebarde. Il dit
alors qu'elle deviendrait si grande qu'il lui serait facile de faire avec elle ce
dont il avait besoin, et bientôt, elle devint si grande qu'il frappa le roc jus
qu'à ce qu'il parvienne à sortir ainsi qu'eux tous, et ils coururent à leurs
camarades et il y eut joyeuse rencontre.
2. En Hel il va
jouir du repos
et de toutes sortes
de maux souffrira;
alors Srurlaugr
!'Industrieux
sera réduit en pièces
par le couteau du palais46 .
44. Nous avons donc ici, chose plutôt rare dans les sagas légendaires, deux strophes scal
diques qui, il faut le dire, ne sont pas de grande valeur. Mais les règles de composition de
cette poésie sont respectées - que je n'ai pas respectées, la transposition étant impossible.
45. Voir goôi *.
46. Cauceur a voulu, ici, proposer une kenning*. Le «couteau du palais» (ici, l'organe
buccal) est la« dent», le sens est qu'il sera dévoré.
1046 Sagas légendaires islandaises
50. Voici une fois de plus le clerc qui montre l'oreille. Le texte a fjdndr, qui est
«ennemi», bien entendu, mais aussi «démon» ou «diable», à la chrétienne.
51. Voici l'une des nombreuses confusions dont souffre notre récit: le texte appelle sax
ici ce qui sera épée une ligne plus loin!
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1049
Alors Framarr se leva et dit faire serment qu'il entrera dans le lit
d'Ingigerôr, la file du roi lngvarr de Garôar à l'est, et qu'il l'aura embras
sée avant le troisième Jol, sinon, qu'il mourra.
Sighvatr le Grand fit le serment d'accompagner les frères jurés où qu'ils
veuillent aller. On ne mentionne pas d'autre prestation de serment. Jal
s'écoule et il ne se passa rien, mais après la fête, chacun s'en fut chez soi
avec d'excellents présents.
On mentionne que Sturlaugr alla chez Véfreyja, et elle lui fit bel
accueil. Il lui dit sa prestation de serment. Elle donna tous les conseils
voulus qui se manifesteraient par la suite. Sturlaugr s'en fut chez lui, satis
fait de son voyage. Un moment s'écoula, tout était tranquille.
On dit qu'un jour, Sturlaugr convoqua Frosti et lui parla: «Je t'ai des
tiné une mission.»
Il s'enquit de ce qu'elle était. «Tu vas aller au nord en Finnmark et tu
apporteras ce bout de bois que tu déposeras sur les genoux de la fille du
roi Snxr.»
Il accepta de faire ce voyage. Après cela, Frosti se prépara à partir et prit
la mer. Il arriva en Finnmark, se présenta au roi Snxr et le salua. Le roi fit
bel accueil à ses salutations et lui demanda son nom.
Il déclara s'appeler Gestr53 , «et je vais vous demander de me recevoir.»
Le roi déclara que ce serait ce qu'il ferait. Frosti n'intervenait pas beau
coup et ne se mêlait pas de ce qui arrivait. Il passa là l'hiver et le roi fut
aimable envers lui. À peu de distance de la halle, il y avait un pavillon avec
deux cloisons de bois si élevées que nul ne pouvait les dépasser hormis les
oiseaux volant. Frosti était constamment auprès des cloisons de bois, il
voulait voir Mjoll, la fille du roi, et il ne pouvait jamais y parvenir. Lhiver
passa et il n'y eut pas d'événement.
Un jour que les gens étaient en train de jouer avec le roi, Frosti se rendit
à la cloison de bois et vit qu'elle était ouverte, de même que le pavillon. Il
entra et vit qu'une femme était assise là, qui se peignait avec un peigne
d'or. Ses cheveux, beaux comme de la soie, étaient déployés sur un coussin
auprès d'elle. Il vit son apparence et considéra n'avoir pas vu femme plus
52. Il faut prendre garde aux noms propres. Le substantif mjoll désigne aussi de la neige
fraîchement rombée, et frosti est le gel! Sn.er, le roi qui va intervenir dans le chapitre sui
vant est la neige!
53. Poursuivons la note précédente: gestr signifie aussi «hôte», «invité».
1050 Sagas légendaires islandaises
54. Comprenons que ledit bâton est gravé de signes (ou de runes*?) comme ce fut par
fois l'usage.
55. Cette expression proverbiale doit signifier la même chose que notre « le loup est
sorti du bois», il n'y a plus de secret, la vérité éclate.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1051
Il déclara que c'est ce qu'il ferait. Il entra alors dans la halle avec une
quantité d'hommes, en beaux autours, s'assit dans le haut-siège et tout le
monde crut que c'était Sturlaugr. Mjoll regarda très aimablement le marié
et trouva que toutes choses avaient été bien arrangées.
La soirée s'écoula jusqu'à ce qu'ils entrent dans le même lit. Alors, la
mariée se tourna vers son mari et lui parla fort aimablement.
Frosti lui dit: « Que penses-tu du tour qu'ont pris tes conseils?
- Eh bien, il me semble que cela va selon mes souhaits, mon cher
Sturlaugr, dit-elle, ne le penses-tu pas?
- Je suis d'accord aussi, dit-il, mais il est une chose que je voudrais
que tu me dises.
- Laquelle? dit-elle.
- Il se fait, dit-il, que j'ai fait serment de savoir de quelle origine pro-
vient la corne.
- Je peux te le dire, dit-elle. La première chose à dire, c'est que le roi
Haraldr guerroya par divers pays et remporta constamment la victoire, là
où il arrivait, mais il survenait une grande famine un peu partout et sur
tout en Bjarmaland, si bien que tout était dévasté, tant le bétail que les
gens. Ils prirent alors un animal et le sacrifièrent et l'appelèrent aurochs.
Cette bête avait une gueule béante et ils y jetèrent et de l'or et de l'argent,
et ils la dotèrent par magie56 d'une telle force qu'elle devint plus malé
fique et pire que tout animal. Elle se mit à dévorer et les hommes et le
bétail, et dévasta tout devant elle et elle détruisit tout à l'ouest de la Vfna,
aucun animal vivant n'en réchappait. Il n'était pas de champion qui osât
s'avancer contre cette bête, jusqu'à ce que le roi Haraldr apprenne cette
nouvelle et qu'il y avait là grand profit, il se rendit là-bas avec trois cents
de bateaux et ils arrivèrent en Bjarmaland. Il se trouva que le roi Haraldr
s'endormit. Survint une femme qui se comportait plutôt magnifique
ment.
« Elle dit au roi: "Te voici couché ici, pensant triompher de notre bête
qui s'appelle aurochs."
« Le roi dit: "Quel est ton nom?
«- Guôrîôr, dit-elle, j'habite à peu de distance d'ici, et si tu veux
suivre mon conseil, tu te rendras à terre demain matin avec la moitié de ta
troupe, alors, tu verras la bête. Elle aura peur de cette quantité de gens et
elle s'échappera vers la mer. Alors, tu courras avec toute ton armée,
emportant une grosse poutre dont tu la rosseras. La bête s'échappera en en
se jetant à la mer. Alors, Guôrîôr se précipitera sur elle, elle fera un grand
56. C'est le verbe magna qui convoie en effet cette acception. Il est en relation avec le
substantif megin, idée de pouvoir, de puissance.
1052 Sagas Légendaires islandaises
Sur ce, il faut dire que le roi Sturlaugr et Aki envoyèrent Sighvatr le
Grand à l'est en Garôariki demander en mariage Ingibjorg, la fille du roi.
Il avait dix bateaux et après cela, il cingla jusqu'en Gautland. Il alla bien et
vaillamment jusqu'à ce qu'il arrive en Garôariki, il alla trouver le roi et le
salua bien et dignement. Le roi lui retourna ses salutations et demanda
qui il était.
Il répond: «Je m'appelle Sighvatr et le but de ma venue est de deman
der en mariage Ingibjorg, votre fille de la part d'Aki, mon frère juré.
- C'est à la fois, dit le roi, que vous faites fort les importants, vous
autres les frères jurés et que vous vous estimez plus grands que les rois, et
vous considérez que je dois rejeter biens et cette femme, terres et sujets57
pour donner ma fille aux esclaves du roi Sturlaugr; emparez-vous d'eux,
on va leur donner la potence la plus haute.»
Sighvatr sortit précipitamment de la halle et s'échappa jusqu'à son
bateau, ordonna à ses hommes de faire diligence jusqu'à ce qu'ils arrivent
à la maison, dire à Sturlaugr ce qui s'était passé dans ce voyage.
Sturlaugr se prépare rapidement, les frères jurés l'accompagnent et se
rendent à l'ouest en Gautland. Le roi Sturlaugr s'empara du roi Dagr
parce que celui-ci n'avait pas les forces de s'opposer à eux, et il lui donna
57. Le texte porte ici un terme incongru étant donné le contexte, j,egn, qui désigne pro
prement un homme libre, un sujet, un homme-lige (voyez l'anglais thane) n'a rien à voir
avec l'affabulation de notre saga.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 1053
58. Cité qui se trouve effectivement sur la Route de l'Est. Larchéologie y a retrouvé des
vestiges scandinaves. Il est remarquable que cette cité s'appelle en russe Staraia Ladoga, où
Staraia renvoie à l'idée de vieux, tout comme l'élément Aldeigu-. On voit à quel point
notre auteur mêle pure fiction et réalités historiques.
59. Bon médecin, donc. Cette profession était assez souvent exercée par des femmes.
60. Pas d'invention ici non plus. Le cas se rencontre en effet, parfois, dans les sagas, de
femmes qui ne veulent pas être mariées par leur père ou par un marieur.
1054 Sagas légendaires islandaises
Le roi dit: «Tu n'as donc pas entendu dire qu'elle doit choisir elle
même un mari?
- J'ai entendu cela. »
On envoya alors chercher lngigerôr et quand elle fut arrivée au ping,
elle salua son père. Il l'accueillit bien et honorablement.
«Tu as à saluer ici un prétendant, fille, dit-il.
- Qui est-il? dit-elle.
- Il s'appelle Sna:kollr, dit le roi.
- Cela peut bien se faire», dit-elle, elle alla devant cet homme de
grande taille et le regarda un moment puis dit en souriant: «Tu es un
homme de grande vaillance, dit-elle, du reste vous considérez, vous autres
les frères jurés, que vous vous tenez pour plus grands que les rois en fait
d'estime. Je te reconnais bien, Framarr, dit-elle, et ce n'est pas la peine de
te dissimuler devant moi. »
Après cela, le ping fut dissous.
Framarr alla à son bateau et se dirigea parmi les îles qui se trouvaient
le plus proches de la côte. Il fit dresser les tentes sur ses bateaux. Puis
Framarr mit des vêtements de marchand et se rendit à la halle et
demanda de prendre là ses quartiers d'hiver. Le roi le lui accorda, et il se
fit appeler Gestr. Souvent, il cherchait l'occasion de parvenir dans le
pavillon de la fille du roi, mais il ne réussit jamais.
Un jour, il se fit qu'il partit de la halle et suivit une route. Il entendit
des voix humaines en bas, dans le sol, près de lui. Il vit l'ouverture d'un
souterrain et descendit et vit là trois sorciers.
Il dit: « Il est bien que nous nous soyons rencontrés. Je vais vous
dénoncer. »
Ils dirent: «Ne fais pas cela, Framarr, nous ferons ce que tu voudras,
quoi que ce soit. »
Alors, Framarr répondit: «Tu vas m'infliger la lèpre et je serai guéri
quand je le voudrai.
- D'accord, dirent-ils, ce n'est pas grand-chose à faire pour nous.»
Alors, ils lui tournèrent la chair tout entière en sorte qu'il n'était que
croûtes et ecchymoses des talons à la nuque. Il s'en fut et se rendit au
pavillon de la fille du roi, et s'assit en bas de la cloison de bois.
lngigerôr la fille du roi envoya sa chambrière à la halle, et quand celle
ci vit ce misérable homme, elle fit demi-tour pour parler à la fille du roi de
cet homme - «il doit avoir besoin de ta miséricorde. »
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 1055
Il alla à une forêt et prit une route. Il vit venant à sa rencontre un homme
de grande taille qui tenait à deux mains son ventre. Il était en broigne, casque
sur la tête et la courroie de son épée pendait devant sa poitrine. C'était
Guttormr, son frère juré. Il y eut joyeuse rencontre entre eux. Framarr
demanda d'où il venait. Il dit s'être battu contre le viking Sna:kollr, y avoir
perdu et des hommes et du bien, mais pour lui, il s'était échappé à la nage,
et il demanda à quelle distance se trouvait le pavillon de la fille du roi.
Framarr dit: « Il y a une journée de marche jusque là.
- C'est bien loin » , dit Guttormr.
Framarr dit: « Combien de temps as-tu marché de la sorte?»
Guttormr dit: « Deux jours avant que nous nous rencontrions.»
Framarr dit: « La différence est grande entre nos prouesses. J'ai pré-
tendu épouser une jeune fille et ne l'ai pas obtenue, et je n'ai pas livré de
bataille, mais va toi, dont on peut voir que les entrailles sortent, et je vou
drais que tu m'introduises dans son pavillon si elle te reçoit.
- D'accord, si je le peux», dit Guttormr.
Ils prirent le même chemin que venait de suivre Framarr, jusqu'à ce
qu'ils arrivent aux cloisons de bois, il y avait piètre espoir de trouver un
homme là où était Guttormr. Comme ils étaient arrivés là, Framarr s'en
alla. À ce moment-là, une chambrière était sortie dans la cour, faire ses
besoins, elle regarda cet homme dont les entrailles sortaient, elle rentra
dans le pavillon dire à la fille du roi dans quel état était cet homme. La
fille du roi réagit promptement ainsi que onze autres femmes, et elles vin
rent à la porte. La fille du roi vit cet homme en détresse et comme il avait
été rudement traité puisque ses entrailles sortaient. Elle lui demanda son
nom. Il déclara s'appeler Guttormr.
« Es-tu frère juré du roi Sturlaugr? dit-elle.
- C'est moi-même, dit-il, et je voudrais demander que tu m'apportes
quelque secours. »
1056 Sagas légendaires islandaises
Elle dit: « Que ferais-je de plus envers Sturlaugr que de soigner son
frère juré, mais ne me trompe pas.»
Après cela, elles le portèrent dans le pavillon. La fille du roi avait une
petite infirmerie et il était délicieux pour des hommes malades d'y tou
cher de la tendre chair de femme pleine de pitié. Guttormr fut quelque
temps dans l'infirmerie de la fille du roi, et très bien traité. La fille du roi
fut là longtemps avec ses chambrières et soigna Guttormr avec l'art et la
sagacité qu'elle possédait amplement et grâce auxquels elle avait soigné et
guéri riches et pauvres, femmes et hommes.
Il se fit qu'un jour, le roi envoya chercher sa fille. Elle se rendit aussitôt à
la halle avec ses chambrières et la porte du pavillon fut laissée ouverte de
même que les cloisons de bois, et la porte n'était pas fermée. Framarr était
à proximité; Guttormr vint l'introduire dans le pavillon et dans l'infirme
rie, et Framarr se tint derrière la tenture. La journée s'écoula jusqu'à ce que
la fille du roi arrive dans le pavillon et elle alla aussitôt trouver Guttormr
pour lui défaire ses pansements, la guérison de ses plaies était très avancée.
« Tu es allé dehors aujourd'hui, dit la fille du roi, et tu dois m'avoir
trompée.»
Et alors qu'ils conversaient, Framarr bondit de derrière la tenture et,
d'une main, il lui prit le menton, de l'autre, la nuque, et lui donna un
baiser.
Cela la fâcha et elle lui ordonna de décamper au plus vite. «Je ne veux
pas que vous soyez tué ici sous mes yeux comme il serait mérité. Guttormr
a été ici un moment et c'est grâce à Sturlaugr, mais vous en avez suffisam
ment fait tous les deux pour perdre la vie, mais j'aime bien Sturlaugr en
raison de son accomplissement.»
Ils s'en allèrent donc comme elle le disait. Framarr s'en fut aussitôt jus
qu'à ses bateaux et ils se dirigèrent sur la Svipjôô dire à Sturlaugr en quel
état était leur affaire. Ils lui demandèrent assistance.
61. Encore un roi légendaire, voire une sorte de dieu, qui était renommé parce que,
durant son règne, une paix incomparable (frid-) régna.
Annexe
et dont on a pu prendre une idée rapide ici. J'ajoute que, visiblement, l'auteur ne
répugne pas à l'ironie ou à l'humour, nous savons que c'est un trait plutôt rare dans
cette littérature.
Cette saga, traduite par jean Renaud, a été publiée par Assor BD, Saint-Martin du Bec,
1993, édition illustrée.
1.
2.
Il y avait une vieille femme qui s'appelait Busla l l. Elle avait été la
concubine de J:>vari et élevait ses deux fils. Elle pratiquait la sorcellerie.
Smiôr lui était très obéissant et il apprit beaucoup de choses d'elle. Elle
proposa à B6si de lui enseigner la magie, mais il dit qu'il ne voulait pas
qu'on écrive dans sa saga qu'il avait obtenu quoi que ce soit de façon
occulte au lieu de compte� sur sa propre virilité. Le fils du roi, Herrauôr,
et les fils de J:>vari étaient à peu près du même âge et ils s'entendaient fort
bien. B6si était très souvent à la cour du roi, où Herrauôr et lui étaient
toujours ensemble. Sj6ôr n'appréciait pas que Herrauôr offre ses propres
habits à B6si, car celui-ci les déchirait fréquemment. On estimait que
B6si était brutal avec les autres quand il jouait, mais personne n'osait se
plaindre parce que Herrauôr prenait toujours son parti. C'est pourquoi
Sj6ôr demanda aux gardes du roi de lui faire passer l'envie de participer
aux Jeux.
3.
11. Le nom de Busla semble composé de bûsi (« mauvais couteau») et hûsla (« adminis
trer le saint sacrement»). Or Busla est une sorcière: cette association de païen et de chré
tien est caractéristique d'une certaine forme de ma(e- noire.
12. Les gardes (hirômenn) étaient fidèlement attachés au service du roi qui, en contre
partie, se devait de les entretenir. La garde (hirô) représentait une petite force armée dont
il disposait en cas de besoin.
13. Mis hors-la-loi (ûtlagr), le proscrit n'avait guère d'autre ressource que de se cacher
ou, le plus souvent, de s'exiler: ses biens et sa personne étaient à la merci de tous. La pros
cription était le châtiment le plus sévère.
1066 Sagas légendaires islandaises
roi en référa à Sj6ôr, qui répondit qu'à son avis le trésor serait dilapidé si on
accordait à Herrauôr tout l'équipement qu'il souhaitait. Le roi dit qu'il fal
lait faire l'effort et sa volonté l'emporta. On entreprit les préparatifs de
l'expédition de Herrauôr en ne lésinant sur rien, et lui-même était très
attentif à tous les détails. Les deux frères ne se fréquentaient guère. À la tête
de cinq navires, anciens pour la plupart, Herrauôr emmena avec lui des
hommes braves et beaucoup de richesses, aussi bien de l'or que de l'argent.
Il quitta le Gautland et mit le cap au sud, vers le Danemark.
Par un jour de gros temps, ils aperçurent un homme en haut d'une
falaise, qui leur demanda de le prendre à leur bord. Herrauôr répondit
qu'il ne ferait pas de détour pour lui, mais qu'il était le bienvenu à bord
s'il réussissait à atteindre le bateau. Lhomme sauta de la falaise et retomba
près de la barre du gouvernail, un saut de quinze aunes. On comprit alors
que c'était B6si. Herrauôr fut ravi de l'accueillir et lui offrit d'être
l'homme de proue à bord de son navire. De là ils firent voile vers la Saxe
et guerroyèrent partout où ils abordaient. Ils amassèrent un important
butin et continuèrent ainsi pendant cinq ans.
4.
14. Les Elfarsker sont des îlots rocheux à l'embouchure de l'actuel Gota Elv, sur la côte
ouest de la Suède.
15. Le Vindland est le pays des Vendes (des peuplades slaves), sur le littoral au sud-est
du Danemark.
1068 Sagas légendaires islandaises
5.
Le roi Hringr fit sonner le rassemblement des troupes et marcha contre
les frères jurés. Ils engagèrent le combat aussitôt et le roi avait deux ou
trois fois plus d'hommes qu'eux. Herrauôr et Bôsi se battirent vaillam
ment et tuèrent beaucoup d'hommes. Mais ils succombèrent sous le
nombre et ils furent capturés, enchaînés et jetés dans un cachot. Le roi
était dans une telle rage qu'il voulait les faire exécuter. Mais Herrauôr était
si populaire que tous implorèrent sa grâce. On partagea alors le butin et
on enterra les morts. Nombreux furent ceux qui tinrent conseil avec le roi
pour le persuader de faire la paix avec Herrauôr, qu'on amena ensuite
devant lui. Le roi lui accorda grâce, ce qui fut largement approuvé, mais
Herrauôr refusa si B6si n'était pas gracié lui aussi. Le roi dit qu'il n'en était
pas question. Herrauôr menaça de tuer de ses propres mains quiconque
attenterait aux jours de B6si, même si c'était le roi en personne. Celui-ci
déclara que Herrauôr méritait le châtiment qu'il avait demandé pour lui.
Il était si furieux que personne ne pouvait lui parler, et il ordonna qu'on
reconduise Herrauôr au cachot et qu'on exécute les deux hommes dès le
Saga de Bosi et de Herrau/Jr 1069
1. Il dort, Hringr,
le roi des Gauts,
le plus obstiné
de tous les hommes;
vas-tu toi-même
occire ton fils?
D'une telle atrocité
le bruit court vite.
16. C'est aux esprits tutélaires qu'appartenait la terre. Les figures de proue grimaçantes
et terrifiantes des bateaux vikings étaient faites pour les effrayer lorsqu'on abordait un pays
ennemi, on les enlevait quand on arrivait en territoire ami.
1070 Sagas légendaires islandaises
4. Je t'enfoncerai
la poitrine
pour que les vipères
te rongent le cœur,
que tes oreilles
jamais n'entendent,
que tes yeux
se révulsent
si tu n'accordes
grâce à Bôsi
et n'apaises ton courroux
envers Herrauôr !
5. Si tu navigues,
que s'arrache le gréement,
que se détachent les crochets
du gouvernail,
que se déchire la voile
et tombe sur le pont,
que se rompent tous les bras de vergue
si tu poursuis
Herrauôr de ta haine
et n'offres à Bôsi
une réconciliation!
6. Si tu chevauches,
que se mêlent les rênes,
que boitent les chevaux
et s'abattent les rosses,
que sur tous les chemins
et les sentiers
te poursuivent
17. Cette strophe rappelle le ton général des strophes de Voluspd, « prédiction de la
Volva » (Edda poétique), où les Ragnarok ou « crépuscule des dieux» sont dépeints.
Saga de Bosi et de HerrauiJr 1071
les maléfices,
si tu ne pardonnes à Bôsi
et calmes ton courroux
pour Herrauèlr!
18. Cette strophe énumère tous les êtres malfaisants. Les trolls (troll*) sont d'horribles
créatures gigantesques et les alfes (d/far*) doivent être ici des alfes noirs, qu'on confond
avec les nains maléfiques. Les sorcières sont ici des tofranornir ou « Nornes* sorcières» et
les gobelins des buar, littéralement« ceux qui habitent les trous», « les rochers», etc. Quant
1072 Sagas légendaires islandaises
7.
Le roi qui régnait alors sur ce pays s'appelait Harekr. Il était marié et
avait deux fils. Lun se nommait Hrxrekr, l'autre Siggeir. C'étaient deux
grands guerriers et ils faisaient partie de la hirô du roi Guômundr de Glx-
22. Le roi Guômundr de Glœsisvellir est un personnage bien connu des fornaldarsogur,
mais c'est un personnage mythique dont l'identité est ambiguë. Le nom de son royaume
signifie littéralement« Plaines étincelantes».
Saga de Bôsi et de Herrauôr 1075
Il lui donna une bague en or et se glissa dans son lit. Elle lui demanda
où était le guerrier. Il la pria de toucher entre ses jambes, mais elle retira
ses mains en disant que le diable pouvait le prendre. Puis elle lui demanda
pourquoi il portait sur lui un tel monstre, aussi dur que du bois. Bôsi
répondit qu'il ne manquerait pas de s'assouplir dans le trou noir. Elle lui
dit alors de faire comme il l'entendait. Il plaça le guerrier entre ses jambes,
le chemin devant lui était assez étroit, pourtant il parvint à son but. Ils
restèrent ainsi un instant, pour leur plus grande joie, puis la jeune fille
demanda si le guerrier était suffisamment endurci. Bôsi lui demanda en
retour si elle voulait l'endurcir davantage. Elle dit qu'elle y prendrait
grand plaisir s'il y consentait.
On ignore combien de fois ils jouèrent ainsi ensemble cette nuit-là,
mais on dit que Bôsi lui demanda: « Ne saurais-tu pas où chercher l'œuf
de vautour gravé de lettres d'or que mon frère adoptif et moi avons pour
mission de trouver? »
Elle répondit qu'en échange de la bague et des plaisirs nocturnes, elle
ne pouvait faire moins que de lui dire ce qu'il voulait savoir - « mais qui
t'en veut au point de vouloir ta mort en te chargeant d'une si dangereuse
mission?
- À quelque chose malheur est bon, dit-il, on ne se taille pas une
réputation sans efforts. Bien des choses finissent par vous sourire, même si
elles sont périlleuses au départ.»
8.
23. Lépisode qui suit, à propos du temple et de sa mise à sac, est emprunté au chapitre
133 de la Old.fi saga helga (Saga de saint Old.fr, dans la Heimskringla) de Snorri Sturluson,
où il est question d'une expédition au Bjarmaland de trois Hâlogalandais, dont l>6rir le
Chien.
24. J6mali, le nom donné à cette divinité dans la Bôsa saga comme la Old.fi saga helga,
signifie tout simplement «dieu» (cf. jumala en finnois).
1076 Sagas légendaires islandaises
temple. Mais c'est grand dommage, car Hleiôr est la plus belle et la plus
courtoise des femmes, et tout serait pour le mieux si on pouvait empêcher
cela.
- En quoi le temple est-il difficile d'accès? demanda Bosi.
- Il y a un vautour, répondit-elle, si horrible et si féroce qu'il tue tout
ce qui s'en approche. Il surveille la porte et remarque tout ce qui la fran
chit. Il n'y a aucun espoir de survie pour quiconque vient à portée de ses
serres ou de son venin. C'est sous ce vautour que se trouve l'œuf qu'on t'a
envoyé quérir. Il y a aussi un esclave dans le temple, qui a pour tâche de
nourrir la prêtresse. Elle mange une génisse de deux ans à chaque repas.
Enfin, il y a dans le temple un jeune taureau sacré et ensorcelé. Il est atta
ché avec des chaînes. Il doit couvrir la génisse et empoisonner sa chair,
dont tous ceux qui en mangeront seront ensorcelés. La génisse sera prépa
rée pour Hleiôr, la sœur du roi, qui se changera en ogresse, comme la prê
tresse avant elle. Il me semble donc que tu as fort peu de chances de
triompher de ces monstres, tant il y a de sorcellerie là-dessous.»
Bosi la remercia de lui avoir raconté tout cela et joua encore avec elle
pour la récompenser. Tous deux y prirent beaucoup de plaisir, puis ils dor
mirent jusqu'à l'aube. Au matin, il alla trouver Herrauôr et lui dit ce qu'il
avait appris. Ils passèrent là trois autres nuits, et la fille du paysan leur
expliqua comment atteindre le temple. Elle leur souhaita bonne chance
au moment de se quitter et ils poursuivirent leur route.
Un matin de bonne heure, ils aperçurent un homme de grande taille,
portant un manteau gris, qui tirait une vache. Ils comprirent qu'il devait
s'agir de l'esclave et se jetèrent sur lui. Bosi lui assena un tel coup de gour
din qu'il tomba raide mort.
Puis ils tuèrent la génisse, la dépecèrent et la bourrèrent de mousse et
de bruyère. Herrauôr enfila le manteau de l'esclave et tira derrière lui la
peau de la génisse. Bosi couvrit le corps de l'esclave de son propre man
teau et le porta sur son dos jusqu'à ce qu'ils soient en vue du temple. Alors
Bosi prit son javelot et empala l'esclave de telle sorte que la pointe, entrée
par le fondement, ressortit entre les deux épaules. Puis ils s'approchèrent
du temple. Vêtu du manteau de l'esclave, Herrauôr y pénétra. La prêtresse
était endormie. Herrauôr mena la génisse à l'étable et détacha le taureau.
Celui-ci bondit aussitôt sur la génisse. Mais la peau remplie de mousse
s'affaissa et le taureau heurta le mur de la tête, se cassant les deux cornes.
Herrauôr le prit par les oreilles et le mufle, et lui tordit si violemment le
cou qu'il le lui brisa.
C'est alors que l'ogresse se réveilla et se leva d'un bond. À cet instant,
Bosi entra dans le temple, portant l'esclave au-dessus de lui sur son jave
lot. Le vautour le remarqua aussitôt et, depuis son nid, fondit sur l'intrus
Saga de Bôsi et de Herrauor 1077
avec l'intention de n'en faire qu'une bouchée. Mais il n'avala que le haut
du cadavre. B6si enfonça la lance dans le gosier du vautour et lui trans
perça le cœur. Le vautour planta ses griffes dans les fesses de l'esclave et
cogna du bout de ses ailes les oreilles de B6si, qui perdit connaissance.
Puis le vautour s'écrasa sur lui, luttant horriblement contre la mort. Her
rauôr se jeta sur la prêtresse et leur combat fut des plus rudes. Elle avait
des ongles taillés en pointe, dont elle lui labourait les chairs jusqu'à l'os.
Tout en se battant, ils arrivèrent à l'endroit où gisait B6si, et il y avait du
sang partout. Logresse glissa dans le sang du vautour et tomba à la ren
verse, mais la lutte continua de plus belle, et tantôt Herrauôr avait le des
sus, tantôt le dessous. B6si revint alors à lui. Il s'empara de la tête du
taureau et en frappa violemment le nez de la sorcière. Herrauôr lui arra
cha le bras de l'épaule. Elle commença alors à faiblir mais, dans son ago
nie, elle provoqua un tremblement de terre.
B6si et Herrauôr parcoururent le temple et le fouillèrent de fond en
comble. Dans le nid du vautour, ils découvrirent l'œuf gravé de lettres
d'or. Ils trouvèrent aussi tellement d'or que c'était plus qu'ils n'en pou
vaient porter. Puis ils parvinrent à l'autel où trônait J6mali. Ils lui arra
chèrent sa couronne d'or, sertie de douze pierres précieuses, et un collier
qui valait trois cents marks d'or. Sur ses genoux, ils prirent une coupe en
argent si large que quatre hommes y buvant n'auraient pu la vider. Elle
était pleine d'or rouge. Le dais qui recouvrait J6mali avait plus de valeur
que la cargaison de trois de ces très riches dromons qui naviguent en mer
Egée. Et ils prirent tout cela.
Ils découvrirent aussi dans le temple une pièce secrète, fort bien dissi
mulée. Elle était fermée par une porte de pierre, solidement verrouillée, et
il leur fallut toute la journée pour la forcer et pénétrer dans la pièce. Là, ils
virent une femme, assise sur une chaise. Jamais ils n'avaient vu femme
aussi belle. Ses cheveux, attachés aux montants de la chaise, étaient cou
leur de blé battu ou de fils d'or. Elle était retenue à la taille par des chaînes
et elle était en pleurs.
Quand elle vit les deux hommes, elle leur demanda quelle avait été la
cause du tumulte de la matinée. « Tenez-vous si peu à la vie que, de vous
mêmes, vous veniez vous mettre entre les mains de monstres? Les maîtres
de ces lieux vous tueront dès qu'ils vous verront ici. »
Ils répondirent qu'ils auraient le temps d'en discuter plus tard. Puis ils
lui demandèrent comment elle s'appelait et pourquoi elle était retenue si
durement. Elle dit que son nom était Hleiôr et qu'elle était la sœur du roi
Guômundr de Gl:rsisvellir. « Logresse qui veille sur le temple m'a emme
née ici par magie et veut que j'en devienne la prêtresse et que je pratique
les sacrifices après sa mort. Mais je préférerais être brùlée vive.
1018 Sagas légendaires islandaises
-Alors tu seras sans doute bonne envers l'homme qui te sauvera», dit
Herrauor. Elle répondit qu'elle était sûre que jamais personne n'y parvien
drait.
Herrauor dit: «M'épouseras-tu si je t'enlève d'ici?
-Je ne connais pas l'homme, serait-ce le plus vil au monde, que je ne
préférerais épouser plutôt que d'être adorée ici dans ce temple. Mais qui
es-tu?
- Je m.' appelle Herrauor, dit-il, je suis le fils du roi Hringr, de l'est du
Gautland. Tu n'as plus à redouter la prêtresse, parce que B6si et moi lui
avons réglé son compte. Mais tu dois bien t'attendre à ce que j'exige une
récompense si je te libère!
-Je n'ai rien d'autre à t'offrir que moi-même, dit-elle, si ma famille y
consent.
- Je n'ai pas l'intention de leur demander ta main, dit Herrauor, je
veux que ce soit bien clair, car il me semble que je ne te suis nullement
inférieur. Mais je te libère quoi que tu décides!
- Parmi les hommes que j'ai vus, dit-elle, je n'en connais pas d'autres
que je voudrais plus que toi. »
Alors ils la délivrèrent. Herrauor lui demanda si elle préférait qu'il
l'emmène avec eux et qu'il la prenne pour femme, ou bien qu'il la renvoie
à l'est, chez son frère, et qu'ils ne se revoient jamais plus. Elle choisit de
l'accompagner et ils se jurèrent d'être fidèles.
Après quoi ils portèrent l'or et les trésors hors du temple. Ils y mirent
le feu et il n'en resta plus que des cendres. Puis ils partirent en emportant
tout ce qu'ils avaient pris et ne firent pas de halte avant d'atteindre la
ferme de H6ketill. Ils ne demeurèrent pas longtemps chez lui, mais il lui
donnèrent beaucoup d'argent. Puis ils chargèrent l'or et toutes les
richesses sur de nombreux chevaux et les transportèrent jusqu'au bateau.
I..:équipage fut ravi de les revoir.
9.
Ils quittèrent le Bjarmaland dès que les vents leur furent favorables. On
ne dit rien de leur voyage avant qu'ils ne soient de retour au Gautland. Ils
avaient été absents pendant deux ans. Ils se présentèrent devant le roi et
B6si lui remit l'œuf. Il y avait une fente dans la coquille et, à l'intérieur, dix
marks d'or. Le roi utilisa la coquille comme coupe à boire. B6si lui donna
aussi la coupe qu'il avait prise à J6mali, et ils se réconcilièrent tout à fait.
C'est à cette époque-là que les frères de la reine, Dagfari et Nattfari,
s'en vinrent à la cour du roi. Ils avaient été dépêchés par le roi Haraldr
Saga de BrJsi et de HerrauiJr 1079
Dent de Guerre pour demander des renforts, car on avait fixé le moment
de la bataille de Bravellir2 5 , la plus formidable bataille jamais livrée en
Scandinavie, comme le raconte la saga de Sigurôr Bracelet26, le père de
Ragnarr aux Braies velues27 . Le roi Hringr pria Herrauôr d'y aller à sa
place, offrit de prendre soin de sa fiancée entre temps, et déclara que leur
réconciliation couvrait tous les différents qui les avaient opposés. Her
rauôr fit comme son père lui demandait. B6si et lui se joignirent aux deux
frères avec une armée de cinq cents hommes, et ils s'en furent trouver le
roi Haraldr. Celui-ci périt au cours de cette bataille et, avec lui, quinze
autres rois, comme il est dit dans sa saga, et quantité d'autres champions
qui étaient encore de plus grands guerriers que les rois. Dagfari et Nattfari
tombèrent tous les deux, tandis que Herrauôr et B6si furent blessés et sur
vécurent aux combats. Cependant, de grands bouleversements avaient eu
lieu au Gautland pendant leur absence, ainsi qu'on va le dire bientôt.
10.
25. La bataille de Brâvellir (ou Bravalla) est restée la plus célèbre bataille rangée jamais
livrée en Scandinavie. Elle a dû avoir lieu vers le milieu du VIII siècle, au nord de Norrko
e
li.
Elle déclara: « Ne crois-tu pas que ton poulain s'est désaltéré de façon
excessive et qu'il a vomi davantage qu'il n'a bu?
- Il lui arrive sûrement quelque chose, dit-il, car il est mou comme
tout!
- Il ne doit plus supporter la boisson, dit-elle, comme beaucoup
d'autres ivrognes.
- Sans doute», dit-il. Ils s'amusèrent tout à leur guise, et la jeune fille
était tantôt dessus, tantôt dessous. Elle déclara qu'elle n'avait jamais
monté de poulain aussi lent que celui-là.
Après avoir beaucoup joué de la sorte, elle lui demanda quel homme il
était. Il se présenta et demanda en retour les nouvelles du pays. Elle dit
qu'elle avait appris dernièrement que les frères Hrxrekr et Siggeirr avaient
repris Hleiôr, la sœur du roi, et tué Hringr, le roi du Gautland.
« Et cette expédition les couvre d'une telle gloire que personne, ici à
l'est, ne peut se mesurer à eux. Le roi a accordé à Siggeirr la main de sa
sœur, contre sa volonté, et le mariage aura lieu dans trois jours. Mais ils
sont tellement sur leurs gardes qu'ils ont placé des espions sur chaque
route et dans chaque port. Il est impossible de les prendre par surprise.
Pourtant ils s'attendent à ce que Herrauôr et B6si viennent chercher la
jeune fille. Le roi a fait construire une halle si vaste qu'elle ne compte pas
moins de cent portes, chacune à égale distance l'une de l'autre. Une cen
taine d'hommes peuvent tenir sans peine entre elles. Il y a deux gardes à
chaque porte et nul ne peut entrer s'il n'est pas connu d'au moins un des
deux. Quiconque n'est pas reconnu aux portes est arrêté et mis au cachot
jusqu'à ce que son identité soit établie. Un lit est dressé au milieu de la
halle: on l'atteint en gravissant cinq marches. Ce sera le lit des jeunes
mariés et toute la garde du roi veillera sur eux, de sorte que personne ne
pourra les surprendre.
- Quel est le préféré du roi parmi sa suite? demanda B6si.
- Il s'appelle Sigurôr, dit-elle, c'est le conseiller du roi et un très grand
musicien qui n'a nulle part son pareil, surtout lorsqu'il joue de la harpe.
En ce moment, il est chez sa concubine, la fille d'un paysan qui habite ici,
aux abords de la forêt. Elle lui coud ses habits pendant qu'il accorde ses
instruments.»
Là-dessus, ils se turent et dormirent le reste de la nuit.
12.
Tôt le lendemain matin, B6si alla dire à Herrauôr ce qu'il avait appris
pendant la nuit. Ils s'apprêtèrent à prendre congé du paysan et B6si
Saga de Bosi et de Herrauor 1083
donna une bague en or à sa fille. Puis ils suivirent le chemin qu'elle avait
indiqué jusqu'à ce qu'ils arrivent en vue de la ferme où Sigurôr se trouvait.
Ils l'aperçurent alors qui sortait en compagnie d'un domestique et prenait
la direction de la halle du roi. Les frères jurés lui barrèrent la route. B6si le
transperça de son javelot et Herrauôr étrangla le domestique. Après quoi
B6si dépeça les corps. Ils' retournèrent au navire et racontèrent à Smiôr ce
qu'ils avaient fait. Ensemble ils élaborèrent un plan. Smiôr appliqua à
B6si le masque mortuaire de Sigurôr et lui fit enfiler ses habits, s'affublant
lui-même de la peau du domestique et de ses vêtements.
Ils expliquèrent à Herrauôr ce qu'ils attendaient de lui, puis ils se rendi
rent au palais. Ils arrivèrent devant la porte de la halle où Guômundr
attendait. Croyant qu'il s'agissait de Sigurôr, le roi l'accueillit cordialement
et le fit entrer. Il le chargea des coffres du trésor, des coupes à boire et de la
cave. C'est lui qui déciderait de la première bière à servir, et il dit à ceux qui
allaient le faire avec quelle générosité ils devaient verser à boire. Il affirma
qu'il importait avant tout que les invités soient aussi soûls que possible dès
la première nuit, car de cette façon, ils le resteraient beaucoup plus long
temps. Ensuite on fit asseoir les chefs et on introduisit la fiancée, qui prit
place sur un banc en compagnie de nombreuses et élégantes jeunes filles.
Le roi Guômundr s'assit à la place d'honneur et le fiancé à ses côtés.
Hr.erekr veillait sur son frère. Il n'est pas dit comment les autres chefs
étaient placés, mais on sait que « Sigurôr28 » jouait de la harpe pour le
jeune couple. Quand on porta le premier toast29 , il joua si bien qu'on dit
dans l'assistance que nul ne le surpassait. Il déclara que ce n'était que le
début. Le roi lui dit de ne pas ménager ses efforts. Au moment de boire en
l'honneur du dieu P6rr30, « Sigurôr » changea d'air. Et tout ce qui n'était
pas fixé se mit en mouvement, couteaux, écuelles et tout ce que les gens
28. Il est curieux de constater que le texte parle de Sigurôr comme si Bôsi ne l'avait pas
tué dans la forêt. Sans doute a-t-il existé à l'origine deux versions différentes de ce récit,
d'où la confusion. Dans l'une de ces versions, Bôsi et Herrauôr n'ont pas rencontré
Sigurôr dans la forêt, mais Smiôr a réussi à pénétrer dans la halle où le vrai Sigurôr joue de
la harpe; et le bel homme qui entre et frappe le roi au visage n'est autre que Bôsi. Dans
l'autre version, Bôsi et Herrauôr tuent effectivement Sigurôr et son domestique et se font
passer pour eux pour entrer dans la halle. Bôsi ensorcelle l'assistance en jouant de la harpe
et réussit à s'enfuir avec la princesse, emportant des objets de valeur. Ils sont poursuivis
entre autres par Siggeirr qui manque d'être tué en arrivant au bateau.
29. Il était habituel, au cours de tout banquet, de porter des toasts (drekka minni) à la
mémoire des ancêtres et des dieux.
30. 1:>ôrr est le plus fort et le plus populaire des dieux. Fils d'Ôôinn, mais moins aristo
cratique que lui, il se déplace sur un chariot tiré par deux boucs et, lorsqu'il manie son mar
teau, Mjolnir, il déclenche le tonnerre et les éclairs. Le marteau de l:>ôrr a longtemps été
porté comme amulette, et c'est son culte que les chrétiens ont eu le plus de mal à éliminer.
1084 Sagas légendaires islandaises
31. Les Ases sont la famille des dieux à laquelle appartiennent Ôôinn, I>ôrr et Baldr, par
opposition aux Vanes, la famille de Njiirôr, Freyr et Freyja.
32. Ôôinn est le maître borgne des dieux. Son pouvoir est immense mais repose davan
tage sur la ruse que la force. Il habite la Va!ho!f, d'où il surveille le monde (aidé par ses
corbeaux), et il se déplace sur son cheval à huit jambes, Sleipnir. Il est omniscient, connaît
les runes, la magie et la poésie.
33. Freyja, fille de Njiirôr et sœur de Freyr, est la déesse de l'amour et de la fécondité, et
le culte qui lui était voué devait être érotique. Elle est belle et lascive, et se déplace dans un
char que tirent des chats. Elle aime la poésie amoureuse et elle est célèbre pour sa légèreté:
pour obtenir le fameux collier des Brisingar, elle a couché avec les nains qui l'avaient forgé.
Saga de Bosi et de HerrauiJr 1085
13.
Cependant que la fête battait son plein, un homme entra dans la halle.
Il était grand et beau, il portait une tunique d'écarlate, une ceinture d'ar
gent autour de la taille et un ruban doré au front. Il n'avait pas d'arme et
il se mit à danser comme les autres. En arrivant devant le roi, il leva le
poing et lui cogna le nez avec une telle violence qu'il en perdit trois dents.
Le sang gicla de son nez et de sa bouche et il s'écroula, sans connaissance.
« Sigurâr », voyant cela, jeta la harpe sur le lit et voulut planter ses deux
poings entre les omoplates de l'étranger. Mais celui-ci prit la fuite et
« Sigurâr » se lança à sa poursuite, de même que Siggeirr et tous les autres,
tandis que certains se pressaient autour du roi. Smiâr prit la fiancée par la
main, la mena jusqu'au lit et l'enferma à l'intérieur de la harpe. Les
hommes sur le toit la hissèrent par la lucarne et firent de même pour
Smiâr. Après quoi ils coururent jusqu'au bateau et montèrent à bord.
Celui qui avait frappé le roi s'y trouvait déjà. « Sigurâr » embarqua aussi
dès son arrivée et Siggeirr le suivait, l'épée tirée. « Sigurâr » se retourna vers
lui et le poussa à l'eau. Ses hommes durent le repêcher, plus mort que vif
Alors Smiâr coupa les amarres, les hommes hissèrent la voile et, s'aidant
aussi des rames, ils gagnèrent le large aussi vite que possible. Hra:rekr et
beaucoup d'autres se précipitèrent vers leurs propres navires et les mirent
à la mer. Mais l'eau noire s'y engouffra et ils durent regagner la terre
ferme. Ils ne purent rien faire de plus, car ils étaient tous désespérément
soûls.
Quand le roi revint à lui, il était très affaibli. On voulut le faire man
ger, il en était incapable. La fête avait tourné au vinaigre. Mais il finit par
se remettre et tous tinrent conseil. Il fut décidé qu'ils ne partiraient pas
chacun de leur côté, mais qu'ils s'apprêteraient aussi vite que possible à
pourchasser les frères jurés. Laissons-les se préparer et revenons à ces deux
compagnons et à leurs hommes. Ils naviguèrent jusqu'à ce que deux
routes s'offrent à eux: l'une d'elles menait au Bjarmaland. Bôsi dit à Her
rauâr de continuer vers le Gautland et ajouta que lui-même avait affaire
au Bjarmaland.
Herrauâr répondit qu'il ne le quitterait pas - « mais qu'as-tu donc à
faire là-bas?»
Bôsi dit qu'il comprendrait bientôt. Smiâr se proposa de les attendre
cinq jours et Bôsi affirma que ce serait suffisant. Les deux hommes
gagnèrent la côte à bord d'un canot, qu'ils cachèrent dans une petite
anse. Puis ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à une maison où
1086 Sagas légendaires islandaises
vivaient un paysan et sa femme, qui avaient une très belle fille. Ils furent
bien reçus et, le soir, on leur servit un excellent vin.
Bosi Fils de la Torte fit les yeux doux à la jeune fille et elle loucha sou
vent vers lui. Peu après, tous allèrent se coucher. Bôsi s'approcha du lit de
la fille du paysan et elle lui demanda ce qu'il voulait. Il la pria de fretter
son manche. Elle voulut savoir où était la frette et il lui demanda si elle
n'en avait pas. Elle répondit ne pas en avoir qui lui aille.
«Je peux l'agrandir si elle est trop étroite, dit-il.
- Où est ton manche? dit-elle. Je crois savoir ce que doit être ma
petite frette. »
Il lui dit de tâter entre ses jambes. Elle retira ses mains et dit qu'elle
n'avait que faire de son manche.
«À quoi te fait-il penser? demanda+il.
-À la tige de la balance de mon père, dont l'anneau est cassé.
- Tu ne manques pas d'humour » , dit Bôsi Fils de la Torte. Il ôta une
bague en or de son doigt et la lui donna. Elle lui demanda ce qu'il voulait
en échange.
«Je veux boucher ta bonde, répondit-il.
-Je ne sais pas comment, dit-elle.
- Écarte les jambes autant que tu peux! » , reprit-il. Elle lui obéit. Il se
mit entre ses jambes et pénétra en elle si profondément qu'il atteignit
presque les côtes. Elle sursauta et dit: « Tu as poussé le bondon trop loin,
mon ami!
-Je vais le ressortir, dit-il, mais comment as-tu trouvé cela?
- Aussi bon que si j'avais bu de l'hydromel tout frais, répondit-elle.
Mais continue à passer ton goupillon! »
Il n'épargna pas sa peine, jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus et soit prête
à défaillir, et elle le pria de s'arrêter. Ils firent une pause et elle lui demanda
qui il était. Il le lui dit sans détours et l'interrogea sur ses rapports avec
Edda, la fille du roi. Elle répondit qu'elle lui rendait souvent visite chez
elle et qu'elle était toujours bien reçue.
«J'ai besoin de ta complicité, dit-il. Je te donnerai quatre marks d'ar
gent si, en échange, tu fais en sorte que la princesse me rejoigne dans la
forêt. »
Puis il sortit de sa bourse trois noix qu'on aurait dit en or. Il les lui
remit et la pria de dire à la fille du roi qu'elle connaissait un endroit dans
la forêt où l'on trouvait quantité de ces noix-là.
Elle l'avertit que la fille du roi était bien gardée, car un eunuque l' ac
compagnait partout où elle allait. « Il s'appelle Skâlkr, il est aussi fort que
douze hommes réunis, quelle que soit l'épreuve. »
Bôsi répliqua qu'il ne s'en souciait guère, s'il était son seul adversaire.
Saga de Bôsi et de Herrauôr 1087
Le lendemain matin, elle partit sans tarder trouver la fille du roi et lui
montra les noix d'or en disant qu'elle savait où en trouver beaucoup
d'autres.
«Allons-y toute de suite, dit la fille du roi, et emmenons l'esclave
Skâlkr avec nous!» Et c'est ce qu'elles firent.
Les deux compagnons, qui étaient déjà dans la forêt, allèrent à leur
rencontre. Bôsi salua la princesse et lui demanda pourquoi elle se dépla
çait avec une si petite suite. Elle répondit qu'il n'y avait pas de danger à
cela.
« Ce n'est pas aussi sûr, dit Bôsi. Tu as le choix: ou bien tu me suis de
ton propre gré, ou bien je fais de toi ma femme à l'instant, ici dans les
bois!»
Lesclave demanda alors qui était le bandit qui avait l'audace de déba
gouler ainsi. Herrauôr le pria de se taire et de ne pas faire l'idiot. Lesclave
le frappa de son énorme gourdin et Herrauôr se protégea de son bouclier,
mais celui-ci se brisa sous la violence du coup. Herrauôr se jeta sur l'es
clave, qui le reçut de pied ferme. La lutte fut acharnée mais Skâlkr ne céda
pas d'un pouce. Bôsi vint à la rescousse et envoya l'esclave à terre en le
tirant par les pieds. Après quoi ils passèrent une corde à son cou et le pen
dirent à un chêne.
Puis Bôsi prit la fille du roi dans ses bras et la porta jusqu'au canot. Ils
s'éloignèrent de la côte et rejoignirent Smiôr à bord du navire. La fille du
roi n'était pas très rassurée mais, après que Smiôr lui eut parlé un peu, elle
retrouva sa bonne humeur, et ils firent voile jusqu'au Gaudand.
14.
auraient le loisir. Pendant leur absence, Pvari avait fait fabriquer des jave
lots, des haches et des flèches, et l'armée commença à grossir.
Ils apprirent alors que le roi Hârekr et ses fils approchaient et que ce ne
serait pas de tout repos. Herrauôr lança ses navires à leur rencontre. Il avait
une grande et belle armée, mais elle était beaucoup moins nombreuse que
celle de Hârekr. Smiôr, fils de Pvari, dirigea son bateau contre celui du roi,
Bôsi attaqua Hra:rekr, et Herrauôr Siggeirr. Inutile de dire que la bataille
fit rage aussitôt et que les hommes étaient acharnés des deux côtés.
Peu après le début des hostilités, Siggeirr aborda le navire de Herrauôr
et tua bientôt un de ses hommes. Lhomme de proue de Herrauôr, qui
s'appelait Sniôill, lança un javelot contre Siggeirr. Celui-ci l'attrapa en l'air
et le lui renvoya. Le javelot transperça Sniôill et s'enfonça dans la proue, le
clouant sur place. Herrauôr fit alors face à Siggeir, en brandissant une
pique qui traversa son bouclier. Siggeirr secoua le bouclier si violemment
que Herrauôr lâcha son arme, puis il lui assena un coup qui emporta une
partie de son casque ainsi que son oreille droite. Herrauôr ramassa une
massue qu'il trouva là, sur le pont, et en frappa Siggeirr au nez. Lui enfon
çant le nasal dans la figure, il lui brisa le nez et lui fit sauter toutes ses
dents. Siggeirr tomba à la renverse sur son propre navire, où il resta long
temps sans connaissance.
Smiôr se battit vaillamment. Le roi Hârekr monta à son bord avec
onze hommes et causa de grands ravages. Smiôr se tourna vers lui et le
frappa de la sax* que Busla lui avait donnée, car les armes habituelles
n'avaient pas de prise sur lui. Il l'atteignit au visage, lui faisant sauter
toutes ses dents et lui tranchant les lèvres et le palais. Le sang jaillit de sa
bouche. Or ce coup le mit dans un tel état qu'il se changea en dragon
ailé34 et cracha son venin sur le bateau, tuant quantité d'hommes. Puis il
fondit sur Smiôr, le happa et l'avala entièrement.
Ils aperçurent alors un énorme oiseau voler depuis la terre. Cet
oiseau3 5 a une tête si grosse et si horrible qu'on ne peut le comparer qu'au
diable en personne. Il attaqua le dragon et leur lutte fut féroce. Ils finirent
par tomber tous les deux, l'oiseau dans la mer et le dragon sur le bateau de
Siggeirr. Herrauôr était à bord et faisait tournoyer la massue qu'il tenait à
deux mains. Il cogna Siggeirr à l'oreille et lui brisa le crâne, l'envoyant
par-dessus bord, et on ne le revit jamais.
Le roi Hârekr revint à lui et se changea en sanglier. Il se jeta sur Her
rauôr pour le mordre, lui arracha toute sa cotte de mailles et lui enfonça
ses dents dans la poitrine, lui arrachant les seins et la chair jusqu'à l'os.
Herrauôr frappa le groin du sanglier, qu'il trancha net juste devant les
yeux. Mais il était si épuisé qu'il tomba à la renverse. Le sanglier se mit à
le piétiner, mais il ne pouvait pas mordre car il n'avait plus de groin.
Une chienne monstrueuse, aux crocs énormes, apparut alors sur le bateau.
Elle creusa ce qui restait du groin du sanglier et lui arracha ses tripes, puis
elle sauta par-dessus bord. Hârekr reprit forme humaine et plongea à sa
suite. Tous deux coulèrent à pic et aucun d'eux ne refit surface. On pensa
que cette chienne n'était autre que Busla, car jamais on ne la revit.
15.
16.
Quelque temps plus tard, ils regroupèrent leurs forces et s'en furent au
Bjarmaland. B6si demanda qu'on l'y prenne pour roi, étant donné
qu'Edda, qu'il avait épousée, héritait de son père l'ensemble du pays. Il dit
aux gens que la meilleure façon pour lui de compenser les pertes
humaines dont il était responsable, c'était de régner sur eux et de les
rendre forts par la loi et la justice. Et comme ils n'avaient plus de chef, ils
ne virent pas d'autre issue que de l'accepter. Ils connaissaient bien Edda et
toutes ses qualités. B6si devint donc roi du Bjarmaland. B6si eut un fils de
l'une de ses concubines, celle qui avait endurci son guerrier. On l'appela
Sviôi le Martial ; il fut le père de Vilmundr l'Étourdi.
B6si se rendit à Gla:sisvellir, à l'est, et réconcilia le roi Guômundr et
Herrauôr. Hleiôr et Herrauôr s'aimèrent beaucoup. Ils eurent une fille,
I>6ra Cerf de la Forteresse, que Ragnarr aux Braies velues épousa.
On raconte que dans l'œuf de vautour que B6si et Herrauôr avaient
rapporté du Bjarmaland, on avait trouvé un petit serpent. Il était tout
doré et Herrauôr l'avait offert à sa fille lorsqu'elle avait eu sa première
dent. Elle lui fit une couche en or et ensuite il grandit tellement qu'il
entoura son pavillon, et il devint si féroce que personne n'osait l'appro
cher, sauf le roi et celui qui le nourrissait. Le serpent mangeait un vieux
bœuf à chaque repas et tout le monde était d'avis que c'était la plus hor
rible des créatures. Le roi Herrauôr jura alors solennellement qu'il ne
marierait I>6ra, sa fille, qu'à celui qui irait lui parler dans son pavillon et
tuerait le serpent. Mais personne n'en eut le courage avant que n'arrive
Ragnarr, fils de Sigurôr Bracelet. C'est lui qu'on surnomma par la suite
Ragnarr aux Braies velues, à cause des vêtements qùil s'était fait faire pour
aller tuer le serpent36•
Ainsi se termine la saga de B6si Fils de la Torte.
36. Ceci est raconté en détails dans la Ragnars saga loôbrôkar, que l'auteur de la Bôsa
saga, par ce biais, présente comme la suite de son propre texte.
Glossaire
dl.fr (pl. dlfar) : créature surnaturelle de statut imprécis, semble avoir régi
nos facultés mentales, à ne pas confondre avec la forme romantique,
dévaluée par l'Église, elfe (voir aussi plus haut la note 41, p. 431).
ausa barn vatni: littéralement «asperger un enfant d'eau», rite païen de
lustration qui correspond à notre baptême.
austrvegr et vestrvegr: ce sont les dénominations des deux principaux iti
néraires que suivaient les vikings, l'un vers l'est (austr-), l'autre, vers
l'ouest (vestr-). Sont détaillés dans Les Vikings. Histoire. Mythes. Dic
tionnaire, p. 582-588.
bateaux (knorr, skeiô, snekkja, skûta, byrlfingr, langskip, herskip): ce sont les
principaux types de navires connus des anciens Scandinaves. Ils ser
vaient indifféremment à transporter des hommes ou des marchan
dises. Seul herskip = «bateau de guerre» était sans doute plus
spécialisé, et langskip (long bateau) aussi, probablement.
berserkr (pl. berserkir) et berserksgangr: guerrier fauve ou guerrier furieux,
rendu frénétique à la faveur de circonstances érotiques, poétiques,
guerrières ou magiques. Il faut détruire la légende qui voulait qu'ils
aient ingurgité on ne sait quelle boisson magique (évidemment!)
pour entrer dans le berserksgangr (état de berserkr). Ce sont des per
sonnages comme obligés des sagas légendaires, le héros se chargeant,
par définition, de les occire (voir aussi plus haut la note 42, p. 432).
b/6/Jorn (littéralement, «aigle de sang»): supplice atroce qui consistait à
pratiquer deux longues entailles dans le dos de la victime, à en extraire
les poumons et les déployer comme des ailes. A pu avoir une
signification rituelle, semble avoir existé dès l'âge du bronze!
bl6t: sacrifice païen de type divinatoire et communiel, le pratiquant s'ap
pelle bl6tmalfr (malfr = «homme»).
bondi (pl. bœndr) : terme capital, désigne le paysan-pêcheur-propriétaire
libre capable de récapituler son lignage sur plusieurs générations,
s'applique à l'élite de cette société, sans doute immémoriale, s'oppo
sera aux rois et formera l'ossature de la société islandaise. Son exis
tence interdit de considérer ces sociétés comme démocratiques.
disesldisir (spddisir): créatures surnaturelles féminines au statut incertain,
président peut-être à la guerre, au combat, sont douées de pouvoirs
1094 Sagas légendaires islandaises
Glossaire ......................................................1091