Boyer Régis - Sagas Légendaires Islandaises

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SAGAS LÉ.

GENDAIRES
ISLANDAISES

Textes traduits, présentés et annotés par Régis Boyer,


avec le concours de Jean Renaud

ANACHARSIS
Merci à Éric Guilleman, pour avoir ouvert à Anacharsis 1f Route du Nord

ISBN: 978-2-914777-896

Diffusion-distribution: Les Belles Lettres

© Berg International, 1988, pour la traduction de la Saga de Hervor et du roi


Heilfrekr

© Les Éditions du Cerf, 1989, pour la traduction de la Saga des Volsungar

© Les Belles Lettres, 1 996, pour la traduction de la Saga de Gautrekr et de la


Saga de Hrôlfrfils de Gautrekr

© Anacharsis Éditions, 2012, pour tous les autres textes


43, rue de Bayard
31000 Toulouse

www.editions-anacharsis.com
Introduction

Des sagas islandaises, l'honnête homme français ne peut plus prétendre


aujourd'hui qu'il les ignore. Voilà presque cinquante ans qu'un effort
constant a été déployé chez nous pour les faire connaître, tant les textes
eux-mêmes que leur intelligence. C'est au point que le mot «saga» lui­
même est en train de passer dans notre langue, pas toujours, tant s'en faut,
avec pertinence, mais enfin, cette terre n'est plus inconnue. Ce phéno­
mène est remarquable puisque ce genre n'appartient pas à notre patri­
moine national mais il n'empêche: je vais m'étendre un peu sur ce qu'il
faut entendre par saga et surtout sur la diversité de ses manifestations; il
reste à constater avec grande satisfaction qu'une bonne cinquantaine de
ces récits ont maintenant été tournés en français et qu'on lit moins d'ab­
surdités sur le compte de cette littérature. Je vais reprendre ici les articula­
tions majeures de ce procès, mais c'est avec une réelle satisfaction que je
me sens fondé à dire que je n'évolue plus dans les trop fameuses brumes
du Nord. Au demeurant, figurera à la fin de la présente introduction une
bibliographie sommaire qui permettra à l'esprit curieux d'en savoir
davantage s'il le désire 1 .
Très succinctement puisque le but du présent ouvrage est de se concen­
trer sur une seule acception du genre, voici ce qu'est une saga. Précisons
que le genre est islandais, exclusivement islandais (les exceptions sont raris­
simes) et disons sans insister que ce phénomène est tout bonnement
incroyable lorsque l'on est au courant des tenants et aboutissants de l'his­
toire de l'île aux volcans et de sa culture2• Retenons aussi, car l'indication
est indispensable, que les hommes et les femmes qui vinrent s'installer en

1. Les deux ouvrages fondamentaux sont, pour une étude, Les sagas islandaises, Payot,
Paris, 2007 [1978], et pour les plus beaux textes de la catégorie dite sagas des Islandais,
Sagas islandaises, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 2009 [ 1987].
2. On pourra lire, d'abord, L1slande médiévale, Les Belles Lettres, coll. « Guides des
civilisations», Paris, 2001, avec une bonne orientation bibliographique in fine, et, pour
une rapide initiation, le n° 32 de mai/juin 2010 de la revue Religion et Histoire. Je précise
qu'au meilleur moment de sa production, l'Islande ne comptait guère plus de 35 000
âmes! (elle a aujourd'hui quelque 320 000 habitants)
8 Sagas légendaires islandaises

Islande à partir de 874, pour diverses raisons que nous connaissons mal,
n'étaient pas, contrairement à une erreur commune, de «purs» Scandi­
naves (et dans ce cas, majoritairement des Norvégiens) mais un mixte de
Nordiques et de Celtes, mixte qui est peut-être responsable et de la prodi­
gieuse civilisation islandaise et de son étonnante activité littéraire: deux
ethnies, deux types de traditions, deux modes de réactions notamment vis­
à-vis des choses de l'esprit, nous savons que ce genre de conjonction
donne, toujours et partout, des résultats assez extraordinaires.
Donc, à partir du moment où ils seront en possession d'une écriture
utilisable - car les runes germaniques ne se prêtaient simplement pas à la
consignation de textes longs - c'est-à-dire cette onciale carolingienne tou­
jours pratiquée et qu'apportèrent avec eux, une fois passé le temps de la
conversion au christianisme (autour de l'an mille), les clercs ou mission­
naires, les insulaires se mirent à consigner avec une manière de frénésie le
trésor de leurs poèmes mythologiques (cela s'appelle Edda) et celui de
cette poésie appelée scaldique qui demeure à ce jour la plus complexe, la
plus sophistiquée, la plus élaborée qu'ait jamais enfantée l'Occident (ce
n'était pas une invention islandaise, elle est née quelque part au bord de la
Baltique vers le VIIIe siècle, mais les Islandais s'en feront rapidement une
exclusivité), et enfin les sagas.
Une saga est un récit en prose (notez ce point, tout l'Occident écrivait
en vers à l'époque) centré sur divers chefs d'intérêt que je vais détailler
rapidement, dont on a d'abord pensé, à l'époque romantique et du côté
allemand, qu'il était né spontanément en vertu du «génie conteur de la
foule» pour n'être consigné par écrit qu'à partir de la fin du XIt siècle, mais
dont nous savons aujourd'hui, démonstrations savantes ayant été dûment
faites, qu'il résulta de la fusion des textes historiques latins (Salluste,
Lucrèce ...) traduits en islandais avec les textes hagiographiques (qui nar­
rent la vie des saints) également en latin et de même immédiatement tra­
duits. Les sources peuvent fort bien être également orales et renvoyer à des
traditions familiales, juridiques, géographiques, etc., mais le «produit
fini», si je puis dire, est écrit, consciemment et soigneusement écrit, avec
une rigueur et un savoir-faire qui ont quelque chose de confondant. Évi­
demment parce qu'ils relèvent d'une vision de l'homme, de la vie et du
monde propre à leurs auteurs qu'en règle générale, nous ne connaissons
pas trop. Ajoutons qu'une saga n'est pas un écrit religieux, non plus que
poétique - ce qui ne l'empêche pas, d'aventure, de faire des incursions du
côté de la mythologie, réelle ou calquée de la classique, et de s'adorner de
strophes scaldiques invoquées, parfois, à des fins justificatrices. Sans nous
attarder: en fait, ce qui définit la saga, c'est avant tout son style rapide,
sobre, économe de ses moyens, comme pressé de courir a son terme et,
Introduction 9
remarquez cela aussi, jamais lyrique. La vision du monde dont je parlais il
y a un instant est factuelle, réaliste, directe, sans aucune concession au lec­
teur (ou à l'auditeur, car le débat demeure vivant, de savoir si elles étaient
faites pour être dites ou lues, récitées). Pour le fond, il s'agit de narrer la vie
d'un personnage intéressant, je vais dire pourquoi, ou de tout un lignage,
voire d'un district, en· commençant, le cas échéant, par la mention des
ancêtres, car le culte de la famille était déterminant dans cette culture, et
en suivant le cours de cette existence, l'accent étant mis sur les temps forts
qui ne ressortissent pas nécessairement au registre héroïque physique, mais
peuvent fort bien relever du juridique, voire de l'illustration des grandes
valeurs que prisait cette communauté, sens de l'honneur, volonté parfois
forcenée de tirer vengeance d'un forfait, culte de l'amitié, tendance à l'os­
tentation, ruse intelligente (ce qu'ils appellent vit, quelque chose comme le
know-how américain), etc. Pour avoir droit à une saga, pour être, donc
soguligr (cet adjectif traduit la proposition qui précède ici), il faut que le
Destin avec majuscule qui est peut-être le seul vrai dieu que révéraient ces
hommes et ces femmes, vous ait soumis à une skapraun (mise à l'épreuve
de votre caractère), de quelque nature qu'elle soit, et que vous en ayez
triomphé. Alors, on parlera en bien de vous, vous mériterez une saga.
Qui, donc, est un morceau purement narratif: saga dérive du verbe
segja, «dire», «conter», «raconter» (allemand sagen, anglais say, suédois
saga). Jamais lyrique, je l'ai dit, dramatique non plus même si, parfois, la
structure du récit prête à une organisation de ce type. Héroïque, pas
nécessairement, didactique non plus, sinon implicitement, très, très rare­
ment épique, erreur souvent commise parce que l'adjectif episk dans les
. langues scandinaves modernes signifie «narratif» et non obligatoirement
«épique». En fait, nous savons que l'épopée obéit aux deux règles de la
simplification et du grossissement, ce qui est très peu souvent le cas de la
saga, laquelle, au contraire, est souvent appliquée à suivre le menu détail
de nos errements et refuse l'outrance. C'est un texte humain, très humain,
il répugne à l'hyperbole autant qu'à la dépréciation, il demeure à ras de la
réalité, il est de nous. Une fois dominée la très épineuse difficulté des
noms propres, anthroponymes ou toponymes, il reste des hommes et des
femmes qui vivent comme nous, sont nos frères et sœurs: ils n'ont rien
des piédroits de nos cathédrales, non plus que de nos héros de chansons
de geste, voire de nos romans courtois, c'est peut-être leur vérité humaine
qui les rend si attachants. D'autant qu'en règle générale, elle est saisie dans
le menu détail du quotidien et non à la faveur d'exploits mémorables.
Cela dit, la longueur d'une saga peut être très variable. Il en est de
volumineuses, comme la Saga de Njâll le Brûlé qui est le fleuron du genre
des islendingasogur, d'autres sont si brèves que je les ai appelées «sagas
10 Sagas légendaires islandaises

miniatures»3, le terme islandais requis est jdttr (pl. jtettir). N'importe! ce


sont des récits qui vont, leur loi est le mouvement, le dynamisme, la
méditation n'est pas leur fort mais elles aiment provoquer votre entende­
ment en pratiquant avec une admirable maîtrise la litote, le sous-entendu
sous la forme que l'on appelle en anglais understatement. On ne dit pas:
« il était beau», mais: « il s'entendait à plaire aux femmes.» Pas: « sa for­
tune était colossale», mais: « il avait du bien.»
Il reste à dire que les sagas ont vu le jour vers la fin du XIIe siècle, la
recherche actuelle a fait de considérables progrès depuis un grand demi­
siècle, grâce notamment aux écoles anglaise, allemande et surtout islan­
daise même, et votre humble serviteur aura passé sa vie à vulgariser le
genre en France. Donc, 1180 au mieux, et cette écriture durera jusqu'au
milieu du XIV" siècle, pensons-nous. I.:âge d'or est incontestablement, en
tout état de cause, le XIIIe siècle.
Je vais indiquer ci-dessous les diverses (cinq en fait) catégories de sagas
et cette taxinomie exige une réflexion. Que voici. Cinq catégories, disais­
je, le critère étant la nature du sujet traité (plutôt que la distance dans le
temps entre l'auteur présumé et le motif qu'il traite). Soit:
- les sagas royales (ou historiques): konungasogur
- les sagas dites des Islandais: islendingasogur
- les sagas dites de contemporains: samtioarsogur
- les sagas légendaires (ou des temps très anciens): farnaldarsogur
- les sagas dites de chevaliers: riddarasogur
Je laisse de côté les sagas dites mensongères, lygisogur, qui sont de gros­
sières imitations des précédentes et n'ont pas de valeur.
La recherche a longtemps pensé que ces textes avaient vu le jour dans
l'ordre qui vient d'être donné à l'instant. Les progrès considérables de la
paléographie, de la critique interne des textes, des études comparatives, de
l'examen minutieux des sources ou modèles possibles a abouti, il n'y a pas
bien longtemps, à une conclusion tout à fait différente. À savoir, qu'entre
la fin du XIIe et le milieu du XIV" siècles, un formidable mouvement d'écri­
ture s'est déclaré en Islande, qui fait que, pêle-mêle, les sagas de tous
genres ont vu le jour: le phénomène ne va pas sans rappeler la floraison du
théâtre classique européen au XVIIe siècle ou la fortune du roman roman­
tique au XIXe siècle. Nous savons d'ailleurs que, si peu important que soit
le nombre de ceux que nous connaissons, certains auteurs (ou sagnamenn,
sg. sagnamaor) ont fort bien pu composer des sagas ressortissant à plu­
sieurs des rubriques que je viens d'énumérer.

3. Il en existe en français tout un livre publié par Les Belles Lettres (Régis Boyer, Les
sagas miniatures, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes», Paris, 1999).
Introduction 11

Un point capital doit être au moins brièvement abordé: quelle que


soit la caté orie dans laquelle on la range, une saga n'est pas un document
historique.f. Assurément, il en est de nombreuses qui peuvent favoriser
notre connaissance des faits historiques en telle ou telle circonstance, ou
qui se fondent sur des faits vérifiables à partir d'autres sources, ou encore
qui nous présentent des·personnages dont nous savons d'autre part qu'ils
ont bien existé; cela vaut surtout, bien entendu, pour les sagas historiques
et, dans une assez large mesure, pour les sagas des Islandais, tandis qu'il est
permis de penser que c'est la règle des sagas de contemporains (qui ne
sont pas majoritaires ici, et de loin!) mais - et l'argument est capital pour
qui va lire des sagas légendaires - il ne faut jamais oublier que, de l'aveu
même des auteurs que nous ne connaissons pas en général, comme je l'ai
dit, une saga aura été écrite tif gamans, «pour le divertissement», le plaisir
du lecteur, et que ses prétentions ne vont jamais au delà. Relisez la fin de
la Saga de Hrôlft Gautreksson, donnée dans le présent livre, en étant bien
sensible à l'humour de l'auteur (inconnu, donc): «Que ce [il veut parler
de ce qu'il vient de narrer] soit vrai ou non, que celui-là trouve plaisir à
cette histoire qui le pourra, pour les autres, ils n'ont qu'à chercher un
autre divertissement qui leur paraîtra meilleur.» Vous avez bien relevé
«plaisir» et «divertissement» - gaman, donc. Mais si vous n'êtes pas
convaincu, voulez-vous relire le prologue de la Saga de Hrôlft sans terre en
prenant garde à certaines formulations, du genre: « On a composé maints
récits pour le divertissement des gens, certains d'après d'anciens manus­
crits ou de savantes personnes, et parfois selon des livres anciens qui ont
dû être composés fort brièvement d'abord, puis qui ont été développés,
car la plupart des choses qui s'y trouvent ont eu lieu bien plus tard qu'il
n'y est dit.»
Revenons sur la classification qui vient d'être proposée, en passant vite
sur les quatre premières catégories présentées.
Les sagas dites royales (ou historiques) s'intéressent aux rois de Nor­
vège et de Danemark, le fleuron est le recueil intitulé Heimskringla
(L'Orbe du monde, ce titre reprend les deux premiers mots du premier
texte, selon une mode bien connue au Moyen Age), il est dû au y lus grand
écrivain islandais, si ce n'est de l'Europe tout court, du Moyen Age, Snorri
Sturluson (1178-1241)5. On se demande pourquoi les Islandais, qui ont

4. La question est traitée avec quelque détail dans Recueil d'études en hommage à Lucien
Musset, Cahier des Annales de Normandie 23, 1990, Régis Boyer, « Les sagas islandaises
sont-elles des documents historiques?», p. 109-126.
5. Voir Régis Boyer, Snorri Sturluson. Le plus grand écrivain islandais du Moyen Âge,
OREP Éditions, Cully, 2011.
12 Sagas légendaires islandaises

catégoriquement refusé, quatre siècles durant, tout roi ou prince6, se sont


intéressés ainsi aux rois: il se peut que ce soit par une sorte de prolonge­
ment d'un culte germanique (ou autre en domaine indo-européen) bien
plus ancien, celui du roi sacré. Le personnage principal est, bien entendu,
Ôlafr Haraldsson ou saint Ôlafr. Mais comme ce recueil remonte aux
temps archaïques (Ynglinga saga), il fait souvent état de survivances que
nous retrouverons parfois dans les sagas légendaires.
Les sagas des Islandais sont, de l'avis unanime, les plus belles. Elles
s'intéressent à la vie, aux heurs et malheurs de certains individus dignes de
saga et qui ont vécu en général au xe siècle en Islande. Nommons au
moins les cinq «grandes»: la Saga d'Egill Skallagrimsson (probablement
due à ce Snorri Sturluson qui vient d'être nommé), la Saga de Snorri le
Goôi (titre français, l'islandais est Eyrbyggja saga, la Saga des Gens du dis­
trict d'Eyrr), la Saga des Gens du Val-au-saumon (Laxdœla saga), la Saga de
Grettir (Grettis saga) et, chef-d'œuvre par excellence, la sombre tragédie
qu'est Brennu-Njdls saga (La Saga de Njdll le Brûlé). Elles sont, bien
entendu, bien plus nombreuses, et c'est par définition à elles que s'appli­
quent les observations de thématique, de composition et de style qui ont
été suggérées plus haut. Un principe d'intertextualité (divers événements
ou personnages peuvent se retrouver d'une saga à une autre) règne dans
cette catégorie-là surtout.
Pour les sagas dites de contemporains, ce sont des documents hors pair
sur la réalité islandaise et aussi sur l'histoire: en règle générale, elles se veu­
lent la chronique des événements marquants de l'île entre début du XIIe et
fin du XIIIe siècles. Le joyau en est la Sturlunga saga, Saga des Sturlungar 7,
c'est-à-dire des descendants d'un certain (Hvamm-) Sturla I>ôrôarson,
titre global de la fusion qu'un compilateur de génie, I>ôrôr Narfason, réa­
lisa à partir d'une quinzaine de textes isolés. Chronique, certes, mais aussi
traité de politologie appliquée et méditations sur la culture et la civilisa­
tion islandaises. La perle de cet ensemble est la Saga des Islandais due au
neveu de ce Snorri qui a déjà été nommé deux fois, Sturla I>ôrôarson
(petit-fils du Sturla qui figure plus haut).
Voici les sagas dites de chevaliers, qui, en fait, s'inscrivent dans le fan­
tastique mouvement d'écriture et de traduction qui se manifesta en
Islande à partir de la fin du XIIe siècle. En réalité, ce sont des «traduc­
tions» selon l'acception qu'avait ce terme à l'époque de tout ce qui avait

6. Ce qui ne signifie en aucun cas qu'ils auraient constitué une sorte de démocratie, la
forme de leur gouvernement s'appelle - pardonnez-moi le jargon - ploutocratie oligar­
chique, une minorité a le pouvoir parce qu'elle est riche.
7. Existe en français depuis 2005 sous le titre Saga des Sturlungar, Les Belles l .ctt rcs, Paris.
Introduction 13
cours en Occident en fait de narrations. Soient: des adaptations de
romans de Chrétien de Troyes (Erex saga étant Éric et Énide, par exemple),
de nos chansons de gestes (Karlamagnuss saga, Saga de Charlemagne 8), de
nos romans dits bretons et donc tournant autour du roi Arthur (Breta
sogur ou Sagas des Bretons) et de tout ce type de littérature. Le fleuron est
sans doute la Tristrams saga ok lsondar 9 , une version de Tristan et Yseut,
qui, une fois n'est pas coutume, n'est peut-être pas le fait d'un Islandais
mais d'un Norvégien, le Frère Robert, qui s'est aligné sur Thomas. Il n'est
pas exclu que ce soit la toute première saga de type plus ou moins légen­
daire qui ait vu le jour, et son influence sur le reste de la production islan­
daise peut avoir été grande.
Ajoutons, pour ne rien négliger, que les sagas, quelle que soit leur caté­
gorie, pouvaient aussi exister sous des formes très brèves (quelques pages
seulement, parfois) appelées alors ptRttir (sg.J>âttr) : une théorie a long­
temps voulu que ces «dits», comme nous nous serions exprimés en fran­
çais à l'époque, aient fourni la première version des sagas. Cette théorie est
abandonnée aujourd'hui, encore qu'il existe des sagas qui soient, en fait,
formées de toute une collection de ptRttir (ainsi de Ljôsvetningasaga, la
Saga des Gens du lac clair). D'autre part, la centaine de ptRttir que nous
avons conservés peuvent sans effort se ranger sous les diverses rubriques
qui ont été énumérées plus haut 10 , mais nous ne les retiendrons pas ici
pour ne pas allonger démesurément ce volume.
Et il reste les sagas légendaires qui font l'objet du présent ouvrage et
que je vais maintenant présenter de plus près11 •

Peut-être serait-il bon que le lecteur consente d'abord à lire une des
sagas légendaires données dans le présent ouvrage, une brève, par
exemple, la Saga de Grimr à la joue velue, afin de prendre la mesure du

8. Très bonne traduction et présentation de Daniel W. Lacroix, Le Livre de Poche, «La


Pochothèque», Paris, 2000.
9. Traduction française dans Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, sous la
direction de Christiane Marchello-Nizia, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris,
1995, p. 783, sq.
10. Ce sont donc, comme indiqué note 3, ce que j'ai appelé des «sagas miniatures»,
titre de l'ouvrage publié aux Belles Lettres en 19'J9. Ainsi, pourraient se ranger parmi les
sagas légendaires le Dit de Gestr aux Nornes, p. 65, celui de Hemingr fils d'Aslakr, p. 145,
par excellence celui de Sorli, p. 277, celui de I>orsteinn Passe-Maison, p. 297 - et j'ai
inclus dans le présent livre celui des fils de Ragnarr.
11. Les vues qui vont être développées maintenant reprennent en les résumant d'impor­
tance celles qui font l'objet de l'ouvrage !.es sagas légendaires, Les Relies Lettres, Paris, 1998.
14 Sagas légendaires islandaises

genre. Cela lui permettra de saisir immédiatement les différences avec les
autres«grandes» sagas: sans doute ce texte est-il très bien écrit et composé
mais les différences éclatent. Toutefois, ce genre a dû être fort populaire
dès le début du ritold (âge de l'écriture en Islande, soit le XIIe siècle) : nous
trouvons dans la Saga de Porgils et de HajliiJi (qui est incluse dans la com­
pilation dite Sturlunga saga), la relation de noces prestigieuses célébrées à
Reykjah6lar en 1119, au cours desquelles divers récitateurs disent des
sagas légendaires expressément nommées sous leur titre - nous en avons
conservé quelques-unes.
Unefarnaldarsaga (oùfarn =«très ancien»,«archaïque», aldar étant le
génitif du substantif old: «âge», «temps», «époque») est un récit qui
combine mythe, «histoire» et légende, sans autre prétention, je l'ai dit,
que divertir l'auditeur ou lui faire plaisir. Remarquez la dernière phrase de
la Saga de Hrolfr sans Terre: «Voici la fin de cette histoire sur Hr6lfr Stur­
laugsson et ses exploits. Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont diver­
tis, et bien de la tristesse à ceux qui s'en sont offusqués et ne s'en sont pas
amusés.» Récits composites, en fait, voyez comme la Saga de Gautrekr
s'intéresse d'abord à Gautrekr puis à un certain Gjafa-Refr sans qu'il y ait
grands rapports entre les deux.

Parcourons les caractères généraux de ces sagas. Elles sont archaïques,


certes, du moins en intention, elles peuvent plonger dans la plus fantai­
siste antiquité ou faire droit à toutes sortes de légendes plus ou moins his­
toriques ou encore donner dans ce que nous appellerions le conte de fées:
vous le verrez bien lorsque nous détaillerons un peu les thèmes traités.
Surtout, et voilà leur premier caractère spécifique, elles font large place au
fantastique ou au surnaturel, ce qu'en principe s'interdisent relativement
les autres sagas. Et donc, nous voici embarqués pour des pays fabuleux
comme ce Bjarmaland aux allures <l'Atlantide, ou pour la fréquentation
de héros dans l'acception outrancière, sans nuances, comme Starkaôr
auquel, vers 1200, le Danois Saxo Grammaticus fera une fortune (mais en
latin!). De toute manière, le contexte est comme par définition ésotérique
ou magique, aux antipodes, par conséquent, de la vision du monde que
donnent les sagas classiques.
Soulignons encore, trait caractéristique, que, par opposition, de nou­
veau, aux autres catégories, le décor n'est pas nécessairement l'Islande ou
les pays du Nord, ce peut être le Garôariki (la Russie) voire la Tat tarîa !
Toutefois, insistons, la visée n'est pas «historique», l'inspiration mythique
est consciente - et de vous narrer les incroyables exploits de l)or�tcinn
Passe-Maison ou le voyage de Porr, le dieu, chez le géant Ütgan)aloki,
thème fécond s'il en fut.
Introduction 15

Ce sont tout de même des sagas: le mode de présentation des person­


nages en fonction de leur généalogie, le thème souverain de la vengeance,
le style et la composition, le mode de narration, même si la temporalité
est traitée avec une grande désinvolture, ne peuvent surprendre un
connaisseur. Toutefois, la thématique introduit un motif nouveau, extrê­
mement insolite dans les «grandes» sagas, celui de l'amour humain qui
peut, ici, occuper une place prépondérante.
Je vais proposer tout à l'heure une manière systématique de présenter
ces textes, mais ils font souvent l'impression d'être des fourre-tout, volon­
tiers à cheval sur les sagas royales, les sagas de chevaliers, l'Edda de Snorri
ou des textes comme le Livre de la colonisation de l'Islande (Land­
ndmabôk).
En réalité, il faut s'interroger sur leurs sources possibles: elles peuvent
être orales et ressortir à ce que l'islandais appelle des stjupmœlJrasogur (des
contes de bonnes femmes, de nourrices), en particulier lorsqu'elles propo­
sent des éléments sans feu ni lieu, ce que les Danois appellent aujourd'hui
vandreanekdoter, «anecdotes errantes», du genre méchanceté du berserkr,
férocité du viking, voyages exotiques, aventures de frères jumeaux, rôle
d'objets magiques (cornes à boire, tuniques qui rendent invulnérable),
etc. C'est à ce titre que le chiffre trois y est comme inévitable. Il arrive éga­
lement qu'elles se fassent le lointain écho de réminiscences possiblement
historiques, comme on va le voir dans les cinq premiers textes présentés
ici. Et qu'il n'y a pas lieu de dédaigner, car ils se situent sans doute dans la
prolongation d'événements fatidiques qui auront laissé des traces pro­
fondes dans l'inconscient collectif. Ceci encore: les sagas légendaires
exploitent volontiers des sources étrangères, je veux dire non nordiques,
prenez-en pour exemple le chapitre 30 de la Saga d'Oddr aux Flèches et la
description qui nous y est faite de la Russie. Il faut se rappeler aussi que les
Islandais avaient acquis une vaste culture encyclopédique dont la diversité
et la qualité confondent l'entendement aujourd'hui et c'est précisément
dans les sagas légendaires qu'ils l'étalent volontiers! Voyez aussi des pré­
noms aberrants comme Marsibil, Luda, Nudus, ou des toponymes
étranges du type Maseraland, sans parler d'une fascination de l'Orient qui
appellerait commentaire.
En résumé: ce genre est mixte, impur, nous ne sommes pas en pré­
sence de vraies sagas, pas davantage de véritables contes. On va bien le
voir dans les pages qui suivent.

Je voudrais, en effet, faire un rapide passage en revue des principaux


thèmes développés dans les sagas légendaires. On peut les répartir en
quatre classes: ceux qui présentent des faits de culture typiques, ceux qui
16 Sagas légendaires islandaises

ressortissent au registre des contes et légendes, ceux qm tiennent à la


magie pure et ceux qui, sans doute, livrent des vestiges probables de paga­
nisme antique.
1) Sont des faits typiques d'une culture, la scandinave ancienne en l'oc­
currence, la mention du kolbîtr, ce garçon «demeuré» dans son enfance et
restant au coin du feu (le nom signifie «mord-braises») et qui, tout sou­
dain, parvenu à l'âge adulte, se révèle un être extraordinaire et se rend
capable des plus grands exploits; le motif des bons conseils qu'un père
donne à son fils et que, bien sûr, ce dernier ne suit pas; la thématique du
do ut des (donnant-donnant), qui veut qu'à partir de cette technique, l'on
devient nécessairement riche; l'amour effréné des beaux objets (il semble
que ç'ait été là l'une des faiblesses des Islandais de l'époque); voyez la des­
cription amoureuse qui nous est proposée, dans la Saga de Sorti le fort,
d'un beau dreki 12:

Un dreki d'une élégance si magnifique qu'ils estimèrent n'avoir


jamais vu son semblable, ni par la taille, ni par l'équipement. Il
était tout bardé d'acier et doré au-dessus de la ligne de flottaison,
de plus proue et poupe sculptées avec grande maîtrise et ornées de
l'or le plus pur ainsi qu'un peu partout d'argent fondu dans les
sculptures. Il était également bellement peint de toutes sortes de
couleurs, vert et blanc, jaune et bleu, blanc et noir.

Reprenons notre nomenclature: les exploits des vikings (envisagés


plutôt comme bandits ou fiers-à-bras que comme héros) vont de soi,
leurs aventures étant tout à fait stéréotypées, ils sont notamment exem­
plaires en fait de natation, de ski ou de course à pied. Puis voici le motif
du duel, le thème à tout faire du berserkr que le héros se doit de vaincre,
la présence comme obligée du fôstbrœoralag ou fraternité jurée, la pra­
tique généralisée du serment contraignant - je cite un peu au hasard.
Plus rares sont le jeu d'énigmes qui figure, par exemple, dans la Saga de
Hervor, et il faut relever la prédilection pour le thème de l'inceste (par
exemple dans la Saga de Hrolft kraki). De même, le personnage du
draugr, ce mort-mal-mort qui re-vient (avec un trait d'union) hanter le
monde des vivants est assez banal, tout comme, au demeurant, les morts
et les légendes qu'ils engendrent. Remarquons, chose tout à fait rare dans

12. Ne laissons pas passer cette occasion sans rappeler que dreki est «dragon». Le
bateau normal des vikings, kndrr ou skeiô ou langskip avait une figure de proue �rnlptéc en
général sous forme d'une tête de dragon. Par métonymie, l'usage était de dire, .1u lieu de
« mon bateau», « mon dragon» (ou tout autre animal sculpté à la proue).
Introduction 17

les «vraies» sagas, la présence d'éléments comiques comme le «rocher de


famille» dans la Saga de Gautrekr.
2) Au registre des contes et légendes, selon notre nomenclature moderne,
la quantité de motifs est tout à fait étonnante. Un peu pêle-mêle: la Saga
de Hrô/fr Gautreksson vous présente le thème de la quête de la mariée,
ailleurs, ce sera la méchante marâtre, ou le rapt de la mariée. Le chiffre
trois, comme je l'ai déjà signalé, est une sorte d'obligation: relisez, dans la
Saga d'Egill le Manchot, au chapitre 13, la narration de la lutte d'Arinnefja
contre les trois géantes; prêtez attention à ce jeune homme pauvre ou de
rang médiocre qui aime la fille du roi ou du jarl et parvient à l'obtenir en
vertu de ses qualités et de ses dons: un thème que le grand conteur danois
Hans Christian Andersen reprendra avec le bonheur que l'on sait, dans ses
Contes, du XIXe siècle; voici encore le sage vieillard qui rit parce qu'il sait la
vérité sur le compte d'événements dont le personnage en scène ne voit
que les apparences; et le forgeron merveilleux qui se souvient du dieu­
héros Vèilundr dans les grands textes mythologiques de l'Edda; tous ces
pays fabuleux où se trouvent des trésors sans pareils qu'il s'agit de s'appro­
prier, tous ces monstres horribles, cynocéphales, dragons, le terme d'en­
semble est skrymsl, dont, immanquablement, le héros triomphe selon
l'exemple du prototype Sigurôr Meurtrier du dragon Fâfnir; les innom­
brables géants qui se doivent d'infester nos récits, ils sont méchants, stu­
pides, cupides, mais il n'est pas bien difficile de les réduire, soit qu'ils se
trouvent aveugles comme le grec Polyphème, soit qu'ils n'aient pas de
cœur (l'organe!), etc. Le Dit de Sorli nous propose un récit tout à fait inté­
ressant illustrant le motif de la bataille éternelle: l'héroïne suscite un com­
bat terrible entre les tenants de son bien-aimé et ceux de son père, mais les
morts ressuscitent chaque soir pour reprendre le combat le lendemain
matin, il y a beau temps que l'on a interprété ce récit comme une illustra­
tion de la lutte constante des morts contre les vivants, affrontement sans
fin puisque la vie ne cesse de fournir de nouveaux antagonistes.
Je ne voulais que donner une idée en multipliant les entrées, il va sans
dire que la liste complète serait bien plus longue; je veux simplement sou­
ligner le fait que les peuples du Nord sont, sans conteste, passés maîtres
dans l'art de conter, de raconter 13 et donc faire valoir que ce talent a de
très lointaines racines. Car nous sommes ici dans l'esprit: si les sagas des
trois premières catégories qui ont été énumérées plus haut restent rigou­
reusement fidèles à une ligne narratrice et à un mode d'affabulation clas­
sés, la fantaisie est la marque des sagas légendaires et c'est certainement ce
qui nous les rend sympathiques.

13. Voir Les Conteurs du Nord, Les Belles Lettres, Paris, 2010.
18 Sagas légendaires islandaises

3) D'autant que je n'en ai pas terminé avec mon sujet du moment et


que je voudrais attirer l'attention sur le fait que les sagas légendaires, bien
plus que les autres, évoluent très volontiers sur le terrain de la magie pure.
Précisons, contre trop d'opinions aussi dangereuses que fausses, que dans
les domaines de la mythologie et de la religion, les Germains, ceux du
Nord singulièrement, qui nous concernent ici, n'ont pas privilégié la force
brutale, la discipline rigide, l'ordre immuable: trop de tragédies inex­
piables sont nées de ces conceptions, notamment au cours du siècle der­
nier. En revanche, une analyse objective, calme, sans passion de nos
textes, amène naturellement à penser que c'est la magie qui régit cette
vision de l'homme, de la vie et du monde. Tous les dieux sont de grands
magiciens, à commencer par Ôôinn dont les prestations à cet égard sont
innombrables. Les seuls rites que nous connaissions de cette «religion»
relèvent directement de la magie et je ne vois pas de grand mythe qui ne
pourrait se prêter aisément à une interprétation de ce genre : une relecture
attentive, sous cet angle, de !'Edda de Snorri Sturluson, de sa Gylfaginning
en particulier, n'autorise aucun doute. Et donc, les sagas légendaires se
réfugiant dans les domaines plus populaires, plus directement ouverts aux
aspects comme marginaux du savoir et de l'affabulation, il est assez natu­
rel qu'elles aient fait place par excellence à la magie.
D'ailleurs, la plupart des fornaldarsogur nous proposent ou bien un ou
une magicienne patenté(e) ou bien un personnage susceptible, le cas
échéant, de se muer en magicien. Nous avons déjà entrevu les objets
magiques, armes ensorcelées, ou bien ce bateau qui parle dans la Saga de
Porsteinn Vikingsson. Pareillement, les animaux doués de pouvoirs surna­
turels sont légion, sonargoltr ou porc sacrificiel sur les soies duquel on prête
serment, chats aux pouvoirs inquiétants et surtout chevaux. Il y a beau­
coup de chevaux dans les textes proprement religieux du Nord, ne serait-ce
que le célèbre Sleipnir, la monture d'Ôôinn, qui a huit jambes et sur la
naissance duquel un très long mythe fournit de passionnants détails: c'est
le lieu de rappeler que le cheval, dans cette mythologie comme en beau­
coup d'autres, était le grand psychopompe (l'animal magique chargé de
transporter l'âme d'un mort dans l'autre monde) et qu'il aura joui, notam­
ment dans les sagas de tous genres, d'un incontestable prestige 14 . Voyez le
cheval Dulcifal, qui parle, dans la Saga de Hrolft sans Terre au chapitre 1 :

[Il] comprenait le langage humain. [ ...] Il était rapide comme un


oiseau, agile comme un lion, grand comme un loup. Il n'avait pas

14. Dans la Saga de Hrafnkell Gooi de Freyr (qui n'est pas une saga légendaire) le cheval
Freyfaxi occupe un rôle proprement fatidique et détermine la progression de toute l'action.
Introduction 19
son pareil en fait de taille et de force. [ ...] Il appartenait à l'espèce
de chevaux apparentés au dromadaire. Depuis qu'il avait obtenu
ce cheval, jamais le roi Hreggviôr n'avait subi une défaite.

Il débarrassera Hr6lfr .de l'épine du sommeil, svefnjorn: si vous en êtes


la victime, vous êtes plongé dans une torpeur invincible.
Et bien entendu, toutes sortes de rites ou opérations magiques que
nous connaissons par d'autres sources sont présents ici, métamorphoses,
hamfor ou métempsycose ou encore migration de l'âme, dlog, ou conjura­
tion d'ordinaire maléfique, forsending, c'est-à-dire mission impossible
dont seul le héros parvient à s'acquitter, gandreiô, ou chevauchée de la
baguette magique, herjjoturr, ou paralysie magique, etc. Les sagas légen­
daires, dans leur ensemble, vous offrent un livre noir tout à fait saisissant.
4) Ce qui nous amène à noter que les fornaldarsogur nous offrent de
temps à autre des vestiges probables de paganisme antique, dans la mesure
où nous pouvons en juger; les dieux ne sont pas absents (alors qu'ils inter­
viennent de manière rarissime dans les autres catégories de sagas), par
exemple Freyr et sa parèdre Freyja, ou Ôôinn, ou I>6rr. J'ai déjà relevé ce
trait à d'autres fins, mais l'on est frappé du grand nombre de créatures
surnaturelles qui hantent ces textes: géants, nains bien sûr, mais aussi
dlfor 15 , Nornes, valkyries par exemple, l'apparat critique des textes que
l'on va lire fournira succinctement les précisions requises.

Conclure n'est pas malaisé. Les sagas légendaires méritent leur nom
car elles ne sont pas réductibles aux autres catégories, disons qu'elles
s'adressaient sans doute à un autre public en des circonstances différentes.
Je l'ai déjà noté deux fois: par définition, elles ont été composées et rédi­
gées til gamans, pour votre divertissement et plaisir. Cela n'est pas exclu,
bien entendu, des sagas des Islandais ou de contemporains, mais ici, c'est
la préoccupation majeure, car il est clair que les auteurs ne croient pas à
leurs fables. Ils font état de leurs lectures ou connaissances, ils laissent
libre cours à leur fantaisie, ils exploitent tel ou tel thème qu'ils tiennent de
la tradition populaire, leur imagination est au point de départ de leur ins­
piration, ils inventent donc ce personnag:: invraisemblable mais passion­
nant, cet épisode totalement farfelu, ne vous en déplaise, ce décor
introuvable et ainsi de suite.

15. Qui ne sont pas les elfes des folklores modernes, forme dévaluée par l'Église de ces
entités antiques mal connues de nous.
20 Sagas légendaires islandaises

Je ne vous laisserai pas sans un exemple tiré de la Saga de Bôsi et de


Herrauôr 16 , qui est très courte. En une trentaine de pages, vous êtes grati­
fié: d'un cas de fraternité jurée, de l'intervention d'une nourrice magique
qui déclamera chemin faisant un superbe poème conjuratoire, dit«Prière
de Busla», accompagné d'une formule runique-cryptique, de la mention
du pays légendaire déjà mentionné ici, le Bjarmaland, d'un œuf de griffon
ou gammsegg, d'une divinité finno-ougrienne inconnue d'autre part des
sagas«classiques», Jomali, d'une princesse que l'on va immoler et que les
frères jurés délivrent à temps, d'une terrible bataille à laquelle prend part
le roi légendaire Haraldr hilditonn, de l'enlèvement de la princesse que
l'on va marier de force et que l'on emmène en l'enfermant dans un étui de
harpe, puis voici le motif de la quête de la mariée, celui d'une bataille
navale fantastique, et d'un serpent monstrueux qu'occira le grand héros
Ragnarr loôbrok, ce qui, en un sens, rattacherait lâchement ce texte à la
Saga de Ragnarr aux Braies velues que nous donnons ici d'autre part. Récit
hautement composite, donc, véritable centon de thèmes classés, de per­
sonnages stéréotypés, de lieux célèbres et de monstres convenus. C'est
pourquoi il n'entre pas, chose bien compréhensible, dans la manière de
classification que j'ai proposée ici - au demeurant, saga plutôt récente,
farcie de réminiscences littéraires et visiblement rédigée par un clerc qui
était à l'école! De plus, tout à fait insolite parce que, chose à peu près
absente dans le genre, elle donne à plusieurs reprises dans l'érotisme. Mais
ce récit est intéressant, fort bien composé et sans aucun doute susceptible
de provoquer le plaisir (gaman, toujours) du lecteur. Toutes ces raisons
font que je n'ai pas voulu le tenir à l'écart et que je le fais figurer, dans le
présent livre, en annexe.
Ce n'est pas, il faut souligner ce fait, que l'esprit caractéristique de
toute saga, soit absent, la dialectique implacable du destin, de l'honneur
et de la vengeance 17 existe ici comme ailleurs. De même qu'un esprit
guerrier culminant dans le registre héroïque. Je veux dire que les valeurs
d'action sont au premier plan, là aussi.
Au total, ce sont bien des sagas islandaises, serait-ce en raison de la
prééminence de la magie et surtout de la révérence plus ou moins impli­
cite envers le tout-puissant Destin.
*

16. Voir plus loin dans cet ouvrage p. 1058.


17. On en trouvera une analyse détaillée dans l'essai liminaire « Le sacré chez les anciens
Scandinaves», dans Lr,âda poétique, Fayard, Paris, 1992.
Introduction 21

Il reste à dire deux mots de l'organisation du présent ouvrage. Il pro­


pose vingt textes qui sont tous des sagas légendaires à l'exception du
poème des Krâkumâl donné ici parce qu'il est en relation étroite avec la
Saga de Ragnarr lolfbrôk et du Dit des fils de Ragnarr. Chacun de ces textes
sera précédé d'une très brève notice, non pour redire ce qui vient d'être
énoncé dans cette introduction, mais pour attirer l'attention sur ce qui
fait la spécificité de chaque fornaldarsaga.
Car ces sagas ne sont pas toutes de la même venue, il va sans dire. Je
propose donc de les répartir en quatre catégories, discrimination plutôt
arbitraire car toutes, elles sacrifient aux mêmes motifs, les différences
viennent seulement d'éclairages apportés de préférence à telle ou telle
incidence. Ainsi :
-Viendra d'abord, comme il se doit, la Volsunga saga. Comme il se
doit parce que c'est la plus connue, la plus prestigieuse aussi, la mieux
écrite éventuellement de toutes les fornaldarsogur, et surtout parce qu'elle
dédouble, voire complète les grands poèmes héroïques de l'Edda poétique.
Elle met en scène Sigurèlr (que vous appelez Siegfried) Fâfnisbani, meur­
trier du dragon Fâfnir, ses ascendants plus ou moins mythiques, plus ou
moins historiques aussi, puis ses malheureuses amours, sa fin tragique
avec les séquelles attendues. Très grand texte soutenu, d'ailleurs, par une
riche tradition littéraire, dépassant les cadres stricts du monde scandinave
pour atteindre toute la Germania, mixte passionnant, en outre, d'histoire,
de légende et de mythe, et surtout manière de traité en action de l'éthique
héroïque nord-germanique où l'héroïsme ne tient ni à des prouesses phy­
siques, ni à l'on ne sait quelle supériorité ethnique, mais bien au respect
inconditionnel des grandes valeurs propres à un clan donné et transcen­
dant considérablement nos petites misères - car Sigurèlr est grand avant
tout pour être demeuré fidèle, jusqu'à la mort, à la parole qu'il a donnée.
-Je range en second lieu sept textes (dont un poème célèbre) qui ont
pour dénominateur commun de reposer sur des événements ou des per­
sonnages qui ont sans doute eu une réalité historique perpétuée par la tra­
dition (Saga de Hervor et du roi Heilfrekr, Saga de Ragnarr aux Braies
velues, Dit des fils de Ragn arr, Chant de Krdka, Saga d'Yngvarr le Grand
Voyageur, Saga d'Eymundr Hringsson). Intelligemment interprétés, ce sont
de précieux documents,
-Alors que les textes qui sont donnés en troisième lieu hésitent entre
mythe héroïque et religion (Saga de Hrô/fr kraki, Saga de Gautrekr, Saga
de Hrô/fr fils de Gautrekr, Saga de Bdror, Saga des hommes de Hôlmr). Cet
amalgame étrange (mythe, héroïsme, religion stricto sensu) fait leur prix.
- Ce n'est qu'en quatrième et dernier lieu que je propose six sagas
réellement légendaires (Saga de Hrô/fr sans Terre, Saga d'Oddr aux Flèches,
22 Sagas légendaires islandaises

Saga de Ketill le Saumon, Saga de Grfmr à la Joue velue, Saga d'Egill le


Manchot, Saga de Sturlaugr l1ndustrieux). Non que !'Histoire soit totale­
ment absente ou que la religion (la magie plutôt) n'intervienne pas, sans
parler d'un héroïsme convenu, mais le plaisir qu'éprouvent les auteurs à
broder sur de bons vieux thèmes légendaires est manifeste. Prenez-en
pour témoin les flèches de pierre d'Oddr ...
- J'ai dit pourquoi j'ai fait aussi figurer la Saga de Bosi et de Herrauôr,
mais en annexe. Elle pourrait, en fait, se ranger dans chacune des catégo­
ries envisagées plus haut!
Je n'ai pas voulu prodiguer les notes qui auraient alourdi cet ouvrage.
Elles seront de deux sortes: les unes, en bas de page, seront réellement des
éclaircissements du texte envisagé hic et nunc, les autres renverront à des
traits spécifiques de culture: ces derniers donneront lieu à l'établissement
d'un glossaire des notions spécifiques, figurant en fin d'ouvrage (p. 1091),
auquel le lecteur voudra bien se reporter, d'autant qu'ils seront, dans le
cours même du texte, rédigés en italiques et suivis d'un astérisque à leur
première occurrence.

Ce qu'a réalisé, culturellement, c'est-à-dire au moins en littérature et


en art, l'Islande des XIIe au XIY" siècles est tellement extraordinaire que les
spécialistes en mal «d'explications» se trouvent bien vite réduits à quia et
se tirent de difficulté en parlant de «miracle islandais» 18 : ce m'est un vrai
plaisir que d'en donner un aperçu par le truchement des sagas légen­
daires!

La Varenne, juillet 2012

Nota: La présente édition des Sagas légendaires repose sur l'édition en 4


volumes qu'a procurée Guoni J6nsson: Fornaldar sogur Norlfurlanda, Reykjav{k,
fslendingasagna-utgafan, I-IV, 1954. A l'exception de: ]dmsvfkinga saga, éd.
Ôlafur Halld6rsson, Reykjav{k, Prentsmioja Jons Helgasonar, 1969; Eymundar
pdttr Hringssonar, dans Flateyjarbok, éd. Sigurdur Nordal, Akranes, 1944-1945.

18. Un peu - la rencontre n'est pas fortuite - comme on parle de « mir.ide g, n " , 111 ,k
« miracle irlandais».
Bibliographie sommaire
des
principaux textes cités dans les notes

Études

Régis Boyer, Les Sagas islandaises, Payot, Paris, 2007 [1978].


-, Yggdrasill. La religion des anciens Scandinaves, Payot, Paris, 1981.
-, Le Monde du Double. La magie chez les anciens Scandinaves, Berg Internatio-
nal, coll. «L'Îie verte», Paris, 1986.
-, Les Sagas légendaires, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes», Paris,
1998.
-, Les Sagas miniatures, Les Belles Lettres, coll. «Vérité des mythes» Paris, 1999.
-, Les Vikings. Histoire, mythes, dictionnaire, Robert Laffont, coll. «Bouquins»,
Paris, 2008.

Textes

· Adam de Brême, Histoire des archevêques de Hambourg [« Gesta Hammaburgensis


ecclesiae pontificum »}, présentation et traduction de Jean-Baptiste Brunet­
Jailly, Gallimard, coll. «L'aube des peuples», Paris, 1998.
Constantin Porphyrogenète, De Administrando lmperio, éd. et trad. (anglaise)
Gyula Moravcsik et Romilly J.H. Jenkins, Dumbarton TextsI, Harvard Uni­
versiry, Washington, O. C., 2008 [1966].
Isidore de Séville, Etymologies, trad. (anglaise) S. A. Barney, W. J. Lewis, J.A.
Beach, O. Berghof, Cambridge Universiry Press, Cambridge, 2006. (trad par­
tielle, 8 vol. Les Belles Lettres, Paris, 1983-2012).
LEdda poétique, présentation et traduction de Régis Boyer, Fayard, Paris, 1992.
Livre de la colonisation de l1slande, selon la version de Sturla P6rôarson, présenta­
tion et traduction de Régis Boyer, Brepols, Turnhout, 2000.
Sagas islandaises, présentation et traduction de Régis Boyer, Gallimard, «Biblio­
thèque de la Pléiade», Paris, 2009 [1987].
Saga des Sturlungar, présentation et traduction de Régis Boyer, Les Belles Lettres,
Paris, 2005.
24 S agas légendaires islandaises

Saxo Grammaticus, La Geste des Danots [Gesta Danorum], présenté et traduit par
J.-P. Troadec, Gallimard, coll. «L'Aube des peuples», Paris, 1995.
Snorri Sturluson, Heimskringla, I-III, Bjarni Aoalbjarnarson gaf ut Hia fslenzka
fornritafélag, Reykjavfk, 1951.
Sven Aggesen, Sven A�est,m Historiske Skrifter, édition de M. CL. Gertz, Rosen­
kilde & Bagger, Copenhagen, 1967 [1916-1917].
T hietmar de Merseburg, Chronique [Thietmari Merseburgensis episcopi Chroni­
con], trad. (allemande) Werner Trillmich, Monumenta Germaniae Historica,
Darmstadt, 1957 [1935).
Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, sous la direction de Christiane
Marchello-Nizia, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1995.
Deux mots sur la traduction

Le vieil islandais ou vieux norois représente la branche septentrionale des langues


germaniques. À ce titre, il obéit à toutes les lois qui régissent cette famille linguis­
tique. Étant donné son âge (les textes que l'on va lire datent tous du Xllle siècle ou
du XIV' siècle), il a conservé des structures archaïques qui, toutefois, n'ont pas
évolué en mille ans puisque l'islandais moderne n'offre strictement aucun chan­
gement sur ce qu'il était il y a un millénaire! Comprenez qu'un enfant de douze
ans, à Reykjavik, aujourd'hui, lit sans effort un texte du XIIIe siècle pour peu que
celui-ci soit rédigé en orthographe normalisée. C'est une langue très infléchie
(quatre cas de déclinaison, plusieurs classes de verbes avec répartition en verbes
forts qui présentent une modification de la voyelle radicale selon le temps envi­
sagé (maintenu par exemple en anglais to drive, drove, driven) et faibles par
adjonction de suffixes dentales (anglais cal!, called, called)) et sa syntaxe, souvent
complexe, ne correspond pas à nos habitudes, l'ordre des mots indique leur fonc­
tion et donc leur place dans le processus discursif.
En matière de traduction, ma règle d'or a toujours été la fidélité, dans la
mesure, bien entendu, où elle ne viole pas l'intelligibilité. Mais je ne récris pas ces
textes ni n'envisage de les mettre au goût du jour en français (de les germanopra­
tiniser !). En conséquence, je respecte les traits qui pourront vous paraître aber­
rants, à condition, encore une fois, qu'ils fassent sens. Donc, comme cette langue
ne respecte pas toujours la répartition entre genres et nombres, je passe, comme
elle, du singulier au pluriel pour la même notion, de la deuxième personne du
singulier à son homologue du pluriel, voyez, par exemple comme, dans le splen­
dide poème visionnaire de l'Edda poétique, la Voluspd (la « Prophétie de la
voyante»), la voyante parle d'abord à la première personne du singulier pour pas­
ser tout soudain à la troisième. De même, fidèle à une conception de la tempora­
lité qui ne coïncide pas avec la nôtre, les temps grammaticaux se succèdent, à
l'intérieur du même énoncé, sans logique � notre sens. On est au présent pour
passer d'un seul coup au prétérit, le présent a très souvent valeur de futur, il n'y a
pas de réel subjonctif et ainsi de suite.
Ces règles valent aussi, bien entendu, pour les poèmes, mais comme ceux-ci
ressortissent à l'art scaldique qui demeure, à ce jour, le plus élaboré, le plus com­
plexe, le plus sophistiqué qu'ait jamais inventé l'Occident, il serait vain et
26 Sagas légendaires islandaises

incompréhensible de conserver l'ordre des mots en français. J'ai donc tenté à la


fois de suggérer la saveur de l'original tout en établissant un rendu qui soit intel­
ligible pour un Français. Inutile de préciser que le rendu français parvient très
rarement seulement à conserver la saveur de l'original.
J'ajoute, mais je l'ai déjà signalé dans l'introduction, que le discours direct
n'est pas la norme en matière d'énoncé de sentiments ou d'opinions. On ne dit
donc pas: « il s'assit à côté d'elle», mais: « le sort lui échut de s'asseoir auprès
d'elle»; pas: « ils eurent un enfant», mais: « à eux échut le destin d'avoir un
enfant». Cette règle est passionnante: cette langue ne dit pas ce que nous dirions
à sa place, nous, Français, le discours fonctionne sur deux plans, celui de la réalité
factuelle et celui de la distance à prendre vis-à-vis de la vérité (pour ne pas entraî­
ner de conséquences funestes). Cela rend la lecture à la fois subtile et difficile, ce
que Nathalie Sarraute, qui n'a jamais connu ces textes, aurait appelé sous-conver­
sation, est la norme ici. À supposer que ce thème vous passionne, relisez donc les
pièces du Norvégien Ibsen (comme son chef-d'œuvre, Rosmersholm): les person­
nages ne se parlent pas, le dialogue évolue au niveau du non-dit pressenti qui est
le véritable domaine de !'intellection.
Éléments de prononciation

ancienne (à la norroise) moderne (à l'islandaise)


a a: [pâte] ao [Laos]
é e: [été] 1e [fié]
6 o: [lot] au [anglais: low]
u u [roux] y [lit]
û u: [moue] u: [moue]
y y [nu] [riz]
y y: [dure] 1: [mire]
a: a:: [mère] aJ [bail]
œ 0: [creuse] aJ [bail]
0 D [anglais: not] œ [peur]
0 0 [creux] œ [peur]
au au [Raoul] OJ [oyez]
ei êj [vermeil] êj [vermeil]
ey ey [réussi] êj [vermeil]

ô ô (sonore) [anglais: the]


f f [fou] à l'initiale ou suivi d'une consonne sourde; v [vu] dans les
autres cas
g g [gare]; j [yoga] devant i ou j
h h (fortement aspiré) [anglais: how]
j j [yoga]
p p [pas]; f [fou] devant s ou t
r r très fortement roulé
s s [basse]
p 0 (sourd) [anglais: thing]

Les autres voyelles et consonnes se prononcent comme en français.


La désinence Ôr se prononce avec une voy-::lle d'appui semblable à un [u] fran­
çais (fjorJr), que l'on écrit d'ailleurs en islandais moderne: ôur (fjordur).
Dans la langue moderne, ll et rl se prononcent [dl], rn se prononce [dn].
Tous les mots sont accentués sur la première syllabe. Pour les mots composés,
un accent secondaire porte sur la première syllabe du deuxième élément.
Carte du monde des Sagas légendaires
Attendu le caractère fantaisiste des textes
ici proposés, cette carte ne prétend pas à
l'exactitude, mais se veut une aide
indicative apportée au lecteur.
Bjarmaland

:--
("'-..,.,,;

H6lmgarôr
(Novgorod)//
/

Tattarîa?
Garô{riki
'
/
/
!
\
\• Ka::nugarôr
\\(Kiev)
\


Serkland
SAGA DES VÔLSUNGAR

Volsunga saga
J'ai déjà donné quelques indications sur cette saga dans l'introduction générale. Elle
est un des grands classiques du genre, pour toutes sortes de raisons, dont la première, la
plus importante à mon sens, est qu'elle nous offre une parfaite illustration de l'idée que
se faisaient les anciens Germains du héros. Qui n'a rien à voir avec les fadaises com­
mises depuis l'âge romantique autour du sujet et entérinées par Richard Wagner, poète
et musicien de génie mais dont les dons historiques ne sont certainement pas rece­
vables. Le héros, grec eroi, est, rappelons-le, avant tout un modèle, un parangon, un
archétype, il incarne les vertus majeures que révère la communauté qui l'a conçu. Ni
une brute pour film américain, ni un monstre salace de bande dessinée, ni l'incarna­
tion d'on ne sait quel prétendu idéal martial résumant les traits majeurs de l'ethnie
concernée (on sait les ravages relativement récents qu'engendra une telle conception,
sans parler de la survie d'une idéologie qui a la vie dure), mais bien l'expression même
de la vision de l'homme, de la vie et du monde que professa non seulement le Nord
mais toute la Germania (il est le Sîfrit ou le Siegfried des traditions germaniques
continentales), comme en attestent le Nibelungenlied ou Beowulf. Au demeurant
extrêmement populaire, jusqu'aux ballades populaires (folkeviser) du Moyen Âge et
de la Renaissance.
La Volsunga saga présente d'abord l'intérêt de dédoubler et de compléter les
poèmes héroïques de /Edda poétique. Elle a, à ce titre, une valeur de synthèse, voire
d'élucidation de points qui seraient, sans elle, restés obscurs. Elle démarque un peu,
également, une autre tradition concernant un visage different du héros germanique,
· Helgi. Elle assume aussi, avec éclat, les étranges et incontournables relations du héros
et de l'héroïne, ici dédoublée sous les espèces de la tragique Brynhildr ou de l'altière
Guôrûn. Elle déborde, enfin, le cadre strictement délimité de la Germania pour
inclure Atli!Attila, selon une tradition que nous ne pénétrons plus mais qui doit se
souvenir de l'époque dite des grandes migrations. Enfin, pour nous limiter là, elle
illustre le thème hautementfécond de la malédiction tragique. C'est dire sa richesse.
Sa structure aussi est passionnante. Trois strates, au moins, ont présidé à la lente
élaboration de ce texte qui, dans sa forme actuelle, ne peut guère remonter à avant
1250. Il y a d'abord un fond historique où les Burgondes (Sigurôr est censé être leur
roi), les Francs (Brunehaut pourrait être Brynhildr) et les Gots interviennent. Puis
viendrait un élément proprement légendaire, très proche du conte populaire qui justi­
fie le visage du héros et ses heurs et malheurs convenus, notamment à propos de ses
amours malheureuses. Enfin et surtout, ce motif tient du mythe. Sigurôr est avant
tout le « Meurtrier du dragon Fdfoir », comme l'indique le surnom sous lequel il est
passé à la postérité, « Fdfoisbani », c'est-à-dire qu'il assume des dimensions cosmiques,
telluriques en l'occurrence, conjuguées à son visage solaire, l'or du Rhin, qui est ici un
motifrécurrent et que garde le héros. Enfin, il rappelle par toutes sortes de détails de
34 Sagas légendaires islandaises

son histoire quelques dieux primordiaux comme Ôôinn, Baldr, Porr et surtout Tjr,
garant de la loi et du droit. Notons un point: son héroïsme est postulé et n'appelle pas
de démonstration, l'univers à la fois fatidique et magique dans lequel il évolue ouvre
defantastiques perspectives où se mêlent des thèmes totémiques (peut-être!), ce person­
nage descendant de Volsi qui est le cheval chamaniques (le don de métamorphose est
partout présent tout comme la perméabilité entre les deux règnes des vivants et des
morts), et omineux, puisque le Destin préside à toute cette histoire.
Mais la coloration majeure de cette saga est nettement éthique, selon un processus
bien connu des sagas islandaises dans leur ensemble: Sigurôr est, à tous égards, porte­
parole des grands mots d'ordre de cette culture, éminente dign ité du roi, connivences
avec lesforces occultes et avant tout respect inconditionnel de la prééminence humaine
symbolisée par le respect de la parole donnée. Que doit-on envisager en premier lieu,
du personnage possiblement historique, du roi mythique élevé au rang de divinité ou
du héros littéraire figurant dans la plus ancienne composition épique qu'ait enfantée
le Nord? Le texte dont nous disposons aujourd 'hui est d'évidence un mixte de ces trois
composantes, mais l'art souverain de l'auteur (inconnu) est parvenu à hisser cette
figure à des hauteurs hiératiques.

Cette saga a déjà fait l'objet d'une publication accompagnée d'une substantielle introduc­
tion: Régis Boyer, La Saga de Sigurôr, ou la parole donnée, Éditions du Cerf, Paris, / 989.
1. De Sigi, fils d'Ôôinn

O n commence à parler ici d'un homme que l'on nomme et appelle


Sigi, fils d'Ôôinn. On mentionne un autre homme pour cette saga,
qui s'appelait Skaôi 1• C'était un homme puissant et de grande impor­
tance, et pourtant, Sigi était encore plus puissant et de plus grande
famille, à ce que les gens disaient en ce temps-là.
Skaôi possédait un esclave qu'il faudra mentionner un peu dans cette
saga. Il s'appelait Breôi. Il s'entendait à ce qu'il avait à faire. En fait d'in­
dustries et d'accomplissements, il égalait les plus estimés ou même en
dépassait certains.
Il faut raconter qu'une fois, Sigi alla à la chasse, l'esclave avec lui, et ils
chassèrent toute la journée jusqu'au soir. Mais quand ils rassemblèrent
leurs proies, le soir, Breôi en avait pris beaucoup plus, et plus grosses que
Sigi: cela déplut extrêmement à ce dernier, qui dit s'étonner qu'un esclave
le surpassât à la chasse, se précipita par conséquent sur lui et le tua, et
inhuma ensuite le cadavre sous un tas de neige2 •
Puis il s'en alla chez lui le soir et dit que Breôi s'était écarté de lui dans
la forêt - « et je l'ai perdu de vue, et je ne sais ce qu'il est devenu.»

1. De ce Skaôi nous ne savons rien d'autre. Il est étrange, toutefois, que le même nom,
grammaticalement masculin en effet, soit aussi celui la déesse Skaôi, divinité fort ancienne
qui a laissé de nombreuses traces dans la toponymie et qui serait même responsable, selon
une étymologie tout à fait recevable, du nom même de Scandinavie (sur skatJin-auja), soit:
ou bien «l'île (la Scandinavie a été tenue pour une île - l'île Skandzia - par toute !'Anti­
quité) de Skaôi », soit « [le territoire qui bénéficie de] la protection tutélaire de Skaôi ».
Skaôi est l'une des figurations de la Grande-Déesse ou de la Déesse-Mère dans la mytho­
logie scandinave: elle en assume la face sombre et funèbre, Hel, maîtresse de l'Autre
Monde, étant l'une de ses hypostases. l:hésitation sur le genre de son nom n'a rien de sur­
prenant si l'on songe aux nombreuses paires, homo- ou hétérosexuées que compte cette
mythologie (Freyr/Freyja, Fjorgynn/Fjorgyn par exemple). L:hésitation en question pour­
rait ou bien renvoyer au thème des Dioscures divins si abondamment attesté, soit à l'an­
drogyne primitif qui a été connu des anciens Germains comme de beaucoup d'autres
religions antiques.
2. II était formellement interdit de laisser exposé un cadavre. II fallait absolument le
recouvrir de pierres, de terre, etc.
36 Sagas légendaires islandaises

Skaôi eut des soupçons sur le récit de Sigi, il devina qu'il devait y
avoir trahison de sa part et que Sigi devait l'avoir tué. Trouva donc des
hommes pour le chercher, et la quête se termina de telle sorte qu'ils le
découvrirent dans un amas de neige; Skaôi dit que, désormais, on appel­
lerait cet amas Tas de Breôi, et c'est ce que l'on a fait depuis, on appelle
bredi tout gros tas de neige3 •
Il apparut alors que Sigi avait tué et assassiné l'esclave. Aussi fut-il
appelé « loup dans le sanctuaire4 » et il ne lui fut plus permis de demeu­
rer chez son père. Ôôinn l'accompagna un fort long bout de chemin
pour quitter le pays et ne s'arrêta pas qu'il ne l'eût mis sur des bateaux*
de guerre.
Sigi se mit à guerroyer avec la troupe que son père lui avait fournie
avant qu'ils se quittent et il remportait la victoire dans les batailles. Son
affaire en vint au point que, pour finir, il soumit des pays et acquit de la
puissance par la guerre. Sur ce, il se trouva un noble parti, devint un roi
très puissant et très important, gouverna le pays des Huns et fut un très
grand homme de guerre. Il eut de sa femme un fils qui s'appela Rerir.
Celui-ci grandit chez son père5 et devint bientôt de grande taille, et
accompli.

2. De Rerir et de Volsungr, son fils

Sigi devint un vieil homme. Il avait beaucoup d'envieux, si bien que,


pour finir, ceux en qui il avait le plus confiance l'attaquèrent: c'étaient les
frères de sa femme. Ils l'investirent alors qu'il s'y attendait le moins et qu'il
avait peu de monde, il fut écrasé par le nombre et, lors de cette rencontre,
Sigi périt avec toute sa hird*.
Son fils, Rerir, n'était pas dans ce péril, il rassembla une si grande
troupe parmi ses amis et les chefs du pays qu'il s'appropria et le pays et la

3. Le substantif commun brerli désigne en effet un gros tas de neige. Il est évident que
l'explication fournie ici est fantaisiste. Au demeurant, brerli est un hapax ici, en vieux
norois. Mais le norvégien moderne brae: «glacier», en dérive certainement.
4. J'ai voulu traduire littéralement comme chaque fois que je le peux dans la suite du
texte, l'expression, certainement fort ancienne en raison de sa formulation allitéréc, et
amplement attestée par les textes, y compris les textes de lois: vargr i véum. Vargr -
«loup» - s'applique à quiconque commet une faute gravissime. Vé désigne à la fois le
sacré et l'un de ces lieux de culte en plein air, peut-être délimités par une enceintl' de
pierres dressées, comme en connut toute la Germania. Être vargr i véum équivaut donc à
notre notion de sacrilège.
5. Voir fost, fostri*.
Saga des Volsungar 37
royauté, après Sigi, son père. Maintenant qu'il estimait être assuré sur ses
pieds dans ses états, il se rappela les offenses qui lui venaient de ses oncles
maternels qui avaient tué son père, il rassembla une grande troupe et se
porta contre ses parents avec cette armée, estimant que, même s'il n'avait
pas fait grand cas de leur parenté, précédemment, ils l'avaient offensé, en
sorte qu'il ne les quitta pas qu'il n'eût tué tous les meurtriers de son père,
bien que ce fût excessif pour toutes sortes de raisons. Il s'appropria alors
terres, états et biens. Et il devint plus important que son père.
Rerir fit un gros butin et se trouva une femme qui lui parut lui conve­
nir, ils vécurent ensemble très longtemps, mais ils n'eurent pas d'enfant
pour reprendre leur héritage. Cela leur déplaisait fort à tous deux, ils priè­
rent avec grande ardeur les dieux de leur donner un enfant.
On dit que Frigg6 entendit leurs prières et dit à Ôôinn ce qu'ils
demandaient. Celui-ci ne se trouva pas à court d'expédients, il prit sa
propre fille adoptive, fille du géant Hrimnir7, lui remit une pomme et la
pria de la porter au roi. Elle prit la pomme, se donna la forme d'une cor­
neille8 et vola jusqu'à ce qu'elle arrive à l'endroit où était le roi, assis sur un
tertre9 . Elle laissa tomber la pomme sur les genoux du roi. Il la prit et
pensa savoir ce que cela signifiait, quitta le tertre et alla chez lui trouver ses
gens et la reine, qui mangea de cette pomme.

6. Frigg est la femme d'Ôôinn et l'une des figures les plus populaires de l'ancienne
Déesse-Mère des Germains. On la voit assez souvent intercéder pour les hommes, notam­
ment dans l'introduction aux Grimnismdl, dans !'Edda poétique, où elle sauve la vie des
Uinniles, plus tard appelés Lombards.
7. Il est cité dans le Skirnsfor et le Hyndluljôô, deux poèmes de !'Edda. li semble bien
- appartenir à l'espèce des géants fondateurs dont descendent les dieux. Son nom signifie
proprement: «frimas».
8. Ici encore, j'ai tenu à traduire le texte au plus près. La corneille ou le corbeau sont
des oiseaux fatidiques, de bon augure, dans cette religion. Mais notons surtout, ici pour la
première fois, l'un des traits constants de ce texte: sa passion pour les métamorphoses. Ce
à quoi nous avons affaire ici est l'une des opérations magiques ou surnaturelles les plus
souvent attestées dans rous nos textes, en vers ou en prose: un hamfor*. Les anciens Scan­
dinaves étaient persuadés qu'ils étaient habités par une «forme» (c'est le sens littéral du
mot hamr*) interne qui était susceptible, à l'occasion, de s'évader de son enveloppe corpo­
relle - laquelle entrait alors en lévitation ou en catalepsie - pour prendre forme humaine
ou animale (et dans ce cas, l'animal choisi est hautement symbolique, c'est le plus souvent
un aigle, un ours, un taureau) capable de défier les lois de l'espace et éventuellement, du
temps. Voir là-dessus Régis Boyer: «Hamr, fj,l,ja, hugr: l'âme pour les anciens Scandi­
naves» dans Heimdal, n° 33, printemps 1981, Bayeux, p. 5-10, ou Le Monde du Double.
La magie chez les anciens Scandinaves, p. 29-54.
9. C'est en effet un usage constant, attesté par nombre de textes mythiques ou légen­
daires, que le roi siège « sur un tertre»: si l'on tient, comme je fais, que cette religion célé­
bra dans un premier temps le culte des ancêtres, le geste est pleinement signifiant: assis sur
leur tertre funéraire, le roi entend mieux les conseils de ses aïetiX.
38 Sagas légendaires islandaises

Il faut dire maintenant que la reine découvrit bientôt qu'elle devait être
enceinte, et pendant longtemps, elle ne put mettre au monde cet enfant.
On en vint au moment où Rerir devait aller lever des troupes 10 ,
comme c'est la coutume des rois quand ils veulent pacifier leur pays. Dans
cette expédition, il se fit que Rerir tomba malade, sur quoi il mourut: il
avait l'intention d'aller rendre visite à Ôôinn chez lui, c'était le désir de
beaucoup en ce temps-là.
Pour ce qui est de la mauvaise santé de la reine, les choses continuèrent
de même: elle ne parvenait pas à mettre l'enfant au monde, et six hivers
durant, elle eut cette maladie. Elle découvrit alors qu'elle ne vivrait plus
longtemps, elle demanda donc qu'on lui fit l'ablation de l'utérus et l'on
satisfit à sa requête. Ce fut un garçon, et il était de grande taille quand il
apparut, comme il fallait s'y attendre. On dit que ce garçon embrassa sa
mère avant qu'elle mourût.
On lui donna un nom et il fut appelé Volsungr11 • Il fut roi du pays des
Huns après son père. De bonne heure, il fut grand et fort, et très entre­
prenant en tout ce que l'on estimait impliquer épreuves viriles. Ce devint
un très grand guerrier et victorieux dans les batailles qu'il livrait au cours
de ses expéditions.
Quand il fut pleinement adulte, Hrfmnir lui dépêcha Hlj6ô, sa fille,
que l'on a déjà mentionnée lorsqu'elle apporta la pomme à Rerir, père de
Volsungr. II l'épousa donc, ils vécurent longtemps ensemble et leur
ménage fut excellent. Ils eurent dix fils et une fille. Leur fils aîné s'appelait
Sigmundr, et leur fille, Signy. C'étaient des jumeaux et, des enfants de
Volsungr, c'étaient les plus beaux et les plus éminents en toutes choses, et
ils étaient en outre très puissants, chose qui a duré longtemps et que l'on
a hautement louée, savoir, que les Volsungar ont été fort tyranniques et
supérieurs à la plupart des gens mentionnés dans les sagas anciennes, à la
fois en fait de sagesse, de ruses et d'ardeurs de toutes sortes.
On dit que le roi Volsungr fit bâtir une excellente halle, de telle sorte
qu'un grand chêne se trouvait dedans et que les branches de cet arbre avec
leurs belles fleurs s'étendaient au-dessus du toit de la halle; quant au
tronc, il était dans la halle et on l'appelait barnstokkr.

1O. Le texte dit qu'il se livra à un leioangr, cette levée régulière des troupes qui s' exécu­
tait selon des règles précises et extrêmement intéressantes. Là-dessus: Régis Boyer: « La
notion de leioangr et son évolution» dans Inter-Nord, n° 12, décembre 1972, p. 271-281 .
11. Notons une bonne fois pour toutes que le mot volsungr est un dérivé sur volsi qui
signifia certainement le cheval. Voyez là-dessus l'étrange Volsa-fdttr (traduction et com­
mentaires dans L'Edda poétique, p. 89).
Saga des Volsungar 39
3. Siggeirr épouse Signy, fille de Volsungr

Il y avait un roi qui s'appelait Siggeirr. Il régnait sur le Gautland.


C'était un roi puissant, qui avait beaucoup d'hommes. Il alla trouver le roi
Volsungr et lui demanda Signy en mariage. Le roi fit bon accueil à ces
propos, ainsi que ses fils, mais pour elle, elle n'en avait pas envie, pria tou­
tefois son père d'en décider comme de tout ce qui la concernait. Le roi
trouva judicieux de la marier et elle fut fiancée au roi Siggeirr.
Quand le banquet et le mariage durent avoir lieu, le roi Siggeirr dut
venir prendre part au banquet chez le roi Volsungr. Celui-ci se prépara à
ce banquet selon ses meilleurs moyens. Et quand ce fut tout à fait prêt,
vinrent les invités du roi Volsungr ainsi que ceux du roi Siggeirr. au jour
dit, et le roi Siggeirr amena maint homme de haut rang. On dit que de
grands feux 1 2 furent faits d'un bout à l'autre de la halle, le grand arbre 13
que l'on a déjà mentionné se dressant au milieu de la halle.
On mentionne maintenant qu'alors que les gens siégeaient auprès des
feux, le soir, un homme entra dans la halle. Il était d'aspect inconnu. Il
était vêtu de telle sorte qu'il portait un manteau à capuchon tacheté. Il
était nu-pieds et portait des braies de lin étroitement nouées autour des
jambes 14 ; il avait une épée à la main et alla au barnstokkr, son chapeau de
biais sur la tête. Il était très grand, l'air vieux, et borgne. Il brandit son épée
et l'enfonça dans le tronc si bien qu'elle y sombra jusqu'à la garde. Les salu­
tations que tout le monde voulait faire à cet homme tournèrent court.
Alors, il prit la parole, et dit: « Celui qui retirera cette épée du tronc, il
la recevra de moi en présent et il éprouvera que jamais il ne portera
meilleure épée que celle-ci.»
Après quoi le vieillard sortit de la halle et nul ne sut qui il était et où il
alla.
Ils se levèrent alors et ne se disputèrent pas pour prendre l'épée. Qui
l'aurait le premier estimait avoir la meilleure part. Y allèrent les plus
nobles d'abord, puis chacun l'un après l'autre. Il ne s'en trouva point qui

12. Une salle était rectangulaire, avec deux portes dans les deux côtés les plus étroits;
des bancs couraient le long des murs longitudinaux; au centre de la pièce courait une fosse
étroite et également rectangulaire où l'on entretenait en effet du feu, pour l'éclairage le
chauffage et la cuisson des aliments. Ce sont là Ls« longs feux» ou grands feux dont il est
question ici.
13. Le texre parle littéralement d'un« pommier». J'ai renoncé à proposer une traduc­
tion possible de barnstokkr: outre le fait que les manuscrits divergent sur la leçon (brans­
tokkr, par exemple), les diverses traductions retenues n'emportent pas l'adhésion.
14. Voici le portrait conventionnel, qui se retrouvera de nombreuses fois dans la suite
du texte, d'Ôôinn.
40 Sagas légendaires islandaises

parvînt à la prendre, elle ne bougeait nullement quand ils la saisissaient.


Vint alors Sigmundr, fils du roi Volsungr, qui saisit l'épée et la brandit
hors du tronc: ce fut comme si elle s'était détachée pour lui. Cette arme
parut à tout le monde si excellente que nul ne pensa en avoir jamais vu
aussi bonne, et Siggeirr offrit de lui verser trois fois son pesant d'or pour
qu'il la lui donne.
Sigmundr dit: «Tu pouvais prendre cette épée aussi bien que moi là où
elle se trouvait s'il avait convenu que tu la portes, mais maintenant qu'elle
est parvenue en mes mains, tu ne l'auras jamais, offrirais-tu tout l'or que
tu possèdes.»
À ces mots, le roi Siggeirr se courrouça, estimant qu'on lui avait
répondu par dérision. Mais comme c'était un homme fort rusé, il fit mine
de n'avoir cure de cette affaire et ce même soir, il réfléchit aux moyens de
faire payer cela, comme il apparut par la suite.

4. Siggeirr invite chez lui le roi Volsungr

Il faut dire maintenant que Siggeirr alla au lit avec Signy ce soir-là. Le
lendemain, le temps était bon. Le roi Siggeirr dit alors qu'il voulait aller
chez lui sans attendre que le vent grossisse ou que la mer devienne impas­
sable. On ne mentionne pas que le roi Volsungr l'en ait dissuadé ou le lui
ait refusé, d'autant qu'il voyait que Siggeirr n'avait qu'un seul désir, quit­
ter le banquet.
Alors, Signy dit à son père: « Je ne voudrais pas m'en aller avec Siggeirr,
je ne me réjouis pas de lui et je sais par ma prescience et par notre nature
atavique que de ce mariage nous adviendra grand deuil si on ne le rompt
pas promptement.
- Tu ne dois pas dire cela, fille, dit-il, car c'est grande honte, tant pour
lui que pour nous, que d'annuler cela vis-à-vis de lui qui est innocent, nous
ne retirerions de lui ni fidélité ni amitié si cela était annulé, il nous revau­
dra tout le mal qu'il pourra, cela seul nous sied de maintenir notre parole.»
Le roi Siggeirr se prépara donc à se rendre chez lui. Avant de quitter la
fête, il invita le roi Volsungr, son beau-père, à venir chez lui en Gautland,
ainsi que tous ses fils, dans un délai de trois mois, avec toute l'escorte qu'il
voudrait emmener pour lui faire honneur. Par là, le roi Siggeirr voulait
compenser le défaut d'accomplissement de cette noce puisqu'il n'avait pas
voulu rester plus d'une nuit, car ce n'est pas la coutume que de procéder
de la sorte. Et le roi Volsungr promit de faire le voyage et d'arriver au jour
dit. Les parents par alliance se quittèrent et le roi Siggeirr s'en alla chez lui
avec sa femme.
Saga des Volsungar 41

5. Des trahisons du roi Siggeirr

Il faut dire maintenant du roi Volsungr et de ses fils qu'au moment fixé,
ils allèrent en Gaudand, emmenant trois bateaux tous bien équipés, et
qu'ils eurent bonne traversée et accostèrent en Gaudand, c'était tard le soir.
Ce même soir, arriva Signy, fille du roi Volsungr, qui convia son père
et ses frères à lui parler en privé et dit alors quelle était, selon elle, l'inten­
tion du roi Siggeirr: il avait rassemblé une armée invincible, « et il a l'in­
tention de vous trahir. Je vous prie, dit-elle, de retourner immédiatement
dans vos états et de vous procurer une troupe au plus vite, de venir ici
ensuite et de vous venger vous-mêmes, et ne vous mettez pas en péril, car
les trahisons de sa part ne vous manqueront pas si vous ne prenez le parti
dont je vous requiers».
Alors, le roi Volsungr dit: « Toutes les nations connaissent unanime­
ment la parole que j'ai prononcée avant même de naître, lorsque je fis le
serment de ne jamais fuir feu ni fer pour cause de peur, et c'est bien ce que
j'ai fait jusqu'ici: pourquoi ne l'accomplirais-je pas dans mon vieil âge?
Les filles n'ont pas à détourner mes fils par jeu pour qu'ils aient peur de
leur mort car un jour chacun doit mourir 15 , et personne ne peut y échap­
per. Mon avis est que nous ne fuyions pas et que nous nous défendions le
plus vaillamment. Je me suis battu plus de cent fois, ayant des troupes
plus ou moins nombreuses, et j'ai toujours remporté la victoire et l'on
n'apprendra pas que j'aie fui ni demandé la paix.»
Alors, Signy pleura amèrement, demandant de ne pas retourner trou­
ver le roi Siggeirr.
Le roi Volsungr répondit: « Certes, tu vas aller chez toi, chez ton mari
et resteras avec lui, quelle que soit la façon dont les choses se passeront
entre nous. »
Signy alla chez elle et eux, se préparèrent à passer la nuit.
Au matin, quand il fit jour, le roi Volsungr ordonna à tous ses hommes
de se lever, de débarquer et de se préparer à la bataille. Ils allèrent donc tous
à terre, tous armés, et il n'y eut pas à attendre longtemps pour que le roi
Siggeirr arrive avec toute son armée; bataille des plus rudes éclata entre
eux, le roi excita sa troupe à aller de l'avant le plus rudement possible, et
l'on dit que le roi Volsungr et ses fils traversèrent huit fois les rangs du roi
Siggeirr ce jour-là, frappant des deux mains. Mais au moment où ils

15. Voici l'une des premières formulations, sous forme de dicton, de l'un des thèmes
fondamentaux de ce texte, comme d'ailleurs de toute la littérature de sagas.
42 Sagas légendaires islandaises

allaient recommencer, le roi Volsungr tomba au milieu de son ordre de


bataille et toute sa troupe avec lui, hormis ses dix fils, car il y avait en face
une force bien trop grande pour qu'ils puissent l'affronter. On s'empara de
tous ses fils, on les ligota et on les emporta.
Signy apprit que son père était occis, et ses frères, capturés et voués à
mourir. Elle appela le roi Siggeirr pour lui parler seule à seul.
Signy dit: « Je veux te demander de ne pas faire tuer si vite mes frères,
mais de les laisser dans leurs fers, cette idée me vient de ce que, comme on
dit: 'Tœil est heureux tant qu'il voit"; mais je ne demande pas vie plus
longue pour eux, car je pense que cela ne servirait à rien.»
Siggeirr répondit: « Folle tu es, et hors de sens, de demander pour tes
frères plus grand malheur que de les faire abattre, mais on te l'accordera
pourtant, car pire est leur souffrance et plus longs leurs tourments jusqu'à
la mort, plus cela me plaît.»
Il fit donc procéder comme elle le proposait, on prit une énorme
bûche et on l'abattit sur les pieds des dix frères dans une forêt quelque
part, et ils restèrent là toute la journée jusqu'à la nuit. Mais à minuit, une
vieille louve arriva de la forêt jusqu'à eux, là où ils gisaient sous la poutre.
Elle était à la fois grande et hideuse. Elle se trouva mordre à mort l'un
d'eux. Puis elle le dévora. Après cela, elle s'en alla.
Le lendemain matin, Signy envoya l'homme en qui elle avait le plus
confiance voir ses frères, savoir ce qui s'était passé. Quand il revint, il lui
dit que l'un d'eux était mort. Elle fut fort affligée s'ils devaient périr tous
ainsi sans qu'elle pût les aider.
On sera bref. Neuf nuits en tout, cette même louve vint à minuit et les
dévora l'un après l'autre, jusqu'à ce que tous fussent morts, hormis Sig­
mundr qui resta seul.
Et alors, avant que la dixième nuit arrive, Signy envoya son homme
de confiance à Sigmundr, son frère, elle remit du miel à cet homme en
lui disant d'en oindre le visage de Sigmundr et de lui en mettre une par­
tie en bouche. Il alla trouver Sigmundr, fit comme on le lui avait
demandé, puis revint.
La nuit suivante, la même louve arriva selon son habitude et voulut le
mordre à mort comme ses frères. Mais alors, elle éventa son odeur, là où
on l'avait enduit de miel, et lui lécha toute la face, puis lui enfonça la
langue dans la bouche. Sigmundr ne s'effraya point et mordit la langue
de la louve. Elle réagit ferme et tira brutalement et s'arc-bouta des pattes
sur la poutre de telle sorte que celle-ci se fendit en deux, mais lui, main­
tint sa prise si ferme que la louve eut la langue arrachée jusqu'aux racines
et en reçut la mort. Il en est pour dire que cette louve était la mère du roi
Siggeirr qui avait pris cette apparence par sorcellerie et magie.
Saga des Volsungar 43

6. Sigmundr assassine les fils de Siggeirr

Maintenant, Sigmundr se trouvait détaché, la bûche était brisée, et il


demeura dans la forêt. De nouveau, Signy envoya voir ce qui se passait et
si Sigmundr était en vie. Quand les envoyés arrivèrent, Sigmundr leur dit
tout, raconta comment les choses s'étaient passées avec la louve. Ils allè­
rent à la maison dire à Signy ce qui se passait. Alors, elle alla trouver son
frère et ils décidèrent qu'il ferait un souterrain dans la forêt. Un bon
moment, Signy le cacha là, lui fournissant ce dont il avait besoin. Pour le
roi Siggeirr, il croyait que tous les Vôlsungar étaient morts.
Le roi Siggeirr avait deux fils de sa femme et l'on raconte que, lorsque
l'aîné des fils eut dix hivers, Signy l'envoya trouver Sigmundr pour qu'il
l'assiste s'il voulait tant soit peu chercher à venger son père.
Le garçon s'en alla à la forêt et arriva tard le soir au souterrain de Sig­
mundr, lequel le reçut assez bien et dit qu'il devait leur préparer leur pain
- « et moi, je vais aller chercher du bois de chauffage» - et il lui remit un
sac de farine. Pour lui, il s'en alla chercher du bois. Quand il revint, le gar­
çon n'avait rien fait pour préparer le pain. Sigmundr demanda si le pain
était prêt.
Le garçon dit: «Je n'ai pas osé prendre le sac de farine parce qu'il y
avait une bête vivante dedans. »
Sigmundr estima alors que ce garçon n'avait pas assez de courage pour
qu'il veuille l'avoir avec lui.
Lorsque le frère et la sœur se retrouvèrent, Sigmundr dit que, quand
bien même le garçon resterait avec lui, il n'estimerait pas avoir un homme
à sa disposition.
Signy dit: «Alors, prends-le et tue-le. À quoi bon le laisser vivre davan­
tage?» Et c'est ce qu'il fit.
Cet hiver-là passa. Lhiver suivant, Signy envoya son fils cadet trouver
Sigmundr, et ce n'est pas la peine d'allonger la saga, il en alla de même, il
tua ce garçon sur le conseil de Signy.

7. Débuts de Çinfjotli

On mentionne maintenant qu'une fois, alors que Signy était dans son
pavillon, vint la trouver une magicienne qui savait passablement de choses 16.

16. J'ai traduit littéralement le mot Jjolkunnig, qui s'applique toujours à un sorcier ou
44 Sagas légendaires islandaises

Signy lui dit: « Je voudrais que nous échangions nos apparences. »


La magicienne dit: « À ta guise.»
Et elle fit tant par ses artifices qu'elles échangèrent leurs apparences, et
la magicienne prit la place de Signy, sur le conseil de celle-ci, et alla au lit
avec le roi le soir, et il ne découvrit pas que ce n'était pas Signy qui était
auprès lui.
De Signy, il faut dire qu'elle alla au souterrain de son frère et lui
demanda de l'héberger pour la nuit, « car je me suis égarée dans la forêt et
je ne sais pas où je vais. »
Il dit qu'elle pouvait rester, qu'il ne voulait pas refuser de l'héberger,
elle, une femme, pensant qu'elle ne le récompenserait pas de son hospita­
lité en indiquant où il était.
Elle logea donc chez lui et ils s'assirent pour manger. Il vient à lever fré­
quemment les yeux sur elle et cette femme lui parut belle et avenante.
Quand ils eurent mangé, il lui dit qu'il voulait qu'ils partagent le même lit
pendant la nuit, et elle ne s'y opposa pas, et il la coucha auprès de lui trois
nuits de file. Après quoi elle alla chez elle, trouva la magicienne et lui
demanda de reprendre leurs apparences, ce qu'elle fit.
Le temps ayant passé, Signy mit au monde un garçon.
Celui-ci fut appelé Sinfjotli 17. Quand il grandit, il fut à la fois grand et
fort et beau d'apparence, tenant fort des Volsungar, et il n'avait pas encore
dix hivers qu'elle l'envoya à Sigmundr dans le souterrain.
Avec ses fils précédents, avant de les envoyer à Sigmundr, elle avait fait
cette épreuve: elle leur cousait les manches de leur tunique, aux poignets,
avec la chair et la peau 18. Ils supportaient mal cela et s'en plaignaient. Elle
fit de même pour Sinfjotli: il ne broncha pas. Alors, elle le dépouilla de sa
tunique, si bien que la peau vint avec les manches. Elle dit que cela devait
lui faire mal.
Il dit: « Ce n'est pas une pareille chose qui devrait nous faire du mal, à
nous autres Volsungar. »

à un magicien. Le texte emploie, pour «magicienne», le mot sejôkona, «femme qui pra­
tique le sejôr*»: voir là-dessus Dag Stromback: Sejd, Stockholm, 1935, ou Régis Boyer:
Le Monde du Double, p. 187 et s.
17. Il est parfaitement clair que Sinfjotli est un être extrêmement ancien dans cette
tradition et que notre saga «récupère» à son avantage des traits sans doute épars dans la
tradition. Son nom demeure inexpliqué: peut-être a-t-il quelque chose à voir avec le
genre, dit senna, de poésie satirique et infamante réputée inexpiable (voyez Lokasenna dans
1'Edda). On trouve un Fitela dans Beowulf et un Sintarfizila en vieux haut allemand. Il
n'est pas exclu qu'il soit le prototype du loup-garou, comme on le verra par la suite.
18. Ce détail ne se comprend que si l'on sait que les tuniques avaient des manches sans
boutons aux poignets. On les enfilait, après quoi il fallait coudre les manches autour des
poignets pour les refermer.
Saga des Volsungar 45
Et donc, le garçon arriva chez Sigmundr. Celui-ci lui demanda de
pétrir leur farine; pour lui, il irait leur chercher du bois, et il lui remit un
sac. Puis il s'en alla au bois. Et quand il revint, Sinfjotli avait fini de cuire
le pain.
Alors, Sigmundr demanda s'il avait trouvé quelque chose dans la farine.
«Je ne doute pas, dit-il, qu'il n'y ait eu quelque chose de vivant dans la
farine dès que je me suis mis à pétrir, et j'ai pétri en même temps ce qu'il
y avait dedans. »
Alors, Sigmundr dit en riant: «Je ne crois pas que tu pourras manger
de ce pain ce soir, car tu as pétri avec la pâte un serpent très venimeux. »
Sigmundr était un homme si remarquable qu'il pouvait consommer
du poison et que cela ne lui faisait aucun mal. Pour Sinfjotli, il lui était
possible de supporter du poison sur le corps, mais pas d'en manger ou en
boire.

8. Vengeance des Volsungar

Il faut dire maintenant que Sigmundr estima Sinfjotli trop jeune pour
perpétrer la vengeance avec lui, il voulut l'habituer d'abord à quelques
rudes épreuves: qu'ils aillent, pendant l'été, en divers lieux dans la forêt,
qu'ils tuent des hommes pour acquérir de l'argent. Sigmundr estimait
qu'il tenait des Volsungar, et pourtant, il pensait qu'il était fils du roi Sig­
geirr et qu'il avait la méchanceté de son père, mais l'ardeur des Volsungar;
il trouvait qu'il n'était pas très attaché à ses parents car Sinfjotli rappelait
souvent à Sigmundr ses griefs et l'excitait fort à tuer le roi Siggeirr.
Il se fit qu'un jour, ils allèrent encore dans la forêt se procurer de l'ar­
gent, et ils trouvèrent une maison et deux hommes dormant dedans avec
d'épais anneaux d'or. Ces hommes avaient été l'objet d'un mauvais sort
car leurs formes de loups 19 étaient suspendues dans la maison au-dessus
d'eux. Tous les dix jours, il leur fallait sortir de leurs formes. C'étaient des
fils du roi. Sigmundr et Sinfjotli entrèrent dans ces formes et ne purent en
sortir: en résulta le pouvoir qui y était attaché, ils prirent manières et voix
de loups. Ils comprenaient tous deux le sens de ces voix.
Ils se rendirent dans la forêt, chacun d'eux allant son chemin. Ils
convinrent entre eux qu'ils seraient e1 danger s'ils étaient attaqués par
plus de sept hommes, pas moins, et que le premier à être exposé à de telles
hostilités hurlerait de sa voix de loup: « Tenons-nous à cela, dit Sigmundr,
car tu es jeune et entreprenant et l'on trouverait bon de te capturer. »

19. Ils sont donc en état de hamfor*.


46 Sagas légendaires islandaises

Chacun d'eux alla donc son chemin. Quand ils se furent quittés, Sig­
mundr rencontra sept hommes et donna de sa voix de loup. En entendant
cela, Sinfjotli s'y rendit aussitôt et les tua tous.
De nouveau, ils se quittèrent. Sinfjotli n'avait pas marché longtemps
par la forêt qu'il rencontra onze hommes et se battit contre eux, et les
choses se passèrent de telle sorte qu'il les occit tous. Il était fort blessé
aussi, se mit sous un chêne et s'y reposa. Il n'attendit pas longtemps Sig­
mundr et ils allèrent de concert un moment.
Sinfjotli dit à Sigmundr: «Tu as pris part au meurtre de sept hommes,
mais moi qui suis un enfant par l'âge auprès de toi, je n'ai pas demandé de
renfort pour tuer onze hommes. »
Sigmundr se précipita sur lui si brutalement qu'il en chancela et
tomba. Sigmundr lui mordit le gosier. Ce jour-là, ils ne purent sortir de
leurs formes de loups. Sigmundr le chargea sur son dos, le porta chez lui à
leur chaumière, veilla sur lui, vouant les formes de loups aux trofls *2° .
Un jour, Sigmundr vit en un endroit deux belettes dont l'une mordait
l'autre au gosier: celle-ci courut à la forêt, prit une feuille et la posa sur la
blessure, et la belette bondit, saine et sauve. Sigmundr sortit et vit un cor­
beau qui volait avec cette même feuille pour la lui remettre. Il la posa sur
la blessure de Sinfjotli qui se leva aussitôt d'un bond, guéri à l'endroit où
il avait été blessé.
Après cela, ils allèrent au souterrain et y restèrent jusqu'à ce qu'ils sor­
tent de leurs formes de loups. Alors, ils les prirent et les brûlèrent en
priant qu'elles ne fassent plus de mal à personne. Pendant cette mauvaise
passe, ils accomplirent mainte action renommée dans les états du roi Sig­
geirr. Et quand Sinfjotli fut en âge d'homme, Sigmundr estima l'avoir mis
à l'épreuve.
Il ne fallut pas longtemps pour que Sigmundr veuille chercher à venger
son père si cela pouvait se faire. Et donc, un jour, ils quittèrent le souter­
rain et arrivèrent au palais du roi Siggeirr, tard le soir, pénétrèrent dans le
vestibule qui précédait la halle: il y avait là des tonneaux de bière où ils se
cachèrent. Or la reine savait maintenant où ils étaient et voulut les voir.
Quand ils se retrouvèrent, ils formèrent le dessein de chercher à venger
leur père dès qu'il ferait nuit.
Signy et le roi avaient deux enfants en bas âge. Ils jouaient sur le plan­
cher avec des anneaux d'or, lesquels roulaient sur le sol de la halle, et ils
couraient après. Un anneau d'or roula vers le fond de la pièce, là où
étaient Sigmundr et Sinfjotli, et le garçon courut chercher l'anneau.

20. Limprégnation chrétienne, ici, est nette: l'expression revient à dire: « vouant au
diable. »
Saga des Volsungar 47
Alors, il vit deux hommes grands et féroces qui portaient long heaume et
broigne blanche. Il revint en courant dans la halle, se présenta à son père
et lui dit ce qu'il avait vu. Le roi soupçonna quelque trahison contre lui.
Alors, Signy entendit ce qu'ils disaient. Elle se leva, prit les deux
enfants, se rendit dans le vestibule jusqu'à eux et dit qu'il fallait qu'ils
sachent que les enfants les avaient dénoncés - « et je vous conseille de les
tuer.»
Sigmundr dit: « Point ne veux tuer tes enfants, même s'ils m'ont
dénoncé.»
Mais Sinfjotli ne se laissa pas impressionner, il brandit son épée, tua
l'un et l'autre enfants et les jeta à l'intérieur de la halle devant le roi
Siggeirr.
Le roi se leva et héla du monde pour que l'on s'empare des hommes qui
s'étaient cachés dans le vestibule pendant la soirée. Des hommes se précipi­
tèrent alors et voulurent les capturer, mais eux se défendirent bien et
vaillamment, et qui se trouvait le plus près d'eux se souvint longtemps
d'avoir eu le pire lot. Pour finir, ils furent accablés par le nombre, on se sai­
sit d'eux, on les enchaîna, on les mit aux fers et ils restèrent là toute la nuit.
Le roi réfléchit à part soi à la mort qu'il leur assignerait, une mort du
genre que l'on ressente le plus longtemps. Quand vint le matin, il fit faire
un grand tertre de pierres et de tourbe. Ce tertre étant fait, il fit placer au
milieu une grande dalle de pierre, une extrémité tournée vers le haut et
l'autre, vers le bas. Elle était d'une telle taille qu'elle occupait toute la lar­
geur, d'un mur à l'autre, personne ne pouvant passer. Il fit saisir Sigmundr
et Sinfjotli et les fit placer dans le tertre, chacun d'un côté de la dalle, esti­
mant que le pis pour eux serait de ne pas être ensemble, chacun pouvant
toutefois entendre l'autre.
Et alors que l'on était en train de recouvrir ce tertre de tourbe, Signy
vint à passer, portant de la paille dans ses bras qu'elle jeta dans le tertre sur
Sinfjotli, demandant aux esclaves de celer cela au roi. Ils acceptèrent et le
tertre fut refermé.
Quand vint la nuit, Sinfjotli dit à Sigmundr: «Je ne pense pas que
nous manquions de vivres pour le moment. Voici que la reine a jeté de la
viande de porc dans le tertre, elle a entortillé de la paille autour.»
De nouveau, il palpa cette viande et découvrit qu'y était fichée l'épée de
Sigmundr qu'il reconnut à ses gardes, car il faisait noir dans le tertre, et il le
dit à Sigmundr. Ils s'en réjouirent tous les deux. Sinfjotli darda la pointe de
l'épée dans le haut de la dalle et l'enfonça ferme. Lépée mordit la dalle.
Sigmundr saisit la pointe de l'épée et ils tranchèrent la dalle entre eux, ne
s'arrêtant pas qu'ils eussent fini de la trancher, comme on a composé:
48 Sagas légendaires islandaises
1. Par le glaive
Sigmundr et Sinfjot!i
à force tranchèrent
la grande dalle.

Et les voilà libres tous les deux dans le tertre, et ils tranchent pierre et
fer à la fois, et ils parviennent de la sorte à sortir du tertre. Ils allèrent alors
à la halle. Tout le monde était endormi. Ils portèrent du bois à la halle et
y boutèrent le feu, et ceux qui étaient dedans furent réveillés par la fumée
et par la halle qui ardait au-dessus d'eux.
Le roi demanda qui avait fait ce feu.
«Nous voici, mon neveu Sinfjotli et moi, dit Sigmundr, et nous tenons
que tu vas savoir maintenant que les Volsungar ne sont pas tous morts.»
Il demanda à sa sœur de sortir et d'accepter de lui grande réputation et
honneur pour compenser ainsi les malheurs qu'elle avait subis.
Elle répond: «Tu vas savoir maintenant si j'ai rappelé au roi Siggeirr le
meurtre du roi Volsungr. J'ai fait tuer nos enfants qui m'ont paru trop
lents à venger notre père, et c'est moi qui suis allée dans la forêt te trouver
sous l'apparence d'une louve, et Sinfjotli est notre fils. S'il a grande
ardeur, c'est qu'il est fils à la fois du fils et de la fille du roi Volsungr. En
outre, j'ai fait toutes choses pour que le roi Siggeirr reçoive la mort. Mais
j'ai tant fait aussi pour que s'effectue la vengeance qu'il ne m'est en aucun
cas permis de vivre. Tout comme c'est de force que je l'ai épousé, c'est de
plein gré que je vais mourir avec le roi Siggeirr. »
Puis elle embrassa Sigmundr, son frère, et Sinfjotli, et rentra dans le feu en
leur disant au revoir, et elle reçut la mort avec le roi Siggeirr et toute sa hirô21.
Les parents se procurèrent une troupe et des bateaux, Sigmundr mit le
cap sur son patrimoine et chassa du pays le roi qui s'y était installé après le
roi Volsungr. Il devint alors un roi puissant et célèbre, sage et entrepre­
nant. Il épousa une femme qui s'appelait Borghildr. Ils eurent deux fils.
I..:un s'appelait Helgi, et l'autre, Hamundr.
Quand Helgi naquit, survinrent des Nornes*22 qui lui firent une pré-

21. Ce motif reviendra plusieurs fois dans la saga. Brûler vif un homme, éventuelle­
ment avec toute sa famille, dans sa maison, appartient aux coutumes barbares qui étaient
encore pratiquées en Islande au XIe (Saga de Njdll le Brûlé dont c'est le sommet tragique) et
même au XIII" siècle (où la victime est un évêque, dans la Sturlunga saga). Notre texte four­
nit la preuve qu'il s'est pu agir, initialement, d'un geste rituel, d'un véritable holocauste.
En outre, c'est à un véritable suicide rituel ou sacré que se livre Signy, et nous en avons
d'autres exemples, en Islande, dans le Livre de la colonisation notamment.
22. On aura remarqué d'abord par quel biais généalogique Helgi est «raccroché» à
Sigurôr: c'est donc le demi-frère, par son père, de Sigurôr. Il ne fait guère de doutes,
Saga des Volsungar 49
diction et dirent qu'il deviendrait le plus renommé de tous les rois. Sig­
mundr venait de rentrer d'une bataille, il alla au-devant de son fils avec un
glaive23 et par là, il donna un nom, avec ceci en cadeau de dénomina­
tion24: Hringstaôir25 et S6lfjoll et une épée, souhaitant qu'il obtînt
grande distinction et tînt de la famille des Volsungar. Helgi devint
magnanime et populaire, surpassant la plupart des autres hommes en tous
accomplissements. On dit qu'il se rendit en expéditions guerrières quand
il eut quinze hivers. Le roi Helgi était à la tête de la troupe, mais on lui
adjoignit Sinfjotli et ils commandèrent tous deux cette armée.

9. De Helgi Meurtrier de Hundingr

On dit que Helgi rencontra en expédition guerrière le roi qui s'appelait


Hundingr. C'était un roi puissant, ayant beaucoup d'hommes et de pays.
Bataille éclata entre eux, Helgi pressa ferme de l'avant, et cette bataille se
conclut par la victoire de Helgi, mais le roi Hundingr tomba ainsi qu'une
grande partie de sa troupe. Helgi estima alors s'être grandement accru
pour avoir abattu un roi si puissant.
Les fils de Hundingr levèrent une armée contre Helgi et voulurent
venger leur père. Ils livrèrent une rude bataille, Helgi marcha contre

pourtant, que les deux personnages aient appartenu, d'abord, à deux traditions diffé­
rentes. Helgi est éponyme de plusieurs toponymes norvégiens ou allemands.
23. J'ai traduit par «glaive», mais le texte donne laukr, littéralement «poireau» ou
«oignon». Laukr est un heiti* tout à fait banal en poésie scaldique pour«glaive»,«épée».
Pourtant, l'oignon, le poireau ou toute autre plante à bulbe entrent conventionnellement
dans la fabrication de breuvages magiques. Il se peut que Sigmundr offre une épée à son
fils, mais il ne faut pas écarter l'hypothèse d'un rite magique que dénoterait son geste.
24. Ceci pour vérifier la fin de note précédente. Donner un nom à un être humain est
une opération sacrée puisque, par là, on l'introduit officiellement dans un lignage - ce
pourquoi la règle de l'allitération des prénoms prévalait sans doute dans la Germanie
ancienne (voyez ici même Sigi-Sigmundr-Sinfjodi-Sigurôr-Svanhildr). C'est ainsi que,
selon les Grimnismal, Frigg sauve la vie des Uinniles contre lesquels est fâché Ôôinn: elle
les amène à se présenter à lui, au lever du dieu, après avoir laissé pousser leurs cheveux en
les ramenant sur le visage. Ôôinn les aperçoit et demande: qui sont ces«longues barbes»
(Longobardi), ce faisant, il vient de leur donner un nom et ne pourra plus les persécuter!
On notera toutefois que l'étymologie «longues barbes» est fantaisiste. En fait, les Lom­
bards ont été surnommés ainsi parce qu'ils utilisaient des hallebardes à longue lame.
Toujours dans le même ordre d'idées: il convenait de faire un cadeau à qui l'on venait
de«baptiser».
25. Voici l'une des rares dénominations qui paraissent faire l'unanimité des commen­
tateurs: Hringstadir est l'actuelle Ringsted, au Danemark, où se déroule une bonne part
de notre saga.
50 Sagas légendaires islandaises

leurs rangs et attaqua l'étendard des fils de Hundingr26 et abattit ceux


que voici: Alfr et Eyj6lfr, Hervarôr et Hagbarôr27 , et remporta là une
célèbre victoire.
Et quand Helgi quitta la bataille, il trouva, dans une forêt, de nom­
breuses femmes de superbe apparence, encore que l'une l'emportât sur
toutes les autres. Elles chevauchaient en magnifique équipage. Helgi
demanda le nom de celle qui était à leur tête. Elle dit se nommer Sigrûn28
et déclara être fille du roi Hogni.
Helgi dit: « Venez chez nous avec nous et soyez les bienvenues. »
La fille de roi dit: « Nous attend une autre besogne que de boire avec
toi.»
Helgi répond: « Quelle est-elle, fille de roi? »
Elle répond: « Le roi Hogni m'a promis Hoôbroddr, fils du roi Gran­
marr, et moi, j'ai promis de l'épouser, serait-il fils de corneille. Et c'est ce
qui se produira, à moins que tu le lui interdises et te portes contre lui avec
une armée et me ravisses, car avec aucun roi je ne voudrais partager molle
couche plutôt qu'avec toi.
- Sois joyeuse, fille de roi, dit-il. Nous allons éprouver notre vaillance
avant que tu lui sois donnée en mariage, lui et moi déciderons auparavant
lequel l'emporte sur l'autre, il ira de la vie. »
Après cela, Helgi envoya des hommes avec des présents convoquer du
monde, et il convoqua toute cette troupe au Rauôabjorg. Il attendit là jus­
qu'à ce qu'une grande troupe arrive de Heôinsey: alors, une nombreuse
armée vint à lui du Norvasund29 sur de grands et beaux bateaux.
Le roi Helgi fit venir le commandant de son bateau, qui s'appelait
Leifr, et demanda s'il avait compté leur troupe. Il répondit: « Il n'est pas
facile de compter, sire, les bateaux qui sont arrivés du Norvasund. Il y a
dessus douze milliers d'hommes et beaucoup plus d'autres en outre30 • »
Alors, le roi Helgi dit qu'il fallait prendre vers le fjord qui s'appelle

26. En cas de combat, le roi ou chef de guerre se place au milieu ou à la pointe de son
ordre de bataille (jj,lking), éventuellement entouré d'un rempart de boucliers (skjaldborg),
avec son étendard. La tactique des ennemis est toujours de se porter sur ce point précis: à
partir du moment où le chef est abattu, le rempart de boucliers brisé, l'étendard pris, la
bataille est terminée.
27. Le seul nom à retenir ici est celui de Hagbarôr, qui fut certainement un célèbre
héros danois, que connut Saxo Grammaticus ( Gesta Danorum, Livre VII) et qui survit
dans plusieurs ballades populaires médiévales danoises.
28. Le thème des valkyries* apparaît ici en force. Prêtons attention à la possible signifi­
cation du nom de Sigrûn: « [celle qui a] le secret de la victoire».
29. Niirvasund désigne conventionnellement dans les textes anciens en vieux norois...
le détroit de Gibraltar!
30. Bien entendu, ce sont des chiffres conventionnels.
Saga des Volsungar 51

Varinsfjorôr, et c'est ce qu'ils firent. Une grande tempête se leva contre


eux, la mer était si démontée qu'ils entendaient les vagues gronder sur le
bordage, on eût dit que les rochers s'entrechoquaient. Helgi leur dit de ne
pas craindre et de ne pas prendre de ris, mais au contraire de hisser les
voiles plus haut qu'avant. Il s'en fallut de peu qu'ils ne périssent avant de
toucher terre. Alors atriva Sigrûn, la fille du roi Hogni, descendant du
pays avec une grande troupe: elle les fit entrer dans un bon port qui s'ap­
pelle Gnûpalundr.
Les gens du pays virent cet événement et descendit des terres un frère
du roi Hoôbroddr, qui régnait à l'endroit qui s'appelle Svarinshaugr. Il les
héla et demanda qui dirigeait cette grande troupe.
Sinfjotli se leva, il avait en tête un heaume brillant comme verre, por­
tait une broigne blanche comme neige, tenait à la main une lance avec
un excellent étendard et portait devant soi un écu bordé d'or. Il savait,
lui, parler aux rois: «Va dire, quand tu auras donné à manger aux porcs
et aux chiens et que tu retrouveras ta femme, qu'ici sont arrivés les Vols­
ungar 31 et qu'on trouve ici dans cette troupe le roi Helgi, si Hoôbroddr
veut le rencontrer, son plaisir est de se battre tandis que tu baises les
serves auprès du feu.»
Granmarr répondit: «Tu n'es pas capable de dire merveilles magni­
fiques et de raconter d'antiques souvenirs si tu mens sur le compte des
chefs. La vérité, c'est que tu dois avoir été longtemps nourri dans le noir,
dehors, de pâture de loups, et que tu dois avoir tué tes frères, il est étrange
que tu oses entrer dans l'armée d'hommes excellents, toi qui as sucé jus­
qu'au sang mainte froide charogne.»
Sinfjodi répond: «Tu ne dois pas bien te rappeler que tu fus sorcière32
à Varinsey et déclaras vouloir posséder un homme33, et que tu m'as choisi
pour te servir de mari. Depuis, tu fus valkyrie à Âsgarôr et il s'en fallut de
peu que tout le monde se batte à cause de toi, et je t'ai engendré neuf
loups à Laganes, et je fus le père de tous. »

31. On comparera utilement avec les poèmes d'insultes rituelles que comporte l'Edda
poétique, en particulier Helgakvioa Hjiirvarôssonar, Lokasenna et, pour ce qui concerne
l'extrait présent, Hel,gakvioa Hundingsbana I, strophes 34 et suivantes.
32. Voir viilva*.
33. Toutes nos sources s'accordent pour dire que la pire des infâmies est, pour un être
humain, de se comporter comme s'il appartenait au sexe opposé, notamment en matière
sexuelle. Sinfji:idi accuse son interlocuteur d' ergi*, l'homosexualité passive: c'était, selon les
codes de lois, un obotamdl, un cas d'insulte si grave que la loi ne prévoyait pas de possibilité
de compensation pour une telle offense. D'autre part, Snorri Sturluson dit dans son
Ynglinga Saga (premier texte de sa Heimskringla) que l'exécution de l'opération magique
dite sejôr* s'accompagnait d'un tel épuisement qu'elle mettait l'homme qui la pratiquait en
état d' ergi, ce pourquoi, toujours selon lui, la pratique était la spécialité des femmes.
52 Sagas légendaires islandaises

Granmarr répond: «Tu sais mentir en maintes choses. Je crois que tu


ne pourrais être le père de personne puisque tu fus châtré par les filles du
géant de Prasnes, et tu es le fils adoptif du roi Siggeirr, et on t'a mis dans
le noir dehors avec les loups et toutes les infortunes t'arrivèrent à la fois.
Tu as tué tes frères et tu t'es acquis bien mauvaise réputation. »
Sinfjotli répond: «Te rappelles-tu quand tu fus la jument du cheval
Grani et que je t'ai chevauchée à toute vitesse à Bravollr34? Ensuite, tu fus
chevrier du géant Gaulnir. »
Granmarr dit: «Je préférerais rassasier les oiseaux de ta charogne à dis­
puter davantage avec toi. »
Alors, le roi Helgi dit: « Il vaudrait mieux pour vous, et ce serait conseil
plus avisé, de vous battre que de dire pareilles choses qu'il est honteux
d'entendre, et les fils de Granmarr ne sont pas mes amis, tout rudes
hommes qu'ils soient. »
Granmarr s'éloigna et alla trouver le roi Hoôbroddr à l'endroit qui
s'appelle Solfjoll. Leurs chevaux s'appelaient Sveipuôr et Sveggjuôr. Ils se
rencontrèrent au portail de la forteresse et Granmarr eut à dire nouvelles
de guerre.
Le roi Hoôbroddr était en broigne et avait heaume en tête. Il demanda
qui était là - « et pourquoi avez-vous l'air si courroucés? »
Granmarr dit: « Voici les Volsungar venus, ils ont douze milliers
d'hommes à terre et sept milliers près de l'île qui s'appelle Sok, mais leur
plus grande troupe est cependant à l'endroit qui s'appelle Grind, et je
crois qu'à présent, Helgi veut combattre. »
Le roi dit: « Convoquons nos hommes par tout notre royaume et por­
tons-nous contre eux. Que celui qui veut se battre ne reste pas chez lui.
Envoyons un message aux fils de Hringr, au roi Hogni et à Alfr le Vieux.
Ce sont de grands guerriers. »
Ils se rencontrèrent à l'endroit qui s'appelle Frekasteinn3 5, rude bataille
éclata là. Helgi se porta contre leur ordre de bataille. Il y eut grande héca-

34. Nous avons dit que la personnalité de Sinfjodi est des plus difficiles à cerner. En
voici la preuve. Sinfjodi s'identifierait ici plus ou moins au dieu Loki, dont un mythe fort
élaboré relaté par Snorri Sturluson dans son Edda dit qu'il se métamorphosa en jument
pour empêcher le géant constructeur d'Asgarôr (la demeure des dieux, les Ases) et son che­
val merveilleux d'exécuter le travail fabuleux qu'il s'était engagé à accomplir dans un délai
précis. Le cheval Sleipnir, monture d'Ôôinn et père de Grani, serait né de ces mons­
trueuses amours. Sinfjodi démarque d'ailleurs la strophe du Lokasenna, dans !'Edda poé­
tique, où Loki se vante de cet exploit.
35. Frekasteinn serait littéralement «la pierre de Freki», qui est le nom d'un des deux
loups qui accompagnent constamment Ôôinn. Frekasteinn est mentionné de nombreuses
fois dans !'Edda, et encore une fois surtout dans HelgakviJa Hundingsbana II.
Saga des Volsungar 53
tombe. Ils virent alors une grande troupe de vierges au boudier36, on eût
dit des flammes brûlantes. Il y avait là Sigrûn, fille du roi. Le roi Helgi
attaqua le roi Hi:iôbroddr et l'abattit sous son étendard.
Alors, Sigrûn dit: « Sois remercié de cette prouesse. Nous allons main­
tenant répartir les terres. Voici un jour de grande liesse pour moi, tu en
retireras honneur et renom, toi qui as abattu un si puissant roi.»
Le roi Helgi prit ce royaume et y resta longtemps, il épousa Sigrûn et
devint un roi renommé et excellent, et il n'interviendra plus désormais
dans cette saga.

1 O. Mort de Sinfjotli

Les Vi:ilsungar rentrèrent chez eux, ayant encore grandement accru


leur renom. Sinfji:itli reprit ses expéditions guerrières. Il vit une belle
femme et eut grande envie de la posséder. Cette femme, le frère de
Borghildr qu'avait épousée le roi Sigmundr la demanda également en
mariage. Ils vidèrent cette querelle par la bataille, et Sinfji:itli abattit ce
roi. Il guerroya en divers lieux, livrant maintes batailles, et remporta
constamment la victoire. Il devint le plus renommé et le plus excellent
des hommes et rentra chez lui en automne avec force bateaux et beau­
coup de biens. Il dit les nouvelles à son père, qui le dit à la reine. Elle
demanda à Sinfji:itli de quitter le royaume, déclarant qu'elle ne voulait
pas le voir. Sigmundr dit qu'il ne le laisserait pas partir et offrit à la reine
de lui verser compensation par de l'or et beaucoup de biens, bien qu'il
_n'eût jamais encore versé compensation pour personne, dit qu'il n'y avait
aucun renom à se quereller avec une femme. Elle ne put donc parvenir à
ses fins.
Elle dit: « Vous en déciderez, sire, il sied qu'il en soit ainsi.»
Elle fit alors un festin de funérailles pour son frère37, sur le conseil du
roi, prépara magnifiquement ce banquet et y invita force hommes impor­
tants. C'est elle qui portait à boire aux gens. Elle se présenta devant Sin­
fjotli, portant une grande corne.
Elle dit: « Bois donc, fils adoptif. »
Il prit la corne, regarda dedans et dit: « Cette boisson est empoisonnée.»
Sigmundr dit: « Donne-la moi.»
Il la vida. La reine dit: « Pourquoi faut-il que ce soient d'autres qui boi­
vent la bière pour toi?»

36. Voir valkyries*.


37. Voir eifi*.
54 Sagas légendaires islandaises

Elle apporta la corne une seconde fois: « Bois, maintenant » , et le défia


par maintes fois.
Il prit la corne et dit: « Cette boisson est viciée. »
Sigmundr dit: « Donne-la moi. »
Une troisième fois, elle vint le prier de la vider s'il avait le cœur d'un
Volsungr.
Sinfjotli prit la corne et dit: « Il y a du venin dans cette boisson. »
Sigmundr répondit: « Filtre-la à travers ta barbe, fils » , dit-il.
Le roi était très ivre alors, c'est pourquoi il parlait ainsi. Sinfjotli but et
s'effondra aussitôt.
Sigmundr se leva et son deuil faillit le faire mourir, il prit le cadavre
dans ses bras, s'en alla à une forêt et arriva finalement à un fjord. Là, il vit
un homme dans une petite barque. Cet homme lui demanda s'il voulait
qu'il lui fasse traverser le fjord. Il accepta. Le bateau était si petit qu'il ne
pouvait les transporter tous, le cadavre fut transporté le premier et Sig­
mundr marcha le long du fjord. Sur ce, le bateau, de même que l'homme,
disparurent de la vue de Sigmundr.
Après cela, Sigmundr retourna chez lui, chassa la reine, et peu après,
elle mourut. Le roi Sigmundr continua de gouverner son royaume et l'on
estime que ce fut le plus grand champion et le plus grand roi selon l'an­
cienne coutume38 •

11. Mort de Sigm undrfils de Volsungr

Il y a eu un roi qui s'appelait Eylimi, puissant et renommé. Sa fille s'ap­


pelait Hjordîs, la plus belle et la plus sage des femmes. Et le roi Sigmundr
apprit qu'elle était à son gré, ou alors, personne d'autre. Il alla rendre
visite au roi Eylimi. Celui-ci fit un grand banquet en son honneur puis­
qu'il ne venait pas en expédition guerrière. Ils échangèrent des invitations
afin que tout se passe avec amitié et non par hostilité. Ce banquet fut
donné magnifiquement, grande quantité de gens y vinrent. Place fut faite
partout au roi Sigmundr et tous moyens de transport lui furent accordés;
ils vinrent donc au banquet et les deux rois occupèrent la même halle.

38. Je traduis littéralement. Le vieux norois n'a pas de mot pour«religion». Il le rend
par siôr qui convoie l'idée de pratique, de coutume. Le fait est que cette religion se
connaissait avant tout, sinon exclusivement, par des actes, des pratiques rituelles: pas de
dogmes, pas de «foi», pas de «prières», pas de caste spécialisée de «prêtres». «Lancienne
coutume»: la religion païenne. La notation date le texte, elle ne peut être que le fait d'un
auteur qui connaît la«nouvelle coutume», le christianisme.
Saga des Volsungar 55
Était venu aussi le roi Lyngvi, fils du roi Hundingr, lui aussi voulait
devenir le gendre du roi Eylimi. Celui-ci considéra qu'ils ne devaient pas
n'avoir qu'un seul but à leur venue, et qu'il fallait s'attendre à hostilités de
leur part s'ils n'obtenaient pas satisfaction.
Il dit donc à sa fille: «Tu es une femme avisée, et j'ai dit que tu te choi­
sirais seule un mari. Choisis maintenant parmi ces deux rois, et là-dessus,
mon avis sera le tien. »
Elle répondit: « Difficile me paraît cette affaire, pourtant je choisirai le
roi qui est le plus renommé, et c'est le roi Sigmundr, bien qu'il soit fort
avancé en âge. »
Et elle lui fut donnée, et le roi Lyngvi s'en alla. Sigmundr prit femme et
épousa Hjordîs. De jour en jour, le festin était meilleur et plus magnifique.
Après cela, le roi Sigmundr s'en alla chez lui en Hunaland, et le roi Eylimi,
son beau-père, avec lui, et il s'occupa de son royaume. Mais le roi Lyngvi et
ses frères rassemblèrent une armée et marchèrent contre le roi Sigmundr
car en toutes affaires, ils retiraient toujours le pire lot, ce qui rendait ces
affaires impossibles. Ils voulurent donc surpasser l'ardeur des Volsungar,
arrivèrent en Hunaland et envoyèrent un message au roi Sigmundr, ne
voulant pas l'attaquer à l'improviste et sachant bien qu'il ne fuirait pas.
Le roi Sigmundr déclara qu'il viendrait à la bataille. Il rassembla une
armée. Pour Hjordîs, on la conduisit à une forêt avec une servante, et elles
furent accompagnées de beaucoup de biens. Elle resta là tandis qu'ils se
battaient.
Les vikings* bondirent de leurs bateaux avec une armée invincible. Le
roi Sigmundr et Eylimi dressèrent leurs étendards et l'on souffla dans les
_ lûôr*. Le roi Sigmundr fit sonner la trompe qu'avait possédée son père et
excita ses hommes. Il avait une troupe beaucoup plus petite. Rude bataille
éclata alors et tout vieux qu'il fût, Sigmundr combattit vaillamment et fut
toujours le plus avancé de ses hommes. Écu ni broigne ne tenaient devant
lui, il rompit constamment les rangs de ses ennemis ce jour-là et nul ne
pouvait voir comment les choses se passeraient entre eux. Il y eut force
épieux et flèches dans les airs ce jour-là. Ses dises prophétesses39 le protégè­
rent tant qu'il ne fut pas blessé et nul ne savait le nombre des hommes qui
tombaient devant lui. Il avait les deux bras ensanglantés jusqu'à l'épaule.
La bataille ayant duré un moment, un homme entra dans la mêlée,
portant chapeau incliné et manteau à capuchon bleu. Il avait un seul œil,
et une lance à la main40. Cet homme se porta contre le roi Sigmundr et

39. Voir disir.


40. On a reconnu Ôôinn, déjà maintes fois décrit. La lance est en effet son attribut,
elle s'appelle Gungnir.
56 St1gt1s légendaires islandaises

brandit sa lance contre lui. Et alors que le roi Sigmundr frappait ferme,
son épée arriva sur la lance et se brisa en deux morceaux.
Puis il y eut hécatombe, la chance41 du roi Sigmundr avait disparu et
ses hommes tombèrent en grand nombre. Le roi ne se protégeait pas et
excitait fort ses troupes. Mais ce fut comme on dit: on ne peut en
découdre contre beaucoup. Dans cette bataille périrent le roi Sigmundr et
le roi Eylimi, son beau-père, à la pointe de l'ordre de bataille, ainsi que la
plus grande partie de ses troupes.

12. De la reine Hjordîs et du roi Âffe

Le roi Lyngvi se porta alors vers le palais du roi Sigmundr, dans l'in­
tention d'enlever la fille du roi, mais il n'y réussit pas. Il n'y trouva ni
femme ni biens. Il traversa le pays et confia le royaume à ses hommes, esti­
mant avoir occis toute la famille des Volsungar et pensant ne plus avoir à
craindre de ce côté-là.
Après la bataille, pendant la nuit, Hjordis passa parmi les morts et arriva
à l'endroit où gisait le roi Sigmundr; elle demanda si l'on pouvait le guérir.
Mais il répondit: « Plus d'un revit alors que l'espoir est mince; pour
moi, ma chance a disparu si bien que je ne veux pas me faire soigner.
Ôôinn ne veut pas que nous brandissions l'épée puisque la voici cassée.
J'ai livré bataille tant qu'il lui a plu. »
Elle dit: « Il me semblerait tout à fait requis que tu sois soigné et
venges mon père. »
Le roi dit: « Cela est destiné à d'autres. Tu es enceinte d'un garçon,
élève-le bien et soigneusement, ce garçon sera le plus noble et le plus émi­
nent de notre famille. Conserve bien aussi les fragments de l'épée. On
pourra en faire une bonne épée qui s'appellera Gramr, que notre fils por­
tera et avec laquelle il accomplira mainte prouesse que l'on n'oubliera
jamais, et son nom durera tant que tiendra le monde. Contente-toi de
cela; pour moi, mes blessures m'épuisent et je vais maintenant rendre
visite à nos parents décédés. »
Hjordis le veilla jusqu'à ce qu'il mourut, et alors, ce fut le point du
jour. Elle vit que beaucoup de bateaux avaient accosté.

41. Notre saga livre une véritable débauche de termes qui se traduisent tous par notre
mot« chance». Voir sur ce point Régis Boyer: «Face as a deus otiosus in the Islcndingasügur:
a romantic view? » dans Sagnaskemmtun. Studies in honour ofHermann PtiLrnlll, ni. by R.
Simek et alia, Wien, 1986, p. 61-78, ou l'introduction à la Saga des Chefs du Vii/1111-/,11c,
dans Sagas islandaises, p. 1785-1793. Le texte emploie ici le vocable heill, «bonne, liance ».
Saga des Volsungar 57
Elle dit à la serve: « Nous allons échanger nos vêtements et tu vas
prendre mon nom et dire que tu es la fille du roi. »
C'est ce qu'elles firent. Les vikings vinrent à voir cette grande héca­
tombe, et aussi, les deux femmes dans la forêt, ils comprirent que cela
devait signifier grandes nouvelles et sautèrent de leurs bateaux. Comman­
dait cette troupe Âlfr, -fils du roi Hjalprekr de Danemark. Il avait navigué
le long des côtes du pays avec son armée; ils passèrent parmi les morts. Ils
virent là une grande hécatombe.
Le roi ordonna de se mettre en quête des femmes et c'est ce qu'ils
firent. Il demanda qui elles étaient et si invraisemblable que ce fût, ce fut
la serve qui répondit, elle dit la mort du roi Sigmundr et du roi Eylimi et
de maints autres hommes importants, et aussi qui avait fait cela. Le roi
demanda si elles savaient où était caché l'argent du roi.
La serve répondit: « Il y a toutes chances pour que nous le sachions», et
elle montra où était ce bien. Et ils trouvèrent grande richesse, si grande
qu'on estimait n'avoir jamais vu autant d'objets précieux assemblés en un
même lieu. Ils les portèrent aux vaisseaux du roi Alfr. Hjordis le suivit ainsi
que la serve. Il se rendit alors dans tous ses états, disant qu'étaient tombés
là les rois les plus renommés. Le roi s'assit à la barre, et les femmes, à l'avant
du bateau. Il leur tint conversation et apprécia fort leurs propos.
Le roi arriva dans son royaume avec grandes richesses. Âlfr était le plus
accompli des hommes.
Quand il eut été un court moment chez lui avec elles, la reine, mère du
roi, demanda à Alfr, son fils: « Pourquoi est-ce cette belle femme qui porte
le moins de bracelets et le costume le plus mauvais, il me semble que c'est
celle que vous avez le moins prisée qui soit supérieure! »
Il répondit: «Je me suis bien douté qu'elle ne portait pas marque de
serve et lorsque nous nous sommes rencontrés, elle a su faire seyant
accueil aux hommes de distinction. Nous allons en faire l'épreuve. »
Et une fois, alors que l'on était à boire, il se trouva que le roi engagea
conversation avec elles et dit: « Comment distinguez-vous le jour de la
nuit lorsque le jour point et que l'on ne voit pas les astres? »
La serve répondit: «J'en prends pour signe que, dans mon enfance,
j'avais coutume de boire beaucoup dans la dernière partie de la nuit si
bien que, maintenant que je ne le fais plus, j'ai pris l'habitude de me
réveiller à la même heure, et voilà le signe dont je me sers.»

/
Le roi sourit et dit: « Bien mauvaises manières pour une fille de roi! » 11
alla alors trouver Hjordis et lui posa la même question. Elle lui répondit:
« Mon père me donna une bague d'or douée de quelque vertu. Elle deve­
nait froide autour de mon doigt dans la dernière partie de la nuit. Voilà le
signe dont je me sers. »
58 Sagas légendaires islandaises

Le roi répondit: « Voilà bien de l'or à porter pour une serve! Voici assez
longtemps qu'elles se cachent de moi. Je me serais comporté envers toi
comme si nous étions également enfants de rois tous les deux, si tu l'avais
dit; mais l'on va encore améliorer tes mérites, car tu vas être ma femme, et
je te verserai un douaire42 lorsque tu m'auras donné un enfant. »
Elle répondit pour dire toute la vérité sur sa condition. On la tint en
grand honneur et elle fut estimée la plus digne des femmes.

13. De Sigurilr Meurtrier de Fdfoir et de Reginn

On dit maintenant que Hjordis mit au monde un garçon et que ce


garçon fut apporté au roi Hjalprekr. Celui-ci se réjouit quand il vit les
yeux aigus qu'il avait, dit qu'il n'aurait pas son pareil ni équivalent, et il
fut aspergé d'eau43 et reçut le nom de Sigurôr. De lui, tout le monde dit
unanimement que, pour la conduite et par la taille, il n'avait pas son sem­
blable. Il fut élevé là, chez le roi Hjâlprekr, avec grande affection. Lorsque
l'on mentionne tous les plus excellents hommes et les rois dans les sagas
anciennes, Sigurôr vient en premier lieu pour la force et l'accomplisse­
ment, la bravoure et la vaillance qu'il a possédés plus que tout autre dans
la moitié nord du monde. Sigurôr �randit là, chez Hjâlprekr, et tout le
monde l'aimait. Grâce à lui, le roi Alfr fut fiancé à Hjordis et énoncé le
montant du douaire qu'elle aurait.
Le père adoptif de Sigurôr s'appelait Reginn et était fils de Hreiômarr.
Il lui enseigna les exercices physiques, les tables44 et les runes* et lui apprit
à parler beaucoup de langues, comme il était fréquent alors pour les fils de
rois, ainsi que beaucoup d'autres choses.
Un jour qu'ils étaient tous deux ensemble, Reginn demanda à Sigurôr
s'il savait combien d'argent avait possédé son père et qui le gardait.
Sigurôr répondit pour dire que c'étaient des rois qui le gardaient.
Reginn dit: « Leur fais-tu bien confiance?»
Sigurôr répondit: « Il leur sied de le garder jusqu'à ce qu'il nous soit
utile, car ils s'entendent mieux à en prendre soin que moi. »
Une seconde fois, Reginn vint à parler à Sigurôr et dit: « Il est étrange
que tu veuilles être le palefrenier des rois et aller comme un va-nu-pieds. »
Sigurôr répondit: « Mais non, ce n'est pas cela, nous avons décidé de
tout avec eux. Nous sommes attitrés aussi à avoir tout ce que nous voulons. »

42. Voir heimanfj,lgja*.


43. Voir ausa barn vatni*.
44. Voir hneftafl*.
Saga des Volsungar 59
Reginn dit: « Demande-lui de te donner un cheval.»
Sigurôr répondit: « Ce sera aussitôt que je le voudrai.»
Sigurôr alla trouver le roi. Celui-ci dit à Sigurôr: « Que veux-tu rece­
voir de nous ? »
Sigurôr répondit: « Nous voulons un cheval pour nous divertir. »
Le roi dit: « Choisis-toi un cheval et tout ce que tu voudras parmi nos
biens.»
Le lendemain, Sigurôr alla à la forêt et rencontra un vieil homme à longue
barbe45 . Celui-ci était inconnu de lui. Il demanda à Sigurôr où il allait.
Il répondit: « Nous devons nous choisir un cheval. Décides-en avec nous. >>
Il dit: « Nous allons chasser les chevaux jusqu'à la rivière qui s'appelle
Busiltjorn.»
Ils poussèrent les chevaux dans la rivière profonde, et tous revinrent à
terre sauf un. C'est celui-là que prit Sigurôr. Il était de couleur grise et
jeune, de grande taille et beau. Personne ne l'avait encore monté.
Lhomme à la barbe dit: « Ce cheval descend de S1eipnir46 et il faudra
l'élever soigneusement car ce sera le meilleur des chevaux. »
Lhomme disparut alors. Sigurôr appela ce cheval Grani et ce fut le
meilleur cheval au monde. C'était Ôôinn qui l'avait trouvé.
Reginn dit encore à Sigurôr: « Vous avez trop peu d'argent. Nous nous
affligeons que vous couriez comme gamin de village, mais je sais grand
espoir d'argent à te dire et l'on peut s'attendre, si tu l'obtiens, qu'il y ait
honneur et estime à en retirer.»
Sigurôr demanda où c'était et qui le gardait.
Reginn répondit: « Celui-là s'appelle Fafnir qui se trouve à peu de
distance d'ici. Lendroit s'appelle Gnitaheiôr. Quand tu y arriveras, tu
· diras que tu n'as jamais vu plus d'or en un même endroit, et tu n'as pas
besoin de davantage même si tu étais le plus vieux et le plus renommé
des rois.»
Sigurôr répondit: « Je connais la parentèle de ce serpent, quoique je
sois jeune, et j'ai entendu dire que personne n'ose se présenter devant lui
en raison de sa taille et de sa méchanceté.»
Reginn répondit: « Mais non! Il a la taille qu'ont coutume d'avoir les
autres serpents de bruyère et l'on exagère beaucoup plus qu'il ne faut là­
dessus, et c'est ce qu'auraient pensé tes parents. Tu as beau être de la
famille des V olsungar, tu ne dois pas avoir leur caractère, eux qui furent
les premiers en toutes distinctions.»

45. C'est encore un des attributs d'Ôôinn.


46. On a déjà vu que Sleipnir, né des amours monstrueuses de Loki, est la monture
d'Ôôinn. Remarquons le rôle capital que jouent les chevaux dans l'histoire des Volsungar.
60 Sagas légendaires islandaises

Sigurôr répondit: « Il se peut que nous n'ayons pas grand-chose de leur


ardeur ou de leur talent, mais il n'est pas nécessaire de nous exciter alors
que nous sommes à peine encore sortis de l'enfance. Et pourquoi nous
presses-tu tant à cela?»
Reginn répondit: « Il existe une saga là-dessus, et je vais te la dire.»
Sigurôr dit: « Raconte-la moi.»

14. Du paiement de la loutre

« Le début de cette saga, c'est que mon père s'appelait Hreiômarr, un


homme grand et riche. Son fils s'appelait Fafnir, le second, Otr47 et
j'étais le troisième, le plus petit pour l'accomplissement et l'honneur. Je
savais travailler le fer et l'argent et l'or, et de chaque chose je faisais
quelque objet utile. Otr, mon frère, avait d'autres industries et une autre
nature. C'était un grand pêcheur, et plus éminent que les autres
hommes, il avait l'apparence d'une loutre pendant le jour et était
constamment dans la rivière, remontant du poisson dans sa gueule. Il
rapportait ses prises à son père, ce qui lui était d'un grand secours. Il
avait tout à fait l'apparence d'une loutre, rentrait tard le soir et mangeait
les yeux fermés et tout seul, car en terre sèche, il ne pouvait voir. Fafnir
était de beaucoup le plus grand et le plus cruel et il voulait que toutes
choses lui fussent déférées.»
« Il y avait un nain qui s'appelait Andvari, dit Reginn. Il était tout le
temps dans la cascade qui s'appelait Andvarafors48 sous la forme d'un bro­
chet, et il trouvait là sa nourriture car il y avait quantité de poissons dans
cette cascade. Otr, mon frère, allait toujours dans cette cascade, il remon­
tait le poisson dans sa gueule et les posait à terre un à un.
« Ôôinn, Loki et Hoenir49 allaient leur chemin et arrivèrent à Andvara­
fors. Otr venait de prendre un saumon et le mangeait, yeux fermés, sur la
berge de la rivière. Loki prit une pierre et frappa à mort la loutre. Les Ases
s'estimèrent très heureux de leur prise et dépouillèrent la loutre. Ce soir-là,
ils arrivèrent chez Hreiômarr et lui montrèrent leur prise. Alors, nous nous
emparâmes d'eux et leur dîmes que, pour rançon et rachat de leur vie, ils

47. Otrsignifie littéralement «loutre». Les prénoms zoophores sont légion dans cette
culture.
48. C'est-à-dire la cascade (fors) d'Andvari.
49. II est remarquable que notre saga donne cette triade divine, où Hoenir, qui est
presque inconnu, figure. C'est la même triade exactement qui est créditée, dans les Eddas,
de la création du premier couple humain. Il faut tenir que l'auteur a voulu exploiter un
motif connu d'après ses lectures.
Saga des Volsungar 61

devaient remplir d'or la peau et la recouvrir à l'extérieur avec de l'or rouge.


Ils envoyèrent alors Loki se procurer de l'or. Il arriva chez Rân50 et se pro­
cura son filet, alla à l'Andvarafors et jeta le filet devant le brochet, et celui­
ci sauta dedans. Alors, Loki dit:

2. Qu'est-ce que ce poisson


qui court dans le fleuve
et ne sait parer le péril?
Ta tête,
rachète-la des enfers,
trouve-moi la flamme du fleuve51 .

3. (Andvari dit:)
Andvari je m'appelle,
Ôinn52 s'appelait mon père.
Par mainte cascade ai couru.
La sinistre Norne
assigna autrefois
que je pataugerais dans l'eau.

« Loki vit l'or que possédait Andvari. Pourtant, quand celui-ci l'eut
remis, il avait conservé un anneau, et Loki le lui prit. Le nain entra dans la
pierre53 en disant que quiconque posséderait cet anneau, de même que
tout cet or, ce serait sa mort54 . Les Ases rapportèrent l'argent à Hreiômarr,
bourrèrent la peau de loutre et la mirent sur pied. Puis, les Ases durent
entasser de l'or à côté et recouvrir toute la peau à l'extérieur. Mais quand
ce fut fait, Hreiômarr avança et vit un poil de moustache qu'il ordonna de
recouvrir. Alors, Ôôinn retira de son bras l'anneau qui venait d'Andvari et
en cacha le poil. Loki chanta:

50. Rân (dont le nom signifie «pillage») est la femme d'Aegir (dont le nom est l'équi­
valent philologique exact du grec okeanos), dieu des mers. Snorri Sturluson nous rapporte
un mythe selon lequel, armée d'un filet (d'où la démarche, ici, de Loki) elle guette les
marins qui ont l'imprudence de se pencher par-dessus le bordage du bateau: elle leur
prend alors la tête dans son filet et les entraîne au fond des eaux.
51. La «flamme du fleuve» est une image convenue (kenning"} des scaldes pour dire:
«l'or», Aegir (voir note précédente) étant censé éclairer son palais au fond des mers avec de
l'or pur.
52. Ôinn (ou Ainn) est le nom d'un nain sur lequel nous ne savons rien de plus.
53. La croyance populaire était - et demeure dans le folklore - que les nains, qui sont
les mores, habitent dans les pierres et ne peuvent supporter la lumière du jour.
54. Voilà donc introduit le thème majeur de la saga: la malédiction fatale attachée à
l'or d'Andvari. On le verra revenir régulièrement à chacun des temps fores de la saga.
62 Sagas légendaires islandaises

4. Lor t'est remis,


mais tu as grand paiement
pour le prix de ma tête;
à ton fils, sort heureux
ne sera point assigné:
cela sera votre mort à tous deux!

«Ensuite, Fafnir tua son père, dit Reginn, et l'assassina, et moi, je n'ob­
tins rien de cet argent. Il devint si méchant qu'il se coucha dehors et ne
permit à personne de jouir de l'argent en dehors de lui-même, il devint
ensuite le pire des serpents et il est maintenant lové sur cet argent. Pour
moi, j'allai chez le roi et je me fis son forgeron. Et voilà ma saga, qui dit
que je n'ai pas reçu l'héritage de mon père et que mon frère ne m'a rien
versé. Cet or est appelé depuis "paiement pour la loutre" et toute cette his­
toire vient de là.»
Sigurôr répondit: «Tu as fait grande perte, et tes parents ont été extrê­
mement méchants. Fabrique donc une épée par ta dextérité, telle qu'il n'y
en ait pas d'aussi bonne et que je puisse accomplir des prouesses si j'en ai
le cœur, à supposer que tu veuilles que je tue le dragon.»
Reginn dit: «Je le ferai en confiance, et tu pourras tuer Fafnir avec
cette épée.»

15. Reginn forge lëpée

Reginn fabriqua donc une épée et la remit à Sigurôr. Celui-ci la prit et


dit: «Voilà donc ton travail, Reginn », et il frappa l'enclume, et l'épée se
brisa. Il jeta la lame et lui demanda d'en forger une meilleure.
Reginn fit une autre épée et la remit à Sigurôr. Il regarda. «Celle-là
devrait te plaire, mais il est difficile de forger pour vous.» Sigurôr éprouva
cette épée et la brisa comme la précédente.
Alors Sigurôr dit à Reginn: « Il faut que tu sois semblable à tes aïeux,
on ne peut te faire confiance.» Il alla trouver sa mère, elle lui fit bel
accueil, ils conversèrent et burent.
Alors Sigurôr dit: «Ce que nous avons entendu dire est-il juste: le roi
Sigmundr vous a remis l'épée Gramr en deux morceaux?»
Elle répondit: «C'est vrai.»
Sigurôr dit: « Remets-la moi, je la veux.»
Elle dit que, vraisemblablement, il gagnerait du renom et lui remit
l'épée.
Saga des Volsungar 63

Sigurôr alla trouver Reginn et lui demanda d'en faire une épée selon
ses capacités. Reginn se fâcha, il alla à la forge avec les fragments de l'épéè,
pensant que Sigurôr était ardent de posséder l'objet forgé. Reginn fit donc
une épée. Quand il la retira de l'âtre, les compagnons forgerons eurent
l'impression que du feu brûlait sur les tranchants, Reginn pria Sigurôr de
prendre cette épée, dédarant qu'il n'était pas capable d'en forger une si
celle-là cassait. Sigurôr frappa l'enclume et la fendit jusqu'à la base, l'épée
n'éclata ni ne se brisa. Il la loua fort, alla à la rivière avec un flocon de laine
qu'il jeta dans le courant, et il fut tranché quand il toucha l'épée. Alors,
Sigurôr s'en alla joyeux chez lui.
Reginn dit: « Il vous faut maintenant accomplir votre promesse, à pré­
sent que j'ai fait cette épée, et aller trouver Fafnir.»
Sigurôr répondit: « Nous l'accomplirons, mais auparavant, nous ferons
autre chose: venger mon père.»
Sigurôr était d'autant plus populaire qu'il prenait de l'âge, auprès de
tout le monde, en sorte que tout un chacun l'aimait de tout son cœur.

16. Sigurôr rencontre Gripir

Il y avait un homme qui s'appelait Gripir et était frère de la mère de


Sigurôr. Peu après que l'épée fut faite, Sigurôr alla trouver Gripir parce
qu'il avait le don de prophétie et connaissait d'avance la destinée des gens.
Sigurôr s'enquit de ce qu'il en serait de sa vie. Mais Gripir différa long­
temps; finalement, à cause des prières instantes de Sigurôr, il lui dit toute
sa destinée telle qu'elle se produisit ensuite. Quand Gripir eut dit ces
-choses que Sigurôr requérait, celui-ci revint chez lui.
Bientôt après, lui et Reginn se rencontrèrent. Alors, celui-ci dit: « Tuez
Fafnir comme vous l'avez promis.»
Sigurôr répondit: « Je vais le faire, mais je ferai toutefois autre chose
d'abord: venger le roi Sigmundr et nos autres parents qui tombèrent dans
cette bataille. »

17. Sigurôr venge son père

Sigurôr alla trouver les rois et leur dit: << Nous sommes restés ici un
moment et nous avons à vous récompenser de votre affection et de tout
l'honneur que vous m'avez fait. Nous voulons maintenant quitter le pays
et trouver les fils de Hundingr, et je voudrais que vous sachiez que les Vols­
ungar ne sont pas tous morts. Nous voulons avoir pour cela votre soutien.»
64 Sagas légendaires islandaises

Les rois déclarèrent qu'ils fourniraient tout ce qu'il requerrait.


On équipa alors une grande troupe et tout fut préparé au mieux,
bateaux et tout le matériel de guerre, afin que son expédition fût des plus
honorables. Sigurôr commanda le dreki 55 le plus grand et le plus magni­
fique. Les voiles étaient toutes décorées et superbes à voir. Ils cinglèrent
par bon vent. Quelques jours s'étant écoulés, survint un gros temps avec
de la tempête, et la mer était comme du sang. Sigurôr n'ordonna pas
d'amener les voiles bien qu'elles fussent toutes déchirées. Au contraire, il
ordonna de les hisser encore plus haut.
Comme ils cinglaient devant un promontoire rocheux, un homme
héla le bateau et demanda qui avait le commandement de la troupe. On
lui dit que le chef était Sigurôr, fils de Sigmundr, qui était maintenant le
plus renommé des jeunes hommes.
Lhomme répondit: « Tout le monde dit de lui la même chose: que les
fils de rois ne peuvent s'égaler à lui. Je voudrais que vous ameniez les
voiles sur un bateau et me preniez à bord.»
Ils lui demandèrent son nom. Il répondit:

5. Hnikkarr on m'appelait56
quand je réjouissais Huginn,
ô jeune Volsungr,
et que j'avais crime commis.
Maintenant tu peux appeler
le vieux de la montagne
Fengr ou Fjolnir;
j'aimerais vous accompagner57.

Ils mirent le cap sur la côte et embarquèrent le vieux. Alors, la tem­


pête s'apaisa et ils allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent au royaume des fils de
Hundingr. Alors Fjolnir disparut. Ils firent aussitôt rager le feu et le fer,
tuèrent des hommes, brûlant la contrée et dévastant là où ils passaient.
Une foule de gens coururent trouver le roi Lyngvi, disant qu'une armée
était arrivée dans le pays qui marchait avec une impétuosité sans

55. Voir dreki* et bateaux*.


56. Hnikarr = Ôôinn, littéralement« celui qui soutient». Cette strophe reproduit, avec
de légères modifications, la strophe 18 des Reginsmâl (Edda poétique).
57. Fengr est un autre nom d'Ôôinn (« prise», «butin»?) ainsi que Fjiilnir (« celui qui
peut prendre de multiples formes», surnom parfaitement adéquat pour Ôôinn). Huginn
est le nom d'un des deux corbeaux perchés sur les épaules d'Ôôinn et qui volent à tour de
rôle par tous les mondes pour noter les nouvelles et les rapporter au dieu. Son nom signi­
fie Pensée.
Saga des Volsungar 65

exemple, et que les fils de Hundingr ne voyaient pas bien loin quand ils
déclaraient ne pas avoir peur des Volsungar - « et maintenant, c'est
Sigurôr, fils de Sigmundr, qui commande cette armée.»
Le roi Lyngvi fit lever des troupes par tout son royaume, ne voulant
pas se mettre en déroute, il convoque tous les hommes qui voulaient lui
prêter main forte, se porta à la rencontre de Sigurôr avec une très grande
armée, et ses frères avec lui. Bataille des plus rudes éclata entre eux. On
pouvait voir en l'air maints épieux et maintes flèches, haches rudement
brandies, écus fendus et broignes lacérées, heaumes repoussés, crânes fen­
dus et maint homme abattu au sol.
Quand la bataille eut ainsi duré un très long moment, Sigurôr se porta
contre les étendards, l'épée Gramr à la main. Il couvrait de horions
hommes et chevaux à la fois, rompit les rangs, les deux bras ensanglantés
jusqu'aux épaules, et l'on battait en retraite là où il passait, heaume ni
broigne ne résistait, nul ne pensait avoir jamais vu encore un pareil
homme. Cette bataille dura longtemps, avec grande hécatombe et véhé­
mentes attaques. Il arriva, chose qui se produit rarement quand une
armée territoriale attaque, qu'elle ne parvint à rien. Tant d'hommes des
fils de Hundingr tombèrent que personne n'en savait le nombre. Et
Sigurôr était à la pointe de l'ordre de bataille. Alors se portèrent contre lui
les fils du roi Hundingr. Sigurôr déchargea un coup au roi Lyngvi, lui fen­
dit le heaume et la tête et le tronc couvert de la broigne, puis il fit deux
morceaux de son frère, Hjorvarôr, et alors, il tua tous les fils de Hundingr
qui survivaient ainsi que la plus grande partie de leur troupe.
Sigurôr s'en alla chez lui ayant remporté une belle victoire et acquis
beaucoup de bien en sus du renom qu'il retirait de cette expédition. On
- fit des banquets en son honneur, chez lui, dans le royaume.
Quand il eut été chez lui un court moment, Reginn vint lui parler et
dit: « Maintenant, vous voudrez renverser le heaume de Fafnir58 comme
vous l'avez promis, car à présent, tu as vengé ton père et tes autres
parents.»
Sigurôr répondit: « Nous accomplirons ce que nous avons promis, cela
ne nous sort pas de mémoire.»

18. Du meurtre de Fdfnir

Sigurôr et Reginn chevauchèrent sur la lande, par la piste où Fafnir


avait coutume de ramper quand il se rendait jusqu'à l'eau, et l'on dit que

58_ « Renverser le heaume»: image pour« abattre».


66 Sagas légendaires islandaises

le rocher d'où il atteignait l'eau quand il buvait faisait trente toises de


haut.
Alors Sigurôr dit: «Tu as dit, Regino, que ce dragon n'était pas plus
grand qu'un serpent de bruyère, mais sa piste me semble considérable­
ment plus grande. »
Regino dit: « Fais une fosse et place-toi dedans. Quand le serpent ram­
pera pour aller à l'eau, frappe-le au cœur et mets-le ainsi à mort. Pour
cela, tu gagneras grand renom.»
Sigurôr dit: « Que faire si je suis exposé au sang du serpent?»
Regino répondit: «À quoi bon te donner des conseils si tu as peur de
n'importe quoi? Tu ne ressembles pas à tes parents par la vaillance.»
Sigurôr chevaucha donc par la lande, mais Regino s'esquiva, extrême­
ment effrayé. Sigurôr creusa une fosse. Alors qu'il était à ce travail, un vieil
homme à longue barbe vint à lui et demanda ce qu'il faisait là. Il le lui dit.
Alors, le vieil homme répondit: «C'est malavisé. Fais plusieurs fosses
et laisses-y couler le sang. Pour toi, tiens-toi dans l'une et frappe le serpent
au cœur.»
Puis cet homme disparut. Et Sigurôr fit plusieurs fosses selon ce qui
avait été prescrit.
Quand le serpent rampa pour aller à l'eau, il y eut grand tremblement
de terre, tout le sol trembla dans le voisinage. Il soufflait du venin par­
tout devant lui mais Sigurôr n'eut ni peur ni crainte de ce vacarme.
Quand le serpent rampa au-dessus de la fosse, Sigurôr le frappa sous
l'épaule gauche de son épée, si bien qu'elle s'arrêta aux gardes. Alors,
Sigurôr bondit hors de la fosse et retira son épée: il avait les bras ensan­
glantés jusqu'aux épaules. Quand le grand serpent sentit sa blessure mor­
telle, il frappa de la tête et de la queue si bien que tout ce qui se trouvait
devant vola en éclats.
Lorsque Fafnir reçut cette blessure mortelle, il demanda: « Qui es-tu,
et qui est ton père, et quelle est ta famille, toi qui as été assez hardi pour
oser porter une arme contre moi?»
Sigurôr répondit: «Ma famille est inconnue des hommes59 . Je m'ap­
pelle noble bête, et je n'ai ni père ni mère, et j'ai agi tout seul.»
Fafnir répondit: « Si tu n'as pas de père ni de mère, par quelle merveille
es-tu né? Tu as beau ne pas me dire ton nom au jour de ma mort, tu sais
que tu mens.»

59. Sigurôr refuse d'abord de dire son nom afin de ne pas attirer la malédiction du dra­
gon sur sa famille. Il va de soi que le contexte tout entier de ce passage est hautement
magique. Lune des prescriptions que ne manquent jamais de donner les magiciens quand
ils opèrent est d'interdire de prononcer leur nom.
Saga des Volsungar 67
Il répondit:«Je m'appelle Sigurôr, et mon père, Sigmundr.»
Fâfnir répondit: « Qui t'a excité à cet acte, ou pourquoi t'es-tu laissé
exciter? N'as-tu pas appris comme tout le monde a peur de moi et de
mon heaume de terreur60? Garçon au regard perçant, tu possédais un
père rude. »
Sigurôr répondit: « Un cœur rude m'incita à cela, et pour que ce fût
fait m'assistèrent cette forte main et cette épée acérée que tu viens de sen­
tir. Rare qui, vieux, est rude, si, jeune, il est timoré.»
Fâfnir dit: «Je sais, si tu grandis parmi tes parents, que tu sauras frap­
per avec courroux, mais ce qui est plus grande merveille, c'est qu'un pri­
sonnier et butin de guerre ait osé me frapper, car rare le prisonnier de
guerre qui est vaillant au meurtre. »
Sigurôr dit: « Me reproches-tu d'être loin de mes parents? Mais serais­
je prisonnier de guerre, je n'étais pas dans les fers pourtant, et tu as
éprouvé que j'étais libre. »
Fâfnir répondit: « Tu tiens pour paroles de haine tout ce que je dis.
Mais cet or que j'ai possédé te mènera à la mort. »
Sigurôr répondit: « Chacun veut avoir du bien jusqu'à son dernier
jour, et tout homme doit mourir un jour.»
Fâfnir dit:« Tu feras peu de chose sur mon conseil, et tu te noieras si tu
voyages en mer imprudemment, attends plutôt à terre que le temps se
calme.»
Sigurôr dit: « Dis ceci, Fâfnir, si tu es très savant: qui sont les Nornes
qui décident du sort des fils de leurs mères? »
Fâfnir répondit: « Nombreuses elles sont, et éparses, certaines sont de
la famille des Ases, certaines sont de la famille des Alfes, d'autres sont filles
de Dvalinn6 1. »
Sigurôr dit: « Comment s'appelle cet îlot où mêlent l'humeur des
épées Surtr et les Ases62? »

60. On a beaucoup écrit sur ce heaume de terreur (oegishjdlmr). Il me semble que le


plus simple est de renvoyer à l'égide grecque, avec les mêmes connotations. Larchéologie a
exhumé bon nombre de casques sommés de figures animales diverses, un sanglier par
exemple: il doit vraisemblablement s'agir ici de quelque chose de ce genre. Le caractère
sacré de la chose était probablement établi.
61. Dvalinn est un nain. Nous avons déjà rencontré les Nornes pour dire qu'il n'est pas
raisonnable d'en limiter le nombre à trois. Le fait que Fâfnir les fasse descendre des trois
familles des dieux, de ces divinités ou bien intermédiaires ou bien archaïques que sont les
Alfes, et des nains, donne à entendre qu'il y a des Nornes pour toutes les catégories pos­
sibles d'êtres vivants, morts, naturels ou surnaturels. On sait que les dieux, comme les
hommes, sont régis par le Destin dans cette Weltanschauung.
62. « I.:humeur des épées»: kenning scaldique pour« sang». Surtr est le dieu ou le génie
du feu, comme l'indique son nom (Surtr, forme archaïque de svartr: « noirci par le feu»).
68 Sagas légendaires islandaises

Fafnir répondit: « Il s'appelle Ôskaptr63. »


Et Fafnir dit encore: «C'est Regino, mon frère, qui est cause de ma
mort, et je me réjouis de ce qu'il sera cause de ta mort également, et tout
se passe comme il le voulait.»
Fafnir dit encore: «Je portais un heaume de terreur au-dessus de tout
le monde depuis que je gisais sur l'héritage de mon frère, et je soufflais
du venin de tous côtés en sorte que personne n'osait approcher de moi,
et je ne craignais aucune arme, jamais je n'ai trouvé devant moi homme
si grand que je ne me sois estimé le plus fort, car tous avaient peur de
moi.))
Sigurôr dit: «Ce heaume de terreur dont tu parles, il donne la victoire
à peu de gens, car quiconque en affronte beaucoup finit par découvrir un
jour que nul n'est le plus fort à lui seul. »
Fafnir répondit: «Je te conseille de prendre ton cheval et de t'en aller
au plus vite, car il arrive souvent que qui reçoit une blessure se venge tout
de même.»
Sigurôr répondit: «Ce sont là tes conseils, mais je vais faire autre
chose. Je chevaucherai jusqu'à ton antre et y prendrai le grand trésor que
tes parents ont possédé.»
Fafnir répondit: «Chevauche donc jusque-là où tu trouveras tant d'or
qu'il y en aura suffisamment pour toute ta vie, mais ce même or sera ta
mort et celle de tout autre qui le possédera.»
Sigurôr se leva et dit: «Je chevaucherais jusque chez moi même si je
perdais tout ce grand trésor, si je savais ne devoir jamais mourir, mais
tout homme vaillant veut avoir du bien jusqu'à son dernier jour. Pour
toi, Fafnir, gis dans ton agonie jusqu'à ce que Hel64 te prenne.»
Et alors mourut Fafnir.

19. Sigur/Jr s'approprie l'héritage de Fdfnir

Après cela, Reginn vint trouver Sigurôr et dit: « Salut, mon seigneur,
tu as remporté grande victoire en tuant Fafnir, alors que personne encore
n'avait été si hardi qu'il eût osé se tenir sur son passage et ce haut fait res­
tera connu tant que durera le monde.»
Puis Reginn garda les yeux baissés sur le sol un moment; et aussitôt
après, il dit avec grande passion: «Tu as tué mon frère et l'on ne peut
guère me dire innocent de cet acte.»

63. Ôskaptr: « non créé». Nous ne savons rien du mythe auquel renvoie ce passage.
64. Hel désigne à la fois la déesse de l' autre monde et le territoire sur lequel elle règne.
Saga des Volsungar 69
Sigurôr prit son épée, Gramr, l'essuya dans l'herbe, et dit à Reginn:
«Tu étais loin quand j'accomplis cette action et éprouvai cette rude épée
dans mes mains; j'employai toutes mes forces contre la puissance du ser­
pent tandis que tu étais couché dans la bruyère, ne sachant plus si c'était
ciel ou terre. »
Reginn répondit: « Ce serpent eût pu gésir longtemps dans son antre si
tu n'avais joui de cette épée que je te fis de mes mains, sans cela, ni toi ni
personne d'autre n'eût pu le faire. »
Sigurôr répondit: « Quand on combat, un cœur excellent vaut mieux
qu'épée acérée. »
Alors, Reginn dit à Sigurôr par grande angoisse: «Tu as tué mon frère
et l'on ne peut guère me dire innocent de cet acte. »
Alors, Sigurôr trancha le cœur du serpent avec l'épée qui �'appelait
Riôill.
Reginn but le sang de Fâfnir et dit: «Accorde-moi une prière qui est
peu de chose pour toi: porte ce cœur au feu et rôtis-le, et donne-le moi à
manger65 . »
Sigurôr alla le faire rôtir sur une baguette. Quand il se forma de
l'écume, il mit son doigt dessus pour voir si c'était cuit. Il porta le doigt à
sa bouche. Et quand le sang du cœur du serpent toucha sa langue, il com­
prit le langage des oiseaux.
Il entendit des mésanges qui pépiaient dans les buissons auprès de lui:
« Sigurôr est là qui rôtit le cœur de Fâfnir. Il devrait le manger lui-même.
Alors, il deviendrait le plus sage des hommes. »
Une autre dit: « Reginn est allongé là, il veut trahir celui qui lui fait
confiance. »
Alors, la troisième dit: « Qu'il lui tranche la tête, et qu'il dispose seul
de ce grand trésor d'or. »
Alors la quatrième dit: « Il serait plus sage s'il suivait ce qu'on lui a
conseillé, qu'il aille ensuite à l'antre de Fâfnir et prenne le grand trésor d'or
qui s'y trouve, puis qu'il monte sur Hindarfjall où dort Brynhildr, il appren­
dra là grande sagesse. Il serait sage s'il suivait votre conseil et réfléchisse à
ses besoins, car je m'attends à voir le loup quand je vois ses oreilles66 . »

65. La croyance populaire selon laquelle qui mange le cœur d'un animal s'approprie sa
force et ses vertus est de toutes les cultures. Elle était bien vivante dans le monde nordique.
Le Livre de colonisation de l'Islande signale scmbiablement un cas de héros qui s'approprie
la force d'un ours après l'avoir mangé.
66. Toute saga qui se respecte apprécie les proverbes et dictons populaires. Certaines,
comme la Saga de Grettir en proposent une sorte de centon. Celui-ci devait être particu­
lièrement connu puisque le héros principal de la Saga de Snorri le Goôi le cite à un mome:Jt
décisif de son histoire.
10 Sagas légendaires islandaises

Alors la cinquième dit: « Il n'est pas aussi avisé que je le pense s'il
l'épargne après avoir tué son frère. »
Alors la sixième dit: «Ce serait un bon dessein s'il le tuait et qu'il dis­
pose seul de l'argent. »
Alors Sigurôr dit: « Le malheur n'aura pas lieu, que Reginn soit mon
meurtrier, mieux vaut qu'ils suivent le même chemin, les deux frères» -
brandit alors l'épée Gramr et décapita Reginn.
Après cela, il mangea une partie du cœur du serpent, mais il en garda
une partie, sauta ensuite sur son cheval et chevaucha sur la piste de Fâf­
nir, arriva à son repaire et découvrit qu'il était ouvert: toutes les portes
étaient de fer ainsi que les encadrements des portes et toutes les poutres de
la demeure, le tout enterré dans le sol. Sigurôr trouva là une énorme
quantité d'or ainsi que l'épée Hrotti, et il s'empara du heaume de terreur,
de la broigne d'or et de beaucoup d'objets précieux. Tant d'or il trouva là
qu'il pensa que deux ou trois chevaux ne suffiraient pas à le porter. Cet or,
il le prit tout entier et le mit dans deux grands coffres, prit le cheval
Grani par les rênes. Celui-ci ne voulut pas s'ébranler et il ne servit à rien
de le fouetter. Sigurôr découvrit alors ce que voulait le cheval: il sauta en
selle et l'éperonna, et le cheval marcha comme s'il n'était pas chargé.

20. Rencontre de Sigurôr et de Brynhildr

Par de longs chemins, Sigurôr chevaucha jusqu'à ce qu'il arnve à


Hindarfjall et il prit par le sud, sur Frakkland67 .
Sur la montagne68 , il vit devant lui une grande lumière comme si du
feu brûlait, et elle brillait jusqu'au ciel. Mais une fois arrivé, il y avait là,
devant lui, un rempart de boucliers dont dépassait un étendard. Sigurôr
pénétra dans le rempart de boucliers et vit qu'une personne y dormait,
étendue tout armée. Il lui ôta de la tête son heaume et vit que c'était une
femme. Elle portait une broigne si serrée qu'on eût dit qu'elle avait poussé
avec les chairs. Il incisa cette broigne à partir de l'encolure jusqu'en bas,
puis aux deux manches, et l'épée mordit comme si c'était du tissu. Sigurôr
dit qu'elle avait dormi bien longtemps.
Elle demanda quelle chose était si puissante qu'elle eût mordu sa
broigne - « et qu'elle m'a tirée du sommeil, ou alors, est-ce Sigun'lr f.ls de
Sigmundr qui sera venu ici, lui qui porte le heaume de terreur et t irnt en
sa main l'instrument de sa mort?»

67. Frakkland: le pays des Francs. Le terme ne désignera la France que plus 1;11.I.
68. La montagne est Hindarf]all, littéralement: ,, la montagne de la Biche».
Saga des Volsungar 11

Alors Sigurôr répondit: « Celui qui a accompli cet acte est de la famille
des Vi:ilsungar, et j 'ai entendu dire que tu es la fille d'un puissant roi et
l'on nous a parlé de votre beauté et de votre sagesse, et nous allons en faire
l'épreuve. »
Brynhildr dit que deux rois se battaient. Lun s'appelait Hâlmgunnarr69 .
Il était vieux, et très grand guerrier, et Ôôinn lui avait promis la victoire,
l'autre était Agnarr, ou Auôabr6ôir70 .
«J'ai abattu Hâlmgunnarr dans la bataille, mais Ôôinn m'a piquée de
l'épine du sommeil pour venger cela et m'a déclaré que je n'aurais plus
jamais la victoire et que je me marierais. Mais moi, en revanche, j'ai fait le
serment de ne jamais épouser quelqu'un qui connût la peur.»
Sigurôr dit: « Enseigne-nous le secret de grandes choses.»
Elle répondit: « Vous devriez le savoir mieux que moi mais je vous
enseignerai avec reconnaissance s'il s'agit de choses que je sache, quoi que
ce soit qui vous plaise, runes ou autre savoir fondamental. Buvons
ensemble tous deux, que les dieux nous donnent une bonne journée, que
tu retires utilité et renom de ma sagesse et que tu te rappelles ce que nous
dirons.»
Brynhildr emplit un vaisseau, le tendit à Sigurôr et dit:

6. Je t'apporte de la bière
arbre du jinft des cuirasses71 ,
mêlée de force
et de puissant renom,
elle est pleine de charmes
et de vertus,
de bonnes incantations
et de runes de joie.

7. Il te faut graver les runes de victoire72


si tu veux victoire remporter,
graver sur les gardes du glaive,
certaines sur la poignée,

69. Hjalmgunnarr: Gunnarr au Heaume.


70. Auôabroôir: «frère d'Audi». Lauteur suit ici Helreilf Brynhildar, de l'Edda. Tous
ces noms sont inconnus.
71. Kenning élaborée: le «ping (la rencontre) des cuirasses»: « la bataille»; son «arbre,,
(désigne conventionnellement un homme): «le guerrier».
72. La valkyrie - Brynhildr ici, Sigrdrifa dans !'Edda - va enseigner à Sigurôr les
diverses sortes de runes, ou plutôt la spécialité que sont censées véhiculer les runes.
72 Sagas légendaires islandaises

certaines sur le croisillon,


et nommer deux fois Tyr75 •

8. Il te faut graver les runes du feu


si tu veux sauver en mer
le coursier à voiles;
sur l'étrave, faut les graver
et sur la lame du gouvernail,
par le feu les marquer sur la rame;
il n'est brisant si abrupt
ni vagues si bleues
que tu ne sortes sain et sauf de la mer.

9. Il te faut connaître les runes de la parole


si tu veux que personne
ne te rende deuil pour haine;
les retourner,
les brouiller,
les placer toutes ensemble
au �ing
où l'on jugera devant le peuple,
les juges étant au complet.

10. Il te faut connaître les runes de la bière74


Si tu veux de la femme d'un autre
trahir la foi, et te sens assuré.
Sur une corne il les faut graver,
et sur le dos de la main
et marquer sur un ongle Nauô75 .

11. Il faut sur la coupe faire le signe76


évitant ainsi qu'elle te nuise

73. Tyr est le dieu de la guerre «juste» et le garant du droit ainsi que de l'ordre du
monde. C'est aussi le nom d'une rune, qui translittère notre T.
74. Précisons que la Volsunga saga ne suit pas, dans la présentation de ces strophes,
l'ordre que donnent les Sigrdrifumdl dans l' Edda poétique. On pourra comparer en regar­
dant L'Edda poétique, p. 623 ssqq. La «bière» dont il est ici question est aussi bien la bière
proprement dite que l'hydromel. Elle avait des effets enivrants bien attestés par les textes.
75. Nauô est aussi le nom d'une rune qui translittère notre N. Son nom signifie«détresse».
76. Ce signe est peut-être celui de l>ôrr, c'est-à-dire le marteau. Là encore, il n'est pas
facile de savoir si nous avons affaire à un usage ancien et autochtone ou à une déteinte du
Saga des Volsungar 73
et jeter de l'ail dans le liquide77 ;
alors je sais que pour toi
jamais l'hydromel
ne sera empoisonné78 .

12. Il te faut connaître les runes de délivrance


si tu veux aider femme en travail
et la délivrer de l'être vivant qu'elle porte;
sur les paumes il les faut graver,
les jointures, serrer,
et demander l'assistance des dises.

13. Il te faut connaître les runes des membres


si tu veux être mire
et savoir discerner les blessures;
sur l'écorce faut les graver
et sur le feuillage d'un arbre
dont les branches tendent vers l'est.

14. Il te faut connaître les runes de l'esprit


si tu veux en sagesse
quiconque surpasser;
les interpréta,
les grava,
les conçut Hr6ptr79

15. Sur l'écu furent gravées


qui se tient devant le dieu brillant80,
sur l'oreille d'Ârvakr
et sur le sabot d'Alsvinnr81 ,

signe de la croix. D'autant que le «marteau» de I>ôrr renvoie volontiers à une croix qui
serait écourtée (un T donc).
77. Pour l'épicer, éventuellement. Mais nous avons déjà dit que les plantes à bulbe
étaient réputées posséder des vertus magiques!
78. Les trois derniers vers de cette strophe ne figurent que dans la Volsunga, ils sont
absents des Sigrdrifomdl.
79. C 'est Ôôinn, littéralement: «le Crieur». La strophe 13 des Sigrdrifumdl que
démarque celle-ci, est, cette fois, plus longue de trois vers!
80. C'est le soleil, ainsi que la roue qui tournoie.
81. Arvakr et Alsvinnr (littéralement: «Tôt-Levé», et «Très-Véloce») désignent les
deux chevaux qui tirent le soleil. Cette strophe donnerait donc à entendre que les runes
auraient une origine solaire!
74 Sagas légendaires islandaises

sur la roue qui tournoie


sous le char de Rungnir82,
sur les dents de Sleipnir
et sur les chaînes du traîneau,

16. Sur la patte de l'ours


et sur la langue de Bragi83,
sur la griffe du loup
et sur le bec de l'aigle,
sur les ailes sanglantes
et sur la tête des ponts,
sur la paume de délivrance 84
et sur les traces de réconforr8 5,
sur le verre et sur l'or
et sur le bon argent,
dans le vin, le moût de bière
et sur le siège de la prophétesse,
dans la chair des hommes,
sur la pointe de Gungnir86
et sur le sein de la sorcière,
sur l'ongle de la Norne
et sur le bec du hibou.

17. Toutes furent grattées87


de celles qui étaient gravées,
à l'hydromel sacré mêlées
et largement diffusées;

82. Rungnir est sans doute Ôôinn. Ce pourrait être aussi un géant primordial, Hrungnir.
83. Bragi, qui convoie l'idée de parangon, peut s'appliquer à Ôôinn, de toute manière
dieu des scaldes. Il s'applique aussi à une divinité peut-être tardive, sinon fabriquée,
expressément chargée de patronner les poètes et l'inspiration poétique. En ce cas, on est
fondé à songer aussi au poète norvégien Bragi Boddason, le premier scalde connu, auteur
de la Ragnarsdrdpa (IXe siècle) qui a pu être tardivement divinisé.
84. Ce sont celles qui facilitent l'accouchement, elles sont donc inscrites sur la paume
de la sage-femme.
85. On peut entendre: de celui qui apporte le réconfort, le médecin, le guérisseur.
86. Gungnir est le nom de la lance Ôôinn.
87. Cette strophe obscure doit récapituler toutes les opérations magiques qu'il faut
entreprendre pour assurer l'efficacité des runes. Nous savons que, lors des sacrifices, on
gravait des runes sur des bâtons que l'on grattait ensuite. Les copeaux ainsi obtenus étaient
jetés dans l'hydromel mêlé du sang du sacrifice.
Saga des Volsungar 75
18. Elles se trouvent chez les alfes,
elles se trouvent chez les Ases,
certaines parmi les sages Vanes,
certaines chez les humains.

19. Ce sont les runes gravées sur le bouleau,


ce sont les runes de délivrance
et toutes les runes de bière,
et les suprêmes runes de puissance,
pour qui sait sans erreur
et sans adultération
s'en servir comme de talisman;
jouis-en si ru les appris,
jusqu'à ce que les Puissances s'entre-déchirent88 !

20. À présent tu vas choisir,


puisque l'occasion t'en est offerte,
érable des armes acérées89,
parler ou te taire,
cela t'appartient:
tous propos sont d'avance fixés90.

Sigurôr répond:

21. Je ne m'enfuirai pas,


me saurais-je voué à mourir,
couard point ne suis né;
tes conseils affectueux,
je veux les recevoir tous
tant que je vivrai.

21. Des sains conseils de Brynhildr

Sigurôr dit: « Il ne s'est jamais trouvé femme plus sage que toi au
monde, donne-moi encore d'autres conseils de sagesse.»

88. C'est-à-dire jusqu'aux Ragnarok.


89. Kenning pour«guerrier»: Sigurôr.
90. Les Sigrdrifùmdl ont ici une variante intéressante: «Tous malheurs sont d'avance
fixés».
76 Sagas légendaires islandaises

Elle répondit: « Il sied que l' on fasse à votre gré et que l' on vous donne
de sains conseils puisque vous insistez par sagesse. »
Alors, elle dit: «Conduis-toi bien envers tes parents et ne tire pas
grande vengeance des offenses qu'ils commettent contre toi, supporte-les
avec patience, tu en retireras durable louange. Garde-toi de mauvaises
choses, tant pour l'amour d'une vierge que pour celui d'une femme. Sou­
vent, cela est cause de mal. Ne te mets pas en désaccord avec les hommes
insensés dans les assemblées nombreuses. Ils parlent souvent plus mal
qu'ils ne savent, de peur d'être appelé couard, pense que tu es justement
accusé. Tue-le un autre jour et revaux-lui ainsi ses propos de haine. Si tu
prends le chemin où habitent les mauvais esprits, prends garde à toi. Ne
prends pas tes quartiers près de la route, même si tu es surpris par la nuit,
souvent habitent là de mauvais esprits, ils égarent les hommes. Ne laisse
pas de belles femmes te séduire bien que tu sois au banquet, et que cela
t'empêche de dormir ou que tu en aies l'esprit égaré. Ne les séduis pas par
baiser ou caresses. Et si tu entends de stupides propos d'hommes ivres, ne
te querelle pas avec ceux qui sont pris de vin et perdent leur bon sens. Cela
est objet de chagrin pour beaucoup, ou mène à la mort. Combats tes enne­
mis à ciel ouvert plutôt que d'être brûlé dans ta maison91 • Et ne fais pas de
faux serments, car cruelle vengeance suit parjure; agis honnêtement envers
les morts, morts de maladie, morts en mer ou morts par les armes. Enseve­
lis soigneusement leurs cadavres92. Et ne fais pas confiance à celui dont tu
as abattu le père ou le frère ou un autre proche parent, même s'il est jeune.
Souvent loup grandit dans jeune fils. Prends soigneusement garde aux
traîtres conseils de tes amis.J'ai peu de capacité pour prévoir ta vie, mais il
ne faudrait pas que la haine de tes parents par alliance se porte sur toi.»
Sigurôr dit: « Il n'est personne plus sage que toi, et je jure que c'est toi
que j'épouserai, car tu es à mon goût. »
Elle répondit: «C'est toi que je veux épouser, aurais-je à choisir parmi
tous les hommes. »
Et ils se lièrent là-dessus par serments.

22. Présentation de Sigurôr Meurtrier de Fdfoir

Sigurôr s'en alla. Son écu était à maint quartier et flamboyant d'or
rouge, avec un dragon peint dessus. Il était brun sombre dans le haut, et

91. Nous avons vu que cette pratique était répandue et avait valeur rituelle sans douce.
92. De même nous avons déjà rencontré, tout au début de notre saga, cerce attention
à ensevelir proprement les cadavres, pour qu'ils ne se transforment pas en revenants.
Saga des Volsungar 77

rouge vif dans le bas, et son heaume, sa selle et son haubert étaient teints
de même. Il avait une broigne d'or et toutes ses armes étaient incrustées
d'or. Si un dragon était peint sur toutes ses armes, c'était pour que qui­
conque le voyait sût qui passait là, de ceux qui avaient appris qu'il avait
tué ce grand dragon que les Vaeringar93 appellent Fâfnir. Toutes ses armes
étaient incrustées d'or et de couleur brune parce que par la courtoisie, les
bonnes manières et en toutes choses presque, il surpassait de loin tous les
autres. Quand on aura compté tous les plus grands champions et les chefs
les plus magnifiques, il sera toujours tenu pour le plus éminent, son nom
est sur toutes les langues au nord de la mer de Grikkland94 et il en sera
ainsi tant que le monde durera.
Sa chevelure était de couleur brune et de belle apparence, et retom­
bait en grandes boucles. Sa barbe était courte et fournie, et de même
couleur. Il avait le nez long, le visage large et solidement bâti. Son regard
était si vif que rares étaient ceux qui osaient regarder sous ses sourcils. Ses
épaules avaient la largeur de celles de deux hommes. Son corps était par­
faitement proportionné tant en hauteur qu'en largeur, et de la façon la
plus seyante. Le signe qui marquait sa haute taille, c'est que, lorsqu'il se
ceignait de l'épée Gramr, qui mesurait sept empans de haut, et qu'il mar­
chait dans un champ de seigle mûr, le bout du fourreau de l'épée tou­
chait le sommet des tiges. Il était plus grand par la force que par la taille.
Il s'entendait à manier l'épée et à darder l'épieu, lancer des traits et tenir
l'écu, tendre l'arc ou monter le cheval, et il avait appris toutes sortes de
mœurs courtoises dans son enfance. C'était un homme sage, en sorte
qu'il savait d'avance des choses non accomplies. Il comprenait le langage
des oiseaux. Ainsi, peu de choses le prenaient à l'improviste. Il parlait
longuement et éloquemment, de sorte qu'il n'entamait pas de sujet de
conversation qu'il dût interrompre avant que tous ne pensent qu'il ne
servirait à rien de faire autrement que comme il le disait. Et c'était son
plaisir que de prêter assistance à ses hommes et de se mettre personnelle­
ment à l'épreuve dans de grandes entreprises, ou de prendre le bien de
ses ennemis pour le donner à ses amis. Le courage ne lui faisait pas
défaut et jamais il n'eut peur.

93. Ce terme est étrange: il désigne normalement les vikings quand ils opèrent sur la
Route de l'Est, c'est-à-dire en Russie. Lallusion à la Grèce qui suit, quelques lignes plus
bas, laisse songeur. Lauteur, qui a pu entendre parler du dragon dans les récits orientaux,
tient-il tout à coup à lui restituer son origine orientale?
94. La mer de Grèce peut désigner la Méditerranée ou la mer Noire, Grikkland, le
pays des Grecs, s'appliquant à l'empire de Byzance.
78 Sagas légendaires islandaises

23. Sigur/Jr s'attarde chez Heimir

Sigurôr chevaucha donc jusqu'à ce qu'il arrivât à un grand palais.


Régnait là un grand chef qui s'appelait Heimir. Il avait épousé une sœur
de Brynhildr qui s'appelait Bekkhildr parce qu'elle était restée chez elle et
apprit la tapisserie, alors que Brynhildr allait en heaume et en broigne et
combattait. C'est pour cela qu'elle était appelée Brynhildr95 . Heimir et
Bekkhildr avaient un fils qui s'appelait Alsviôr, le plus courtois des
hommes. Il y avait des hommes qui jouaient dehors.
Quand ils virent un homme chevauchant vers la ville, ils cessèrent
leurs jeux et s'émerveillèrent de cet homme, car ils n'avaient jamais vu son
pareil; ils allèrent au-devant de lui et lui firent bel accueil. Alsviôr lui
offrit de venir chez lui et d'accepter de lui ce qu'il voudrait. Il accepta.
Quatre hommes déchargèrent le cheval de son or, le cinquième l'ac­
cueillit. On vit là maints objets de grands prix et peu banals. On prit plai­
sir à voir les broignes, les heaumes, de larges anneaux, des vaisseaux d'or
d'une taille merveilleuse et toutes sortes d'armes de guerre.
Sigurôr resta là longtemps et fut tenu en grand honneur. On apprit
alors par tous les pays qu'il avait accompli la prouesse d'occire l'abomi­
nable dragon. Ils furent très heureux, et loyaux les uns envers les autres.
Leur divertissement était de préparer leurs armes, d'emmancher leurs
flèches et de chasser au faucon.

24. Rencontre de Sigurlfr et de Brynhildr

Était arrivée chez Heimir Brynhildr, sa fille adoptive. Elle siégeait dans
un pavillon avec ses servantes. Elle connaissait plus de travaux artisanaux
que les autres femmes. Elle tissa d'or sa tapisserie et y représenta les hauts
faits que Sigurôr avait accomplis, le meurtre du serpent, la capture du tré­
sor et la mort de Reginn.
On dit qu'un jour, Sigurôr chevaucha par la forêt avec ses chiens et ses
faucons, et grande quantité d'hommes. Quand il arriva à la demeure, son
faucon s'envola vers une haute tour et se posa à une fenêtre. Sigurôr se mit
à sa recherche.
Alors, il vit une belle femme et reconnut Brynhildr; il apprécia beau­
coup et sa beauté et ce qu'elle était en train de faire.

95. Bryn-hildr = « hildr (proprement: « bataille») en broigne».


Saga des Volsungar 79

Il entra dans la halle et ne voulut s'amuser avec personne. Alors Alsviô:­


dit: « Pourquoi es-tu si taciturne? Ton humeur nous afflige, nous et tes
amis; pourquoi ne peux-tu rester en joie? Tes faucons baissent le col, tout
comme ton cheval Grani et nous ne parvenons guère à y remédier. »
Sigurôr répondit: «.Bon ami, écoute ce qui me fait réfléchir: mon fau­
con s'est posé sur une tour, et quand je l'ai rattrapé, j'ai vu une belle
femme; elle était assise devant une tapisserie d'or et j'y ai vu représentés
mes hauts faits passés. » Alsviôr répondit: «C'est Brynhildr, fille de Buôli,
que tu as vue; une femme très remarquable. »
Sigurôr répondit: «Cela doit être vrai; depuis combien de temps est­
elle ici? » Alsviôr répondit: « Elle est arrivée peu de temps avant toi. »
Sigurôr dit: « Il y a quelques jours que je le sais; il m'a paru que cette
femme était la meilleure au monde. »
Alsviôr dit: « Un homme comme toi, il ne faut pas penser à une
femme; il est mauvais de lamenter sur ce que l'on n'obtient pas.
- J'irai la trouver, dit Sigurôr, je lui donnerai de l'or et j'aurai d'elle
une affection égale à la mienne. »
Alsviôr répondit: « Il ne s'est pas encore trouvé homme vivant à qui
elle ait fait place à côté d'elle ou à qui elle ait offert de la bière à boire; elle
veut faire la guerre et accomplir toutes sortes d'exploits. »
Sigurôr dit: « Qui sait si elle ne répondra pas et si elle ne nous fera pas
place à côté d'elle? »
Et le lendemain, Sigurôr alla au pavillon. Mais Alsviôr resta dehors, à
proximité, à emmancher des flèches.
Sigurôr dit: « Bonjour, dame, comment allez-vous? » Elle répond:
« Nous allons bien, mes parents et amis sont en vie, mais qui sait les
risques que court tout homme marié d'arriver à son dernier jour. »
Il s'assit à côté d'elle. Ensuite, entrèrent quatre femmes portant de
grands vaisseaux d'or emplis du meilleur vin, qui les servirent.
Alors, Brynhildr dit: « Rares ceux auxquels ce siège est accordé, si ce
n'est mon père, quand il vient. »
Il répond: « Voici que cela est accordé à qui nous a plu. »
La pièce était tendue de tapisseries très précieuses, et le plancher était
tout jonché d'étoffes.
Sigurôr dit: « Voici qu'est accompli ce que tu nous promis. »
Elle répond: « Soyez le bienvenu ici ! »
Puis elle se leva, et ses quatre suivantes avec elle, s'avança vers lui, por­
tant une coupe d'or et le pria de boire. Il tendit la main vers la coupe, sai­
sit son bras en même temps, la fit s'asseoir à côté de lui.
Il la prit par le cou, l'embrassa et dit: « Nulle mère n'a conçu femme
plus belle que toi. »
80 Sagas légendaires islandaises

Brynhildr dit: «C'est un sage parti que de ne pas mettre sa confiance


en puissance de femme, car elles rompent toujours leurs promesses.»
Il dit: « Voici venu pour nous le meilleur jour dont nous puissions
JOUff. »

B rynhildr répond: « Il ne nous a pas été assigné par le sort de vivre


ensemble; je suis vierge au bouclier, j'ai mon heaume chez le chef de
guerre, c'est à lui qu'il faut que je porte assistance, et il ne me déplaît pas
de combattre.»
Sigurôr répond: « La plus grande liesse serait de vivre ensemble, et le
deuil qui me point m'est plus dur qu'armes acérées.»
Brynhildr répond: « Il me faut dénombrer les troupes des guerriers et,
pour toi, tu épouseras Guôrûn, fille de Gjûki.»
Sigurôr répond: « Une fille de roi ne me séduira pas, je n'ai pas deux
avis sur ce point et je le jure devant les dieux: c'est toi que j'épouserai, ou
alors, personne d'autre.»
Elle dit même chose. Sigurôr la remercia de ce qu'elle venait de dire,
lui fit présent d'un anneau d'or et ils firent de nouveaux serments; puis
s'en alla rejoindre ses hommes et demeura là un certain temps, heureux et
florissant.

25. Conversation de Guôrun et de Brynhildr

Il y avait un roi qui s'appelait Gjûki; il régnait au sud du Rhin. Il


avait trois fils qui s'appelaient Gunnarr, Hogni et Gupormr. Sa fille
s'appelait Guôrûn, c'était la plus renommée des jeunes filles. Ces
enfants surpassaient largement ceux des autres rois en fait d'accomplisse­
ment, à la fois par la beauté et par la taille. Ils étaient toujours à guer­
royer, accomplissant maints hauts faits. Gjûki avait épousé Grimhildr la
mag1crenne.
Il y avait un roi qui s'appelait Buôli. Il était plus puissant que Gjûki,
bien que tous deux fussent puissants. Il y avait un frère de Brynhildr qui
s'appelait Adi. C'était un homme cruel, grand et très brun, noble pour­
tant et le plus grand des guerriers. Grimhildr était une femme au cœur
féroce. Le règne des Gjûkungar connaissait une grande prospérité, surtout
à cause des enfants de Gjûki, qui se faisaient grandement valoir dans la
plupart des choses.
Une fois, Guôrûn déclara à ses suivantes qu'elle n'était pas satisfaite.
Une femme lui demanda ce qui la contrariait.
Elle répond: «J'ai fait des rêves de mauvais augure, voilà pourquoi mon
cœur est affligé; explique-moi donc mon rêve puisque tu t'en inquiètes.»
Saga des Volsungar 81

Elle répond: « Dis-le moi et ne te laisse pas abattre, car les rêves pré­
voient souvent le temps qu'il va faire. »
Guôrun répond: «Il ne s'agit pas du temps. J'ai rêvé qu'un beau fau­
con venait se poser sur ma main. Ses plumes étaient toutes dorées. »
La femme répond: «Ta beauté, ta sagesse et ta courtoisie sont bien
connues des gens: quelque fils de roi viendra te demander en mariage. »
Guôrun répond: « Rien ne me semblait meilleur que ce faucon, et je
préférerais laisser tout mon bien que de le perdre, lui. »
La femme répond: «Celui que tu épouseras sera homme accompli et
tu l'aimeras beaucoup. »
Guôrun répond: «Cela m'ennuie de ne pas savoir qui il est, il faut que
nous allions trouver Brynhildr, elle, elle le saura. »
Elles se parèrent de bijoux et se mirent en grande beauté, puis se rendi­
rent avec leurs suivantes jusqu'à la halle de Brynhildr. Cette halle était
ornée d'or et se dressait sur une montagne. Quand on aperçut leur équi­
page, on prévint Brynhildr que beaucoup de femmes arrivaient au châ­
teau dans des chariots dorés.
«Ce doit être Guôrun Gjukadottir, dit-elle, j 'ai rêvé d'elle cette nuit:
allons à sa rencontre; nous ne pourrions recevoir la visite de femme plus
belle. »
Elles allèrent au-devant d'elles et leur firent bel accueil; elles entrèrent
dans la halle; à l'intérieur, la salle était toute peinte et d'argent ornée. Des
étoffes étaient étendues sous leurs pieds et tout le monde les servait. On
leur fü toutes sortes de divertissements. Guôrun restait taciturne.
Brynhildr dit: « Pourquoi ne manifestes-tu pas de joie? Ne fais pas
_cela, amusons-nous toutes ensemble, parlons de rois puissants, de leurs
hauts faits.
- Soit, dit Guôrun. Quels sont les rois les plus éminents qui soient,
selon toi? »
Brynhildr répond: «Ce sont les fils de Hâmundr, Haki et Hagbarôr;
ils se sont couverts de gloire dans la bataille. »
Guôrun répond: « Ils étaient grands et magnifiques, certes, et pourtant,
Sigarr s'empara de leur sœur et les fü périr brûlés vifs dans leur maison, et
de cela, vengeance n'a pas encore été prise; et pourquoi n'as-tu pas nommé
mes frères, que l'on tient à présent pour les plus éminents des hommes? »
Brynhildr dit: « Ils sont en bonne voie, mais ils manquent encore d'ex­
périence, et j'en sais un qui les surpasse fort: celui-là, c'est Sigurôr, le fils
du roi Sigmundr; ce n'était encore qu'un enfant quand il tua les fils du roi
Hundingr, vengeant ainsi son père et Eylimi, le père de sa mère. »
Guôrun dit: « Quelle preuve en donnes-tu? Veux-tu dire qu'il est né
après la mort de son père?»
82 Sagas Légendaires islandaises

Brynhildr répond: « Sa mère alla parmi les guerriers et trouva le roi Sig­
mundr blessé, lui offrit de panser ses blessures, mais il déclara qu'il était
trop vieux pour combattre encore et lui dit de se consoler parce qu'elle
mettrait au monde le plus noble des fils, et ce fut là prnphétie d'homme
sage; après la mort du roi Sigmundr, elle alla chez le roi Alfr et c'est là que
Sigurèlr naquit, il fut élevé avec grand honneur, accomplissant chaque jour
maints exploits. C'est lui, l'homme le plus remarquable au monde. »
Guèlrun dit: «C'est par amour que tu t'es renseignée sur son compte;
mais je suis venue ici pour te dire le rêve que j'ai fait et qui me donne
grands tourments. »
Brynhildr répond: « Que cela ne te chagrine pas; demeure parmi tes
parents, qui tous veulent te voir heureuse.
- J'ai rêvé, dit Guèlrun, que nous sortions en grand nombre de l'ap­
partement des femmes et que nous voyions un grand cerf; il surpassait
de beaucoup les autres animaux; son pelage était d'or; nous voulûmes
toutes l'attraper mais moi seule y réussis; je prisais cette bête plus que
tout; alors, tu abattis d'une flèche cet animal à mes pieds. J'en eus si
grand deuil que ce fut à peine si je pus le supporter; alors, tu me fis don
d'un louveteau qui m'aspergea du sang de mes frères.»
Brynhildr répond: « Je vais te dire ce qui va se produire: chez vous va
venir Sigurèlr, celui que je me suis choisi pour mari. Grimhildr lui don­
nera de l'hydromel mêlé de maléfices, qui nous plongera tous dans une
grande détresse. C'est lui que tu épouseras, mais tu le perdras bientôt.
Tu épouseras le roi Atli. Tu perdras tes frères et alors, tu tueras Atli.»
Guèlrun répond: «C'est trop de chagrin que de savoir cela.»
Et elles s'en rerournent chez elles, chez le roi Gjuki.

26 Sigurôr épouse Guôrun

À présent, Sigurèlr s'en va avec le grand trésor. Ils se quittent amis. Il


chevauchait Grani avec tout son armement et tout son chargement. Il va
jusqu'à ce qu'il arrive à la halle du roi Gjuki. Il entre dans la forteresse,
l'un des hommes du roi le voit et dit: «Je crois bien que voici l'un des
dieux: cet homme-ci est tout entier vêtu d'or; son cheval est beaucoup
plus grand que les autres, magnifique est son armement. Ses armes sont
bien meilleures que celles des autres hommes, mais lui-même, il surpasse
largement tout le monde.»
Le roi sort avec sa garde, salue l'homme et demande: « Qui es-tu donc,
toi qui pénètres dans la forteresse, chose que nul n'a osé faire sans la per­
mission de mes fils? »
Saga des Volsungar 83
Il répond: «Je m'appelle Sigurôr et je suis fils du roi Sigmundr.»
Le roi Gjuki dit: « Sois le bienvenu chez nous et prends ici ce que tu
désires.»
Et il entre dans la halle: tous paraissaient petits auprès de lui et le ser­
vaient, et il fut tenu en grand honneur. Sigurôr, Gunnarr et Hogni che­
vauchent de compagnie à présent, Sigurôr est le plus accompli en toutes
choses, et pourtant, ce sont tous des hommes de grande valeur.
Grimhildr découvrit combien Sigurôr aimait Brynhildr, à voir comme
il parlait souvent avec elle. Elle pense par-devers soi que ce serait grande
chance s'il restait là et épousait une fille du roi Gjuki. Elle voit bien que
nul ne saurait lui être comparé, voit aussi quelle protection on pourrait
attendre de lui et qu'il avait d'énormes richesses, plus qu'on en eût trouvé
l'exemple. Le roi se comportait envers lui comme envers ses fils, ils l'esti­
maient plus qu'eux-mêmes.
Un soir qu'ils étaient assis à boire, la reine se lève, va jusqu'à Sigurôr, le
salue et dit: « Ce nous est liesse que de te voir ici et nous te voulons grand
bien. Prends cette corne et bois!»
Il la prit et en but.
Elle dit: « Que le roi Gjuki soit ton père, et moi, ta mère, Gunnarr et
Hogni et tous ceux qui ont prêté serment, tes frères, et alors, on ne trou­
vera pas vos pa1rs. »
Sigurôr prit cela en bonne part et, à cause de cette boisson, il ne se sou­
vint plus de Brynhildr. Il demeura là un moment. Une fois, Grîmhildr alla
trouver le roi Gjuki, lui passa les bras autour du cou et dit: «Voici qu'est
venu ici le plus grand champion qui soit au monde. Nous pourrions trou­
ver en lui grand appui: donne-lui ta fille en mariage, avec beaucoup d'ar­
gent et toute la puissance qu'il désire afin qu'il puisse se plaire ici.»
Le roi répond: « Offrir sa fille en mariage n'est pas chose fréquente,
mais il y a plus d'honneur à la lui offrir qu'à voir d'autres venir demander
sa main.»
Et un soir, ce fut Guôrun qui servit à boire, Sigurôr vit que c'était une
belle femme, et la plus courtoise en toutes choses.
Cinq saisons, Sigurôr resta là, en sorte qu'ils siégeaient en renom et
amitié, et alors, les rois eurent un entretien.
Le roi Gjuki dit: «Tu nous as accordé mainte bonne chose, Sigurôr, et
tu as bien renforcé notre royaume. »
Gunnarr dit: «Nous voulons tout faire pour que vous restiez ici long­
temps, en offrant et notre royaume et notre sœur, et personne d'autre ne
l'aura, le demanderait-il.»
Sigurôr répondit: «Soyez remerciés de l'honneur que vous me faites, et
l'on acceptera. »
84 Sagas légendaires islandaises

Ils se lièrent alors de fraternité jurée, comme s'ils étaient frères nés de
mêmes parents96. On fit alors un magnifique banquet qui dura bien des
jours. Sigurôr célébra ses noces avec Guônin. On put voir là toutes sortes
de liesses et d'amusements, chaque jour était plus fastueux que l'autre. Ils
allèrent alors par maint pays, accomplissant force hauts faits, tuèrent
beaucoup de fils de rois et nul n'accomplissait de tels exploits qu'eux, ren­
trèrent alors chez eux, chargés d'un grand butin.
Sigurôr donna à manger à Guônin du cœur de Fafnir, ensuite elle fut
plus cruelle qu'avant, et plus sage. Leur fils s'appela Sigmundr.
Une fois, Grîmhildr alla trouver Gunnarr, son fils, et dit: « Votre
condition est florissante, à une chose près, c'est que vous n'êtes pas marié.
Demandez en mariage Brynhildr. C'est le plus noble des partis, et Sigurôr
vous accompagnera.»
Gunnarr répond: « Certes, elle est belle, et je ne m'y oppose pas», et il
le dit à son père, à ses frères et à Sigurôr et tous le désirèrent fortement.

27. Siguror chevauche les flammes

Ils s'équipent à présent magnifiquement pour leur voyage et les voilà


qui chevauchent par monts et par vaux jusque chez le roi Buôli, et lui
présentent leur demande en mariage. Le roi y fit bon accueil, si elle ne
refusait pas, mais il dit qu'elle a si haute opinion d'elle-même qu'elle
n'épousera que l'homme qu'elle aura elle-même choisi.
Ils chevauchent alors dans Hlymdalir. Heimir leur fit bel accueil.
Gunnarr dit l'objet de leur venue. Heimir dit que le choix lui était laissé
de l'homme qu'elle épouserait, qu'elle habitait à peu de distance de là et

96. Voici l'un des moments cruciaux de notre saga. La cérémonie à laquelle se livrent
les trois hommes, ou jostbrœôralag*, est de caractère magique et est amplement attestée
dans les sagas, notamment dans celle de Gîsli Sursson et dans celle des Frères jurés. Voir les
textes dans Sag as islandaises, et Le Monde du Double, p. 148 et s. Les intéressés dressaient
sur le sol deux bandes de terre gazonnée qu'ils avaient découpées mais dont ils s'arran­
geaient pour que l'une des extrémités reste dans la terre, ils bâtissaient ainsi une sorte de V
inversé sous lequel ils passaient en rampant, pour bien marquer leur retour à la Terre-Mère
et donner à la cérémonie une allure de seconde naissance; ils incisaient leurs bras, faisaient
couler leur sang qu'ils mêlaient à la terre qu'ils avaient ainsi dénudée, tout en prononçant
une formule magique qui faisait d'eux des frères aussi évidemment que s'ils étaient nés,
comme le dit notre texte, des mêmes parents. Désormais, les devoirs, de vengeance notam­
ment, qu'ils avaient contractés de la sorte étaient sacrés. Dans la Saga des Frères jurés,
l>ormôôr ira jusqu'au Groenland pour venger son frère juré. La conduite de Sigurôr et la
passivité qu'il manifestera devant sa mort s'expliquent entièrement par sa fidélité aux enga­
gements qu'il a pris lors de l'exécution de cc rite.
Saga des Volsungar 85
qu'il pensait qu'elle ne voudrait pas d'autre mari que l'homme qui che­
vaucherait à travers le feu ardent qui entourait sa demeure. Ils trouvèrent
là cette demeure et le feu, y virent une forteresse aux charpentes dorées
autour de laquelle brûlait un feu. Gunnarr montait Goti, et Hogni,
Holkvir. Gunnarr dirigea son cheval sur le feu, mais la bête s'accula.
Sigurôr dit: « Pourquoi recules-tu, Gunnarr? »
Il répond: « Mon cheval ne veut pas traverser le feu», et il prie Sigurôr
de lui prêter Grani.
«Tout à fait d'accord», dit Sigurôr.
Gunnarr chevauche à présent vers le feu, mais Grani ne veut pas avan­
cer. Gunnarr ne peut chevaucher à travers ce feu. Alors, ils échangent leurs
apparences, comme Grfmhildr l'avait enseigné à Sigurôr et à Gunnarr.
Ensuite, Sigurôr chevaucha, et il avait Gramr à la main, et il avait attaché
des éperons d'or à ses pieds. Quand il sentit les éperons, Grani bondit
vers le feu. Il y eut alors grand vacarme: le feu se mit à faire rage et la
terre à trembler. La flamme atteignait le ciel. Nul n'avait osé faire ce que
tentait Sigurôr, et ce fut comme s'il chevauchait dans la ténèbre. Alors, le
feu s'apaisa, et il descendit de cheval et entra dans la salle. Voici ce que
l'on a composé:

22. Le feu se prit à rager


et la terre, à trembler,
et une haute flamme,
à monter au ciel;
rares les guerriers du prince
qui se fussent risqués là
à chevaucher le feu
ou à le traverser.

23. De l'épée Sigurôr


pressa Grani,
s'éteignit le feu
devant le prince,
le feu s'apaisa tout entier
devant l'ardent au renom,
l'équipage étincelait
qu'avait possédé Reginn.

Et quand Sigurôr arriva de l'autre côté de la flamme, il trouva une belle


demeure, et Brynhildr était là. Elle demanda qui était cet homme. Il dit se
nommer Gunnarr, fils de Gjuki.
86 Sagas légendaires islandaises

« Et tu es destinée à être ma femme, avec le consentement de ton père,


si je chevauche la flamme qui t'entoure, ainsi que celui de ton père adop­
tif, selon ta décision.
- Je ne sais pas bien comment je dois répondre à cela», dit-elle.
Sigurôr se tint droit sur le sol, appuyé sur les gardes de son épée, et dit
à Brynhildr: « Pour t'obtenir, je verserai un grand douaire en or avec d'ex­
cellents objets de prix.»
Elle répondit par anxiété, assise sur son siège comme cygne sur la vague,
épée en main, heaume en tête, et d'une broigne vêtue: « Gunnarr, dit-elle,
ne me parle pas de la sorte, à moins que tu sois plus éminent que tout
homme et alors, il te faudra tuer ceux qui m'ont demandée en mariage si tu
l'oses. Je suis allée à la bataille avec le roi de Garôar97 et nos armes étaient
teintes de sang humain, et je languis encore de telles choses.»
Il répondit: « Maint exploit vous avez accompli, mais rappelez-vous
maintenant votre serment: que si ce feu était chevauché, vous iriez avec
l'homme qui aurait fait cela.»
Elle considéra que c'étaient là propos véridiques, se leva et lui fü bel
accueil. Il y resta trois nuits et ils couchèrent dans le même lit. Il prit
l'épée Gramr et la plaça nue entre eux. Elle demanda ce que cela signifiait.
Il dit que les choses étaient ainsi faites que c'était de la sorte qu'il célébre­
rait ses noces avec sa femme, ou bien qu'il en recevrait la mort. Il lui prit
l'anneau qui lui venait d'Andvari et qu'il lui avait donné et lui donna un
autre anneau provenant de l'héritage de Fâfnir. Après cela, il s'en alla che­
vauchant à travers le même feu, jusqu'à ses compagnons et de nouveau, ils
échangèrent leurs apparences, puis chevauchèrent jusqu'à Hlymdalir et
dirent comment les choses s'étaient passées.
Ce même jour, Brynhildr alla chez son père adoptif et lui dit en confi­
dence qu'un roi était venu à elle - « et il a chevauché mon mur de
flammes, a déclaré être venu pour m'épouser et a dit se nommer Gunnarr.
Mais moi, j'ai dit que seul, Sigurôr pourrait avoir fait cela, lui à qui j'ai
fait serment sur la montagne, et c'est lui, mon mari originel.»
Heimir déclara que maintenant, les choses seraient en cet état.
Brynhildr dit: « Notre fille, à Sigurôr et à moi, Âslaug, sera élevée chez
toi.»
Les rois s'en allèrent chez eux, et Brynhildr se rendit chez son père.
Grîmhildr leur fit bel accueil et remercia Sigurôr de son assistance. On

97. Garôar désigne ordinairement la Russie, Garôar{ki, « l'état des enclos» (peut­
être ?). Sans pousser plus loin le motif, on se rappellera que les Huns jouent un rôle déter­
minant dans toute cette histoire. Il semble bien probable que des traditions venues de l'est
de l'Europe soient intervenues dans notre saga.
Saga des Volsungar 87

prépara un banquet. Y vinrent quantité de gens. Y vint le roi Buôli avec sa


fille et son fils, Atli, et ce festin dura bien des jours. Quand il fut terminé,
Sigurôr se rappela tous les serments qu'il avait faits à Brynhildr mais il
se tint tranquille pourtant. Brynhildr et Gunnarr se divertissaient et
buvaient du bon vin.

28. Conversation de Guôrtin et de Brynhildr

Un jour que Brynhildr et Guôrûn allèrent dans le fleuve Rhin pour se


laver, Brynhildr alla un peu plus loin en aval. Guôrûn demanda ce que
cela signifiait.
Brynhildr dit: « Pourquoi serais-je ton égale en cela plutôt que dans les
autres choses? Je croyais mon père plus puissant que le tien, et mon mari
a accompli mainte prouesse et traversé le feu ardent alors que le tien a été
l'esclave du roi Hjalprekr. »
Guôrûn répondit en colère: « Il serait plus avisé de ta part de te taire
que de blâmer mon mari. Tout le monde dit qu'il ne s'est pas encore
trouvé au monde un homme comme lui, en quoi que ce soit, et il ne te
sied pas de le blâmer, car c'est lui ton premier mari, et c'est lui qui a tué
Fafnir et chevauché à travers la flamme, lui que tu prenais pour Gunnarr,
et il s'est couché près de toi, et il a enlevé de ta main l'anneau qui venait
d'Andvari et tu peux le reconnaître maintenant.»
Brynhildr regarde alors l'anneau et le reconnaît. Elle devint alors aussi
pâle que si elle était morte. Le soir, elle s'en alla chez elle sans dire un mot.
Quand Sigurôr vint se coucher, Guôrûn demanda: « Pourquoi Bryn­
hildr est-elle si fâchée?»
Sigurôr répond: «Je ne sais trop, mais je présume que nous le saurons
bientôt.»
Guôrûn dit: « Pourquoi ne serait-elle pas satisfaite de son royaume, de
son bonheur et des louanges de tous ... et elle a eu le mari qu'elle voulait. »
Sigurôr dit: « Où donc était-elle quand elle a dit qu'elle estimait avoir
épousé le plus noble, celui-là même qu'elle préférait? »
Guôrûn répond: «Je lui demanderai demain qui elle préfère. »
Sigurôr répond: «Je t'en dissuade, tu t'en repentiras si tu le fais. »
Le lendemain, les deux femmes étaient assises dans leur pavillon et
Brynhildr restait taciturne.
Alors, Guôrûn dit: « Sois joyeuse, Brynhildr, est-ce la conversation que
nous avons eue qui te chagrine? Ou alors, qu'est-ce qui t'ôte ta joie?»
Brynhildr répond: «C'est par mauvais vouloir que tu dis cela, et tu as
le cœur cruel.
88 Sagas légendaires islandaises

- Ne crois pas cela, dit Guôrûn, dis plutôt ce que tu penses. »


Brynhildr répond: « Ne demande que ce que tu as intérêt à savoir,
voilà ce qui sied aux femmes puissantes. Quand tout va à ton gré, il est
facile de souhaiter du bien. »
Guôrûn répond: « Il est trop tôt pour se glorifier de cela, et cela pré­
sage sûrement quelque chose. De quoi as-tu à me blâmer? Je ne t'ai jamais
rien fait de mal. »
Brynhildr répond: « Il faut que tu expies d'avoir épousé Sigurôr, et il
ne me plaît pas que tu jouisses de lui et de tout l'or. »
Guôrûn répond: «Je ne savais pas ce qui s'était passé entre vous et mon
père n'avait pas besoin, que je sache, de te demander ton avis pour me
maner. »
Brynhildr répond: « Nous n'avons pas tenu secret que nous nous
étions mutuellement fait serment, et vous saviez bien que vous me trahis­
siez, et je vengerai cela. »
Guôrûn répond: «Tu es mieux mariée que tu ne le mérites et ton arro­
gance aura une méchante fin, car beaucoup expieront cela.
- Je serais satisfaite, dit Brynhildr, si tu n 'avais pas un mari plus noble
que le mien. »
Guôrûn répond: «Ton mari est si noble que l'on ne peut savoir s'il y a
mari plus éminent et qui ait telle abondance de puissance et de biens. »
Brynhildr répond: « Sigurôr a tué Fafnir, et cela vaut plus que tout le
royaume du roi Gunnarr » , - comme il a été dit:

24. Sigurèlr frappa le serpent


et cela par la suite
jamais ne flétrira
tant que dureront les temps;
mais ton frère
n'eut le cœur
ni de chevaucher le feu
ni de le franchir.

Guôrûn répond: «C'est Grani qui n'a pas osé traverser le feu alors que
Gunnarr le montait, mais Gunnarr, lui, avait osé chevaucher et ce n'est
pas la peine de mettre en doute son courage. »
Brynhildr répond: «Je ne cèlerai pas que je ne pense aucun bien de
Grimhildr. »
Guôrûn répond: « Ne la blâme pas, car elle se conduit envers toi
comme envers sa fille. »
Brynhildr répond: «C'est elle qui est à l'origine de tour le mal qui
Saga des Volsungar 89
nous accable, elle qui a donné à Sigurôr la mauvaise bière, si bien qu'il ne
s'est pas rappelé mon nom.»
Guôn'.m répond: «Tu dis mainte mauvaise parole, pareil discours est
grand mensonge. »
Brynhildr répond: «Jouis donc de Sigurôr comme si eu ne m'avais pas
trahie, vous ne méritez pas de gouverner ensemble, et que tout aille pour
vous comme je le pense!»
Guônin répond: «J'en jouirai mieux que tu ne le voudrais, mais per­
sonne n'a mentionné qu'il ait abusé de moi ne fût-ce qu'une fois.»
Brynhildr répond: «C'est mal parler et quand cela te passera, tu c'en
repentiras, et ne tenons plus de paroles haineuses. »
Guôrun dit: «C'est coi qui as tenu la première des propos haineux. Tu
fais maintenant comme si tu voulais redresser la chose, mais il y a tout de
même de la cruauté par-dessous.
- Cessons ces bavardages inutiles, dit Brynhildr. Je me suis longtemps
tue sur mes malheurs, eux qui me tenaient à cœur, mais vois, c'est uni­
quement ton frère que j 'aime, et parlons d'autre chose.»
Guôrun dit: «Ton cœur voit bien au-delà.»
Grand mal résulta de ce qu'elles eussent été dans la rivière et qu'elle eût
reconnu l'anneau: de là vint leur conversation.

29. De l'affliction de Brynhildr

Après cette conversation, Brynhildr se mie au lit et la nouvelle parvint au


. roi Gunnarr qu'elle était malade. Il alla la voir et demanda ce qu'elle avait,
mais elle ne répondit rien et resta couchée comme si elle était malade.
Comme il s'enquérait d'ardeur, elle répondit: «Qu'as-tu fait de l'an­
neau que je t'ai remis, que le roi Buôli me donna la dernière fois que
nous nous sommes quittés, quand toi et le roi Gjtiki vîntes le trouver et
menaçâtes de ravager ou de brûler si vous ne m'obteniez pas? Il eut
ensuite un entretien avec moi et demanda lequel je choisirais de ceux qui
étaient venus, mais je m'offris à défendre le pays et à être chef d'un tiers
de la croupe. Il y avait à choisir entre deux choses: me laisser marier à
celui qu'il voudrait, ou perdre mon bien et son amitié: il déclara cout de
même que son amitié me serait plus utile que son courroux. Je réfléchis
alors à part moi si je devais obéir à sa volonté ou tuer maint homme.
Je m'estimai incapable de disputer avec lui, et le moment vint où je
me promis à celui qui chevaucherait Grani avec l'héritage de Fâfnir et
qui traverserait mon mur de flamme et qui tuerait les hommes que je
désignerais. Or personne n'osa chevaucher, hormis Sigurôr, seul. Lui, il
90 Sagas légendaires islandaises

chevaucha le feu, car le cœur ne lui faillit point. Il tua le serpent et


Reginn et cinq rois, mais pas toi, Gunnarr, qui blêmis comme un
cadavre, et tu n'es ni un roi ni un champion. Et j'ai fait le vœu, chez
moi, à mon père, d'aimer celui-là seul qui serait de la plus noble nais­
sance, et c'est Sigurôr. Je suis parjure de ne le point posséder, et c'est
pour cela que je conseillerai ta mort. Et nous avons bien du mal à reva­
loir à Grîmhildr. Nul n'est plus lâche ni pire qu'elle.»
Gunnarr répondit, bien peu l'entendant: «Tu viens de tenir des pro­
pos bien fallacieux et tu es une méchante femme, toi qui blâmes une
femme qui te dépasse de beaucoup, elle ne détesterait pas les siens comme
tu le fais, ni n'a torturé des hommes morts, ni n'assassina personne, et elle
vit dans la louange. »
Brynhildr répondit: « Nous n'avons pas eu de rendez-vous secret ni
commis de méfaits, nous sommes d'une autre nature et nous aurions bien
plus envie de vous tuer.»
Puis elle voulut tuer le roi Gunnarr, mais Hogni la mit aux fers.
Gunnarr dit alors: «Je ne veux pas qu'on la laisse dans les fers.»
Elle répondit: « Ne t'occupe pas de cela! Jamais désormais, tu ne me
verras joyeuse dans ta halle, ou buvant, ou jouant aux tables, ou songeant
à parler ou recouvrant d'or les beaux habits, ou te donnant de bons
conseils.»
Elle déclara que c'était deuil extrême, pour elle, que de n'avoir pas
épousé Sigurôr. Elle s'assit, mit en pièces sa tapisserie puis demanda que
l'on ouvre les portes de son pavillon pour que l'on puisse entendre de loin
ses lamentations. Grand deuil maintenant, qui s'entend par tout le palais.
Guôrûn demanda à ses suivantes pourquoi elles étaient si lugubres et
affligées.
« Qu'avez-vous, pourquoi vous comportez-vous comme des insensées,
quelle merveille vous est arrivée?»
Une femme de la hirô, qui s'appelait Svafrloô, répondit: «C'est un
jour d'infortune. Notre halle est pleine de lamentations.»
Alors Guôrûn dit à son amie: « Lève-toi, nous avons longtemps dormi.
Réveille Brynhildr, allons à table et soyons joyeuses.
- Non, dit-elle, je n'irai ni la réveiller ni lui parler, bien des jours
durant, elle n'a bu hydromel ni vin, le courroux des dieux l'a saisie.»
Alors Guôrûn dit à Gunnarr: « Va la trouver et dis-lui que je m'afflige
qu'elle ait du mal.»
Gunnarr répondit: « Il m'est interdit d'aller la voir ou de partager son
bien.»
Gunnarr alla la trouver pourtant, il chercha à lui parler de maintes
façons sans obtenir de réponses, s'en alla et vint trouver Hogni, lui
Saga des Volsungar 91

demanda d'aller la voir. Il dit n'en avoir point envie, y alla tout de même
et n'obtint rien d'elle. Et l'on alla chercher Sigurôr pour lui demander
d'aller la voir. Il ne répondit rien et on en resta là pour ce soir-là.
Le lendemain, en rentrant de la chasse, Sigurôr alla voir Guôrun et dit:
«À ce que je vois, tout cela va amener grands bouleversements, et Bryn­
hildr va mourir. »
Guôrun répondit: « Messire, grandes merveilles l'accompagnent,
voici sept jours et sept nuits qu'elle dort, si bien que personne n'a osé
l'éveiller. »
Sigurôr répondit: « Elle ne dort pas, elle médite de grandes entreprises
contre nous. »
Alors Guôrun dit, en larmes: «C'est grand deuil que de savoir ta mort.
Va plutôt la trouver, et sache si son arrogance subsiste, donne-lui de l'or et
. . .
apaise ams1 son courroux. »
Sigurôr sortit et trouva la salle ouverte. Il crut Brynhildr endormie, lui
ôta ses vêtements et dit: « Réveille-toi, Brynhildr, le soleil brille par tout le
palais, c'est assez dormi. Chasse ton deuil et prends joie. »
Elle dit: « Que signifie cette audace? Dans cette trahison, nul n'a été
pire que toi. »
Sigurôr demanda: « Pourquoi ne parles-tu à personne, qu'est-ce qui te
courrouce? »
Brynhildr répondit: «À toi, je dirai mon courroux. »
Sigurôr dit: «Tu es égarée si tu crois que mon cœur est cruel pour toi,
c'est celui que tu as choisi qui est ton mari.
- Non, dit-elle, ce n'est pas Gunnarr qui a chevauché le feu pour
venir jusqu'à moi, et il ne m'a pas donné en douaires les cadavres abattus.
Mais je m'émerveille de cet homme qui est venu dans ma salle et j'ai cru
reconnaître tes yeux, mais je n'ai pas compris clairement à cause du voile
qui couvre ma chance98 » .
Sigurôr dit: «Je ne suis pas homme plus noble que les fils de Gjuki. Ce
sont eux qui tuèrent le roi des Danes, ce grand chef, frère du roi Buôli. »
Brynhildr répondit: « Nous leur sommes redevables de bien du mal, et
ne nous rappelle par nos deuils. Toi, Sigurôr, tu as occis le serpent et che­
vauché le feu pour l'amour de moi, ce n'étaient pas là les fils du roi
Gjuki. »
Sigurôr répondit: «Je ne fus pas ton mari et tu n'es pas ma femme; et
c'est un noble roi qui versa ton douaire. »
Brynhildr répondit: « Point ne regardai Gunnarr de telle sorte que
mon cœur lui sourie, et je suis cruelle pour lui bien que je le cèle à autrui.

98. Voir hamingja*.


92 Sagas légendaires islandaises

- Il est épouvantable, dit Sigurôr, de ne pas aimer un tel roi, et qu'est­


ce qui te courrouce le plus? Il me semble que son amour est meilleur que
l'or pour toi.»
Brynhildr répondit: « Le plus cuisant de tous mes chagrins, c'est de
n'être point parvenue à ce qu'une épée acérée fût rougie de ton sang. »
Sigurôr répondit: « Ne crains point! Il n'y aura pas attendre longtemps
pour qu'une épée acérée s'enfonce dans mon cœur, et tu n'auras pas à
demander pire pour toi-même, car tu ne me survivras pas. Les jours qu'il
nous reste à vivre sont peu nombreux.»
Brynhildr répondit: « Ce n'est pas mince méchanceté qui dicte tes
paroles puisque, par trahison, vous m'avez privée de toute joie, et je n'ai
cure de vivre.»
Sigurôr répondit: «Vis et aime-nous, le roi Gunnarr et moi, je donne­
rais tout mon bien pour que tu ne meures pas. »
Brynhildr répondit: «Tu ne connais pas bien ma nature. Tu surpasses
tous les hommes, mais aucune femme ne t'a déplu autant que moi. »
Sigurôr répondit: « La vérité est autre: je t'aime plus que moi-même
bien que j'aie été exposé à cette trahison, et l'on n'y peut rien changer,
car toujours, quand je sonde mon cœur, ce qui m'afflige, c'est que tu n'es
pas ma femme. Mais j'écartai cela de moi de mon mieux quand j'étais
dans la halle du roi, jouissant pourtant de ce que nous étions ensemble.
Il peut se faire aussi que se produise ce qui a été prédit, et il n'y a pas à
s'en lamenter. »
Brynhildr répondit: «Tu me dis trop tard que mon deuil t'afflige, nous
n'aurons plus guère de réconfort à présent. »
Sigurôr répor,dit: «Je voudrais bien que nous entrions dans un même
lit tous les deux et que tu sois ma femme. »
Brynhildr répondit: « Il n'y a pas à dire de telles choses, je ne posséde­
rai pas deux rois dans une même halle, et je perdrai la vie avant de trahir
le roi Gunnarr» - et ils se remémorèrent alors leur rencontre sur la mon­
tagne et les serments qu'ils se firent - « mais tout cela est rompu mainte­
nant, et je ne veux pas vivre.
- Je ne me rappelais pas ton nom, dit Sigurôr, et je ne t'ai pas recon­
nue avant que tu n'aies été mariée, et c'est le plus grand deuil.»
Alors, Brynhildr dit: «Je fis le serment d'épouser l'homme qui chevau­
cherait mon mur de flammes, ce serment, je voulais le tenir ou sinon,
mounr.
- Plutôt que tu meures, je veux te posséder et abandonner Guônin»,
dit Sigurôr, et ses flancs enflèrent tant que les anneaux de sa broigne volè­
rent en pièces.
«Je ne veux pas de toi, dit Brynhildr, ni de personne d'autre.»
Saga des Volsungar 93

Sigurôr s'en fut. Voici ce que dit la Sigurôarkviôa:

25. Sortit Sigurôr 99


au partir de la conversation,
l'ami loyal des princes;
était si abattu
que de l'ardent à la bataille
se mit, sur ses flancs,
à voler en éclats
la chemise de fer tissée 100 •

Quand Sigurôr entra dans la halle, Gunnarr demanda s'il savait de


quelle affliction souffrait Brynhildr et si elle était en état de parler.
Sigurôr dit qu'elle le pouvait. Alors, Gunnarr alla la trouver une
seconde fois et demanda ce que signifiait son chagrin et si l'on pouvait y
remédier.
«Je ne veux pas vivre, dit Brynhildr, parce que Sigurôr m'a abusée, et
toi non moins lorsque tu le laissas aller dans mon lit. Je ne veux pas pos­
séder deux hommes en même temps dans une même halle, et cela sera la
mort de Sigurôr ou la tienne ou la mienne - car maintenant, il a tout dit
à Guôrun et elle me le jette à la face. »

30. Meurtre de Sigurôr

Après cela, Brynhildr sortit et s'assit en bas du mur de son pavillon,


tenant force propos de lamentations, disant que tout lui était odieux,
terres comme puissance, puisqu'elle ne possédait pas Sigurôr. Et Gunnarr
vint la trouver encore.
Alors, Brynhildr dit: «Tu vas perdre et ton royaume et ton bien, et ta
vie et moi, car je vais aller chez mes parents et y demeurerai, affligée, à
moins que tu tues Sigurôr et son fils. N'élève pas le louveteau. »
Gunnarr en fut fort abattu, ne sachant que faire puisqu'il était lié à
Sigurôr par serment; sa pensée errait de çà de là, mais il se disait pourtant
que, si sa femme l'abandonnait, ce serait le plus grand déshonneur.
Gunnarr dit: « Brynhildr est meilleure que tout pour moi et c'est la
plus renommée de toutes les femmes, et je perdrai la vie avant de

99. Cette strophe ne figure pas dans la Siguroarkviôa (qui figure dans !'Edda poétique.
100. « Lami loyal des princes», «l'ardent à la bataille» sont des kenningar pour
Sigurôr; la «chemise de fer tissée», une kenning pour la« broigne ».
94 Sagas légendaires islandaises

perdre son amour. » Et il convoqua Hogni, son frère, et dit: «Je me


suis mis dans une grande difficulté » , dit qu'il voulait tuer Sigurôr, dit
qu'il avait abusé de sa confiance: « Gouvernons, toi et moi, l'or et tout
le royaume. »
Hogni dit: « Il ne nous sied point de rompre par la guerre les serments
jurés. Nous avons grand secours de lui aussi. Il n'est point de rois qui
soient nos égaux si ce roi hunnique vit et un tel beau-frère, nous n'en
trouverons jamais: vois comme il est bon d'avoir un tel beau-frère et un
tel neveu, mais je vois bien comment les choses se présentent. C'est Bryn­
hildr qui est cause de tout cela et ses conseils nous mettent en grand
déshonneur et péril. »
Gunnarr répondit: « Cela s'accomplira. Mais je vois l'expédient: exci­
tons Gupormr, notre frère. Il est jeune et sait peu de choses, et il est en
dehors de tous serments. »
Hogni dit: « Ce parti me semble mauvais, et même si on l'exécute,
nous aurons à payer d'avoir trahi un tel homme. » Gunnarr dit que
Sigurôr devait mourir: « Ou bien, c'est moi qui mourrai, sinon. »
Il demanda à Brynhildr de se lever et d'être joyeuse. Elle se leva, disant
pourtant que Gunnarr n'entrerait pas dans son lit que tout cela ne fût
accompli.
Alors, les frères prirent conseil. Gunnarr dit qu'avoir ravi la virginité de
Brynhildr valait bien peine de mort: « Excitons Gupormr à accomplir cet
acte. » Ils appelèrent Gupormr, lui offrirent de l'or et de grands pouvoirs
pour accomplir cela. Ils prirent un serpent et de la viande de loup, les
firent cuire et les lui donnèrent à manger, comme chanta le scalde:

26. Certains prirent du poisson des bois101,


certains tranchèrent de la charogne de loup,
certains à Gupormr donnèrent
de la viande de loup
avec la bière
et force autres choses
par sorcellerie.

Sous l'effet de cette nourriture, et avec les représentations que lui fit
Grîmhildr, il devint si violent et forcené qu'il promit d'accomplir cet acte.
Eux lui promirent grand honneur en échange. Sigurôr n'appréhendait pas
cette félonie. Il ne pouvait non plus agir sur le destin ni sur son lot. Il
savait également ne pas mériter perfidie de leur part.

l 01. Le« poisson du bois»: kenning pour« serpent».


Saga des Volsungar 95
Gupormr entra chez Sigurôr le lendemain matin alors qu'il reposait
dans son lit. Mais quand Sigurôr le regarda, Gupormr n'osa pas lui don­
ner l'assaut et rebroussa chemin, et cela se reproduisit une deuxième fois.
Sigurôr avait le regard si perçant que rare était celui qui osât le regarder en
face. La troisième fois qu'il entra, Sigurôr était endormi. Gupormr bran­
dit son épée et en frappa Sigurôr de telle sorte que la pointe s'enfonça
dans la literie en-dessous de lui. Sigurôr s'éveilla sous cette blessure tandis
que Gupormr se rendait vers la porte. Alors Sigurôr prit l'épée Gramr et la
lança contre lui, elle lui arriva dans le dos et le mit en pièces par le milieu.
Les pieds churent d'un côté, et de l'autre, la tête et les bras, qui retombè­
rent dans la pièce.
Guôrun s'était endormie dans les bras de Sigurôr, elle se réveilla dans
un indicible chagrin quand elle flotta dans le sang et tant se lamenta par
larmes et déplorations que Sigurôr se dressa sur son oreiller et dit: « Ne
pleure pas, dit-il, tes frères vivent pour ton plaisir. Et j'ai un jeune fils, qui
sait se garder de ses ennemis, et ils ont mal avisé à leur destinée. Car ils
n'auront pas un tel beau-frère pour chevaucher avec eux dans l'armée, non
plus qu'un tel neveu, si celui-ci parvient en âge d'homme. Voici qu'est
accompli ce qui a été prédit depuis longtemps et qui nous a été caché,
mais nul ne peut rien faire à son destin. La cause de tout cela, c'est Bryn­
hildr qui m'aimait plus que tout homme, et je puis jurer que je n'ai jamais
fait de mal à Gunnarr, et j'ai respecté mes serments, ni n'ai jamais été trop
grand ami de sa femme. Si j'avais été averti et que j'eusse été sur pied avec
mes armes, beaucoup y auraient perdu la vie avant que je tombe, et tous
ces frères, tués, et il leur eût été plus difficile de me tuer qu'un très gros
vison ou sanglier.»
Le roi laissa la vie. Mais Guôrun pantelait. Brynhildr entendit cela et
rit en l'entendant soupirer.
Alors, Gunnarr dit: « Ce n'est pas parce que tu as les racines du cœur
en joie que tu ris, et pourquoi perds-tu tes couleurs? Tu es un monstre et
il y a grandes chances que tu sois vouée à mourir. Rien ne serait plus
mérité que de voir le roi Atli tué sous tes yeux et que tu aies à assister à
cela. Maintenant, il nous faut nous occuper de notre beau-frère, qui est
aussi meurtrier de notre frère. »
Elle répondit: « Ne reproche pas que la mesure du meurtre ne soit pas
comble, et le roi Atli n'a cure de vos menaces ou de votre courroux, il
vivra plus longtemps que vous et il aura plus de puissance.»
Hogni dit: « Voici que s'est accompli ce que Brynhildr prédisait et c'est
une méchante action que nous ne pourrons jamais compenser.»
Guôrun dit: « Mes parents ont tué mon mari. À présent vous chevau­
cherez les premiers dans l'armée, et quand vous entrerez dans la bataille,
96 Sagas légendaires islandaises

vous découvrirez que Sigurôr n'est pas à vos côtés, vous verrez alors que
Sigurôr était votre chance et votre soutien, et s'il avait eu des fils tels que
lui, vous pourriez tirer renfort de sa progéniture et de ses parents.»

31. Mort de Brynhildr

Personne ne pouvait dire pourquoi Brynhildr avait demandé en riant ce


qu'elle déplorait maintenant dans les larmes. Alors, elle dit: «J'ai rêvé,
Gunnarr, que j'avais un lit glacé, toi, tu marchais contre tes ennemis, et
toute votre famille sera maltraitée puisque vous êtes parjures, et lorsque tu
l'occis, tu ne te rappelas pas bien le jour où vous avez mêlé votre sang,
Sigurôr et toi 102, et tu l'as mal récompensé de rout le bien qu'il t'a fait en te
laissant prendre la première place; comment il tenait la parole jurée, cela
s'est avéré quand il vint chez nous et plaça entre lui et moi l'épée aux tran­
chants acérés trempée au venin. Vous avez eu tôt fait de l'accuser, lui et
moi, alors que j'habitais chez mon père, ayant tout ce que je voulais, et
pensais qu'aucun de vous ne serait à moi alors que vous chevauchiez jus­
qu'ici, trois rois ensemble. Puis Atli eut un entretien avec moi et demanda
si j'épouserais celui qui monterait Grani. Celui-là n'était pas votre sem­
blable et je fus promise alors au fils du roi Sigmundr et à personne d'autre,
et ce n'est pas parce que je vais mourir que vous vous en trouverez mieux.»
Gunnarr se leva, lui mit les bras autour du cou et la pria de vivre et
d'accepter des richesses, et tous les autres la dissuadèrent de mourir. Mais
elle repoussa tous ceux qui venaient, disant qu'il ne servirait à rien de la
dissuader de son dessein. Gunnarr héla Hogni, lui demanda conseil et lui
demanda d'aller la trouver, voir s'il pourrait adoucir son cœur, disant que
pour l'heure, le besoin était assez grand d'apaiser son chagrin jusqu'à ce
qu'il passe.
Hogni répondit: « Que personne ne la dissuade de mourir, car elle n'a
jamais été du moindre profit pour nous ni pour personne depuis qu'elle
est venue 1c1.»
Elle demanda qu'on lui apporte beaucoup d'or et pria de venir tous
ceux qui voulaient en recevoir. Puis elle prit une épée, se l'enfonça sous le
bras, s'affaissa sur les coussins et dit: « Que quiconque en veut prenne de
l'or.»
Ils se turent tous. Brynhildr dit: « Prenez cet or, et jouissez-en bien.»
Brynhildr dit encore à Gunnarr: «Je te dirai maintenant, un bref ins­
tant, ce qui va se passer ensuite: vous vous réconcilierez bientôt, Guôrûn

102. Revoir la note 96 au chapitre 26.


Saga des Volsungar 97
et toi, sur les conseils de Grfmhildr la magicienne. La fille de Guônin et de
Sigurôr s'appellera Svanhildr, ce sera la plus belle femme qui soit jamais
née. Guôrûn sera donnée en mariage, contre son gré, à Atli. Tu voudras
épouser Oddrûn, mais Atli l'interdira. Alors, vous vous rencontrerez en
cachette et elle t'aimera. Atli te trahira et te mettra dans une fosse aux ser­
pents, puis Atli et ses fils seront tués. C'est Guôrûn qui les tuera. Ensuite,
les grandes vagues la porteront à la forteresse du roi ]<Snakr. Là, elle mettra
au monde un noble fils. Svanhildr sera exilée et mariée au roi Ji:irmunrekr.
Les conseils de Bikki la mordront. Et alors, toute votre famille aura péri et
les chagrins de Guôrûn n'en seront que plus grands. À présent, je te fais,
Gunnarr, une ultime prière: fais dresser sur la plaine un grand bûcher pour
nous, moi et Sigurôr, et ceux qui furent tués avec lui. Fais tendre au-dessus
une toile rougie de sang humain et fais-moi brûler aux côtés de ce roi hun­
nique, et de l'autre côté, mes hommes, deux à la tête et deux aux pieds, et
deux faucons. Alors, tout sera également partagé. Placez entre nous une
épée dégaînée comme l'autre fois, lorsque nous montâmes dans un même
lit et nous donnâmes le nom d'époux. Que la porte ne se referme pas sur
ses talons quand je le suivrai. Nos funérailles ne seront pas misérables si
l'accompagnent cinq serves et huit domestiques 103 que mon père me
donna, et que brûlent là aussi ceux qui furent tués avec Sigurôr. J'en dirais
davantage si je n'étais pas blessée, mais voici que sifflent les plaies et que
s'ouvrent les blessures, et j'ai dit vrai pourtant.»
On ensevelit donc le cadavre de Sigurôr selon l'ancienne coutume et
l'on fit un grand bûcher. Quand il flamba bien, on plaça dessus le cadavre
de Sigurôr Meurtrier de Fâfnir et celui de son fils de trois hivers que Bryn­
hildr avait fait occire, ainsi que celui de Gupormr. Quand le bûcher fut
tout embrasé, Brynhildr y monta et dit à ses suivantes de prendre l'or
qu'elle voulait leur donner. Après cela, Brynhildr mourut et brûla avec
Sigurôr, et leur vie s'acheva ainsi.

103. Ce passage est intéressant à plus d'un titre. Voilà donc quelles purent être en un
temps sans doute assez lointain les funérailles des grands de ce monde germanique. Le
détail de ce long paragraphe se trouve plus ou moins confirmé, d'une part par l'archéologie
qui atteste que le chef se faisait inhumer avec son cheval, ses armes de choix, ses plus beaux
atours et, d'aventure, tout le nécessaire pour l'accompagner dans l'autre monde, éventuelle­
ment aussi avec une femme. Les chiffres donnés ici relèvent sans doute du grossissement
épique. Quant à la crémation qui suivra cette inhumation, elle est attestée par le fascinant
récit que fir, en 922, un diplomate arabe, Ibn Fadhlan, qui assista à l'enterrement d'un chef
Rûs (c'est-à-dire Suédois) sur les bords de la Volga (traduction intégrale, sur la traduction
anglaise, dans L'Edda poétique, p. 55-60)
98 Sagas légendaires islandaises

32. Gu/Jrûn est mariée à Atli

Maintenant, quiconque entend cette nouvelle dit qu'il ne reste plus


personne au monde et qu'il ne naîtra plus homme pareil à Sigurôr en
quelque chose que ce soit, et que son nom ne périra jamais dans la langue
tudesque et dans les pays du Nord, tant que le monde durera.
On dit qu'un jour, alors que Guôrun était dans son pavillon, elle dit:
« Meilleure était notre vie lorsque j'avais Sigurôr. Il se distinguait de tous
les autres comme l'or sur le fer ou l'oignon sur les autres herbes ou le cerf
sur les autres animaux, jusqu'à ce que mes frères m'envièrent un tel
homme qui était plus éminent que tous. Ils ne pouvaient dormir avant
qu'ils ne l'eussent occis. Grand vacarme fit Grani quand il vit son maître
navré. Puis j'allai lui parler comme à un homme, mais il baissa le col jus­
qu'à terre, il savait que Sigurôr était abattu.»
Puis Guôrun disparut dans la forêt, elle entendait de tous côtés le hur­
lement des loups, elle trouvait plus heureux de mourir. Elle alla jusqu'à ce
qu'elle arrive à la halle du roi Halfr et resta là, chez Pôra fille de Hakon, au
Danemark, sept saisons, et elle fut tenue en grande faveur. Elle fit de la
tapisserie et y dessina maintes œuvres et grandes, de beaux jeux coutu­
miers de ce temps-là, épées et broignes et tout l'équipement d'un roi, et
les bateaux du roi Sigmundr, glissant le long des côtes. Elles tissèrent la
bataille entre Sigarr et Siggeirr, en Fionie, au Sud. Tel était leur divertisse­
ment, et Guôrun se consola un peu de son chagrin.
Grîmhildr apprit où Guôrun était descendue, elle eut un entretien
avec ses fils et demanda s'ils voulaient verser compensation à Guôrun
pour son fils et son mari, disant qu'ils y étaient tenus. Gunnarr parla et dit
qu'il voulait lui donner de l'or et compenser ainsi ses deuils, envoya cher­
cher ses amis et équiper leurs chevaux, préparer leurs heaumes, leurs
épées, leurs écus, leurs broignes et armures de toutes sortes. Cette expédi­
tion fut préparée de la façon la plus courtoise, aucun champion d'impor­
tance ne resta chez lui. Leurs chevaux étaient caparaçonnés et chaque
chevalier avait un heaume ou bien doré ou bien poli. Grfmhildr entreprit
l'expédition avec eux, disant que leur mission serait mieux remplie ainsi
que si elle restait chez elle. Ils avaient en tout cinq cents 104 d'hommes.
C'étaient de nobles hommes qui les accompagnaient. Il y avait là Valda­
marr de Danemark, Eymôôr et Jarisleifr 105 . Ils entrèrent dans la halle du

104. Voir hundraô*.


105. Notons que Jarisleifr est la transposition de Jaroslav et rappelons que les princi­
pautés de Novgorod (Hôlmgarôr) et de Kiev (Ka:nugarôr) ont sans aucun doute été fon­
dées par des Suédois, également responsables ensuite de la naissance de l'État russe.
Saga des Volsungar 99
roi Halfr. Il y avait là des Lombards, des Francs et des Saxons. Ils étaient
complètement armés et portaient des pelisses rouges, comme il est dit:

27. Broignes courtes,


heaumes à nasal,
èeints du glaive,
avaient les cheveux bruns 106 •

Ils entendaient offrir à leur sœur d'excellents présents et lui dirent de


belles paroles, mais elle ne crut aucun d'eux. Puis Grimhildr lui remit une
boisson maléfique, force lui fut d'en boire, et ensuite, elle ne se rappela
aucune offense. Cette boisson était mêlée de la force de la terre et de la
mer, et du sang de son fils, et sur la corne étaient gravées toutes sortes de
signes rougis de sang, comme il est dit ici:

28. Il y avait sur cette corne


toutes sortes de signes,
gravés, rougis de sang
- ne pus les interpréter -
le long serpent de la bruyère 107
du pays des Haddingjar,
l'épi non tranché par le fer,
des entrailles de bête 1 os.

L:auteur suit ici la strophe 19 de la Guôrûnarkviôa II qui commence par une pula, une
-sorte de litanie qui énumère, en l'occurrence, les grands rois de l'Occident que connaissait
l'auteur du poème.
106. Figure bien dans la Guôrûnarkviôa II strophe 19 quoique dans un ordre différent.
Le détail des cheveux bruns doit être relevé. Que les Vi:ilsungar ou quelqu'une des autres
familles qui sont impliquées dans cette histoire n'aient pas été Germains ou Scandinaves,
cela paraît probable, le détail des cheveux noirs ou bruns, assez peu communs dans le
monde germanique de l'époque, est souvent relevé, notamment par Snorri Sturluson.
107. La Guôrûnarkviôa II du Codex Regius a ici: «le long poisson de la bruyère». De
toute manière, le«long poisson de la bruyère des Haddingjar» est«l'épée des Haddingjar».
Ceux-ci, en vertu d'un mythe rapporté et par Snorri Sturluson et par Saxo Grammaticus,
sont certainement les souverains du royaume des mores. Reste à savoir ce que désigne l'épée
des mores. Il s'agit, bien entendu, d'un signe magique. On peut comprendre aussi que le
serpent venimeux est l'épée des morts.
108. Quant à «l'épi non tranché par le fer», il renvoie à une inscription runique, de
contenu évidemment magique, et qui n'a jamais reçu d'interprétation assurée, qui figure
sur la pierre d'Eggjum en Norvège (vers 800 après Jésus-Christ): «le soleil n'a pas lui et la
pierre n'a pas été taillée par le couteau.» Au lieu d'«entrailles» de bête, on peut lire
«gosier», ou «œsophage ». En tout état de cause, il est clair que cette strophe donne une
sorte de recette magique.
100 Sagas légendaires islandaises

29. Étaient à cette bière


maints maléfices mêlés:
herbes des bois de toutes sortes
et glands brûlés,
rosée de l'âtre,
entrailles sacrificielles,
foie de porc cuit
- cela apaisait les douleurs 109 •

Cela fait, quand ils se furent accordés, il y eut grande liesse.


Lorsqu'elle trouva Guôrun, Grimhildr dit: « Salut à toi, fille! Je te
donne de l'or et toutes sortes d'objets précieux de la part de ton père, des
anneaux de prix et des parures de lit de filles hunniques, les plus cour­
toises qui soient, pour compenser la perte de ton mari. Puis on te mariera
au roi Atli le puissant. Alors, tu régneras sur sa richesse. Ne rejette pas tes
parents à cause d'un seul homme, fais plutôt à notre requête.»
Guôrun répondit: « Jamais je n'épouserai le roi Atli, il ne nous sied pas
d'accroître notre famille.»
Grîmhildr répondit: « Ne pense plus à haine; et si tu as des fils, fais
comme si Sigurôr et Sigmundr étaient en vie.»
Guôrun dit: « Je ne puis cesser de penser à lui; il était plus éminent
que tous.»
Grimhildr dit: « Il te sera assigné d'épouser ce roi, sinon tu n'en épou­
seras aucun.»
Guôrun dit: ,< Ne m'offre pas ce roi, il ne sortira que du mal de cette
famille, et il maltraitera tes fils, cruelle vengeance s'exercera sur lui à cause
de cela.»
Ces propos fâchèrent Grîmhildr pour ses fils et elle dit: « Fais comme
nous le demandons, et pour cela, tu auras grande estime ainsi que notre
amitié, et ces lieux qui s'appellent Vinbjorg et Valbjorg.»
Ses propos avaient si grande vertu que force fut qu'ils s'accomplissent.
Guôrun dit: « Il faudra que cela s'accomplisse et pourtant cela va
contre mon gré, et cela ne sera guère pour la joie mais pour le deuil!»
Ensuite, ils enfourchèrent leurs chevaux, on mit leurs femmes dans des
chariots et ils allèrent, sept jours chevauchant, puis sept autres jours en
bateau, et sept jours encore par voie de terre, jusqu'à ce qu'ils arrivent à
une halle altière. Vint aux devants de Guôrun une grande foule et l'on

109. Même remarque qut: dans la note précédente in fine. La « rosée de l'âtre» est la
«suie».
Saga des Volsungar 101

prépara là un magnifique banquet comme il en avait été convenu aupara­


vant et il fut donné avec honneur et grande pompe. À ce banquet, Atli
célébra ses noces avec Guôrun. Mais jamais son humeur ne le porta à rire,
et leur vie commune ne fut guère joyeuse.

33. Atli invite chez lui les fils de Gjûki

On dit qu'une nuit, le roi Atli sortit de son sommeil. Il dit à Guôrun:
«J'ai rêvé, dit-il, que tu me frappais d'une épée. »
Guôrun interpréta ce rêve et dit que rêver de fer signifiait feu - « et
l'orgueil qui fait que tu te crois plus éminent que tous. »
Atli dit: «J'ai rêvé encore qu'avaient poussé ici deux baguettes d'osier,
et je voulais qu'on ne leur fit jamais aucun mal. Puis on les arracha avec
leurs racines, on les rougit dans le sang, on les porta sur le banc et on me
les offrit à manger. J'ai rêvé encore que deux faucons s'envolaient de mon
bras, affamés, et qu'ils mouraient. Il me sembla que l'on avait mêlé leurs
cœurs de miel et que j'en mangeais. Puis il me sembla que deux jolis
chiots se couchaient devant moi, hurlant fort, et que je mangeais leur
chair, quoique ce fût contre mon gré. »
Guôrun dit: « Ce ne sont pas de bons rêves, et ils se réaliseront. Tes fils
doivent être voués à mourir, et maintes choses pénibles vont nous arriver.
- J'ai rêvé encore que j'étais alité et que ma mort était résolue.»
Le temps passa et leur vie commune était froide. Le roi Atli réfléchit
alors à l'endroit où se trouvait tout cet or qu'avait possédé Sigurôr, mais
c'étaient le roi Gunnarr et son frère qui le savaient. Atli était un grand roi,
et puissant, sage et ayant beaucoup d'hommes: il prit leur conseil sur la
manière de procéder. Il savait que Gunnarr et les siens possédaient beau­
coup plus de bien que quiconque, sans comparaison, il prit alors le parti
d'envoyer des hommes trouver les frères et les inviter à un festin pour leur
faire honneur en maintes choses. Était à leur tête l'homme que l'on
nomme Vingi.
La reine sut qu'ils parlaient en privé et se douta qu'il devait y avoir ruse
contre ses frères. Guôrun grava des runes et elle prit un anneau d'or, y
noua un poil de loup et le remit aux messagers du roi. Puis ceux-ci s'en
allèrent selon l'ordre du roi. Avant de débarquer, Vingi vit les runes et les
tourna différemment, pour signifier que, par ces runes, Guôrun souhai­
tait qu'ils vinssent la trouver.
Ils arrivèrent à la halle du roi Gunnarr, on les accueillit bien et on leur
fit de grands feux. Ensuite, ils burent joyeusement la meilleure boisson.
Alors, Vingi dit: « Le roi Atli m'envoie ici, il aimerait que vous alliez
102 Sagas légendaires islandaises

chez lui en grand honneur, que vous acceptiez de lui grandes marques de
distinction, heaumes et écus, épées et broignes, or et vêtements de qualité,
troupes et chevaux, grandes et vastes terres, car il a déclaré que c'est à vous
qu'il accorderait le meilleur de son royaume. »
Gunnarr tourna la tête et dit à Hogni: « Que faire de cette invite? Il
nous offre grande puissance, mais je ne sais aucun roi qui possède autant
d'or que nous, car nous avons tout l'or qui se trouvait à Gnitaheiôr, et
nous avons de grands bâtiments remplis d'or, et des armes de taille et
toutes sortes d'armures. Je sais que mon cheval est le meilleur et mon
épée, la plus acérée, mon or, le plus glorieux. »
Hogni répondit: «Je m'émerveille de son invite, car il l'a rarement
faite, et il doit être inavisé d'aller le trouver; et je m'émerveille quand je
vois les trésors que le roi Adi nous a envoyés parce que j'ai vu un poil de
loup noué à un anneau d'or, il peut se faire que Guôrûn pense qu'il a pour
nous un cœur de loup et qu'elle ne veuille pas que nous y allions.»
Vingi lui montra alors les runes en disant que c'était Guôrûn qui les
avait envoyées.
Tout le monde alla dormir, mais eux, restèrent à boire avec quelques
hommes. Alors, la femme de Hogni, qui s'appelait Kostbera, la plus belle
des femmes, survint et examina les runes. La femme de Gunnarr s'appe­
lait Glaumvor, une femme imposante. Elles servaient à boire. Les rois
s'enivrèrent complètement.
Vingi s'en aperçut et dit: « Il n'y a pas à cacher que le roi Adi est fort
infirme et chargé d'années pour défendre son royaume, et ses fils sont
jeunes et capables de rien. Or il veut vous donner le pouvoir sur le
royaume tant qu'ils sont si jeunes, et il préférerait que ce soit vous qui en
jomss1ez. »
Il se trouvait, et que Gunnarr était très ivre, et qu'on lui offrait un
grand royaume, il ne put rien faire non plus contre son sort, promit de
faire l'expédition et le dit à Hogni, son frère.
Celui-ci répondit: « Il faut s'en remettre à ta décision et je t'accompa­
gnerai, mais je n'ai pas envie de faire cette expédition. »

34. Des rêves de Kostbera

Quand les hommes eurent bu tout leur soûl, ils allèrent dormir. Kost­
bera entreprit de regarder les runes, elle épela les lettres et vit qu'il y avait
en-dessous autre chose de gravé et que les runes étaient falsifiées. Elle par­
vint tout de même à comprendre grâce à sa sagacité. Après cela, elle alla au
lit auprès de son mari.
Saga des Volsungar 103

Quand ils se réveillèrent, elle dit à Hogni: «Tu as l'intention de partir


et c'est inavisé. Attends une autre fois, il faut que tu ne sois pas habile à
interpréter les runes s'il te semble qu'elle t'a invité cette fois, ta sœur. Moi
j'ai interprété ces runes, et je m'émerveille qu'une femme aussi sage s'y soit
mal prise pour graver, car on dirait, à lire ce qu'il y a en-dessous, qu'il y va
de votre mort, et c'est de deux choses l'une: ou bien elle a oublié une
lettre, ou bien d'autres les ont falsifiées. Et maintenant, entends mon
rêve: j'ai rêvé que je voyais couler ici une rivière, plutôt forte, et elle bri­
sait les poutres de la halle.»
Il répondit: «Vous autres femmes êtes souvent mal intentionnées, et je
ne suis pas d'humeur à me conduire mal envers les gens, à moins que ce
ne soit mérité. Il nous fera bel accueil.»
Elle dit: « Vous en ferez l'épreuve, mais amitié ne doit pas accompa­
gner cette invite. J'ai rêvé encore qu'une autre rivière coulait ici, grondant
affreusement et brisant toutes les estrades dans la halle, et elle vous brisait
les jambes, à vous, les deux frères, il faut que cela signifie quelque chose.»
Il répondit: « Il doit y avoir des prairies là où tu as cru voir la rivière,
car lorsque l'on marche dans les prés, les graines du foin s'accrochent à
nos jambes.
- J'ai rêvé, dit-elle, que ton manteau brûlait et qu'il mettait le feu à
toute la halle. »
Il répondit: «Je sais bien ce que c'est: il y a nos habits ici, fraîchement
teints, et c'est eux qui brûlaient là où tu crus voir mon manteau 110•
- J'ai cru voir entrer ici un ours, dit-elle, il brisa le trône du roi en agi­
tant les pattes de telle façon que nous eûmes tous peur, il nous tenait tous
en même temps dans la gueule si bien que nous étions impuissants et
grande terreur en résultait.»
Il répondit: « Il va venir une grande tempête là où tu as cru voir un
ours blanc.
- Il m'a semblé voir entrer un aigle, dit-elle, qui longea la halle et
m'aspergea de sang ainsi que nous tous, et cela doit présager malheur, car
il m'a semblé que c'était le double du roi Atli 111• »
Il répondit: « Souvent nous abattons du bétail en quantité et pour
notre plaisir, et qui rêve d'aigle, cela signifie bœuf, et Atli doit nous en
vouloir de tout son cœur.»
Et ils cessèrent ces propos.

11O. Il veut dire quel'on vient deles teindre en pourpre.


111. J'ai traduit par «double» le mot hamr* que comportele texte. Laigle est le hamr
d'Atli.
104 Sagas légendaires islandaises

35. Les Gjukungar rendent visite à Atli

De Gunnarr, il faut raconter maintenant qu'il en alla de même pour


lui: quand ils se réveillèrent, Glaumvor, sa femme, dit ses nombreux
rêves qui lui semblaient devoir amener vraisemblablement trahison, mais
Gunnarr les interpréta tous en sens inverse.
« En voici un, dit-elle: il me sembla qu'une épée ensanglantée était
apportée ici, dans la halle, et tu en fus transpercé, et des loups hurlaient à
chaque extrémité de cette épée.»
Le roi répondit: «C'étaient de petits chiens qui voulaient me mordre;
armes teintées de sang signifient souvent chiens qui aboient. »
Elle dit: « Il me sembla encore que des femmes entraient, elles étaient
sinistres et elles te choisissaient pour mari. Peut-être que ce sont tes dises112• »
Il répondit: « Voici qui est difficile à interpréter, on ne peut se garder
contre sa destinée et il n'est pas improbable que ma vie soit de courte
durée.»
Le matin, ils se levèrent et voulurent partir, mais certains les en dissua­
daient.
Puis Gunnarr dit à l'homme qui s'appelait Fjornir: « Debout, et
donne-nous à boire d'un grand vaisseau de bon vin, car il se peut que ce
soit notre dernier festin; et maintenant, si nous mourons, le vieux loup va
se procurer l'or et cet ours-là ne se privera pas de mordre de ses crocs. »
Puis toute la troupe les accompagne en chemin, en pleurant. Hogni
dit: «Au revoir, et bonne chance.»
La plus grande partie de leur troupe demeura. Sôlarr et Snaevarr, les fils
de Hogni, les accompagnèrent ainsi qu'un grand champion qui s'appelait
Orkningr. C'était le frère de Bera. Leurs gens les accompagnèrent jus­
qu'aux bateaux, et tous les dissuadaient de faire ce voyage, mais rien n'y fit.
Alors Glaumvor dit: « V ingi, bien probable qu'un grand malheur
résulte de ta venue, de grands évènements vont se produire pendant ton
voyage. »
Il répondit: «Je jure que je ne mens pas et que me prennent la haute
potence et tous les mauvais esprits si j'ai dit un mot mensonger.» Et il
n'épargna guère les propos de ce genre.
Alors Bera dit: «Au revoir, et bonne chance.»
Hogni répondit: « Soyez joyeux, quoi qu'il nous arrive.»
Là se séparèrent leurs destinées. Puis ils ramèrent si ferme et par grande
force que la quille se détacha presque à moitié de leur bateau. Ils sou-

l 12. Voir disir'. Elles ont ici leur valeur fatidique proprement fatale.
Saga des Volsungar 105

quaient si ferme sur les rames, se renversant fortement en arrière, que poi­
gnées et tolets se brisaient. Quand ils accostèrent, ils n'amarrèrent pas
leurs bateaux. Puis ils montèrent un moment leurs bons chevaux par la
sombre forêt. Ils virent alors le palais du roi. Ils entendirent grand
vacarme venant de là, et fracas d'armes, et ils y virent foule d'hommes et
grands préparatifs qu'ils faisaient, toutes les portes de la forteresse étaient
pleines de monde. Ils chevauchèrent jusqu'à la forteresse: elle était fer­
mée. Hogni brisa le portail et ils entrèrent.
Alors Vingi dit: « Il aurait sans doute mieux valu que tu ne fasses pas
cela, attendez ici pendant que je vais vous chercher du bois de potence. Je
vous ai prié gentiment de venir ici, mais fausseté se mussait par-dessous. Il
ne va pas falloir attendre longtemps pour que vous soyez pendus. »
Hogni répondit: « Nous n'allons pas céder devant toi, je ne vois pas
que nous reculions là où des hommes combattent, et il ne t'aura servi à
rien de nous effrayer, mal va t'en prendre. »
Le précipitèrent ensuite et le rossèrent à mort du talon de leurs haches.

36. De la bataille

Ils chevauchèrent alors jusqu'à la halle du roi. Le roi Atli disposa sa


troupe en ordre de bataille, les rangs s'incurvaient de telle sorte qu'il y
avait une barrière entre eux.
« Soyez les bienvenus chez nous, dit-il, remettez-moi tout cet or qui
nous revient, cet argent que possédait Sigurôr et que possède maintenant
Guôrun. »
Gunnarr dit: «Jamais tu n'auras ce bien, et il va te falloir affronter des
hommes valeureux avant que nous laissions la vie si tu nous proposes
guerre. Possible que ce soit à l'aigle et au loup que tu donnes magnifique­
ment ce banquet et par minablerie petite.
- Il y a longtemps que j'avais dans l'idée, dit Atli, d'attenter à votre
vie, de régner sur l'or et de vous faire payer l'acte infamant que vous avez
commis en trahissant le meilleur de votre parentèle, et je vais le venger. »
Hogni répondit: « Il ne vous servira à rien de vous attarder longue­
ment à ces propos, vous n'êtes prêts en rien. »
Alors éclata rude bataille et il y eut d'abord grêle de traits. La nouvelle
en parvint à Guôrun. Ce qu'apprenant, elle devint féroce et rejeta son
manteau. Après quoi, elle sortit, salua les arrivants, embrassa ses frères leur
manifestant grand amour, et ce fut leur dernière salutation.
Alors elle dit: «Je pensais avoir trouvé un moyen pour que vous ne
veniez pas, mais nul ne peut rien contre son destin. »
106 Sagas légendaires islandaises

Et elle dit encore: « Servira-t--il à quelque chose de rechercher des


conciliations? »
Ils refusèrent tous carrément.
Elle vit que l'on maltraitait ses frères; entendit s'endurcir, passa une
broigne, prit une épée, combattit avec ses frères, se porta de l'avant
comme le plus vaillant des hommes, tout le monde dit unanimement que
l'on ne vit guère plus rude défense que là où elle était. Il y eut alors grande
hécatombe, l'ardeur des frères l'emportait sur tout le reste. La bataille
dura longtemps, jusqu'au milieu du jour. Gunnarr et Hogni rompirent les
rangs du roi Atli et l'on dit que toute la plaine était baignée de sang. Les
fils de Hogni progressaient rudement.
Le roi Atli dit: « Nous avons une grande troupe, et belle, et de grands
champions, mais voici que beaucoup des nôtres sont abattus et nous
avons à revaloir bien du mal, vous avez tué dix-neuf de mes champions et
il n'en reste qu' onze.»
Il y eut une pause dans la bataille. Alors le roi Atli dit: « Nous étions
quatre frères et voici que je demeure seul. Grande parentèle m'était échue
et je pensais que c'était pour mon renom. J'avais une femme belle et sage,
magnanime, et le cœur rude, mais je ne puis jouir de sa sagacité, car nous
fûmes rarement d'accord. Voici que vous avez occis beaucoup de mes
parents et m'avez dépourvu de mon royaume et de mon bien, occis ma
sœur et c'est ce qui m'afflige le plus.»
Hogni dit: « Pourquoi mentionner cela? Vous fûtes les premiers à
rompre la paix. Tu pris ma parente et la fis mourir de faim, l'assassinas et
pris l'argent, cela n'avait rien de royal et je trouve risible de t'entendre
exalter ton chagrin, et je remercierai les dieux si tout va mal pour toi.»

37. Meurtre des Gjukungar

Le roi Atli excita alors sa troupe à faire une rude attaque, à se battre
véhémentement; les Gjûkungar attaquent si ferme que le roi Atli se replia
dans sa halle; ils combattent maintenant à l'intérieur et la bataille est des
plus rudes. Elle coûta beaucoup de vies et se termina de telle sorte que
tomba toute la troupe des frères, si bien qu'il ne resta qu'eux deux, mais
auparavant, maint homme avait péri sous leurs armes.
On tomba alors sur le roi Gunnarr: en raison de la supériorité du
nombre, on s'empara de lui et il fut mis aux fers. Ensuite, Hogni combat­
tit par grande vaillance et courage et abattit vingt des plus grands cham­
pions du roi Atli. Il en repoussa beaucoup dans le feu qui brillait là, dans
la halle. Tous sont d'accord sur une chose: on voit rarement pareil
Saga des Volsungar 107

homme. Pourtant, pour finir, il fut accablé par le nombre et on s'empara


de lui.
Le roi Atli dit: «C'est grande merveille de voir combien d'hommes ont
péri devant lui. Qu'on lui tranche le cœur et que ce soit sa mort. »
Hogni dit: «À votre guise. Joyeusement j'attendrai ici ce que vous
voulez faire et tu vas comprendre que mon cœur ne craint point, j'ai été
ardent à supporter des épreuves tant que je n'étais pas blessé. Or à présent,
nous sommes fort blessés, à toi de décider seul de nos démêlés. »
Alors, un conseiller du roi Atli dit: «Je vois mieux à faire: prenons plu­
tôt l'esclave Hjalli et épargnons Hogni. Cet esclave est fait pour mourir.
Plus il vivra longtemps, plus misérable il sera. »
L'esclave entendit et cria fort, il s'enfuit en courant là où il pensait
trouver espoir de refuge, disant qu'on lui faisait mauvais sort à cause de
leurs hostilités et de leur méchanceté, c'était un bien mauvais jour que
celui où il devrait mourir privé de sa bonne chère et de la garde de ses
cochons. Ils se saisirent de lui et portèrent sur lui le couteau. Il cria fort
avant de sentir la pointe.
Alors Hogni dit, comme il arrive à bien peu quand ils sont dans
l'épreuve: il intercéda pour qu'on laisse l'esclave en vie, disant qu'il ne
supportait pas d'entendre ses criailleries et qu'il se plairait à en finir avec
ce jeu. L'esclave se réjouit et accepta la vie.
On les mit alors tous deux aux fers, Gunnarr et Hogni. Le roi Atli
demanda au roi Gunnarr de dire où était l'or s'il voulait recevoir la vie.
Il répondit: «D'abord, il faut que je voie le cœur de Hogni, mon frère,
ensanglanté. »
Alors, ils saisirent l'esclave une deuxième fois, lui tranchèrent le cœur
et le portèrent au roi Gunnarr.
Il répondit: « On peut voir ici le cœur de Hjalli le couard, il n'est pas
semblable au cœur de Hogni le brave, car voici qu'il tremble fort, et il
tremblait deux fois plus quand il était dans sa poitrine. »
Alors, sur l'incitation du roi Atli, ils allèrent à Hogni et lui tranchèrent
le cœur. Sa valeur était si grande qu'il rit pendant qu'il souffrait ce tour­
ment, tous s'émerveillèrent de son courage et on l'a conservé en mémoire
depuis. Ils montrèrent à Gunnarr le cœur de Hogni.
Il répondit: « On peut voir ici le cœur de Hogni le brave, il n'est pas
semblable au cœur de Hjalli le couard, car il ne frémit guère maintenant,
et moins encore quand il était dans sa poitrine. Et tu vas, Atli, perdre la
vie tout comme nous périssons à présent. Or maintenant, je suis seul à
savoir où est l'or, Hogni ne le dira pas, je n'en étais pas assuré tant que
nous vivions tous les deux, mais à présent, je suis seul à en décider. Le
Rhin gouvernera l'or avant que les Huns s'en emparent. »
108 Sagas légendaires islandaises

Le roi Atli dit: « Emportez le pr1sonnier.» Et c'est ce qui fut fait.


Guêlrûn convoqua des hommes, alla trouver Atli et dit: « Malheur sur
vous maintenant, selon la façon dont tu as tenu parole envers moi et
Gunnarr.»
On mit alors le roi Gunnarr dans une fosse aux serpents. Il y avait là
force serpents, et il avait les mains fermement liées. Guêlrûn lui envoya
une harpe et il montra son savoir en jouant de la harpe avec grand art,
pinçant les cordes avec ses orteils, et il joua si bien, si éminemment que
rares étaient ceux qui estimaient avoir entendu jouer pareillement avec
les mains; il joua de la sorte jusqu'à ce que tous les serpents s'endormi­
rent, hormis une vipère grande et hideuse qui rampa vers lui et enfouit la
gueule jusqu'à ce qu'elle le frappe au cœur, il y laissa la vie par grande
vaillance.

38. Vengeance de Gulfrun

Le roi Atli estima avoir remporté grande victoire, il dit à Guêlrûn, non
sans quelque moquerie ou vantardise: « Guêlrûn, à présent tu as perdu tes
frères et c'est toi-même qui es en cause.»
Elle répondit: « Il te plaît de proclamer ces meurtres devant moi, mais
il se peut que tu t'en repentes quand tu éprouveras ce qui suivra, et de
tout ce que j'ai, ce qui vivra le plus longtemps est le souvenir de ta
cruauté, et tu ne t'en trouveras pas bien tant que je vivrai.»
Il répondit: « Nous allons nous réconcilier: je veux compenser la perte
de tes frères par de l'or et des objets de prix, à ton gré.»
Elle répondit: « Longtemps j'ai été difficile à traiter, et cela pouvait se
supporter tant que Hogni vivait. Mais tu ne compenseras jamais la perte
de mes frères de sorte que je sois consolée; pourtant, nous autres femmes,
nous devons souvent notre pouvoir à votre puissance; maintenant, tous
mes frères sont morts et tu es seul à gouverner avec moi. C'est pourquoi je
choisis de faire faire un grand festin, je veux célébrer les funérailles de mes
frères et aussi celle de tes parents.»
Elle se fit donc joyeuse en paroles bien qu'elle fût mise à l'épreuve par­
dessous; lui, était crédule et fit confiance à sa parole, puisqu'elle se faisait
légère en propos. Guc'lrûn fit donc le festin de funérailles pour ses frères, et
de même, le roi Atli pour ses hommes et ce banquet fut fort magnifique.
Or Guc'lrûn réfléchissait à ses chagrins et méditait d'infliger au roi
quelque grande honte. Le soir, elle attira les fils qu'elle avait du roi Atli
alors qu'ils jouaient dans la pièce. Les garçons s'attristèrent, demandant ce
qu'ils devaient faire.
Saga des Volsungar 109

Elle répondit: « Ne demandez rien. Vous devez tous deux être mis à
mort. »
Ils répondirent: «Tu feras de tes enfants ce que tu voudras. Personne
ne te l'interdira. Mais honte à toi de faire cela. »
Puis elle leur trancha le cou. Le roi demanda où étaient ses fils.
Guôrûn répondit: «Je te le dirai pour réjouir ton cœur: tu nous as
causé grand deuil quand tu tuas mes frères. Maintenant, écoute ma
parole: tu as perdu tes fils, leurs crânes sont ici montés en coupes, et tu
viens de boire leur sang mêlé à du vin. Puis j'ai pris leurs cœurs et les ai
rôtis sur une branchette, et tu les as mangés. »
Le roi Atli répondit: «Cruelle tu es, qui as assassiné tes fils et m'as
donné leur chair à manger, et tu ne mets pas grande distance entre chacun
de tes méfaits. »
Guôrûn dit: « Ma volonté serait de t'infliger de grandes hontes, on ne
se conduit jamais assez mal envers un tel roi.»
Le roi dit: « Il n'y a pas d'exemple que l'on puisse faire pis que toi, il y
a grande sottise en de telles brutalités, tu mériterais d'être brûlée sur un
bûcher après avoir été lapidée, tu aurais alors ce que tu t'es donné tant de
peine à obtenir. »
Elle répondit: «C'est pour toi-même que tu prophétises cela, moi, une
autre mort m'écherra.»
Et ils se tinrent maints propos de haine.
Hogni laissait un fils qui s'appelait Niflungr. II avait grande haine pour
le roi Atli et dit à Guôrûn qu'il voulait venger son père. Elle en fut satisfaite
et ils tinrent conseil. Elle dit que ce serait grande chance si cela se faisait. Le
soir, quand le roi eut fini de boire, il alla au lit; quand il fut endormi,
Guôrûn survint avec le fils de Hogni. Guôrûn prit une épée et en frappa le
roi Atli à la poitrine. Ils exécutèrent cela tous les deux, elle et le fils de Hi:igni.
Le roi se réveilla sous cette blessure et dit: « Ici, nul besoin de panse­
ment ou d'onguent, qui m'a fait cette blessure? »
Guôrûn dit: «C'est moi qui en suis cause pour une part, et le fils de
Hogni pour une autre part.»
Le roi Adi dit: « Il ne te seyait pas de faire cela, bien qu'il y eût quelque
cause, tu me fus donnée en mariage sur le conseil de tes parents et je t'ai
versé un douaire, trente excellents chevaliers et des vierges honorables, et
beaucoup d'hommes encore, pourtant, tu ne te déclaras pas satisfaite que
tu ne gouvernes les terres qu'avait possédées le roi Buôli, et tu as souvent
laissé ta belle-mère dans les larmes.»
Guôrûn dit: « Maintes choses non véridiques tu as dites et je n'en ai
cure; souvent, je fus difficile de caractère, mais tu as grandement fait pour
accroître cela. Il y a souvent eu grand tumulte ici, dans ton enclos, parents
110 Sagas légendaires islandaises

et amis se sont souvent battus, tout était objet de querelle et la vie était
meilleure quand j'étais avec Sigurôr, nous tuions des rois et nous appro­
priions leurs biens, faisant trêve à ceux qui le voulaient, des chefs se sou­
mettaient à nous et nous laissions puissant celui qui le voulait. Puis nous
l'avons perdu, et ce fut peu de chose que de porter le nom de veuve, mais
ce qui m'affligea le plus fut de venir chez toi, moi qui avais épousé le
meilleur des rois, mais toi, tu n'es jamais sorti de la bataille que tu n'aies
eu la moindre part. »
Le roi Atli répondit: « Ce n'est pas vrai, et de telles représentations
n'amélioreront le lot ni de l'un ni de l'autre, car nous voici réduits à rien.
Agis maintenant honorablement pour moi et fais ensevelir mon cadavre
glorieusement. »
Elle dit: « Oui, je te ferai enterrer honorablement, je te ferai faire une
tombe décente, t'ensevelirai dans de beaux linges et veillerai à tous tes
besoins. »
Après cela, il mourut. Elle fit comme elle l'avait promis. Puis elle fit
bouter le feu à la halle. Et quand la garde se réveilla vers la fin de la nuit, les
hommes ne voulurent pas subir le feu, ils s'entretuèrent et reçurent ainsi la
mort. S'acheva là la vie du roi Atli et de toute sa hirô. Guôrun ne voulut
pas vivre après cet acte, mais son dernier jour n'était pas encore venu.
Les Volsungar et les Gjukungar ont été, à ce que l'on dit, les plus intré­
pides et les plus puissants, c'est ce qu'il est dit dans tous les anciens
poèmes. Et maintenant, une fois passés ces événements, s'apaisa de la
sorte cette guerre.

39. Le roi ]onakr épouse Guôrun

Guôrun avait eu de Sigurôr une fille qui s'appelait Svanhildr. C'était


la plus belle des femmes et elle avait le regard perçant comme son père, de
sorte que bien peu osaient la regarder sous les sourcils. Par la beauté, elle
tranchait autant sur les autres femmes que le soleil sur les autres corps
célestes.
Guôrun alla un jour à la mer, prit dans ses bras une pierre, s'avança
dans les flots, voulant se mettre à mort. Alors, de grosses vagues l'empor­
tèrent par la mer et elle fut transportée par leur aide pour arriver finale­
ment à la forteresse du roi Jônakr. C'était un puissant roi et il avait
quantité d'hommes. Il épousa Guôrun. Leurs enfants furent Hamoir,
Sorli et Erpr. Svanhildr fut élevée là.
Saga des Volsungar 111

40. De ]ormunrekr et Svanhildr

Il y a un roi qui s'appelait Jormunrekr. C'était un puissant roi en ce


temps-là. Son fils s'appelait Randvér.
Le roi héla son fils et lui dit: «Je vais t'envoyer porter un message au
roiJonakr, avec mon conseiller qui s'appelle Bikki. Est élevée là Svanhildr,
fille de Sigurêlr Meurtrier de Fafnir, la plus belle fille qui soit sur terre, que
je sache. C'est elle que je voudrais épouser avant tout, tu la demanderas en
. .
manage pour m01.»
Il dit: «Je suis tenu, sire, de transmettre votre message » , fit préparer
honorablement leur expédition. Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent chez
le roi Jonakr, virent Svanhildr, apprécièrent beaucoup sa beauté.
Randvér demanda à parler au roi et dit: « Le roi Jormunrekr veut vous
offrir sa parenté par alliance. Il a entendu parler de Svanhildr et veut se la
choisir pour femme, il n'est pas sûr qu'elle soit donnée à un homme plus
puissant que lui. »
Le roi dit que c'était un parti estimable et très renommé. Guèlrun dit:
« Instable de s'en remettre au destin, il peut faillir.»
Et sur les instances du roi, étant donné tout ce qui en dépendait, la
chose fut résolue et Svanhildr se rendit au bateau avec une honorable
escorte et siégea à l'avant près du fils du roi.
Alors, Bikki dit à Randvér: « Il siérait que ce fût vous qui possédiez une
si belle femme, mais pas un vieil homme.»
Cela fut bien du goût de Randvér qui parla fort suavement à Svan­
hildr, et elle à lui; ils accostèrent et allèrent trouver le roi.
Bikki dit: « Il sied, sire, de savoir ce qui se passe, tout difficile que ce
soit de le proclamer: il s'agit du fait que, par artifice, ton fils s'est pleine­
ment épris de Svanhildr, et elle est sa concubine, ne laisse pas une telle
chose impunie.»
II lui avait déjà donné maint mauvais conseil mais celui-là fut décisif
Le roi écouta ses insinuations perfides. Il ne sut tempérer son courroux et
dit qu'il fallait se saisir de Randvér et l'attacher à la potence. Lorsque l'on
mena Randvér au gibet, il prit un faucon, le dépouilla de toutes ses
plumes et dit de le montrer à son père.
Quand le roi le vit, il dit: « On voit par là qu'il pense que je suis
dépourvu d'honneur comme le faucon de ses plumes» ... et il ordonna de
l'enlever de la potence. Mais Bikki s'en était occupé dans l'intervalle, et il
était mort.
Bikki dit encore: «Contre personne, tu n'as plus de griefs à venger que
contre Svanhildr. Fais-la mourir dans la honte. »
Le roi répondit: «C'est ce que nous ferons. »
112 Sagas légendaires islandaises

Puis elle fut ligotée à la porte de la forteresse et des chevaux furent


lâchés pour la fouler aux pieds. Mais dès qu'elle ouvrait les yeux, les che­
vaux n'osaient pas la fouler aux pieds. Ce que voyant, Bikki dit qu'il fal­
lait lui tirer un sac sur la tête, et c'est ce qui fut fait; ensuite, elle perdit
la vie.

41. Guorûn excite ses fils

Guôrûn apprit alors la mort de Svanhildr et dit à ses fils: « Pourquoi


restez-vous là si tranquilles, à tenir des propos joyeux, alors que Jormun­
rekr a fait tuer votre sœur et l'a fait fouler aux pieds des chevaux, par
déshonneur? Vous n'avez pas un caractère semblable à Gunnarr ou
Hogni. Eux, ils auraient vengé leur parent.»
Hamôir répondit: «Tu ne louas guère Gunnarr et Hogni quand ils
tuèrent Sigurôr et que tu fus rougie de son sang, et tes frères furent mal
vengés quand tu tuas tes fils; il ne nous siérait pas aussi mal de tuer
ensemble le roi Jormunrekr. Mais nous ne supporterons pas des sarcasmes
tant on nous excite durement. »
Guôrûn alla en riant leur donner à boire dans de grands vaisseaux.
Après cela, elle choisit pour eux de grandes broignes et bonnes, et tous les
autres armements.
Alors Hamôir dit: «Nous nous quitterons ici pour la dernière fois, tu auras
des nouvelles de nous et célèbreras nos funérailles, à nous et à Svanhildr.»
Puis ils s'en allèrent. Mais Guôrûn alla à son pavillon, de chagrin, et
dit: «À trois hommes, je fus mariée, d'abord à Sigurôr meurtrier de Fâfnir,
et il fut trahi, et ce me fut le plus grand deuil. Ensuite, je fus donnée au roi
Atli mais mon cœur fut si cruel pour lui que dans mon chagrin, j'ai tué nos
fils. Ensuite, j'allai par la mer, et ses vagues me portèrent à terre et je fus
donnée à ce roi. Puis je mariais Svanhildr loin de ce pays, avec grande
richesse, et, après Sigurôr, ce rn' est le plus amer de mes chagrins, c'est
qu'elle ait été foulée aux pieds des chevaux. Mais ce qui me fut le plus
cruel, c'est que Gunnarr ait été mis dans la fosse aux serpents, et le plus
dur, quand on trancha le cœur de Hogni, et il vaudrait mieux que Sigurôr
vînt à ma rencontre et que je rn' en aille avec lui. Il ne me reste plus fils ni
fille pour me consoler. Rappelle-toi, Sigurôr, ce que nous dîmes quand
nous montâmes dans un même lit: que tu viendrais me rendre visite et
m'attendrais dans la mort.»
Et là se terminent ses lamentations.
Saga des Volsungar 113

42. Meurtre d'Erpr et mort de Sorli et de Hamoir

Il faut dire maintenant des fils de Guorun qu'elle avait préparé leurs
armures de telle sorte que le fer ne mordait pas dessus: elle leur demanda
de ne pas se laisser blesser par des pierres ou autres choses lourdes, disant
que s'ils ne le faisaient pas, cela leur ferait tort.
Quand ils se furent mis en route, ils rencontrèrent leur frère, Erpr, et
lui demandèrent quelle aide il leur apporterait.
Il répond: «Je vous aiderai comme la main aide le bras, ou le pied la
jambe.»
Ils trouvèrent ces propos fallacieux et le tuèrent. Puis il poursuivirent
leur route, mais quelque temps après, Hamoir trébucha, se rattrapa sur
une main et dit: « Erpr doit avoir dit vrai: je serais tombé si je ne m'étais
rattrapé sur la main. »
Peu après, c'est Séirli qui trébuche; il jette la jambe en avant, parvient
à rester debout et dit: «Je serais tombé si je ne m'étais rattrapé sur les deux
pieds.»
Ils dirent alors qu'ils avaient méfait envers Erpr, leur frère. Ils allèrent
jusqu'à ce qu'ils arrivent chez le roi Jéirmunrekr, se présentèrent à lui et
l'attaquèrent séance tenante. Hamoir lui trancha les deux bras et Séirli, les
deux pieds.
Alors Hamoir dit: « La tête eût été tranchée si Erpr, notre frère, avait
été vivant, lui que nous tuâmes sur le chemin, et nous nous en sommes
aperçus trop tard. » Comme il est dit:

30. Tranchée eût été la tête,


Erpr eût-il vécu,
notre frère le vaillant
que tuâmes en route.

Ils méprisèrent la recommandation de leur mère, en ce qu'ils se batti­


rent avec des pierres. Voilà qu'on les attaque, ils se défendirent bien et
vaillamment, faisant tort à maint homme: le fer ne mordait pas sur eux.
Alors survint un homme de haute taille, fort âgé et borgne, qui dit:
« Vous n'êtes pas avisés, qui ne savez pas donner la mort à ces hommes. »
Le roi répond: « Donne-nous un con,eil pour y parvenir, si tu le sais.»
Il dit: « Faites-les périr à coups de pierres. »
C'est ce qui fut fait, de toutes parts, les pierres volèrent sur eux et cela
fut la fin de leurs jours.
SAGA DE HERVÔR
ET DU ROI HEIDREKR

Hervarar saga ok Heilfreks konungs


Composée au Xll! e siècle mais reposant sans le moindre doute sur des assises bien plus
anciennes, cette saga fascinante se fonde sur des faits authentiques selon toute vrai­
semblance. Sa structure est originale: elle part de poèmes fort anciens dont le premier,
hautement imprégné de magie, rapporte l'histoire d'une vierge guerrière, Hervor, qui
extorque de force à son père, Angantjr, mort et inhumé sous un tertre, la célèbre épée
Tyrfingr - geste gravement fatidique qui entraînera le malheur sur tout S()n lignage:
nous sommes en domaine got. Le deuxième, les Énigmes de Gescumblindi (ou
Énigmes de Heiôrekr), obéit à un genre fort prisé du Moyen Âge tout en retrouvant
le principe de certains grands poèmes mythologiques de /Edda. Le troisième ou
Hloôskviôa se fait l'écho d'un formidable affrontement qui a opposé les Cots aux
Huns, quelque part dans les Carpathes ou du côté de la mer Noire, vers le IV siècle. Il
serait difficile de révoquer en doute la réalité des événements dont ces poèmes, le der­
nier surtout, sont de claires réminiscences. L'intérêt tient aussi à la manière très habile
dont l'auteur est parvenu à fondre les informations qu'il tirait de poèmes antiques, de
motifi narratifi populaires, l'épée Tyrfingr au nom hautement symbolique pourrait
servir de lien entre ces éléments. La popularité de ce texte se démontre encore au fait
qu'on retrouve bon nombre de ses thèmes dans la Saga d'Oddr aux Flèches - qui
figure dans le présent ouvrage - et la Geste des Danois (vers 1200), du Danois Saxo
Grammaticus. La critique moderne se plaît à voir dans cette saga une illustration sans
équivoque du rôle majeur du Destin, tout-puissant souverain de ce monde. Hervor le
défie chez les morts, Heilfrekr le force chez les dieux, Hlolfr l'affronte à jàce d'homme
et, bien entendu, c'est lui qui prévaudra.

Cette saga a déjà été publiée par Berg International, Paris, 1988.
1. D'Arngrimr et de sesfils

l y avait un roi de Garôarîki qui s'appelait Sigrlami. Sa fille, Eyfura,


I était la plus belle des femmes. Ce roi s'était approprié, chez les nains,
l'épée Tyrfingr 1 ; c'était la plus acérée de toutes les épées, et chaque fois
qu'elle était brandie, il en jaillissait de la lumière comme si c'était un
rayon de soleil. Jamais elle ne pouvait être dégainée, qu'elle ne commît
meurtre d'homme, et toujours elle rentrait au fourreau toute chaude de
sang. Il n'y avait être vivant, homme ou bête, qui pût vivre un jour
davantage, s'il recevait blessure d'elle, qu'elle fût grande ou petite. Jamais
elle n'avait manqué son coup, jamais elle ne s'était arrêtée avant de tou­
cher terre, et celui qui la portait dans la bataille devait obtenir la victoire
s'il combattait avec elle. Cette épée est renommée dans toutes les
anciennes sagas.
Il y avait un homme qui s'appelait Arngrîmr; c'était un viking*
renommé. Il se rendit à l'est en Garôarîki, s'attarda un moment chez le roi
Sigrlami et fut fait chef de sa garde personnelle; il dut s'occuper à la fois
du pays et des sujets, parce que le roi était devenu vieux.
Arngrîmr devint alors un si grand chef que le roi lui donna sa fille en
mariage, et en fit l'homme le plus important de son royaume. Il lui donna
alors l'épée Tyrfingr. Puis le roi se retira, et on ne dit rien de plus de lui.
Arngrîmr s'en alla avec sa femme, Eyfura, au nord, jusqu'à son patri­
moine, et s'arrêta dans l'île de B6lmr2 . Ils eurent douze fils. Laîné et le

1. Tyrfingr est un des «personnages» principaux de ce texte. D'un bout à l'autre de


notre saga, il s'agit d'une épée merveilleuse. Son nom fait problème, tyr- pouvant renvoyer
à tjorr, «le glaive», «la lance», mais aussi à torf(«le gazon», «la tourbe») qui impliquerait
l'idée d'un objet enterré (puisqu'il faudra la retirer d'un tertre funéraire). Toutefois, il y a
longtemps que l'on a fait remarquer que le nom peut s'appliquer à une importante tribu
des Gots, les Tervingi («habitants de la forêt»?) q..;i désigneraient les Wisigots de l'Europe
du Sud-Ouest, par opposition aux Greutingi (que l'on retrouvera dans le surnom de
Gizurr Grytingalidi). En ce cas, l'auteur de la saga aurait fait une erreur de lecture et d'in­
terprétation. En tout état de cause, Tyrfingr, épée ou tribu, a une valeur puissamment
symbolique: c'est l'apanage d'une tribu des Gots. Garôarîki désigne la Russie.
2. B6lmr est, ou bien B6lmr dans le Hâlogaland, dans le nord de la Norvège, ou bien
l'île appelée aujourd'hui Bolmsii, dans le lac Bolmen, en Suèdt: australe.
120 Sagas légendaires islandaises

plus renommé s'appelait Angantyr3 , le second, Hji:irvarôr, le troisième,


Hervarôr, le quatrième, Hrani, et il y en avait deux qui s'appelaient
Haddingr; on n'en nomme pas d'autres. Tous, ils étaient berserkir*, si
forts et si grands champions qu'ils ne voulaient jamais se rendre en expé­
dition guerrière à plus de douze, et il n'arrivait jamais qu'ils n'obtinssent
victoire à la bataille. Pour cela, ils devinrent renommés par tous les pays,
et il ne se trouva pas de roi qui ne leur accordât tout ce qu'ils voulaient.

2. Le vœu de Hjorvarôr

Il arriva qu'une fois, la veille de ]of*, 1'on dut faire des vœux, les plus
solennels possibles, comme c'est la coutume. Alors, les fils d'Arngrîmr
firent des serments. Hjorvarôr fit le vœu d'épouser la fille d'Ingjaldr, roi
des Suédois, cette femme qui était renommée en tous pays pour sa beauté
et ses talents, ou de n'épouser personne d'autre.
Ce printemps même, les frères se mirent en route tous les douze et arri­
vèrent à Uppsalir; ils se présentèrent à la table du roi: sa fille était assise
auprès de lui. Alors, Hjorvarôr dit au roi l'objet de sa venue et son vœu, et
tous ceux qui se trouvaient là écoutaient. Hji:irvarôr prie le roi de lui dire
sans tarder quel serait le fruit de son voyage. Le roi réfléchit à cette affaire,
il sait à quel point les frères sont gens importants et d'excellent lignage.
À cet instant, s'avance devant la table du roi cet homme qui s'appelait
Hjalmarr au Grand Cœur, et il lui dit: « Sire roi, rappelez-vous mainte­
nant quels grands et honorables services je vous ai rendus depuis que je
suis arrivé dans ce pays, et combien de batailles j'ai livrées pour vous sou­
mettre de nouveaux domaines. J'ai mis mes services à votre disposition.
Maintenant, pour accroître mon honneur, je vous prie de m'accorder en
mariage votre fille, en qui j'ai toujours placé mon cœur. Et il sied mieux
de m'accorder cette requête qu'aux berserkir, eux qui n'ont fait que du
mal, et dans votre royaume et dans ceux de maints autres rois. »
Le roi réfléchit davantage et pense que voici une affaire bien difficile
puisque ces deux chefs s'affrontent si fort au sujet de sa fille.
Le roi parle de la sorte: chacun des deux est homme si important et
de si bonne naissance que ni à l'un ni à l'autre il ne veut refuser d'entrer
dans sa famille. Et c'est à sa fille qu'il demande de choisir lequel elle veut
épouser. Elle dit qu'il est juste, si son père veut la marier, qu'elle épouse
celui qu'elle sait être noble et bon, mais pas celui qu'elle ne connaît que

3. Il y a plusieurs Angancyr dans la saga. Notons que le poème en vieil anglais Widsith
connaît un Incgentheow.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 121

par des histoires qui sont toutes mauvaises, comme c'est le cas pour le fils
d'Arngrîmr.
Hjorvarôr provoque Hjâlmarr en duel dans un îlot, au sud, à Sâmsey4,
et déclare qu'il le tiendra pour universellement infâme s'il épouse cette
femme avant que l'issue de ce combat singulier n'ait été décidée. Hjâlmarr
déclare qu'il ne différera pas. Maintenant, les fils d'Arngrîmr s'en vont
chez eux et disent à leur père le résultat de leur voyage. Arngrîmr déclare
n'avoir jamais eu de craintes, jusqu'ici, sur leurs expéditions.
Là-dessus, les frères s'en vont chez le jar/* Bjarmarr qui donne en leur
honneur une grande fête. Et voilà qu'Angantyr veut épouser la fille du
jarl, qui s'appelle Svâfa, et l'on célèbre leurs noces.
Et maintenant, Angantyr dit au jarl le rêve qu'il a fait: il lui semblait
voir les frères à Sâmsey, ils trouvaient là quantité d'oiseaux et ils les
tuaient tous. Puis ils prenaient un autre chemin dans l'île, et deux aigles
volaient à leur rencontre; il se voyait attaquant l'un des deux, et ils se
livraient une rude bataille, et pour conclure, tous deux s'abattaient. Pour
l'autre aigle, il combattait contre ses onze frères, et il lui semblait que
l'aigle avait le dessus.
Le jarl dit que ce rêve n'avait pas besoin d'interprétation et qu'il y
voyait la chute d'hommes puissants.

3. La bataille de Sdmsey

Quand les frères arrivèrent chez eux, ils se préparèrent à la réunion


dans l'îlot du duel. Leur père les accompagna jusqu'au bateau et donna
alors l'épée Tyrfingr à Angantyr: «Je crois, dit-il, qu'à présent, il va y avoir
besoin de bonnes armes. » Puis il leur souhaite bon voyage; après cela, ils
se quittent.
Quand les frères arrivèrent à Sâmsey, ils virent deux bateaux mouiller
dans le port qui s'appelait Munarvâgr. On appelait ces bateaux-là des
askar5. Ils pensèrent qu'ils devaient appartenir à Hjâlmarr et à Oddr le
Grand Voyageur, que l'on surnommait 0rvar-Oddr6 • Alors, les fils d'Arn­
grîmr brandirent leurs épées, mordirent le bord de leurs boucliers et
furent saisis de la fureur des berserkir. Ils se portèrent à six contre chaque

4. Sâmsey pourrait être Sams0, une île danoise encre Jylland et Sjaelland.
5. C'est-à-dire des bateaux de guerre, sans doute parce qu'ils auraient été faits en frêne
(askr). Le vieil anglais connaissait le mot aesc dans ce sens.
6. Il est clair que l'auteur ou compilateur de notre texte fait l'impossible pour rassem­
bler tous les détails, thèmes et personnages héroïques qu'il connaît. Sur cet épisode, voir
plus bas la Saga d'Oddr aux Flèches, p. 864-871.
122 Sagas légendaires islandaises

askr. Mais il y avait à bord des askar de si nobles braves que tous saisirent
leurs armes, qu'aucun ne s'enfuit de sa place, et que nul ne proféra parole
de crainte. Et les berserkir attaquèrent, les uns par le flanc, les autres par la
poupe et ils les tuèrent tous. Puis ils montèrent à terre en rugissant.
Hjalmarr et Oddr étaient montés dans l'île pour savoir si les berserkir
étaient arrivés. Quand ils sortirent de la forêt pour se rendre à leurs
bateaux, les berserkir en sortaient armes ensanglantées, épées brandies,
mais leur fureur de berserkir était tombée. Alors, ils étaient plus faibles
qu'en d'autres occasions, comme après une sorte de maladie. Alors, Oddr
déclama:

1. Crainte me fut
une fois, une seule,
quand, rugissants,
de leurs askar sortirent
( et, hurlants,
dans l'île montèrent)
sans gloire,
à douze en tout.

Alors Hjalmarr dit à Oddr: « Tu vois maintenant que tous nos


hommes sont tombés, il me semble bien probable que nous serons tous
les hôtes d'Ôôinn, ce soir, dans la Valholl*7. »
Ce sont là, dit-on, les seules paroles de crainte que Hjalmarr ait profé­
rées.
Oddr répond : «Mon avis serait que nous nous enfuyions dans la forêt,
nous ne pourrons pas, à deux, lutter contre eux douze qui viennent de
tuer les douze plus vaillants hommes qui soient au royaume des Svîar.»
Alors Hjalmarr dit: « Ne fuyons jamais devant nos ennemis et endu­
rons plutôt les coups de leurs armes; je veux aller me battre contre les ber­
serkir. »
Oddr répondit: «Mais moi, je n'ai pas envie d'être l'hôte d'Ôôinn ce
soir, tous ces berserkir seront morts avant que vienne le soir, et nous deux
vivrons.»
Cette conversation est confirmée par les strophes que voici. Hjalmarr
déclama:

7. La Valholl (Walhalla) est la demeure d'Ôôinn où le dieu accueille les guerriers tom­
bés sur le champ de bataille, ou einherjar qu'il nourrit en prévision de la bataille finale des
Ragnarok. Sens de la réflexion de Hjalmarr: nous serons morts cous les deux ce soir.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 123
2. Du bateau de guerre
sortent les guerriers intrépides,
douze en tout,
de gloire dépourvus;
ce sou nous serons
les hôtes d'Ôôinn,
nous, les frères jurés,
mais eux douze vivront.

Oddr dit:

3. Voici par quels mots


il faut faire réponse;
seront ce soir
hôtes d'Ôôinn
eux, les douze berserkir,
mais nous deux vivrons.

Hjâlmarr et Oddr virent qu'Angantyr avait Tyrfingr à la main, car il en


jaillissait comme un rayon de soleil.
Hjâlmarr dit: « Veux-tu te battre contre Angantyr seul, ou contre ses
onze frères?»
Oddr dit: « Je veux me battre contre Angantyr. Il va assener de grands
horions avec Tyrfingr, mais j'ai plus confiance en ma tunique8 qu'en ta
broigne pour me protéger. »
Hjâlmarr dit: « Où est-il arrivé que nous soyons allés à la bataille et
que tu te sois avancé à ma place? Si tu veux te battre contre Angantyr,
c'est parce que cela te semble prouesse plus grande; or, c'est moi qui suis
partie prenante dans ce duel; j'ai promis à la fille du roi de Suède autre
chose que de te laisser, toi ou un autre, livrer ce combat singulier à ma
place, et c'est moi qui me battrai contre Angantyr», - et il brandit son
épée, se porta contre Angantyr, et chacun d'eux voua l'autre à la Valholl.
Hjâlmarr et Angantyr se font face et n'espacent guère les grands coups.
Oddr hèle les berserkir et déclame:

4. À un contre un
nous nous battrons,

8. I',0rvar-Odds saga précise en son chapitre 12 qu'une magicienne a donné à Oddr, en


Irlande, une tunique merveilleuse sur laquelle les armes n'auront pas de prise. Cela devien­
dra un thème tout à fait rebattu dans les sagas de toutes catégories.
124 Sagas légendaires islandaises
à moins que lâchement
le cœur ne faille au vaillant héros.

Alors, Hjorvarôr s'avança et il y eut rude assaut d'armes entre lui et


Oddr. Mais la tunique de soie d'Oddr était si sûre que nulle arme n'avait
prise dessus et il avait une épée si bonne qu'elle mordait les cottes de
mailles comme du tissu. Il avait assené peu de horions à Hjorvarôr que
celui-ci tomba, mort. Alors s'avança Hervarôr, et il suivit le même che­
min, puis Hrani, puis chacun l'un après l'autre, et Oddr leur porta de si
rudes assauts qu'il les abattit tous, les onze frères. Quant à la joute de
Hjalmarr et d'Angantyr, il faut dire que Hjalmarr reçut seize blessures, et
qu'Angantyr tomba, mort.
Oddr se rendit à l'endroit où était Hjalmarr, et déclama:

5. Qu'en est-il de toi, Hjâlmarr?


Tu as changé de couleur.
Maintes blessures,
je le déclare, t'épuisent;
ton heaume est fendu,
ainsi qu'au flanc ta broigne,
à présent je déclare que ta vie
est à son terme.

Hjalmarr déclama:

6. Des blessures, j'en ai, seize,


lacérée, ma broigne,
tout est noir à ma vue,
point ne puis trouver mon chemin;
m'a touché près du cœur
le glaive d'Angantyr,
l'estoc acéré
durci dans le poison.

Et il déclama encore:

7. Pleinement possédais
cinq domaines,
mais de ce lot
jamais ne fus satisfait;
à présent me faut gésir
Saga de Hervor et du roi Heiorekr 125

de vie privé,
navré par l'épée,
à Samsey.

8. Dans la halle de mon père


les hommes de sa hiro*
de joyaux parés
boivent l'hydromel;
La bonne bière
en épuise beaucoup,
mais les morsures de l'épée
me tourmentent dans l'île.

9. Je délaisse la blanche
Gunnr du lit9
à Agnafit
du côté de la mer;
s'avère la Prophétie
qu'elle me fit:
que point
ne reviendrais.

10. Retire de ma main


l'anneau d'or rouge,
porte-le à la jeune
Ingibjêirg,
afin que le chagrin
habite à jamais son cœur,
que point ne sois revenu
à Uppsalir.

11. Je laisse les beaux


chants de la femme
ardente à la joie
à l'est à S6ti 10 ;

9. Voici un exemple de kenning*, ces périphrases ou circonlocutions convenues par les­


quelles la poésie scaldique choisit d'appeler êtres et choses. Gunnr ou Gudr est une valkyrie*.
La«Gunnr du lit», la«femme». Toutefois, la kenning est tautologique et certains commen­
tateurs préferenc lire: la«Gunnr du manceau» (où bed, «lit», tient pour manceau brodé).
1 O. Sôti pourrait être un compagnon de Hjâlmarr, dans une version plus ancienne de la
saga que celle que nous possédons ici.
126 Sagas légendaires islandaises

j'ai pressé le v'.Jyage


et j'ai rejoint l'armée,
pour la dernière fois,
loin de mon loyal ami.

12. De l'est, de l'arbre élevé


vole le corbeau,
le suit, volant en sa compagnie,
l'aigle:
à l'aigle, je donne
ma chair enfin,
celui-là goûtera
mon sang.

Sur ce, Hjalmarr meurt. Oddr rapporte cette nouvelle en Suède, chez
lui, et la fille du roi ne peut plus vivre après lui, elle se donne la mort.
Angantyr et ses frères furent déposés sous un tertre à Samsey, avec
toutes leurs armes.

4. Hervor s'empare de lëpée Tyrfingr

La fille de Bjarmarr eut un enfant; c'était une fille, extrêmement belle.


Elle fut aspergée d'eau, on lui donna un nom, elle fut appelée Hervor. Elle
fut élevée chez le jar! et était forte comme un homme; dès qu'elle en eut
le pouvoir, elle s'accoutuma plus aux exercices de lancer, de maniement de
bouclier et d'épée qu'à la couture ou à la broderie. Elle faisait plus souvent
le mal que le bien, et le jour où on le lui défendit, elle courut dans la forêt
et y tua des gens pour avoir de l'argent. Quand le jar! entendit parler de ce
bandit de grand chemin, il y alla avec sa troupe, s'empara de Hervor et la
ramena chez lui: elle resta à la maison un moment.
Il arriva qu'une fois, Hervor était dehors près d'un endroit où se trou­
vaient quelques esclaves, et elle les maltraita comme les autres.
Alors, un esclave s'interposa: « Tu ne cherches, Hervor, qu'à faire le
mal, et il n'y a que du mal à attendre de toi, aussi le jar! interdit-il à tout
le monde de te dire qui est ton père, car il lui semble que c'est une honte
que tu le saches, parce que le pire des esclaves a couché avec sa fille, et tu
es leur enfant.»
Ces mots mirent Hervor dans une terrible colère, elle se présenta
immédiatement devant le jarl et déclama:
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 127

13. Point n'est besoin que je me vante


de notre haute naissance
quoiqu'elle (ma mère) ait reçu
les faveurs de Frôômarr (le porcher);
Je pensais posséder
père noble,
on vient de me jeter à la face
que c'est un porcher.

Le jarl déclama:

14. Grandement t'a-t-on menti


pour raison petite,
noble parmi les hommes
ton père était compté;
la demeure d'Anganryr,
de terre éclaboussée
se dresse à Samsey
dans le Sud.

Elle déclama:

15. M'est à présent envie,


tuteur, de rendre visite
aux trépassés
mes parents;
richesses ils doivent
d'abondance posséder,
j'en prendrai possession
si je ne péris point avant.

16. En hâte tu dois


ôter de ma tête
le voile de lin
avant qu'au loin je m'en aille;
beaucoup en dépend
car demain on doit
me tailler à la fois
tunique et manteau d'homme.

Ensuite, Hervor parla à sa mère et déclama:


128 Sagas légendaires islandaises

17. En tout équipe-moi


du mieux que tu le sais,
femme vraiment sage,
comme le ferais pour un fils;
la seule vérité
hantera mon sommeil,
peu de joie pour moi
dans les jours à venir.

Puis elle se prépara à partir seule, se munit d'un équipement d'homme


et d'armes et se rendit à l'endroit où se trouvaient quelques vikings, fit
route un moment avec eux et dit se nommer Hervarôr.
Peu après, ce Hervarôr prit la direction de la troupe, et quand ils arrivè­
rent à Samsey, Hervarôr demanda de monter dans l'île et dit qu'il devait y
avoir là, dans les tertres, espoir de richesses. Mais tous les hommes de la
troupe s'y opposèrent, disant que de si grands monstres allaient par là jour
et nuit qu'il y faisait pire le jour qu'en bien des endroits, la nuit, en d'autres
lieux. On concéda pour finir que l'ancre fût jetée, et Hervarôr monta dans
une barque, rama jusqu'à terre et aborda à Munarvagr au moment où le
soleil se couchait. Il y rencontra un homme qui gardait un troupeau.
Il déclama:

18. Quel homme


est dans l'île venu?
Va-t'en promptement
à ta demeure.

19. - Je n'irai pas


à ma demeure
. .
parce que Je ne connais
aucun habitant de l'île;
dis plutôt,
avant que nous ne nous quittions:
où peut-on reconnaître
les tertres de Hjéirvarôr?

Il déclama:

20. Ne demande pas cela,


sage tu n'es pas,
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 129
ami des vikings,
tu es en périlleux chemin ;
allons rapidement
autant que nos jambes nous portent,
tout, au dehors,
est terrible aux hommes.

Elle déclama:

21. N'allons point défaillir


à de tels siffiements,
bien que par toute l'île
ardent les feux;
ne permettons pas
à de tels guerriers (les morts)
de nous terrifier si vite.
Conversons encore.

Il déclama:

22. Je le juge fou


qui s'éloigne d'ici,
un homme seul
dans la nuit obscure;
le feu fait rage,
s'ouvrent les tertres,
brûlent terre et mer,
pressons le pas.

Et en effet, il s'en fut en courant jusqu'à la ferme, et ils se quittèrent là.


Sur ce, elle voit dans l'île à quel endroit brûlent les feux des tertres, et elle
s'y rend, sans crainte, bien que tous les tertres se trouvassent sur son che­
min. Elle se rua parmi ces feux comme dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'elle
arrive au tertre des berserkir.
Alors, elle déclama:

23. Réveille-toi, Angantyr,


c'est Hervor qui t'éveille,
ta fille unique
à toi et à Svâfa;
livre hors du tertre
130 Sagas légendaires islandaises

le glaive acéré,
celui que pour Sigrlami
forgèrent les nains.
Hervarôr, Hjorvarôr,
Hrani, Angantyr,
je vous suscite tous
sous les racines de l'arbre 11 ,
avec heaume et broigne,
avec épée acérée,
avec rondache et attirail de guerre,
avec lance rougie.

24. Certes sont devenus


les fils d'Arngdmr
êtres malveillants,
pourriture et poussière,
puisqu'aucun ne veut
des fils d'Eyfura,
me parler à moi,
à Munarvâgr.

25. Hervarôr, Hjürvarôr,


Hrani, Angantyr,
puissent vos viscères
être rongées de prurit
comme par grand dam
vous pourrissez dans la fourmilière
si vous ne me donnez l'épée,
que forgea Dvalinn (un nain).
Ne sied pas aux spectres
de porter l'arme précieuse.

Alors, Angantyr déclama:

26. Hervür, ma fille,


pourquoi épelles-tu

11. On peut comprendre que les guerriers ont été inhumés dans une sorte de demeure
faite de rondins, elle-même surmontée d'un tertre, comme l'archéologie en a exhumé un
bon nombre. Le sens serait alors: je vous suscite tous depuis votre chambre funéraire faite de
troncs d'arbre.
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 131
les runes* du mal?
Tu t'attires malédiction;
folle te voici
et hors de sens,
de vouloir espérer susciter hommes morts.

27. Ne m'enterra point mon père


non plus que d'autres parents;
deux possédèrent Tyrfingr
quand ils vivaient 12 ,
elle n'eut plus qu'un possesseur
par la suite.

Elle déclama:

28. Tu ne dis point vérité,


puisse seulement
!'Ase te laisser intact
dans le tertre
si tu n'as pas Tyrfingr avec toi;
tu hésites
à donner le patrimoine
à ton unique enfant.

Alors, le tertre s'ouvrit, et ce fut comme s'il était tout entier feu et
flamme. Alors, Angantyr déclama:

29. Ouverte est la grille de Hel,


les tertres s'ouvrent,
les versants de l'île
sont tout en flammes;
terreur au loin
pour qui regarde alentour,
hâte-toi, fille, si tu le peux,
vers tes bateaux.

Elle répond:

12. C'est-à-dire les deux hommes qui étaient encore en vie quand Angantyr mourut,
soit Hjalmarr et 0rvar-Oddr.
132 Sagas légendaires islandaises

30. Votre bûcher ne brûle


pas tant dans la nuit
que je redoute
vos flammes;
point ne tremble
le cœur de la vierge
bien qu'elle voie le spectre
debout devant les portes.

Alors, Angantyr déclama:

31. Je te le dis, Hervor,


écoute encore,
fille sage,
ce qui doit arriver:
cette Tyrfingr va,
si tu peux le croire,
détruire, fille,
toute ta famille.

32. Tu engendreras un fils,


c'est lui qui ensuite
possédera Tyrfingr
et se fiera en sa force;
on nommera
Heiôrekr celui-là,
ce sera le plus puissant élevé
sous la tente du soleil.

Alors Hervor déclama:

33. J'estimais être


humaine jusqu'à présent
avant d'avoir visité
votre demeure;
livre-moi hors du tertre
celle qui hait les broignes,
la dangereuse aux boucliers,
la meurtrière de Hjâlmarr.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 133
Alors Angantyr déclama:

34. Elle gît sous mes épaules,


la meurtrière de Hjalmarr,
elle est à l'extérieur,
de feu tout enveloppée;
je ne sais aucune vierge
sur terre ici-bas
qui osât prendre ce glaive
entre ses mains.

Hervor déclama:

35. Moi, j'en aurai cure


et dans mes mains saisirai
l'épée tranchante,
si je pouvais l'avoir;
point ne crains
le feu brûlant,
meurt la flamme aussitôt
que je la domine du regard.

Alors Angantyr déclama:

36. Insensée tu es, Hervor,


mais tu as du cœur,
lorsque les yeux ouverts
tu te rues dans le feu;
je préfère te livrer
l'épée hors du tertre,
ô jeune fille,
je ne puis te la refuser.

Hervor déclama:

37. Tu fais bien,


descendant de vikings
quand tu me livres
l'épée hors du tertre;
je m'estime mieux
maintenant, ô prince,
134 Sagas légendaires islandaises

que si j'avais obtenu


la Norvège entière.

Angantyr déclama:

38. Tu ne sais point,


- maudites sont tes paroles,
femme effroyable -
ce dont tu te réjouis.
Cette Tyrfingr va,
si tu peux le croire,
détruire, fille,
toute ta famille.

Elle dit:

39. Je dois aller


à mon coursier de mer,
à présent, la fille du prince
a le cœur joyeux;
peu me chaut de savoir,
descendant de princes,
comment par la suite
mes fils se battront.

Il déclama:

40. Tu te marieras
et jouiras longtemps de ton lot,
mais tiens cachée
la meurtrière de Hjalmarr;
ne touche pas les tranchants:
tous deux sont empoisonnés;
cette destructrice d'hommes
est pire que peste.

41. Adieu, fille,


promptement t'ai donné
la force de douze hommes,
si tu peux le croire,
vigueur et endurance,
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 135

toute la noblesse
que les fils d'Arngdmr
ont laissée derrière eux.

Elle déclama:

42. Vous tous qui gisez dans le tertre,


Adieu,
je brûle de partir
et m'en aller loin d'ici;
j'ai failli me croire
entre vie et mort
quand autour de moi
ardaient les feux.

Puis elle alla aux bateaux. Et quand il fit jour, elle vit que les bateaux
étaient partis; les vikings avaient eu peur du vacarme et des feux dans l'île.
Elle se trouva un passage pour partir de là et l'on ne dit rien sur son
voyage, tant qu'elle ne fut arrivée à Gla'.sisvellir, chez Guômundr 13 ; elle
passa là l'hiver et se donna encore le nom de Hervarôr.

5. Des frères, Angantjr et Heiôrekr

Un jour que Guômundr jouait aux échecs et qu'il avait presque perdu,
il demanda si quelqu'un pouvait lui donner un conseil. Hervarôr y alla et
ne donna que peu de conseils avant que les chances de Guômundr devins­
sent meilleures. Alors, un homme ramassa Tyrfingr et la brandit. Her­
varôr s'en aperçut, lui arracha l'épée et le tua, puis s'en fut. Des hommes
voulurent bondir à sa poursuite.
Alors, Guômundr dit: « Restez tranquilles, la vengeance que vous
prendrez de cet homme ne sera pas si grande que vous le pensez, car vous
ne savez pas qui il est. La vie de cette femme vous serait chèrement vendue
avant que vous ne la lui preniez. »

13. Guômundr de Glxsisvellir est un personn,.gc bien connu des sagas légendaires (et de
Saxo Grammaticus, Gesta Danorum VIII), mais son identité n'est pas claire pour autant. Il
est donné pour roi de Jotunhcimr (le monde des géants) et sa demeure signifie: « Plaines
étincelantes». Sans être réellement immortel, il était censé pouvoir vivre, ainsi que ses gens,
extrêmement longtemps. On tenait que l'Ôdainsakr, fréquemment mentionné dans les
textes mythiques, le champ (akr) du Non-mourant (ôddinn) se trouvait dans ses états. Il est
fore probable que la tradition voyait en lui un des souverains de l'Autre Monde.
136 Sagas légendaires islandaises

Ensuite, Hervor fut un long moment en expéditions guerrières et rem­


porta force victoires. Et quand elle s'en fut fatiguée elle rentra chez le jarl,
le père de sa mère. Elle se conduisit alors comme les autres jeunes filles,
faisant son habitude de la tapisserie et de la broderie.
Hofundr, fils de Guômundr, apprit cela, il alla demander Hervor en
mariage, l'obtint et l'emmena chez lui. Hofundr était d'une grande
sagesse et si droit qu'il ne rendit jamais verdict injuste, qu'il s'agît de juger
des indigènes ou des étrangers, et dans tout royaume, l'homme qui réglait
les différends entre gens devait s'appeler d'après son nom 14.
Lui et Hervor eurent deux fils. Lun s'appelait Angantyr, et l'autre,
Heiôrekr. C'étaient tous deux des hommes grands et forts, sages et beaux.
Angantyr était de caractère semblable à son père et voulait du bien à qui­
conque. Hofundr l'aimait beaucoup, de même que tout le peuple. Mais,
quel que fût le bien qu'il fit, Heiôrekr faisait plus de mal encore. Hervor
l'aimait beaucoup, le père adoptif 15 de Heiôrekr s'appelait Gizurr.
Et une fois que Hofundr donnait un banquet, tous les chefs de son
royaume furent invités, sauf Heiôrekr. Cela lui déplut fort, il y alla tout de
même et déclara qu'il leur ferait quelque mal. Et quand il entra dans la
halle, Angantyr se leva à sa rencontre et le pria de s'asseoir près de lui.
Heiôrekr n'était pas joyeux et resta longtemps à boire pendant la soirée.
Mais quand Angantyr, son frère, sortit, Heiôrekr parla avec les hommes
qui étaient le plus proche de lui et il tourna ses propos de telle sorte qu'ils
se querellèrent entre eux, et chacun parla mal de l'autre. Alors Angantyr
revint et leur demanda de se taire. Une nouvelle fois, quand Angantyr sor­
tit, Heiôrekr leur rappela ce qu'ils s'étaient dit, et il se fit que l'un d'eux
frappa un autre du poing. Alors Angantyr survint et leur demanda de se
réconcilier jusqu'au matin. La troisième fois qu'Angantyr s'en alla, Heiô­
rekr demanda à celui qui avait reçu le coup s'il n'avait pas le courage de se
venger. Il arrangea de telle sorte ses représentations que celui qui avait été
frappé se leva d'un bond et tua son voisin de siège, et alors intervint
Angantyr. Mais quand Hofundr fut mis au courant, il demanda à Heiô­
rekr de s'en aller et de ne pas faire plus de mal pour cette fois.
Puis Heiôrekr sortit ainsi qu'Angantyr, son frère, ils passèrent dans la
cour et se quittèrent là. Quand Heiôrekr se fut éloigné un petit moment
de la ville, il se dit qu'il avait fait trop peu de mal, il retourna jusqu'à la
halle, ramassa une grosse pierre et la jeta à l'endroit où il entendait
quelques hommes converser dans l'obscurité. Il nota que la pierre ne

14. Avant de signifier «auteur», hofondr, en tant que substantif commun, s'appliquait,
en poésie surtout, à «juge».
15. Voirfostr,fostri*.
Saga de Hervor et du roi Heilfrekr 137

devait pas avoir manqué son homme, il alla voir, trouva un homme mort
et reconnut Angantyr, son frère.
Heiôrekr se présenta alors dans la halle devant son père et lui dit ce qui
s'était passé. Hofundr déclara qu'il devait partir et ne jamais reparaître à sa
vue, et que le plus convenable serait qu'il fût tué ou pendu. Alors parla la
reine Hervor, elle dit que Heiôrekr avait mérité bien du mal, mais que la
vengeance était grande s'il devait ne jamais revenir au royaume de son
père et s'en aller ainsi démuni. Mais les décisions de Hofundr étaient d'un
tel poids que ce qu'il jugeait était exécuté, et nul ne fut si hardi qui osât
contester ou demander la paix pour Heiôrekr. La reine demanda alors à
Hofundr de donner quelques sains conseils à Heiôrekr avant qu'ils se
quittent.
Hofundr déclara qu'il avait peu de conseils à lui donner et qu'il pensait
qu'il en ferait mauvais usage. « Mais pourtant, puisque tu le demandes,
reine, je lui donnerai ce premier conseil: qu'il n'assiste jamais l'homme
qui a tué son maître. Je lui conseille en second lieu de ne jamais porter
secours à l'homme qui a massacré son compagnon; en troisième lieu, qu'il
ne laisse pas sa femme aller voir souvent ses parents, même si elle le
demande; en quatrième lieu, qu'il ne demeure pas tard hors de chez lui
près de sa maîtresse; en cinquième lieu, qu'il ne monte pas le meilleur de
ses chevaux s'il doit faire grande diligence; en sixième lieu, qu'il n'élève
jamais l'enfant d'un homme plus puissant qu'il ne l'est lui-même. Mais je
crois qu'il faut s'attendre davantage à ce que tu n'acceptes pas cela. »
Heiôrekr dit qu'il avait conseillé par méchanceté, et qu'il ne se sentait
pas tenu de suivre ces conseils.
Alors, Heiôrekr sortit de la halle. Sa mère se leva et sortit avec lui, l'ac­
compagna hors de l'enceinte et dit: «À présent, tu as agi de telle sorte,
mon fils, qu'il ne faut pas espérer que tu reviennes. J'ai peu de moyens
pour t'aider. Voici un marc d'or et une épée que je veux te donner. Elle
s'appelle Tyrfingr et elle a appartenu à Angantyr le berserkr, le père de ta
mère. Il n'est pas d'homme si stupide qu'il n'ait entendu parler d'elle. Et si
tu viens au lieu où l'on échange des horions, garde présent à l'esprit le
souvenir du nombre de fois où Tyrfingr a été victorieuse. »
Puis elle lui donna le bonsoir et ils se quittèrent.

6. Heiorekr s'établit en Reiogotaland

Quand Heiôrekr eut voyagé un court moment, il rencontra plusieurs


hommes, dont un enchaîné. Ils se demandent les nouvelles, et Heiôrekr
demande ce que cet homme avait fait pour être enchaîné de la sorte. Ils
138 Sagas légendaires islandaises

disent qu'il a trahi son maître. Heiôrekr demande s'ils accepteraient de


l'argent pour le libérer, et ils y consentent. Il leur donne un demi-marc
d'or, et ils libèrent l'homme.
Celui-ci offre ses services à Heiôrekr, mais il dit: « Pourquoi me serais­
tu fidèle, à moi, un inconnu, alors que tu as trahi ton maître; éloigne-toi
de moi.»
Peu après, Heiôrekr rencontre encore plusieurs hommes, dont un
enchaîné. Il demande quel tort a fait celui-là. Ils disent qu'il a massacré
son compagnon. Il demande s'ils accepteraient de l'argent pour le libérer.
Ils acceptent. Il leur donne l'autre demi-marc d'or. Lhomme offre ses ser­
vices à Heiôrekr, mais il refuse.
Puis Heiôrekr voyage longtemps et arrive dans le pays qui s'appelle
Reiôgotaland. Régnait là le roi qui s'appelait Haraldr, fort âgé, et chargé
de gouverner un grand royaume. Il n'avait pas de fils. Mais son royaume
s'amoindrissait parce que quelques jarls l'attaquaient avec une armée, il
s'était battu contre eux mais avait toujours été vaincu. Mais à présent, ils
avaient fait la paix de telle sorte que le roi leur versait un tribut tous les
douze mois. Heiôrekr s'arrêta là et passa l'hiver chez le roi.
Il se fit qu'une fois, arrivèrent chez le roi quantité de richesses. Heiô­
rekr demanda alors si c'étaient là les tributs perçus par le roi.
Le roi dit qu'il en allait autrement: «C'est moi qui dois verser ces
richesses en tribut.»
Heiôrekr déclara qu'il était inconvenant que ce roi qui avait un si
grand royaume dût verser tribut à de misérables jarls; il serait plus avisé de
leur livrer bataille. Le roi dit qu'il avait essayé mais qu'il avait été vaincu.
Heiôrekr dit: « La meilleure façon dont je pourrais vous récompenser
de votre bonne hospitalité serait d'être le chef de cette expédition, et je
crois que, si j'avais une armée, je me battrais aisément contre des hommes
plus nobles que ne le sont ceux-ci.»
Le roi dit: «Je te procurerai une armée si tu veux te battre contre les
jarls, et si ton expédition est bonne, ce sera le début de ta bonne fortune.
Mais en revanche, si tu as surestimé ta puissance, tu devras t'attendre à
payer ta propre erreur.»
Après cela, le roi fit rassembler une grande armée, et on l'équipa pour
se mettre en campagne. Heiôrekr était le chef de l'armée. Ils marchèrent
ensuite contre les jarls, et, dès qu'arrivés dans leurs états, ils dévastèrent et
pillèrent aussitôt. Ce qu'apprenant, les jarls se portèrent à leur rencontre
avec une grande armée, et quand ils se rencontrèrent, il y eut grande
bataille. Heiôrekr était sur le front de l'armée, il avait Tyrfingr dans la
dextre, et heaumes ni broignes ne tenaient devant cette épée. Il tua tous
ceux qui étaient à sa portée. Puis il se rua de l'avant hors de son ordre de
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 139

bataille et frappa des deux mains, et il pénétra si avant dans l'armée


adverse qu'il tua les deux jarls et qu'une partie de l'armée s'enfuit. Mais la
majorité avait été tuée. Heiôrekr alla alors par le pays et força tout le
royaume à verser tribut au roi Haraldr, comme cela avait été le cas aupa­
ravant, revint ainsi avec une quantité immense de richesses, ayant rem­
porté grande victoire. Le roi Haraldr le fit marcher à ses devants avec de
grands honneurs, lui offrit de rester chez lui et de prendre des états aussi
grands qu'il le désirerait.
Alors, Heiôrekr demanda en mariage la fille du roi Haraldr qui s'appe­
lait Helga, et elle lui fut accordée.
Heiôrekr prit le gouvernement de la moitié du royaume du roi
Haraldr. Heiôrekr engendra un fils à sa femme. Il s'appela Anga:1.tyr. Le
roi Haraldr engendra un fils dans sa vieillesse, mais on ne mentionne pas
son nom.

7. Heilfrekr s'empare de tout le royaume

En ce temps-là survint une grande famine en Reiôgotaland, en sorte


que les choses tournèrent à la désolation totale. Alors, les devins fabriquè­
rent des sorts et jetèrent les rameaux sacrificiels 16 et les augures prophéti­
sèrent que la prospérité ne reviendrait jamais en Reiôgotaland avant que
ne fût mis à mort en sacrifice le garçon qui avait le rang le plus élevé du
pays. Le roi Haraldr dit que le fils de Heiôrekr était de rang le plus élevé,
mais Heiôrekr dit que c'était le fils de Haraldr. Et l'on ne put apporter
nulle solution à ce problème avant que l'on ne s'adressât là où tous les
problèmes recevaient des solutions sûres, c'est-à-dire au roi Hofundr.
Heiôrekr fut le premier que l'on choisit pour cette expédition, et beau­
coup d'autres hommes de renom avec lui. Quand Heiôrekr se présenta
devant son père, il fut bien reçu. Il dit à son père toute sa mission et lui
demanda de juger. Et Hofundr dit que le fils de Heiôrekr était le plus
noble de ce pays.
Heiôrekr dit: « Il me semble que tu condamnes mon fils à mort, mais
alors, que me conseilles-tu pour compenser sa perte?»
Alors, le roi Hofundr dit: « Tu demanderas pour ta part qu'un homme
sur quatre soit placé sous ton autorité, d: ceux qui assisteront au sacrifice,

16. Tacite (Germania) témoigne déjà de l'existence de cette coutume. La consultation


des augures faisait partie obligatoire du sacrifice ou bl6t*, et un des moyens de connaître
les arrêts du destin était de jeter, dans le vaisseau contenant le sang sacrificiel, des rameaux
(hlautteinar) dont la disposition indiquait aux devins le sens à donner à leurs prophéties.
140 Sagas légendaires islandaises

ou bien tu ne laisseras pas sacrifier ton fils. Il ne sera pas nécessaire de te


donner conseil sur ce que tu devras faire ensuite.»
Quand Heiôrekr revint en Reiôgotaland, on convoqua le jing". Heiô­
rekr prit la parole ainsi: « La décision du roi Hofundr, mon père, a été que
mon fils était le plus noble de ce pays, et c'est lui qui sera choisi pour le
sacrifice. Mais en revanche, je veux avoir autorité sur un homme sur
quatre, de ceux qui sont venus à ce ping, et je veux que tu m'accordes cela.»
C'est ce qui fut fait. Ensuite, les hommes choisis passèrent dans ses
rangs. Après cela, il fit assembler l'armée au son des trompettes et hisser
les étendards. Il attaqua alors le roi Haraldr, et ce fut là une grande
bataille, et le roi Haraldr tomba là ainsi qu'une grande partie de son
armée. Heiôrekr soumit alors à son autorité tout le royaume qu'avait pos­
sédé le roi Haraldr et s'en fit roi. Il déclara qu'en compensation pour le
sacrifice, il donnerait toute l'armée qui était tombée, et il dédia à Ôôinn
tous ces guerriers tombés au combat.
Sa femme se courrouça si fort après la mort de son père qu'elle se pen­
dit dans le temple des dises*.
Il arriva qu'un été, le roi Heiôrekr s'en alla avec son armée dans le Sud
au pays des Huns et s'y battit contre le roi qui s'appelait Humli; il rem­
porta la victoire et s'empara de sa fille, qui s'appelait Sifka, et l'emmena
chez lui. I..:été suivant, il la renvoya chez elle, elle avait alors un enfant, et
ce garçon fut appelé Hloôr, il avait la plus belle apparence qui fût et ce fut
Humli, son grand-père maternel, qui l'éleva.

8. De la trahison de la reine

Un été, le roi Heiôrekr s'en alla avec son armée en Saxland. Quand le
roi des Saxons apprit cela, il l'invita à un banquet et le pria de prendre de
ses terres tout ce qu'il voulait, et le roi Heiôrekr accepta. Il vit là la fille du
roi, magnifique et noble d'apparence, et il demanda en mariage cette
jeune fille, et elle lui fut accordée. La fête fut alors prolongée, puis il s'en
alla chez lui avec sa femme et emporta avec elle des biens incommensu­
rables. Le roi Heiôrekr devint un grand guerrier et accrut ses états de
maintes façons. Sa femme lui demandait souvent d'aller voir son père, et
il le lui concéda, et elle fut accompagnée d'Angantyr, son beau-fils.
Un été, alors que le roi Heiôrekr était en expédition guerrière, il arriva
en Saxland dans les états de son beau-père. Il mouilla ses bateaux dans
quelque crique dissimulée, descendit à terre avec un seul homme, et ils
arrivèrent de nuit au palais du roi. Ils dirigèrent leurs pas vers le pavillon
où sa femme avait coutume de dormir et les gardes ne s'aperçurent pas de
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 141

leur venue. Il entra dans le pavillon et vit qu'un homme aux beaux che­
veux dormait auprès d'elle. I..:homme qui accompagnait le roi dit qu'il se
vengerait pour de moindres offenses.
Il répond: « Je ne le ferai pas maintenant. »
Le roi prit le garçon Angantyr, qui reposait dans un autre lit, et il
coupa une grande mèche des cheveux de l'homme qui reposait dans les
bras de sa femme et il emporta l'un et l'autre, le garçon et la mèche de
cheveux, puis alla à ses bateaux. Le lendemain matin, le roi fit mouiller
l'ancre, et tout le peuple vint à sa rencontre, et prépara un grand festin.
Heiôrekr fit alors convoquer le ping, et on lui apprit alors grande nou­
velle: que son fils, Angantyr, venait de mourir.
Le roi Heiôrekr dit: « Montrez-moi le cadavre. »
La reine dit que cela augmenterait son chagrin. On le lui amena pour­
tant. Il y avait là un linge replié, avec un chien à l'intérieur.
Heiôrekr dit: « Mon fils a subi un méchant changement, s'il est devenu
chien. »
Puis le roi fit amener le garçon au ping et dit qu'il avait souffert grande
trahison de la part de la reine, relata tout l'événement, ordonna de convo­
quer tous les hommes en état d'assister au ping.
Quand presque tout le peuple fut arrivé, le roi dit: « I..:homme aux che­
veux blonds bouclés n'est pas encore arrivé. » On chercha encore, et l'on
découvrit l'homme dans l'office, un ruban autour de la tête 17 . Beaucoup
s'étonnaient qu'il allât au ping, lui, un misérable esclave.
Mais quand il arriva au ping, le roi Heiôrekr dit: « Vous pouvez voir
maintenant ici celui que la fille du roi me préfère. »
Il prit la mèche et la compara aux cheveux, et ils allaient ensemble.
« Pour toi, roi, dit Heiôrekr, tu nous as toujours fait du bien, aussi, laisse­
rons-nous ton royaume en paix. Mais de ta fille, je ne veux plus. »
Heiôrekr s'en alla alors dans ses états ainsi que son fils.
Un été, le roi Heiôrekr envoya des hommes en Garôarîki avec mission
d'inviter chez lui le fils du roi de Garôarîki pour l'élever: il voulait essayer
de transgresser tous les conseils de son père. Les messagers se présentèrent
devant le roi de Garôarîki et lui présentèrent leur mission, en propos ami­
caux. Le roi de Garôarîki déclara qu'il n'y avait aucun espoir qu'il remît
son fils aux mains de l'homme dont on connaissait maintes mauvaises
actions.
Alors, la reine dit: « Ne parle pas de la sorte, sire; tu as entendu dire
quel homme important et victorieux c'est, il est plus avisé de bien
accueillir ses hommages, sinon, ton royaume ne restera pas en paix. »

17. C'était la marque distinctive des esclaves.


142 Sagas légendaires islandaises

Le roi dit: « Ton influence en ceci aura été grande.»


On remit donc le garçon aux messagers et ils allèrent chez eux. Le roi
Heiôrekr fit bel accueil au garçon et l'éleva bien; il l'aimait beaucoup.
Sifka fille de Humli alla encore une fois chez le roi, mais on conseilla à
celui-ci de ne lui dire chose qui devait être tenue secrète.

9. Heidrekr épouse lafille du roi de Gardarfki

Un été, le roi de Garôarîki envoya à Heiôrekr un message: qu'il vienne


là-bas à l'est pour prendre part à un banquet en invitation amicale, Heiô­
rekr se prépara avec une grande foule d'hommes, et emmena avec lui le
fils du roi et Sifka. Il arriva à l'est en Garôarîki et y fut excellemment fêté.
Un jour, pendant ces fêtes, les rois allèrent dans la forêt avec une
grande troupe pour chasser avec des chiens et des faucons. Quand les
chiens eurent été lâchés, chacun s'en alla par la forêt. Alors, Heiôrekr et
son fils adoptif se trouvèrent ensemble.
Heiôrekr dit alors au fils du roi: « Écoute ma proposition, mon fils
adoptif. À courte distance d'ici, il y a une ville. Vas-y et cache-toi et
prends ce bracelet. Tiens-toi prêt à rentrer à la maison quand je t'enverrai
chercher.»
Le garçon dit qu'il n'avait pas envie de faire ce voyage, mais fit pour­
tant comme le roi le lui demandait. Heiôrekr rentra le soir, d'humeur
sombre, et s'assit à boire un court moment.
Quand il alla se coucher, Sifka dit: « Pourquoi es-tu d'humeur sombre,
sire, qu'y a-t-il, si vous êtes malade, dites-le moi.»
Le roi dit: « Il m'est difficile de dire cela, car il y va de ma vie si on ne
le tient caché.»
Elle dit qu'elle le tairait, se fit tendre envers lui et le pressa affectueuse­
ment de répondre.
Alors, il lui dit: « Le fils du roi et moi, nous nous trouvions tous les
deux près d'un pommier. Alors, mon fils adoptif me demanda de lui don­
ner une pomme qui était très haut dans l'arbre. Ensuite, je brandis Tyr­
fingr et abattis la pomme et cela fut fait avant que je réfléchisse à la
malédiction qui pèse sur elle: qu'il faut que meure un homme si elle est
brandie, et nous étions seuls tous les deux. Alors, j'ai tué le garçon.»
Le lendemain matin, alors que tout le monde était à boire, la reine de
Garôarîki demanda à Sifka pourquoi Heiôrekr était d'humeur aussi
sombre.
Elle dit: « La raison en est suffisante, il a tué le fils du roi et le tien»,
puis elle raconta tout l'événement.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 143

La reine dit: « Voilà une grande nouvelle, ne la laissons pas connaître. »


La reine s'en alla aussitôt de la halle, fort affligée.
Le roi s'en aperçut, il appela Sifka et dit: « De quoi parliez-vous, toi et
la reine, qu'elle en ait été si profondément affectée?
- Sire, dit-elle, grande est la provocation. Heiôrekr a tué votre fils, et
il est plus que probable qu'il l'a fait de son plein gré. Et il mérite la mort. »
Le roi de Garôarîki ordonna de s'emparer de Heidrek et de le mettre
aux fers - « et les choses se sont passées comme je le supposais » .
Mais le roi Heiôrekr était devenu si populaire en ce lieu que personne
ne voulut se saisir de lui. Alors se levèrent deux hommes dans la halle qui
déclarèrent qu'il n'y avait pas d'obstacle à cela et qu'ils l'enchaîneraient.
C'étaient les deux hommes que Heiôrekr avait délivrés de la mort. Alors,
Heiôrekr envoya en secret deux hommes chercher le fils du roi. Pour le roi
de Garôadki, il fit assembler son armée au son des trompettes et dit à ses
gens qu'il voulait faire pendre Heiôrekr. Sur ce, arriva le fils du roi en cou­
rant devant son père et il lui demanda de ne pas songer à accomplir cette
action infamante, de tuer le meilleur des hommes et son père adoptif.
Heiôrekr fut donc relâché, et il se prépara aussitôt à rentrer chez lui.
Alors, la reine dit: « Sire, ne laissez pas Heiôrekr partir ainsi, et que vous
ne soyez pas réconcilié. Cela ne sied pas à ta grandeur. Offre-lui plutôt de
l'or ou de l'argent. »
C'est ce que fit le roi, il fit porter force richesses au roi Heiôrekr, décla­
rant qu'il voulait les lui donner et rester en termes amicaux avec lui.
Heiôrekr dit: « Les richesses ne me manquent pas. » Le roi de Garôa­
rîki dit la chose à la reine. Elle dit: «Alors, offre-lui un royaume et de
grandes possessions et quantité d'hommes.»
C'est ce que fit le roi. Le roi Heiôrekr dit: «J'ai possessions et hommes
en suffisance. »
Le roi de Garôarîki le dit encore à la reine. Elle dit: « Alors, offre-lui ce
qu'il devra accepter, et c'est ta fille. »
Le roi dit: «Je croyais bien que cela ne m'arriverait pas, mais c'est toi
qui décideras. »
Le roi de Garôarîki alla alors trouver le roi Heiôrekr et dit: « Plutôt que
de nous quitter fâchés, je veux que tu épouses ma fille avec une dot aussi
grande que tu le voudras.»
Heiôrekr accepta joyeusement, et la Slle du roi de Garôarîki s'en alla
avec lui. Arrivé chez lui, le roi Heiôrekr voulut expulser Sifka, il fit
prendre son meilleur cheval, c'était tard le soir. Ils arrivèrent à une rivière.
Mais Sifka se faisait lourde, et le cheval creva d'épuisement; le roi l'aban­
donna et continua de marcher. Il dut alors porter Sifka pour passer la
rivière. Il n'y avait pas d'autre solution que de la jeter sur ses épaules et, ce
144 Sagas légendaires islandaises

faisant, il lui brisa l'épine dorsale et la quitta ainsi, la laissant dériver,


morte, le long de la rivière.
Le roi Heiôrekr fit alors tout préparer pour un grand banquet et il
épousa la fille du roi de Garôariki. Leur fille s'appela Hervor. Ce fut une
vierge au bouclier 18 et elle fut élevée en Angleterre chez le jarl Frôômarr.
Le roi Heiôrekr siégea maintenant en paix et devint un grand chef,
sage par son savoir. Il fit engraisser un gros verrat. Il était aussi gros que les
plus grands taureaux adultes, et si beau que chacune de ses soies semblait
d'or. Le roi posa une de ses mains sur la tête du verrat et l'autre sur ses
soies, et jura que jamais homme ne lui ferait si grand dol qu'il ne pût
bénéficier du jugement de ses sages, lesquels douze sages devraient
prendre soin du verrat, ou sinon, il faudrait que cet homme lui proposât
des énigmes qu'il ne pourrait pas résoudre. Le roi Heiôrekr devint alors
extrêmement populaire.

1 O. Les énigm es de Gestumblindi

Il y avait un homme qui s'appelait Gestumblindi, puissant et grand


ennemi du roi Heiôrekr. Le roi lui fit dire de venir le trouver pour qu'ils
fassent la paix, s'il voulait rester en vie. Gestumblindi n'était pas un grand
sage, et parce qu'il ne se sentait pas capable de faire assaut de savoir avec le
roi, parce qu'il savait, d'autre part, qu'il lui serait difficile de se soumettre
au jugement de ses sages, les charges portées contre lui étant suffisantes, il
prit le parti d'offrir un sacrifice à Ôôinn pour qu'il lui vînt en aide, lui
demandant de prendre sa cause en considération et lui promettant de
grands présents.
Un soir, on frappa, tard, à sa porte. Gestumblindi alla aux portes et y
vit un homme. Il lui demanda son nom, et celui-ci dit s'appeler Gestum­
blindi et qu'ils devaient échanger leurs vêtements, et c'est ce qu'ils firent.
Le bonhomme s'en alla et se cacha, et l'arrivant entra, et tous ceux qui
étaient là pensèrent reconnaître Gestumblindi 1 9. La nuit s'écoula.
Le lendemain, ce Gestumblindi-là se rendit chez le roi et le salua bien.
Le roi se taisait.
« Sire, dit-il, je suis venu ici parce que je veux faire la paix avec vous.»
Alors, le roi répondit: « Veux-tu te soumettre au jugement de mes
sages?»

18. Voir valkyries*.


19. Gestumblindi signifie littéralement « Hôte aveugle»: il s'agit d'une apparition
d'Ôôinn, qui est borgne.
Saga de Hervor et du roi Heiorekr 145

Il dit: « N'y a-t-il pas d'autre moyen de se racheter?»


Le roi dit: « Il y en aurait un autre, si tu te sentais capable de proposer
des énigmes.»
Gestumblindi dit: «J'en suis peu capable, mais cependant l'autre choix
peut paraître dur.
- Préfères-tu, dit le roi, te soumettre au jugement de sages?
- Je choisis, dit-il, de proposer des énigmes.
- C'est juste, et bien venu», dit le roi.
Alors, Gestumblindi dit:

43. Je voudrais avoir


ce que j'avais hier,
sais-tu ce que c'était:
embarrasse l'esprit,
retient les paroles
et précipite les paroles.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

Le roi dit: « Ton énigme est bonne, Gestumblindi. Elle est devinée.
Qu'on lui apporte de la bonne bière. Cela blesse l'esprit de beaucoup, et
beaucoup sont bavards quand ils sont pris de bière, mais à quelques-uns,
la langue s'embrouille, en sorte qu'ils ne peuvent proférer une parole.»
Alors, Gestumblindi dit:

44. Je partis de chez moi,


de chez moi je fis un voyage,
j'ai vu la route des routes:
route au-dessus
et route au-dessous
et route dans toutes les directions.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Tu es passé sur
un pont au-dessus de la rivière. Il y avait le cours de la rivière en dessous
de toi, et les oiseaux volaient au-dessus de ta tête et de part et d'autre près
de toi, et c'étaient là leurs routes.»
Alors, Gestumblindi dit:

45. Quelle est cette boisson


146 Sagas légendaires islandaises
que je bus hier?
Ce n'était eau ni vin,
non plus que bonne bière,
et nourriture pas davantage,
et je suis parti désaltéré.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Tu t'es étendu
à l'ombre quand la rosée tombait sur l'herbe et elle a rafraîchi tes lèvres et
tu as ainsi apaisé ta soif. »
Alors, Gestumblindi dit:

46. Quel est celui-ci, le résonnant,


qui va par des chemins difficiles
et les a déjà parcourus?
Il embrasse très fort,
celui qui a deux bouches
et ne marche que sur de l'or.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est le mar­
teau que l'on emploie en orfèvrerie. Il crie haut et fort quand il frappe la
dure enclume et c'est là son chemin.»
Alors Gestum blindi dit:

47. Quelle merveille est-ce là


que je vis au-dehors
devant les portes de Dellingr20 ?
Deux sans vie,
sans souille,
rôtissaient une épée.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

20. Nous trouvons exactement la même formulation à la strophe 160 des Hdvamdl,
dans !'Edda poétique. Un autre poème extrait du même ouvrage, les Vafjmidnfsmdl,
strophe 25, donne Dellingr pour le père de Dagr, le Jour. On pourrait donc comprendre
«devant les portes de Dellingr» comme: «à l'aube».
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 147

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont les
soufflets du forgeron; ils sont sans souffle, à moins qu'on les actionne, et
ils sont morts comme tous les autres instruments de la forge, mais grâce à
eux, on peut forger une épée aussi bien qu'autre chose.»
Alors Gestumblindi dit:

48. Quelle merveille est-ce là


que je vis au-dehors
devant les portes de Dellingr?
Il a huit pieds
et quatre yeux
mais, plus haut, n'a ni genou ni ventre.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« C'est une araignée.»


Alors Gestumblindi dit:

49. Quelle merveille est-ce là


que je vis au-dehors
devant les portes de Dellingr?
Il pointe la tête
droit vers les enfers,
mais tourne les pieds vers le soleil.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est un


oignon. Sa tête est enfoncée dans la terre, mais il pousse des rameaux
quand il grandit.»
Alors Gestumblindi dit:

50. Quelle merveille est-ce là


que je vis au-dehors
devant les portes de Dellingr?
Plus dur que la corne,
plus noir que le corbeau,
plus blanc que la membrane intérieure de l'œuf,
plus droit que le bâton.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.
148 Sagas légendaires islandaises

Heiôrekr dit: « Voici que les énigmes deviennent banales, Gestum­


blindi, qu'est-il besoin de s'occuper plus longtemps de cela? C'est de l' ob­
sidienne et un rayon de soleil brille dessus. »
Alors, Gestumblindi dit:

51. Deux femmes


aux blonds cheveux,
deux servantes portaient
de la bière au garde-manger.
Les récipients n'étaient pas façonnés à la main
ni martelés.
Pourtant, hors de l'île,
tout droit érigé se tenait
celui qui les fit.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont deux
cygnes femelles qui vont à leur nid et pondent des œufs; la coquille des
œufs n'est ni faite par les mains ni façonnée par le marteau, et le cygne
dont elles ont conçu ces œufs se tient droit au large de l'île.»
Alors, Gestumblindi dit:

52. Quelles sont ces femmes


sur la puissante montagne,
femme qui conçoit par femme
jusqu'à ce qu'un fils soit engendré ,
e t elles n'ont point de mari.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont deux
angéliques, et une jeune tige d'angélique entre elles. »
Alors, Gestumblindi dit:

53. Je vis venir


un habitant de la terre,
serpent sur un cadavre assis;
l'aveugle chevauchait l'aveugle
jusqu'à la mer,
Saga de Hervor et du roi Heiorekr 149

mais le coursier était sans souffle.


Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Tu as trouvé


un cheval mort sur un glaçon flottant, et un serpent mort sur le cheval, et
le tout dérivait le long de la rivière. »
Alors, Gestumblindi dit:

54. Qui sont ces sujets


qui se rendent au ping
tous ensemble en paix?
Ils envoient leurs gens
à travers le pays
pour habiter leurs demeures.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. Ce sont ltrekr
et Andaôr, quand ils sont assis à jouer aux tables21 .
Alors, Gestumblindi dit:

55. Qui sont ces femmes


qm, sans armes,
tuent leur seigneur?
Les plus brunes protègent,
bon an, mal an,
et les belles vont.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est le jeu de
hneftafl; les plus noires protègent le hnefi et les blanches vont. »
Alors, Gestumblindi dit:

21. Voir hneftafl*. Les pièces qui attaquent ou protègent le hnef sont soit noires soit
blanches(« brunes» et« belles»). Îtrekr pourrait être l'un des noms d'Ôôinn, tout comme
Gesrumblindi. Andaôr ou Ônduôr désigne plusieurs fois dans nos textes un géant. La riva­
lité entre Îtrekr et Andaôr renverrait donc à celle, actuelle, entre Heiôrekr et Gestum­
blindi.
150 Sagas légendaires islandaises

56. Qui est celui-là, l'unique,


qui dort dans le creux de l'âtre
et n'est fait que d'une seule pierre?
Ardent de briller,
il n'a père ni mère,
c'est là qu'il doit passer sa vie.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

«C'est le feu caché dans l'âtre et que l'on tire du silex.»


Alors, Gestumblindi dit:

57. Quel est celui-là, le grand,


qui passe au-dessus de la terre,
enveloppe lac et forêt,
il craint la tempête,
mais les hommes, point,
et cherche querelle au soleil.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est le


brouillard; il passe au-dessus de la terre de sorte qu'on ne voit rien à cause
de lui, même pas le soleil, mais il se dissipe dès que le vent se lève.»
Alors, Gestumblindi dit:

58. Quelle est cette bête


qui pille le bien des hommes,
et est cerclée de fer ?
Huit cornes elle a,
mais de tête, point,
et court tant qu'elle peut.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

«C'est le hunn au hnettajl22• »

22. Edward Oswald Gabriel Turville-Petre suggère dans sa traduction anglaise de la saga
(introduction de C. ]. R. Tolkien, University College London, Londres, 1956) une expli­
cation aussi ingénieuse que séduisante. On faisait sans doute avancer les pièces de hneftajl
à l'aide d'un dé ou d'une pièce équivalente, le hûnn. D'autres manuscrits donnent une
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 151

Alors, Gestumblindi dit:

59. Quelle est cette bête


qui protège les Danois,
dos ensanglanté,
mais défend les hommes,
affronte les lances
donne à certains la vie,
place son corps
tout contre la paume de l'homme?
Roi Heiêlrekr,
réfléchis à l'énigme.

«C'est un écu; il est souvent ensanglanté dans la bataille et protège


bien ceux qui s'entendent à le manier. »
Alors, Gestumblindi dit:

60. Qui sont ces compagnes de jeux


qui passent au-dessus de la terre
au grand étonnement de leur père?
Blanc écu
elles portent en hiver
mais noir en été.

«Ce sont les ptarmigans23 ; ils sont blancs en hiver mais noirs en été. »
Alors, Gestumblindi dit:

61. Qui sont ces femmes


qui vont s'affligeant
au grand étonnement de leur père?
À bien des hommes
elles ont fait du mal,
elles passeront ainsi leur vie.
Roi Heiêlrekr,
réfléchis à l'énigme.

description plus détaillée du hunn: « il coure dès qu'on le jette", ou encore: « il est teinté à
l'extérieur et pille force argent lorsque l'on mise au tafl; il a huit cornes, pas de tête." Le
fait est que le vers« huit cornes elle a" pourrait être traduit aussi« huit angles elle a», ce qui
conviendrait assez bien à une sorte de dé.
23. Des perdrix blanches des montagnes.
152 Sagas légendaires islandaises

« Ce sont les filles de Hlér24 qui s'appellent ainsi.»


Alors, Gestumblindi dit:

62. Qui sont ces filles


qui vont en grand nombre
au grand étonnement de leur père?
Blêmes chevelures elles ont,
parées de coiffures blanches,
et ces femmes n'ont pas de maris.

« Ce sont les vagues qui s'appellent ainsi.»


Alors, Gestumblindi dit:

63. Qui sont ces veuves


qui vont en grand nombre
au grand étonnement de leur père?
Rarement aimables elles sont
envers la troupe des hommes
et la tempête les réveille.
Roi Heièlrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Ce sont les veuves d'Aegir qui s'appellent ainsi.»


Alors, Gestumblindi dit:

64. Autrefois presque adulte


était la cane tachetée,
en mal d'enfant,
assembla des poutres pour sa maison;
la protégeaient
des dents du bœuf
cependant que la dominait
le mugissant rocher de la boisson25.

24. Hlér est synonyme d'Aegir, le dieu de la mer, les «filles de Hlér» sont évidemment
les «vagues» (cf. les Néréides). Les vagues sont aussi les «veuves d'Aegir».
25. Encore un exemple de kenning: le «mugissant rocher de la boisson» est le «crâne
du boeuf», sur lequel poussent les cornes qui sont les vaisseaux à boire habituels des
anciens Scandinaves.
Saga de Hervor et du roi Heilfrekr 153

« La cane avait préparé son nid entre les maxillaires d'un crâne de
bœuf, lequel était placé au-dessus.»
Alors, Gestumblindi dit:

65. Quelle est celle-là, la grande,


qui gouverne mainte chose
et pointe à demi vers les enfers?
Protège les hommes libres
et se mesure à la terre
si elle a un ami vraiment solide?
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est une
ancre, avec un bon câble; si sa patte est dans le fond de la mer, elle tient
en sécurité.»
Alors, Gestumblindi dit:

66. Qui sont ces femmes


qui s'en vont parmi les récifs
et voyagent le long du fjord?
Dur lit, elles ont,
les femmes à la coiffe blanche
mais jouent peu par temps calme.

«Ce sont les vagues, et leur lit, ce sont les récifs et les tas de pierres,
mais on les voit peu par temps calme.»
Alors Gestumblindi dit:

67. Je regardai en été


le coucher du soleil,
j'ai salué,
très heureux,
silencieux les jarls
buvaient la bière,
mais le tonneau de bière
allait geignant.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

«C'étaient des porcelets qui tétaient une truie, et elle en grognait.»


154 Sagas légendaires islandaises

Alors, Gestumblindi dit:

68. Quelle est cette merveille


que je vis au-dehors
devant les portes de Dellingr?
II y a dix langues,
vingt yeux,
quarante pattes.
S'avance ce monstre.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

Le roi dit alors: « Si tu es bien le Gestumblindi que je croyais, alors tu


es plus savant que je ne le pensais. Mais à présent, tu nous parles de la
truie dans la cour. »
Alors, le roi fit ruer la truie, et elle avait neuf porcelets, comme le disait
Gestumblindi. Le roi commença à pressentir qui était cet homme.
Alors, Gestumblindi dit:

69. Quatre pendent,


quatre marchent,
deux montrent le chemin,
deux se gardent des chiens,
l'une pendille derrière,
toujours assez crottée.
Roi Heiôrekr,
réfléchis à l'énigme.

« Bonne est ton énigme, Gestumblindi, elle est devinée. C'est une vache.»
Alors Gestumblindi dit:

70. Qui sont ces deux


qui dix pieds ont,
des yeux, trois,
et une seule queue?
Roi Heiôrekr
réfléchis à l'énigme.

«Alors, c'est qu'Ôôinn chevauche Sleipnir26. »

26. Le cheval Sleipnir, cheval attitré d'()ôinn et fruit des amours du cheval magique du
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 155
Alors, Gestumblindi dit:

71. Dis-moi cela en dernier lieu,


si tu es le plus savant des rois:
Que dit Ôôinn
à l'oreille de Baldr
avant qu'il fût placé sur le bûcher27 ?

Le roi Heiôrekr dit: « Toi seul sais cela, créature monstrueuse.»


Et alors, Heiôrekr brandit Tyrfingr et lui assena un coup, mais Ôôinn
se métamorphosa en faucon et s'envola. Et le roi donna un coup dans sa
direction, et lui enleva les plumes de la queue. Et voilà pourquoi le fau­
con, depuis, a des plumes si courtes à la queue.
Ôôinn dit alors: « Parce que, roi Heiôrekr, tu m'as attaqué et voulais
me tuer, alors que j'étais innocent, les plus vils esclaves te mettront à
mort.»
Après quoi ils se quittèrent.

11. Du meurtre de Heilfrekr et des prétentions de Hloôr à son héritage

On dit que le roi Heiôrekr avait quelques esclaves qu'il avait fait pri­
sonniers lors d'une expédition viking à l'ouest. Ils étaient neuf en tout. Ils
étaient de grandes familles et supportaient mal leur esclavage. Une nuit,
alors que le roi Heiôrekr dormait dans sa chambre à coucher, peu
d'hommes auprès de lui, les esclaves saisirent des armes, allèrent à la
chambre du roi et tuèrent d'abord les gardes. Puis ils attaquèrent, fractu­
rèrent la chambre du roi et tuèrent là le roi Heiôrekr et tous ceux qui
étaient à l'intérieur. Ils prirent l'épée Tyrfingr et tout l'argent qui se trou­
vait là, et l'emportèrent, et personne ne sut d'abord qui avait fait cela et
où il fallait faire porter la vengeance.
Alors, Angantyr, fils du roi Heiôrekr, fit convoquer le ping, et à ce
ping, il fut fait roi de tous les états que le roi Heiôrekr avait possédés. À ce
ping, il fit serment de ne jamais s'asseoir sur le trône de son père avant de
l'avoir vengé.

géant constructeur d'Asgardr et du dieu Loki métamorphosé en jument pour la circon­


stance, avait huit jambes.
27. Dans l'Edda poétique, le poème intitulé VaflmlrJnismdl, où Ôôinn, sous un déguise­
ment, défie semblablement en sagacité le géant Vafprûônir, se termine exactement par la
même question (strophe 54: « Que dit Ôôinn - lui-même à l'oreille de son fils (= Baldr) -
avant qu'il monte sur le bûcher?»).
156 Sagas légendaires islandaises

Peu après le ping, Angantyr s'en alla tout seul et se rendit en différents
lieux pour chercher les assassins. Un soir, il descendit vers la mer le long
de la rivière qui s'appelait Grafa. Là, il vit trois hommes dans une barque
de pêche. Puis il vit qu'un homme attrapait un poisson et appelait un
autre homme pour qu'il lui donnât un couteau à amorces afin de décapi­
ter ce poisson, mais ce dernier dit qu'il ne pouvait s'en séparer.
Il dit: « Prends l'épée qui est sous le banc du timonier, et donne-la
moi», et ce dernier la prit, la brandit, et coupa la tête du poisson, puis il
déclama cette visa:

72. Le brochet souffrit


devant l'embouchure de la Grafa
de ce qui tua Heièlrekr
sous les Carpathes28 .

Angantyr reconnut aussitôt Tyrfingr. Il se rendit alors dans la forêt et y


demeura jusqu'à ce qu'il fît sombre. Pour les pêcheurs, ils ramèrent vers la
terre, allèrent à leur tente et se couchèrent pour dormir. Vers le milieu de
la nuit, Angantyr y vint, abattit sur eux la tente, tua alors les neuf esclaves
et prit l'épée Tyrfingr. Ce fut la preuve qu'il avait vengé son père. Puis
Angantyr rentra chez lui.
Sur ce, Angantyr fit donner un grand festin à Danparstaôir29, dans la
ville qui s'appelait Arheimar30, pour célébrer les funérailles de son père.
Voici quels étaient les rois qui, en ce temps-là, gouvernaient des états,
comme il est dit ici:

73. On relate qu'autrefois Humli


gouvernait les Huns,
Gizurr, les Gètes,
Angantyr, les G ots,
Valdarr, les Danes,
Kjarr, les Valir,

28. Je traduis par Carpaches parce que le mot, dans le texte, Harvaôafjollum, a exacte­
ment la même configuration philologique que Carpathes. Mais les autres manuscrits por­
tent d' aurres formes du nom. On ne sait quelle rivière représente la Grafâ.
29. Danparscaôir paraît bien signifier: les rives du Dniepr (liccéralement: « les lieux du
Danpr»). Les Goes s'étaient fixés dans cette région méridionale, au bord de la mer Noire.
Jordanès a« Danaper» pour Dniepr (Getica, V).
30. Les manuscrits diffèrent pour caractériser Arheimar. Il peut s'agir, soit de la forte­
resse ou de la résidence d'Angancyr, soie du district où il régnait. La même ambivalence
vaut pour Danparscaôir.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 157
Alrekr le Vaillant,
la nation anglaise31 .

Hloôr, le fils du roi Heiôrekr, fut élevé chez le roi Humli, le père de sa
mère. C'était, de tous les hommes, le plus avenant de visage et le plus
noble de caractère. Un ancien dicton de ce temps-là disait qu'un homme
« naissait avec armes et chevaux». La raison en était que l'on disait que les
armes qui étaient fabriquées à l'époque de la naissance de cet homme,
ainsi que les animaux, le bétail, bœufs et chevaux, qui naissaient alors,
étaient tous associés à cet homme en honneur de sa haute naissance. C'est
ce qui est dit ici de Hloôr Heiôreksson:

74. Hloor naquit


dans le pays des Huns,
avec sax et épée,
cotte de mailles pendante,
heaume annelé,
glaive acéré,
coursier bien dressé,
dans la marche sacrée.

Maintenant, Hloôr apprend la mort de son père et aussi, qu'Angantyr,


son frère, avait été fait roi de tous les états que leur père avait possédés.
Hloôr, d'accord avec le roi Humli, voulut aller réclamer son patrimoine à
Angantyr, son frère, d'abord par de bonnes paroles, comme il est dit ici:

75. Hloor chevaucha de l'est,


l'héritier de Heiorekr.
Il arriva au domaine
où demeuraient les Cots,
àArheimar,
pour réclamer le patrimoine.
Angantyr buvait là
au banquet funéraire de Heiorekr.

31. Humli est nommé par Saxo Grammaticus (Humblus) mais comme roi des Danes,
non des Huns; j'ai traduit «Gautar» par «Gères» puisque, selon Beowulf, tel était le nom
(Geatas) de la tribu qui occupait le sud de la Suède. Kjârr paraît bien être la forme noroise
de César. Les Valir sont sans doute les Gallois (Welsh) ou les Gaulois. Pour Alrekr, les
sources donnent un roi tantôt danois, tantôt suédois de ce nom. La strophe que l'on vient
de lire relève du genre de la jula, sorte de poème généalogique ou de comptine mnémo­
technique qui attesterait de son antiquité.
158 Sagas légendaires islandaises

Hloôr arriva donc à Ârheimar avec une grande armée, comme il est dit
ici:

76. Tard dans la nuit


trouva l'homme au-dehors
devant la haute salle,
ensuite demanda:
«Va-t'en, l'homme,
dedans la haute salle,
prie de ma part Angantyr
de venir converser avec moi. »

Lhomme alla se présenter devant la table du roi, salua bien le roi


Angantyr, et dit ensuite:

77. Voici que Hloèlr est arrivé,


l'héritier de Heièlrekr,
ton frère,
le belliqueux;
imposant est ce jeune homme
sur son cheval monté,
il veut à présent, prince,
parler avec toi.

Quand le roi entendit cela, il jeta le couteau sur la table, quitta la table,
revêtit sa cotte de mailles, prit d'une main un blanc écu et, de l'autre, l'épée
Tyrfingr. Alors, il se fit grand vacarme dans la halle, comme il est dit ici:

78. Tumulte dans la demeure,


se levèrent les nobles,
chacun voulut entendre
ce que dirait Hloèlr
ainsi que les réponses
que ferait Angantyr.

Alors Angantyr dit: « Sois le bienvenu, Hloôr, frère. Entre boire avec
nous, et buvons l'hydromel à la mémoire et en l'honneur de notre père
d'abord, et pour notre honneur à tous.»
Hloôr dit: « Nous sommes venus ici pour autre chose que pour nous
remplir la panse. » Alors, Hloôr chanta:
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 159

79. Je veux avoir moitié


de tout ce que posséda Heiôrekr:
d' alène et de pointe d'épée,
de vache et de veau,
de moulin vrombissant,
de serve et d'esclave
et de leurs enfants.
Du trésor indivis
. . .
Je veux avolf possess10n.

80. La forêt, la superbe,


qu'on appelle Myrkviôr,
ce tombeau, le sacré,
qui est au pays des Cots,
cette pierre, la renommée,
qui est aux rives du Dniepr,
la moitié des armures
que posséda Heiôrekr,
terres et troupes
et bracelets clairs32 .

Alors, Angantyr dit: « Ce n'est pas par la loi que tu es venu dans ce
pays, et tu veux injustement faire affaire.» Alors, Angantyr chanta:

81. Se fendra, frère,


le blanc bouclier étincelant,
et la froide lance
l'autre froissera,
maints hommes
tomberont morts sur l'herbe

32. Myrkviôr (ou Myrkiviôr) intervient souvent, notamment dans les poèmes
héroïques de l'Edda poétique (par exemple Atlakviôa, strophe 5). Son sens est: Sombre­
Forêt. Il semble normal qu'une forêt impénétrable ait servi de frontière entre divers terri­
toires, celui des Huns et celui des Gots par exemple. Thietmar de Merseburg appelle
Miriquidui !'Erzgebirge. Le tombeau sacré doit s appliquer à la sépulture - sacrée - des
souverains Gots, voyez les tombeaux royaux de Gamla Uppsala en Suède. Pour la pierre
renommée, sans entrer dans les explications complexes qu'on en a proposées, il pourrait
s'agir d'une« pierre de couronnement» (pierre sacrée sur laquelle devait monter le roi nou­
vellement élu pour faire valoir ses droits sacrés) comme il en a existé un peu partout dans
le domaine germanique, notamment en Suède (la pierre de Mora).
160 Sagas légendaires islandaises
avant que j':ibandonne
au descendant de Humli
la moitié (de mes biens)
ou que je divise
Tyrfingr en deux.

Et Angantyr chanta encore:

82. Je te baillerai
brillantes lances,
argent et trésors à foison,
le plus que tu pourrais désirer,
douze cents d'hommes je te donne,
douze cents de chevaux je te donne,
douze cents de serviteurs je te donne,
de ceux qui portent boucliers.

83. À chaque homme je fais


force cadeaux
tout autre chose
que ce qu'il pourrait avoir.
D'une fille je fais
présent à chaque homme,
j'agrafe un collier
au cou de chaque fille.

84. Tandis que tu siégeras,


je te couvrirai d'argent,
et marcheras,
je ferai ruisseler sur toi l'or
en sorte que par toutes voies
rouleront les bracelets;
un tiers de la nation des Gots
tu gouverneras, seul.

12. Rassemblement des forces de Hlorfr et de Humli

Gizurr Gtytingaliôi33 , le père adoptif du roi Heiôrekr, était alors chez

33. Gryringaliôi pourrjsignifier: «l'homme» ou «le guerrier des Gryringar» (ceux


Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 161

le roi Angantyr. Il était extrêmement vieux. Quand il entendit les offres


d'Angantyr, il lui parut que c'était trop et il chanta:

85. Cela est acceptable


pour un enfant de serve,
un enfant de serve
quand bien même conçu par un roi.
Ce bâtard
comme un berger était assis sur une butte
tandis que le noble prince
répartissait l'héritage34.

Hloôr entra dans une grande colère quand il s'entendit traiter de fils de
serve et de bâtard s'il acceptait l'offre de son frère, et il rebroussa immé­
diatement chemin avec tous ses hommes, jusqu'à ce qu'il fût arrivé dans le
pays des Huns, chez le roi Humli, son parent. Il lui dit qu'Angantyr, son
frère, ne lui avait pas accordé partage par moitiés.
Humli apprit donc tout leur entretien. Il se courrouça fort de ce que
Hloôr, le fils de sa fille, eût été traité de fils de serve, et chanta alors:

86. Inactifs, nous resterons cet hiver


et agréablement vivrons,
boirons précieuses boissons
et deviserons,
enseignerons aux Huns
à préparer les armes de guerre,
celles que vaillamment
nous porterons en avant.

Et il chanta encore:

87. Hloôr, nous te préparerons


une bonne armée
et hardiment

qui habitent la pierre, par opposition à ceux qui habitent la terre, Tervingi). Les Ostrogots
sont souvent appelés dans les sources classiques Greuthungi (ou Grothiggoi).
34. Les bergers étaient universellement méprisés par les Germains. Ils avaient coutume
de siéger sur une butte pour surveiller leurs troupeaux. Mais les rois aussi devaient monter
sur une hauteur pour faire valoir leurs prérogatives. En ce cas, Gizurr insinuerait que le
«bâtard» voulait singer les rois.
162 Sagas légendaires islandaises
lèverons une escorte
d'hommes de douze ans et plus,
de chevaux de deux hivers et plus,
telle sera assemblée
l'armée des Huns.

Cet hiver-là, Humli et Hlëiôr se tinrent tranquilles. Au printemps, ils


rassemblèrent une armée si grande qu'il ne resta au pays des Huns nul
homme en état de porter les armes. Tous les hommes capables de se battre
avaient douze ans ou plus, et tous leurs chevaux, deux ans ou plus. Il y
avait si grande quantité de leurs hommes qu'il fallut les compter par
légions, et ils se dénombraient par milliers dans chaque phalange. On mit
un chef à la tête de chaque légion, et un étendard sur chaque phalange. Il
y avait cinq légions dans chaque phalange, des légions de mille cinq cent
soixante hommes, et chaque bataillon comptait quatre fois quarante
hommes. Il y avait trente et trois phalanges35 .
Quand cette armée fut rassemblée, elle alla par la forêt qui s'appelle
Myrkviôr et qui sépare le pays des Huns de celui des Gots. Et quand ils
sortirent de la forêt, il y eut de grandes régions habitées et des plaines
plates, et dans la plaine se dressait une magnifique forteresse. Là, com­
mandaient Hervor, la sœur du roi Angantyr, et Ormarr, le père adoptif de
celle-ci. Ils étaient placés là pour défendre le pays contre l'armée des
Huns, et ils y disposaient d'une grande troupe.

13. Mort de Hervor et rassemblement desfarces d'Angantjr

Un matin, au lever du soleil, Hervor se trouvait dans une tour de guet


au-dessus des portes de la citadelle. Elle vit, au sud, vers la forêt, un
immense nuage de poussière soulevé par des chevaux au galop, et tel que
pendant longtemps, le soleil en fut offusqué. Ensuite, sous ce nuage de
poussière, ce fut comme si elle ne regardait que de l'or. Elle vit briller de
beaux boucliers ciselés d'or, des heaumes dorés et de blanches cottes de
mailles. Elle vit alors que c'était l'armée des Huns, une grande multitude.
Hervor descend en hâte, appelle le trompette et lui ordonne de sonner
le rassemblement. Puis Hervor dit: « Prenez vos armes et préparez-vous

35. À défaut de mieux, j'ai rendu par/ phalanges et légions les termes fûsund (propre­
ment «mille») et hundraô* (propremen0< cent») qui ne sont évidemment pas pris ici dans
leurs sens littéral. On notera que la prose est en complet désaccord avec la dernière strophe
du chapitre 13.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 163

pour la bataille, et toi, Ormarr, chevauche au-devant des Huns, et offre­


leur bataille devant le portail sud de la forteresse.»
Ormarr chanta:

88. En vérité chevaucherai


et bouclier porterai ;
bataille à livrer
pour la nation des Cots.

Alors Ormarr sortit de la forteresse et chevaucha au-devant de la


horde. Très haut il cria, et demanda d'aller vers la forteresse - « et dehors,
devant le portail sud de la forteresse, dans la plaine, je vous offre de livrer
bataille; que ceux qui arriveront les premiers attendent les autres.»
Ormarr retourna à la forteresse, Hervor était prête avec toute l'armée.
Ils chevauchent hors de la forteresse et se portent au-devant des Huns.
Commence là rude bataille. Mais, les Huns ayant une troupe beaucoup
plus nombreuse, les pertes furent plus élevées dans les rangs de Hervor, et,
à la fin, Hervor périt, et un grand nombre autour d'elle. Quand Ormarr
vit sa mort, il s'enfuit, ainsi que tous ceux qui avaient pu en réchapper.
Ormarr chevaucha jour et nuit, tant qu'il put, pour aller trouver le roi
Angantyr à Arheimar. Les Huns se mettent maintenant à dévaster le pays
de fond en comble, et à incendier.
Quand Ormarr parvint devant le roi Angantyr, il chanta:

89. Du sud je suis venu


pour dire cette nouvelle:
brûlées, toute la forêt
et la lande de Myrkviôr,
aspergée du sang des hommes
toute la nation des Cots.

Et il chanta encore:

90. Je sais une fille de Heiôrekr,


ta sœur,
(par le tranchant de !' épée)
jusqu'au sol courbée.
Les Huns l'ont
abattue
avec beaucoup d'autres
de vos sujets.
164 Sagas légendaires islandaises

91. Elle prenait plus de liesse à la bataille


qu'aux propos d'un prétendant
ou qu'à siéger sur le banc
à la fête des fiançailles.

Quand le roi Angantyr entendit cela, sa face se tordit de douleur; il fut


lent à prendre la parole. Enfin, il dit:

92. Point ne fus fraternellement traitée,


Ô sœur glorieuse.

Puis il regarda sa garde, il n'y avait pas beaucoup de monde avec lui.
Alors, il chanta:

93. Très nombreux nous étions


quand nous buvions l'hydromel.
Maintenant que devrions être légion,
bien peu nous sommes.

94. Je ne vois pas homme


dans ma troupe qui,
même si je le lui demandais
ou le payais en anneaux d'or,
enfourcherait son cheval
et porterait le bouclier
pour se porter à l'attaque
de l'armée des Huns.

Gizurr le vieux dit:

95. Je n'exigerai pas de toi un seul liard


ni une seule pièce d'or sonnant.
Pourtant je chevaucherai
et porterai le bouclier
pour bâiller au peuple des Huns
le bâton de traille.

La loi du roi Heiôrekr était que, si une armée entrait dans son pays, le
roi de ce pays devait fixer l'emplacement de la bataille qu'il offrait à l'en­
nemi et le délimiter par des rameaux de noisetier. Et alors, les envahisseurs
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 165

ne devaient pas piller avant que ne fût décidée l'issue de la bataille. Gizurr
endossa son armure avec de bonnes armes de guerre et sauta sur son che­
val comme s'il était jeune. Puis il dit au roi:

96. En quel lieu convoquerai-je


les Huns à la bataille?

Angantyr chanta:

97. Convoque-les à Dylgja


et à Dûnheiôr
et dans toutes les montagnes Jassarfjoll;
là, souvent, les Gots
livrèrent bataille
et, renommés, remportèrent
belle victoire36 .

Gizurr chevaucha donc jusqu'à ce qu'il arrivât à la horde des Huns. Il


ne s'aventura pas plus près qu'à portée de voix. Alors, il clama à gorge
déployée et chanta:

98. Panique dans vos rangs,


condamnation à mort à votre chef,
l'étendard du combat est levé contre vous,
courroux d'Ôôinn sur vous.

Et encore:

99. Je vous convoque à Dylgja


à la bataille,
et à Dûnheiôr,
au pied des Jassarfjoll;
puissent vos cadavres

36. Dylgja peut fort bien ne pas être un nom de lieu, et signifier tout simplement
«bataille». Le sens serait alors: « Convoque-les à la bataille ... » Pour Dunheiôr, s'il est ten­
tant d'en faire « la lande du Danube» ou « la plaine du Danube», ce qui serait assez
conforme aux autres indications topographiques fournies par le texte; l'hypothèse n'est
pas à écarter d'une traduction « plaine de Düna » ou « lande de Düna » où Düna reste
inconnu. Quant aux Jassarfji:ill, Christopher Tolkien propose ( The Saga ofKing Heidrek
the Wise, Londres, 1960) de voir là les Gesenke, dans la Moravie du nord, slavon Jesenik
(qui signifie« montagne du frêne»).
166 Sagas légendaires islandaises

couvrir chaque rocher,


et que, par le javelot que je lance,
Ôôinn en décide comme je le prescris37•

Quand Hloôr eut entendu les paroles de Gizurr, il chanta:

100. Emparez-vous de Gizurr


Grytingaliôi,
l'homme d'Angantyr
venu d'Ârheimar.

Le roi Humli dit:

101. Point ne devons


blesser le messager,
lui qui s'en est venu
tout seul.

Gizurr dit: « Les Huns ne nous font pas peur, non plus que vos arcs
renforcés de corne. »
Alors, Gizurr creva son cheval à coups d'éperons, pour aller trouver le
roi Angantyr, il se présenta devant lui et le salua bien. Angantyr lui
demanda s'il avait rencontré les rois (des Huns).
Gizurr dit: « Je leur ai parlé, et je les ai convoqués à la bataille à Dûn­
heiôr, dans les vaux de Dylgja. »
Angantyr demanda combien de troupes avaient les Huns.
Gizurr dit: « Grande est leur horde.»

102. Il n'y a que six


phalanges d'hommes,
dans chaque phalange,
cinq légions,
dans chaque légion,
treize centaines,
dans chaque certaine,
quadruple rani de guerriers.

3 7. Les sagas de toutes catégories attestent que jeter une lance ou un javelot par-dessus
les rangs de ses ennemis est un geste propitiatoire par lequel on les dédie à Ôôinn (dont la
lance est l'arme typique).
Saga de Hervor et du roi HeiiJrekr 167

Angantyr fut donc informé de l'armée des Huns. Alors, il dépêcha des
messagers dans toutes les directions et convoqua tout homme qui voulait
lui porter aide et était capable de manier les armes. Il alla alors à Dünheiôr
avec son aimée, et c'était là une très grande armée. Se porta à sa rencontre
l'armée des Huns, qui était deux fois plus nombreuse.

14. La bataille de Dûnheior

Le lendemain commença la bataille; ils se battirent tout ce jour-là et


rentrèrent au soir dans leurs campements de guerre. Huit jours, ils se bat­
tirent ainsi, tant que les chefa étaient encore sains et saufa, nul ne savait le
nombre des morts, nul ne savait combien il en était tombé. Mais de jour
comme de nuit, de toutes les directions, arrivaient des renforts à
Angantyr, et il en résulta qu'il n'avait pas moins d'hommes qu'au premier
jour. La bataille, alors, redoubla de rage. Les Huns devinrent forcenés: ils
voyaient maintenant quel était leur lot; le seul espoir de vivre qu'ils
conservaient était de vaincre, car il leur serait mauvais de demander quar­
tier aux Cots. Les Cots défendaient leur liberté et leur patrie contre les
Huns, c'est pour cela qu'ils tenaient ferme, s'encourageant les uns les
autres. Comme le jour avançait, les Cots firent une attaque si rude que les
rangs des Huns se rompirent. Et quand Angantyr vit cela, il sortit du rem­
part de boucliers, s'avança sur le front de l' armée; il avait l'épée Tyrfingr à
la main et pourfendait hommes et chevaux, Se rompit alors le rempart de
boucliers du roi des Huns, et les frères, Angantyr et Hli:iôr, échangèrent
des horions. Alors tombèrent Hli:iôr et le roi Humli, et la déroute se mit
dans les rangs des Huns, mais les Cots les abattirent et en firent carnage si
grand que les rivières en furent barrées et sortirent de leur lit, et les vallées
étaient pleines de chevaux et d'hommes morts, et de sang.
Alors, le roi Angantyr alla examiner les cadavres des occis, et trouva
Hli:iôr, son frère. Alors, il chanta:

103. Je t'ai offert, frère,


des trésors sans limites,
biens et bijoux en quantité,
le plus que tu pouvais désirer;
à présent tu n'as,
pour prix de la bataille,
bracelets luis:mts,
et de terre, point.
168 Sagas légendaires islandaises

Et encore:

104. Malédiction sur nous, frère,


je suis devenu ton meurtrier,
à jamais on s'en souviendra,
dure est la sentence des Nornes*38.

15. Des familles des rois de Danemark et de Suède

Angantyr fut longtemps roi de Reiôgotaland. Il fut puissant et grand


guerrier, et de lui sont descendues des familles de rois. Son fils fut Heiô­
rekr Peau de Loup, qui longtemps fut roi de Reiôgotaland ensuite. Il eut
une fille qui s'appelait Hildr. Elle fut la mère de Hâlfdan le Vaillant, père
d'fvarr le Conquérant39 .
fvarr le Conquérant vint avec son armée en Svîaveldi40, comme il est
dit dans les sagas royales4 1, et le roi Ingjaldr le Malavisé eut peur de son
armée et se brûla lui-même dans sa demeure avec toute sa garde, dans le
palais qui s'appelait Raeningr. fvarr le Conquérant soumit alors tout le
Svîaveldi. Il conquit également tout le Danaveldi et la Kûrland, le Saxland
et l'Eisdand, et tous les états de l'est jusqu'au Garôarîki. Il gouverna aussi
le Saxland occidental et conquit une partie de l'Angleterre, celle que l'on
appelle Norôumbraland. fvarr soumit tout le Danaveldi et en confia la
charge au roi Valdarr auquel il donna en mariage sa fille, Alfhildr. Leurs
fils furent Haraldr hilditonn42 et Randvér, qui mourut en Angleterre. Et
Valdarr mourut au Danemark. Randvér prit alors le pouvoir en Dane­
mark et s'en fit roi. Et Haraldr hilditonn se fit donner le titre de roi en

38. Ce dernier vers revient souvent, en vers ou en prose, dans les textes en vieil islandais
(par exemple Hamifismdl, dernier vers).
39. Les deux derniers chapitres sont un ajout au conglomérat que représente déjà notre
saga. Ils figurent dans le manuscrit principal retenu pour cette traduction. Les détails qui
sont donnés sont en général confirmés par d'autres sources.
40. Sviaveldi, Svfarfki, Svfpjôô s�ent tous: «empire», ou «état» ou «nation des
Sviar», les habitants de la région centrale de la Suède. D'où Sve-rike qui donnera Sverige,
Suède.
41. Les sagas royales en question sont celles que Snorri Sturluson rassembla, vers 1220,
dans la Heimskringla. Renvoi est ici expressément fait à Ynglinga Saga (le premier des
textes de cette collection) chapitres 40-41. Il est vrai qu'un autre texte, aujourd'hui perdu
sinon dans sa traduction latine, la Skjoldunga saga, a aussi bien pu servir de source à l'au­
teur de notre texte.
42. Haraldr hilditônn, dont le surnom n'a pas été élucidé de façon satisfaisante («à la
Dent guerrière»?) est en effet l'un des grands souverains, danois, du Nord.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 169

Gautland, puis il soumit à son autorité tous les états nommés plus haut,
ceux que le roi Îvarr avait possédés. Le roi Randvér épousa Âsa, fille du roi
Haraldr Barbe rousse, du nord de la Norvège; leur fils fut Siguràr Brace­
let43. Le roi Randvér mourut subitement et Siguràr Bracelet prit la
royauté en Danemark. Il se battit contre le roi Haraldr hilditonn à
Bravollr44, dans le Gautland oriental: tombèrent là le roi Haraldr et
grande quantité d'hommes avec lui. Dans les anciennes sagas, cette
bataille est la plus renommée, et la plus grande tuerie, ainsi que celle
qu'Angantyr et son frère se livrèrent à Dunheiàr. Le roi Siguràr Bracelet
gouverna le Danemark jusqu'à sa mort, et, après lui, le roi Ragnarr aux
Braies velues45 , son fils.
Le fils de Haraldr hilditonn s'appelait Eysteinn le Malavisé. Il prit la
royauté en Suède après son père, et y gouverna jusqu'à ce que les fils du
roi Ragnarr l'abattirent, comme il est dit dans la saga du roi Ragnarr. Les
fils du roi Ragnarr soumirent alors à leur autorité le Svfaveldi, et, après la
mort du roi Ragnarr, Bjorn Flanc de Fer, son fils, prit le Svfaveldi, et
Siguràr, le Danaveldi, Hvitserkr, l'Austrriki, et Îvarr Sans Os, l'Angleterre.
Les fils de Bjorn Flanc de Fer furent Eirikr et Refill46. Celui-ci fut un roi
guerrier et un roi de mer, et le roi Eirikr gouverna la Suède après son père,
mais vécut peu. Alors, Eirikr, fils de Refill, prit l'autorité. Ce fut un grand
guerrier et un roi très puissant. Les fils d'Eirikr, fils de Bjorn, furent
0nundr d'Uppssalir, et le roi Bjorn. La Suède fut de nouveau divisée
entre les frères: ils prirent le pouvoir après Eirikr, fils de Refill. Le roi
Bjorn fonda la ville de Haugr. Il fut appelé Bjorn de Haugr47. Il y avait
chez lui le scalde Bragi48. Le fils du roi 0nundr, qui prit le pouvoir après
son père à Uppsalir, s'appelait Eirikr49. Ce fut un roi puissant. Pendant

43. Sigurôr hringr est bien connu, quoiqu'il ne soit donné qu'ici pour roi du Dane­
mark. Il semble avoir régné en Suède.
44. La bataille de Bravellir est restée célèbre dans les annales du Nord. Elle a dû avoir
lieu à Braviken, juste au nord de Norrkoping, en Suède, vers le milieu du vme siècle.
45. Voir p. 177, Saga de Ragnarr aux Braies velues (les détails qui suivent en sont tirés).
46. Selon Saint Anschaire (cf. la Vita Anskarii rédigé par Rimbert), les Suédois comp­
taient parmi leurs dieux un de leurs rois, Eirîkr.
47. Bjorn de Haugr est connu d'autres sources. Il régnait en Suède autour de 830. Il y
eut toutefois également un Bjorn ou Bjorn de Haugr en Norvège vers la fin du IXe siècle.
48. Bragi Boddason, norvégien, est le premi�r scalde connu, si célèbre qu'il aurait pu
être divinisé en tant que dieu de la poésie (interprétation incertaine toutefois, Bragi étant
aussi un des noms d'Ôôinn, dieu de la poésie). Un texte islandais, Skdldatal, précise que
Bjorn de Haugr aurait été le mécène de Bragi, la Saga d'Egill fils de Grimr le Chauve
notant, pour sa part, que Bragi était au service du roi des Suédois, Bjorn (chapitre 49).
49. Cet Eirîkr régna effectivement en Suède et serait mort en 871 selon les annales
islandaises.
170 Sagas légendaires islandaises

son règne parvint au pouvoir en Nurvège Haraldr à la Belle Chevelure50,


qui, premier de son lignage, devint seul chef en Norvège. Le fils du roi
Eirîkr d'Uppsalir s'appelait Bjorn. Il prit le pouvoir après son père et gou­
verna longtemps. Les fils de Bjorn furent Eirikr le Victorieux et Ôlafr5 1;
ils succédèrent à leur père. Ôlafr fut le père de Styrbjorn le Fort5 2. Pen­
dant leur règne mourut le roi Haraldr à la Belle Chevelure. Styrbjorn se
battit contre le roi Eir{kr, son oncle, à Fyrisvellir et y trouva la mort.
Ensuite, Eirîkr gouverna la Suède jusqu'au jour de sa mort. Il épousa
Sigdôr l'Ambitieuse53 . Leur fils s'appela Ôlafr, qui fut fait roi de Suède
après le roi Eir{kr. Il était alors enfant, et les Suédois l'emmenèrent chez
eux. C'est pour cela qu'ils le surnommèrent le Roi dans le Manteau54.
Ensuite, il fut appelé Ôlafr le Suédois. Il fut roi longtemps, et puissant.
Premier des rois de Suède, il embrassa le christianisme, et sous son règne,
la nation suédoise fut déclarée chrétienne. Le fils du roi Ôlafr le Suédois
s'appelait 0nundr. Il prit la royauté après son père et mourut de maladie.
Sous son règne mourut le roi Ôlafr le Saint à Stiklarstaôir55. Il y avait un
deuxième fils d'Ôlafr le Suédois, qui s'appelait Eymundr. Il prit le pouvoir
après son frère. Sous son règne, les Suédois observèrent mal la religion
chrétienne. Eymundr fut roi un court moment.

16. Du roi Ingifils de Steinkell

Il y avait en Suède un puissant homme, qui s'appelait Steinkell, de


grande famille; sa mère s'appelait Astriôr, fille de Njall Finnsson le

50. Haraldr à la Belle Chevelure est universellement connu. C'est lui qui unifia la Nor­
vège sous son sceptre, tout à la fi n du 1xe siècle.
51. Eirîkr le Victorieux mourut vers 995.
52. Styrbji:irn le Fort, personnage très célèbre et hautement légendaire est le héros d'un
Dit, Styrbjarnar Pdttr. Il se battit contre so�le, Eirîkr le Victorieux, à Fyrisvellir, vers 985.
53. Sigrîôr !'Ambitieuse (ou la Superbe) est, elle aussi, hautement légendaire. Elle aurait
divorcé d'avec Eirikr pour rassembler divers prétendants (dont le père de saint Ôlâfr,
Haraldr grenzki) et mettre le feu au bâtiment où ils dormaient tous. OlâfrTryggvason, un
des rois les plus populaires de Norvège, l'aurait courtisée à son tour, mais elle aurait finale­
ment épousé Sveinn Tjuguskegg (à la Barbe fourchue) roi des Danois.
54. Il s'agit d'Ôlâfr Skautkonungr (Ski:itkonung en suédois) qui eut en effet les pires
peines à amener son peuple à se convertir à la foi chrétienne. Son surnom est obscur et ne
se justifie sûrement pas par l'explication qui en est proposée ici. D'autres textes disent
Skotkonungr (roi des Scots, entre autres interprétations possibles).
55. Il s'agit évidemment de saint Ôlâfr, héros de la Saga qui porte son nom dans la
Heimskringla de Snorri Sturluson. Il est mort, en effet, à la bataille de Stiklarstaôir, en
Norvège, en août 1030.
Saga de Hervor et du roi Heiôrekr 171

Bigleux, du Halogaland, et son père était Rognvaldr le Vieux. Steinkell


fut d'abord jarl en Suède, et, après la mort du roi Eymundr, les Suédois le
choisirent pour roi. Alors, la royauté sortit de la dynastie des anciens rois
de Suède. Steinkell fut un grand chef. Il épousa la fille du roi Eymundr. Il
mourut de maladie en Suède à peu près à l'époque où le roi Haraldr
tomba en Angleterre.
Il y avait un fils de Steinkell qui s'appelait lngi. C'est lui que les Sué­
dois prirent pour roi juste après Hakon. lngi y fut longtemps roi, et popu­
laire, et bon chrétien. Il mit fin en Suède aux sacrifices païens et demanda
que tout le peuple adoptât la religion chrétienne, mais les Suédois avaient
une foi trop grande dans les dieux païens, et ils maintinrent leurs
anciennes pratiques. Le roi lngi épousa la femme qui s'appelait Maerr. Le
frère de celle-ci s'appelait Sveinn56 . Nul ne fut aussi cher au roi lngi que
lui, et il devint l'homme le plus puissant de Suède. Les Suédois estimèrent
que le roi lngi enfreignait, pour sa part, les anciennes lois du pays, quand
il trouvait à redire aux choses que Steinkell avait laissé subsister. Au cours
d'un ping que les Suédois tinrent avec le roi lngi, ils lui proposèrent de
choisir entre deux choses: ou bien il préférait maintenir les anciennes lois,
ou bien il renonçait à la royauté. Alors, le roi Ingi parla, et dit qu'ils ne
devaient pas rejeter leur religion, puisqu'elle était vraie. Alors les Suédois
poussèrent une grande clameur, lui lancèrent des pierres et le forcèrent à
quitter le ping légal.
Sveinn, beau-frère du roi, était resté au ping. Il offrit aux Suédois de
célébrer un sacrifice païen devant eux, s'ils lui donnaient la royauté. Ils
acceptèrent tous. Sveinn fut alors pris pour roi de la nation suédoise tout
entière. Alors, on amena un cheval au ping, on le dépeça, et on répartit les
morceaux pour les manger, et l'arbre du sacrifice 57 fut rougi de son sang.
Tous les Suédois abandonnèrent la religion chrétienne et reprirent les
sacrifices. Ils chassèrent le roi Ingi, et il s'en alla en Gautland occidental.
Sveinn le Sacrificateur fut roi des Suédois trois hivers.
Le roi lngi s'en alla avec sa garde et quelques suivants: il avait une
petite armée. Il chevaucha vers l'est, en Smaland, puis en Gautland orien­
tal, enfin en Suède. Il chevaucha jour et nuit, et arriva à l'improviste chez
Sveinn, tôt le matin. Alors, on garda les issues de la maison, on y mit le

56. Sveinn est surnommé Blôt-Sveinn, Sveinn le Sacrificateur. Le fait est que le paga­
nisme refleurit en Suède à la fin du XI' et au début du Xllc siècle.
57. Cet arbre du sacrifice est certainement l'arbre sacré décrit par Adam de Brême
(Gesta Hammaburgensis .. . , scolie 138) qui évoque le grand arbre Yggdrasil! cher à la
mythologie scandinave. Voyez Yggdrasil!. La religion des anciens Scandinaves. Les pratiques
décrites ici paraissent recevables, le cheval ayant joui d'un culte particuiier dans le Nord
païen.
172 Sagas légendaires islandaises

feu, et l'on brûla toute la troupe qui était à l'intérieur. Il y avait là un


homme qui gérait les terres du roi, qui s'appelait Pjofr; il brûla à l'inté­
rieur; il avait autrefois accompagné Sveinn. Sveinn le Sacrificateur fit une
sortie et fut aussitôt massacré. lngi prit ainsi le pouvoir sur les Suédois,
reforma encore une fois la chrétienté, gouverna le pays jusqu'au jour de sa
mort, et mourut de maladie.
Il y avait un fils du roi Steinkell qui s'appelait Hallsteinn, frère du roi
Ingi, qui fut roi avec Ingi, son frère. Les fils de Hallsteinn furent Philippus
et lngi, qui prit le pouvoir après le roi Ingi le Vieux. Philippus épousa
lngigerôr, fille du roi Haraldr Sigurôarson. Il fut roi un court moment.
SAGA DE RAGNARR AUX BRAIES VELUES

Ragnars saga loôbrokar

DIT DES FILS DE RAGNARR

PdurafRagnansonum

CHANT DE KRÂKA

Krdkumdl
jean Renaud, qui nous propose ces trois textes, a eu raison de ne pas les séparer puis­
qu'en somme, ils traitent des mêmes personnages; même s'ils sont d'âges et de tonalités
bien differents.
La saga, qui date du Xllf siècle, met en scène le personnage bien connu (surnommé
ainsi parce que, sans doute, il portait des braies taillées dans la peau d'un tmimal velu)
qui a longtemps passé pour le type même du viking irrésistible, du barbare sanguinaire
et du héros Jëroce. Ce pourrait être ce Ragnarr qui serait venu mettre le siège devant
Paris en 845 - sans succès -et qui aurait défrayé la chronique de l'Angleterre du Sud
avant d'être fait prisonnier par le roi anglo-saxon Ella et précipité dans une fosse aux
serpents où il est mort non sans, toutefois, avoir eu le temps de déclamer un poème scal­
dique de vingt-neufstrophes (dans une des versions connues de ce texte). La légende
raccorde Ragnarr à Sigurôr et Brynhildr (Volsunga saga) et en fait le héros de toutes
sortes de prouesses qui nourriront d'abondance notre mythe viking. Que ce personnage
ait été très connu, cela nous est prouvé par le simple fait que le plus ancien scalde
(poète) scandinave connu, le Norvégien Bragi Boddason (IX siècle) a composé un
poème, la Ragnarsdrâpa, où il décrit amoureusement un bouclier historié que lui
aurait donné Ragnarr. Et dans le présent recueil même, la Saga de Bôsi et Herrauèlr
qui est consignée ici en annexe donne pour épouse à notre héros une fille de Herrauôr!
Il se pourrait toutefois, comme le démontre jean Renaud dans son édition de la saga,
que Ragnarr et Loôbrôk soient les noms de deux personnages differents. L'un et l'autre,
ou Ragnarr tout seul, ont été extrêmement connus de tout notre Moyen Âge, au point
de passer pour le prototype du Viking avec majuscule. Pour citer Jean Renaud: « Il est
évident qu'il continue de hanter notre imagination, qu'il continue de nousfaire rêver:
car sa personnalité légendaire est liée au "romantisme" de toujours, celui où le courage,
l'insouciance et l'amour de la liberté demeurent la principale tonalité. » Car la lecture
de sa saga va convaincre de la diversité de ses exploits. On rermirquera tout de même
qu'il aura été défait-s'il a bien existé!-sur tous les théâtres où il s'est engagé!
Le dit de ses fils remonte à la fin du XIIf siècle. Il est plus littéraire qu'historique et
les spécialistes ont démontré qu'il aura subi toutes sortes dïnfluences cléricales, tout en
ferraillant sur la nature et le sens des surnoms de ces personnages. Dont nous ne sommes
pas sûrs qu'ils aient existé, en tout cas de la jàçon que le veut le dit, mais qui ont visi­
blement été mis en place pour alimenter le mythe viking dont je viens de parler. L'au­
teur s'est appliqué à raccorder son récit à diver es traditions ou bien mythologiques ou
bien historiques: nous ne l'avons donné que parce qu'il complète la saga de Ragnarr.
En revanche, les Krâkumâl (qui existent sous plusieurs formes tantôt de 29 tantôt
de 21 strophes) sont un des morce11ux poétiques les plus connus et célèbres qu'ait com­
posés le Nord ancien. Ils ont pu voir le jour au XII' siècle dans les Orcades. Ils repren­
nent les éléments qui figurent dans la saga et le dit que l'on Vil lire. Ce poème
176 Sagas légendaires islandaises

scaldique de très belle facture est censé aVJir été déclamé par Ragnarr loôbrok dans la
fosse aux serpents où il va mourir. Il évoque donc, avant sa fin, ses prouesses et ses
batailles! Chacune des strophes commence de la même façon par Hjuggum vér meô
hjorvi, « nous avons .frappé avec l'épée», ce qui confire au poème un ton incantatoire
de premier ordre. Surtout, le dernier vers est hl�jandi skal ég deyja, « en riant je
mourrai», et l'on peut bien dire qu'il n'est pas de formulation noroise qui ait connu
plus de succès. Et déchaîné plus d'absurdités, notamment sur le plan du stoïcisme pré­
tendu ou du mépris de la mort qu'auraient été censés professer les vikings! Rien n'est
plus faux, bien entendu. En fait, il semble bien que le poète ait voulu signifier que
Ragnarr sait qu'il va entrer dans la Valholl * et que c'est cela qui le fait rire. Sous
toutes réserves! Ce qui, en revanche, ne fait aucun doute, c'est la valeur comme
magnétique que vaudra à l'âge romantique le premier vers de chaque strophe: on se
rappelle que Chateaubriand a fait une fortune au « bardit des Francs» (dans Les
Martyrs) à « Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée», et s'il faut
l 'en croire, c'est ce même passage qui déterminera la vocation historique de Théophile
Gautier!

Les trois textes, traduits par jean Renaud, ont été publiés en un seul volume par les éditions
Anacharsis, Toulouse, 2005.
Saga de Ragnarr aux Braies velues

1. Heimir et Âslaug

{")�and Heimir des Hlymdalir apprit la mort de Siguror et <le Bryn­


2
�hildr , Aslaug , leur fille que Heimir élevait, avait trois ans. Il savait
1

désormais qu'on allait rechercher la fillette et sa famille pour les tuer. La


perte de Brynhildr, sa fille adoptive, lui causa tant de peine qu'il ne fit
plus cas de sa puissance et de ses richesses. Voyant qu'il ne pourrait cacher
l'enfant en ces lieux, il fit faire une harpe si grande qu'il put y mettre la
petite Aslaug3 et quantité de joyaux d'or et d'argent, puis il se mit en
route et finit par arriver ici dans le Nord.
Sa harpe était réalisée avec une telle ingéniosité qu'il pouvait en démon­
ter et remonter le cadre, et il avait l'habitude, les jours où il se trouvait près
d'un ruisseau, loin de toute habitation, d'ouvrir l'instrument et de laver la
fillette. Et il avait un oignon qu'il lui donnait à manger. Car la propriété de
cet oignon était qu'on pouvait en vivre longtemps, même sans autre nour­
riture. Si l'enfant pleurait, il pinçait les cordes de la harpe et elle se taisait,
car il était versé dans tous les arts connus à cette époque-là. Il avait égale­
ment mis avec elle dans la harpe de précieux vêtements et beaucoup d'or.
Il voyagea ainsi jusqu'à ce qu'il arrive en Norvège et atteigne une petite
ferme, à Spangareior4, où vivait un homme du nom de Aki, dont la
femme s'appelait Grima. Personne d'autre n'habitait là. Ce jour-là
l'homme était parti en forêt, mais la femme était chez elle. Elle salua Hei­
mir et lui demanda qui il était. Il répondit qu'il était un pauvre vagabond
et la pria de l'héberger. Elle dit que ce n'était pas le nombre de gens qui

1. Dans le manuscrit où est conservée la version la plus complète de la saga, elle vient à
la suite de la Volsunga saga (Saga des Volsungar) aont Sigurôr est le héros (ci-dessus, p. 31).
2. Aslaug est née de la rencontre amoureuse de Brynhildr et Sigurôr sur le Hindarfjall.
3. Cet épisode rappelle celui de la Bosa saga, où Bôsi, qui se fait passer pour un autre,
soustrait la princesse Hleiôr à un mariage forcé en la cachant à l'intérieur de sa harpe, «si
grande qu'un homme aurait pu s'y tenir debout» (voir plus bas p. 1085).
4. Spangareiôr ou Spangarheiôr: il s'agit de Spangareid, tout au sud de la Norvège, non
loin de l'actuelle ville de Mandai.
178 Sagas lé_gendaires islandaises

passaient par là qui l'empêcherait de l'accueillir s'il avait besoin d'un gîte.
Et dans la soirée, Heimir Jéclara qu'il apprécierait une bonne flambée,
avant gu'on lui montre l'endroit oü il allait dormir.
Lorsque la femme eut ranimé le feu, il posa la harpe sur un banc à côté
de lui. La femme était très bavarde et lorgnait souvent vers la harpe, car les
franges d'un habit précieux en dépassaient. Et tandis qu'il se réchauffait
devant le feu, elle aperçut un bel anneau d'or sous ses haillons, car il était
misérablement vêtu. Après s'être réchauffé à sa guise, il prit son repas du
soir, puis il la pria de lui indiquer oü il allait passer la nuit. La femme lui
expliqua qu'il serait mieux en dehors de la maison - « car mon mari et moi
bavardons souvent quand il rentre».
Il la laissa libre d'en décider et ils sortirent l'un après l'autre. Il prit la
harpe et l'emporta. La femme le conduisit jusque dans une grange à orge
et lui dit de s'y installer à son aise, affirmant qu'elle ne doutait pas qu'il
dorme du sommeil du juste. Puis elle repartit vaquer à ses occupations et
il se coucha.
Le mari s'en revint alors qu'il était déjà tarcL Or la femme n'avait pas
fait grand-chose à la maison. Il était fatigué en rentrant, et de mauvaise
humeur parce qu'elle n'avait pas accompli les tâches gui lui incombaient.
Il déclara qu'ils n'avaient pas autant de chance l'un que l'autre, puisque
lui, il travaillait tous les jours plus qu'il n'en pouvait, mais qu'elle ne faisait
même pas le strict nécessaire.
« Ne te fâche pas, mon ami! dit-elle, car-i:l--se peut qu'en un rien de
temps tu n'obtiennes de quoi faire le bonheur de toute notre vie.
- Comment cela? » demanda-t-il.
Elle répondit: < Un homme est venu demander l'hospitalité, et je crois
qu'il transporte de très grandes richesses. Il est d'un âge avancé et bien
fatigué, mais il a sûrement occupé un rang élevé jadis. Et je ne crois pas
avoir jamais vu son pareil, même s'il a l'air d'être harassé et d'avoir grand
besoin de sommeil. »
Lhomme dit alors: « Il ne me semble pas raisonnable de trahir les rares
personnes qui viennent ici.»
Elle répondit: « Tu garderas longtemps ta misérable condition puisque
tu te fais une montagne de tout. Mais il faut que tu choisisses: ou bien tu
le tues, ou bien je l'épouse et alors nous te chasserons. Et je pourrais bien
te dire les propos qu'il m'a tenus ce soir, mais tu n'as sûrement pas envie
de les entendre. Il m'a parlé avec tendresse, et j'ai bien l'intention de le
prendre pour époux et de te chasser ou de te tuer, si tu refuses de faire ce
que Je veux. »
On raconte qu'il était entièrement dominé par sa femme, et elle le
poussa jusqu'à ce qu'il cède à ses exigences. Il prit sa hache et l'aiguisa
Saga de Ragnarr aux Braies velues 179

bien. Et quand il fut prêt, sa femme l'emmena là où Heimir était couché.


Ils entendirent de gros ronflements.
La femme dit à son mari de frapper de toutes ses forces - « et puis
sauve-toi vite, car tu ne résisterais pas à ce qu'il pourrait faire ou crier si
jamais il t'empoignait!>>
Elle s'empara de la harpe et s'enfuit. Lhomme s'approcha de l'endroit
où Heimir dormait. Il lui asséna un grand coup et la plaie fut profonde,
puis il lâcha la hache et partit à toutes jambes. Heimir fut réveillé par la
douleur de cette blessure mortelle, et l'on raconte que dans son agonie il
fit un tel vacarme que les piliers se rompirent, que le bâtiment s'écroula et
que la terre trembla violemment. C'est ainsi qu'il mourut.
Lhomme rejoignit sa femme et lui apprit qu'il l'avait tué - « et pour­
tant un moment je me suis demandé ce qui allait se passer, car il était
d'une force extraordinaire, mais maintenant je suppose qu'il a rejoint le
royaume des morts».
La femme dit qu'elle le remerciait pour sa prouesse - « et je crois que
nous sommes riches désormais; nous allons voir si j'ai dit vrai».
Ils activèrent le feu, puis la femme prit la harpe et voulut l'ouvrir. Mais
elle n'eut pas d'autre choix que de la casser, car elle était incapable d'y par­
venir. Quand elle eut ouvert la harpe, elle aperçut une fillette comme elle
n'en avait jamais vu auparavant. Et il y avait aussi un vrai trésor.
Lhomme dit alors: « Voilà qui arrive bien souvent, il n'est pas bon de
trahir celui qui vous fait confiance. Il me semble que la chance ne nous
sourit pas.»
La femme répondit: « Les choses ne se passent pas comme je l'avais
prévu, mais nous n'avons pas à nous en vouloir.»
Alors elle demanda à l'enfant de quelle famille elle était. Mais la fillette
ne répondit pas, comme si elle n'avait pas appris à parler.
«Je t'avais prévenue, s'écria l'homme. Notre affaire tourne mal. Nous
avons commis une grande faute. Qu'allons-nous faire de cette enfant?
- C'est simple, dit-elle. Nous l'appellerons Krak.a comme ma mère.»
Lhomme reprit: « Mais qu'allons-nous faire de cette enfant?»
La femme répondit: «Je sais ce qui convient le mieux. Nous dirons
que c'est notre fille et nous l'élèverons.
- Personne ne le croira, dit l'homme. Elle est beaucoup plus jolie que
nous. Nous ne sommes pas beaux ni l'u:1 ni l'autre, et on trouvera invrai­
semblable que nous ayons une telle fille, vu notre laideur à tous les deux.»
Alors la femme déclara: «Tu n'en sais rien. J'ai peut-être un bon moyen
pour que cela paraisse plausible. Je vais lui raser le crâne et le lui frotter avec
du goudron et tout ce qui pourra empêcher les cheveux de repousser. Elle
portera une capuche qui lui cache la figure, et elle sera mal habillée. Ainsi
180 Sagas légendaires islandaises

elle nous ressemblera. Et il se peut que les gens pensent que j'étais très belle
quand j'étais jeune. On lui laissera aussi les tâches les plus pénibles.»
I.:homme et la femme crurent qu'elle ne savait pas parler parce qu'elle
ne leur répondait jamais. Tout fut fait tel que la femme en avait décidé, et
la fillette grandit dans une extrême pauvreté.

2. Pôra Ceifde la Forteresse

Il y avait en Gautland un Jarl* riche et célèbre qui s'appelait Herrauôr. Il


était marié et avait une fille nommée l>ora. C'était la plus belle des femmes et
la plus accomplie, elle avait tous les talents qu'il vaut mieux posséder qu'en
être dépourvu. On l'avait surnommée Cerf de la Forteresse parce qu'elle
dépassait en beauté toutes les autres femmes, comme le cerf les autres ani­
maux. Le jarl aimait beaucoup sa fille. Il lui fit construire un pavillon non
loin de la halle royale, et ce pavillon était entouré d'une palissade de
planches. Le jarl avait pour habitude d'envoyer un cadeau à sa fille tous les
jours pour la divertir, et il disait qu'il garderait toujours cette coutume.
On raconte qu'un jour il lui fit porter un trèsJoli petit serpent. Ce ser­
pent lui plut beaucoup, et elle le mit dans son c9ffre, sur une couche d'or.
Peu après avoir été placé là, il grandit énormément, tout comme la quan­
tité d'or qu'il avait sous lui. Il manqua bientôt de place dans le coffre et
s'enroula autour. Et finalement il n'eut plus assez de place à l'intérieur du
pavillon, et la quantité d'or s'accroissait au même rythme que lui. Il était
lové autour du bâtiment, sa tête et sa queue se touchaient, c'était horrible
d'avoir affaire à lui. Personne n'osait s'approcher, sauf celui qui lui appor­
tait à manger, et il lui fallait un bœuf à chaque repas.
Le jarl trouva cela bien désolant et il fit le serment qu'il donnerait sa
fille à quiconque tuerait le serpent, et l'or qu'il avait sous lui en guise de
dot. La nouvelle se répandit largement dans le pays, mais personne n'osait
venir affronter l'énorme bête.

3. Ragnarr l'emporte sur le serpent

En ce temps-là, Sigurôr Bracelet5 régnait sur le Danemark. C'était un


roi puissant, célèbre pour la bataille qu'il avait livrée contre Haraldr Dent

5. Sigurôr Bracelet (hringr) est un roi semi-légendaire. Saxo Grammaticus, dans ses
Gesta Danorum, le nomme en latin Sywardus Ring et en fait le petit-fils de Gotricus (ou
Godftidus), autrement dit Guôfriôr.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 181

de Guerre6 aux Brâvellir7. Haraldr avait péri face à lui, comme on le sai�
dans toute la moitié nord du monde. Sigurêlr avait un fils qui s'appelait
Ragnarr. Il était grand et avait fière allure, l'esprit vif, et il était généreux
envers ses hommes mais dur envers ses ennemis. Dès qu'il fut en âge de le
faire, il leva des troupes et réunit des navires, et il devint un si grand guer­
rier qu'on avait peine à trouver son pareil.
Il apprit ce que le jar! Herrauêlr avait promis mais, n'y prêtant pas
attention, il fit comme si de rien n'était. Il se fit faire des vêtements hors
du commun, des braies et un manteau velus, et quand ils furent terminés,
il les fit bouillir dans la poix. Puis il les conserva soigneusement.
Un été où il mena son armée en Gautland, il mouilla son navire dans
une crique à l'écart, non loin de la demeure du jar!. Quand Ragnarr y eut
passé une nuit, il se réveilla tôt le lendemain matin, se leva et enfila les
vêtements dont on vient de parler. Il prit un grand épieu, quitta seul le
navire et marcha jusqu'à une plage où il se roula dans le sable. Avant de se
mettre en route, il ôta le clou qui fixait le fer au manche. Après quoi il
s'éloigna des bateaux et partit en direction des portes de la forteresse du
jar! qu'il atteignit à l'aube, alors que tout le monde dormait encore. Puis il
se dirigea vers le pavillon. Dès qu'il franchit la palissade derrière laquelle
était le serpent, il enfonça son épieu dans la bête et l'en retira aussitôt. Il
frappa à nouveau, et ce coup-là atteignit le dos. Le serpent se tordit brus­
quement, si bien que le fer se détacha du manche, et son agonie fut si
effroyable que tout le pavillon en trembla. Alors Ragnarr se retourna pour
partir et il reçut un jet de sang entre les deux épaules, mais il n'en eut
aucun mal car les vêtements qu'il avait fait faire le protégeaient. Ceux qui
se trouvaient dans le pavillon furent réveillés par le vacarme et sortirent.
Pora vit un homme imposant s'éloigner du pavillon et lui demanda
comment il s'appelait et qui il cherchait. Il fit halte et déclama cette
strophe:

6. On raconte que Haraldr Dent de Guerre (hilditonn) - Saxo l'appelle Haraldus Hyl­
detan - s'était rendu maître du Danemark et d'une grande partie de la Suède, mais que,
devenu très vieux (plus de cent ans, dit-on), il confia à Sigurôr - que Saxo nomme Ringo
- le Svealand et le Gautland (ou Giitaland). Toutefois c'était bien avant l'époque de
Sigurôr Bracelet, donné pour le père de Ragnarr.
7. Sigurôr (Ringo), à la tête de troupes suédoises (Svear et Gautar) et norvégiennes,
affronta Haraldr Dent de Guerre, à la tête des Danois, lors de la célèbre bataille des Bra­
vellir. Sigurôr l'emporta. En réalité cette bataille, célébrée dans routes les légendes scandi­
naves, pourrait avoir eu lieu dès le milieu du VI" siècle, aux environs de l'actuelle ville de
Norrkoping, en Suède. La Ragnars saKa, confondant les deux Sigurôr, la situe implicite­
ment à la fin du VIII' siècle.
182 Sagas légendaires islandaises

1. J'ai risqué ma vie,


femme au joli teint,
à l'âge de quinze ans
j'ai tué le poisson de l'enclos;
j'aurais connu le malheur
d'une mort bien rapide
si je n'avais transpercé le coeur
du saumon lové de la lande8 •

Puis il s'en alla et ne lui dit rien de plus. Le fer était resté dans la bles­
sure, mais il remportait le manche. Après avoir entendu cette strophe, elle
comprit ce qu'il dit de son âge et de ses intentions. Elle commença à se
demander qui ce pouvait bien être, et elle n'était pas sûre que ce soit un
être humain, car sa haute stature lui paraissait davantage correspondre à
celle que les monstres devaient avoir à cet âge-là. Elle rentra dans le
pavillon et se rendormit.
Lorsque les gens sortirent le matin, ils découvrirent que le serpent était
mort et qu'on l'avait tué avec un énorme fer de la.nce resté fiché dans la
blessure. Le jarl l'en fit retirer et il était si gros qm(bien peu le trouvèrent
maniable. Alors le jarl se souvint de ce qu'il avait dit au sujet de l'homme
qui tuerait le serpent, mais il ne savait pas si c'était l'œuvre d'un être
humain ou non. Il prit conseil auprès de ses amis et de sa fille pour savoir
comment le retrouver, et il estima qu'il viendrait probablement lui-même
chercher la récompense qu'il méritait.
Mais sa fille lui conseilla de convoquer le fing* au grand complet - « et
fais savoir que tous ceux qui ne veulent pas s'attirer les foudres du jarl et
qui n'ont pas d'autre empêchement viennent à l'assemblée. Si jamais l'un
d'eux doit reconnaître avoir tué le serpent, qu'il apporte le manche qui a
tenu le fer!»
Lidée parut bonne au jarl, qui convoqua le ping. Et quand le jour
retenu arriva, le jarl et de nombreux autres chefs s'y rendirent. Toute une
foule s'était réunie.

4. Ragnarr épouse P6ra

On apprit dans la flotte de Ragnarr qu'un ping allait se tenir sous peu.
Et Ragnarr débarqua avec presque route son armée pour y aller. En arri-

8. Le «saumon de la lande» ainsi que le « poisson de l'enclos» sont des kenningar' dési­
gnant le «serpent».
Saga de Ragnarr aux Braies velues 183

vant, ils se placèrent un peu à l'écart des autres, car il vit qu'il y avait beau­
coup plus d'hommes que d'habitude. Alors le jar! se leva, demanda le
silence et tint un discours. Il remercia les hommes d'avoir si bien répondu
à son message, puis il évoqua ce qui s'était passé. D'abord il mentionna ce
qu'il avait promis à quiçonque tuerait le serpent, puis il déclara: « Mainte­
nant le serpent est mort, et celui qui a accompli cet exploit a laissé son fer
de lance dans la blessure. Si l'un d'entre vous qui êtes venus à l'assemblée
a le manche qui correspond au fer, qu'il le montre pour apporter la
preuve! Je ferai alors tout ce que j'ai promis, qu'il soit de haute ou de
basse extraction. »
À la fin de son discours, il fit présenter le fer de lance à chacun des
hommes présents au ping, et il demanda à l'homme, quel qu'il soit, qui
admettait l'exploit ou avait le manche d'épieu de se faire connaître. Ce fut
fait, mais on ne trouva personne qui ait le manche.
Puis on alla à l'endroit où se tenait Ragnarr et on lui montra le fer. Il
dit que l'épieu lui appartenait, et le manche et le fer s'accordèrent parfai­
tement. Alors nul ne douta qu'il avait tué le serpent et, du fait de cet
exploit, il devint extrêmement célèbre dans tous les pays du Nord. Il
demanda la main de Pora, la fille du jar!, et son père la lui accorda. Puis
on prépara une grande fête avec tout ce que le pays produisait de meilleur.
Lors de cette fête Ragnarr et Pora se marièrent.
Après les noces, Ragnarr s'en retourna dans son propre royaume et il
aima beaucoup Pora. Ils eurent deux fils: l'aîné s'appelait Eirfkr, le cadet
Agnarr. Tous deux étaient grands et beaux. Ils étaient bien plus forts que
la plupart des hommes de leur temps et doués dans toutes sortes de
domaines.
Il se fit qu'un jour Pora tomba malade, et cette maladie l'emporta.
Ragnarr en fut très affiigé et, refusant de continuer à régner, il chargea
d'autres hommes de gouverner le royaume avec ses fils. Il reprit alors les
mêmes occupations que jadis, lança des expéditions guerrières et, où qu'il
aille, il était victorieux.

5. Ragnarr et Krdka

Il arriva qu'un été il mette le cap sur 1 a Norvège, car il avait là de nom­
breux parents et amis qu'il voulait revoir. Un soir il mouilla ses navires
dans un petit havre tout près de la ferme de Spangareiôr, et ils y passèrent
la nuit. Au matin, les cuisiniers descendirent à terre faire le pain. Ils virent
qu'il y avait une ferme à proximité et se dirent qu'ils feraient mieux d'y
aller. En arrivant à la petite demeure, ils trouvèrent quelqu'un à qui parler.
184 Sagas légendaires islandaises

C'était une vieille femme, et ils lui demandèrent si c'était elle la maîtresse
de maison et comment elle s'appelait.
Elle dit qu'elle était bien la maîtresse de maison - « et mon nom n'est
pas courant: je m'appelle Grîma. Mais qui êtes-vous?»
Ils répondirent qu'ils étaient au service de Ragnarr aux Braies velues et
qu'ils voulaient faire du pain. «Et tu vas nous aider!»
La femme répondit qu'elle avait les mains gourdes avec l'âge - « mais
jadis, j'étais plutôt habile. Toutefois j'ai une fille qui pourra vous donner
un coup de main. Elle va bientôt rentrer. Elle s'appelle Kraka. Ces der­
niers temps, j'ai du mal à m'en faire obéir».
Or Kraka était sortie avec les bêtes ce matin-là, et elle aperçut beau­
coup de grands navires qu'on avait tirés à terre. Alors elle se lava. Grîma le
lui avait interdit, car elle ne voulait pas que les hommes remarquent sa
beauté. C'était la plus belle des femmes, et ses cheveux étaient si longs
qu'ils tombaient jusqu'à terre, aussi beaux que la soie la plus fine. Quand
elle rentra à la maison, les cuisiniers avaient allumé du feu./Elle vit qu'il y
avait là des hommes qu'elle n'avait jamais vus auparavant. \Elle les dévisa­
gea et ils en firent autant.
Puis ils demandèrent à Grîma: «C'est ta fille, cette belle demoiselle?
- Sans mentir, dit Grîma, c'est bien ma fille.
- Vous êtes vraiment différentes, dirent-ils, vu l'allure que tu as.
Jamais nous n'avons vu de jeune fille aussi belle, et elle ne te ressemble en
rien, parce que tu es d'une laideur monstrueuse.»
Grîma répondit: «J'étais belle autrefois. Mais j'ai beaucoup changé.>>
Ils prièrent alors Kraka de les aider. Elle demanda: « Que dois-je
faire?>>
Ils dirent qu'ils voulaient lui faire pétrir le pain, et ils se chargeraient de
la cuisson. Elle se mit à l'ouvrage et travaillait bien. Mais comme ils
avaient les yeux rivés sur elle, ils négligèrent leur propre tâche et laissèrent
brûler le pain.
Lorsqu'ils eurent terminé, ils regagnèrent les navires. Et quand ils
durent distribuer la nourriture, tout le monde s'écria qu'ils n'avaient
jamais aussi mal travaillé et qu'ils méritaient d'être punis. Ragnarr leur
demanda alors pourquoi ils avaient cuisiné de cette façon. Ils dirent qu'ils
avaient vu une femme si belle qu'ils n'avaient pas pu se concentrer sur leur
travail et, selon eux, aucune femme au monde ne pouvait être plus belle
qu'elle. Et comme ils insistaient sur sa beauté, Ragnarr affirma qu'elle ne
pouvait pas être aussi belle que l>ôra. Mais ils dirent qu'elle ne l'était pas
moms.
Alors Ragnarr répliqua: «Je vais envoyer des hommes capables d'en
juger. Si ce que vous dites est vrai, votre négligence sera pardonnée, mais
Saga de Ragnarr aux Braies velues 185

si cette femme est d'une manière ou d'une autre moins belle que vous le
prétendez, vous serez sévèrement punis.»
Après quoi il envoya des hommes trouver la belle demoiselle, car les
forts vents contraires empêchaient les bateaux de reprendre la mer ce jour­
là. Et Ragnarr dit à ses envoyés: « Si la jeune fille vous paraît aussi belle
qu'on nous l'a affirmé, priez-la de venir me voir! Je la rencontrerai et je
souhaite l'épouser. Mais j'exige qu'elle ne soit ni vêtue ni dévêtue, qu'elle
n'ait le ventre ni plein ni vide, et qu'elle ne vienne pas seule, mais per­
sonne ne devra l'accompagner.»
Ils se rendirent jusqu'à la ferme et regardèrent Kraka attentivement.
Elle leur parut si belle qu'ils furent d'avis qu'aucune autre ne l'égalait. Ils
lui firent part du message de leur chef, Ragnarr, et de la façon dont elle
devait s'apprêter. Kraka réfléchit aux paroles du roi et à la manière de s'y
prendre. Grima pensa que c'était impossible et que ce roi n'avait pas toute
sa tête.
Kraka déclara: « S'il a dit cela, c'est que ce doit être possible. Il s'agit de
comprendre ce qu'il désire. Je ne vous raccompagnerai pas aujourd'hui. Je
descendrai peut-être aux bateaux demain matin.»
Ils s'en retournèrent et expliquèrent à Ragnarr qu'il se pourrait qu'elle
vienne. Et elle passa la nuit à la maison.
Au petit matin, Kraka dit au paysan qu'elle s'en irait trouver Ragnarr:
«Toutefois il faut que je m'habille un peu différemment. Tu as un filet
pour pêcher les truites, je vais m'en envelopper et, en laissant retomber
mes cheveux par-dessus, en aucun cas je ne serai nue. Je vais goûter un
oignon, c'est très peu de nourriture, et pourtant on saura que j'ai mangé.
Et puis ton chien va me suivre, je ne serai donc pas toute seule, mais per­
sonne ne m'accompagnera.»
Quand la vieille apprit ce qu'elle avait imaginé, elle la trouva fort
douée. Et une fois prête, Kraka se mit en route et arriva aux navires. Elle
était belle à voir, sa chevelure blonde brillait comme de l'or. Ragnarr l'ap­
pela et lui demanda qui elle était et qui elle cherchait. Elle répondit en
déclamant une strophe:

2. Je n'ose désobéir à l'ordre


que tu m'as donné de venir,
ni au commandement du roi,
Ragnarr, de te rencontrer;
personne ne m'accompagne,
mon corps n'est pas nu,
je suis pourtant escortée
tout en étant seule.
186 Sagas légendaires islandaises

Il envoya des hommes au-devant d'elle pour l'amener à bord. Mais elle
refusa de les suivre avant qu'on ne lui ait promis qu'elle-même et son
compagnon seraient en sécurité. Puis on la fit monter sur le navire du roi.
Quand elle arriva dans la cale d'avant, il lui tendit la main et le chien la lui
mordit. Ses hommes accoururent, frappèrent le chien, lui passèrent la
corde d'un arc autour du cou et il en mourut. Ils ne firent pas davantage
cas de la promesse qu'ils lui avaient faite.
Ragnarr la fit asseoir à côté. de lui sur le pont arrière et bavarda avec
elle. Elle lui plut beaucoup et il se montra charmant envers elle. Il dit cette
strophe:

3. Certes, elle me prendrait dans ses bras,


l'excellente et douce jeune fille,
si le gardien de la patrie lui plaisait.

Elle répondit:

4. Tu devras, roi, me laisser repartir indemne


si tu tiens à respecter le pacte,
j'ai rendu visite au souverain.

6: Ragnarr épouse Krdka

Il lui déclara qu'il l'aimait bien et qu'il avait l'intention de l'emmener avec
lui. Elle dit qu'il n'en était pas question. Alors il souhaita qu'elle passe la nuit
à bord. Elle rétorqua qu'elle n'en ferait rien avant qu'il ne revienne du
voyage qu'il avait entrepris - « et il se peut que tu aies changé d'avis d'ici là!»
Ragnarr appela l'homme qui veillait sur ses biens, et il lui demanda
d'apporter la tunique toute brodée d'or qui avait appartenu à I>6ra. Puis il
l'offrit à Kraka de cette manière:

5. Veux-tu accepter cette tunique


qui appartenait à I)ôra,
cousue d'argent
et qui te sied si bien?
Ses mains blanches
ont parcouru ce vêtement,
le roi a chéri cette femme-là
jusqu'à sa mort.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 187

Kraka répondit:

6. Je n'ose accepter cette tunique


cousue d'argent, qui a
appartenu à Pôra le Cerf;
ces habits ne me conviennent pas;
on m'appelle Kraka9 ,
car je suis vêtue de bure noire,
j'ai marché dans les cailloux
et mené les chèvres en bord de mer.

« En fait, je ne veux pas accepter cette tunique, ajouta-t-elle. Je ne veux


pas m'habiller richement tant que je vis chez le paysan. Il se peut que je
fasse meilleure impression si je suis mieux vêtue. Mais là je rentre à la mai­
son. Tu pourras envoyer des hommes me chercher si tu souhaites toujours
m'emmener avec toi. »
Ragnarr dit qu'il ne changerait pas d'avis, et elle repartit chez elle. La
flotte fit voile comme prévu, dès que les vents furent favorables, et il tira
le profit escompté de son voyage. Au retour, il mouilla dans le même
havre que celui où il avait rencontré Kraka. Et le soir même il envoya des
hommes la chercher et lui donner sa parole qu'il l'emmènerait avec lui
pour toujours. Mais elle répondit qu'elle attendrait le matin pour partir.
Kraka se leva tôt et s'approcha du lit du paysan et de sa femme. Elle leur
demanda s'ils étaient réveillés. Ils dirent que oui et lui demandèrent ce
qu'elle voulait.
Alors elle expliqua qu'elle allait partir et ne resterait plus chez eux. « Mais
je sais que vous avez tué Heimir, mon père adoptif, et personne ne mérite
plus mauvaise récompense de ma part que vous. Toutefois je ne veux pas
qu'on vous fasse de mal, parce que j'ai longtemps vécu avec vous. Mais je
fais le vœu que chaque jour qui passe soit pire pour vous que le précédent,
et le dernier le pire de tous. Et maintenant il est temps de nous quitter.»
Elle prit le chemin des navires et elle y fut bien accueillie. Et ils eurent
bon vent. Ce soir-là, quand les hommes firent leur lit, Ragnarr dit qu'il
voulait que Kraka et lui couchent ensemble.
Elle dit qu'il n'en était pas question -- « et je souhaite que tu fêtes tes
noces avec moi quand tu seras de retour dans ton royaume. Selon moi, il
y va de mon honneur et du tien, et de celui de nos héritiers si nous en
avons un JOUr».

9. Krdka signifie littéralement «corneille».


188 Sagas légendaires islandaises

Il lui accorda son souhait et le voyage se déroula sans encombres.


Ragnarr arriva dans son pays et on prépara une grande fête en son hon­
neur, au cours de laquelle on célébra et son retour et son mariage. Et la
première nuit où ils couchèrent ensemble, Ragnarr voulut avoir des rap­
ports avec sa femme, mais elle se déroba en disant qu'un malheur pourrait
survenir par la suite si elle ne décidait pas elle-même. Ragnarr répondit
qu'il n'en croyait rien, qu'un mari et sa femme ne lisaient pas l'avenir. Elle
déclama:

7. Nous allons vivre séparément


ces trois nuits dans la halle,
tout en restant ensemble,
avant de sacrifier aux dieux;
ainsi mon fils ne subira-t-il
pas de dommages,
tu es trop pressé de concevoir
celui qui naîtra sans os.

Elle eut beau dire, Ragnarr ne voulut rien entendre. Il n'en fit qu'à sa
tête.

7. Lesfils de Ragnarr

Le temps passa. Leur union fut heureuse et ils s'aimèrent beaucoup.


Kraka fut enceinte et accoucha, mettant au monde un garçon. On asper­
gea l'enfant d'eau 10 et on lui donna le nom d'Îvarr.
Or ce garçon était sans os, et à leur emplacement il n'avait que du car­
tilage. Dans son jeune âge il grandit tellement que nul ne l'égalait. C'était
le plus beau des hommes et il était si doué qu'on peut douter qu'il y en ait
eu de plus savants que lui. Ils eurent aussi d'autres enfants. Leur second
fils s'appela Bjorn, le troisième Hvftserkr et le quatrième Rognvaldr. Ce
furent tous des hommes forts et courageux et, dès qu'ils le purent, ils
apprirent toutes sortes de choses. Où qu'ils soient allés, Îvarr se faisait
porter sur des bâtons, car il était incapable de marcher. Et c'est lui qui
donnait des conseils, quoi qu'ils aient entrepris.
À cette époque-là, Eirfkr et Agnarr, les fils aînés de Ragnarr, étaient des
hommes imposants qui n'avaient guère leur pareil. Ils partaient guerroyer
chaque été et leurs expéditions les rendaient célèbres.

l O. Voir ausa barn vatni *.


Saga de Ragnarr aux Braies velues 189

Un jour qu'Îvarr s'entretenait avec ses frères, Hvîtserkr et Bjorn, il leur


demanda combien de temps encore ils allaient continuer à rester à la mai­
son sans essayer de se couvrir de gloire. Ils répondirent qu'ils suivraient ses
conseils pour cela comme pour le reste.
«Alors je souhaite, dit lvarr, que nous demandions à avoir des bateaux
et de bons équipages, afin d'acquérir des richesses et le renom dans la
mesure du possible. »
Et quand ils furent d'accord entre eux, ils dirent à Ragnarr qu'ils vou­
laient qu'il leur donne des navires et des hommes habitués à guerroyer et
bien équipés. Il accéda à leurs désirs. Et quand cette armée fut prête, ils
quittèrent le pays. Or où qu'ils se soient battus, ils l'emportèrent. Nom­
breux furent ceux qui se joignirent à eux et ils amassèrent de gr:mds tré­
sors. Alors Îvarr leur proposa d'aller se mesurer à plus forte résistance et de
faire la preuve de leur hardiesse. Ils lui demandèrent s'il savait où il espé­
rait les emmener.
Il mentionna une place forte qui s'appelait Hvîtabxr, où l'on avait
coutume de faire des sacrifices - «et beaucoup ont essayé de s'en empa­
rer, mais personne n'y est parvenu». Ragnarr y était allé mais il avait dû
faire demi-tour sans remporter de victoire 11 . «Leurs troupes sont-elles si
nombreuses et si redoutables? demandèrent-ils. Ou bien y a-t-il d'autres
difficultés? »
Îvarr répondit qu'il y avait là-bas quantité d'hommes et que c'était un
centre de sacrifices important. Ils le laissèrent alors décider s'ils devaient y
aller ou non. Il rétorqua qu'il aimerait s'y risquer pour voir si c'était la
témérité des habitants ou leur sorcellerie qui était la plus efficace.

8. Lesfils de Ragnarr prennent Hvitab&r

Ils lancèrent leur expédition et, après en avoir touché le but, ils
s'apprêtèrent à débarquer. Il leur parut nécessaire d'assurer la garde des
navires. Comme Rognvaldr, leur plus jeune frère, n'avait pas encore
l'âge, selon eux, d'affronter les dangers qu'ils escomptaient, ils le laissè­
rent en charge des bateaux avec quelques hommes. Avant qu'ils ne
descendent à terre, Îvarr expliqua que les habitants de la forteresse

11. On apprend ici que Ragnarr a tenté de prendre la place forte de Hvîtab.er en vain,
ce dont il n'est pas fait état dans le Krdkumdl. Dans la saga comme dans les Gesta Dano­
rum, Hvîtab.er désigne peut-être le village de Vitaby, au sud-est de la Scanie. Mais il est
possible qu'à l'origine Hvîtab.er renvoie au port de Northumbrie, Whitby, beaucoup plus
important à l'époque viking que la localité scanienne.
190 Sagas légendaires islandaises

possédaient deux génisses, et que tous les assaillants prenaient la fuite


parce qu'ils ne supportaient pas leurs beuglements et leur magie. Et il
ajouta:
« Résistez autant que vous pourrez, même si la peur s'empare de vous,
car vous n'aurez aucun mal!»
Puis ils rangèrent leur armée en ordre de bataille. Quand ils s'appro­
chèrent de la forteresse, les habitants les remarquèrent et firent sortir les
bêtes en lesquelles ils croyaient. Une fois lâchées, elles se précipitèrent vers
eux en meuglant. Voyant cela, fvarr, qu'on portait sur un bouclier,
demanda un arc et on lui en tendit un. Il tira sur les horribles génisses et
les abattit toutes les deux 12, et ainsi prit fin le combat que les troupes
avaient le plus redouté.
À bord des navires, Rognvaldr déclara à ses hommes qu'ils avaient bien
de la chance, les autres qui, comme ses frères, pouvaient s'en donner à
cœur joie. « Et s'ils m'ont demandé de rester ici, c'est assurément parce
qu'ils veulent seuls en tirer gloire. Mais nous allons tous débarquer!»
C'est ce qu'ils firent. Et lorsqu'ils rejoignirent l'armée, Rognvaldr se
lança à corps perdu dans la bataille et finit par tomber sous les coups.
Mais ses frères pénétrèrent dans la forteresse et les combats reprirent de
plus belle. Les habitants prirent finalement la fuite et on les poursuivit.
Lorsque tous les hommes furent de retour dans la place, Bjorn déclama
une strophe:

8. Nous avons lancé nos cris de guerre


dans le Gnîpafjor8r,
nos épées ont mieux mordu que les leurs,
je dis la vérité;
quiconque le voulait pouvait tuer
devant Hvitaba::r,
les jeunes gens n'ont pas
épargné leurs épées.

Une fois dans la place, ils prirent tous les objets de valeur, brûlèrent les
maisons et abattirent les remparts. Puis ils s'en retournèrent à bord de
leurs navires.

12. Cet épisode des génisses provient sans doute de la même source orale que le passage
un peu plus loin dans le texte, lorsque Îvarr et ses frères affronteront la vache Sibilja du roi
Eysteinn.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 191

9. La lignée d'Âslaug est révélée

Un roi nommé Eysteinn régnait sur la Suède. Il était marié et avait une
fille qui s'appelait Ingibjorg. C'était la plus belle des femmes et la plus
séduisante. Le roi Eysteinn était puissant et avait une nombreuse suite, il
était fourbe mais judicieux. Il résidait à Uppsalir 13 • C'était un grand sacri­
ficateur et, à cette époque-là, il y avait davantage de sacrifices à Uppsalir
que partout ailleurs dans les pays du Nord. Ils adoraient une certaine
vache qu'ils appelaient Sibilja. On lui avait tant sacrifié que personne ne
pouvait résister à son beuglement. Aussi, lorsqu'une armée ennemie
approchait, le roi avait coutume de faire marcher cette vache à l'avant de
ses troupes. Et elle avait un pouvoir si diabolique que les ennemis, en l'en­
tendant, devenaient fous, au point qu'ils se battaient entre eux et ne pen­
saient plus à se protéger. De ce fait, la Suède n'était pas ravagée par les
guerres, car on n'osait pas affronter cette force supérieure.
Bien des hommes et des chefs étaient amis du roi Eysteinn, et on
raconte qu'en ce temps-là une grande amitié le liait à Ragnarr. Ils avaient
pris l'habitude de s'inviter d'un été sur l'autre.
Il se fit qu'un été ce fut au tour de Ragnarr d'être invité par le roi
Eysteinn. En arrivant à Uppsalir, Ragnarr et ses hommes furent reçus cha­
leureusement. Et tandis qu'ils festoyaient le premier soir, le roi pria sa fille
de leur servir à boire, à Ragnarr et à lui. Les hommes de Ragnarr se dirent
qu'il demanderait sûrement la main de la fille du roi Eysteinn s'il n'avait
plus la fille du paysan. Lun d'eux le lui fit remarquer et, en définitive, la
jeune femme lui fut promise, mais elle devrait rester longtemps sa fiancée.
Lorsque les festivités prirent fin, Ragnarr mit à la voile et fit une
bonne traversée, et on ne dit rien de son voyage avant qu'il ne soit à une
courte distance de sa forteresse, sur le chemin qui y menait à travers une
forêt. Ils arrivèrent dans une clairière et Ragnarr ordonna à ses hommes
de faire halte et de l'écouter. Et il demanda à tous ceux qui l'avaient
accompagné en Suède de veiller à ce qu'aucun d'entre eux ne dise le
moindre mot sur son intention d'épouser la fille du roi Eysteinn. La
peine encourue était si sévère que quiconque parlerait n'en perdrait pas
moins que la vie.
Une fois qu'il eut annoncé ce qu'il voulait, il rentra chez lui. Les
hommes se réjouirent de le revoir et fêtèrent son retour. À peine Ragnarr
était-il assis sur son haut siège que Krâka entra dans la halle, s'approcha de
lui, s'assit sur ses genoux et lui passa les bras autour du cou en disant:
« Quelles sont les nouvelles?»

13. Aujourd'hui Gamla Uppsala.


192 Sagas légendaires islandaises

Il répondit qu'il n'avait rien à lui appendre. Et tandis que le soir avan­
çait, les hommes se mirent à boire, puis ils allèrent se coucher. Quand
Ragnarr et Kraka se mirent au lit, elle lui redemanda quelles étaient les
nouvelles, mais il répéta qu'il n'en avait pas. Alors elle voulut bavarder
avec lui, mais il dit qu'il avait sommeil et que le voyage l'avait fatigué.
« Moi, je vais t'apprendre une nouvelle, dit-elle, si tu ne veux rien me
dire.» Il lui demanda ce que cela pouvait être.
« Pour moi c'est une grande nouvelle, dit-elle, si on promet une femme
au roi alors qu'on sait qu'il est déjà marié.
- Qui t'a dit cela? s'écria Ragnarr.
- Tes hommes n'auront rien à craindre, car aucun d'entre eux ne m'a
avertie, dit-elle. Vous avez dû voir que trois oiseaux étaient perchés sur
l'arbre à côté de vous. Ce sont eux qui m'ont appris la nouvelle 14 . Je te
prie d'abandonner ce projet de mariage. Il faut maintenant que je te dise
que je suis fille de roi et non de paysan. Mon père était si célèbre qu'il
n'avait pas son pareil, et ma mère était la plus belle et la plus sage des
femmes. On se souviendra de son nom tant que le monde existera.»
Alors il lui demanda qui était son père, si elle n'était pas la fille de ce
pauvre paysan de Spangareiôr. Elle répondit qu'elle était la fille de Sigurôr
Meurtrier de Fafnir et de Brynhildr, fille de Buôli 15 .
« Il me paraît invraisemblable que leur fille se soit appelée Kraka et
qu'elle ait grandi dans une telle misère à Spangareiôr.»
Elle répondit: «C'est une longue histoire.» Puis elle se mit à raconter
que Sigurôr et Brynhildr s'étaient rencontrés sur la montagne, et qu'alors
elle avait été conçue. « Et quand Brynhildr m'a mise au monde, on m'a
donné un nom et je me suis appelée Aslaug.» Alors elle raconta tout ce
qui s'était passé jusqu'à ce qu'ils rencontrent le paysan.
Ragnarr déclara: «Je ne crois pas un mot de cette histoire d'Aslaug que
tu me racontes là.»
Elle répondit: « Tu sais que je suis enceinte, et c'est sûrement un gar­
çon que je porte. Il aura un signe particulier, comme s'il avait un serpent
lové autour de l'œil. Si c'est bien le cas, je te prie de ne pas aller en Suède
quand viendra le temps d'épouser la fille du roi Eysteinn. Mais s'il n'en est
rien, fais comme tu voudras! Et je souhaite que ce garçon porte le nom de
mon père, s'il a ce signe de renom à l'œil comme je le suppose.»
Puis vint le moment où elle fut prise de douleurs et accoucha. Elle mit
au monde un garçon. Les servantes prirent l'enfant et le lui présentèrent.

14. Tout comme son père, Sigurôr Meurtrier de Fafnir, Aslaug était capable de com­
prendre le langage des oiseaux.
15. Le roi Buôli était le père de Brynhildr et d'Adi.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 193

Elle demanda qu'on aille le montrer à Ragnarr, et ce fut chose faite. On


emporta l'enfant dans la halle et on le déposa sur les genoux de Ragnarr. Il
le regarda et on lui demanda comment il s'appellerait. Il déclama une
strophe:

9. Ce garçon doit s'appeler Sigurôr,


il livrera des batailles,
on dira qu'il ressemble fort à sa mère
et au père de celle-ci ;
il sera le meilleur
de la lignée d'Ôôinn 16,
il a dans l' œil le serpent
que l' autre a mis à mort.

Ensuite il prit un anneau d'or qu'il portait au doigt et en fit cadeau à


l'enfant. Mais quand il tendit la main qui tenait l'anneau, le petit lui
tourna le dos et Ragnarr crut comprendre qu'il avait horreur de l'or. Et il
déclama une strophe:

10. Les hommes sont d'avis que


le précieux petit-fils de Brynhildr
a le même regard aigu
et un cœur des plus vaillants;
ce descendant de Buôli
dominera tous les autres
au régal du flot des blessures 17
et, jeune, il détestera l'or.

Et il dit encore:

11. Je n'ai jamais vu de garçon,


hormis le seul Sigurôr,
ayant dans les yeux
ce mince entrelacs brun;
il a reçu, le brave guerrier,
ce qui le rend facile à reconnaître,

16. Selon la légende que rapporte la Volsunga saga, Aslaug descend du dieu Ôôinn puis­
qu'elle est la fille de Sigurôr et par conséquent l'arrière-petite-fille de Vi:ilsungr, arrière­
petit-fils d'Ôôinn.
17. Kenning désignant la « bataille».
194 Sagas légendaires islandaises

dans les yeux


la bague de la dense forêt 18 .

Puis il demanda qu'on ramène l'enfant dans la pièce des femmes. Et


cela mit fin à son intention d'aller en Suède. La parenté d'Aslaug fut
révélée, afin que chacun sache qu'elle était la fille de Sigurôr Meurtrier
de Fafnir et de Brynhildr, fille de Buôli.

1 O. La mort d' Eirikr et d'Agnarr et l'exhortation d'Âslaug

Lorsque le moment prévu pour les festivités auxquelles Ragnarr était


invité à Uppsalir fut passé sans qu'il ne vienne, le roi Eysteinn estima que
c'était un affront envers lui et sa fille, et cela marqua la fin de l'amitié
entre les deux rois. Et quand Eirikr et Agnarr, les fils de Ragnarr, apprirent
la chose, ils décidèrent d'un commun accord de rassembler autant
d'hommes qu'ils pourraient et d'aller guerroyer en Suède. Ils levèrent une
grande armée et apprêtèrent leurs navires, veillant tout particulièrement à
leur mise à l'eau. Or le bateau d'Agnarr glissa des rondins sur lesquels on
le tirait, causant la mort d'un des hommes qui se trouvaient devant. C'est
ce qu'on appelait rougir les rondins. Voilà qui leur parut de mauvais
augure, mais ils ne voulurent pas que cela contrecarre leur expédition.
Lorsque l'armée fut prête, ils firent voile vers la Suède et commencè­
rent leurs pillages dès qu'ils atteignirent le royaume d'Eysteinn. Les habi­
tants s'en furent avertir le roi à Uppsalir qu'une armée avait débarqué
dans le pays. Le roi fit aussitôt circuler la flèche de guerre dans tout son
royaume et rassembla des forces si importantes que c'en était impression­
nant. Il mena cette armée jusque dans une forêt, où il établit son campe­
ment. Il avait emmené la vache Sibilja 19, et on lui avait offert de
nombreux sacrifices avant le départ.
Alors qu'ils étaient dans la forêt, le roi Eysteinn déclara: «J'ai appris que
les fils de Ragnarr sont arrivés dans la plaine au-delà de la forêt, et je sais de
source sûre que leur armée ne fait pas le tiers de la nôtre. Nous allons donc
organiser l'attaque de cette façon: un tiers de nos troupes ira à leur ren­
contre, et ils sont si téméraires qu'ils croiront pouvoir l'emporter. Mais

18. C'est-à-dire le «serpent».


19. Si Îvarr avait abattu sans peine les redoutables génisses de Hvîtaba:r, Sîbilja va s'avé­
rer d'une autre trempe. Dans le Pdttr afRagnars sonum, il n'est d'ailleurs pas question de
cette vache, mais le roi Eysteinn est surnommé beli, littéralement « la Panse», sans doute
en rapport avec le verbe belja, qui signifie précisément «beugler».
Saga de Ragnarr aux Braies velues 195

ensuite nous lancerons contre eux toutes nos forces, et la vache ira en tête.
Je ne crois pas qu'ils soient capables de résister à ses beuglements.»
Et c'est ce qu'ils firent. Dès que les frères aperçurent les troupes du roi
Eysteinn, elles ne leur parurent pas supérieures en nombre aux leurs et ils
ne soupçonnèrent pas qu'il y en eût davantage. Et quand l'armée tout
entière sortit de la forêt, que la vache fut lâchée et se mit à courir en meu­
glant affreusement, le bruit était si intenable que les guerriers qui l'enten­
daient commencèrent à se battre entre eux, sans que les deux frères
parviennent à les en empêcher. La bête furieuse tua à coups de cornes bien
des hommes ce jour-là. Et en dépit de leurs prouesses guerrières, les fils de
Ragnarr ne purent faire face à la fois à la magie et au nombre de l'ennemi.
Ils opposèrent malgré tout une farouche résistance, se défendirent avec
courage et avec gloire.
Eirfkr et Agnarr étaient en première ligne et, à maintes reprises, ils per­
cèrent les rangs de l'armée du roi Eysteinn. Puis Agnarr périt. Voyant cela,
Eirîkr mit encore plus d'ardeur à combattre, sans se soucier d'en réchap­
per ou non. Il finit par plier sous le nombre et être capturé.
Alors Eysteinn donna l'ordre de cesser le combat et offrit à Eirfkr une
réconciliation. « En outre, dit-il, je te donnerai ma fille en mariage.»
Eirfkr déclama une strophe:

12. Je ne veux ni obtenir réparation pour mon frère


ni acheter d'épouse à ce prix-là,
ni entendre dire qu'Eysteinn
est désormais le meurtrier d'Agnarr;
aucune mère ne me pleurera,
je mourrai élevé au-dessus des morts,
laissez-moi être transpercé
par des pointes d'épieux dressées20 !

Après quoi il exigea que les hommes qui les avaient suivis, lui et son
frère, aient la vie sauve et qu'on les laisse repartir librement. « Mais pour
ma part, je souhaite qu'on rassemble un très grand nombre d'épieux et
qu'on en fiche les manches en terre, puis qu'on me hisse au-dessus pour
mettre fin à mes jours.»
Eysteinn répondit qu'on lui accorderait ce qu'il demandait, bien qu'il
ait fait le pire des choix pour eux deux. On planta les épieux et Eirîkr
déclama ceci :

20. Il s'agit en fait d'une sorte de mort rilllelle, destinée à suppléer la mort au combat.
196 Sagas légendaires islandaises

13. Je ne connais pas <l'exemple


de fils de roi
mort sur une plus belle couche
pour servir de pitance au corbeau;
l'oiseau noir arrachera bientôt
dans le sang la chair des deux frères,
et il poussera ses cris
au-dessus de tous, l'ingrat.

Puis il s'approcha des épieux. Il ôta un anneau d'or de son doigt et le


lança vers des hommes qui l'avaient suivi et qu'on avait graciés. Il les pria
d'aller trouver Aslaug et déclama cette strophe:

14. Portez la nouvelle là-bas,


quand ceux qui sont partis à l'Est auront péri,
et qu'Aslaug, la gracieuse dame,
reçoive mes anneaux!
Alors courageusement,
après avoir appris mon trépas,
ma belle-mère en informera
ses généreux fils.

Puis on le souleva au-dessus des épieux. Il aperçut voler un corbeau et


il déclama encore:

15. Loiseau se réjouit


au-dessus de ma tête,
il prétend se régaler de mes yeux
comme s'ils lui étaient dus;
sache que si le corbeau
m'arrache les prunelles,
il me récompense mal
de l'avoir tant gavé.

Après quoi il mourut avec beaucoup de courage. Et ses messagers ren­


trèrent au pays et n'eurent de cesse de rejoindre la résidence de Ragnarr. Il
était alors parti à un conseil de rois, et ses autres fils n'étaient pas revenus
de leurs expéditions. Les hommes furent là trois jours avant de rencontrer
Aslaug.
En approchant de son haut siège, ils la saluèrent respectueusement et
elle leur rendit leur salut. Elle avait une toile de lin sur les genoux et ses
Saga de Ragnarr aux Braies velues 197

cheveux étaient défaits, car elle était sur le point de les peigner. Elle leur
demanda qui ils étaient, car elle ne les avait jamais vus auparavant. Leur
porte-parole déclara qu'ils avaient fait partie de la suite d'Eirikr et
d'Agnarr, les fils de Ragnarr. Alors elle déclama cette strophe:

16. Quelles nouvelles apportez-vous


de la cour royale?
Y a-t-il des Suédois au pays
ou sont-ils partis en expédition?
J'ai appris en revanche
que les Danois avaient quitté le Sud,
les rois ont tiré les navires,
mais je n'en sais pas plus.

Il répondit par cette autre strophe:

17. Nous devons t'apprendre,


c'est un malheur pour ton époux,
la mort des fils de Pôra,
mauvais a été leur sort;
nous n'avons guère de nouvelles
plus récentes que celles-ci,
douloureuses, à transmettre,
l'aigle a volé au-dessus de leurs corps.

Elle demanda comment c'était arrivé. Et il répéta la strophe qu'avait


dite Eirikr en lui adressant l'anneau. Alors ils virent Aslaug verser des
larmes, on aurait dit du sang et elles étaient dures comme des grêlons. Per­
sonne ne l'a jamais vue verser d'autres larmes, ni avant ni après.
Elle dit qu'elle ne pouvait rien faire pour les venger avant que soit
Ragnarr, soit ses fils ne reviennent. « Mais vous les attendrez ici et je ne
manquerai pas d'exhorter à la vengeance, comme s'il s'agissait de mes
propres fils. »
Ils attendirent donc. Et ce furent fvarr et ses frères qui s'en revinrent
avant Ragnarr, et Aslaug ne tarda pas à aller les trouver. Sigurôr avait
alors trois ans et il accompagnait sa mère. Quand elle entra dans la halle
où étaient ses fils, ils l'accueillirent chaleureusement et tous s'échangè­
rent les nouvelles. Ils lui apprirent la mort de son fils Rôgnvaldr et les
circonstances dans lesquelles il avait péri. Mais elle n'en fut pas trop
émue et dit:
198 Sagas légendaires islandaises

18. Mes fils m'ont longtemps laissée sans nouvelles,


j'ai beaucoup observé le champ des mouettes21 ,
cependant, ici et ailleurs
vous évitez la mendicité.
Rèignvaldr, le téméraire, a rougi son bouclier
dans le sang humain,
le plus jeune de mes fils
a été rappelé à Ôoinn.

«Je ne vois pas, ajouta-t-elle, comment il aurait pu connaître encore


plus de gloire de son vivant. »
Alors ils lui demandèrent quelles nouvelles elle leur apportait. Elle
répondit:
« Eidkr et Agnarr, vos frères, mes beaux-fils, sont morts, ces hommes
qui pour moi ont été les plus valeureux des guerriers. Il serait impensable
que vous acceptiez leur perte sans avoir le désir d'une cruelle vengeance.
Voilà ce que je vous demande, et je vous aiderai par tous les moyens à ce
qu'elle soit exemplaire. »
fvarr déclara: « Il est certain que je n'irai jamais en Suède affronter le
roi Eysteinn et toute la magie qu'il y a là-bas. » Elle continua de les
aiguillonner, mais fvarr, qui parlait au nom de ses frères, refusait net d'en­
treprendre une telle expédition. Elle déclama alors cette strophe:

19. Vous ne seriez pas restés in vengés,


vous, les frères,
pas même six mois,
si vous étiez morts les premiers;
je ne cache pas
que j'aimerais qu'ils soient encore en vie,
Eirîkr et Agnarr,
même s'ils n'étaient pas mes fils.

«Je doute, dit fvarr, que cela serve à quoi que ce soit de déclamer
strophe après strophe. Que sais-tu au fond des obstacles à surmonter?
- Je n'en sais rien pour sûr, dit-elle, mais que peux-tu me dire de la
difficulté qu'il y a? »
fvarr expliqua qu'on pratiquait là-bas un culte si fort que nulle part
ailleurs, à sa connaissance, il n'avait son pareil. « Et ce roi est à la fois puis­
sant et fourbe.

21. Kenning pour« la mer».


Saga de Ragnarr aux Braies velues 199

Quel est avant tout l'objet de ses sacrifices?»


Il répondit: «C'est une grande vache, qui s'appelle Sibilja. Elle est
d'une puissance telle que dès que les ennemis l'entendent, ils ne résistent
pas. Ce n'est guère livrer bataille contre des hommes uniquement, il
s'agit plutôt de faire face à la magie qu'au roi. Je ne veux y exposer ni
mes troupes ni moi-même.»
Elle rétorqua: « Souviens-toi que tu ne peux te faire passer pour un
homme illustre sans rien entreprendre!»
Mais comprenant qu'elle n'avait rien à attendre d'eux, elle préféra s'en
aller. Ils n'avaient pas fait grand cas de ses paroles.
Alors Sigurôr Serpent dans l'Œil déclara: « Mère, je voudrais te dire ce
que je pense, même si je ne peux pas répondre pour les autres.
Dis-moi!» répondit-elle. Et il déclama une strophe:

20. D'ici trois jours, mère,


si tu es chagrinée,
nos équipages seront prêts
à prendre le large;
le roi Eysteinn ne régnera plus
à Uppsalir, même s'il offre
une fortune, pourvu que nos armes
ne nous fassent pas défaut.

Quand il eut déclamé cette strophe, ses frères changèrent un peu


d'avis.
Et Aslaug lui dit: «Tu proclames clairement, mon fils, que tu veux
faire ce que je souhaite. Cependant je ne vois pas comment nous y par­
viendrions sans l'appui de tes frères. Mais il se peut que je sois satisfaite et
que vengeance s'ensuive. Je trouve que tu as bien agi, mon fils.»
Alors Bjorn déclama une strophe:

21. Le courage et le coeur


suffiront dans la poitrine
d'un homme hardi
même s'il ne dit rien;
nous n'avons dans les yeux
ni serpent ni vipère,
mais j'aimais mes frères,
je n'ai pas oublié tes beaux-fils.

Puis Hvftserkr déclama à son tour:


200 Sagas légendaires islandaises

22. Réfléchissons avant de promettre


d'exercer notre vengeance
sur le meurtrier d'Agnarr,
laissons-le endurer le mal!
Mettons à flot le navire,
coupons la glace devant la proue,
voyons comment nos esnèques
pourront être prêtes au plus vite!

Hvftserkr évoquait le fait de couper la glace parce qu'il gelait à pierre


fendre à ce moment-là et que les bateaux étaient immobilisés. Alors Îvarr
prit la parole et dit que, puisqu'il en était ainsi, il s'investirait également
dans l'affaire, puis il déclama:

23. Vous avez à la fois du courage


et une belle témérité,
vous en aurez besoin,
et d'endurance encore plus;
il faudra me porter en tête,
moi qui n'ai pas d'os,
je participerais à la vengeance
même si j'étais sans bras.

« Et nous devrons avant tout, ajouta Îvarr, accorder le plus grand soin à
l'équipement des navires et à la levée de l'armée, car il ne faudra lésiner
sur rien si nous voulons remporter la victoire.»
Aslaug s'en retourna.

11. L'expédition d'Âslaug et desfils de Ragnarr

Sigurôr avait un père adoptif22 qui se chargea en son nom aussi bien
d'équiper les navires que de rassembler les hommes jusqu'à ce que tout soit
prêt. Et tout alla si vite que les troupes dont Sigurôr devait disposer étaient à
pied d'œuvre au bout de trois jours. Il avait cinq bateaux, tous bien armés. Et
au bout de cinq jours, Hvftserkr et Bjéirn étaient à la tête de quinze navires.
Îvarr à lui seul en avait dix, et Aslaug dix de plus, alors que sept jours s'étaient
écoulés depuis le moment où ils avaient décidé de lancer cette expédition.

22. Voir fiJstr, fostri *.


Saga de Ragnarr aux Braies velues 201

Tous se réunirent et chacun annonça aux autres les forces qu'il avait
regroupées. fvarr indiqua alors qu'il envoyait par voie de terre quantité de
cavaliers.
Âslaug déclara: « Si j'avais su qu'une armée de terre pouvait s'avérer
utile, j'aurais dépêché de nombreuses troupes.
- Il ne faut pas prendre de retard pour cela, répliqua fvarr. Nous
devons partir avec les hommes que nous avons.»
Alors Aslaug déclara qu'elle voulait les accompagner - « ainsi je saurai
mieux quand il sera temps de venger les deux frères.
- Il est certain, reprit fvarr, que tu ne monteras pas à bord de nos
bateaux. Mais si tu veux, tu peux commander les troupes qui s'en vont par
voie de terre. »
Elle accepta, et dès lors son nom changea et on l'appela Randalfn23 . Les
deux corps de l'armée se mirent en route, après qu'Ivarr eut désigné un
point de rendez-vous. Chacun voyagea sans encombres et ils se rejoigni­
rent à l'endroit qu'ils avaient prévu. Partout où ils allèrent dans la Suède du
roi Eysteinn, ils pillèrent et brûlèrent tout sur leur passage, et décimèrent la
population, tant et si bien qu'ils ne laissaient plus aucune vie derrière eux.

12. La mort du roi Eysteinn

Mais certains réussirent à s'enfuir et allèrent avertir le roi qu'une


grande armée avait pénétré dans son royaume, si redoutable que rien ne
lui échappait. Ils avaient ravagé le pays partout où ils passaient, et aucune
_maison n'était encore debout.
Lorsque le roi Eysteinn apprit ces nouvelles, il crut savoir qui étaient
ces vikings*. Il fit aussitôt circuler la flèche de guerre dans tout son
royaume et convoqua tous les hommes en mesure de lui venir en aide et
de porter un bouclier. « Nous emmènerons la vache Sfbilja, notre idole, et
la laisserons courir devant l'armée. Alors je pense que tout se passera
comme la dernière fois, qu'ils ne pourront pas résister à son meuglement.
J'exhorterai mon armée à faire tout son possible, et nous chasserons d'ici
ces redoutables ennemis. »
Et c'est ainsi que Sfbilja fut lâchée, et fvarr la vit s'approcher et enten­
dit les horribles beuglements qu'elle poussait. Il donna alors l'ordre à tous
ses hommes de faire autant de vacarme qu'ils pouvaient, en frappant leurs
armes et en hurlant leurs cris de guerre, de façon à ce qu'ils ne remarquent
presque pas le bruit de l'affreuse bête qui les chargeait.

23. Littéralement «celle qui porte un bouclier», voir valkyries*.


202 Sagas légendaires islandaises

Ensuite Îvarr demanda à ses porteurs d'avancer aussi loin vers elle
qu'ils pourraient. « Et quand cette vache sera presque sur nous, lancez-moi
sur elle! Et de deux choses l'une, ou bien je périrai ou bien elle mourra de
ma main. Mais d'abord vous allez prendre un bel arbre et en tailler un arc
ainsi que des flèches.»
On lui apporta cet arc solide et les grandes flèches qu'il avait fait faire,
et que tous les autres estimèrent inutilisables. Puis il encouragea chacun
de ses hommes à combattre bravement. Leur armée se mit en marche dans
un vacarme épouvantable, tandis qu'on portait Îvarr en tête. Mais Sibilja
meugla alors avec une telle force qu'on l'entendit aussi nettement que s'ils
s'étaient tous arrêtés et tus, avec pour effet qu'ils commencèrent à se battre
entre eux, à l'exception des frères.
Tandis que se produisait l'étrange phénomène, les hommes qui por­
taient Îvarr le virent tendre son arc comme si c'était une frêle baguette
d'orme, et ils eurent même l'impression qu'il amenait la pointe des flèches
en deçà de la tige. Puis ils entendirent la corde siffler comme jamais ils ne
l'avaient entendu. Et ils virent les flèches voler aussi vite que s'il les avait
tirées de la plus solide arbalète, et avec une telle précision qu'elles attei­
gnirent chacun des yeux de Sibilja. Elle tomba, puis fonça tête la première
en poussant des beuglements encore pires qu'auparavant. Au moment où
elle arriva sur eux, il leur demanda de le lancer, et pour eux il était si léger
qu'ils eurent l'impression de lancer un enfant, car ils n'étaient pas tout
près de la vache. Il atterrit sur le dos de Sibilja et devint alors aussi lourd
qu'un rocher qui serait tombé sur elle, lui brisant tous les os et la tuant sur
le coup.
Îvarr demanda à ses hommes de le relever au plus vite. Ils le soulevè­
rent, et quand il s'adressa à l'armée, sa voix était si perçante qu'il sembla à
chacun qu'il se tenait tout près alors qu'il était loin, et on écouta attenti­
vement son discours. Il mit ainsi fin à toute l'agressivité dont ils avaient
été victimes, et le fait qu'ils se soient battus entre eux un certain temps
n'avait pas causé trop de dommages. Il les exhorta à lancer une attaque en
règle contre l'ennemi. « Et je crois que nous sommes débarrassés du pire,
maintenant que la vache est morte.»
Dans chaque camp les troupes se disposèrent en ordre de bataille, et la
lutte fut si acharnée que tous les Suédois dirent qu'ils n'avaient jamais subi
d'épreuve aussi rude. Les deux frères, Hvîtserkr et Bjôrn, se ruèrent si vio­
lemment contre l'adversaire qu'aucune résistance ne fut possible. Il y eut
tellement de pertes du côté du roi Eysteinn que seul un petit nombre
d'hommes resta debout, dont une partie prit la fuite. La bataille prit fin
lorsque le roi Eysteinn fut tué, laissant la victoire aux frères. Ceux-ci
accordèrent grâce à ceux qui étaient encore vaillants.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 203
fvarr déclara qu'il ne voulait pas continuer à ravager le pays, mainte­
nant qu'il n'avait plus de chef. «Je préfère rechercher plus forte résis­
tance.»
Et Randalin s'en retourna avec une partie de l'armée.

13. Lesfils de Ragnarr prennent Vifilsborg

Ils décidèrent alors d'aller guerroyer dans les pays du Sud et, doréna­
vant, Sigurôr Serpent dans l'Œil accompagna ses frères lors de chaque
expédition. Au cours de celles-ci, ils assiégèrent toutes les forteresses
importantes qu'ils rencontrèrent et pas une ne leur résista.
Cependant ils avaient entendu parler d'une certaine place solidement
fortifiée et densément peuplée: fvarr déclara qu'il voulait s'y rendre. Et
l'on savait aussi comment elle se nommait et qui la commandait. Le
prince s'appelait Vîfill et avait donné son nom à la forteresse, Vîfilsborg24.
Les frères mirent le pays à sac et anéantirent toutes les places fortes sur
leur chemin avant d'arriver à Vîfilsborg. Le prince était absent et avait
avec lui une grande armée.
Ils dressèrent donc leurs tentes dans la plaine au pied de la forteresse et
se tinrent tranquilles ce jour-là, tout en négociant avec les habitants dans
la place. Ils leur proposèrent soit de se rendre, auquel cas ils auraient la vie
sauve, soit de montrer leur courage et leur force, sachant qu'il ne serait
alors fait de quartier à personne.
Il fut répondu, sans attendre, que jamais la forteresse ne serait
- contrainte de se rendre. « Et ce sera d'abord à vous de faire la preuve de
votre valeur et de votre bravoure.»
La nuit s'écoula. Au matin ils tentèrent de s'emparer de la forteresse
mais n'y parvinrent pas. Ils en firent le siège pendant deux semaines et
chaque jour ils s'efforcèrent de la prendre d'assaut par différents moyens,
mais aucune de leurs tentatives ne fut plus fructueuse et ils envisagèrent
de lever le camp. Lorsque les habitants de la forteresse se rendirent
compte qu'ils renonçaient, ils tendirent de précieuses étoffes sur tous les
remparts, tous les plus beaux tissus qu'ils possédaient, et ils étalèrent à leur
vue quantité d'or et de joyaux.
I..:un d'eux prit la parole et cria: «Nous pensions que les fils de Ragnarr
et leurs hommes étaient des guerriers redoutables, mais il faut bien dire
qu'ils n'ont pas mieux réussi que les autres.»

24. Wiflisburg (en français Avenches, l'Aventicum antique) était, au xi< siècle, sur la
route des pèlerins du Nord de l'Europe qui se rendaient à Rome.
204 Sagas légendaires islandaises

Après quoi ils poussèrent leur en de guerre, frappèrent leurs boucliers


et excitèrent les troupes assiégeantes tant et plus. En entendant cela, fvarr
en fut tout saisi et cela le rendit malade au point qu'il ne pouvait plus
guère bouger. On attendit alors ou bien qu'il s'en remette, ou bien qu'il
passe de vie à trépas. Il resta ainsi toute la journée sans prononcer un seul
mot, jusqu'au soir. Puis il dit aux hommes qui le veillaient d'aller chercher
Bjorn, Hvîtserkr et Sigurôr, car il voulait tenir conseil avec eux et les plus
sages parmi tous les autres. Une fois les principaux chefs rassemblés, lvarr
leur demanda s'ils avaient trouvé un moyen plus susceptible de leur
apporter la victoire que ceux qu'ils avaient utilisés jusque-là.
Mais tous répondirent qu'ils étaient incapables d'imaginer le strata­
gème qui leur assurerait cette victoire. « Comme si souvent déjà, ce sont
tes conseils qui nous seront le plus utiles.»
fvarr répondit: « Il m'est venu à l'esprit que nous n'avons pas essayé
quelque chose. Il y a une grande forêt non loin d'ici et, à la tombée de la
nuit, nous nous y rendrons secrètement en laissant le camp en place. Là­
bas, chacun coupera autant de bois qu'il pourra en rapporter. Après quoi
nous nous approcherons de la forteresse par tous les côtés et nous met­
trons le feu à nos fagots. Ce gigantesque incendie désagrégera le torchis
des remparts et nous n'aurons plus qu'à apporter les catapultes et mettre à
l'épreuve la solidité de la construction.»
Et c'est ce qu'ils firent. Ils s'en allèrent dans la forêt et y demeurèrent
aussi longtemps qu'fvarr le jugea utile. Puis ils regagnèrent la forteresse en
suivant ses instructions et, quand ils embrasèrent les tas de bois, le feu fut
d'une telle violence que les murs n'y résistèrent pas et perdirent leur tor­
chis. Ils montèrent alors les catapultes, ouvrirent une grande brèche dans
les fortifications et engagèrent aussitôt la bataille. Comme ils combat­
taient désormais sur un pied d'égalité, ils décimèrent la troupe ennemie.
Hormis certains qui réussirent malgré tout à s'enfuir, ils massacrèrent tous
les habitants et emportèrent leurs trésors, puis ils incendièrent la forte­
resse avant de repartir.

14. Les fils de Ragnarr guerroient dans les pays du Sud

Ensuite ils continuèrent leur périple jusqu'à ce qu'ils arrivent devant la


forteresse de Luna25 . Ils avaient alors détruit presque toutes les places

25. Cancienne cité médiévale de Luni était un port de !'Étrurie du Nord, entre Gênes
et La Spezia, dont il ne subsiste aujourd'hui que des ruines. Elle a été ravagée par les Sar­
rasins en 849. Les Annales de Saint-Bertin (pour l'année 860) indiquent simplement que
Saga de Ragnarr aux Braies velues 205
fortes et tous les châteaux des royaumes du Sud, et ils étaient si connus en
divers pays qu'il n'y avait pas un petit enfant qui ne sache leurs noms. Ils
n'avaient pas l'intention de s'arrêter avant d'avoir atteint Rome, car on
leur avait dit que la ville était grande, peuplée, célèbre et riche. Ils igno­
raient seulement si elle était encore loin, et leur armée était si grande qu'ils
avaient peine à se ravit�iller. Tandis qu'ils se trouvaient à Lûna, ils tinrent
conseil pour évoquer la suite de leur expédition.
Un aimable vieillard vint à passer. Ils lui demandèrent qui il était et il
leur répondit qu'il n'était qu'un vagabond qui avait voyagé d'un pays à
l'autre toute sa vie.
«Alors tu dois pouvoir nous indiquer ce que nous cherchons à savoir.»
Le vieux rétorqua: «Je ne sais pas sur quels pays vous pourriez m'inter­
roger sans que je puisse vous répondre.
- Nous aimerions que tu nous dises à quelle distance nous sommes
de Rome.»
Il répondit: «Je peux vous montrer quelque chose à titre d'informa­
tion. Vous voyez ces chaussures ferrées que je porte aux pieds, elles sont
vieilles. Et les autres, que j'ai sur le dos, sont bien usées. Quand je suis
parti de Rome, ce sont celles qui pendent à mon dos que j'ai chaussées, et
les deux paires étaient neuves à ce moment-là. Or je n'ai pas quitté cette
route depuis.»
Quand le vieillard eut raconté cela, il leur sembla qu'ils devaient renon­
cer à leur projet de se rendre jusqu'à Rome. Ils rebroussèrent chemin avec
leur armée et prirent d'assaut de nombreuses places fortes qu'ils n'avaient
pas attaquées auparavant. On en voit encore aujourd'hui les traces.

15. La mort du roi Ragnarr en Angleterre

Il faut dire maintenant que Ragnarr était de retour dans son royaume
et qu'il ignorait où se trouvaient ses fils, tout comme Randalin, son
épouse. Il entendait chacun de ses hommes raconter que personne ne
pouvait se mesurer à ses fils, et il se disait qu'il n'y avait pas plus célèbres
qu'eux. Il réfléchit à la façon de se couvrir lui-même d'une gloire qui ne
serait pas de courte durée. Il prit une décision, fit venir des charpentiers et
leur demanda d'abattre des arbres et c1e construire deux grands navires.

« les Danois qui étaient sur le Rhône vont vers l'Italie, prennent et dévastent Pise et
d'autres cités». C'est Dudon de Saine-Quentin qui, le premier, raconte la prise de Lûna
par les vikings et la ruse légendaire d'Alstignus, appelé par ailleurs Hastingus (Hasreinn),
qu'il greffe sur une authentique expédition en Méditerranée.
206 Sagas légendaires islandaises

Les gens se rendirent compte qu'il s'agissait de deux navires de charge de


telles dimensions que jamais on n'en avait construit de semblables dans le
Nord. En outre il fit venir quantité d'armes de tout le pays, et les gens
comprirent qu'il avait l'intention d'aller guerroyer à l'étranger. La nou­
velle se répandit partout à l'entour, et les princes et les rois redoutèrent de
perdre leur pays ou leur royaume. Tous mirent en place un système de
surveillance pour savoir si Ragnarr allait les attaquer.
Un jour, Randalîn lui demanda quelle opération il comptait mener. Il
répondit qu'il avait l'intention de se rendre en Angleterre avec ces deux
seuls navires de charge et les troupes qui pourraient s'y embarquer.
Randalîn déclara: « Cette expédition que tu veux entreprendre me
semble bien risquée. Je crois qu'il serait plus raisonnable que tu aies
davantage de navires, et qu'ils soient plus petits.
- On ne tire aucune gloire, rétorqua-t-il, à conquérir un pays à la
tête d'une nombreuse flotte. Mais il n'y a pas d'exemple de quiconque
ayant jamais conquis un pays comme l'Angleterre avec seulement deux
bateaux. Et si je suis battu, il vaudra d'autant mieux que je n'en aie pas
pris davantage. »
Randalin reprit: « Je ne crois pas que le coût soit moindre, une fois
construits ces deux navires, que si tu disposais de nombreux longs
bateaux* pour cette expédition. Tu sais qu'il est difficile d'aborder l'An­
gleterre, et si jamais tu fais naufrage et que tes hommes gagnent la terre
ferme malgré tout, ils devront aussitôt se rendre si un chef vient à passer
par là. Et il est plus facile de trouver un havre pour les longs bateaux que
pour les navires de charge.»
Ragnarr déclama cette strophe:

24. Que personne n'économise l'ambre du Rhin26


s'il veut avoir de braves guerriers,
un vaillant roi a davantage besoin
de quantité d'hommes que d'or;
il ne lui convient guère
d'étaler ses richesses,
je sais que la fortune
a survécu à bien des rois.

Il termina la construction des navires et rassembla autant d'hommes


qu'il pourrait en avoir à bord. Les avis étaient partagés sur son entreprise.
Et il déclama ceci:

26. «Lor».
Saga de Ragnarr aux Braies velues 207

25. Quels sont ces bruits


que l'homme généreux
entend courir, selon lesquels
je refuse des serpents de la mer27 ?
Cependant j'attendrai sans crainte,
Bi! parée d'une broche28 ,
si les dieux le veulent,
ceux qui décident.

Lorsque les navires furent prêts, ainsi que leurs équipages, et que les
vents devinrent favorables, Ragnarr décida d'embarquer. Il s'apprêta et
Randalfn l'accompagna jusqu'aux bateaux. Avant qu'ils ne se séparent, elle
dit qu'elle voulait lui offrir quelque chose en échange de la tunique qu'il
lui avait donnée un jour. Il lui demanda ce que c'était. Elle répondit en
déclamant cette strophe:

26. Je t'offre cette longue tunique


qui n'est cousue nulle part
mais tissée de tout cœur
de fil gris très fin ;
aucune blessure ne saignera,
aucune lame ne te mordra
dans ce pourpoint sacré
qui a été béni des dieux.

Il dit qu'il l'acceptait volontiers. Et quand ils se quittèrent, il parut évi­


dent qu'elle était profondément touchée par leurs adieux.
Ragnarr fit voile vers l'Angleterre comme il en avait décidé. Il essuya
une tempête et ses deux bateaux se brisèrent sur les côtes anglaises, mais
tous ses hommes gagnèrent la terre ferme avec leurs vêtements et leurs
armes. Et quel que soit le village, la place forte ou le château qu'il attei­
gnait, il était victorieux.
Le roi qui régnait alors sur l'Angleterre s'appelait Ella29 . Il avait appris
que Ragnarr avait lancé une expédition, et posté des hommes pour l'in-

27. «Des navires».


28. Kenning pour «femme»: Bi!, qui personnifie la phase décroissante de la lune, est
une déesse issue de la croyance populaire.
29. Ella (ou œlla) n'était pas roi d'Angleterre, mais de Northumbrie, après en avoir
détrôné le souverain légitime, Osbriht, en 867.
208 Sagas légendaires islandaises

former s'il débarquait dans le pays. Ces hommes vinrent trouver le roi Ella
et annoncèrent l'attaque ennemie. Le roi envoya un message dans tout le
royaume et convoqua tous les hommes en état de porter un bouclier, d'al­
ler à cheval et ayant le courage de se battre. Et il leva une armée si grande
que c'en était impressionnant.
Comme ils s'apprêtaient à livrer bataille, le roi Ella dit à ses hommes:
« Si nous remportons la victoire et si vous remarquez la présence de
Ragnarr, ne tournez pas vos armes contre lui, car il a des fils qui ne nous
laisseraient jamais en paix s'il périssait.»
Ragnarr se prépara aussi à combattre. Au lieu d'une broigne il portait
la tunique que Randalîn lui avait donnée à son départ, et il tenait à la
main l'épieu avec lequel il avait tué le serpent lové autour du pavillon de
I>6ra, ce que nul autre n'avait osé. Il n'avait pas d'autre protection que
son heaume. Dès qu'ils se rencontrèrent, ils firent parler les armes. Lar­
mée de Ragnarr était de loin la plus petite, et nombre de ses hommes ne
tardèrent pas à tomber. Mais là où il était lui-même, l'ennemi cédait
devant lui et il enfonça ses rangs maintes fois ce jour-là. Lorsqu'il frap­
pait les boucliers, les broignes ou les heaumes, ses coups étaient si vio­
lents que rien ne leur résistait, et on avait beau l'attaquer d'estoc ou de
taille, aucune arme ne l'inquiétait et il ne reçut pas la moindre blessure,
bien qu'il ait abattu quantité d'hommes du roi Ella. Cependant à l'issue
des combats, toute l'armée de Ragnarr avait péri. On l'encercla de bou­
cliers et on le fit prisonnier.
On lui demanda qui il était, mais il garda le silence et ne répondit pas.
Le roi Ella déclara alors: « Il nous faut soumettre cet homme-là à
plus rude épreuve, s'il refuse de se nommer. Nous allons le jeter dans
une fosse aux serpents et l'y laisser longtemps. Mais s'il dit quoi que ce
soit qui indique que c'est bien Ragnarr, nous l'en ressortirons au plus
vite. »
On l'emmena alors et il resta très longtemps dans la fosse, mais aucun
serpent ne s'attaqua à lui.
Les hommes s'écrièrent: «C'est un homme d'une trempe exception­
nelle. Les armes ne l'ont pas atteint aujourd'hui, et voilà que les serpents
ne lui font aucun mal. »
Alors le roi Ella leur ordonna de lui arracher le vêtement qu'il portait.
Ce fut fait. Et les serpents se pendirent à lui de tous les côtés.
Ragnarr dit: « Les jeunes cochons grogneraient s'ils savaient ce que le
vieux endure.»
Mais bien qu'il s'exprime ainsi, ils n'étaient pas certains que ce soit
Ragnarr plutôt qu'un autre roi. Il déclama cette strophe:
Saga de Ragnarr aux Braies velues 209

27. J'ai livré des batailles


qu'on a jugé fameuses,
une cinquantaine au moins,
et blessé d'innombrables guerriers;
je n'imaginais pas que des serpents
viendraient me terrasser,
il arrive souvent qu'on soit surpris
par ce qu'on attend le moins.

Et cette autre:

28. Les jeunes cochons grogneraient


s'ils connaissaient le sort du verrat,
ces serpents me font souffrir,
ils m'enfoncent leur langue
et me rongent douloureusement;
je vais bientôt mourir
près de ces bêtes.

Il mourut et on emporta son corps. Le roi Ella comprit enfin que


c'était Ragnarr qui venait de mourir. Il réfléchit à la façon d'en faire
état, de veiller à conserver son royaume et de s'informer de la réaction
des fils de Ragnarr qui apprendraient sa mort. Il décida d'équiper un
navire et de nommer comme capitaine un homme sage et hardi. Il lui
expliqua qu'il souhaitait l'envoyer trouver Îvarr et ses frères pour leur
faire part de la mort de leur père. Mais la plupart des hommes estimè­
rent que c'était une mission désespérée et très peu acceptèrent de prendre
la mer.
Puis le roi déclara: « Observez bien l'effet que produira la nouvelle sur
chacun des frères! Vous partirez dès que les vents seront favorables.»
Il prépara leur traversée de façon qu'ils ne manquent de rien, puis ils
mirent à la voile et arrivèrent à bon port.
Les fils de Ragnarr avaient guerroyé dans les pays du Sud. Ils reprirent
la route du Nord et voulurent s'en retourner au royaume sur lequel
régnait leur père. Ils ignoraient l'issue de son expédition et ils étaient
curieux de l'apprendre. Ils revinrent du Sud par voie de terre. Et partout
où les habitants avaient vent de leur arrivée, ils détruisaient leurs propres
villes et s'enfuyaient en emportant leurs biens avec eux, si bien que les
frères avaient peine à nourrir leur armée.
Un matin, Bjorn Flanc de Fer se réveilla et déclama une strophe:
210 Sagas légendaires islandaises

29. Ici vole chaque matin,


joyeusement au-dessus de ces villes,
le faucon de la lande30 faisant
semblant de mourir de faim;
qu'il aille vers le sud,
sur les sables où nous avons laissé
le sang des cadavres
comme la rosée tombée des coups.

Puis il dit encore:

30. C'était la première fois que nous attaquions


l'Empire des Romains,
nous avons joué aux jeux de Freyr
et affronté bien des ennemis;
là j'ai tiré mon épée
par-dessus le museau du cheval,
l'aigle glatissait
sur les morts du champ de bataille.

16. Lesfils de Ragnarr et le roi Ella

Il se trouva qu'ils atteignirent le Danemark avant les envoyés du roi


Ella et qu'ils s'installèrent paisiblement avec leurs hommes. Les envoyés
parvinrent à leur place-forte alors que les fils de Ragnarr festoyaient. Ils
entrèrent dans la halle où ils étaient en train de boire et s'approchèrent du
haut siège où se trouvait fvarr. Sigurôr Serpent dans l'Œil et Hvîtserkr le
vigoureux jouaient aux échecs31 , tandis que Bjorn Flanc de Fer aiguisait
une pointe de lance à même le sol de la halle.
En se présentant devant f varr, les messagers le saluèrent respectueuse­
ment. Il leur rendit leur salut et leur demanda d'où ils venaient et
quelles nouvelles ils apportaient. Leur porte-parole répondit qu'ils
étaient Anglais et que le roi Ella les avait envoyés annoncer la mort de
leur père Ragnarr.
Hvîtserkr et Sigurôr abandonnèrent aussitôt leur jeu et prêtèrent
l'oreille à ce qui se disait. Bjorn, debout au milieu de la halle, s'appuya sur
le manche de sa lance. Mais fvarr demanda avec retenue les circonstances

30. « Le corbeau».
31. Voir hneftajl *.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 211

de sa mort. Ils racontèrent tout ce qui s'était passé depuis son arrivée en
Angleterre jusqu'au moment où il rendit l'âme.
Et à ce point du récit où Ragnarr avait dit: « Les jeunes cochons gro­
gneraient», Bjorn serra si fort le manche d'épieu qu'on y vit par la suite la
marque de sa main. Quand les messagers eurent fini leur rapport, il
secoua le manche et celui-ci se brisa en deux. Hvitserkr avait dans la main
une pièce d'échecs qu'il avait gagnée pendant la partie, et il la broya au
point que le sang jaillit sous chacun de ses ongles. Sigurôr Serpent dans
l'Œil tenait un couteau et se coupait les ongles pendant le récit. Il écouta
si intensément à ce moment-là qu'il ne remarqua pas que le couteau s'en­
fonçait jusqu'à l'os, mais il ne broncha pas. fvarr s'enquit de tous les
détails. Seul son visage tantôt rougissait, tantôt s'assombrissait, et parfois
il devenait tout pâle et il enflait comme si la férocité qu'il avait dans le
cœur allait éclater.
Hvfrserkr prit la parole et dit qu'il leur fallait se venger sur-le-champ et
tuer les messagers du roi Ella.
fvarr répliqua: « Il n'en est pas question. Ils pourront repartir en paix
où qu'ils veuillent, et s'ils manquent de quoi que ce soit, qu'ils me le
disent! et je le leur donnerai.»
Lorsqu'ils eurent accompli leur mission, les envoyés du roi Ella quittè­
rent la halle et regagnèrent leurs navires. Dès qu'ils eurent bon vent ils
mirent à la voile, et leur traversée fut sans encombres. Ils rejoignirent le roi
Ella et lui racontèrent comment chacun des frères avait réagi à la nouvelle.
Sachant cela, le roi déclara: «Apparemment, c'est surtout fvarr qu'il
nous faut craindre, et nul autre, d'après ce qu'on raconte sur lui. Nous
devrons faire en sorte de protéger notre royaume contre eux.»
Puis il mit en place la surveillance de tout le pays, afin qu'aucune
armée ne puisse venir l'attaquer par surprise.
Après le départ des messagers du roi Ella, les fils de Ragnarr tinrent
conseil pour décider de la meilleure façon de venger la mort de leur père.
fvarr dit: «Je n'y prendrai pas part et ne lèverai aucune troupe, parce
qu'il est arrivé à Ragnarr ce que je prévoyais. Il s'y est mal pris dès le départ.
Il n'avait aucune querelle avec le roi Ella. Et on a souvent remarqué que
celui qui s'obstine dans une violence injustifiée trouve une fin peu glo­
rieuse. J'accepterai compensation de la part du roi Ella s'il me le propose.»
À ces mots ses frères se mirent en colère, affirmant que jamais ils ne
toléreraient un tel déshonneur, même si lui-même en faisait le choix.
« Beaucoup nous reprocherons de rester les bras croisés si nous ne ven­
geons pas notre père, nous qui avons guerroyé en divers pays et tué bien
des innocents. Mais ce ne sera pas le cas. Apprêtons plutôt tous les navires
du Danemark en état de prendre la mer, et réunissons l'ensemble de nos
212 Sagas légendaires islandaises

troupes, de sorte que chaque homme capable de porter un bouclier


marche contre le roi Ella! »
fvarr dit qu'il laisserait tous les navires dont il disposait - « excepté
celui que je possède moi-même » .
Quand on apprit qu'fvarr se désintéressait de l'affaire, les frères recru­
tèrent moins d'hommes qu'ils ne l'escomptaient mais ne renoncèrent pas
à leur expédition pour autant. Dès qu'ils débarquèrent en Angleterre, le
roi Ella fut averti et fit aussitôt sonner le cor et rassembler tous les
hommes qui voulaient bien le suivre. Il leva ainsi des troupes si nom­
breuses qu'il était impossible de les compter et il partit à la rencontre des
frères. Lorsqu'ils s'affrontèrent, fvarr ne prit pas part à la bataille, et celle­
ci s'acheva sur la fuite des fils de Ragnarr et la victoire du roi Ella.
Et tandis qu'on pourchassait les fugitifs, fvarr dit qu'il n'avait pas l'in­
tention de s'en retourner au pays - « je vais voir si le roi Ella m'accordera ou
non les honneurs, car j'estime qu'il est préférable d'accepter compensation
plutôt que de mener d'autres expéditions aussi désastreuses que celle-ci » .
Hvîtserkr rétorqua qu'il ne s'associerait en aucun cas à lui et qu'il pou­
vait gérer son affaire comme bon lui semblait - « mais nous n'accepterons
jamais compensation pour notre père».
fvarr dit alors qu'ils devaient se séparer et les pria de gouverner le
royaume qu'ils avaient eu en commun - « mais vous m'enverrez les biens
que je vous réclamerai».
Après quoi il prit congé d'eux et s'en fut rejoindre le roi Ella. En se pré­
sentant à lui, il le salua respectueusement et déclara: «Je suis venu te trouver
afin de solliciter une réconciliation et autant d'honneurs qu'il te plaira de
m'accorder. Je vois bien que je suis le plus mal loti. Mieux vaut, me semble­
r-il, accepter les conditions que tu me proposeras que risquer la vie de
davantage de mes hommes, et peut-être la mienne aussi, en t'affrontant.»
Le roi Ella répondit: « Certains diront qu'il n'est pas raisonnable de te
faire confiance, que tes belles paroles cachent de mauvaises pensées et qu'il
nous sera difficile de nous prémunir contre toi et tes frères.
- Je n'exigerai pas grand-chose, reprit fvarr. Et si tu me l'accordes, je
ferai le serment de ne jamais me battre contre toi. »
Alors le roi lui demanda quelle compensation il souhaitait.
«Je veux, répondit fvarr, que tu me donnes de ton pays ce qu'une peau
de bœuf pourra couvrir et que tu me laisses l'entourer d'un mur d'en­
ceinte. Je n'exigerai rien d'autre, mais je verrai que tu ne me fais guère
d'honneur si tu ne m'accordes pas cela.
- Je ne vois pas, dit le roi, en quoi il nous serait préjudiciable que tu
possèdes cette partie de mon pays, et je te la céderai si tu me jures que tu
ne m'attaqueras plus. Je ne crains pas tes frères si tu m'es fidèle. »
Saga de Ragnarr aux Braies velues 213

17. La mort du roi Ella

Il fut donc décidé entre eux qu'Îvarr jurerait de ne jamais attaquer le


roi Ella ni de fomenter des actions lui portant préjudice, et qu'en contre­
partie il obtiendrait de l'Angleterre ce que couvrirait la plus grande peau
de bœuf qu'il trouverait.
Îvarr se procura alors la peau d'un très vieux taureau, il la fit tremper et
étirer par trois fois. Après quoi il la fit découper en une lanière aussi fine
que possible, puis fit séparer la face poilue de la face charnue. Et quand ce
fut fait, il obtint une bande extraordinairement longue, ce que personne
n'avait imaginé. Il la fit tendre sur une plaine, et la surface obtenue fut
telle qu'une place forte pouvait y tenir. Et tout autour, à l'extérieur, il fit
tracer le mur d'enceinte. Puis il fit venir quantité de charpentiers et
construire des maisons sur cette plaine, où finit par s'élever une grande
forteresse, à laquelle on donna le nom de Lundûnaborg32 et qui devint la
plus importante et la plus célèbre des pays du Nord.
Lorsque la place forte fut terminée, il avait dépensé tous ses biens. Car
il était si généreux qu'il donnait des deux mains. Et il était fort sage, si
bien que tout le monde recherchait son avis et ses conseils dans les cas dif­
ficiles. Et il les réglait tous de telle sorte que chacun y trouvait son
compte. Il devint donc l'ami de tous tant il était apprécié. Le roi Ella s'ap­
puyait aussi sur lui pour gouverner le pays, et il lui laissait gérer de nom­
breuses affaires sans avoir besoin d'être présent lui-même.
Quand Îvarr fut rendu au point où il estimait qu'on ne l'inquiéterait
plus, il envoya des hommes trouver ses frères et leur demander de lui faire
parvenir autant d'or et d'argent qu'il réclamait. Lorsque les messagers ren­
contrèrent les frères, ils leur expliquèrent en outre comment la situation
avait évolué, car personne ne savait les projets qu'il nourrissait. Les frères se
dirent qu'il n'avait plus le même état d'esprit qu'auparavant. Ils lui envoyè­
rent tous les trésors qu'il demandait et, dès qu'il les reçut, Îvarr les distribua
aux hommes les plus puissants du pays, se ralliant ainsi les partisans du roi
Ella. Tous lui promirent de ne pas bouger s'il devait mener une guerre.
Après avoir ainsi gagné la confiance des hommes, Îvarr fit prévenir ses
frères qu'il voulait qu'ils rassemblent des navires et des troupes de tous les
pays sur lesquels ils régnaient, et qu'ils exhortent tout un chacun à les
suivre. En apprenant cela, ils se rendirent aussitôt compte qu'Îvarr était

32. Il s'agit ici de Londres. Dans le Pdttr afRagnars sonum c'est, plus logiquement, York
Qôrvîk) qui est ainsi fondée.
214 Sagas légendaires islandaises

persuadé que la victoire enfin leur appartiendrait. lis levèrent des troupes
au Danemark et en Gaudand ainsi que dans tous les pays qu'ils tenaient
sous leur coupe, et ils se retrouvèrent à la tête d'une formidable armée.
Puis ils firent voile vers l'Angleterre, naviguant nuit et jour, car ils vou­
laient qu'on n'apprenne leur arrivée que le plus tard possible.
Dès que la nouvelle parvint au roi Ella, il rassembla également ses troupes,
mais elles furent peu nombreuses, car fvarr lui en avait retiré beaucoup.
fvarr s'en fut alors trouver le roi Ella et lui assura qu'il tiendrait sa pro­
messe envers lui. «Toutefois je ne réponds pas de ce que mes frères entre­
prennent, mais je peux essayer de les rencontrer et de les convaincre
d'arrêter leur armée et de ne pas causer davantage de dégâts qu'ils n'en
ont déjà fait.»
fvarr partit trouver ses frères, mais il les encouragea à avancer autant
qu'ils pouvaient et à livrer bataille dans les meilleurs délais - « car les
forces du roi sont bien moins nombreuses que les vôtres». Ils répondirent
qu'ils n'avaient pas besoin de ses exhortations, car ils étaient toujours aussi
déterminés qu'avant.
Après quoi fvarr s'en revint auprès du roi Ella et lui dit qu'ils étaient
bien trop violents et furieux pour l'écouter. « Et quand j'ai tenté de pro­
poser une trêve entre vous, ils ont protesté en hurlant. Je tiendrai donc ma
promesse de ne pas me battre contre toi, mais je resterai à l'écart avec mes
troupes. Que la bataille ait l'issue qu'elle mérite!»
Le roi Ella et ses hommes découvrirent bientôt l'ampleur de l'armée
ennemie qui progressait horriblement vite.
fvarr ajouta: «Il est temps, Ella, d'organiser tes troupes en ordre de
bataille, car je crois qu'ils ne vont pas manquer d'attaquer avec férocité.»
Quand les deux armées se rencontrèrent, les combats firent rage et les
fils de Ragnarr se ruèrent sur les troupes du roi Ella, ne songeant, dans leur
fureur, qu'à causer le plus de pertes possibles. La bataille fut longue et dure.
Le roi Ella finit par prendre la fuite avec ses hommes et on le captura.
fvarr, qui se trouvait non loin de là, déclara qu'il fallait décider de sa
mise à mort. «Il convient, dit-il, de se souvenir de celle qu'il a choisie pour
notre père. Qu'un excellent sculpteur sur bois lui taille un aigle dans le dos
aussi profondément qu'il pourra, et que cet aigle soit rougi de son sang33 ! »
I.:homme qui fut désigné pour cette tâche exécuta l'ordre d'fvarr, et le
roi Ella fut à l'agonie avant qu'il n'ait terminé. Il mourut ainsi et les frères
estimèrent qu'ils avaient enfin vengé leur père, Ragnarr. fvarr déclara qu'il
leur donnerait le royaume qu'ils avaient eu ensemble, car lui-même sou­
haitait régner sur l'Angleterre.

33. Voir bloôorn*.


Saga de Ragnarr aux Braies velues 215

18. La mort desfils de Ragnarr

Ensuite Hvîtserkr, Bjorn et Sigurôr s'en retournèrent dans leur


royaume, et fvarr demeura en Angleterre où il prit le pouvoir. Dès lors, ils
guerroyèrent chacun de leur côté et ravagèrent différents pays. Et Ran­
dalîn, leur mère, devint une vieille femme.
Un jour où Hvîtserkr, son fils, qui était parti en expédition à l'Est, plia
sous le nombre de ses adversaires, il fut fait prisonnier. Il choisit, pour
mourir, qu'on le jette dans un brasier de têtes d'hommes, et c'est ainsi
qu'il périt, brûlé vif. En apprenant cela, Randalîn déclama cette strophe:

31. I.:un des fils que j'ai eus


a péri sur la Route de l'Est,
Hvitserkr était son nom,
il ne lui seyait pas de fuir;
il a brûlé sur un bûcher de têtes
d'hommes tués pendant la bataille,
ainsi a-t-il choisi de mourir,
le valeureux roi, avant de tomber.

Puis elle déclama encore:

32. Il a fait entasser les crânes sous lui


pour que le feu chante
au-dessus du bûcher
fait de guerriers morts;
quelle meilleure couche
un combattant pouvait-il choisir?
Un chef a causé sa perte,
mais il est tombé avec les honneurs.

Une grande lignée est issue de Sigurôr Serpent dans l'Œil. Sa fille s'ap­
pelait Ragnhildr34 et fut la mère de Haraldr aux Beaux Cheveux, qui le
premier régna seul sur toute la Norvège35 .

34. En réalité, la fille de Sigurôr s'appelait Âslaug, comme sa grand-mère, et eut pour fils
Sigurôr le Cerf. Et celui-ci fut le père de Ragnhildr, mère de Haraldr aux Beaux Cheveux.
35. La fille du roi de Horôaland, Gyôa, ayant refusé d'épouser Haraldr avant qu'il n'ait
unifié la Norvège, il fit le serment, dit-on, de ne pas se couper les cheveux, ni se les peigner,
216 Sagas légendaires islandaises

Îvarr régna sur l'Angleterre jusci.u'à sa mort. Une maladie l'emporta. Et


juste avant de mourir, il demanda à ce qu'on l'enterre là où le royaume
était le plus exposé aux attaques ennemies, et dit qu'il ne s'attendait pas à
ce que quiconque débarquant à cet endroit ne remporte de victoire. Après
sa mort, on fit selon ses vœux et on le recouvrit d'un tertre. Beaucoup
racontent que lors9ue le roi Haraldr Sigurôarson36 s'en vint en Angleterre,
il débarqua là où lvarr était enterré et périt au cours de cette expédition.
Mais quand Guillaume le Bâtard37 arriva dans le pays, il alla jusqu'au
tertre d'Îvarr et l'ouvrit. Il vit que le corps n'avait pas pourri, alors il alluma
un grand feu et y fit brûler Îvarr. Après quoi il conquit le pays.
Nombreux sont ceux qui descendent de Bjorn Flanc de Fer. Il y eut
parmi eux I>orôr, qui habitait à Hofôi, sur la côte de Hofoastrônd, et ce
fut un grand chef 38 .
Lorsque tous les fils de Ragnarr furent morts, l'armée qui les avait sui­
vis s'éparpilla. Et aucun de ceux qui avaient servi les fils de Ragnarr n'eut
envie de s'attacher à d'autres princes. Deux d'entre eux voyagèrent en
divers pays à la recherche d'un prince qu'ils n'auraient pas honte de servir,
mais ils ne firent pas route ensemble.

19. Les hommes du roi Ragnarr

Il arriva qu'à l'étranger, un roi qui avait deux fils tomba malade et
mourut. Ses fils voulurent l'honorer d'un banquet de funérailles et invitè­
rent tous ceux qui, dans les trois ans qui suivirent, viendraient à l'ap­
prendre. La nouvelle se répandit par-delà les frontières et pendant ce
temps-là ils préparèrent le banquet. Quand arriva l'été au cours duquel le

avant d'y être parvenu. Il se soumit alors, l'un après l'autre, tous les petits royaumes et la
bataille du Hafrsfjorôr (en 872 selon la tradition des sagas) fut le point d'orgue de sa victoire.
Il prit Gyôa comme concubine et se fic couper les cheveux: il portait jusqu'alors le surnom
de Hirsute (lufa), mais on lui en donna un nouveau: aux Beaux Cheveux (hdrfagri).
36. Fils de Sigurôr la Truie et demi-frère du futur saint Ôlâfr, Haraldr !'Impitoyable
(harôrdôi) devient roi de Norvège en 1047. À la more du roi d'Angleterre, il entrevoit l'op­
portunité de ceindre sa couronne et tente, en 1066, ce qu'on qualifie parfois de dernière
grande expédition viking. Après avoir débarqué près de York, il gagne la bataille de Fulford
mais périt le 25 septembre en affrontant le roi Harold à Stamford Bridge. Sa saga, extraite
de la Heimskringla, existe en traduction française: Saga de Haraldr l'Impitoyable, traduc­
tion de Régis Boyer, Paris, Payot, 1979.
37. Autrement die le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, qui défait le roi
Harold le 14 octobre 1066 à Hastings.
38. l>ôrôr, petit-fils de Bji:irn, est cité dans le Landndmab6k, le Livre de la colonisation de
l'Islande: il s' établie dans le Skagafji:irôr, un fjord du nord de l'île.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 217

banquet allait se tenir et que la date approcha, une telle foule se rassembla
que personne n'en avait jamais vu d'aussi nombreuse. Beaucoup de vastes
halles furent remplies et quantité de tentes à l'extérieur.
Il était déjà tard le premier soir lorsqu'un homme entra dans une de ces
halles. Il était si grand qu'il n'avait pas son pareil et l'on voyait à ses habits
qu'il avait fréquenté de nobles chefs. En entrant dans la halle, il s'appro­
cha des deux frères, les salua et les pria de lui indiquer une place.
Lhomme leur plut et ils le firent asseoir sur le plus haut banc. Il lui fallait
la place de deux hommes. Quand il fut installé, on lui apporta à boire
comme aux autres, mais il n'y avait pas de corne qu'il n'ait vidée d'un trait
et tous s'aperçurent qu'il ne leur portait guère d'estime.
Il se fit qu'un second homme arriva au banquet. Il était encore plus
impressionnant que le premier, et tous deux portaient un chapeau aux
larges bords. Quand il se présenta devant le haut siège des jeunes rois, il
les salua d'un geste élégant et les pria de lui montrer sa place. Ils lui
dirent de s'asseoir plus loin sur le haut banc. Il s'installa, et tous deux
occupaient tellement de place que cinq hommes durent se lever pour
eux. Le premier n'était pas un si grand buveur, mais le second buvait si
vite qu'il avalait d'un seul coup chacune des cornes, et on ne le voyait pas
devenir ivre. Et il parut plutôt dédaigneux envers ses voisins et leur
tourna le dos.
Le premier arrivé l'invita à se joindre à lui pour jouer - « et je com­
mence», dit-il39.
Il tendit la main vers l'autre et déclama cette strophe:

33. Raconte-nous tes exploits,


je t'en prie!
Où as-tu vu le corbeau gavé de sang
trembler sur la branche?
Tu étais plus souvent reçu
au banquet d'autrui
que tu ne traînais des cadavres ensanglantés
pour régaler les rapaces dans la vallée.

Celui qui était assis un peu plus loin se sentit mis au défi par cette
strophe et déclama en réponse:

34. Tais-toi, misérable,


toi qui restes à la maison

39. Voir mannjafnaôr*.


218 Sagas légendaires islandaises
et n'as jamais osé tenter
les prouesses que j'ai accomplies;
tu n'as jamais nourri les louves
ni joué de l'épée au combat,
tu n'as pas abreuvé la monture grise4° .
Quel est ton engagement?

Le premier arrivé répliqua:

35. Nous avons laissé les robustes destriers


des mers41 courir sur la vague,
tandis que sur leurs flancs
le sang coulait des blancs boucliers;
les gueules des louves s'ouvraient
sur les nuques ensanglantées des hommes,
l'aigle a assouvi sa faim,
nous avons eu de l'or pur.

Et le dernier arrivé lui rétorqua:

36. Je n'ai vu aucun de vous


lorsque nous sommes arrivés
dans la mer chaude
sur notre cheval marin42 blanc;
et qu'au son du cor
nous avons mis le cap vers la terre,
où le corbeau43 attendait
devant notre proue rouge.

Et le premier dit encore:

37. Il n'est pas convenable

40. Kenning pour«le loup"· Allusion mythologique: c'est en chevauchant un loup que
la géante Hyrrokkin arrive aux funérailles du dieu Baldr.
41. « Les bateaux».
42. «Notre navire».
43. Il s'agit peut-être de l'étendard en forme de corbeau de Ragnarr. l',Orkneyinga saga
décrit en ces termes celui que possédait le jar! orcadien Sigurôr le Gros: «il était brodé à
l'image d'un corbeau et, quand il flottait au vent, on aurait dit que le corbeau prenait son
vol.» Cet étendard devait apporter la victoire à celui pour qui il était porté, mais la mort à
celui qui le portait.
Saga de Ragnarr aux Braies velues 219

de nous quereller ici aux places d'honneur


à propos de ce que nous avons accompli
pour savoir qui de nous deux était le meilleur;
Tu étais là quand la vague
a poussé le cerf aux rostres44 vers le détroit,
alors que je me tenais à la proue
et que le gouvernail nous dirigeait au port.

Et le dernier arrivé répondit ceci:

38. Nous avons tous les deux accompagné Bjêirn


à chaque vacarme des épées45
et ses hommes étaient parfois
déjà au service de Ragnarr;
j'y étais quand les guerriers ont combattu
au pays des Bulgares46,
et depuis je porte une blessure au côté;
assieds-toi plus près, voisin!

Et ils finirent par se reconnaître enfin et restèrent ensemble pendant


tout le banquet.

20. Ôgmundr le Danois

_ Un homme s'appelait Ôgmundr, on le surnommait le Danois. Un jour


qu'il faisait voile à la tête de cinq navires, il mouilla à l'île de Samsey, dans
la baie de Munarvagr. On raconte que les cuisiniers descendirent à terre
préparer le repas, et que d'autres hommes allèrent se promener dans les
bois. Ils découvrirent une ancienne idole en bois, de quarante aunes de
haut et couverte de mousse. Ils en distinguaient tous les traits et se
demandèrent qui avait pu sacrifier à cette grande idole. Alors la figure en
bois répondit:

39. C'était il y a longtemps,


alors que les fils de Ha:klingr47

44. «Le navire».


45. « Chaque bataille».
46. Allusion aux expéditions des fils de Ragnarr dans le Sud de l'Europe.
47. « Les guerriers». H�klingr est un héros légendaire.
220 Sagas légendaires islandaises

passaient par là
avec leurs navires
sur le chemin salé
des truites48 ,
je suis devenu le maître
de ce village.
Ici au sud, près de la mer,
les fils de Braies-velues
m'ont installé,
les porteurs d'épées49;
on m'a offert des sacrifices
en tuant des hommes,
ici sur l'île de Samsey,
dans sa partie méridionale.
Ils m'ont ordonné de rester
tant que la côte le supporte,
homme entouré de chardons
et recouvert de mousse;
maintenant je suis visé
par les pleurs des nuages50
et ni chair ni vêtements
ne me protègent.

Les hommes trouvèrent cela bien étrange et le racontèrent ensuite aux


autres.

48. «La mer».


49. « Les guerriers». Linterprétation du mot svarômerôlingar est très difficile: il a aussi
été suggéré « les porteurs de coiffures» (« les hommes» en général).
50. «La pluie».
Dit des fils de Ragnarr

1. Débuts du roi Ragnarr

A près la mort du roi Hringr 1, Ragnarr, son fils, régna sur le Danemark
et la Suède. Bien des rois empiétaient alors sur ces pays pour se les
soumettre. Et comme il était jeune et qu'il paraissait peu enclin à décider
ou à gouverner, il y eut dans l'ouest du Gautland un jarl du nom de Her­
rauôr. Il était jar! du roi Ragnarr. C'était le plus sage des hommes et un
grand guerrier. Il avait une fille, I>6ra, qu'on surnommait Cerf de la For­
teresse. C'était la plus belle des femmes dont le roi ait entendu parler.
Le jar!, son père, lui avait offert un petit serpent, un matin. Elle le
nourrit d'abord dans son coffre. Mais il finit par devenir si grand qu'il
s'enroula autour du pavillon, se mordant la queue. Il était si agressif que
personne n'osait approcher du pavillon, hormis ceux qui le nourrissaient
ou qui étaient au service de la fille du jar!. Et il mangeait un bœuf par
jour. Les gens en étaient très effrayés, conscients qu'il pourrait causer de
grands dommages tant il était devenu énorme et féroce. Le jarl fit le ser­
ment, en portant un toast solennel, qu'il ne donnerait sa fille I>6ra en
mariage qu'à l'homme qui tuerait le serpent ou qui oserait aller bavarder
avec elle en dépit de cette bête.
Lorsque le roi Ragnarr apprit cela, il se rendit dans l'ouest du Gautland.
Une fois parvenu non loin de la demeure du jarl, il enfila des vêtements
velus, des braies et un manteau, avec des manches et une capuche. Ils
étaient imprégnés de sable et de poix. Puis il prit en main un grand épieu,
ceignit son épée et quitta ses hommes, seul, pour aller jusqu'à la demeure du
jarl et au pavillon de I>6ra. Dès que le serpent vit s'approcher un inconnu,
il se dressa et souffla du venin sur lui. Mais Ragnarr leva son bouclier,
s'avança hardiment et lui enfonça son épieu en plein cœur. Puis il brandit
son épée et trancha la tête du serpent. Et c'est ainsi, comme il est dit dans
la saga du roi Ragnarr, qu'il épousa ensuite I>6ra Cerf de la Forteresse.

1. C'est-à-dire Sigurèlr Bracelet (hringr).


222 Sagas légendaires islandaises

Après quoi il partit guerroyer et libéra tout son royaume. Il eut deux
fils de l>ora. Lun s'appelait Eirîkr, l'autre Agnarr. Alors qu'ils étaient
encore tout jeunes, l>ora tomba malade et mourut. Ragnarr épousa par la
suite Aslaug, que certains appellent Randalîn, la fille de Sigurôr Meurtrier
de Fafnir et de Brynhildr, fille de Buôli. Ils eurent quatre fils. Îvarr sans
Os était l'aîné, suivi de Bjôrn Flanc de Fer, de Hvîtserkr et de Sigurôr.
Celui-ci avait une marque dans l'œil, comme si un serpent était lové
autour de sa pupille, et c'est pourquoi on le surnommait Sigurôr Serpent
dans l'Œil.

2. Mort des plus âgés des fils de Ragnarr

Lorsque les fils de Ragnarr furent adultes, ils guerroyèrent en divers


pays. Les frères Eirîkr et Agnarr partaient de leur côté, Îvarr et ses plus
jeunes frères allaient du leur, et c'est lui qui décidait parce qu'il était fort
sage. Ils se soumirent Selund et le sud de la Suède, Eygotaland et Eyland,
ainsi que toutes les petites îles2 • Îvarr et ses plus jeunes frères s'installèrent
alors à Hleiôra3 , sur l'île de Selund, ce à quoi Ragnarr était pourtant
opposé. Ses fils prenaient part à toutes les expéditions, car ils ne voulaient
pas être moins célèbres que leur père.
Le roi Ragnarr n'appréciait guère que ses fils s'en aillent prendre des
pays tributaires contre son gré. Il institua roi de Haute-Suède un certain
Eysteinn la Panse et lui demanda de veiller sur ce royaume et de le
défendre contre ses fils, s'ils le réclamaient.
Un été, alors que Ragnarr était parti en expédition à l'Est, Eirîkr et
Agnarr, ses fils, s'en vinrent en Suède et mouillèrent dans le Logr4. Ils
firent porter un message au roi Eysteinn à Uppsalir, le priant de venir les
trouver. Quand ils se rencontrèrent, Eirîkr exigea que le roi Eysteinn place
le royaume de Suède sous leur autorité, et dit qu'il voulait épouser Borg­
hildr, sa fille. Il ajouta qu'ils pourraient défendre ce royaume contre le roi
Ragnarr. Eysteinn déclara vouloir en informer les chefs de l'intérieur du
pays et ils se quittèrent ainsi. Et quand le roi Eysteinn exposa la situation,
tout le monde fut d'accord pour défendre le pays contre les fils de
Ragnarr. Eysteinn leva une formidable armée et marcha contre eux. Il y
eut une grande bataille et les fils de Braies-velues furent accablés par le

2. Selund est l'île de Sjadland, Reiôgotaland décrit le pays des Reiôgotar (habitants du
sud de la Suède actuelle) et Eygotaland peut-être Gotland. Eyland est l'île d'ôland.
3. Aujourd'hui Gamme! Lejre, non loin de Roskilde.
4. Il s'agit du lac Malar, très ramifié et d'accès facile par bateau.
Dit des fils de Ragnarr 223

nombre. Les troupes des deux frères furent décimées et bien peu survécu­
rent. Agnarr périt aussi et Eirîkr fut fait prisonnier.
Le roi Eysteinn offrit à Eirîkr une réconciliation et autant de biens
d'Uppsalir qu'il en voudrait personnellement pour compenser la mort de
son frère, ainsi que sa fille qu'il avait auparavant demandée en mariage.
Eirîkr refusa les compensations et la fille du roi, et il déclara qu'il ne vou­
lait plus vivre après cette défaite qu'il avait subie, mais qu'il voulait choisir
lui-même le jour de sa mort. Comme le roi Eysteinn ne put lui arracher
de compromis, il le lui accorda.
Eirîkr demanda qu'on porte sous lui des pointes d'épieux et qu'on
l'élève ainsi au-dessus de tous les morts au combat. Alors il déclama:

1. Je ne veux ni obtenir réparation pour mon frère


ni acheter d'épouse à ce prix-là,
ni entendre dire qu'Eysteinn
est désormais le meurtrier d'Agnarr;
aucune mère ne me pleurera,
je mourrai élevé au-dessus des morts,
laissez-moi être transpercé
par des pointes d'épieux dressées!

Et avant qu'on ne le soulève au-dessus des épieux, il aperçut un


homme chevaucher ferme. Il déclama encore:

2. Portez la nouvelle là-bas,


quand ceux qui sont partis à l'Est auront péri,
et qu'Âslaug, la gracieuse dame,
reçoive mes anneaux!
Alors courageusement,
après avoir appris mon trépas,
ma belle-mère en informera
ses généreux fils.

Ensuite il fut soulevé sur les pointes d'épieux et mourut au-dessus des
morts au combat.
Et quand on apprit ces nouvelles à Aslaug, en Selund, elle alla aussitôt
trouver ses fils et leur en fit part. Bjorn et Hvîtserkr jouaient aux échecs,
et Siguror se tenait devant. Alors Aslaug déclama:

3. Vous ne seriez pas restés invengés


vous, les frères,
224 Sagas légendaires islandaises

pas même six mois


si vous étiez morts les premiers;
je ne cache pas
que j'aimerais qu'ils soient encore en vie,
Eirfkr et Agnan,
même s'ils n'étaient pas mes fils.

Sigurôr Serpent dans l'Œil répondit:

4. D'ici trois jours, mère,


si tu es chagrinée,
nos équipages seront prêts
à prendre le large;
le roi Eysteinn ne régnera plus
à Uppsalir, même s'il offre
une fortune, pourvu que nos armes
ne nous fassent pas défaut.

Puis Bjorn Flanc de Fer déclama:

5. Le courage et le cœur
suffiront dans la poitrine
d'un homme hardi
même s'il ne dit rien;
nous n'avons dans les yeux
ni serpent ni vipère,
mais j'aimais mes frères,
je n'ai pas oublié tes beaux-fils.

Et Hvitserkr répondit:

6. Réfléchissons avant de promettre


d'exercer notre vengeance
sur le meurtrier d'Agnarr,
laissons-le endurer le mal!
Mettons à flot le navire,
coupons la glace devant la proue,
voyons comment nos esnèques
pourront être prêtes au plus vite!

fvarr sans Os déclama alors ceci:


Dit des fils de Ragnarr 225

7. Vous avez à la fois du courage


et une belle témérité,
vous en aurez besoin,
et d'endurance encore plus;
il faudra me porter en tête,
moi qui n'ai pas d'os,
je participerais à la vengeance
même si j'étais sans bras.

Après quoi les fils de Ragnarr levèrent une formidable armée. Lors­
qu'ils furent prêts, leur flotte fit voile vers la Suède, tandis que la reine
Aslaug s'en fut par voie de terre avec quinze cents cavaliers, tous très bien
équipés. Elle-même portait une armure et commandait cette armée, et
elle se fit appeler Randalin. Tous se retrouvèrent en Suède et mirent le
pays à feu et à sang.
Apprenant cela, le roi Eysteinn rassembla une armée contre eux. Il fit
appel à tous ceux qui étaient en état de porter les armes dans son
royaume. Et quand ils se rencontrèrent il y eut une grande bataille. Les fils
de Braies-velues remportèrent la victoire et le roi Eysteinn périt. La nou­
velle se répandit et l'on vanta cet exploit.
Le roi Ragnarr, qui était parti en expédition, l'apprit aussi et en voulut
à ses fils de ne pas l'avoir attendu pour la vengeance. Et de retour dans son
royaume, il dit à Aslaug qu'il accomplirait un exploit qui ne deviendrait
pas moins célèbre que celui de ses fils. «J'ai reconquis la plus grande par­
tie du royaume que possédaient mes ancêtres, mais il me manque l'Angle­
terre. C'est pourquoi j'ai fait construire deux navires de charge à Lfôar
dans le Vestfold» - car son royaume s'étendait jusqu'au Dofrafjall et au
Lfôandisnes5.
Aslaug répondit: «Tu aurais pu faire construire beaucoup de longs
bateaux pour le prix de ces navires de charge. Et tu sais qu'il n'est pas
facile d'aborder l'Angleterre avec de gros navires, à cause du courant et des
hauts-fonds. Ta décision n'est pas sage.»
Mais le roi Ragnarr fit tout de même voile à l'ouest vers l'Angleterre,
avec ses deux navires et cinq cents hommes. Les bateaux se brisèrent sur
les côtes anglaises, mais lui-même et ses hommes gagnèrent sains et saufs
la terre ferme. Il se mit alors à piller partout où il passait.

5. Le Vestfold est la région à l'ouest d'Oslo. Dofrafjall et Liôandisnes sont aujourd'hui


le mont Dovre et le cap Lindesnes. Le royaume de Ragnarr incluait donc le sud et le centre
de la Norvège.
226 Sagas légendaires islandaises

3. Mort de Ragnarr et vengeance de ses fils

En ce temps-là régnait sur la Northumbrie un roi qui s'appelait Ella.


Lorsqu'il apprit la présence d'une armée dans son royaume, il rassembla de
nombreuses troupes et marcha contre elle à la tête d'une formidable
armée. Il y eut une grande et rude bataille. Le roi Ragnarr portait un pour­
point de soie qu'Âslaug lui avait donné quand ils s'étaient quittés. Mais vu
l'importance de l'armée du pays, il lui fut impossible de résister. Presque
tous ses hommes périrent et lui-même enfonça bien quatre fois les rangs
du roi Ella, car le fer ne mordait pas sur sa tunique de soie. On finit par le
capturer et le jeter dans une fosse aux serpents, mais les serpents ne voulu­
rent pas l'approcher. Le roi Ella avait remarqué qu'aucune arme ne l'attei­
gnait pendant la journée, et que maintenant les serpents ne lui faisaient
aucun mal. Alors il fit arracher le vêtement qu'il portait, et les serpents se
pendirent à lui de tous côtés. Il mourut avec beaucoup de bravoure.
Lorsque les fils du roi Ragnarr apprirent cette nouvelle, ils s'en furent à
l'Ouest en Angleterre et affrontèrent le roi Ella. Et comme fvarr ne voulait
pas se battre, non plus que ses hommes, et que l'armée du pays était nom­
breuse, ils furent vaincus et s'enfuirent jusqu'à leurs bateaux, puis ils s'en
retournèrent ainsi au Danemark.
Mais fvarr resta en Angleterre et partit trouver le roi Ella pour lui
demander compensation pour son père. Comme le roi avait vu fvarr refu­
ser de se battre avec ses frères contre lui, il lui parut raisonnable de faire la
paix avec lui. Pour compenser la mort de son père, fvarr pria le roi de lui
donner autant de son pays qu'il en couvrirait avec la plus grande peau
d'un vieux taureau, car il dit qu'il ne pourrait sans doute pas rentrer libre­
ment chez lui à cause de ses frères. Ella ne trouva pas cela invraisemblable
et ils s'accordèrent là-dessus. fvarr prit alors une peau qui avait trempé et
la fit étirer le plus possible. Puis il la fit découper en une très fine lanière,
et fit séparer la face poilue de la face charnue. Ensuite il la fit tendre sur
une plaine et tracer des limites tout autour. Il fit élever de solides murs
d'enceinte et cette forteresse s'appelle maintenant J6rv{k6. Il se lia d'ami­
tié avec tous les gens du pays et surtout avec les chefs, qui finirent par lui
jurer fidélité, à lui et à ses frères.

6. Aujourd'hui York. Les vikings ont développé Jôrvik - le mot norrois signifie littéra­
lement « Baie de l'étalon» et reprend sans doute l'ancien nom donné par les Angles, Eofor­
wic - mais c'était déjà un port assez fréquenté au vmc siècle, issu de l'ancienne forteresse
romaine d'Eboracum.
Dit des fils de Ragnarr 227
Ensuite il fit prévenir ses frères qu'il avait bon espoir qu'ils puissent
venger leur père s'ils s'en venaient en Angleterre à la tête d'une armée.
Dès qu'ils apprirent cela, ils levèrent des troupes et mirent le cap vers
l'Angleterre. Aussitôt averti, fvarr partit trouver le roi Ella et lui dit qu'il
ne pouvait pas lui cacher de telles nouvelles. Il ajouta qu'il ne se battrait
pas contre ses frères, m:ais qu'il se porterait à leur rencontre pour tenter
de négocier un accord. Le roi accepta. fvarr rejoignit ses frères et les
exhorta à venger leur père, puis il s'en retourna auprès du roi Ella et lui
dit qu'ils étaient si furieux et enragés que leur seule envie était de se
battre. Le roi crut à la fidélité d'fvarr dans l'affaire, et il marcha contre
les frères avec son armée.
Lorsqu'ils se rencontrèrent, beaucoup de chefs se détournèrent du roi
et se rangèrent aux côtés d'fvarr. Le roi eut alors le désavantage du
nombre, si bien qu'une grande partie de ses troupes périrent et que lui­
même fut fait prisonnier. fvarr et ses frères se souvinrent de la manière
dont leur père avait été torturé. Ils firent tailler un aigle dans le dos
d'Ella puis séparer toutes les côtes de l'échine avec une épée, de façon à
lui arracher par là les poumons. Ainsi dit le scalde Sighvatr dans la drdpa
du roi Knûtr7 :

8. Dans le dos d'Ella,


fvarr qui siégeait
à J6rv{k fit tailler
l'aigle de sang.

Après cette bataille, fvarr devint roi de cette partie de l'Angleterre que
ses parents avaient possédée jadis. Il avait deux frères, fils de concubines,
l'un s'appelait Yngvarr, l'autre Hûsto. Ils torturèrent le roi Jatmundr le
Saint8 à la demande d'fvarr, qui se soumit ensuite son royaume.
Les fils de Braies-velues guerroyèrent en de nombreux pays: en Angle­
terre et en France9 , et jusqu'en Lombardie. On raconte que ce fut leur
plus lointaine destination et qu'ils y prirent la place forte de Lûna 10 • Ils
envisagèrent un moment d'aller jusqu'à Rome et de la conquérir, et leurs
expéditions guerrières furent les plus célèbres dans tous les pays du Nord
de langue norroise. Lorsqu'ils revinrent au Danemark dans leur royaume,

7. Sighvatr I>6rôarson était un scalde islandais du Xle siècle. On lui doit entre autres
cette Knûtsdrdpa, poème en l'honneur du roi danois Knûtr le Grand.
8. Le martyre de saint Edmund, roi d'Estanglie, eut lieu en 869.
9. Le jdttr'* cite à la fois Valland et Frakkland, deux noms qui désignent la France.
1 O. Aujourd'hui Luni.
228 Sagas légendaires islandaises

ils se partagèrent les terres. Bjorn Flanc de Fer prit le royaume d'Uppsalir
ainsi que toute la Suède et ce qui en dépendait, Sigurôr Serpent dans
l'Œil eut l'île de Selund, la Scanie, le Halland, tout le Vik et les Agôir jus­
qu'au Liôandisnes et une grande partie des Upplond, quant à Hvitserkr, il
eut le Reiôgotaland et le Vindland11.
Sigurôr Serpent dans l'Œil épousa Blxja, la fille du roi Ella. Leur fils
fut Knûtr, surnommé Horôa-Knûtr, qui prit le pouvoir après son père en
Selund, Scanie et Halland, mais le Vik lui échappa. Il eut un fils qui s'ap­
pelait Gormr. Celui-ci portait le nom de son père adoptif, le fils de Knûtr
le Trouvé. Il gardait tout le pays des fils de Ragnarr lorsqu'ils partaient
guerroyer. Gormr, fils de Knûtr, fut le plus grand et le plus fort des
hommes, et le plus accompli en toutes choses, mais il n'était pas aussi sage
que ses parents avant lui.

4. Les rois des Danois et des Anglais

Gormr succéda à son père. Il épousa I>yri, qu'on surnommait la Parure


du Danemark12, la fille de Klakk-Haraldr, qui était roi en Jutland. Quand
Haraldr fut mort, Gormr reprit tout ce royaume. Le roi Gormr parcourut
tout le Jutland avec son armée, écrasant tous les roitelets jusqu'à Slés 13, au
sud, puis il conquit une grande partie du Vindland, livra maintes batailles
contre les Saxons et devint le plus puissant des rois. Il eut deux fils. Laîné
s'appelait Knûtr, et le plus jeune Haraldr. Knûtr était le plus beau des
hommes qu'on ait vus. Le roi l'aimait plus que quiconque, de même que
tout le peuple. On le surnommait Amour des Danois. Haraldr était
apprécié dans la famille de sa mère, qui ne l'aimait pas moins que Knûtr.
Îvarr sans Os fut longtemps roi en Angleterre. Il n'eut pas d'enfants,
car il était ainsi fait qu'il n'éprouvait ni désir ni amour, mais il ne man­
quait ni de sagesse ni de férocité. Il mourut de vieillesse en Angleterre, où
il fut enterré sous un tertre. Alors tous les fils de Braies-velues étaient

11. La Scanie (Skâni) et le Halland (Halland) sont des provinces du sud de la Suède
actuelle. Le Vîk correspond au fjord d'Oslo, les Agôir (aujourd'hui Agder) sont une pro­
vince du sud-ouest, les Upplond (aujourd'hui Oppland) du centre de la Norvège. Le
V indland désigne les territoires des Vendes, une population slave établie au sud du Dane­
mark actuel.
12. Ce surnom (Danmarkarbôt, « parure du Danemark») lui est attribué sur la pierre
runique de Jelling (en Jutland) érigée par le roi Gormr l'Ancien (gamli) à la mémoire de
son épouse, morte avant lui. Gormr a régné d'environ 940 à 958 et fondé la dynastie
royale danoise.
13. Aujourd'hui Slesvig.
Dit des fils de Ragnarr 229

morts. Aôalmundr succéda à fvarr en Angleterre. C'était le neveu de Jat­


mundr le Saint et il christianisa largement le pays. Il perçut un impôt sur
la Northumbrie, qui était païenne. Son fils, qui s'appelait Aôalbrikt, lui
succéda. Ce fut un bon roi, qui vécut vieux.
Vers la fin de sa vie, une armée de Danois s'en vint en Angleterre, com­
mandée par Knûtr et Hàraldr, les fils du roi Gormr. Ils se soumirent un
grand royaume en Northumbrie, celui qu'fvarr avait possédé. Le roi Aôal­
brikt marcha contre eux et ils s'affrontèrent au nord de Kliflond 1 4, où un
grand nombre de Danois périrent. Quelque temps plus tard, les Danois
montèrent près de Skarôaborg 15 , s'y battirent et furent victorieux. Puis ils
redescendirent sur J6rvîk, où toute la population se soumit à eux et où ils
n'eurent rien à craindre. Mais un jour qu'il faisait très chaud, les hommes
s'en furent nager. Et tandis que les fils de roi nageaient parmi les bateaux,
des gens du pays accoururent et tirèrent sur eux. Knûtr fut tué d'une
flèche, ils prirent son cadavre et le mirent sur un bateau. Apprenant cela,
la population se rassembla et empêcha les Danois de revenir à terre, les
forçant à s'en retourner ensuite au Danemark.
Le roi Gormr était alors en Jutland. Quand on lui apprit la nouvelle il
s'écroula, et il mourut de chagrin le lendemain à la même heure.
Haraldr 16 , son fils, lui succéda sur le trône de Danemark. Il fut le premier
de sa lignée à accepter la foi chrétienne et le baptême.

5. Siguror le Cerfet le roi Haki

Sigurôr Serpent dans l'Œil, Bjorn Flanc de Fer et Hvîtserkr avaient


guerroyé un peu partout en France. Alors Bjorn s'en retourna dans son
royaume. Après quoi l'empereur Ôrnûlfr se battit contre les frères et cent
mille hommes périrent du côté danois et norvégien. Sigurôr Serpent dans
l'Œil y trouva la mort, de même qu'un autre roi qui s'appelait Guôroôr.
C'était le fils d'Ôlafr, fils de Hringr, fils d'Ingjaldr, fils d'Ingi, fils de
Hringr, à qui le Hringarîki 17 doit son nom. Il était le fils de Dagr et de
P6ra Mère des Braves. Ils avaient neuf fils et la famille des Doglingar des­
cend d'eux.

14. Autrement dit Cleveland.


15. Sans doute Scarborough.
16. Le fils de Gormr l'Ancien, Haraldr à la Dent bleue (bldt0nn), c'est-à-dire à la dent
noire, a régné sur le Danemark de 958 à 987. Il a conquis la Norvège et converti les
Danois au christianisme, comme il l'indique sur la grande pierre de Jelling.
17. Il s'agit du Ringerike, région à l'ouest de l'actuelle ville d'Oslo.
230 Sagas légendaires islandaises

Helgi l'Aigu était un frère de Guôroôr. Il avait emporté de la bataille


l'étendard de Sigurôr Serpent dans l'Œil ainsi que son épée et son bou­
clier. Il s'en retourna au Danemark avec ses troupes et il y trouva Aslaug,
la mère de Sigurôr, et lui apprit les nouvelles. Alors Aslaug déclama une
strophe:

9. Les pourvoyeurs du faucon 18


sont là-haut dans la forteresse,
le malheur s'est abattu sur le corbeau
à l'enseigne de Sigurôr;
les jouisseurs du cadavre 19
soufflent sur lui et le déchirent,
Ôôinn a fait mourir trop tôt
l'elfe de la Valkyrie20 .

Comme Horôa-Knûtr était jeune, Helgi resta longtemps auprès de


Aslaug pour défendre le pays. Sigurôr et Blxja avaient une fille. C'était la
sœur jumelle de Horôa-Knûtr. Aslaug lui donna son nom, puis elle l'éleva
et fut sa mère adoptive. Helgi l'Aigu l'épousa ensuite. Leur fils fut Sigurôr
le Cerf. C'était le plus beau, le plus grand et le plus fort de tous les
hommes qu'on ait vus. Gormr, le fils de Knûtr, et Sigurôr le Cerf avaient
le même âge.
Sigurôr avait douze ans lorsqu'il tua en combat singulier un guerrier­
fauve21 du nom de Hildibrandr, et onze autres hommes. Après cela,
Klakk-Haraldr lui donna en mariage sa fille qui s'appelait Ingibjorg. Ils
eurent deux enfants, Guôpormr et Ragnhildr.
Lorsque Sigurôr apprit la mort du roi Frôôi, son oncle, il partit en
Norvège et devint roi du Hringariki, son patrimoine. Il existe une longue
saga sur lui, car il accomplit toutes sortes de hauts-faits.
On raconte au sujet de sa mort qu'il était allé à cheval dans un endroit
désert où il avait l'habitude de chasser. Haki Haôaberserkr22 et trente
hommes bien armés se portèrent à sa rencontre et se battirent contre lui.
Avant de mourir, Sigurôr tua douze hommes, et le roi Haki perdit le bras
droit et reçut trois autres blessures. Ensuite le roi Haki s'en fut avec ses
hommes à Steinn dans le Hringariki, là où résidait Sigurôr, et il enleva

18. « Les guerriers».


19. «Les loups».
20. «Le guerrier».
21. Voir berserkr *.
22. Dont le surnom signifie «le guerrier-fauve du Hadeland».
Dit des jîls de Ragnarr 231
Ragnhildr, sa fille, et Guôpormr, son fils, et prit beaucoup de biens qu'il
emporta au Haôaland23 . Et peu après il fit faire un grand banquet et il
avait l'intention de célébrer ses noces, mais ce fut retardé car ses blessures
évoluaient mal. Ragnhildr avait alors quinze ans, et Guôpormr, quatorze.
Lautomne passa, puis l'hiver jusqu'à fol*, et Haki, blessé, ne se levait pas.
Le roi Hâlfdan le Noir24 se trouvait alors dans sa demeure du
Heiômork25 . Il dépêcha Hârekr Baguette magique et avec lui une cen­
taine d'hommes, qui traversèrent une nuit le lac gelé de Mjorr, en Haôa­
land, et arrivèrent le lendemain à la ferme du roi Haki. Ils bloquèrent
toutes les portes de la halle où dormaient les hommes de sa garde2 6, puis
ils allèrent au pavillon où était couché Haki, s'emparèrent de Ragnhildr et
de Guôpormr, son frère, et emportèrent tous les biens qu'il y avait là. Ils
mirent le feu à la halle, où périt toute la garde, puis ils repartirent. Mais le
roi Haki se leva, s'habilla et les poursuivit un moment. En arrivant au lac
gelé, il retourna son épée contre lui et se donna la mort. On l'enterra sous
un tertre au bord du lac.
Le roi Hâlfdan les aperçut sur la glace avec un chariot bâché, et il se dit
que leur mission devait être accomplie tel qu'il le souhaitait. Il envoya des
messagers par tout le pays inviter les hommes les plus importants du
Heiômi:irk à un grand banquet. Il célébra alors ses noces avec Ragnhildr et
ils vécurent longtemps ensemble. Leur fils fut le roi Haraldr aux Beaux
Cheveux, qui le premier régna seul sur toute la Norvège.

23. Le Hadeland est la région au nord-est du Ringerikc.


24. Hâlfdan le Noir (svarti) a régné en Norvège sur le Vestfold et le Ringerike; il est
mort vers 860.
25. Le Hedmark est situé au nord-est du Haddand et les deux régions sont séparées par
le lac Mji:isa (en norrois Mji:irr).
26. Voir hirJ*.
Chant de Kraka

1. Nous avons frappé avec l'épée.


Il y a bien longtemps
que nous sommes allés au Gaurland
tuer le loup de la fosse 1 ;
nous avons épousé l>ôra,
on m'a surnommé Braies-velues
après mon exploit:
là j'ai occis l'anguille de la bruyère2 ,
j'ai enfoncé la pointe d'acier étincelante
dans la boucle de la terre3•

2. Nous avons frappé avec l'épée.


J'étais encore jeune quand, à l'Est4,
dans l'Eyrasund5, nous avons taillé
un repas au loup affamé,
offert un grand festin

Nota: Le titre de ce chant funèbre (Krdkumdl) signifie littéralement « les paroles», « le


discours de Krâka». Le poème s'apparente à une drdpa, dont le premier vers, identique à
chaque strophe (sauf à la dernière): Hjoggum vér med hjorvi, «Nous avons frappé avec
l'épée», constitue une forme particulière de refrain. Le mètre utilisé dans l'original norrois
est le drottkv&tt, mais le scalde a pris énormément de libertés avec les rimes et les allitéra­
tions qui le caractérisent. De même, au lieu des strophes de huit vers habituelles, les siennes
sont de dix chacune (à l'exception de la 23e et de la dernière): la première demi-strophe
étant de quatre vers (y compris le refrain) et la seconde de six. Les demi-strophes demeurent
cependant complètes tant du point de vue de la métrique que de la syntaxe, selon l'usage.
1 . Kenning* désignant « le serpent».
2. «Le serpent».
3. «Le serpent». Allusion au Serpent de Miôgarôr, lové dans la grande mer qui entoure
le monde. Lors des Ragnarok, il relâchera son étreinte et contribuera à la fin du monde.
4. Il y a une progression géographique logique dans le poème, même si les strophes où se
succèdent les scènes de batailles donnent l'impression d'être interchangeables: Ragnarr évoque
d'abord ses expéditions à l'Est (strophes 1-9), puis ses expéditions à l'Ouest (strophes 10-21).
5. L0resund est le décroit entre l'île danoise de Sj�lland et la côte suédoise actuelle.
234 Sagas légendaires islandaises

à l'oiseau aux pattes jaunes6 ,


là où le fer durci chantait
contre les heaumes garnis de clous;
la mer était houleuse, le corbeau
pataugeait dans le sang des morts.

3. Nous avons frappé avec l'épée.


Nous brandissions bien haut les lances
quand nous comptions vingt ans,
nous rougissions partout le glaive;
nous avons vaincu huit princes,
à l'est, dans l'estuaire de la Dina7,
et donné au loup pâture
suffisante lors de cette bataille;
la sueur8 s'est déversée
dans la houle, les guerriers ont péri.

4. Nous avons frappé avec l'épée.


La femme de Héôinn était à l'œuvre9
quand nous avons renvoyé les Helsingjar 10
dans la halle d'Ôôinn 11 ;
nous avons remonté l'fva 12 ,
puis le fer de lance a mordu,
route la rivière s'est teintée
du rouge ardent des blessures;
l'épée crissait sur les broignes,
les harengs des blessures 13 fendaient les boucliers.

6. «L:aigle».
7. C'est la Dvina, qui se jette dans le golfe de Riga.
8. C'est le mot sveit (sueur) qui est utilisé en norrois, mais en tant que heiti* pour dési­
gner le sang.
9. Soit: « la bataille a fait rage». Allusion à la légendaire bataille éternelle des Hjaôning­
ar, entre les armées des rois Héôinn et Hogni, où Hildr, fiancée de l'un et fille de l'autre,
chaque soir guérit les blessés et ressuscite les morts pour qu'ils puissent combattre à nou­
veau le lendemain, et ce jusqu'aux Ragnarok, la fin du monde. Hildr est une valkyrie*. Ce
mythe est rapporté dans L:Edda de Snorri, dans la Ragnarsdrdpa de Bragi Boddason et chez
Saxo Grammaticus.
10. Les habitants du Halsingland, en Suède.
11. La halle d'Ôôinn est la Valholl*.
12. On ignore de quel fleuve il s'agit. Les sites des batailles passées en revue sont un
mélange d'endroits connus et d'endroits inconnus, voire légendaires ou imaginaires.
13. «Les épieux».
Chant de Krdka 235

5. Nous avons frappé avec l'épée.


Je crois que personne ne l'a blâmé
avant que, sur les chevaux de Heflir14,
Herroôr ne tombe au combat;
nul autre jar! plus célèbre
ne sillonnera sur les skis d'JEgir15
la plaine des macareux 16
pour aller jeter l'ancre.
Ce prince a fait preuve d'un coeur vaillant
dans toutes les batailles.

6. Nous avons frappé avec l'épée.


Larmée a jeté ses boucliers à terre
quand les chiens de charogne 17
se sont rués à la gorge des guerriers;
les lancettes de la discorde 18 ont mordu
à la bataille des Skarpaskerjar19;
la lune du plat-bord20 avait rougi
avant que le roi Rafn21 ne périsse;
la sueur22 brûlante coulait du crâne
des hommes sur leurs broignes.

7. Nous avons frappé avec l'épée.


Le choc des armes a retenti
avant qu'à Ullarakr23
le roi Eysteinn24 ne soit abattu;
nos perchoirs à faucon25 ornés d'or,

14. «Les navires». Heflir est un héros légendaire.


15. «Les navires». Le géant /Egir fait figure de dieu de la mer. Ses neuf filles symboli-
sent les vagues.
16. «La mer».
17. «Les loups».
18. «Les épées».
19. Ces récifs au nom bien nordique (qui signifie littéralement: «récifs des cormo-
rans»), sont difficiles à localiser mais pourraient i'tre l'actuel Skarvs Skargard.
20. «Le bouclier».
21. On ignore qui est ce roi au nom bien nordique, lui aussi.
22. «Le sang».
23. Proche d'Uppsala, en Suède.
24. Ce pourrait être le roi de Suède.
25. «Nos avant-bras».
236 Sagas légendaires islandaises

nous sommes allés à cette rencontre des heaumes26 ;


la chandelle aux cadavres27 a entaillé
les boucliers rougis;
la bière du cou28 ruisselait des blessures
le long des falaises du cerveau29.

8. Nous avons frappé avec l'épée.


Les corbeaux n'ont pas manqué,
devant l'île d'Inndyrisey3°,
de chair à déchiqueter;
nous avons servi aux chevaux de Fâla31
tout un repas cette fois-là,
au lever du soleil,
il était difficile de se protéger;
j'ai vu s'élever les boucles de corde32 ,
le fer a cogné le bord des heaumes.

9. Nous avons frappé avec l'épée.


Nous avons trempé les boucliers dans le sang
lorsqu'à Borgundarh6lmr33 ,
nous avons rassasié les étourneaux des blessures34 ;
les nuages de la tempête35 ont été brisés,
l'orme36 a lancé le fer.
Vèilnir37 a péri au combat,
il n'y avait pas roi plus puissant;
le, corps se sont échoués sur les plages,
le loup s'est réjoui de sa proie sanglante38.

26.« Cette bataille».


27. «La lance».
28.«Le sang».
29.«La tête».
30. On ignore de quelle île il s'agit.
31. C'est-à-dire«aux loups». Ella est une sorcière et la monture des sorcières est le loup.
32.«Les flèches».
33. Il s'agit de l'île de Bornholm.
34. «Les charognards» (aigles et corbeaux).
35.«La tempête» est un heiti pour «la bataille», les nuages de la tempête une kenning
pour «les boucliers».
36. Heiti pour «l'arc».
37. On ignore de qui il s'agit.
38. C'est à Bornholm que prend fin le parcours à l'Est. La première bataille était dans
l'0resund, la seconde à l'embouchure de la Dvina: Ragnarr est parti guerroyer en mer Bal-
Chant de Krdka 237

10. Nous avons frappé avec l'épée.


La bataille a pris beaucoup d'ampleur
avant que le roi Freyr39 ne tombe
au pays des Flamands.
Bleu et dégouttant de sang,
le burin des blessures40 a mordu
le capuchon doré de Hogni41
durement lors de ce combat-là;
bien des filles ont pleuré à l'aube,
mais les loups ont eu leur butin.

11. Nous avons frappé avec l'épée.


J'ai appris que des morts gisaient
par centaines sur les skis d'Eyna:fi.42 ,
à l'endroit qu'on appelle Englanes43 .
Nous avons fait voile pendant six jours
avant d'emporter la victoire.
Nous avons célébré la messe des pointes
de lance44 au lever du soleil;
Valpj6fr45 a été forcé de plier
au combat devant nos épées.

12. Nous avons frappé avec l'épée.


Les glaives ont abreuvé
de la rosée brune des cadavres46

tique. Il est de retour en Suède avec entre autres une bataille au Halsingland et une dans la
région d'Uppsala. On peut imaginer que celles au cours desquelles périssent le roi Rafn et
le jar! Herroôr (ou Herrauôr, le père de l>ora?) ont également lieu le long des côtes sué­
doises - où il conviendrait donc aussi de chercher cette mystérieuse île d'Inndyrisey.
39. On ignore qui est ce roi Freyr, dont le nom évoque plutôt ce chef éminent que l'on
a fini par considérer comme un dieu dans la version historicisante de la mythologie don­
née par Snorri Sturluson dans l' Ynglinga saga (première saga de sa Heimskringla).
40. «Cépée».
41. « La broigne». Hogni est le frère de Gunnarr et de Guôrun. Tué par Atli, « il rit pen­
dant qu'on lui tranche le cœur», dit la Volsunga saga.
42. « Les navires».
43. Englanes est un cap (nes), au nom peut-être inventé à partir de celui des Angles, et
sans doute situé sur les côtes britanniques.
44. « Nous avons combattu». Clin d'œil sarcastique au christianisme.
45. On ignore de qui il s'agit.
46. «De sang».
238 Sagas légendaires islandaises

les pâles faucons dam le Barôafjorôr47 ;


Lorme a gémi tout haut,
alors que les flèches mordaient
les tuniques forgées par Svolnir48
dans la dispute des flammes de fourreau49;
le serpent au venin 50, tacheté de sang,
s'est glissé dans les blessures.

13. Nous avons frappé avec l'épée.


Nous avons porté les tentes de Hlokk51
haut dans le jeu de Hildr 52
devant le Hjaôningavâgr 53.
Alors les hommes ont pu voir,
tandis que nous fendions les boucliers
dans le tumulte des harengs de charogne 54,
les heaumes brisés des guerriers;
c'était autre chose que de prendre
une belle épousée avec soi dans son lit.

14. Nous avons frappé avec l'épée.


Une tempête 5 5 s'est abattue sur les boucliers,
les morts se sont écroulés à terre
dans le Norôimbraland 56.
Nul besoin n'était ce matin-là
de pousser les hommes
au jeu de Hildr, alors que les rayons

47. Ce pourrait être le Firth ofTay, où est situé Perth (Bertha), en Écosse.
48. «Les broignes». Il n'existe pas moins de cent soixante-dix heiti pour le seul dieu
Ôôinn: Svi:ilnir en est un, peut-être à rapprocher de Svi:il, le nom donné au bouclier qui
protège la terre des rayons du soleil. Il y en a trois autres dans le poème: Fji:ilnir (qui signi­
fierait «très sage», «omniscient»), Viôrir (en rapport avec le temps) et Herjann (le dieu
guerrier qui commande les einherjar).
49. Les«flammes de fourreau» sont les«épées», leur«dispute», la«bataille».
50. «I..:épée».
51. «Les boucliers». Hli:ikk est une valkyrie.
52. «La bataille».
53. Ce pourrait être le nom (non attesté) donné à une anse de l'île de Hoy, aux
Orcades, associée à la bataille éternelle des Hjaôningar (revoir la note 9 au présent texte).
54. Les«harengs de charogne» sont«les lances», leur tumulte«la bataille».
55. «Une pluie de flèches».
56. Il s'agit de la Northumbrie, au nord-est de l'Angleterre.
Chant de Krdka 239

scintil!ants57 pourfendaient les tiges des heaumes58 ;


c'était autre chose que d'embrasser
une jeune veuve sur le haut siège.

15. Nous avons frappé avec l'épée.


Herpj6fr59 a remporté la victoire
aux Suôreyjar60
contre nos propres guerriers;
Rê:ignvaldr6 1 a fini par tomber
dans la pluie des boucliers62 ,
ce très grand malheur est survenu
aux hommes dans le tourbillon des épéel>3;
le secoueur de heaume 64 a lancé
la palme du cran de la corde6 5.

16. Nous avons frappé avec l'épée.


Ils gisaient les uns sur les autres;
le coucou de la tempête de neige des lances66
s'est réjoui du jeu des épées67.
Le roi Marstan68, qui régnait sur l'Irlande,
n'a laissé ni l'aigle ni la louve
le ventre creux, lors de la rencontre
du fer et des boucliers69 ;
les morts du Veôrafjorôr70 ont servi
d'offrande au corbeau.

57. «Les épées».


58. «Les crânes».
59. On ignore de qui il s'agit.
60. Ce sont les Hébrides.
61. Rognvaldr est un des fils de Ragnarr et Âslaug. Dans la saga, il meurt à l'attaque de
Hvîtaborg (W hitby?), alors que selon cette strophe il périt aux Hébrides.
62. «La bataille».
63. «La bataille».
64. «Le guerrier».
65. «La flèche».
66. La«tempête de neige des lances» désigne la«bataille» et le«coucou de la tempête
de neige des lances» est donc le«corbeau».
67. «Du combat».
68. Ce nom n'est pas attesté par ailleurs, mais pourrait rappeler très vaguement celui
du roi irlandais Myrkjartan.
69. La rencontre du fer («des épées») et des boucliers, c'est «la bataille».
70. Il s'agit deWaterford, en Irlande.
240 Sagas légendaires islandaises

17. Nous avons frappé avec l'épée.


J'ai vu les hommes tomber par centaines
sous le glaive ce matin-là,
dans le démêlé des pointes d'épieu71 ;
Mon fils n'a pas tardé à recevoir
une épine de fourreau72 en plein cœur.
Egil! a ôté la vie à Agnarr73 ,
cet homme intrépide.
La lance a résonné sur la tunique grise
de Hamôir74, les bannières luisaient.

18. Nous avons frappé avec l'épée.


De leurs brands, j'ai vu les braves
descendants d'Endi!F5
débiter largement la pâture des loups.
C'était autre chose, à Vikaskeiô76,
que les femmes servant le vin ;
Des ânes d'1Egir77, plus d'un a été décimé
dans le tapage des lances78 ;
le manteau de Ski:igul79 a été entaillé
pendant cet affrontement de Skjoldungar 80 .

19. Nous avons frappé avec l'épée.


Nous nous sommes livrés au jeu des glaives8 1,
un matin, au large de Lindiseyrr 82,
contre trois autres princes.
Bien peu ont eu la joie

71. «La bataille».


72. « Une épée».
73. Agnarr est un des fils de Ragnarr et I>6ra. On ignore qui est cet Egill.
74. «La broigne». Hamoir est un des fils de Guôrûn et du roi J6nakr, dans le cycle
héroïque de l'Edda.
75. «Les guerriers». Endill est un héros légendaire.
76. On ignore où se trouve cet endroit.
77. «Des navires».
78. «La bataille».
79. «La broigne». Skogul est une valkyrie.
80. «De rois». Les Skjoldungar sont la grande lignée des rois danois.
81. «Au combat».
82. Le nom de ce cap, apparemment en Irlande, qui n'est pas attesté par ailleurs a peut­
être été forgé sur le modèle de Lindsey ou Lindisfarne.
Chant de Krdka 241

d'en revenir entiers,


beaucoup ont fini dans la gueule du loup,
le faucon83 a déchiqueté les chairs avec lui;
Le sang des Irlandais a coulé
à flots dans la mer à l'aube.

20. Nous avons frappé avec l'épée.


J'ai vu le séducteur aux beaux cheveux
et l'ami de la veuve
succomber ce matin-là.
C'était autre chose, dans le Âlasund84,
avant que ne périsse le roi ôrn85 ,
que Njorun à la coupe de vin86
nous apportant l'eau du bain;
j'ai vu les Iunes de la bataille8 7 éclater,
les guerriers cessaient de vivre.

21. Nous avons frappé avec l'épée.


Les longs glaives mordaient les boucliers
tandis que la lance passée à l'or
cliquetait sur le bardeau de Hildr88 .
On pourra à jamais,
sur l'île d'Ôngulsey89,
voir la progression des princes
au jeu des poignards90 ;
le dragon ailé des blessures9 1
avait rougi au large du cap92•

83. Le «faucon» (haukr) est un heiti pour le «corbeau» ou «l'aigle».


84. Ce détroit est probablement situé dans les archipels écossais: il existe un Alasund
aux Shetland, mais la variante flasund de certains manuscrits évoque aussi un éventuel
détroit (sund) de l'île d'Islay (fi) aux Hébrides.
85. On ignore de qui il s'agit.
86. «La jeune fille». Njorun est une déesse.
87. «Les boucliers».
88. «La broigne».
89. Il s'agit de l'île d'Anglesey.
90. «Au combat».
91. «La lance».
92. On le voit, l'action s'est déplacée à l'Ouest. Après la Flandre, Ragnarr guerroie
dans les îles britanniques: au large d'Englanes, puis dans le Firth ofTay et aux Orcades. Il
revient en Northumbrie avant de gagner les Hébrides, puis l'Irlande: Waterford, la pointe
242 Sagas légendaires islandaises

22. Nous avons frappé avec l'épée.


Pourquoi la mort doit-elle guetter
le combattant du premier rang
dans la tempête de neige des lances?
Souvent il a de quoi se plaindre de sa vie,
celui qui jamais ne nourrit
les aigles au jeu des épées93 ;
on dit qu'il est dur d'exhorter les lâches;
le cœur d'un timoré
ne lui est d'aucun secours94.

23. Nous avons frappé avec l'épée.


Je dis qu'il n'est que juste
qu'un homme en affronte un autre
dès lors qu'ils ont pris les armes.
Le brave ne recule pas devant le brave,
c'est depuis longtemps sa noblesse;
le bourreau des cœurs doit toujours
être valeureux dans le tumulte des glaives95 .

24. Nous avons frappé avec l'épée.


Il me semble en vérité
que nous devons suivre le destin,
peu échappent aux décrets des Nornes*.
Je ne pensais pas qu'Ella96
pourrait m'infliger la mort,
quand je gavais le gerfaut du sang97 ,
lançais les navires à la mer;
Partout dans les fjords d'Écosse
nous avons distribué aux loups leur pitance.

25. Nous avons frappé avec l'épée.

de Lindiseyrr. Les dernières batailles sont livrées à Vikaskeiô et Âlasund (impossibles à


situer) et à l'île d'Anglesey. Lire le poème, c'est comme assister à une expédition viking qui
n'en finirait pas, puisqu'il n'est jamais question de retours au Danemark!
93. «Au combat».
94. Dans les huit dernières strophes du poème, Ragnarr exalte le courage et l 'héroïsme,
ainsi que l'acceptation du destin.
95. « La bataille».
96. Il s'agit du roi de Northumbrie.
97. « Caigle» ou «le corbeau».
Chant de Krdka 243
Il me plaît toujours de savoir
que le père de Baldr98 apprête
sans fin des bancs pour les festins.
Nous boirons bientôt la bière
dans les branches courbes du crâne99;
le brave ne regrette pas la mort
dans la demeure du noble Fjolnir100 ;
j'entrerai sans un mot d'effroi
dans la halle de Viôrir101 .

26. Nous avons frappé avec l'épée.


Maintenant tous les fils d'Aslaug
viendraient livrer bataille
avec leurs lames acérées,
s'ils savaient exactement
de quelle façon nous sommes traités,
que quantité de serpents
venimeux s'acharnent sur moi;
mes fils sont d'une telle mère
qu'ils ont tous le cœur vaillant.

27. Nous avons frappé avec l'épée.


Ma vie s'en va cruellement,
le venin de cette vipère est violent,
le reptile loge en la halle du cœur102•
Nous attendons que le bâton de Viôrir103
se plante au travers d'Ella;
le sort de leur père
excitera la colère de mes fils;
ces valeureux gaillards
ne pourront rester impassibles.

28. Nous avons frappé avec l'épée.


À cinquante et une reprises

98. «Ôôinn». Baldr, emblème de la perfection, est le dieu lâchement assassiné sur l'ins-
tigation de Loki.
99. «Les cornes des animaux», servant de «cornes à boire».
100. «La Valholl». Fjolnir est un heiri d'Ôôinn.
101. «La Valholl». Viôrir est aussi un heiti d'Ôôinn.
102. « Ma poitrine».
103. «La lance».
244 Sagas légendaires islandaises

le messager du ping des lances 104


a conduit de grandes batailles.
Jamais je n'ai imaginé
qu'il puisse se trouver un autre roi
plus capable que moi,
qui tout jeune rougissais les pointes d'épieu;
les Ases 105 nous accueilleront,
il n'y a pas à se désoler de la mort.

29. Maintenant j'ai hâte d'en finir,


elles m'appellent, les dises
qu'Ôôinn m'a envoyées 106
depuis la halle de Herjan 107.
Joyeux, je vais sur le haut siège
boire la bière avec les Ases;
tout espoir de vie a disparu,
en riant je mourrai.

104. Le «ping des lances» est «la bataille», son messager «l'instigateur», et c'est ainsi,
en l'occurrence, que Ragnarr se décrit lui-même. Allusion au fait qu'on levait l'armée au
moyen de la «flèche de guerre».
l 05. Les Ases sont l'une des deux grandes familles de dieux, l'autre étant les Vanes. À
l'exception de Freyr, Freyja et Njorôr, tous les grands dieux (comme Ôôinn et I>6rr) sont
des Ases. Ils habitent à Asgarôr.
106. Ces dises*-là se confondent avec les valkyries.
107. «La Valhol! "· Herjan est un heiti d'Ôôinn.
SAGA DES VIKINGS DE JÔMSBORG

Jomsvfkinga saga
Voici, certainement, l'une des sagas les plus célèbres qui soient et ce dès les origines si
l'on en juge par l'abondante tradition manuscrite qui la concerne. Elle tient à lafois de
la saga historique (konungssaga) et de la saga légendaire. Les vikings de ]ômsborg ont
très probablement une existence historique, c'était une de ces Mannenverbund (confé­
dération d'hommes) dont la tradition allemande est bien établie et qui a pu sévir, chez
les vikings, notamment à l'embouchure de !'Oder, dans la localité ou le lieu-dit jumne,
ou ]omne, ou jôm au cours du X' siècle: ils avaient laissé un solide souvenir puisque,
un peu avant 1230, la présente saga a vu le jour. Bien entendu, ce texte passionnant ne
doit pas être pris au pied de la lettre, d'autant qu'il est mêlé par ses auteurs aux desti­
nées des dynasties de jarls norvégiens et de rois danois que nous connaissons d'autre
part, bien que certains éléments (abondance de traits légendaires ou d'outrances
pseudo-héroïques) nous empêchent de la prendre pour une saga royale stricto sensu. Y
sont prodiguées de fulgurantes images: par exemple, celle de la grande déesse Porgerôr
dardant de chacun de ses doigts une flèche mortelle, celle de ce sinistre métier à tisser
dont les poids de tension sont des têtes d'hommes, le sanglant rougeoiement de la grande
bataille de Hjorungavdgr (qui se passa réellement en 980) et surtout, par excellence,
celle où les intrépides vikings affiontent sans ciller - littéralement: sans ciller - une
mort déclarée (même si cette scène de bravoure peut avoir eu des antécédents bibliques).
On peut prêter attention aussi à ces «lois» qui auraient été censées régner parmi les
pirates en question, bien qu'elles ne soient pas attestées ailleurs.
Texte fascinant qui justifie le grand nombre de manuscrits globaux ou partiels que
-nous en avons conservés, certains consistant en deux ou trois chapitres qui figurent
dans d'authentiques sagas royales comme celle du roi norvégien Old.fr Tryggvason. En
fait, deux de ces manuscrits font autorité, celui qui existe à Stockholm (Stkh. 7) et
celui dit ÂM 291 sur lequel sefonde la traduction que l'on va lire - en ajoutant, assez
rarement, en note, quelques variantes provenant du précédent.
Mais au total, et le lecteur sera sans doute surpris de découvrir des strophes scaldiques
dans ce texte viril, nous sommes bien dans la légende possiblement élaborée à partir de
réalités effectives. Ce quifait que l'impression retirée va plus, non seulement à ces images
que j'évoquais rapidement tout à l'heure, mais à un souffie comme poétique, épique si
l'on veut, qui l'anime. C'est sans doute la raison pour laquelle, au X!Ile siècle, un évêque
des Orcades, Bjarni Kolbeinsson (mort en 1222). composa une Jômsvîkingadrapa où
il exalte les temps forts de cette prodigieuse hiswire. Ce qui vérifie le propos du grand
savant islandais Jôn Helgason disant que cette saga est«un poème héroïque en prose».

Cette saga a déjà été publiée selon ses deux versions principales en juxta-linéaire, en une
superbe édition illustrée, aux éditions Heimdal, Bayeux, 1982. On ne retient ici qu'une seule
version, ÂM 291.
1.

l y avait un roi de Danemark qui s'appelait Gormr 1 , surnommé Sans


I Enfant; c'était un roi puissant et populaire auprès de ses sujets. Il y
avait longtemps qu'il régnait sur le pays quand se passèrent les événements
suivants.

1. En raison du fait que ]omsvikinga saga ne saurait être tenue pour une source histo­
rique recevable, il sera utile de récapituler ici, en nous inspirant notamment des recherches
d'Ôlafur Halldôrsson, l'éditeur du texte, ce que nous pouvons savoir de l'histoire de
Danemark à partir du tournant du IXe siècle. Les sources franques nomment divers roite­
lets danois pendant le vme siècle, mais le premier à avoir été, selon toute vraisemblance, un
souverain marquant est Godefridus, Goôfroôr, sans doute, en danois, ou Guôroôr, qui
parvint à arrêter les entreprises belliqueuses de Charlemagne en 804 et conclut un accord
avec lui. Guôroôr eut maille à partir avec la tribu slave des Abodrites qu'il vainquit en 808
après avoir rasé leur comptoir de Reric (selon les Annales franques), à moins que Reric soit
le nom d'un chef frison (Hroerekr) que Guôroôr aurait soumis. Guôroôr mourut en 810,
assassiné par un homme de sa hirô*. Il fut remplacé par son neveu Hemingr qui fit la paix
avec Charlemagne et ne régna qu'un an. Lui succédèrent conjointement un autre neveu de
Guôroôr, Sigroôr (Sigifridus pour les sources latines) et Ali (que les sources latines appel­
lent Anulo) qui pourrait être Hringr (hringr en norois signifiant «anneau», Anulo pou­
vant être en relations avec latin annulus). Sigroôr et Ali s'entretuèrent et ce furent les deux
frères d'Ali, Haraldr et Ragnfroôr (Reginfridus) qui reprirent le pouvoir. La bataille entre
Sigroôr et Ali dut être terrible: des sources tant noroises que franques disent que 10 940
hommes y périrent, en 812, mais Ragnfroôr et Haraldr restèrent en paix avec Charle­
magne (qui mourut en 814). En 813, les deux rois font une expédition militaire en Nor­
vège, ce qui laisserait supposer que les Danois estimaient avoir droit de regard sur les
affaires norvégiennes à l'époque. Sur ce, les fils de Guôroôr (qui semble avoir une très
nombreuse postérité) livrèrent bataille aux deux rois danois: Ragnfroôr y périt, Haraldr
dut s'enfuir et demander protection à Louis, successeur de Charlemagne, qui tenta bien de
le remettre sur le trône de Danemark, mais sans succès. Après bien des démêlés, Haraldr,
ayant livré force batailles sans résultats notoires à divers fils de Guôroôr, finit par faire
alliance avec Louis et rentrer au Danemark pour le christianiser: en 826, il amena avec lui,
à cette fin, le moine Anschaire (Ansgar) qui devait christianiser Danemark et Suède et
devenir évêque de Brême. Haraldr fut tout de même expulsé définitivement de Danemark
en 827. C'est ce Haraldr dontfomsvikinga saga fait, à l'évidence, le jar! Klakk-Haraldr de
Holstein, malgré un décalage dans le temps d'un bon siècle.
En fait, de 827 à 853, selon les Annales franques, ce fut un fils de Guôroôr, Hârekr, qui
régna sur le Danemark. La «grande» Saga d'Oldfr Tryggvason prétend que ce Hârekr se
serait battu contre son neveu Guttormr (dont le Gorn1r mentionné ici pourrait être une
250 Sagas légendaires islandaises

On mentionne deux hommes qui étaient de la hirô* du roi; l'un s'ap­


pelait Hallvarèlr et l'autre, Hâvarèlr.
Le Jarl* qui se trouvait alors en Sax1and2 et tenait ses états du roi Char­
lemagne s'appelait Arnfinnr. Lui et le roi Gormr étaient bons amis; ils
étaient allés en expéditions vikings* tous deux ensemble. Le jarl avait une
sœur qui était fort belle et il se fit qu'il se prit d'amour pour elle plus qu'il
n'eût fallu3 ; ensuite, elle eut un enfant mais on le cacha bien. Le jarl
envoya sa sœur au loin avec des hommes de confiance, leur ordonnant de
ne pas la quitter avant de savoir ce qu'il adviendrait de l'enfant. C'est ce
qu'ils firent; ils arrivèrent dans les états du roi Gormr, s'arrêtèrent dans la
forêt qui s'appelle Myrkvièlr et posèrent l'enfant sous un arbre. Pour eux,
ils se cachèrent dans la forêt et s'y attardèrent.
On rapporte qu'au même moment, cet automne-là, le roi Gormr et
toute sa hirèl allèrent dans la forêt, par un temps magnifique, en quête de
bêtes sauvages, de fruits et d'oiseaux, toute la journée, et se divertirent de
la sorte. Mais le soir, le roi s'en alla chez lui avec toute sa hirèl, hormis les
deux frères Hallvarôr et Hâvarôr; eux, s'attardèrent dans la forêt puis s'y
promenèrent çà et là, pour s'amuser.

contraction) et qu'ils auraient péri tous les deux dans cette bataille, «ainsi que toute la
lignée royale qui était avec eux, hormis un jeune garçon qui s'appelait Hârekr et qui fut roi
ensuite». Cette bataille aurait eu lieu, selon les sources, soit en 862, soit plutôt en 854.
Mais le second Hârekr fut sûrement roi de Danemark après son homonyme, il est men­
tionné pour la dernière fois en 864.
Lui auraient succédé deux rois païens, Sigfroôr et Hâlfdan, deux frères que les annales
franques mentionnent en 873. À l'époque, le Danemark était une nation des plus belli­
queuses: ses armées auraient dévasté, en 877, un pays appelé Kerlingaland mais Louis III
leur aurait infligé une défaite où auraient péri 14000 Danois. Peu après 880, Danois et
Norvégiens auraient cherché à se venger. La grande Saga d'Ôldfr Tryggvason note: «Ils
remontèrent le Rhin avec une grande armée, y brûlant toutes les villes et les églises, et
firent une écurie de la cathédrale de la ville qui s'appelle Aquisgranum (Aachen, Aix-la­
Chapelle); ils brûlèrent Cologne ainsi que toutes les villes en remontant le Rhin jusqu'à
Mayence. Il y avait dans l'armée des Danois les rois Sigfroôr, Guôfroôr et les fils de
Ragnarr loôbrok. » Puis ils seraient descendus en France, jusqu'à Paris, qu'ils auraient
incendiée. «Alors vint à leur rencontre avec une grande armée Arnaldus qui était alors
empereur et qui leur tua 1 080 hommes. Après cela, l'armée des Danois fut arrêtée. Depuis
la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, environ neuf cents ans s'étaient écoulés.» Il
s'agit de la bataille sur la Dyle, près de Louvain (891). Le même texte poursuit en disant
qu'en 920 l'évêque de Brême, Huna, serait allé au Danemark «trouver le roi Froôi, qui
régnait alors sur le Jutland, pour le baptiser, lui et tout le peuple». Les annales saxonnes de
Widukind (écrites vers 967) disent qu'en 934, l'empereur Henri aurait contraint le roi
danois Gnupa (nommé Chnuba, reconnaissons-y Knutr) à embrasser le christianisme.
2. C'est-à-dire la Saxe.
3. Voici un thème populaire par excellence: le héros ou roi né d'un inceste. Hrolfr kraki
et beaucoup d'autres figures plus ou moins légendaires du Nord ont une origine semblable.
Saga des vikings de Jrimsborg 251

Mais en raison de l'obscurité, ils ne retrouvèrent pas le chemin de la


maison et prirent vers la mer, pensant retrouver le bon chemin s'ils sui­
vaient le rivage car le château du roi était à peu de distance de la mer et la
forêt avançait jusqu'au rivage.
Comme ils marchaient sur le rivage et arrivaient à une dune de sable,
ils entendirent des pleurs d'enfant, allèrent jusque là, ne sachant ce que
cela voulait dire. Là, ils trouvèrent un petit garçon; on l'avait couché sous
un arbre après avoir fait un gros nœud sur son front au ruban de soie qu'il
avait autour de la tête. Il y avait dans ce nœud un anneau d'or qui pesait
une once. I.:enfant était enveloppé d'un tissu précieux tissé d'or. Ils ramas­
sèrent cet enfant, l'emportèrent chez eux et y arrivèrent au moment où le
roi et sa hirô étaient à table; ils s'excusèrent de ne pas avoir pris garde de
rentrer avec le roi, mais celui-ci répondit qu'il ne leur en voulait pas.
Alors, ils dirent au roi quel événement s'était produit pendant leur
voyage: le roi demanda de voir le garçon et se le fit apporter. Le garçon
plut bien au roi, qui dit: « Ce doit être là l'enfant de gens imfortants,
mieux vaut l'avoir trouvé que non»; ensuite, il fit asperger d'eau l'enfant
et lui fit donner un nom: on l'appela Knûtr5 . C'était parce que la bague
d'or avait été nouée sur le front du garçon quand on l'avait découvert,
c'est de là que le roi avait tiré le nom qu'il lui avait donné. Il lui donna
aussi de bons parents adoptifs, l'appela son fils, le traita bien et l'aima
beaucoup.
Puis la vie du roi Gormr tira à sa fin, il était devenu vieux, il contracta
une maladie qui le terrassa complètement. Avant de rendre l'esprit, quand
il estima voir ce qu'il en irait de ses forces, il invita chez lui ses amis et ses
parents. Il leur demanda de lui laisser décider à qui jurer allégeance après
lui; il voulait obtenir leur permission pour cela. Il déclara vouloir donner
à Knûtr tout son royaume et tout ce qui le rendrait plus grand homme
qu'avant, une fois qu'il serait mort. Comme il était populaire et aimé de
ses gens, ils acceptèrent qu'il en décidât, et c'est ce qui eut lieu.

4. Voir ausa barn vatni*.


5. Le nom Chunuz existait chez les Alamans: Adolf Bach: Deutsche Namenkunde, vol.
2, Heidelberg, 1953-1954, p. 342, p. 345. Il peut avoir été emprunté au vieux haut alle­
mand.
Il peut être intéressant de reprendre le cours de l'histoire au point où nous l'avons laissé
dans la note 1 supra. Après Sigfo:iôr et Hâlfdan, le roi des Danois aurait été Helgi, battu
par le roi suédois Ôlâfr qui aurait ensuite régné sur Danemark et Suède ensemble. Lui
auraient succédé au Danemark Gyrôr et Knutr, puis Siggeir. Adam de Brême, pour sa
part, donne, dans son Histoire des Évêques de Hambourg, comme fils du suédois Ôlâfr,
Gurd, Chnob (Knutr) et Sigerich. La pierre runique de Gottorp nomme aussi un Gnupa.
252 Sagas légendaires islandaises

Après cela, le roi perdit la vie.


Alors, Knutr reprit terres et sujets et tous les pouvoirs qu'avait possédés
Gormr. Et il fut populaire auprès de ses gens.
Knutr éleva le fils de Sigurôr Serpent dans l'Œi16 et lui donna son
nom: il l'appela Horôa-Knutr7 • Le fils de ce dernier fut Gormr, sur­
nommé le Vieux ou le Puissant.

2.

Il y avait un jarl qui s'appelait Haraldr et qui régnait sur le Hollsetu­


land8 ; il était surnommé Klakk-Haraldr. C'était un homme sage. Il avait
une fille, nommée Pyri; c'était la plus savante des femmes et elle interpré­
tait les rêves mieux que quiconque. Elle était aussi avenante de visage.
Le jarl estimait ne pas pouvoir gouverner son pays sans elle et l'asso­
ciait en toutes choses à ses décisions. Il l'aimait immensément.
Lorsque donc le roi Gormr fut arrivé en âge d'homme et qu'il eut
repris la royauté, il quitta le pays dans l'intention de prendre femme et de
demander en mariage la fille du jarl Haraldr; au cas où celui-ci ne vou­
drait pas lui donner cette femme en mariage, le roi avait l'intention de lui
ravager son pays.
Aussi, quand le jarl Haraldr et sa fille Pyri apprirent l'expédition du roi
Gormr et ses intentions, ils dépêchèrent des hommes à sa rencontre pour
l'inviter à un magnifique festin, ce qu'il accepta: le voici donc reçu avec
honneur et s'occupant de ses transactions. Lorsqu'il eut présenté sa
requête au jarl, celui-ci lui répondit que ce serait à elle de décider elle­
même, « car elle est beaucoup plus sage que moi». Quand donc le roi fü
valoir cette affaire auprès d'elle, elle répondit de la sorte:
« Cela ne sera pas conclu cette fois-ci et il va te falloir retourner chez
toi dans cet état avec d'excellents et honorables présents; et si tu tiens
beaucoup à m'épouser, tu feras promptement faire, quand tu seras chez
toi, une maison assez vaste pour qu'il t'agrée de t'y reposer. Cette maison

6. Nous tenons ici, outre la manie généalogique des Islandais, leur volonté de raccorder
ce texte à des thèmes légendaires. Sigurôr Serpent dans l'Œil est l'un des fils présumés du
célèbre Ragnarr loôbr6k. Il est parfaitement hors contexte ici.
7. Horôa-Knutr ne devait pas figurer dans la version initiale de notre saga. Il provient
d'un ajout qui tient à ce que les textes islandais le mentionnent plusieurs fois comme le
premier roi danois qu'ils connaîtraient, sans faire état de ceux qui le précédèrent et qui ont
été énumérés ici! Adam de Brême l'appelle Hardegon, fils de Sveinn.
8. C'est-à-dire le Holstein actuel.
Saga des vikings de jdmsborg 253
sera placée à un endroit où l'on n'a pas bâti encore. C'est là que tu dor­
miras pour la première nuit d'hiver ainsi que les trois nuits de file, et rap­
pelle-toi précisément si tu fais quelque rêve: envoie ensuite des hommes
me trouver pour me dire tes rêves, s'il y a lieu, et je leur dirai alors si tu
dois faire ce mariage ou non. Si tu ne rêves pas, ce n'est pas la peine
d'envisager ce mariage. »
Après cette conversation, le roi Gormr resta un court moment à ce
banquet et se prépara à rentrer chez lui, très ardent de faire l'épreuve de la
science de l>yri et de ses prescriptions. Il s'en va donc chez lui avec grand
honneur et de superbes cadeaux. Arrivé chez lui, il fait en toutes choses
comme elle le lui a conseillé: fait faire la maison puis y pénètre comme il
a été prescrit. Il fait poster dehors près de la maison trois cent soixante
hommes tout armés, leur ordonnant de veiller et de monter la garde,
l'idée lui étant venue qu'il pourrait y avoir trahison.
Et donc il se couche dans le lit aménagé dans la maison et s'endort,
après quoi il rêve. Et c'est là qu'il dort, trois nuits.
Après cela, le roi envoie ses gens trouver le jar! Haraldr et sa fille l>yri
pour lui faire dire ses rêves. Quand ils eurent trouvé le jar! et sa fille, on
leur fit bel accueil; puis ils rapportent les rêves du roi à la fille du jar!.
Ayant entendu ces rêves, elle dit: « Eh bien, vous allez rester ici aussi
longtemps qu'il vous plaira. Mais vous pouvez dire à votre roi que je
l'épouserai».
Arrivés chez eux, ils dirent au roi cette nouvelle, le roi en fut soulagé et
Joyeux.
Peu après cela, le roi se prépara à partir de chez lui avec une grande
escorte pour réclamer l'accomplissement de ces transactions et célébrer ses
noces. Il fait bon voyage et arrive en Hollsetuland. Le jar! Haraldr avait
été mis au courant de son voyage: l>yri fait faire un magnifique festin et
déployer grande liesse à son égard, ce mariage entre eux s'effectue donc
avec grand amour. Comme divertissement lors du banquet, le roi Gormr
raconte ses rêves, et elle les interprète.
Le roi dit qu'il a rêvé la première nuit d'hiver, tout comme les trois
nuits où il a dormi dans la maison. Il avait rêvé qu'il se trouvait dehors, lui
semblait-il, regardant par tout son royaume; il voyait que la mer refluait
de la côte si loin qu'il la perdait de vue et ce reflux était si fort que tous les
chenaux entre les îles et tous les fjords étaient à sec. Après ces événements,
il vit trois bœufs blancs sortir de la mer et monter à terre en courant, près
de l'endroit où lui se trouvait, paissant toute l'herbe jusqu'au ras du sol là
où ils passaient. Après quoi, ils s'en allèrent.
Voici le second rêve, fort semblable au précédent: il lui semblait
encore que trois bœufs sortirent de la mer; ils étaient de couleur rousse et
254 Sagas légendaires islandaises

très encornés. Eux aussi paissaient toute l'herbe, exactement comme les
précédents. Étant restés là un moment, ils étaient retournés dans la mer.
Il avait fait un troisième rêve encore, et celui-là aussi était semblable
aux précédents. De nouveau, le roi, à ce qu'il lui semblait, voyait trois
bœufs sortir de la mer; tous, ils étaient de couleur noire et de beaucoup
les plus encornés; ils restaient quelque temps aussi, s'en allaient par le
même chemin et retournaient dans la mer. Sur ce, il lui sembla entendre
un fracas si fort qu'il crut qu'on l'entendait par tout le Danemark, et il vit
que cela provenait du flux de la mer quand elle revenait vers la terre. « Et
maintenant, je voudrais, reine, dit-il, que tu interprètes ces rêves pour le
divertissement des gens, manifestant ainsi ta sagesse.»
Elle ne se déroba point et interpréta les rêves. Elle entreprit d'abord
d'élucider le premier et dit:
« Quand des bœufs sortirent de la mer pour monter à terre, des bœufs
de couleur blanche, c'est qu'il y aura trois rudes hivers et il tombera tant de
neige qu'il n'y aura pas de saison fertile par tout le Danemark. Quand il t'a
semblé que sortaient de la mer trois autres bœufs qui étaient roux, c'est qu'il
viendra trois autres hivers peu enneigés quoiqu'ils ne soient pas brefs étant
donné qu'il t'a paru que ces bœufs paissaient toute l'herbe du sol. Quant
aux trois autres bœufs de couleur noire qui sortirent de la mer, c'est que
viendront encore une fois trois autres hivers. Ils seront si mauvais que tout
le monde dira ne pas se souvenir d'en avoir vu de semblables, et viendront sur
le pays famine et détresse si grande qu'on n'en trouverait guère d'exemple.
Pour le fait que les bœufs t'ont semblé fort encornés, c'est que beaucoup de
gens seront dépossédés de leurs biens. Quant au fait qu'ils soient tous
retournés dans la mer dont ils étaient venus, ces bœufs, et que tu aies
entendu un grand fracas lorsque la mer s'est ruée sur le rivage, c'est qu'il y
aura une guerre entre gens extrêmement puissants, ils se rencontreront ici
au Danemark, y livrant combats et grandes batailles. Je m'attends aussi à ce
que ces hommes que concernera cette guerre soient de proches parents à
toi. Si tu avais fait la première nuit le dernier de tes rêves, cette guerre se
serait produite de ton vivant. Mais ce ne sera pas le cas et je ne t'aurais pas
épousé si tu avais rêvé comme je viens de le dire. Mais je dois pouvoir faire
quelque chose au sujet de tous ces rêves de famine que tu as faits. »
Après ce banquet, le roi Gormr et la reine I>yri entreprirent leur voyage
pour aller chez eux au Danemark, ils firent charger force bateaux de grain
et d'autres bonnes choses et les firent transporter en abondance au Dane­
mark, et de même chaque année à dater de là, jusqu'à ce qu'arrive la
disette qu'elle avait prédite.
Quand cette famine arriva, ils ne manquèrent absolument de rien,
grâce à leurs préparatifs, ainsi que les gens qui se trouvaient dans leur voi-
Saga des vikings de ]omsborg 255
sinage au Danemark, car ils partagèrent ces bonnes choses avec tous leurs
compatriotes. Et l'on estima que l>yri était la plus sage9 des femmes qui
fût venue au Danemark: on l'appela Gloire du Danemark.
Le roi Gormr et l>yri eurent deux fils, l'aîné s'appelait Knutr et le plus
jeune, Haraldr. C'étaient tous les deux des hommes accomplis et l'on esti­
mait que Knutr était le plus sage d'entre eux dans leur jeunesse. Il dépas­
sait la plupart des gens en beauté, en adresse et dans tous les exercices que
l'on pratiquait en ce temps-là. Il avait des cheveux blonds et était plus
accompli que quiconque. Il grandit chez le jarl Klakk-Haraldr, son grand­
père, lequel éleva Knutr et l'aima beaucoup. Il était populaire déjà dans sa
jeunesse. Quant à Haraldr, il fut élevé à la maison, dans la hirô de son
père. C'était le plus jeune, de beaucoup, des deux frères, il fut de bonne
heure colérique, féroce et difficile à traiter, aussi fut-il impopulaire dans sa
Jeunesse.
On dit maintenant qu'une fois, le roi Gormr envoya des gens trouver
le jarl Haraldr, son beau-père, afin de l'inviter à un festin de jôl* chez lui.
Le jarl accueillit favorablement la chose et promit d'aller à ce banquet en
hiver. Après quoi, les gens du roi reviennent et disent au roi que l'on espé­
rait le jarl pour ce banquet.
Quand vint le moment où le jarl devait se préparer à partir de chez lui,
il choisit la compagnie qu'il lui plut pour se rendre à ce banquet. Mais on
ne dit pas le nombre des hommes qu'il emmena.

9. Poursuivons ici les notes 1 et 5 supra. Si la Knytlinga saga fait de Knûtr l'ancêtre des
rois de Danemark, et si sa naissance telle qu'elle a été racontée ici relève du conte de fées,
la grande Saga d'Ôldfr Tryggvason note que le roi Gormr l'Ancien est allé « avec son armée
dans l'état du Danemark qui s'appelle Reiôgotaland mais que l'on appelle maintenant Jut­
land, se porter contre le roi qui régnait là. Celui-ci se nommait Gnûpa. Ils se livrèrent
quelques batailles. Et pour finir, Gormr abattit ce roi. » Adam de Brême fait de Gormr un
païen endurci qui refusa de laisser christianiser ses états. Bien d'autres exploits sont attri­
bués par les sources à Gormr l'Ancien, dont ne parle pas ]ômsvikinga saga. Visiblement, ce
n'est qu'aux aspects légendaires de l'histoire de ce roi que la saga s'intéresse. Le roi Gormr
est nommé par une pierre runique célèbre, celle de Jelling: « Le roi Gormr fit ce tumulus à
la mémoire de sa femme I>yri, Danmarkarbot » . Saxo Grammaticus fait de I>yri une chré­
tienne anglaise et non la fille du jar! Klakk-Haraldr, et il doit avoir raison: on a retrouvé
dans son tertre un petit calice d'argent. Des fouilles effectuées à Jelling au siècle dernier
avaient conclu que les corps de Gormr et de I>yri n'étaient plus dans le tumulus, mais des
fouilles faites en 1978 dans la petite église de Jelling ont dégagé une grande tombe prove­
nant de l'église qui avait précédé l'actuelle: cette tombe contenait deux corps que l'on a
identifiés pour ceux de Gormr et de I>yri. Quant au surnom que donnent à I>yri et la
pierre runique et la saga, il a fait couler beaucoup d'encre. On peut y voir «Sauveur du
Danemark » comme j'ai traduit dans Stkh. 7, mais plus sûrement «Gloire du Danemark»
comme je l'ai fait dans AM 291. Une chose est sûre: notre saga invente, Gormr mourut
après la reine I>yri.
256 Sagas légendaires islandaises

Ils allèrent donc jusqu'à ce qu'ils .irrivent au Limafjord. Alors, ils virent
là un arbre qui leur parut bien étrange: il portait des fruits assez petits,
mais qui étaient verts et en fleur, et sous l'arbre, il y avait d'autres fruits
qui étaient à la fois anciens et gros. Ils s'émerveillent fort de cela, et le jarl
dit que cela lui semble grande merveille qu'il y ait des pommes vertes à
cette époque de l'année, car on voyait dans l'arbre l'endroit où elles
avaient poussé en été, - « et nous allons rebrousser chemin, dit le jarl, sans
aller plus loin.»
Et l'on raconte qu'il rebroussa chemin avec toute son escorte, qu'ils
allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent chez eux et que le jarl resta chez lui cette
année-là avec sa hirô, tranquille.
Or le roi trouva étrange que le jarl ne fût pas venu; il supposa pourtant
que quelques affaires pressantes avaient dû l'en empêcher.
Tout est tranquille un moment, ainsi que cet été-là. Quand arrive le
second hiver, le roi envoie de nouveau ses gens en Hollsetuland pour invi­
ter le jarl, son beau-père, au festin de Jol, tout comme la fois précédente,
et ce n'est pas la peine d'allonger la saga là-dessus, le jarl promet encore de
faire le voyage et les messagers reviennent rendre compte au roi.
On en vint donc au moment où le jarl partit de chez lui avec son
escorte: de nouveau, ils allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent au Limafjord; ils
étaient parvenus sur le bateau et avaient l'intention de traverser le fjord.
On raconte qu'il y avait dans leur expédition des chiennes, qui étaient
pleines. Or, quand ils furent arrivés sur le bateau, il sembla au jarl que les
chiots aboyaient à l'intérieur des chiennes, alors que celles-ci se taisaient.
Cela parut au jarl et à tout le monde la plus grande merveille et il déclara
qu'il ne poursuivrait pas le voyage; donc, ils rebroussèrent chemin et s'en
allèrent chez eux où ils restèrent pour ce Jol-là.
Le temps passa jusqu'à ce qu'arrive le troisième hiver. De nouveau, le
roi envoie des gens inviter le jarl au festin de Jol: il promet encore de faire
le voyage, les messagers reviennent rendre compte au roi.
De nouveau, le jarl se prépare à partir de chez lui; le moment venu, il
s'en va avec son escorte et ils cheminent jusqu'à ce qu'ils arrivent au
Limafjord: ils eurent bon voyage et traversèrent le fjord; le jour était bien
avancé et ils avaient l'intention de passer la nuit là, près du fjord.
Alors, ils eurent une vision qui ne leur parut pas insignifiante: ils
virent une lame monter vers l'intérieur du fjord et une autre, vers l'exté­
rieur, chacune s'avançant à la rencontre de l'autre. C'étaient de grosses
lames, la mer en fut tout agitée. Elles se rencontrèrent avec grand fracas, le
résultat étant, à ce qu'il leur sembla, que la mer en devint tout ensanglan­
tée. Alors, le jarl dit: « Voilà de grandes merveilles, dit-il, et il faut que
nous rebroussions chemin, je ne veux pas aller au banquet.»
Saga des vikings de }omsborg 257
C'est ce qu'ils firent: ils rentrèrent chez eux, le jarl restant chez lui ce
J6l-là.
Mais d'autre part, le roi était fort fâché que le jarl n'eût pas une seule
fois accepté son invitation; il ne savait pas pour quelle raison il n'était pas
venu. Et alors, cet hiver-là, le roi Gormr eut l'intention d'aller faire la
guerre au jarl Haraldr, son beau-père - celui-ci, estimait-il, avait bafoué
ses honorables intentions en ne venant pas une seule fois alors que cela
avait été convenu, et il tenait que le jarl, ce faisant, l'avait gravement
outragé.
Mais la reine Pyri eut vent des intentions du roi Gormr et elle l'en dis­
suada - « il ne te sied pas, dit-elle, de lui faire la guerre à cause de nous et
des liens de parenté qui vous unissent, et il y a de bien meilleurs moyens
de se tirer de cette affaire. »
Alors, sur les persuasions de la reine, le roi s'apaisa un peu et décom­
manda l'expédition. On prit ensuite le parti que le roi Gormr enverrait ses
hommes trouver le jarl pour savoir ce que signifiait le fait qu'il ne fût pas
venu: c'est la reine qui avait conseillé que les parents par alliance se ren­
contrent d'abord pour parler entre eux et voir de quoi il retournait.
Les émissaires allèrent donc trouver le jarl et lui présentèrent le mes­
sage du roi. Le jarl réagit promptement et s'en alla voir le roi avec une
honorable escorte.
Le roi reçoit très aimablement son beau-père.
Après quoi, le jarl et le roi s'en vont au parloir. Arrivés là, le roi
demande au jarl:
« Que signifie, dit-il, que tu ne sois pas venu une seule fois quand je t'ai
invité, m'outrageant de la sorte, moi et mon invite?»
Le jarl répond pour dire que, bien qu'il ne soit pas venu une seule fois
au banquet, ce n'était pas pour le déshonorer qu'il avait fait cela, d'autres
choses en étaient causes. Il dit ensuite au roi les merveilles qu'ils avaient
vues et dont on vient de parler. Puis il déclare que, si le roi veut connaître
son avis sur ce que signifient ou présagent ces grandes merveilles, il le lui
expliquera. Le roi accepte. Le jarl dit:
«Je commencerai par ce chêne que nous vîmes, avec des pommes
vertes et petites. Et il y en avait de grosses et anciennes par terre auprès. Je
pense que c'est à cause du changement de religion qui aura lieu dans ce
pays: la foi nouvelle sera plus florissante et c'est cela que signifient les
belles pommes. Quant à la foi qui a régné jusqu'ici, elle est représentée par
les vieilles pommes qui se trouvaient par terre, pourrissant et devenant
pure poussière; ainsi l'ancienne foi disparaîtra-t-elle quand l'autre s'ins­
taurera dans le pays, elle sera réduite à rien et s'effacera comme ténèbres
devant la lumière.
258 Sagas légendaires islandaises

« La seconde merveille, c'est que nous entendîmes aboyer les chiots


dans les chiennes. Cela signifie, je crois, que les jeunes gens vont dominer
les plus âgés, ils vont faire les téméraires et il y a de grandes chances pour
qu'ils ne prennent pas moindre part aux décisions encore que les plus âgés
soient souvent plus sagaces. Je pense que ceux dont je parle ne sont pas
encore nés puisque les chiots qui aboyaient n'avaient pas encore été mis
bas. Quant aux chiennes, elles se taisaient.
« La troisième merveille que nous vîmes, ce furent ces lames qui se
dressèrent l'une contre l'autre, l'une venant de l'intérieur du fjord,
l'autre, de l'extérieur: elles se rencontrèrent à mi-fjord, chacune retom­
bant en plein sur l'autre et la mer fut tout ensanglantée du tumulte
qu'elles firent. Je crois que cela signifie discorde entre quelques hommes
de haut rang ici dans le pays, dont il adviendra grandes batailles et vio­
lent tumulte, et il y a de fortes chances pour que cette guerre se mani­
feste en partie dans le Limafjord, là où nous apparut cette merveille dont
je viens de parler.»
Le roi comprit les propos du jar! et estima qu'il était fort sage; après
quoi il lui fit grâce, sa colère contre son beau-père l'ayant quitté. Or on dit
qu'avant que le roi et le jar! entrent dans le parloir, le roi Gormr avait dési­
gné des gens pour porter les armes contre le jar! qui lui semblait n'avoir
agi que par négligence et arrogance en n'étant pas allé au banquet une
seule fois alors qu'il l'avait invité. Il estimait qu'il saurait à quoi s'en tenir
quand ils en auraient parlé. Maintenant, le roi considérait qu'il y avait des
raisons au fait que son beau-père ne fût pas venu.
Donc ils cessèrent cet entretien, le roi et le jar!, après quoi le jar! resta
là quelque temps :::n grand honneur. Puis les parents par alliance se quit­
tèrent réconciliés et bons amis, et le jar! reçut de beaux cadeaux du roi
avant de partir. Le voilà qui s'en va avec son escorte, jusqu'à ce qu'il
arrive chez lui.
Peu après, le jar! Haraldr s'en alla dans le Sud et arriva en Saxland 10, y
embrassa le christianisme et ne revint jamais plus dans ses états: il donna
tous ses pouvoirs à son fils adoptif et parent Knutr, lequel reprit alors le
Hollsetuland et tous les états qui avaient appartenu au jar! Haraldr.

3.

On parlera maintenant du roi Gormr et de Haraldr, le père et le fils:


dès que Haraldr fut arrivé à l'âge d'homme, lui et son père furent en

1 O. Le Flateyjarbok donne ici, au lieu de Saxland, Valland, c'est-à-dire la France.


Saga des vikings de jomsborg 259
désaccord. Le roi Gormr prit le parti de lui donner quelques bateaux et de
l'envoyer ainsi au loin.
Haraldr passait chaque hiver au Danemark: là, il avait terre franche11 •
Cela ayant duré un certain temps, on dit que Haraldr demanda à
Gormr, son père, de lui accorder la propriété et l'administration de biens
et d'états comparables à ceux que Klakk-Haraldr, son grand-père, avait
remis à Knutr. Mais il n'obtint pas de son père ce qu'il demandait.
À partir de là, il est dit qu'il y eut grand froid entre les frères, Knutr et
Haraldr. On considérait que Haraldr était le plus éminent des deux, en
toutes choses, et l'on soupçonnait que cela ne diminuerait pas par la suite.
On mentionne ainsi qu'une fois, en automne, Haraldr ne vint pas au
Danemark comme il en avait l'habitude, pour y prendre ses quartiers
d'hiver; il avait guerroyé pendant l'été dans les pays de l'Est. D'un autre
côté, on relate que le roi Gormr envoya des gens en Hollsetuland pour
inviter son fils Knutr à venir chez lui pour Jol.
Le moment venu, Knutr partit de chez lui avec son escorte. Il avait
trois bateaux. Il avait arrangé son voyage de telle sorte qu'il arriva dans le
Limafjord la veille de Jol, tard le soir.
Ce même soir arriva là Haraldr, son frère, avec neuf ou dix bateaux; il
sortait de la Baltique, où il avait passé l'été en expéditions vikings. Or
Haraldr eut vent de la présence de son frère Knutr, avec ses trois bateaux:
il se rappelle alors le différend qui s'était produit entre eux. Il ordonne
donc à ses hommes de s'équiper et de sortir leurs armes - «s'agit mainte­
nant, dit-il, d'en venir au fait avec mon frère Knutr. » Knutr aussi eut vent
des agissements et des intentions de Haraldr, son frère, et il veut se
_défendre, bien qu'il ait une troupe plus petite. Ils prennent leurs armes et
se préparent à se défendre, Knutr excitant sa troupe.
Haraldr les attaque de tous côtés et bataille éclate aussitôt entre les
frères. C'était la veille même de Jol qu'ils se battirent. La bataille se ter­
mina de telle sorte que Knutr y périt ainsi que toute sa troupe ou peu s'en
faut, Haraldr bénéficiant de ce qu'il avait beaucoup plus de monde.
Après ces événements, Haraldr et les siens allèrent jusqu'à ce qu'ils arri­
vent au mouillage du roi Gormr, tard le soir. Ils se rendirent tout armés au
palais du roi. Il y a de savants hommes pour dire que Haraldr cherchait
quel parti prendre, ne sachant comment procéder pour annoncer la nou­
velle à son père, car le roi Gormr avait fait le serment de mettre à mort
celui qui lui dirait la mort de son fils Knutr.

11. « Terre franche»: friôland: lieu 011 les vikings pouvaient résider en paix, en général
après accord avec les habitants, et où eux-mêmes respectaient la paix.
260 Sagas légendaires islandaises

Haraldr envoie donc son frère juré 12 , celui qui se nomme Haukr, trou­
ver l>yri, sa mère, et lui faire dire qu'elle trouve un conseil à lui donner
pour se tirer de cette difficulté. Peu après, Haraldr lui-même vient trouver
sa mère, lui dit la nouvelle et cherche conseil auprès d'elle. Elle lui
conseille d'aller lui-même trouver son père et de lui annoncer que deux
faucons se sont battus, l'un tout blanc, l'autre gris, oiseaux de grand prix
l'un et l'autre, que la conclusion de l'affaire est que le blanc a reçu la mort
et que l'on tient cela pour une grande perte.
Après quoi Haraldr s'en va rejoindre ses gens.
Puis sans délai, il se rend à la halle de son père où celui-ci buvait avec
sa hirô, le roi étant à table. Haraldr se présente devant son père, dans la
halle, et lui raconte l'histoire des faucons comme sa mère le lui a conseillé,
terminant ainsi son discours: « maintenant est mort, dit-il, le faucon
blanc.» Cela dit, son discours terminé, il sort immédiatement et va
retrouver sa mère.
On ne mentionne pas où il prit quartiers pour la nuit, lui et sa troupe.
Mais le roi Gormr ne pénétra pas, à ce qu'il semble, les propos de son
fils. Il but tout son soûl, puis s'en alla dormir.
Pendant la nuit, quand tout le monde eut quitté la halle pour aller dor­
mir, la reine J:>yri s'y rendit avec ses gens et fit descendre toutes les tapisse­
ries. Puis elle fit tendre à la place des tapisseries noires jusqu'à ce que la
halle en fût entièrement couverte. Elle procédait ainsi parce que telle était
la façon de faire chez les gens avisés, en ce temps-là, lorsqu'ils apprenaient
nouvelles de deuil, de ne pas le dire en paroles mais de procéder comme
elle le faisait.
Le lendemain matin, le roi Gormr se leva, se rendit à son haut-siège
pour s'y asseoir et boire: lorsqu'il pénétra dans la halle pour aller jusqu'à
son haut-siège comme on vient de le dire, il regarda les murs et les ten­
tures. J:>yri était assise dans l'autre siège, près du roi.
Celui-ci prit alors la parole et dit: «C'est sûrement toi, Pyri, dit-il, qui
as ordonné que la halle soit arrangée de la sorte.
- Pour quelle raison crois-tu que cela soit ainsi, sire? dit-elle.
- Pour la raison, dit le roi, que tu veux me dire ainsi la mort de
Knutr, mon fils.
- C'est toi qui me le dis», dit la reine.
Le roi Gormr s'était levé de son trône quand ils avaient commencé à
parler de cela. Alors, il se rassit brutalement, sans répondre, et s'affaissa
contre le mur de la halle: il avait perdu la vie. On l'emporta de là pour le

12. Voirfostr,fostri*.
Saga des vikings de jômsborg 261

mener en tombe et l'on érigea un tertre à sa mémoire, sur les directives de


la reine Pyri.
Après cela, elle envoie un message à son fils Haraldr afin qu'il vienne
avec toute sa troupe célébrer le festin de funérailles pour son père. C'est ce
qu'il fit et le festin de funérailles fut à la fois excellent et glorieux.
Après quoi Haraldr reprend terres et sujets et tous les pouvoirs qu'avait
possédés son père, puis il tient un jing" avec les gens du pays: les Danes le
prennent pour roi de tous les états que le roi Gormr, son père, avait pos­
sédés. Il siège ensuite quelques hivers en paix, gouvernant ses états avec
honneur et grande distinction; il est impitoyable et c'est un chef de
grande valeur, et populaire.

4.

On mentionne pour notre saga un homme qui s'appelait Hakon 13, fils
de Sigurôr, jarl des Hlaôir 14; il résidait en Norvège ainsi que sa parentèle.
Il estimait détenir en Norvège le pouvoir d'être jarl de quatre fylki*. Or en
ce temps-là gouvernaient la Norvège Haraldr Grafeld et sa mère Gunn­
hildr, surnommée mère des rois; ils ne laissaient pas Hakon régner ni ren­
trer dans tous ses pouvoirs et lui ne voulait rien sinon gouverner le tout:
aussi quitta-t-il le pays avec une grande troupe, emmenant de Norvège dix
bateaux. Après quoi il entreprit des expéditions vikings et guerroya en
divers lieux, l'été. Mais en automne, il vint au Danemark avec ses bateaux
et sa troupe, engagea des pourparlers amicaux avec le roi de Danemark,
demandant d'avoir terre franche dans ses états et d'y passer l'hiver. Le roi
Haraldr se montra tout à fait favorable à cela et l'invita à venir séjourner
chez lui, dans sa hirô, avec un demi-cent 15 d'hommes. Hakon accepta: il
alla chez le roi avec cette escorte et logea le reste de sa troupe au Danemark.
On raconte aussi que Knutr Gormsson avait laissé un fils qui s'appelait
Haraldr, surnommé Gull-Haraldr. Pas très longtemps après, il arriva au
Danemark: il avait dix bateaux. Il avait guerroyé en divers pays, faisant un
gros butin, et il avait l'intention de loger pour l'hiver chez Haraldr Gorms­
son, son parent, et d'avoir là terre franche.

13. À la more de Haraldr Grâfeld, le jar! Hakon Sigurôarson de Norvège prend en effet
la direction de son pays en tant que jar!. Il aidera Haraldr à la bataille du Danevirke contre
l'empereur Ôtto. Peu après, il rejettera la suzeraineté danoise: la cause possible de la
bataille de Hjorungavagr serait là. Il mourra en 993 ou 995.
14. Hlaôir, aujourd'hui Lade, est un district important du nord de la Norvège. Une
ancienne dynastie de jarls y régna en effet fore longtemps.
15. Voir hundratJ*.
262 Sagas légendaires islandaises

Le roi Haraldr fit bon accueil à son parent et homonyme, l'invita à


venir chez lui avec autant d'hommes que Hâkon venait d'en amener, et
Haraldr accepta mêmement.
Hâkon et Gull-Haraldr passèrent là tous les deux cet hiver-là, tenus en
très grande estime par le roi des Danes.
En hiver, quand vint J61, on y fit encore un banquet plus magnifique
que jamais, tant par les boissons et autres victuailles qu'en raison du
nombre des gens qui furent invités là pour J61.
On raconte à ce sujet que tout en buvant la bière et en s'entretenant
entre soi, on discutait pour savoir s'il se trouverait dans les pays du Nord
un roi plus magnifique 16 dans ses banquets et plus superbe que Haraldr
Gormsson. Tous étaient d'accord pour dire qu'il n'y en avait pas de tel
dans tout le Nord et en tous lieux où l'on parlât la langue danoise.
Mais il y avait là, dans la hirô, un homme à qui cela ne plaisait pas et
qui ne prit nulle part à ce verbiage. C'était le jarl Hâkon Sigurôarson.
Mais, comme on dit, nombreuses sont les oreilles du roi, et l'on eut bien­
tôt dit au roi que Hâkon n'avait rien ajouté pour son honneur alors que
tout le monde était d'avis unanime.
Après cela, la nuit écoulée, Haraldr Gormsson convoqua à un entre­
tien le jarl Hâkon et Gull-Haraldr, et ils se rendirent tous les trois à cette
entrevue.
Lorsqu'ils furent arrivés là, le roi pressa Hâkon de lui faire savoir s'il
avait dit qu'il n'était pas le plus grand roi des pays du Nord, car c'était là
ce qu'on lui avait rapporté.
Le jarl répond: « Je ne t'ai nullement offensé, sire, dit-il, quand les
autres rivalisaienr d'ardeur là-dessus, je ne m'en suis pas mêlé et j'estime
être innocent de cela.
- Alors je veux savoir, dit le roi, pour quelles raisons tu ne penses pas
comme les autres.
- Difficile, sire, dit le jarl, d'en discuter; mais jamais je ne pourrai
tenir pour grand l'homme dont un autre possède les trésors, d'autant que
cela dure depuis longtemps, et que celui auquel ils appartiennent n'a pas
le pouvoir de les réclamer. »
Alors, le roi se tut quelques moments, puis prit la parole et dit: « Je
viens de réfléchir et considère que tu as dit vrai et bien argumenté là­
dessus. Mais ce n'est pas la peine de te dire le plus sage des jarls et mon
plus grand ami si tu ne donnes pas conseil qui vaille à propos de
Haraldr Grâfeldr Gunnhildarson, car je sais que c'est à lui que tu fais
allusion.»

16. Voir mannjafoaor.


Saga des vikings de }6msborg 263

Le jar! dit: «M'avoir invité avec Gull-Haraldr, ton parent, n'accroîtra


ton honneur que si l'on t'estime désormais plus grand roi qu'avant: pre­
nons donc tous ensemble le parti qui nous paraîtra prometteur et dont
notre honneur à tous s'accroîtra.
- Eh bien! donne ce conseil, dit le roi, fais valoir le fait que l'on te dit
homme de bon conseil, et sage.»
Hâkon dit: «S'il faut que ce soit à moi de donner ce conseil, voici, dit­
il: il faut dépêcher du pays, sur un bateau bien équipé, des gens pour aller
trouver Haraldr Grâfeldr. Dites que vous l'invitez ici par grand honneur,
mais pas avec une grande escorte, à un glorieux banquet; fais-lui dire que
sur vos différends, vous pourrez vous réconcilier quand vous vous rencon­
trerez. Tu ajouteras à ton message, dit-il, que tu as l'intention de deman­
der en mariage Gunnhildr, sa mère. Je connais son caractère: bien qu'elle
soit quelque peu avancée en âge, elle va déployer les plus grands efforts
pour exhorter son fils à faire le voyage si tel en est l'enjeu, car voici beau
temps qu'on la tient pour passablement folle des hommes. Pour nous,
nous ferons tous les préparatifs avec toi, mais tu vas faire ceci pour Gull­
Haraldr, ton parent, que tu vas lui concéder la moitié de la Norvège, et
l'autre moitié pour moi si nous parvenons à mettre à mort Haraldr Grâ­
feldr sans que tu y participes, toi ou tes gens. En échange, je te promets, et
Gull-Haraldr avec moi, que tu auras de Norvège le tribut que je vais pré­
ciser et que nous verserons si le pays nous revient: cent vingt marcs d'or et
soixante faucons. Si ce que je viens de conseiller se produisait, nous en
retirerions tous de l'honneur.»
Le roi Haraldr dit: «Ce conseil ne me semble pas dépourvu d'intérêt.
C'est ce qui se fera si la chance le veut.»
Gull-Haraldr dit que ce qui venait d'être proposé lui plaisait très fort
aussi et ils cessèrent cet entretien.
Le roi Haraldr fit donc équiper un bateau en moins de temps qu'il n'en
faut pour le dire. C'était un grand snekkja 17 . Il y fit mettre soixante
hommes. Ensuite, ils allèrent leur chemin quand ils y furent prêts, eurent
bonne traversée, trouvèrent le roi Haraldr Grafeldr en Norvège, lui pré­
sentèrent leur message comme on le leur avait prescrit et firent savoir à
Gunnhildr que le roi Haraldr Gormsson la demanderait en mariage. Lors­
qu'elle entendit cela, il en alla comme il l'avait deviné: elle pressa son fils
Haraldr de faire le voyage, «et il est évident, dit-elle, qu'il n'y a pas à
remettre ce voyage, car je gouvernerai le pays pendant ton absence et j' es­
père que tout ira bien à ce moment-là. Mais presse cette expédition selon
tes moyens. »

17. Voir bateaux*.


264 Sagas légendaires islandaises

Après cela, les messagers de Haraldr Gormsson rebroussèrent chemin,


ils eurent bonne traversée et dirent au roi que l'on espérait la venue de
Haraldr Grâfeldr.

5.

Puis Hâkon et Gull-Haraldr lancèrent leurs bateaux, et Haraldr Gorms­


son leur fournit un tel renfort qu'ils eurent soixante bateaux en tout: ils
étaient au mouillage, tout équipés comme pour la bataille, avec l'intention
de s'emparer de Haraldr Grâfeldr s'il survenait. Celui-ci, d'ailleurs, ne se
déroba pas à sa promesse de venir 18: il avait deux gros bateaux et quatre
cent quatre-vingts hommes, et n'était absolument pas sur le qui-vive.
Ils se rencontrèrent dans le Limafjord, à l'endroit qui s'appelle Hâls.
Hâkon déclara ne pas vouloir engager beaucoup de bateaux là où il n'en
fallait que peu - « et il faut bien avouer que j'ai de grandes obligations
envers Haraldr Grâfeldr pour raisons de parenté. Mais je t'accorde bien
volontiers, Gull-Haraldr, cette victoire.» On raconte aussi que Gull-Haraldr
se laissa exciter, ayant à faire à plus rusé que lui en la personne de Hâkon.
Après cela, Gull-Haraldr attaqua son homonyme, fit pousser le cri de
guerre et la bataille fondit sur eux, qui n'étaient nullement sur le qui-vive.
Pourtant, ils se défendirent bien et bravement. Le jarl Hâkon ne se mani­
festa point pendant la bataille entre les deux homonymes, non plus que la
troupe qui était restée avec lui.
Placé dans ce péril et voyant bien que tout cela n'allait pas sans feintise,
le roi Haraldr qui imaginait bien comment allait se jouer la partie dit:
«Je me réjouis, homonyme, dit-il, de savoir que ta victoire sera brève si
tu m'abats, car je sais que ce sont les menées du jarl Hâkon qui se réalisent
ici, et il va te tomber dessus dès que je serai mort, il te tuera aussitôt, nous
vengeant de la sorte.»
Et l'on raconte donc que le roi Haraldr Grâfeldr tomba dans cette
bataille avec la plus grande partie de sa troupe, achevant ainsi sa vie.
Dès que le jarl Hâkon sut la nouvelle, il fit force de rames contre Gull­
Haraldr au moment où ce dernier et ses gens y étaient le moins préparés,
et offrit à la troupe de Gull-Haraldr de choisir: préféraient-ils se battre
contre lui ou lui livrer Gull-Haraldr - il déclarait vouloir venger Haraldr
Grâfeldr, son parent. Ils choisirent de ne pas se battre contre Hâkon, car
ils savaient que le roi Haraldr Gormsson voulait que Gull-Haraldr fût tué,

18. Le texte emploie ici l'intéressante expression légale jinglogi: l'homme qui manque
à son engagement ou devoir de se rendre à un j:,ing.
Saga des vikings de j6msborg 265
la chose avait été convenue en secret entre lui et Hakon, cela se manifes­
tait ouvertement maintenant. On s'empara donc de Gull-Haraldr, on
l'emmena dans une forêt et on le pendit.
Et donc le jarl Hakon s'en alla trouver Haraldr Gormsson, lui remet­
tant le droit de fixer ses conditions pour le meurtre de Gull-Haraldr, son
parent: c'était pure dérision puisque, en fait, ils en avaient ainsi décidé
ensemble. Le roi Haraldr imposa à Hakon de s'en aller pour le moment
au Danemark, de lever des troupes par toute la Norvège pour renforcer les
siennes quand il estimerait en avoir besoin et de venir toujours en per­
sonne le trouver quand il lui en enverrait l'ordre et voudrait avoir son avis.
Il serait également tenu de verser tous les tributs dont il avait été convenu
précédemment.
Avant de se quitter, Haraldr Gormsson prit l'or qui avait appartenu à
Gull-Haraldr et qui lui avait donné son sobriquet, puisqu'on l'appelait
Gull-Haraldr. Cet or, il l'avait rapporté des pays du Sud. Il y en avait tant
qu'il remplissait deux coffres et que deux hommes n'eussent pu porter
davantage. Le jarl reprit donc tout ce bien en guise de butin de guerre: il
versa dessus au roi Haraldr le tribut de trois hivers d'avance, disant que
jamais il ne pourrait le faire mieux qu'alors. Le roi Haraldr accepta volon­
tiers, ils se quittèrent donc et Hakon s'en alla de Danemark en Norvège.
Aussitôt, il alla trouver Gunnhildr mère des rois et lui dit qu'il avait vengé
son fils Haraldr Grafeldr en tuant Gull-Haraldr, ajoutant que Haraldr
Gormsson désirait fort qu'elle quitte le pays avec une honorable escorte,
car il souhaitait l'épouser. En fait, Haraldr et Hakon avaient fait ce plan
entre eux avant de se quitter. En outre, pour le cas où elle serait tombée
dans le piège et serait allée au Danemark, ils avaient disposé des gens pour
la tuer séance tenante.
Se manifesta alors ce que beaucoup disaient: qu'elle était fort portée sur
les hommes, car elle quitta le pays avec trois bateaux, chacun avec soixante
hommes d'équipage. Elle alla jusqu'à ce qu'elle arrive au Danemark.
Quand on apprit l'arrivée de Gunnhildr, le roi Haraldr fit mener des
chars à sa rencontre, on l'installa aussitôt dans un char magnifique en lui
disant qu'un glorieux festin lui était préparé, de la part du roi.
Ils la conduisirent ce jour-là.
Le soir, quand il fit noir, ils n'arrivèrent pas à la halle du roi: en revanche,
ce fut un grand bourbier qui se trouva devant eux; ils se saisirent de Gunn­
hildr, la tirèrent du char, la jetèrent ensuite dans le bourbier et l'y noyèrent 19.

19. Dans sa traduction en latin de notre texte, Arngrîmr le Savant ajoute que les exécu­
teurs attachèrent Gunnhildr avec des cordes, lui passèrent une corde autour du cou, à
laquelle ils lièrent une ancre de pierre et la jetèrent ensuite dans le bourbier. On notera que
266 Sagas légendaires islandaises

Ainsi perdit-elle la vie. L'endroit s'appelle depuis Gunnhildarmyrr20 • Puis


ils allèrent leur chemin, arrivèrent à la maison le soir et informèrent le roi
de ce qui s'était passé.
Le roi dit: « Vous avez bien fait, dit-il; elle a maintenant l'honneur que
je lui destinais.»
Le roi Haraldr et le jarl Hakon passent maintenant quelques hivers en
bonne intelligence, la paix règne entre la Norvège et le Danemark, leur
amitié est excellente. En une saison, le jarl Hakon envoya au roi Haraldr
soixante faucons, disant qu'il préférait s'acquitter de tout son tribut en
une année.

6.

En ce temps-là gouvernaient la Saxe et les Peitulond l'empereur Ôtta,


surnommé Ôtta le Rouge, et ses deux jarls: l'un s'appelait Urguprjôtur et
l'autre Brimiskjarr.
On mentionne qu'un certain Jôl, l'empereur fit le serment d'aller au
Danemark trois étés de suite s'il en était besoin et de christianiser tout le
pays s'il pouvait y parvenir.
Ce serment fait, l'empereur assemble des troupes pour cette expédition.
Quand Haraldr Gormsson apprend cela et qu'il entend dire que
!'Empereur a des forces considérables, il envoie aussitôt en Norvège, sur
un snekkja, soixante hommes trouver le jarl Hakon, leur ordonnant de
lui dire que jamais il n'aura autant besoin de lui, qu'il fasse une levée
générale21 en Norvège et vienne lui prêter main forte. Les messagers du
roi s'exécutent, transmettent au jarl le message du roi et reviennent. Le
jarl Hakon réagit sans tarder, estimant que le besoin est grand d'éviter
l'abomination qui contraindrait les gens d'embrasser le christianisme au

cette scène cruelle peut se souvenir d'une pratique fort ancienne et bien attestée au Dane­
mark, celle qui consistait à précipiter dans des marécages ou des bourbiers des victimes
vraisemblablement sacrifiées à la divinité de la fertilité-fécondité. La chance a voulu que le
tanin des argiles bleues du Danemark nous ait conservé plusieurs cadavres ainsi immergés
aux environs du début de notre ère (hommes de Tollund ou de Grauballe, etc.). Voir Peter­
Vilhelm Glob, Mosefolket. Jernalderens mennesker bevaret i 2000 ar, Gyldendal, Koben­
havn, 1965 (traduction française, Peter-Vilhelm Glob, Les Hommes des tourbières, traduit
du danois par Éric Eydoux, Fayard, coll. «Résurrection du passé», Paris, 1966).
20. Soit«marécage de Gunnhildr».
21. La levée régulière des troupes ou leioangr, pratique bien attestée dans toute la Scan­
dinavie médiévale, a été étudiée par Régis Boyer,«la notion de leioangr et son évolution»
dans Inter-Nord n ° 12, décembre 1972, p. 271-281.
Saga des vikings de jdmsborg 267
Danemark ou dans d'autres pays du Nord, les empêchant de conserver
leurs coutumes et les croyances de leurs ancêtres. Il assemble donc des
troupes en grande hâte: il en aurait eu davantage si la levée avait été
générale et que le délai eût été plus long.
Dès qu'il est prêt, le jarl quitte le pays avec cent vingt bateaux. Et dans
la suite de l'été, trois hommes vinrent de Norvège trouver le jarl Hâkon
avec une grande troupe.
Le jarl Hâkon se met donc en route et tout se passe bien. Dès qu'il
arrive au Danemark, le roi Haraldr l'apprend et se réjouit beaucoup: il va
aussitôt au devant de lui, l'invite chez lui et donne un somptueux banquet
pour lui et toute sa troupe. Le roi Haraldr et le jarl Hâkon tiennent
conseil, ils prennent le parti de se porter à la rencontre de l'empereur Ôtta
avec autant de troupes qu'ils pourront en rassembler par tout le Dane­
mark, et ce seront eux, le roi Haraldr et le jarl Hâkon, les principaux chefs
de cette armée.
Ils vont donc, jusqu'à ce qu'ils trouvent l'empereur. La rencontre a lieu
en mer, bataille éclate aussitôt et l'attaque est des plus rudes. Ils combat­
tent d'un bout à l'autre de la journée, il tombe grand monde de part et
d'autre, quoique davantage du côté de l'empereur.
La nuit venant, ils font trêve pour trois nuits, se rendent à terre et, de
part et d'autre, font des préparatifs.
Les trois nuits passées, les lignes de l'empereur Ôtta, du roi Haraldr et
du jarl Hâkon s'affrontent, ils combattent maintenant à terre; l'empereur
est fort accablé et il tombe beaucoup plus d'hommes dans sa troupe ce
jour-là.
En fin de compte, la déroute se met dans ses rangs.
Ce jour-là, l'empereur Ôtta était à cheval et l'on dit que lorsqu'ils
redescendaient vers les bateaux, l'empereur chevaucha vers la mer, tenant
une grosse lance incrustée d'or et tout ensanglantée; il darda sa lance dans
la mer22 , prit Dieu tout-puissant à témoin et dit: « La seconde fois que je
viendrai au Danemark, ce sera de deux choses l'une: ou bien je christiani­
serai le Danemark, ou bien j'y laisserai la vie.»
Après quoi l'empereur Ôtta et les siens vont à leurs bateaux, et il
retourne chez lui en Saxland. Le jarl Hâkon reste chez le roi Haraldr et lui
donne force conseils judicieux.

22. Le geste de l'empereur est curieux: il correspond exactement à une pratique odi­
nique bien attestée partout (par exemple dans Eyrbyggja Saga chap. 44) qui consistait à
dédier à Ôdinn ses ennemis avant la bataille en leur jetant une lance. Lauteur islandais est
pris ici en flagrant délit de confusion entre les pratiques païennes antiques et les chré­
tiennes.
268 Sagas légendaires islandaises

Et alors, ils font faire ce grand ouvrage largement renommé, que l'on
appelle Danevirke23: il va d'Aegisdyrr à l'embouchure de la Slé, traversant
le pays d'une mer à l'autre.
Puis le jar! Hak:on s'en va en Norvège.
Avant de partir, il dit au roi: « Il en va de telle sorte, sire, que nous ne
pensons pas pouvoir parvenir à vous verser les tributs comme nous le vou­
drions, à cause de ce grand labeur et des dépenses que nous avons eus à
cause de vous. Mais nous entendons vous verser absolument ces tributs
quand nous serons débarrassés de cela.» Le roi répond pour lui dire d'en
décider, encore que l'on estime qu'il trouvait que ces tributs tardaient bien
à venir. Ils se quittent donc en cet état, Hakon s'en va dans son pays, esti­
mant avoir remporté une grande victoire.
Pendant trois hivers, tout est tranquille, en Norvège et au Danemark.
Pendant ces trois hivers, l'empereur Ôtta fait rassembler du monde et
constitue une formidable troupe.
Ces hivers passés, il s'en va au Danemark, accompagné des deux jarls
Urguprjôtr et Brimiskjarr, avec cette grande armée.
Quand le roi Haraldr apprend cela, il envoie autant d'hommes que la fois
précédente trouver le jar! Hakon et lui fait dire que, plus que jamais, il a
besoin de son aide et de renforts en nombre. Estimant que l'affaire est
urgente, le jar! Hakon répond promptement au message du roi et se met en
route dès qu'il est prêt: il n'a pas moins de monde que la fois précédente,
arrive au Danemark va aussitôt trouver, avec douze hommes, le roi Haraldr,
lequel se réjouit grandement de le voir, disant qu'il a bien répondu à son
appel urgent - « et l'on va envoyer du monde au devant de ta troupe tout
entière pour qu'elle vienne ici à un banquet, et je remercie chacun de vous.
- Avant cela, dit le jar!, il nous faut converser encore. Tu disposes de
mon aide et de mes conseils ainsi que de l'escorte que j'ai maintenant, ces
douze hommes-ci, mais pas davantage à moins que je le veuille, car,
comme nous en avions convenu entre nous initialement, je suis déjà venu
une fois exceptionnellement avec une levée te prêter main-forte.
- Tu dis vrai, dit le roi Haraldr. Mais j'espérais que tu me laisserais
bénéficier de cette troupe que tu as amenée ici, en raison de notre amitié.

23. En 808, le roi Guôroôr fit construire une muraille à la frontière sud du Danemark:
l'anachronisme de notre texte est ici patent. Einhard dit ceci: « Il arriva avec toute sa
troupe au port de mer qui s'appelle Sliesporp. Il resta là quelques jours et résolut de forti­
fier la frontière sud de ses états contre la Saxe par une muraille qui irait du bras de mer vers
l'est que l'on appelle Ostarsalt, le long de toute la rive nord du fleuve Eider jusqu'à la mer
à l'ouest; il n'y aurait dans cette fortification qu'une seule porte par laquelle les voitures et
les cavaliers pourraient passer.» Il doit s'agir de la même chose que ce dont parlent la Chro­
nique de Lejre et Svend Aggesen.
Saga des vikings de jômsborg 269
- Mes hommes et moi sommes d'accord, dit Hakon, sur le fait qu'ils
s'estiment tenus de me seconder pour défendre mon pays et mon
royaume, mais ils ne s'estiment pas tenus de défendre le Danemark ou les
états d'un autre roi et d'exposer leurs flancs à la pointe des lances sans
recevoir en échange salaires ou honneurs.
- Que faut-il que je fasse pour toi ou tes hommes, dit le roi Haraldr,
pour que vous me prêtiez main forte maintenant que j'en ai le plus
besoin, car j'ai appris de source sûre que je vais avoir à faire à une force
écrasante en raison du grand nombre des hommes de l'empereur.»
Le jarl répond: « On réclame une chose pour cela, dit-il, une chose sur
laquelle nous nous sommes mis d'accord, mes hommes et moi: c'est que
tu renonces à tous les tributs qui n'ont pas été versés par la Norvège et que
tu renonces complètement, à ce que la Norvège te doive tribut. Mais si tu
ne veux pas de ce qui vient d'être stipulé, toute la troupe qui m'a accom­
pagné jusqu'ici va rebrousser chemin, si ce n'est que, moi-même, je reste­
rai ici et t'assisterai avec ces douze hommes que voici, car j'accomplirai
tout ce dont nous sommes convenus.
- On a bien raison de dire, dit le roi, que tu dépasses tout le monde
en fait de sagacité et d'expédients, et voilà que l'on me donne le choix
entre deux choses bien difficiles, dont aucune ne me semble bonne.
- Examine soigneusement ces conditions, dit le jarl. Mais il me semble
que le tribut de Norvège ne te servira à rien si tu laisses la vie ici au Danemark.
- Il faut choisir rapidement, dit le roi, au point où nous en sommes,
que tu m'assistes avec toute ta troupe au mieux de ton courage, et tu
obtiendras ce que tu désires.»
Après cela, on envoya aussitôt des hommes au devant de toutes les
troupes du jarl pour qu'elles viennent à une réunion: ils passèrent accord
là-dessus et se lièrent d'engagements fermes, puis se virent offrir par le roi
de Danemark un glorieux festin, après quoi ils se portèrent à la rencontre
de l'empereur avec toutes les troupes dont ils disposaient. Le roi Haraldr
alla avec sa flotte jusqu'à Aegisdyrr. Et le jarl Hakon se rendit avec son
armée jusqu'à Slésdyrr, de l'autre côté du pays.
Lempereur Ôtta apprend que le jarl Hakon est arrivé au Danemark
pour se battre contre lui. Il décide alors d'envoyer ses jarls, Urguprj6tr et
Brimiskjarr, en Norvège. Ils avaient douze cogues24 chargées d'hommes et

24. Le texte porte kuggr, français cogue: c'était un gros bateau à fond plat, d 'invention
frisonne, capable de transporter de grandes quantités de marchandises pondéreuses
(pierres, terre, etc.), ce que le bateau viking n'était pas capable de faire. La cogue détrôna
le bateau viking et contribua donc à la fin du phénomène viking. Il n'est pas sür que sa
mention soit ici conforme à la réalité.
270 Sagas légendaires islandaises

d'armes, avec mission de christianiser la Norvège pendant l'absence du


jarl Hakon.

7.

Ce qu'il faut dire d'abord de l'empereur et de sa grande armée, c'est


qu'ils montent à terre quand ils arrivent au Danemark, voient le Dane­
virke, pensent qu'il n'est pas facile à attaquer s'il s'y trouve des défenseurs,
font demi-tour, descendent à leurs bateaux et prennent le large.
Sur ces entrefaites, le roi Haraldr et l'empereur Ôtta se rencontrent et
bataille éclate aussitôt. Ils se battent sur les bateaux, maints hommes tom­
bent de part et d'autre, aucun des deux camps ne parvient vraiment à
vaincre l'autre et ils se quittent en cet état. Puis l'empereur met sa flotte au
mouillage à l'endroit qui s'appelle Slésdyrr: c'est là que se trouve le jarl
Hakon avec sa troupe. Le combat commence immédiatement entre l'em­
pereur et le jarl, la mêlée est des plus rudes, c'est l'empereur qui est le plus
accablé et il y laisse beaucoup de monde. Les choses se terminent de telle
sorte qu'il s'enfuit avec sa troupe, trouvant que la résistance, en face, est
ferme, et il lui vient à l'esprit qu'il va devoir chercher conseil sur la façon
de procéder.
On dit qu'alors que l'empereur mettait ses bateaux à l'ancrage, ils trou­
vèrent un petit groupe de bateaux: c'étaient cinq bateaux, qui étaient tous
des longs bateaux*. I..:empereur demanda aussitôt comment s'appelait
celui qui commandait ces bateaux et la troupe. Lintéressé répondit et
déclara s'appeler Ôli25 de son nom. I..:empereur demanda s'il était chrétien
ou non. Ôli répondit et déclara avoir adopté le christianisme, à l'ouest, en
Irlande, et s'offrit de prêter main forte à l'empereur, pour le cas où celui­
ci estimerait avoir besoin de plus de forces. I..:empereur accepta volontiers
et l'en remercia fort-« et tu me sembles chanceux», dit-il.
Ôli passa dans ses rangs: il avait trois cent soixante hommes, une
troupe des plus énergiques, mais celui qui la dirigeait la surpassait pour­
tant en toutes choses.
Après cela, l'empereur et ses hommes tinrent conseil: ils étaient en dif­
ficultés, car ils avaient épuisé leurs provisions et, d'autre part, tout le bétail
qui s'était trouvé de ce côté du Danevirke où ils étaient avait été tout
entier chassé avec soin en sorte qu'ils ne pouvaient en trouver. Les
hommes intelligents voyaient bien qu'ils avaient à faire face à deux diffi­
cultés: ou bien plier bagage dans cet état, ou bien tuer leurs propres mon-

25. L:identification avec le véritable Ôlâfr Tryggvason est exclue.


Saga des vikings de jômsborg 271

tures pour les manger, l'une et l'autre de ces conditions leur paraissant
mauvaises.
Cela préoccupait beaucoup l'empereur, qui sollicita de la part d'Ôli
une décision, un expédient, un conseil profitable.
On en arriva au point où tout le monde s'écria qu'on suivrait le conseil
que donnerait Ôli. Celui-ci dit alors:
« Mon avis, dit-il, c'est que nous tous qui croyons au Christ allions
tous en un lieu faire vœu à Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses,
de jeûner six jours et six nuits pour qu'il nous donne la victoire et que
nous n'ayons pas besoin de tuer nos chevaux pour nous nourrir. Le second
conseil que je veux donner, dit-il, c'est que nous allions aujourd'hui dans
les bois et les forêts les plus proches, que chaque homme abatte un char­
gement de bois qui nous paraîtra le plus inflammable: nous porterons
tout ce bois à la fortification et verrons ensuite ce qui se passera. »
Le conseil qu'Ôli venait de donner leur parut excellent et ils firent
comme il l'avait proposé.
Lendroit où était la fortification était disposé de telle sorte qu'un
grand fossé avait été creusé du côté où ils se trouvaient. Il faisait dix toises
de largeur et neuf de profondeur. Il était un peu plus étroit aux endroits
où se dressaient les bastions. Ceux-ci étaient disposés de telle sorte qu'il y
en avait un toutes les cent vingt toises.
Le lendemain du jour où ils avaient traîné le bois jusqu'à la fortifica­
tion, ils s'occupèrent à lancer de grands ponts au-dessus du fossé, un en
face de chaque bastion, avec une pile de bûches en dessous, en sorte que
ce dispositif atteigne la fortification. Ce même jour, ils prirent tous les
barils dont ils disposaient, en ôtèrent le fond et les bourrèrent de copeaux
bien secs et autres rognures qu'ils taillèrent afin que les barils en fussent
remplis. Puis ils mirent le feu aux copeaux, remirent le fond en place en
laissant le haut ouvert pour que le vent y boute le feu.
D'autre part, ils mirent le feu au bois qu'ils avaient tiré jusqu'à la forti­
fication. Il avait fallu toute la journée pour en finir avec ces préparatifs.
C'était le soir.
On raconte maintenant que, lorsque vint la nuit, le feu ayant pris aux
barils et au bois, les flammes se mirent dans les bastions puis dans la forti­
fication, après quoi l'incendie se propagea de proche en proche, la fortifi­
cation étant essentiellement en bois. En fin de compte, tout le Danevirke
brûla cette nuit-là, avec les bastions, il n'en resta pas traces ni vestiges et ce
furent les barils qui avaient porté le feu contre la forteresse qui firent cela.
Quand vint le matin, il y eut une grosse pluie, telle que l'on ne se rappe­
lait guère avoir vu tomber du ciel de pareilles trombes: cela éteignit
complètement le feu, si bien que l'on put traverser aussitôt ces vastes
272 Sagas légendaires islandaises

décombres. Car si la pluie n'avait pas éteint l'incendie, il eût été exclu de
pouvoir traverser immédiatement.
Quand le roi Haraldr et le jarl Hakon virent tout cela, il leur vint
quelque crainte et ils s'enfuirent jusqu'à leurs bateaux. Quant à l'empereur
et à ses gens, ils passèrent les ponts qu'ils avaient lancés au-dessus du fossé,
le feu ayant été détourné de là quand la fortification brûlait, traversèrent les
décombres, tout étant alors froid et éteint: il y avait quatre jours et quatre
nuits qu'ils jeûnaient pour obtenir l'assistance de Dieu tout-puissant.
Le cinquième jour, ils allèrent de la fortification à l'endroit où s'étaient
trouvés le roi de Danemark et le jarl Hakon. Quand ils y arrivèrent, ils ne
manquèrent pas de bétail sur pied et ils trouvèrent des vivres en suffi­
sance, car c'était là que le bétail avait été chassé pour échapper à l'armée
de l'empereur. Ils eurent donc alors provisions excellentes en abondance
et n'épargnèrent guère le bétail des Danois, d'excellents boeufs de bouche­
rie. Les voilà qui louent Dieu de cette belle victoire et l'empereur estime
que les conseils d'Ôli ont fait merveille; il demande alors de quelle origine
et de quel pays est Ôli.
Celui-ci répond: «Je ne te le cèlerai pas davantage, dit-il, je m'appelle
Ôlafr, je suis originaire de Norvège et mon père s'appelaitTryggvi. »
On raconte que l'empereur Ôtta et Ôlafr se mirent à la poursuite du
roi Haraldr et du jarl Hakon. Tous ensemble, ils livrèrent trois batailles
sur la terre ferme, il y eut grande hécatombe et, finalement, le roi Haraldr
et le jarl Hakon prirent la fuite. L'empereur et Ôlafr investirent tout le
pays. Où qu'ils passent, on offrait à tous les gens dont on pouvait s'empa­
rer de choisir: ou bien chacun serait tué sur le champ, ou bien il embras­
serait la foi et se ferait baptiser, et beaucoup choisirent ce qui convenait le
mieux, recevoir la foi et le baptême. Pour ceux qui ne voulaient pas se sou­
mettre, on ne leur laissa pas grand répit pendant les douze mois qui suivi­
rent, car l'empereur et ses gens brûlaient habitations et villages, et
ravageaient toutes les ressources de ceux qui ne voulaient pas embrasser la
foi, les tuant à tout propos.
L'empereur Ôtta et ÔlafrTryggvason remportèrent donc une grande et
belle victoire en ces douze mois-là, car on ne pouvait leur résister. Le roi
Haraldr et le jarl Hakon s'enfuyaient sans cesse, se rendant bien compte
que leurs forces allaient sans cesse diminuant au fur et à mesure des pro­
grès de la christianisation dans le pays.
Aussi le roi Haraldr et le jarl Hakon tiennent-ils une réunion pour
prendre conseil sur le parti à prendre. Ils voient bien qu'on les harcèle
fort à présent: ils ont fui leurs propriétés, leurs bateaux et leurs biens et
ils constatent qu'ils ne pourront rejoindre leur flotte, l'empereur et ses
gens en ayant pris le contrôle; ils estiment que le plus judicieux, au point
Saga des vikings de j6msborg 273
où ils en sont, est d'envoyer des gens trouver l'empereur Ôtta et Ôlafr
Tryggvason.
On envoie donc des hommes trouver l'empereur et présenter le mes­
sage du roi de Danemark et du jarl Hâkon. [empereur accueille bien la
proposition et offre de leur faire trêve s'ils veulent embrasser la foi; en
échange, il leur fait savoir qu'il faudra qu'ils tiennent un ping tous
ensemble, et les messagers du roi Haraldr et du jarl Hâkon retournent
dire à ceux-ci où l'on en est.
Après quoi, ils tiennent un ping tous ensemble: c'est le ping le plus
nombreux qui se soit tenu au royaume de Danemark en ce temps-là. S'y
rend l'évêque qui était avec l'empereur, un certain Poppa: à ce ping, il
prodigue les belles et disertes paroles pour leur prêcher la foi et fait un
long et éloquent discours.
Le roi Haraldr prend la parole en son nom propre et en celui de
Hâkon et répond de la sorte, après avoir entendu le discours: « Il n'est pas
question, dit-il, que je change uniquement pour des paroles, si, en outre,
je ne vois quelques signes que cette religion que vous prêchez s'accom­
pagne de plus de pouvoir que celle que nous pratiquions avant.» Ce que
le roi disait là, c'était en fait sur le conseil du jarl Hâkon qui voulait bien
tout ce que l'on voudra, hormis se soumettre à cette religion.
À ces propos, l'évêque répond de la façon suivante: « On n'épargnera
rien, dit-il, pour éprouver la force de cette foi. On va prendre un fer
ardent, mais je vais d'abord chanter messe et célébrer un sacrifice à Dieu
tout-puissant, puis je marcherai sur le fer ardent, confiant en la sainte Tri­
nité, sur la longueur de neuf pieds; si Dieu me préserve de la brûlure en
sorte que mon corps soit parfaitement sain et intact, alors vous accepterez
tous la vraie foi.»
Alors, le roi Haraldr, le jar! Hâkon et tous leurs hommes acceptent
que, s'il marche sur le fer ardent sans se brûler, ils embrasseront la foi.
Il se fait donc que l'évêque chante messe, après quoi il se soumet à cette
épreuve, confiant dans la chair et le sang de Dieu tout-puissant: il était en
grands ornements épiscopaux quand il marcha sur le fer. Et Dieu le proté­
gea si bien qu'il n'y eut trace de brûlure nulle part sur son corps et que le
feu ne prit pas à ses vêtements.
Quand le roi voit cette grande merveille, il embrasse aussitôt le chris­
tianisme avec tous ses hommes et se fait haptiser, estimant que ce signe est
de grande valeur. Toute l'armée des Danois est baptisée d'un même élan.
Pour le jarl Hâkon, il hésite fort à se soumettre à la foi mais, d'autre
part, il estime se trouver en mauvaise passe; pourtant, il décide pour
finir de se faire baptiser, puis il demande la permission de s'en aller,
pressé de rentrer chez lui. [affaire se conclut de telle sorte que Hâkon
274 Sagas légendaires islandaises

doit promettre à l'empereur de faire christianiser toute la Norvège s'il le


peut, sinon, il abandonnera son royaume.
Après cela, Hakon s'en va jusqu'à l'endroit où étaient ses bateaux et se
met en route jusqu'à ce qu'il arrive chez lui en Norvège.
Le roi Haraldr et l'empereur se prirent alors de grande amitié, ils se ren­
dirent tous les deux à un banquet donné par le roi. Ôlafr les y accompagna.
Avant que l'empereur Ôtta et le roi Haraldr se quittent, le roi de Danemark
promit que tous ceux de ses gens qu'il pourrait joindre embrasseraient la
foi - et c'est ce qu'il fit. Quant à l'empereur Ôtta, il s'en alla en Saxland
dans ses états et invita Ôlafr à l'accompagner. Mais Ôlafr déclara avoir
envie d'aller sur la Route de l'Est, ce qu'il fit, et c'est là, au Danemark, que
l'empereur Ôtta et Ôlafr se quittèrent: ils restèrent toujours bons amis.
Il faut parler maintenant de ce qui se passa pendant le voyage du jar!
Hakon lorsqu'il retourna chez lui en Norvège: il arriva sur les côtes de
Gautland et dès qu'il y fut arrivé, il guerroya et fit des descentes à terre,
tout en renvoyant tous les prêtres et clercs que lui avait donnés !'Empe­
reur pour l'accompagner et baptiser les gens de Norvège. Or Hakon ne
voulut plus qu'ils l'escortent.
Tandis qu'il guerroyait, il apprit qu'il y avait là un temple qui était le
plus grand de Gautland à l'époque païenne. Il y avait cent vingt prêtres
dans ce temple, consacré à Porr. Hakon s'empara de tous les biens qui s'y
trouvaient; quant à ceux qui avaient la garde des lieux, ils prirent la fuite
mais certains furent tués. Hakon revint à ses bateaux avec le butin, brû­
lant et ravageant par le feu tout ce qui se trouvait sur son chemin: il avait
fait un formidable butin quand il arriva aux bateaux.
Alors que Hakon faisait grands ravages en Gautland, le jar! Ôttarr qui
régnait sur une grande partie de ce pays apprit la chose: il réagit sans tar­
der, entraîna toute l'armée territoriale contre le jar! Hakon et marcha sur
lui avec une grande troupe. Bataille éclata aussitôt entre eux et Hakon fut
accablé par cette armée territoriale. Pour finir, il s'enfuit avec ses gens et
s'en alla en Norvège.
Après cela, le jar! Ôttarr convoqua un ping et y décréta que l'on appel­
lerait le jar! Hakon « loup dans le sanctuaire26 », la raison en étant que per­
sonne n'avait commis pire méfait que Hakon quand il avait détruit le
temple le plus important de Gautland, provoquant toutes sortes d'autres
maux. Cela était sans exemple et, où qu'il allât, il porterait ce nom-là.
Au moment où cela se passait, les jarls Urguprjôtr et Brimiskjarr, pré­
cédemment mentionnés, apprirent l'expédition du jar! Hakon et aussi ce

26. Vieille formulation fréquente dans les textes de lois et dont la forme allitérée (vargr
i véum) atteste l'antiquité. S'appliquait aux profanateurs de temples ou de lieux sacrés (vé).
Saga des vikings de jômsborg 275
qu'il avait fait, que l'on ne trouvait guère pacifiques ses agissements, et ils
n'eurent pas envie de l'attendre. Ils s'enfuirent donc avec tous leurs
bateaux tous chargés d'hommes, n'ayant aucune envie de rencontrer le
jarl Hakon.
Quand celui-ci toucha terre, venant de l'est, dans le V{k27, et apprit
aussitôt à quelles occupations s'étaient livrés les jarls pendant son absence,
qu'ils avaient christianisé tout le V{k jusqu'au nord, au Lidandisness28 , il
entra dans une violente colère et fit immédiatement savoir par tout le V{k
que nul ne devait s'aventurer à pratiquer cette religion si l'on voulait évi­
ter de se voir infliger de fortes peines de sa part.
Lorsque cela s'apprit, chacun de ceux qui voulaient rester chrétiens
s'enfuit mais certains revinrent au paganisme et à leurs erreurs antérieures,
à cause de la tyrannie du jarl. Et alors, le jarl Hakon rejeta foi et baptême
et devint le plus grand renégat et idolâtre, en sorte que jamais il n'avait
autant sacrifié aux dieux païens.
Hakon siège maintenant tranquillement dans son pays, seul souverain
de toute la Norvège, ne versant jamais plus de tribut au roi Haraldr
Gormsson: leur amitié va fort déclinant!
Le roi Haraldr fait alors une levée de troupes par tout le Danemark et
se porte avec une armée écrasante en Norvège contre le jarl Hakon. Il
arrive dans le Lidandisness, au nord, dans l'état qui avait cessé de lui ver­
ser tribut. Il ravage et fait rager feu et fer sur ce pays, où qu'il aille, dévaste
complètement le Sogn jusqu'à la mer, au nord, à Staôr29, à l'exception de
cinq fermes à Laeradalr30. Puis il apprend qu'un grand rassemblement a
eu lieu: les gens du Prandheimr, du Naumudalr, des Raumsdalir et du
Halogaland31 en état de porter les armes se sont réunis en un lieu avec le
jarl Hakon pour se défendre, et il a de telles forces qu'il est impossible de
se battre contre elles avec une armée étrangère.
Le roi Haraldr consulte ses conseillers: il mouillait alors dans les Sôlun­
dir32 et fit le vœu d'aller guerroyer en Islande et d'y venger le poème infa­
mant33 que lui avaient fait subir les gens de ce pays parce que l'intendant

27. C'est le nom de l'actuel fjord d'Oslo.


28. Aujourd'hui Lindesnes.
29. Stad, à la pointe la plus occidentale de la Norvège.
30. Actuel Laerdal.
31. Ce sont les noms de quatre provinces de Norvège: Trondheim, Namdal, Romsdal
et Halogaland.
32. Les îles S0lund0yar, au large de l'embouchure du Sognefjord.
33. La poésie diffamatoire ou niô était un gente fort pratiqué dans le Nord et en parti­
culier en Islande: ses intentions sexuelles en étaient la marque principale. Elle était rigou­
reusement condamnée par les lois.
276 Sagas légendaires islandaises

Byrgir les avait spoliés de leurs biens au mépris des lois et que le roi n'avait
pas voulu compenser ce pillage quand on le lui avait demandé.
Voici comment était tourné ce poème infamant:

1. Quand Haraldr, l'homme du Sud connu pour ses meurtres,


apprit le jeu à semblance de cheval,
l'assassin des Wendes
devint comme une cire
mais le misérable Byrgir
chassé du pays par les landvaettir
figurait sous forme de jument.
Voilà ce que l'on vit34 .

C'était Eyj6lfr Valgerôarson qui avait composé cette strophe quand


son domestique avait vendu sa hache contre un manteau gris et que l'on
avait appris en Islande le déplaisir du roi Haraldr.
Et Eyj6lfr dit cette strophe:

2. On ne vend pas une arme à sa valeur;


il y aura bataille si possible;
nous allons presser le vacarme de Hrôptr
il nous faut rougir les coups.
Nous attendrons le fils de Gormr
au pays des brumes de Gandvikr,
espoir il y a que ce soit
rudè assaut d'armes35 .

Comme il fallait s'y attendre, le roi Haraldr prit le parti dont beaucoup
de sages auraient dit que c'était le mieux venu: il rebroussa chemin jusqu'au
Danemark et y garda son royaume jusqu'au jour de sa mort avec tout hon­
neur et distinction. Pour le jar! Hakon, il garda les tributs, et la Norvège.

34. Cette strophe figure également dans la Heimskringla (6ldfi saga Tryggvasonar, visa
133). Je suis ici les suggestions d'Ôlafur Halldorsson. « Le jeu à semblance de cheval" ren­
voie évidemment à quelque posture sexuelle; les landvaettir sont les esprits tutélaires du
pays; quant à traiter un homme de jument, c'était la pire injure connue. Lessence du niô
consiste à accuser la victime que l'on veut flétrir d'avoir été homosexuel et, plus précisé­
ment, d'avoir joué le rôle d'homosexuel passif
35. Hroptr est un des noms d'Ôôinn; son «vacarme"� la« bataille"· Le« pays des brumes
de Gandvîkr,, fait problème, il peut désigner soit le Danemark, soit la Norvège, soit même,
au prix d'une légère correction, l'Islande. Mais le sens est clair: le poète espère se venger.
Saga des vikings de Jômsborg 277

8.

Commence à présent une autre partie de la saga qui se passe avant celle
que l'on vient de dire, mais une seule bouche ne peut tout dire en même
temps.
On mentionne un homme, appelé Tôki36 ; il vivait au Danemark, dans
le district appelé Fionie. Sa femme s'appelait Pôrvor. Il avait eu trois fils
que l'on mentionnera ici pour cette saga. Laîné s'appelait Âki, et Palnir,
celui qui le suivait en âge. Le plus jeune s'appelait Fjolnir. Il était fils de
concubine37•
Tôki, leur père, était d'âge avancé à cette époque. Un automne, vers les
nuits d'hiver, il tomba malade et en mourut. Peu après, Pôrvor, sa femme,
tomba malade et mourut et tous les biens revinrent alors à Âki et à Palnir,
car c'était à eux de reprendre l'héritage de leur père et de leur mère.
Les choses étant à ce point, Fjolnir s'enquit auprès de ses frères des
biens qu'ils avaient l'intention de lui donner. Ils répondirent qu'ils lui
céderaient le tiers des biens meubles, mais pas de terres, et qu'ils esti­
maient quand même lui faire la part belle. Mais lui, réclama le tiers de
tout le bien.

36. Notre saga est prodigue de noms propres peu communs. T ôki signifie proprement
«fou». Sans entrer dans le détail ici, il est facile de mettre le mot en rapport avec l'alle­
mand Tell, même signification. D'autre part, Palnir, son fils, porte un nom tout à fait
étrange en vieux norois. On a suggéré d'y voir le nom même des Polonais, Palnatoki étant
Pôlina-Toki, le«fou des Polonais» (d'autant que son histoire a bien des rapports avec celle
- de Guillaume Tell ou du Tell allemand, comme on le verra par le prodigieux coup de lance
par lequel il occit le roi). Comme nous verrons que Jomsborg se situait sans doute en ter­
ritoire polonais, comme, d'autre part, toute notre saga va nous mettre constamment
désormais en rapports avec les Slaves (Wendes) notamment en la personne de Bûrislafr, il
n'est simplement pas exclu que le personnage et sa famille soient des Slaves entrés en colli­
sion d'une manière ou d'une autre avec les Danois. De là Toki, «étrange», «étranger».
D'un autre côté, comme nous le verrons, la forteresse circulaire de Jomsborg présente bien
des traits qui l'identifieraient avec quantité de constructions semblables trouvées dans la
très vaste aire d'expansion slave à l'époque où se déroule jômsvikinga saga. Je serais fort
tenté, quant à moi, de voir dans toute l'histoire et de Palnatoki et de la forteresse de Joms­
borg un intéressant effort, de la part de l'auteur islandais, d'acclimatation ou d'adaptation
de tout un fond plus ou moins légendaire né du contact bien plus étroit qu'on n'a su le
dire jusqu'ici entre Germano-Nordiques et Slavr·�.
37. Le concubinage était parfaitement admis dans les mceurs scandinaves anciennes,
l'épouse légitime, reconnaissable au port des clefs à sa ceinture n'en étant nullement offus­
quée puisque c'était elle seule qui gardait tous les droits sur sa maison. C'est pour cela que
les enfants de concubines n'avaient pas droit à l'héritage de leur père, comme le montrera
la suite de la saga. Il entre d'ailleurs dans le nom, fabriqué selon toute vraisemblance, de
Fjolnir, une idée de fourberie, de calomnie.
278 Sagas légendaires islandaises

On a dit de Fjolnir que c'était u11 homme avisé et sagace, et méchant.


Ses frères déclarèrent qu'il n'aurait rien de plus que ce qu'ils avaient offert.
Cela déplut à Fjolnir qui s'en alla dans cet état avec sa part des biens, trou­
ver le roi Haraldr; il se fit homme de la hirô et conseiller du roi.
On a dit d'Aki Tôkason que, de tous les hommes non titrés de ce
temps-là, on tenait qu'il n'avait pas son pareil au royaume de Danemark.
Chaque été, il était en expéditions guerrières et remportait presque tou­
jours la victoire, là où il se rendait.
Fjolnir dit au roi Haraldr qu'on ne le considérerait pas comme
l'unique roi du Danemark, tant qu'Aki Tôkason, son frère, serait en vie.
Et il persuada si bien le roi pour finir que les relations se tendirent entre
Aki et le roi Haraldr. Or Aki avait terre franche en Gautland et était en
très bons termes avec le jarl Ôttarr.
Une fois, il se rendit là-bas à une invitation chez le jarl Ôttarr, il avait
deux bateaux; l'un était un gros dreki, excellent, et l'autre, un snekkja. Il
avait, sur ces bateaux, cent vingt hommes tous bien équipés en habits et
en armes.
On ne mentionne pas qu'il se soit passé quoi que ce fût dans leur
voyage, et Aki reçut de beaux présents du jarl avant qu'ils se quittent.
Ensuite, il s'en alla chez lui au Danemark.
Il faut parler maintenant du roi Haraldr quand il apprit qu'Aki s'était
rendu à cette invitation. C'était pour la raison qu'Aki était tellement
estimé des gens du pays que l'on n'y organisait pas de banquet où il ne fût
invité non moins que le roi, et, à chaque festin, Aki recevait de superbes
cadeaux. Sa popularité s'était tant accrue qu'il n'était pas moins estimé du
peuple que le roi lui-même et qu'il obtenait des propriétés de chacun ce
qu'il voulait.
La raison profonde du voyage d'Aki en Gautland, c'était qu'il
demanda en mariage la fille du jarl: on lui répondit favorablement.
On en vient maintenant au fait qu'Aki prend le chemin du retour, avec
deux bateaux comme on l'a déjà dit. Quand le roi en fut averti, il fit lan­
cer dix bateaux sur lesquels il mit quatre cent quatre-vingts hommes, leur
ordonnant d'aller se mettre en embuscade quand Aki reviendrait du ban­
quet et de le mettre à mort, lui et tous ses compagnons si le sort voulait
que cela réussît.
Ils partirent donc et espionnèrent les allées et venues d'Aki, chose facile
car il n'était pas sur ses gardes.
On raconte alors que lorsqu'Aki arriva sur les côtes de Zélande, au
Danemark, lui et ses hommes plantèrent leurs tentes à terre, sans craindre
pour leur vie. Mais les gens du roi fondirent sur eux à l'improviste avec
l'armée que l'on a déjà mentionnée, ils firent pleuvoir les armes sur eux,
Saga des vikings de jômsborg 279
abattirent leurs tentes alors qu'ils n'étaient pas prêts et les choses entre eux
se terminèrent de telle sorte qu'Âki tomba avec toute sa troupe.
Après cela, ils rebroussèrent chemin jusqu'à ce qu'ils trouvent le roi
Haraldr et lui disent ce qui avait été fait, qu'Âki avait péri ainsi que toute
sa troupe; le roi en fut fort satisfait et dit espérer pouvoir être seul roi du
Danemark, pour ce qui était d'Âki.
Les gens du roi qui avaient tué Aki et sa troupe s'emparèrent en guise
de butin de guerre de toutes leurs armes et de leurs affaires, mais ils remi­
rent au roi Haraldr tout l'argent et, en outre, les deux bateaux qui avaient
appartenu à Âki, le dreki et le snekkja: le roi jeta son dévolu sur tout ce
bien.
On dit que les gens estimèrent alors que Fjolnir, le frère d'Âki, s'y était
fort bien pris, pensant lui avoir fait payer son refus de lui donner les biens
qu'il considérait avoir à reprendre après son père.
On apprit ces nouvelles en Fionie; son frère, Palnir, fut mis au courant
et cela l'affligea tant qu'il se mit au lit, surtout parce qu'il ne voyait pas
comment se venger de celui qui, en vérité, était responsable de l'affaire: le
roi lui-même.
On mentionne pour la saga un homme qui s'appelait Sigurôr, frère
juré de Pâlnir et Âki; c'était un homme sage et riche. Pâlnir prit conseil
auprès de lui sur la façon dont il devait procéder. Sigurôr répondit que ce
qu'il lui conseillait avant tout, c'était de demander en mariage, en son
nom, une femme dont il retirerait grand honneur s'il l'obtenait.
Palnir voulut savoir de quelle femme il s'agissait. « Je vais aller en Gaut­
land, dit Sigurôr, demander en ton nom Ingibjorg, fille du jar! Ôttarr.
- Je crains, dit Palnir, de ne pas obtenir cette femme, mais, certes, je
crois que, si j'obtenais ce parti, ce serait la meilleure façon de remédier à
mes maux.»
La conversation s'arrêta là, Sigurôr se prépara à cette expédition, il
avait un bateau et soixante hommes et s'en alla ensuite jusqu'au Gautland.
Le jar! Ôttar lui fit bon accueil. Sigurôr fit bientôt connaître l'objet de sa
visite et demanda en mariage la fille du jar!, Ingibjorg, de la part de Palnir
Tôkason, déclarant que celui-ci n'était nullement moins avancé, en
quelque domaine que ce fût, que son frère Âki, qu'il ne manquait pas de
richesses en Fionie et qu'il était sur le point de mourir de chagrin lorsque
lui, Sigurôr, avait entrepris ce voyage; ce serait, disait-il, le meilleur
remède à ses maux que d'obtenir ce parti.
Le jar! répondit assez bien à ces propos, disant pourtant qu'il y avait
lieu d'examiner minutieusement une telle affaire, fixer un mariage, qu'il
ne fallait pas se précipiter, mais qu'il paraissait vraisemblable qu'on lui fit
de bonnes conditions pour l'amour d'Âki, son ami et le frère de Palnir.
280 Sagas légendaires islandaises

Nous ne sommes pas capables d-:: dire combien de temps ils débattirent
cette affaire. Mais en conclusion, on dit que le jarl Ôttarr promit sa fille
Ingibjorg pour Palnir.
« Les choses sont ainsi faites, sire, dit Sigurôr, que Palnir n'est pas en
état de venir ici chez vous prendre part au banquet en raison de sa fai­
blesse et de son deuil. Mais il ne manque ni de biens ni de magnificence
pour préparer ce banquet là-bas, en Fionie, aussi voudrions-nous, le
besoin étant urgent, que vous y veniez avec vos gens, aussi nombreux que
vous le déciderez.»
Et le jarl le promit.
Puis Sigurôr s'en alla chez lui et annonça la nouvelle à Palnir.
Ceiui-ci en fut grandement rasséréné et l'on prépara soigneusement le
festin pour le jarl, n'épargnant rien pour qu'il fût magnifique en tous points.
Le jour dit, le jarl ne manqua point à ses engagements et arriva avec
une grande escorte. On célébra superbement les noces et l'on mena Pâlnir
et lngibjorg à la couche nuptiale.
On raconte qu'elle s'endormit bientôt, une fois au lit. Puis elle rêva et,
au réveil, elle dit à Palnir son rêve: «J'ai rêvé, dit-elle, que j'étais ici dans
ce domaine, comme maintenant. J'avais un tissage sur le métier, c'était un
tissage de lin. Il était de couleur grise. Les poids, me semblait-il, étaient
fixés et j'étais en train de tisser: il y avait un peu de toile déjà tissée. Et
alors que je travaillais, un des poids de tension tomba du milieu de la toile
et je le ramassai. Je vis alors que ces poids n'étaient rien d'autre que des
têtes humaines38 . Ayant ramassé cette tête qui s'était détachée, je l'exami­
nai et la reconnus.»
Pâlnir demanda de qui c'était la tête. Elle lui répondit que c'était celle
de Haraldr Gormsson.
« Mieux vaut rêver que pas, dit Palnir.
- C'est bien ce qu'il me semble aussi», dit Ingibjorg.
Ils passèrent à ces noces autant de temps que bon leur sembla.
Après cela, le jarl Ôttarr s'en retourna chez lui en Gautland avec de
bons et honorables présents.
Palnir et lngibjorg s'aimèrent beaucoup et firent bon ménage; peu de
temps après, ils eurent un fils auquel on donna un nom, on l'appela Pâlna­
toki. Il grandit là, en Fionie, et fut de très bonne heure à la fois sage et
populaire. Par ses manières, il ne ressemblait à personne plus qu'à Aki, son
oncle.

38. La ressemblance de ce rêve et de la légende évoquée en détail par la Saga de Njdll le


brûlé, chapitre 157, est frappante. Il s'agit ici, à n'en pas douter, d'une vieille tradition qui
s'exprime, dans la Saga de Njâll, par le magnifique poème Darrailarljôo.
Saga des vikings de }ômsborg 281
Peu de temps après que Palnatoki fut sorti de sa prime enfance, son
père, Palnir, tomba malade et cette maladie lui coûta la vie. Palnatoki
reprit la gestion de tous ses biens, avec sa mère.
On dit de lui qu'il s'en allait guerroyer en été et qu'il fit des ravages en
divers lieux dès que son âge le lui permit.
Un certain été, on mentionne qu'il était encore en expédition viking et
qu'il avait douze bateaux; ils avaient de bons équipages. Au moment où
cela se passait régnait au Pays de Galles un jar! qui s'appelait Stefnir. Il
avait une fille qui s'appelait Ôlof. C'était une femme avisée et populaire,
c'était un excellent parti, chose de grande valeur.
On dit que Palnatoki accosta là avec ses bateaux dans l'intention de
guerroyer dans les états du jar! Stefnir. Ce qu'apprenant, Ôlof prit le parti,
avec Bjorn le Gallois qui était son frère adoptif et son fidèle conseiller,
qu'il ait là terre franche et ne fasse pas de ravages. Palnatoki accepta, avec
toute sa troupe, et ils allèrent au banquet.
Lors de ce festin, Palnatoki demanda en mariage la fille du jar!, il
obtint aisément ce parti, la femme lui fut promise puis aussitôt fiancée, et
elle le resta si peu de temps que leurs noces furent célébrées immédiate­
ment lors de ce banquet. De surcroît, Palnatoki reçut le titre de jar! et la
moitié des états du jar! Stefnir s'il voulait s'établir là. Il aurait le tout après
la mort de Stefnir, car Ôlof était son unique héritière.
Palnatoki passa au Pays de Galles le restant de l'été puis l'hiver. Mais au
printemps, il fit savoir au jar! qu'il irait chez lui au Danemark. Avant de
partir, en été, il dit à Bjorn le Gallois: « Je voudrais, Bjorn, dit-il, que tu
restes ici chez Stefnir, mon beau-père, et t'occupes de gouverner le pays
avec lui, de ma part, car il se met à vieillir fort, et il n'est pas exclu que je ne
revienne pas tout de suite; et si je tardais à revenir et que nous perdions le jar!,
je voudrais que tu aies la garde de tout le royaume jusqu'à ce que je revienne.»
Après quoi Palnatoki s'en va avec Ôlof, sa femme; il fait bon voyage et
il arrive en Fionie au Danemark, chez lui, où il reste un moment.
On le tient maintenant pour le deuxième homme de Danemark, pour
l'importance, la puissance et la sagacité, juste après le roi lui-même.
On relate que le roi parcourait le pays39, invité à des banquets par ses
amis. Palnatoki fit un glorieux festin en l'honneur du roi, alla l'inviter et
le roi accepta, se rendit au banquet avec une grande escorte.

39. C'était la coutume des rois ou des grands chefs de faire le tour de leurs états, pour
une manière d'inspection: les boendr (if bondi*) étaient tenus d'offrir une riche hospita­
lité à leur chef, en signe d'allégeance. Le souvenir de cette institution restera longtemps
vivant dans l'Eriksgata suédoise, ou itinéraire obligé que devait suivre, de ferme en ferme,
le nouveau roi pour y être reconnu de ses sujets.
282 Sagas légendaires islandaises

En cours de route, ils furent pris par le mauvais temps et arrivèrent le


soir chez un paysan qui s'appelait Atli et était surnommé Atli le Noir. Il
avait peu de bien, mais il reçut le roi avec une hospitalité extrême. Sa
fille faisait le service, ce soir-là; elle s'appelait Aesa et était surnommée
Aesa la Couturière; c'était une femme de grande taille, et vaillante. Elle
plut bien au roi, qui dit à son père: « Il est juste de dire qu'on ne saurait
guère recevoir hospitalité meilleure que celle que tu nous as faite ici,
camarade, et fais-nous un cadeau: c'est ta fille Aesa avec son oie.» Le
paysan répond que ce n'est pas à lui, roi, de s'en prendre à une femme
comme sa fille. Mais le roi dit que s'il faisait à son gré, il pourrait espérer
grande amitié en échange.
Et la conclusion de cet entretien fut que le roi Haraldr passa la nuit
avec la fille du paysan.
Le lendemain, le temps s'éclaircit et le roi se prépara de bonne heure à
partir de chez Atli: avant de le quitter, le roi lui fit d'honorables présents,
l'honorant ainsi, lui et sa fille.
Après quoi, le roi va son chemin jusqu'à ce qu'il arrive au banquet qui
a été mentionné précédemment. Le roi y resta longtemps et Palnat6ki
donna ce festin avec magnificence. Quand le roi s'en alla, Palnat6ki lui fit
d'excellents et honorables cadeaux. Le roi les reçut avec plaisir.
Mais vers la fin de l'hiver suivant, on s'aperçut qu'Aesa la Couturière,
la fille du paysan, se mettait à grossir et à s'arrondir et qu'elle devait être
enceinte. Son père eut avec elle un entretien seul à seule et lui demanda
quelle indisposition était cause de cela. Elle dit qu'il n'y avait à blâmer de
cela personne, si ce n'était le roi Haraldr. « Toutefois, je n'ai osé le dire à
personne, hormis toi.
- Oui, dit-il. Il me faut t'estimer d'autant plus que c'est à un homme
plus noble que tu t'en es prise.»
Le temps passa jusqu'à ce qu'elle accouche et elle mit au monde un
garçon, à qui l'on donna un nom: il fut appelé Sveinn et on le surnomma,
d'après sa mère, fils d'Aesa la Couturière.
Or il se trouva que, trois étés après cela, le roi eut de nouveau à se
rendre à un banquet en Fionie. Quand il y fut venu, Palnat6ki dit à Aesa,
qui se trouvait là avec le fils qu'elle attribuait au roi Haraldr: « Tu vas, dit
Palnat6ki, te présenter hardiment au roi au moment où il sera au ban­
quet, à boire, et tu lui parleras ouvertement de ce qui t'importe. Tu vas
aussi amener le petit garçon avec toi et tiendras au roi ces propos-ci:
"]'amène avec moi ce garçon et je déclare que le seul responsable de son
existence, avec moi, n'est autre que toi, roi Haraldr." Et quelle que soit la
façon dont le roi répondra à tes propos, sois hardie en paroles. Pour moi,
je me tiendrai auprès, te seconderai et appuierai ta cause.»
Saga des vikings de jômsborg 283
Elle fit comme il le lui conseillait, et la voilà qui se présente au roi
Haraldr en amenant le petit garçon, et qui dit les paroles mêmes que lui
avait mises en bouche Palnat6ki. Quand elle eut dit ces mots, le roi
répondit aussitôt pour demander qui était cette femme qui se montrait
assez hardie devant le roi pour oser prétendre de telles choses, et il lui
demanda son nom. Elle dit qu'elle s'appelait Aesa et était fille de paysan,
là, au Danemark. Le roi dit: «Tu es une femme bien hardie, et stupide,
dit-il, et ne t'enhardis plus à dire des choses pareilles si tu veux rester en
VIe.»
Palnat6ki dit alors: «Si elle dit cela, sire, dit-il, c'est qu'elle doit estimer
que le besoin en est pressant; ce n'est pas une femme légère ni une pute,
c'est une honnête et excellente femme, quoiqu'elle soit de petite famille et
origine, et nous tenons qu'elle n'a dit que la vérité.»
Le roi dit: «Nous ne nous attendions pas de votre part, Palnat6ki, que
vous nous mêleriez à cette affaire comme nous l'éprouvons à présent.
- Le fait est aussi, dit Palnat6ki, que je n'entamerai pas de dispute
avec vous là-dessus, sire, mais j'agirai en tous points envers ce garçon
comme s'il était ton fils unique. Mais laissons là ce sujet pour le
moment.»
Peu après, le roi se prépara à quitter ce banquet. Palnat6ki fit au roi
des cadeaux, mais il ne voulut ni les accepter ni les prendre. Or Fjolnir,
que l'on a mentionné précédemment dans la saga et qui était frère adop­
tif de Palnat6ki, se trouvait alors avec le roi. Il pria le roi d'accepter ces
honorables cadeaux et de ne pas se compromettre si ouvertement en
cette affaire que de déshonorer ainsi le plus grand des chefs en refusant
d'accepter les plus grands honneurs de sa part, lui qui, naguère, était son
ami le plus cher. Et il tourna de telle sorte ses propos au roi que celui-ci
accepta les cadeaux et les prit. Toutefois, il ne fit point de remerciements
et l'on voyait bien qu'il lui avait fort déplu que Palnat6ki lui eût attribué
ce garçon.
Ils se quittèrent de telle façon qu'ils étaient tout à fait en froid; et
jamais plus leur amitié ne retrouva le même état. Le roi reprit le chemin
de chez lui avec ses gens et Palnat6ki prit Sveinn Haraldsson chez soi
ainsi qu'Aesa, sa mère, car Atli le Noir, père d'Aesa, était mort et presque
tout son bien, dilapidé.
Sveinn grandit là, en Fionie, chez Palnat6ki, qui traita le garçon aussi
bien que si c'eût été son fils, le tenant à honneur en toutes choses. Il l'ai­
mait beaucoup aussi.
On mentionne maintenant que Palnat6ki eut un fils de sa femme
Olof, et qu'il naquit peu après que le roi eut quitté le banquet. Ce gar­
çon fut appelé Âki. Il fut élevé chez son père: lui et Sveinn Haraldsson
284 Sagas légendaires islandaises

furent frères adoptifs. C'est là que Sveinn grandit jusqu'à ce qu'il fut en
âge de quinze hivers.

9.

Et maintenant que ce jeune homme a atteint cet âge, son père adop­
tif, Palnatôki, veut l'envoyer trouver son père, le roi Haraldr, et il
dépêche diligemment vingt hommes avec lui, lui conseillant de pénétrer
dans la halle, de se présenter devant le roi son père, de lui dire qu'il est
son fils, que cela lui plaise ou non, et de lui demander qu'il reconnaisse
sa parenté avec lui.
Il fait comme on le lui a dit, et l'on ne dit rien de son voyage avant
qu'il n'arrive dans la halle devant le roi Haraldr, son père, et lui tienne
tous les propos qu'on lui a conseillés. Cela fait, le roi répond:
« Il me semble découvrir et comprendre, à t'entendre parler, dit-il,
qu'on ne doit pas mentir sur tes origines maternelles, car j'ai l'impression
que tu dois être un très grand idiot et un fou, en quoi tu n'es pas différent
d'Aesa la Couturière, ta mère.»
Alors, Sveinn répond: « Si tu ne veux pas reconnaître ta parenté avec
moi, je veux vous prier de nous fournir trois bateaux avec leur équipage;
cela n'a rien d'excessif étant donné que je suis certain que tu es mon
père. Et Pâlnatôki, mon père adoptif, me fournira sûrement une aide
comparable et des bateaux qui ne seront pas plus petits que ceux que tu
me donneras.»
Le roi répond: «J'ai le sentiment qu'en faisant ce que tu demandes, je
te paie pour que tu déguerpisses. Et ne reparais jamais plus à ma vue.»
On rapporte, sur ce sujet, que le roi Haraldr remet à Sveinn trois
bateaux et cent vingt hommes, les uns et les autres, bateaux et troupe, de
piètre qualité. Après quoi Sveinn s'en va jusqu'à ce qu'il retrouve Pâlna­
tôki, son père adoptif, et lui rapporte en détail sa conversation avec son
père. Pâlnatôki répond:
« Il fallait s'attendre à cela, dit-il, et pas à mieux.» Puis Pâlnatôki remet
à Sveinn trois excellents bateaux et cent vingt hommes, une troupe d'élite.
Ensuite, il le conseille sur la façon de procéder. Et avant qu'ils se quittent,
il lui dit:
« Maintenant, tu vas essayer de guerroyer cet été avec la troupe que
l'on t'a donnée. Mais je voudrais te conseiller de ne pas t'en aller guer­
royer plus loin qu'ici, au Danemark, dans le royaume de ton père, en des
régions assez éloignées de lui, et fais-y tout le mal que tu pourras:
dévaste le pays, brûle et consume par le feu tout ce dont tu pourras t'em-
Saga des vikings de ]6msborg 285
parer et que cela dure tout l'été. Cet hiver, reviens me voir et réside ici,
toi et ta troupe. »
Puis ils se quittent, Sveinn s'en va avec sa troupe et fait constamment
en toutes choses comme son père adoptif le lui a conseillé, commettant
grands méfaits dans les états du roi son père, et cela provoque force récri­
minations chez les manànts qui sont l'objet de ses hostilités et attaques,
car il ne leur épargne ni feu ni fer.
Cela s'apprend bientôt et vient aux oreilles du roi qui trouve mauvais
de lui avoir fourni les moyens de ces hostilités et attaques et déclare qu'il
faut qu'il tienne cela de sa mère s'il a entrepris de commettre ces abomi­
nations.
Cet été-là se passe. Lhiver venu, Sveinn prend le chemin de la maison
jusqu'à ce qu'il arrive en Fionie chez Pâlnatoki, son père adoptit: ayant
amassé beaucoup d'argent pendant l'été.
Avant d'arriver chez eux, ils essuient une violente tempête et tous les
bateaux que son père lui avait remis sont mis en pièces, leurs équipages,
perdus. Puis Sveinn fait voile jusqu'en Fionie comme on le lui a dit et il y
passe l'hiver en grand honneur avec ce qui reste de sa troupe.

10.

Il faut raconter que, lorsque vint le printemps, Palnatoki vint de nou­


veau parler à son fils adoptif pour lui demander d'aller encore une fois
trouver le roi Haraldr, son père, le prier de lui fournir six bateaux avec
leurs équipages complets - « et prends bien soin de lui parler mal en
toutes choses pour ce que tu lui demanderas, parle hardiment en tous
points. »
Sveinn s'en alla donc trouver son père et lui réclama six bateaux avec
leurs équipages, parlant mal en toutes choses, comme Palnatoki le lui
avait conseillé. Le roi Haraldr dit:
«C'est uniquement pour faire le mal, il me semble, que tu as eu cette
troupe que je t'ai fournie l'été dernier, tu es d'une formidable hardiesse,
d'oser me réclamer encore des troupes après avoir fait montre d'une telle
méchanceté. »
Sveinn dit: «Je ne partirai pas d'ici que vous ne nous ayez fourni ce que
nous exigeons. Et s'il n'y a pas moyen, Palnatoki, mon père adoptif, me
fournira des troupes et je m'en vais guerroyer contre tes propres hommes et
je n'épargnerai rien pour leur faire autant de mal que j'en serai capable. »
Alors, le roi dit: « Prends six bateaux et deux cent quarante hommes,
dit-il, et ne reparais jamais plus à ma vue.»
286 Sagas légendaires islandaises

Et donc, Sveinn s'en va dans -::et état trouver Pâlnatoki, son père
adoptif, et lui dit tout ce qui s'est passé avec son père. Et de nouveau,
Pâlnatôki lui fournit une aide identique à celle de son père. Il le conseille
encore: Sveinn a maintenant douze bateaux et quatre cent quatre-vingts
hommes.
Avant que le père et le fils adoptifs se quittent, Pâlnatoki dit:
«Tu vas t'en aller guerroyer maintenant, mais pas au même endroit
que l'été dernier. Toutefois, tu vas encore faire des ravages chez les
Danois et harcèle-les d'autant plus rudement que l'été dernier que tu as
maintenant des forces et plus nombreuses et meilleures qu'alors. Ne leur
laisse aucun répit de tout l'été. Cet hiver, viens ici en Fionie et reste ici
chez moi.»
Le père et le fils adoptifs se quittent alors pour cette fois et Sveinn et
sa troupe ravagent le pays en divers endroits. Il guerroie à la fois en
Zélande et en Halland avec une telle véhémence, cet été-là, que l'on peut
dire qu'il guerroie nuit et jour, ne laissant aucun répit aux états du roi de
Danemark cet été-là. Il tue maint homme et incendie maint district pen­
dant l'été.
On apprend un peu partout ces nouvelles: que la guerre fait rage dans
le pays. Mais on a beau en parler devant lui, le roi n'en a cure et laisse
faire le sort.
Vers la fin de l'automne, Sveinn s'en va en Fionie chez Pâlnatoki son
père adoptif. Cette fois, il ne perd pas de troupes au cours du voyage,
comme l'été précédent. Il passe l'hiver chez son père adoptif avec toute
sa troupe.

Il.

Au printemps, de nouveau, il se fait que Pâlnatoki vient parler à son


fils adoptif et lui dit: «Tu vas maintenant préparer tous tes bateaux et
aller trouver ton père avec toute ta troupe complètement équipée. Tu vas
te présenter à lui, lui dire qu'il te fournisse douze bateaux avec tous leurs
équipages et si l'on n'obtient pas cela de lui, offre-lui bataille sur le
champ avec les troupes que tu as. Sois envers lui plus féroce de propos
que pma1s.»
Sveinn fait donc comme Pâlnatoki le lui conseille et s'en va avec toutes
ses troupes jusqu'à ce qu'il rencontre son père, le roi Haraldr, et exige de
lui ce que son père adoptif lui a conseillé. Cela fait, le roi répond:
« Tu es si impudent, dit-il, que je ne connais guère ton pareil, toi qui
oses venir me trouver, bandit et voleur comme tu es, et je considère que tu
Saga des vikings de jômsborg 287
es le pire des hommes, dans la mesure où tu peux en décider toi-même. Et
ce n'est pas la peine d'envisager que je reconnaisse ma parenté avec toi car
je sais qu'à coup sûr, tu n'es pas de ma famille.»
Sveinn dit: « Assurément, je suis ton fils, dit-il, et notre parenté est
véridique, mais ce n'est pas pour cela que je t'épargnerai et si tu ne
consens pas à ce que j'exige de toi, nous allons en découdre entre nous,
nous allons nous battre ici même, tout de suite, et tu ne parviendras pas à
te dérober. »
Le roi répond: « Tu es un fauteur de désordre, dit-il, et tu as un tel
caractère que tu ne devrais pas être d'insignifiante origine. Tu vas avoir ce
que tu demandes et puis, sors de mon royaume, va-t'en dans d'autres pays
et ne reviens jamais plus ici tant que je vivrai.»
Sveinn s'en va donc avec vingt-quatre bateaux. Il va jusqu'à ce qu'il
arrive en Fionie chez Pâlnat6ki, son père adoptif, et tous ses bateaux
étaient bien pourvus en équipages. Pâlnat6ki fait bel accueil à son fils
adoptif - « et il me semble que tu as tiré bon parti, dit-il, des conseils que
je t'ai donnés. Nous allons discuter tous les deux de ce qu'il y a de plus
judicieux à faire. Tu vas t'en aller cet été et tu es libre de ravager tout le
Danemark, hormis ici en Fionie où j'ai terre franche. Toi aussi, tu auras
terre franche ici.»
Lorsque cela se passe, Sveinn a dix-huit hivers. Pâlnat6ki fait savoir
qu'il a l'intention de quitter le pays en été et d'aller au Pays de Galles
trouver le jarl Stefnir, son beau-père, et qu'il aura douze bateaux - « pour
toi, Sveinn, dit-il, fais en tous points comme je te l'ai conseillé. J'irai te
retrouver vers la fin de l'été avec une grande troupe, car je soupçonne
que l'on va lever une armée contre toi cet été, le roi ne tolérera plus que
tu t'en prennes à son royaume et donc, je te prêterai main forte. Mais
prends bien garde de ne pas t'enfuir même si l'on dépêche une armée
contre toi, livre-leur bataille quand bien même il y aurait quelque diffé­
rence de nombre.»
Pâlnat6ki et Sveinn se quittent donc, chacun d'eux va son chemin, ils
partent tous deux en même temps et Pâlnat6ki se rend au Pays de Galles.
Pour Sveinn, il agit comme on le lui a conseillé: harcèle une nouvelle fois,
nuit et jour, le royaume de son père en divers endroits. Les gens prennent
la fuite et vont trouver le roi, se jugeant brimés, pour lui dire leurs ennuis
et lui demander de trouver promptement un expédient.
Le roi estime à présent que les choses ne peuvent plus durer ainsi, il a
longtemps fait à Sveinn un sort qu'il ne supporterait pas d'autres. Il fait
équiper cinquante bateaux et s'en va lui-même avec cette troupe dans l'in­
tention de tuer Sveinn et tous ses hommes.
Vers la fin de l'automne, le roi Haraldr et Sveinn se rencontrent tard le
288 Sagas légendaires islandaises

soir près de Borgundarhôlmr40, chacun apercevant l'autre. Mais la soirée


est si avancée qu'on n'y voit pas assez clair pour se battre et qu'ils mettent
leurs bateaux au mouillage.
Le lendemain, ils se battent tout le jour jusqu'à la nuit: dix bateaux du
roi Haraldr ont alors été mis hors d'état de combattre, et douze de Sveinn,
mais l'un et l'autre sont encore en vie et Sveinn embosse ses bateaux au
fond de la crique le soir. Mais le roi Haraldr et ses gens attachent leurs
bateaux l'un à l'autre en travers de la baie, à son embouchure, et
mouillent étrave contre étrave, faisant en sorte que Sveinn soit enfermé
dans la crique. Ils pensent qu'il ne parviendra pas à faire sortir ses bateaux,
pour le cas où il voudrait essayer.
Le lendemain matin, ils ont l'intention de les attaquer, de les tuer tous
autant qu'ils sont et de mettre Sveinn à mort.
Et le soir même où les événements prenaient une telle tournure, Pâlna­
t6ki arrive de l'ouest, du Pays de Galles, accoste en Danemark avec vingt­
quatre bateaux. Il mouille sous le cap, de l'autre côté de la baie, et fait
monter les tentes sur ses bateaux. Cela fait, il débarque et monte à terre
tout seul, son arc et son carquois sur le dos.
Il se trouve, d'autre part, que le roi Haraldr monte à terre avec
quelques hommes. Ils vont dans une forêt, y font un feu et s'y chauffent.
Ils s'assoient tous ensemble sur un arbre abattu, il fait nuit noire.
Pâlnatôki monte jusqu'à cette forêt, en face de l'endroit où le roi se
chauffe près du feu, et demeure là un moment.
D'autre part, le roi se chauffe près du feu, se rôtit les côtes, ayant
enlevé ses vêtements. Il se tient sur les genoux et sur les coudes et se
penche très fort tout en se réchauffant. Il se chauffe aussi les épaules, ce
qui fait pointer fort en l'air le royal croupion.
Pâlnat6ki entend distinctement leurs voix, il reconnaît clairement celle
de Fjolnir, son frère adoptif.
Alors, il met une flèche à son arc et tire sur le roi, et la plupart des doctes
gens disent que la flèche vola tout droit dans le postérieur du roi, traversa
le roi de part en part pour ressortir par la bouche, et qu'il tomba aussitôt
par terre, mort, comme on pouvait s'y attendre. Ses compagnons voient ce
qui s'est passé, et tout le monde trouve que c'est très grande merveille.
Alors Fjolnir prend la parole et dit que c'est là bien grande malchance
pour l'homme qui a fait et résolu cela - « et la façon dont cela s'est produit
est bien la plus extraordinaire des choses.

40. Borgundarholmr est l'île de Bornholm, possession danoise au sud de la Suède, dont
on fait souvent le point de départ des Burgondes qui ont donné leur nom à notre Bour­
gogne.
Saga des vikings de }ômsborg 289
- Mais que faire à présent?» disent-ils. Tous s'en remettent à Fjolnir,
car c'était le plus sage d'entre eux et le plus estimé.
On raconte que Fjolnir alla à l'endroit où gisait le roi et enleva la flèche
du lieu où elle s'était arrêtée, puis examina comment elle était faite. Or la
flèche était facile à reconnaître, car elle était enveloppée d'un treillis d'or.
Puis Fjolnir dit aux geris qui étaient là: «Avant tout, mon avis, dit-il, est
que nous fassions tous la même relation de cet événement. Il me semble
que la seule chose à dire est qu'il a été transpercé d'une flèche dans la
bataille d'hier, car ce serait la pire honte et le plus grand déshonneur pour
nous qui avons assisté à cet événement, étant donné la façon étonnante
dont cela s'est produit, que de le révéler au public.»
Ils s'y engagèrent par serments et firent tous la même relation, comme
ils en étaient convenus entre eux.
Pour Palnatôki, il retourna à ses bateaux aussitôt après cette action,
convoqua vingt de ses hommes et déclara qu'il voulait aller trouver
Sveinn, son fils adoptif.
Donc ils quittent les bateaux, traversent le cap, rencontrent là les gens
de Sveinn pendant la nuit et discutent entre eux du parti à prendre. Palna­
tôki déclare avoir entendu le roi Haraldr dire qu'il avait l'intention de les
attaquer dès qu'il ferait assez clair pour se battre, le lendemain matin.
«Mais je ferai ce que je t'ai promis puisque me voici venu, je t'aiderai de
tout mon pouvoir et nous aurons tous deux le même sort.»
Dans la troupe de Sveinn et de Palnatôki, nul ne savait encore que le
roi avait péri, hormis Palnatôki lui-même qui fit comme si de rien n'était
et ne le dit à personne. Sveinn prit la parole et dit à son père adoptif: «Je
voudrais te demander, père adoptif, dit-il, de chercher un parti qui nous
soit utile, au point où nous en sommes». Palnatôki dit: « Il n'y a pas à
hésiter sur le parti à prendre: nous allons monter sur vos bateaux, puis
nous les détacherons et lierons l'ancre devant la proue de chaque bateau.
Nous allumerons une lanterne sous les tentes, car il fait nuit noire. Puis
nous allons ramer le plus ferme possible vers le large contre la flotte du
roi, car il me déplaît que le roi Haraldr nous accule ici dans le fond de
cette crique demain matin et nous tue.»
Ils font donc les préparatifs qu'avait conseillés Palnatôki et rament de
toutes leurs forces en plein travers de la flotte. Le résultat fut que trois
snekkja furent coulés sous leur attaque et seuls s'en tirèrent les hommes
qui savaient nager. Palnatôki et les siens ramèrent ensuite vers le large,
tous leurs bateaux en même temps jusqu'à ce qu'ils arrivent à la flotte de
Palnatôki qu'il avait amenée là.
Le lendemain matin, dès qu'il fit assez clair pour se battre, ils attaquè­
rent les hommes du roi et apprirent alors que le roi était mort. Palnatôki
290 Sagas légendaires islandaises

dit alors: « Nous allons vous donner le choix entre deux choses, prenez
celle que vous voudrez: ou bien vous allez nous livrer bataille et com­
battre, et que le sort décide qui gagnera, ou bien que tous les hommes du
roi Haraldr jurent allégeance à Sveinn, mon fils adoptif, et le prennent
pour roi de tout le Danemark.»
Les hommes du roi tinrent conseil et furent tous parfaitement d'accord
pour prendre Sveinn pour roi et ne pas se battre. Puis ils allèrent à Pâlna­
tôki, lui dirent ce qu'ils avaient choisi et tous ceux qui étaient là jurèrent
allégeance à Sveinn.
Ensuite, Pâlnatôki et Sveinn s'en allèrent ensemble par tout le Dane­
mark. Où qu'ils arrivèrent, Palnatôki fit convoquer le ping local et ils
n'eurent de cesse que Sveinn fût choisi pour roi de tout le Danemark et
reprit tous les pouvoirs du roi des Danois41 .
Après que Sveinn fut devenu roi, on estima qu'il était tenu, comme
tous les autres rois, de faire un festin de funérailles en l'honneur de son
père, avant les trois prochaines nuits d'hiver42. Il avait donc l'intention de
donner ce festin tout de suite sans attendre davantage. Il invita en premier
lieu à ce festin de funérailles son père adoptif, Palnatôki, et les gens de
Fionie, ses parents et amis. Mais à cela, Pâlnat6ki répondit qu'il ne pour­
rait pas régler ses affaires avant les prochaines nuits d'hiver et venir à cette
invitation. « Il m'est revenu aux oreilles, dit-il, chose qui me paraît d'im­
portance, que mon beau-père Stefnir, jarl du Pays de Galles, serait mort,
et il faut que j'aille d'urgence là-bas, car j'ai à reprendre son royaume
après sa mort.»
Et puisque Palnatôki estimait ne pas pouvoir venir au festin de funé­
railles, le roi annula les préparatifs, car, pour rien au monde, il ne voulait
que son père adoptif en fût exclu.

12. De Pdlnatoki

Palnatôki quitta donc le pays en automne avec ses bateaux. Avant de


partir, il confia la gestion de ses domaines en Fionie et de tout ce qu'il y
possédait à son fils Âki, recommandant au roi Sveinn de prendre soin de

41. Une scolie d'AM 291 donne cet ajout intéressant: «Le cadavre du roi Haraldr fut
transporté à Roskilde et enterré là. Il avait alors été roi des Danois 47 hivers après le roi
Gorn1r son père.» Un bref fragment ajouté à jômsvikinga saga dans le Flateyjarbôk note, à
propos de Sveinn Barbe fourchue, qu'il « mourut en Angleterre, et les Danois transportè­
rent son corps au Danemark et l'enterrèrent à Roskilde près de son père».
42. Voir vetrn&tr*.
Saga des vikings de }omsborg 291

lui, avant qu'ils se quittent: le roi promit à Pâlnatôki d'assister Aki de son
mieux - et c'est ce qu'il fit.
Puis Palnatôki s'en alla et arriva au Pays de Galles où il reprit les pou­
voirs qu'avait eus Stefnir, son beau-père, ainsi que Bjorn le Gallois, et l'an­
née suivante s'écoula.
Lété suivant, le roi Sveinn envoya un message en Pays de Galles pour
que Palnatôki vienne à son banquet avec autant de monde qu'il le vou­
drait, car le roi voulait célébrer le festin de funérailles de son père. Les
messagers du roi étaient douze en tout et il s'en fallut de peu que Pâlna­
tôki se préparât à partir. Il répondit pour remercier le roi de son invita­
tion, « mais les choses sont ainsi faites que je souffre de quelque maladie et
j'estime ne pas être en état de faire le voyage dans l'état présent des choses.
Il s'y ajoute que je dois m'occuper ici de beaucoup trop d'affaires impor­
tantes cette saison pour pouvoir les laisser en l'occurrence. »
Il se déroba donc à faire ce voyage, de toutes les façons, et les hommes
du roi retournèrent chez eux rendre compte. Dès qu'ils furent partis, tous
ses malaises abandonnèrent Pâlnatôki.
Le roi fit donc surseoir à son banquet de funérailles cet automne-là, et
l'hiver, puis l'été s'écoulèrent.
Or on en était arrivé au point que l'on ne pouvait plus tenir Sveinn
pour un roi recevable s'il ne célébrait pas le banquet de funérailles de son
père avant les troisièmes nuits d'hiver, et le roi ne voulait certes pas y man­
quer. Il envoya donc les mêmes douze hommes trouver Pâlnatôki, son
père adoptif, pour l'inviter une fois encore au banquet, disant qu'il se
fâcherait fort contre lui s'il ne venait pas. Pâlnatôki répondit aux messa­
gers du roi pour leur demander de retourner chez eux, dire au roi qu'il
fasse du mieux qu'il le pourra tous les préparatifs de ce banquet afin qu'il
soit des plus magnifiques. Et il déclara qu'il irait à ce banquet de funé­
railles, cet automne.
Les messagers revinrent donc dire au roi le résultat de leur mission:
que l'on espérait la venue de Pâlnatôki; le roi fit des préparatifs pour le
banquet, tout ce qu'il fallait devait être en tous points magnifique, tant
par l'approvisionnement que par le nombre d'invités. Maintenant, tout
est prêt et les invités sont arrivés. Pâlnatôki n'était pas venu. Le jour était
fort avancé et, finalement, on se rendit au banquet le soir et l'on assigna
des sièges aux gens dans la halle.
On raconte que le roi laissa une place libre dans le haut siège, et des
sièges vacants pour cent vingt hommes sur le banc inférieur, à partir du
haut siège, destinant ces places à son père adoptif Pâlnatôki et à son
escorte. Lorsque l'on eut estimé que Pâlnatôki tardait bien à venir, on se
mit à boire.
292 Sagas légendaires islandaises

Il faut dire maintenant, de Palnatôki, qu'il se prépare à partir de chez


lui avec Bjorn le Gallois: ils emmènent trois bateaux et cent vingt
hommes; il y avait moitié de Danois et moitié de Gallois dans cette
troupe. Puis ils vont jusqu'à ce qu'ils arrivent au Danemark. Le soir
même, ils arrivèrent aux débarcadères du roi Sveinn et mouillèrent leurs
bateaux à l'endroit qui leur parut le plus profond. Le temps était excellent
ce soir-là. Ils disposèrent leurs bateaux de telle sorte qu'ils tournèrent les
proues vers le large et posèrent toutes les rames sur les tolets afin de pou­
voir souquer au plus vite s'il leur fallait faire diligence.
Puis ils montent à terre et vont leur chemin jusqu'à ce qu'ils arrivent
chez le roi: tout le monde est en train de boire lorsqu'ils arrivent, c'est le
premier soir du festin. Palnatôki entre donc dans la halle et tous les siens
après lui. Il s'avance vers l'intérieur, se présente au roi et le salue bien; le
roi fait bon accueil à ses propos et lui indique un siège ainsi qu'à eux tous.
Ils s'assoient donc au banquet et sont fort joyeux. Alors qu'ils y sont
depuis un moment, on relate que Fjolnir se tourne vers le roi et lui parle
quelques instants à voix basse. Le roi change de couleur, il devient tout
rouge et congestionné. On mentionne un homme, Arnoddr, c'était
l'écuyer du roi et il se tenait devant sa table. Fjolnir lui remet une flèche
en lui disant de la porter devant chacun des hommes qui se trouvent
dans la halle jusqu'à ce que quelqu'un reconnaisse qu'elle lui appartient.
Arnoddr s'exécute.
Il s'avance donc d'abord vers le fond de la halle à partir du trône du roi
et présente cette flèche à chaque homme: aucun ne la reconnaît pour
sienne. Il revient donc vers la porte, de l'autre côté du trône jusqu'à ce qu'il
arrive devant Palnatôki et lui demande s'il connaît cette flèche. Palnatôki
répond: « Pourquoi ne connaîtrais-je pas ma flèche? Donne-la moi, dit-il,
car elle est à moi.» Le silence s'est fait dans la halle, on écoutait s'il y aurait
quelqu'un pour s'attribuer la flèche.
Alors, le roi prend la parole et dit: « Dis-moi, Palnatôki, dit-il, quand
as-tu décoché cette flèche pour la dernière fois?»
Palnatôki répond: « Souvent, j'ai été complaisant envers toi, fils adop­
tif, et si tu estimes que ton honneur s'accroîtra à me voir te le dire devant
tout le monde plutôt qu'en petit comité, je te l'accorderai: elle est partie de
la corde de mon arc, ô roi, dit-il, quand j'ai tiré dans le cul de ton père et
elle l'a transpercé de part en part si bien qu'elle est ressortie par la bouche.
- Tout le monde debout! dit le roi, emparez-vous de Palnatôki et de
ses compagnons et tuez-les tous, car c'en est fini à présent de toute amitié
et de toutes bonnes relations entre nous.»
Voilà tous les hommes qui se lèvent d'un bond dans la halle, un calme
parfait ne règne pas. Palnatôki parvient à dégainer son épée et fait en sorte
Saga des vikings de jdmsborg 293

que la première chose qu'il fasse soit d'asséner un horion à Fjolnir, son
parent: il le fend en deux à partir des épaules. Mais Palnatôki a tant
d'amis dans la hirô que nul ne veut porter les armes contre lui et qu'ils
parviennent à sortir tous, hormis un Gallois de la troupe de Bjorn.
Quand ils furent sortis et que l'on dit qu'il manquait un homme de la
troupe de Bjorn, Palnai:ôki dit qu'il ne fallait pas s'attendre à moins que
cela, « et descendons au plus vite à nos bateaux, car il n'y a rien d'autre à
faire pour le moment. »
Bjorn répond: «Tu n'abandonnerais pas ainsi ton homme, dit-il, si tu
avais mon lot et ce n'est pas ce que je ferai non plus», dit-il. Et il fait
demi-tour, rentre aussitôt dans la halle: une fois rentré, il voit que les
hommes du roi jetaient le Gallois en l'air, l'ayant presque mis en pièces,
pour ainsi dire. Bjorn s'en aperçoit, parvient à le saisir, le jette sur ses
épaules puis sort en courant.
Ils descendent donc jusqu'à leurs bateaux. Bjorn avait fait cela pour la
gloire avant tout, car il savait bien que l'homme devait être mort - et
d'ailleurs, l'homme avait péri - et Bjorn l'avait emporté. Ils coururent jus­
qu'à leurs bateaux et se mirent aussitôt aux rames. C'était au plus noir de
la nuit, par temps calme, et c'est ainsi que Palnatôki et Bjorn parvinrent à
s'échapper, ne s'arrêtant nulle part qu'ils ne fussent arrivés chez eux au
Pays de Galles.
Le roi Sveinn s'en va à la halle avec toute sa troupe, n'ayant pu faire ce
qu'ils voulaient, extrêmement mécontents de leur lot. Ils célèbrent ensuite
le festin de funérailles, après quoi chacun rentre chez soi.

13. Mort d'Olof

On dit que l'été suivant, Ôlof, femme de Palnatôki, tomba malade et


cette maladie la mena à la mort. Après son décès, Palnatôki ne se plut pas
en Pays de Galles et il institua Bjorn le Gallois pour garder ce royaume. Il
équipa trente bateaux pour quitter le pays, dans l'intention d'entre­
prendre des expéditions vikings et de guerroyer. Il quitta le pays dès que
son expédition fut prête et ravagea cet été-là l'Écosse et l'Irlande, faisant
un grand butin et acquérant grande gloire dans ces expéditions guerrières.
Il s'adonna à cette activité douze étés de suite et cela lui rapporta
grands biens et honneurs. Alors qu'il était dans ces expéditions guerrières,
il s'en alla un été en Vindland43 , dans l'intention d'y faire des ravages: il
avait capturé dix bateaux, ce qui lui en faisait quarante.

43. Le Vindland désigne les territoires occupés par les Slaves ou Wendes. La portion de
294 Sagas légendaires islandaises

Le roi qui régnait là en ce temps-là s'appelait Burizlâfur44 et cette expé­


dition lui déplut parce qu'on disait de Pâlnat6ki qu'il remportait presque
toujours la victoire, là où il guerroyait, et que c'était le plus célèbre des
vikings en ce temps-là. On estimait que c'était le plus sage et le plus sagace
des hommes et qu'il accablait la plupart.
Et à peine Pâlnat6ki avait-il touché terre que Burizlafur, ayant eu vent
de sa venue et de ses intentions, lui envoya des hommes l'inviter chez lui,
déclarant vouloir vivre en paix et en amitié avec lui; s'ajoutait à cette invi­
tation qu'il offrait de lui donner un fylki ou un état dans son pays, qui
s'appelle J6m45, pour qu'il s'y établisse; surtout, il lui donnait cet état

territoire dont il est question ici doit s'appliquer au littoral méridional de la Baltique,
actuels Mecklembourg et Poméranie.
44. Que l'on sache, Haraldr blati.inn n'est jamais allé ni en Angleterre ni en france. En
revanche, il a beaucoup guerroyé dans la Balcique, certainement pour protéger le com­
merce des Danois, et il s'est assuré de bons rapports avec les Slaves en épousant T6fa, la
fille du roi Wende Mistivoi. Aucune source islandaise ne mentionne cette union, mais
nous en avons un témoin sûr avec la pierre runique de l'église de S0nder-Vissing, en Jut­
land: «A fait faire ce tumulus à la mémoire de sa mère, T6fa, fille de Mistiwi, femme de
Haraldr Gormsson le bon. » Ce Mistivoi pourrait être le roi des Abodrites (autre peuplade
slave) qui incendia Hambourg en 983. Thietmar de Merseburg donne pour femme à
Haraldr une princesse slave également, mais Adam de Brême la nomme Gunnhildr, et
Saxo Grammaticus, une princesse suédoise, Gyrillr, fille de Styrbji.irn: il est hautement
probable que Haraldr a eu plusieurs femmes, en sorte que toutes ces sources ne sont pas
nécessairement contradictoires.
Quant à Bûrizlafr (Bûrizleifr) il renvoie évidemment à Boleslav (qui régna de 992 à
1025). Mais c'est Mieszko, duc de Pologne, qui régnait entre 964 et 992, époque où sont
censés se dérouler les faits ici rapportés. Lauteur confond donc, et peut-être aussi avec
Boleslav Bouche torse qui fit alliance avec Niels de Danemark en 1130 ! De toute manière,
l'erreur est patente, ce qui ne signifie pas que les étroites relations entre les personnages de
notre saga et le monde slave, déjà signalés, soient controuvées.
45. Une chose est certaine, ce n'est pas Palnat6ki, même si on tient à lui conférer une
existence historique, qui a fait édifier la forteresse de J6msborg, mais bien Haraldr Gorms­
son. Les sources, là-dessus, concordent. Un manuscrit islandais, la Fagrskinna, dit: « Le roi
Haraldr Gormsson guerroya en Vindland et y fit faire une grande forteresse qui s'appelle
J6mi et l'on appelle depuis cette forteresse J6msborg. » La Knytlinga saga confirme:
«Haraldr Gormsson [ ...] s'appropria le Holstein en Saxe et posséda une vaste province
(jarlsriki) en Vindland; il y fic faire J6msborg et y installa une grande armée. » Malgré les
réticences de nombreux savants, il ne paraît pas invraisemblable qu'une place fortifiée ou
non, un gros centre commercial, se soit trouvé à l'embouchure de !'Oder, près de l'actuelle
ville de Wollin. Des fouilles qui y ont été pratiquées ont mis au jour des ruines de fortifi­
cations que l'on date d'environ 950, et l'archéologie n'a pas eu de peine d'y relever des
traces de passage des Danois. Adam de Brême évoque également une « forteresse slave »
appelée Jumne, qu'il situe à l'embouchure de !'Oder également: « Cette forteresse est sans
aucun doute la plus grande de toutes les villes d'Europe; ce sont les Slaves qui l'habitent,
mais des gens d'autres nations, <les Grecs et des barbares qui s'y transportent, ont la per­
mission d'y habiter avec les mêmes droits que les autres, surtout s'ils n'y célèbrent pas
Saga des vikings de jômsborg 295

pour qu'il s'engage à défendre le pays et le royaume avec le roi. Et Pâlna­


tôki accepta ainsi que tous ses hommes, à ce que l'on dit.
Et là, il fait faire promptement dans ses états une grande et solide for­
teresse46 maritime, que l'on a appelée ensuite Jômsborg47• Il fit faire là
aussi un port dans cette forteresse, où pouvaient mouiller trois cent vingt

publiquement le sacrifice chrétien tant qu'ils y résident, car tout le monde y est encore
complètement aveuglé par l'hérésie païenne. [ ...] En cette ville il y a abondance de mar­
chandises de toutes les nations du Nord, et l'on y trouve toutes les délices et tous les plai­
sirs.» loue tend en effet à prouver que ce lieu a été d'abord, sinon continuellement, une
vaste place marchande. Ce qu'en dit Jômsvikinga saga ne saurait s'y appliquer. Que
Haraldr ait voulu y entretenir une défense territoriale est vraisemblable, ne serait-ce que
pour protéger les commerçants danois. Mais pas trace de forteresse.
46. En revanche, nous connaissons bien un certain nombre de forteresses vikings dont
certaines datent effectivement de l'époque où sont censés se passer les événements de Jôms­
vikinga saga. On en connaît trois: Trelleborg, en Sjaelland, Aggersborg et Fyrkat en Jut­
land et, à l'état de ruines seulement, Nonnebakken en Fionie. Leurs dimensions varient
(leur diamètre va de 137 m à Trelleborg à 240 m à Aggersborg), mais elles ont des caracté­
ristiques communes: elles consistent en une enceinte circulaire de terre levée recouverte de
bois à l'intérieur comme à l'extérieur. Un profond fossé sec en V protège l'enceinte aux
endroits où le terrain ne constitue pas de défense naturelle. Cette enceinte est percée aux
quatre points cardinaux d'entrées sous forme de tunnels. De ces entrées partent deux rues
perpendiculaires qui découpent donc l'intérieur en quatre secteurs identiques chacun
occupé par quatre maisons à angle droit, dessinant ainsi une sorte de carré. Ces maisons
sont en bois et comportent chacune, avec leurs murs obliques et leur toiture en forme de
bateau renversé, une vaste salle centrale flanquée à chaque extrémité de deux salles plus
petites. On ne sait d'où elles tirent leur origine: on a cru longtemps qu'il fallait la chercher
dans le monde romain, arabe ou même byzantin (les mesures coïncidant à peu près avec
les unités de longueur byzantines) mais les recherches les plus récentes tendraient vers une
-origine frisonne, voire slave. Il est évidemment tentant d'y voir des manières de casernes
qui auraient servi de camps d'entraînement pour une milice permanente (une sorte d'ar­
mée de métier à la disposition des rois danois) ou pour les armées de Sveinn Barbe four­
chue ou de Knûtr le Grand se préparant aux grands raids sur l'Angleterre. Toutefois, la
présence, dans le voisinage immédiat, de tombes qui contiennent force cadavres de
femmes et d'enfants tendrait plutôt à nous y faire voir des sortes de places marchandes for­
tifiées. Toutes ces fortifications datent de la fin du xe siècle ou du xi< siècle.
47. En tout état de cause, ce n'est pas du genre de fortifications dont il vient d'être
question dans la note précédente que nous parle ici jômsvikinga saga. Comme on l'a dit
plus haut, on ne connaît pas de « forteresse maritime» du type que nous décrit jômsvikinga
saga. Il est probable que les Islandais, ayant entendu parler vaguement, soit des forteresses
danoises décrites dans la note précédente, soit de quelque port vaguement fortifié, ont saisi
l'occasion pour ajouter au stock de légendes do'lt ils ont fait leur saga ce trait fantastique
de plus. Autre est la question concernant les fameux vikings de Jômsborg. Il n'est pas
déraisonnable de penser qu'une Mdnnerverband ait pu exister à l'époque. La seule chose
sûre est qu'il y a bien eu une formidable bataille à Hjorungavagr. En témoignent les
poèmes qui ont été composés sur le jar! Hakon et sur son fils Eirikr: le poème funéraire
(drâpa) composé par Pôrôr Kolbeinsson ou celui de Tindr Hallkellsson; Einar skalaglamm
(Tinte Plateaux) évoque de même dans sa Vellekla Sigvaldi et Bûi.
296 Sagas légendaires islandaises

longs bateaux en même temps, de telle sorte qu'ils fussent tous dans l'en­
ceinte de la forteresse. Ce port fut inclus dans l'ensemble avec grande
habileté: il y eut une sorte de portail surmonté d'une grande arche de
pierre. Il y avait une herse devant le portail, que l'on verrouillait depuis le
port. Au-dessus de l'arche de pierre, on fit un grand bastion contenant des
catapultes. Quelques parties de la forteresse faisaient saillie dans la mer:
on appelle forteresses maritimes celles qui sont ainsi faites et à l'intérieur
desquelles se trouve le port.

14. Les lois des vikings de J6msborg 48

Après cela, Palnat6ki institua des lois à J6msborg, avec l'assistance


d'hommes sages, afin que la puissance en surpassât tout ce que l'on
connaissait.
Nul homme ne devait se joindre à cette compagnie, qui eût plus de
cinquante hivers ou moins de dix-huit; tous les membres devaient être
d'un âge compris entre ces deux-là.
Nul ne devait se trouver là qui prît la fuite devant un homme aussi
brave que lui ou aussi bien armé.
Quiconque entrait dans cette compagnie devait jurer ferme de venger
tout autre membre comme s'il eût été son compagnon de table ou son
frère.
Nul ne devait fomenter la discorde entre les hommes. De même que, si
l'on apprenait des nouvelles importantes, nul ne devait être assez témé­
raire pour les dire: c'est Palnat6ki qui devait les annoncer le premier.
Celui qui trouverait à redire à ce que l'on vient de rapporter et qui
désobéirait à ces lois serait immédiatement rejeté et chassé de leur com­
munauté.
De même que si l'on admettait un homme qui eût tué le frère ou le père
de l'un des membres de la compagnie, ou quelqu'un de ses très proches
parents et que la chose fût découverte, ce serait Palnat6ki qui jugerait.
Absolument personne ne devait avoir de femme à l'intérieur de la for­
teresse et nul ne devait s'en aller de là plus de trois nuits, à moins que ce
ne fût avec le consentement et la permission de Palnat6ki.

48. Ces lois trouvent au moins deux parallèles dans des textes nordiques: dans la Saga
de Hd/fr et des Hd/firekkar (qui est une saga légendaire) et dans la Hirôskrd norvégienne,
qui énumère les devoirs et les prérogatives des hommes de la hirô royale. On ne voit pas
pour autant, les concordances étant assez lâches, de quelle source exacte a pu s'inspirer
l'auteur de Jômsvikinga saga.
Saga des vikings de j6msborg 297

Tout ce qu'ils rapportaient de leurs expéditions guerrières devait être


porté à l'étendard49 , les petites choses comme les grandes, et tout ce qm
avait quelque valeur. Et s'il s'avérait que quelqu'un n'eût pas fait ainsi, il
devait quitter la forteresse, que cela lui importât beaucoup ou peu.
Nul ne devait manifester par ses propos qu'il éprouvât crainte ou
appréhension, quelque désespérée que fût la tournure des choses.
Nul ne devait apporter dans la forteresse chose que Pâlnatoki n'eût pas
fixée et décidée en tous points selon son gré.
Ni la parenté ni l'amitié ne devait entrer en ligne de compte pour qui
voulait entrer dans leur compagnie. Et quand bien même il y eût eu des
hommes qui se fussent trouvés dans l'un et l'autre cas prévus par ces lois,
cela ne leur eût servi de rien.
Et c'est ainsi qu'ils tiennent quartiers dans la forteresse, vivant en paix
et respectant bien leurs lois. Chaque été, ils sortent de la forteresse et vont
ravager divers pays, acquérant grande gloire et tenus pour les plus grands
guerriers. En ce temps-là, on ne leur connaissait pour ainsi dire pas
d'équivalents. Et donc, on les appela désormais vikings de Jomsborg.

15. Du roi Sveinn et d'Âki

Du roi Sveinn, il faut dire maintenant qu'il se conduit le mieux du


monde, en tous points, vis-à-vis d'Aki, le fils de Pâlnatoki, comme s'ils
avaient toujours été en excellente amitié. Bien qu'il y eût quelque froideur
entre eux, le roi ne le fit pas payer à Aki et il tint en grande estime leur fra­
ternité adoptive.
Aki vit en Fionie, régnant là où son père l'a institué, ainsi qu'on l'a dit
précédemment.

16. Des fils de Véseti

On nomme pour cette saga un homme qui s'appelait Véseti; il


régnait sur le fylki qui s'appelle Burgundarholmr. Sa femme s'appelait
Hildigunnr. Ils avaient trois enfants que l'on mentionnera pour la saga.
Lun de leurs fils s'appelait Bui, surnommé Bui le Gros, et l'autre,

49. La coutume évoquée ici est bien attestée: en cas de «raid» (strandhogg) le chef
viking plantait son étendard en un endroit donné, et c'est au pied de cet étendard que
devait être apporté tout le butin, dont la répartition se faisait ensuite entre les exécutants
sous les ordres du chef de bande.
298 Sagas légendaires islandaises

Sigurôr, surnommé Sigurôr Cape; leur fille s'appelait Porgunna, elle était
mariée depuis quelques hivers quand ceci se passa. Le roi Sveinn l'avait
demandée en mariage pour Aki, fils de Pâlnat6ki, et elle lui avait été
mariée.
Peu après leur union, ils avaient eu un fils nommé Vagn50.
Au moment où cela se passait régnait en Zélande un jarl nommé
Haraldr et surnommé Strût-Haraldr parce qu'il portait un couvre-chef
avec une grande pointe dessus51, tout en or et d'une taille telle qu'il valait
dix marcs d'or; c'est de là qu'il tenait son surnom de Strût-Haraldr. La
femme du jarl s'appelait Ingigerôr. Trois de leurs enfants sont nommés
dans cette saga: leur fils s'appelait Sigvaldi, il y en avait un autre, Porkell,
surnommé Porkell le Haut, et leur fille s'appelait Tôfa.
Aki, fils de Pâlnatôki, réside en Fionie avec grand honneur et dignité et
Vagn grandit là chez son père jusqu'à ce qu'il ait quelques hivers. On dit
de lui que, dès que l'on put peu ou prou discerner son caractère, il fut de
nature plus difficile à traiter que tous les autres qui avaient grandi là. Dans
toutes ses manières et son comportement, il était à peine supportable. On
raconte qu'il fut élevé tantôt chez soi comme ç'avait été le cas jusque là,
tantôt à Borgundarhôlmr chez V éseti, son grand-père, pour la raison que
l'on estimait pouvoir à peine le raisonner ou le tenir tant on le trouvait
difficile. De tous ses parents, c'était envers Bûi qu'il se conduisait le mieux
et c'était ce que celui-ci lui disait de faire qu'il exécutait le plus volontiers,
car c'était lui qui était le mieux à son goût. Mais il ne faisait aucun cas de
ce que lui disaient ses parents s'il n'était pas de leur avis, de quoi qu'il se
fût agi. C'était le plus beau des hommes et le plus avenant de visage, le
plus accompli et précoce en toutes choses.
Bûi, son oncle maternel, était un homme avare de ses propos, à l'ordi­
naire plutôt silencieux et fier. Il était d'une telle force que l'on ne savait
pas bien jusqu'où elle allait. Ce n'était pas un bel homme, quoique d'al­
lure impressionnante et imposante, et un fameux gaillard en tous points.

50. Pour Vagn, son nom étrange a suggéré à des savants anglais qu'il pourrait être
d'origine galloise, vaughn en gallois signifiant «petit». C'est vraisemblable: notre saga
s'intéresse de près aux rapports entre Danemark et Pays de Galles, rapports bien attestés
d'autre part.
51. Strût désigne en effet une sorte de capuchon pointu. Ce personnage a certainement
existé, et ses fils nous sont connus par coutes sortes de sources. Sigvaldi, toutefois, qui joue
le rôle principal dans les derniers chapitres de la saga, n'a pas laissé grandes traces, quant à
ses possibles exploits. Il n'en va pas de même pour I>orkell le Haut: lors des invasions en
Angleterre de Sveinn Barbe fourchue puis de Knutr le Grand, il tient une place de premier
rang. Les textes anglais et islandais (dont la Saga de Saint Ôldft) nous parlent de lui à loi­
sir. Il sera fait, par Knutr le Grand, jar! de l'East-Anglia en 1017.
Saga des vikings de }ômsborg 299

Sigurèlr Cape, son frère, était un bel homme, courtois et adroit,


quoique fort violent et assez taciturne.
De Sigvaldi, fils de Stnit-Haraldr, il faut dire qu'il avait le teint pâle et
un nez fort laid52 ; il avait les plus beaux yeux du monde; il était de haute
taille et extrêmement alerte. Son frère, Porkell, était excessivement grand;
il était fort et sagace - ce qu'étaient d'ailleurs l'un et l'autre frères.

17.

On raconte que Sigvaldi et son frère équipèrent deux bateaux dans


l'intention de se rendre à Jômsborg, voir si on les y accepterait, et deman­
dèrent conseil au jarl Haraldr, leur père: dans quelle mesure lui semblait­
il judicieux qu'ils entrent dans les rangs des vikings de Jômsborg. Le jar!
déclara judicieux qu'ils y aillent et y acquièrent gloire et honneur,« et il est
grand temps maintenant que vous montriez, vous, les frères, si vous êtes
des hommes. » Ils lui demandèrent des subsides et des provisions pour le
voyage, mais il répondit que ce serait de deux choses l'une: ou bien ils
quitteraient le pays à condition de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins,
ou bien ils ne s'en iraient pas et resteraient tranquilles.
Bien que le jarl Haraldr, leur père, n'eût pas voulu les aider, ils parti­
rent tout de même. Ils avaient deux bateaux et cent vingt hommes; ils
équipèrent au mieux cette troupe et s'en allèrent ensuite, jusqu'à ce qu'ils
arrivent à Borgundarhôlmr, estimant avoir besoin de vivres et de biens.
Ils prirent le parti de faire des descentes à terre et de piller une ferme de
Véseti, celle qui était la plus riche, la dévalisant de tous ses biens, qu'ils
descendirent à leurs bateaux. Puis ils poursuivirent leur route et il n'y a
rien à raconter de leur voyage tant qu'ils ne furent pas arrivés à Jôms­
borg. Ils mouillèrent devant la poterne de la forteresse. Pâlnatôki avait
coutume de se rendre sous grande escorte dans le bastion que l'on avait
fait au-dessus du chenal: c'est de là qu'il parlait aux gens qui arrivaient à
la forteresse.
Lorsqu'il fut mis au courant de l'arrivée de Sigvaldi et de son frère,
Pâlnatôki fit donc selon sa coutume: monta dans le bastion avec une
grande escorte et demanda qui commandait ces troupes et ces bateaux
qui étaient arrivés là. Sigvaldi lui répond: « Ici commandent, dit-il, deux
frères, fils du jarl Strût-Haraldr; je m'appelle Sigvaldi et mon frère s'ap­
pelle Porkell. Nous sommes venus dans le dessein d'entrer dans votre

52. Une strophe du scalde Stefnir l>orgilsson, où il est sans doute question de Sigvaldi,
évoque en effet son nez laid: nefrbjûgt es nef: « son nez est crochu"·
300 Sagas légendaires islandaises

compagnie avec ceux de nos hommes qui vous sembleront de quelque


utilité.»
Palnat6ki fit bon accueil à ces propos; tout en prenant conseil tout de
même des vikings de J6msborg, ses camarades, disant connaître les ori­
gines de ces gens-là, et qu'ils étaient de bonne naissance. Les vikings de
J6msborg prièrent Palnat6ki de faire comme bon lui semblerait, disant
qu'ils se rangeraient à son avis.
Après quoi l'on ouvre les portes de J6msborg et Sigvaldi et ses gens
pénètrent à la rame dans la forteresse. Quand ils y furent entrés, il fallut
éprouver leur troupe selon ce que stipulaient les lois des vikings de J6ms­
borg. C'est ce que l'on fit, on mit leur troupe à l'épreuve pour voir s'ils
avaient la vaillance et la virilité requises pour entrer dans les rangs des
vikings de J 6msborg, selon les lois qui avaient été instituées là.
Le résultat de ces épreuves fut que moitié de leurs hommes fut intro­
duite dans la communauté des vikings de J6msborg, mais moitié, ren­
voyée.
Donc on accueillit Sigvaldi, Porkell, son frère, et soixante hommes
avec eux, et on les introduisit dans la communauté des vikings de J ôms­
borg; personne n'était tenu en plus haute estime par Palnatôki que les
frères. Les choses restèrent en l'état un moment.

18. De Véseti

Il faut revenir à présent à Véseti: on lui a pillé celle de ses fermes qui
était la plus riche. cela vient bientôt à ses oreilles et le premier parti qu'il
prend est de tempérer l'impétuosité et la véhémence de ses fils, et d'aller
trouver lui-même le roi Sveinn, lui dire ce qui se passait avec les fils de
Haraldr, comment ils l'avaient pillé, dévalisant l'une de ses fermes, une
des plus riches qu'il possédât.
Le roi répond: «Je te conseille, dit-il, de rester tranquille d'abord. Je
vais envoyer un message à Stnh-Haraldr pour savoir s'il veut verser com­
pensation pour ses fils, de sorte que tu obtiennes satisfaction; en ce cas, je
voudrais que tu te contentes de cela.»
Véseti rentre chez lui dans cet état et le roi Sveinn envoie aussitôt des
hommes trouver le jar! Haraldr pour lui demander de venir le voir. Sans
différer, le jar! s'en va trouver le roi qui lui fait bel accueil. Le roi s'en­
quiert alors auprès du jar! Haraldr s'il est au courant du dommage que ses
fils ont fait à Véseti. Il dit qu'il ne le sait pas bien. Le roi lui dit qu'ils ont
dévalisé une de ses fermes, la plus importante, et le requiert de verser
compensation pour ces biens, pour que tout reste en paix. Mais le jar!
Saga des vikings de }6rnsborg 301

répond n'avoir pas encore reçu ces biens pour lesquels il devrait verser
compensation et que ce n'est pas son affaire si de jeunes gens prennent du
bétail ou des moutons pour se nourrir.
Le roi dit: «Alors, tu vas t'en aller chez toi dans cet état, dit le roi, et je
vous ai dit ma volonté. Mais je vais faire en sorte cependant que tu
prennes toi-même tes responsabilités envers les fils de Véseti, ainsi que
vis-à-vis de tes biens, et je ne m'en mêlerai aucunement puisque tu ne
veux pas tenir compte de ce que je te propose et ne veux faire que ce qu'il
te semble bon, mais j'ai le pressentiment que c'est malavisé.»
Le jar! Haraldr répond qu'il prendra lui-même ses responsabilités et
qu'il ne s'en remettra pas au roi - « et je n'ai vraiment pas peur de Véseti et
de ses fils. »
Après cela, le jalr Haraldr s'en va chez lui et l'on ne mentionne pas
qu'il se soit rien passé de notable dans son voyage.

19. De Bui le Gros

Sur ce, il faut dire que Véseti et ses fils apprennent l'entretien du jar!
Haraldr et du roi Sveinn et quelles en avaient été les conclusions ainsi que
ce que le jar! avait dit avant de quitter le roi.
Donc, les fils de Véseti envisagent un plan d'action. Ils équipent trois
bateaux, gros tous les trois, avec deux cent quarante hommes dessus,
qu'ils arment du mieux qu'ils le peuvent; vont ensuite jusqu'à ce qu'ils
arrivent en Zélande et y dévalisent trois fermes du jar! Haraldr, les trois
. plus riches qu'il avait. Après quoi ils rentrent chez eux avec le gros butin
qu'ils ont pris.
Le message arrive bientôt au jar! Strut-Haraldr qu'il a été pillé et que
l'on a dévalisé ses trois fermes les plus riches. Il repense alors à ce que le roi
lui avait prédit. Il envoie donc aussitôt des hommes trouver le roi pour
qu'il veuille bien maintenant intervenir pour les réconcilier, déclarant
qu'il aimerait bien maintenant avoir son entremise. Mais le roi répond:
« Que le jar! Haraldr suive ses bons conseils, car moi, je ne m'en mêlerai
pas puisqu'il n'a pas voulu tenir compte de mes conseils quand nous avons
discuté de cette affaire; il y avait pourtant à juger de moins que mainte­
nant! Qu'il fasse à son gré, je ne m'en mêlerai pas.»
Les messagers du jar! rebroussent chemin et lui disent la réponse du
roi.
« Il va donc falloir prendre nos propres conseils, dit le jar!, si le roi veut
se tenir à l'écart de cette affaire.»
Le jar! Haraldr se procure alors dix bateaux qu'il équipe de son mieux
302 Sagas légendaires islandaises

en hommes et en armes puis il part ;;.vec cette troupe jusqu'à ce qu'ils arri­
vent à Borgundarholmr. Là, ils montent à terre et dévalisent trois fermes
de Véseti, qui n'étaient pas plus mauvaises que celles du jarl Haraldr que
les fils de Véseti avaient dévalisées.
Le jarl Haraldr revient en Zélande avec ce bien, estimant s'être bien
vengé par cette expédition.
On dit qu'il ne fallut pas longtemps pour que Véseti apprenne cela:
toute cette perte d'argent qui s'est produite, et il prend le parti d'aller aus­
sitôt trouver le roi, qui lui fait bel accueil. Puis Véseti expose son affaire au
roi et s'exprime de la sorte: «Tu dois avoir appris, sire, dit-il, que les rela­
tions sont pénibles entre le jarl Strut-Haraldr et moi depuis un moment,
et j'ai le pressentiment qu'il va y avoir guerre entre compatriotes eux­
mêmes si vous n'intervenez pas entre nous. Il se peut que ce soit pis par la
suite, au point où nous en sommes, car il s'agit, de part et d'autre, de vos
hommes, sire. »
Le roi répond de la sorte: «Je vais me rendre sous peu au ping qui s'ap­
pelle Iseyrarping53 , j'y convoquerai le jarl Haraldr et vous vous réconcilie­
rez là grâce aux interventions des sages et à notre entremise; le jarl
trouvera alors que le mieux est que nous réglions cette affaire à notre gré,
d'autant que tu nous sembles bien agir sur ta cause. »
Après cela, Véseti s'en va chez lui, quelque temps se passe jusqu'à ce
que le roi Sveinn et sa suite se préparent à aller au ping.
Le roi Sveinn a cinquante bateaux: il a une si grande troupe parce qu'il
veut arranger tout seul les choses, pour tout ce qui s'est produit entre eux.
Le jarl Haraldr n'avait pas grand chemin à faire pour se rendre au ping
et il n'avait pas plus de vingt bateaux. Véseti s'en va aussi au ping et il n'a
que trois bateaux. On dit aussi que ses fils, Bui le Gros et Sigurôr Cape
n'étaient pas du voyage.
Maintenant que le roi, le jarl et Véseti étaient arrivés au ping, Véseti
planta ses tentes en bas, au bord de la mer près du chenal qui mène à l'em­
placement du ping. Le jarl Strut-Haraldr avait planté ses tentes à quelque
distance de là, en remontant. Et le roi installa son campement entre les
deux.
Quand arriva le soir, on vit, du ping, dix bateaux qui faisaient voile
depuis la résidence du jarl Haraldr. Lorsqu'ils se furent approchés, ces
gens mirent leurs bateaux au mouillage puis ils montèrent à terre avec leur
escorte. Ils prirent aussitôt la direction du ping.

53. fseyri s'est appelé Is0re jusqu'au début du XIV' siècle. C'est aujourd'hui R0rvig, à
l'embouchure de l'Isefjord en Sjaelland. Comme il se trouve à peu près au milieu du
royaume danois, c'est un emplacement propice pour l'alping ou ping général du pays.
Saga des vikings de jomsborg 303

On reconnut bientôt que c'étaient les fils de Véseti, Bûi et Sigurôr, qui
étaient arrivés là. Bûi le Gros était vêtu princièrement, car il portait les
vêtements d'apparat du jarl Haraldr, vêtements qui valaient si cher que
leur prix se montait à vingt marcs d'or. Ils avaient également pris au jarl
deux coffres d'or si remplis que, dans chacun, il y avait dix centaines de
marcs d'or. Bûi le Gros avait mis sur sa tête la coiffure du jarl, celle qui
valait dix marcs d'or.
Ils vont donc au ping, les frères, tout armés et avec une troupe impé­
tueuse, disposée en ordre de bataille. Arrivés là, Bûi prend la parole et
réclame le silence. Le silence s'étant fait, il dit au jarl Strût-Haraldr: «Il
s'agit à présent, jarl, dit-il, si tu reconnais tant soit peu les objets précieux
que tu vois resplendir sur nous, d'attaquer sans couardise si tu l'oses et
qu'il y ait quelque valeur en toi, pour la raison que voici longtemps que tu
t'entretiens à nos dépens, à nous autres parents. Me voici tout prêt à me
battre contre toi s'il y a quelque virilité en toi. »
Le roi Sveinn entend les propos de Bûi et voit bien qu'il ne conservera
pas son autorité s'il les laisse se battre, là, au ping sans s'interposer, alors
qu'il a tant fait pour qu'ils s'y réconcilient; aussi prend-il le parti de s'in­
terposer et de ne pas les laisser se battre. Le résultat final de cette affaire est
que, par l'intervention et la puissance du roi, les deux partis doivent
accepter qu'il arrange seul les choses entre eux et selon son gré. Mais Bûi
stipule dans ces accords qu'il ne se séparera jamais des coffres d'or pris au
jarl non plus que de ses objets de prix; pour le reste, il prie le roi de faire à
son bon vouloir.
Le roi répond: « Tu fais le fier envers nous, Bûi, dit-il. Eh bien! aie satis-
faction pour les coffres d'or, mais que, d'autre part, le jarl reçoive autant
d'argent qu'il faut pour le satisfaire. Mais il faut que tu rendes, Bûi le Gros,
dit-il, les objets de valeur du jarl que tu as pris et que tu ne lui fasses pas
l'affront ou le déshonneur de le priver de ses vêtements d'apparat. »
En fin de compte, ce fut le roi qui décida et Bûi enleva les habits.
Le roi insistait tant pour que les objets de prix du jarl fussent restitués
parce que le jarl aurait tenu à déshonneur extrême de ne pas les avoir. Ils
s'entendirent donc pour que le roi arrange les choses entre eux comme il
l'avait décrété pour les objets de prix; quant au reste, il ferait selon ce qu'il
estimerait équitable entre eux.
Ensuite, le roi rend son verdict et traite ainsi cette affaire: comme il
avait dit auparavant qu'il fallait s'y attendre, Bûi doit sur le champ resti­
tuer les objets de prix du jarl tout en gardant les deux coffres d'or en
accord avec le jarl. Ils devaient aussi rembourser les dégâts commis dans
les fermes du jarl Strût-Haraldr qu'ils avaient dévalisées. « Mais en
échange et pour vous honorer, il donnera en mariage sa fille T ofa à
304 Sagas légendaires islandaises

Sigurôr Cape et cet argent-là constituera sa dot; on ne remboursera pas


autrement le pillage des fermes, ils s'en chargeront eux-mêmes.»
Le roi arrangeait ainsi ces accords parce qu'il pensait que la meilleure
façon de les réconcilier complètement et de faire durer le plus longtemps
les accords entre eux était de les rendre parents par alliance. Le père et ses
fils accueillirent bien la proposition et Véseti remit à Sigurôr le tiers de
tout son bien. Sigurôr estimait que le parti qu'on lui destinait était des
plus prometteurs: ils font donc la paix là-dessus et quittent tout de suite
le ping pour se rendre chez le jar! Strût-Haraldr, les noces de Sigurôr et de
Tôfa doivent avoir lieu aussitôt.
Le roi va lui-même à ce banquet, ainsi que Véseti et ses fils, comme il
était vraisemblable. Et l'on célèbre donc les noces de Sigurôr et de Tôfa
avec grande splendeur et dignité.
Après la noce, le roi s'en va chez lui, honoré de cadeaux ainsi que les
autres invités. Véseti aussi s'en va chez lui à Borgundarhôlmr avec ses fils;
Tôfa, la fille du jarl, fait partie du voyage.
Maintenant, tout est tranquille un moment, une excellente paix géné­
rale règne.

20. Bûi le Gros entre parmi les vikings de jômsborg

Or il n'y a que peu de temps que les frères sont chez leur père, que Bûi
le Gros fait savoir ce qu'il a en tête: il a l'intention d'aller à Jômsborg
chercher gloire et renom. Son frère Sigurôr veut aussi aller avec lui bien
que nouveau marie· et donc les frères se préparent à partir de chez eux; ils
ont deux bateaux et cent vingt hommes et veulent imiter ce qu'ont déjà
fait les fils de Strût-Haraldr, Sigvaldi et I>orkell. Ils se mettent en route,
arrivent à Jômsborg et mouillent aussitôt devant l'arche de pierre, aux
portes du port.
Quand les chefs de la forteresse, Pâlnatôki, Sigvaldi, et I>orkell le Haut
s'aperçurent de leur arrivée, ils s'avancèrent sur l'arche de pierre et Sigvaldi
reconnut les hommes qui commandaient les bateaux. Bûi prit la parole et
dit qu'il voulait se joindre aux vikings de Jômsborg avec son frère et toute
sa troupe, si Pâlnatôki voulait les recevoir.
Sigvaldi prit la parole: « Comment avez-vous, vous et mon père, le jar!
Strût-Haraldr, arrangé vos affaires, dit-il, avant de partir?»
Bûi répond: « Raconter nos démêlés, dit-il, est une longue histoire.
Mais en conclusion, le roi Sveinn a tout arrangé entre nous. Je ne peux pas
exposer brièvement tout ce que nous avons débattu ensemble, mais
réconciliés, nous le sommes à présent.»
Saga des vikings de jdmsborg 305

Alors Pâlnatôki dit à ses camarades, les vikings de J ômsborg: « Voulez­


vous courir le risque de voir, dit-il, si ces hommes disent vrai ou non? Je
serais tout à fait désireux de les prendre, dit-il, car je m'attends à ce qu'il
n'y en ait pas beaucoup ici dans notre troupe qui les vaillent.»
Les vikings de Jômsborg lui répondent:« Nous voulons que tu prennes
ces hommes dans nos rangs avec toi, si bon te semble. Mais s'il se révélait
par la suite quelque chose sur leurs affaires que nous ne saurions pas
maintenant, nous nous en remettrions, en cela comme pour le reste, à ta
décision.»
Et alors on ouvre Jômsborg, et Bûi et les siens mettent leurs bateaux au
mouillage dans le port, puis on éprouve leur troupe, quatre-vingts
hommes en sont retenus et quarante retournent chez eux au Danemark.
Ce qu'il faut dire maintenant, c'est que, donc, ils sont tous ensemble
dans la forteresse, les chefs qui viennent d'être nommés et ceux qui vien­
nent d'arriver, et qu'ils sont bons amis. Ils guerroient été après été en
divers pays, acquérant à la fois richesse et grand renom. Et quoiqu'on ne
parle pas ici dans ce récit des exploits qu'ils accomplirent, tout le monde
dit qu'il ne s'est pas rencontré plus grands héros ou fiers-à-bras que ces
vikings de Jômsborg, et nous pensons qu'ils n'ont guère trouvé leurs
pareils. Ils passent tous les hivers tranquilles, à Jômsborg.

21. De Vagn Âkason

Il faut revenir à Vagn Akason. Il grandit chez son père en Fionie, et


-parfois chez Véseti, son grand-père. C'est un homme si indiscipliné dans
son jeune âge que le meilleur exemple à donner de son caractère est qu'à
l'âge de neuf hivers, il avait déjà tué trois hommes. Il reste à la maison jus­
qu'à ce qu'il ait douze hivers et les choses en sont au point que l'on estime
ne plus pouvoir supporter son caractère et son arrogance. Le voilà devenu
un tel malandrin qu'il ne veut épargner personne.
Ses parents ne savent plus que faire pour sortir de cet embarras.
On décide alors qu'Aki, son père, lui donnera soixante hommes et un
long bateau. Véseti, son grand-père, lui fournit une troupe de même
importance et un second long bateau. Il n'y a aucun de ses compagnons
qui ait plus de vingt hivers et aucun, moins de dix-huit, si ce n'est Vagn
lui-même: il a douze hivers. Il n'en demande pas plus que ce que l'on
vient de dire: cent vingt hommes et deux longs bateaux, disant n'avoir pas
besoin de davantage. Il déclara qu'ils se procureraient eux-mêmes les
vivres et toute autre chose dont ils auraient besoin.
306 Sagas légendaires islandaises

22.

Vagn s'en alla donc de chez lui avec cette troupe prometteuse: ils
avaient besoin de se procurer aussitôt des vivres et Vagn ne fut pas en
peine d'expédients, tout jeune qu'il était. Il commence par guerroyer d'un
bout à l'autre du Danemark, faisant des descentes à terre sans pitié, selon
ses besoins. Il pillait à la fois vêtements et armes et, pour finir, il ne man­
quait ni d'armes ni d'armures ni de vivres lorsqu'il s'en alla du Danemark,
laissant les Danois se procurer de telles choses. Il avait en suffisance tout
ce dont ils avaient besoin avec ces deux bateaux.
Il va donc, jusqu'à ce qu'il arrive à Jômsborg. C'était tôt le matin au
lever du soleil. Vagn et ses hommes amarrent aussitôt leurs bateaux devant
l'arche de pierre. Quant aux chefs de la forteresse, Pâlnatôki, Sigvaldi,
Porkell, Bûi et Sigurôr, dès qu'ils aperçoivent cette troupe, ils vont dans le
bastion selon leur habitude et demandent qui est arrivé là. En réponse,
Vagn demande si Palnatôki est dans le bastion. Celui-ci répond que
l'homme qui est en train de lui parler s'appelle ainsi - «et qui sont ces
gens, dit-il, qui se conduisent si superbement?»
Vagn dit: «Je ne te cacherai pas mon nom. Je m'appelle Vagn, dit-il, et
je suis fils d'Âki de Fionie, votre proche parent, et je suis venu ici parce
que je voudrais entrer dans vos rangs, étant donné que l'on ne m'estimait
guère traitable à la maison et que mes parents s'estimaient satisfaits si je
m'en allais. »
Pâlnatôki répond: « Crois-tu probable, parent, dit-il, que l'on te consi­
dère plus facile à fréquenter ici que chez toi où l'on ne pouvait guère,
sinon pas du tout, te supporter?»
Vagn répond: «On m'a menti, parent, dit-il, si tu ne peux pas tempé­
rer mon caractère de sorte que je puisse vivre en compagnie de vaillants
hommes, et il faut que tu nous fasses honneur puisque nous sommes
venus te trouver. »
Alors Palnatôki dit aux vikings de Jômsborg: «Que vous semble+il
plus judicieux de faire, dit-il: accueillir ce parent Vagn et ses hommes, ou
non?»
Bûi le Gros répond: «Mon avis, dit-il, et c'est moi qu'il traite le mieux
de tous ses parents, est que nous ne l'accueillions jamais et qu'il ne pénètre
jamais dans la forteresse. »
Palnatôki dit alors à Vagn: « Il y a des gens, ici dans la forteresse, qui
s'élèvent contre toi, parent, dit-il, et même tes parents qui savent tout sur
ton compte.»
Vagn répond: « Est-ce que ces hommes, dit-il, qui sont là près de toi,
Saga des vikings de jômsborg 307

sont fermement résolus à ne pas me recevoir? Je ne me serais tout de


même nullement attendu, de la part de Bûi, mon parent, à ce qu'il s'y
montre fermement résolu.
- Il est certain pourtant, dit Bûi, que je n'ai pas envie que l'on vous
reçoive et que je dissuaderais plutôt de le faire; toutefois, je veux que
Pâlnat6ki décide.
- Et qu'est-ce qu'ils en disent, les fils du jarl Strût-Haraldr? dit Vagn.
Je voudrais le savoir.
- Nous sommes tous les deux d'accord, dit Sigvaldi, pour que tu
n'entres jamais dans notre troupe.»
Pâlnat6ki demande alors: « Quel âge as-tu, parent? dit-il.
-Je ne mentirai pas là-dessus, dit-il.J'ai douze hivers, dit-il.
- Oui, dit Pâlnat6ki; par là même, tu te mets en dehors de nos lois,
parent, dit-il, puisque tu es d'un âge de beaucoup inférieur à celui que
nous avons fixé dans nos lois, ici à J6msborg, pour entrer dans nos rangs.
Cela tranche ton cas, tu ne peux, pour cette raison, être des nôtres.»
Vagn répond: «Je ne serai pas cause, parent, dit-il, que tu attentes à tes
lois. Mais elles ne seraient guère violées, car je vaux bien un homme de
dix-huit hivers ou davantage.
- N'insiste pas, parent, dit Pâlnat6ki.Je préfère t'envoyer à l'ouest en
Pays de Galles, trouver Bjorn le Gallois; en raison de notre parenté, je
t'abandonne la moitié de mes états là-bas: prends-les et gouverne-les.
-J'estime que c'est une belle offre, parent, dit Vagn, mais je n'en veux
tout de même pas.
- Que veux-tu donc, parent, dit-il, si tu ne veux pas des choses que je
. te propose, car il me semble que c'était une belle offre.»
Vagn répond alors: «Je ne veux pas plus de cela qu'avant, dit-il,
quoique ç'ait été bien offert et amicalement.»
Pâlnat6ki dit: « Où veux-tu donc en venir, parent, dit-il, dans ton
arrogance et ta hardiesse, si tu ne veux accepter de telles choses?
- Vous allez savoir, vikings de J6msborg, dit Vagn, ce que j'ai dans
l'idée. Je veux offrir à Sigvaldi, fils du jar! Strût-Haraldr, d'en découdre
et de nous battre avec des troupes égales en nombre. Qu'il sorte de la
forteresse avec deux bateaux et cent vingt hommes et nous allons éprou­
ver lequel des deux cédera devant l'autre et lequel aura le dessus. Et nous
allons nous engager par serment là-df'5sus. S'il se fait qu'ils se laissent
vaincre et prennent la fuite, vous serez tenus de nous recevoir et de nous
prendre dans votre compagnie ici à J6msborg. Mais si c'est pour nous
que l'affaire se conclut de la façon que je destine à Sigvaldi et aux siens,
nous nous en irons et vous serez déboutés de cette affaire.Je souligne que
je n'insisterai pas sur ce défi si Sigvaldi, le fils du jar!, n'ose pas se battre
308 Sagas légendaires islandaises

contre nous ou si c'est un couillon et qu'il a un cœur de femelle54 plus


que d'homme. »
Palnat6ki répond: « Une pure abomination, dit-il, ce que ce jeune
homme dit là, et tu peux entendre, Sigvaldi, dit-il, qu'il ne ménage pas
sa peine pour te défier, tout fils de jarl que tu sois. J'ai l'impression qu'il
se pourrait bien qu'il te mette à rude épreuve, ce parent que j'ai là, avant
que vous n'en finissiez. On en a tant dit, et si détestablement, que tu ne
serais guère un homme digne de ce nom si tu ne te risquais pas contre
eux: les choses sont allées trop loin pour que tu te dérobes. Il s'agit de les
attaquer et de leur porter un premier assaut tel qu'ils se modèrent un
peu. Mais s'il se trouve que notre parent Vagn ne remporte pas aussi faci­
lement la victoire en actes qu'en paroles et que ce soit lui qui ait le des­
sous, je voudrais que l'on prît bien garde de ne pas porter les armes
contre lui, car celui-là aura bien maille à partir à qui cela arrivera. Il nous
déplairait qu'il fût maltraité ou qu'on lui fit du mal, bien qu'il ne semble
pas que ce soit un jeu d'enfants que d'en démêler avec lui. J'ai le senti­
ment que l'on va faire l'épreuve, à présent, de ton courage, Sigvaldi, tout
jeune que soit mon parent. »

23.

Donc, après cela, Sigvaldi et ses hommes équipent deux bateaux et les
sortent de la forteresse pour se porter contre Vagn. Dès qu'ils se rencon­
trent, ils portent bouclier contre bouclier et combattent. Et l'on raconte
que, d'emblée, Vagn et ses compagnons déchaînèrent sur Sigvaldi et ses
hommes un tel déluge de pierres55 qu'ils ne purent rien faire d'autre que
se protéger et se mettre à l'abri: encore ont-ils fort à faire, tant ces jeunes
gens sont véhéments. Dès que les pierres manquent, ils passent inconti­
nent aux armes, engagent un combat rapproché et se battent à l'épée avec
une vaillance extrême.
En fin de compte, Sigvaldi battit en retraite, s'enfuit vers le rivage pour

54. Conformément à ce qui a été dit plus haut à propos du nfô, insinuer d'un homme
qu'il n'est pas viril est l'injure suprême. Au demeurant, la saga des vikings de Jomsborg
tout entière témoigne assez d'un idéal proprement viril, qui paraît typique de la mentalité
nordique au moins à l'époque où ont été rédigées les sagas.
55. N'en déplaise aux âmes romantiques, une bataille viking n'avait rien à voir avec un
preux récit de combat selon nos chansons de geste. Elle commençait (et consistait essentiel­
lement en) par un déluge de projectiles divers, pierres surtout, comme notre texte l'atteste à
diverses reprises. Pour plus de détails, voir Régis Boyer, « La guerre en Islande à l'âge des
Sturlungar, armes, tactique, esprit» dans Inter-Nord n ° 11, décembre 1970, p. 184-202.
Saga des vikings de }omsborg 309
aller chercher des pierres. Mais Vagn et les siens se mettent à leur pour­
suite et les attaquent maintenant à terre: Sigvaldi doit reculer, qu'il le
veuille ou non, et c'est alors le second assaut. Cette bataille est beaucoup
plus rude et violente que la précédente.
Et l'on raconte que cette attaque accabla durement Sigvaldi et ses
hommes. Pâlnat6ki et ses gens étaient dans le bastion de la forteresse,
observant de là le déroulement des opérations.
Donc Vagn et les siens attaquent ferme, si bien que Sigvaldi et ses
camarades tournent les talons jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la forteresse:
mais elle était verrouillée et fermée et ils ne purent y pénétrer. Il faut donc
faire demi-tour et se défendre ou, sinon, se rendre.
Pâlnat6ki et les vikings de J6msborg voient que ce sera de deuY choses
l'une: ou bien Vagn va écraser Sigvaldi et sa troupe, ou bien il va falloir
ouvrir la forteresse pour qu'il sauve sa vie, car il ne peut s'enfuir et ne le
voudrait pas non plus étant donné qui il est.
On en arrive au point que Pâlnat6ki ordonne d'ouvrir la forteresse -
« et tu n'es guère de taille, Sigvaldi, dit-il, à te mesurer à notre parent;
mais il est temps d'arrêter cette joute, car on vient de faire parfaitement
l'épreuve de ce que valent vos démêlés et vous pouvez savoir maintenant
ce qu'est chacun de vous. Mon avis, dit Pâlnat6ki, si cela vous convient,
est d'accueillir ce jeune homme et sa troupe bien qu'il soit passablement
plus jeune que ce que stipulent nos lois. Mon cœur se réjouit, dit-il,
d'avoir dans nos rangs un homme de cet âge et que nul n'ait prise sur lui.
On est en droit d'espérer que, par la suite, de tels hommes n'aient peur
de rien.»
On fait donc selon les prescriptions de Pâlnat6ki: on ouvre J6msborg
et l'on arrête la bataille entre eux. Vagn et tous ses hommes passent sous
les lois des vikings de J6msborg.
On dit que dans cette bataille entre Vagn et Sigvaldi, trente hommes
de Sigvaldi sont tombés et autant de Vagn. Pourtant, Vagn fut le seul des
deux à retirer de l'honneur de cette rencontre. De part et d'autre, beau­
coup d'hommes avaient été blessés aussi dans la bataille.
Vagn est donc là, à J6msborg, par la volonté et le consentement de
tous les chefs, car leurs lois stipulaient que tous devaient être du même
avis, une fois arrivés là, même si auparavant il y avait eu contestations.
De Vagn, on dit qu'il devint un homme si sage et de si bonne
conduite, là à J6msborg, qu'il ne s'y trouvait homme plus sage et plus
zélé ou qui connût mieux toute sa chevalerie. Chaque été, il quitte le
pays, commandant un navire, et se livre à des expéditions guerrières: il
n'y avait aucun viking de J6msborg qui fût plus grand guerrier que lui en
fait de hardiesse.
310 Sagas légendaires islandaises

Trois étés de file à partir du moment où il est entré dans les rangs des
vikings de Jômsborg, ils sont en mer chaque été sur des bateaux de guerre,
remportant constamment la victoire. Lhiver, ils le passent à Jômsborg. Et
l'on parle d'eux un peu partout dans le monde.

24. Mort de Pdlnat6ki

On mentionne maintenant que, le troisième été, à l'approche de l'au­


tomne, Palnatôki tomba malade: Vagn avait alors quinze hivers. On pria
aussitôt le roi Burizlafr de venir à la forteresse, car Palnatôki avait le pres­
sentiment que cette maladie le mènerait à la mort. Lorsque le roi fut venu
trouver Palnatôki, celui-ci parla ainsi:
«]'ai le pressentiment, sire, dit-il, que voici ma dernière maladie, et
cela n'a rien d'invraisemblable étant donné mon âge. Mon avis, dit-il, et
c'est ce que je vous conseille, est que l'on mette un autre homme à ma
place et qu'il y ait un chef dans la forteresse pour régler les affaires comme
je l'ai fait jusqu'ici. Je voudrais que les vikings de Jômsborg restent ici
dans cette forteresse et qu'ils continuent d'assurer la défense territoriale
pour votre compte, comme nous l'avons fait. De tous ceux qui sont pré­
sents, il me semble que Sigvaldi serait celui auquel il manquerait le moins
pour prendre ma place en ce qui concerne les conseils à donner et les juge­
ments à rendre, en raison de sa sagesse et de sa sagacité. Vous direz toute­
fois qu'il est un peu outrecuidant de ma part de dire ce que je vais dire
maintenant - je ne sais, en fait - mais je crois qu'à tous, il manque un
petit quelque chose de ce que j'ai été.»
Le roi répond alors: « Tes conseils nous ont souvent été profitables,
dit-il, et l'on fera encore une fois ce que tu conseilles: c'est ce qui nous
servira tous le mieux, mais il est à craindre que nous ne jouissions plus
longtemps maintenant de ta présence ou de tes conseils. Aussi sommes­
nous d'autant plus tenus de suivre les derniers. Toutes les anciennes lois
que Palnatôki a instituées avec le conseil des sages, ici à Jômsborg, seront
maintenues.»
On dit que Sigvaldi ne se montra guère réticent et qu'il accepta ce qui
lui était confié, sur le conseil du roi Burizlafr et de Palnatôki.
Après cela, Palnatôki donna à Vagn, son parent, propriété et adminis­
tration de la moitié du royaume du Pays de Galles, avec Bjorn le Gallois,
puis il le recommanda de toutes les façons aux vikings de Jômsborg et sur­
tout au roi, prodiguant là-dessus les belles paroles et manifestant en cela
qu'il avait grande affection pour Vagn, outre qu'il attachait grande impor­
tance à ce qu'ils se conduisent bien envers lui.
Saga des vikings de jomsborg 311

Peu après, Palnatôki mourut et l'on estima que c'était une très grande
perte. Et l'on cessera ici de parler de l'un des meilleurs braves qui aient
jamais été.

25. Sigvaldi prend la direction

Après le décès de Palnatôki, Sigvaldi reprit la direction de la commu­


nauté des vikings de Jômsborg. Au bout de peu de temps, dit-on, les
mœurs de la compagnie dans la forteresse se modifièrent quelque peu et
les lois ne furent plus respectées avec autant de rigueur que sous la direc­
tion de Palnatôki. Il se fit bientôt que des femmes passaient deux ou trois
nuits de suite dans la forteresse. De même, les hommes s'en absentaient
plus longtemps que ne le voulaient les lois. Et il y eut dans la forteresse des
rixes et des blessures parmi les hommes, voire même quelques meurtres.

26. De Sigvaldi

Cela étant, Sigvaldi sortit de la forteresse pour aller trouver le roi


Burizlafr. Celui-ci avait trois filles que l'on mentionne pour la saga: l'aî­
née s'appelait Astriôr, c'était la plus avenante de visage et la plus sage; sa
sœur cadette s'appelait Gunnhildr et la plus jeune, Geira: celle-ci, ce fut
Ôlafr Tryggvason qui l'épousa.
Arrivé chez le roi, Sigvaldi lui offrit de choisir entre deux choses: ou
bien, déclara+il, il ne resterait pas à Jômsborg, ou bien le roi lui donne­
rait en mariage sa fille Astriôr.
Le roi lui répondit: «J'avais pensé, dit-il, ne la marier qu'à un homme
de rang plus éminent que toi. Pourtant, j'aurais besoin que tu ne quittes
pas la forteresse et nous allons discuter tous ensemble de ce qu'il nous
paraîtra le plus judicieux de faire.»
Ensuite, le roi alla trouver sa fille Astriôr et lui demanda ce qu'elle pen­
serait d'être mariée à Sigvaldi, « et je voudrais, dit-il, que nous en déci­
dions le plus judicieusement possible pour que Sigvaldi ou les vikings de
Jômsborg ne quittent pas la forteresse, car j'ai besoin d'eux pour ma
défense territoriale. »
Astriôr répond à son père: « Pour te dire la vérité, père, dit-elle, je n'au­
rais jamais voulu épouser Sigvaldi. Tu ne le repousseras pas pourtant, tu
vas procéder de la façon suivante: pour obtenir de m'épouser, il faudra
qu'il débarrasse le pays de tous les tributs que nous avons jusqu'ici versés
au roi de Danemark, avant de m'étreindre dans ses bras. Et il y a une autre
312 Sagas légendaires islandaises

condition: il devra attirer ici Sveinn, le roi des Danois, de telle sorte que
tu l'aies en ton pouvoir. »
Après cela, le roi rapporte à Sigvaldi les propos qu'ils ont tenus, lui et
sa fille; ils se lient par serments fermes là-dessus, convenant que le tout
serait exécuté pour le troisième Jôl à venir. Au cas où Sigvaldi n'aurait pas
accompli ce qui venait d'être résolu entre eux, tous leurs accords seraient
annulés.
Sur ce, Sigvaldi s'en retourna à Jômsborg.
Ce même printemps, il partit de Jômsborg avec trois bateaux et trois
cent soixante hommes. Il alla jusqu'à ce qu'il arrive en Zélande, s'enquit
auprès des gens et apprit que le roi Sveinn était invité à un banquet non
loin de là. Estimant en savoir assez sur les faits et gestes du roi, il accosta
près d'un cap où il ne se trouvait aucun bateau à proximité: ce n'était pas
loin de la ferme où le roi banquetait, en compagnie de sept cent vingt
hommes.
Sigvaldi et ses hommes tournèrent vers le large les proues de leurs
bateaux, les attachant bord à bord l'un à l'autre et mettant toutes les
rames dans les trous de rames. Puis Sigvaldi envoya vingt hommes dignes
de confiance au roi Sveinn, leur prescrivant de lui dire qu'il voulait le voir
pour affaire urgente, et ceci encore, qu'il était malade et presque à l'article
de la mort - « vous direz aussi au roi que c'est pour lui une question de vie
ou de mort, ou presque. »
Les messagers s'en allèrent donc à la ferme et se présentèrent au roi,
dans la halle. Celui qui était leur chef présenta tous les messages pour
lesquels ils avaient été envoyés. En entendant ces nouvelles, le roi des­
cendit aussitôt vers la côte pour trouver Sigvaldi, accompagné des sept
cent vingt hommes qui étaient là au banquet. Quand Sigvaldi sut que le
roi était en route, il se trouvait, dit-on, sur le bateau le plus éloigné de la
côte et il se mit au lit, faisant mine d'être d'une faiblesse extrême. Il dit
alors à ses hommes: « Lorsque trente hommes seront montés sur le
bateau le plus proche de terre, vous retirerez la passerelle et la rentrerez
dans le bateau en disant qu'il ne faut plus s'entasser dans le bateau si l'on
ne veut pas le faire couler; or je présume que le roi sera parmi les pre­
miers. Et quand vingt hommes seront parvenus dans le bateau du
milieu, il faudra retirer la passerelle qui le rattachait au premier. Et
quand le roi sera arrivé sur le bateau le plus éloigné, avec neuf hommes,
on enlèvera la passerelle entre ces bateaux. »
On raconte donc que le roi arriva avec sa troupe, s'enquit de Sigvaldi
et on lui dit qu'il n'allait pas fort - « il est couché, dans le dernier
bateau.» Il monta dans le bateau le plus proche de la côte, puis passa de
bateau en bateau jusqu'à ce qu'il arrive à celui de Sigvaldi. Des hommes
Saga des vikings de jômsborg 313
le suivirent, mais les gens de Sigvaldi firent en tous points comme il le
leur avait indiqué.
Une fois arrivé avec neuf hommes sur le bateau où était couché Sig­
valdi, le roi demanda si Sigvaldi était en état de lui parler: on lui dit que
oui, mais qu'il était au plus bas. Le roi alla ensuite à l'endroit où était
couché Sigvaldi, se pencha vers lui et demanda s'il était capable d'en­
tendre ses paroles et quelles nouvelles il avait à lui dire et qui lui impor­
taient tellement qu'il avait voulu qu'ils se rencontrent, selon le message
qu'il lui avait envoyé.
« Penche-toi un peu vers moi, sire, dit Sigvaldi; tu pourras mieux
entendre ma voix car me voici tout enroué.»
Et au moment où le roi se penche vers lui, Sigvaldi lui passe un bras
autour des épaules et, de l'autre, le saisit sous le bras; voilà qu'il n'est plus
faible du tout, et ce n'est pas mollement qu'il tient le roi. En même temps,
il crie à tout l'équipage de souquer le plus ferme possible sur les rames:
c'est ce qu'ils font, ils prennent le large en ramant tant qu'ils peuvent.
Quant aux sept centaines d'hommes, ils restent à terre, à regarder.
Alors, le roi prend la parole et dit: « Eh bien! qu'y a-t-il, Si gvaldi? dit­
il, est-ce que c'est que tu veux me trahir, ou alors quelle est ton intention?
Il me semble, dit-il, que l'affaire est d'importance. Mais je ne vois pas bien
à quoi tout cela va aboutir.»
Sigvaldi répond au roi en ces termes: «Je ne vous trahirai pas, sire,
mais il va vous falloir maintenant aller avec nous jusqu'à Jômsborg où
nous ferons pour vous honorer tout ce que nous pourrons: vous et tous
les hommes qui vous accompagnent à présent serez les bienvenus chez
_nous; quand vous serez au banquet que nous avons préparé, vous saurez
la raison de tout et là, tu décideras seul de tout; quant à nous, nous te
rendrons tous hommage, comme il sied, et te ferons tout l'honneur que
nous pourrons.
- Force nous est d'y consentir, dit le roi, selon nos moyens.»
Ils allèrent donc jusqu'à ce qu'ils arrivent à Jômsborg et Sigvaldi servit
le roi comme il seyait, les vikings de Jômsborg firent en son honneur un
magnifique banquet, déclarant tous être ses hommes. Sigvaldi dit alors au
roi pour quelle raison il l'avait enlevé de son pays: il déclara avoir
demandé en mariage pour son compte une femme, la fille du roi Burizlâfr
- « et c'est la pucelle la plus belle et la plus accomplie que je sache, je me
suis chargé de cela par amitié pour vous, sire, à ce qu'il me semble, et je ne
voudrais pas que tu laisses échapper cet excellent parti.»
Sigvaldi avait fait en sorte que tous les vikings de Jômsborg certifient la
chose avec lui. Le roi demanda donc comment s'appelait b pucelle. « La
pucelle que j'ai demandée pour toi en mariage, dit Sigvaldi, s'appelle
314 Sagas légendaires islandaises

Gunnhildr. Pour moi, je suis fiancé à une autre de ses filles, celle qui s'ap­
pelle Astriôr, mais c'est quand même Gunnhildr la plus éminente en
toutes choses, comme il se doit. Tu vas, ô roi, rester ici au banquet, àJ6ms­
borg, et moi, je vais aller trouver le roi Bûrizlâfr, arranger cette affaire
pour nous deux. Il va falloir que tu me fasses confiance dans toute ton
affaire, et nous ferons en sorte que pour vous aussi, cela réussisse.»
Après cela, Sigvaldi alla trouver le roi Bûrizlâfr avec cent vingt hommes
et l'on fit en son honneur un grand et honorable festin. Au cours de son
entretien avec le roi, Sigvaldi déclara être venu épouser Astriôr, et qu'il
avait maintenant accompli ce qui avait été convenu: Sveinn, roi des
Danois, était venu à Jomsborg, ils l'avaient entièrement en leur pouvoir
pour faire de lui ce qu'ils décideraient et jugeraient avisé, et Sigvaldi
demanda au roi et à Astriôr de faire ce qu'ils tenaient pour le plus judi­
cieux et le plus sage.
Tant le roi que sa fille Astriôr, après en avoir débattu, prirent conseil
auprès de Sigvaldi sur ce qui lui semblait le plus judicieux en cette affaire
qui concernait le roi Sveinn.
Sigvaldi répond: «J'ai passablement réfléchi à cette affaire, dit-il. Je
veux que tu donnes en mariage au roi Sveinn ta fille Gunnhildr et fasses
en sorte que son voyage jusqu'ici soit glorieux, mais que lui, pour obtenir
ce parti, t'abandonne tous les tributs que tu avais à lui verser jusqu'ici. Je
servirai d'intermédiaire entre vous là-dessus et je pousserai cette affaire de
telle façon que ce que je viens de vous conseiller se réalisera.»
Après cet entretien, Sigvaldi rebroussa chemin avec son escorte, cent
vingt hommes, jusqu'à ce qu'il retrouve le roi Sveinn, lequel lui demanda
aussitôt comment :;'était déroulée l'affaire.
« Elle est maintenant en votre pouvoir, sire, dit-il.
- Comment cela? dit le roi.
- Ainsi, dit Sigvaldi: si tu veux remettre tous les tributs du roi
Bûrizlâfr envers toi pour qu'il te donne sa fille en mariage. Considère éga­
lement, sire, dit Sigvaldi, que tout te reviendra après sa mort et que ton
honneur s'accroîtra du fait que tu aies un beau-père qui ne soit tributaire
de personne, car l'on tient toujours les rois qui versent tribut pour moins
importants que ceux qui ne le font pas.»
Et Sigvaldi démontre donc au roi Sveinn, de toutes les façons, que c'est
ainsi qu'il doit voir la chose. Et il n'épargne ni les arguments de bon sens
ni l'éloquence. En fin de compte, le roi Sveinn se rendit aux raisons de
Sigvaldi et il eut envie que ce mariage se fit: la décision est donc prise, on
fixe la date du mariage, les deux noces devant avoir lieu en même temps.
Le moment venu, tous les vikings de J6msborg se rendent à la fête, le
roi Sveinn est du voyage et c'est en tous points un banquet magnifique, si
Saga des vikings de f6msborg 315
bien que tous ceux qui s'y trouvèrent ne se rappelaient pas qu'il y eût eu
en Vindland banquet plus glorieux que celui-là.
On raconte que le premier soir de la noce, les mariées mirent leurs
coiffes 56 de telle sorte que leur visage était voilé. Mais le lendemain matin,
elles étaient toutes joyeuses et avaient ôté leur voile.
Alors, le roi Sveinn examine soigneusement l'apparence des sœurs, car
il n'avait vu ni l'une ni l'autre avant ce banquet et ne savait de la beauté et
de la courtoisie des sœurs que ce que Sigvaldi lui en avait dit. Et l'on dit
alors que la femme que Sigvaldi avait épousée plut beaucoup plus au roi
Sveinn, elle lui parut plus belle et plus courtoise que sa propre femme, et
il pensa que Sigvaldi ne lui avait pas dit toute la vérité. Le roi Sveinn
trouva alors que Sigvaldi avait gravement manqué envers lui, il perça à
jour, avec le conseil des sages, tout son stratagème, cachant pourtant la
chose au tout venant et jouissant en ce banquet de toutes choses qui
avaient été faites pour son honneur et son renom, au point où on en était
venu. Et puis il lui revient maintenant de reprendre un tiers du Vindland
après la mort du roi Burizlafr.
Après quoi la noce se termine. Le roi Sveinn s'en va avec Gunnhildr, sa
femme, emmenant trente bateaux, une grande troupe et nombre d'objets
de prix. Quant à Sigvaldi, il s'en va à Jômsborg avec sa femme, Astriôr.
Et leurs lois changent fort maintenant, en rapport de ce qui avait ini­
tialement été fixé par Palnatôki et d'autres sages. Les vikings de Jômsborg
s'en rendent compte mais ils restent tout de même tous ensemble dans la
forteresse quelque temps, et leur gloire est grande.

27. Les vœux des vikings de ]ômsborg

Peu après ce qui vient d'être raconté, on apprend du Danemark


une grande nouvelle: le père de Sigvaldi et de l>orkell, le jar! Strut­
Haraldr, est mort, et Hemingr 5 7, leur frère, est jeune lorsque cela
arrive. Le roi Sveinn s'estime tenu de faire un banquet funéraire pour
le jar! Strut-Haraldr puisque cela ne revient pas aux plus âgés des fils
de celui-ci, Hemingr étant considéré comme jeune encore pour organi­
ser la cérémonie.

56. Ce sont les coiffes féminines typiques du Nord ancien, ou faldr. Elles étaient d'une
forme curieuse, recourbée vers l'avant, et comportaient un voile. On trouvera dans Lax­
doela saga un épisode du même genre.
57. Florence de Worcester, en 1009, mentionne un Hemming, dux Danorum: il est
possible que ç' aie été le frère de Porkell lc Haut.
316 Sagas légendaires islandaises

Alors il envoie un message à J Ôm5borg, aux frères, pour que Sigvaldi et


Porkell viennent au banquet de funérailles, qu'ils se retrouvent là, qu'ils
donnent tous ensemble ce banquet et prennent des dispositions afin qu'il
soit des plus honorables, s'agissant d'un chef comme l'avait été leur père,
le jar! Strut-Haraldr. En réponse, les frères envoient aussitôt un message
au roi, disant qu'ils viendront et que le roi doit faire préparer tout ce qu'il
faut pour le banquet, qu'ils y contribueront et qu'ils le prient d'y pourvoir
sur les biens qui avaient appartenu à Strut-Haraldr.
La plupart des gens trouvaient inavisé qu'ils y aillent, ils soupçon­
naient que l'amitié du roi Sveinn et de Sigvaldi ainsi que tous les vikings
de Jômsborg était peu solide, étant donné la tournure qu'avaient prise
leurs démêlés, quand bien même, de part et d'autre, ils n'eussent pas man­
qué à la courtoisie requise. Mais Sigvaldi et Porkell le Haut voulurent à
tout prix y aller comme ils l'avaient promis. Les vikings de Jômsborg ne
voulurent pas non plus être en reste et entendirent tous accompagner Sig­
valdi et son frère au banquet.
Le moment venu, ils quittent Jômsborg avec une grande troupe. Ils
ont cent quatre-vingt-dix bateaux.
Ils vont donc jusqu'à ce qu'ils arrivent en Zélande, là où avait régné le
jar! Strut-Haraldr. Le roi Sveinn s'y trouvait, ayant fait préparer dans tous
les détails le festin de funérailles. Cela se passait aux nuits d'hiver. Il y
avait là quantité de gens de haut rang et un magnifique festin: les vikings
de Jômsborg boivent excessivement le premier soir et s'enivrent considé­
rablement.
Cela ayant duré un moment, le roi Sveinn découvre qu'ils sont presque
tous ivres morts, de telle sorte que les voilà fort loquaces et joyeux et que,
pour beaucoup, parler de ce que, sans doute, il vaudrait mieux éviter,
paraît peu de chose. Ce que voyant, le roi prend la parole et dit:
« Il y a ici grande liesse et presse, dit-il, et je voudrais bien que vous
passiez maintenant, pour l'amusement général, à quelque divertissement
nouveau que l'on garderait longtemps en mémoire et qui serait de grande
valeur.»
Sigvaldi répond au roi et dit: «Alors, il nous semble que, pour commen­
cer, dit-il, le meilleur souhait à faire pour que la joie règne serait que vous
choisissiez le premier, sire, car nous vous devons tous allégeance et nous
acceptons tous ce que vous voudrez faire ou entreprendre pour notre liesse.»
Le roi répond: «Je sais que ce que l'on fait toujours, dit-il, lors de glo­
rieux banquets et fêtes, et quand la société est de qualité, c'est que l'on
prononce des vœux 58, par divertissement et pour la gloire, et j'aimerais

58. Faire des vœux semble avoir fait partie du rituel obligé du sacrifice païen. Voir Régis
Saga des vikings de JrJrnsborg 317

bien que nous nous livrions maintenant à cet amusement-là, car j'ima­
gine, tant vous êtes, vous autres vikings de Jomsborg, plus renommés par
toute la partie nord du monde que quiconque, que, sans aucun doute,
vous voudrez surpasser les autres si vous vous livrez à ce divertissement:
en cela comme pour le reste vous excellerez, et il est vraisemblable que
l'on conservera longtemps la chose en mémoire. Du reste, je ne me déro­
berai pas à commencer ce jeu. Je fais le vœu, dit le roi, de chasser de son
royaume le roi Adalradr avant les prochaines nuits d'hiver, ou sinon, je
l'aurai abattu, obtenant ainsi son royaume. À toi maintenant, Sigvaldi, dit
le roi, et que ton vœu ne soit pas moins important que le mien.»
Sigvaldi répond: «C'est cela, sire, dit-il, je vais m'exprimer là-dessus. Je
fais le vœu, dit Sigvaldi, de ravager la Norvège d'ici trois nuits d'hiver avec
les forces dont je disposerai et de chasser le jarl Hakon du pays, ou de le
tuer; ou alors, c'est moi qui y resterai.»
Le roi Sveinn dit: « Voilà qui est bien, dit-il, et c'est un fameux vœu si
tu l'accomplis. Cela n'a rien de mesquin, et bonne chance à toi pour avoir
dit cela. Exécute bien et vaillamment ce que tu viens de dire. Maintenant,
à ton tour, Porkell le Haut, dit le roi, quel vœu vas-tu faire? Il est clair
qu'il te faut agir magnifiquement.»
Porkell répond: «J'ai réfléchi au vœu que je ferai, sire, dit-il. Je fais le
vœu, dit Porkell, de seconder mon frère Sigvaldi et de ne pas fuir avant de
voir la poupe de son bateau. Et s'il combat à terre, je fais le vœu de ne pas
fuir tant qu'il sera dans les rangs et que je verrai son étendard devant moi.
- C'est bien parlé, dit le roi Sveinn, et tu es un tel brave que tu le feras
certainement. Bui le Gros, dit le roi, à toi maintenant, et nous savons que
tu vas parler superbement, d'une manière ou d'une autre.
- Je fais le vœu, dit Bui, de seconder Sigvaldi dans cette expédition au
mieux de ma virilité et de ma bravoure et de ne pas fuir avant qu'il n'en
reste moins debout que d'abattus - et de tenir tout de même tant que Sig­
valdi le voudra.
- C'est bien comme nous le supposions, dit le roi: c'est magnifique­
ment parler de ta part. Et maintenant, à toi, Sigurôr Cape, dit le roi,
d'ajouter encore quelque chose après ton frère Bui.
- Mon vœu sera vite fait, sire, dit Sigurôr. Je fais le vœu de suivre
mon frère Bui et de ne pas fuir avant qu'il ait perdu la vie, si c'est cela que
veut le sort.
- Il fallait s'attendre, dit le roi, à ce que tu voudrais suivre ton frère.

Boyer, « Le culte dans la religion nordique ancienne» dans Inter-Nord n° 13-14,


décembre 1974, p. 223-243. La Saga de [>orir aux Poules fait également état de vœux extra­
vagants.
318 Sagas légendaires islandaises

Et maintenant, à toi, Vagn Âkason, dit le roi, et nous sommes bien


curieux d'entendre le vœu que tu feras, car vous êtes de grands fiers-à-bras
et bien arrogants dans votre famille.»
Vagn répond et dit: «Je fais le vœu, dit Vagn, de seconder Sigvaldi
dans cette expédition ainsi que Bui, mon parent, et de tenir bon tant que
Bui le voudra s'il est en vie. J'ajoute à cela, dit-il, un vœu moins impor­
tant; si j'arrive en Norvège, j'entrerai dans le lit d'Ingibji:irg, fille de I>or­
kell Leira 59 du V{k oriental, sans le consentement de son père et de tous
ses parents, avant de revenir au Danemark.
- C'est bien ce que j'imaginais, dit le roi, et tu surpasses la plupart des
hommes que nous connaissons par la vaillance et la courtoisie.»
On dit que Bjorn le Gallois était là, dans la troupe des vikings de Joms­
borg. C'était avant tout l'associé de Vagn Âkason, car ils possédaient
ensemble le Pays de Galles depuis que Palnatoki était mort. Alors, le roi
dit: « Quel vœu fais-tu, Bji:irn le Gallois?», dit le roi.
«Je fais le vœu, dit Bji:irn, de suivre Vagn, mon fils adoptif, au mieux
de mon entendement et de ma vaillance.»
Après cela, leurs entretiens cessent et l'on va dormir sans tarder. Sig­
valdi se met au lit avec sa femme Âstriôr, il s'endort profondément dès
qu'il est couché. Mais Âstriôr, sa femme, veille et quand il a dormi fort
longtemps, elle réveille Sigvaldi et lui demande s'il se rappelle les vœux
qu'il a faits la veille. Il répond et déclare ne pas se rappeler avoir fait le
moindre vœu la veille.
Elle dit: « À ce que je suppose, il ne te sert à rien de prétendre cela. Tu
vas avoir besoin et de bon sens et de conseils.
- Que faire? dit Sigvaldi. Tu es toujours sage et tu dois avoir quelque
bon conseil à donner. »
Elle répond: «Je ne sais, dit-elle, s'il existe un conseil qui soit bon.
Mais il faut tout de même faire quelque chose: quand tu iras au banquet
tout à l'heure, sois joyeux et content, car le roi Sveinn va se rappeler vos
vœux, je présume. Quand le roi t'en parlera, tu vas lui répondre que "la
bière fait de nous un autre homme et j'en aurais beaucoup moins fait si je
n'avais pas été ivre." Ensuite, tu demanderas au roi quelle aide il veut te
fournir pour que tu accomplisses tes vœux; montre-toi jovial avec le roi et
fais comme si tu lui devais tout, car il doit estimer t'avoir bien pris au
piège. Demande-lui combien de bateaux il te fournirait pour cette expé­
dition, si tu entreprends de la faire. S'il prend favorablement la chose,
sans dire pourtant combien de bateaux il te fournira, insiste fermement

59. Le surnom de Porkell donne à penser, surtout si l'on sait la suite de son comporte­
ment: leira = « rivage boueux», « sol bourbeux»!
Saga des vikings de jômsborg 319

pour qu'il dise séance tenante quelle aide il apportera, dis qu'il t'en faudra
beaucoup, car le jarl Hakon a de grandes forces. Et si tu dois présenter si
rapidement tes exigences et insister si fermement auprès du roi, dit-elle,
c'est parce que je pense que, tant qu'il n'est pas sûr que l'expédition ait
lieu ou non, il rechignera moins à te donner ces bateaux. Une fois l'expé­
dition résolue, je présume que tu n'aurais guère de renforts de sa part s'il
ne l'avait pas promis auparavant, car il voudrait bien que ce soit une expé­
dition désastreuse autant pour toi que pour le jarl Hakon, et il serait ravi
qu'elle le soit pour tous les deux.»
On raconte que Sigvaldi fit comme Astriôr le lui conseillait.
Lorsque l'on se remet à boire ce jour-là, Sigvaldi est d'excellente
humeur et plaisante sur maintes choses, et voilà que le roi fait allusion aux
vœux de la veille au soir: la situation lui paraît excellente, et il estime
s'être joué comme il faut de Sigvaldi ainsi que de l'ensemble des vikings de
J6msborg. Pour Sigvaldi, il répond au roi dans les termes que lui a ensei­
gnés Astriôr, et il s'enquiert de l'aide que le roi veut lui fournir.
On en vient au moment où le roi déclare avoir l'intention, lorsque Sig­
valdi sera prêt pour cette expédition, de lui donner vingt bateaux.
Sigvaldi répond: « Ce serait une bonne aide, dit-il, de la part de n'im­
porte quel riche bondi, mais pas de la part d'un roi et d'un chef comme
toi.»
Le roi répond alors, le sourcil un peu froncé, et demande: « Combien
penses-tu qu'il t'en faudrait si tu obtenais l'aide que tu désires?
- Ce sera vite dit, dit Sigvaldi: soixante bateaux exactement, tous
grands et bien équipés. Pour ma part, je n'en aurai pas moins, sinon
_davantage, encore qu'ils soient plus petits, car on ne peut savoir si tous vos
bateaux reviendront et il n'est pas sûr que ce sera ce qui se produira. »
Le roi répond: « Tous les bateaux seront prêts, Sigvaldi, quand tu seras
prêt à faire cette expédition, dit le roi. Raison de plus pour que tu t'y
engages, je fournirai ce que tu demandes.
- C'est bien agir, sire, dit Sigvaldi, et honorablement, comme il fallait
s'y attendre de votre part, et faites exécuter maintenant ce que vous venez
de promettre, car on va se mettre en route dès que cette fête où nous
sommes sera terminée. Remettez-nous tous les bateaux sans délai; pour la
troupe, nous la fournirons tous les deux.»
Alors le roi se tut, marqua une pause. puis dit tout à coup: « Il en sera,
Sigvaldi, dit le roi, comme tu le demandes, pourtant cela est allé plus vite
que je le pensais et je n'imaginais guère que tout se précipiterait ainsi.»
Alors Astriôr, la femme de Sigvaldi, dit: « Il ne faut pas vous attendre à
remporter une grande victoire sur le jarl Hakon si vous tardez à faire cette
expédition et qu'il l'apprenne et puisse se préparer à loisir: alors, vous
320 Sagas légendaires islandaises

serez battus. Et il n'y a qu'une chose à conseiller, dit-elle, c'est d'agir au


plus vite, de ne laisser aucune nouvelle nous devancer et de prendre le jarl
à l'improviste.»
On dit qu'ils résolurent de faire cette expédition dès que le banquet
serait terminé et qu'ils en firent, pendant cette fête, tous les arrangements
et les plans.
On raconte que T 6fa, la fille du jarl Strut-Haraldr, prit la parole et dit
à Sigurôr, son mari : «Tu vas y aller, dit-elle, comme tu en as eu l'inten­
tion. Mais je voudrais, dit-elle, te demander de seconder de ton mieux
Bui, ton frère, et de laisser la meilleure des réputations; pour moi, je t'at­
tendrai et nul homme n'entrera dans mon lit tant que je te saurai sain et
sauf. Il y a deux hommes, Bui, dit-elle, que je voudrais te donner pour
cette expédition, car tu as toujours été bon pour moi. Lun s'appelle
Havarôr et est surnommé Pourfendeur, l'autre s'appelle Âslakr, sur­
nommé H6lmskalli. Je te donne ces hommes parce que je t'aime bien, et
il n'y a pas à mentir là-dessus: j'aurais bien mieux aimé t'avoir été donnée
en mariage qu'à celui qui est maintenant mon époux; il faut pourtant que
les choses restent en l'état. »
Bui accepta d'elle ces hommes, l'en remercia et donna aussitôt Âslakr à
Vagn, son parent, comme garde-du-corps. Pour Havarôr, il le garda avec
lui.
Maintenant, la fête se termine, les vikings de J6msborg préparent leurs
troupes pour quitter le banquet. Quand ils sont prêts ils quittent le pays
avec cent vingt gros bateaux. Ils avaient amené de J6msborg au banquet
cent quatre-vingt-dix bateaux, mais dans ce nombre, il y en avait beau­
coup de petits.

28. De l'expédition guerrière des vikings de jômsborg en Norvège

Ils entreprennent donc leur expédition, ont bon vent et abordent dans
le Vîk en Norvège. Ils y arrivent tard le soir. La nuit même, ils se dirigent
sur la ville de Tunsberg60 et y parviennent avec toute la troupe vers les
minuit.
On mentionne un homme pour cette saga: il s'appelait Ôgmundr et
était surnommé Ôgmundr le Blanc. C'était un baron du jarl Hakon,
jeune par l'âge et très estimé du jarl Hakon. C'est surtout lui qui avait
l'administration de la ville de T unsberg lorsque ceci se passa.

60. La ville de Tûnsberg, aujourd'hui Tonsberg est un haut lieu de l'histoire de la Nor­
vège, comme en témoignent les ruines encore visibles de son château.
Saga des vikings de jdmsborg 321
Arrivée dans la ville, l'armée l'investit presque complètement, tuant
force gens; puis ils prirent tous les biens qu'ils purent et n'y allèrent pas de
main morte. Les habitants ne se réveillèrent pas d'un bon rêve et beau­
coup durent recevoir aussitôt des horions et subir assauts d'armes.
Ôgmundr le Blanc s'éveilla aussi, comme les autres, ainsi que ceux qui
dormaient dans le même logement que lui. Lui et eux prirent le parti de
s'enfuir jusqu'à un grenier d'où, leur sembla+il, ils pourraient se défendre
le plus longtemps, car il leur était impossible de parvenir à la forêt. Ce que
voyant, les vikings de J6msborg accoururent et se mirent à taillader d'ar­
deur le grenier.
Ôgmundr et ses gens virent qu'ils ne pourraient se défendre: l'armée
qui était arrivée là était beaucoup plus vaillante et impétueuse qu'eux.
On dit qu'Ôgmundr résolut de sauter du grenier dans la rue et qu'il se
reçut debout sur ses pieds. Mais Vagn Âkason était auprès lorsqu'il par­
vint en bas, il déchargea immédiatement un coup à Ôgmundr, le frappant
au bras au-dessus du poignet: la main resta à Vagn mais Ôgmundr par­
vint à s'enfuir dans la forêt. Allait avec la main un anneau d'or; Vagn le
ramassa et le garda.
Quant à Ôgmundr, lorsqu'il fut arrivé dans la forêt, il s'arrêta à un
endroit où il pouvait entendre leurs voix, pour savoir s'il pourrait com­
prendre, à leurs propos, qui était arrivé là. Il ne le savait pas encore et il
trouvait plutôt stupide de ne pas pouvoir le dire, au cas où il rencontrerait
d'autres gens, étant donné la punition qu'on lui avait infligée. Il découvrit
alors, à leurs propos et clameurs, que c'étaient les vikings de J6msborg qui
étaient arrivés là, et il sut aussi qui l'avait blessé. Après quoi il alla son che­
min par les forêts et les bois et l'on dit qu'il y resta six jours et six nuits
avant d'atteindre un lieu habité.
Dès qu'Ôgmundr trouva des lieux habités et des gens, il reçut tous les
soins nécessaires, car beaucoup de monde le connaissait, c'était un
homme accompli et populaire. Il alla donc jusqu'à ce qu'il apprenne où
était le jarl, à un banquet, et alla le trouver. On donnait ce banquet en
l'honneur du jarl dans la ferme qui s'appelle Skuggi61 , l'homme qui offrait
ce festin s'appelait Erlingr, c'était un baron. Le jarl était à ce banquet avec
cent vingt hommes, et son fils Eirikr62 était avec lui.

61. Skuggi est Skuggen i Borgund, dans le Sunnmore.


62. À la mort d'Olafr Tryggvason, lors de la bataille de Svi:ilôr, Eirikr Hakonarson
devint en effet jar! de Norvège sous la suzeraineté du Danemark. En 1014, il se rendit en
Grande-Bretagne avec Kmitr le Grand et y fut fait jar! de Northumberland en l O 16. Son
père, Sveinn, gouverna la Norvège après son départ et jusqu'à l'arrivée d'Ôlafr Haraldsson
(saint Ôlafr).
322 Sagas légendaires islandaises

On dit qu'Ôgmundr arriva là tad le soir; entra aussitôt dans la halle,


se présenta devant le jarl et le salua bien. Le jarl lui rendit ses salutations
et lui demanda les nouvelles générales. Ôgmundr répondit:
« Il n'y a pas encore eu de grandes nouvelles pendant mon voyage, dit­
il, mais ça pourrait devenir des nouvelles non dépourvues d'importance.
- Quelles donc? dit le jar!.
- Celles-ci, dit Ôgmundr, que je puis vous annoncer nouvelles de
guerre: une grande armée est arrivée dans le pays, à l'est dans le V îk, elle
fomente guerre et destruction et j'ai le sentiment qu'ils sont d'humeur à
continuer de la sorte.»
Le jarl dit: «Je me demande, dit-il, si l'on cessera jamais de raconter
des mensonges dans ce pays avant qu'on pende les gens pour cela.»
Eirîkr répond et dit: « Il n'y a pas à prendre les choses ainsi, père, dit­
il, et l'homme qui parle ici n'est pas un menteur.»
Le jarl dit: « Sais-tu vraiment, parent, qui est cet homme? C'est pro­
bable puisque tu secondes sa cause.
- Je crois bien que j'en sais quelque chose, dit Eirîkr, non moins que
toi, père: je crois que voici Ôgmundr le Blanc, ton baron, et il nous a sou­
vent fait meilleur accueil que le nôtre envers lui aujourd'hui.
- Je ne l'avais pas reconnu, dit le jar!. Qu'il avance jusqu'ici pour me
parler.»
C'est ce que fit Ôgmundr, dès que lui parvinrent les propos du jarl, il
approcha. Puis celui-ci demanda: « Quel Ôgmundr es-tu?» dit-il.
Ôgmundr lui dit tout en détail, pour qu'il puisse le reconnaître.
Alors le jarl dit: « Si tu es l'homme que tu dis être, je sais que tu dois
faire un récit véridique. Mais dis-moi, dit le jarl, qui commande cette
grande armée.
- Celui qui commande cette armée, dit Ôgmundr, s'appelle Sigvaldi.
Mais j'ai entendu nommer Bui et Vagn et je porte sur moi la marque que
je ne mens pas.» Puis il brandit le bras et montra au jarl son moignon.
Le jarl dit alors: « On t'a durement traité, dit-il, et brutalement. Sais­
tu qui t'a infligé cette blessure?
- Je crois l'avoir deviné, dit-il, car lorsque l'auteur du coup a ramassé
l'anneau qui allait avec la main, les autres ont dit: "Du butin pour toi, Vagn
Akason", ont-ils dit, et j'en ai conclu que c'est lui qui a dû me frapper, et je
pense, dit-il, que ce doit être là l'armée que l'on appelle vikings de J6msborg.
- Tu dis sûrement vrai, dit le jarl, d'après les hommes que tu as
entendu nommer dans cette troupe. Et pour dire vrai, c'est bien la der­
nière chose que j'aurais choisie, dit le jarl, si l'on m'avait donné le choix. Il
va nous falloir maintenant et du discernement et de la vaillance, j'en ai
bien le pressentiment.»
Saga des vikings de }omsborg 323

29. Du jarl Hdkon

Le jarl envoya aussitôt des hommes dans le nord, à Hlaôir, chez


Sveinn, son fils, pour lui porter nouvelles de guerre, lui faisant dire de ras­
sembler des troupes par tout le I>randheimr, son district, de convoquer
tous ceux qui avaient de la valeur et aussi ceux de moindre qualité, et que
l'on équipe tout bateau de quelque importance.
Était chez le jarl Gudmundr le Blanc, qu'il aimait le plus.
Le jarl quitta aussitôt le banquet, avec la troupe qu'il trouva là. Il alla
jusqu'à ce qu'il fut descendu dans le Raumsdalr puis rassembla des
troupes par le Nordmœri. Il envoya Erlingr au sud par le Rogaland63 ,
pour dire la nouvelle et y rassembler des troupes. Il envoya le jarl Erlingr
là-bas dans le Sud avant de quitter le banquet, faisant dire à tous les amis
qu'il avait dans le pays et qui étaient de quelque importance qu'ils vien­
nent tous à lui avec les troupes qu'ils se procureraient. De même, le jarl
envoya dire à tous ceux avec lesquels il n'était pas en bons termes qu'ils
viennent également le trouver, déclarant qu'il se réconcilierait avec chacun
de ceux qui viendrait le rejoindre cette fois et lui amènerait du renfort.
Eirikr, fils du jarl Hakon, s'en alla dans le nord, dans le Naumudalr, à
la rencontre de son frère Sveinn, et y rassembla des troupes du mieux qu'il
le put par toutes les îles, jusqu'à la plus éloignée.
On raconte que lorsqu'Eirikr cinglait vers le sud le long du Hamra­
sund, des bateaux vinrent à sa rencontre. C'étaient des bateaux de guerre
et l'homme qui commandait cette troupe s'appelait I>orkell, surnommé
!Jorkell Longue Taille; c'était un grand pirate, il était brouillé avec le jarl
Hakon. Les vikings sortirent aussitôt leurs armes dans l'intention d'atta­
quer Eirikr. Ils avaient trois bateaux. Ce que voyant, Eirikr dit à I>orkell
Longue Taille;
« Si tu veux te battre contre nous, dit-il, nous allons nous y préparer.
Pourtant, je verrais mieux à faire.
- Quoi donc? dit I>orkell.
- Je trouve monstrueux, dit Eirikr, de nous battre entre Norvégiens,
car il se pourrait bien qu'il y ait d'autres brebis galeuses à portée. Mais si
tu veux aller trouver mon père avec ta troupe et lui prêter main forte selon
tes capacités, vous vous réconcilierez, et cela ne fera pas de difficultés de la
part de mon père. »

63. Le Rogaland est une province du sud de la Norvège, donc Raumsdalr et Nordmœri
sont des districts.
324 Sagas légendaires islandaises

Porkell répond: «J'accepte si tu t'engages, Eirîkr, à ne pas revenir sur


ta parole quand je trouverai ton père.
- C'est entendu», dit Eirîkr.
Et donc Porkell Longue Taille passa dans les rangs d'Eirikr avec ses
gens.
Peu après, Eirikr et Sveinn, les frères, se retrouvèrent et se rendirent à
l'endroit dont Hakon et Eirikr étaient convenus avant de se quitter. Puis
le père et ses fils, Hakon, Eirîkr et Sveinn se retrouvèrent tous à l'endroit
où ils s'étaient donné rendez-vous et où toute l'armée devait se rassembler.
C'était dans le Sunnmœri, près de l'île qui s'appelle Hoô64: arriva là
maint baron. Le père et ses fils avaient en tout trois cent soixante bateaux,
dont beaucoup n'étaient pas très gros. Ils mouillèrent dans la crique qui
s'appelle Hj6rungavagr65 et firent leurs plans. Toute la flotte mouillait
dans la crique.

30.

Il faut parler maintenant des vikings de Jomsborg. Ils portent la guerre


par le sud du pays: guerroient et pillent ce sur quoi ils peuvent mettre la
main. Ils font de grandes descentes sur le rivage, tuant force gens, et en
divers lieux ils réduisent les fermes en cendres, dévastant tout le sud du
pays. Tous ceux qui sont mis au courant et parviennent à s'échapper s'en­
fuient devant cette armée.
Ils vont donc jusqu'à ce qu'ils arrivent devant le chenal appelé Ûlfa­
sund: les voici donc arrivés à Staôr. Et l'on dit que ni le jarl Hakon ni les
vikings de Jomsborg n'ont de renseignements précis sur le compte les uns
des autres.

64. Hoô est aujourd'hui Hareidlandet.


65. Hjorungavagr, aujourd'hui Liavagen, a été indubitablement le théâtre d'une
mémorable bataille. Selon les sources islandaises, elle aurait eu lieu en 994 ou 995, mais il
est probable qu'il faut avancer cette date: quelque part du côté des années 980 si l'on veut
que le jar! Eirîkr y ait pris part. Ôlafur Halldorsson fait remarquer, d'une part que le scalde
Vigfûss Viga-Glûmsson, qui y prit part, a bien pu servir de source orale d'après laquelle
une tradition s'est transmise jusqu'à l'auteur de Jomsvikinga saga, d'autre part que ce
même auteur a pu s'inspirer de batailles navales du même genre qu'il connaissait d'après la
Saga de Sverrir ou même, en Islande, la Sturlunga Saga (bataille du Floi). Il établit, dans
son édition de jomsvikinga saga, introduction p. 47, d'intéressantes correspondances tex­
tuelles. Ce genre de remarques mérite l'attention si l'on veut, comme je le tiens, faire valoir
l'art de l'auteur qui puise de tous côtés pour reconstituer à force des traditions de toutes
sortes dont il n'a que de vagues souvenirs.
Saga des vikings de jômsborg 325
Les vikings de Jômsborg cinglent maintenant au nord de Staôr, passent
six semaines en mer et arrivent dans le port des Hereyjar où ils mettent
toute leur flotte au mouillage.
Une fois arrivés là, ils se trouvent à court de vivres, de nouveau, et l'on
dit que Vagn Âkason s'en va sur son skeiô66 jusqu'à l'île appelée Hoô: il ne
sait pas que le jarl mouille là, dans la crique, à peu de distance de l'île.
Vagn accoste dans l'île, ils montent à terre dans l'intention de faire une
descente si l'occasion s'en présente.
Or il se trouve qu'ils hèlent un homme qui poussait devant soi trois
vaches et des chèvres. Vagn lui demande son nom. Il répond et dit s' appe­
ler Ûlfr. Alors Vagn dit à ses hommes: « Emparez-vous des vaches et des
chèvres, allez les abattre sur notre bateau et faites de même si vous trouvez
d'autres bêtes.
- Qui est l'homme, dit Ûlfr, qui commande sur ce bateau?
- Il s'appelle Vagn et est fils d'Âki.
- Si telles sont bien vos intentions, vikings de Jômsborg, j'estime
qu'il y a du bétail à abattre, plus important que mes vaches et mes chèvres,
et pas bien loin d'ici.
- Si tu sais quelque chose des déplacements du jarl Hakon, dis-le
nous, dit Vagn, et si tu es capable de nous dire en vérité où il est, tu
reprendras tes vaches et tes chèvres - et quelles nouvelles as-tu à nous
dire? Que sais-tu du jarl Hakon? »
Ûlfr répond: « Il mouillait ici hier soir, tard, avec un seul bateau, der­
rière l'île de Hoô, à Hjorungavagr et vous pourrez le tuer sur-le-champ,
quand vous le voudrez, parce qu'il attend ses hommes.
- Tu vas récupérer ton bétail, dit Vagn, monte sur le bateau avec nous
et montre-nous le chemin pour trouver le jar!.
- Ce n'est pas séant, dit Ûlfr, et je ne veux certes pas me battre contre
le jarl, ce n'est pas convenable, mais je vais vous indiquer le chemin qui
vous mènera dans la crique si vous le voulez. Si je monte dans le bateau
avec vous, je veux qu'il soit dit qu'on me laissera en paix et vous veillerez à
trouver la crique. »
Ûlfr monte donc sur le bateau avec eux. C'était très tôt dans la
journée. Vagn et les siens s'en vont au plus vite dans les Hereyjar
annoncer à Sigvaldi et à tous les vikings de Jômsborg la nouvelle qu'Ûlfr
leur a dite.

66. Voir bateaux*.


326 Sagas légendaires islandaises

31.

Les vikings de Jômsborg se mettent alors à s'équiper en tous points


comme s'ils allaient à la plus rude des batailles, ils veulent être prêts en
tout, quoique Ûlfr leur affirme que la chose serait facile. Une fois complè­
tement équipés, ils rament vers la crique.
On raconte qu'Ûlfr se douta qu'ils trouveraient le nombre des bateaux
dans la crique plus élevé que ce qu'il leur avait dit. Et dès qu'ils virent
avancer les bateaux, Ûlfr sauta par-dessus bord et plongea aussitôt, dans
l'intention de nager jusqu'à terre, ne voulant pas attendre qu'ils le paient
de sa peine.
Quand Vagn vit cela, il voulut assurément le récompenser selon ses
mérites, il s'empara aussitôt d'un épieu et le lui lança: l'épieu le transperça
par le milieu du corps et Ûlfr périt là.
Donc Sigvaldi et tous les vikings de J6msborg rament vers l'intérieur
de la crique et voient que, d'un bout à l'autre, elle est tout entière couverte
de bateaux. Ils disposent alors aussitôt toute leur armée en ordre de
bataille. D'autre part, les jarls, Hakon et ses fils voient arriver les vikings
de J6msborg, ils détachent aussitôt leurs bateaux et décident qui chacun
devra affronter dans la bataille.
On raconte à ce propos que le fond de Hjorungavagr est orienté vers
l'est, et l'embouchure, vers l'ouest. Il y a aussi dans la crique trois récifs
qui s'appellent Hjorungar et dont l'un est plus grand que les deux autres:
ce sont eux qui donnent son nom à la crique. Au milieu de celle-ci, il y a
un écueil situé à égale distance de la terre dans tous les sens, aussi bien vers
le fond de la crique que, de part et d'autre, vers le large. Au nord de la
crique se trouve une île appelée Primsigô67 • Ule de Harund68 est au sud
de la crique: de là part le Harundarfjorôr.
Il faut dire maintenant que les vikings de J6msborg disposent leurs
bateaux en ordre de bataille de la façon que l'on va dire ici: Sigvaldi se
poste au milieu de la flotte, son frère Porkell le Haut place son bateau
juste à côté de lui. Bûi le Gros et Sigurôr Cape, son frère, se postent à l'aile
nord et Vagn Akason et Bjorn le Gallois, sur l'autre aile.
D'autre part, le jarl Hakon et les siens cherchent qui, dans leur troupe,
devra combattre contre ces champions. Et ils répartissent leurs forces de
telle sorte qu'un peu partout, ils se porteront à trois contre un des vikings.
Nous allons donc entreprendre d'abord de relater la disposition qu'ils ont

67. Primsigô est Sul0y, au nord de Hjorungavâgr.


68. Hâreid aujourd'hui.
Saga des vikings de j6msborg 327

adoptée: Sveinn Hakonarson va affronter Sigvaldi; pour Porkell le Haut,


frère de Sigvaldi, on lui destine trois hommes: l'un est Yrja-Skeggi, l'autre
Sigurôr steiklingr, du Nord, du Halogaland, le troisième, Porir, sur­
nommé le Daim. Deux hommes que l'on n'a pas mentionnés précédem­
ment encore sont destinés à affronter Sigvaldi avec Sveinn Hakonarson:
Guôbrandr des Dalir et Styrkarr de Gimsar.
Contre Bui, l'on désigne Porir Longue Taille, puis Hallsteinn Mort de
la V ieille, de Fjalir - le troisième étant Porkell Leira: c'était un baron du
jarl. En face de Sigurôr Cape, frère de Bui, il y a le père et le fils, Ârmoôr
de l'Ônundarfjorôr et son fils Ârni. Et l'on destine Vagn Âkason au jar!
Eirfkr Hakonarson et, en second, Erlingr de Skuggi. Le troisième est
Ôgmundr le Blanc, celui-là même qui avait à revaloir à Vagn le coup au
bras, comme on l'a dit précédemment.
Contre Bjorn le Gallois sont désignés Einarr le Petit, baron, en second
lieu, Havarôr uppsja, en troisième lieu Hallvarôr de Flyôruness69 , frère de
Havarôr. Pour Hakon lui-même, il sera en réserve, personne ne lui étant
destiné en particulier, il prêtera main forte à l'ensemble de l'ordre de
bataille et commandera les troupes.
On dit qu'il y avait avec le père et le fils, Hakon et Eirîkr, quatre Islan­
dais dont on donne le nom. Lun était Einarr, surnommé alors Einarr à la
V ierge au Bouclier70 . C'était le scalde du jar! et il avait reçu peu d'hon­
neur de la part de celui-ci, auprès de ce qui se faisait d'ordinaire. Einarr
avait très fort dans l'idée de fuir la troupe du jar! Hakon pour passer à
celle de Sigvaldi, puis de déclamer cette strophe:

3. Par temps de malchance j'eus envie de dire aux navigateurs


la boisson de Vafoêlr;
je le fis du dormant d'autrui;
en nul lieu ne suis venu
où l'argent parût meilleur
et le poète, pis.
Tous rechignent à payer de leur bourse le los 7l.

- « et certes, je vais aller chez Sigvaldi, dit-il; il ne me fera pas moindre


honneur que ne le fait le jar!. »

69. Peut-être Flirnes près de Borgund dans le Sunnm0re.


70. Voir valkyries*.
71. Cette strophe figure également dans Egils saga Skallagrimssonar. Vâfodr étant
Ôôinn, sa «boisson» est la «poésie», en vertu du mythe qui fait de lui !'«inventeur» du
nectar poétique.
328 Sagas légendaires islandaises

Après quoi il s'enfuit du bateau du jarl Hakon, sauta sur la passerelle,


très ardent de s'en aller, mais sans précipitation, car il voulait voir com­
ment le jarl réagirait. Arrivé sur la passerelle, il lui vient encore une
strophe à la bouche et il déclame, à l'intention de Sigvaldi:

4. Allons trouver ce jar!


qui ose accroître par l'épée
la provende du loup!
Alignons les écus cerclés d'or
sur le bordage du bateau de Sigvaldi.
Ce brandisseur du serpent des blessures
ne me délaissera pas quand je le trouverai;
portons le bouclier sur le ski d'Endill72.

Hâkon découvrit alors qu'Einarr à la Vierge au Bouclier était sur le


point de s'enfuir, il l'appela et lui demanda de venir lui parler, ce qu'Einarr
fit. Puis le jarl prit une précieuse balance qui lui appartenait: elle était en
argent brûlé et toute dorée. Allaient avec deux poids, l'un d'or et l'autre
d'argent. Sur l'un et l'autre, il y avait comme des figurines - on appelle cela
des amulettes73 - et c'était de ces choses que l'on a vraiment envie de pos­
séder. Elles possédaient de grands pouvoirs surnaturels et le jarl s'en servait
pour tout ce qui lui paraissait d'importance. Il avait coutume de placer ces
amulettes dans les plateaux de la balance en disant ce que chacune devait
représenter pour lui, et toujours, quand tout se passait bien et que se pro­
duisait ce qu'il voulait, l'amulette qui représentait ce qu'il désirait s'agitait
dans le plateau et culbutait en sorte que l'on entendait un tintement. Le
jarl donna ces objets de prix à Einarr qui en fut tout joyeux et content,
renonça à partir et n'alla pas trouver Sigvaldi.
C'est de là qu'Einarr tire son surnom: on l'a appelé depuis Einarr
Tinte Plateau.

72. Cette strophe se trouve également dans la Saga d'Egill Skallagrimsson. Le «serpent
des blessures» est «l'épée», celui qui la brandit, le «guerrier». Endill est un roi de mer, son
«ski» est le «bateau».
73. Il est possible de traduire hlutr soit par «lots», soit, plus vraisemblablement, par
«amulettes». Le paganisme nordique connaissait de nombreuses amulettes, comme celles
de Freyr, de I>ôrr ou d'Ôôinn, que conservent divers musées scandinaves. Une amulette de
Freyr joue un rôle majeur dans la Saga des Chefs du Val-au-Lac (Vatnsdoela saga). La tra­
duction de notre saga par Arngrîmr le Savant précise que les figurines dont il est question
ici étaient imagines ]ovis et Plutonis seu Odini quos Haquinus (= Hakon) venerabatur. Il
n'est pas indifférent qu'Arngrîmr assimile Ôôinn, qui est effectivement psychopompe et
dieu des morts, à Pluton, Jovis, ici, tenant sans doute pour I>ôrr.
Saga des vikings de }ômsborg 329

Le second Islandais qu'il y avait là s'appelait Vigfüss, fils de Vîga­


Glûmr74, le troisième était P6rôr, surnommé orvahond, le quatrième Por­
leifr, surnommé Skûma; il était fils de Porkell le Riche, de l'ouest, du
Dyrafjorôr, dans l'Alviôra.
On dit de Porleifr qu'il trouva dans une forêt un gros gourdin ou une
espèce de racine, et qu'il alla ensuite à un endroit où des marmitons fai­
saient du feu pour préparer à manger, passa son gourdin au feu tout entier
puis le garda à la main et alla trouver Eirîkr Hakonarson - Eirîkr descen­
dait alors au bateau, accompagné d'Einarr Tinte Plateau et Porleifr se joi­
gnit à eux. Quand Eirîkr vit cela, il dit: «À quoi va te servir, Porleifr,
dit-il, ce gros gourdin que tu as à la main?» Porleifr lui répondit ainsi:

5. J'ai en main
de quoi faire fracture
à la tête de Bui,
funeste à Sigvaldi,
malheur aux vikings,
défense pour Hâkon.
Ce gourdin de chêne
sera
. .
s1 nous survivons
désastre des Danois.

Et donc les quatre Islandais montent sur le bateau d'Eirîkr: Porleifr


Gourdin, Einarr Tinte Plateau, Vigfüss Vigaghimsson et Pôrôr orvahond.

32.

Après cela, les deux flottes s'affrontent dans la disposition que l'on
vient de détailler et dire. Le jar! Hakon y figure près de Sveinn, son fils,
pour le renforcer contre Sigvaldi. Une terrible bataille éclate alors entre les
deux flottes et l'on ne peut reprocher ni aux uns ni aux autres de ne pas
attaquer ou avancer. On dit qu'entre Sigvaldi et le père et son fils, la par­
tie est égale, si bien que ni d'un côté ni de l'autre, les bateaux ne cèdent de
terrain.
À ce moment-là, le jarl Hakon et les siens s'aperçoivent que Bûi a pro­
voqué une grande courbe dans leur ordre de bataille, là où il est, c'est-à-

74. Le fils et son père nous sont bien connus par la Saga de Viga-Glumr qui établit bien
que Vigfüss était scalde.
330 Sagas légendaires islandaises

dire dans l'aile nord, et que ceux qui se battent contre lui ont fait reculer
leurs bateaux, estimant que plus on est loin de lui, mieux c'est. Lui,
engage la poursuite de plus belle, leur déchargeant de grands horions, les
malmenant fort et faisant de grands ravages. Le jar! peut voir qu'il y a par­
tie égale entre Eirîkr et Vagn pour le moment: ils sont à l'aile sud. Alors
Eirfkr retire le bateau sur lequel il se trouve personnellement, et Sveinn,
son frère, de même, et les frères se portent à l'attaque de Bûi pour se battre
contre lui: ils parviennent à reformer leur ordre de bataille, sans plus.
Quant au jar! Hakon, il se bat contre Sigvaldi pendant ce temps.
Quand Eirfkr revient dans l'aile sud, Vagn a fait une grande courbe
dans les rangs d'Eirfkr et les a fait battre en retraite. Les bateaux d'Eirîkr
ont été séparés, Vagn et les siens ont percé le front à cet endroit-là tant il
les a attaqués ferme. Quand il voit cela, Eirfkr se met dans une grande
colère, Proue-de-Fer attaque vaillamment le skeiô commandé par Vagn: ils
mettent leurs bateaux flanc à flanc et combattent de nouveau. Il n'y a pas
eu de bataille plus rude que celle qui se déroule maintenant.
Et l'on raconte que Vagn et Aslakr holmskalli sautent de leur skeiô sur
le Proue-de-Fer d'Eirfkr, chacun d'eux avançant ensuite le long de chaque
bordage et Aslakr frappe des deux mains, si l'on peut dire. Et Vagn de
même. Et chacun fait de tels ravages que tout le monde cède devant eux.
Eirfkr voit que ces hommes sont si intraitables et furieux que les
choses ne dureront pas longtemps ainsi et qu'il va falloir au plus vite
chercher à y remédier. Aslakr était chauve, à ce que l'on dit, et il n'avait
pas de heaume sur la tête: il s'expose tête nue ce jour-là. Le ciel est
brillant, il fait beau et chaud, beaucoup d'hommes ont enlevé leurs
habits à cause de la chaleur et ne portent plus que leur armure. Et donc
Eirfkr excite ses hommes contre eux, ils s'avancent contre Aslakr holm­
skalli et portent les armes contre lui, lui assènent sur la tête et des coups
d'épée et des coups de hache, pensant qu'il n'y aurait pas d'autre moyen
de lui porter un coup fatal, puisqu'il était tête nue. Et pourtant, on
raconte que les armes rebondissaient sur le crâne d'Aslakr, que ce soient
haches ou épées, qu'elles ne mordaient pas et que les coups ricochaient
sur son crâne. Ils voient qu'il progresse ferme, quoi qu'ils fassent, et qu'il
fait de tels ravages, frappant des deux mains à grands coups redoublés et
abattant maint homme.
On raconte donc que Vigfüss, fils de Viga-Glûmr, trouve cet expé­
dient: il empoigne une grosse enclume à nez pointu qui se trouvait sur
l'avant du pont de Proue-de-Fer et sur laquelle il venait de river les gardes
de son épée, qui s'étaient détachées, et il la jette sur la tête d'Aslakr holm­
skalli de telle sorte que la pointe s'y enfonce aussitôt. Contre cela, Aslakr
ne put rien faire et tomba mort aussitôt.
Saga des vikings de ]omsborg 331
Pour Vagn, il avance le long de l'autre bordage et fait les pires ravages,
frappant des deux mains et en tuant plus d'un. Sur ces entrefaites, l>orleifr
Gourdin bondit sur Vagn et le frappe de son gourdin, le coup arrive sur le
haut du heaume qui se fend tant le horion est grand: Vagn s'incline et
titube, arrivant tout près de l>orleifr. Et tout en titubant, il décharge un
coup d'épée sur l>orleifr puis saute de Proue-de-Fer et retombe sur ses
pieds dans son propre skeiô. Et nul n'attaque plus furieusement que lui
alors, ainsi que tous ses hommes. Holmskalli et lui ont si bien dévasté le
Proue-de-Fer d'Eirîkr que celui-ci y fait monter des hommes d'autres
bateaux jusqu'à ce que le sien soit complètement rééquipé, car il pense
que c'est la seule chose à faire.
De nouveau, c'est une attaque forcenée contre Vagn et ses hommes.
Sur ce, Eirîkr et ses hommes voient que Hakon, son père, et sa flotte
sont revenus à terre: alors, il y a un répit dans la bataille.

33.

Le père et ses fils se réunissent et se concertent. Le jarl Hakon dit: «J'ai


l'impression, dit-il, que la bataille semble tourner fort à notre désavan­
tage. Et dès le début, ça été l'un et l'autre: d'une part, je redoutais le pis,
de combattre contre ces hommes, d'autre part, je vois bien, à l'expérience,
qu'ils n'ont pas leur pareil et qu'on ne saurait avoir à faire à pire qu'eux. Je
vois bien que les choses n'iront pas ainsi, si nous ne cherchons pas conseil.
Vous allez rester avec l'armée, car il est imprudent que tous les chefs la
quittent si les vikings de Jomsborg attaquent, ce qui n'est pas exclu. Pour
moi, je vais monter à terre avec quelques hommes, voir que faire», dit le
jarl Hakon.

34.

Donc le jarl monte à terre avec quelques hommes et va vers le nord


dans l'île Primsigô, où se trouve une grande forêt. Puis il pénètre dans une
clairière de la forêt, se met à genoux75 et prie en regardant vers le nord,
formulant ses prières au mieux.

75. Il y a beau temps que l'on a fait remarquer que s'agenouiller pour prier n'entrait pas
dans les habitudes du paganisme nordique ou germanique: l'auteur, ici, trahit sa culture
chrétienne.
332 Sagas légendaires islandaises

Dans ces pneres, il invoque sa patronne76, Porgerôr Horôatroll77 •


Mais elle fait la sourde oreille à la prière du jarl et il suppose qu'elle est
fâchée78 contre lui, il lui offre de lui donner en sacrifice diverses choses,

76. Le texte dit jùlltrui qui correspond en effet à ce que les catholiques entendent par
«patron » , «patronne». Le mot (celui ou celle en qui l'on a pleine confiance) traduit l'atti­
tude que le Nordique ancien adoptait à l'égard de ses dieux: il attendait d'eux secours et
collaboration, il leur faisait confiance sur ces points, quitte à les bouder si sa requête n'était
pas entendue.
77. ]omsvikinga saga est l'une de nos meilleures sources concernant cette divinité. Son
nom admet diverses variantes intéressantes: si le second terme brûor («mariée » , «fiancée »)
est constant, le premier est Holga, comme ici, ou Horôa- ou Horga-, qu'il faut envisager
l'un après l'autre, en notant toutefois que brûor est parfois remplacé par troll!.
Il ne fait aucun doute que nous tenons là une figure fort ancienne, et que le jar! Hâkon
et sa famille lui vouaient un culte particulier, ce qui expliquerait aussi, d'autre part, les réti­
cences de Hâkon à se convertir au christianisme. Il s'agit selon toute vraisemblance d'une
divinité protectrice de la fertilité-fécondité, la dénomination bruor s'attachant, dans
d'autres textes, à d'autres déités exclusivement vanes (tutélaires de la troisième fonction
dumézilienne), Freyja Vanabrûôr (fiancée des Vanes) et Skaôi (la femme de Njorôr, prin­
cipal dieu vane) goobrûor («fiancée du dieu»).
Holgabrûôr serait la forme la plus ancienne et nous allons la gloser, mais si l'on retient
le terme Horôa, ce serait la divinité protectrice des habitants du Horôaland, et si l'on
prend Horga, ce serait la protectrice des tertres funéraires (horgr), qui furent aussi des lieux
de culte en plein air, en claire liaison, donc, avec les morts et traduisant leur culte.
Snorri Sturluson, dans son Edda et Saxo Grammaticus la mentionnent. Pour Snorri,
«on dit que le roi dont le nom est Holgi (ou Helgi) et d'après lequel s'appelle le Hâloga­
land, fut le père de J:iorgerôr holgabrûôr». Helgi, dieu éponyme du Hâlogaland, ou héros
divinisé que les poèmes héroïques de !'Edda poétique présentent dans deux poèmes, Helga­
kvioa Hundingsbana et Helgakvioa Hjorvarossonar, est raccordé par un biais généalogique à
Sigurôr Fâfnisbani. Il ,emble clair que ce héros de type solaire fut le prototype du héros
dans le Nord. Pour Saxo, le roi Helgi de Hâlogaland demande en mariage Pora, fille de
Gusi, roi des Finnois, mais est éconduit. Il parvient tout de même à obtenir J:iora avec
l'aide d'un certain Hoperus. Le culte de J:iorgerôr était répandu dans le Trondelag et le
Gudbrandsdal, où il y eut un temple à elle dédié: elle y figurait à côté d'Irpa (dont il sera
question plus bas) et de Porr, qui est peut-être une substitution récente à Helgi. La
Faereyinga saga note aussi que Hâkon avait un temple à Hlaôir, où figuraient diverses
représentations de dieux, dont J:iorgerôr. Le scalde J:iorleifr Scalde des Jarls mentionne éga­
lement un temple à Porgerôr et à Irpa où se trouvait une hallebarde (atgeirr) appartenant
à Horgi = Helgi et que s'attribue Hâkon. Enfin, la Saga de Njdll le Brûlé, en son chapitre
88, décrit le temple que possédaient en commun le jar! Hâkon et Guôbrandr des Dalir:
«il vit Porgerôr assise. Elle était aussi grande qu'un homme fait. Elle avait un grand brace­
let d'or et un capuchon. » Figurent également dans ce temple, là aussi, J:iorr et Irpa.
Concluons et à l'antiquité du personnage, et à l'évidence d'un culce voué à cette déité par
les jarls de Hlaôir. Le rôle tout à fait déterminant qu'elle joue dans notre texte - c'est elle,
et elle seule, qui défait les vikings de Jomsborg - est, même dans la perspective bien légen­
daire où a choisi de se placer l'auteur, un bel exemple de survivance.
78. Elle est fâchée évidemment parce que Hâkon s'est laissé aller à se convertir au chris­
tianisme, même s'il a abjuré ensuite.
Saga des vikings de jômsborg 333

elle ne veut pas accepter et il estime que sa cause a mauvaise tournure.


En fin de compte, il offre de faire un sacrifice humain79 : elle ne veut
pas du sacrifice humain qu'il lui propose.
Le jarl estime que sa cause est désespérée puisqu'il ne parvient pas à
apaiser I>orgerôr. Il entreprend de faire des offres plus importantes et,
pour finir, il lui offre n'importe qui à l'exception de lui-même et de ses fils
Eidkr et Sveinn. Le jarl avait un fils qui s'appelait Erlingr, âgé de sept
hivers, et qui promettait beaucoup. Il se fit, finalement, que I>orgerôr
accepta de recevoir de lui son fils Erlingr.
Lors donc que le jarl estime que ses prières et invocations ont été
entendues, il pense que les choses prennent bonne tournure, fait amener
le garçon et le remet aux mains de son esclave Skofti karkr, lequel met à
mort le garçon de la façon dont Hâkon était coutumier et selon ses direc­
tives.
Après quoi le jarl va à ses bateaux, excitant de nouveau ses troupes -
« et je sais maintenant avec certitude, dit-il, que nous allons vaincre les
vikings de J6msborg, attaquez mieux à présent car j'ai invoqué, pour que
nous remportions la victoire, les deux sœurs I>orgerôr et lrpa80, et elles ne
me feront pas défaut, pas plus maintenant qu'avant.»
Il y a donc eu un répit dans la bataille pendant que le jarl était parti.
De part et d'autre ils se sont préparés au mieux pour la bataille pendant
cette pause.
Après cela, le jarl monte en bateau et ils s'attaquent pour la deuxième
fois. Le jarl est maintenant en face de Sigvaldi et il donne l'assaut le plus
rude, confiant en Horôabrûôr et en lrpa.
Et voilà que le temps se met à se gâter au nord, un nuage sombre et
noir s'avance le long de la mer et monte à toute vitesse. C'était vers la fin

79. Les sacrifices humains étaient apparemment bien connus du paganisme scandinave,
au moins aux époques lointaines, comme l'attestent les cadavres retirés des tourbières du
Danemark ou telle scène figurée sur le chaudron de Gundestrup. Snorri Sturluson dans
son Ynglinga Saga, entre autres, ou Saxo Grammaticus dans les premiers livres de ses Gesta
Danorum nous en donnent de nombreux exemples. Pour cruel qu'il soit, celui que va
consentir le jar! Hâkon n'est pas impensable - le sang royal étant sans doute tenu pour
spécialement propitiatoire. Vers 822, un diplomate arabe, Ibn Fadlân, nous décrit avec
force détails un tel sacrifice sur les bords de la Volga (traduction dans Régis Boyer, «Essai
sur le sacré chez les anciens Scandinaves», en tête de L'Edda poétique, Paris, Fayard, 1992,
p. 55-60).
80. Irpa, dont le nom est presque toujours associé à celui de Porgerôr Hêilgabrûôr, est
beaucoup moins bien connue de nous. Il n'est pas exclu que, tout comme sa «sœur», Irpa
ait été envisagée dans un contexte plus spécialement héroïque: le nom d'un des héros des
poèmes de !'Edda poétique, Erpr, qui pourrait être directement tiré de celui d'Irpa, le sug­
gérerait.
334 Sagas légendaires islandaises

de l'après-midi. Le nuage progresse rapidement, immédiatement smv1


d'une violente averse de grêle, ceux qui sont là pensent y voir des éclairs
et y entendre des coups de tonnerre. Tous les vikings de J6msborg doi­
vent combattre face à l'averse. Et celle-ci est si violente, elle est accompa­
gnée de telles bourrasques que c'est à peine si certains hommes peuvent
tenir debout.
Et comme, avant cela dans la journée, les hommes avaient enlevé leurs
habits à cause de la chaleur, ils se mettent à grelotter maintenant que le
temps a sensiblement changé. Pourtant, ils livrent bataille d'irréprochable
façon.
On raconte que Havarôr le Pourfendeur, compagnon de Bûi, fut le
premier à voir Horôabrûôr dans la troupe du jarl Hakon; beaucoup
d'hommes doués de seconde vue81 voient cela de même, ainsi que ceux
qui ne sont pas doués de seconde vue, et quand l'averse s'apaise un peu, il
leur semble voir en outre qu'une flèche vole de chacun des doigts de la
géante et qu'il se trouve toujours un homme sur la trajectoire, en sorte
qu'il en reçoit la mort. Et l'on dit la chose à Sigvaldi et à ses autres cama­
rades.
Alors, Sigvaldi prend la parole et dit, parce que Hakon et les siens
livraient bataille de leur mieux quand l'averse éclata et tant qu'elle dura:
«Je n'ai pas l'impression, dit Sigvaldi, que ce soit contre des hommes
que nous ayons à nous battre aujourd'hui, mais contre le pire des trolls,
on est en droit de penser que c'est exiger beaucoup d'un homme que de le
faire combattre contre les trolls, mais il est clair que la seule chose à faire
est de faire face au mieux. »
On raconte que le jarl Hakon, lorsqu'il s'aperçoit que l'averse s'apaise,
qu'elle n'est plus aussi violente, invoque de nouveau Porgerôr et sa sœur
Irpa, leur représentant combien il a accompli en sacrifiant son fils pour
obtenir la victoire. Aussi l'averse se déchaîne-t-elle une seconde fois. Et
dès le début de cette tempête, Havardr le Pourfendeur voit deux femmes
sur le bateau du jarl Hakon, qui se conduisent toutes deux de la même
façon, exactement comme il l'avait vu faire précédemment à l'une d'elles.
Alors Sigvaldi prend la parole et dit: « Maintenant, je veux m'enfuir,
dit-il, et que tous mes hommes en fassent autant. Car maintenant, c'est
pis qu'auparavant quand je disais que nous nous battions contre une
géante, puisqu'elles sont deux à présent. Il n'y a plus moyen de résister.
D'ailleurs, si nous battons en retraite, ce n'est pas devant des hommes que
nous fuyons. Nous n'avons pas fait le vœu de nous battre contre des
trolls.))

81. Voir ôfreskr*.


Saga des vikings de Jômsborg 335

Donc Sigvaldi fait dégager son bateau, hélant Vagn et Bui pour qu'ils
prennent la fuite au plus vite.
Au moment où Sigvaldi détache son bateau de la flotte et appelle Bui
et Vagn, Porkell Longue-Taille saute de son bateau sur celui de Bui et
assène aussitôt à celui-ci un horion: cela se passe en un éclair. Il lui
tranche de haut en bas lèvres et menton, le tout tombe aussitôt dans le
bateau et les dents de Bui volent sous ce horion.
En recevant cette blessure, Bui dit: « Les Danoises auront plus de mal
à nous embrasser à Borgundarhôlmr, dit-il, si nous y retournons après
cela.»
Bui assène à son tour un coup à Porkell: le bateau était tout glissant à
cause du sang, Porkell tombe sur le bordage en voulant parer le coup,
lequel le prend par le milieu du corps et Bui le tranche en deux morceaux,
là, près du bordage.
Immédiatement après, Bui empoigne ses coffres d'or, un sous chacun
de ses bras, saute par-dessus bord avec ses deux coffres, et ni lui ni les
coffres ne sont jamais remontés, que l'on sache.
Certains disent que lorsque Bui grimpa sur le bastingage dans l'inten­
tion de passer par-dessus bord comme il le fit ensuite, il aurait dit ces
mots: « Par-dessus bord, tous les hommes de Bui », dit-il, et aussitôt il
saute par-dessus bord.
Reprenons au moment où Sigvaldi se dégage de la flotte sans prendre
garde que Bui a sauté par-dessus bord. Il appelle donc Vagn et Bui pour
qu'ils s'enfuient comme lui. Et Vagn lui répond en déclamant une
strophe:

6. Sigvaldi nous a placé


nous-même sous le gourdin,
mais le fourbe au cœur faux
s'enfuit vers le Danemark;
Il pense tomber dans les bras
promptement de sa maîtresse,
mais par-dessus le large bord
Bui a sauté, intrépide.

On dit que Sigvaldi avait pris froid dans la tempête: il se mit aux
rames pour se réchauffer tandis qu'un autre homme s'asseyait à la barre.
Vagn, ayant déclamé sa strophe, voit Sigvaldi: il lui jette une lance, pen­
sant qu'il était assis à la barre, mais Sigvaldi était aux rames et ce fut celui
qui barrait qui reçut le coup. En jetant la lance, Vagn traita Sigvaldi de
misérable.
336 Sagas légendaires islandaises

I>orkell le Haut, frère de Sigvaldi, s'en alla dès que Sigvaldi fut parti;
il avait six bateaux; Sigurôr Cape fit de même, car Bui, son frère, était
passé par-dessus bord et il n'y avait plus à l'attendre. I>orkell et Sigurôr
estiment l'un et l'autre avoir accompli leur vœu et ils vont tous jusqu'à ce
qu'ils arrivent au Danemark ayant amené avec eux vingt-quatre bateaux.
Quant à tous ceux qui étaient rescapés sur les bateaux restants, ils sautent
tous sur le skeiô de Vagn et s'y défendent furieusement tous ensemble,
jusqu'à ce qu'il commence à faire noir. Alors cessa la bataille, mais il y
avait encore beaucoup d'hommes en vie sur le skeiô de Vagn: le jour ne
fut pas assez long pour que le jar! Hakon et ses gens inspectent les
bateaux afin de voir qui était en vie et qui pourrait survivre. Ils firent
monter la garde pendant la nuit pour qu'aucun des vikings de Jomsborg
ne parvienne à s'échapper des bateaux, et ils enlevèrent tout le gréement
des bateaux.
Cela fait, le jar! Hakon et ses gens rament jusqu'à terre, plantent leurs
tentes et pensent pouvoir maintenant se vanter d'avoir remporté la vic­
toire. Puis ils pèsent les grêlons et éprouvent ainsi l'excellence des sœurs
I>orgerôr et lrpa, considérant que la preuve en est faite: on raconte que
chaque grêlon pesait une once82, ils les pesèrent dans des balances.
Après cela, on panse les blessures des hommes: le jar! Hakon lui-même
et Guôbrandr des Dalir passent la nuit à veiller.

35. De Vagn

Il faut dire à présent de Vagn et de Bjorn le Gallois qu'ils discutent


entre eux sur les mesures à prendre - « et c'est de deux choses l'une, dit
Vagn, ou bien nous restons ici sur les bateaux jusqu'à ce qu'il fasse jour et
nous les laissons s'emparer de nous ici, et c'est là une chose misérable; ou
bien nous allons à terre et leur faisons le plus de mal possible, puis nous
cherchons à nous échapper pour sauver notre vie. »
Ils décident donc tous ensemble de quitter le bateau, de prendre le
grand mât et de se transporter dessus. Ils sont quatre-vingts en tout et se
transportent sur le mât, dans l'obscurité. Ils voulaient parvenir jusqu'à
terre et ils arrivent à un écueil, pensant être arrivés sur la côte. Beaucoup
étaient absolument épuisés et des hommes périrent là pendant la nuit,
parmi les blessés. Soixante-dix survécurent, mais ils étaient tout de même
complètement épuisés.
Et donc on n'alla pas plus loin. Ils passent la nuit là.

82. Soit un peu plus de dix grammes.


Saga des vikings de }6msborg 337

On raconte aussi que, quand Sigvaldi se fut enfui, la tempête de grêle


avait cessé ainsi que les éclairs et tous les coups de tonnerre, après quoi le
temps était redevenu calme et froid. Et il en est ainsi pendant la nuit que
Vagn et ses hommes passent sur le rocher jusqu'à ce que vienne le jour et
qu'il fasse clair.
On raconte que vers la fin de la nuit, les hommes du jarl étaient encore
en train de panser leurs blessures: ils s'y étaient employés toute la nuit
depuis le moment où ils étaient arrivés à terre, la cause en étant que quan­
tité d'hommes avaient été blessés; toutefois, ils en avaient presque ter­
miné. Sur ce, ils entendent la vibration d'une corde d'arc dans un bateau,
une flèche vole du bateau où avait été Bûi, elle atteint Guôbrandr, le
parent du jarl, sous le bras, de telle sorte qu'il n'a pas besoin de davantage
et meurt sur le champ. Le jar! et tous ses gens estiment que c'est très
grande perte, ils entreprennent d'ensevelir son cadavre de leur mieux car
ils n'avaient pas le choix.
On rapporte aussi qu'un homme se tenait près des portes de la tente.
Lorsqu'Eirîkr y entra, il demanda: « Pourquoi es-tu ici? dit-il, et pourquoi
as-tu l'air d'un homme qui va mourir, est-ce que tu es blessé, l>orleifr?
dit-il.
- Est-ce que je sais, dit-il, si la pointe de l'épée de Vagn Akason ne
m'a pas touché un peu hier, quand je lui ai asséné un coup de gourdin? »
Le jarl dit alors: « Grande perte pour ton père, alors, dit-il, s'il faut que
tu meures à présent. »
Einarr Tinte Plateau entendit ce que disait le jarl. Alors, il eut cette
strophe à la bouche:

7. Au messager du coursier de la mer


le jarl dit, là dans le Sud,
lorsque la piste du feu des blessures
marquait le dispensateur d'or:
« le dol de ton père est grand,
cavalier de l'anneau des îles,
s'il te faut trépasser.»
Telle est notre opinion83.

83. «Le coursier de la mer»: «le bateau»; son «messager»: «le marin», «le guerrier».
«Le feu des blessures»: «l'épée», sa «piste» (ou «sa trace»): «la blessure». Cette dernière
kenning* est ojljost; c'est-à-dire défectueuse parce que «trop claire»: le terme à trouver ne
devrait pas figurer dans la kenning elle-même (sdrelda spjor, où sdr, «blessure», figure
déjà). «Le dispensateur d'or»: kenning convenue pour: «chef», «prince», «grand guer­
rier». «Lanneau des îles>>: « la n1er»; son «cavalier»: «le 1narin».
338 Sagas légendaires islandaises

Après quoi Porleifr Gourdin tombe, mort.


Le matin, dès qu'il fait clair, le jarl et ses gens vont inspecter les bateaux
et arrivent sur celui qui avait appartenu à Bui, voulant surtout découvrir
qui avait tiré de l'arc pendant la nuit et estimant que cet homme méritait
grand mal. Arrivés sur le bateau, ils trouvent un homme qui respirait
encore, guère plus. C'était Havarôr le Pourfendeur, suivant de Btii. Il était
grièvement blessé, il avait les deux jambes tranchées au-dessous des
genoux.
Svcinn Hakonarson et Porkell Leira vont jusqu'à lui. Quand ils y arri­
vent, Havarôr demande: « Comment se présentent les choses, garçons,
dit-il, est-ce que quelque envoi parti de ce bateau-ci cette nuit est arrivé à
terre chez vous, ou non?»
Ils répondent: «Sûr qu'il est arrivé, disent-ils, et est-ce que c'est toi le
coupable?
- Il n'y a pas à cacher, dit-il, que c'est moi qui vous l'ai envoyé, et est­
ce que ça a fait du mal à quelqu'un quand la flèche a touché son but?»
Ils répondent: « Celui qui s'est trouvé devant en a reçu la mort, disent-
ils.
-Alors, c'est bien, dit-il, et qui est-ce qui s'est trouvé devant?
- Guôbrandr le Blanc, disent-ils.
- Oui, dit-il, le sort n'a donc pas voulu que ce soit ce que j'aurais pré-
féré. J'avais pensé que ce serait le jarl, mais on appréciera quand même
que le coup ait atteint quelqu'un dont la perte vous semble regrettable.
- Il n'y a pas à discuter, dit Porkell Leira, tuons ce chien au plus vite»
- et il lui assène 1111 coup. Et d'autres y bondissent aussitôt, portent les
armes sur lui et le mettent en pièces jusqu'à ce qu'il en meure. Aupara­
vant, ils lui avaient demandé son nom et il le leur avait dit.
Cela fait, ils reviennent à terre et disent en détail au jarl qui ils avaient
tué; disent que c'était un ferrailleur d'une espèce peu commune et que
tout ce qu'ils avaient découvert à l'entendre n'était pas de nature à amélio­
rer son caractère.
Après cela, ils voient sur l'écueil beaucoup d'hommes assemblés. Le
jarl ordonne d'aller les chercher, de s'emparer de tout le monde et de les
amener, disant qu'il voulait disposer de leurs vies. Les hommes du jarl
montent donc dans un bateau et rament jusqu'à l'écueil: des hommes qui
s'y trouvaient, bien peu étaient valides à cause de leurs blessures et du
froid, et l'on ne mentionne pas qu'aucun se soit défendu. Les hommes du
jar! s'emparèrent d'eux tous et les transportèrent à terre, trouver le jar!. Ils
étaient soixante-dix en tout. Après cela, le jar! fit monter à terre Vagn et
ses camarades, on leur attacha les mains derrière le dos, chacun fut lié à
Saga des vikings de Jornsborg 339

l'autre, sans douceur, par une corde. Le jarl et ses hommes sortent leurs
provisions et s'installent pour manger, le jarl ayant l'intention de faire
abattre tous les vikings de J6msborg, à loisir, pendant la journée, mainte­
nant qu'on s'est emparé d'eux.
Avant qu'ils s'installent pour manger, les bateaux des vikings de J6ms­
borg ainsi que leurs biens sont amenés à terre et tout est transporté à
l'étendard: le jarl Hakon et sa troupe se répartissent tout le bien entre
eux, ainsi que les armes, estimant avoir remporté en tous points une
grande victoire puisqu'ils ont tout le bien, qu'ils ont capturé les vikings de
J6msborg après en avoir chassé quelques-uns et tué la plupart. Et ils se
vantent à grand bruit.
Maintenant que le jarl et ses hommes sont restaurés, ils sortent du
campement et se rendent à l'endroit où sont les prisonniers. Et l'on dit
que Porkell Leira fut désigné pour les abattre tous.
Auparavant, ils s'adressent aux vikings de J6msborg et leur demandent
si ce sont des hommes aussi rudes qu'on le dit. Mais les vikings ne répon­
dent rien, que l'on sache.

36. Exécution des vikings de Jomsborg

II faut raconter maintenant que, sur ce, quelques hommes qui sont
gravement blessés sont détachés de la corde. Skofti Karkr et d'autres
esclaves les avaient gardés et tenaient la corde. Maintenant que les
hommes sont détachés, les esclaves s'occupent à entortiller les cheveux des
vikings de J6msborg autour de baguettes84. Et donc, on avance d'abord
les blessés, dans cet appareil, Porkell va à eux ensuite et décapite chacun
d'eux, puis il demande à ses camarades s'il a changé de couleur, ce faisant,
et qu'ils l'aient remarqué, « car on dit, dit-il, que l'on change de couleur
quand on abat trois hommes à la file.»
Le jarl Hakon lui répond: «Nous n'avons pas vu que tu aies changé de
couleur, dit le jarl, mais il me semble pourtant que cela t'est arrivé aupa­
ravant.»
On détache de ses liens le quatrième homme, on entortille ses cheveux
autour d'une baguette et on le conduit à l'endroit où Porkell les décapite.
Cet homme aussi est grièvement blessé. Arrivé là, Porkell lui parle avant
de l'exécuter et lui demande ce qu'il pense de mourir. Il répond: «Je l'en­
visage sans déplaisir, dit-il. Il va en être de moi comme il en a été de mon
père: je vais mounr».

84. Pour les relever au-dessus du cou et ne pas gêner l'exercice de l'épée de l'extérieur.
340 Sagas légendaires islandaises

Après quoi, Porkell décapite cet homme, mettant ainsi un terme à sa


VIe.

37.

On détache maintenant le cinquième homme et on l'amène. Arrivé là,


Porkell dit: « Que te semble de devoir mourir?»
Il répond: «Je ne me rappellerais pas nos lois, à nous, vikings de Jôms­
borg, si je trouvais mauvais de mourir, ou si je redoutais ma mort, ou pro­
nonçais des propos craintifs, car tout le monde doit mourir un jour85 . »
Et Porkell abat cet homme.
Alors, le jarl Hakon et Porkell ont l'intention de demander à chacun
d'eux, avant de l'abattre, ce qu'il pense de devoir mourir, et d'éprouver de
la sorte si la bande est aussi vaillante qu'on le dit, estimant que la preuve
en serait faite si aucun d'eux ne prononçait parole de crainte en voyant
mort déclarée. Il y avait là tant de prisonniers qu'il leur semblait qu'il n'y
en aurait pas beaucoup d'aussi intrépides, on verrait bien si leur réputa­
tion correspondait à ce que l'on disait. D'autre part, ils trouvaient amu­
sant d'entendre ce qu'ils diraient éventuellement.
Donc on détache de ses liens le sixième homme, on entortille ses che­
veux sur une baguette et on le prépare à la décapitation. Cela fait, Porkell
lui demande s'il trouve bon de mourir. Il répond: «Je trouve bon de mou­
rir, dit-il, en laissant une bonne réputation86 . Mais pour toi, honte sur ta
vie, car tu vivras dans la honte et l'infamie jusqu'à ta mort.»

85. Eitt sinn skal hverr deyja: ce dicton revient souvent dans les sagas, il figure dans la
célèbre strophe que dit au moment de mourir un certain I>ôrir jokull, dans la Sturlunga
Saga (Îslendinga saga, strophe 74):

Te faut sur la quille grimper,


froids, les embruns de la mer,
endurcis-toi le cœur,
ici tu vas perdre la vie.
Ne va pas trembler, vieil homme,
si la bourrasque t'accable,
tu as connu l'amour des belles,
chacun doit mourir un jour.

86. Évocation ici de l'essentiel de l'éthique nordique ancienne: la seule chose qui
importe est la réputation que l'on laisse. On pense aussitôt aux deux strophes les plus
célèbres des Hdvamdl, le grand texte éthique de !'Edda poétique:
Saga des vikings de jômsborg 341

Les propos de cet homme ne plaisent pas à Porkell et il ne lui laisse


pas attendre longtemps la décapitation, il n'est pas curieux d'entendre ses
propos.
Puis on amène pour l'abattre le septième homme et Porkell lui
demande s'il trouve bon de mourir. «Je trouve très bon de mourir, dit-il,
et ma mort est la bienvenue. Mais je voudrais que tu m'accordes une
chose: coupe-moi la tête au plus vite et moi, je tiendrai un couteau dans
ma main. Nous autres, vikings de J6msborg, nous avons souvent discuté
pour savoir si un homme était conscient de quelque chose quand on le
décapite, si on le fait très vite. On va en prendre ceci pour signe: si je suis
tant soit peu conscient, je pointerai mon couteau, sinon, il tombera
immédiatement à terre. Pour toi, lorsque tu vas passer à l'action, ne
manque pas de me décapiter si vite que l'on puisse éprouver la chose. »
Et donc Porkell frappe de telle manière que la tête vole immédiate­
ment loin du tronc, et le couteau tombe à terre, comme il était vraisem­
blable.
Puis on amène le huitième homme, et Porkell lui pose la même
question.
«Je trouve bon de mourir » , dit-il.
Ils lui entortillent les cheveux sur une baguette. Et au moment où il
estime que le coup est imminent, il dit: « Hrutr » .
Porkell retient son coup et demande pourquoi il a dit cela.
« Parce que, dit-il, nous ne serions pas trop nombreux pour les "ae" que
vous appeliez hier, gens du jarl, quand vous vous faisiez infliger tant de
blessures 87.

Meurent les biens,


meurent les parents,
et toi, tu mourras de même;
mais la réputation
ne meurt jamais,
celle que, bonne, l'on s'est acquise.

Meurent les biens,


meurent les parents,
et toi, tu mourras de même;
mais je sais une chose
qui jamais ne meurt
le jugement porté sur chaque mort. (str. 76-77)

87. Le jeu de mots sur lequel repose toute cette scène n'est simplement pas traduisible.
Lhomme crie« Bélier» (hrûtr) pour faire pièce aux innombrables, dit-il,« brebis» que hur­
laient les hommes du jar! Hâkon pendant la bataille de la veille. Brebis se dit aer (pro­
noncé, à l'époque, «êr», accusatif d prononcé â très long, presque oh!). Il veut faire
342 Sagas légendaires islandaises

- Misérable, dit l>orkell, comment peux-tu parler de la sorte! » - et il


l'abat sur le champ, et l'homme y laisse la vie.
Alors on détache le neuvième homme et l>orkell demande: « Dis-nous
la vérité, camarade, dit-il, est-ce que tu trouves bon de mourir?
- Je trouve bon de mourir comme tous nos camarades qui laissent la
vie ici. Mais je voudrais que tu m'accordes de ne pas être mené à l'abattage
comme un mouton, je préférerais faire face au coup. Je voudrais que tu
marches droit sur moi et que tu me frappes au visage: regarde bien si je
cille, car nous avons souvent discuté, nous autres, vikings de Jômsborg,
pour savoir si un homme bronche quand on le frappe à la face. »
l>orkell fü ce qu'il demandait. Il se plaça en face et le frappa de l'avant,
au visage. On dit qu'ils ne le virent pas ciller, si ce n'est quand la mort passa
dans ses yeux: alors, ils se fermèrent, comme il arrive quand on meurt.
Après cela, on détache le dixième homme et on le mène à la décapita­
tion. l>orkell pose de nouveau la même question.
«Je trouve cela très bon, dit-il. Mais je voudrais que tu m'accordes un
délai avant de me frapper, pour que j'aie le temps de baisser culotte.
- Soit, dit l>orkell. Pourtant, je ne vois pas quelle importance cela
peut avoir pour toi de faire cela, mais à ta guise. »
Cet homme était avenant de visage, et de grande taille.
Ayant fait ce qu'il voulait, il prend la parole, sans avoir remonté ses
braies et tout en tenant son membre. «C'est vrai, pourtant, dit-il, que, de
bien des choses il en va autrement qu'on l'avait supposé. Car j'avais eu
dans l'idée que ce camarade à moi approcherait l>ôra Skagadôttir, la
femme du jar!, et qu'elle s'en occuperait tendrement, et qu'elle le mettrait
dans son lit » - et, ce disant, il secoue un peu son membre, puis remonte
ses braies.
Mais le jar! prend la parole: «Qu'on abatte cet homme au plus vite,
dit-il, il y a longtemps qu'il pense à mal et il vient de le faire savoir. »
Et l>orkell décapite cet homme, mettant ainsi un terme à sa vie.
Sur ce, on détache un homme et on le mène à la décapitation. Il était
jeune et avait de beaux cheveux qui lui descendaient sur les épaules,
jaunes d'or, comme de la soie. l>orkell, une fois encore, demande ce qu'il
pense de devoir laisser la vie. Il répond: «J'ai vécu le plus beau de ma vie,
dit-il, et après ceux qui viennent de mourir il y a peu, je n'ai guère envie
de vivre davantage, d'autant que je n'ai pas le choix. Mais je voudrais

entendre que, sous les coups des vikings de J6msborg, les hommes du jar! Hakon pous­
saient des cris de douleur (eh! oh!) équivalents de notre aïe!, et c'est en jouant sur le
double sens de aer ou d (à la fois: «brebis» et onomatopée de douleur) qu'il fait allusion
aux béliers!
Saga des vikings de jômsborg 343

pourtant que tu m'accordes que ce ne soient pas des esclaves qui me


mènent à l'exécution. Je voudrais que celui-là me mène qui ne soit pas
d'un rang inférieur au tien. Je crois d'ailleurs que ce n'est pas difficile à
trouver, dit-il. Il y a autre chose aussi: je tiens tellement à mes cheveux
que je voudrais qu'un homme les écarte de ma tête quand je serai décapité
et qu'il détache rapidement la tête du tronc pour que mes cheveux ne
soient pas ensanglantés. Pour toi, décapite-moi si vite que cela puisse se
faire comme je le désirerais.»
Et l'on dit qu'un homme de la hirô du jarl fut désigné pour le tenir.
On estima qu'il n'y avait pas besoin de lui entortiller les cheveux autour
d'une baguette, tant ils étaient longs. L'homme de la hirô les prend et les
enroule autour de ses mains, les tenant ainsi des deux mains sous le coup.
I>orkell brandit son épée, dans l'intention de l'exécuter comme il le
demandait, rudement et rapidement. Et il assène son coup. Mais le jeune
homme, quand il entend le sifflement de l'épée, donne une violente
secousse de la tête et cela se passe de telle sorte que c'est l'homme de la
hirô qui reçoit le coup et que I>orkell lui coupe les deux bras à hauteur des
coudes. Pour le jeune homme, il fait un bond et dit par plaisanterie: «À
qui donc sont les mains que j'ai dans les cheveux?»
Le jarl Hakon prend alors la parole et dit: « Voilà de grands méfaits,
dit-il, à cause de ces hommes que voici attachés. Prenez-le au plus vite et
tuez-le, il nous a valu grande malchance. Il est évident qu'il faut tuer au
plus vite tous ceux qui restent en vie, car ils sont bien plus difficiles à trai­
ter que nous ne l'imaginions, et on n'a rien raconté d'exagéré sur leur bra­
voure et leur rudesse.»
Eirîkr prend alors la parole et répond à son père: « Nous voudrions
savoir, dit-il, qui sont ces hommes avant qu'ils soient tués tous - et com­
ment t'appelles-tu, toi, le jeune homme?» dit Eir{kr.
« On m'appelle Sveinn, dit-il.
- De qui es-tu le fils, Sveinn, dit Eirîkr, et de quelle extraction es-tu?
- Mon père s'appelait Bui le Gros, dit-il, et était fils de V éseti, de
Borgundarh6lmr, et je suis d'origine danoise.
- Quel âge as-tu? dit Eirîkr.
- Si je survis à cet hiver, dit-il, j'en aurai dix-huit».
- Et tu y survivras aussi, dit Eir{kr, si nous pouvons en décider; on ne
te tuera pas.»
Eirîkr le prend sous sa sauvegarde et le fait entrer dans sa suite avec ses
hommes.
Quand le jarl Hakon voit cela, il prend la parole et dit: «Je ne sais pas,
dit-il, quelles sont tes intentions si tu veux rendre la liberté à un homme
qui nous a fait si grande honte et dérision, comme ce jeune homme à qui
344 Sagas légendaires islandaises

nous devons le pis. Pourtant, je ne vois pas que j'aille te le retirer des
mains et tu feras à ton gré pour cette fois.»
Et donc, on en reste là, comme Eirfkr le veut.
Le jarl Hâkon dit à Porkell Leira: « Continue à décapiter prompte­
ment ces hommes», dit-il.
Eirikr répond: « On n'abattra personne, dit-il, avant que je n'aie parlé
avec eux. Je veux savoir qui est chacun d'eux».

38. Grâce est faite à Vtign

Alors, de nouveau, on détache un homme pendant ce temps, mais la


corde s'enroule autour de son pied si bien qu'il reste maintenu. Cet
homme est de grande taille, et beau, jeune et des plus vigoureux. Porkell
lui demande ce qu'il pense de mourir: «Je trouverais bon de mourir, dit­
il, si je pouvais auparavant accomplir mon vœu.»
Le jarl Eirikr dit: « Quel est ton nom, dit-il, et quel est le vœu que tu
aurais tant voulu accomplir avant de laisser la vie?»
Il répond: «Je m'appelle Vagn, dit-il, et je suis fils d'Aki Pâlnatôkason
de Fionie. C'est sous ce nom que l'on me connaît.
- Quel est ce vœu que tu as fait, Vagn, dit Eirîkr, et dont tu dis qu'il
te semblerait bon de mourir s'il était accompli et rempli à ton gré?
- J'ai fait le vœu, dit Vagn, que, si j'arrivais en Norvège, j'entrerais
dans le lit d'Ingibjorg, fille de Porkell Leira, sans le consentement de son
père ni celui de tous ses parents, et j'estime que mon affaire est bien mal
en point si je ne dois pas accomplir cela avant de mourir.
- Je vais faire en sorte, dit Porkell, que tu n'accomplisses pas ce vœu
avant» - et il bondit sur Vagn, et le frappe des deux mains. Mais Bjorn le
Gallois, père adoptif de Vagn, donne à celui-ci un coup de pied en le
poussant si rudement qu'il tombe à plat aux pieds de Porkell, tant le coup
de pied a été brutal; le coup de Porkell passe au-dessus de Vagn et l'épée
arrive sur la corde dont Vagn était attaché et la tranche. Vagn est détaché
mais non blessé. I>orkell trébuche en manquant l'homme, et tombe, tan­
dis que son épée lui échappe des mains. Vagn ne reste pas étendu long­
temps, bien que Bjorn l'ait poussé, il bondit sur ses pieds, prend aussitôt
l'épée de Porkell et assène à celui-ci un coup mortel, en sorte qu'il y laisse
immédiatement la vie.
Alors Vagn dit: «Eh bien! je viens d'accomplir mon second vœu, dit­
il, et me voici considérablement plus satisfait qu'avant!»
Le jarl Hâkon dit: « Ne le laissez pas en liberté, dit-il, tuez-le au plus
vite car il nous a fait grand tort.
Saga des vikings de Jornsborg 345

- Il ne sera pas tué avant moi-même, dit Eirîkr, et je veux rendre la


liberté à Vagn. »
Le jarl Hakon dit: « Ce n'est pas la peine que nous nous en mêlions,
dit-il, puisque voici que tu veux décider seul, parent Eirîkr.
- C'est une bonne acquisition que celle de Vagn, père, dit Eirîkr, et
j'estime que nous ferions un bon marché si nous donnions à Vagn l'hon­
neur et l'estime qu'avait Porkell Leira et s'il prenait sa place88. Porkell
devait s'attendre à ce qui vient de lui arriver, car voici que se réalise ce que
l'on dit souvent: ce que le sage pressent est prophétie - or tu as vu tout de
suite, ce matin, qu'il était voué à mourir. »
Eirîkr prend donc Vagn sous son autorité et maintenant, il ne court
plus aucun risque.
Alors Vagn dit: «Je n'accepterai de recevoir grâce de toi, Eirîkr, qu'à la
seule condition, dit-il, que tous nos camarades qui restent reçoivent grâce,
sinon, nous prendrons le même chemin, nous tous, les camarades.»
Eirîkr répond: «Je veux parler encore avec tes camarades, mais je ne
refuse pas ce que tu requiers. »
Eirîkr va à l'endroit où était Bjorn le Gallois, lui demande qui il est et
comment il s'appelle. Il répond et déclare s'appeler Bjorn. Le jarl Eirîkr
dit: « Es-tu ce Bjorn le Gallois qui fis tant merveille pour aller chercher
ton camarade dans la halle du roi Sveinn?
- Je ne sais pas, dit Bjorn, si je fis merveille pour aller le chercher.
Mais je fus quand même le seul à sortir de là.
- Qu'as-tu à nous attaquer, dit Eirîkr, toi, un vieil homme, puisque te
voici ici, et qu'est-ce qui t'a poussé à faire cette expédition, tout chauve et
blanc comme une jeune mouette que tu es. C'est bien vrai que toutes les
pailles voudraient nous piquer, nous autres Norvégiens si même vous, qui
êtes décrépits par l'âge, venez ici vous battre contre nous. Veux-tu que je
te laisse la vie sauve? dit Eirîkr, car il ne me plairait pas d'être ton meur­
trier, vieux comme tu l'es. »
Bjorn répond: «J'accepterai que tu me laisses la vie sauve, Eirîkr, dit-il,
à condition que l'on fasse quartier à Vagn, mon fils adoptif, ainsi qu'à tous
ceux de nos hommes qui restent. »
Eirîkr dit: « On vous accordera cela à tous, dit-il, si je peux en décider,
comme je le dois. »
Eirîkr va donc se présenter à son père et lui demande de faire grâce à
tous les viking de Jômsborg qui restent. fa le jarl le lui accorde.

88. Lusage est attesté en effet: lorsqu'un homme tue un hirômaôr, un homme de la
hirô d'un chef, il peut prendre sa place pour compenser une brèche dont il a été cause.
Pareil usage est noté dan, la Saga de Njâll le Brûlé à propos de Kâri.
346 Sagas légendaires islandaises

À présent, on détache tous les vikings de Jomsborg, on leur fait trêve et


ils obtiennent grâce. Le jar! Hâkon et Eirîkr disposent les choses de telle
sorte que Bjorn le Gallois se rend au domaine qui avait appartenu à Hall­
steinn Mort de la Vieille.
On dit que cinq barons étaient tombés, en plus de Hallsteinn.
Vagn Âkason s'en alla à l'est dans le Vîk, sur le conseil d'Eirîkr. Avant
qu'ils se quittent, Eirîkr dit à Vagn que, pour son mariage avec lngibjorg
l>orkelsdottir, il devait se comporter selon ses propres intentions. Quand
Vagn arrive à l'est dans le Vîk, il entre dans le lit d'Ingibjorg, la fille de
l>orkell Leira, le soir même et passe l'hiver dans le Vîk.
Au printemps suivant, Vagn s'en va, ayant bien tenu toutes les pro­
messes qu'il avait faites à Eirîkr, il s'en va au Danemark dans ses domaines
de Fionie, y régna longtemps, y fut tenu pour un très grand héros et un
important lignage descend de lui.
On dit que Vagn emmena lngibjorg chez lui, mais Bjorn le Gallois s'en
alla chez lui au Pays de Galles, y régna tant qu'il vécut et fut tenu pour le
plus vaillant des braves.

39.

De Sigvaldi, il faut dire que, lorsqu'il se fut enfui de la bataille, il ne


s'arrêta pas qu'il ne fût arrivé chez lui au Danemark: sa femme, Âstriôr, se
trouvait là lorsqu'ils arrivèrent et elle fit un banquet en son honneur.
Ils dirent les nouvelles de la bataille et de l'expédition tout ensemble,
depuis que les vikings de Jomsborg étaient partis du Danemark, et l'on
trouvait extrêmement divertissant d'entendre ce qu'ils disaient de ces évé­
nements. On raconte qu'Âstriôr voulut faire liesse à Sigvaldi en toutes
choses et montrer qu'elle se réjouissait de le voir revenu. Elle fit faire un
bain et le pria ensuite d'y entrer - « et je sais, dit-elle, que le chemin
depuis la Norvège est si long qu'il est opportun de nettoyer les blessures
que vous avez reçues à la bataille.»
Puis Sigvaldi entre dans le bain, Âstriôr ne confie à aucune autre
femme le soin de le servir dans son bain. Ensuite, elle dit: «Je pense qu'il
y en a eu, dans la bataille, parmi les rangs des vikings de Jomsborg,
quelques-uns qui ont dû remporter de là une peau plus trouée que la
tienne, car je crois voir que la meilleure façon de soigner la tienne est d'y
mettre de la farine de froment89.»

89. L:usage de mêler de la farine au bain pour adoucir la peau semble avoir été répandu.
Cironie voilée d'Âstrîôr à l'égard de Sigvaldi est ainsi soulignée.
Saga des vikings de }ôrnsborg 347
Sigvaldi répond: « Il pourrait m'arriver dans la vie des choses pour les­
quelles tu n'aurais pas tant à chanter victoire, dit-il, er sois satisfaite des
choses telles qu'elles sont.»
Et l'on ne rapporte rien de plus de leur conversation pour cette fois.
Sigvaldi régna sur la Zélande quelque temps ensuite, on le tenait pour
le plus sage des hommes sans pour autant percer toujours à jour ses des­
seins, et l'on raconte grandes nouvelles de lui dans d'autres sagas. Pour le
jar! Hakon, il régna sur la Norvège peu de temps ensuite, on le tenait
pour le plus glorieux en toutes choses, de même que ses fils.
On ne raconte pas ici ce qu'il advint de Sveinn Bûason, s'il resta avec
Eirikr ou fit autre chose de lui-même, mais Sigurôr Cape, frère de Bûi,
s'en alla au Danemark, reprit le patrimoine de Véseti, à Borgundarholmr,
et y vécut longtemps, tenu pour le meilleur des braves: lui et Tofa eurent
une nombreuse descendance et ils firent bon ménage.
SAGA D'YNGVARR LE GRAND VOYAGEUR

Yngvars saga viôforla

DIT D'EYMUNDR HRINGSSON

Eymundar jdttr Hringssonar


Comme dans le texte précédent, ces deux morceaux tiennent autant sinon plus de la
légende que de l'histoire. Mais de même, le fond historique est très probable. Rappe­
lons qu'il aura existé deux sortes, si l'on peut dire, de vikings: ceux qui opérèrent dans
l'ouest de l'Europe et que l'on appelle vikings, donc, et ceux qui prirent la «Route de
l'Est», au départ de la Suède en majorité, pour se rendre à Constantinople et bien au­
delà, en Asie, et que l'on appelle varègues. Il paraît établi qu'un certain Yngvarr, Sué­
dois surnommé à bon escient le Grand Voyageur (hinn viôforli), se rendit à travers la
Russie (que les hommes du Nord avaient fondée et à laquelle ils avaient donné leur
nom ou surnom: rus) jusqu'à de lointains pays, d'aucuns authentiques et d'autres,
légendaires, où il affronta force monstres. Ce qui est remarquable, c'est que l'on a
retrouvé une bonne trentaine de pierres gravées d'inscriptions runiques, en Suède sur­
tout, où le nom de ce " Grand Voyageur» est mentionné ainsi que l'évocation de ses
batailles ou affrontements divers. Nous les donnons en appendice au présent texte.
Pour le Dit d'Eymundr, il s'intéresse aux démêlés d'une bande de guerriers scandi­
naves avec des troupes russes. Ce dit présente aussi un intérêt «moral», dirons-nous:
on omet à peu près toujours de dire que vikings et varègues furent premièrement des
mercenaires qui s'engagèrent au service du prince qui voulait bien les payer. Cela,
assurément, ne coïncide pas avec l'image mythique que nous tenons tant à conserver
des «fiers enfants du Nord», mais c'est bien ainsi qu'il convient d'envisager cette réa­
lité-là. Et le présent dit insiste avec une sorte d'humour rentré sur les difficultés que ces
hommes rencontraient pour se foire payer!

Ces deux textes ont été publiés par les éditions Anacharsis, en 2009, sous le titre La Russie
des Vikings.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur

1. Du roi Eirikr et d'Âki

l y avait un roi appelé Eirîkr, qui gouvernait la SvîJ:,jôô 1 . Il était appelé


I Eirîkr le Victorieux. Il avait épousé Sigrîôr la Hautaine et divorça
d'avec elle en raison du caractère difficile qu'elle avait, car c'était la femme
la plus entêtée sur toute chose qui se présentait. Il lui donna le Gautland2 •
Leur fils fut Ôlafr le Suédois.
En ce temps-là gouvernait la Norvège le Jarl* Hakon et il avait maints
enfants, de l'une de ses filles nous parlerons un peu, celle qui s'appelait
Auôr. Le roi Eirîkr aussi avait une fille, qui n'est pas nommée. La
demanda en mariage un chef de SvîJ:,jôô qui s'appelait Aki mais le roi
trouva qu'il y avait mésalliance à marier sa fille à un homme du commun.
Peu après la demanda en mariage un roitelet de l'est, de Garôarîki3 , et le
roi Eirîkr trouva approprié de lui donner la fille en mariage et elle s'en fut
avec lui à l'est en Garôarîki. Quelque temps après, Aki arriva là à l'impro­
viste et tua le roi, emporta avec lui la fille du roi et rentra en SvîJ:,jôô et
célébra ses noces avec elle. Sur ce dessein huit chefs s'étaient liés avec Aki
et ils subirent le courroux du roi pendant un moment, bien que le roi ne
voulût pas se battre contre eux et provoquer une grande hécatombe parmi
les hommes de son pays. Aki et sa femme curent un fils qui s'appelait
Eymundr.
Après cela, le roi Aki offrit de faire des conciliations pour cette conduite
téméraire. Le roi s'y montra favorable, et à ce point, le roi Eirîkr demanda

1. La Suède.
2. Le pays des Gautar, qui est l'une des deux r,wplades habitant la Suède à l'époque.
Cette région se situe dans le sud de la Suède.
3. Garôariki est la désignation conventionnelle de ce que nous appelons Russie. Garôr
signifie à proprement parler «enceinte», «enclos», c'est le même mot que le russe gorod.
Garôariki serait donc le «royaume (riki) des endos». La coutume des Slaves était en effet
de ceindre leurs villes de palissades. Il est possible que les Scandinaves aient été frappés de
ce trait.
354 Sagas légendaires islandaises

en mariage Auôr, fille du jarl Hakon de Norvège. On fit belle réponse à


cette requête, encore que le jarl déclara qu'il trouverait mieux qu'Eirikr ne
laissât pas son gendre de force se tenir au même degré que lui en Svfpjôô.
La femme fut promise au roi et la réunion de noces fut fixée, et de nouveau
des messages circulèrent entre Âki et le roi, Âki demandant au roi de juger
seul, en excluant les proscriptions4, et ils se réconcilièrent là-dessus. Le roi
prépare donc ses noces et y invite les chefs du pays, mentionnant en pre­
mier lieu Aki, son gendre, et les huit chefs qui l'accompagnaient.

2. Du meurtre d'Âki, et d'Eymundr

Le jour dit, le jarl Hakon de Norvège arriva en Svîpjôô et il y eut


grande foule à Uppsalir5 , car étaient venus là tous les meilleurs hommes
de Svîpjôô. Il y avait là force halles et grandes, car beaucoup de chefs
étaient venus avec quantité d'hommes, bien qu'Âki fût celui qui avait le
plus d'hommes, exception faite du roi Eirikr et du jarl Hakon. Aussi on
prépara pour Âki la halle qui venait en second lieu pour la taille. La fille
du roi n'était pas là, non plus que son fils parce qu'il y avait quelque chose
de suspect dans l'invitation du roi.
Les gens sont donc à la noce avec grande joie et liesse. Au début du
banquet6, Âki était fort sur ses gardes, mais il l'était moins au fur et à
mesure qu'il durait, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une nuit. Alors le roi
Eirfkr survint à l'improviste de tous et tua les huit chefs qui s'étaient
rebellés contre lui, de même qu'Aki. Après cela, le banquet s'acheva. Le
jarl Hakon s'en alla en Norvège et chacun à son foyer. Ce complot, cer­
tains l'attribuent au jarl Hakon, mais d'autres disent que lui-même prit
part au meurtre.
Maintenant, le roi Eirfkr s'empara de toutes les terres et biens meubles
qu'avaient possédés les huit chefs. Il emmena chez lui Eymundr et sa
mère. Eymundr grandit chez le roi, tenu en grand honneur jusqu'à ce que
le roi Eirfkr mourut. Puis Ôlafr reprit le royaume et traita Eymundr avec
le même honneur que l'avait fait son père.
Quand Eymundr fut en âge d'homme7, il se rappela ses griefs, car il
voyait chaque jour, sous ses yeux, ses possessions, et il s'estimait privé de

4. li s'agit du rituel du sjd/fdœmi*. On notera tout de même qu'ici, l'offenseur requiert


que l'offensé exclue les sentences les plus graves!
5. Aujourd'hui Gamla Uppsala, au nord de Stockholm, qui fut en effet la capitale de la
Suède autrefois. C'était un haut-lieu où existait, semble-t-il, un temple célèbre.
6. Les noces pouvaient durer plusieurs jours d'affilée.
7. On était «adulte» dans cette culture vers 14 ans.
Saga d'Yngvarr le Grand VrJyageur 355
tout honneur étant donné que le roi percevait tous les tributs sur ses
biens. Le roi Ôlafr avait une fille qui s'appelait Ingigerôr. Elle et Eymundr
s'aimaient beaucoup pour raisons de parenté, car elle était fort accomplie
à tous égards. Eymundr était un homme de grande taille et fort physique­
ment, et c'était le meilleur chevalier.
Eymundr réfléchit donc à sa cause; on estimait qu'il mettait du temps
à redresser ses torts. Mieux valait, pensait-on, qu'il souffrît prompte mort
que de vivre dans la honte. Le parti qu'il prit lorsqu'il se rendit compte
que douze hommes de la hirô* du roi étaient partis collecter les tributs
dans les districts et les états qu'avait possédés son père: il se rendit avec
douze hommes dans la forêt par où passait le chemin des hommes du roi
et ils se battirent là et il y eut rude bataille entre eux.
Ce même jour, Ingigerôr se rendit dans cette forêt et les trouva tous
morts hormis Eymundr, qui pourtant était très blessé. Ensuite, elle le fit
déposer dans sa voiture, le ramena et le fit soigner en secret. Mais quand
le roi Ôlafr apprit cette nouvelle, il convoqua un jing' et fit condamner
Eymundr, le déclarant proscrit dans tous ses états. Et quand Eymundr fut
guéri, lngigerôr lui fournit en secret un bateau et il entreprit de se mettre
en expéditions guerrières; il avait des hommes excellents et beaucoup de
biens.

3. Réconciliation entre les rois

Quelques hivers8 plus tard, le roi qui s'appelait Jarizleifr et qui régnait
sur le Garôarfki demanda en mariage Ingigerôr. Elle lui fut accordée et
elle s'en alla dans l'Est avec lui. Quand Eymundr apprit cette nouvelle, il
s'en fut à l'Est, le roi Jarizleifr lui fit bel accueil, ainsi qu'Ingigerôr, car il
y avait alors grande guerre en Garôarfki, Bûrizlafr 9 , frère du roi Jarizleifr
attaquait les états de son frère. Contre lui, Eymundr livra cinq batailles,
et dans la dernière, on s'empara de Bûrizlafr et on l'aveugla et on l'amena
au roi. Eymundr acquit là grands biens en or et en argent et en toutes
sortes de trésors et d'objets de grand prix. Alors lngigerôr dépêcha des
hommes trouver le roi Ôlafr, son père, et demanda qu'il renonce aux
terres qui appartenaient à Eymundr, et qu'ils soient réconciliés plutôt

8. Cette culture comptait en hivers et non en années, et en nuits et non en jours.


9. Que l'on va retrouver d'abondance dans Eymundar ftdttr. En fait, c'est certainement
le Boleslav I Chrobri («le Hardi», 992-1025), qui a régné sur le V indland, pays des
Vendes (qui sont des Slaves). «Jarizleifr» serait Jaroslav le Sage (1019-1050), qui affronta
effectivement Bolesbv.
356 Sagas légendaires islandaises

que de s'attendre à une attaque de sa part. Disons que permission lui en


fut accordée. À ce moment-là, Eymundr était à Holmgarôr, livrant force
batailles et remportant la victoire dans toutes et recouvrant maints terri­
toires qui devaient tribut au roi. Eymundr eut envie alors d'aller rendre
visite à ses propriétés, il avait une grande armée bien équipée car ni les
biens ni les armes ne faisaient défaut.
Eymundr sortit donc de Garôarîki tenu en grand honneur et estime de
tout le peuple. Il arrive en Svîpjoô, siège dans son royaume et ses proprié­
tés, et bientôt il chercha un parti et épouse la fille d'un homme puissant,
et il eut d'elle un fils qui s'appelait Yngvarr.
Ôlâfr, le roi des Svîar, apprit qu'Eymundr avait débarqué avec une
grande troupe et des biens en suffisance et qu'il s'était installé dans les
états qu'avaient possédés son père et les huit chefs. Cela lui parut très
grave, mais il n'osa pas cependant intervenir, car chaque jour il entendait
dire des hauts-faits de la part d'Eymundr. Et de part et d'autre, ils restè­
rent tranquilles parce qu'aucun des deux ne voulait céder.
Eymundr siège donc dans ses états, les dirige et les gouverne selon
la coutume des rois et il les accroît car le nombre de ses sujets aug­
mente. Il se fit ériger une grande halle magnifiquement équipée et y
tient table ouverte chaque jour avec grand nombre de gens, car il avait
maints chevaliers et une force navale en suffisance. Il siège donc un
moment tranquille.
Yngvarr grandit chez son père jusqu'à ce qu'il eut neuf hivers. Alors il
demanda à son père d'aller trouver le roi et d'autres chefs de Svîpjoô. Le
roi le lui permit et équipa son voyage avec honneur. Yngvarr prit le
heaume de son pè.re, le meilleur qu'il eût - il était doré et incrusté de
pierres précieuses -, une épée ornée d'or et beaucoup d'autres objets pré­
cieux. Il partit donc de chez son père avec quatorze hommes, tous leurs
chevaux étaient caparaçonnés, eux-mêmes portant bouclier, heaume doré
sur la tête, toutes leurs armes étant décorées d'or et d'argent. Dans cet
état, la troupe s'en fut vers l'est à travers la Svîpjoô. On parla un peu par­
tout de leur expédition, des chefs vinrent à leur rencontre et les invitè­
rent à des banquets. Il accepta et ils lui firent d'excellents présents, et
réciproquement.
Le renom d'Yngvarr se répandit en divers lieux de Svîpjoô et vint aux
oreilles du roi Ôlâfr. Celui-ci avait un fils qui s'appelait Ônundr, un
homme très prometteur à peu près du même âge qu'Yngvarr. Il demanda
à son père d'aller trouver Yngvarr, son parent 10, pour lui faire bel accueil
et honneur. Son père accepta ce qu'il demandait, et il se porta au-devant

1 O. Ils étaient cousins.


Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 357
d'Yngvarr avec grand honneur; il y eut là très joyeuse rencontre. Puis ils
allèrent trouver le roi, lequel alla à leur rencontre et leur fit bel accueil; il
le conduisit dans sa halle et l'assit juste à côté de lui et le pria de rester avec
lui longtemps, bienvenu ainsi que tous ses compagnons. Yngvarr déclara
qu'il resterait là un moment.
Puis Yngvarr présenta tous les objets de prix qui ont été mentionnés
précédemment, le heaume, l'épée, et il dit: « Ces cadeaux, mon père te les
envoie pour asseoir paix et ferme amitié entre nous.» Le roi prit avec
reconnaissance les objets de prix, mais dit que ce n'était pas Eymundr qui
les avait envoyés. Yngvarr resta là tout cet hiver-là, ce fut le plus estimé de
tous les hommes du roi. Au printemps, Yngvarr se prépara à rentrer chez
lui accompagné d'Ônundr. Le roi donna alors à Yngvarr un excellent che­
val, une selle dorée et un beau bateau.
Yngvarr et Ônundr s'en vont donc tenus en grande faveur par le roi
Ôlafr, et ils se rendent chez Eymundr. Quand ils arrivèrent à la résidence
d'Eymundr, on lui dit qui était arrivé mais il fit semblant de ne pas
entendre. Ils arrivèrent à la halle et Ônundr voulait descendre de cheval,
mais Yngvarr lui dit de chevaucher dans la halle. C'est ce qu'ils firent, ils
se rendirent à cheval à l'intérieur jusqu'au haut-siège d'Eymundr. Il les
salua bien et demanda les nouvelles et pourquoi ils avaient la hardiesse de
faire un tel tapage en entrant à cheval dans sa halle.
Yngvarr répond alors: « Lorsque je suis arrivé chez le roi Ôlafr, il est
allé à ma rencontre avec toute sa hirô et m'a fait bel et honorable accueil,
mais toi, tu ne peux faire aucun honneur à son fils alors qu'il vient te
rendre visite chez toi. Sache à présent que c'est pour cela que je suis entré
à cheval dans ta halle.»
Alors Eymundr se leva d'un bond et prit Ônundr dans ses bras pour le
descendre de cheval et l'embrassa et l'assit en disant que tous le serviraient
dans la halle. Puis Yngvarr remit à son père les présents en disant que le
roi Ôlafr les lui avait envoyés pour asseoir la paix. C'étaient le cheval, la
selle et le bateau. Eymundr dit alors que ce n'était pas à lui que le roi Ôlafr
les avait envoyés, mais cependant il le loua fort d'avoir fait des dons hono­
rables à Yngvarr. Ônundr passa là cet hiver.
Au printemps, il se prépara à retourner chez lui et Yngvarr avec lui.
Eymundr donna à Ônundr un faucon aux plumes couleur d'or, ils s'en
furent dans cet état et arrivèrent chez le roi Ôlafr, qui leur fit bel accueil et
se réjouit de leur retour. Ônundr lui remit le faucon en disant que c'était
Eymundr qui le lui avait envoyé.
Le roi rougit et dit qu'Eymundr aurait pu le nommer quand il avait
fait le don du faucon - « mais pourtant il peut se faire que ce soit à moi
qu'il ait pensé.»
358 Sagas légendaires islandaises

Peu après, il convoqua Ônundr et Yngvarr et dit: « Vous allez mainte­


nant retourner porter à Eymundr ce que je lui donne, c'est un étendard,
car je n'ai pas de cadeau plus précieux que celui-ci à lui faire. Laccom­
pagne le fait que celui qui le portera aura toujours la victoire et que cela
soit un signe de réconciliation entre nous.»
Ils retournent donc apporter à Eymundr cet étendard avec les propos
amicaux du roi. Eymundr accepta avec reconnaissance le présent du roi et
leur dit de retourner promptement offrir au roi Ôlafr de venir le trouver,
disant: « Eymundr, ton serviteur, t'invite cordialement à un banquet et te
remercie de bien vouloir venir. »
Ils allèrent trouver le roi Ôlafr et lui dirent l'invite d'Eymundr. Le roi
Ôlafr se réjouit fort et partit avec grande quantité d'hommes. Eymundr
lui fit bel accueil et lui fit grand honneur, ils se lièrent d'amitié ferme
qu'ils maintinrent bien.
Puis le roi s'en fut chez lui avec d'excellents présents, et Yngvarr
demeura toujours avec lui car le roi ne l'aimait pas moins que son propre
fils. Yngvarr était un homme de grande taille, beau et fort et le teint clair,
sage et éloquent. Il était aimable et très généreux pour ses amis, mais cruel
envers ses ennemis, courtois et des plus corrects dans tout son comporte­
ment, de sorte que les gens avisés l'ont toujours comparé à Sryrbji:irn, son
parent11 , ou au roi Ôlafr Tryggvason qui fut et restera à jamais l'homme le
plus renommé des pays du Nord, tant devant Dieu que devant les
hommes1 2.

4. Yngvarr perçoit les tributs pour le roi

Alors que les parents, Ônundr et Yngvarr, étaient en âge d'homme, se


trouva en désaccord avec le roi Ôlafr cette nation qui s'appelle Sémigal­
lie13 , ils n'avaient pas versé de tribut pendant un certain temps. Le roi
envoya Ônundr et Yngvarr avec trois bateaux percevoir ce tribut. Ils arrivè­
rent dans ce pays, convoquèrent un ping des gens du pays et y réclamèrent
le tribut dû à leur roi. Yngvarr y manifesta sa grande capacité en fait d'élo­
quence, si bien que le roi et beaucoup d'autres chefs ne virent pas d'autre

11. Qui est Suédois.


12. Ce roi, qui régna sur la Norvège de 995 à 1000, date à laquelle il périt dans la
bataille navale de Svolôr, jouit d'un prestige remarquable comme en atteste le grand
nombre de sagas ou de j&!ttir qui lui ont été consacrés, au premier rang desquels figure sa
saga, l'un des chefs-d'œuvre de la Heimskringla de Snorri Sturluson.
13. Qui est peut-être la Zemgalie, en Letronie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 359

parti à prendre que de verser le tribut qui était réclamé, à l'exception de


trois chefs qui ne voulurent pas suivre le conseil du roi, interdirent de ver­
ser le tribut et rassemblèrent une troupe. Quand le roi apprit leurs des­
seins, il ordonna à Ônundr et Yngvarr de se battre contre eux et leur
fournit une armée. Ils combattirent et il y eut grande hécatombe avant que
les chefs prennent la füite. Dans cette déroute, on s'empara de celui qui
avait fait le plus opposition à ce que l'on versât le tribut, ils le pendirent,
mais deux parvinrent à s'échapper. Ônundr et Yngvarr firent un grand
butin et perçurent tous les tributs, puis revinrent dans cet état trouver le
roi Ôlafr et lui remirent de grands biens en fait d'or et d'argent et d'autres
objets de prix; l'honneur d'Yngvarr s'était grandement accru dans cette
expédition, de sorte que le roi le mit au-dessus des autres chefs de Svipj6ô.
Yngvarr prit une concubine 14 et eut d'elle un fils appelé Sveinn.
Honoré de la sorte, Yngvarr resta chez le roi Olafr jusqu'à ce qu'il eut
vingt hivers. Alors, il se morfondit au point de ne jamais dire un mot. Le
roi en fut fort marri et demanda quelle en était la cause.
Yngvarr répond: « Si tu es marri de ma tristesse et que tu me veux
autant de bien que tu le dis, donne-moi le titre de roi avec la dignité qui
s'ensuit.»
Le roi répond: « Toutes les autres choses que tu demanderas, en fait de
dignité et de richesses, je te les accorderai. Mais cela, je ne le puis, car je ne
suis pas plus sage que nos parents, et je ne puis faire mieux à cause d'eux.»
C'était cette chose qui était objet de désaccord entre eux parce
qu'Yngvarr ne cessait de demander un titre de roi et ne l'obtenait pas.

5. De l'expédition d'Yngvarr

Alors, Yngvarr se prépara à quitter le pays pour se rendre à l'étranger se


chercher un royaume; il se choisit une troupe et trente bateaux, tous com­
plètement équipés 15 • Le roi Ôlafr apprit alors qu'Yngvarr était prêt à faire
ce voyage, il envoya des hommes trouver Yngvarr en lui demandant de
rester et d'accepter le titre de roi. Yngvarr déclara qu'il aurait accepté si ce
choix lui avait été proposé avant, mais que maintenant, il était prêt à
mettre à la voile dès qu'il aurait un vent favorable.
Peu après, Yngvarr cingla hors de Svipj6ô avec trente bateaux, et ils
n'amenèrent pas les voiles qu'ils ne furent arrivés en Garôariki. Le roi

14. Voirfrilla *.
15. Comprendre que ces bateaux ont des équipages complets ainsi que tout le matériel
requis.
360 Sagas légendaires islandaises

Jarizleifr l'accueillit avec grand honneur. Yngvarr passa là trois hivers et


apprit à y parler force langues. Il entendit dire qu'il y avait trois rivières
coulant de l'est à travers le Garôariki, la plus grande étant celle du milieu.
Yngvarr se rendit en maints lieux dans l'Est 16 en demandant si quelqu'un
savait d'où venait cette rivière, mais personne ne put le dire.
Alors, Yngvarr se prépara à quitter le Garôarfki; il avait l'intention de
voir quelle longueur avait cette rivière. Il fü consacrer par un évêque
hache et silex 17 . On mentionne quatre hommes qui firent cette expédi­
tion avec Yngvarr: Hjalmvfgi 18 et Sôti, Ketill qui était surnommé Garôa­
Ketill 19, il était Islandais, et Valdimarr. Ils lancèrent leurs trente bateaux
dans la rivière, et Yngvarr mit le cap vers l'est, infligeant de lourdes peines
à quiconque débarquerait sans sa permission. Si quelqu'un le faisait, il y
perdait une main ou un pied. Un homme devait monter la garde de nuit
sur chaque bateau.
Quand ils eurent suivi la rivière quelque temps, on dit qu'une nuit, ce
fut à Ketill de monter la garde, cela lui parut long alors que tout le monde
dormait, et il fut curieux d'aller à terre et de regarder alentour; il alla plus
loin qu'il n'en avait eu l'intention. Il s'arrêta et écouta autour de lui. Il vit
devant lui une grande maison, il s'y rendit et y entra, et il vit là une mar­
mite d'argent sur le feu et trouva cela extraordinaire. Il prit la marmite et
revint en courant aux bateaux. Il n'avait fait qu'un petit bout de chemin
quand il vit derrière lui un terrible géant qui courait après lui. Ketill accé­
léra l'allure, mais ils se rejoignirent. Il posa la marmite en en enlevant la
poignée et courut autant qu'il put, tout en regardant parfois derrière lui.
Il vit que le géant s'arrêtait en arrivant à la marmite. Tantôt il le poursui­
vait, tantôt il le laissait, finalement il ramassa la marmite et se rendit à la
maison, mais Garôa-Ketill se rendit aux bateaux, il cassa la poignée et mit
les morceaux dans son coffre de marin.
Le lendemain matin, quand les hommes se réveillèrent et allèrent à
terre, ils virent des traces partant du bateau car la rosée était tombée, et ils
le dirent à Yngvarr. Il ordonna à Ketill de dire s'il était allé par là et il dit
que ce ne pouvait être personne d'autre, et qu'il ne le tuerait pas s'il disait
la vérité. Ketill avoua et demanda miséricorde, puis lui montra la poignée.
Yngvarr lui demanda de ne pas recommencer et ils firent la paix là-dessus.

16. C'est-à-dire dans l'est de la Russie et non en Asie, sens que peut aussi avoir le terme
employé ici, «Austrrîki».
17. Nous savons que, comme toutes ses congénères, cette saga baigne dans la magie.
Évêque à part, il semble bien que ce détail corresponde à un rite.
18. Qui est un prêtre, comme il nous est dit au chapitre suivant.
19. Donc« Ketill de Garêlar», ce dernier terme s'appliquant également à la Russie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 361

Puis ils cinglèrent bien des jours et par maints districts jusqu'à ce qu'ils
remarquent que les animaux avaient d'autres habitudes et couleurs, ce
dont ils déduisirent qu'ils s'éloignaient de leurs propres districts et pays.
Un soir, ils virent loin d'eux ce qui leur parut être une demi-lune se levant
du sol. La nuit suivante, c'était à Valdimarr de monter la garde. Il descen­
dit à terre et chercha l'endroit qu'ils avaient vu. Il arriva à une surélévation
de couleur dorée et vit que la cause en était que l'endroit était tout couvert
de dragons. Comme ils dormaient, il tendit le manche de son épieu jus­
qu'à un lieu où se trouvait un anneau d'or et le tira vers lui. Alors, un des
petits dragons se réveilla et il tira de leur sommeil tous les autres jusqu'à ce
que Jakulus20 lui-même fut réveillé. Valdimarr se hâta de revenir aux
bateaux et dit à Yngvarr toute la vérité. Yngvarr ordonna à ses hommes de
se préparer à lutter contre le dragon et de diriger leurs bateaux vers une
autre partie du port de l'autre côté de la rivière, et c'est ce qu'ils firent.
Puis ils virent un terrible dragon qui traversait la rivière en volant. Beau­
coup eurent tellement peur qu'ils allèrent se cacher. Quand Jakulus arriva
au-dessus d'un bateau que dirigeaient deux prêtres, il vomit tant de venin
que bateau et équipage périrent. Ensuite, il retourna à sa demeure en
volant au-dessus de la rivière.
Puis Yngvarr navigua pendant bien des jours en suivant la rivière. Alors
s'élevèrent à leurs regards des villes et de grands lieux habités, et ils virent
une belle cité. Elle était faite de marbre blanc. En s'approchant de cette
ville, ils virent une grande foule de femmes et d'hommes. Ils furent très
impressionnés par la beauté de cette ville, ainsi que par la courtoisie21 des
femmes, car beaucoup étaient fort belles à voir. Toutefois, l'une les surpas­
sait toutes tant par le vêtement que par la beauté. Cette éminente femme
fit signe à Yngvarr et aux siens de venir la trouver. Alors Yngvarr quitta
son bateau et alla trouver cette noble dame. Elle demanda qui ils étaient et
où ils se rendaient, mais Y ngvarr ne répondit rien parce qu'il voulait
savoir si elle était capable de parler d'autres langues; et il s'avéra qu'elle
parlait le romain, l'allemand, le danois et le russe et beaucoup d'autres qui
avaient cours sur la Route de l'Est22.

20. li s'agit d'un célèbre dragon volant, voyez le chap. 11.


21. Voir kurteisi*.
22. À elle seule, cette proposition est passi0nnante. Elle pose d'abord le problème,
auquel je me suis personnellement fréquemment intéressé, de la langue que parlaient les
vikings au cours de leurs incursions en dehors de chez eux. Il est clair que l'exagération
avancée ici est digne de la légende donc se font une spécialité les sagas de la catégorie à
laquelle appartient Yngvars saga. Je considère tout de même qu'il étaie impossible de com­
mercer, tant sur la Roure de l'Ouest que sur celle de l'Est, sans maîtriser au moins des
idiomes courants, qu'il y avait donc, sur ces itinéraires fréquentés, des« interprètes» ou des
362 Sagas légendaires islandaises

Quand Yngvarr comprit qu'elle parlait ces langues, il lui dit son nom
et lui demanda le sien et quel titre elle avait.
«Je m'appelle Silkisif 23 , dit-elle, et je suis reine de ce pays. »
Elle invita Yngvarr à venir à la ville, ainsi que toute sa troupe. Il
accepta. Les gens de la ville prirent leurs bateaux avec tout leur gréement
et les montèrent dans la ville. Yngvarr habita une halle avec toute sa
troupe et la barricada soigneusement, car partout alentour, il y avait quan­
tité de pratiques idolâtres. Il leur ordonna de se garder de toute fréquen­
tation des païens, et il interdit à toutes les femmes de pénétrer dans sa
halle en dehors de la reine. Certains hommes ne se soucièrent nullement
de ses propos, et il les fit tuer, ensuite personne ne se fia à enfreindre ce
qu'il prescrivait.
Cet hiver-là, Yngvarr resta là, tenu en grande faveur, car la reine ainsi
que ses conseillers étaient chaque jour en conversation avec lui, ils échan­
geaient toutes sortes d'informations. Yngvarr lui parlait constamment de
Dieu tout-puissant, et cette foi lui plaisait beaucoup. Elle aimait tant
Yngvarr qu'elle lui offrit de s'approprier tout son royaume et le titre de
roi, et pour finir elle se remit elle-même en son pouvoir s'il voulait s'éta­
blir là. Mais il déclara vouloir d'abord explorer la longueur de la rivière
et qu'il accepterait ce parti ensuite.

«agents» susceptibles d'agir pour le compte des vikings/varègues. Il est notable qu'aujour­
d'hui encore,«interprète» se dit tolk dans les langues scandinaves, tolk étant un terme slave.
En second lieu, on ne se méprendra pas sur les termes utilisés ici:«romain», rômverskr,
renvoyant, à mon sens, aussi bien à «romain» (donc latin?) qu'à «roman», donc les
langues romanes. «AHemand», fyverskr ou fyoverskr est l'«allemand», c'est-à-dire ce que
les linguistes appellent aujourd'hui le bas allemand, parlé grosso modo dans l'Allemagne
actuelle. Pour «danois» (dansk), il correspond aussi bien à ce que nous appelons suédois
que norvégien que danois proprement dit - norrois serait la bonne dénomination mais la
confusion (en français) avec le vent du Nord a proscrit cet usage - la langue - commune à
très peu de chose près - parlée dans toute la Scandinavie, disons autour de l'an mille et
quelques siècles ensuite encore, s'appelle dans les textes anciens donsk tunga ou norramt
mdl: langue«danoise» ou«parler norrain». Reste le grec, girskr, parlé, rappelons-le, aussi
bien en Grèce proprement dite qu'à Byzance. Mais il existe une forme tout à fait apparen­
tée du mot, gerskr, qui renvoie cette fois à «russe»: cette petite nomenclature donne par­
faitement idée de ce qu'était la Route de l'Est, notamment à partir des idiomes qui y
étaient employés, excellent critère, comme on le sait, de caractérisation. Au demeurant,
«Route de l'Est», qui fait l'objet précis du présent ouvrage, figure fréquemment sur les
inscriptions runiques ou dans les sagas légendaires.
23. Sur les prénoms féminins en -sif, qui sont peu nombreux, comme Silkisif, Ellisif,
Hildisif, on ne peut que conjecturer. Notons que Sif est une déesse, épouse du dieu Pôrr,
et que ce mot est souvent employé en poésie scaldique pour«femme», tout simplement:
ce serait un heiti* destiné à montrer la«science» de l'auteur! On remarquera que silki- est
«soie», tout comme le Serkland dont nous parlerons, peut fort bien être le Pays de la Soie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 363
Au printemps, Yngvarr se prépara à s'en aller et souhaita bonne conti­
nuation à la reine et à son peuple. Il suivit la rivière jusqu'à ce qu'il arrive
à une grande cascade dans une gorge étroite. Il y avait là de hautes
falaises, si bien qu'ils durent haler leurs bateaux avec des câbles. Puis ils
les remirent à flot et poursuivirent aussi longtemps qu'ils ne notèrent
rien de spécial24. Mais l'été passant, ils virent une quantité de bateaux
ramant à leur rencontre. Ils étaient tous ronds avec des rames tout
autour du bordage. Ils se portèrent à leur rencontre de telle sorte
qu'Yngvarr n'avait rien d'autre à faire que de les attendre, car ces bateaux
allaient comme l'oiseau vole. Mais avant qu'ils ne se rencontrent, un
homme de cette troupe se leva. Il était vêtu de la magnificence royale et
parlait force langues. Yngvarr se tut. Alors l'homme dit quelques mots en
russe. Yngvarr comprit qu'il s'appelait Jôlfr et qu'il était d'une ville appe­
lée Heliôpôlis25 . Quand ce roi sut le nom d'Yngvarr et d'où il était venu
et où il avait l'intention de se rendre, il lui offrit de loger chez lui pour
tout l'hiver, dans sa ville. Yngvarr déclara n'avoir pas le temps de s'attar­
der et refusa. Le roi insista pour qu'il reste là l'hiver. Yngvarr dit qu'il en
serait ainsi. Ils menèrent leurs bateaux jusqu'au port et montèrent à terre
et se rendirent à la ville. Ils regardèrent en arrière et virent que les gens
de la ville portaient leurs bateaux sur leurs épaules26 et les menaient en
ville où on pourrait les garder sous verrou. Ils virent dans toutes les rues
grands rites païens. Yngvarr ordonna à ses hommes de prier d'ardeur et
d'être fidèles. Jôlfr leur donna une halle, et cet hiver-là, Yngvarr surveilla
ses hommes de telle sorte qu'aucun ne se pollue en fréquentant les
femmes et autres pratiques païennes. Quand ils allaient faire leurs
besoins, ils s'y rendaient tout armés et fermaient la halle au verrou pen­
dant ce temps. Personne ne devait pénétrer sauf le roi. Chaque jour, il
était en conversation avec Yngvarr et chacun des deux disait à l'autre les
nouvelles, anciennes ou récentes, de son propre pays.

24. Il est très important de noter que ces dernières phrases coïncident avec les com­
mentaires que fait Constantin Porphyrogénète sur le trajet emprunté par les Rus de Kiev
vers la mer Noire dans son De Administrando Imperia.
25. Ce nom sort probablement des Étymologies d'Isidore de Séville.
26. La courume du portage à dos d'hommes, que les exécutants soient des Varègues ou
d'autres, semble bien attestée. Il est impossible, <'n effet, de se rendre de l'embouchure de
la Neva à la mer Noire en naviguant constamment: sur de très brèves distances, il n'y a
plus de voie d'eau et il faut, en effet, porter à dos d'hommes ou rouler le bateau sur des
rondins. Au XVIe siècle encore, le célèbre Olaus Magnus, dans l'un de ses ouvrages les plus
célèbres (Histoire et description des peuples du Nord, éd. et trad. Jean-Marie Maillefer, Les
Belles Lettres, coll. « Classiques du Nord», 2004) représente un de ces bateaux porté à dos
d'hommes, précisément.
364 Sagas légendaires islandaises

Yngvarr demanda s'il savait d'où coulait cette rivière, et Jôlfr déclara
savoir à coup sûr qu'elle coulait de la source « que nous appelons Lindi­
belti. De là coule aussi une autre rivière jusqu'à la mer Rouge et il y a là un
grand tourbillon qui est appelé Gapi. Entre la mer et la rivière, il y a ce
cap qui s'appelle Siggeum. La rivière coule à courte distance avant de
tomber des rochers dans la mer Rouge, et nous appelons cet endroit la fin
du monde. Mais dans cette rivière que tu as suivie, il y a des malfaiteurs
sur de grands bateaux qu'ils recouvrent de roseaux de sorte que l'on croit
que ce sont des îles, et ils ont toutes sortes d'armes et de feux grégeois27 et
ils tuent les gens plus par le feu que par les armes. »
Les gens de la ville pensèrent que leur roi ne se souciait aucunement
de ce dont ils avaient besoin, à cause d'Yngvarr, et ils menacèrent de le
chasser et de prendre un autre roi. Ce qu'entendant, Yngvarr pria le roi
de faire ce que son peuple voulait. C'est ce que celui-ci fit. Le roi pria
Yngvarr de l'aider à se battre contre son frère. C'était le plus puissant
d'eux deux et il avait été fort injuste envers son frère. Yngvarr promit de
l'assister quand il reviendrait.

6. Démêlés avec des géants et des vikings

I..:hiver passé, Yngvarr s'en fut avec toute son armée saine et sauve hors
du royaume de Jôlfr. Quand ils eurent voyagé un moment, ils arrivèrent à
une grande cascade. Il en émanait un tel ouragan qu'ils durent accoster.
En arrivant à terre, ils virent les traces d'un énorme géant. Elles faisaient
huit pieds de long. Il y avait là des falaises si hautes qu'ils ne purent haler
leurs bateaux avec des cordes. Ils firent progresser leurs bateaux le long des
rochers aux endroits de la rivière où le courant s'apaisait un peu. Il y avait
là un petit intervalle entre les rochers et c'est là qu'ils abordèrent, le sol
était plat et détrempé. Yngvarr leur ordonna d'abattre des arbres et de se
fabriquer des outils pour creuser, ce qu'ils firent. Puis ils se mirent à creu­
ser, mesurant à partir de là la profondeur et la largeur du chenal pour y
faire couler la rivière. Ils y passèrent des mois avant de pouvoir y faire pas­
ser leurs bateaux.
Lorsqu'ils eurent avancé longtemps, ils virent une maison à côté de
laquelle se trouvait un géant si terrible qu'ils crurent que c'était le diable.
Ils eurent grand peur et implorèrent la miséricorde de Dieu. Yngvarr
demanda alors à Hjâlmvigi de chanter des cantiques à la gloire de Dieu

27. Je traduis ainsi skoteldr, littéralement« feu que l'on lance», mais il est tout à fait
vraisemblable que les varègues ont vu maintes fois d'authentiques feux grégeois.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 365
car c'était un excellent clerc, et ils promirent de jeûner six jours et six
nuits en priant. Ensuite, le géant s'éloigna de la maison en suivant la
rivière en aval. Lorsqu'il fut parti, ils se rendirent à la maison et virent
une puissante fortification autour. Ils y entrèrent et virent que la maison
était soutenue par un unique pilier; il était fait d'argile. Puis ils entrepri­
rent d'abattre ce pilier en frappant tout autour à la base, jusqu'à ce que la
maison tremble quand ils la secouèrent. Yngvarr donna l'ordre de
prendre de grosses pierres et de les porter à la maison. C'est ce qu'ils
firent. Quand vint le soir, Yngvarr leur ordonna de se rendre dans la for­
tification et de se cacher dans les roseaux. Le soir s'avançant, ils virent
arriver le géant, il avait attaché sous sa ceinture quantité d'hommes. Il
ferma soigneusement la fortification, de même que la maison. Puis il prit
son repas. Au bout d'un moment, ils furent curieux de voir ce qu'il fai­
sait, et entendirent qu'il ronflait bruyamment. Yngvarr leur ordonna
alors de prendre les pierres qu'ils avaient apportées et de les lancer sur le
pilier de façon que la maison s'effondre. Le géant sursauta violemment
et parvint à dégager une de ses jambes. Yngvarr et ses compagnons
intervinrent alors, ils tranchèrent la jambe du géant avec des cognées
parce qu'elle était aussi dure que du bois. Cela terminé, ils comprirent
qu'il était mort. Ils tirèrent la jambe jusqu'au bateau et la conservèrent
dans la saumure.
Ils allèrent donc jusqu'à ce que la rivière se divise, ils virent cinq îles
qui se déplaçaient et venaient vers eux. Yngvarr dit à ses hommes de
s'équiper. Il fit prendre du feu tiré d'une boîte à amadou consacré. Bien­
tôt arriva sur eux une île qui les bombarda d'une rude averse de pierres,
mais ils se protégèrent et ripostèrent. Et quand les vikings28 découvrirent
que la résistance en face était ferme, ils se mirent à actionner les soufflets
de forge sur la fournaise qu'ils avaient, et il en résulta grand vacarme. Se
trouvait là également un tuyau d'airain duquel sortit un grand feu qui
vola sur un bateau où il brûla un petit moment de sorte que tout devint
cendres29 . Ce que voyant, Yngvarr s'affligea de sa perte et ordonna qu'on
lui apporte la boîte d'amadou avec son feu consacré. Ensuite, il courba
son arc, posa une flèche sur la corde et plaça au bout la boîte au feu consa­
cré. Celle-ci vola de l'arc avec ce feu jusque dans le tuyau qui sortait de la
fournaise, et le feu se tourna contre les païens eux-mêmes et en un clin
d'œil, il brûla l'île avec tout, hommes et bateaux. Et voici que les autres
îles arrivèrent. Mais dès qu'Yngvarr entendit les soufflets, il décocha le feu

28. Voir vikingr*.


29. Nous avons là une bonne description du« feu grégeois». On en déduira ainsi que
les Rus rencontraient de sérieuses difficultés pour se rendre à Constantinople.
366 Sagas légendaires islandaises

consacré et, avec l'aide de Dieu, détruisit ces gens du diable de telle sorte
qu'il n'en demeura que des cendres.
Peu après, Yngvarr parvint à la source d'où provenait la rivière. Là, ils
virent un dragon tel qu'ils n'en avaient jamais vu encore en raison de sa
taille, avec beaucoup d'or en dessous de lui30. Ils abordèrent tout près et
montèrent tous à terre pour arriver là où le dragon avait coutume de
ramper pour venir jusqu'à l'eau. Le chemin qu'il suivait était fort large.
Yngvarr leur ordonna de semer du sel le long de ce chemin et de tirer
jusque-là la jambe du géant, disant que, selon lui, cela amènerait le dra­
gon à s'arrêter un moment. Ils restèrent silencieux et se cherchèrent un
abri. Quand vint le moment où le dragon avait coutume de ramper jus­
qu'à l'eau et qu'il parvint sur le chemin, il vit qu'il y avait du sel dessus
devant lui, et il se mit à le lécher. Arrivé à l'endroit où se trouvait la
jambe du géant, il l'avala sur-le-champ. Il était parvenu alors plus loin
qu'il n'en avait l'habitude, car par trois fois il rebroussa chemin pour
boire, à mi-chemin de son antre. Yngvarr et ses compagnons allèrent jus­
qu'au repaire du dragon et y virent de l'or en quantité, aussi brûlant que
s'il venait de sortir du moule. Ils en abattirent à la cognée un morceau,
c'était une véritable fortune qu'ils obtinrent là. Ils virent alors le dragon
s'approcher. Ils s'enfuirent avec cet or et le cachèrent: l'endroit était cou­
vert de roseaux. Yngvarr leur demanda de ne pas se montrer curieux au
sujet du dragon, chose qu'ils firent hormis quelques-uns qui restèrent et
virent que le dragon était furieux de sa perte. Il se redressa sur sa queue
et se mit à siffler comme un être humain puis tourna en rond autour de
l'or. Ceux qui virent cela le racontèrent puis tombèrent morts.

7. D'Yngvarr et du roi jolfr

Après cet événement, Yngvarr et ses hommes s'en allèrent et explorè­


rent le promontoire où ils avaient abordé. Ils y trouvèrent une ville forti­
fiée et y virent une grande halle. Lorsqu'ils y pénétrèrent, ils virent qu'elle
était fort bien équipée et y trouvèrent force objets précieux et trésors.
Yngvarr demanda alors si quelqu'un voulait rester là pour la nuit, voir de

30. Il y aurait évidemment un long commentaire à faire ici. Contentons-nous de dire


que le dragon appartient à l'univers magique et héroïque de l'époque, en domaine germa­
nique comme ailleurs, encore que sans aucun doute le motif soit d'origine orientale; qu'il
revient au héros d'en affronter un et de le découdre; qu'une association intime dragon-or
apparaît constitutive du thème; et enfin que le parangon du héros germanique, Sigurôr­
Siegfried affronte et tue, lui aussi, un dragon (Fâfnir).
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 367
quelle nouvelle il pourrait s'assurer. Sôti déclara qu'il ne s'y déroberait pas
Quand vint le soir, Yngvarr s'en fut avec sa troupe jusqu'aux bateaux, mais
Sôti se cacha quelque part.
Alors qu'il était fort tard, il lui apparut qu'un diable sous forme
d'homme arrivait, qui dit31 : « Il y avait un homme appelé Siggeus, fort et
puissant. Il avait trois filles. Il leur donna beaucoup d'or. Quand il mou­
rut, il fut enterré à l'endroit où vous avez vu le dragon. Après sa mort, l'aî­
née des filles eut tant de rancune à cause de l'or et des trésors de ses sœurs
qu'elle se suicida. La deuxième sœur suivit son exemple. La troisième fut
celle qui vécut le plus longtemps et hérita de son père et eut la haute main
sur l'endroit, même après qu'elle fut morte. Elle donna un nom au pro­
montoire et l'appela Siggeum32 . Elle peuple chaque nuit cette halle de
diables, et je suis l'un d'eux, envoyé pour te dire les nouvelles. Ce sont des
dragons qui ont mangé les cadavres du roi et de ses filles, certains pensent
qu'ils étaient devenus dragons. Tu sauras, Sôti, et tu le diras à votre roi,
Yngvarr, que le roi des Svfar, Haraldr, est passé par ici il y a longtemps et
qu'il a péri dans le tourbillon de la mer Rouge avec ses compagnons, et
que c'est lui qui a maintenant l'administration ici. En témoignage de mon
récit, on conserve ici dans la halle son étendard. Yngvarr va l'emporter et
l'envoyer en Svîj:,jôô afin qu'il ne soit plus caché aux gens ce qu'il est
advenu de leur roi. Tu diras également à Yngvarr qu'il périra au cours de
cette expédition avec une grande partie de sa troupe. Mais toi, Sôti, tu es
félon et infidèle, aussi vas-tu rester ici avec nous; pour Yngvarr, il sera
sauvé par la foi qu'il a en Dieu.»
Ayant dit cela, le démon se tut. Toute la nuit, il y eut grand bruit et
. hurlements. Quand vint le matin, Yngvarr arriva et Sôti lui dit ce qu'il
avait vu et entendu. Lorsqu'il eut achevé son récit, il tomba mort au vu de
tout le monde.
Yngvarr prit donc l'étendard qui se trouvait dans la halle et se rendit à
ses bateaux avec sa troupe. Il fit rebrousser chemin à ses bateaux et donna
un nom à la grande cascade, il l'appela Belgsôti. Il ne se produisit rien
avant qu'ils n'arrivent au royaume du roi Hrômundr qui était l'autre nom
de Jôlfr.
Comme ils naviguaient pour la deuxième fois vers la ville de Helîô­
pôlis, le roi Jôlfr se porta à leur rencontre avec une grande flotte et ordonna
à Yngvarr d'abattre les voiles, - « car maintenant, tu vas me prêter

31. Nous avons donc ici, chose très rare dans la littérature de sagas et qui dénote une
influence étrangère, un récit-cadre incluant des narrations secondaires.
32. Sig_geum est un promontoire sur la rive asiatique de !'Hellespont, l'auteur l'a trouvé
dans les Etymologies d'Isidore de Séville, voir la note 25 supra.
368 Sagas légendaires islandaises

assistance contre Bj6Ifr, mon frère, que l'on appelle encore Solmundr,
parce que lui et ses huit fils veulent me dépouiller de mon royaume. »
Yngvarr se rendit jusqu'à la ville et ils se préparèrent à la bataille.
Yngvarr fit ériger de grandes roues toutes bordées de clous aigus et de
pointes; il y fit ajouter des chausse-trapes33.
Les deux rois assemblent donc des troupes et arrivent à l'endroit dont
ils étaient convenus. Quand Yngvarr eut mis ses troupes en ordre de
bataille, il fut évident que Bj6lfr avait plus d'hommes. Le roi J6lfr disposa
ses troupes en ordre de bataille contre son frère. Quand de part et d'autre
ils furent prêts, ils poussèrent le cri de guerre. Yngvarr et les siens mirent
en train les roues avec tout leur équipement, il en résulta grande héca­
tombe et l'ordre de bataille fut rompu. Yngvarr attaqua de flanc et tua
tous les fils du roi Bj6lfr, mais celui-ci prit la fuite.
Le roi J6lfr attaqua ferme et les mit en déroute, mais Yngvarr ordonna
à ses hommes de demeurer sur place et de ne pas s'éloigner de leurs
bateaux, - « pour que nos ennemis ne puissent s'en emparer. Mieux vaut
prendre un grand butin à nos ennemis, ceux que nous avons occis ici! »
Ils prirent là toutes sortes d'objets de prix et un grand butin qu'ils
portèrent aux bateaux. Arriva alors J6lfr avec son armée, il la mit en
ordre de bataille et poussa le cri de guerre, cela prit Yngvarr à l'impro­
viste et le força à battre en retraite. Il fit alors jeter les chausse-trapes
devant leurs pieds. Les autres ne purent s'en garder et coururent dessus.
Et lorsqu'ils sentirent l'acuité des pointes, ils pensèrent qu'ils étaient l'ob­
jet de sorcellerie. Pour Yngvarr, il resta dans son camp et ils s'emparèrent
d'une grande fortune. Ils virent alors une grande foule de femmes venant
jusqu'au camp, et qui se mirent à jouer de la belle musique. Yngvarr
ordonna de se garder de ces femmes comme si c'étaient les pires serpents
venimeux. Mais quand vint le soir et que l'armée se prépara à aller dor­
mir, les femmes allèrent chez eux et la plus noble choisit de coucher avec
Yngvarr. Celui-ci se fâcha, il prit son couteau et la frappa aux parties
féminines. Quand sa troupe vit ce qu'il avait fait, ils se mirent à chasser
ces femmes de mauvaise vie, pourtant il y en eut quelques-uns qui ne
purent résister aux charmes de cette sorcellerie diabolique et couchèrent
avec elles. Ce qu'apprenant, Yngvarr tourna la liesse que lui avaient value

33. Il n'y a pas à s'interroger sur ces détails, parfaitement étrangers à l'univers nordique
ancien: il est clair que l'auteur s'inspire de détails dont il a entendu parler ailleurs et qui
font exotique! On voudra bien ne pas se méprendre sur le sens précis, ici, de chausse­
trape. Il ne s'agit pas, selon l'acception moderne, d'un trou dissimulant un piège, mais
bien, comme le montrera la suite du texte, et selon la définition ancienne, d'un «engin de
guerre formé d'une pièce de fer à quatre pointes» qui était, en principe, destiné à arrêter la
cavalerie.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 369

argent et vin en grand dol, car au matin, dix-huit hommes gisaient morts
lorsque l'on fit l'appel de sa troupe. Ensuite, Yngvarr ordonna d'enterrer
les morts.

8. Mort d'Yngvarr

Après cela, Yngvarr se prépara en hâte à partir avec toute sa troupe. Ils
furent bientôt en route et allèrent nuit et jour aussi vite qu'ils purent y
parvenir. Mais alors, une maladie se mit à sévir dans leurs rangs de sorte
que les meilleurs de leurs gens moururent, il y en eut plus qui tomba qu'il
n'en resta. Yngvarr aussi tomba malade, ils étaient alors arrivés au
royaume de Silkisif. Il convoqua ses hommes et leur ordonna d'enterrer
ceux qui étaient morts.
Il fit venir Garôa-Ketill et d'autres de ses amis et dit: «Je suis tombé
malade et je présume que j'en mourrai, je pense que cette maladie me
mènera à l'endroit que j'ai mérité. Avec la miséricorde de Dieu, je m'at­
tends à ce que le fils de Dieu tienne la promesse qu'il m'a faite, car je me
suis remis jour et nuit de tout mon cœur entre ses mains, âme et corps, et
j'ai fait tout ce que je pouvais pour mon peuple. Mais je veux que vous
sachiez que c'est par le juste verdict de Dieu que nous sommes frappés de
cette maladie mortelle et c'est surtout contre moi que cette maladie et
cette sorcellerie sont dirigées parce que, dès que je serai mort, la maladie
disparaîtra. Je veux vous demander, et surtout à toi Ketill, de transporter
mon corps en Svipj6ô et de le faire enterrer à l'église. Quant aux biens que
j'ai ici en fait d'or et d'argent et de précieux vêtements, je veux les faire
répartir en trois lots: je donne un tiers à l'Église et aux clercs, un autre aux
pauvres, le troisième, ce sont mon père et mon fils qui l'auront. Portez à la
reine Silkisif mes salutations! Mais pour tout le reste, je vous demande
d'être d'accord, et si vous divergez sur la conduite à tenir, que ce soit
Garôa-Ketill qui décide, car c'est le plus sagace d'entre vous.»
Puis il leur dit adieu et qu'ils se retrouveraient au Jour de Joie. Il dit
force belles choses et vécut ensuite peu de jours.
Ils l'ensevelirent34 avec grand soin, le déposèrent ensuite dans un cer­
cueil puis reprirent leur route et arrivèrent à la ville de Cit6p6lis35 .
Quand la reine reconnut leurs navires, Plie se rendit au-devant d'eux avec

34. Je prends «ensevelir» dans l'une des deux acceptions reçues du verbe: « mettre dans
un linceul».
35. Citopolis ou Scitopolis, donc la Scythopolis de Palestine - qui peut renvoyer aux
Scythes, sort aussi d'Isidore de Séville.
370 Sagas légendaires islandaises

grand honneur. Mais en les voyant débarquer, elle s'attrista, il lui apparut
que quelque chose de fort important était arrivé puisqu'elle ne pouvait
voir celui qui était pour elle plus important que tous les autres. Elle s'en­
quit des nouvelles et se renseigna minutieusement sur les circonstances
de la mort d'Yngvarr et sur l'endroit où ils avaient laissé son corps. Ils lui
déclarèrent qu'ils l'avaient fait mettre en terre. Elle dit qu'ils mentaient et
qu'elle les ferait mettre à mort s'ils ne disaient pas la vérité. Alors ils lui
dirent quel comportement Yngvarr leur avait dit de tenir sur son corps et
ses biens. Puis ils lui remirent le corps d'Yngvarr. Elle le fit porter à la
ville avec grands honneurs et fit préparer son inhumation avec des
baumes précieux.
Alors la reine les pria d'aller dans la paix de Dieu et de celle d'Yngvarr.
« Celui qui est votre Dieu est le mien aussi. Portez mes salutations aux
parents d'Yngvarr lorsque vous arriverez en Sv{pjoô, et demandez à quel­
qu'un d'entre eux de venir ici avec des clercs et de christianiser ce peuple,
et l'on fera faire ici une église où Yngvarr reposera36. »
Lorsqu'Yngvarr mourut, il s'était écoulé depuis la naissance de Jésus­
Christ MXL et un hivers. Il avait trente-cinq hivers lorsqu'il mourut.
C'était onze hivers après la mort du roi Ôlâfr le Saint, fils de Haraldr37 .
Ketill et les autres se préparèrent à s'en aller et souhaitèrent longue vie
à la reine, puis se mirent en route avec douze bateaux. Quand ils eurent
fait un bout de chemin, ils furent en désaccord sur la route à suivre, et ils
se séparèrent pour la raison qu'aucun ne voulait suivre l'autre. Ketill avait
la bonne direction et arriva en Garôadki, mais Valdimarr parvint à Mikla­
garôr38 avec un seul bateau. Nous ne savons pas avec certitude ce qu'il
advint des autres bateaux, on croit que la plupart ont péri et nous ne
sommes pas capable d'en dire davantage d'Yngvarr. Nous savons pourtant
qu'il a accompli maint exploit dans cette expédition, dont les savants sont
censés avoir abondamment parlé.
Ketill, dont nous avons parlé, passa l'hiver en Garôadki puis s'en fut
en été en Sv{pjoô et rapporta ce qui s'était passé dans cette expédition, et
remit les biens au fils d'Y ngvarr qui s'appelait Sveinn, il lui porta aussi les
salutations de la reine ainsi que son message. Sveinn était dans son jeune
âge et il était de grande taille. C'était un homme fort et il ressemblait très

36. La coutume, ici comme ailleurs au Moyen Âge, était en effet d'inhumer les person­
nages importants dans l'église, le cimetière (qui entourait d'ordinaire l'église) étant réservé
aux gens du commun.
37. Le roi Ôlâfr Haraldsson (Saint Ôlâfr) est mort à la bataille de Stiklarstaôir, en Nor­
vège, en août 1030.
38. Constantinople.
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 371
fort à son père. Il s'en fut en expéditions guerrières et voulut faire ses
preuves d'abord. Quelques hivers ayant passé, il arriva avec une grande
troupe en Garôarîki à l'est et y passa l'hiver.

9. Expédition de Sveinn, fils d'Yngvarr

On dit encore que cet hiver-là, Sveinn alla à l'école, où il apprit à par­
ler maintes langues que les gens savaient sur la Route de l'Est. Puis il
équipa trente bateaux et déclara qu'il voulait diriger cette troupe à la ren­
contre de la reine. Il emmenait force clercs. Le plus éminent était
l'évêque qui s'appelait R6ôgeirr. Lévêque bénit trois fois les dés t>t les jeta
trois fois, et chaque fois, les dés dirent que Dieu voulait qu'il fit le
voyage. Il déclara qu'il le ferait avec joie.
Sveinn prépara donc son expédition hors du Garôarîki. Alors qu'ils
avaient suivi la rivière pendant deux jours, des païens fondirent sur eux à
l'improviste avec quatre-vingt-dix bateaux; les Norvégiens appellent ces
bateaux des galères39 . Les paiens se préparèrent aussitôt à la bataille ainsi
que de part et d'autre, mais aucun des deux partis ne comprenait ce que
l'autre disait. Tandis qu'ils revêtaient leur armure, Sveinn remit sa cause
à Dieu et fit jeter les dés pour savoir ce que Dieu voulait: qu'ils se bat­
tent ou qu'ils prennent la fuite étant donné la différence tellement
grande de nombre. Les dés leur dirent de se battre, et Sveinn fit vœu de
renoncer aux expéditions guerrières si Dieu lui donnait la victoire. Après
cela, ils se mirent à combattre, et Sveinn et les siens tuèrent autant de
· païens qu'ils le voulaient, et, pour finir, les païens prirent la fuite sur
vingt bateaux, et tout le reste fut tué, et Sveinn perdit peu de monde,
mais il eut autant de butin qu'ils en voulaient en or et sous forme d' ob­
jet précieux de toutes sortes.
Puis ils allèrent leur chemin jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'endroit où
Ketill s'était emparé de la poignée4°. Sveinn ordonna alors à la plus grande
partie de son armée de s'armer et c'est ce qu'ils firent. Ils avaient fait un
court chemin lorsqu'ils virent une grande ferme et là, auprès, un homme
énorme, lequel appela d'une voix effroyable. Puis de tous côtés accouru­
rent des gens. Ce genre de gens on les appelle des Cyclopes. Ils avaient à la

39. Le mot est à mettre entre parenthèses: le texte agaleidar, qui s'applique évidem­
ment à un type de bateaux peu connu dans le Nord. On ne voit pas, cependant, que les
Norvégiens (le texte a ici Nordmenn) aient connu ce genre d'esquifs qui, en tout état de
cause, ne répond pas à l'image classique que nous avons des galères.
40. La poignée de b marmite magique, voir le chapitre 5.
372 Sagas légendaires islandaises

main d'énormes gourdins comme si c'étaient des poutres. Ils s'attroupè­


rent, n'ayant ni protections ni armes.
Sveinn ordonna alors aux archers de tirer sur eux au plus vite, disant
qu'il n'y avait pas de temps à perdre - « car ils sont aussi forts que des lions
et aussi hauts que des maisons ou des arbres. »
Puis ils tirèrent sur eux et en tuèrent beaucoup et en blessèrent
quelques-uns. Il se produisit alors un événement étrange: ceux qui étaient
les plus forts prirent la fuite. Sveinn ordonna à ses hommes de ne pas se
mettre à leur poursuite, disant qu'il n'y avait pas de refuge. Puis ils couru­
rent à la ferme et y pillèrent force biens en peaux et habits et argent et en
métaux précieux de toutes sortes, puis ils emmenèrent tout cela aux
bateaux et reprirent leur route.
Lorsqu'ils furent allés longtemps, Sveinn vit qu'un fjord s'enfonçait
dans le pays. Il ordonna de faire mouiller là les bateaux. Ils en avaient
envie car beaucoup étaient de jeunes hommes. Alors qu'ils s'approchaient
de ce pays, ils virent des châteaux et beaucoup de fermes. Ils virent huit
hommes qui couraient à une vitesse surprenante. Lun de ceux-ci tenait
une plume à la main et il brandit le manche de cette plume, puis toute la
plume. Cela leur sembla un signe de paix. Alors Sveinn fit également, de
la main, un signe de paix. Ensuite, ils se dirigèrent vers la côte et les gens
du pays s'attroupèrent au pied d'un rocher avec toutes sortes de marchan­
dises. Sveinn ordonna à ses hommes de débarquer, et ils firent affaire avec
les indigènes encore qu'aucun des deux partis ne comprenne ce que les
autres disaient.
Le lendemain, les hommes de Sveinn allèrent de nouveau faire affaire
avec les indigènes, et ils échangèrent des marchandises un moment. Alors,
un Russe41 voulut rompre un accord sur un achat de peaux qu'ils venaient
de faire. Le païen se fâcha et frappa du poing le nez de son partenaire si
bien que le sang coula jusqu'au sol. Le Russe brandit son épée et trancha
le païen en deux. Du coup, les indigènes s'enfuirent en poussant de grands
cris et appels, sur quoi arriva une armée invincible. Sveinn ordonna à ses
hommes de s'armer et de se porter à leur rencontre, une rude bataille, et
véhémente, éclata entre eux, et une quantité de païens tomba car ils
étaient tous sans protections. Quand ils se virent dominés de la sorte, ils
prirent la fuite et Sveinn et les siens firent grand butin qu'avaient aban­
donné les autres, et le portèrent aux bateaux.
Après cet événement, Sveinn et les siens s'en allèrent et louèrent Dieu
de leur victoire. Ils allèrent un moment, jusqu'à ce qu'ils virent un grand

41. La traduction est difficile. Le texte a girskr, que l'on peut rendre par «grec» mais
qui, à mon sens, répond bien mieux à «habitant du Garôarîki» � russe si l'on veut!
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 373

troupeau de porcs sur un promontoire en bas d'un pic au bord de la


rivière, certains hommes sautèrent à terre et voulurent les tuer, et c'est ce
qu'ils firent. Alors, les porcs, ceux qui parvinrent à s'échapper, se mirent à
hurler très fort et ils remontèrent à terre en courant. Sur ce, ils virent une
grande armée descendant du pays vers les bateaux, un homme marchait
un peu en avant. Il tenait trois pommes et en jeta une en l'air, elle arriva
aux pieds de Sveinn, suivie aussitôt d'une deuxième; celle-là arriva au
même endroit.
Sveinn déclara alors qu'il n'attendrait pas la troisième pomme: « Il y a
quelque diabolique force et croyance puissante derrière tout cela. »
Il mit une flèche à son arc et tira sur l'homme. La flèche lui arriva sur le
nez. On eut l'impression d'entendre de la corne qui se brisait et l'homme
rejeta la tête en arrière, et l'on vit qu'il avait un bec d'oiseau. Puis il cria très
fort et courut vers ses gens, chacun remonta à terre en courant du mieux
qu'il put, c'est ce que Sveinn et les siens virent en dernier lieu.

1 O. Bataille contre les païens

Après cela, Sveinn retourne à ses bateaux et ils vont un moment. Alors
qu'ils avaient cheminé peu de temps, on dit qu'ils virent dix hommes
menant derrière eux une bête. Cela leur parut passablement étrange, car
ils virent sur le dos de cette bête une grande tour de bois. Allèrent à terre
cinquante hommes qui étaient les plus curieux de voir quelle sorte de bête
c'était. En voyant cet équipage, ceux qui menaient la bête allèrent se
cacher en abandonnant l'animal. Les hommes de Sveinn allèrent jusqu'à
celui-ci et voulurent l'emmener, mais il baissa la tête et ne bougea pas,
bien qu'ils aient tous empoigné les rênes qu'il avait sur la tête. Ils pensè­
rent qu'il devait y avoir quelque artifice qu'ils ne comprenaient pas,
puisque les dix indigènes étaient capables de mener cette bête. Ils cher­
chèrent le parti à prendre, quittèrent la bête et se cachèrent dans les
roseaux de façon à pouvoir voir tout ce qui arriverait à la bête. Quelque
temps après, les gens du pays reparurent et allèrent à la bête. Ils prirent les
rênes, les remirent de part et d'autre du cou puis à travers une poutre
transversale qui se trouvait dans la tour, et ils levèrent la tête de la bête
grâce aux rênes qui se trouvaient dans la poutre. Quand les hommes de
Sveinn virent la bête debout, ils coururent jusque-là au plus vite. Ils s'em­
parèrent de la bête et la menèrent là où ils voulaient. Mais comme ils ne
savaient pas de quelle nature était cette bête.et ce dont elle avait besoin
pour nourriture, ils lui décochèrent des coups d'épieu jusqu'à ce qu'elle
tombe morte. Puis ils redescendirent aux bateaux et s'en furent à la rame.
374 Sagas légendaires islandaises

Là-dessus, ils virent une quantité de païens à terre, et ils avancèrent sur
le rivage et firent le signe de paix à Sveinn et ses gens qui mouillèrent aus­
sitôt. Il y avait là un bon port. Ils organisèrent une réunion entre eux,
Sveinn acheta là force objets de prix. Les païens offrirent à leurs clients
d'entrer dans une maison pour banqueter et ils acceptèrent. Lorsqu'ils
entrèrent dans cette maison, ils virent toutes sortes de friandises et les
meilleures boissons. Mais lorsque les hommes de Sveinn s'assirent à table,
ils se signèrent; quand les païens les virent faire le signe de croix, ils furent
pris de fureur et bondirent sur eux. Certains les rossèrent du poing, cer­
tains les firent voler en l'air. De part et d'autre, ils appelèrent à l'aide.
Quand Sveinn entendit les appels de ses hommes et vit leurs démêlés, il
dit: « Qui sait? Ce banquet pourrait se muer en grande affliction pour nous.»
Puis il alla à ses hommes et leur demanda à tous de s'armer. Quand il
eut disposé ses hommes en ordre de bataille, ils virent que les païens aussi
l'avaient fait, et que devant leur troupe ils portaient un homme ensan­
glanté en guise d'étendard. Sveinn consulta alors l'évêque Rôôgeirr et lui
demanda quel parti il fallait prendre.
Lévêque dit: «Si les païens espèrent la victoire d'après l'image de
quelque méchant homme, pensons à quel point nous sommes tenus d'es­
pérer l'assistance du ciel, où Christ lui-même réside et fait miséricorde; il
est le chef de tous les Chrétiens et garde vivants et morts. Portez le signe
de victoire de notre Christ le crucifié devant la troupe en invoquant son
nom, et espérons la victoire ou la défaite pour les païens.»
Après cette instigation de l'évêque, ils prirent la sainte Croix avec
l'image du Seigneur et en firent leur étendard et la portèrent devant la
troupe. Ils marchèrent sans peur contre les païens et les clercs se mirent en
prières. Quand les armées s'affrontèrent, les païens furent frappés de
cécité et beaucoup furent saisis de terreur, ils prirent bientôt la fuite, cha­
cun allant de son côté, certains dans la rivière, certains dans les marécages
ou les forêts. Périrent là des milliers de païens.
Quand la déroute se mit dans les rangs des païens, Sveinn fit enterrer
les corps de ceux qui étaient tombés; cela fait, il ordonna à ses troupes de
se garder de se montrer curieux des coutumes des païens, «car, dit-il, dans
cette expédition, nous avons perdu plus d'hommes que gagné de profit.»

11. Sveinn vainc le dragon

Ensuite, Sveinn s'en alla et il s'en fut jusqu'à ce qu'il leur semble qu'une
demi-lune s'élevait de terre. Ils mouillèrent là et débarquèrent. Ketill dit
alors à Sveinn les événements qui s'étaient produits lorsqu'Yngvarr et les
Saga d'Yngvarr le Grand VrJyageur 375
siens étaient là. Puis Sveinn ordonna à sa troupe de quitter les bateaux et
de se porter à la rencontre du dragon. Ensuite, ils allèrent et arrivèrent à
une grande forêt qui se trouvait près de l'antre du dragon, et se cachèrent
là. Puis Sveinn envoya quelques jeunes hommes s'assurer de ce qui se pas­
sait là. Ils virent que les serpents dormaient et qu'il y en avait des quanti­
tés. Jakulus les encerclait tous. Lun des hommes tendit le manche de son
épieu pour prendre un anneau d'or, et le manche toucha un serpenteau.
Celui-ci se réveilla, il éveilla les plus proches, puis chacun réveilla l'autre
jusqu'à ce que Jakulus se dresse.
Sveinn se tenait près d'un grand chêne et posa une flèche sur son arc, il
y avait à la pointe de la flèche de l'amadou aussi grand qu'une tête
d'homme portant du feu consacré. En voyant que Jakulus s'élevait dans
les airs et qu'il se dirigeait sur leurs bateaux, volant gueule béante, Sveinn
décocha la flèche au feu consacré dans la gueule du serpent, elle parvint
jusqu'à son cœur et en un instant il tomba mort au sol. Ce que voyant,
Sveinn et les siens louèrent Dieu et se réjouirent.

12. Sveinn épouse Silkisif

Après cet événement, Sveinn ordonna de faire diligence pour s'éloigner


de la puanteur et de l'ordure qui émanaient du dragon. Ils retournèrent en
hâte aux bateaux, tous sauf six hommes qui étaient allés voir le dragon par
curiosité et qui tombèrent morts au sol. Toutefois, beaucoup encore
furent fort affectés de cette puanteur quoiqu'il n'y en eut pas davantage
pour y perdre la vie.
Sveinn se prépara à partir de là rapidement et s'en fut jusqu'à ce qu'il
arrive au royaume de la reine Silkisif. Elle vint à sa rencontre avec grand
honneur. Quand Sveinn et les siens quittèrent les bateaux, Ketill fut le
premier à s'avancer vers la reine; mais elle ne prêta aucune attention à lui
et se tourna vers Sveinn et voulut l'embrasser, mais il la repoussa, décla­
rant qu'il ne voulait pas l'embrasser, elle, une païenne - « et pourquoi vou­
lais-tu m'embrasser?»
Elle répond: « Parce que tu es le seul à avoir les yeux d'Yngvarr, à ce
qu'il me semble.»
On les accueillit ensuite avec honneur et estime. Et lorsqu'elle sut
qu'un évêque était arrivé, elle se réjouit. Alors, l'évêque lui prêcha la foi et
ils eurent un interprète entre eux parce que l'évêque ne savait pas parler la
langue de la reine, et elle eut bientôt la compréhension de la sagesse spiri­
tuelle et se fit baptiser. Et au cours de ce même mois, toute la population
de la ville fut baptisée.
376 Sagas Légendaires islandaises

Pas très longtemps après, la reine convoqua un ping important pour


délibérer avec ses compatriotes. Et quand un grand concours de peuple
fut arrivé, Sveinn fils d'Yngvarr fut revêtu de la pourpre42 puis reçut la
couronne et tous le déclarèrent leur roi; et en outre, la reine l'épousa.

13. Sveinn faitfaire une église

Après le banquet de noces, le roi Sveinn voyagea par tout son royaume
avec quantité de gens et la reine. Lévêque était de l'expédition ainsi que
des clercs, car le roi Sveinn faisait christianiser le pays et tous les états que
la reine avait gouvernés précédemment. Quand vint l'été, la force de la
divine providence avait tant progressé dans ce pays que le pays tout entier
était christianisé. Le roi Sveinn voulut alors, de même que ses compa­
gnons, préparer son voyage pour se rendre chez lui en Svîpj6ô et faire
connaître à ses parents la vérité sur son voyage. Mais quand la reine fut au
courant de cette intention, elle le pria d'envoyer chez lui sa troupe mais de
rester tranquille.
Sveinn répond: «Je ne veux pas renvoyer mes gens, parce qu'ils
seraient en grand péril à maints égards, ceux qui s'engageraient dans cette
expédition, comme il s'est avéré déjà quand il n'y avait pas de chef: toute
la troupe périt ou s'égara de diverses façons. »
Quand la reine entendit ces propos du roi et qu'elle vit qu'il était
résolu, elle dit: « Tu ne vas pas t'en aller aussi promptement si je puis en
décider, car il peut bien se faire que tu ne reviennes jamais dans ce
royaume ou que tu périsses de ces dangers dont tu parles toi-même. Et
veille qu'il te revient de renforcer le christianisme et de faire ériger une
église, car d'abord tu vas faire faire dans la ville une église, grande et
magnifique, et si elle est telle que je le voudrais, c'est là que sera inhumé le
corps de ton père. Lorsque trois hivers se seront écoulés, tu iras en paix. »
On fit donc comme la reine le requérait: le roi Sveinn demeura là trois
hivers pour cette fois. Le troisième hiver, une grande église était complè­
tement faite dans la ville. La reine demanda alors à l'évêque de venir.
Quand l'évêque fut dans tous ses atours, il demanda: «Au nom de qui
veux-tu, reine, faire consacrer cette église?»
Elle répond: « Cette église sera consacrée à la gloire du saint roi Yngvarr
qui repose 1c1. »
Lévêque répond: « Pourquoi veux-tu qu'il en soit ainsi, reine? Yngvarr
a-t-il manifesté des miracles après sa mort? Car nous appelons saints

42. La pourpre était à Byzance la couleur exclusive de l'empereur.


Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur 377
ceux-là seuls qui ont fait des miracles, une fois que leurs corps ont été
déposés en terre.»
Elle répond: « Je vous ai entendu dire qu'ont plus de valeur aux yeux
de Dieu la constance de la vraie foi et l'habitude de l'amour sacré que la
gloire des miracles; et je juge, comme j'en ai fait l'épreuve, qu'Yngvarr
était constant dans le saint amour de Dieu.»
Quand la reine eut décidé qu'il en serait ainsi, l'évêque consacra le
sanctuaire à la gloire de Dieu et de tous les saints, Yngvarr indus. Puis on
évida un nouveau sarcophage, on y déposa le corps d'Yngvarr et l'on plaça
dessus une précieuse croix somptueusement élaborée. Puis l'évêque fit fré­
quemment chanter messe pour l'âme d'Yngvarr et permit aux gens d'ap­
peler l'édifice église d'Yngvarr.

14. Des sources de ce récit

Toutes ces choses ayant été accomplies, Sveinn se prépara à partir et


s'en alla du sud jusqu'à ce qu'il arrive en Svipjôô. Les gens de ce pays l'ac­
cueillirent avec joie et grand honneur. On lui offrit de gouverner le pays.
Mais lorsqu'il entendit cela, il refusa promptement et déclara qu'il avait
acquis un pays meilleur et plus riche et qu'il allait y retourner.
Deux hivers ayant passé, Sveinn fit voile hors de Svipjôô, mais Ketill
resta sur place. Il déclara avoir entendu dire que Sveinn avait passé l'hiver
en Gardar et qu'il s'était préparé au printemps à en partir, qu'il était sorti
du Garôariki en plein été et que la dernière chose que l'on ait sue de lui,
. c'était qu'il avait remonté la rivière à la voile.
Pour Ketill, il alla en Islande trouver ses parents et se fixa là et ce fut le
premier à parler de ces événements. Mais nous savons que certains sagna­
menn43 disent qu'Yngvarr fut le fils d'Eymundr Ôlafsson parce qu'ils pen­
sent que c'est lui faire plus d'honneur que de le dire fils de roi. Mais
Ônundr donnerait volontiers tout son royaume pour racheter la vie
d'Yngvarr, car tous les chefs de Svipjôô auraient bien aimé l'avoir pour
roi. Pourtant, certaines personnes demandent pourquoi Yngvarr ne serait
pas fils d'Eymundr Ôlafsson, et nous voudrions répondre de la façon sui­
vante: Eymundr, fils d'Ôlafr, avait un fils qui s'appelait Ônundr. Celui-ci
ressemblait tout à fait à Yngvarr par le caractère et surtout ses voyages
lointains, comme il est indiqué dans le livre qui s'appelle Gesta Danorum
où il est écrit: « Fertur, quod Emundus, rex Sveonum, misit filium suum,

43. J'ai laissé le terme tel quel: c'est probablement la meilleure façon de désigner ies
auteurs de sagas, mais on peut entendre aussi bien«rapporteurs» ou«narrateurs».
378 Sagas légendaires islandaises

Ônundum, per Mare balzonum, qui, postremo ad amazones veniens, ab eis


inte,jèctus est 44 . »
Certains disent qu'Yngvarr et les siens voyagèrent pendant deux
semaines sans rien voir en dehors des chandelles qu'ils avaient allumées,
car les falaises se refermaient au-dessus de la rivière, et ce fut comme s'ils
ramaient dans une grotte pendant ce demi-mois. Mais les sages pensent
que cela ne peut être véridique à moins que la rivière coule dans une gorge
tellement étroite que les falaises se rapprochent et que les arbres poussent
de manière si dense qu'ils se rejoignaient au-dessus. Bien que cela puisse se
faire, ce n'est tout de même pas vraisemblable.
Cette saga, nous l'avons entendue et rédigée selon les livres que le
moine Oddr le Savant a fait composer sur l'autorité de savants hommes
qu'il mentionne lui-même dans la lettre qu'il a envoyée à Jon Loftsson et
à Gizurr Hallsson. Mais ceux qui pensent en savoir davantage, qu'ils
l'augmentent de ce qu'ils estiment manquer. Cette saga, le moine Oddr
dit l'avoir entendue dire du prêtre qui s'appelle fsleifr, et en second lieu de
Glumr Porgeirsson, et en troisième lieu d'un certain Porir. De leur rela­
tion, il a pris ce qu'il a estimé le plus remarquable. fsleifr dit avoir appris
la saga d'Yngvarr d'un marchand, lequel déclare l'avoir entendue dans la
hirô du roi des Svfar. Glumr l'avait apprise de son père, et Porir l'avait
apprise de Klakka Sâmsson, et Klakka l'avait entendue dire de ses parents
plus âgés.
Et nous terminons là cette saga.

44. Gesta Danorum (Hauts-faits/ ou Geste! des Danois) s'applique ici au célèbre ouvrage
d'Adam de Brême intitulé en fait Histoire des archevêques de Hambourg ( Gesta Danorum est
le titre de l'ouvrage bien connu de Saxo Grammaticus!); il en existe une excellente tra­
duction française due à Jean-Baptiste Brunet-Jailly, Gallimard, 1998. Traduction du pas­
sage donné ici: « on dit qu'Eymundr, roi des Svîar, envoya son fils Ônundr traverser la mer
Baltique vers les très victorieuses Amazones, et qu'il fut tué par elles. »
Les inscriptions runiques concernant Yngvarr

Deux mots d'abord sur les runes. Il s'agit d'une écriture pangermanique, non pas
purement scandinave, née dans l'actuelle Allemagne du sud vers l'an 200 de notre
ère, sur des modèles ni latins classiques ni grecs mais bien nord-italiques. Elles
ont prospéré en Scandinavie bien plus longtemps qu'en Allemagne parce que
celle-ci, christianisée beaucoup plus tôt que le Nord (qui est passé au christia­
nisme dans son ensemble seulement vers l'an 1000), est passée à l'écriture latine
très vite. Cette dernière, en effet, était beaucoup plus facile à réaliser que la
runique, qui exigeait un poinçon ou un instrument pointu pour graver sur un
support dur (pierre, bois, cuir, os, métal...) et qui, donc, ne se prêtait guère à la
consignation de textes longs, ce qui fait qu'elle s'est cantonnée, par nécessité,
dans l'épigraphie. Disons-le avec force: les runes sont une écriture comme une
autre, elles n'ont aucune nature magique, contrairement à une croyance tenace
qui tient à l'ignorance et non à la science45 . Complétons cette très rapide présen­
tation en précisant que ces runes ont d'abord été au nombre de 24 (leur «alpha­
bet» est appelé jùpark du nom des six premières runes), nombre qui est passé à 16
vers l'an 800 pour des raisons purement techniques.
Il se trouve que les runes servaient surtout à orner des monuments funéraires
·ou commémoratifs et qu'elles ont fait florès, particulièrement en Suède, générale­
ment sur des pierres dressées volontiers adornées de motifs décoratifs de belle
venue. La formule à tout faire est du type: «Moi, X, j'ai fait ériger ce monument
à la mémoire de N, il a fait ceci, il a fait cela.» Le «ceci» ou le «cela» en question
nous fournissent souvent des renseignements fort intéressants sur les faits et
gestes, les expéditions, les déplacements etc. des vikings puisque, le plus souvent,
ces inscriptions concernent d'authentiques vikings (donc entre les IXe et
XIe siècles). Ajoutons que ces inscriptions sont, avec la poésie scaldique, les seuls
témoins émanant des vikings eux-mêmes.
Or il existe, en Suède, un nombre étonnamment élevé (autour de vingt-cinq)
de ces inscriptions qui font état de l'expédit:on d'Yngvarr le Grand Voyageur vers
l'est. Pourquoi? On ne sait. Mais à elles seules, elles suffisent à authentifier cette

45. Létude française la plus récente à laquelle il faut renvoyer est celle d'Alain Marez,
Anthologie runique, Les Belles Lettres, collection « Classiques du Nord», Paris, 2007.
380 Sagas légendaires islandaises

expédition qui a dû (pu?) avoir quelque chose de mémorable que nous ne retrou­
vons pas ... Je vais les donner ici, un certain nombre au moins, afin que le lecteur
se fasse une opinion recevable du sujet. La majorité se situe dans la région du lac
Malar, un lac très ramifié qui se situe aujourd'hui tout autour de Stockholm, ville
qui n'existait pas à l'époque. Cela donnerait à entendre que c'est de cette région­
là que sont partis et Yngvarr et ses hommes, donc du R6dslagen dont nous avons
parlé en introduction, ce qui justifierait l'étymologie admise de «rus ». Voici:

«t>jâlfi (c'est un homme, le père de Banki) et Holmlaug (c'est sa mère) ont fait
ériger toutes ces pierres à la mémoire de Banki, leur fils, qui était posses­
seur d'un bateau qu'il dirigea vers l'est dans l'armée d'Yngvarr. Que Dieu
aide 1 âme de Banki. C'est Askell qui a gravé (ces runes).» Pierre de Svine­
garn.

«Hr6ôleifr éleva cette pierre à la mémoire de son père Skarf, il était parti
avec Yngvarr. » Pierre de Balsta.

«Gunnulfr érigea cette pierre à la mémoire d'Ûlfr, son père: il avait fait le
voyage avec Yngvarr. » Pierre de Gredby.

«Tola a fait ériger cette pierre à la mémoire de Haraldr, son fils, frère
d'Yngvarr. Ils s'en furent bravement chercher de l'or et à l'est, ils donnè­
rent de la pâture à l'aigle (ils occirent des ennemis). Ils moururent dans le
Sud, en Serkland. » Pierre de Gripsholm.

«Gunnarr et Bjorn et I>orgrîmr érigèrent cette pierre à la mémoire de I>or­


steinn, leur frère, qui mourut à l'est a/vec Yngv/varr, et ils firent ce
/pon/t.» Pierre de Maby.
C'est une très grande pierre de 2,50 m de haut. Les endroits disparus ont été
reconstitués ici entre les barres obliques. Le «pont» dont il est question ne désigne pas
du tout un pont au sens normal, mais une chaussée qui a été établie dans le marécage,
la formule est courante.

«Spjuti (et) Hâlfdan ont érigé cette pierre à la mémoire de Skarèli, leur
frère,
S'en fut vers l'est avec Yngvarr,
En Serkland gît le fils d'Eyvindr.» Pierre de Stora Lundby, où figure
un distique.

«Gei rvy et Gylla érigèrent cette pierre à la mémoire de leur père Ônundr,
qui mourut à l'est avec Yngvarr. Que Dieu aide leurs âmes.»
Saga d'Yngv arr le Gmnd Voyageur 381
«Andvitr et Karr et Gîsli et Blesi et Djarfr érigèrent cette pierre à la
mémoire de leur père Gunnleifr qui fut tué dans l'est avec Yngvarr. Que
Dieu aide leurs âmes. Moi, Alrîkr, j'ai gravé ces runes. Il s'entendait à diri­
ger un bateau. » Pierre d'Ekilla bro.

«Herleifr et I>orgerôr ont fait ériger cette pierre en mémoire de leur père
Sa:bjorn, qui commanda un bateau avec Yngvarr vers l'est en Estonie.»
Pierre de Steninge.

«Klint et Bleikr érigèrent cette pierre à la mémoire de leur père Gunnviôr.


Il s'en alla avec Y ngvarr. Que le Seigneur Dieu sauve les âmes de tous les
chrétiens. I>6rir la Grue grava (ces runes). »
«Vifat (sans doute Véfastr) la fait/ ériger cette pierre à la mémoire de Guô­
mundr, son frère. Il trouva la mort en Serkland. » Pierre de Tillinge.

«Gunnûlfr érigea cette pierre à la mémoire d'Ülfr, son père. Il voyagea vers
l'est avec Y ngvarr. »
«Andvit érigea cette pierre à la mémoire de son frère Haugi, qui trouva la
mort avec Yngvarr. Aussi à la mémoire de son excellent frère I>orgils.
Bjarningr, l'héritier, a fait ériger cette pierre à la mémoire de son père.»
« ... t lngigerôr (c'est une femme) à la mémoire de son mari. Il se noya dans
la mer de H6lmr. Son bateau coula. Trois seulement en revinrent. » Pierre
de Vallentuna, la «mer de Hôlmr » est celle qui mène à Novgorod.

On notera ce texte trouvé à Berezanij, en Ukraine, qui est le seul texte runique
trouvé sur l'Austrvegr (tous ceux qui figurent supra sont en Suède):

«Grani a fait ce tombeau pour Karl, son camarade.»


«Ragnfridr a fait ériger cette pierre à la mémoire de Bjorn, son fils et celui
de Ketilmundr. Que Dieu aide son esprit, et la mère de Dieu. Il est tombé
en Virland. Âsmundr a gravé.» Pierre d'Angby, le Vir/and est l'Estonie orien­
tale.

Ce n'était qu'un choix: il aide à se faire une idée de l'itinéraire suivi par
Yngvarr. On aura noté que certaines inscriptions concernent la Route de l'Est
sans pour autant être en relations avec Yngvarr.
382 Sagas légendaires islandaises

Éléments de bibliographie
sur la Russie des Vikings

Benedikt S. et Blondal Sigfûs, The Varangians ofByzantium, Cambridge, 1978.


Ellis Davidson H. R., The Viking Road to Byzantium, London, 1976.
Jones Gwyn, A History ofthe Vikings, Oxford, 1968.
Maillefer Jean-Marie, «Les Vikings en Russie» dans Les Vikings, premiers Euro­
péens. Vllf-XJ' siècle, Autrement, Paris, 2005, p. 106-130.
Marez Alain, Anthologie runique, Les Belles-Lettres, Paris, 2007.
Paisson Hermann and Edwards Paul, Vikings in Russia, Edinburgh, 1989.
Dit d'Eymundr Hringsson

1. Eymundr Hringsson

I l y avait un roi nommé Hringr qui régnait dans les Upplond en Nor­
vège, son royaume était appelé Hringar{ki 1• Homme sage, populaire,
généreux et très riche, il était fils de Dagr, fils de Hringr, fils de Haraldr à
la Belle Chevelure2. On tient sa descendance pour la meilleure et la plus
noble de Norvège.
Hringr avait trois fils qui devinrent rois tous les trois: l'aîné était
appelé Hr:rrekr, le second, Eymundr et le troisième Dagr. C'étaient tous
de vaillants hommes et ils assuraient la défense de leur père. Ils acquirent
grand renom également en se rendant en expéditions vikings*.
Notre saga se situe environ à l'époque où le roi Sigurôr la Truie régnait
sur les Upplond3. Il avait épousé Asta Gudbrandsdottir, la mère du roi Ôlafr
Haraldsson le Saint. Elle avait une sœur, l>orny, la mère de Saint Hallvarôr,
et une autre sœur, fsr{Ôr, grand-mère maternelle de l>orir de Steig. Quand
Ôlafr Haraldsson et Eymundr Hringsson arrivèrent en âge d'homme, ils se
- firent frères jurés4. Ils avaient à peu près le même âge, étaient habiles en
tous exercices qui font l'amélioration d'un homme, ils séjournaient tour à
tour chez le roi Sigurôr et chez le roi Hringr, le père d'Eymundr.

1. C'est le Ringerike actuel.


2. Certainement l'un des rois norvégiens les plus populaires. Il régna à la fin du IXe siècle
et c'est lui qui réalisa l'unité de ce pays, avant lui divisé en une quantité de petits États.
3. Ce roi-là jouera un rôle important comme père adoptif d'Ôlâfr Haraldsson, futur roi
prestigieux et saint. On ne se méprendra pas sur le surnom de Sigurôr qui n'a rien de bles­
sant: la truie passait, là comme ailleurs, pour un symbole de richesse et de fertilité; Sigurôr
était fort riche. On n'interprétera pas davantage le titre de «roi» à la moderne: était roi,
konungr, un homme dont le lignage était grand et qui régnait sur un petit district. Mieux
vaudrait dire, à la moderne, «roitelet». Haraldr à la belle Chevelure fut précisément le
«roi» qui parvint, au prix d'une violente bataille navale livrée à Hafrsfjorôr (au large de
l'actuelle Stavanger) à soumettre bon nombre de ces«rois» et donc à unifier la Norvège en
la rassemblant sous sa couronne.
4. On arrivait «en âge d'homme», comprenons: on devenait légalement adulte, à
douze ans (quatorze parfois). Voir fostbr&dralag*.
384 Sagas légendaires islandaises

Quand Ôlâfr partit pour l'Angleterre, Eymundr l'accompagna, et de


nombreux hommes de rang se joignirent à eux, y compris Ragnarr fils
d'Agnarr qui était fils de Ragnarr Rykkil, fils de Haraldr à la Belle Cheve­
lure. Plus ils voyageaient au loin, plus grande était leur réputation,
comme il est prouvé par le roi Ôlâfr le Saint dont le nom est courant dans
tout le monde nordique. Quand Ôlâfr s'empara du trône de Norvège, il
prit possession du pays tout entier et se débarrassa de tous les roitelets de
provinces, comme il est dit dans sa saga 5 avec d'autres événements rap­
portés par les savants. Selon Styrmir le savant, il détrôna onze rois en Nor­
vège, dont cinq en un seul matin. Certains, il les fit mettre à mort,
certains, il les fit mutiler, certains, il les exila du pays. Hringr, Hra:rekr et
Dagr furent pris dans cette répression, mais Eymundr et le Jarl* Ragnarr
Agnarsson étaient en expédition viking lorsque tout cela se produisit.
Hringr et Dagr quittèrent le pays et guerroyèrent pendant de nombreuses
années, après quoi ils s'en furent à l'est en Gautland6 où ils régnèrent
longtemps. Toutefois, le roi Hrxrekr fut rendu aveugle et maintenu à la
cour du roi Ôlâfr jusqu'à ce qu'il le trahit, dressant ses sujets l'un contre
l'autre par calomnie, de sorte qu'ils se mirent à s'entretuer7 . Le jour de
l'Ascension, Hra:rekr tenta de s'en prendre à la vie du roi dans le chœur de
l'Église du Christ8 , tranchant le manteau qu'il portait, mais Dieu vint en
aide au roi, qui ne fut pas blessé. Mais le roi Ôlâfr était tellement fâché
qu'il donna l'ordre à Porarinn Nefjôlfsson d'emmener Hra:rekr en Groen­
land si le vent était favorable. Mais ils échouèrent en Islande et Hra:rekr
habita chez Guômundr le Riche à Moôruvellir dans l'Eyjafjorôr, et par la
suite, il mourut à Kalfskinn9 .

2. Eymundr et Ragnarr

Il faut dire maintenant que peu après cela, Eymundr et Ragnarr arrivè­
rent en Norvège avec une grande flotte. Le roi Ôlafr n'était nulle part dans le

5. Cauteur fait sans doute allusion à la saga du saint roi telle que rapportée par Snorri
Sturluson dans sa Heimskringla.
6. Ce nom s'applique à une province qui a dû se trouver en Suède, ou moitié en Suède,
moitié en Norvège. Il ne faut pas confondre avec Gotland qui est l'île bien connue située
dans la Baltique.
7. Ces faits sont en effet confirmés par la saga du saint roi, et l'on est en droit de penser
que l'auteur du présent dit a eu le texte de Snorri sous les yeux.
8. À Trondheim, où se trouvait le siège du roi.
9. Guômundr le Riche est un personnage bien connu des sagas de la catégorie dite des
Islandais. Sa résidence principale - et somptueuse - était en effet à Moôruvellir.
Dit d'Eymundr Hringsson 385

voisinage. Ils apprirent ce qui était arrivé, comme nous l'avons raconté, et
Eymundr convoqua un jing" de ses compatriotes, auxquels il s'adressa ainsi:
« Depuis que nous sommes partis, des choses de la plus grande impor­
tance se sont produites en ce pays. Nous avons perdu certains de nos
parents, d'aucuns ayant été chassés du pays par la torture. La perte de nos
parents nobles et éminents est une insulte contre nous et une humiliation.
Autrefois, il y avait beaucoup de souverains en Norvège, maintenant il n'y
en a qu'un, mais tant que mon frère juré, Ôlâfr, est en fonctions, je pense
que le royaume est en bonnes mains, même si sa loi est tenue pour être
plus ou moins tyrannique. Je m'attends à ce qu'il me traite avec tous les
honneurs, sauf en ce qui concerne le titre de roi.»
Les amis proposèrent qu'Eymundr rencontre le roi Ôlâfr pour voir s'il
lui accorderait le titre de roi.
«Je ne porterai pas les armes contre le roi Ôlâfr, répondit Eymundr,
pour joindre les rangs de ses adversaires, mais étant donné la situation
entre nous, je n'ai pas l'intention de demander miséricorde ou de renon­
cer à ma réclamation d'un titre de roi. Et puisque je n'ai pas l'intention de
faire la paix avec lui, que puis-je faire d'autre que de garder mes distances?
Je sais que si nous nous rencontrions, il m'accorderait de grands hon-·
neurs, car je n'attaquerais jamais son royaume, mais je ne suis pas sûr qu'il
en irait aussi bien pour vous, vos parents ayant été fort déshonorés. Et si
vous aviez l'intention de m'inviter à passer aux actes, cela me mettrait
dans une position difficile puisque l'on me ferait jurer allégeance et que je
serais tenu de respecter mes serments.
- Si tu ne veux pas faire la paix, dirent les hommes d'Eymundr, en
dehors de rester bien loin du roi, et de laisser tes possessions en vivant en
exil sans te joindre à ses ennemis, quelle est ton intention?
- Eymundr a exprimé mes façons de penser, dit Ragnarr, je ne me fie­
rais pas à noue succès contre la bonne chance du roi Ôlâfr. Mais je pense
que nous devnons veiller, s'il faut que nous abandonnions nos possessions,
à ce que l'on pense que nous avons fait une meilleure affaire que d'autres.
- Si tu veux suivre mes intentions, dit Eymundr, je vais te dire ce que
je crois que nous devrions faire, avec ton accord. J'ai appris qu'à l'est, en
Russie, le roi Valdimarr est mort, et que son royaume est entre les mains
de ses trois fils, tous excellents hommes. Le roi Valdimarr a réparti inéga­
lement le royaume entre eux, l'un ayant une part plus grande que les deux
autres. Celui qui a fait le plus grand héritage est l'aîné, Bûrizlâfr, le second
s'appelle Jarizleifr et le troisième, Vartilâfr. Bûrizlâfr a Ka:nugarôr 10, le

10. Le nom que les varègues donnaient à Kiev, alors que H6lmgarôr est Novgorod et
Palreskja, Polocsk.
386 Sagas légendaires islandaises

meilleur royaume de tout le Garôarîki, tandis que Jarizleifr a Holmgarôr


et Vartilâfr, Palteskja et toute la région à l'entour. Mais ils ne se sont pas
encore mis d'accord sur leurs territoires, et celui qui est le moins satisfait
de son lot est celui qui a la plus grande et la meilleure part. Parce que son
royaume est plus petit que celui de son père, chose qu'il tient pour une
perte, il se considère comme un homme de moindre valeur que ses
ancêtres. Donc, ce que j'ai dans l'idée, c'est que, si tu en es d'accord, nous
allions en Garôarîki, rendions visite à ces rois et restions chez l'un d'eux,
de préférence celui qui a l'intention de conserver son royaume et qui est
satisfait de la façon dont leur père a réparti le pays, car nous allons à coup
sûr acquérir là renom et richesse 11 . J'aimerais que nous prenions une déci­
sion ferme là-dessus.»
C'était là ce qu'ils voulaient tous. Beaucoup d'entre eux étaient
ardents à gagner de l'argent et avaient souffert de mauvais traitements
en Norvège. Ils préférèrent quitter le pays que rester et endurer les
rudes conditions que leur infligeaient le roi et leurs ennemis; ils choisi­
rent donc de se joindre à Eymundr et Ragnarr, qui firent voile vers l'est,
dans la Baltique, avec une grande armée d'hommes rudes et triés sur le
volet.
Le roi Ôlâfr n'entendit pas parler de cela avant qu'ils ne fussent partis
et il déclara que c'était grande pitié que lui et Eymundr ne se fussent pas
rencontrés. « Car nous aurions été encore meilleurs amis au départ, dit-il,
mais on ne peut que s'attendre à ce qu'il ait des sentiments d'hostilité
contre nous: voici que s'en est allé l'homme auquel nous aurions accordé
tout honneur en dehors du titre de roi.»
Le roi Ôlâfr avait été mis au courant de ce qu'Eymundr avait dit lors
du ping; il dit qu'Eymundr était exactement l'homme à prendre la bonne
décision: et puisqu'il n'y a rien de plus à dire de cela, nous revenons à
l'histoire d'Eymundr et Ragnarr.

3. Eymundr arrive en Garôariki

Eymundr et ses hommes se rendirent d'une seule traite à Holmgarôr


dans l'Est, chez le roi Jarizleifr, auquel ils rendirent visite d'abord sur la
requête de Ragnarr. Le roi Jarizleifr était gendre du roi Ôlâfr de Svîpjoô, il
avait épousé sa fille lngigerôr. Dès qu'il apprit leur arrivée, le roi leur

11. Formule toute faite: ftami ogjè, qui représente certainement l'idéal de cette société
(l'idéal des vikings, si l'on y tient) et qui doit être fort ancienne en raison de son caractère
allitéré. Il n'est pas indifférent qu'elle revienne assez souvent dans les inscriptions runiques.
Dit d'Eymundr Hringsson 387

envoya des messagers leur porter un sauf-conduit et une invitation à un


grand banquet, ce qu'ils acceptèrent avec joie.
Pendant ce banquet, le roi et la reine interrogèrent avec soin Eymundr
sur le roi Ôlafr Haraldsson de Norvège; il répondit qu'il y avait beaucoup
à dire à sa louange et sur sa manière de vivre, et qu'ils avaient longtemps
été frères jurés et proches camarades. Mais il ne dit rien des choses qui lui
déplaisaient, et que nous avons déjà mentionnées.
Eymundr et Ragnarr furent très appréciés du roi et non moins de la
reine, car c'était une femme de grande sagacité et généreuse de son argent
aussi. Pour l'argent, on ne tenait pas le roi Jarizleifr pour particulièrement
libéral 12 , bien que ce fût un bon souverain et un homme de valeur.

4. Eymundr et ]arizleifr discutent de leur condition

Le roi Jarizleifr les interrogea alors sur les intentions qu'ils avaient
quant à leur voyage, et jusqu'où ils avaient l'intention d'aller.
« Sire, répondirent-ils, nous avons appris qu'à cause de tes frères, tu
peux être contraint de réduire la taille de ton royaume. Pour nous, nous
avons été chassés de notre pays, c'est pour cela que nous sommes venus ici
en Garôarîki dans l'Est, te trouver, toi et tes frères. Nous avons l'intention
de nous faire hommes-liges 13 de celui qui nous accordera le plus d'hon­
neur et de dignité, car ce que nous cherchons, c'est le renom et la richesse,
et nous envisageons de recevoir honneur et distinction de toi. Nous avons
été frappés de voir que tu veux être entouré de braves au cas où ton hon­
neur serait attaqué par tes parents, ceux-là mêmes qui se feraient tes enne­
mis. Donc, nous offrons de nous charger de la défense de ton royaume et
de nous mettre à ta solde, notre paiement étant en or, en argent et en vête­
ments de qualité. Si tu décides de refuser et de dédaigner notre offre, nous
accepterons les mêmes conditions d'un autre roi.
- Nous avons très grand besoin de votre soutien et de vos conseils,
répartit le roi Jarizleifr. Vous autres, Norvégiens, êtes des hommes braves

12. On verra qu'en effet, Jarizleifr se montrera d'une avarice sordide. Les
vikings/varègues étaient des hommes particulièrement cupides. C'est sans doute la raison
pour laquelle les Hdvamdl, les «Dits du Très-H;,ur», le grand poème éthique de !'Edda
poétique, mettent très fort l'accent sur la générosité ...
13. Handgengnir menn, le terme est assez fréquent dans la littérature de sagas. Il s'appli­
quait à des hommes «qui ont rendu à leur seigneur un hommage les engageant à une fidé­
lité absolue» (définition du Grand Robert qui renvoie aussi à «allégeance»). Il est clair
que, la féodalité n'ayant jamais été connue dans le Nord au Moyen Âge, nous avons affaire
ici à un calque sur les mœurs «méridionales». Notre présent texte se trouve daté, par là.
388 Sagas légendaires islandaises

et intelligents 14• Mais je ne vois toujours pas clairement combien tu


demandes en paiement de tes services.
- Avant tout, dit Eymundr, tu nous fourniras, ainsi qu'à nos troupes,
une grande halle, et tu veilleras que nous ne manquions jamais des provi­
sions les meilleures en cas de besoin.
- C'est tout à fait à mon gré, dit le roi.
- Ces hommes, dit Eymundr, seront à ta disposition pour marcher en
tête de tes propres troupes dans la bataille afin de défendre ton royaume.
Tu verseras aussi à chacun de nos hommes un eyrir d'argent 15 et, à chaque
chef, un demi-ryrir de plus.
- Nous ne pouvons disposer de cela, dit le roi.
- Si! tu le peux, sire, dit Eymundr. Nous serons payés en nature,
peaux de castors et fourrures de zibelines 16 et autres choses disponibles
dans ton royaume. C'est nous, non nos hommes, qui évaluerons cela. Et
tant qu'il y aura quantité de butin, tu seras en mesure de nous verser cela,
mais si nous restons à ne rien faire, la paie sera plus petite.»
Alors, le roi accepta et les choses restèrent dans cet état pendant les
douze mois suivants.

5. Guerre en Garôariki

Alors, Eymundr et ses hommes firent mouiller leurs bateaux et les


équipèrent. Le roi Jarizleifr leur fit faire une halle de pierre, tendue des
tapisseries les plus coûteuses et on leur fournit très généreusement tout ce
dont ils pouvaient avoir besoin. Ils passaient chaque jour avec le roi et la
reine, prenant du bon temps et se réjouissant, mais il n'y avait pas long­
temps qu'on les fêtait, que le roi Jarizleifr reçut des lettres du roi Burizlâfr
exigeant certains districts et villes marchandes à proximité pour la raison
qu'elles étaient bien situées pour obtenir des revenus. Le roi Jarizleifr dit
au roi Eymundr ce que son frère réclamait.
«Je n'ai pas grand-chose à suggérer, répondit Eymundr, mais nous
sommes prêts à t'assister si tu le veux. Si ton frère est de bonne foi, tu

14. Cette caractérisation est tout à fait originale et extrêmement rare. Il n'est certaine­
ment pas indifférent que la seule autre mention de l'excellence des Norvégiens figure dans
la Saga d'Ôldfr Tryggvason (de Snorri Sturluson, cf. traduction française, Paris, Imprimerie
Nationale, 1992, chap. 104), l'un des deux prestigieux souverains norvégiens (avec son
homonyme le saint) de cette époque.
15. Ici dans l'acception matérielle: une once, soit un huitième de marc.
16. Voici une précieuse indication, car c'est en effet là l'objet constant du commerce des
vikings, notamment sur la Route de l'Est.
Dit d'Eymundr Hringsson 389

devras satisfaire à ses désirs, mais si, comme je le soupçonne, il va en


demander davantage une fois que ceci aura été accordé, il faudra que tu
choisisses entre remettre ton royaume ou non. T'y tiendras-tu comme
un vrai chef, et lutteras-tu à l'extrême contre ton propre frère en déci­
dant de conserver ta situation après cela? Il serait moins risqué de lui
donner ce qu'il veut, mais nombreux sont ceux qui trouveraient couillon
et indigne d'un roi de faire ainsi. Je ne vois tout de même pas pourquoi
maintenir ici des troupes étrangères si tu ne nous fais pas confiance.
C'est à toi de choisir. »
Le roi Jarizleifr déclara qu'il n'était pas disposé à remettre son royaume
sans résister.
Alors, Eymundr dit: «Voici ce que tu dois dire aux messagers de ton
frère: que tu vas défendre ton royaume, mais ne lui laisse pas le temps de
lever une armée contre toi. Les sages ont dit qu'il y a plus de chance à lut­
ter sur son propre territoire que sur celui d'autrui.»
Les messagers retournèrent et dirent à leur roi tout ce qui s'était passé,
que le roi Jarizleifr n'avait pas l'intention de partager son royaume avec
son frère, et qu'il était prêt à se battre si le roi Bûrizlafr décidait d'attaquer.
«Il doit espérer des renforts s'il a l'intention d'en découdre avec nous,
dit le roi. Est-ce que peut-être il y avait chez lui des étrangers qui lui don­
naient des conseils et qui renforçaient son royaume?»
Les messagers dirent qu'ils avaient entendu dire qu'un roi norvégien
était arrivé avec six cents hommes.
«Ce doit être eux qui ont donné au roi ce conseil», dit le roi Bûrizlâfr;
et il se mit à rassembler des forces.
Le roi Jarizleifr fit circuler la flèche de guerre 17 dans tout son royaume,
si bien que maintenant, les deux rois rassemblaient leurs troupes et que les
choses prenaient exactement la tournure qu'Eymundr attendait. Le roi
Bûrizlâfr amena ses troupes au-delà de la frontière, contre son frère, et ils
se firent face dans une grande forêt, près d'une large rivière, de part et
d'autre de laquelle ils établirent leur camp. Aucune des deux armées
n'était plus nombreuse que l'autre. Le roi Eymundr et les Norvégiens
plantèrent leurs tentes à l'écart du reste et, pendant quatre jours, tout resta
tranquille, aucun des deux côtés n'attaquant l'autre.
Alors, Ragnarr demanda: «Qu'attendons-nous, à quoi sert-il de siéger
là?
- Peut-être que notre roi sous-estime l'ennemi, répliqua Eymundr. Il
ne fait pas de bien bons plans.»

17. C'était en effet une coutume bien attestée.


390 Sagas légendaires islandaises

Après cela, ils allèrent trouver le roi Jarizleifr et lui demandèrent s'il
avait l'intention de livrer bataille.
« Il me semble que nous avons une belle armée, dit le roi, nous avons
de fortes troupes, et dignes de confiance.
- Ce n'est pas ainsi que je vois les choses, sire, dit Eymundr. Lorsque
nous sommes arrivés ici d'abord, il m'a semblé qu'il n'y avait que quelques
hommes pour chaque tente de l'autre côté et que le camp avait été envi­
sagé pour admettre beaucoup plus de monde qu'il n'y en avait en fait.
Mais les choses se sont modifiées à présent. Il a fallu qu'ils agrandissent
leur campement et qu'ils plantent des tentes en dehors, tandis que
nombre de nos gens se sont enfuis pour aller chez eux et que l'on ne peut
compter sur l'armée.
- Que pouvons-nous faire? demanda le roi.
- Les choses sont beaucoup moins faciles maintenant, dit Eymundr.
À rester ici, nous avons laissé échapper la victoire. Toutefois, nous autres,
Norvégiens, avons fait en sorte de réaliser quelque chose. Nous avons fait
remonter la rivière à tous nos bateaux avec nos armures, nous allons faire
traverser la rivière à nos troupes et les amènerons sur l'arrière du camp
ennemi, en laissant vides nos tentes. Toi et tes hommes, mettez-vous à
chasser l'ennemi. »
Et c'est ce qui se produisit. On sonna du lûôr* pour l'attaque, on
dressa les étendards, et chacun des camps se disposa en ordre de bataille.
Puis les armées s'affrontèrent, et une lutte féroce commença, avec force
pertes de vie. Eymundr et Ragnarr attaquèrent furieusement le roi
Burizlafr et ses hommes, en les prenant par-derrière. Ce fut la plus rude
des batailles, il y eut des pertes sévères, mais l'armée du roi Burizlafr se mit
à rompre les rangs et ses hommes prirent la fuite. Le roi Eymundr se porta
de l'avant parmi les troupes ennemies, tuant tant de monde qu'il faudrait
beaucoup de temps pour en faire la liste. La déroute se mit donc dans les
rangs ennemis qui ne firent aucune résistance, ceux qui s'échappèrent
sains et saufs courant dans les forêts et les champs, et en même temps, on
annonça que le roi Burizlafr était tombé 18 . Après la bataille, le roi Jari­
zleifr fit un énorme butin.
La plupart des gens attribuent cette victoire au roi Eymundr et aux
Norvégiens. Ils y acquirent une grande réputation, comme on pouvait s'y
attendre car Notre Seigneur Jésus-Christ jugea équitablement, comme
toujours en toutes choses. Après cela, ils revinrent chez eux et le roi Jari­
zleifr jouit et de son royaume et de tout le butin qu'il avait fait.

18. La mort du roi ou du chef signifie toujours la fin du combat.


Dit d'Eymundr Hringsson 391

6. Eymundr donne des conseils

Le reste de l'été et l'hiver qui suivit furent tranquilles, rien ne se pro­


duisit, le roi Jarizleifr régnant sur les deux royaumes avec l'aide du roi
Eymundr. Les Norvégiens étaient maintenant tenus en grand honneur et
respect en tant que bouclier protecteur du roi, le conseillant et lui acqué­
rant du butin. Cependant, ils ne recevaient aucune solde du roi, qui
considérait avoir moins besoin de soutien maintenant que l'autre roi était
mort et que son royaume tout entier paraissait en paix.
Quand le moment du règlement fut passé, Eymundr alla trouver le roi
Jarizleifr et voici ce qu'il dit:
« Sire, voici un moment que nous sommes dans votre royaume: à pré­
sent, il faut que vous décidiez si nos accords doivent se poursuivre, ou si
vous préféreriez nous voir partir et que mes hommes et moi cherchions un
autre chef. La solde a mis du temps à venir 19 •
-Je ne pense pas avoir besoin de votre soutien autant qu'avant, dit le
roi. Cela nous ruinerait de vous payer autant que vous le demandez.
- Il est vrai, sire, dit le roi Eymundr, car maintenant, tu dois verser à
chacun de mes hommes un eyrir d'or et un demi-marc d'or à chacun des
chefs.
- En ce cas, dit le roi, notre contrat est résilié.
-À toi d'en décider, dit le roi Eymundr. Mais es-tu parfaitement cer-
tain que Bûrizlafr est mort?
-Je le pense, dit le roi.
- Il doit avoir une tombe magnifique, dit Eymundr. Et où est-il
enterré?
- Nous ne savons pas exactement, répondit le roi.
- Il siérait à ta noblesse, sire, dit Eymundr, de savoir où un homme
d'honneur tel que ton frère est enterré. Mais je soupçonne que tes
hommes t'ont fait un compte rendu partial sans être pleinement informés
du sujet.
- Qu'en sais-tu qui approcherait davantage de la vérité, et à quoi
nous devrions nous fier davantage? demanda le roi.
- On m'a dit que le roi Bûrizlafr est vivant, dit Eymundr, qu'il passe
l'hiver en Bjarmaland; nous tenons d'une source digne de confiance qu'il
rassemble une grande armée pour la mener contre toi. Voilà qui est plus
proche de la vérité.

19. Façon tout à fait typique du style islandais pour dire qu'ils n'ont pas été payés!
392 Sagas légendaires islandaises

- Quand atteindra-t-il notre royaume? demanda le roi.


- J'ai entendu dire qu'il serait ici dans trois semaines», répliqua
Eymundr.
Et maintenant, le roi Jarizleifr ne souhaitait plus perdre leur soutien, si
bien que le contrat fut porté à douze mois.
« Que faut-il faire à présent? demanda ensuite le roi. Faut-il rassembler
des troupes et aller livrer bataille?
- Oui, c'est ce que je conseillerais, répondit Eymundr, si tu veux
défendre le Garôarîki cotre le roi Burizlafr.
- Faut-il garder les troupes ici ou les mener contre l'ennemi?
demanda le roi.
- 11 faut les convoquer toutes ici, à la ville, répondit Eymundr, et une
fois que l'armée sera rassemblée, nous élaborerons un plan qui conviendra
à nos intentions. »

7. Bataille entre lesfrères

Ensuite, le roi Jarizleifr rassembla des troupes par tout le royaume et


une grande armée se réunit. Après cela, le roi Eymundr envoya ses
hommes dans les forêts, abattre des arbres, les apporter à la ville et les poser
sur le haut des remparts de la forteresse, toutes les branches tournées vers
l'extérieur, de sorte que l'on ne puisse pas envoyer de projectiles à l'inté­
rieur de la forteresse. Également, il fit creuser un grand fossé tout autour
de la forteresse et le fit emplir d'eau une fois que la terre eut été enlevée.
Ensuite, il fit mettre des branchages par-dessus et les recouvrit de telle
sorte que la terre paraissait intacte. Cela achevé, on apprit que le roi
Burizlafr avait atteint le Garôariki et se dirigeait vers la ville où le roi Jariz­
leifr et le roi Eymundr attendaient.
Le roi Eymundr et ses hommes avaient rendu deux des rues de la ville
particulièrement sûres, c'est là qu'ils avaient l'intention de se tenir et, en
cas de besoin, de s'échapper. Le soir précédant l'arrivée présumée de l'en­
nemi, le roi Eymundr dit aux femmes de monter sur les remparts de la
forteresse en ayant pris tous leurs bijoux et, une fois confortablement ins­
tallées là, de suspendre à des perches tous leurs lourds bracelets d'or afin
d'impressionner.
«Je suis sûr que les Bjarmar seront ardents à s'emparer des bijoux, dit­
il, et que lorsque le soleil brillera sur l'or et les précieux vêtements tissés
d'or, ils seront enragés à attaquer la forteresse.»
On fit comme il le demandait. Burizlafr mena ses troupes hors de la
forêt, vers la ville, et ils virent à quel point elle était magnifique. Et donc,
Dit d'Eymundr Hringsson 393

présumant qu'on n'était pas au courant de leur arrivée, ils chevauchèrent


impétueusement, rudes et belliqueux. Un grand nombre tomba dans le
fossé et mourut là, mais le roi Burizlafr était à l'arrière et il se rendit
compte du désastre.
«Peut-être que ce lieu n'est pas aussi facile à prendre que nous l'avions
espéré, et ces Norvégiens ont plus d'un tour dans leur sac», dit-il.
Maintenant que toute la splendeur déployée avait disparu, il réfléchit
au meilleur endroit pour attaquer. Il vit que toutes les rues de la ville
étaient fermées, sauf deux, et que celles-ci ne seraient pas d'accès facile,
car elles étaient préparées pour une attaque et fortement défendues. On
poussa le cri de guerre, mais les gens de la ville étaient prêts à la bataille,
chacun des deux rois, Jarizleifr et Eymundr, étant prêt dans sa rue.
S'ensuivit une féroce bataille avec de grosses pertes de part et d'autre et
la pression était si forte sur la rue défendue par le roi Jarizleifr que l'en­
nemi parvint à y pénétrer de force. Le roi fut gravement blessé à la
jambe20 et il y eut beaucoup de pertes avant que la rue ne fût prise par
l'ennemi.
« Les choses prennent mauvaise tournure, dit le roi Eymundr. Notre
roi a été blessé, quantité de nos hommes ont été tués, à présent, ils défer­
lent dans la ville. Ragnarr, dit-il, décide de ce que tu veux faire, défendre
cette rue, ou aller secourir notre roi.
- Je resterai ici, répondit Ragnarr. Va rejoindre le roi, toi, on a besoin
de tes conseils là-bas.»
Eymundr s'en fut avec de grandes troupes et vit que les Bjarmar
avaient maintenant progressé dans la ville, aussi les attaqua-t-il féroce­
ment et tua-t-il un grand nombre des hommes du roi Burizlafr, se por­
tant hardiment de l'avant et pressant ses hommes: vu le temps que cela
dura, il n'y eut jamais une attaque aussi féroce. Alors, tous les Bjarmar
encore en vie s'enfuirent de la ville en courant, le roi Burizlafr aussi prit
ses jambes à son cou, ses troupes ayant subi de lourdes pertes. Le roi
Eymundr et ses hommes les chassèrent jusque dans la forêt, tuant le
porte-étendard du roi et de nouveau, on annonça la mort du roi
Burizlafr, de sorte que ce fut une victoire renommée. Dans cette bataille,
le roi Eymundr accrut grandement sa réputation, mais maintenant, les
choses s'apaisèrent. Les Norvégiens restèrent chez le roi Jarizleifr, tenus
en grand honneur, et tout le monde wait une haute estime d'eux, et
cependant, le paiement des hommes mettait du temps à venir; il n'était
toujours pas arrivé au jour fixé.

20. Jaroslav était effectivement réputé boiteux.


394 Sagas légendaires islandaises

8. Nouvelles difficultés sur le paiement

Une fois, il se trouva que le roi Eymundr eut un entretien avec le roi
Jarizleifr, disant qu'il devait verser les gages d'une façon digne d'un grand
souverain. Il ajouta qu'ils lui avaient mis entre les mains plus d'argent que
tous les paiements qu'il devait.
« Nous pensons que tu fais une grande faute, dit Eymundr, et que tu
n'as plus besoin de notre aide et de nos services.
- Il se peut que les choses aillent bien pour nous à présent, dit le roi,
même sans ton aide. Il se peut que tu nous aies été d'une grande aide,
mais à ce que j'entends dire, tes forces sont totalement insuffisantes.
- Pourquoi faudrait-il, sire, que tu sois seul juge de toutes choses?
demanda Eymundr. Il y a quantité de mes hommes qui considèrent avoir
beaucoup souffert à cause de toi, soit qu'ils aient perdu une jambe ou un
bras, ou quelque autre partie de leur corps, soit que ce soient leurs armes.
Tout cela coûte beaucoup d'argent. Tu peux encore verser compensation,
il faut que tu te décides d'une façon ou d'une autre.
- Je ne veux pas que tu t'en ailles, dit le roi, mais nous n'avons pas à
vous payer tellement, maintenant qu'il n'y a pas de probabilité de guerre.
- Nous avons besoin d'argent, dit Eymundr, et mes hommes veulent
plus que de la nourriture en paiement de leurs services. Nous préférons
nous rendre dans un autre pays et y chercher fortune - il n'est pas vrai­
semblable qu'il y aura guerre dans ton royaume; pourtant, es-tu tout à fait
certain que le roi Bûrizlafr soit mort?
- Nous avons son étendard, dit le roi, aussi pensons-nous que c'est
vrai.
- Que sais-tu de son enterrement? demanda Eymundr.
- Rien, répondit le roi.
- Ne rien savoir n'est pas très habile, dit Eymundr.
- En sais-tu davantage là-dessus, demanda le roi, que les autres, ceux
qui sont au courant des faits?
- Il lui a été plus facile de perdre son étendard que la vie, dit
Eymundr, et je comprends qu'il s'est échappé et a passé l'hiver en Tyrk­
land 21 . Il est censé maintenant mener une nouvelle armée contre toi. Il a
rassemblé une invincible armée avec des Turcs, des Blakumenn22 et bon
nombre d'autres mauvais peuples, et j'ai entendu dire également qu'il va

21. Comprenons Turquie, pays des Turcs.


22. Ce sont les Valaques, la Valaquie, qui est aujourd'hui une province de Roumanie,
pourrait être en question ici, mais la chose n'est pas avérée.
Dit d'Eymundr Hringsson 395

très probablement renoncer à sa foi chrétienne et qu'il transmettra ses


deux royaumes à ces mauvaises gens s'il parvient à t'enlever le Garôarîki.
S'il y parvient, il va sans aucun doute chasser tous tes parents du pays et
les humiliera.
- Dans combien de temps sera-t-il ici avec ses mauvaises intentions?
demanda le roi.
- Dans deux ou trois semaines, répondit Eymundr.
- Eh bien! qu'allons-nous faire? demanda le roi. Nous ne pouvons
parvenir à rien sans ta prévoyance. »
Ragnarr déclara qu'il voulait s'en aller et il dit au roi Jarizleifr de réflé­
chir à ce qu'il tenait pour le mieux pour lui-même.
« Si nous devions abandonner le roi dans une situation aussi dange­
reuse, dit Eymundr, nous serions blâmés. Le roi était en paix lorsque nous
sommes d'abord venus le trouver. Je ne le quitterai pas maintenant, à
moins qu'il puisse vivre en paix une fois que nous serons partis. Il vaut
mieux prolonger notre contrat avec lui d'une nouvelle période de douze
mois, mais comme nous l'avons déjà stipulé, il doit augmenter notre paie­
ment. Il faut maintenant élaborer nos plans: devons-nous rassembler une
armée? Ou préférerais-tu que nous autres, Norvégiens, soyons seuls pour
défendre le pays, sire, et que tu ne te mêles pas de nos batailles, n'em­
ployant tes troupes seulement que si tu étais battu?
- C'est ainsi que je le veux, dit le roi.
- Ne sois pas si précipité, sire, dit Eymundr, il y a une autre façon
d'agir ici. Il conviendrait davantage de garder nos armées ensemble, je
pense, et que nous autres, Norvégiens, ne soyons pas les premiers à nous
-précipiter, bien que je sache qu'il y en a une quantité qui le voudront une
fois qu'ils seront mis en face des pointes des lances. Ce que je ne sais pas,
c'est comment les gens qui sont le plus ardents de passer à l'action se com­
porteront lorsque l'on en viendra réellement aux faits. Que faire, sire, si
nous nous trouvons face à face avec le roi, devons-nous le tuer? Il n'y aura
pas de fin à cette guerre tant que vous serez tous les deux en vie.
-- Je ne veux pas être ambigu, dit le roi. Je ne vais pas presser mes
hommes de lutter contre le roi Bûrizlâfr et ensuite me plaindre s'il est tué.»
Ils revinrent chacun à sa halle, sans qu'aucun des deux ne convoque ses
troupes ou fasse quelques préparatifs que ce soient, chose que tout le
monde tenait pour fort singulière: de ne pas faire de préparatifs alors que
la situation était bien menaçante. Peu après, on apprit que le roi Bûrizlâfr
était arrivé en Garôarîki avec une grande armée, comprenant bon nombre
de forbans. Le roi Eymundr prétexta qu'il ne savait rien de ce qui se pas­
sait, comme s'il n'en avait pas entendu parler, et il y eut nombre de gens
pour dire qu'il n'avait pas le courage de lutter contre Bûrizlâfr.
396 Sagas légendaires islandaises

9. Eymundr tue Burizldft

Tôt un matin, Eymundr convoqua son parent Ragnarr ainsi que dix
autres hommes à venir le rejoindre. Il leur fit seller des chevaux et ils s'en
furent hors de la ville,, à douze seulement23 , laissant le reste derrière. L un
de ses compagnons était un Islandais nommé Bjorn, un autre, Ketill de
Garôar, il y avait deux hommes appelés I>6rôr et un, Askell.
Eymundr et ses hommes avaient un cheval supplémentaire pour trans­
porter leurs armes et leurs provisions, et les voilà partis, tous habillés en
marchands. Personne ne savait le but de ce voyage ou de quoi ils étaient
en quête. Ils chevauchèrent jusqu'à une forêt, puis continuèrent toute la
journée jusqu'à la nuit. Quand ils furent sortis de la forêt, ils arrivèrent à
un grand chêne et, au-delà, à une belle et vaste clairière.
« Nous allons interrompre notre voyage ici, dit le roi Eymundr, j'ai
entendu dire que le roi Bûrizlafr envisage de camper ici et d'y passer la
nuit. »
Ils dépassèrent le chêne, allèrent à la clairière et cherchèrent le meilleur
emplacement pour planter leurs tentes.
« Voilà où Bûrizlafr va camper, dit le roi Eymundr. J'ai entendu dire
qu'il plante toujours ses tentes près d'une forêt, s'il le peut, de sorte qu'il
puisse s'en servir comme voie pour s'échapper en cas de besoin. »
Le roi Eymundr prit une corde ou un câble d'une certaine longueur et
dit à ses hommes de se rendre dans la clairière - « jusqu'à cet arbre » , dit-il
- puis demanda à l'un d'eux de grimper dans les branches et d'y attacher
la corde, et c'est ce qui fut fait. Sur ce, ils courbèrent l'arbre jusqu'à ce que
les branches touchent le sol, et l'arbre tout entier fut courbé jusqu'aux
raones.
« Cela me plaît, dit le roi Eymundr, il se peut que cela se révèle com­
mode pour nous. »
Puis ils prirent les extrémités de la corde et les assurèrent, il était six
heures du soir quand tout cela fut achevé. Précisément alors, ils entendi­
rent arriver les hommes du roi Bûrizlafr, et ils se retirèrent dans la forêt, là
où étaient leurs chevaux. Ils aperçurent un grand nombre d'hommes et un
très beau char, bien escorté, un étendard étant porté devant. Ces gens se
dirigèrent vers la forêt, droit sur la clairière et jusqu'au meilleur endroit
pour camper, exactement comme le roi Eymundr l'avait deviné; là, ils

23. Le choix de ce chiffre laisse entendre la culture de l'auteur!


Dit d'Eymundr Hringsson 397

plantèrent leur tente principale, plaçant le reste du campement à quelque


distance, au bord de la forêt. Tout cela les occupa jusqu'à ce qu'il fasse
nuit. La tente royale était magnifiquement faite et richement décorée,
avec quatre compartiments et, dominant le tout, une grande perche avec
une boule dorée et une girouette.
Depuis la forêt, Eymundr et ses hommes observaient tout ce que faisait
l'armée, et restaient silencieux. Quand il fit noir, des feux furent allumés
dans le campement et ils sentirent qu'on préparait de la nourriture.
« Nous manquons de provisions, dit Eymundr, ce qui est assez gênant,
je vais aller à leur campement et voir ce que je peux faire pour m'approvi­
s10nner. »
Eymundr s'habilla en mendiant, se mit sur le visage une barbe de
chèvre, et le voilà parti sur deux bâtons. Il pénétra dans la tente royale et
se mit à mendier auprès de tout le monde. Après cela, il se rendit aux
tentes les plus proches, on lui accorda ample hospitalité pour laquelle il
prodigua les remerciements, puis sortit du camp bien pourvu de provi­
sions. Après que les troupes eurent mangé et bu tout leur soûl, tout fut
tranquille.
Le roi Eymundr répartit ses hommes en deux groupes, six dans le pre­
mier pour veiller aux chevaux et s'assurer qu'ils étaient prêts au cas où on
en aurait besoin en hâte; pour lui et ses cinq compagnons, ils déambulè­
rent dans le camp comme s'ils étaient désœuvrés.
« Rognvaldr, Bjorn et les Islandais, dit Eymundr, vous allez vous rendre
à l'endroit où nous avons attaché l'arbre. »
Il donna à chacun d'eux une cognée. « Vous savez comment donner un
bon coup, dit-il. C'est le moment de le faire maintenant. »
Ils allèrent à l'endroit où les branches avaient été courbées.
« Le troisième homme va se tenir ici sur le sentier de la clairière, dit-il.
Tout ce qu'il a besoin de faire, c'est de tenir la corde et de la lâcher vers
nous quand nous la tirerons, car nous saisirons l'autre extrémité. Quand
tout sera comme nous le voulons, l'homme à qui j'ai donné cette fonction
donnera à la corde une tape du manche de sa hache. I..:homme qui tiendra
la corde devra se rendre compte si elle tremble à cause de ce coup ou sim­
plement parce que nous avons tiré dessus. Si la chance est avec nous, une
fois que ce signal aura été donné, ce qui doit se faire au moment crucial,
l'homme qui tient l'autre bout de la corc1 e devra le reconnaître. Alors, les
branches de l'arbre devront être coupées et l'arbre remontera puissam­
ment en l'air. »
Ils firent tout ce qui avait été dit, puis Eymundr et Ragnarr, accompa­
gnés de Bjorn, montèrent à la tente royale et firent un nœud coulant à la
corde. À l'aide de manches de lances, ils parvinrent à faire une boucle
398 Sagas légendaires islandaises

autour de la girouette au sommet de la perche en haut de la tente, la fai­


sant monter jusqu'au nœud. Ils exécutèrent cela très tranquillement, étant
donné que toutes les troupes, dans le campement, étaient fermement
endormies, épuisées par le voyage et très ivres.
Quand tout cela eut été fait, Eymundr et ses hommes raccourcirent la
corde en tirant sur les extrémités. Puis Eymundr se rendit tout près de la
tente royale, car il voulait être tout proche quand la tente serait remontée
d'une secousse. Il y eut une tape sur la corde et comme celui qui tenait
l'autre extrémité la sentit trembler, il prévint ceux dont la fonction était
d'asséner le coup; ensuite, ils libérèrent l'arbre qui remonta très haut,
tirant énergiquement la tente du sol et la lançant loin dans la forêt. À ce
moment, toutes les lumières de la tente s'éteignirent.
Le roi Eymundr avait agi pendant cette nuit-là exactement là où le roi
Bûrizlafr dormait dans sa tente et il se précipita vers lui, lui assénant, à lui
et à bon nombre de ses suivants des coups mortels. Puis Eymundr et ses
hommes s'enfuirent en courant dans la forêt, où on ne pourrait les trou­
ver, emportant la tête du roi Bûrizlafr. Après que tout cela fut arrivé, les
hommes du roi Bûrizlafr furent pris de panique.
Eymundr et ses hommes revinrent chez eux sans interrompre leur
voyage, ils arrivèrent tôt le matin et se rendirent droit chez le roi Jarizleifr,
donnant les faits véridiques sur la mort du roi Bûrizlafr.
« Voici, sire, dit-il, la tête de Bûrizlafr, si tu peux la reconnaître.»
En la voyant, le roi devint tout rouge.
« Nous autres, Norvégiens, sommes ceux qui avons accompli cette
tâche puissante, dit Eymundr, et maintenant, il faut que tu prépares
convenablement les restes de ton frère pour son enterrement.
- Ce que tu as fait m'ébranle beaucoup, dit le roi Jarizleifr, et me
touche de très près. Il faut que tu prennes les dispositions pour son enter­
rement, mais que penses-tu que ses suivants vont faire maintenant?
- Je présume qu'ils vont tenir un ping, répondit Eymundr, et que
chacun d'eux va soupçonner les autres, car ils ne savent absolument rien
de nous. Aucun ne croira personne, si bien qu'ils se disperseront dans la
confusion et formeront des groupes parmi eux. Je ne pense pas qu'il y en
aura beaucoup pour se soucier d'enterrer leur roi.»
Après cela, les Norvégiens quittèrent la ville, chevauchant par le même
sentier qu'avant à travers la forêt, jusqu'à ce qu'ils atteignirent le camp.
Tout se passa exactement comme Eymundr l'avait prédit. Les troupes du
roi Bûrizlafr s'étaient dispersées, elles s'étaient séparées en désaccord.
Eymundr entra dans la clairière à l'endroit où gisait le corps du roi, il n'y
avait personne d'autre à proximité, si bien qu'ils le préparèrent pour l'en­
terrement, mirent la tête sur le tronc et l'emportèrent à la ville. Maintes
Dit d'E_ymundr Hringsson 399

gens apprirent cet enterrement et la population du pays tout entière jura


allégeance au roi Jarizleifr, qui régna alors sur les deux royaumes que lui et
son frère avaient tenus précédemment.

1 O. Eymundr se sépare de Jarizleifr

Lété s'écoula ainsi que l'hiver suivant, mais rien ne se produisit quant
à la paie qui était due. Beaucoup de gens dirent au roi que l'on parlait
d'abondance du meurtre de son frère et les Norvégiens eurent alors l'im­
pression que le roi les craignait.
Le jour où il avait été convenu que les Norvégiens recevraient leur
paiement, ils se rendirent aux appartements du roi: celui-ci leur fit bel
accueil et demanda ce qu'ils voulaient de si bonne heure.
« Peut-être n'as-tu plus besoin de nos services, sire, dit Eymundr, aussi
est-il temps maintenant de nous verser le paiement qui nous est dû.
-Ta venue a eu de sérieuses conséquences, dit le roi.
- C'est vrai, sire, dit Eymundr. 11 y a longtemps que tu aurais ete
chassé de ton royaume sans notre aide, et pour ce qui est de la mort de ton
frère, la situation n'a pas changé car tu l'as toi-même approuvée.
-Que vas-tu faire maintenant? demanda le roi.
- Quelle est la dernière chose que tu veux que nous fassions?
demanda Eymundr.
-Je ne sais pas, répartit le roi.
- Moi, je le sais, dit Eymundr. La dernière chose que tu voudrais,
c'est que nous allions voir ton frère le roi Vartilafr: donc, nous allons le
trouver maintenant et lui apporterons tout le soutien que nous pourrons,
sire, et bonne chance à vous. »
Sur ce, ils descendirent rapidement à leurs bateaux qui étaient prêts à
naviguer.
«C'est un départ soudain, dit le roi, ce n'est pas ce que je voulais.
-- Que va-t-il arriver si toi et le roi Eymundr êtes dans des camps
opposés? demanda la reine. Il va être difficile d'avoir affaire à lui.
- Ce serait une bonne chose que d'être débarrassés d'eux, dit le roi.
-Avant que cela n'arrive, ils vont t'humilier», répartit la reine.
Puis elle descendit avec Rëignvaldr Ulfsson et plusieurs autres aux
bateaux d'Eymundr, qui mouillaient au large. Eymundr apprit que la
reine voulait lui parler.
« Nous ne pouvons lui faire confiance, elle est plus habile que le roi,
dit-il, mais je ne refuserai pas de lui parler.
-- En ce cas, je vais avec toi, dit Ragnarr.
400 Sagas légendaires islandaises

- Non, dit Eymundr, ce n'est pas une visite hostile, il n'est pas besoin
d'avoir toute une armée. »
Eymundr portait un manteau à courroies et il tenait une épée à la
main. Ils s'assirent sur un banc érigé sur un sol boueux, la reine et le jarl
Rognvaldr étaient si près de lui qu'ils étaient presque assis sur ses habits.
«Il est triste que toi et le roi vous vous quittiez de la sorte, dit la reine.
Je ferais volontiers tout ce que je peux pour veiller que vous soyez en
meilleurs termes tous les deux. »
Aucun des deux n'avait gardé ses mains oisives: Eymundr avait
détaché les courroies de son manteau et la reine avait retiré l'un de ses
gants, et elle l'agitait au-dessus de sa tête. Eymundr se rendit compte
que cela n'était pas totalement innocent. En fait, elle était convenue
avec quelques hommes qu'ils le tuent, son gant avait été élevé pour
leur faire signe. Ces hommes se précipitèrent aussitôt sur lui, mais
avant qu'ils aient pu l'atteindre, il les avait vus, il se leva d'un bond
plus vite qu'ils ne s'y attendaient, laissant son manteau. Ils avaient
perdu l'occasion.
Ragnarr vit ce qui se passait et courut depuis le bateau sur le rivage,
suivi par l'un ou l'autre des Norvégiens, tous ardents de tuer les hommes
de la reine. Mais Eymundr ne le voulut pas. Ils chassèrent les hommes du
marécage et s'emparèrent d'eux.
«Nous ne discutons pas avec toi de ce que nous avons à faire, dit
Ragnarr à Eymundr, nous allons nous emparer de la reine et de ses
hommes et les emmener.
- Si nous faisions cela, nous aurions tort, répondit Eymundr. Qu'ils
aillent chez eux en paix. Je ne veux pas rompre ma parenté avec la reine. »
Donc la reine s'en fut chez elle, peu satisfaite de son expédition. Les
Norvégiens mirent à la voile sans délai pour se rendre au royaume de Var­
tilafr. Quand ils allèrent le trouver, il leur fit un accueil amical et s'enquit
des nouvelles. Eymundr lui dit tout ce qui s'était passé du début jusqu'à la
fin, lorsqu'il avait quitté le roi Jarizleifr.
«Qu'as-tu l'intention de faire maintenant? demanda le roi.
- J'ai dit au roi Jarizleifr que nous allions venir ici te voir, répondit
Eymundr. J 'ai le sentiment qu'il veut réduire la taille de ton royaume,
exactement comme son frère l'avait fait pour le sien. C'est à toi de déci­
der, sire, si tu veux que nous restions ici ou si tu penses avoir besoin de
notre aide.
- Assurément, nous aimerions beaucoup avoir ton soutien, dit le roi,
mais que veux-tu en échange?
- Nous voulons les mêmes conditions que celles que nous avions avec
ton frère, répondit Eymundr.
Dit d'Eymundr Hringsson 401

- Laisse-moi un peu de temps pour en parler à mes hommes, dit le


roi. Ils sont disposés à fournir l'argent, même si c'est moi qui me charge
de le remettre. »
Le roi Eymundr fut d'accord et le roi Vartilâfr convoqua ses hommes à
un ping. Il leur rapporta les nouvelles qu'on lui avait dites, savoir, que son
frère Jarizleifr avait l'intention d'attaquer son royaume et que le roi
Eymundr avait fait une proposition d'aide et de protection. Ils pressèrent
le roi de recevoir les Norvégiens et un marché fut passé. Le roi fit d'Ey­
mundr son conseiller spécial.
«Je ne suis pas homme aussi habile que mon frère Jarizleifr, dit-il, et tu
as pris le meilleur sur lui. Nous aimerions avoir des discussions régulières
avec toi, et nous te paierons strictement selon nos accords.»
Ensuite les Norvégiens restèrent là, tenus en grande estime. Le roi leur
offrit une excellente hospitalité.

11. Les frères font la paix

Il se fit que des messagers du roi Jarizleifr arrivèrent, exigeant du roi


Vartilâfr certaines villes et certains villages qui se trouvaient tout près de
son royaume. Le roi Vartilâfr consulta Eymundr là-dessus.
«C'est à toi d'en décider, répondit Eymundr.
-Je dois te rappeler, répondit le roi, que nous étions convenus que tu
me conseillerais.
-À ce que je vois, dit Eymundr, il faut t'attendre à une rude lutte de
la part d'un tueur de loups, sire, et une fois qu'une chose mineure a été
accordée, on en exigera une plus grande. Mais renvoie les messagers en
paix. Le roi et la reine penseront savoir ce que nous avons dans l'idée.
Combien de temps te faut-il pour convoquer tes troupes?
- Deux semaines, répondit le roi.
- Eh bien! Sire, dit Eymundr, tu dois dire où tu veux affronter ton
frère à la bataille, et fais-le savoir aux messagers pour qu'ils puissent le dire
à leur roi.»
C'est ce qui fut fait, et les messagers retournèrent chez eux. De part et
d'autre, on se prépara à la bataille et la rencontre eut lieu à l'endroit fixé,
près de la frontière, où ils installèrent leurs campements, mais sans faire
autre chose pendant plusieurs jours.
« Pourquoi restons-nous là sans rien faire, demanda le roi Vartilâfr, la
victoire est à notre portée.
- Laisse-moi en décider, répondit Eymundr. Il vaut toujours mieux
remettre une mauvaise affaire et la reine Ingigerôr ne s'est pas montrée
402 Sagas légendaires islandaises

encore. Même si le roi est chef de l'armée, c'est elle qui en a réellement la
charge. Je vais, sire, monter la garde.
-À ta guise», dit le roi.
Sept jours durant, ils attendirent là, avec l'armée. Une nuit de mauvais
temps et alors qu'il faisait très noir, le roi Eymundr et Ragnarr faussèrent
compagnie à leurs troupes, disparurent dans la forêt qui se trouvait der­
rière le campement du roi Jarizleifr, où ils s'assirent au bord d'un sentier.
«C'est ce sentier que doivent prendre les hommes du roi Jarizleifr, dit
Eymundr, et si j'avais voulu voyager en secret, c'est celui que j'aurais pris.
Attendons ici un moment. »
Il y avait quelque temps qu'ils étaient là, et alors qu'Eymundr venait de
dire: « Il n'est pas très habile de rester ici», ils entendirent passer à cheval
des gens, parmi lesquels il y avait une femme. Ils virent un homme che­
vauchant devant une femme, un autre la suivant.
« Ce doit être la reine, dit Eymundr, plaçons-nous de part et d'autre du
sentier, et quand ils seront à notre hauteur, tu blesseras le cheval qu'elle
monte, Ragnarr, et tu t'empareras d'elle.»
Alors que les cavaliers passaient, ils ne se rendirent compte de rien jus­
qu'à ce que le cheval de la reine soit tombé, mort, et qu'elle ait complète­
ment disparu, bien que l'un d'entre d'eux dise qu'il avait aperçu un
homme se coulant hors du sentier. Ils n'osèrent pas se présenter au roi et
ne savaient pas si c'étaient des hommes ou des trolls* qui étaient causes de
ce qui s'était passé, de sorte qu'ils s'en allèrent sans avoir vu personne.
« Vous autres Norvégiens, dit la reine aux frères jurés, vous ne renoncez
pas facilement à l'idée de m'humilier.
- Nous vous traiterons bien, reine, répondit Eymundr, mais je ne
pense pas que vous alliez embrasser le roi d'ici un certain temps. »
Ils se rendirent au campement du roi Vartilâfr et lui dirent que la reine
était arrivée. Il en fut ravi et la garda lui-même. Le lendemain matin, elle
envoya chercher le roi Eymundr et lorsqu'ils se rencontrèrent, ce fut elle
qui parla la première.
« Il vaut mieux, dit-elle, que nous parvenions à un accord, et je suis
prête à arbitrer, bien qu'il faille que je déclare d'abord que je suis pleine­
ment en faveur du roi Jarizleifr.
-C'est au roi Vartilâfr d'en décider, dit Eymundr.
- Mais ce sont tes propos qui auront le plus de poids auprès de lui»,
répondit-elle.
Alors, Eymundr alla trouver le roi Vartilâfr et lui demanda s'il était
d'accord pour que la reine arbitre.
« Je ne pense pas que ce soit avisé, dit le roi, car elle a déclaré qu'elle
s'opposerait à nos intérêts.
Dit d'Eymundr Hringsson 403

-Te satisferais-tu de garder ce que tu as? demanda Eymundr.


- Oui, répondit le roi.
- Je n'appellerais pas cela arbitrer si tu ne gardes pas la plus grande
part, dit Eymundr. Tu as autant le droit d'hériter de votre frère que
Jarizleifr.
-Ainsi, tu es enclin à favoriser son arbitrage, dit le roi. Alors, qu'il en
soit ainsi.»
Eymundr dit à la reine que l'accord s'était produit sur le fait qu'elle
effectuerait un accord entre les rois.
« Ce doit être sur ton conseil, dit-elle. À présent, c'est à toi de voir ce
qu'il faut faire et qui est dans le plus grand besoin.
- Je ne me suis pas opposé à ce que ce soit à toi qu'en revienne l'hon­
neur», dit Eymundr.
Alors, on sonna du luôr pour un ping, et l'on fit savoir que la reine
lngigerôr allait parler avec les rois et leurs hommes, mais lorsque les
armées s'assemblèrent, on put voir que la reine lngigerôr était en compa­
gnie du roi Eymundr et des Norvégiens.
On proposa, de la part du roi Vartilafr, que la reine agisse en tant
qu'arbitre et elle dit au roi Jarizleifr qu'il aurait la meilleure part de
Garôarîki, soit Hôlmgarôr.
« Mais pour Vartilafr, il aura Ka:nugarôr, dit-elle, le deuxième meilleur
royaume avec tous ses revenus et tributs, le double de ce que Vartilâfr
avait précédemment. Quant à Palteskja et les territoires qui lui appartien­
nent, ils seront donnés au roi Eymundr pour qu'il y règne et qu'il en
reçoive intégralement tous les revenus, car nous ne souhaitons pas qu'il
quitte le Garôarîki. S'il y avait des héritiers à la mort d'Eymundr, ils héri­
teraient du royaume, mais s'il mourait sans héritier, le royaume revien­
drait aux frères Jarizleifr et Vartilâfr. Le roi Eymundr sera chargé de la
défense du pays de la part des deux frères ainsi que de tout le Garôarîki,
en échange, ils devront l'assister de tout le pouvoir dont ils disposeront.
Le roi Jarizleifr devra être souverain du Garôarîki tout entier, et le jarl
Rognvaldr régnera sur la ville de Ladoga24 comme il l'a fait dans le passé.»
Cet accord ainsi que la répartition de territoires furent confirmés et
approuvés par tous ceux qui étaient là, la reine lngigerôr et le roi
Eymundr arbitrant sur tous les points. Après cela, ils revinrent tous dans
leur royaume.
Le roi Vartilâfr ne régna que trois hivers, ce fut un roi très populaire
mais il tomba malade et mourut. Le roi Jarizleifr prit sa succession après

24. Aldeigjuborg est Staraïa Ladoga, en Russie. Il est remarquable que staraïa, en russe,
signifie «vieux» et aldeigju-, en vieux norois, convoie aussi l'idée de vieux.
404 Sagas légendaires islandaises

sa mort et régna seul sur les deux royaumes. Le roi Eymundr régna sur son
propre royaume, mais il ne vécut pas vieux et mourut pacifiquement, sans
laisser d'héritier. On tint sa mort pour une grande perte car il n'y eut
jamais étranger plus sage en Gardar{ki et il n'y eut pas de guerre en
Gardariki tant qu'il se chargea de la défense des territoires du roi Jarizleifr.
Alors qu'il était malade, il transmit son royaume à son frère juré Ragnarr,
considérant que c'était lui et aucun autre qui en tirerait bénéfice. Cela fut
fait avec l'approbation du roi Jarizleifr et de la reine lngigerdr.
Rognvaldr Ûlfsson, cousin de la reine lngigerdr, était jarl de Aldeigju­
borg, ce fut un grand chef et tributaire du roi Jarizleifr et il vécut fort
vieux. Quand le roi Ôlafr Haraldsson le Saint était en Gardar{ki, il
séjourna chez Rognvaldr Ûlfsson et il y eut grande amitié entre eux, car le
roi Ôlafr fut tenu en grande estime par tous les hommes d'honneur tant
qu'il fut en Gardariki, encore que par personne plus que le jarl Rognvaldr
et la reine lngigerdr, entre lesquels il y avait secrètement une liaison
amoureuse.
SAGA DE HRÔLFR KRAKI

Hrôlfs saga kraka


Il a existé une saga, la Skjoldunga saga, perdue aujourd'hui, qui a servi de source à
un très grand nombre d'auteurs de sagas de tous genres, notamment à Snorri Sturlu­
son. Elle parlait du mythique Skjoldr, fils d'Ôlfinn et de ses aventures. On nous relate
ici comment l'un de ses descendants épouse sans le savoir sa propre fille, le résultat
étant la naissance du héros de cette saga, Hro/fr kraki, personnage hautement légen­
daire. Son histoire, répartie en sept «dits», est prodigue d'événements merveilleux qui
ne vont pas sans évoquer le Beowulf anglo-saxon. Yfigurentforce éléments mythiques
comme cette lignée d'hommes-ours dont l'existence perpétue sans doute de très vieilles
croyances totémiques ou animalières, ou ce héros qui boit le sang du dragon, un thème
qui connaîtra une longue fortune en Occident, sans parler de toute une kyrielle de
magiciennes redoutables ou de bons vieux motifs comme celui du guerrier poursuivi
par ses ennemis qui jette de l'or derrière lui afin de retarder ses adversaires.
Ce texte est relativement récent dans la forme que nous lui connaissons (XIVe siècle
sans doute). Il est assez vain de chercher à tout prix on ne sait quelles sources histo­
riques derrière cette saga: visiblement, l'auteur a accumulé tous les motifs qui avaient
cours au sujet de ce roi légendaire, ce qui fait qu'on ne s'étonne pas de voir mention­
nées certaines de ses prouesses aussi bien chez l1slandais Snorri Sturluson dans son
Ynglinga saga (vers 1200) que dans les Gesta Danorum (même date) du Danois
Saxo Grammaticus.

Cette saga a été publiée par Anacharsis, Toulouse, 2008.


.
Dit de Fr6ôi

1. De Hdlfdan et de Froôi

l y avait un homme appelé Halfdan 1, et un autre, Frôôi, c'étaient deux


I frères et fils de rois, chacun gouvernait son propre royaume. Le roi
Halfdan était amène, aimable et débonnaire, mais le roi Frôôi était un pur
ribaud. Le roi Halfdan avait trois enfants, deux fils et une fille. Celle-ci
s'appelait Signy2. Elle était l'aînée et elle fut mariée au jar!* Sxvill. Les
événements qui se produisent ici eurent lieu alors que les fils de Halfdan
étaient jeunes. I..:un s'appelait Hrôarr et l'autre, Helgi3. Leur père adoptif 4
était Reginn, il aimait beaucoup ces garçons.
Il y avait une île à courte distance de la forteresse; y habitait un
homme du commun qui s'appelait Vîfill. C'était un très vieil ami du roi
Halfdan. Vifill possédait deux chiens, l'un s'appelait Hoppr et l'autre,
Hô. Le vieux5 était très à son aise et il savait maintes choses en fait de
savoir antique, si l'on s'en prenait à lui.

1. Halfdan est mentionné par diverses sources médiévales. Son nom pourrait signifier
«Demi-Danois», il répond à l'Healfdene de Beowulf, lequel serait le fils de Beowulf le
Danois (à ne pas confondre avec le Beowulf, héros du poème anglo-saxon). Dans la
Skjoldunga saga, Halfdan est le fils de Fr6ôi et est assassiné par son frère lngjalldus, soit
lngjaldr en vieux norois et lngeld en vieil anglais.
2. Elle n'est pas mentionnée par son nom dans les autres sources. Mais la fille de Healf­
dene, dans Beowulf, est mariée à un roi suédois, Onela = Ali dans la tradition noroise. On
notera la formulation: « Signy fut mariée à», l'usage était, en effet, de marier les filles, avec
leur consentement d'aventure, mais non nécessairement. Un mariage était une affaire,
matérielle, héréditaire ou cultuelle.
3. Conforme aux indications données par Saxo Grammaticus. En revanche, les sources
anglo-saxonnes donnent trois fils à Halfdan: Heorngar (qui répond à Hr6arr), Hrothgar
et Halga (Helgi). Les textes scandinaves ne parlent pas d'un Hrothgar.
4. Voir fiJstri *.
5. Comme tous les lecteurs modernes de ce texte, je ne sais comment rendre le terme
karl qui est employé pour désigner le personnage en question. Le mot peut s'appliquer à
un homme libre, mais aussi une sorte de roturier, comme il apparaîtra dans la suite du
texte, ce que renforcerait le sens littéral du terme vifill = «scarabée», une dénomination
4]() Sagas légendaires islandaises

Il faut dire à présent que le roi Froôi siège dans son royaume et qu'il
envie solidement son frère, le roi Hâlfdan, parce que celui-ci gouvernait
tout seul le Danemark; Froôi estimait que son lot n'avait pas été aussi
bon. Aussi rassembla-t-il une foule d'hommes, se dirigea vers le Dane­
mark, y arriva en pleine nuit, brûlant et dévastant tout. Le roi Hâlfdan fit
une piètre défense. On s'empara de lui, on le tua et ceux qui y parvinrent
prirent la fuite. Tous les habitants de la forteresse durent jurer allégeance
au roi Froôi, sinon, il les soumit à toutes sortes de tortures.
Reginn, le père adoptif de Hroarr et de Helgi, les aida à s'échapper et
les fit passer dans l'île du vieux Vffill. Ils s'affligeaient fort de la perte qu'ils
avaient faite. Reginn dit que si Vffill ne parvenait pas à les garder contre le
roi Froôi, alors il n'y aurait de refuge nulle paré.
Vffill dit: «Il s'agit ici de s'en prendre à un adversaire bien puissant»,
mais il ajouta qu'il était tenu d'aider les garçons.
Puis il les reçut et les mena dans un souterrain, ils y passaient d'ordi­
naire la nuit, mais le jour ils allaient prendre l'air dans la forêt du vieux,
car l'île était à demi boisée, et ils se séparèrent de Reginn. Ce dernier avait
de grandes propriétés en Danemark, et des enfants et une femme, et il ne
vit rien de mieux à faire que de se soumettre au roi Froôi et de lui prêter
serment d'allégeance. Le roi Froôi se soumit alors tout le royaume de
Danemark, impôts et tributs inclus. La plupart s'y plièrent contraints et
forcés car le roi Froôi était le plus impopulaire des hommes, il imposa tri­
but également au jar! Sa:vill.
Ayant accompli tout cela, le roi Froôi ne se sentit guère satisfait de ne
pas avoir trouvé les garçons, Helgi et Hrôarr. Il dépêcha ses espions par­
tout, près ou loin, au nord, au sud, à l'est et à l'ouest, promettant de
grands cadeaux à ceux qui sauraient lui en dire quelque chose, mais
diverses tortures à ceux qui les cacheraient. Mais il apparut que personne
n'avait chose à lui dire de ces garçons. Alors, il fit rechercher des voyantes
et des devins7 par tout le pays, il leur fit explorer le pays en tous sens, les
îles et les récifs, et ils ne trouvèrent rien. Alors, il envoya chercher des
magiciens8 qui pourraient s'enquérir de toutes choses à leur gré, et ils lui

plutôt fréquente pour désigner un esclave ou encore tout simplement un vieillard, voire
l'équivalent de notre «type». «Savoir maintes choses» signifie être versé dans la pratique
de la magie.
6. Le texte est beaucoup plus pittoresque, il dit littéralement: «tous les refuges seraient
remplis de neige.»
7. Voir volva*.
8. Galdramenn, dit le texte, «des hommes qui pratiquent le galdr». Ce dernier mot
s'applique à une autre opératio,1 magique que le sejôr*, et qui s'accompagnait d'extases
ou de transes. Le galdr reposait sur des charmes chantés, hurlés ou gravés. 11 n'est pas
Saga de Hrolfr kraki 411

dirent que les garçons n'étaient pas élevés à terre, mais que tout de même,
ils ne devaient pas se trouver bien loin du roi.
Le roi Froôi dit: « En divers lieux nous les avons cherchés et ce à quoi
je m'attends le moins, c'est qu'ils soient tout près d'ici, toutefois, il y a une
île proche d'ici que nous n'avons pas bien fouillée, à peu près personne n'y
réside, hormis un pauvre vieux qui habite là.
- Cherchez d'abord là, dirent les magiciens, car brouillard et secret
cernent cette île, et nous ne voyons pas facilement la demeure de cet
homme; nous avons le sentiment que c'est un homme d'un grand savoir
et que nous ne voyons pas tout ce qu'il sait.»
Le roi dit: « Nous allons chercher là encore. C'est merveille, je pense,
qu'un pauvre pêcheur garde ces garçons, osant de la sorte me les dérober.»

2. Le vieux Vifill cache les fils de Hdlfdan

Un matin, de bonne heure, le vieux Vffill se réveilla et dit; « Il se passe


bien des choses étranges sur terre et dans les airs, il y a de grands esprits9
puissants qui sont arrivés ici dans l'île. Debout, fils de Halfdan, Hr6arr et
Helgi, cachez-vous dans mes forêts aujourd'hui. »
Ils coururent dans la forêt. Les choses se passèrent selon ce que le vieux
avait deviné: les émissaires du roi Froôi arrivèrent dans l'île et cherchèrent
partout où ils y pensèrent, sans découvrir nulle part les garçons. Ils trou­
vèrent que le vieux avait l'air plutôt douteux, s'en furent cependant de la
sorte et dirent au roi qu'ils n'étaient pas capables de trouver.
« Vous avez dû mal chercher, dit le roi, et ce vieux sait maintes
choses 10, faites demi-tour et reprenez le même chemin, que le vieux n'ait
pas le temps de les cacher de nouveau s'ils sont bien là.»
Il leur fallut bien faire comme le roi l'ordonnait, retourner dans l'île.
Le vieux dit aux garçons: « Pas question de rester ici, dirigez-vous vers
la forêt au plus vite.»
C'est ce que firent les garçons. Sur ce, les hommes du roi arrivèrent
précipitamment, exigeant de faire des fouilles. Le vieux leur ouvrit toutes
choses, et ils ne trouvèrent rien nulle part dans l'île, où qu'ils cherchent;
ils rebroussèrent chemin dans cet état et informèrent le roi.

dit, contrairement à ce que soutient notre saga, que le galdr soit plus «puissant» que le
sejôr, mais on voit bien que l'auteur déploie toutes ses connaissances en fait de magie et
de sorcellerie.
9. Voir fylgja*.
1 O. Comprendre: « il est très fort en magie.»
412 Sagas légendaires islandaises

Le roi Fr6ôi dit: « Maintenant, on ne va plus agir gentiment avec ce


vieux. Je vais me rendre moi-même dans l'île, dès demain matin.» Et c'est
ce qui fut fait, le roi y alla lui-même 11 •
Le vieux se réveilla, assez péniblement, il vit de nouveau qu'il fallait
aviser promptement. Il dit aux frères: « Vous reconnaîtrez si j'appelle très
fort Hoppr et H6, mes chiens. Courez alors à votre souterrain et tenez
pour signe que si j'appelle les chiens, ce sera que la paix n'est pas arrivée
dans l'île, protégez-vous là car Fr6ôi, votre parent, fait lui-même partie de
la recherche. Il est en quête de vos vies par toutes sortes d'artifices et de
ruses, je ne vois pas si je vais pouvoir vous garder sains et saufs.»
Le vieux se rend au rivage, le bateau royal est arrivé. Il fait semblant de
ne pas le voir, et il fait mine de s'occuper de son bétail, si activement qu'il
ne regarde ni le roi ni ses hommes. Le roi ordonne à ses hommes de s'em­
parer du vieux, et c'est ce qui est fait, on l'amène devant le roi.
Le roi dit: « Tu es un type fort rusé et tu t'y entends fort. Dis-moi où
sont les fils du roi car tu le sais.»
Le vieux dit: « Salut, sire, ne te saisis pas de moi car le loup va mettre
en pièces mes moutons.»
Alors, le vieux appelle bien fort: « Hoppr et H6, surveillez les mou­
tons, parce que moi, je ne puis les sauver.»
Le roi dit: «Qu'est-ce que tu appelles de la sorte?»
Le vieux dit: «Ce sont mes chiens qui s'appellent ainsi, mais cherchez
donc, sire, comme bon vous semble. Je ne m'attends pas à ce que les fils
du roi se trouvent ici, et je m'émerveille que vous pensiez que je vous
cache qui que ce soit.»
Le roi dit: « Certes, tu es un homme fort rusé, mais cette fois-ci, les
garçons ne parviendront pas à se cacher même s'ils ont été ici précédem­
ment; tu mériterais que je te ravisse la vie.»
Le vieux dit: «C'est votre affaire. Vous aurez eu quelque chose à faire
dans l'île plutôt que de vous en aller dans l'état présent des choses.»
Le roi dit: «Je ne peux te faire tuer, mais je crois pourtant que c'est
malavisé de ma part.»
Le roi s'en va chez lui dans cet état. Le vieux va trouver les garçons et
dit qu'ils ne pouvaient plus demeurer ici. «Je veux vous envoyer à Sa:vill,
votre beau-frère, vous serez des hommes renommés si vous vivez long­
temps.»

11. On remarquera que le récit suit un schème comme obligé du conte populaire:
toutes choses capitales doivent se produire trois fois.
Saga de Hrolfr kraki 413

3. De Hr6arr et de Helgi

Hr6arr avait alors douze hivers, et Helgi, dix. Celui-ci était pourtant le
plus grand, et le plus renommé. Ils s'en allèrent donc, en se faisant appe­
ler l'un Hamr et l'autre Hrani 12 où qu'ils arrivent et parlent aux gens. Ces
garçons arrivèrent chez le jar! S<Evill et y passèrent une semaine avant de
demander au jar! la permission de rester chez lui.
Le jar! dit: «Je ne pense pas faire une grande affaire avec vous, mais je
n'épargnerai pas la nourriture pour vous pendant un moment. »
Ils passèrent là un moment tout en étant plutôt difficiles à traiter. On
ne sut pas quels hommes ils étaient ou quelle était leur famille. Le jar! n'en
avait pas idée et d'ailleurs, ils n'avaient pas fait connaître leur condition.
Certains disent qu'ils devaient être nés d'une chèvre 13 et se moquaient
d'eux car ils portaient constamment une coule dont ils ne baissaient
jamais le capuchon; beaucoup pensaient qu'ils devaient avoir de la ver­
mine plein la tête. Ils restèrent là jusqu'au troisième hiver.
Une fois, le roi Fr6ôi invita le jar! S.Evill à un banquet, il le soupçon­
nait fort de cacher les garçons pour raisons de parenté. Le jar! se prépara à
ce voyage avec une grande quantité d'hommes. Les garçons s'offrirent à
l'accompagner, mais le jar! déclara qu'ils ne le devaient pas. Signy, la
femme du jar!, était de l'expédition également. Hamr se procura un jeune
poulain indompté à monter, c'était en fait Helgi 14 , il courut après la
troupe, chevauchant sens devant derrière, la tête tournée vers la queue, et
se comportant stupidement en tous points. Hrani, son frère, se trouva
une autre monture, chevauchant dans le bon sens. Le jar! vit alors qu'ils le
suivaient et qu'ils ne parvenaient pas à mener correctement leurs mon­
tures. Les poulains à longs poils allaient et venaient, et le capuchon de
Hrani tomba.
Signy, leur sœur, vint à voir cela, elle les reconnut aussitôt et pleura
amèrement. Le jar! demanda pourquoi elle pleurait. Elle déclama alors
une visa*:

12. Le choix de ces noms n'est pas indifférent. Hrani, « le tapageur», est un nom connu,
c'est aussi l'un des multiples noms d'Ôôinn, comme on le verra plus loin. En revanche,
Hamr est plus curieux. Le substantif hamr* relèverait de la magie et s'applique à la
«forme» interne que porte tout homme et qui esr susceptible de s'évader de son support
corporel pour défier les lois spatio-temporelles et vaquer aux affaires de son propriétaire.
13. Façon d'insinuer ou bien que ce sont des couards, ou bien qu'ils souffrent d'une
maladie du type scorbut � banale à l'époque.
14. Voici donc le premier cas de métamorphose et de dédoublement, qui correspond à
la signification de son nom, voir la note 12 supra.
414 Sagas légendaires islandaises

1. Toute la famille
du bosquet princier
des Skjoldungar
n'est plus que branchages 15;
j'ai vu mes frères
chevauchant à cru
alors que les hommes de Sa::vill
sont en selle.

Le jarl dit: « Voilà une grande nouvelle, et ne la révèle pas.»


Il revint aux garçons, leur demandant de rebrousser chemin, disant
que c'était grande honte qu'ils figurent en compagnie d'excellents
hommes. Les garçons étaient à pied alors. S'il parlait ainsi, c'est qu'il
veillait qu'ils ne soient pas exposés et qu'on ne puisse conclure de ses pro­
pos qui ils étaient. Mais ils se dérobaient, ne voulant pas rebrousser che­
min, et chevauchèrent à l'arrière de la troupe. Ils arrivèrent donc au
banquet et déambulèrent par la halle.
À un moment, il se fit qu'ils arrivèrent à l'endroit où se trouvait Signy,
leur sœur. Elle leur chuchota: « Ne restez pas dans cette halle car vous
n'êtes pas assez avancés en âge. »
Ils n'y prêtèrent aucune attention. Le roi Frôôi prit la parole pour dire
qu'il voulait faire rechercher les fils du roi Hilfdan et qu'il octroierait de
grands honneurs à qui pourrait lui dire quelque chose d'eux.
Était venue là une voyante 16 qui s'appelait Heiôr. Le roi Frôôi lui
ordonna de pratiquer son art et de savoir ce qu'elle était capable de dire
des garçons. Il fit en son honneur un magnifique banquet et la plaça sur
une haute plate-forme 17.
Le roi demanda alors quels événements elle voyait, « car je sais, dit-il,
que maintes choses vont t'apparaître, je vois que grande chance est sur toi,
réponds-moi au plus vite, magicienne 18. »
Elle écarta les mâchoires en bâillant fort, et elle eut ce lai à la bouche 1 9:

15. Cette vîsa porte une image sophistiquée. Signy veut dire que l'arbre des Skjoldungar
a perdu son tronc en la personne du père et qu'il ne reste que les«branches», les deux frères
en question.
16. Voir vdlva*.
17. Voir sejôr*.
18. Je rends par «chance» le terme ga!Jà, qui est la forme de chance, en effet, qui est
«donnée» (verbe gefà, d'où g-efa) à une personne bien douée.
19. Le lai, ljôd, est bien un:: sorte d'incantation pratiquée par les magiciennes; elle
bâille car c'est là un geste coutumier des personnes de son acabit.
Saga de Hrolfr kraki 415
2. Deux sont ici dedans
- à aucun ne me fie -
les excellents qui auprès du feu
sont assis.

Le roi dit: «S'agit-il de ces garçons ou de ceux qui les ont protégés? »
Elle répond:

3. Ce sont eux qui en Vifilsey


longtemps furent,
ils y portaient
des noms de chiens,
Hoppr et H6.

Sur ce, Signy lui jeta une bague d'or. Elle se réjouit de ce don et voulut
cesser ses prédictions. «Comment cela se fait-il? dit-elle, tout ce que j'ai
dit n'est que mensonge et toute ma prophétie s'est égarée. »
Le roi dit: «Si tu ne veux pas accepter ce qu'il y a de meilleur, on va te
torturer pour te faire parler. Je ne sais pas plus clairement qu'avant, avec
tout ce monde qu'il y a ici, ce que tu dis, et pourquoi Signy n'est-elle pas
dans son siège. Il se peut que nous ayons affaire ici à des loups parmi les
loups20. »
On dit au roi que Signy était tombée malade à cause de la fumée qui
venait de l'âtre.
Le jarl s�vill lui demanda de se lever et de se conduire vaillamment -
«parce qu'il peut advenir maintes choses contre la vie des garçons, si c'est
bien ce que l'on veut, fais en sorte que l'on découvre le moins possible, à
te voir, ce que tu veux, car nous ne pouvons rien faire pour les aider dans
l'état présent des choses. »
Le roi Fr6ôi pressa ferme la magicienne et lui ordonna de dire la vérité
si elle ne voulait pas être torturée. Elle bâilla fort, son sejôr fut difficile, et
elle déclama une vîsa:

4. Je vois où siègent
les fils de Hâlfdan,
Hr6arr et Helgi,
sains et saufs tous dc:ux;

20. Le texte n'est pas innocent, il dit: « que nous ayons affaire ici à des vargar parmi les
ûljàr» - où les deux mots, vargr et û/fr signifient bien «loup», mais le premier ayant aussi
une connotation de proscrit, malfaiteur, sacrilège.
416 Sagas légendaires islandaises

ils vont ravir


la vie de Fr6ôi, -
à moins qu'on les fasse périr vite, mais cela ne se produira pas», dit-elle.
Après cela, elle sauta à bas de l'échafaudage et déclama:

5. Féroces sont les yeux


de Hamr et de Hrani,
les princes sont
merveilleusement hardis.

Après cela, les garçons sortirent en courant et se dirigèrent vers la forêt,


saisis d'une grande terreur. Regino, leur père adoptif, les reconnut et s'af­
fecta beaucoup. Mais la voyante leur avait donné un bon conseil en leur
disant de se sauver, elle sortit en courant de la halle. Le roi ordonna à ses
hommes de se lever et de se mettre à leur recherche. Regino éteignit
toutes les lumières de la halle, les hommes se mirent à s'entrebattre, cer­
tains voulant que les garçons s'échappent, et ceux-ci parvinrent ainsi à la
forêt.
Le roi dit: « Il s'en est fallu de peu pour eux. Nombreux sont ceux qui
ont été de mèche avec eux, mais on vengera cela cruellement quand nous
en aurons le loisir. Mais nous pouvons maintenant boire toute la nuit car
les garçons doivent s'être réjouis d'être parvenus à s'enfuir, ils vont main­
tenant avant tout chercher à sauver leur vie.»
Regino se mit à servir la bière, il en porta généreusement à tous, assisté
de maints autres hommes, ses amis, de sorte que les hommes tombèrent
endormis les uns sur les autres.

4. Reginn excite les frères

Les frères restent donc dans la forêt comme on l'a dit précédemment,
et lorsqu'ils y eurent été un moment, ils aperçurent un homme chevau­
chant vers eux en provenance de la halle. Ils reconnurent parfaitement
que c'était Regino, leur père adoptif. Ils se réjouirent de le voir et lui firent
de belles salutations. Il ne leur répondit pas et fit faire demi-tour à son
cheval en direction de la halle. Ils s'en étonnèrent et discutèrent pour
savoir ce que cela signifiait. Regino dirige de nouveau son cheval vers eux,
l'air rébarbatif, comme s'il voulait les attaquer.
Helgi dit: «Je crois voir ce qu'il veut.»
Il se rendit à la halle, eux le suivant. « Mon père adoptif se conduit
ainsi, dit Helgi, parce qu'il ne veut pas rompre les serments qu'il a faits au
Saga de Hr6lfr kraki 417

roi Frôôi. C'est pour cela qu'il ne veut pas nous parler et pourtant, il vou­
dra bien nous aider. »
Il y avait auprès de la halle un bosquet qui appartenait au roi Frôôi, et
lorsqu'ils y arrivèrent, Reginn se dit à lui-même: « Si j'avais de grandes
vengeances à tirer contre le roi Frôôi, je mettrais le feu à ce bosquet.» Il
n'en dit pas davantage.
Hrôarr dit: «Qu'est-ce que cela veut dire?
- Il veut, dit Helgi, que nous allions à la halle et que nous y mettions
le feu sauf à une issue.
- Comment le pouvons-nous, nous deux, jeunes hommes, tant il y a
une force supérieure devant nous?
- C'est pourtant ce qui va avoir lieu, dit Helgi, et nous devons nous
y risquer une bonne fois si nous devons venger nos griefs.»
Et c'est ce qu'ils font. Sur ce, le jar! Sa:vill fait une sortie avec tous ses
hommes. Il dit: «Augmentons ce feu et prêtons assistance à ces garçons.
Je n'ai pas d'obligation envers le roi Frôôi. »
Le roi Frôôi avait deux forgerons qui étaient des volundar en fait d'habi­
leté artisanale, ils s'appelaient tous les deux Varr21 . Reginn fit sortir ses
troupes par le portail de la halle, de même que ses amis et parents par alliance.

5. Meurtre du roi Frôlfi

Le roi Frôôi se réveille à présent dans la halle, souffle bruyamment et


dit: «J'ai fait un rêve, les gars, et il ne promet pas bon vent22 . Je vais vous
le dire: j'ai rêvé que l'on m'appelait en parlant ainsi: "Te voici arrivé chez

21. La mythologie nordique ancienne connaissait un forgeron merveilleux, appelé Viilundr,


une sorte d'équivalent d'Icare, Dédale ou Hépha1stos; il s'étaie d'ailleurs fabriqué des ailes.
Il fut divinisé sans doute assez récemment et a droit à un long poème, la Volundarkvirfa
(Chant de Volundr) dans !'Edda poétique. En cout état de cause, le Scandinave était un
homme extrêmement habile de ses mains. Les fonctions de smirfr (voyez l'anglais smith ou
l'allemand Schmidt), un mot qui convoie aussi bien les notions de forgeron que de menui­
sier, charpentier, etc., étaient tenues pour nobles. Les objets ressortissant à l'arc viking
témoignent d'abondance de cette dextérité (voir Régis Boyer, L'Art viking, La Renaissance
du Livre, Turnhout, 2001). Ce qui est remarquable dans notre texte, c'est qu'il dit littérale­
ment que le roi possédait deux smirfir qui étaient des vijfundar en fait de dextérité. Je ne fais
rien ni de leur nom (varrveut dire« prudent») ni du fait que ce soient deux homonymes, si
ce n'est que la strophe qui va suivre joue sur les sens possibles de varr (voir la note 24 ci des­
sous). On verra par la même strophe que l'auteur, fidèle à une manière de tradition dans le
Nord, se livre à des jeux de mots sur ces noms comme sur celui de Reginn.
22. Les Scandinaves furent des peuples de grands navigateurs et leur langage est très
souvent marqué par le fait. Le roi se sert du terme byrr, qui désigne le vent favorable pour
sortir du port.
418 Sagas légendaires islandaises

toi, roi, ainsi que tes hommes." Il me sembla répondre plutôt fâché: "Où
cela, chez moi?" Alors la voix qui appelait se trouva si proche de moi que
je sentis l'haleine de celui qui appelait. "Chez toi en Hel, chez toi en
Hel23 " dit celui qui appelait, et là-dessus, je me réveillai.»
Sur ce, ils entendent dehors, de l'autre côté du portail de la halle,
Reginn le père adoptif déclamant une visa:

6. Dehors, c'est Reginn


et les hommes de Halfdan,
de rudes adversaires,
dis-le à Fr6ôi.
Varr a forgé les clous,
et Varr a façonné les têtes,
le prudent prend garde
à l'œuvre des Varr24 .

Alors, les hommes du roi, qui étaient à l'intérieur, dirent que ce n'était
pas une grande nouvelle qu'il y ait de la pluie dehors ou que les forgerons
du roi forgent, qu'ils fassent des clous ou d'autres objets.
Le roi dit: « Vous ne trouvez pas que c'est une grande nouvelle? Il en
sera autrement. Reginn doit nous avoir annoncé quelque danger immi­
nent. Il m'a donné un signe d'avertissement, il va être rusé et cauteleux
pour nous.»
Le roi se rend au portail de la halle et voit qu'il y a danger en face. La
halle se met à flamber tout entière. Le roi demande qui commande cet
incendie. On lui dit que ce sont Helgi et son frère Hrôarr.

23. Hel, dans le Nord païen, désignait ou bien la déesse de l'autre monde, ou bien,
comme ici, cet autre monde lui-même. La phrase veut donc dire que le roi va mourir, le
redoublement de la formule est une pratique bien connue en magie.
24. Cette strophe est d'une virtuosité extrême et, comme on l'a vu dans la note 21, l'au­
teur se livre à d'étourdissants jeux de mots qui laissent le traducteur pantois. Ces divertis­
sements portent d'abord sur l'onomastique. Ainsi le substantif commun reginn désigne
aussi la pluie, on peut donc entendre le premier vers comme: «dehors, il pleut». Mais
reginn s'applique aussi aux puissances suprêmes, varr vaut aussi pour «prudent», «soi­
gneux», «attentif». Il me semble que, pour saisir la seconde moitié de la strophe, il faut
partir du terme composé varnagli (ou varr-nagli, où nagli désigne les clous que fabrique le
forgeron, mais on peut aussi lire «les clous de Varr») qui s'applique à la bonde par laquelle
on bouche un trou dans le fond d'un bateau. Le terme se rencontre surtout dans la tour­
nure slâ varnagli (où slâ est l'infinitif du verbe «frapper», prétérit slô que nous avons dans
la strophe), idée de prendre ses précautions pour éviter une fuite dans le fond du bateau et,
métaphoriquement, se prémunir contre un danger à venir. On peut donc lire les deux der­
niers vers: «le prudent (Varr) prévient (les dangers) grâce aux forgerons.»
Saga de Hrolfr kmki 419

Le roi leur offre des conciliations, les priant de décider de tout entre
eux, tout seuls, - « et il est excessif qu'entre nous autres, parents, chacun
veuille être le meurtrier de l'autre.»
Helgi dit: « Nul ne peut te faire confiance, et tu ne nous trahiras pas
moins que tu ne l'as fait pour Halfdan, mon père. Et maintenant, tu vas
payer cela. »
Le roi Froôi fit demi-tour depuis le portail de la halle et se rendit à son
souterrain, dans l'intention de passer dans la forêt pour se sauver. Et alors
qu'il arrive au souterrain, Reginn est là, pas très pacifique. Le roi fait alors
demi-tour et brûle à l'intérieur avec maints hommes de sa troupe. Brûla
également Sigrfdr, la mère des frères Helgi et Hroarr car elle ne voulut pas
sortir25 .
Les frères remercièrent de sa bonne assistance le jarl Sa:vill, leur beau­
frère, ainsi que Reginn, leur père adoptif et toute la société. Ils firent d'ex­
cellents présents et prirent sous leur autorité tout le royaume de même
que tous les biens qu'avait possédés le roi Froôi, terres et biens meubles.
Les frères n'avaient pas le même caractère. Hroarr était un homme doux
et aimable, mais Helgi était un grand homme de guerre, et on le tenait
pour le plus important, de loin. Les choses durèrent ainsi un moment.
Le Dit de Frôôi se termine ici, commence celui de Hroarr et Helgi, les
fils de Halfdan.

25. Les mœurs barbares dont il est question ici, bien que dans le cadre d'une saga dite
légendaire, ont bien eu une réalité. Les grandes sagas islandaises font assez souvent état de
ces pratiques, comme dans la Saga de Njdl! le Brûlé. En général, semble-t-il, on permettait
aux femmes de sortir avant la consommation de l'incendie.
Dit de Helgi

6. Hroarr épouse Ôgn fille de NoriJri

l y avait un roi qui s'appelait �?rôri. Il régnait sur quelques parties de


I l'Angleterre. Sa fille s'appelait Ogn. Hroarr resta longtemps chez le roi
Norôri pour commander sa défense territoriale et l'assister. Il y avait entre
eux très grande amitié et, pour finir, Hroarr épousa Ôgn et s'établit là
pour régner avec le roi Norôri, son beau-père26. Pour Helgi, il régnait sur
le Danemark, sur leur patrimoine. Le jarl Sxvill et Signy régnaient sur
leur royaume. Leur fils s'appelait Hrokr. Le roi Helgi, fils de Halfdan, du
Danemark, n'était pas marié. Reginn tomba malade et mourut. On
estima que c'était une grande perte, car il était populaire.

7. La reine Ôlofdupe le roi Helgi

En ce temps-là régnait sur le Saxland une reine qui s'appelait Ôlof27 .


Elle avait les façons des rois de guerre. Elle portait bouclier et broigne, elle
était ceinte d'une épée et portait heaume en tête. Voici comme elle était
faite: belle d'apparence, mais cruelle de caractère et arrogante. On disait
qu'elle était le meilleur parti dont on eût entendu parler, en ce temps-là,
dans les pays du Nord, mais elle ne voulait pourtant épouser personne. Le
roi Helgi entendit parler de cette reine fière; il estima que grand renom
lui adviendrait d'épouser cette femme, qu'elle y consentît ou non.

26. C'est donc en Angleterre que s'établit Hrôarr, le Danois. Le nom de sa femme, Ogn,
est bizarre et ne peut être nordique. Léquivalent de Hrôarr dans Beowulfest Hrothgar; il
est dit qu'il a épousé Wealhthow, encore un nom étrange qui ne saurait être anglo-saxon.
27. Saxland pourrait être la Saxe, bien entendu, mais en fait, le terme s'applique à toute
l'Allemagne septentrionale. Ôlof est un nom connu, féminin d'Ôlâfr. On va voir, toute­
fois, que l'auteur a choisi d'en faire une sorte de valkyrie* dans l'acception martiale de cette
dernière notion: des personnages de ce type interviennent assez fréquemment dans les
sagas et les poèmes eddiques.
422 Sagas légendaires islandaises

Un jour, il se rendit là-bas avec une grande troupe de guerriers. Il


débarqua là où régnait cette reine, et y arriva à l'improviste. Il envoya des
hommes à la halle et ordonna de dire à la reine Ôlèif qu'il voulait recevoir
un festin pour lui et ses hommes. Les messagers dirent cela à la reine, elle
fut prise à l'improviste, il n'était pas question qu'elle rassemblât des
troupes. Elle résolut de faire ce qu'il y avait de mieux: elle invita le roi
Helgi à un banquet avec sa troupe.
Le roi Helgi vint donc au banquet et se plaça dans le haut-siège à côté
de la reine28. Ils burent tous les deux ensemble ce soir-là, rien ne manqua,
et la reine Ôlèif ne manifesta aucun signe de déplaisir.
Le roi Helgi dit à la reine: « Il se trouve, dit-il, que je veux que nous
buvions à notre mariage ce soir. Il y a suffisamment de monde ici pour
cela, et nous allons tous deux partager le même lit cette nuit.»
Elle dit: « Il me semble, sire, que c'est aller trop promptement en
besogne, mais je ne pense pas qu'il y ait homme plus courtois29 que toi,
s'il fallait que je m'attache à un homme, et je ne m'attends pas à ce que tu
voudrais accomplir cela de manière déshonorante.»
Le roi dit qu'elle mériterait, en raison de son orgueil et de son arrogance,
« que nous cohabitions tous les deux aussi longtemps qu'il me plaira».
Elle dit: « Nous devrions bien avoir ici davantage de nos amis, et je ne
puis rien y faire, tu décideras, et tu te conduiras honorablement envers moi.»
On but ferme ce soir-là et longtemps pendant la nuit; la reine était très
joyeuse et elle ne faisait pas mine de penser autre chose que de trouver
excellent ce mariage. Pour finir, on mena le roi Helgi au lit, et elle se trou­
vait là. Le roi avait bu si ferme qu'il tomba endormi aussitôt sur sa
couche. La reine exploita cela et le piqua de l'épine du sommeil3°.
Lorsque tout le monde fut parti, la reine se leva. Elle lui rasa tous les
cheveux et l'enduisit de goudron. Puis elle prit un sac de cuir et mit
dedans quelques vêtements. Après cela, elle s'empara du roi et le fourra
dans ce sac. Puis elle trouva de ses hommes pour le transporter à ses

28. La salle était rectangulaire et comportait des bancs le long de chacun des murs lon­
gitudinaux. On apportait des tables amovibles devant chaque homme. Au milieu de cha­
cun de ces bancs longitudinaux, deux espaces plus importants étaient ménagés, que l'on
appelait hauts-sièges: ils étaient réservés au maître de maison et aux personnalités de
marque qu'il ou elle voulait honorer. Le haut-siège pouvait admettre plusieurs occupants.
Il est clair que Helgi se comporte avec insolence.
29. Voir kurteiss*.
30. Voici de nouveau une opération magique, assez souvent attestée dans les sagas
légendaires. On piquait une épine dite de sommeil dans l'oreille de quelqu'un; la victime
tombait dans un sommeil magique dont elle ne pouvait se réveiller tant que l'épine n'était
pas tombée.
Saga de Hrôlfr kraki 423

bateaux. Elle réveilla alors les hommes du roi et dit que leur roi était arrivé
à ses bateaux et qu'il voulait mettre à la voile car un vent favorable était
arrivé. Ils se levèrent d'un bond, chacun le plus vite possible, mais ils
étaient ivres et savaient à peine ce qu'ils devaient faire. Ils arrivèrent aux
bateaux et ne virent le roi nulle part, mais ils virent un énorme sac de cuir
venu là. Ils voulurent alors s'enquérir de ce qu'il y avait dedans en atten­
dant le roi, pensant qu'il arriverait plus tard. Quand ils eurent ouvert le
sac, ils y découvrirent leur roi honteusement abusé. Alors, l'épine du som­
meil tomba, et le roi ne se réveilla pas au sortir d'un bon rêve, il était alors
très mal disposé envers la reine.
D'autre part, il faut dire que la reine Ôli:if assemble des troupes pen­
dant la nuit, elle ne manque pas de monde et le roi Helgi voit qu'il n'est
pas loisible de la chercher. Ils entendent le son des lurs31 et la sonnerie des
trompettes à terre. Le roi voit que le mieux serait de partir au plus vite. Le
vent est favorable. Le roi cingle donc jusque dans son royaume, avec cette
ignominie et ce déshonneur, il est plein de ressentiment et réfléchit sou­
vent à la façon dont il pourra se venger de la reine.

8. Helgi se venge de la reine

La reine Ôli:if siège dans son royaume un moment, jamais son arro­
gance et sa tyrannie n'ont été plus grandes. Elle s'entoure d'une forte
garde après le banquet qu'elle a offert au roi Helgi. On apprend cela par
tous les pays. Tout le monde trouve sans exemple qu'elle se soit moquée
d'un tel roi.
Peu de temps après, le roi Helgi dirige ses bateaux hors du pays, et dans
cette expédition, il aborde en Saxland, là où la reine Ôli:if a sa résidence.
Elle a là une grande quantité d'hommes. Il mouille ses bateaux dans une
baie cachée puis dit à ses troupes qu'elles l'attendent jusqu'au troisième
soleil et que, s'il ne revient pas, elles aillent leur chemin. Il emporte deux
coffres pleins d'or et d'argent. Il porte un mauvais costume en fait de vête­
ments du dessus.
Puis il va jusqu'à une forêt et y cache son argent, s'en va ensuite et se
rend à proximité de la halle de la reine. Il rencontre un des esclaves de la
reine et lui demande les nouvelles du pays. Lesclave dit que la paix est
bonne et demande qui il est.
Le roi déclare être un vagabond, « toutefois, j'ai trouvé un grand trésor
dans la forêt, et je pense judicieux de te montrer où il est». Ils reviennent

31. Voir lûôr*.


424 Sagas légendaires islandaises

à la forêt et il lui montre le trésor, l'esclave estime que ce trésor est de


grande valeur et que la chance l'a visité.
« Dans quelle mesure la reine est-elle cupide?», dit le vagabond. I.:es­
clave déclare qu'elle est la plus cupide des femmes.
« Alors, cela va lui plaire et elle estimera que ce trésor, que j'ai trouvé
ici, lui appartient, car c'est sa terre. On ne va pas faire de bonne fortune
malchance et on ne va pas dissimuler ce trésor, la reine m'octroiera le lot
qu'elle voudra, et c'est ce qui me conviendra le mieux. Et est-ce qu'elle
voudra faire en sorte de venir chercher ce trésor?
- Je crois, dit l'esclave, si l'on s'y prend en secret.
- Voici un collier et un anneau que je veux te donner, dit l'homme,
si tu l'amènes ici dans la forêt, et je veillerai à prendre une décision si tu
lui déplais.»
Ils passèrent marché là-dessus.
I.:esclave s'en fut à la maison, dit à la reine qu'il avait trouvé un grand
trésor dans la forêt, de quoi faire le bonheur de maints hommes, et il lui
demanda de venir en hâte avec lui chercher ce bien.
Elle dit: « Si ce que tu dis est vrai, cette histoire te vaudra de la chance,
sinon, ce sera la mort. Toutefois, j'ai déjà fait l'expérience que tu es un
homme fidèle et donc, je te fais confiance là-dessus.»
Elle montrait donc qu'elle était cupide. Elle l'accompagna, de nuit, en
secret, de sorte qu'il n'y avait personne en dehors d'eux deux. Lorsqu'ils
arrivèrent dans la forêt, Helgi se trouvait là et s'empara d'elle en disant
que leur rencontre tombait bien pour qu'il venge son déshonneur.
La reine déclara qu'elle s'était mal conduite envers lui - « et je veux
compenser tout cel a vis-à-vis de toi, et épouse-moi honorablement.
- Non, dit Helgi, je ne t'accorderai pas ce parti. Tu vas venir aux
bateaux avec moi et rester là tout le temps qu'il me plaira car pour mon
propre honneur, je ne puis supporter de ne pas tirer vengeance de toi, tant
j'ai été mal traité et honteusement.
- C'est à toi d'en décider pour cette fois, dit-elle.»
Le roi coucha avec la reine bien des nuits. Après cela, la reine retourna
chez elle. On avait tiré vengeance d'elle comme on vient de le dire, elle
était très mécontente de son lot.

9. Helgi prend Yrsa pour femme

Après cela, le roi Helgi s'en fut en expéditions guerrières et fut un


homme renommé. Le temps passant, Ôlof mit au monde un enfant. Elle
traita cette enfant avec un total mépris. Elle avait un chien qui s'appelait
Saga de Hrôlfr kraki 425

Y rsa et elle appela la petite fille d'après elle32 . Y rsa était avenante de
visage. Et lorsqu'elle eut douze hivers, on lui fit garder les troupeaux. Tout
ce qu'on lui fit savoir, c'est qu'elle était fille d'un petit bôndi* et d'une
vieille, car la reine avait mené cette histoire dans un tel secret que peu de
gens savaient qu'elle avait donné naissance à un enfant.
On progresse jusqu'à te que la petite fille ait treize hivers. Il y eut alors
cet événement que le roi Helgi vint dans ce pays et fut curieux d'en avoir
des nouvelles. Il s'était déguisé en vagabond. Il vit dans une forêt un trou­
peau nombreux que gardait une jeune femme de si belle figure qu'il pensa
n'en avoir jamais vu de si belle. Il demanda comment elle s'appelait et de
quelle famille elle était.
Elle dit: «Je suis fille d'un petit bondi et je m'appelle Yrsa.
- Tu n'as pas des yeux de femme du commun », dit-il, et il s'éprit aus­
sitôt d'elle, disant qu'il conviendrait qu'un vagabond l'épouse, puisqu'elle
était fille de pauvre. Elle lui demanda de ne pas faire cela, mais il la prit,
l'emmena à ses bateaux et fit voile ensuite vers son royaume.
Lorsqu'elle apprit cela, la reine Ôléif se comporta en fourbe. Elle fit
mine de ne pas savoir ce qu'il en était, et se mit dans l'esprit que cela serait
objet de deuil et de déshonneur pour le roi Helgi, et en aucun cas de renom
ni de bonheur. Le roi Helgi fêta ses noces avec Yrsa et l'aima beaucoup.

1 O. Helgi donne à Hrôarr un excellent anneau

Le roi Helgi possédait un anneau de grand renom, les frères voulaient


l'avoir tous les deux ainsi que Signy, leur sœur. Une fois, le roi Hroarr vint
au royaume du roi Helgi, son frère. Ce dernier fit un magnifique banquet
en son honneur.
Le roi Hroarr dit: «Tu es le plus important de nous deux, c'est pour
cela que je me suis établi en Northumbrie33: je t'accorde volontiers une
partie de ce royaume qui nous appartient à tous les deux si tu veux parta­
ger avec moi quelque bien. Je veux cet anneau qui est l'objet le plus pré­
cieux que tu aies et que toi et moi aimerions posséder. »
Helgi dit: « Il n'est rien qui ne convienne, parent, sinon que tu pos­
sèdes l'anneau. »

32. Voici introduit le thème majeur, sans doute, de cette saga, celui de l'ours et de ses déri­
vés. Yrsa, qui ne se rencontre guère dans cette littérature, peut avoir des relations avec le latin
ursa, «l'ours», et d'ailleurs, Saxo aussi appelle ce personnage Ursa. La Chronique de Lejre
(vers 1170) l'appelle Ursula. Une leçon défective de Beowulfdonne Yrse pour reine d'Onela.
33. La Northumbrie est une province qui se situe dans le nord de l'Angleterre, au-des­
sus du Canal calédonien. Vieux norois Northumberland.
426 Sagas légendaires islandaises

Ces propos les réjouirent tous les deux. Le roi Helgi remit au roi
Hroarr, son frère, cet anneau. Le roi Hroarr s'en fut chez lui dans son
royaume et y resta en paix.

11. Hrokr tue le roi Hroarr

Il se fit que Sxvill, leur beau-frère, mourut, son fils Hrokr reprit son
royaume. C'était un homme cruel et fort ambitieux.
Sa mère lui disait force choses de l'anneau que possédaient les frères,
<< il me semblerait, disait-elle, convenable que les frères se rappellent à
nous par le don de quelque richesse car nous les avons soutenus pour ven­
ger notre père et ils ne nous ont rappelé cela ni en ce qui concerne ton
père ni à mon égard.»
Hrokr dit: « Ce que tu dis est clair comme le jour, une pareille chose
est une horreur, et l'on va se mettre en quête de ce qu'ils veulent nous faire
pour satisfaire notre honneur.»
Il s'en va ensuite trouver le roi Helgi et exige de lui le tiers du royaume
de Danemark ou bien l'anneau excellent car il ne savait pas que c'était
Hroarr qui le possédait.
Le roi dit: « Tu parles bien inconsidérément et avec une arrogance
excessive. Nous avons conquis ce royaume par vaillance, y engageant
notre vie avec l'assistance de ton père et de Reginn, mon père adoptif,
ainsi que d'autres excellents hommes qui ont bien voulu nous prêter assis­
tance. Nous voulons bien, assurément, te récompenser en raison de notre
parenté, si tu peux y consentir, mais ce royaume m'a coûté tellement que,
pour rien au monde, je ne veux le perdre. C'est le roi Hroarr qui a pris
l'anneau et je m'attends à ce que tu n'en disposes pas.»
Hrokr s'en fut de la sorte, très mécontent. Il alla trouver le roi Hroarr.
Celui-ci le reçut bien et honorablement et il passa un moment chez lui.
Et un jour qu'ils cinglaient le long des côtes, et qu'ils mouillèrent dans
un fjord, Hrokr dit: « Il me semblerait, parent, honorable de ta part de
me donner l'excellent anneau, rappelant de la sorte notre parenté.»
Le roi dit: «J'ai tant donné pour avoir cet anneau que pour rien au
monde je ne veux le laisser.»
Hrokr dit: «Alors, permets-moi de voir cet anneau, je suis très curieux
de savoir si c'est un trésor tel qu'on le dit.
- C'est une petite chose, dit Hroarr, et certes, je vais te le laisser voir»,
et il lui remit l'anneau.
Hrokr examina l'anneau un moment et déclara que l'on n'exagérait pas
quand on en parlait - « et je n'ai pas vu de pareil trésor, et tu es tout à fait
Saga de Hrôlfr kraki 427
excusable d'avoir si bonne opinion de cet anneau. Le meilleur parti à
prendre est que ni toi ni moi n'en jouissions, non plus que tout autre»,
puis il lança l'anneau dans la mer aussi loin qu'il le put.
Le roi Hr6arr dit: «Tu es un homme minable.»
Puis il fit trancher le pied de Hr6kr et le fit transporter ainsi à son
royaume. Hr6kr recouvra: vite la santé, si bien que son moignon guérit.
Alors, il assembla des troupes et voulut se venger de sa honte. Il eut
une grande troupe et arriva à l'improviste en Northumbrie, alors que le
roi Hr6arr était à un banquet avec assez peu de monde. Hr6kr attaqua
immédiatement, rude bataille éclata, la différence de nombre était grande.
Le roi Hr6arr tomba là et Hr6kr se soumit le pays. Il se fit donner le titre
de roi. Puis il demanda en mariage Ôgn, fille du roi Norôri, que le roi
Hr6arr, son parent, avait épousée auparavant.
Le roi Norôri trouva qu'une grande difficulté lui était advenue car
c'était un vieil homme, peu apte à la bataille; il dit à Ôgn, sa fille, où on
en était, déclarant qu'il ne voulait pas se dérober à la bataille, tout âgé qu'il
était, si cela n'allait pas contre les vœux de sa fille.
Elle dit avec grand chagrin: «Certes, cela va contre ma volonté; pour­
tant, bien que je voie qu'il y va de ta vie, je ne veux pas le rejeter. La raison
est qu'il faut un certain délai car je suis enceinte et c'est cette affaire-là qu'il
faut arranger d'abord, car c'est le roi Hr6arr qui a cet enfant de moi.»
On présente cette affaire à Hr6kr, il veut bien accorder un délai s'il
peut plus facilement accéder au royaume et au mariage. Hr6kr estime
s'être fort promu dans cette expédition en ayant abattu un roi aussi
renommé et conquis un royaume.
_ À ce moment-là, Ôgn envoya des hommes trouver le roi Helgi et leur
demanda de lui dire qu'elle n'entrerait pas dans le lit de Hr6kr si elle pou­
vait en décider elle-même et qu'on ne la contraignît pas - « pour la raison
que je porte un enfant du roi Hr6arr.»
Les messagers allèrent dire ce qu'on leur demandait.
Le roi Helgi dit: «C'est sagement parler de la part d'Ôgn, car je vais
venger Hr6arr, mon frère.»
Hr6kr ne se doutait de rien.

12. De la vengeance de Helgi, et d'Agnarr

La reine Ôgn mit au monde un fils qui s'appela Agnarr. Il fut de bonne
heure grand et accompli.
Quand le roi Helgi apprit cela, il rassembla des troupes et se porta à la
rencontre de Hr6kr. Bataille éclata et pour finir, on s'empara de Hr6kr.
428 Sagas légendaires islandaises

Lors, le roi Helgi dit: « Tu es un misérable chef et pour cela, je ne te


tuerai pas, tu auras plus grande honte à vivre dans les tourments. »
Puis il lui fit briser bras et jambes et le renvoya dans son royaume,
incapable de rien.
Quand Agnarr fils de Hrôarr eut douze hivers, on pensa n'avoir jamais
vu pareil homme. En tous accomplissements, il surpassait les autres
hommes. Il devint si grand guerrier et si renommé que l'on mentionne un
peu partout dans les anciennes sagas qu'il a été le plus grand champion
des temps passés et présents. Il s'enquit de l'endroit où était le fjord où
Hrôkr avait jeté l'anneau par-dessus bord. Nombreux étaient ceux qui
l'avaient cherché avec toutes sortes d'engins, ils ne l'avaient pas trouvé.
On dit qu'Agnarr amena son bateau dans ce fjord, et dit: «Ce serait un
haut fait que de chercher l'anneau si l'on savait clairement sa position. »
On lui dit alors où l'anneau avait été jeté à la mer. Agnarr se prépara et
plongea dans les profondeurs, remonta sans avoir l'anneau. Il redescendit
une deuxième fois et il ne l'avait pas trouvé lorsqu'il remonta.
Alors, il dit: «C'est une recherche négligente.» Il descendit une troi­
sième fois et remonta avec l'anneau.
Il en fut magnifiquement renommé, plus renommé que son père, le roi
Hrôarr34• Il passait les hivers dans son royaume mais il était en expédi­
tions vikings en été35 ; il devint homme renommé, plus que son père.
Le roi Helgi et Yrsa s'aimaient beaucoup36 et eurent un fils, celui qui
s'appela Hrôlfr, et qui devint ensuite un homme de grande dignité37•

13. Révélation des origines d'Yrsa

La reine Ôlof apprit que Helgi et Yrsa s'aimaient beaucoup et étaient


contents de leur mariage. Cela ne lui plut guère et elle alla les trouver.

34. La Skjoldunga saga a ici un récit différent: Agnarr y est le fils d'Ingjaldr, cousin et
non pas fils de Hr6arr, et demi-frère et non cousin de Hr6kr. Il est ensuite tué par Bjarki,
un homme de Hr6lfr, et l'anneau revient à Yrsa.
35. On ne peut, bien entendu, laisser passer cette déclaration. À supposer que le person­
nage ait vécu à l'époque viking, soit entre 800 et 1050, il est exact que ces commerçants­
pillards partaient en expédition viking (formule i vikingu qui figure ici - voir vikingr) à la
belle saison pour ne revenir que vers septembre. Il est douteux, toutefois, que cet usage ait
existé à l'époque où sont censés se passer les événements rapportés par notre saga.
36. Cette seule notation suffit à dater le texte et son genre. Ce n'est pas que l'amour
conjugal ou passionnel n'existe pas dans les sagas, mais il est loin de constituer la norme.
Le mariage était une affaire et les sentiments n'étaient pas envisagés, au moins en principe.
37. C'est donc le héros majeur de notre saga, celui qui lui a donné son titre. Il est
nommé Hropulf dans Beowulf, où il se partage le Danemark avec Hrothgar.
Saga de Hr6lfr kraki 429

Lorsqu'elle parvint au pays, elle envoya un message à la reine Yrsa. Quand


elles se rencontrèrent, Yrsa l'invita à venir dans sa halle avec elle. Elle
déclara qu'elle ne voulait pas, qu'elle n'avait aucun honneur à revaloir au
roi Helgi.
Yrsa dit: «Tu t'es comportée honteusement envers moi lorsque j'étais
chez toi. Et d'ailleurs, es-tu capable de me dire quelque chose de ma
famille? Quelle est-elle? Je soupçonne que ce n'est pas ce que l'on m'a
appris, que je serais fille d'un petit bondi et d'une vieille. »
Ôlof dit: « Il n'est pas exclu que je sache t'en dire quelque chose.
C'était la raison principale de mon voyage ici: je voulais te le faire savoir,
et es-tu contente de ton mariage?
- Oui, dit-elle, et je peux bien l'être car j'ai épousé le roi le plus
excellent et le plus renommé.
- Il n'est pas aussi bon d'être contente que tu le penses, dit Ôlof, car
c'est ton père et tu es ma fille. »
Yrsa dit: «Je crois que j'ai la pire des mères et la plus cruelle, c'est une
monstruosité qui ne s'oubliera jamais.
- Tu es redevable de cela à Helgi et à ma colère, mais maintenant, je
veux t'inviter chez moi avec honneur et distinction et faire pour toi, en
tous points, selon ce que je pourrai de mieux. »
Yrsa dit: «Je ne sais pas comment cela se fait, mais je ne puis rester ici
alors que je sais cette monstruosité qui nous accable. »
Elle alla ensuite trouver le roi Helgi et lui dit à quel pénible point on
en était arrivé.
Elle déclara qu'il n'était pas possible de demeurer en cet état: qu'ils
s_éjournent ensemble désormais. Elle s'en fut avec la reine Ôlof et elles
restèrent en Saxland un moment. Cette affaire affecta tellement le roi
Helgi qu'il se mit au lit, totalement malheureux. On ne voyait pas de
meilleur parti que Yrsa, mais les rois prenaient du temps pour demander
sa main, la principale raison en étant qu'on ne tenait pas pour exclu que
Helgi vînt la chercher et se trouvât fort mécontent si elle avait été don­
née à un autre.

14. Le roi Aoils épouse Yrsa

Il y avait un roi appelé Aôils, puissant et cupide38 . Il gouvernait le

38. Il est intéressant de confronter les diverses versions de ce passage. Selon l' Ynglinga
saga de Snorri Sturluson (premier texte de sa Heimskringla), Aôils aurait enlevé Yrsa, fille
d'Ôlof. Helgi serait ensuite intervenu pour reprendre Yrsa à Aôils mais elle serait retournée
430 Sagas légendaires islandaises

Sviarîki et siégeait dans la forteresse d'Uppsalir39 . Il entendit parler de


cette femme, Yrsa, et équipa ensuite ses bateaux. Il alla trouver Ôlof et
Yrsa. Ôlof prépara un banquet en l'honneur du roi Aôils et le reçut avec
courtoisie et toutes sortes de raffinements. Il demanda de prendre pour
épouse la reine Yrsa.
Ôlof répond: « Tu as dû entendre parler de l'état de ses affaires, mais
nous ne ferons pas opposition à son mariage.»
On présente donc l'affaire à Yrsa. Elle dit ne pas trouver bon de chan­
ger - « car tu es un roi impopulaire.»
Cela se fü pourtant, qu'elle s'y soit opposée ou non, et Aôils s'en fut
avec elle, le roi Helgi ne fut pas mis au courant car Aôils estimait être le
plus important d'eux deux. Le roi Helgi ne fut au courant de cela qu'une
fois qu'ils furent arrivés en Svipj6ô. Le roi Aôils célébra magnifiquement
leurs noces.
Et alors, le roi Helgi apprit cela, il s'en trouva deux fois plus mal
qu'avant. Il dormait tout seul dans une dépendance. Ôlof sort maintenant
de la saga. Les choses se poursuivent de la sorte un moment.

15. Unefemme-elfe rend visite à Helgi

Une veille de fol*, on mentionne qu'alors que le roi Helgi était dans
son lit et qu'il faisait très mauvais temps dehors, quelqu'un vint au portail
et frappa assez faiblement. Il lui vint à l'esprit qu'il n'était pas digne d'un
roi de laisser dehors un être misérable et qu'il devait le secourir. Il alla
donc ouvrir les portes.
Il vit que c'était quelque chose de pauvre et dépenaillé. Cette chose
dit: « Tu as bien fait, roi», puis entra dans la dépendance.
Le roi dit: « Mets sur toi de la paille et une peau d'ours pour ne pas
avoir froid.»

chez Aôils lorsque l'inceste fut révélé. Dans Beowulf, Aôils figure sous le nom d'Eadgils;
c'est le neveu d'Onela (Ali), mari de la fille non nommée de Healfdene. Peu importent les
détails, au fond, nous voyons seulement que la tradition que reflète notre saga est
ancienne, diverse et riche.
39. Le Svfarîki est le royaume des Svfar, qui sont les anciens habitants de la Suède à
laquelle ils ont donné leur nom. On a aussi, un peu plus bas, Svîpjôd (riki = «royaume» ou
« état», pjoô = «peuple», «nation» si l'on veut). Uppsalir, qui est l'actuelle Uppsala, au
nord de Stockholm (laquelle n'existait pas à l'époque envisagée ici) a effectivement été la
capitale de la Suède; c'était un grand centre religieux également, il a pu y exister un
temple. Il y subsiste toute une série de tertres circulaires, au lieu-dit Vieil Uppsal (Gamla
Uppsala), où ont été enterrés des souverains anciens.
Saga de Hr6ifr kraki 431

La chose dit: « Donne-moi ton lit, roi, je veux coucher à côté de toi car
il y va de ma vie. »
Le roi dit: «Tu me répugnes, mais s'il en est comme tu le dis, couche
ici le long de la poutre de mon lit, tout habillée, je ne te ferai pas de mal. »
C'est ce qu'elle fit. Le roi se détourna d'elle. Une lumière brûlait dans
la pièce. Un moment ayànt passé, il jeta un coup d'œil sur elle par-dessus
son épaule. Il vit alors que reposait là une femme si belle qu'il ne pensait
pas en avoir jamais vu de plus avenante. Elle portait une robe de soie. Il se
tourna rapidement vers elle, fort gentiment.
Elle dit: «Maintenant, je veux m'en aller, tu m'as délivrée d'une grande
détresse car ceci était une malédiction jetée par ma belle-mère. J'ai rendu
visite à bien des rois mais aucun ne m'a acceptée à cause de mes disgrâces.
Je ne veux pas rester davantage ici.
- Non, dit le roi, il n'est pas question que tu t'en ailles si vite. Nous
n'allons pas nous quitter ainsi. On va arranger une noce en hâte car tu me
plais bien.
- Qu'il en soit comme vous voudrez, sire», dit-elle, et ils dormirent
ensemble cette nuit-là.
Le lendemain matin, elle prit la parole: «Tu as satisfait ton désir avec
moi, mais tu sauras que nous aurons un enfant. Fais comme je le dis, roi,
viens voir notre enfant l'hiver prochain à cette époque dans ton hangar à
bateaux, si tu ne le fais pas, tu le paieras. » Après cela, elle s'en alla.
Le roi Helgi se trouvait alors un peu plus heureux qu'avant. Le temps
passa et il ne prêta aucune attention à l'avertissement de la femme. Trois
hivers après, il se passa ceci: trois hommes chevauchèrent vers la même
maison où dormait le roi. C'était vers minuit. Ils portaient une petite fille
qu'ils déposèrent près de la maison.
La femme qui portait l'enfant prit la parole: «Tu sauras, roi, dit-elle,
que tes parents vont payer le fait que tu n'as prêté aucune attention à ce
que je t'offrais. Tu bénéficies de ce que tu m'as délivré de la malédiction,
et sache que cette petite fille s'appelle Skuld40 • C'est notre fille. »
Après cela, ces gens s'en allèrent. C'était une femme-elfe41 • Jamais
ensuite le roi ne la revit. Skuld grandit chez le roi, elle fut bientôt féroce
de tempérament.

40. Skuld signifie proprement «dette», ou encore «avenir»: tel est le nom d'une des
trois Nornes*. Il est évident que l'auteur évolue ici dans ce qu'il connaît de créatures fémi­
nines surnaturelles, comme on va le voir dans la note suivante.
41. On ne sait trop ce qu'étaient les elfes, en vérité dlfor (voir d/jr). Il a pu s'agir d'une
catégorie de déités inconnues d'autre part: certains textes eddiques les mettent en parallèle
avec les Ases et les Vanes qui sont les deux grandes familles divines. Il semble qu'à l'époque
qui nous concerne, ç'aient été des protectrices de la fertilité-fécondité. Elles apparaissaient
432 Sagas légendaires islandaises

On dit qu'un jour, le roi Helgi se prépara à quitter le pays dans l'inten­
tion d'oublier ses chagrins. Hr6lfr, son fils, resta. Le roi guerroya en
maints lieux et accomplit force exploits.

16. Aôils trahit le roi Helgi

Le roi Aôils siège à Uppsalir. Il avait douze berserkir qui défendaient


son pays contre tous les dangers et périls42. Le roi Helgi prépara son expé­
dition pour Uppsalir afin d'enlever Yrsa. Il débarqua. Le roi Aôils appre­
nant que le roi Helgi est arrivé au pays, il demande à la reine Yrsa
comment elle veut l'accueillir.
Elle dit: « Vois toi-même, mais tu sais déjà qu'il n'est pas d'homme
pour qui j'aie plus d'obligation que lui.»
Le roi Aôils trouva convenable de l'inviter à un banquet, il n'avait pas
l'intention de faire cela avec feintise. Le roi Helgi accepta, alla au banquet
avec cent vingt hommes, le plus grand nombre restant aux bateaux. Le roi
Aôils le reçut à bras ouverts. La reine Yrsa avait l'intention de réconcilier
les rois et elle fit tout ce qu'il convenait envers le roi Helgi.
Celui-ci se réjouit tellement de voir la reine qu'il laissa de côté tout le
reste. Il voulait lui parler tout le temps dont il disposerait et ils siégèrent
au banquet.
Il se fit que les berserkir du roi Aôils arrivèrent au pays. Dès qu'ils
furent arrivés, le roi Aôils alla les trouver de façon que personne ne fût

sous les espèces de très belles femmes qui s'associaient volontiers aux humains. Ce n'est
que par la suite qu'elles/ils seront dévalué(e)s pour devenir, comme en Norvège aujour­
d'hui, de petits bonshommes très actifs dans les contes populaires. Aux temps anciens, les
dlfar semblent avoir régenté surtout les facultés mentales. Ils ont joui d'un culte, chose
assez rare dans cette religion, mais c'est bien tout ce que nous savons d'eux!
42. Voici encore un thème obligé des sagas légendaires. Les berserkir (sing. berserkr),
ou «guerriers-fauves», étaient des champions qui devaient leur nom - dont l'étymologie
est discutée - ou bien au fait qu'ils combattaient sans protection (sur berr: «nu», et serkr:
«chemise»), ou bien qu'ils portaient une cotte de peau d'ours (berr- peut dériver de bjorn,
«l'ours»), seconde hypothèse qui me paraît préférable, surtout dans l'optique de la pré­
sente saga, étant donné qu'un poème scaldique célèbre établir une sorte de parallèle entre
berserkir et uljhednar, «pelisses de loups». Quoi qu'il en soit, le motif s'applique à des per­
sonnages qui, dans des circonstances érotiques, magiques, guerrières ou poétiques,
entraient en fureur (le latin jùror conviendrait mieux) et se rendaient alors capables de
prestations inouïes. Les berserkir figurent dans toutes sortes de contextes, pour obtenir la
possession d'une femme, battre un rival en duel, s'approprier une terre, etc. Le héros d'une
saga qui se respecte se doit de les découdre, car ils sont souvent passablement grotesques.
Que le motif ait eu des rapports avec la magie, cela semble très probable.
Saga de Hroifr kraki 433

au courant. Il leur ordonna de se rendre dans la forêt qui sépare la forte­


resse des bateaux du roi Helgi et de se porter à l'attaque de celui-ci lors­
qu'il irait à ses bateaux. «Je vais vous envoyer des renforts qui arriveront
derrière eux, de sorte qu'ils soient pris au piège parce que je veux main­
tenant faire en sorte que le roi Helgi ne puisse se dérober, car je com­
prends qu'il est épris de la reine au point que je ne veux pas me risquer à
ce qu'il entreprendra. »
Le roi Helgi est donc au banquet et on lui cache soigneusement cette
trahison, de même qu'à la reine. Celle-ci dit au roi Aôils qu'elle veut qu'il
fasse au roi Helgi de magnifiques présents, or et bijoux. Il le promet mais
en fait, se les destine à lui-même. Le roi Helgi s'en va, le roi Aôils l'ac­
compagne en chemin ainsi que la reine, les rois et la reine se quittent en
termes assez convenables.
Pas longtemps après que le roi Aôils eut fait demi-tour, le roi Helgi et
les siens s'aperçurent qu'il y aurait des hostilités et bataille éclata aussitôt.
Le roi Helgi se porta bravement de l'avant et combattit vaillamment, mais
en raison de la force supérieure qui se trouvait en face, le roi Helgi tomba
avec grand renom, ayant reçu de grandes blessures et nombreuses, une
partie des troupes du roi Aôils était arrivée par-derrière, si bien qu'ils
étaient pris entre le marteau et l'enclume. La reine Yrsa ne fut avertie
qu'une fois que le roi Helgi fut tombé et la bataille, terminée. Tomba là
avec Helgi toute la troupe qui était montée à terre, le reste échappa en
s'enfuyant jusqu'au Danemark. Et l'on achève ici le Dit du roi Helgi.

17. De la reine Yrsa

Le roi Aôils se vanta de sa victoire et estima s'être fort promu pour


avoir vaincu un roi aussi excellent et largement renommé que l'était
Helgi.
La reine Yrsa dit: « Il n'est pas si facile de se vanter tellement, bien
que tu aies trahi l'homme envers lequel j'avais le plus d'obligations et
que j'aimais le plus, et pour cette raison même, je ne serai jamais loyale
envers toi si tu t'en prends aux parents du roi Helgi. Tes berserkir, je vais
les faire périr dès que je le pourrai, s'il y a certains hommes qui sont assez
braves pour vouloir faire cela tant pc·ir moi que pour prouver leur
propre bravoure. »
Le roi Aôils lui demanda de ne pas le menacer non plus que ses ber­
serkir - « car cela ne te servira à rien. Je veux compenser la mort de ton
père par de magnifiques présents, de grandes richesses et des objets de
grand prix si tu veux bien les accepter».
434 Sagas légendaires islandaises

Cela apaisa la reine qui accepta du roi ces compensations. Pourtant,


elle fut ensuite de caractère désagréable et souvent, elle guettait l' occa­
sion de faire aux berserkir du mal et des déshonneurs. On ne trouva
jamais que la reine était vraiment heureuse ou de bonne humeur depuis
que le roi Helgi était mort, il y avait plus de désaccords dans la halle que
précédemment, et la reine ne voulait pas supporter le roi Aôils si elle
devait en décider.
Le roi Aôils estimait être devenu grandement renommé, et quiconque
était avec lui ou faisait partie de ses champions se tenait pour le plus
important des hommes. Le roi siège maintenant un moment dans son
royaume, pensant que personne ne lèverait le bouclier contre lui et les ber­
serkir. Le roi Aôils était un très grand sacrificateur et plein de sorcellerie43 .

43. Il est amusant que cette précision n'intervienne que maintenant! Lun des grands
rites de la religion nordique ancienne, avec le sejôr que nous avons vu plus haut ( voir la
note 8), était le blot* ou«sacrifice». Le célébrant immolait un animal, sans doute en l'hon­
neur d'un dieu, puis toute l'assemblée prenait part à un banquet sacrificiel ou blotveizla au
cours duquel on consommait la chair de la victime. Ce rite était destiné à invoquer les
ancêtres, les grands membres morts de la famille; sa finalité était de resserrer la commu­
nauté dans une société où la frontière entre vivants et morts n'était pas brutalement res­
sentie. Le roi était chargé de ce rite à l'intention de son «royaume»; dans le culte privé,
c'était le chef de famille qui tenait ce rôle. Quant à«sorcellerie», il rend le termeJjolkynngi
(«connaissant quantité de choses») dans le texte mais pourrait aussi bien se traduire par
«magie» ou par « science noire». Les deux notions qui interviennent donc à la fin de ce
chapitre sont clairement péjoratives sous la plume de l'auteur. Étant donné la date pro­
bable à laquelle il rédige sa saga, il est chrétien et s'adresse à des chrétiens. En fait, il se livre
à une sorte de reconstitution pseudo-historique!
Dit de Svipdagr

18. Svipdagr vient chez le roi Aifils

O n nomme un bondi, Svipr. Il habitait en Svî]:,joô, loin des autres


hommes. Il était riche de biens et avait été un très grand champion,
il n'était pas en toutes choses conforme à ce que l'on voyait et il savait
maintes choses. Il avait trois fils qui sont mentionnés ici. L:un s'appelait
Svipdagr, le second, Beigaôr, le troisième Hvîtserkr44. Ce dernier était le
plus âgé. C'étaient tous des hommes de grande importance, forts et ave­
nants de visage.
Quand Svipdagr fut âgé de dix-huit hivers, il dit, un jour, à son père:
« Sinistre est notre vie ici dans les montagnes, avec des vallées et des
régions inhabitées, sans jamais aller chez d'autres gens, ni en voir venir
chez nous. Ce serait plus avisé d'aller trouver le roi Aôils, de nous joindre
à sa compagnie et à ses champions, s'il voulait nous accepter.»
Le vieux Svipr répond: « Cela ne me semble pas judicieux, car le roi
Aôils est un homme cruel et insincère, même s'il paraît agir bellement. Ses
hommes sont pleins d'envie quoique très importants pour leur part, mais
certes, le roi Aôils est un homme puissant et renommé.»
Svipdagr dit: « Il faut risquer si l'on doit acquérir du renom et on ne
peut savoir, avant d'avoir essayé, vers où la chance tournera; assurément,
je ne veux plus rester ici quoi qu'il y ait en attente.»
Et comme il était résolu à cela, son père lui remit une grande hache,
belle et acérée.
Il dit alors à son fils: « Ne sois pas envieux d'autrui, ne te conduis pas
avec arrogance, car cela est mauvais pour la réputation, mais défends-toi si

44. Une fois de plus, il faut prendre garde à l'onomastique. Svipdagr compte parmi les
noms donnés à Ôôinn, dieu dont, de toute manière, il présence bien des traies. Voyez aussi
Hrani. Beigaôr est le nom d'un verrat ou d'un sanglier mâle dans le Livre de la colonisation
de l'Islande. Les noms zoophores ne manquent pas dans notre saga. Quant à Hvitserkr, lit­
téralement «Chemise blanche», c'est aussi le nom de l'un des fils de Ragnarr aux braies
velues, grand héros «viking» (voir plus haut p. 188).
436 Sagas légendaires islandaises

l'on t'attaque, car il est généreux de ne pas se vanter, mais d'accomplir


grand exploit si tu es mis à l'épreuve.»
Il lui remit une armure de choix et un bon cheval.
Svipdagr s'en alla et, le soir, il arriva à la forteresse du roi Aôils. Il vit
qu'il y avait des jeux45 . Alors que Svipdagr arrivait dehors devant la halle,
le roi Aôils était assis sur un grand siège d'or, ses berserkir à côté de lui.
Quand Svipdagr arriva à la palissade, la porte de la forteresse était fermée
parce qu'il fallait demander la permission avant de pénétrer, c'était la cou­
tume. Svipdagr n'en eut cure, il fractura aussitôt le portail et pénétra dans
la cour en chevauchant.
Le roi dit: « Cet homme se conduit imprudemment, on n'a jamais
encore tenté cela. Il se peut que ce soit un homme de grande puissance
qui ne se soucie pas d'être mis à l'épreuve.»
Les berserkir se mirent tout de suite à froncer fort les sourcils, il leur
parut qu'il se comportait avec arrogance. Svipdagr se présenta devant le
roi et le salua bien. Il s'y entendait fort bien. Le roi Aôils demanda qui il
était. Svipdagr se nomma. Le roi le reconnut aussitôt et tout le monde
pensa qu'il devait être un très grand champion et un homme d'impor­
tance. Le jeu se poursuivit néanmoins. Svipdagr s'assit sur une bûche et
regarda le jeu. Les berserkir lui faisaient des regards menaçants et ils dirent
au roi que maintenant, ils voulaient le mettre à l'épreuve.
Le roi dit: «Je crois que ce n'est pas un homme de petite valeur, mais je
trouverais bon que vous le mettiez à l'épreuve et voyiez s'il est tel qu'il en
a l'air.»
Puis les gens pénétrèrent dans la halle. Les berserkir allèrent trouver
Svipdagr et demandèrent s'il était un champion pour se comporter avec
tant d'arrogance. Il dit qu'il était semblable à n'importe lequel d'entre
eux. À ces mots, leur courroux s'accrut ainsi que leur ardeur mais le roi
leur ordonna de rester tranquilles ce soir-là.
Les berserkir fronçaient les sourcils et beuglaient très haut; ils dirent à
Svipdagr: « Oses-tu te battre contre nous? Tu auras besoin alors de davan­
tage que de grands mots et façons méprisantes. Nous voulons voir de
quelle force tu es.»
Il dit: « Je veux bien me battre, mais contre un seul à la fois. On saura
alors s'il y en aura plus pour vouloir prendre leur tour.»
Le roi trouva très bien qu'ils fassent cette épreuve entre eux.
La reine Yrsa dit: « Cet homme est le bienvenu ici.»
Les berserkir lui répondirent: « Nous savions déjà que tu veux nous

45. Cette culture a été très friande de jeux de toutes sortes. Ici, il s' agirait plutôt de jeux
physiques, lutte, saut ou autres épreuves de force.
Saga de Hrôlfr kraki 437

voir tous en Hel, mais nous sommes assez forts pour ne pas tomber
devant de simples paroles ou de la mauvaise volonté. »
La reine dit qu'il n'y avait rien de mal à ce que le roi veuille éprouver
quelles étaient ses capacités - « alors qu'il s'agit de vous et qu'il a une telle
confiance en vous. »
Le berserkr qui était leur chef dit à la reine: «Je vais te calmer et brider
ton arrogance de telle façon que nous soyons sans peur devant lui.»

19. De Svipdagr et des berserkir

Le lendemain matin, un rude duel46 eut lieu là. Les grands coups ne
manquèrent pas. Tout le monde voyait que le nouveau venu s'entendait à
faire mordre son épée avec grande force, et le berserkr recula devant lui,
Svipdagr le tua là. Aussitôt un second voulut le tuer et venger son cama­
rade, il subit le même sort. Et Svipdagr ne s'arrêta pas avant d'en avoir
occis quatre.
Alors, le roi Aôils dit: «Tu m'as fait grand tort et tu vas le payer. » Et il
ordonna à ses hommes de se lever et de le tuer.
D'autre part, la reine se procura des troupes et voulut l'assister, disant
au roi que l'on pouvait voir que Svipdagr était bien plus excellent que tous
les berserkir. La reine parvint à instaurer trêve entre eux, tout le monde
trouva que Svipdagr était un héros. Il siégea donc sur le banc d'en face du
roi, sur le conseil de la reine Yrsa.
La nuit étant venue, il regarda autour de lui et il estima en avoir fait
trop peu contre les berserkir, il voulut les inciter à une rencontre, il pen­
sait vraisemblable que, s'ils le voyaient tout seul, ils se tourneraient contre
lui. Et cela se passa comme il le pensait, car ils se battirent aussitôt.
Le roi survint alors qu'ils s'étaient battus un moment, et il les sépara.
Après cela, le roi mit les berserkir hors-la-loi - ceux qui restaient - parce
qu'à eux tous, ils ne vainquaient pas un seul homme. Il dit qu'il ne savait
pas qu'ils fussent tellement minables, eux qui n'étaient arrogants qu'en
paroles. Il fallut qu'ils s'en aillent et ils menacèrent de venir ravager le
royaume du roi Aôils. Le roi déclara n'avoir cure de leurs menaces et dit
que ces chiennes n'avaient aucun courage. Ils s'en allèrent donc, honteux
et déshonorés. Pourtant, c'était le roi qu; les avait d'abord excités, en fait,
à l'attaquer et le tuer quand ils le verraient sortir seul de la halle, se ven­
geant ainsi à l'insu de la reine. Svipdagr en avait tout de même tué un
lorsque le roi était venu les séparer.

46. Voir holmganga*.


438 Sagas légendaires islandaises

Le roi Aôils demanda à Svipdagr de ne pas le seconder moins qu'aupa­


ravant quand c'étaient tous les berserkir qui l'assistaient - «d'autant plus
que la reine veut que tu prennes leur place. » Svipdagr resta là quelque temps.

20. Des faits de guerre des berserkir

Quelque temps après, on dit nouvelles de guerre au roi: les berserkir


s'étaient procuré une grande troupe et ils ravageaient son pays. Le roi Aôils
demanda alors à Svipdagr de se porter contre les berserkir, disant que c'était
son devoir et qu'il lui fournirait une troupe aussi grande qu'il en aurait
besoin. Svipdagr ne tenait pas à être chef de cette armée, mais il voulait aller
avec le roi là où il le voudrait. Le roi tenait à toute fin à ce qu'il soit chef
Svipdagr dit: «Alors, je veux recevoir de vous la vie de douze hommes
quand je le voudrai. »
Le roi dit: «Je veux te l'accorder. »
Après cela, Svipdagr partit pour la bataille, mais le roi resta chez lui. Il
avait une grande troupe. Il fit faire des chausse-trapes et les fit jeter au sol
à l'endroit marqué pour la bataille et il prépara d'autres stratagèmes47 .
Éclata là rude bataille et combat, la troupe des vikings recula fort, ils reti­
rèrent grand mal des chausse-trapes. Fut tué là un berserkr ainsi que
quantité de membres de la troupe, les survivants s'enfuirent jusqu'aux
bateaux et s'en allèrent.
Svipdagr revint chez le roi Aôils en se vantant de sa victoire. Le roi
Aôils le remercia bien de sa bravoure et de sa défense du pays.
La reine Yrsa dit: «Assurément, ce siège est mieux occupé par un brave
comme l'est Svipdagr que par tes berserkir. »
Le roi en convint. Les berserkir qui en avaient réchappé recommen­
cent à rassembler des troupes et ravagent de nouveau le royaume du roi
Aôils. Et le roi recommence à inciter Svipdagr à aller leur faire face, disant

47. Ce passage est passionnant et rarissime; il dénote la culture de l'auteur, car ces
façons de procéder n'ont rien de scandinave, surtout à l'époque où sont censés se produire
les événements en question. On appelle chausse-trape, selon le Grand Robert, « un engin
de guerre formé d'une pièce de fer à quatre pointes et servant à interrompre le passage de
la cavalerie». Cavalerie à part - les Nordiques ne connaissaient pas cette disposition - il se
peut que l'usage de chausse-trape ait existé. On remarquera d'autre part - et là, nous
sommes en territoire beaucoup moins« exotique» - que l'usage était de délimiter le champ
de bataille. Enfin, il n'est pas fortuit que Svipdagr, qui a bien des traits du dieu Ôôinn, ait
prodigué les« stratagèmes». Le dieu est à tort réputé divinité de la guerre, il est en fait celui
qui décide de la victoire, Sigtyr; il ne combat jamais personnellement mais il s'entend à
inventer toutes sortes de «stratagèmes», en effet.
Saga de Hr6lfr kraki 439

qu'il lui fournirait une belle troupe. Svipdagr se rend à la bataille et il a


maintenant une armée plus petite d'un tiers que celle des berserkir. Le roi
Aôils promet de venir à sa rencontre avec sa hirô*. Svipdagr avait de nou­
veau réagi encore plus vite que les berserkir ne le pensaient. La rencontre
a donc lieu, et rude bataille éclate. Le roi Aôils a rassemblé une troupe et
a l'intention d'attaquer les berserkir par-derrière.

21. Svipdagr abat les berserkir

Il faut revenir à présent au vieux Svipr. Il s'éveilla, à un moment, de


son sommeil, soupira profondément et dit à ses fils: « Il semble q11e Svip­
dagr, votre frère, ait besoin d'assistance, car il livre bataille non loin d'ici
et il a affaire à une grande différence de nombre; il a perdu l'un de ses
yeux48 et a maintes autres blessures, mais il a abattu trois berserkir - seu­
lement, il en reste trois.»
Les frères réagirent promptement et s'armèrent, puis se rendirent à
l'endroit où avait lieu la bataille; les vikings avaient une troupe deux fois
plus nombreuse. Svipdagr s'était fort démené, mais il était très blessé et il
avait perdu un œil. Ses troupes étaient mortes en masse et le roi ne venait
pas lui prêter secours. Lorsque ses frères arrivèrent à la bataille, ils s'avan­
cèrent bien et parvinrent là où se trouvaient les berserkir. Leurs démêlés se
passèrent de telle sorte que les berserkir périrent tous devant les frères.
Lhécatombe se mit dans les rangs des vikings et ceux qui acceptèrent de
vivre jurèrent allégeance aux frères.
Après cela, ils allèrent trouver le roi Aôils et lui dirent ces événements.
Le roi les remercia bien de ce haut fait. Svipdagr avait reçu deux blessures
aux bras. Il avait une grande blessure à la tête et resta borgne toute sa vie.
Il resta allongé un moment, blessé, la reine le guérit.
Quand il eut recouvré la santé, il dit au roi qu'il voulait s'en aller de là.
«Je veux aller trouver chez lui le roi qui nous fera plus d'honneur que toi,
roi. Tu as mal récompensé la défense que j'ai faite de ton pays et une vic­
toire comme celle que nous avons remportée pour toi.»
Le roi Aôils lui demanda de rester chez lui et dit qu'il ferait beaucoup
de bien à ses frères, déclarant qu'il n'estimait personne plus qu'eux.

48. De la sorte, Svipdagr porte nombre de traits odiniques, ressemble très fort à Ôôinn,
qui a également perdu l'un de ses yeux: il l'a mis en gage dans la source (ou le puits) du
géant Mîmir (dont le nom signifie« mémoire») afin d'acquérir le savoir des grands secrets
ésotériques. Il est vrai que l' Ynglinga saga de Snorri Sturluson connaît aussi un roi de
Suède nommé Svipdagr ]'Aveugle, sans expliquer ce surnom.
440 Sagas légendaires islandaises

Svipdagr ne voulut rien d'autre que de s'en aller, surtout parce que le roi
Aôils n'était pas venu à la bataille avant qu'elle ne soit terminée parce
qu'il n'était pas sûr de celui qui remporterait la victoire, de Svipdagr ou
des berserkir: le roi était dans une forêt et avait regardé de là leurs démê­
lés, il était en mesure de venir quand il l'aurait voulu, mais en vérité, il
estimait qu'il n'importait pas que Svipdagr subît une défaite et mordît la
poussière.

22. Svipdagr sefait homme du roi Hrolft

Les frères se préparèrent à partir et il ne servit à rien de les en empê­


cher. Le roi Aôils demanda où ils avaient l'intention d'aller.
Ils dirent n'avoir pas encore fait de plan - « mais nous allons nous sépa­
rer maintenant. Je veux connaître les coutumes d'autres hommes et rois et
ne pas vieillir ici en Svfpj6d. »
Ils allèrent à leurs chevaux et remercièrent bien la reine de l'honneur
qu'elle avait fait à Svipdagr, puis montèrent en selle et chevauchèrent jus­
qu'à ce qu'ils arrivent chez leur père; ils lui demandèrent de décider de ce
qu'il fallait entreprendre - « et vers où devons-nous nous tourner?»
Il déclara que le plus grand renom était d'être chez le roi Hr6lfr et ses
champions au Danemark - « là, vous aurez la plus belle chance d'obtenir
quelque renom en épanchant votre arrogance, car j'ai entendu dire qu'en
vérité, sont venus là les plus grands champions des pays du Nord.
- Comment est-il?» dit Svipdagr.
Son père dit: « Ce que l'on me dit du roi Hr6lfr, c'est qu'il est géné­
reux et libéral, fidèle et attentif envers ses amis, de sorte qu'il n'a pas son
égal. Il n'épargne ni son or ni ses trésors auprès de tous ceux qui en ont
besoin. Il est de petite apparence, mais grand une fois mis à l'épreuve et
difficile, le plus beau des hommes, exigeant envers les iniques, mais doux
et débonnaire avec les pauvres et tous ceux qui ne le contestent pas, c'est
le plus humble des hommes si bien qu'il répond aussi aimablement aux
pauvres qu'aux riches. C'est un homme d'une telle excellence que son
nom ne sera pas oublié tant que le monde sera habité. Il a aussi obtenu
tribut de tous les rois qui sont dans son voisinage car ils veulent tous le
servir volontiers49 . »

49. Les portraits détaillés comme celui-ci ne sont pas la norme dans les sagas. En
revanche, ils sont légion dans les vies de saints - qui ont été traduites en grand nombre en
islandais ancien. Il faut voir dans ces lignes-ci une influence directe de l'hagiographie
médiévale.
Saga de Hrôifr kraki 441

Svipdagr dit: « Tu pourras dire que je suis décidé à aller trouver le roi
Hr6lfr ainsi que nous tous, les frères, s'il veut nous accepter.»
Le bondi Svipr dit: «À vous de décider de vos expéditions et de votre
conduite, mais je trouverais mieux que vous restiez ici chez moi.»
Ils déclarèrent qu'il ne servirait à rien de chercher cela.
Puis ils souhaitèrent ·bonne vie à leur père et à leur mère, et ils s'en
furent jusqu'à ce qu'ils trouvent le roi Hr6lfr. Svipdagr alla aussitôt se pré­
senter au roi et le salua. Le roi demanda qui il était. Svipdagr lui dit son
nom ainsi que celui d'eux tous et déclara avoir été chez le roi Aôils un
moment.
Le roi Hr6lfr dit: « Pourquoi es-tu venu ici, car il n'y a pas grande ami­
tié entre Aôils et nos hommes?»
Svipdagr dit: «Je le sais, sire. Pourtant, je veux chercher à me faire
votre homme s'il est possible, ainsi que nous tous, les frères, quoique vous
trouverez que nous ne sommes pas de grande importance.»
Le roi dit: « Il n'était pas dans mes intentions de me faire des amis des
hommes du roi Aôils. Mais puisque vous êtes venus me trouver, je vous
recevrai car je pense que celui-là aura la meilleure part qui ne vous écon­
duira pas, et je vois que vous êtes de valeureux gaillards50 . J'ai entendu
dire que vous avez acquis grande renommée en tuant les berserkir du roi
Aôils et en accomplissant maint autre haut fait.
- Que m'assignes-tu comme siège?» dit Svipdagr.
Le roi dit: «Asseyez-vous près de l'homme appelé Bjâlki mais laissez de
la place pour douze hommes vers le fond. »
Svipdagr avait promis au roi Aôils de venir le trouver avant de s'en
aller. Les frères se rendirent à la place que le roi leur avait indiquée. Svip­
dagr demanda à Bjâlki pourquoi ces places vers le fond devaient rester
vides. Bjâlki dit que s'asseyaient là les berserkir du roi lorsqu'ils revenaient
à la maison. Ils étaient alors en expédition guerrière.
Il y avait une fille du roi Hr6lfr qui s'appelait Skûr, et une autre, Drifa.
Drifa était chez le roi, c'était la plus courtoise des femmes. Elle se com­
porta bien envers les frères et leur rendit la vie agréable.
Cela continua ainsi pendant l'été, jusqu'à ce que les berserkir revien­
nent en automne dans la garde du roi. Selon leur coutume, ils se présen­
tèrent à chaque homme lorsqu'ils entrèrent dans la halle, et celui qui les

50. Le texte porte ici le mot garpr* qui aurait plutôt des connotations péjoratives. li
répondrait à notre «fier-à-bras» et c'est d'ailleurs ainsi que Halldôr Laxness, dans un livre
satirique intitulé La Saga des fiers-à-bras (trad. Régis Boyer, Anacharsis, Toulouse, 2011 ),
présente ce genre de «héros». Il ne semble pas, toutefois, que la présente saga retienne
cette acception.
442 Sagas légendaires islandaises

commandait demanda si celui qui se trouvait devant lui se tenait pour son
égal. Les gens cherchaient diverses répliques qui leur paraissaient le mieux
convenir, on pouvait tout de même entendre aux propos de chacun qu'il
estimait s'en falloir de beaucoup qu'il fût son égal.
Il s'avança devant Svipdagr et demanda s'il s'estimait aussi vaillant.
Svipdagr se leva d'un bond, brandit son épée et déclara qu'en aucun cas il
n'était moins vaillant que lui.
Le berserkr dit: « Alors, frappe mon casque.»
C'est ce que fo Svipdagr, et l'épée ne mordit pas, puis ils voulurent se
battre.
Le roi Hrôlfr s'interposa, leur dit que cela n'était pas permis et qu'ils
devaient être appelés égaux désormais - « et vous êtes tous deux mes
amis.»
Après cela, ils se réconcilièrent, ils étaient toujours du même avis, ils se
rendirent en expéditions guerrières et remportèrent la victoire, où qu'ils
arrivent.
Le roi Hrôlfr envoya des hommes en Svfpjôd, trouver la reine Yrsa, sa
mère, lui demandant de lui envoyer le bien qu'avait possédé le roi Helgi,
son père, et que le roi Aôils avait accaparé lorsque le roi Helgi avait été
tué.
Yrsa dit que cela convenait si elle pouvait l'effectuer, à supposer que ce
lui fût possible - « mais si tu cherches toi-même ce bien, mon fils, je te
serai fidèle en mes conseils, mais le roi Aôils est si cupide qu'il n'a jamais
cure de la façon dont il a acquis ce bien», et elle demanda de dire cela au
roi Hrôlfr et lui envoya en même temps des cadeaux honorables.

23. Hr6/fr impose sa loi au roi Hjorvarôr

Le roi Hrôlfr était en expédition guerrière et ce fut la raison pour


laquelle il tarda à aller trouver le roi Aôils. Il se constitua une grande force
et tous les rois qu'il rencontra, ils les rendit tributaires, la cause principale
en était que tous les plus grands champions voulaient être avec lui et ne
servir aucun autre, car il était beaucoup plus généreux de son bien que les
autres rois.
Il établit sa capitale à l'endroit qui s'appelle Hleiôargarôr51 . C'est au
Danemark, il y a une grande forteresse et forte, il y avait là plus de magni-

51. C'est donc l'actuelle Lejre qui fut certainement la capitale ou, en tout cas, le haut­
lieu cultuel du Danemark. Le lieu existe toujours, il est mentionné dans bon nombre de
nos sources.
Saga de Hrolfr kraki 443

ficence et de pompe qu'en tout autre lieu de munificence dont on ait


jamais entendu parler.
Il y avait un puissant roi qui s'appelait Hjorvarôr52. Il épousa Skuld,
fille du roi Helgi et sœur du roi Hrolfr. Cela se fit sur le conseil du roi
Aôils, de la reine Yrsa et de Hrolfr, frère de Skuld.
Un jour, le roi Hrolfr invita le roi Hjorvarôr, son beau-frère, à un ban­
quet. Alors qu'il était à ce banquet, il se trouva que les rois étaient dehors
et que Hrolfr détacha la ceinture de ses braies et, ce faisant, remit au roi
Hjorvarôr son épée en attendant.
Quand le roi Hrolfr eut remis la ceinture de ses braies, il reprit son
épée et dit au roi Hjorvarôr: « Nous savons tous les deux, dit-il, que l'on
dit depuis longtemps que celui qui tient l'épée d'un autre lorsqu'il défait
la ceinture de ses braies lui sera toujours subordonné. Donc, tu seras mon
subordonné et supporteras cela aussi bien que les autres. »
Hjorvarôr en fut excessivement fâché mais il fut obligé de s'en tenir là,
il s'en fut chez lui très mécontent de son lot, versa pourtant le tribut au roi
Hrolfr tout comme ses autres subordonnés qui avaient à faire preuve
d'obéissance.
Et le Dit de Svipdagr se termine ici.

52. C'est sans doute le Heoroweard de Beowulf, fils de Heorogar et cousin de Hropulf.
Dans le poème anglo-saxon, Heoroweard prétend au trône, ce qui fait de lui l'ennemi de
Hropulf. Cet élément est absent de notre saga.
Dit de Bo<3varr

24. Du roi Hringr

I l faut dire maintenant qu'au nord, en Norvège, le roi qui s'appelait


Hringr régnait sur les Uppdalir53. Il avait un fils qui s'appelait Bjorn54.
On dit que la reine mourut et que cela fut tenu pour une grande perte par
le roi et beaucoup d'autres. Les gens du pays et ses conseillers lui deman­
dèrent de se remarier et il se fit qu'il envoya des hommes dans le sud du
pays pour demander une femme. Mais un vent violent et de grandes tem­
pêtes se levèrent contre eux, ils durent faire faire demi-tour à leurs bateaux
et coururent sous le vent. Il arriva alors qu'ils furent poussés par le vent
jusqu'au nord en Finnmark55 et ils y passèrent l'hiver.
Un jour, ils montèrent à terre et arrivèrent à une maison. Y étaient
assises, à l'intérieur, deux femmes, avenantes de visage. Elles leur firent bel
accueil et demandèrent d'où ils venaient. Ils dirent tout de leur expédition
et quel était l'objet de leur voyage. Ils demandèrent quelles femmes elles
étaient et pour quelle raison elles étaient arrivées là, solitaires et si loin des
autres gens, belles femmes et superbes comme elles étaient.
La plus vieille dit: « Toute chose a sa cause, garçons, nous sommes ici
pour la raison qu'un puissant roi a demandé en mariage ma fille, mais elle
ne voulait pas l'épouser, et il lui a promis de lui faire la vie dure, aussi l'ai­
je emmenée ici en secret pendant que son père n'est pas revenu à la mai­
son car il est en expédition guerrière.»
Ils demandèrent qui était son père.

53. Uppdalirsignifie «pays hauts», «vallées hautes», si l'on veut. Plusieurs régions de
Norvège peuvent répondre à cette dénomination
54. Cette culture est riche de prénoms zoophores. Mais ici, il n'est certainement pas
fortuit que bjorn signifie «ours».
55. Par Finnmark («Territoire des Finnar»), il faut entendre ici la Laponie d'aujour­
d'hui: les Finnar (sing. Finnr) sont sans doute les ancêtres des Sâmes (Lapons) actuels.
Pour diverses raisons, les Finnar étaient tenus pour de grands magiciens ou sorciers, au
point que le substantif commun finnr est souvent synonyme de «sorcier».
446 Sagas légendaires islandaises

Sa mère dit: «C'est la fille du roi des Finnar. »


Ils demandèrent comment elles s'appelaient.
La plus vieille dit: «Je m'appelle Ingibjorg, et ma fille s'appelle Hvit; je
suis la concubine du roi des Finnar. »
Il y avait une jeune fille pour les servir. Les hommes du roi les regar­
daient d'un bon œil et ils décidèrent de voir si Hvft voulait venir avec eux
et se marier avec le roi Hringr. Lui présenta cette affaire celui qui était
chargé de mission par le roi. Elle mit du temps à répondre, et s'en remit à
sa mère.
«C'est comme on dit, à quelque chose malheur est bon, dit sa mère, je
trouve mauvais que l'on ne requière pas la permission de son père là-dessus,
mais tout de même, on se risquera à cela si elle est peu ou prou d'accord.»
Après cela, elle se prépara à faire le voyage avec eux. Puis ils allèrent
leur chemin et trouvèrent le roi Hringr, et aussitôt, les messagers s'enqui­
rent pour savoir si le roi voudrait épouser cette femme ou si elle repartirait
par le même chemin. La belle plut bien au roi et il célébra tout de suite ses
noces avec elle. Il n'eut cure qu'elle ne fût pas riche. Le roi était assez
avancé en âge et cela apparut bientôt au comportement de la reine.

25. La reine Hvît sëprend de Bjorn

Un homme avait sa demeure à peu de distance du roi. Il avait une


femme, et une fille qui s'appelait Bera56. Elle était dans son jeune âge et de
visage avenant. Bjorn, le fils du roi, et Bera, la fille du bôndi, jouaient
ensemble, et ils se plaisaient bien. Le bôndi était riche de biens, il était allé
longtemps dans son jeune âge en expéditions guerrières et c'était un très
grand champion. Bera et Bjorn s'aimaient beaucoup et ils se rencontraient
toujours.
Le temps passa de sorte qu'il ne se produisit rien. Bjorn, le fils de roi,
prospéra beaucoup, et il devint à la fois grand et fort. Il était bien élevé et
accompli dans tous les exercices physiques. Le roi Hringr était longtemps
hors du pays, en expéditions guerrières; Hvft restait à la maison et gou­
vernait le pays. Elle n'était pas populaire auprès du tout-venant, mais pour
Bjorn, elle était très aimable mais cela ne lui plaisait pas beaucoup.
Une fois que le roi revint à la maison, la reine lui dit que Bjorn, son
fils, <levait rester à la maison avec elle et l'aider à gouverner le pays. Le roi
trouva cela judicieux. La reine devint alors impérieuse et fière. Le roi dit à
son fils, Bjorn, de rester à la maison et de prendre soin du pays avec la

56. Berasignifie «ourse». On voir donc que la thématique vas'étoffant.


Saga de Hroffr kraki 447
reine. Bjéirn dit qu'il n'y tenait guère et que la reine ne lui plaisait pas du
tout. Le roi dit qu'il devait rester. Puis il quitta le pays avec une très
grande troupe.
Bjéirn s'en fut à la maison après cette conversation avec son père, cha­
cun des deux partis gardant sa propre idée. Il se rendit à son lit, plutôt
revêche et rouge comme sang. La reine alla s'entretenir avec lui, elle vou­
lait le réjouir et parla de devenir son amie. Il la pria de s'en aller. C'est ce
qu'elle fit pour cette fois. Elle venait souvent lui parler tout de même,
disant que l'occasion était belle qu'ils partagent le même lit tandis que le
roi était parti, et elle déclarait bien meilleure leur cohabitation que celle
qu'elle avait avec un homme aussi vieux que l'était le roi Hringr. Bjéirn
prit très mal ces propos et lui administra une grande gifle, lui ordonnant
de s'en aller - et il la repoussa.
Elle déclara ne pas avoir coutume d'être repoussée ou battue - « et tu
trouves meilleur, Bjéirn, d'étreindre une fille de bondi; c'est une chose
digne de toi comme on peut s'y attendre, c'est plus déshonorant que de
jouir de mon amour et de ma tendresse; il ne serait pas surprenant que
quelque chose vienne s'opposer à ton obstination et à ta bêtise. »
Elle le frappa avec un gant de peau de loup57, disant qu'il devienne un
ours des cavernes féroce et sauvage - « et tu ne jouiras pas d'autre nourri­
ture que le bétail de ton père. Tu vas le tuer pour te nourrir plus qu'on n'a
jamais vu cela, et jamais tu ne sortiras de ce charme58 que je te jette, et
cette admonestation sera pire que tout pour toi. »

26. De Bjorn et de Bera et du meurtre de Bjorn

Après cela, Bjéirn disparut, personne ne sut ce qu'il était advenu de lui.
Comme on ne le trouvait pas, on se mit à le chercher et on ne le trouva
nulle part, comme il était vraisemblable. Il faut dire de cela que le bétail
du roi est abattu en grand nombre et que c'était un ours gris, à la fois
grand et cruel, qui s'en prenait à lui.
Un soir, il se fit que la fille du bondi, Bera, vit cet ours cruel. Bjéirn alla
à elle et se comporta très gentiment envers elle. En cet ours, elle pensa

57. Les gants faits de peau de bêtes avaient un pouvoir magique; la magicienne de la
Saga d'Eirikr le Rouge porte des gants de peau de chat, par exemple.
58. Le texte porte ici le terme dlog, qui renvoie à «charme» (au sens très fort du latin
carmen), «imprécation». La reine jette littéralement un sort à Bjorn, le voici i dlogum,
«sous le charme», si l'on peut dire. Lusage est fréquent tant dans les sagas légendaires
qu'ensuite, dans les contes populaires islandais.
418 Sagas légendaires islandaises

reconnaître les yeux59 de Bjéirn, le fils du roi, et elle ne chercha guère à


s'échapper. L'animal la quitta alors, et elle le suivit jusqu'à ce qu'il arrive à
une caverne. Et comme elle y entrait, il y eut devant elle un homme qui
salua Bera la fille du bondi. Elle reconnut Bjéirn Hringsson, ce furent de
joyeuses retrouvailles. Ils restèrent dans la caverne un moment car elle ne
voulait pas le quitter tant qu'elle en avait le choix. Il lui déclara qu'il ne
convenait pas qu'elle reste là auprès de lui car il était animal pendant le
jour et homme pendant la nuit60 .
Le roi Hringr revint alors d'expéditions guerrières, on lui dit quels évé­
nements se sont produits tandis qu'il était parti, la disparition de Bjéirn,
son fils, et aussi cette grande bête qui était venue au pays et qui attaquait
surtout le bétail du roi. La reine excitait ferme à faire tuer l'animal, mais
on différa pour un temps. Le roi ne s'exprima guère là-dessus, il trouvait
la situation étrange.
Une nuit que Bera et Bjéirn le fils du roi étaient dans le même lit,
Bjéirn prit la parole et dit: «Je soupçonne que le jour de ma mort sera
demain, ils vont me chasser et d'ailleurs, je ne trouve pas amusant de vivre
à cause du mauvais sort qui pèse sur moi, mon seul plaisir se trouve là où
tu es, mais il va cesser aussi. Je vais te donner l'anneau qui est sous mon
bras gauche. Tu verras demain la troupe qui m'attaque et quand je serai
mort, va trouver le roi, demande-lui de te donner ce qui se trouve sous
l'épaule de l'animal, du côté gauche, il te l'accordera. La reine aura des
soupçons sur ton compte lorsque tu voudras t'en aller, elle te donnera à
manger de la viande de l'animal, mais tu ne devras pas en manger, car tu
es enceinte, comme tu le sais, et tu mettras au monde trois garçons qui
sont à nous, et si tu manges de la viande de l'animal, cela se verra car cette
reine est un très grand troll*. Ensuite, va-t'en chez toi voir ton père, et
c'est là que tu mettras au monde les garçons. L'un sera toutefois le pire
pour toi. Et si tu ne peux les élever à la maison en raison de cette malé­
diction et de leurs façons bizarres, emmène-les et apporte-les ici à la
caverne. Là, tu verras un coffre à trois fonds. Les runes* qui sont gravées
dessus te diront ce qui reviendra à chacun d'eux. Il y a trois armes dans le
roc, chacun aura celle qui lui est destinée. Le premier-né de nos enfants

59. Il y a deux explications au fait qu'un animal ait des yeux humains: ou bien c'est un
être humain frappé d'un charme, ou bien c'est un mort qui possède l'animal en question.
Sans aller jusqu'à parler de totémisme (encore que cela ne soit pas absolument à rejeter), il
est clair que notre saga est littéralement obsédée de ce type d'images et de représentations.
60. Voici donc le thème populaire de l'homme-ours, mannbjorn, parallèle à celui, éga­
lement bien attesté, du «loup du soir» ou kveldulft encore appelé par une sorte de redon­
dance que nous retrouverons ici, vargulfr, où le mot «loup» intervient deux fois puisque
les deux composants ont cc sens. C'est, bien entendu, notre loup-garou.
Saga de Hrolfr kraki 449

s'appellera Porir, le deuxième, Elg-Froôi61 , le troisième, Bi:iôvarr, et j::


pense très probable que ce ne seront pas des hommes insignifiants et que
leurs noms vivront longtemps.»
Il lui prédit maintes choses, puis la forme d'ours se coula sur lui, cet
ours sortit et elle le suivit, en regardant alentour, et elle vit venir une
grande troupe s'avançant devant l'escarpement de la montagne, avec des
chiens nombreux et de grande taille par-devant. Lours s'avança de la
caverne en courant et suivit le flanc de la montagne. Les chiens et les
hommes du roi vinrent sur lui, et il fut difficile à vaincre. Il mutila beau­
coup d'hommes avant d'être attrapé et il tua tous les chiens. On en vint
au point qu'ils formèrent cercle autour de lui, il alla et vint à l'intérieur
et vit quelle était la situation, savoir, qu'il ne pourrait s'échapper. Il se
tourna alors vers l'endroit où se tenait le roi, s'empara de l'homme qui se
trouvait tout près et le mit tout vif en pièces. Il était tellement épuisé
alors qu'il se jeta à plat ventre à terre. Ils bondirent promptement et le
tuèrent.
La fille du bondi vit cela. Elle alla au roi et dit: « Veux-tu, sire, me don­
ner ce qui se trouve sous l'épaule gauche de l'animal?»
Le roi accepta, disant qu'il n'y avait là que de l'honneur à le lui ac­
corder.
Les hommes du roi avaient alors fort dépouillé l'ours. Bera se rendit là
et emporta l'anneau, le cachant soigneusement. On ne vit pas ce qu'elle
avait pris et on ne s'en enquit pas. Le roi demanda qui elle était, car il ne
la reconnaissait pas. Elle se donna à connaître comme bon lui semblait
quoique tout autre chose que la vérité.

61. Si je ne fais rien de l>ôrir, Elg-Frôâi, en revanche, appelle commentaire, ainsi que
Boâvarr; elgr est «l'élan», c'est aussi l'un des multiples noms d'Ôâinn. Frôâi convoie
l'idée de savant, mais avec la nuance de savant au savoir contagieux, pédagogue, exem­
plaire, etc. Ôâinn, qui domine cette saga comme on le voit, est le dieu de la «science»,
ésotérique, bien entendu; en un sens, il est deux fois présent dans le nom du second fils de
Bjorn. Pour Boâvarr, son nom signifie «belliqueux» mais on va voir, au chapitre 46, qu'il
sera surnommé bjarki, ce dernier mot signifiant «ourson». La thématique de l'ours va
donc s'étoffant de chapitre en chapitre avec Bjorn, Bera, Bjarki notamment. Bjarki a été
bien connu des anciens Scandinaves. Les Bjarkamdl ou Dits de Bjar.h ont été un poème
fort célèbre:
«Voici que le jour a surgi. Le plumage du coq frémit, pour les vilains c'est
l'heure du labeur. Veillez, veillez sans · •êve, têtes amies, d'Aâils tous les
meilleurs serviteurs! Hrôlfr le tireur, Hâr à la rude main, fils de noble
famille qui jamais ne fuient, ni pour le vin ni pour le rire des femmes je ne
vous éveille, je vous éveille pour le dur jeu de dards!» (traduction par
Renauld-Krantz du fragment que nous en avons conservé)
Pour Saxo Grammaticus, Bjarki a tué Agnarr, ce qui lui a valu la qualification de «bel­
liqueux».
450 Sagas légendaires islandaises

27. Bera met au monde troisfils

Le roi s'en fut chez lui et Bera lui tint compagnie. La reine était fort
joyeuse et la reçut bien puis demanda qui elle était. Comme avant, elle ne
dit pas la vérité. La reine fit alors un grand banquet et fit apprêter la
viande de l'ours pour réjouir les hommes. La fille du bôndi était dans le
pavillon de la reine et ne parvint pas à s'en aller car la reine soupçonnait
qui elle était.
Plus vite que l'on ne s'y serait attendu, la reine arriva avec un plat sur
lequel il y avait de la viande d'ours, elle pria Bera d'en prendre, mais elle
ne voulut pas manger.
« Voilà une grande abomination, dit la reine, tu fais fi de cette chère
que la reine elle-même estime t'offrir! Prends-en vite, sinon, on te prépa­
rera autre chose de pire.»
Elle lui coupe un morceau et pour finir, Bera le mangea. La reine
coupa un second morceau et le mit dans la bouche de Bera. Et il y eut un
petit grain dans ce morceau et elle le recracha, disant qu'elle ne mangerait
pas davantage, même si on la torturait ou la mettait à mort.
La reine dit: « Il se peut que cela serve à quelque chose», et elle rit.
Puis Bera s'en alla et se rendit chez son père. Elle eut une grossesse dif­
ficile. Elle dit à son père tout ce qui concernait sa condition et comment
les choses se présentaient ainsi.
Peu après, elle tomba malade et donna le jour à un garçon, encore que
d'une façon étrange. C'était un homme dans le haut, mais un élan à par­
tir du nombril. On l'appela Elg-Frôôi. Le second garçon arriva là-dessus
et fut appelé l>ôrir. Il avait des pattes de chien à partir du cou-de-pied,
aussi fut-il appelé l>ôrir Patte de Chien. C'était le plus avenant de visage
des hommes. Le troisième garçon arriva, et c'était le plus beau de tous.
On l'appela Boôvarr et il n'avait aucune tare62 • C'est Boôvarr qu'elle aima
le plus.
Ils poussèrent comme de l'herbe. Quand ils jouaient avec d'autres, ils
étaient cruels et ne cédaient en rien. On était rudement traité par eux.
Frôôi mutila bien des hommes du roi et en tua quelques-uns.

62. Bien qu'il soit dit dans les Bjarkarimur islandaises qu'il avait des griffes d'ours aux
orteils.
Saga de Hrôlfr kraki 451

28. Elg-FrôiJi part de chez lui

Cela dura ainsi un moment, jusqu'à ce qu'ils aient douze hivers. Ils
étaient si forts alors, qu'aucun des hommes du roi ne pouvait leur résister
et ils ne pouvaient plus prendre part aux jeux.
Frôôi dit à sa mère qu'il voulait s'en aller - «je ne peux plus avoir à
faire aux gens car ce ne sont que des imbéciles et ils sont mutilés dès qu'on
touche à eux. »
Elle lui dit qu'il ne lui convenait pas de rester parmi la foule en raison
de son tempérament arrogant.
Sa mère s'en fut alors avec lui à la caverne et lui montra le trésor que
son père lui avait destiné, car Bjorn avait déjà décidé de ce que chacun
devait avoir. Frôôi, dont le lot qui lui était assigné était le plus petit, vou­
lut en prendre davantage mais n'y parvint pas. Il vit alors les armes qui
dépassaient du roc. Il saisit d'abord les gardes mais l'épée resta fixée si bien
qu'il ne put la bouger. Alors, il empoigna le manche de la hache, il ne se
détacha pas davantage.
Elg-Frôôi dit alors:«Il se peut que celui qui a amené ces objets de prix
ici ait eu l'intention que la répartition de ces armes aille de pair avec les
autres répartitions de biens. » Il empoigna alors la poignée et elle se déta­
cha aussitôt. Allait avec cette poignée une courte épée.
Il la regarda un moment, puis dit: «Injuste, celui qui a réparti ces
objets de prix! » Des deux mains il frappa le roc de cette épée courte, et
voulut la mettre en pièces, mais l'épée s'enfonça dans le roc jusqu'à la poi­
gnée sans pour autant se briser.
Alors Elg-Frôôi dit: «Peu importe la façon dont je manipule cet objet
déplaisant, il n'est pas exclu qu'il sache mordre. »
Après cela, il salua sa mère et la quitta. Il prit un sentier de montagne
où il accomplit des méfaits, tuant des gens pour avoir de l'argent, et se
fabriqua une hutte où il s'installa.

29. Pôrir devient roi de Gautland

Le roi Hringr pensa alors savoir quels tours magiques pouvaient se


trouver derrière tous ces événements. Il ne le fit pas connaître à tout le
monde et resta tranquille comme avant.
Peu après, Pôrir Patte de Chien demanda de s'en aller, et sa mère lui
montra le chemin de la caverne et des trésors qui lui étaient destinés; elle
parla des armes et lui demanda de prendre la hache, disant que son père
avait prescrit la chose ainsi. Puis Pôrir s'en alla et souhaita le revoir à sa
452 Sagas légendaires islandaises

mère. Il empoigna d'abord les gardes et l'épée resta fixée. Alors, il empoi­
gna le manche de la hache, et la hache se détacha car elle lui était destinée.
Puis il prit ce bien et alla ensuite son chemin.
Il organisa son itinéraire de façon à aller d'abord trouver Elg-Frôôi, son
frère. Il entra dans sa cabane, s'assit et abaissa son chapeau sur son visage.
Peu après, Frôôi arriva chez lui et regarda de travers cet homme qui venait
d'arriver, il brandit son épée courte et dit:

7. Mugit l'épée,
sort du fourreau,
la main se rappelle
l'œuvre de Hildr63 .

Et il enfonça son épée dans la poutre à côté de lui, devint tout à fait
sauvage et méchant. Pôrir déclama alors:

8. Mais j'ai fait


sur une autre voie
ma hache crier
le même son.

Et alors, Pôrir ne se cacha plus, Frôôi reconnut son frère et lui offrit
de tout partager de moitié avec lui de ce qu'il avait amassé car la grande
richesse ne manquait pas. Pôrir ne voulut pas accepter. Il resta là un
moment et s'en alla ensuite. Elg-Frôôi lui conseilla d'aller en Gautland et
lui dit que le roi des Gautar venait de mourir et lui demanda d'entrer
dans leur royaume.
Il lui enseigna maintes choses: « Les lois des Gautar sont que l'on y
convoque une grande assemblée et que tous les Gautar s'y rendent. On
place un grand siège dans cette assemblée de sorte que deux hommes peu­
vent s'y asseoir à leur aise et celui-là sera leur roi qui emplit ce siège. Il me
semble que tu devrais emplir complètement ce siège. »
Après cela, ils se quittèrent et chacun souhaita du bien à l'autre.
Pôrir alla son chemin jusqu'à ce qu'il arrive en Gautland chez un jar!
qui le reçut bien, et il passa la nuit là. Chacun de ceux qui voyaient Pôrir
disait qu'il pourrait bien être roi des Gautar en raison de sa taille; ils
disaient qu'il y en aurait peu de semblables.

63. Hildr signifie«bataille», mais c'est aussi le nom d'une valkyrie*. Il est clair que l'au­
teur joue sur les deux sens du mot. Hildr est l'héroïne du célèbre «dit» sur la bataille éter­
nelle où elle excite deux rois, son amant et son père, à s'entre-battre éternellement.
Saga de Hrôlfr kraki 453

Quand on arriva à la date du jing*, tout se passa selon ce que Fr6ôi,


son frère, lui avait prédit. On institua un juge pour trancher ce cas en
toute sincérité. Nombreux furent ceux qui s'assirent dans le siège, le juge
déclara qu'aucun ne convenait. I>6rir y alla en dernier lieu, et il s'assit aus­
sitôt dans le siège.
Le juge dit: «C'est à toi que ce siège convient le mieux et tu seras jugé
pour avoir ce gouvernement. »
Puis les gens du pays lui donnèrent le titre de roi, il fut appelé le roi
I>6rir Patte de Chien, et il y a de grandes sagas sur son compte. Il était
populaire et livra maintes batailles et remporta la victoire le plus souvent.
Il siégea dans son royaume pour un temps.

30. Boôvarr met la reine à mort

Boôvarr était à la maison avec sa mère. Elle l'aimait beaucoup. De tous les
hommes, c'était le plus accompli et le plus avenant de visage. Il n'était pas
encore connu de beaucoup de gens. Un jour, il demanda à sa mère qui était
son père. Elle lui dit le meurtre de son père et lui donna toutes les explica­
tions et aussi comment il était tombé sous les charmes de sa belle-mère64.
Boôvarr dit: « Nous avons bien du mal à revaloir à cette sorcière65 . »
Elle lui dit alors comment la reine l'avait forcée à manger de la chair
d'ours - « et cela se voit à tes frères, I>6rir et Elg-Fr6ôi.»
Boôvarr dit: « Il ne m'aurait pas semblé que Fr6ôi serait moins tenu de
venger notre père sur cette couarde sorcière plutôt que de tuer des inno­
cents pour de l'argent et de commettre des méfaits. Il me semble aussi que
I>6rir est parti bizarrement en ne laissant pas à cette géante quelque sou­
venir, je considère que la meilleure chose à faire serait de le lui rappeler
pour nous deux. »
Bera dit: « Fais en sorte qu'elle ne puisse pas effectuer quelque magie et
qu'il t'en advienne dommage.» Il déclara qu'il en serait ainsi.
Après cela, Bera et Boôvarr allèrent trouver le roi, et, sur le conseil de
Boôvarr, elle dit au roi comment tout s'était produit, elle lui montra l'an­
neau qu'elle avait enlevé de sous l'épaule de la bête et que son fils, Bjorn,
avait possédé.
Le roi déclara que, certes, il reconnaissait cet anneau. «Autant dire que
j'ai soupçonné que tous les étranges événements qui se sont produits ici

64. Ce thème est la banalité même dans les lettres islandaises, au point qu'il existe dans
cette littérature des « contes de belle-mère», qui ont fini par constituer un genre en soi!
65. Voirjlagô*.
454 Sagas légendaires isltmdaises

venaient de ses avis, mais en raison Je l'amour que j'avais pour elle, j'ai
laissé les choses en paix.»
Boôvarr dit: « Fais-la partir à présent, sinon, nous nous vengerons sur
elle.»
Le roi déclara qu'il voulait lui verser compensation selon ce qu'il vou­
drait, et que tout reste en paix, et qu'il lui donnerait un pouvoir à gérer
ainsi que le titre de jarl sans plus attendre et qu'après sa propre mort, il lui
laisserait le royaume à condition qu'on ne lui fit pas de mal, à elle.
Boôvarr déclara qu'il ne voulait pas être roi, qu'il préférait plutôt rester
chez le roi et le servir. «Tu es tellement captivé par ce monstre que c'est à
peine si tu as tout ton bon sens pour gouverner judicieusement ton
royaume, et désormais, jamais elle ne jouira de demeurer ici. »
Boôvarr était dans une telle fureur que le roi n'osa pas avoir affaire à
lui. Boôvarr se rendit au pavillon de la reine, tenant un sac à la main. Le
roi suivit ainsi que la mère de Boôvarr. Lorsque Boôvarr fut entré dans le
pavillon, il se dirigea vers la reine Hvît, lui mit le sac tout ratatiné sur la
tête, le tira jusqu'à son cou, lui administra une gifle, la rossa à mort en lui
infligeant toutes sortes de tortures et la traîna ainsi par toutes les rues66 .
Beaucoup de ceux qui se trouvaient dans la halle, sinon la plupart, trou­
vèrent que ce traitement était plus qu'à demi mérité, mais le roi prit très
mal la chose, sans pouvoir rien y faire. La reine Hvît laissa ainsi sa misé­
rable vie. Boôvarr avait dix-huit hivers lorsque cela arriva.
Peu après, le roi Hringr tomba malade et mourut. Après cela, Boôvarr
reprit le gouvernement mais cela ne lui plut qu'un court moment. Il
convoqua un ping des gens du pays et y déclara qu'il voulait s'en aller. Il
maria sa mère à l'homme qui s'appelait Valsleitr, qui était déjà jarl: Boô­
varr prit part à la noce avant de s'en aller.

31. Boôvarr vient trouver Elg-Frôôi

Après cela, Boôvarr s'en fut chevauchant, tout seul, il n'emporta pas
beaucoup d'or ni d'argent ni d'autres objets de valeur, si ce n'est qu'il était
bien équipé d'armes et de vêtements. Il monte donc son excellent cheval

66. Couvrir la tête - et surtout les yeux - de la reine-sorcière a pour but premier d'évi­
ter son mauvais œil que l'on redoutait plus que tout. On peut tiquer un peu sur le terme
str&ti, littéralement« rue», que porte le texte ici: les agglomérations scandinaves anciennes
ne comportaient pas de rues dans notre acception moderne du terme, mais seulement des
passages à la rigueur recouverts de planches. Notre saga fait état, ici, d'un modernisme qui
témoigne d'un emprunt évident à des sources étrangères.
Saga de Hrolfr kraki 155

d'abord jusqu'à la caverne selon les instructions de sa mère. Son épée se


détacha alors qu'il empoignait les gardes. Il entrait dans la nature de cette
épée que l'on ne pouvait jamais la brandir sans que ce fût la mort d'un
homme. Il ne fallait jamais la poser sous la tête d'un homme ou la dresser
sur ses gardes. Il fallait aiguiser ses tranchants trois fois dans sa vie et l'on
ne pouvait la brandir une seconde fois tant elle était de nature difficile67 .
Cet objet de grande valeur, les frères voulaient tous le posséder. Boôvarr se
porta à la rencontre de Elg-Froôi, son frère. Il fit pour son épée un four­
reau de bouleau.
Il ne se passa rien dans son voyage avant qu'il n'arrive, tard un soir, à
une grande halle. Régnait là Elg-Froôi. Boôvarr mena son cheval à l'écu­
rie, estimant être attitré à posséder tout ce dont il avait besoin. Le soir,
Froôi arriva chez lui et le regarda de travers. Boôvarr n'en eut cure et resta
tranquille. Alors, les chevaux se mirent à se quereller, chacun voulant
chasser l'autre de l'écurie.
Fr6ôi prit la parole: « Voilà un homme bien arrogant qui ose s'installer
ici sans ma perm1ss10n.»
Boôvarr tira son chapeau sur sa figure, sans rien répondre. Elg-Fr6ôi se
leva et tira son glaive, il le fit sonner jusqu'aux gardes et procéda de la
sorte deux fois. Boôvarr ne broncha pas. Une troisième fois, il brandit son
glaive et se porta contre Boôvarr, pensant que cet homme-là ne savait pas
ce qu'était la peur: il avait l'intention de se rendre maître de lui.
Comme Boôvarr voyait où l'on en était arrivé, il ne voulut pas attendre
davantage, il se leva et bondit sur lui. Elg-Fr6ôi résista d'autant plus rude­
ment, et ils se livrèrent une grande lutte. Alors, le chapeau de Boôvarr
tomba. Fr6ôi le reconnut et dit: « Bienvenue, parent! Nous avons lutté
bien trop longtemps!
- Il n'y a pas encore eu de dommages!» dit Boôvarr.
Elg-Fr6ôi dit:« Tu serais prudent tout de même, parent, de cesser de lut­
ter contre moi. S'il fallait que nous luttions pour de bon, tu sentirais la diffé­
rence de forces si nous nous en prenions l'un à l'autre sans rien épargner.»
Fr6ôi lui offrit de rester là et de posséder toutes choses à parts égales
avec lui. Boôvarr ne voulut pas, il trouvait mauvais de tuer des gens pour

67. Il est clair que l'auteur brode ici sur un thème tout à fait rebattu des sagas ou récits
légendaires, celui de l'arme aux pouvoirs magiques On le verra bien par la suite de notre
texte lorsque Biiôvarr aura des difficultés à tirer cette épée. Il y a, dans la Saga de Hervor et
du roi Heiôrekr, une épée Tyrfingr qui ne peut être tirée aussi sans provoquer mort
d'homme et donc les coups ne manquent jamais leur but. Elle porte une malédiction, elle
doit provoquer trois actes maudits (voir plus haut, p. 119). Dans l'Edda en prose, Snorri
Sturluson mentionne aussi une épée Dâinsleif (« Héritage de Dâinn », nom qui signifie
aussi «Mort») dont une simple éraflure provoque la mort.
456 Sagas légendaires islandaises

avoir de l'argent et il s'en fut après cela. Froôi le remit en chemin et lui dit
qu'il avait fait trêve à maint homme qui avait peu d'importance. Boôvarr
s'en réjouit et dit qu'il avait fort bien fait - « pour la plupart, tu devrais les
laisser en paix, même si tu trouves à redire quelque chose d'eux.»
Elg-Froôi dit: «À moi, toutes choses sont mal données, mais pour toi,
la seule chose à faire est d'aller trouver le roi Hrolfr car tous les plus
grands champions veulent être avec lui, étant donné que sa générosité, sa
magnificence et sa noblesse sont bien plus grandes que celles de tous les
autres rois.»
Puis Froôi lui donna une bourrade. Et il dit: «Tu n'es pas aussi fort,
parent, qu'il te siérait.»
Froôi tira du sang de son mollet et lui demanda d'en boire, et c'est ce
que fit Boôvarr. Alors, Froôi s'en prit à lui une deuxième fois, et Boôvarr
resta ferme sur ses jambes.
«Te voici extrêmement fort, parent, dit Elg-Froôi, et j'espère que cette
boisson t'a été utile. Tu devanceras la plupart des hommes pour la force et
la vaillance et pour la valeur et la noblesse. Cela me plaît bien. »
Après cela, Froôi frappa du pied le rocher qui se trouvait auprès de lui,
sa jambe s'enfonça jusqu'au paturon68. Alors, Froôi dit: «Je viendrai jus­
qu'à cette empreinte tous les jours pour voir ce qu'elle contient. Ce sera de
la terre si tu es mort de maladie, de l'eau si tu es mort en mer, du sang si
tu été tué par les armes et alors, je te vengerai parce que c'est toi que
j'aime le plus de tous les miens.»

32. Boôvarr trouve Pôrir, son frère

Ils se quittent, et Boôvarr va son chemin jusqu'à ce qu'il arrive en


Gautland. Le roi Porir Patte de Chien n'était pas chez lui. Lui et Boôvarr
se ressemblaient tellement que l'on ne pouvait les distinguer l'un de
l'autre; les gens du pays pensèrent donc que Porir devait être revenu chez
lui. On plaça Boôvarr dans le haut-siège et on le servit en toutes choses
exactement comme le roi; on lui assigna place dans le lit auprès de la reine
car Porir était marié. Boôvarr ne voulut pas coucher sous la couverture
avec elle, cela parut étrange à celle-ci parce qu'elle pensait que c'était réel­
lement son mari mais Boôvarr lui dit tout ce dont il s'agissait. Elle garda

68. On n'oublie pas que le personnage s'appelle Elg-Frôôi où Elg renvoie à «élan»
(l'animal). Le texte porte bien lagklaufa qui est le mot technique s'appliquant à la chose.
Comprenons donc que le personnage enfonce sa patte jusqu'au paturon, soit au-dessus
du sabot.
Saga de Hrôlfr kmki 457
le secret. Ils continuèrent de la sorte chaque nuit, à converser, jusqu'à ce
que Pôrir arrive à la maison; il fallut alors reconnaître qui était qui. Il y
eut joyeuse réunion entre les frères. Pôrir dit qu'à personne d'autre il n'au­
rait fait confiance pour coucher si près de sa reine.
Pôrir lui offrit de rester là et de partager de moitié tous ses biens
meubles. Boôvarr déclara ne pas le vouloir. Pôrir lui offrit alors d'empor­
ter ce qu'il voudrait et de lui fournir une escorte. Boôvarr ne le voulut
pas. Il s'en fut et Pôrir le remit en chemin, ils se quittèrent en termes
amicaux bien qu'avec des soupçons cachés. On ne parle pas de son
voyage avant qu'il n'arrive au Danemark et jusqu'à une courte distance
de Hleiôargarôr.

33. Boôvarr loge chez un vieux et une vieille

Un jour, il y eut une grande averse, Boôvarr fut tout trempé, son che­
val, qu'il menait ferme, était épuisé, le terrain était détrempé et la pro­
gression, pénible. Il se fit une grande obscurité, la pluie tomba toute la
nuit. Boôvarr ne s'aperçut de rien avant que son cheval ne trébuche sur
une sorte de hauteur. Boôvarr descendit de cheval et regarda alentour, il
comprit qu'il y avait là une maison et il trouva la porte. Il frappa au por­
tail. Un homme sortit. Boôvarr demanda un logis pour la nuit. Le maître
de maison déclara qu'il ne le renverrait pas ainsi, en pleine nuit bien qu'il
fût inconnu. Le paysan trouva que l'homme était imposant, pour autant
qu'il pût voir.
Boôvarr passa là la nuit, il fut traité avec hospitalité. Il s'enquit de
maintes choses sur les exploits du roi Hrôlfr ou de ses champions, s'infor­
mant de la distance qu'il y avait jusqu'à Hleiôargarôr.
Le vieux dit: «C'est tout près d'ici, as-tu l'intention d'y aller?
- Oui, dit Boôvarr, j'en ai l'intention.»
Le vieux lui dit qu'il convenait bien à cela - « car je vois que tu es un
homme grand et fort, et ils estiment être de grands champions.»
Cela fit pleurer bruyamment la vieille, comme elle le faisait lorsque
l'on mentionnait le roi Hrôlfr et ses champions de Hleiôargarôr.
«Qu'est-ce que tu as à pleurer, pauvre vieille?» dit Boôvarr.
La vieille dit: « Mon mari et moi avons un fils qui s'appelle Hottr. Un
jour, il s'en est allé à la forteresse pour s'amuser mais les hommes du roi se
sont moqués de lui et il a supporté très mal cela. Alors, ils se sont emparés
de lui et l'ont mis dans un tas d'ossements. C'est leur habitude, aux
heures des repas, quand ils ont fini de ronger chaque os, de jeter les osse­
ments sur lui. Il en reçoit parfois grand mal quand les coups le touchent
458 Sagas légendaires islandaises

et je ne sais pas s'il est mort ou vif. Mais je voudrais obtenir de toi pour
récompense de mon hospitalité que tu jettes sur lui des ossements petits
plutôt que grands, s'il n'est pas mort déjàm .»
Boôvarr dit: «Je vais faire selon ta requête, mais je ne trouve pas telle­
ment martial de rosser des gens avec des ossements ou de nuire à des
enfants ou à des gens de petite condition.
- Ce sera bien faire alors, dit la vieille, car ta main me semble forte et
je sais qu'à coup sûr celui-là n'aura aucun refuge devant tes coups que tu
ne voudras pas épargner. »

34. Boôvarr arrive à la hirô du roi Hrôlfr

Puis Boôvarr alla son chemin jusqu'à Hleiôargarôr. Il arriva à la rési­


dence du roi. Il mena son cheval dans l'écurie auprès des meilleurs che­
vaux du roi, sans demander à personne, puis entra dans la halle, il y avait
peu de monde. Il s'assit près de l'entrée et alors qu'il était là depuis un bref
moment, il entendit un bruit venant du coin quelque part. Il regarda par
là et vit une main humaine qui dépassait d'un gros tas d'ossements gisant
là. Cette main était toute noire. Il se rendit jusque-là et demanda qui se
trouvait là dans le tas d'ossements.
On lui répondit plutôt timidement: «Je m'appelle Hottr, cher sei-
gneur.
- Pourquoi es-tu ici, dit Boôvarr, et que fais-tu?»
Hottr dit: «Je me fais un rempart de boucliers, cher seigneur.»
Boôvarr dit: «Tu es bien misérable, toi et ton rempart.»
Il s'empara de Hottr et le tira violemment hors du tas d'ossements.
Hottr cria bien fort et dit: «Tu veux ma mort! Ne fais pas cela tant je
me suis bien préparé, et tu as démoli mon rempart de boucliers! Je l'avais
fait si haut autour de moi qu'il m'a protégé de tous vos coups, si bien qu'il
y a longtemps que je n'ai reçu aucun horion, ce rempart n'était pas encore
fait comme je l'avais prévu.»
Boôvarr dit: «Tu ne feras plus ce rempart de boucliers.»
Hottr dit en pleurant: «Tu veux donc ma mort, seigneur?»

69. Si curieux que ce soit, jeter des ossements semble avoir compté parmi les divertisse­
ments des anciens Scandinaves. Les codes de lois comptent parmi les délits le fait de lapi­
der un homme avec des ossements. li y a une sorte d'allusion à cet étrange divertissement
dans la Saga des frères jurés, et l'historien danois Sven Aggesen (XII" siècle) évoque encore
cette coutume; on assiste également à une meurtrière « bataille d'os» dans la halle du géant
Kolbji:irn dans la Saga de Bâror (voir ci dessous, p. 662).
Saga de Hrolfr kraki 459

Boôvarr lui demanda de ne pas s'agiter, il le souleva et le porta hors de


la halle, jusqu'à un lac qui se trouvait à proximité. Peu de gens y prirent
garde, et il lava complètement Hottr puis il se rendit à la place qu'il avait
occupée, menant derrière lui Hottr, il le plaça à côté de lui mais Hottr
avait tellement peur qu'il tremblait des jambes et des jointures. Pourtant,
il crut comprendre que cet homme voulait le secourir.
Le soir vint et les hommes affluèrent dans la halle, et les champions de
Hrôlfr virent que Hottr était placé sur un banc. Il leur parut que l'homme
qui avait entrepris cela était bien hardi. Hottr avait mauvaise confiance en
voyant ses connaissances car il n'avait reçu d'eux que du mal. Il voulait volon­
tiers vivre et retourner dans son tas d'ossements, mais Boôvarr le retint de
sorte qu'il ne parvint pas à s'en aller. Il pensait pourtant que s'il pouvait
parvenir à son tas d'ossements, il ne s'exposerait pas autant à leurs coups.
Les hommes de la hirô reprirent leur habitude et jetèrent d'abord de
petits ossements en travers de la salle sur Boôvarr et Hottr. Boôvarr fü
mine de ne pas voir cela. Hottr avait si peur qu'il ne prenait ni nourriture
ni boisson, pensant à tout moment qu'il allait être frappé.
Et alors, Hottr dit à Boôvarr: « Cher seigneur, voilà qu'un gros osse­
ment arrive, qui est destiné à nous faire grand mal.»
Boôvarr lui ordonna de se taire. Il fü une coupe de sa main et attrapa
de la sorte l'ossement. Lequel était suivi de l'os de la patte. Il renvoya l'os­
sement en visant celui qui l'avait envoyé, et l'atteignit de face avec une
telle rapidité que l'homme trouva la mort 70. Une grande terreur éclata
parmi les hommes de la hirô.
Cette nouvelle parvint au roi Hrôlfr et à ses champions dans la forte­
resse, qu'un homme très imposant était arrivé dans la halle et avait tué
l'un des hommes de sa hirô. Ils voulurent faire tuer cet homme. Le roi
Hrôlfr demanda si cet homme de sa hirô avait été tué sans raison.
«Presque», dirent-ils. Toute la vérité là-dessus apparut alors au roi
Hrôlfr.
Celui-ci dit qu'en aucun cas il ne fallait tuer l'homme. «Vous avez pris
la mauvaise habitude de rosser avec des ossements des hommes innocents.
C'est un déshonneur pour moi et une grande honte pour vous que de
commettre pareille chose. C'est ce que j'ai toujours dit à ce propos, et
vous n'y avez prêté aucune attention. Je ne pense pas que cet homme que
vous avez attaqué maintenant soit du genre insignifiant, appelez-le moi,
que je sache qui il est.»

70. Saxo Grammaticus, dans ses Gesta Danorum (YI, 9), situe cet épisode lors des noces
de la sœur de Hrôlfr (Rolpho), avec Agnarr Ingjaldsson (Agnerus fils d'Ingellus); Hi:ittr est
appelé Hialto.
460 Sagas légendaires islandaises

Boôvarr alla se présenter au roi et le salua poliment. Le roi lui demanda


son nom.
« Les hommes de votre hirô m'appellent Protecteur de Hottr, mais je
m'appelle Boôvarr. »
Le roi dit: « Quelle compensation veux-tu m'offrir pour l'homme de
ma hirô?»
Boôvarr dit: « Il a mérité ce qu'il a reçu.»
Le roi dit: « Veux-tu être mon homme et occuper sa place?
- Je ne refuse pas d'être votre homme, mais Hottr et moi ne nous
séparerons pas, dans l'état présent des choses nous siégerons tous les deux
plus près de toi que selon la coutume, sinon, nous partirons tous les
deux.»
Le roi dit: «Je ne vois pas qu'il soit digne d'honneur, mais je ne lui
épargnerai pas la nourriture. »
Boôvarr se rendit donc à la place qu'il lui plut, mais il ne voulut pas
occuper la place que l'autre avait eue. Il expulsa de leur place trois
hommes puis lui et Hottr s'assirent là, plus loin vers l'intérieur de la halle
que l'endroit qu'on leur avait assigné7 1 . On trouva Boôvarr assez dur à
traiter et on éprouva la plus grande considération pour lui.

35. Boovarr tue le dragon

Quand on arriva à J 61, les gens se renfrognèrent. Boôvarr demanda à


Hottr ce que cela signifiait. Il lui dit qu'un animal énorme et affreux était
venu deux hivers de suite - « il a des ailes et il vole. Il est venu deux
automnes ici en faisant de grands ravages. Les armes n'ont pas prise sur
lui72 , les champions du roi, même les plus grands d'entre eux, ne revien­
nent pas à la maison73.»

71. Les questions de préséances étaient de très grande importance dans ces milieux.
Être assis vers la porte n'est pas une marque d'honneur, mais plus on progresse vers le haut
bout de la halle, plus on jouit de l'estime générale.
72. Appelle une comparaison immédiate avec le Grendel de Beowulf, qui est également
invulnérable.
73. En plus de la remarque faite à la note précédente sur le parallèle avec Beowulf, il est
plutôt banal dans cette littérature qu'un héros affronte un dragon ou un autre monstre du
même genre. Voyez l'affrontement épique entre Grettir et le draugr (une sorte de revenant)
Glamr dans la Saga de Grettir le Fort, ou encore les démêlés de Sigurôr et du dragon Fâfnir
dans les poèmes héroïques de !'Edda et la Saga des Volsungar (ci-dessus p. 66). Il s'agit là
d'un thème classé, toujours bien vivant dans les contes populaires, et l'on n'est pas tenu de
chercher des influences d'un texte à un autre.
Saga de Hr6lfr krttki 461
Boôvarr dit: « Cette halle n'est pas aussi bien équipée en hommes que
je le pensais, si un animal, à lui tout seul, doit dévaster le royaume et le
bétail du roi.»
Hottr dit: « Ce n'est pas un animal, c'est le plus grand des trolls.»
Arriva la veille de J6L Le roi dit alors: «Je veux que l'on soit tranquille
et silencieux cette nuit, j'interdis à tous mes hommes de se mettre en
quelque péril avec cet animal. Quant au bétail, qu'il en aille de lui comme
le voudra le destin. Je ne veux pas perdre mes hommes.»
Tous promirent de bonne foi de faire selon ce que demandait le roi.
Boôvarr s'en alla en se cachant cette nuit-là. Il fit venir avec lui Hottr,
qui le fit de force en déclarant qu'il était mené à la mort. Boôvarr dit que
les choses iraient au mieux. Ils s'en allèrent de la halle et il fallut que Boô­
varr le porte tant il avait peur.
Et ils virent l'animal. Sur ce, Hottr cria tant qu'il put en disant que
l'animal allait l'avaler. Boôvarr ordonna à cette chienne de se taire et le
précipita dans le marécage où il resta gisant, non sans être sans crainte74 •
Il n'osait pas aller chez lui non plus. Boôvarr marcha alors contre l'animal.
Il fut empêché par le fait que son épée restait fixée dans son fourreau, or
maintenant, il parvint à la sortir du fourreau et il l'assena sous l'épaule de
l'animal, si fermement qu'elle s'enfonça dans le cœur et que l'animal
tomba à terre, mort.
Après cela, il alla à l'endroit où gisait Hottr. Boôvarr le releva et le
porta à l'endroit où l'animal gisait, mort. Hottr tremblait violemment.
Boôvarr dit: « Maintenant, tu vas boire le sang de cet animal.»
Hottr hésita longtemps, toutefois, il n'osa pas faire autrement. Boôvarr
lui fit boire deux grandes gorgées. Il lui fit également manger un peu du
cœur de l'animaF 5. Après cela, Boôvarr s'en prit à Hottr et ils luttèrent
longtemps.
Boôvarr dit: « Te voici devenu remarquablement fort, et je rn'attends à ce
que, désormais, tu n'aies plus peur des hommes de la hirô du roi Hr6lfr.»
Hottr dit: «Je n'aurai plus peur d'eux à partir de maintenant, et de toi
non plus.

74. On a ici un parfait exemple du style dit de saga où la double négation vaut affirma­
tion forte.
75. Voici une fois de plus un motif rebattu d · conte populaire ou de récits héroïques.
On l'a déjà vu passer ici même quand Boôvarr en personne boit du sang de son frère Elg­
Frôôi ou lorsque Bera a des enfants animaliers à cause du fait qu'elle a mangé de la viande
d'ours alors qu'elle était enceinte. Dans le cycle héroïque des poèmes de !'Edda, Sigurôr
aussi acquiert savoir et sagesse en buvant le sang et en mangeant le cœur du dragon Fafnir.
On a fait aussi remarquer que les textes irlandais connaissent la même histoire, notam­
ment ceux qui traitent de Fionn Mac Cumhail.
462 Sagas légendaires islandaises

Voilà qui a bien tourné, camarade Hottr. Allons à présent à l'ani­


mal et redressons-le en faisant en sorte que les autres le croient vivant. »
C'est ce qu'ils firent. Après cela, ils vont chez eux et se tiennent tran­
quilles, et personne ne sait ce qu'ils ont accompli.

36. Hottr entre au nombre des champions

Au matin, le roi demanda ce que l'on savait de l'animal, s'il était venu
rendre visite pendant la nuit. On lui dit que tout le bétail était sain et sauf
dans le parc, et indemne. Le roi ordonna de s'enquérir s'il y avait signe
que l'animal fût venu. Les gardes s'exécutèrent et revinrent rapidement
dire au roi que l'animal allait par là et marchait forcenément sur la forte­
resse. Le roi ordonna aux hommes de la hirô de rester vaillants et de faire
de leur mieux, chacun selon son courage, et de s'en prendre à ce monstre.
On fit comme le roi l'ordonnait, ils s'y préparèrent.
Le roi regarda l'animal, puis dit: «Je ne vois pas qu'il bouge, lequel va
saisir cette occasion de marcher contre lui? »
Boôvarr dit: « Il y aurait de quoi satisfaire la curiosité du plus brave.
Camarade Hottr, rejette la calomnie qui court sur ton compte et qui veut
que tu n'aies ni hardiesse ni valeur. Va-t'en tuer cet animal; tu peux voir
que personne d'autre n'en a bien envie.
- Oui, dit Hottr, je vais m'y mettre. »
Le roi dit: « Que je sache, je ne sais d'où t'est venue cette vaillance,
Hottr, tu as bien changé en un court moment.»
Hottr dit: « Donne-moi l'épée Gardes d'Or76 que tu tiens et j'abattrai
l'animal ou bien je mourrai.»
Le roi Hr6lfr dit: « Cette épée ne peut être portée sauf par un homme
qui est à la fois noble de cœur et vaillant de corps. »
Hottr dit: « Tu vas voir que je suis ainsi fait.»
Le roi dit: « Que peut-on savoir sinon que bien des choses ont changé
dans ton caractère? Bien rares seraient ceux qui reconnaîtraient que tu
sois le même homme. Eh bien! Prends cette épée et jouis-en au mieux si
tu t'entends à la manipuler.»
Puis Hottr marcha sur l'animal avec grande vaillance et lui déchargea
un coup lorsqu'il arriva à portée, et l'animal tomba mort à terre.
Boôvarr dit: « Voyez, sire, ce qu'il a accompli. »

76. Une fois de plus, il y a une épée Gylden-hilc (équivalent au norois Gullin-hjalti qui
figure ici), dans Beowulf On remarquera toutefois que le nom de l'épée ordinaire du roi
est Ski:ifnungr.
Saga de Hr6lfr kmki 463

Le roi dit: « Certes, il a grandement changé, mais ce n'est pas Hottr


tout seul qui a tué l'animal, c'est plutôt toi qui l'as fair. »
Bi:iôvarr dit: « Cela se peut. »
Le roi dit: « Je savais, lorsque tu es arrivé ici, que bien peu seraient tes
égaux, mais il me semble que ton œuvre la plus achevée est que tu as fait
de Hi:ittr un autre champion, lui dont il était peu probable qu'il aurait
grande chance. Et maintenant, je veux qu'il ne s'appelle plus Hi:ittr, il
s'appellera désormais Hjalti. Tu t'appelleras selon l'épée Gardes d'Or77. »
Et le Dit de Boovarr et de ses frères se termine ici.

77. On n'a pas oublié que le nom norois de l'épée est Gullinn-hjalci, où hjalti en tant
que nom commun désigne la garde de l'épée. Mais Hjalci est également un nom d'homme
très commun. Chez Saxo, que nous avons évoqué note 70, le personnage s'appelle uni­
quement Hialco.
Dit de Hjalti

37. Des berserkir et du courage de Hjalti

L 'hiver passa jusqu'à ce que vienne le temps où l'on attendait l'arrivée


des berserkir du roi Hrolfr. Boôvarr s'enquit auprès de Hjalti des
habitudes des berserkir. Il dit qu'ils avaient coutume de se présenter à
chaque homme lorsqu'ils revenaient dans la hirô, et d'abord au roi, pour
demander s'il se tenait pour leur égal. Le roi parlait ainsi: «C'est difficile
à dire, vaillants hommes comme vous l'êtes, vous qui vous êtes promus
dans les batailles et les effusions de sang auprès de maints peuples aussi
bien dans le sud du monde qu'ici dans le Nord.» Le roi répondait ainsi
plus par courage que par mesquinerie car il était au courant de leur aide et
savait qu'ils avaient remporté pour lui force victoires et grands biens. Ils
s'en furent de là et demandèrent la même chose à chacun des hommes qui
se trouvaient dans la halle et aucun ne s'estimait aussi vaillant qu'eux.
Boôvarr dit: « Le roi Hrolfr a fait un piètre choix d'hommes ici, si tout
le monde doit parler en couard devant ces berserkir.»
Ils cessèrent cette conversation. Il y avait un an que Bi:iôvarr était chez
le roi Hrôlfr. Arriva alors le deuxième Jol: un jour, alors que le roi Hrolfr
était à table, les portes de la halle s'ouvrirent violemment et entrèrent
douze berserkir, tous tout gris d'armures de fer, si bien que l'on aurait dit
de la glace brisée.
Boôvarr demanda tout bas à Hjalti s'il oserait faire ses preuves en face
de l'un d'entre eux.
« Oui, dit Hjalti, et pas en face d'un seul, mais vis-à-vis de tous parce
que je ne connais pas la peur même si une force supérieure m'affronte, et
il n'y en a pas un d'entre eux pour me faire trembler.»
Les berserkir s'avancèrent donc dam la halle et ils virent que le roi
Hrolfr avait accru leur nombre depuis qu'ils étaient partis. Ils examinè­
rent soigneusement les nouveaux venus. Ils trouvèrent qu'il y en avait un
en particulier qui n'était pas de petite importance, on dit qu'ils furent un
peu étonnés de ce qu'ils voyaient devant eux.
466 Sagas légendaires islandaises

Selon leur coutume, ils se présencèrcnt au roi Hrolfr et lui posèrent la


même question que d'habitude. Le roi leur répondit comme bon lui sem­
bla, comme de coutume, et ils allèrent se poster devant chacun des
hommes dans la halle. En dernier lieu, ils se postèrent devant les cama­
rades et celui qui était à leur tête demanda à Boôvarr s'il se tenait pour
aussi vaillant que lui.
Boôvarr dit qu'il ne se tenait pas pour aussi vaillant, mais pour plus
vaillant, à quelque épreuve qu'ils fussent soumis, et que le berserkr n'avait
pas besoin de se conduire comme une jeune truie, lui, puant fils de
jument. Il se précipita sur le berserkr, le souleva dans les airs, tout couvert
de son armure comme il était, puis le jeta au sol avec une telle force que
l'autre resta gisant comme s'il avait eu les os brisés. D'un autre côté, Hjalti
fit de même. Il se fit grandes clameurs dans la halle, le roi Hrolfr estima
que si l'on tuait ses hommes, on allait vers de grandes difficultés. Il bondit
de son haut-siège, se dirigea sur Boôvarr et lui demanda de faire en sorte
que tout fût tranquille et mesuré. Mais Boôvarr dit que le berserkr per­
drait la vie à moins qu'il ne se déclare inférieur à lui. Le roi Hrolfr dit que
cela serait aisément fait, et Boôvarr fit se relever le berserkr, Hjalti fit de
même selon l'ordre du roi.
Puis on s'assit, chacun à sa place, et les berserkir aussi, mais fort préoc­
cupés. Le roi Hrolfr leur fit force représentations, leur disant qu'ils pou­
vaient voir à présent qu'il n'existait rien de si célèbre, ou fort ou grand que
l'on ne puisse trouver son égal. «Je vous interdis de susciter quelque diffi­
culté que ce soit dans ma halle, et si vous me défiez ainsi, cela vous vaudra
de perdre la vie, mais soyez des plus furieux quand j'aurai à faire à des
ennemis, vous obtiendrez de la sorte honneur et renom. J'ai un tel choix
de champions que je n'ai pas besoin de dépendre de vous.»
Tout le monde applaudit aux propos du roi, et les hommes furent
complètement réconciliés. On plaça les hommes dans la halle de façon
que Boôvarr fut le plus estimé et apprécié, il siégea à la droite du roi et
juste à côté de lui, Hjalti le Magnanime: ce fut le roi qui lui donna ce sur­
nom78. Il pouvait s'appeler magnanime parce que, chaque jour, il allait
avec les hommes de la hirô du roi qui l'avaient si maltraité, comme on l'a
dit précédemment, et qu'il ne leur faisait pas de mal, bien qu'il fût main-

78. Nous avons ici un exemple de la cérémonie du nafnjèstr ou attribution d'un


nom/surnom, qu'attestent aussi quelques passages de sagas, par exemple la Saga des frères
jurés en son chapitre 11. On retrouvera cet usage plus loin chapitre 47, et il est important
puisque le surnom du roi Hrôlfr en découle. Pour Saxo, Gesta Danorum II, 6 et sq., c'est la
reine Yrsa qui fait mine de conspirer avec son mari Aôils pour attirer Hrôlfr en Suède afin
que ce dernier l'aide à s'enfuir.
Saga de Hrôlfr kraki 467
tenant devenu beaucoup plus important qu'eux. Le roi aurait trouvé excu­
sable qu'il se fût rappelé à leur souvenir ou qu'il eût tué l'un d'eux. À main
gauche du roi siégeaient les trois frères, Svipdagr, Hvftserkr et Beigaôr,
tant ils étaient devenus de grande importance, puis venaient les douze
berserkir et les autres braves d'élite de part et d'autre tout au long de la
forteresse: on ne les nomme pas ici.
Le roi fit accomplir par ses hommes des exercices de toutes sortes et des
divertissements, avec des amusements et des plaisirs multiples. Boôvarr se
révéla le plus grand de tous ses champions, quelle que fût l'épreuve
requise, et il fut tenu en si grande estime par le roi Hrôlfr qu'il lui donna
en mariage son unique fille, Drifa79 . Il se passa un moment: ils siègent
dans le royaume et sont les plus renommés de tous les hommes.

79. Il a été dit plus haut, au chapitre 12, que Hr6lfr avait deux filles, Skûr et Drffa.
D'Aôils, roi d'Uppsalir,
et du voyage en Svipj6d du roi Hr6lfr
et de ses champions

38. Le voyage pour Uppsalir est planifié

O n dit qu'un jour, le roi Hrôlfr siégeait dans sa salle royale et que
tous ses champions et dignitaires étaient avec lui, à un coûteux
banquet.
Le roi Hrôlfr regarda de part et d'autre de lui, et dit: « Une force
excessive s'est rassemblée ici dans cette halle.»
Le roi Hrôlfr demanda alors à Boôvarr s'il connaissait un roi tel que
lui, qui commandait à de tels champions.
Boôvarr dit que non - « mais il est une chose qui me paraît contrarier
votre royale dignité.»
Le roi Hrôlfr demanda laquelle. Boôvarr dit: «Ce qui vous manque,
sire, c'est que vous n'alliez pas chercher votre patrimoine à Uppsalir, sur
lequel le roi Aôils, votre parent par alliance80 , règne à tort.»
Le roi Hrôlfr dit que ce serait difficile de chercher cela - « car Aôils
n'est pas un homme unique81 , c'est plutôt un magicien, rusé, félon, artifi­
cieux82, féroce. avoir affaire à lui est la pire des choses.»
Boôvarr dit: « Pourtant, il vous siérait, sire, de chercher la part qui
vous revient, d'aller trouver le roi Aôils un jour et de voir comment il
répondra sur cette affaire.»
Le roi Hrôlfr dit: «C'est un sujet d'importance que tu proposes là car

80. Parent par alliance parce qu'Aôils est à la fois beau-frère et beau-père de Hr6lfr.
81. Je choisis de rendre einfoldr que porte notre texte par «unique». Il me semble que
l'auteur veut dire que Aôils ne possède pas qu'une seule nature, puisque c'est, entre autres
choses, un magicien.
82. Il est plaisant de signaler que le texte a ici klôkr, «sage», «sachant y faire», que les
folklores scandinaves modernes connaissent fort bien: le personnage du klok revient dans
les contes et légendes populaires, c'est un rebouteux, un devin, etc.
470 Sagas légendaires islandaises

nous avons à chercher vengeance de notre père là où se trouve Aôils, le roi


ambitieux et rusé, et nous allons nous y risquer.
- Je ne blâmerai pas, dit Boôvarr, que nous fassions l'épreuve de ce
qu'est le roi Aôils. »

39. Hr6lfr passe la nuit chez le bondi Hrani

Le roi Hrolfr prépara son expédition avec cent vingt hommes et, en
outre, ses douze champions et ses douze berserkir. On ne dit rien de leur
voyage avant qu'ils n'arrivent chez un bondi. Celui-ci se trouvait dehors
lorsqu'ils arrivèrent et il les invita tous à rester chez lui.
Le roi dit: «Tu es un vaillant homme, mais as-tu les moyens de cela,
car nous ne sommes pas si peu nombreux et ce n'est pas le fait d'un petit
bondi que de nous recevoir tous. »
Lhomme rit et dit: « Oui, sire, j'ai parfois vu des gens pas moins nom­
breux, là où je me trouvais; la boisson ne vous manquera pas non plus
que le reste pour la durée de la nuit ainsi que ce dont vous auriez besoin.»
Le roi dit: «Alors, nous nous risquerons à cela. »
Cela réjouit le bondi. On prit soin des chevaux des arrivants et on les
traita correctement.
« Quel est ton nom, bondi? dit le roi.
- Certains m'appellent Hrani83 », dit-il.
Lhospitalité était si bonne que les invités estimèrent n'avoir guère été
reçus avec une telle générosité, le bondi était très joyeux, il n'y avait rien
qu'ils lui demande1t et à quoi il ne sache pas répondre, ils ne le trouvèrent
pas stupide du tout. Le sommeil les prit. Lorsqu'ils se réveillèrent, il faisait
tellement froid qu'ils claquaient des dents, ils se levèrent tous, se vêtirent
de ce qu'ils trouvèrent, sauf les champions du roi Hrôlfr, ils se satisfirent
des habits qu'ils avaient déjà. Ils avaient tous eu froid pendant la nuit.
Le bôndi demanda alors: « Comment avez-vous dormi? »
Boôvarr répondit: «Bien. »
Le bôndi dit alors au roi: «Je sais que les hommes de ta hirô ont eu
assez froid dans la salle cette nuit, et tel était bien le cas. Et ils ne peuvent
s'attendre à résister aux épreuves que le roi Aôils d'Uppsalir vous infligera

83. Pour l'intelligence de ce qui va suivre, précisons que Hrani est un des n:ultiples
noms d'Ôôinn, dieu fourbe et cauteleux, mais d'une redoutable intelligence. On a lu au
chapitre 3 que Helgi prenait le nom de Hrani pour dissimuler sa véritable identité. Appa­
remment, Helgi n'a rien à voir avec le dieu en question, si ce n'est que le nom helgi signi­
fie «sacré» et donc que les relations avec les dieux sont plausibles.
Saga de Hr6lfr lm1/,i 471

s'ils trouvent si difficile de résister au froid, et renvoie à la maison, sire, la


moitié de ta troupe si tu veux garder la vie, car ce n'est pas avec une quan­
tité d'hommes que tu vaincras le roi Aôils.
- Tu fais bien l'important, dit le roi, on suivra le conseil que tu
donnes.»
Ils allèrent leur chemin lorsqu'ils furent prêts, souhaitant belle vie au
bôndi, et le roi renvoya la moitié de sa troupe. Ils chevauchèrent, et sou­
dain, une petite ferme apparut devant eux. Là, ils pensèrent reconnaître le
même bôndi que celui chez lequel ils avaient logé précédemment. Ils
trouvèrent que cela prenait un tour étrange. Le bôndi les reçut bien de
nouveau et demanda pourquoi ils venaient si souvent.
Le roi répondit: « À peine si nous savons à quelles fourberies nous
avons affaire, on peut dire que tu es un vrai rusé. »
Le bôndi dit: « Une fois encore, vous ne serez pas mal reçus.»
Ils passèrent là une deuxième nuit et reçurent bonne hospitalité, le
sommeil les prit et ils se réveillèrent saisis d'une telle soif qu'elle leur sem­
bla presque insupportable, si bien qu'ils pouvaient à peine remuer la
langue dans leur bouche. Ils se levèrent et se rendirent à un endroit où se
trouvait un grand vaisseau rempli de vin, et en burent.
Au matin, le bôndi Hrani dit: « On en est venu de nouveau, sire, au
point qu'il faut que vous m'écoutiez: il me semble que les hommes qui
ont bu cette nuit ont peu d'endurance. Il vous faudra endurer de plus
grandes épreuves quand vous arriverez chez le roi Aôils.»
Éclata alors une grande tempête, ils restèrent là ce jour-là, et vint la
troisième nuit. Le soir, on leur fit du feu, ceux qui étaient auprès du feu
s�ntirent la chaleur sur leurs mains. La plupart désertèrent la place que le
bôndi Hrani leur avait assignée, tous reculant depuis le feu hormis le roi
Hrôlfr et ses champions.
Le bôndi dit: « Vous pouvez, sire, faire un choix parmi votre troupe, et
mon conseil est que vous ne partiez pas hormis vous et vos douze cham­
pions, alors, il y a quelque espoir que vous reveniez, mais pas autrement.
- Il me semble à te regarder, bôndi, dit le roi Hrôlfr, que nous
devons suivre tes conseils.»
Ils restèrent là trois nuits. Le roi s'en fut avec douze hommes et renvoya
tout le reste de sa troupe.
Le roi Aôils eut vent de tout cela et déclara qu'il était bon que le roi
Hrôlfr veuille lui rendre visite - « car il doit sûrement avoir une raison de
venir, de sorte que les récits en vaudront la peine avant que nous ne nous
quittions.»
472 Sagas légendaires islandaises

40. De la réception du roi AiJils

Après cela, le roi Hr6lfr et ses champions chevauchèrent jusqu'à la


halle du roi Aôils et toute la foule des citadins s'attroupa dans la plus
haute tour de la forteresse pour voir la splendeur du roi Hrôlfr et de ses
champions car ils étaient équipés avec grande pompe. Beaucoup trou­
vaient qu'il valait la peine de voir la courtoisie des chevaliers84 . D'abord,
ils chevauchèrent lentement et fastueusement, mais lorsqu'ils furent à
courte distance de la halle, ils firent sentir aux chevaux leurs éperons et
allèrent grand train à la halle de telle sorte que tous ceux qui se trouvaient
dans le passage s'écartaient devant eux. Le roi Aôils les fit recevoir belle­
ment, avec joie, et ordonna de faire prendre soin de leurs chevaux.
Boôvarr dit: « Prenez garde, garçons, de ne pas enchevêtrer ni le toupet
ni la queue des chevaux, soignez-les bien et prenez bien soin qu'ils ne se
souillent pas.»
On dit immédiatement au roi Aôils quel soin ils avaient prescrit de
prendre de l'entretien de leurs chevaux. Il dit: « Bien grandes sont leur inso­
lence et leur arrogance. Suivez mon conseil et faites comme je l'ordonne:
coupez la queue des chevaux tout près du fondement et tranchez leur tou­
pet de sorte que la peau de leur front vienne avec, traitez-les de manière
aussi ridicule que vous le pourrez, si ce n'est que vous les laisserez végéter.»
Puis. on conduisit les arrivants aux portes de la halle, mais le roi Aôils
ne se montra pas.
Alors, Svipdagr dit: «Je connais les lieux ici et je marcherai le premier
car j'ai le plus grand soupçon de la façon dont on va nous accueillir et de
ce qui nous attend. Ne soufflons mot pour dire lequel d'entre nous est le
roi Hrôlfr de sorte que le roi Aôils ne le reconnaisse pas dans notre
groupe. »
Svipdagr se posta en avant d'eux tous, suivi de ses frères, Hvftserkr et
Beigaôr, puis du roi Hrôlfr et de Boôvarr et de tous les champions l'un
derrière l'autre. Il n'y avait pas à compter sur des domestiques car ceux qui
les avaient escortés jusqu'à la halle avaient disparu. Les hommes de Hrôlfr
avaient leurs faucons sur les épaules, cela était tenu pour grande vaillance
en ce temps-là. Le roi Hrôlfr possédait le faucon qui s'appelait Habr6k85 .

84. À elle seule, cette dernière notation démontre les connaissances «méridionales» de
l'auteur: les deux termes kurteisi* («courtoisie») et riddari («chevaliers») sont évidem­
ment tirés de la littérature courtoise.
85. Il est remarquable que le nom de ce faucon (littéralement: «hautes-braies»!) figure
aussi dans un des poèmes de !'Edda poétique, les Grimnismdl, strophe 44, où il nous est dit
que Hâbrôk est le parangon des faucons. On le vérifie de note en note: la lecture de l'au­
teur (ou des auteurs!) est à la fois riche et diverse.
Saga de Hrôlfr kraki 473

Svipdagr poursmv1t son chemin et examina soigneusement toutes


choses. Il vit de grands changements un peu partout. Ils passèrent devant
tant d'obstacles disposés sur leur chemin qu'il n'est pas facile de les rappor­
ter, et plus ils avançaient dans la halle, plus leur progression était difficile.
Ils avancèrent loin dans la halle, jusqu'à ce qu'ils voient le roi Aôils fai­
sant le fier dans son siège: de part et d'autre, ils trouvèrent étonnant de se
voir mutuellement. Ils virent tout de même qu'il ne serait pas facile de se
présenter devant le roi Aôils et pourtant, ils étaient arrivés si près les uns
des autres que l'on pouvait discerner leur conversation.
Alors, le roi Aôils prit la parole: « Et donc, te voici arrivé ici, camarade
Svipdagr; dans quel but les champions sont-ils venus? N'est-ce pas ce
qu'il me semble:

9. Entaille est dans la nuque,


œil de la tête sorti,
cicatrice au front,
deux coups sur la main?
Et puis Beigaôr, ton frère, est tout estropié.»

Svipdagr dit si haut que tous purent entendre: «Je veux, selon ce que
j'ai stipulé avec toi naguère, recevoir trêve, roi Aôils, pour les douze
hommes qui sont arrivés ici. »
Le roi Aôils répondit: «Je veux accepter cela, entrez dans la halle vite et
bravement, d'un cœur résolu. »
Ils crurent discerner que des fosses avaient été pratiquées par la halle
vers le fond, mais il n'était pas facile de s'assurer de quelle manière, il y
avait une telle obscurité autour du roi Aôils qu'ils ne parvenaient pas à
bien voir son visage. Ils virent alors que les tapisseries qui décoraient la
halle tout autour avaient été démontées et qu'il devait y avoir en dessous
des hommes en armes. Tel était bien le cas car un homme en broigne se
rua de chaque repli lorsque le roi Hr6lfr et ses champions eurent dépassé
les fosses, et ils livrèrent la plus rude bataille et fendirent les gens jus­
qu'aux dents.
Cela dura un moment, on ne savait pas où se trouvait le roi Hr6lfr tant
les gens étaient tombés par monceaux.
Le roi Aôils était enflé de fureur dans son haut-siège lorsqu'il vit que les
champions de Hr6lfr abattaient ses hommes comme des chiens. Il vit que
ce jeu ne servait à rien, se leva et dit: « Que signifie ce grand tumulte? Ce
que vous faites est digne des plus grands gredins, attaquer des hommes de
distinction qui sont venus nous trouver! Cessez sur-le-champ et asseyez­
vous. Parent Hr6lfr, réjouissons-nous tous ensemble. »
474 Sagas légendaires islandaises

Svipdagr dit: « Tu n'as guère res?ecté la trêve, roi Aôils, et tu es inglo­


rieux en cela.»
Ils s'assirent après cela, Svipdagr le plus vers le fond, puis Hjalti le
Magnanime, Boôvarr siégeait avec le roi, car ils ne voulaient pas que
Hr6lfr fût reconnu.
Le roi Aôils dit: «Je vois que vous voyagez de manière honorable en
pays inconnu, et pourquoi mon parent Hr6lfr n'a-t-il pas une escorte plus
grande?»
Svipdagr dit: «Je vois que tu n'épargnes pas de comploter contre le roi
Hr6lfr et ses hommes, et il n'y a pas à s'étonner qu'il soit venu ici avec peu
ou avec quantité d'hommes.»
Ils cessèrent leur conversation.

41. Hrôlft dans la halle du roi Aôils

Après cela, le roi Aôils fit nettoyer la halle. On emporta les morts
car beaucoup des hommes du roi Aôils avaient été tués et une quantité,
blessés.
Le roi Aôils dit: « Faisons de longs feux pour nos amis et manifestons
sérieusement de l'hospitalité pour de tels hommes, de sorte que tout le
monde soit content.»
On dépêcha des hommes pour allumer le feu. Les champions de
Hr6lfr restaient toujours en armes, ils ne voulaient jamais les laisser. Le
feu prit rapidement car on n'épargna point la poix et le bois sec. Le roi
Aôils se plaça d'un côté du feu ainsi que les hommes de sa hirô, et le roi
Hr6lfr et ses champions de l'autre côté. Ils siégèrent de part et d'autre sur
un long banc, parlant les uns aux autres très aimablement.
Le roi Aôils dit: « On ne parle pas par exagération de votre vaillance et
de votre valeur, à vous autres, champions du roi Hr6lfr, et vous vous esti­
mez supérieurs à quiconque, on ne ment pas sur le compte de votre
vigueur. Poussez les feux, dit le roi Aôils, car je ne discerne pas bien où est
le roi, et vous ne fuirez pas le feu même si vous avez un peu chaud.»
On fit comme il le prescrivait, il voulait s'assurer de la sorte de l'en­
droit où était le roi Hr6lfr car il pensait savoir qu'il ne pourrait supporter
la chaleur comme ses champions, et il estimait qu'il serait plus facile de
s'emparer de lui s'il savait où il était parce qu'il voulait en vérité la mort86
du roi Hr6lfr. Boôvarr comprit cela de même que plusieurs autres, et ils le

86. Voir jèigr*.


Saga de Hrôlfr kraki 475
protégèrent de leur mieux de la chaleur, non pas cependant au point qu'il
ne fût pas reconnu. Comme le feu les assaillait furieusement, le roi Hrolfr
voulut se rappeler qu'il avait juré naguère de ne fuir ni feu ni fer; il vit
alors que le roi Aôils voulait faire une épreuve: ou bien lui et ses cham­
pions brûleraient là ou bien ils n'accompliraient pas leur vœu solennel. Ils
virent alors que le roi Aôils avait éloigné son siège jusqu'au mur extérieur,
de même que ses hommes.
On apportait constamment du combustible, ils voyaient que le feu les
attaquerait à moins de faire quelque chose. Leurs vêtements étaient fort
brûlés et ils jetèrent leurs boucliers dans le feu. Alors, Boôvarr et Svipdagr
dirent:

10. Poussons le feu


dans la forteresse d'Aôils.

Alors, chacun d'eux empoigna un des hommes qui entretenaient le


feu, et le précipita dedans en disant: « Jouissez de la chaleur du feu en
échange de votre industrie et de votre labeur car nous voici complètement
cuits. Cuisez à présent, car vous avez été si diligents un moment pour
nous faire du feu. »
Hjalti empoigna le troisième et le lança dans le feu de même que cha­
cun de ceux qui avaient nourri le feu. Ils brûlèrent jusqu'à devenir cendres
et personne n'osa s'approcher si près. Cela accompli, le roi Hrolfr prit la
parole:

11. Celui-là ne fuit point le feu


qui saute par-dessus.

Après cela, ils bondirent tous par-dessus le feu dans l'intention de


s'emparer du roi Aôils. Ce que voyant, celui-ci sauva sa vie en courant vers
l'arbre qui se dressait dans la halle, il y avait un creux dedans et il parvint
ainsi à sortir de la halle par sa magie et sa sorcellerie87.
Puis il entra dans la salle de la reine Yrsa et il voulut lui parler. Elle l'ac­
cueillit froidement et lui tint force propos sévères: «D'abord, tu as fait
tuer mon mari, le roi Helgi, dit-elle, et tu t'es mal comporté envers lui, tu

87. «Magie» rend icifjolkynngi («savoir multiple») que nous avons déjà rencontré.
Pour «sorcellerie», nous avons galdr, un autre terme qui peut avoir cette signification,
mais dont le sens propre renverrait plutôt à un type de chant magique ou d'incantation
( un«charme» dans le sens ancien du terme). Il est clair que l' auteur fait ici feu de tout bois
et qu'il déploie tout le vocabulaire plus ou moins ésotérique dont la tradition disposait.
476 Sagas légendaires islandaises

as privé de ses biens celui qui les pos�·édait, et maintenant, tu voulais tuer
mon fils, tu es un homme plus cruel et pire que tout autre. Je vais à pré­
sent tout entreprendre pour que Hrolfr obtienne ce bien et que tout
déshonneur t'échoue, comme il est mérité. »
Le roi Aôils dit: « Il va se trouver que ni toi ni moi ne ferons confiance
à l'autre. Désormais, je ne reparaîtrai pas à ta vue. »
Par là, ils cessèrent leur conversation.

42. Voggr sert Hrôlft et les siens

La reine Yrsa alla trouver le roi Hrolfr et lui fit un accueil chaleureux.
Il fit bel accueil aussi à ses salutations. Elle trouva un homme pour le ser­
vir et leur accorder une excellente hospitalité.
Lorsque cet homme se présenta au roi Hrôlfr, il dit: « Cet homme a
une contenance maigre et il a l'air taillé dans une perche88 • Est-ce cela
votre roi? »
Le roi Hrolfr dit: «Tu m'as donné un nom qui va s'attacher à moi, et
que me donnes-tu pour cette dénomination? »
Voggr répondit: «Je n'ai rien du tout car je suis dépourvu de biens. »
Le roi dit: «Alors, il revient à celui-là de donner à autrui ce qu'il pos­
sède. »
Il retira un anneau d'or de son bras et le donna à cet homme.
Voggr dit: « Sois béni entre tous les hommes, ceci est un très grand
trésor.»
Comme le roi trouvait que Voggr attachait trop d'importance à ce pré­
sent, il dit: «Voggr se réjouit de peu de chose. »
Voggr dit en mettant un pied sur le banc: «Je fais le serment de te ven­
ger si je vis plus longtemps et que tu sois vaincu par d'autres. »
Le roi répond: «Tu te conduis bien, bien qu'il ne soit pas improbable
qu'il y en ait d'autres que toi pour ce faire. »
On comprit que cet homme serait loyal et fidèle à sa modeste manière,
mais on pensait qu'il ne pourrait faire grand-chose car il était minable.
On ne lui cacha rien. Puis ils voulurent aller dormir, pensant savoir qu'ils

88. Il faut comprendre de cette indication et de la suite du texte que notre héros avait
l'air d'une perche, comme lorsque nous disons d'un individu que c'est une grande perche!
Lélucidation de ce surnom n'est pas assurée pour autant et d'autres possibilités s'offrent.
Pour Saxo, ce surnom renvoie à un tronc d'arbre dont on a élagué les branches de sorte
qu'il peut servir d'échelle. Dans la Skjoldunga saga, le mot kraki signifierait «corbeau», ou
«corneille», comme en danois (krag).
Saga de Hrôlfr kmki 477
pourraient rester couchés sans crainte dans les quartiers que la reine leur
avait choisis.
Boôvarr dit: «On nous a bien préparé les choses ici, la reine nous veut
du bien, mais le roi Aôils nous veut autant de mal qu'il le pourra. Je serais
fort étonné que nous restions en cet état.»
Voggr leur dit que le roi Aôils était un très grand sacrificateur89 -
«comme on n'en trouve pas d'exemple. Il sacrifie un verrat et je ne com­
prends pas qu'un pareil monstre puisse exister. Prenez garde à vous, car il
mettra tout son zèle pour vous détruire d'une manière ou d'une autre.
- Je m'attends davantage, dit Boôvarr, à ce qu'il nous rappelle de
quelle façon il a quitté la halle à cause de nous ce soir.
- Vous devez compter, dit Voggr, qu'il sera rusé et cruel.»

43. Démêlés de Gramr et du verrat sacrificiel

Ils dormirent après cela et furent réveillés par un vacarme si grand, au­
dehors, que tout résonnait et que la maison dans laquelle ils étaient cou­
chés tremblait comme si elle se trouvait sur un sol meuble.
Voggr prit la parole: «Voilà que le verrat a été mis en marche, il doit
être envoyé par le roi Aôils pour tirer vengeance de vous; c'est un si grand
troll que personne ne peut lui résister. »
Le roi Hrôlfr avait un grand chien appelé Gramr90. Il était avec lui. Il
était fort éminent par la vaillance et la force. Sur ce, entra le troll sous les
espèces d'un verrat9 1 et des sons hideux émanaient de ce méchant troll.

89. Voir bldr.


90. Ce nom, lui aussi, appelle l'attention. Il y a un Gramr dans la geste de Sigurôr Meur­
trier du Dragon, le parangon du héros nordique; le mot désigne l'épée que le nain Reginn a
forgée pour le héros (ci-dessus, p. 62). Comme si l'auteur s'amusait à aligner les noms pres­
tigieux qu'il glane dans la tradition. Ladjectif gramr signifie proprement: «courroucé.»
91. Il y aurait beaucoup à dire du verrat qui était, dans la mythologie scandinave, l'ani­
mal sacré et représentatif de la fertilité-fécondité attaché au dieu Freyr dont nous savons
qu'il jouit d'un culte particulier en Suède, toponymie à l'appui. Il existe d'ailleurs, dans la
Saga de Saint Ôldfr, un personnage appelé Sigurôr syr, Sigurôr la Truie, surnom nullement
dépréciatif, au contraire, il signifie que Sigurôr était riche. Il n'est pas exclu, de plus, que le
terme Svîpj6ô (Suède) soit la«nation (svi pouvant renvoyer à sjr que nous venons de voir)
de la truie». Le verrat en tant que symbole de la virilité et de la férocité figure sur de nom­
breux objets exhumés par l'archéologie, comme au sommet des casques trouvés à Sutton
Hoo, en Angleterre, ou à Vendel, en Suède précisément. Ailleurs encore, il est question du
sdnargoltr ou« verrat sacrificiel», ce qui suffit à établir le rôle que jouait cet animal dans les
opérations cultuelles. Lassimilation verrat-troll (et nous avons déjà dit que troll sera un
des termes traduisant démon à l'époque chrétienne) témoignerait de la culture chrétienne
de notre auteur.
478 Sagas légendaires islandaises

Boôvarr excita contre le verrat le chi,�n qui, sans la moindre hésitation, se


précipita sur le verrat. Il y eut un rude combat. Boôvarr porta secours au
chien et assena des coups au verrat, mais son épée ne mordit jamais sur le
dos de la bête. Le chien Gramr était tellement rude qu'il arracha les oreilles
du verrat et avec elles toute la chair des joues et, tout à coup, le verrat dis­
parut comme il était venu. Alors, le roi Aôils arriva sur la maison avec une
grande troupe et mit aussitôt le feu à la maison. Par là, le roi Hrolfr et ses
gens comprirent que de nouveau, le combustible ne manquerait pas.
Boôvarr dit: « Ce serait une bien mauvaise façon de mourir si nous
devions brûler ici, à l'intérieur. Je préférerais tomber devant les armes en
terrain découvert, ce serait une fin de vie bien mauvaise pour le roi Hrolfr
si cela devait se produire. Je ne vois pas de parti plus beau à prendre que
de nous jeter contre les planches de la cloison, de fracturer la maison et
d'en sortir, si cela se peut» - mais ce n'était pas un jeu d'enfants, toutefois,
la maison était fortement charpentée - « que chacun de nous ait un
homme devant lui lorsque nous sortirons et ils céderont encore une fois.
- Voilà un excellent dessein, dit le roi Hrolfr, cela va nous servir par­
faitement.»

44. De la reine Yrsa et du roi Hr6lft

Ils prennent donc le parti de se jeter sur la cloison si rudement et for­


cenément qu'ils la mettent en pièces et qu'ils parviennent à sortir de la
sorte. Le passage, dans la forteresse, était tout couvert de gens en broigne.
La plus brutale bataille éclate entre eux, le roi Hrolfr et ses champions
avancent férocement. La troupe du roi Aôils diminue devant eux. Ils n'ont
jamais affronté gens si fiers ni hautains qu'ils n'aient à mordre la poussière
devant leurs grands coups.
Dans cette rude bataille, le faucon du roi Hrolfr sort en volant de la
forteresse et se pose sur l'épaule du roi, agissant comme s'il avait à se van­
ter d'une grande victoire.
Boôvarr dit: « Il a l'air d'avoir accompli un haut fait.»
Un homme du roi Aôils qui avait à prendre soin des faucons se hâta de
monter au grenier où ils étaient gardés et trouva étrange que le faucon du
roi Hrolfr fût parti, et il découvrit que tous les faucons du roi Aôils étaient
morts.
La bataille s'acheva par le fait que Hrolfr et ses hommes avaient tué
quantité de monde et que rien ne leur avait résisté. Mais le roi Aôils avait
disparu et l'on n'avait pas idée de ce qu'il était devenu. Ceux des hommes
du roi Aôils qui restaient debout demandèrent grâce et on la leur accorda.
Saga de Hrolfr lmzki 479
Après cela, Hrolfr et ses hommes entrèrent hardiment dans la halle.
Boôvarr demanda alors sur quel banc le roi HrcSlfr voulait siéger.
Le roi Hrolfr répondit: « Nous nous assoirons sous le dais92 du roi lui­
même, et je siégerai sur le haut-siège.»
Le roi Aôils ne vint pas dans la halle, il estimait avoir souffert grave­
ment et avoir enduré grande honte en dépit de tous les artifices qu'il avait
recherchés. Ils siégèrent un moment dans le calme et le repos.
Alors, Hjalti le Magnanime dit: «Ne serait-il pas avisé que quelqu'un
aille voir nos chevaux pour savoir s'ils ne manquent pas de ce dont ils ont
besoin?»
C'est ce que l'on fit et lorsque l'homme revint, il dit que les chevaux
avaient été honteusement traités et raconta comment ils avaient été mal­
menés, comme on l'a dit précédemment. Le roi Hrolfr ne se lais�a pas
affecter, sinon qu'il dit que tout s'était passé de la même façon dans leurs
démêlés avec le roi Aôils.
Alors, la reine Yrsa entra dans la halle et se rendit devant le roi Hrolfr,
le saluant avec raffinement et élégance. Il fit bel accueil à ses salutations.
Elle dit: « On ne t'a pas accueilli, parent, comme je l'aurais voulu et
qu'il l'aurait fallu, et tu ne vas pas t'attarder plus longtemps ici, mon fils,
en un lieu si inhospitalier, car on assemble de grandes troupes par tout
le pays des Sviar. Le roi Aôils a l'intention de vous tuer tous comme il
le voulait depuis longtemps s'il avait pu y parvenir, ta bonne chance93
est plus puissante que sa sorcellerie. Et voici une corne d'argent que je
veux te remettre et dans laquelle sont conservés tous les meilleurs
anneaux du roi Aôils, y compris celui qui s'appelle Sviagrfss94, qu'il
estime meilleur que tous les autres»; et en plus, elle lui remit beaucoup
d'or et d'argent. Ce trésor était si grand qu'une seule personne aurait eu
du mal à l'estimer.
Voggr était présent et reçut du roi HrcSlfr beaucoup d'or pour ses
fidèles services.

92. Il faut comprendre que le trône royal (haut-siège, ici ondvegi*) était surmonté d'un
dais. Pour plausible qu'il soit, le détail est rarement mentionné et, une fois encore, doit
témoigner d'une référence implicite aux usages méridionaux.
93. De nouveau, nous avons ici un terme capital: la reine parle d'auôna qui est la« fortune»,
la« chance» qui vous est échue, que le destin vous a réfervée. Voyez là-dessus l'essai sur « Le
sacré chez les anciens Scandinaves» en tête de l'édition de L'Edda poétique, p. 11-64.
94. Une fois de plus, l'auteur puise dans le trésor des évocations antiques. Svîagriss
signifie « Porc des Svîar» - revoir la note 91 supra. Il en est question dans la Skjoldunga
saga, où, toutefois, cet anneau aurait été enlevé aux Svîar par l'un des prédécesseurs de
Hrôlfr. Pour Snorri Sturluson dans son Edda, ce seraient les lointains ancêtres d'Aôils qui
auraient possédé cet anneau.
480 Sagas légend11 i rn islandaises

La reine fit amener douze cheva11x, tous de couleur rousse, sauf un qui
était blanc comme neige, c'est lui que devait monter le roi Hrolfr.
C'étaient ceux qui s'étaient avérés les meilleurs de tous les chevaux du roi
Aôils, tout caparaçonnés. Elle leur remit des boucliers et des heaumes et
des armures et autres excellents équipements, les meilleurs gui se soient
trouvés, car le feu avait gâté leurs habits et leurs armes. Elle leur donna
avec grande générosité toutes ces choses dont ils avaient besoin.
Le roi Hrolfr dit: « Est-ce que tu m'as donné les biens qui m'apparte­
naient de droit et qu'avait possédés mon père?»
Elle dit: « En maintes choses, cela est plus que ce que tu avais à récla­
mer, mais toi et tes hommes avez acquis ici grand renom. Équipez-vous au
mieux de sorte que l'on ne puisse vous vaincre, car on va vous mettre
encore à l'épreuve.»
Après cela, ils montèrent sur leurs chevaux. Le roi Hrolfr parla en
termes affectueux à sa mère et ils se quittèrent avec tendresse.

45. Hroifr et le roi Aôils se quittent

Le roi Hrolfr et ses champions allèrent leur chemin depuis Uppsalir et


se rendirent à l'endroit qui s' appelle Fyrisvellir95 . Le roi Hrolfr vit alors un
grand anneau d'or qui scintillait sur le chemin devant eux et qui cliqueta
lorsqu'ils chevauchèrent par-dessus.
« Il crie ainsi, dit le roi Hrolfr, parce qu'il trouve mauvais d'être soli­
taire», et il défit l'un de ses propres anneaux d'or, le jeta sur l'autre sur le
chemin, et dit: «Il n'arrivera pas que je ramasse de l'or même s'il se trouve
sur le chemin, et qu'il n'y ait pas un de mes hommes assez hardi pour le
ramasser. Car cet anneau a été jeté ici pour retarder notre voyage.»
Ils le lui promirent et sur ce, ils entendirent le son des lurs dans toutes
les directions. Ils virent une armée innombrable qui les poursuivait. Cette
armée allait si furieusement que chaque homme chevauchait à bride abat­
tue. Les gens du roi Hrolfr poursuivirent leur route au même pas.
Boôvarr dit: « Ceux-ci nous poursuivent rudement, et certes, je vou­
drais bien que certains aient un but, ils veulent nous trouver, à coup sûr.»
Le roi dit: «N'en ayons cure. Ils vont différer tout seuls.» Il tendit la
main vers la corne dans laquelle il y avait l'or et que Beigaôr tenait dans la
main. Il sema cet or partout sur le chemin qu'ils prenaient par tous les
Fyrisvellir, si bien que les sentiers étincelaient comme de l'or.

95. La Fyris est la rivière qui passe à Uppsala (Uppsalir ici); les Fyrisvellir sont, littéra­
lement, «les plaines de la Fyris "·
Saga de Hroifr kraki 481

Quand la troupe des poursuivants vit que de l'or scintillait partout sur
le chemin, la plupart sautèrent de selle; celui-là estima agir le mieux qui
était le plus prompt à le ramasser, et il y eut là les plus grandes contesta­
tions et rixes, l'emporta qui était le plus fort: de la sorte, la poursuite se
ralentit.
Ce que voyant, le roi Aôils faillit perdre le bon sens. Il admonesta ses
hommes en paroles rudes, disant qu'ils ramassaient le moindre en laissant
échapper le plus important, cette vilaine honte s'apprendrait en tout pays
- « que vous avez laissé nous échapper une douzaine d'hommes, innom­
brable comme est cette troupe que j'ai rassemblée par tous les districts de
l'empire des Svîar96.»
Le roi Aôils chevaucha devant eux tous car il était dans une colère
extrême, suivi d'une foule de ses hommes.
Le roi Hr6lfr, voyant le roi Aôils galopant juste derrière lui, prit l'an­
neau Svîagriss et le jeta sur le chemin.
Lorsque le roi Aôils vit cet anneau, il dit: « Celui qui a remis ce trésor
au roi Hr6lfr a été plus fidèle envers lui qu'envers moi. Néanmoins, c'est
moi qui en jouirai, et pas le roi Hr6lfr. » Il tendit le manche de sa lance
vers l'endroit où se trouvait l'anneau, il voulait à tout prix l'atteindre, se
courba fort sur son cheval et dirigea sa lance dans le cercle de l'anneau.
Le roi Hr6lfr vit cela. Il fit faire volte-face à son cheval et dit: «J'ai fait
se courber comme un porc, celui qui est le plus puissant des Svîar. »
Et alors que le roi Aôils voulait ramener à lui le manche de sa lance
avec l'anneau, le roi Hr6lfr bondit sur lui et lui trancha les deux fesses jus­
qu'à l'os avec l'épée Skofnungr qui fut la meilleure des épées jamais portée
dans les pays du Nord.
Le roi Hr6lfr dit alors au roi Aôils de supporter cette honte pour le
moment - « et tu peux reconnaître où est maintenant Hr6lfr kraki que tu
as longtemps cherché.»
Le roi Aôils souffrait d'une grande hémorragie, il défaillit, il fallut
rebrousser chemin dans le pire des états. Pour le roi Hr6lfr, il reprit Svîa­
griss. Ils se quittèrent pour cette fois. On ne dit pas qu'ils se soient retrou­
vés ensuite. Ils tuèrent alors tous les hommes du roi Aôils qui s'étaient
avancés le plus à leur poursuite, qui n'eurent pas à attendre longtemps le

96. Quelque légendaire qu'il puisse être, l'épisode de l'or semé sur le chemin pour retar­
der les poursuivants a dû hanter les mémoires et meubler la tradition puisque Snorri Sturlu­
son, dans son Edda, Skdldskaparmdl, chapitre 8, le détaille pour expliquer qu'il existe une
kenning* scaldique donnant pour «or» « semence de Kraki» et une autre «semence des
plaines de la Fyris» (voir l'annexe à la fin de ce texte, p. 497). Snorri cite à l'appui de ses
dires une strophe d'Eyvindr skâldaspillir et une autre de f>jô/lôlfr Arnôrsson.
482 Sagas légendaires islandaises

roi Hrolfr et ses champions. Aucun d'eux ne trouva bonne sa mission, ils
ne se chamaillèrent pas lorsque l'occasion s'en présenta.

46. Du bondi Hrani

Le roi Hrolfr et ses hommes allèrent leur chemin et chevauchèrent


presque toute la journée. Quand vint la nuit, ils trouvèrent une ferme et
se rendirent aux portes. Était là le bondi Hrani qui leur offrit toute hospi­
talité et déclara que leur expédition ne s'était pas passée bien différem­
ment de ce qu'il avait pressenti. Le roi en convint et déclara que Hrani
n'était pas homme à se laisser aveugler par la fumée de l'illusion.
« Voici des armes que je veux te donner», dit Hrani.
Le roi dit: « Ce sont des armes hideuses, mon brave», c'étaient un bou­
clier, une épée et une broigne. Le roi Hrolfr n'en voulut pas.
Cela mit Hrani presque en colère, il estima qu'on lui faisait grand
déshonneur par là. «Tu n'agis pas aussi habilement que tu le penses, roi
Hrolfr, dit-il, vous n'agissez pas aussi sagement que vous le croyez», et le
bondi prit très mal cela.
Il n'était pas question d'hospitalité pour la nuit, ils voulurent aller leur
chemin bien que la nuit fût noire. Hrani fronçait rudement les sourcils, il
s'estimait peu apprécié puisqu'ils n'acceptaient pas ses présents, il ne les
empêcha pas de s'en aller comme il leur plaisait. Ils s'en furent donc dans
cet état et il n'y eut pas de salutations.
Ils n'étaient pas allés loin que Boôvarr bjarki97 s'arrêta. Il prit la parole
de la sorte: « Le sot met du temps à faire preuve de bon sens, et c'est ainsi
qu'il en va pour moi. Je soupçonne que nous n'avons pas réagi bien sage­
ment en refusant ce que nous aurions dû accepter, nous avons dû refuser
la victoire. »
Le roi Hrolfr dit: «J'ai le même soupçon, car cela a dû être Ôôinn le
vieux, l'homme était borgne en vérité.
- Rebroussons chemin au plus vite, dit Svipdagr, et faisons-en la
preuve.»
Ils firent demi-tour, mais alors, la ferme et le vieux avaient disparu.
« Il ne sert à rien de le chercher, dit le roi Hrolfr, c'est un mauvais
esprit98.»

97. C'est la première fois dans notre texte que Boôvarr est appelé bjarki.
98. D'évidence, l'auteur est un chrétien qui prend les dieux anciens pour des démons.
Il n'empêche, comme on l'a fait remarquer, que l'on continue de créditer Ôôinn du pou­
voir de conférer la victoire.
Saga de Hrolfr krt1ki 483

Ils allèrent donc leur chemin et l'on ne parle pas de leur voyage avant
qu'ils n'arrivent au Danemark et y restent un moment.
Boôvarr donna au roi le conseil de prendre peu de part aux batailles à
partir de là. Il leur paraissait plus vraisemblable qu'on ne les attaquerait
guère s'ils restaient tranquilles et Boôvarr déclara craindre que le roi ne
remporterait pas la victoire à partir de ce moment-là s'il s'y aventurait.
Le roi Hrôlfr dit: « Le destin régit la vie de tout homme, mais pas ce
mauvais esprit.»
Boôvarr dit: « S'il nous revenait d'en juger, la dernière des choses que
nous ferions serait de t'abandonner, pourtant, je soupçonne davantage
que d'ici peu de grands événements nous attendent tous.»
Ils cessèrent cette conversation et furent très renommés à cause de cette
expédition.
De la bataille de Skuld
et de la fin de la vie du roi Hr6Ifr kraki
et de ses champions

47. Les desseins de la reine Skuld

l s'écoula de longs moments pendant lesquels le roi Hr6lfr et ses


I champions restèrent en paix au Danemark. Nul ne les attaqua. Tous
les rois qui lui devaient tribut lui demeurèrent obéissants et lui versèrent
leurs impôts, tout comme Hjorvarôr, son beau-frère99.
Il se fit qu'une fois, la reine Skuld parla, l'esprit sombre, au roi Hjor­
varôr, son époux: « Il ne me plaît guère que nous devions verser tribut au
roi Hr6lfr et soyons contraints d'être ses subalternes, il ne peut durer plus
longtemps que tu sois son sujet.»
Hjorvarôr dit: « Il nous convient mieux, à nous comme aux autres, de
supporter cela et de rester tranquilles.
- Comme tu es minable, dit-elle, de supporter toutes sortes de
hontes qui te sont infligées.»
Il dit: « Il n'est pas possible de nous mesurer au roi Hr6lfr, car per­
sonne n'ose lever un bouclier contre lui 100•
- Vous êtes tellement minables, dit-elle, qu'il n'y a pas de moelle en
vous; qui ne risque rien sera toujours ainsi. On ne peut savoir avant d'en
avoir fait l'épreuve si le roi Hr6lfr et ses champions ne peuvent être bles­
sés. Il se trouve à présent, dit-elle, que, selon moi, il n'aura nullement la
victoire et je ne serais pas loin de penser qu'il faudrait tenter une épreuve
et, bien qu'il me soit apparenté, je ne l'épargnerai pas, il a beau rester
constamment à la maison, il doit bien se douter qu'il ne remportera pas la

99. C'est le mari de Skuld. Laquelle, on va le voir, joue ici le rôle, assez fréquent dans
les sagas, de la femme qui excite les hommes à s'entrebattre.
100. Je rends littéralement l'image, le texte porte ici rond (au lieu de skjoldr) qui est pro­
prement la rondache. Il va sans dire que le sens de l'image est: «résister», «s'opposer à».
486 Sagas légendaires islandaises

victoire. Je vais maintenant préparer un plan, si cela voulait agir, et je vais


tout mettre en œuvre pour chercher à réussir.»
Skuld était une très grande sorcière, elle descendait des âlfar du côté de
sa mère et c'est ce que Hrôlfr et ses champions allaient payer. «D'abord, je
vais envoyer des hommes au roi Hrôlfr pour lui demander qu'il m'accorde
de ne pas verser de tribut pendant les trois années à venir et alors, je lui
verserai le tout en une seule fois, selon ce qui lui revient de droit. Je pense
qu'il faut s'attendre à ce que cette ruse agisse et si cela s' accomplit, nous ne
ferons rien de plus.»
Les messagers s'entremirent en accord avec ce que la reine demandait.
Le roi Hrôlfr accepta, au sujet des tributs, ce qui lui était demandé.

48. La reine Skuld rassemble des troupes

Pendant ce temps, Skuld rassembla tous les hommes les plus impor­
tants ainsi que la pire racaille de tous les districts voisins. Cette trahison
était secrète, toutefois, de sorte que le roi Hrôlfr ne fut pas au courant. Ses
champions ne soupçonnèrent rien car tout cela était exécuté par grands
artifices et sorcellerie. Skuld exécuta un très grand sejôr pour vaincre le roi
Hrôlfr, son frère, de sorte que la secondaient des alfar et des Nornes et
toutes sortes de mauvais esprits maléfiques auxquels la nature humaine ne
pouvait résister101.
Pour le roi Hrôlfr et ses champions, ils avaient grandes joies et diver­
tissements à Hleiôargarôr, s'adonnant à toutes sortes de jeux auxquels on
pût s'entendre, ils s'y livraient avec habileté et courtoisie. Chacun d'eux
avait une maîtresse 102 pour s'amuser.
Il faut dire maintenant du roi Hjorvarôr et de Skuld qu'ils se rendent à
Hleiôargarôr avec cette innombrable armée et qu'ils y arrivent pour Jôl.
Le roi Hrôlfr a fait faire de somptueux préparatifs pour Jôl, ses hommes
étaient à festoyer ferme la veille de Jôl. Hjorvarôr et Skuld plantent leurs
tentes à l'extérieur de la forteresse. Ces tentes étaient à la fois grandes et
longues, avec d'étranges ornementations. Il y avait là force chariots, tous
équipés d'armes et d'armures.
Le roi Hrôlfr ne prêta pas attention à cela. Il pensait davantage à sa

101. Notre auteur fait ici feu de tout bois. Si nous avons déjà vu les dlfar, voici mainte­
nant les Nornes* (nornir) qui sont les divinités du destin (et qui ne sont pas nécessaire­
ment de mauvais esprits). Les vues qu'on nous propose ici ne peuvent que relever d'un
écrivain chrétien.
102. Voir frilla*.
Saga de Hr6lfr kraki 487
munificence, sa splendeur et sa noblesse et à toute la valeur qui résidait en
son sein. Il pensait en faire part à tous ceux qui étaient venus là, de
manière à faire valoir en tous lieux son honneur. Il avait pour cela tout ce
qui pouvait adorner l'honneur d'un roi de ce monde 10·>. Mais on ne men­
tionne pas que le roi Hr6lfr et ses champions aient jamais sacrifié aux
anciens dieux, ils croyaient plutôt en leur propre puissance et capacité de
victoire 1°4, car la sainte foi n'avait pas encore été proclamée ici dans les
pays du Nord et ceux qui habitaient dans l'hémisphère nord n'avaient
guère connaissance de leur créateur.

49. Préparatifi du roi Hrôifr et de ses champions

Sur ce, il faut dire que Hjalti le Magnanime se rendit à la maison où se


trouvait sa maîtresse. Il vit alors, clairement, que les intentions pacifiques
ne régnaient pas sous les tentes de Hjorvarôr et de Skuld. Il laissa les
choses en paix et ne fronça pas les sourcils. Il coucha avec sa maîtresse.
C'était la plus belle des femmes.
Alors qu'il avait été là un moment, il se leva d'un bond et dit à sa maî­
tresse: «Qu'est-ce qui te semble le mieux, deux hommes de vingt-deux
ans ou un octogénaire? »
Elle répondit: « Deux hommes de vingt-deux ans me semblent
meilleurs que des vieux de quatre-vingts ans.
- Tu vas payer ces mots, dit Hjalti, espèce de putain!»
Et il alla à elle et lui emporta le nez d'un coup de dents 105 • «Accuse­
m9i si quelqu'un se bat pour ton compte, je m'attends à ce que désormais,
la plupart penseront que tu n'es guère un trésor.

103. Il va de soi que l'auteur, bon chrétien, emploie cette toute dernière expression
dans un sens plutôt péjoratif: les gloires de ce monde (veraldligr, dit le texte) sont péche­
resses!
104. Voici de nouveau une expression qui se rencontre parfois dans les sagas, toujours
dans le même sens: mdttr ok megin, que je rends donc par «puissance» ou «pouvoir per­
sonnel» et «capacité de victoire», a souvent été pris, naguère, pour une profession
d'athéisme ou d'irréligiosité. En fait, on a démontré que cette tournure s'applique à la
révérence que tout homme professait, sans doute, envers le don que les Puissances avaient
déposé en lui et qu'il lui revenait de manifester. Une fois de plus, l'auteur donne dans l'ar­
chaisme, ici détourné de son sens authentique.
105. Cet étrange épisode est plus clair chez Saxo (Gesta 2,7). Là, Hjalti, qui est en
effet chez sa maîtresse, ne voit pas l'armée de Skuld. Et c'est sa maîtresse qui lui demande
quel âge devrait avoir l'homme qu'elle épouserait si elle venait à le perdre. Indigné, Hjalti
lui coupe le nez «pour l'enlaidir». Ce type de mutilation n'est pas rare dans les textes
médiévaux. On en trouvera nomenclature dans la belle édition des Gesta qu'a établie
488 Sagas légendaires islandaises

Tu as méfait contre moi, dit-elle, et je ne le méritais pas.


Tout le monde peut être abusé par la ruse», dit Hjalti.
Il saisit ensuite ses armes car il voyait que tout le tour de la forteresse
était couvert d'hommes en broigne et que les étendards de guerre avaient
été dressés. Il comprit alors qu'il n'y avait pas à se cacher que c'était la
guerre. Il se rendit à la halle, à l'endroit où Hr6lfr et ses champions sié­
geaient.
Hjalti dit: « Réveillez-vous, sire le roi, car la guerre est dans nos murs,
il est plus besoin de se battre que d'étreindre des femmes. Je pense que l'or
n'augmentera guère dans la halle à cause des tributs de Skuld, ta sœur.
Elle a la cruauté des Skjoldungar et je puis te dire qu'il ne s'agit pas d'une
petite armée; épées tirées et en armures, ils encerclent la forteresse, le roi
Hjorvarôr n'a pas une raison amicale de venir en débattre avec toi, il n'a
pas l'intention désormais de te redemander la permission de régner sur
son propre royaume. Il s'agit maintenant, dit Hjalti, de mener la troupe
de notre roi qui n'épargne rien pour nous. Accomplissons nos serments en
défendant bien le roi le plus renommé qui soit dans tous les pays du
Nord, que l'on puisse apprendre cela en tout pays. Récompensons-le des
armes, des armures et de mainte autre générosité, car cela ne sera pas un
mince service à lui rendre. De grands présages ont eu lieu aussi, même si
nous nous le sommes caché longtemps, et j'ai bien le soupçon que d'im­
portants événements vont se produire, dont on se souviendra longtemps.
Certains déclareront que c'est un peu par peur que je parle, mais il se peut
que le roi Hr6lfr boive maintenant pour la dernière fois avec ses cham­
pions et les hommes de sa hirô. Debout, vous tous, les champions, dit
Hjalti, séparez-voi;s rapidement de vos maîtresses, vous allez avoir à faire
face à autre chose. Préparez-vous à ce qui va venir. Debout, tous les cham­
pions, et que tous s'arment au plus vite 106 !»
Se levèrent alors d'un bond Hr6mundr le Sévère et Hr6lfr à la Main
prompte, Svipdagr, Beigaôr et Hvîtserkr le Hardi, le sixième étant Hak­
langr, le septième, Harôrefill, le huitième, Haki le Vaillant, le neuvième,
Vottr !'Arrogant, le dixième s'appelait St6r6lfr, le onzième, Hjalti le
Magnanime, le douzième, Boôvarr bjarki qui était ainsi appelé parce qu'il

J.-P. Troadec, note 15 au passage concerné, p. 426. On a également fait remarquer que ce
geste atroce pourrait remonter loin en avant dans le temps et faire partie des punitions
infligées pour adultère.
106. Il y a dans ce discours une sorte de paraphrase des fameux Bjarkamdl (Dits de
Bjarki), qui ont été donné ici-même en annexe à la présente saga (ou en note 61). Saxo les
a traduits en latin. Ils sont évoqués également dans la Saga de Saint Ôldfr, chap. 208; le
scalde islandais I>orm6ôr Bersason les aurait déclamés avant la fatidique bataille de Stiklar­
staôir (1030) où périt le roi 6Iafr.
Saga de Hrolfr kraki 489
avait chassé tous les berserkir du roi Hr6lfr à cause de leur tyrannie et de
leur iniquité; il en avait tué certains de sorte qu'aucun ne parvint à rien
contre lui: ils étaient comme des femmes en face de lui lorsqu'il fallut en
venir aux faits. Néanmoins, ils s'estimaient toujours supérieurs à lui et
complotaient constamment contre lui.
Boôvarr bjarki se leva aussitôt et s'arma, puis dit que le roi Hr6lfr avait
besoin de fiers guerriers - « il va falloir du courage et du cœur à tous ceux
qui seconderont le roi Hrôlfr.»
Le roi Hrôlfr se leva et prit la parole sans aucune crainte: «Apportez­
nous la meilleure boisson qui soit, nous allons boire avant la bataille,
soyons joyeux et montrons quels hommes sont les champions de Hrôlfr.
Ayons à cœur de faire cela seul qui mette en mémoire notre vaillance, car
sont venus ici les plus grands champions de tous les pays du voisinage et
les plus renommés. Dites à Hjorvarôr et à Skuld et à leurs fiers-à-bras que
nous allons boire à satiété avant de recevoir les tributs.»
On fit comme le disait le roi.
Skuld répond: « Le roi Hr6lfr, mon frère, n'est pas semblable à tous les
autres, et c'est grand deuil que de perdre de tels hommes, pourtant, tout
ira vers le même terme. »
On estimait tellement le roi Hrôlfr qu'il était loué à la fois par ses amis
et ses ennemis.

50. De la conduite de Boovarr bjarki

. Le roi Hrôlfr bondit de son haut-siège après avoir bu un moment ainsi


que tous ses champions, ils abandonnèrent donc l'excellente boisson pour
cette fois, sur quoi ils sortirent, hormis Boôvarr bjarki. On ne le voyait
nulle part et l'on s'en émerveilla fort, ils pensèrent qu'il n'était pas exclu
qu'il fût ou bien capturé ou bien tué.
Dès qu'ils furent sortis éclata une terrible bataille. Le roi Hrôlfr suivait
personnellement son étendard, ses champions de part et d'autre de lui et
toute la foule de la forteresse qu'il n'était pas possible de dénombrer, bien
qu'ils ne parvinrent pas à grand-chose. On put voir là de grands coups sur
les casques et les broignes, épées et lances bien visibles dans les airs, il y eut
une telle hécatombe que le sol était tout couvert de cadavres.
Hjalti le Magnanime dit: « Voici que mainte broigne est fendue et
mainte arme, brisée et maint vaillant chevalier, désarçonné. Notre roi est
de belle humeur car il est aussi joyeux que s'il avait bu bien ferme de la
bière, il frappe des deux mains, il est fort différent des autres rois dans la
bataille, car il me semble qu'il a la force de douze rois, et il a tué maint
490 Sagas légendaires islandaises

vaillant homme. Maintenant, le roi Hjorvarôr peut voir que l'épée


Skofnungr mord, elle cliquète durement sur leurs crânes.»
Il entrait dans la nature de Skofnungr de chanter très haut lorsqu'elle
sentait l'os, si elle l'atteignait. La bataille devint si féroce que rien ne résis­
tait au roi Hrôlfr et à ses champions. Le roi Hrôlfr frappait de l'épée
Skofnungr de telle manière que cela paraissait merveille, cela faisait grand
effet sur la troupe du roi Hjorvarôr, dont les gens tombaient en masse.
Hjorvarôr et ses hommes virent alors qu'un grand ours avançait devant
les hommes du roi Hrôlfr et toujours tout près du roi. Il tuait de sa patte
plus d'hommes que cinq champions du roi. Coups et projectiles volaient
loin de lui et il brisait sous lui tant les hommes que les chevaux de la
troupe du roi Hjorvarôr et, tout ce qui se trouvait à portée, il le broyait
entre ses dents si bien qu'une mauvaise rumeur se répandit dans les rangs
du roi Hjorvarôr.
Hjalti regarda alentour et ne vit pas Boôvarr, son camarade; il dit au
roi Hrôlfr: « Que signifie que Boôvarr se protège de telle sorte et ne se
tienne pas auprès du roi, un champion comme nous estimions qu'il était
et comme il s'est souvent révélé?»
Le roi Hrôlfr dit: « Il doit se trouver quelque part à l'endroit qui nous
convient le mieux si c'est à lui d'en décider. Maintiens bien ta fierté et tes
prouesses, mais ne le blâme pas car aucun de vous n'est son égal et je ne
fais pourtant de reproches à aucun de vous car vous êtes tous les plus cou­
rageux champions. »
Hjalti partit à toute allure à la demeure du roi et vit Boôvarr assis sans
rien faire 107.
Hjalti dit: « Combien de temps allons-nous attendre le plus renommé
des champions? C'est grande abomination que tu ne sois pas sur pied et
que tu n'éprouves pas la force de tes bras qui sont forts comme ceux d'un
ours. Debout, Boôvarr bjarki, mon maître, sinon, je vais incendier cette
maison et toi avec. C'est une honte majeure, pour un pareil champion,
que le roi se mette en péril pour nous et que tu perdes le grand renom que
tu as connu si longtemps. »
Boôvarr se leva alors en bâillant, et dit: « Tu n'as pas besoin, Hjalti, de
m'effrayer car je n'ai pas peur encore, et je suis maintenant tout prêt à y
aller. Lorsque j'étais jeune, je ne fuyais ni feu ni fer; pour le feu, je l'ai
rarement éprouvé, mais le passage du fer, je l'ai parfois enduré, et jusqu'à

107. Il faut certainement comprendre que Boôvarr (surnommé bjarki, «l'ourson», ne


l'oublions pas), qui a ici le pouvoir de se métamorphoser, s'est mué en ours (est devenu
conforme à sa seconde nature) et que c'est lui, l'ours invincible et meurtrier dont on vient
de parler.
Saga de Hrolfr kraki 491
maintenant, j'ai survécu. Tu vas dire en vérité que je veux me battre plei­
nement; toujours, le roi Hrôlfr a déclaré de moi que je surpassais ses
hommes. Je lui suis redevable aussi de maintes choses, d'abord notre
parenté par alliance et les douze domaines qu'il m'a donnés et en outre
force objets de valeur.J'ai tué le berserkr Agnarr qui n'était rien de moins
qu'un roi, et cette action demeurera en mémoire.» Et il lui énuméra
force hauts faits qu'il avait accomplis, lui qui avait été le meurtrier de
nombre d'hommes, et il le pria de croire qu'il se rendrait sans peur à la
bataille. « Pourtant, je pense qu'ici, nous avons affaire à quelque chose de
plus étrange que tout ce que nous avons éprouvé encore. Mais en inter­
venant de la sorte, tu n'as pas été aussi secourable au roi que tu ne le
penses, car on était tout près de savoir lequel des deux partis remporte­
rait la victoire, et tu as agi plus par ignorance que par manque de bonne
volonté envers le roi. Aucun de ses champions, en dehors de toi, ne serait
parvenu à cela. Le roi à part, j 'aurais tué n'importe quel autre. À présent,
advienne que pourra, rien ne nous servira. Je te le dis en vérité, en
maintes choses, je peux apporter moins de secours au roi qu'avant que tu
ne m'aies suscité 108 . »
Hjalti dit: « Il est clair que j'ai les plus grandes difficultés avec toi et le
roi Hrôlfr. Pourtant, il est ardu de prendre la bonne décision quand la
situation est telle.»

51. De la bataille de Skuld

_ Excité de la sorte par Hjalti, Boôvarr se leva et sortit livrer bataille.


Lours avait alors disparu de la troupe et la bataille se fit accablante pour le
roi. La reine Skuld n'était parvenue à opérer aucun artifice tandis que

108. Il peut y avoir des réminiscences chamaniques dans ces propos - comme dans le
personnage Bjarki-ourson (voir la note précédente). Le fait est que la tradition scandinave
ancienne attribuait aux Sâmes (Lapons) des pouvoirs magiques particuliers qui, pour
nous, aujourd'hui, évoquent très fortement des prestations chamaniques: ils étaient
capables de défier les catégories spatio-temporelles, de déranger le cours des événements,
de deviner les choses cachées, etc. On ne nous dit nulle part, bien entendu, qu'ils entraient
alors en transes ou qu'ils pratiquaient on ne sait quel «vol magique». Mais les textes (par
exemple le chapitre 12 de la Saga des Chefs du Val-au-Lac) précisent souvent que les Sâmes
qui voulaient pratiquer cet art tombaient alors dans un profond sommeil DONT IL NE FAL­
LAIT LES RÉVEILLER À AUCUN PRIX. Comprenons qu'ici Hjalti a «réveillé» Boôvarr de son
sommeil magique au cours duquel il s'était métamorphosé en ours et avait rendu les plus
signalés services à son roi. Ce «réveil» se marque par le bâillement évoqué au début du
présent paragraphe. Il y a donc quelque cohérence et dans l'action rapportée et dans les
propos de Boôvarr.
492 Sagas légend1âres islandaises

l'ours était dans les rangs du roi Hrôlfr, assise comme elle était dans sa
tente noire sur son échafaudage de magicienne109 . La situation changea
alors comme vient la nuit noire après le jour clair. Les hommes du roi
Hjôrvarôr virent alors un hideux verrat marchant à l'avant de sa troupe. À
le voir, il n'était pas plus petit qu'un bœuf de trois hivers, il était de cou­
leur gris loup, une flèche volait de chacune de ses soies et il abattait par
vagues et d'extraordinaire façon les hommes de la hirô du roi Hrôlfr.
Bôôvarr bjarki se frayait forcenément un passage en frappant des deux
mains, ne pensant à rien d'autre qu'à ravager au maximum avant de tom­
ber; les hommes tombaient l'un en travers de l'autre devant lui, il avait les
deux épaules ensanglantées et entassait les cadavres de toutes parts autour
de lui. Il agissait comme s'il était pris d'un accès de fureur. Mais si nom­
breux que fussent les hommes qu'il abattait, lui et plusieurs autres des
champions de Hrôlfr, dans la troupe de Hjôrvarôr et de Skuld, il est extra­
ordinaire que jamais ne diminuaient leurs rangs, on eût dit que les
hommes de Hrôlfr ne parvenaient à rien et ils estimaient ne s'être jamais
trouvés en pareille occurrence.
Bôôvarr dit: « Nombreuse est la troupe de Skuld, je soupçonne que des
morts errent par ici et qu'ils se relèvent pour se battre contre nous; il va
être difficile de combattre des revenants 110 . Si nombreux que soient les
boucliers fendus ici, les casques, arrachés, les broignes, mises en pièces,
maint chef, dépecé, ce sont les morts auxquels il est le plus cruel d'avoir
affaire et nous n'en avons pas le pouvoir. Mais où est ce champion du roi
Hrôlfr qui me reprocha le plus de manquer de courage et m'excita fré­
quemment de combattre avant que je réponde? Je ne le vois pas à présent,
pourtant, je n'ai pas coutume de blâmer autrui. »
Hjalti dit alors: « Tu dis vrai, tu n'es pas homme à faire des reproches.
Se tient ici celui qui s'appelle Hjalti, j'ai quelque besogne sur les bras
maintenant, et il n'y a pas loin entre nous, j'ai besoin de braves car toutes
mes armes de protection ont été abattues. Frère adoptif, j'estime frapper

109. Voir sejrlr*.


11 O. Ce texte qui, incontestablement, est d'une extrême richesse, introduit ici un nou­
veau thème. Donc, la magicienne Skuld a le pouvoir de susciter les morts pour qu'ils pren­
nent part à la bataille - ou plutôt, de faire re-venir (notez le trait d'union) des trépassés
afin qu'ils exécutent ses volontés. Re-venant rend ici le terme draugr (qui est celui qui
figure ici dans le texte) qui connaît une étonnante faveur dans la littérature de sagas puis
dans les contes populaires islandais et norvégiens; ce sont donc des morts qui reviennent
parce qu'ils sont mal morts (quelles qu'en soient les raisons). Ils ne se distinguent pas des
vivants, ils mangent, boivent, dorment, combattent comme nous. Voyez-en le meilleur
exemple dans la Saga de Grettir, chapitre 35 avec le draugr Glâmr. On peut, bien entendu,
comprendre ce thème comme une variante d'un motif encore bien plus répandu, celui du
combat des morts contre les vivants, très bien illustré dans le Nord aussi.
Saga de Hrolfr krttki 493

de toutes mes forces, mais je ne puis venger tous les coups que j'ai reçus,
et il n'y a pas à nous épargner si nous devons loger à la Yalholl111 ce soir.
Certes, nous n'avons jamais rencontré des merveilles comme celles qui se
trouvent ici maintenant, les événements qui se produisent nous ont pour­
tant été prédits depuis longtemps. »
Boôvarr bjarki dit: « Écoute ce que je dis: j'ai combattu dans douze
batailles rangées et j'ai toujours été déclaré intrépide, je n'ai jamais cédé
devant aucun berserkr. J'ai encouragé le roi Hrolfr à aller attaquer chez
lui le roi Aôils, nous y fûmes accueillis par quelques artifices, mais c'était
peu de chose en face de cette horreur. Mon cœur est si affecté que je ne
suis pas aussi content de combattre qu'auparavant. J'ai rencontré le roi
Hjorvarôr il y a peu, de sorte que nous nous trouvâmes face à face et
aucun de nous deux n'insulta l'autre. Nous fîmes assaut d'armes un
moment. Il me décocha un coup que je trouvai infernal, mais moi, je lui
tranchai des deux mains une main et un pied, un autre coup lui arriva
dans l'épaule et je le pourfendis le long du flanc en suivant l'échine, et il
réagit de telle sorte qu'il ne souffla même pas et fit mine de dormir un
moment, je le crus mort. On trouve peu d'hommes comme lui, car
ensuite, il ne combattit pas moins hardiment qu'avant et je ne pourrai
jamais dire ce qu'il accomplit. Sont rassemblés ici quantité d'hommes
marchant contre nous, puissants et riches, affluant de toutes les direc­
tions, si bien qu'il n'est pas question de dresser la rondache. Je ne peux
reconnaître ici Ôôinn. Je le soupçonne fort, toutefois, de planer ici
contre nous, ce fils du seigneur des armées112 , le répugnant et l'infidèle;
et si quelqu'un était capable de m'indiquer où il est, je l'écraserais
co_mme une minable toute petite souris, cette méchante bête venimeuse
serait honteusement traitée si je pouvais m'emparer d'elle. Qui n'aurait
pas le cœur amer en voyant son suzerain113 aussi maltraité que nous
voyons le nôtre? »

111. Voici un thème bien connu. Selon les deux eddas, et bon nombre de poèmes scal­
diques, les guerriers vaillamment morts au combat, et choisis par les valkyries qui exécu­
taient, ce faisant, les ordres d'Ôôinn, se rendaient à la Valhol/! (littéralement « la halle
[holl} des hommes morts au combat», terme collectif vair), où les mêmes valkyries les ser­
vaient et où ils festoyaient en attendant les Ragnarok (la fin des temps) qui verraient leur
affrontement contre les Puissances du chaos.
112. Ôôinn, qui porte quantité de noms dans les textes mythologiques, est appelé par­
fois Herjann, le Seigneur des armées. Son «fils» est aussi le même dieu, par redondance.
Après la christianisation, tous les noms des dieux anciens équivaudront à« diable». Heryans
sonr qui est ici doit donc être entendu comme« fils du diable».
113. Lanachronisme est patent. La féodalité a été inconnue du Nord, surtout à
l'époque où sont censés se dérouler les événements rapportés ici.
494 Sagas légendtiires islandaises

Hjalti dit: « Il n'est pas facile de courber le destin ni de s'opposer aux


puissances 1 14. » Et ils cessèrent cette conversation.

52. Mort du roi Hrolfr et de ses champions

Le roi Hrôlfr se défendit bien et vaillamment, plus courageusement que


nul n'en connût l'exemple. On l'attaquait ferme et des troupes d'élite du
roi Hjorvarôr et de Skuld l'encerclèrent. Skuld était venue à la bataille, elle
excitait dans son ardeur sa racaille à attaquer le roi Hrôlfr parce qu'elle
voyait que les champions n'étaient pas tout près de lui et cela, c'était ce que
Bôôvarr regrettait grandement: ne pas pouvoir prêter assistance à son sei­
gneur. Plusieurs des champions faisaient de même, ils avaient autant envie
de mourir avec lui que de vivre avec lui lorsqu'ils étaient dans la fleur de
leur jeunesse. La hirô du roi était complètement tombée, il n'y avait pas un
seul homme pour rester debout, la plupart des champions étaient mortel­
lement blessés, cela s'était passé selon ce que l'on pouvait attendre.
Maître Galterus 115 disait que des forces humaines ne pouvaient résister
à la force d'un pareil ennemi à moins que la puissance de Dieu s'y oppose
- « et cela seul s'opposa à ta victoire, roi Hrôlfr, que tu n'avais pas connais­
sance de ton créateur. »

114. Deux remarques importantes s'imposent ici. La première concerne le destin: le


lecteur a vu passer plusieurs fois, en termes différents, la mention du sort, du destin, de la
destinée, etc. Nous avons ici le mot forlog, la «loi qui est posée devant nous». À ceux qui
tiennent, comme je fais, surtout en face de la mutiplicité des prétendus dieux anciens et
des contradictions de leur statut respectif (voir là-dessus le numéro spécial de la revue
Europe, «Mythe et mythologie du Nord ancien», n° 928-929, août-sept. 2006, notam­
ment p. 152 et sq.), que le destin est en fait la seule véritable et authentique divinité qui
aura régi l'univers mental et religieux des anciens Scandinaves, la présente saga apporterait
une confirmation de qualité. En second lieu, je viens de traduire par «puissances» le terme
ndttura - qui est évidemment un emprunt classique-, le texte disant en fait qu'il n'est pas
possible de s'opposer à la nature, déclaration dont on ne voit pas ce qu'elle ferait dans un
pareil contexte (où c'est une magicienne qui est censée régir la bataille). Évidemment, le
terme est au singulier et je le rends par un pluriel, mais l'idée me paraît claire: traductions
de l'hagiographie latine à la clef, ndttura peut viser aussi une puissance surnaturelle. Peut­
être que la meilleure traduction serait: surnature.
115. On ne voit pas nécessairement ce que vient faire ici Gautier de Châtillon (env.
1135-1203 ou 1204) qui est l'auteur d'un Alexandreis, poème à la gloire d'Alexandre le
Grand, qui fut traduit en islandais par l'évêque Brandr J6nsson (évêque de H6lar dans le
Nord-Ouest de l'Islande, mort en 1264) sous le titre de Saga d'Alexandre. Il n'est guère
vraisemblable que Brandr soit le rédacteur de notre saga, encore que son intérêt pour les
antiquités, nationales ou autres, soit probable et que les vues chrétiennes qui abondent
dans le texte puissent fort bien provenir d'un clerc chrétien.
Saga de Hrolfr kraki 495
Il se fit une telle tempête de sorcelleries que les champions se mirent à
tomber les uns sur les autres, le roi Hrolfr sortit de son rempart de bou­
cliers mais il était presque mort d'épuisement. Il n' esr pas besoin de faire
durer le récit: le roi Hrolfr tomba là avec gloire, ainsi que tous ses cham­
pions.
Mais les grands coups qu'ils assénèrent là, on ne l'exprimera pas par
des mots. Tombèrent là le roi Hjorvarôr et toute sa troupe, hormis
quelques malandrins qui restèrent debout, ainsi que Skuld. Elle s'appro­
pria tout le royaume du roi Hrolfr et le gouverna mal et peu de temps.
Elg-Fr6ôi vengea Bi::iôvarr bjarki, son frère, comme il le lui avait promis,
ainsi que le roi I>6rir Patte de Chien, comme il est relaté dans le Dit de
Froôi, ils obtinrent une grande force du royaume des Svfar, de la reine
Yrsa, on dit que Vi::iggr fut chef de cette troupe. Ils dirigèrent toute cette
troupe vers le Danemark, sans que la reine Skuld le sût. Ils parvinrent à
s'emparer d'elle sans qu'elle pût rien faire, et toute sa racaille, ils la tuèrent,
lui infligeant, à elle, diverses tortures, puis remirent les domaines du roi
Hrolfr à ses filles. Chacun d'eux reprit ensuite le chemin de chez lui.
On érigea un tertre funéraire au roi Hrolfr et on déposa à côté de lui
l'épée Ski::ifnungr. Chacun des champions eut son tertre avec ses armes
près de lui.
Et la saga du roi Hrolfr kraki et de ses champions se termine ici.
Annexes à la Saga de Hrôlfr kraki

Annexe 1
Extrait de !'Edda de Snorri, Skdldskaparmdl chap. 54 et 55, pour justifier
pourquoi il existe une kenning (figure) scaldique: «semence de Kraki» pour dire:
«or» (le métal précieux).

(chapitre 54)
On nomme un roi de Danemark, Hrolfr kraki. C'est le plus renommé des
rois anciens d'abord par sa libéralité, puis par sa vaillance et son humilité. Un
signe de son humilité que l'on rapporte fort dans les récits, c'est qu'un petit gar­
çon pauvre nommé Voggr, entra dans la halle du roi Hrolfr. Le roi était jeune
alors et de taille élancée. Voggr alla se présenter à lui et le regarda. Le roi dit:
«Qu'est-ce que tu veux dire, garçon, toi qui me regardes?» Voggr dit: «Quand
j'étais chez moi, j'ai entendu dire que le roi Hrolfr de Hleiôr était le plus grand
homme de pays du Nord. Mais voici qu'est assise ici dans le haut-siège une petite
perche (kraki) et c'est cela que vous appelez votre roi!» Le roi répond alors:
«Garçon, tu m'as donné un nom, je vais m'appeler Hrolfr kraki; mais la coutume
esi: qu'un cadeau accompagne le fait de donner un nom (NB: c'est la cérémonie
du nafnfestr, voir note 88). Or je ne vois pas que tu aies un cadeau qui me soit
agréable à me faire pour m'avoir donné un nom. Eh bien! Que celui-là donne à
autrui qui ait de quoi!» - il ôta un anneau d'or de son bras et le lui donna. Alors,
Voggr dit: «Sois béni entre les rois, et je fais le serment d'être le meurtrier de
l'homme qui te mettra à mort. » Le roi dit alors en riant: «Voggr se réjouit de peu
de chose.»
(chapitre 55)
On rapporte un autre signe de la vaillance de Hrolfr kraki alors que régnait
sur Uppsalir le roi qui s'appelait Aôils. Il avait épousé Yrsa, mère de Hrolfr kraki.
Il avait un différend avec le roi qui gouvernait la Norvège et qui s'appelait Ali. Ils
fixèrent une bataille entre eux, sur les glaces du lac qui s'appelle Va:nir (Vanern).
Le roi Aôils envoya un message à Hrolfr kraki, son gendre, pour qu'il vînt à sa
rescousse, et il promit de donner une solde à toute son armée tant qu'ils seraient
dans cette expédition. Pour le roi lui-même, il s'approprierait trois objets de prix
498 Sagas légendaires islandaises

qu'il choisirait en Svîpj6d. Le roi Hr6lfr ne put pas y aller en raison de la guerre
qu'il livrait aux Saxons mais il envoya au roi Aôils ses douze berserkir. Il y avait là
Boôvarr bjarki et Hjalti le Magnanime, Hvîtserkr !'Impétueux, Vi:ittr, Véseti, les
frères Svipdagr et Beigaôr. Dans cette bataille tombèrent le roi Ali et une grande
part de sa troupe. Le roi Aôils lui prit alors, mort et gisant, le casque Hildisvîn et
son cheval Hrafn. Les berserkir de Hr6lfr kraki demandèrent alors leur solde,
trois livres d'or pour chacun, et en outre, ils demandèrent de porter à Hr6lfr
kraki les objets de prix qu'ils avaient choisis pour lui, c'étaient le casque Hildi­
goltr, la broigne Finnsleif sur laquelle les armes ne mordaient pas, et l'anneau d'or
appelé Svîagrîss qu'avaient possédé les ancêtres d'Aôils. Mais le roi refusa de les
leur donner et il ne versa pas non plus la solde. Les berserkir s'en furent, fort
mécontents de leur lot, dirent à Hr6lfr kraki les choses dans cet état et, aussitôt,
il entreprit son voyage pour Uppsalir. Il amena ses bateaux dans la rivière Fyris et
chevaucha jusqu'à Uppsalir accompagné de ses douze berserkir, tous sans permis­
sion. Yrsa, sa mère, lui fit bel accueil et l'accompagna à ses appartements, mais
pas à la halle du roi. On fit de grands feux pour eux et on leur donna de la bière
à boire. Entrèrent alors des hommes du roi Aôils qui portèrent du bois dans le
feu, lequel se fit si fort que Hr6lfr et ses hommes eurent les habits enflammés, les
hommes d'Aôils dirent: « Est-il vrai que Hr6lfr kraki et ses berserkir ne fuient ni
feu ni fer? » Hr6lfr kraki se leva d'un bond ainsi qu'eux tous. Il dit: « Poussons le
feu dans la maison d'Aôils » - il prit son bouclier et le jeta dans le feu et sauta par­
dessus tandis que le bouclier brûlait, et dit encore: « Celui-là ne fuit pas le feu,
qui bondit par-dessus. » Puis chacun de ses hommes se précipita sur les autres,
s'en emparèrent quand le feu se fut accru et les jetèrent dedans. Alors arriva Yrsa
qui remit à Hr6lfr kraki une corne pleine d'or et, avec cela, l'anneau Svîagrîss et
lui demanda de partir rejoindre sa troupe. Ils sautèrent en selle et descendirent les
Fyrisvellir. Ils virent alors que le roi Aôils les poursuivait avec son armée couverte
toute en armes et qu'il voulait les tuer. De la main droite, Hr6lfr kraki sortit l'or
de la corne et le sema par tout le chemin. Quand les Svîar virent cela, ils sautèrent
de selle et chacun prit ce qu'il trouva. Le roi Aôils leur ordonna de chevaucher,
lui-même étant au galop. Son cheval s'appelait Slungnir, le plus rapide des che­
vaux. Hr6lfr kraki vit alors que le roi se rapprochait de lui, il prit l'anneau Svîa­
grîss et le lui jeta en lui demandant d'accepter cela en cadeau. Le roi Aôils
chevaucha vers l'anneau et le prit de la pointe de son épieu, il glissa jusqu'à la
douille. Hr6lfr kraki se retourna alors et vit qu'il était penché. Il dit: «Je l'ai
courbé comme un porc, celui qui est le plus puissant des Svîar. » Ils se quittèrent
ams1.
Saga de Hrôlfr kraki 499
Annexe 2
Ce que nous avons conservé des Bjarkamdl (voir chapitre 49 et note 106) - ici
selon la traduction de Renauld-Krantz:

Voici que le jour a surgi. Le plumage du coq frémit, pour les vilains c'est
l'heure du labeur. Veillez, veillez sans trêve, têtes amies, d'Aôils tous les meilleurs
serviteurs! Hrolfr le tireur, Har à la rude main, fils de noble famille qui jamais ne
fuient, ni pour le vin ni pour le rire des femmes je ne vous éveille, je vous éveille
pour le dur jeu de dards!

Saxo Grammaticus, Gesta Danorum, II, 7 dit ceci (ici dans la traduction de J.­
P. Troadec, La Geste des Danois, Paris, Gallimard, 1995, p. 87-88, limité à ce seul
extrait):

Que celui qui veut prouver par ses mérites ou montrer par sa seule loyauté
qu'il est ami du roi, que celui-là, quel qu'il soit, s'éveille vite! Que les nobles
secouent leur sommeil! Et disent adieu à leur impudente torpeur! Que leurs
esprits s'éveillent et s'enflamment! Car chacun va voir son bras droit lui apporter
la renommée ou, s'il reste inerte, le couvrir de honte. Cette nuit consacrera la fin
de nos malheurs ou notre désir de vengeance! Je vous le dis, ce n'est pas le
moment de lutiner les jeunes filles, de câliner leurs tendres joues, de donner de
doux baisers à votre aimée et de serrer ses seins graciles ou, tout en buvant du vin
clairet, de caresser une cuisse délicate et laisser courir votre regard sur une épaule
blanche comme neige. Je vous conjure de répondre à l'amer appel de Mars. Il
s'agit de vous battre et non d'avoir des amourettes. Ce n'est pas ici vous détendre
que de vous complaire dans la nonchalance et la mollesse. l'.heure est à la lutte.
Quiconque a de l'amitié pour son roi se doit de prendre les armes. La balance de
la guerre est prête pour la pesée des âmes. Des hommes courageux ne doivent pas
se montrer timides ou médiocres! Ne pensez plus au plaisir mais à la lutte armée.
La renommée va vous récompenser. Chacun saura voir où est sa gloire et où
brillera son bras droit. Nul ne doit se laisser vivre! La fermeté en toute chose
dénouera la triste situation où nous sommes. Celui qui convoite la consécration
ou le salaire des lauriers n'a pas à rester tout engourdi par une crainte veule! Qu'il
affronte au contraire des cœurs hardis et ne pâlisse pas devant les épées qui gla­
cent le sang!
SAGA DE GAUTREKR

Gautreks saga
Ce texte qui passionnait Georges Dumézil est d'une richesse extrême. il est parfois
connu sous le nom de Saga de Re.fr aux Dons. Il doit dater du XIII" siècle, il existe en
deux versions, dont une longue que j'ai traduite ici, parce qu'elle s'intéresse au célèbre
héros Starkaôr. Elle développe trois épisodes fort attachants: le premier traite du roi
Gauti de Gotaland qui s'égare dans uneforêt au cours d'une partie de chasse et ne doit
la vie sauve qu'aufait qu'il entend un chien aboyer, signe de l'existence d'une demeure
à laquelle il se rend et qui est celle d'un homme qui est contraint, selon les usages sacrés
en vigueur dans cette culture, d'accorder l'hospitalité au roi mais tue son chien pour
avoir signalé l'existence de sa ferme: il est assez rare de trouver exprimé un pareil
humour dans ces sagas. Au demeurant, cette calamité est si grande que toute la famille
du fermier décide de mettre fin à ses jours et se précipite, pour ce faire, du haut d'un
rocher ou Précipice de Famille prévu à cet effet. Le roi a eu le temps de passer la nuit
avec la fille du paysan, qui met au monde Gautrekr, lequel va servir de trait d'union
entre les trois épisodes. Le second épisode nous parle du grand héros légendaire
Starkaôr, bien connu de toute la littérature noroise ancienne. À travers toute une série
d'aventures fabuleuses, on nous expose comment Starkaôr met à mort, de façon
magique, le roi Vikarr. Il faut dire qu'Ô<Jinn préside plus ou moins arbitrairement à
tous ses actes et que c'est lui le bénéficiaire du sacrifice du roi Vikarr exécuté par
Starkaôr. Le troisième épisode revient au roi Gautrekr et met en scène un fils de pay­
san, Re.fr aux Dons qui finit par épouser la fille de Gautrekr.
Suicides sacrés, pendaisons rituelles, roi selon l'idéologie indo-européenne, vierges
qui sont en fait des androgynes, géants aux ténébreux savoirs, héros archaïques déten­
teurs du grand art poétique (car Starkaôr est un grand scalde), trolls maléfiques,
aventures invraisemblables, cette saga est un véritable trésor.

Cette saga a déjà été publiée par Les Belles Lettres, Deux sagas islandaises légendaires,
Paris, 1996, p. 2-47.
1. Le roi Gauti prend ses quartiers de nuit

N ous entamons ici un joyeux récit à propos d'un roi qui s'appelait
Gauti. C'était un homme sage et bien modéré, libéral et de franc­
parler. Il régnait sur le Gautland occidental 1 : cela se trouve entre la Nor­
vège et la Suède, à l'est du Kjolr2, le Gautelfr3 sépare les Upplënd4 du
Gautland. Il y a là de grandes forêts difficiles à traverser lorsque le sol est
dégelé. Ce roi que nous venons de mentionner se rendait souvent avec ses
faucons et ses chiens dans les forêts, car c'était un très grand chasseur et il
tenait cela pour un très grand divertissement.
En ce temps-là, il y avait, çà et là, des lieux habités, en des endroits
entourés de grandes forêts, car beaucoup de gens défrichaient loin des
régions peuplées; certains s'y installaient, qui avaient fui le grand chemin
en raison de quelque action injuste qu'ils avaient commise, d'autres
fuyaient à cause de leur caractère particulier ou pour quelque aventure
qu'ils avaient connue: ils estimaient qu'ils éviteraient d'être moqués ou
tournés en dérision s'ils étaient loin des railleries d'autrui et donc, ils pas­
saient de la sorte toute leur vie, sans rencontrer personne d'autre que
ceux qui vivaient avec eux. Pour beaucoup d'entre eux, ils avaient cher­
ché résidence loin du grand chemin, aussi personne ne venait-il leur
rendre visite, si ce n'est qu'il arrivait parfois que quelqu'un s'égarât dans
les forêts et tombât alors sur leurs foyers, encore que l'on eût bien préféré
ne jamais arriver là.
Ce roi Gauti que nous venons de mentionner était parti avec sa hirlf'
chasser par la forêt avec ses meilleurs chiens de chasse. Le roi se trouva
apercevoir un beau cerf: c'est cette bête-là qu'il a grande envie de chasser,
il lâche ses chiens et pourchasse cet animal avec bien grande ardeur jus­
qu'à ce que le jour se mue en nuit. Il était tout seul maintenant et il

1. Province de la Suède occidentale.


2. Qui est la chaine de montagnes servant de frontière naturelle entre Norvège et
Suède.
3. Moderne Cota Alv, une rivière.
4. Il s'agit de la province norvégienne qui porte ce nom , non de l'Uppland suédois
(autour de la ville d'Uppsala aujourd'hui).
506 Sagas légendaires islandaises

s'était tellement enfoncé dans la forêt qu'il savait ne pas pouvoir revenir
à ses gens à cause des ténèbres de la nuit et du long chemin qu'il avait
parcouru pendant la journée. S'y ajoutait le fait qu'il avait lancé son
épieu sur la bête, que sa lance était restée plantée dans la blessure et que,
pour rien au monde, il n'eût voulu perdre son épieu s'il pouvait le récu­
pérer 5 : il lui semblait honteux également de ne pas parvenir à recouvrer
son arme. Il s'était tant évertué qu'il avait enlevé tous ses habits en
dehors de ses sous-vêtements; il était nu-pieds et déchaux, cailloux et
épines lui avaient déchiré les jambes et les plantes des pieds en maints
endroits. Il n'attrapait pas la bête. Voici que la nuit se mit à s'épaissir: il
ne savait pas vers où il se dirigeait. Il s'arrêta et écouta s'il entendait
quelque bruit: il n'y avait pas longtemps qu'il avait fait halte, qu'il enten­
dit aboyer un chien. Il se rendit là où il entendait l'animal, car il espérait
trouver là du monde.
Sur ce, le roi aperçut une petite ferme. Il vit qu'il y avait un homme
dehors, qui tenait une cognée. Dès que cet homme vit que le roi se diri­
geait vers la ferme, il se précipita sur le chien et le tua en disant: «Jamais
plus tu n'indiqueras le chemin de notre domaine à des visiteurs, car je vois
bien que cet homme est de si grande taille qu'il va dévorer tout ce que
possède le maître de maison s'il pénètre ici. Du reste, cela ne se fera jamais
si je puis en décider.»
Le roi entendit ses propos et sourit; il réfléchit à part soi qu'il n'était
guère équipé pour coucher à la belle étoile. Il n'était pas davantage sûr
qu'on le recevrait s'il attendait qu'on l'invitât à entrer. Aussi avança-t-il
hardiment vers les portes. Lautre se posta devant et ne voulut pas le lais­
ser entrer. Le roi hii fit sentir la différence de forces entre eux et expulsa
des portes celui qui se tenait devant. Puis il entra dans la salle. S'y trou­
vaient quatre hommes et quatre femmes. On ne salua pas le roi Gauti; il
s'assit tout de même.
Celui qui, selon toute vraisemblance, devait être le maître de maison
prit la parole et dit: « Pourquoi as-tu laissé cet homme entrer ici?» Les­
clave, celui qui s'était trouvé aux portes, répondit: « Cet homme est si fort
que je n'ai pas pu me mesurer à lui.
- Et qu'as-tu fait quand le chien a aboyé?»
I.:esclave répondit: «J'ai tué le chien parce que je ne voulais pas qu'il
indique le chemin de la ferme à d'autres rustres du genre de celui-là, à ce
qu'il me semble.»

5. Voilà la première allusion au thème majeur de cette saga: la ladrerie, la pingrerie,


l'avarice! Car ce n'est pas parce qu'il serait particulièrement précieux que cet épieu retient
le roi Gauci. C'est en raison de la perte matérielle que cela représenterait!
Saga de Gautrekr 507

Le bôndi* dit: «Tu es un fidèle esclave et il n'y a pas à t'accuser que ce


fâcheux événement se soit produit. Il est difficile de te récompenser de ta
sollicitude, mais demain, je te donnerai tes gages et tu pourras m' accom­
pagner.»
Les pièces étaient bien aménagées, les gens avaient belle apparence et
étaient de taille convenable. Le roi s'aperçut qu'ils avaient peur de lui. Le
bondi fü installer les tables6 et l'on apporta à manger. Quand le roi vit
qu'on ne lui offrait pas à manger, il s'installa à table à côté du bondi, se
servit et mangea hardiment. Ce que voyant, le bondi cessa de manger et
tira son chapeau sur ses yeux. Personne ne parlait à personne, et lorsque le
roi fut rassasié, le bondi releva son chapeau et ordonna de débarrasser la
table - « car maintenant, nous n'avons plus rien à manger.» Puis les gens
s'en furent dormir.
Le roi aussi se coucha pour dormir. Il y avait peu de temps qu'il était
couché qu'une femme vint le trouver et dit: «Ne siérait-il pas que tu
acceptes de moi quelque hospitalité? »
Le roi répond: « Les choses prennent bonne tournure si tu veux me
parler, car cette demeure-ci est sinistre.
- Tu n'as pas à t'en étonner car nous n'avons jamais eu d'invité de
toute notre vie, et je crois que tu n'es pas le bienvenu auprès du maître de
maison. »
Le roi dit: «Je pourrais fort bien récompenser le bondi de toute la
dépense qu'il a faite à cause de moi, lorsque je reviendrai dans mes
foyers.»
Elle répondit: «Je pressens que nous allons recevoir de toi plus qu'un
honorable dédommagement en cette occasion. »
Le roi dit: « Fais-moi savoir, je te prie, comment vos gens s'appellent. »
Elle répond: « Mon père s'appelle Skafn6rtungr7 . Il porte ce nom parce
qu'il est si regardant sur la dépense qu'il ne peut voir diminuer ni ses pro­
visions ni toute autre chose qu'il possède. Ma mère s'appelle Totra8 • Elle
porte ce nom parce qu'elle ne veut jamais mettre d'autres vêtements que
ceux qui sont déjà usés et en haillons. Elle trouve que c'est grande
sagesse. »
Le roi demanda: « Comment s'appellent tes frères? »

6. Voir skdli*.
7. Il entre une idée de gratter, puis de gêne dans ce nom fabriqué de toutes pièces.
8. «Loqueteuse», « en haillons». Il est remarquable que, dans la Rigspula (cf. L'Edda
poétique, p. 145) deux des filles du couple Esclave-Serve portent des noms en Totru­
(Totrughypja, «cotte en haillons», et Totrubeina, «jambes en haillons»): comme si l'au­
teur de la présente saga était au courant de l'existence de ce texte!
508 Sagas légendaires islandaises

Elle répondit: «I..:un s'appelle Fjolm6ôr, le second, Imsigull, le troi­


sième, Gillingr9. »
Le roi dit: « Comment t'appelles-tu, toi, et tes sœurs? »
Elle répondit: «Je m'appelle Snotra10; je porte ce nom parce qu'on
me tient pour la plus sage de nous tous. Mes sœurs s'appellent Hjèitra et
Fjèitra11• Il y a ici, près de notre ferme, un rocher qui s'appelle Rocher de
Gillingr et il s'y trouve un précipice que nous appelons Précipice de
Famille: il est si élevé que nul être vivant qui tombe de là ne peut survivre.
Il s'appelle Précipice de Famille parce que c'est par ce moyen que nous
réduisons le nombre des gens de notre famille quand il nous semble que de
grandes merveilles se produisent. Tous nos parents meurent là, indépen­
damment de toute maladie, et ils vont à Ôôinn, d'aucun d'entre eux nous
n'avons à endurer fardeau ni obstination, car tous nos parents ont accès à
cet endroit bienheureux et ce n'est pas la peine qu'ils vivent dans la pauvreté
ou la famine ni tout autre événement de mauvais augure qui se présente.
Or tu sauras que mon père tient pour la plus grande merveille que tu sois
venu à notre maison. Ç' aurait été un événement de bien mauvais augure
qu'un homme non titré eût pris sa nourriture ici, mais c'est en tous points
une merveille qu'un roi transi de froid et sans habits soit venu à notre mai­
son, car de cela, il ne doit y avoir aucun exemple. Aussi mon père et ma
mère ont-ils l'intention de répartir, demain, leur héritage entre nous autres,
frères et sœurs, puis ils veulent, accompagnés de l'esclave, se rendre au Pré­
cipice de Famille et aller ainsi à la Valholl*. Mon père n'entend pas remercier
mesquinement l'esclave de sa bonne volonté lorsqu'il a voulu te chasser de
devant les portes, il va jouir maintenant du bonheur avec lui. Il estime
aussi qu'Ôôinn n'accueillera pas l'esclave s'il n'est pas en sa compagnie.»
Le roi dit: «Je vois que ce doit être toi la plus éloquente ici, et tu auras
mes faveurs. J'ai l'impression que tu es vierge, tu vas dormir avec moi
cette nuit.» Elle pria le roi de faire à sa guise.
Le lendemain matin, quand le roi se réveilla, il dit: «Je requiers de toi
une chose, Skafnèirtungr, je suis arrivé pieds nus à votre ferme, mainte­
nant, je veux que tu me donnes des chaussures.»

9. Il y a apparemment moins à tirer de ces noms propres que des précédents. Fjolmôôr
signifie approximativement«excessivement fatigué»; il peut entrer une idée de cendres ou
de braises dans Im(sigull) et Gillingr, qui est un géant présent dans !'Edda de Snorri, a un
nom qui peut vouloir dire«Braillard».
10. Littéralement «sage». Lune des petites déesses qui, selon !'Edda de Snorri, servent
Frigg, l'épouse d'Ôôinn, porte ce nom.
11. Si Fjotra peut renvoyer à fjoturr, les«liens», les«chaînes», je ne vois pas ce quel'on
peut tirer de Hjotra. Il semble clair que l'auteur s'amuse sur des jeux de sonorités: Snotra­
Hjotra-Fjéitra.
Saga de Gautrekr 509

Le bondi ne répondit rien, il lui donna des chaussures et en enleva les


lacets. Alors, le roi déclama:

1. Deux chaussures
que me donna Skafnortungr,
en ôtà les lacets pourtant;
d'un mauvais homme
je déclare que jamais ne seront
sans tare les dons.

Puis le roi se prépara à partir et Snotra le remit en chemin.


Le roi dit: «Je veux t'offrir de m'accompagner, car je soupçonne qu'il
est advenu quelque chose de notre rencontre, et si tu es enceinte d'un gar­
çon, fais-le appeler Gautrekr 12 en mémoire de mon nom et de l'errance
qui m'a mené jusqu'à votre foyer.»
Elle répond: « Il y a de grandes chances, me semble-t-il, que tu sois
proche de la vérité, mais je ne puis t'accompagner pour cette fois parce
qu'aujourd'hui, on va répartir entre nous autres, frères et sœurs, l'héritage
de notre père et de notre mère, car ils ont l'intention de se rendre au Pré­
cipice de Famille.»
Le roi lui dit au revoir et la pria de venir le trouver quand elle estime­
rait l'occasion venue. Il chemina jusqu'à ce qu'il retrouve ses hommes et
resta en paix.

2. Les frères se rendent au Précipice de Famille

Il faut dire maintenant que lorsque Snotra arriva à la maison, son père
s'occupait de ses biens, et dit: « Grand malheur nous est arrivé lorsque ce
roi est venu à notre foyer, nous dévorant de grands biens et nous prenant
ce que, moins que tout, il nous aurait fallu perdre. Je ne vois pas que nous
puissions maintenir à flot notre maisonnée pour cause de pauvreté, aussi
ai-je rassemblé tous mes biens, et j'ai l'intention de répartir mon héritage
entre vous autres, mes fils: j'envisage, moi, ma femme et l'esclave, d'aller
à la Valholl. Je ne puis mieux récompenser l'esclave de sa fidélité que de
l'emmener. Gillingr aura mon bon bœuf, en commun avec Snotra, sa
sœur. Fjolm6ôr aura, avec Hjotra, sa sœur, mes broches d'or. lmsigull
aura, avec Fjotra, sa sœur, tout le grain et les champs. Mais je vous

12. Il entre dans cc nom une idée de « ce qui suit, ce qui dérive de Gaut(i) ».
510 Sagas légendaires islandaises

demande, mes enfants, de ne pas accroître votre maisonnée et qu'à cause


de cela, vous ne puissiez conserver mon héritage. »
Et quand Skafnortungr eut dit ce qu'il voulait, comme il lui plaisait, ils
montèrent tous au Rocher de Gillingr, les enfants conduisirent leur père
et leur mère en haut du Précipice de Famille et le bôndi et sa femme s'en
allèrent, joyeux et contents, à Ôôinn.
Maintenant que les frères et sœurs étaient en ménage, ils estimèrent
avoir besoin de mettre de l'ordre dans leurs affaires. Ils prirent des
baguettes de bois et s'entourèrent de vaJmâl! en sorte qu'aucun d'entre
eux n'entre en contact avec une partie nue du corps de l'autre. Il leur sem­
bla que c'était la façon la plus sûre de procéder pour que leur nombre
n'augmente pas. Pour Snotra, elle découvrit qu'elle était enceinte. Elle
enleva alors une baguette de bois du vaômal, si bien qu'on pouvait la tou­
cher de la main. Elle fit semblant de dormir. Mais quand Gillingr se
réveilla ou qu'il s'agita dans son sommeil, il allongea le bras et lui toucha
la joue.
En se réveillant, il dit: « Voici qu'est arrivé un malheur, je t'ai fait du
mal. Il me semble que tu es beaucoup plus grosse que tu ne l'as été.»
Elle répond: « Cache cela de ton mieux. »
Il répond: « Je ne commettrai pas cette abomination, car on ne pourra
celer cela en aucune façon une fois que nous aurons accru le nombre de
notre famille. »
Peu après, Snotra mit au monde un beau garçon, elle lui donna un
nom et l'appela Gautrekr.
Gillingr dit: « Voici qu'arrive un grand malheur et il n'y a pas à le
cacher, je vais le dire à mes frères.»
Ils dirent: « Tout ce que nous avons résolu va être ruiné à cause de cet
événement de mauvais augure et c'est là un grave manquement à la loi.»
Gillingr déclama:

2. Stupidement
J'ai remué la main
quand j'ai touché la joue de la femme;
faut petites choses pour créer
des fils dans cette famille,
c'est de là que Gautrekr fut engendré.

Ils déclarèrent qu'il n'y avait pas à l'accuser puisqu'il se repentait et


qu'il n'aurait jamais voulu que cela se produisît. Il dit qu'il se rendrait
volontiers au Précipice de Famille, ce petit malheur pouvant être suivi
d'autres. Ils lui demandèrent d'attendre ce qui arriverait encore.
Saga de Gautrekr 511

Fjolmoôr gardait le bétail pendant la journée et portait ses broches


d'or, où qu'il allât. Un jour, il s'endormit et quand il se réveilla, deux
escargots avaient rampé sur ses broches d'or. Il lui sembla qu'elles étaient
évidées aux endroits où l'or avait noirci et il trouva que l'or avait forte­
ment diminué.
Il dit: «C'est grave que d'être exposé à cette perte d'argent et si cela se
reproduit, il ne fera pas bon s'en aller dépourvu trouver ()ôinn. Je vais me
rendre au Précipice de Famille pour ne plus m'exposer à cette ruine, car mes
richesses n'ont jamais été de ce noir-là depuis que mon père me les donna.»
Il dit à ses frères le funeste présage qui avait eu lieu et leur demanda de
répartir l'héritage. Il déclama:

3. De menus escargots
ont mangé mes trésors,
à présent n'importe qui nous veut du mal;
me faut errer dépourvu,
car des escargots ont
creusé tout mon or 13 .

Puis il se rendit ainsi que sa femme au Rocher de Gillingr, après quoi


ils allèrent au Précipice de Famille.
Il se fit qu'un jour, lmsigull allait par ses champs. Il vit devant lui cet
oiseau qui s'appelle moineau: il est de la taille d'une mésange. Il lui parut
que cet oiseau pouvait provoquer grands dommages, il arpenta le champ
et vit que l'oiseau avait pris un grain dans un épi. Alors, il déclama:

4. C'est un dommage
que fit un moineau
dans le champ d'Imsigull;
un épi fut endommagé,
un grain en fut extrait,
il a fallu que la famille de Totra subît cela.

Puis il s'en fut ainsi que sa femme, et ils se rendirent, joyeux, au Préci­
pice de Famille, ne voulant plus encourir pareille perte.

13. Une autre version donne ici, pour les quatre derniers vers:
me voici pauvre et démuni.
Point n'ai envie de vivre
alors que les escargots
ont avalé mon or ardent.
512 Sagas Légendaires islandaises

Gautrekr était dehors quand il vit le bon bœuf. Le garçon avait sept
hivers. Il se fit qu'il frappa le bœuf à mort avec une lance. Et quand
Gillingr vit cela, il déclama:

5. Un jeune garçon m'a tué le bœuf;


c'est un malheur présageant mort;
jamais plus je ne posséderai
trésor aussi excellent
quand même je deviendrais vieux.

Il dit: « Ça ne peut aller de la sorte. »


Il se rendit au Rocher de Gillingr et, de là, au Précipice de Famille.
Maintenant, il ne restait qu'eux deux, Snotra et Gautrekr, son fils.
Elle se prépara, ainsi que lui, à partir. Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils trou­
vent le roi Gauti et celui-ci fit bel accueil à son fils et à elle. Il fut élevé là
dans la hirô de son père et devint bientôt accompli en toutes choses.
Quelques hivers s'écoulèrent, jusqu'à ce que Gautrekr fut devenu un
homme très accompli. Il se fit que le roi Gauti tomba malade et convoqua
ses amis.
Le roi dit: « Vous avez été envers moi obéissants et complaisants en
toutes choses, mais maintenant, je pense qu'il y a de grandes chances pour
que cette maladie que j'ai interrompe notre amitié. Je veux donner ce
royaume qui m'a appartenu à Gautrekr, mon fils, ainsi que le titre de roi.»
Ils furent d'accord et après la mort du roi Gauti, Gautrekr fut pris pour
roi du Gaudand et il est mentionné en divers endroits dans les sagas
anciennes.
Mais à présent, cette saga se tourne quelques moments vers le nord, en
Norvège, pour parler des roitelets 14 qu'il y avait là en ce temps-là ainsi que
de leur descendance. Ensuite, cette saga retournera en Gaudand, chez le
roi Gautrekr et ses fils. De même, cette saga traversera le Svîarîki 15 et
maints autres lieux.

14. Le texte a icifylkiskonungar, «rois defylki». Fylki* désigne une subdivision admi­
nistrative d'une ampleur assez limitée, «district» ou, à la rigueur, «province». Pour «roi»
(konungr), gardons-nous de prendre le mot dans son acception française moderne. Le titre
s'appliquait à un chef élu par ses pairs et choisi parmi certaines familles - sans que nous
puissions savoir pour quelles raisons ces familles-là avaient cet avantage. Mais le konungr
ne régnait pas sur de grands territoires, ses «états» pouvaient correspondre à un fond de
fjord, un fjell, etc. Il faudra attendre le IXe siècle et ensuite pour que, à l'exemple de ce qui
se faisait plus au sud, les pays scandinaves aient des rois comparables aux nôtres.
15. C'est la Suède, littéralement, «l'état» ou «le royaume (riki) des Svîar», nom de la
peuplade qui a habité la Suède centrale. Lactud Sverige (Suède) vient de Svearîki.
Saga de Gautrekr 513

3. Des roitelets et de la famille de Starkaôr

Il y avait un roi qui s'appelait Hûnpj6fr, qui régna sur le Horôaland 16 .


C'était le fils de Frîpj6fr le Vaillant 17 et d'Ingibjorg la Belle. Hûnpj6fr avait
trois fils. Celui qui fut ensuite roi du Horôaland s'appelait Herpj6fr, le
second s'appelait Geirpj6fr, roi des Upplandais, le troisième était Frîôpjofr,
roi du Telam6rk 18 . C'étaient tous des rois puissants et de grands hommes
de guerre, toutefois, Herpj6fr les dominait par la sagacité et le discerne­
ment. Il fut longtemps en expéditions guerrières, et il en fut fort renommé.
En ce temps-là régnait sur les Agôir 19 le roi qui s'appelait Hualdr.
C'était un roi puissant. Il était appelé Haraldr des Agôir. Son fils s'appe­
lait Vikarr, il était jeune alors, et prometteur.
Il y avait un homme qui s'appelait St6rvirkr; c'était le fils de Starkaôr
Aludrengr20 • Starkaôr était un géant d'une sagesse extrême21 . Il enleva des
Alfheimar22 Alfhildr, fille du roi Alfr. Celui-ci invoqua alors Porr pour
qu'Alfhildr revînt. Alors, Porr tua Starkaôr et ramena Alfhildr à son père.
Elle était alors enceinte. Elle donna naissance à un fils, ce St6rvirkr qui a
été mentionné précédemment. C'était un homme avenant de visage,
quoique noir de chevelure, plus grand et plus fort que les autres hommes.
Ce fut un grand viking*. Il vint à la hirô du roi Haraldr des Agôir et se
chargea de la défense territoriale du pays. Le roi Haraldr lui donna l'île qui
s'appelle Pruma, dans les Agôir23 : c'est là qu'habita St6rvirkr. Il était long­
temps en expéditions guerrières, mais parfois il était chez le roi Haraldr.
St6rvirkr enleva Unnr, fille du jarl* Freki du Halogaland24, puis se ren­
dit à sa demeure en Pruma. Ils eurent un fils qui s'appela Starkaôr. Les fils

16. Une province de Norvège.


17. Qui est lui-même le héros de l'une des plus célèbres des sagas légendaires: cette saga
a inspiré le grand poète romantique suédois Esaias Tegnér (La Saga de Fritjof, 1825).
18. On notera une nouvelle fois les noms rimant Hûnpj6fr, Herpj6fr, Geirpj6fr et
Frîôpj6fr. Le Telami:irk est l'actuelle province norvégienne du Telemark.
19. Autre province de Norvège, dans le Sud-Ouest du pays.
20. Ce personnage aura joui d'une notoriété remarquable dans toutes nos sources. Son
surnom signifierait qu'il a été un brave (drengr) au service d'un certain Ali qui fut sans
doute en relation avec un certain Friôleifr (selon l I Skjoldunga saga) ou un grand viking
(selon Saxo Grammaticus).
21. « Sage comme un chien», hundvfss, dit le texte!
22. Ce toponyme signifie, en soi, « demeures des alfes » (voir d/fr). Mais il s'agit ici
d'un nom de lieu en Suède.
23. C'est Trom0, près d'Arendal aujourd'hui, dans les Agder en effet.
24. Encore une province de Norvège, mais plus au nord.
514 Sagas légendaires islandaises

du jarl Freki, Fjori et Fyri, marchèrent contre Stôrvirkr et arrivèrent à sa


ferme, de nuit, à l'improviste, avec une armée, ils incendièrent la ferme et
brûlèrent dedans Stôrvirkr et Unnr, leur sœur, ainsi que tous ceux qui se
trouvaient là, parce qu'ils n'osèrent pas ouvrir les portes, craignant que
Stôrvirkr sortît. Ils mirent à la voile aussitôt, s'en allèrent pendant la nuit,
et se rendirent vers le nord en suivant les côtes, et le lendemain, au cours
de la journée, une tempête se leva contre eux: ils donnèrent sur un écueil
au large de Star. Tout leur équipage y périt.
Starkaôr, fils de Stôrvirkr, était jeune lorsque son père mourut, le roi
Haraldr le prit dans sa hirô pour le faire élever25 . Voici ce qu'en dit
Starkaôr:

6. ]' étais jeune alors


quand brûlèrent à l'intérieur
quantité de vaillants
avec mon père.
Devant Pruma ils périrent
près du rivage
les batailleurs
de Haraldr des Agôir.

7. Et les beaux-frères
du libéral le trahirent,
Fjori et Fyri,
héritiers de Freki,
les frères de Unnr,
ma mère.

4. Vikarr venge son père

Herpjôfr, roi du Horôaland, marcha avec une armée contre le roi


Haraldr, de nuit, à l'improviste et le tua traîtreusement26 , et prit en otage
Vikarr, son fils. Le roi Herpjôfr soumit tout le royaume qu'avait possédé
le roi Haraldr et s'empara par la force des fils de maints hommes puissants
qu'il prit en otages, et il imposa un tribut à tout le royaume.
Il y avait, dans la troupe du roi Herpjôfr, un puissant homme qui s'ap­
pelait Grani. Il était surnommé Grani Crin de Cheval. Il habitait, au large

25. Voir Jôstr'.


26. Le texte dit i triggôum: « alors qu'ils s'étaient juré trêve».
Saga de Gautrekr 515
du Horôaland, dans l'île qui s'appelle Fenhring, la ferme d'Askr. Il fit pri­
sonnier de guerre Starkaôr, fils de Storvirkr et l'emmena chez lui en Fenh­
ring. Starkaôr était âgé alors de trois hivers. Il passa neuf hivers en
Fenhring, chez Grani Crin de Cheval27. Voici ce que dit Starkaôr:

8. Quand Herpjôfr
occit Haraldr,
trahit en état de trêve
par injustice,
le seigneur des Agôir
fut privé de l'esprit,
et à ses fils
des liens furent tressés.

9. De là me transporta
âgé de trois hivers
Grani Crin de Cheval
jusqu'en Horôaland;
je me mis à grandir
àAskr,
ne vis point de parents
neuf hivers durant.

Le roi Herpjofr était un grand guerrier, il fut longtemps en expéditions


guerrières, il y avait alors grandes hostilités dans son royaume. Il fit empi­
ler des bûchers dans les montagnes et posta des hommes de garde pour y
mettre le feu en cas de guerre. Vikarr, avec deux autres hommes, s'occupa
des feux en Fenhring: si l'on apercevait une armée, il fallait allumer
d'abord le feu qui était le plus proche, puis les autres, à la file.
Mais quand Vikarr se fut occupé un court moment de la balise, il alla
un matin à Askr et trouva Starkaôr, son frère adoptif, fils de Storvirkr. Il
était incroyablement grand. Il était fainéant et demeuré28 et restait allongé
sur le plancher près du feu. Il avait alors douze hivers. Vikarr le mit debout
et lui remit des armes et des habits et mesura sa taille, car il lui semblait
avoir merveilleusement grandi depuis qu'il était arrivé à Askr. Vikarr et lui
prirent un bateau et s'en allèrent de là. Voici ce que dit Starkaôr:

27. Puisque - le texte nous l'apprendra - ce Grani n'est autre qu'Ôôinn, nous devons
comprendre que Starkaôr a été élevé (selon la coutume du fiistr) par le dieu.
28. Voir kolbitr*.
516 Sagas légendaires islandaises

10. De la force, en acquis assez,


crûrent mes bras,
s'allongèrent mes jambes,
laide, ma tête,
mais comme un benêt
je restai
curieux de peu de chose,
par terre allongé.

11. Jusqu'à ce que Vikarr vint


depuis la balise,
l'otage de Herpj6fr
entra dans la salle ;
il me reconnut,
il me convoqua
à me lever
et à répondre.

12. Il me mesura
par la main
et l'empan
tous les bras jusqu'aux poignets,
[. . .]
avaient poussé les poils
en bas de mon menton.

Starkaôr dit ici qu'il avait de la barbe à l'âge de douze hivers. Puis
Starkaôr se leva et Vikarr lui remit des armes et des habits et ils se rendi­
rent ensuite au bateau. Après cela, Vikarr rassembla du monde, et ils
furent douze en tout. C'étaient tous des champions et des duellistes29.
Voici ce que dit Starkaôr:

13. Alors s'assemblèrent


Sorkvir et Grettir,
héritiers de Haraldr,
Hildigrimr,
Erpr et Ûlfr,

29. Lexpression est étrange. Il faut probablement comprendre que les hommes de
Vikarr sont des berserkir*. Lune des spécialités des berserkir étaie précisément de provo­
quer en duel quiconque leur déplaisait.
Saga de Gautrekr 511
Ân et Skûma,
Hrôi et Hrotti
fils de Herbrandr.

14. Styrr et Steinpôrr


venus de Staor au nord;
il y avait là le vieux
Gunnôlfr blesi30;
nous étions alors
treize en tout,
on ne voit guère
braves jouvenceaux de plus belle allure.

Puis le roi V ikarr s'en fut avec ses gens à la rencontre du roi Herpjôfr.
Mais quand celui-ci apprit ces hostilités, il fit s'équiper sa troupe. Le roi
Herpjôfr avait un grand domaine et il y avait là une excellente fortifica­
tion, c'était presque un châtelet ou une forteresse. S'y trouvaient soixante­
dix hommes en état de porter les armes, et d'innombrables ouvriers et
domestiques. Dès que les vikings survinrent, ils firent une attaque si rude
qu'ils secouèrent les grilles et les portes et frappèrent les montants de
portes, si bien que verrous et barres qui se trouvaient de l'autre côté se
détachèrent, les hommes du roi battirent en retraite et les vikings parvin­
rent à entrer. Éclata là grande bataille. Voici ce que dit Starkaôr:

15. Puis nous arrivâmes


aux domaines du roi,
secouâmes les grilles,
abattîmes les montants;
brisâmes les verrous,
brandîmes les épées
là où sept dizaines
d'hommes se tenaient,
hommes du roi
de grande qualité;
et leur nombre s'accroissait encore
de tous les esclaves,
ouvriers
et porteurs d'eau.

30. Le surnom de ce Gunnôlfr désigne proprement l'étoile blanche que portent certains
chevaux sur le chanfrein.
518 Sagas légendaires islandaises

Le roi Herpjôfr se défendit longtemps avec sa troupe, car il avait force


vaillants hommes, mais comme Vikarr avait une troupe d'élite et d'excel­
lents champions, les rangs du roi Herpjôfr s'éclaircirent devant eux.
Vikarr était constamment le plus avancé de ses hommes. Voici ce que dit
Starkaôr:

16. Était difficile


de suivre Vikarr,
car il était le plus avancé et le premier
de sa troupe;
nous frappâmes les heaumes
au sommet des têtes,
fendîmes les broignes
et brisâmes les boucliers.

Starkaôr se porta rudement à l'attaque avec Vikarr contre le roi Her­


pjôfr, et ils lui donnèrent le coup de la mort. Tous les champions de
Vikarr attaquèrent rudement. Maints hommes tombèrent là, et certains
furent blessés. Voici ce que dit Starkaôr:

17. À Vikarr
honneur échut,
et à Herpjôfr
fut revalu son courroux,
blessâmes des hommes,
en tuâmes certains,
point ne me tenais loin
quand tomba le roi.

Vikarr remporta là la victoire et le roi Herpjôfr périt comme on l'a déjà


dit, et trente hommes avec lui, et beaucoup furent mortellement blessés,
alors qu'aucun des hommes de Vikarr ne périt. Après cela, Vikarr prit tous
les bateaux qui avaient appartenu au roi Herpjôfr et toute la troupe qu'il
put trouver, puis il s'en alla vers l'est en longeant les côtes avec toute la
troupe qui voulut le suivre. Quand il parvint dans les Agôir, vinrent à lui
ceux qui avaient été amis de son père. Il eut bientôt quantité de monde. Il
fut alors pris pour roi de tous les Agôir et du Jaôarr, et il soumit le Horôa­
land et le Harangr ainsi que tous les états qu'avait possédés le roi Herpjôfr.
Le roi Vikarr devint bientôt puissant et très grand homme de guerre.
Chaque été, il était en expédition guerrière. Il s'en alla avec son armée
Saga de Gautrekr 519
dans le Vik"1, à l'est, il accosta dans l'est du fjord et guerroya jusqu'en
Gaudand où il fit un grand butin de guerre. Mais lorsqu'il arriva au
Va:nir32 , vint à sa rencontre un roi qui s'appelait Sîsarr. Il était de l'est, de
Ka:nugarôr33 . C'était un grand champion et il avait une grande troupe. Le
roi Vikarr et Sisarr livrèrent là une rude bataille, Sisarr progressait rude­
ment et tua force gens dans les rangs du roi Vikarr.
Starkaôr était là, avec le roi Vikarr; il se porta contre Sîsarr et ils firent
longtemps assaut d'armes, aucun des deux n'eut à reprocher à l'autre de
ne pas assener de grands horions. Sisarr déchargea à Starkaôr, avec son
épée, un coup qui lui ôta son bouclier et lui fit deux grandes blessures à la
tête, lui mettant en pièces la clavicule. Starkaôr reçut également une bles­
sure au-dessus de la hanche, au flanc. Voici ce que dit Starkaôr:

18. Tu n'étais point


à l'est au V a:nir
avec Vikarr, tôt à l'aurore
lorsque nous attaquâmes
Sfaarr sur la plaine.
Cet exploit fut
le plus digne de renom.
De l'épée il m'assena
par le tranchant acéré
une blessure,
transperçant mon bouclier,
me faisant sauter le heaume de la tête
et m'entaillant le crâne
et la pommette
fendue jusqu'au maxillaire,
et la clavicule
gauche navra.

Starkaôr reçut aussi une profonde blessure34 à l'un des flancs, une bles­
sure de la hallebarde dont frappait Sisarr. Voici ce que dit Starkaôr:

31. Ainsi s'appelle le fond du fjord de l'actuelle 0slo - ville qui n'existait pas encore à
l'époque où est censée se passer cette saga.
32. C'est le grand lac Vanern, en Suède.
33. Férue comme elle l'est de curiosités «exotiques», notre saga n'omet pas de men­
tionner Kiev (Ka:nugarôr pour les varègues, c'est-à-dire les vikings - suédois surtout -
opérant sur la Route de l'Est; voir austrvegr).
34. Le texte dit plus expressivement holsâr: une blessure aux parries vitales du corps.
520 Sagas légendaires islandaises
19. Et au flanc,
de l'épée me harassa
violemment
au-dessus de la hanche,
et dans l'autre
décocha sa hallebarde
à la pointe glacée
en sorte qu'elle me transperça;
on en voit sur moi
les marques guéries.

Starkaôr assena un coup d'épée à Sîsarr et lui trancha le travers du


flanc, et lui fit une grande blessure à la jambe en dessous du genou. Pour
finir, il lui trancha une des jambes à hauteur de la cheville et alors, le roi
Sîsarr tomba. Voici ce que dit Starkaôr:

20. Je lui tranchai


l'un des flancs
par le glaive acéré
en travers de la panse :
tant par violence
maniai le glaive
que j'y employai
tout mon pouvoir.

Dans cette bataille, il y eut grande hécatombe, et le roi Vikarr rem­


porta la victoire. Les Ka::nir35 qui survivaient furent mis en déroute. Après
cette victoire, le roi Vikarr revint chez lui, dans son royaume.

5. Vikarr vainc Geirpjôft et Friôpjôft

Le roi Vikarr apprit que le roi Geirpjofr faisait un grand rassemble­


ment de troupes dans les Upplond, qu'il avait l'intention de se porter avec
cette armée contre lui et de venger le roi Herpjofr, son frère. Alors, le roi
Vikarr fit une levée générale dans ses États et se rendit avec cette troupe
dans les Upplond, contre le roi Geirpjofr. Ils se livrèrent grande bataille,
combattant dix-sept jours sans désemparer; et alors, le roi Geirpjofr
tomba et le roi Vikarr remporta la victoire. Alors, le roi Vikarr soumit les

35. Comprenons: les habitants de K�nugarôr-Kiev.


Saga de Gautrekr 521
Upplond et le I>elami:irk parce que Friôpj6fr, roi du I>elami:irk, n'était pas
dans ses États.
Starkaôr mentionne que la bataille dans les Upplond fut la troisième
que livra le roi Vikarr:

21. Pour la troisième fois


le valeureux
fit déchaîner
le jeu de Hildr
avant que les Upplond
ne fussent conquis
et que Geirpj6fr
ne passât de vie à trépas36 .

Puis Vikarr institua des hommes sur les États qu'il avait conquis dans
les Upplond et il s'en alla chez lui dans les Agôir, se rendant à la fois puis­
sant et entouré de quantité d'hommes. II épousa une femme et eut d'elle
deux fils; l'aîné s'appelait Haraldr et le cadet, Neri. Celui-ci était le plus
sage des hommes, et tout ce qu'il conseillait se réalisait, mais il était si ava­
ricieux qu'il ne pouvait rien donner dont il ne se repentît aussitôt. Voici ce
que dit Starkaôr:

22. Il eut
des gardiens de l'héritage,
le glorieux, deux,
qu'il engendra;
s'appelait son fils
aîné Haraldr,
il l'institua
sur le I>e1amork37 .

23. Était réputé


cupide d'or
le jar! Neri,
d'utile conseil,
le fils de Vikarr

36. Le «jeu de Hildr>, (une valkyrie* dont le nom signifie Bataille): kenning* convenue
pour:«bataille». Le dernier vers dit littéralement:«ne fût donné à Hel» (gefinn helju). Ce
dernier mot désigne à la fois l'empire des morts et la déesse qui y préside.
37. Les «gardiens de l'héritage»: les «fils».
522 Sagas légendaires islandaises
habitué à l'attaque;
celui-là gouverna, seul,
les Upplondais.

Le jarl Neri était un grand guerrier, mais si avare qu'on lui a comparé
tous les plus pingres, tous ceux qui ont donné le moins à autrui.
Quand Frîôpjofr apprit la mort de ses frères, il se rendit dans les
Upplond et soumit les États que Vikarr venait de conquérir. Puis il envoya
dire à Vikarr que ce dernier devait lui verser tribut sur ses États, ou, sinon,
qu'il endurerait son armée. Voici ce que dit Starkaôr:

24. Frfôpj6fr décida


d'abord d'envoyer
message de haine
au sage prince,
savoir si Vikarr
voudrait payer
au chef tribut
ou endurer son armée.

Quand ce message parvint à Vikarr, celui-ci convoqua un jing* et eut


un entretien avec son conseil pour faire face à cette difficulté. Ils se
concertèrent et débattirent longtemps. Voici ce que dit Starkaôr:

25. Discutâmes,
palabrâmes longtemps
sans parvenir à
nous mettre d'accord;
l'armée préféra
que le roi
puissant avec sa troupe
livrât bataille.

On envoya au roi Frîôpjofr un message disant que le roi Vikarr voulait


défendre son pays. Le roi Frîôpjofr partit alors avec son armée, dans l'in­
tention de s'en prendre au roi Vikarr.
Il y avait en Suède, en ce lieu qui s'appelle Na:rîki38 , un roi qui s'appe­
lait Ôlâfr à la Vue perçante. Il était puissant et c'était un grand guerrier. Il
fit une levée générale dans ses États et alla assister le roi Vikarr. Ils avaient

38. C'est le nom d'une province suédoise, Narke aujourd'hui.


Saga de Gautrekr 523
une grande troupe et marchèrent avec cette armée contre le roi Fr{ôpj6fr,
disposant, pour la bataille, leur troupe en coin39. Voici ce que dit Starkaôr:

26. Ôlâfr au regard perçant


régnait à l'est,
le prince victorieux
en Sviadki;
Il fit une levée générale;
grand était
le nombre de ses guerriers.

Éclata là rude bataille, et les hommes du roi Vikarr s'avancèrent bien,


car il y avait maints champions dans leurs rangs. Le premier champion
qu'il y avait là était Starkaôr St6rvirksson, puis venaient Ûlfr et Erpr et
beaucoup d'autres excellents braves, et nombre de champions. Le roi
Vikarr avançait rudement, Starkaèfr allait sans broigne et traversa les rangs
adverses en frappant de taille des deux mains, comme il est dit ici:

27. Nous avançâmes


dans le vacarme des armes,
hommes du roi,
ardents en suffisance;
y avait là Ûlfr
et Erpr le Petit;
je frappai sans broigne
des deux mains.

Et alors que le roi Vikarr attaquait ferme, avec ses champions, le roi
Fr{ôpj6fr, l'ordre de bataille de celui-ci se rompit. Alors, il demanda au roi
Vikarr de faire la paix. Voici ce que dit Starkaôr:

28. S'en fut Fdôpjôfr


demander la paix
parce que Vikarr
ne cédait point

39. Svinfylking, dit le texte, « ordre de bataille en forme de (groin de) porc». Lusage est
bien attesté, en effet, et était déjà connu de César (caput porcinum). Il s'agit de disposer ses
hommes sur des rangs parallèles dont le nombre va croissant: par exemple vingt au pre­
mier rang, trente au second, quarante au troisième, etc. Au signal donné, l'ensemble
s'ébranle au pas de course et cherche à pénétrer dans les rangs ennemis comme un coin.
524 Sagas légendaires islandaises

et Starkaôr
fils de St6rvirkr
y allait
de toutes ses forces.

Il y eut là la plus grande bataille et la plus vive, et une bonne partie des
troupes du roi Friôpjofr tomba, mais quand il demanda la paix, le roi
Vikarr arrêta son armée. Alors, le roi Friôpjofr alla chercher des concilia­
tions auprès du roi Vikarr. C'était le roi Ôlafr qui devait arranger le pacte
entre eux, et cet accord fut que le roi Friôpjofr abandonnait tous ses États
dans les Upplond et le Pelamork et qu'il quittait le pays. Le roi Vikarr ins­
titua sur ces États ses fils. Il donna à Haraldr le titre de roi du Pelamork,
et à Neri, le titre de jarl et le pouvoir sur les Upplond. Il se lia d'amitié
avec le roi Gautrekr de Gautland, et l'on dit dans certains livres que Neri
obtint quelque pouvoir du roi Gautrekr - la partie du Gautland qui était
le plus près de lui - et qu'il devint également jarl du roi Gautrekr, il parti­
cipait à son conseil quand il en était besoin. Après cela, le roi Vikarr s'en
fut dans ses États et fut fort renommé à cause de cette victoire. Lui et le
roi Ôlafr se quittèrent en termes amicaux et cette amitié se maintint tou­
jours ensuite. Pour le roi Ôlafr, il s'en alla chez lui, à l'est, en Sviariki.

6. Du bondi Rennir et de Refi; son fils

Il y avait un homme qui s'appelait Rennir, c'était un puissant bondi. Il


avait sa résidence dans une île, celle qui, depuis, est appelée Rennisey40.
Cette île se trouve en Norvège, au nord du Jaôarr41 • Rennir avait été un
grand viking avant de s'installer dans son domaine. Il avait une femme et
un fils; celui-ci s'appelait Refr. Quand il était jeune, il restait couché dans
la cuisine, à mâchonner des branchettes et de l'écorce d'arbres42 . Il était
d'une taille étonnamment grande. Il ne se débarrassait jamais de sa crasse
et il ne tendait à personne une main secourable. Son père était un homme
fort riche et l'indolence de son fils lui déplaisait. Refr n'était nullement
renommé pour sa sagesse ou son courage, mais plutôt pour se rendre la
risée de ses autres vaillants parents, et son père estimait improbable qu'il
manifestât quelque valeur comme il arrivait fréquemment alors aux autres
jeunes hommes.

40. Île de Rennir.


41. Le Jaôarr, aujourd'hui Jxren, est la province qui s'étend entre Stavanger et Egersund.
42. Voir kolbitr*.
Saga de Gautrekr 525
Le bôndi Rennir possédait une chose de valeur qu'il appréciait plus
que ses autres biens. C'était un bœuf. Il était à la fois grand et magnifique
à cause de ses cornes. On lui avait gravé les cornes et on avait mis dans les
entailles, de même qu'à leur pointe, de l'or et de l'argent. li avait entre les
cornes une chaîne d'argent à laquelle pendaient trois anneaux d'or. Ce
bœuf surpassait de beaucoup les autres bœufs qu'il y avait dans le pays, en
raison de sa taille et de ses décorations de toutes sortes. Le bôndi Rennir
était si exigeant sur son compte que jamais il ne devait rester sans soins.
Rennir était toujours aux côtés du roi Vikarr dans les batailles et leur
amitié était excellente.

7. Starkalfr provoque la mort du roi Vikarr

Le roi Vikarr devint un grand homme de guerre et il avait avec lui


maints champions de grand renom, mais Starkaôr était le plus estimé et le
plus cher au roi, étant donné qu'il siégeait en face de lui43, qu'il était son
conseiller et le chef de sa défense territoriale. Il reçut du roi beaucoup de
présents. Le roi Vikarr lui donna un anneau d'or qui pesait trois marcs et
Starkaôr lui donna l'île Pruma dont le roi Haraldr avait fait présent à
Stôrvirkr, son père. Il demeura quinze étés chez le roi Vikarr, comme il le
dit:

29. Vikarr me donna


le métal welche44,
l'anneau rouge
que je porte au bras,
pèse trois marcs,
et moi je lui donnai Pruma,
j'accompagnai le prince
quinze étés.

Le roi Vikarr fit voile des Agôir vers le nord en Horôaland, il avait une
grande troupe. Il mouilla un bon moment dans des îlots et eut fort vent
contraire. Ils consultèrent les augures45 pour savoir s'ils auraient bon vent,

43. Le texte dit ondvegismaôr, littéralement,«l'homme /qui est assis dans/ le onôvegi* ».
44. Les Valir sont les habitants de la France, le métal français (ou welche) est l'or.
45. Voici une opération classée: consulter les augures en jetant des copeaux de bois
(fèlla spdn) dans un liquide - qui peut être le sang de l' animal sacrifié lors du blof* ou sacri­
fice. De la disposition des copeaux en question, les «spécialistes» déduisaient la réponse
526 Sagas légendaires islandaises

et les augures dirent qu'Ôôinn voulait que l'on tire au sort un homme
dans l'armée pour le pendre, en offrande46 • Alors, on organisa un tirage
au sort47 dans la troupe, et le sort tomba sur le roi Vikarr. Cela rendit tout
le monde silencieux et l'on résolut que les conseillers tiendraient le lende­
main une réunion sur cette difficulté.
Pendant la nuit, vers minuit, Grani Crin de Cheval réveilla Starkaôr,
son fils adoptif, et lui demanda de l'accompagner. Ils prirent une petite
barque et ramèrent jusqu'à une île qui se trouvait plus proche de la côte
que l'îlot où ils mouillaient. Ils montèrent jusqu'à une forêt et y trouvè­
rent une clairière. Là, il y avait grand concours de peuple, un ping s'y
tenait. Il y avait onze hommes assis sur des sièges, mais le douzième était
vide. Ils allèrent jusqu'à ce ping et Grani Crin de Cheval s'assit sur le dou­
zième siège. Là, ils saluèrent tous Ôôinn48 . Celui-ci dit que les juges
devaient statuer sur la destinée de Starkaôr.
Alors, Pôrr prit la parole et dit: «Alfhildr, la mère du père de Starkaôr,
préféra prendre pour père de son fils un géant de grande sagesse plutôt
qu'Asaporr49 , et j'assigne50 à Starkaôr de n'avoir ni fils ni fille, si bien qu'il
sera le dernier de son lignage.»
Ôôinn répondit: «Je lui assigne de vivre trois âges d'homme.»
Pôrr dit: « Il accomplira une action infâme dans chacun de ces âges
d'homme.»

des divinités consultées. Ce rite est ancien. il est déjà attesté par Tacite (Germania X - où
le rite, toutefois, consiste à jeter des branchettes sur un linge blanc). Il n'est pas exclu que
cette opération ait été celtique à l'origine, et reprise par les Germains.
46. Comme on va le voir nettement par la suite du présent chapitre, on pendait les vic­
times que l'on voulait offrir à Ôôinn, surnommé Hangaguô, le«dieu des pendus».
47. En plein XIIIe siècle encore, dans les sagas dites de contemporains, comme la com­
pilation de la Sturlunga saga, tirer au sort est une pratique banale. Il semble que les anciens
Scandinaves aient vu là la manifestation de la volonté des Puissances. Voir 1'« Essai sur le
sacré chez les anciens Scandinaves» en tête de L'Edda poétique, Paris, Fayard, 1992.
48. Comprenons que Grani Crin de Cheval est Ôôinn, qui aime beaucoup se dissimuler
sous divers noms. On remarquera que Grani est le nom du cheval de Sigurôr Meurtrier de
Fâfnir, le parangon du héros scandinave, d'une part (et ce Grani-là est donné pour le fils de
la monture même d'Ôôinn, le cheval Sleipnir), d'autre part qu'il y a d'évidentes affinités
entre Ôôinn et le cheval, animal d'élite auquel, sans doute, les lndo-Européens durent leur
supériorité. Au rotai, à travers cette onomastique, la thématique est assez solide: il y a long­
temps que l'on a proposé de voir en Ôôinn un daimon sous forme de cheval!
49. «I>ôrr des Ases», cette dénomination, en effet, est courante, sans que l'on soit par­
venu à en fournir une explication satisfaisante.
50. Je traduis par « assigner» le verbe skapa, qui figure dans le texte. Skapa veut dire en
vérité «créer», «former» (anglais to shape, allemand schaffin). Le substantif dérivé de ce
verbe, skop, est l'un des vocables qui expriment l'idée de destin, destinée. Ainsi est claire­
ment rendue l'idée selon laquelle les dieux façonnent la vie, la destinée d'un être humain.
Saga de Gautrekr 527
Ôôinn répondit: «Je lui assigne de posséder les meilleurs armes et
habits. »
l>ôrr dit: «Je lui assigne de ne posséder ni terre ni ferme' 1• »
Ôôinn dit: «Je lui donne52 ceci, qu'il possédera abondance de biens
meubles.»
l>ôrr répondit: «Je lui jette le sort53 qu'il considérera n'en posséder
pma1s assez.»
Ôôinn répondit: «Je lui donne victoire et prouesse dans tout combat. »
l>ôrr répondit: «Je lui jette le sort de recevoir grave blessure dans tout
combat.»
Ôôinn dit: «Je lui donne la poésie54 en sorte qu'il ne sera pas plus lent
à composer qu'à parler.»
l>ôrr dit: « Il ne se rappellera pas ce qu'il aura composé. »
Ôôinn dit: «Je lui assigne d'être tenu pour le plus éminent par les plus
nobles et les meilleurs. »
l>ôrr dit: « Il sera détesté du tout venant.»
Alors, les juges conférèrent à Starkaôr tout ce que les dieux avaient dit
et le ping s'acheva ainsi. Grani Crin de Cheval et Starkaôr allèrent à leur
barque.
Alors, Grani Crin de Cheval dit à Starkaôr: « Il faut maintenant, fils
adoptif, que tu me récompenses bien de l'aide que je t'ai accordée. »
«D'accord! » dit Starkaôr.
Alors, Grani Crin de Cheval dit: « Eh bien! tu vas m'envoyer55 le roi
Vikarr et je te conseillerai sur la manière de procéder. »
Starkaôr accepta. Alors, Grani Crin de Cheval lui mit en main une
lance en disant qu'elle aurait les apparences d'un roseau. Ils se rendirent
jusqu'à la troupe, on était presque au point du jour.
Le lendemain matin, les conseillers du roi tinrent une réunion pour
délibérer. Ils se mirent d'accord pour faire un simulacre de sacrifice et

51. Formule allitérée land ok ld, qui témoigne en faveur de son antiquité.
52. La formulation vient de changer: Ôôinn emploie le verbe gefo, «donner», qui se
retrouve dans deux autres substantifs rendant également l'idée de destin, chance, gà!fo et
gifla, ce qui est «donné» à l'homme par les dieux. Sur ces intéressantes nuances, voir l'in­
troduction à la Saga des Chef du Val-au-Lac, dans Sagas islandaises, p. 1785 et sq.
53. Maintenant, la façon de s'exprimer de Pôrr devient beaucoup plus précise et relève
directement de la magie. Pôrr legg (verbe leggja) ur. sort d (sur) Starkaôr, le substantif cor­
respondant étant dlog.
54. Ôôinn est en effet le dieu des scaldes et de la poésie: un mythe relaté par Snorri Sturlu­
son expose au prix de quels efforts il a pu ravir le nectar poétique pour le donner aux hommes.
D'autre part, il existait un verbe«technique»,yrkja, pour« composer», c'est celui qui figure ici.
55. C'est une locution courante que de dire «envoyer /quelqu'un/ à Ôè!inn» pour
«faire mourir /quelqu'un/». Ôôinn est aussi le dieu des morts.
528 Sagas légendaires islandaises

Starkaôr leur expliqua comment s'y prendre. Il y avait auprès d'eux un pin
et un gros billot auprès de ce pin. Dans le bas du pin, il y avait une branche
mince qui remontait vers la cime. Les serviteurs étaient en train de prépa­
rer à manger, on avait abattu un veau que l'on avait vidé de ses entrailles.
Starkaôr fit prendre les intestins de ce veau; puis il monta sur le billot et
courba vers le bas la branche mince, et noua autour l'intestin de veau.
Alors, il dit au roi: « Voici que l'on t'a préparé ici une potence, roi, elle
n'a pas l'air bien périlleuse. Maintenant, viens, je vais te passer la corde
autour du cou. »
Le roi dit: « Si ce dispositif n'est pas plus dangereux qu'il ne me
semble, je m'attends à ce qu'il ne me fasse pas de mal; mais s'il en est
autrement, que le destin56 décide de ce qui arrivera.»
Ensuite il grimpa sur le billot et Starkaôr lui passa ce lacs autour du
cou, puis il descendit du billot. Alors, il piqua le roi avec le roseau, en
disant: « À présent, je te donne à Ôôinn. »
Et Starkaôr libéra la branche de pin. Le roseau se transforma en lance
et transperça le roi. Le billot tomba de sous ses pieds et les intestins de
veau devinrent une forte corde, la branche se redressa et éleva le roi près
de la cime: il mourut là. L endroit s'appelle depuis Vikarsh6lmar 57.
Pour cet acte, Starkaôr fut fort haï du peuple et pour cet acte, il dut
d'abord s'exiler du Horôaland. Après cela, il s'enfuit de Norvège pour se
rendre à l'est dans l'empire des Sviar58 et il y fut longtemps chez les rois
d'Uppsalir59, Eirekr et Alrekr, fils d'Agni Skjalfarb6ndi, il alla en expéditions
guerrières avec eux. Et alors que Alrekr demandait à Starkaôr quelles nou­
velles il pouvait dire de ses parents, ou de lui-même, Starkaôr composa le
poème qui s'appelle Vikarsbdlkr. Il y est question du meurtre du roi Vikarr:

30. Je secondai le prince


le plus éminent que je connusse,
c'est ce que j'aime le mieux
de toute ma vie, avant que nous allions
- la cause en fut les sorcières -
pour la dernière fois
en Horôaland.

56. Le texte propose ici un terme encore pour «destin»: auôna, ce qui vous est échu par
le sort, un peu dans l'acception du latinfartuna.
57. Îlots de Vikarr.
58. Sviaveldi, aurre façon de dire Suède, Svfariki.
59. Uppsalir est l'actuelle Uppsala, à 70 km au nord de Stockholm, ou, plus exacte­
ment, l'actuelle Gamla Uppsala (Vieil Upsal).
Saga de Gautrekr 529

31. Le sort voulu


que P6rr m'assignât
le nom d'infâme
et détresses de toutes sortes;
m'échut d'accomplir
mal inglorieux.

32. Je dus aux dieux


consacrer Vikarr
le meurtrier de Geirpj6fr
dans l'arbre élevé;
j'enfonçai ma lance
jusqu'au cœur du prince,
c'est ce qui m'afflige le plus
de mes actions.

33. De là j'errai
par des routes sauvages,
détesté des Horôar60
le cœur mauvais,
dépourvu d'anneaux61
et de chant de gloire,
sans seigneur
le cœur sinistre.

34. Donc me rendis


jusqu'en Svîpj6ô62
à Uppsalir
siège des Ynglingar63 ;
là me laissèrent
les fils du souverain
pendant bien longtemps,
moi, julr 64 silencieux.

60. Les habitants du Horèlaland dont il a souver,. été question.


61. Comprenons «pauvre».
62. Encore une dénomination pour Suède, littéralement «nation des Sviar».
63. C'est le nom de la dynastie passablement légendaire qui régna sur la Suède cen­
trale: Snorri Sturluson, dans sa Heimskringla, leur consacre la première saga de ce recueil,
l' Ynglinga saga.
64. Le fuir est un sage, un vieil homme plein d'expérience.
530 Sagas légendaires islandaises

On peut voir que Starkaôr estime que d'avoir tué le roi Vikarr fut une
des pires actions, et des plus horribles qui aient eu lieu, et nous n'avons
pas entendu de récit disant qu'il serait retourné en Norvège depuis. Mais
alors qu'il était à Uppsalir, il y avait là, à la solde du roi, douze berserkir,
ils étaient très ardents à se moquer de lui, les plus furieux étaient deux
frères, Ûlfr et Ôtryggr. Starkaôr restait silencieux, les berserkir disaient
qu'il était un géant réincarné et un infâme, comme il est dit ici:

35. On me plaça ici


parmi les jeunes gens,
plutôt moqué
et blanc de sourcils,
les hommes se moquent
et tournent en dérision,
les incapables,
le poète du prince.

36. Ils voient, disent-ils,


sur moi-même
des traces de géant,
huit bras;
c'est le meurtrier de Hergrfmr
que Hlorriôi65
priva de bras
au nord du rocher.

37. Rient les gens,


quand ils me voient,
de mon laid museau,
de mon long nez,
de mes cheveux gris loup,
de mes bras pendants,
de mon cou plissé,
de ma peau fripée.

Comme les rois Eirekr et Alrekr restaient chez eux, Starkaôr s'en alla en
expédition guerrière avec le bateau que le roi Eirekr lui avait donné et

65. Un des noms les plus courants de I>ôrr. Il faut comprendre que Starkaôr est le meur­
trier de Hergrîmr dont nous ne savons rien d'autre.
Saga de Gautrekr 531

qu'il avait équipé de Norvégiens et de Danois. Il s'en fut en divers pays et


livra batailles et combats singuliers, remportant toujours la victoire, et il
n'est plus dans cette saga.
Le roi Alrekr eut une courte vie et cela vint de ce que son frère, le roi
Eirekr, le frappa à mort d'un bridon alors qu'ils étaient sortis dompter
leurs chevaux. Après cela, le roi Eirela régna seul et longtemps sur la Svî­
pjôô, comme on le dira par la suite dans cette saga66 en parlant de ses
démêlés avec Hrôlfr fils de Gautrekr.

8. Le roi Gautrekr prendfemme

Maintenant, deux sagas marchent de pair. On parlera d'abord de ce


dont on s'est détourné: le roi Gautrekr gouverne le Gaudand et devient
un chef éminent et un très grand guerrier. Il estima que c'était un grand
manque dans la direction de ses États que d'être homme non marié et il
voulut se chercher un parti.
On mentionne un roi, Haraldr. Il gouvernait le Vindland67. C'était un
homme sage et pas un grand batailleur. Il avait une reine, et une fille belle
et de bonnes mœurs qui s'appelait Alfhildr. Le roi Gautrekr fit un voyage
en Vindland et demanda en mariage la fille du roi Haraldr: on fit bonne
réponse à sa requête et quelque abondants qu'aient été leurs propos, la
conclusion fut que le roi Gautrekr aurait la jouvencelle. Il l'emmena chez
lui en Gaudand et célébra ses noces avec elle. Il n'y avait pas longtemps
qu'ils étaient ensemble qu'Alfhildr mit au monde une belle fille; on lui
donna un nom et elle s'appela Helga. Elle fut de bonne heure accomplie.
Elle grandit chez son père68 et on la tint pour le meilleur parti qu'il y eût
là, en Gaudand.
Le roi Gautrekr avait chez lui beaucoup d'hommes, de ceux qui ont
grande importance. Il y avait un homme qui s'appelait Hrosskell. C'était
un ami de Gautrekr. C'était un grand viking. Un jour, il accepta une invi­
tation à venir chez le roi Gautrekr et, au départ, celui-ci lui fit d'hono­
rables présents: il donna à Hrosskell un excellent étalon, c'était un cheval
gris et quatre juments allaient avec lui. Ils étaient tous clairs comme soie
et de toute beauté. Hrosskell remercia le roi de ces cadeaux et ils se quittè­
rent dans les meilleurs termes.

66. En vérité dans la Saga de Hrôlfrfils de Gautrekr, qui fait suite dans le présent volume
à la présente saga: il ne sera plus question de Hrolfr dans Gautreks saga!
67. C'est-à-dire le pays des Slaves ou Wendes (Vindr).
68. Voir fostr*.
532 Sagas légendaires islandaises

Le roi Gautrekr gouverne maintenant ses États pendant maintes


années et reste en paix jusqu'à ce que la reine tombe malade et cette mala­
die ne s'acheva pas que la reine ne fût emportée, morte. Le roi Gautrekr
estima que c'était très grand deuil, il fit ériger un tertre pour la reine. Cela
l'affecta tellement qu'il n'eut cure de gouverner ses États. Il restait tous les
jours sur le tertre, dressant de là son faucon. Il faisait de cela son divertis­
sement et son passe-temps.

9. Du Jarl Neri et de Re.fr aux Dons

Il faut raconter maintenant que le jar! Neri avait le gouvernement des


Upplond, comme on l'a dit précédemment, et quand il apprit le meurtre
du roi Vikarr, son père, il fixa une réunion avec le roi Haraldr, son frère.
Lorsqu'ils se rencontrèrent, ils parlèrent de la répartition de l'héritage
entre eux. Ils convinrent, étant donné que Haraldr était l'aîné des deux
frères, qu'il s'approprierait tous les États qu'avait gouvernés le roi Vikarr et
qu'il en serait roi; pour le jarl Neri, il aurait les Upplond comme aupara­
vant et le I->elamork, l'Etat qu'avait gouverné précédemment le roi
Haraldr, son frère, et ils se quittèrent bien d'accord. Le jar! Neri était si
sage que l'on ne trouvait pas son pareil. De quoi qu'il s'agît, tout s'arran­
geait comme il le conseillait. Jamais il ne voulait recevoir de cadeau parce
qu'il était si pingre qu'il n'entendait pas faire un cadeau en échange.
On mentionne que le bôndi Renoir, dont on a parlé précédemment,
déambulait un jour dans le vivoir69 : il trébucha sur la jambe de son fils
Refr70, et lui dit: «C'est grande honte que d'avoir un pareil fils, si tu veux
ne faire que du mal. Maintenant, tu vas t'en aller et ne reparais plus jamais
à mes yeux ou à portée de mon regard tant que tu poursuivras cette bouf­
fonnerie.»
Refr répond: « Puisque tu me chasses, le plus mérité est que j'emporte
l'objet le plus précieux que tu possèdes et qu'il t'en coûte le plus d'aban­
donner.»
Renoir dit: « Il n'est pas en ma possession d'objet si précieux que je ne
veuille le donner pour ne plus jamais te voir car tu es la risée de ta
famille.»
Après cela, ils cessèrent cette conversation. Et peu après, par un jour de
beau temps, Refr se lève et se prépare à partir. Il prend aussi le bon bœuf

69. Je traduis ainsi le mot eldhûs, synonyme de skdli*, qui désigne la pièce principale où
vivaient les gens, à la fois « salle de séjour» et salle à manger ainsi que chambre à coucher.
70. Il peut être utile de savoir que le nom commun refr signifie «renard»!
Saga de Gautrekr 533

et le mène au rivage. Il lance un bateau, pensant se rendre sur le conti­


nent. Il n'a cure que le bœuf soit peu ou prou mouillé. Puis il se met aux
rames, attache le bœuf au bateau et rame jusqu'à terre. Il était en manteau
court et en braies qui lui atteignaient les chevilles. Quand il accosta, il tira
le bœuf derrière lui. Alla d'abord vers l'est le long du Jaôarr, puis suivit le
chemin jusqu'aux Upplond.
Il alla tout d'une traite jusqu'à la ferme qu'il revenait au jarl Neri de
gouverner. Les hommes de la hirô du jarl dirent à celui-ci qu'était arrivé
Refr, le crétin de Rennir, tirant derrière lui le bœuf excellent. Le jarl leur
ordonna de ne pas se moquer de lui. Et quand Refr arriva aux portes de la
halle où le jarl avait coutume de siéger, il demanda aux portiers de convo­
quer le jarl à venir lui parler.
Ils répondirent: « Ta bêtise ne connaît pas de répit, le jarl n'a pas cou­
tume de courir s'entretenir avec un bouseux.»
Refr dit: « Transmettez mes propos, et qu'il décide de la réponse.» Puis
ils allèrent trouver le jarl et dirent que Refr l'idiot lui demandait de sortir.
Le jarl dit: « Dites que je vais aller trouver Refr; on ne sait jamais qui
porte chance. »
Le jarl sortit et Refr le salua bien. Le jarl dit: « Pourquoi es-tu venu?»
Refr répondit: « Mon père m'a chassé, mais voici un bœuf qui m'ap­
partient, et je veux te le donner.»
Le jarl répondit: «N'as-tu pas entendu dire que je n'accepte aucun
cadeau parce que je ne veux n'avoir personne à récompenser?»
Refr répondit: «J'ai entendu parler de ta pingrerie: que personne ne
doit s'attendre à recevoir quelque récompense de toi, même s'il t'a fait un
don. Pourtant, je veux que tu acceptes cette chose précieuse, il peut se
faire que tu me sois utile en propos, lesquels peuvent valoir de l'argent.»
Le jarl dit: « Puisque tu fais cette déclaration, j'accepterai ce bœuf,
entre et passe d'abord cette nuit ici.»
Refr détacha le bœuf et entra. Le jarl ordonna de lui donner des habits
qui ne lui fassent pas honte. Puis Refr se lava: c'était le plus magnifique
des hommes. Il resta là un moment. La halle tout entière du jarl était
ornée de boucliers qui se touchaient l'un l'autre là où ils étaient fixés. Le
jarl prit un bouclier, lequel était tout couvert d'or, et le donna à Refr. Mais
quand le jarl alla prendre son repas, il regarda le vide laissé par ce bouclier
et il déclama alors une strophe:

38. Brillait le magnifique bouclier


précédemment sur la tenture,
souvent nous sera grande angoisse
lorsque regarderai par là;
534 Sagas légendaires islandaises
une brèche d'importance a été faite;
bientôt serai dépourvu de richesses
s'il faut que les gens prennent mes boucliers
en remerciement de leurs dons.

Le jarl fit tourner son haut siège, tant il était affecté de la disparition de
son bouclier.
Et quand il s'aperçut de cela, Refr alla se présenter au jarl, tenant le
bouclier, et dit: « Sire, dit-il, soyez joyeux, car voici le bouclier que vous
m'avez donné. Je veux vous le rendre, car il ne m'est d'aucune aide
puisque je n'ai pas d'autre arme.»
Le jarl dit: « Sois le plus béni des braves, car remettre ce bouclier à la
place où il pendait précédemment sera un grand ornement pour ma halle.
Mais voici un objet de prix que je veux te donner, et il se peut qu'il te soit
utile si tu fais selon mes conseils.»
Le jarl lui remit une pierre à aiguiser - « et ce cadeau ne va pas te
paraître d'un grand prix.»
Refr dit: «Je ne sais la valeur que cela peut avoir pour moi.»
Le jarl dit: « Il se trouve que je ne veux entretenir personne qui reste
assis à ne rien faire. Je veux t'envoyer au roi Gautrekr. Remets-lui cette
pierre à aiguiser. »
Refr dit: «Je n'ai pas coutume de m'interposer entre nobles hommes,
et je ne sais pas ce que le roi va faire de cette pierre à aiguiser.»
Le jarl dit: « Il n'y aurait pas besoin de faire mention de ma sagacité si je
n'étais pas plus prévoyant que toi. On ne mettra pas ta valeur à l'épreuve
en te faisant rencontrer le roi, car tu n'auras pas à lui parler. On me dit que
le roi siège souvent sur le tertre de sa reine et qu'il y entretient son faucon,
et d'ordinaire, alors que la journée s'avance, le faucon se fatigue. Alors, le
roi promène la main autour de son siège pour voir s'il trouvera quelque
chose à jeter sur son faucon: tu lui fourreras la pierre à aiguiser dans la
main. S'il te tend quelque chose, prends-le et reviens me voir.»
Refr s'en fut, selon les prescriptions du jarl et arriva à l'endroit où sié­
geait le roi, sur son tertre; tout se passa comme Neri l'avait mentionné: le
roi lançait au faucon tout ce qu'il trouvait. Refr s'assit près du siège, der­
rière le roi. Il vit où l'on en était. Le roi tendit la main derrière soi. Refr lui
fourra la pierre à aiguiser dans la main et le roi la lança aussitôt sur le fau­
con qui s'envola dès que la pierre à aiguiser le toucha. Le roi dut estimer
avoir remporté la victoire sur le faucon et ne voulut pas que celui qui
l'avait aidé repartît sans récompense, il tendit derrière lui, sans regarder,
un anneau d'or. Refr s'en saisit et alla trouver le jarl. Celui-ci demanda
comment les choses s'étaient passées. Refr le lui dit et lui montra l'anneau.
Saga de Gautrekr 535
Le jar! dit: «Voilà un objet de grand prix. Mieux vaut accomplir de
pareilles choses que de rester assis. »
Refr passa là l'hiver. Mais quand vint le printemps, le jar! dit: «Que
vas-tu faire à présent?»
Refr dit: «Cela ne va pas être facile, il faut que je vende cet anneau
pour de l'argent. »
Le jar! dit: «Je vais de nouveau intervenir. Il y a un roi qui s'appelle
Ella. Il règne en Angleterre. C'est à lui que tu vas donner cet anneau. Tu
ne seras pas dépourvu d'argent pour autant, et viens me voir cet automne,
je ne t'épargnerai ni nourriture ni conseils, même si tu n'as pas d'autre
récompense pour le bœuf. »
Refr dit: « Ne parlons plus de cela. »
Puis il se rendit en Angleterre et se présenta au roi Ella, le saluant poli­
ment. Refr était bien équipé tant en armes qu'en vêtements. Le roi
demanda qui était cet homme.
Il répondit: «Je m'appelle Refr et je voudrais que vous acceptiez de
moi cet anneau d'or», et il le posa sur la table devant le roi.
Celui-ci regarda et dit: «Voilà un grand trésor, et qui te l'a donné?»
Refr répondit: «C'est le roi Gautrekr qui m'a donné cet anneau. »
Le roi dit: «Que lui as-tu donné? »
Refr répondit: « Une petite pierre à aiguiser. »
Le roi dit: « Grande est la munificence du roi Gautrekr s'il donne de
l'or pour un caillou; j'accepterai cet anneau, dit le roi, et je t'offre de res­
ter ici.»
Refr dit: « Soyez remercié, sire, de votre invitation, mais j'ai l'intention
de retourner trouver le jar! Neri, mon père adoptif.»
Le roi répondit: « Tu vas rester ici un moment.»
Le roi fit équiper un bateau et un jour, il demanda à Refr de l'accom­
pagner. Le roi dit: « Voici un bateau que je veux te donner, avec toute la
cargaison qui te conviendra le mieux et autant d'hommes que tu en auras
besoin. Je ne veux plus que tu sois le passager d'autrui pour aller où il te
plaît, et c'est peu de chose pourtant à côté de la récompense que te donna
le roi Gautrekr pour la pierre à aiguiser. »
Refr dit: «Voilà qui est récompenser avec une munificence extrême. »
Puis Refr s'équipa comme il faut pour prendre le bateau et remercia le
roi par maintes belles paroles.
Le roi dit: «Voici deux chiens que je veux te donner.»
Ils étaient tout petits, et beaux, Refr n'en avait jamais vu de pareils; ils
avaient des laisses d'or, on avait passé autour du col de chacun un anneau
d'or et il y avait sept petits anneaux sur le lien qui les attachait l'un à
l'autre. Personne n'avait jamais vu des trésors de cette espèce.
536 Sagas légendaires islandaises

Puis Refr partit et arriva dans les États du jar! Neri. Celui-ci vint au­
devant de lui et lui souhaita la bienvenue, « et viens chez moi avec tous tes
hommes».
Refr dit: « Maintenant, j'ai suffisamment de quoi payer notre écot. »
Le jar! dit: «C'est bien, mais cet écot ne doit pas prendre sur ta fortune,
tu mangeras à notre table et pourtant, ce n'est pas un grand paiement
pour le bœuf. »
Refr dit: <( La seule chose qui me déplaise, c'est que tu mentionnes cela. »
Refr passe donc l'hiver chez le jar!, il est très populaire et a une très
nombreuse escorte.
Quand vint le printemps, le jar! parla à Refr: «Qu'est-ce que tu vas
faire à présent?»
Refr dit: «Ne conviendrait-il pas, puisque l'argent ne manque pas, que
j'aille en expédition viking ou en voyage de commerce?»
Le jar! dit: «En effet, mais de nouveau, je vais t'assister. Tu vas aller au
sud, au Danemark, trouver le roi Hr6lfr kraki71• Tu lui donneras les
chiens car ils ne sont pas faits pour appartenir au vulgaire, et s'il les
accepte, tu n'y perdras pas.»
Refr dit: «À ta guise, mais je ne suis pas à court d'argent. »

1 O. Refr arrive chez Hrôlfr kraki

Refr s'équipa donc et fit voile pour le Danemark. Il trouva le roi


Hr6lfr, se présenta à lui et le salua bien. Le roi lui demanda qui il était. Il
déclara s'appeler Refr.
Le roi répondit: «Est-ce toi qui es surnommé Refr aux Dons?»
Il répondit: « On m'a fait des cadeaux, mais il m'est arrivé d'en faire
parfois.» Il dit: «Ces petits chiens, je veux, sire, vous les donner avec leur
équipement. »
Le roi dit en les regardant: «Voilà de grands trésors, qui te les a don-
nés?»
Refr répondit: « Le roi Ella.»
Le roi Hr6lfr dit: «Que lui as-tu donné? »
Refr répondit: « Un anneau d'or.
- Et qui te l' avait donné?»
Refr répondit: « Le roi Gautrekr.
- Et que lui avais-tu donné?»
Refr répondit: « Une pierre à aiguiser.»

71. C'est le héros du texte qui précède celui-ci dans le présent recueil.
Saga de Gautrekr 537
Le roi Hr6lfr dit: « Grande est la munificence du roi Gautrekr puis­
qu'il donne de l'or pour une pierre; pour moi, j'accepterai ces chiens, et
reste chez nous.»
Refr répondit: «Je dois retourner en automne chez le jar! Neri, mon
père adoptif.»
Le roi Hr6lfr répondit: « Qu'il en soit ainsi.»
Refr resta donc chez le roi un moment. En automne, il équipa son
bateau. Alors, le roi dit: «J'ai pensé à te récompenser. Tu vas recevoir de
moi, comme du roi des Anglais, un bateau, il aura la meilleure cargaison
et le meilleur équipage.»
Refr dit: « Soyez grandement remercié de ce don magnifique», puis il
se prépara.
Le roi Hr6lfr dit: « Voici deux objets de valeur, Refr, que tu vas rece­
voir de moi, c'est un heaume et une broigne.»
Refr accepta ces objets de prix; ils étaient tous les deux d'or rouge.
Et le roi Hr6lfr et lui se quittent dans les meilleurs termes. Et Refr va
trouver le jarl Neri, il commande maintenant deux bateaux.
Le jarl lui fit bel accueil et dit que les biens de Refr s'étaient encore
accrus - « et vous allez tous passer l'hiver chez moi, bien que ce soit une
petite récompense pour le bœuf, mais il ne m'arrivera pas de m'épargner
pour te conseiller utilement.»
Refr répondit: « De tes directives, je jouis en tous points.»
Et Refr passa l'hiver là, tenu en grande estime et devenu homme
renommé.

11. Refr épouse la fille du roi Gautrekr

Au printemps, le jarl demanda à Refr: « Que va-t-on entreprendre, cet


été?))
Refr répondit: « Sire, c'est à vous de voir, mais je ne suis pas à court
d'argent maintenant.»
Le jarl dit: «Je crois que c'est vrai. Il y a une expédition que je veux
t'assigner. Il y a un roi qui s'appelle Ôlafr, il va guerroyant. Il a quatre­
vingts bateaux; il est en mer en hiver comme dans la chaleur de l'été.
C'est le plus renommé des rois de guerre72 . C'est à lui que tu vas porter

72. Le texte porte ici le terme classé herkonungr, « roi guerrier», « roi de guerre» en effet.
Cette désignation, hautement conventionnelle, s'applique aux chefs vikings, si l'on veut.
En fait, le terme est flou et entend désigner un guerrier exceptionnel, mais dans un sens
plus littéraire que réel!
538 Sagas légendaires islandaises

heaume et broigne et s'il accepte, j'espère qu'il te demandera de choisir


une récompense: tu choisiras de commander son armée un demi-mois et
de te rendre là où il te plaira. Il y a, avec ce roi, un homme qui s'appelle
Refnefr. C'est un très grand malfaiteur. Il est conseiller du roi. Je ne sau­
rais dire si ta bonne chance pourra davantage que sa sorcellerie, mais il va
falloir tout de même se risquer à voir ce qu'il en sera. Ensuite, tu amène­
ras ici toute ton armée et il se peut qu'alors, je te récompense du bon
bœuf. »
Refr dit: «Tu le mentionnes trop souvent, je trouve. » Puis ils se quit­
tèrent.
Refr se mit alors à la recherche du roi Ôlâfr et le trouva là où il
mouillait avec sa flotte; il se dirigea aussitôt sur le bateau du roi, y monta
et salua le roi. Celui-ci demanda qui il était. Refr se nomma.
Le roi dit: « Est-ce toi qui es surnommé Refr aux Dons? »
Il répondit: « De nobles hommes m'ont parfois fait des cadeaux, mais
j'ai toujours donné quelque chose en échange. Voici deux objets de prix
que je veux te donner. C'est un heaume et une broigne: ces objets de prix
vous conviendront tout à fait. »
Le roi dit: « Qui donc t'a donné ces trésors: je n'en ai jamais vu de
semblables et d'autant moins que je n'ai jamais entendu dire que quel­
qu'un en ait possédé de pareils, et pourtant, j'ai voyagé en maints lieux.»
Refr répondit: «C'est le roi Hrôlfr kraki qui m'a donné ces objets de
pnx. »
Le roi dit: «Et que lui donnas-tu? »
Refr dit: « Deux chiens avec une laisse d'or que le roi des Anglais, Ella,
m'avait donnés.
- Et qu'avais-tu donné au roi Ella? dit le roi Ôlâfr.
- Un anneau d'or que le roi Gautrekr m'avait donné en récompense
d'une pierre à aiguiser. »
Le roi Ôlâfr dit: « Grande est la munificence de tels rois et pourtant, le
roi Gautrekr les surpasse tous. Est-ce que je dois accepter ces objets de
prix, Refnefr, ou non? »
Il répondit: « Il ne me paraît pas judicieux que tu acceptes si tu ne sais
pas comment récompenser», et sur ce, il saisit les objets et se jette par-des­
sus bord avec eux.
Refr voit bien qu'il va être rapidement en mauvaise posture s'il perd ces
objets, il se lance à la poursuite de Refnefr, dure est leur lutte et pour finir,
Refr reprend la broigne, mais Refnefr garde le heaume et plonge jusqu'au
fond, et il ensorcelle Refr pour qu'il coule à pic, mais Refr remonte, fort
épuisé. Alors, on déclame ceci:
Saga de Gautrekr 539
39. Me semble que Refnefr
donne conseils
passablement pires
que ceux de Neri,
quand Gautrekr donna
un ànneau d'or à Refr
celui-ci ne jeta pas
dans la mer ce bien.

Le roi Ôlâfr dit: «Tu es le plus excellent des hommes.»


Refr dit alors: «Je voudrais que tu acceptes l'objet qui reste.»
Le roi Ôlâfr dit: « Certes, j'accepterai, et mes remerciements ne seront
pas moindres que si je les avais eus tous les deux. C'est déraison que de ne
pas les avoir acceptés tous les deux tout de suite. Mais il n'y a pas à s'en
étonner puisque j'ai écouté le conseil d'un mauvais homme. Choisis une
récompense pour cela.»
Refr répondit: «Je veux commander tes bateaux et ton armée pendant
un demi-mois et me rendre là où je voudrai.»
Le roi dit: « Curieux choix que celui-là, les bateaux sont tout de même
à ta disposition.»
Puis ils se dirigèrent sur Gautland, trouver le jarl Neri. Ils y arrivèrent un
soir, tard. Refr dépêcha en secret des hommes au jarl pour lui dire qu'il vou­
lait le voir. Le jarl alla trouver Refr qui lui raconta tout sur ses expéditions.
« Nous voici parvenus au point, fils adoptif, dit le jarl, où il s'agit de
montrer quel homme chanceux73 tu es, car je voudrais maintenant te lier
de.parenté avec le roi Gautrekr et que tu épouses sa fille.» Refr le pria d'y
pourvoir tout seul. Le jarl dit: « La prochaine fois que nous nous rencon­
trerons, tu ne manifesteras pas d'étonnement sur ce que je dirai et tu
accepteras de faire ce que je te proposerai.»
Puis le jarl s'en fut et n'interrompit point son voyage qu'il eût trouvé le
roi Gautrekr. Il arriva là vers minuit et lui dit qu'une armée invincible
était arrivée dans son royaume - « ces hommes ont l'intention de te mettre
à mort et de soumettre ton royaume.»
Le roi demande: « Qui est le chef de cette armée? »

73. Les parallèles entre l'histoire de Refr aux Dons et celle d'Auôunn des Fjords de
l'Ouest dans le petit jdttr" qui le concerne, sont frappants. Auôunn aussi fait fortune, à
tous les sens du mot, en échangeant un ours blanc qu'il a capturé, et lui aussi est traité de
gtf!jùmaôr ou giftumaôr (les deux termes sont rigoureusement synonymes) comme ici. Gti!Jà
ou gifla (maôr signifie «homme») sont dérivés du verbe gefa: «donner» (voyez anglais give
ou allemandgeben). Il s'agit donc de ce que les dieux, les Puissances, ont donné à l'homme
et qu'il lui appartient, ou non, de faire fructifier.
540 Sagas légendaires islandaises

Le jarl répondit: « Celui dont il semble tout à fait invraisemblable qu'il


n'ait pas écouté mes conseils, Refr, mon fils adoptif»
Le roi dit: « Tu dois bien avoir encore grande influence sur lui. Est-il
judicieux de rassembler une armée contre lui? »
Le jarl dit: « Si tu ne parviens pas à des conciliations avec eux, il me
paraît bien probable qu'ils feront ici grand ravage avant que tu assembles
une armée, et je préfère faire une offre honorable, savoir si des concilia­
tions s'effectueront entre vous, car je trouve que mon pouvoir est forte­
ment menacé s'ils sont dans le voisinage.»
Le roi répondit: « Longtemps, nous avons suivi tes conseils.
- Mais je veux, dit le jarl, que toi, roi, tu écoutes notre conversation.»
Le roi le pria d'en décider. Ensuite, ils allèrent avec quelques hommes
jusqu'à ce qu'ils approchent des bateaux. Le roi vit qu'ils avaient une
quantité de guerriers et il trouva difficile de s'opposer à eux.
Depuis le rivage, le jarl héla les hommes d'équipage: « Est-ce que c'est
mon fils adoptif qui est chef de cette armée?
- Assurément, dit Refr.
-Je ne m'attendais pas, fils adoptif, à ce que tu ravagerais mes États ou
ceux du roi Gautrekr. Y a-t-il quelque chose à faire pour nous racheter, afin
que l'on puisse avoir la paix? Je ferai tout pour accroître ton honneur, et je
crois savoir que, pour sa part, le roi veut faire de même. Je voudrais que tu
acceptes du roi des honneurs et que tu prennes en grâce son royaume.
Mais je sais que tu vas être fort exigeant et ce n'est pas merveille puisque le
père de ta mère était un puissant jarl et ton père, un champion intrépide.»
Refr répondit: «J'accepterai les bonnes offres qui me seront faites.
- Je sais, dit le jarl, que tu ne te contenteras pas de peu de chose; je
vois vers où se tourne ton esprit en cette affaire. Tu dois vouloir ce pouvoir
de jarl que j'ai tenu du roi Gautrekr; en outre, tu dois vouloir que le roi te
donne sa fille. »
Refr répondit: « Là-dessus, tu vois juste, jarl, et c'est ce que j'accepte­
rai, si le roi en est d'accord.»
Le jarl dit au roi: « Il me semble qu'il est plus judicieux d'accepter ces
accords que de risquer notre vie contre ces hommes maudits. Il n'est pas
improbable qu'ils conquièrent d'abord ce royaume, puis qu'ils s'emparent
de ta fille comme butin de guerre. Le plus honorable aussi, c'est de marier
ta fille à un homme qui est jarl de naissance. Pour moi, je vais assister Refr
de mes conseils afin qu'il soit chef de tes États et qu'il exécute votre
volonté dans cette affaire.»
Le roi Gautrekr répondit: « Tes conseils, jarl, nous ont toujours bien
servi et je veux suivre tes directives. Il me semble aussi que cette armée-ci
représente une force accablante. »
Saga de Gautrekr 541
Le jar! dit: « Ce que je te conseille surtout, c'est de laisser Refr gouver­
ner ton royaume et d'en faire ton conseiller.»
Et c'est ce qui fut fait; sous serment, le jar! précisa tous leurs accords,
puis le roi Gautrekr s'en fut chez lui.
Refr dit alors: « Voici, roi Ôlâfr, que tu m'as prêté grande assistance, tu
vas maintenant aller ton chemin où tu le voudras. »
Le roi Ôlâfr répondit: « Ce sont des hommes avisés qui sont interve­
nus en cette affaire.» Puis le roi Ôlâfr mit à la voile et s'en fut.
Et quand sa flotte fut partie, le roi Gautrekr dit: « Voici que j'ai eu
affaire à des hommes rusés, mais je ne romprai pas mes serments.»
Alors, le jarl dit à Refr: « Maintenant, il ne reste que tes hommes, tu
peux voir quelle aide je t'ai fournie, ce conseil te convient. Il peut se faire
que le bœuf t'ait été revalu et je ne t'ai pas récompensé plus que tu ne le
méritais car tu m'as donné tout ce que tu possédais et à moi, il reste de
grandes propriétés.»
Le roi Gautrekr fit préparer un banquet et Refr épousa Helga, fille du
roi Gautrekr. En outre, le roi Gautrekr lui conféra le titre de jarl et il fut
tenu pour le plus renommé en fait de valeur; il faut dire aussi qu'il des­
cendait d'hommes éminents et que son père était un très grand viking et
champion. Refr gouverna le royaume de ce jar! et ne devint pas vieux. Le
jar! Neri mourut promptement, et l'on ne dit rien de plus de lui dans
cette saga. Le roi Gautrekr fit célébrer son festin de funérailles. Alors, le
roi se mit lui-même à s'appesantir en raison de son âge. Il acquit du
renom par sa libéralité et son courage, mais il n'est pas dit qu'il ait été
d'une grande sagacité. Pourtant, il fut populaire et très magnifique, et de
la plus courtoise apparence.
Et la saga de Refr aux Dons se termine ici.
SAGA DE HRÔLFR FILS DE GAUTREKR

Hrolfs saga Gautrekssonar


Ce Hr6/fr et sa saga ont de claires relations avec la Saga de Gautrckr dont nous
venons de faire la présentation et la lecture. Elle a dû voir le jour vers la fin du
XIII e siècle. Elle estfort bien écrite et est centrée sur deux motifs tout àfait typiques du
genre de la saga légendaire: celui de la quête de la mariée (qui nous est présentée sous
quatre versions differentes !) et celui du voyage à l'étranger.
C'est d'abord le père de Ho/fr, Gautrekr que nous connaissons bien, qui se met en
quête de la princesse Ingibjorg, laquelle lui donne deux fils, Hro/fr et Ketill. Parvenu
à l'âge congru, Hr6/fr se met en devoir d'aller trouver une épouse en Suède, et Ketill
l'imitera en se rendant en Russie, lefrère juré de Ketill, Âsmundr, faisant de même en
Irlande. Dans chacun des deux derniers cas, Hro/fr joue un rôle non négligeable
d'aide, serait-ce en livrant diverses batailles, voire en tuant un lion ou, bien entendu,
un berserkr, après quoi les rois rentrent dans leurs états et la paix s'installe.
Que nous ayons à faire ici à un texte mûrement réfléchi, nous le savons par la
réflexion qu'in fine se permet l'auteur (inconnu d'autre part) et que j'ai citée page 11
en Introduction pour établir que ces sagas sont écrites til gamans avant tout, pour le
plaisir ou divertissement du lecteur-auditeur.

Cette saga a déjà été publiée par Les Belles Lettres, Deux sagas islandaises légendaires,
Paris, 1996, p. 48-142.
1. Gautrekr sefiance Ingibjorg

N ous commençons cette saga alors que le roi Gautrekr, fils du roi
Gauti, gouvernait le Gautland. En maintes choses, c'était un excel­
lent roi, populaire et très libéral, en sorte que l'on fait toujours valoir sa
générosité lorsque l'on mentionne des rois antiques. Il n'avait qu'une fille
et il la maria à Refr aux Dons, fils de Rennir, sur le conseil du jar!* Neri.
À cette époque-là, la reine du roi Gautrekr était morte. Il était chargé
d'années mais pourtant très vaillant. Le roi siégeait constamment sur le
tertre de la reine, car la disparition de celle-ci l'affectait beaucoup. Ses États
restaient alors sans gouvernement, le roi déplorant la perte de sa reine. Aussi
les amis du roi le requirent-ils de se marier, déclarant qu'ils désiraient sur­
tout que ce fussent ses descendants qui les gouvernent, et ajoutant que selon
toute vraisemblance, s'il trouvait un parti honorable, cela leur ferait honneur
à tous et pour longtemps. Le roi Gautrekr fit bon accueil à cette suggestion
et dit qu'ils lui avaient toujours manifesté - et qu'ils le faisaient encore -
grande bonne volonté en conseils et en vaillante assistance. Peu après, le roi
Gautrekr s'en fut de chez lui et s'en alla avec quatre-vingts hommes bien
équipés en armes et en vêtements, la plus belle des escortes. Il voulait que
ce voyage fût très bien préparé comme il seyait à son honneur.
On mentionne un puissant hersir de Norvège, I>orir. Il résidait dans le
Sogn. C'était un homme fort honorable, noble et de grande distinction. Il
était marié. Il avait une fille unique, appelée lngibjorg. Elle était à la fois
sage et belle et on la tenait pour le meilleur parti. Beaucoup de puissants
hommes l'avaient demandée en mariage et elle les avait tous éconduits
parce qu'elle estimait qu'ils ne lui convenaient pas.
Or il se trouva que le roi Gautrekr s'en vint avec cette escorte qu'il
avait. On le reçut extrêmement bien. I>orir alla au-devant de lui et lui
offrit, à lui et à son escorte, de rester aussi longtemps qu'il lui plairait. On
offrit là au roi Gautrekr un beau banquet avec les meilleurs provisions et
divertissements. Était là un fils de roi venant d'en dehors du pays, qui
s'appelait Ôlâfr. Il était accompagné de cent hommes 1 . Ce fils de roi avait

1. Je précise ici que tout au long de la traduction des sagas qui figurent dans le présent
548 Sagas légend,1ircs islandaises

demandé en mariage Ingibjorg fille de J>ôrir et elle avait fait une réponse
favorable. Cet homme était jeune et prometteur. Quand Gautrekr apprit
cela, il n'y prêta aucune attention. Lorsqu'il fut resté là un petit moment,
il héla I>ôrir pour qu'il ait une conversation avec lui.
Le roi dit: «Je veux vous faire connaître la raison de ma venue: on me
dit, I>ôrir, que tu as une fille belle et sage qui s'appelle Ingibjorg, et j'ai
résolu de la demander en mariage pour faire d'elle ma femme et me lier de
la sorte d'amitié avec vous.»
I>ôrir dit: «J'ai appris qu'à coup sûr, tu es un chef de grande impor­
tance, aussi veux-je faire bonne réponse à ta requête. Il me semble pro­
bable que ma fille serait bien mariée si elle vous était confiée, mais les
choses sont ainsi faites qu'est arrivé ici un fils de roi, jeune et prometteur,
qui s'appelle Ôlafr. Il a déjà fait une demande en mariage à ma fille et
nous avons eu quelques réunions là-dessus. Je vais donc me débarrasser de
cette difficulté en la laissant choisir elle-même le mari qu'elle veut: c'est ce
qu'elle m'a demandé déjà.»
Cette décision plut bien aux deux rois2 .
Peu après, ils se rendirent tous avec leurs amis au pavillon d'Ingibjorg.
En voyant arriver son père avec ces deux chefs, elle les salua tous joyeuse­
ment et les pria de s'asseoir.
Alors, I>ôrir prit la parole: « Il se trouve, fille, que voici venus avec moi,
te trouver, ces deux rois que tu peux voir. La raison de leur venue à tous
les deux est la même, ils veulent te demander en mariage. Étant donné
que s'avère ici l'ancien proverbe qui dit que l'on ne peut pas avoir deux
gendres avec une seule fille, je veux que tu choisisses toi-même et dises
lequel tu veux épomer. Je demande que tu leur fasses une réponse claire et
que ta décision soit, pour toi, convenable, et pour nous, bien profitable-3. »
Ingibjorg répondit: « Il me semble que voici une affaire trop difficile
pour que moi ou une autre femme qui ne serait pas plus expérimentée que
moi, je la résolve avec discernement, et je ne vois pas que je sache faire le

livre, j'ai choisi de rendre hundraif* par cent, à la mode «continentale» et non par cent
vingt comme c'était le cas en Germanie ancienne et encore dans les textes islandais les
plus anciens.
2. Comprenons: aux deux prétendants. Il ne semble pas que l'usage ait été de laisser la
jeune fille choisir elle-même son futur époux. C'était une affaire trop importante pour la
laisser ainsi en suspens. Toutefois, nous avons d'autres exemples de cette pratique.
3. On fera simplement remarquer que le texte porte sa date et accuse les influences qu'il
a subies. I:usage n'était guère de consulter une femme pour la marier, comme je viens de le
dire dans la note précédente - voir là-dessus l'introduction à La vie quotidienne des vikings,
Paris, Hachette, 1992. Mais les mœurs importées du Sud avaient de plus en plus droit de
cité dans le Nord!
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 549

choix qui me conviendrait, car il y a toute vraisemblance pour que chacun


de ces rois soit un homme de grande importance et que je sois, dans un
cas comme dans l'autre, plus que bien mariée, quel que soit celui des deux
aux soins duquel je serais confiée. Mais si je m'en riens à certains
exemples, voici la conclusion à laquelle je me rallie: je peux comparer ces
deux rois à deux pommiers qui se trouveraient dans le même verger. Lun
est jeune et selon toute vraisemblance, il donnera beaucoup de grosses
pommes suaves lorsqu'il aura atteint son âge mûr, il s'agit du roi Ôlafr. À
côté, se dresse un autre pommier qui porte quantité de rameaux chargés
de toutes sortes de pommes. Ce pommier-là désigne l'autorité et la puis­
sance du roi Gautrekr qui a longtemps gouverné ses États avec munifi­
cence et honneur, et son règne est dans toute sa splendeur. Nous
connaissons tous sa vaillance et sa générosité et s'il se trouvait qu'il ne pût
davantage gouverner ses États pour cause naturelle, il pourrait se faire
qu'il eût engendré de vaillants fils, ce dont il faudrait se réjouir pour com­
penser cette perte. Eh bien! quoique Ôlafr soit plus jeune et devienne
probablement un chef, il n'est pas sage de se fonder sur des espoirs et je ne
palabrerai pas davantage là-dessus cette fois-ci, je choisis de vivre heureuse
et de cohabiter avec le roi Gautrekr quand même je saurais qu'il vive peu
d'années et qu'Ôlafr devienne aussi vieux qu'un pont de pierre, car j'ai le
pressentiment qu'il ne sera jamais un chef comparable à Gautrekr, surtout
s'il vit un court moment.»
À ces propos de la jouvencelle, le roi Gautrekr se réjouit fort, il se leva
aussitôt d'un bond comme un jeune homme, lui prit la main et se la
fiança en présence du roi Ôlafr.
_ Cela mit dans une violente colère le roi Ôlafr qui déclara qu'il venge­
rait cela sur le roi Gautrekr lui-même et sur ses hommes. Le roi Gautrekr
dit que cela ne pourrait guère faire le malheur d'un homme que rien ne
pouvait toucher et ils se quittèrent en cet état. Le roi Ôlafr s'en alla avec sa
troupe et il était des plus fâchés.

2. Des fils du roi Gautrekr

Lorsque le roi Gautrekr fut resté tout le temps qu'il lui plut, il se pré­
para à s'en aller chez lui avec lngibjorg, sa future femme, car il voulait
célébrer ses noces chez lui en Gaudand. l>orir renvoya sa fille avec grande
magnificence, lui donnant pour dot beaucoup d'or et d'argent. Le roi
Gautrekr s'en fut chez lui avec son escorte et alors qu'ils passaient auprès
d'une forêt, le roi Ôlafr et ses hommes vinrent à leur rencontre. Très rude
bataille éclata entre eux.
550 Sagas légendaires islandaises

Alors qu'il y avait un moment qu'ils se battaient, le roi Ôlâfr dit:


« Veux-tu, roi Gautrekr, que je te donne la chance de sauver ta vie: remets
la jouvencelle en mon pouvoir avec toutes les richesses qu'elle a emportées
de chez elle, et tu iras en paix où tu voudras, car il ne sied pas à un vieil
homme de faire le débauché avec une si belle pucelle; c'est la seule façon
dont tu pourras échapper à la mort. »
En entendant ces propos, le roi Gautrekr dit: «J'ai beau avoir une
troupe moins nombreuse que la tienne, tu vas voir, avant que le soir
arrive, que ce vieil homme n'est pas un couillon4. »
Le roi Gautrekr était si ardent qu'il transperça encore et encore l'ordre
de bataille d'Ôlâfr et n'eut de cesse qu'Ôlâfr fût tombé ainsi que toute sa
troupe: Gautrekr remporta la victoire, ayant perdu peu d'hommes. Puis il
alla tout d'une traite chez lui en Gautland, ayant fort accru son renom
dans cette expédition.
Et lorsqu'il eut été un petit moment chez lui, il fit arranger un grand
banquet, invitant tous les gens importants du pays. Il porta un toast de
fiançailles à lngibjorg en buvant la plus forte bière qu'il y eût, et pour
clore la cérémonie, il choisit d'honorables présents pour tous les puissants
hommes qui étaient venus lui rendre visite chez lui, et en cela, son renom
s'accrut grandement. Puis lui et sa femme se prirent de grand amour5 et
ils vécurent en paix un moment dans leurs États.
Peu de temps après, Gautrekr engendra un enfant à sa femme. C'était
un garçon et on le porta au roi. Il fit asperger d'eau6 ce garçon et lui fit
donner un nom, il s'appellerait Ketill. Il grandit là, dans la hiro*'. Trois
hivers après, lngibjorg mit au monde un autre garçon. Il était grand et
avenant; celui-là fur nommé Hr6lfr. Ces garçons furent dignement élevés,
comme il seyait à des fils de roi, mais chacun des deux frères était bien dif­
férent de l'autre. Ketill était tout petit et très alerte, bruyant, impulsif,
téméraire, agressif et des plus provocants. On le surnomma Ketill la Mite
parce qu'il était si petit. Hr6lfr était un homme très grand et très fort, le
visage avenant. Il était taciturne, fidèle à sa parole et non ambitieux: on
pouvait faire ou dire quelque chose contre lui, il faisait d'abord mine de
ne pas le savoir, mais peu après, au moment où les autres s'y attendaient le
moins, il tirait cruellement vengeance des offenses qu'il avait subies. On

4. Le texte dit ôragr: ô - est le préfixe négatif équivalant à notre in-, ragr est la pire insulte
que connaissait cette langue, le mot s'applique à l'homosexuel qui joue le rôle passif.
5. La formule date le texte ou accuse les modèles qu'il suit. On n'attendait pas d'un
mariage qu'il fût couronné d'amour, c'était une affaire, les questions de passion n'avaient
rien à voir.
6. Voir ausa barn vatni*.
Saga de Hrôlfr fils de Gilutrekr 551
pouvait lui représenter des choses qui le concernaient, il n'y preta1t
d'abord aucune attention. Mais ensuite, parfois plusieurs hivers après,
comme s'il avait réfléchi profondément à cette affaire, il y revenait, que
cela fût bon ou mauvais pour lui. Il fallait alors que cc qu'il voulait voir
s'accomplir se fit. Il était populaire auprès de tout le monde, les gens l'ai­
maient beaucoup. Le temps passa jusqu'à ce que Ketill ait dix hivers et
Hr6lfr, sept.

3. Le roi Hringr élève Hr6/fr

En ce temps-là régnait au Danemark le roi qui s'appelait Hringr. Il


était puissant et populaire. Il avait une reine belle et sage. Ils avaient un
fils unique qui s'appelait lngjaldr. Il était jeune et des plus prometteurs.
Entre le roi Hringr et le roi Gautrekr, il y avait grande amitié: ils se don­
naient mutuellement des banquets, se faisaient des cadeaux et bien
d'autres distinctions royales tant que leur amitié dura. Ils avaient toujours
été en expéditions guerrières tous les deux alors qu'ils étaient plus jeunes
et ils ne rompirent jamais leur amitié tant qu'ils se virent fréquemment.
Mais alors, il y eut plutôt désaccord entre eux à cause de l'entremise de
personnes méchantes qui fomentèrent la calomnie entre eux. On en vint
au point que chacun d'eux se prépara à lutter contre l'autre.
La reine dit: « Tu parles déraisonnablement alors que tu sais que vous
avez été les meilleurs amis, toi qui crois les calomnies de méchants
hommes et qui veux faire la guerre au roi Gautrekr. Cela n'a rien de royal
que de vouloir détruire son frère juré7 et s'il fallait en venir là, que ce soit
lui qui se conduise en infâme envers toi plutôt que de te voir, toi, lui faire
du mal, perdant ainsi l'amitié du roi. S'il vous plaît, sire, faites en sorte
qu'il n'y ait pas en votre sein la mesquinerie de vouloir fouler aux pieds
tant de bonnes choses que chacun de vous a concédées à l'autre. Mainte­
nez, sire, envers le roi Gautrekr les liens de bon vouloir, honnêtement et
noblement, aimez-le et restez parfaitement en paix avec lui; que les racon­
tars de méchantes gens ne fassent pas se perdre l'amitié d'un si excellent
homme. Il a épousé une femme si sage et bienveillante qu'elle restaurera
toute votre camaraderie et réparera les défectuosités. Le roi Gautrekr a
aussi des fils si achevés que si leur père était tant soit peu offensé, ils ven­
geraient rapidement cela. Sire, suivez plutôt le conseil que je vous donne:
allez personnellement, avec un seul bateau, en compagnie des plus sages
de vos conseillers, trouver le roi Gautrekr, offrez de prendre chez vous

7. Voir fostbrœoralag'.
552 Sagas légendaires islandaises

pour l'élever Hr6lfr, son fils. Vous et votre royaume obtiendrez de lui une
force qui durera toute votre vie, s'ils acceptent, et nous tous en retirerons
honneurs en ce monde.»
La reine ayant achevé son discours, le roi considéra qu'elle avait bien
parlé, et sagement, et il déclara qu'il ne ferait pas fi de ses conseils: il fit
préparer son voyage comme la reine l'avait suggéré. Puis il s'en fut dès
qu'il fut prêt et arriva en Gautland sain et sauf.
Lorsque le roi Gautrekr apprit son arrivée, il héla la reine Ingibjorg
pour qu'elle vienne lui parler et dit: « On me fait savoir qu'est arrivé dans
nos États, avec un seul bateau, le roi Hringr de Danemark. Comme vous
savez l'inimitié qu'il est censé nourrir contre nous, je vais lui faire payer
cela avant que nous nous quittions. Il est tombé entre mes mains si bien
que je peux faire cela sans mettre une seule vie en péril.»
En entendant ces propos du roi, la reine lui parla de la sorte: « II n'y a
guère de sagacité dans votre façon de parler, si vous voulez causer quelque
affliction au roi Hringr alors que l'on peut dire qu'il est venu vous trouver
comme s'il s'attendait à recevoir des honneurs et de la bonne volonté de
votre part ainsi que vous vous en êtes liés naguère. Vous pouvez compter
que le roi Hringr ne serait pas venu ici avec une si petite troupe s'il ne
vous faisait pas confiance comme auparavant, et ceux qui ont dit qu'il
était contre vous ont dû mentir. Et voici ce que je conseille: envoyez des
hommes le trouver et offrez-lui de venir prendre part à un beau banquet
ici avec toute son escorte, soyez content et joyeux envers lui, et une fois
qu'il sera arrivé dans votre halle avec ses hommes, examinez attentivement
si vous le découvrez coupable d'aucune de ces charges dont il a été accusé,
et s'il y a quelque désaccord entre vous, réglez cela avec le conseil des
meilleurs hommes et ensuite maintenez votre fraternité au-delà de tout
désaccord tant que vous vivrez tous les deux.»
Ayant entendu l'avis de la reine, le roi fit préparer un magnifique ban­
quet, y invitant pour commencer le roi Hringr avec toute son escorte, et
de plus il y convoqua maints puissants hommes et sages, dont il voulait
prendre conseil. Comme les rois siégeaient joyeux dans la halle, ils discu­
tèrent pour savoir qui avait gâché leur amitié, et comme ils reconnurent
qu'entre eux il n'y avait aucun désaccord avéré, que ce n'étaient que
calomnie et mauvais propos de méchants hommes, ils renouvelèrent leur
amitié en décidant pour commencer que le roi Hringr inviterait Hr6lfr,
fils de Gautrekr, afin de l'élever8 • Le roi Gautrekr ayant accepté avec joie,
le roi Hringr se prépara à rentrer chez lui, accompagné de Hrôlfr. Hringr
partit chargé d'honorables présents et l'on considéra que les deux rois

8. Voir fostr*.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 553
avaient bien réussi. Ils se quittèrent en termes affectueux et joyeux et
maintinrent leur amitié tant qu'ils vécurent.
Hrolfr alla au Danemark chez le roi Hringr. Celui-ci l'éleva très noble­
ment. Il lui donna le meilleur maître qui fût dans les pays du Nord: celui­
ci lui enseigna tous les arts que pouvaient désirer les hommes vaillants et
braves en ce temps-là. Il y eut grande amitié entre Hr6lfr et lngjaldr et ils
devinrent frères adoptifs. Ils grandirent donc au Danemark et Hrolfr
devint un homme de très grande distinction, surpassant les autres à la fois
en force et en taille. Ketill grandit en Gautland chez son père, c'était un
homme de très petite taille, et des plus vifs. Toutefois, il n'était pas beau­
coup au gré du roi Gautrekr à cause de son orgueil et de sa nature agressive.

4. De Pornbjorgfille de roi

Régnait sur la Svfpj6ô le roi qui s'appelait Eirekr. Il avait épousé une
reine sage et bien élevée. Ils avaient une fille unique qui s'appelait Porn­
bjorg. C'était la plus belle et la plus sage9 des femmes que l'on connût.
Elle grandit à la maison chez son père et sa mère. On a dit de cette pucelle
que, de toutes les femmes dont on eût entendu parler, c'était elle qui s'en­
tendait le mieux en toutes choses qui relèvent de la femme. En outre, elle
chargeait tête baissée sur son cheval et avait appris à s'escrimer avec bou­
clier et épée. Elle connaissait ces arts aussi bien que les chevaliers qui
savaient porter courtoisement les armes.
Il ne plaisait pas au roi Eirekr qu'elle se comportât de la sorte comme
u_n homme et il la pria de rester dans son pavillon comme les autres filles
de rois.
Elle répondit: « Étant donné, dit-elle, que tu n'as pas plus d'une vie
pour gouverner ton royaume, que je suis ton unique enfant et que c'est à
moi de reprendre tout ton héritage, il peut se faire que j'aie besoin de
défendre ce royaume contre des rois ou des fils de rois une fois que je t'au­
rai perdu. Il n'est pas invraisemblable que je trouve mauvais de devoir être
l'épouse forcée de l'un d'eux si l'occasion se présente, et donc je veux avoir
quelque connaissance des arts de chevalerie. Il me semble probable que je
pourrai garder ce royaume par la force et la confiance de suivants sûrs, et
je te prie, père, de me donner la charge d'une partie de ton royaume pen­
dant que tu es en vie: je ferai, de la sorte, l'épreuve du gouvernement et de
la prise en charge des hommes qui seront placés en mon pouvoir. Il y a
encore ceci: si des hommes me demandent en mariage et que je ne veuille

9. On aura certainement relevé l'amour immodéré des superlatifs que professe l'auteur!
554 Sagas lég endaires islandaises

pas accepter, il est probable que ton royaume restera à l'abri de leur arro­
gance si c'est à moi qu'est laissée la réponse.»
Le roi réfléchit donc aux propos de la pucelle, il trouva qu'elle était
ambitieuse et fière. Il ne lui parut pas invraisemblable que lui et son
royaume souffrent de son arrogance et de son ardeur, il prit le parti de lui
remettre la surveillance d'un tiers de ses États. De plus, il lui fortifia une
résidence à l'endroit qui s'appelle Ullarakr, et lui donna une suite
d'hommes rudes et vaillants qui lui obéiraient et consentiraient à faire à
son gré.
Ayant obtenu tout cela de son père, elle s'en alla à Ullarakr. Puis elle
convoqua un jing* nombreux et se fit élire roi10 du tiers de l'empire des
Svîar dont Eirekr avait accepté de lui donner l'administration. De plus,
elle se fit donner le nom de Pôrbergr11 ; personne ne devait avoir la har­
diesse de l'appeler pucelle ou femme, quiconque le ferait endurerait rude
châtiment. Puis le roi Pôrbergr adouba des chevaliers et nomma des gens
de sa hirô et leur donna une solde de la même façon que le roi Eirekr
d'Uppsalir, son père. L'empire des Svîar se trouva donc dans cet État pen­
dant quelques hivers.

5. Mort de Gautrekr. Hrô(fr lui succède

Il faut dire maintenant que le roi Gautrekr de Gautland tomba


malade. Il demanda à sa reine de venir lui parler ainsi qu'à tous les autres
personnages d'importance, et leur dit: « Les choses en sont au point que
j'ai contracté une maladie. Étant donné que je suis fort avancé en âge, il
est probable que je n'en contracterai pas d'autres. Je veux vous remercier
tous, en belles paroles, de l'assistance et de l'amitié que vous m'avez mani­
festée. Il se fait, comme vous le savez, que j'ai deux fils pour hériter de
moi : l'un est ici et l'autre est au Danemark chez le roi Hringr. Les lois de
ce pays veulent que le fils aîné du roi reprenne le pouvoir et le royaume
après son père12 • Je ne veux pas rompre la loi au détriment de Ketill, mon
fils, ou de vous autres, mes sujets, parce que je voudrais faire à mon gré,
pourtant, je vous demanderai, à vous tous, que celui-là reprenne le pou­
voir après moi, qui me paraît le mieux venu à ce faire.»

10. Le lecteur a bien lu: «roi» (konungr) et non «reine».


11. Qui est donc un nom masculin.
12. Nous prenons en flagrant délie, ici, l'auteur de vouloir copier les mœurs «méridio­
nales». Que l'on sache, le droit d'aînesse, notamment en matière de succession au trône,
n'existera pas en Scandinavie avant longtemps!
Saga de Hr6lfr fils de Gautrekr 555
Ils déclarèrent qu'ils voulaient bien suivre son avis, disant que cela leur
avait toujours bien servi, qu'ils ne voulaient pas manquer à ses derniers
vœux alors qu'ils avaient suivi tous les précédents et qu'ils s'en étaient
extrêmement bien trouvés.
Le roi dit alors qu'il voulait que ce fût Hrôlfr qui reprît le royaume,
déclarant s'attendre à ce qu'il fût un excellent homme et un bon chef pour
ses hommes. Le roi demanda que Ketill s'accommode de cela. Ketill
déclara qu'il n'était pas avide de pouvoir et qu'il trouvait fort bien que ce
fût Hrôlfr qui le prît. Après cela, on remercia le roi de l'excellente paix et
de la prospérité que l'on avait connues longtemps grâce à son gouverne­
ment magistral et à ses royales prescriptions.
Ensuite, le roi arrangea les choses qui lui paraissaient importantes.
Chacun s'en alla ensuite à ses foyers, mais restèrent à veiller le roi ceux qui
avaient été désignés pour cela. Peu de temps s'écoula avant que cette mala­
die fit périr le roi. Cela parut à la reine une grande perte ainsi qu'à tous les
habitants du pays, car aucun roi n'avait été plus aimé en raison de sa libé­
ralité et de sa sollicitude. Après cela, il fut inhumé sous un tertre selon la
coutume ancienne.
Il ne s'était pas écoulé bien longtemps que la reine se prépara à partir
avec une magnifique escorte: elle alla tout d'une traite au Danemark
trouver le roi Hringr, lui fit part de son chagrin et du deuil qu'elle avait
souffert par la perte du roi Gautrekr. Elle lui dit tous les arrangements
qu'avait faits le roi Gautrekr avant de mourir. Le roi ayant entendu cette
nouvelle, il fut fort affecté de la mort de son frère juré, le roi Gautrekr, il
pria la reine lngibjorg de rester chez lui aussi longtemps qu'il lui plairait.
_ La reine répondit: « Nous avons entrepris ce voyage pour autre chose
que de rester en votre royaume, mais si vous voulez faire quelque chose
pour notre honneur, je demande, sire, que vous alliez en Gautland sur
notre requête avec Hrôlfr, votre fils adoptif, et que vous l'y fassiez roi avec
vos conseils, comme le roi Gautrekr l'a prescrit; en outre, je veux que vous
célébriez le banquet funéraire du roi Gautrekr selon l'antique coutume 13. »
Le roi déclara que l'on ferait comme elle le requérait. Peu après, le roi
entreprit son voyage avec une belle escorte, allant tout d'une traite en

13. Cette «antique coutume» que nous avons déjà rencontrée date, bien entendu, ce
texte rédigé à l'époque chrétienne et vraisemblablement par un clerc. Tout comme il est
exact qu'aux temps du paganisme, les grands personnages étaient inhumés sous un tertre
(voir deux paragraphes plus haut dans le texte), il est vrai qu'un chef ou un personnage
important n'était pas réellement, pas légalement, «mort» tant que ses descendants
n'avaient pas célébré un grand festin à sa mémoire. Cela s'appelait erfl*, drekka erfi. Il
s'agissait d'assurer un rite de passage, au sens exact de l'expression, d'installer officielle­
ment le défunt dans son statut d'ancêtre, si l'on peut dire.
556 Sagas légendaires islandaises

Gaudand accompagné de la reine lng;bjürg et de Hrôlfr, fils de celle-ci. Les


y attendait un magnifique banquet, auquel étaient venus maints hommes
importants du pays. On célébra le festin funéraire du roi Gautrekr et un
grand ping se tint lors de ce banquet. Pendant ce ping, Hrôlfr fut élu roi,
sur le conseil du roi Hringr, avec le consentement de tout le peuple du
Gaudand.
Tout cela ayant été accompli et exécuté, le roi Hringr s'en fut chez lui
au Danemark, emportant d'honorables cadeaux. Pour Hrôlfr, il prit la
direction du royaume, instituant des lois et un droit national selon son
gré. Il devint bientôt populaire auprès de ses gens. C'était un bon gouver­
nant, très généreux comme son père. Il avait douze hivers lorsqu'il prit le
gouvernement du royaume et l'autorité et le titre de roi.
Ketill, son frère, était avec lui, mais Ingjaldr, frère adoptif du roi, était
en expédition guerrière en été, résidant toujours en hiver en Gautland
chez le roi Hrôlfr. Le temps s'écoula jusqu'à ce que Hrôlfr eut quinze
hivers.

6. Hrôlfr cherche femme

On dit qu'un jour, les frères étaient en conversation. Le roi Hrôlfr


demanda à Ketill ce qu'il lui semblait des perspectives de gouvernement
du royaume et de commandement. Ketill dit qu'il était satisfait de la plu­
part des choses.
Le roi Hrôlfr répondit: « Puisque tu t'entends à ces choses, tu es tenu
de me dire ce qu'il y a, selon toi, à redire de moi et dont je suis respon­
sable.»
Ketill répond: « Sans doute puis-je trouver la chose qui, selon moi,
manque à ta bonne chance. Tu n'es pas homme marié et tu serais tenu
pour un roi bien plus valeureux si tu trouvais un parti convenable.»
Le roi dit: « Où y parviendrai-je?»
Ketill répondit: « Ton honneur s'accroîtrait si vous demandiez en
mariage une fille de roi qui soit à la fois sage et prévoyante, et je tiens pour
certain que, où que tu veuilles t'adresser, on ne te rebutera pas.»
Le roi répond: «Je ne suis pas d'humeur à cela pour le moment. Ce
pays est petit et personne ne trouvera profitable notre royaume, et
d'ailleurs, vers où regardes-tu surtout dans cette affaire, parent?»
Ketill répondit: «J'ai entendu dire que le roi Eirekr de Svîpjôô a une
fille belle et sage qui s'appelle l>ornbji:irg. J'ai également entendu dire qu'il
n'est pas de parti comparable, ici dans les pays du Nord, en toutes choses
susceptibles d'adorner une femme. Sur certains points, elle est l'égale de
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 557
vaillants chevaliers: il s'agit de charger tête baissée sur son cheval et de
s'escrimer avec bouclier et épée. Cela la met au-dessus de toutes les
femmes dont j'aie entendu parler. Le roi Eirekr, son père, est un homme
noble en raison de sa richesse et de maintes autres choses qui peuvent
adorner le titre d'un roi renommé.»
Le roi Hrôlfr répondit: «Nous n'avons pas le courage d'entreprendre
de pareilles choses. Parler de la sorte tient plus de l'ardeur que de la pré­
voyance, comme il t'arrive parfois, parent. Il est mauvais qu'un homme se
montre vain et sans espoir de se promouvoir. J'ai le sentiment, si j'allais
demander en mariage la fille du roi Eirekr de Svîpjôô comme tu le vou­
drais, que, autant que je sache, on me refuserait cette femme et qu'il n'est
pas invraisemblable que j'en retire quelques propos railleurs et qu'il faille
que je supporte tout cela parce que je n'aurais pas les moyens de me ven­
ger en raison de la puissance de ce roi: tout cela ferait que je serais extrê­
mement mécontent de mon lot.»
Ketill dit qu'il n'en serait pas ainsi. « Nous ne manquons pas de troupes
au Danemark et en Gautland pour guerroyer contre le roi Eirekr s'il nous
refuse de devenir ses parents par alliance.»
Le roi Hrôlfr dit: « Ce n'est pas la peine de gloser de la sorte devant
moi, il me semble voir comment cela se passerait si l'on essayait.»
Une fois de plus, il en allait de cela comme du reste selon le caractère
du roi Hrôlfr: il n'accordait aucune attention à cela et n'en avait cure
comme de maintes autres choses qui lui étaient représentées, on ne savait
pas ce qu'il avait en tête. Et puis il reprenait toujours le sujet alors que les
autres l'avaient oublié. Le temps s'écoula donc un moment, les frères jurés
siégeant alternativement au Danemark ou en Gautland, guerroyant tou­
jours en été et faisant du butin en abondance: c'étaient les guerriers les
plus vaillants, si bien que rien ne leur résistait. Ils devinrent fort renom­
més pour leurs hauts faits; presque tout le monde connaissait leurs noms.
On dit du roi Hrôlfr que ce fut l'homme le plus grand et le plus fort. Il
était si lourd qu'il ne pouvait monter aucun cheval toute une journée -
l'animal se serait asphyxié ou bien il se serait effondré sous lui -, si bien
qu'il fallait toujours changer de chevaux avec lui. Le roi Hrôlfr était un
homme très beau et courtois et bien fait en tous points, les plus beaux che­
veux qui soient, un visage large aux traits marqués, des yeux très beaux au
regard perçant, une taille mince et de larges épaules, très bien propor­
tionné et en tous points accompli et de bonnes manières, meilleur lutteur
que quiconque et, en tous exercices, le meilleur de tous ses contemporains
dans les pays du Nord: c'était le plus populaire des hommes. Le roi Hrôlfr
était un homme sage et prévoyant en toutes choses, sagace et clairvoyant.
Son prestige le rendit bientôt renommé à la ronde, tant près que loin.
558 Sagas légendaires islandaises

Un printemps, Ketill demanda ce que Hr6lfr comptait faire pendant


l'été.
Il répondit: « Ne serait-il pas judicieux d'aller en Svîpj6ô, chercher à
nouer des liens de parenté avec le roi Eirekr, comme tu l'as suggéré un
jour?»
Ketill dit: « Étrange est votre caractère. D'abord, vous faites semblant
de ne pas vous intéresser à ce que l'on dit et n'y prêtez aucune attention
bien que cela soit dans votre intérêt, puis vous rappelez cela ensuite et
faites comme si l'on venait d'en parler, alors que bien des hivers se sont
écoulés. Pour moi, je suis dans les mêmes dispositions qu'alors, et il n'y a
pas à atermoyer.»
Le roi dit: « As-tu entendu parler de cette fille?»
Ketill répond: « Non, rien d'autre que ce que je vous ai déjà dit.» Le roi
dit: «J'ai entendu dire, moi, qu'elle est à la fois sage et belle, et l'on me dit
aussi qu'elle est si orgueilleuse et fière qu'elle ne veut que personne ne
s'adresse à elle comme si elle était une femme. Elle aurait été élue roi sur le
tiers de la Svîpj6ô et sa résidence serait à Ullarakr, elle aurait là une hirô
comme les autres rois. J'ai entendu dire aussi que plusieurs rois l'ont
demandée en mariage: elle en a fait tuer certains, certains, elle leur a fait
honte de quelque façon, d'autres, elle les a fait aveugler, châtrer, leur a fait
couper la main ou le pied, tous, elle les a ridiculisés ou déshonorés: c'est
ainsi qu'elle veut faire perdre l'habitude de poursuivre ce propos. Je vois
aussi qùil n'y aura que deux façons de conclure cette expédition: si nous
parvenons à obtenir ce parti, notre renom s'accroîtra par ce voyage, sinon,
nous en retirerons honte, ignominie et dérision pour le reste de notre vie.»
Ketill dit: « Vous avez beau être grand et fort, vous avez un cœur ché­
tif, et c'est grand ridicule de votre part que d'oser à peine transmettre un
message à une femme. Je m'attends aussi à ce que, plus elle se montre
arrogante, plus misérable sera la chute de sa superbe lorsque le moment
sera venu d'y mettre un terme.»
Le roi Hr6lfr dit: « Eh bien, puisque tu me mets au défi de faire ce
voyage, je vais t'envoyer au Danemark trouver lngjaldr, mon frère juré. Je
veux qu'il fasse cette expédition avec moi.»
Puis ils cessèrent cette conversation. Ketill s'équipa pour aller au Dane­
mark. lngjaldr réagit promptement et alla trouver le roi Hr6lfr. Celui-ci
lui fit bel accueil et lui dit son intention. Cela plut à lngjaldr qui déclara
espérer que, par la bonne chance du roi, leur mission aurait une bonne
conclusion, même si cela demandait du temps. Le roi Hr6lfr dit à Ketill,
son frère, de rester s'occuper du royaume.
Ketill dit: «C'est à vous de décider, sire, mais je m'étonne que vous ne me
trouviez pas homme à faire convenablement partie de votre compagnie.»
Saga de Hrôlfr fils de C:autrekr 559
Le roi dit: « Ne prends pas cela ainsi, frère, car tu feras ce voyage si
nous avons besoin d'un rude courage, mais nous allons d'abord chercher
à obtenir cet accord avec équanimité et patience, s'il est possible.»
Ketill fut contraint de rester, et il déclara que mal leur en prendrait. Le
roi Hr6lfr se mit en route avec soixante cavaliers. C'était une troupe
d'élite, tant pour le rang que par le déploiement d'habits et d'armes. Ils
allèrent leur chemin, ne s'arrêtant pas qu'ils ne furent arrivés à Uppsalir.

7 Un rêve de la reine Ingigerlfr

Il faut revenir maintenant au roi Eirekr. Il avait épousé une reine sage
et belle. Elle s'intéressait beaucoup aux rêves. Elle s'appelait Ingigerôr.
Une nuit, alors que la reine était éveillée dans son lit, elle adressa la
parole au roi Eirekr et dit: «J'ai dû avoir un sommeil agité.
- En effet, dit le roi, et de quoi as-tu rêvé?»
Elle répondit: «Je me trouvais dehors et j'avais l'impression de regar­
der autour de moi, et soudain, il me parut que je regardais par toute la
Svfpj6ô et bien au-delà. Je levai les yeux sur le Gaudand et vis clairement
que venait en courant un grand troupeau de loups, il me sembla qu'ils se
dirigeaient ici, vers la Svfpj6ô, et en tête de ces loups venait le lion. Il était
très grand. Le suivait un ours blanc. Très sauvage 14 . Les deux bêtes me
semblaient avoir une fourrure lisse et non ébouriffée, elles avaient l'air
paisibles, mais ce qui me parut incroyable, c'est la vitesse avec laquelle
elles se déplaçaient et la clarté avec laquelle je pensais les voir: elles
n'étaient pas moins de soixante en tout. Je pensai qu'elles se dirigeaient
jusqu'ici, à Uppsalir. J'eus l'impression de t'appeler et de te prévenir, sur
quoi je me réveillai.»
Le roi dit: « Dame, dit-il, que crois-tu que cela signifie?»
Elle répondit: « Ce qui me parut être des loups, ce sont des fylgjur*
humaines, et le lion qui allait devant, c'est la fylgja* du roi, ce doit être
leur chef. Courait à côté de lui un ours blanc. Ce doit être un champion
ou un fils de roi qui accompagne ce roi, car l'ours est fort et il signifie
forte assistance. Je tiens pour très probable qu'un noble roi va vous rendre
visite. Cet animal était bien plus grand et fort que tout autre dont j'aie
entendu parler 15 . »

14. Le texte dit: c'était un rauôkinnr, littéralement, un «joue-rouge». Il s'agit évidem­


ment d'une espèce d'ours blanc.
15. Ce genre de rêve est la banalité même dans les sagas. Celui qui est présenté ici offre des
similitudes assez grandes avec celui qui est exposé dans la Saga de Njdll le brûlé, chapitre 62.
560 Sagas légendtzires islandaises

Le roi dit: «D'où penses-tu que vient ce roi et dans quelle mesure
considères-tu qu'il soit pernicieux pour notre royaume?»
La reine dit: « S'il fallait que je devine tant soit peu, je penserais que ce
roi ne vient pas apporter la guerre pour cette fois, car ces animaux étaient
amicaux, et s'il faut que je devine, je crois que le grand lion doit être la
fylgja du roi Hrolfr Gautreksson de Gautland, étant donné que c'est de là
que venaient ces animaux; quant à l'ours blanc, je crois que c'est la fylgja
d'Ingjaldr, son frère juré.»
Le roi dit: « Que veut le champion Hrolfr en venant ici nous trouver?»
La reine dit: « Toutes ces choses sont des énigmes qu'il nous faudra
résoudre, mais comme ces animaux étaient d'apparence amicale, je gage
qu'ils viennent à nous pacifiquement et dans de bonnes dispositions. Le plus
vraisemblable, me semble+il, ce serait que le roi Hrolfr a pour but, comme
bien d'autres avant lui, de demander en mariage I>ornbjôrg, votre fille. C'est
quand même la plus renommée des femmes ici dans les pays du Nord.»
Le roi dit: «Je n'aurais pas cru que Hrolfr, ou d'autres rois qui gouver­
nent un royaume aussi petit que le sien, soit vain à ce point, alors que des
rois l'ont déjà demandée en mariage, qui étaient suzerains d'autres rois.
Ne raconte pas de pareilles fariboles, Dame.»
La reine dit: « Ne faites pas attention à moi à moins que j'aie deviné
juste.»
Le roi dit: « Comment vais-je recevoir le roi Hrolfr, s'il vient ici, et
comment vais-je accueillir ses propos si tel est bien le but de sa venue?»
Elle répondit: « Vous ferez bel accueil au roi Hrolfr s'il vient vous rendre
visite chez vous et vous lui manifesterez la plus grande amitié, car c'est un
homme fort remarquable en maintes choses et il n'est pas certain que votre
fille épouse un homme plus renommé que lui, à ce que l'on me dit.»
Après cela, ils cessèrent cette conversation pour cette fois. Quelques
jours passèrent.

8. Réponse du roi Eirekr

On dit alors au roi Eirekr qu'était arrivé sur les lieux le roi Hrolfr
Gautreksson avec soixante hommes. Le roi dépêcha des hommes pour
l'inviter à un banquet dans sa halle. Quand ce message fut parvenu au
roi Hrolfr, il alla trouver le roi, on lui fit bel accueil et honorable, mais
sans joie ni affection. On lui assigna de s'asseoir dans le haut siège qui
faisait face à celui du maître de maison 16. Ils étaient arrivés tard le soir.

16. Voir ondvegi*.


Saga de Hr6lfr fils de Gr1utrckr 561

On plaça les tables et l'on apporta vivres et boisson. Lorsqu'ils eurent


banqueté un moment, il y en eut beaucoup qui furent assez joyeux. Le
roi Hrolfr était plutôt silencieux et taciturne. Le roi Eirekr lui adressa la
parole et demanda des nouvelles de Gautland et d'autres lieux dont il
avait entendu parler. Le roi Hrolfr dit qu'il n'y avait pas de nouvelles à
dire de Gaudand.
Le roi Eirela dit: « Mais dans quel but êtes-vous venus ici chez nous
autres, les Sviar, alors que vous avez chevauché en plein hiver avec beau­
coup de monde? »
Le roi Hrolfr répondit: « Quoi qu'il arrive à l'avenir, nous avons tou­
jours décidé nous-mêmes de nos voyages jusqu'à présent, que nous ayons
voyagé en bateau ou à cheval. Et quant à votre question afin de connaître
le but de notre venue, nous avions pensé faire valoir cela en temps voulu,
mais maintenant que tu t'en enquiers, je crois que nous n'avons pas
besoin d'atermoyer davantage, car ce que l'on dit est vrai: cause timorée
attend le soir. La raison de ma venue, c'est que je voudrais devenir ton
gendre en épousant ta fille, Pornbjorg. Nous voudrions maintenant
entendre rapidement une réponse claire à notre proposition. »
Le roi Eirekr répondit: «Je connais votre sens de l'humour, à vous
autres Gautlandais, je sais que vous dites force choses joyeuses lorsque
vous buvez et qu'il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Je vais deviner pour­
quoi vous êtes venus, vous autres Gautlandais. On me dit qu'il y a grande
famine chez vous. La cause en est que le Gautland est petit, qu'il n'a pas
grandes ressources et qu'il est surpeuplé. Vous entretenez toujours une
grande armée à vos frais, vous êtes libéraux et généreux tant que vous avez
des ressources. Or je crois savoir que vous voici dans une grande détresse,
vous devez être partis de chez vous parce que vous trouvez mauvais de
supporter famine et rudes conditions. Il est bien excusable aussi que des
hommes comme vous trouvent fort pénible d'être exposés à cela si tu n'es
pas en état de maintenir ton rang. C'était un parti bien plus sensé à
prendre que de chercher de l'aide là où elle paraît le plus probable, plutôt
que de se vautrer dans la misère. J'attache du prix à ce que tu espères
quelque secours de notre part. Je manifesterai sur-le-champ quel secours
tu obtiendras dans nos États. Nous voulons vous permettre de demeurer
dans nos États pendant un mois si vous voulez bien accepter ce séjour
avec reconnaissance. Et si un autre roi vnus fournit de pareils secours, il y
a fort à espérer que tu parviendras à ramener chez toi ces gens qui t'ac­
compagnent en les ayant sauvés de la famine. Mais n'aie pas la sottise de
demander en mariage une femme, ni ma fille ni une autre, car cela ne
peut être que vains bavardages tant que vous êtes accablés ainsi par la
pénurie et la famine. Mais lorsque cette époque sera passée, les choses
562 Sagas légendaires islandaises

s'amélioreront une fois que vous serez arrivés chez vous, et ne soyez pas
dans la détresse à cause de cela pour le moment.»

9. Résultat du voyage du roi Hr6lft

Le roi Hrolfr écouta bien les propos du roi, et lorsque celui-ci eut ter­
miné son discours, Hrolfr dit: « Sire, il n'est pas vrai que nous manquions
de vivres dans notre pays ou que nous ayons besoin de l'aumône d'autrui
pour secourir nos gens, et si cette pénurie nous accablait, nous irions sol­
liciter d'autres que vous. Il me semble que vous n'aviez pas besoin de nous
insulter ainsi», et l'on voyait bien que le roi Hrolfr était très fâché bien
qu'il eût peu parlé: les rois se quittèrent pour cette fois et l'on s'en fut dor­
mir. On conduisit le roi Hrolfr et ses hommes jusqu'à un pavillon, pour
dormir.
Le roi Eirekr aussi alla à son lit. La reine y était déjà, ils eurent un
entretien.
Elle demanda: « Le roi Hrolfr est-il venu vous trouver?
- Assurément», dit le roi.
Elle demanda: « Que te semble du roi Hrolfr?»
Le roi Eirekr dit: «Ce sera vite dit, d'après ce que j'ai pu voir de son
comportement, je n'ai vu personne de plus grand et de plus fort, plus
beau et plus courtois en tous points, ni mieux fait à tous égards.»
La reine dit: «C'est aussi ce que l'on m'a dit, et lui as-tu parlé un peu
ou éprouvé son intelligence?»
Le roi lui dit tout leur entretien et comment les choses s'étaient passées
entre eux, « et je crois, dit-il, qu'il devance de loin les autres hommes et
par l'esprit et par la plupart des exercices et la patience.»
La reine dit: «Alors, c'est fort mal fait que tu aies défié ainsi un chef
tel que le roi Hrolfr. À cause de cela, toi et ton royaume pouvez vous
attendre de sa part à grands et durables ennuis, car je crois, même si vous
considérez qu'il a un petit royaume, que son courage et sa vaillance,
ajoutés à sa royale nature, feront plus que toutes les troupes de tout autre
roi ici dans les pays du Nord, parce que l'on me dit qu'il dépasse de loin
les autres rois. »
Le roi dit: « Le fait est et qu'il est le parangon des hommes et que tu es
fort impressionnée par ce roi, mais quel parti prendre à présent?»
La reine dit: «Ce sera vite dit, sire, je veux que vous calmiez vos pro­
pos envers le roi Hrolfr, car je te dis en vérité qu'il te sera pénible d'en
découdre avec lui, d'autant qu'il dispose de la force du roi des Danois
puisqu'il décide de tout avec le roi Hringr, son père adoptif.»
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 563

Le roi répondit: «Il se peut que nous ayons fait une erreur en cette
affaire, mais comment vais-je maintenant parler ou agir, pour lui plaire? »
La reine dit: << Voici ce que je conseille: demain matin, lorsque vous
vous serez assis et que vous aurez bu un moment, tu tiendras des propos
joyeux au roi Hr6lfr et tu l'interrogeras sur les exploits qu'il a accomplis;
je présume qu'il sera réservé et que votre conversation ne lui sera pas sor­
tie de la mémoire. Ensuite, tu l'interrogeras sur le but de sa venue et feras
mine de ne l'avoir jamais entendu t'en parler. Et s'il y fait allusion ou en
dit quelques mots, dis que tu ne te rappelles pas que vous en ayez jamais
parlé sinon bien et amicalement, et que si ce n'a pas été le cas, tu aimerais
bien que ça n'ait pas été dit. Et s'il fait allusion à sa demande en mariage,
je voudrais que tu fasses bonne réponse et ne le rejettes pas au cas où il
obtiendrait l'accord de notre fille là-dessus. Si vous êtes joyeux et accom­
modant en cette affaire, j'espère que tout se passera bien entre vous. Pour­
tant, je ne pense pas qu'il soit dit que cette affaire concernant la pucelle
soit tellement facile même si vous vous êtes mis d'accord. »
Après quoi ils dormirent toute la nuit.
Au matin, quand on se fut installé aux tables pour boire, le roi Eirekr fut
très joyeux et se mit en devoir de plaisanter avec les hommes du roi Hr6lfr.
En entendant cela, celui-ci écouta, il était plutôt taciturne. Ce que voyant,
le roi Eirekr dit: «Le fait est, Hr6lfr, que te voici venu dans notre halle selon
mon invite et que je trouve que tu n'es pas absolument joyeux comme c'est
la coutume de grands chefs lors d'un banquet. Nous aimerions que tu nous
fasses connaître ce qui cause ton déplaisir afin que nous puissions tout faire
pour ta joie et ton plaisir, en sorte que ta royale dignité garde son honneur
en jouissant de toutes les choses que nous pourrons faire pour accroître ton
honneur. En revanche, nous accepterions avec joie d'avoir de toi le récit de
tes exploits dont nous avons quotidiennement nouvelles, tant en fait de
prouesses que de batailles. On nous en a déjà dit beaucoup de choses. »
Le roi Hr6lfr dit: «Ce sera comme tout le reste lorsqu'il s'agit de moi:
vous autres Sviar allez être peu impressionnés. »
Le roi Eirekr dit: «On nous a dit beaucoup de choses sur ta beauté et
tes capacités, il nous semble que l'on n'a pas exagéré sur le compte de ta
belle apparence, de ta courtoisie et de tes bonnes manières, et d'ailleurs,
quel âge as-tu, Hr6lfr?
- J'ai dix-huit hivers. »
Le roi répondit: «Tu es un homme remarquable, où as-tu l'intention
d'aller et quelle est la raison de ta course, pour que tu sois venu nous trou­
ver? »
Le roi Hr6lfr s'émerveilla fort que le roi demandât cela, il pensa que le
roi allait renouveler ses propos insultants.
564 Sagas légendaires islandaises

Il dit: « Nous avons fait savoir le but de notre venue et je ne crois pas
que nous autres, Gautlandais, ayons oublié les réponses que nous avons
obtenues de votre part. »
Le roi dit: « Je ne me rappelle pas que tu nous aies communiqué
quelque message. Il ne sied pas à notre dignité royale de parler autrement
qu'en bonne part à un chef aussi digne que toi, et si nous avons dit chose
qui te déplaise, il faut que soit vrai ce que l'on dit: que la bière fait de
vous un autre homme. A présent que nous sommes sobre, nous voulons
reprendre complètement cela et faire comme si on ne l'avait pas dit, et
comme j'ai le contrôle de mes propos, je veux faire une bonne réponse à
ton discours et c'est bien ce qui se fera. »
Le roi Hrolfr vit que maintenant, l'humeur du roi Eirekr avait
changé, et il refit une seconde fois sa demande en mariage, la présentant
à la fois bien et bravement. Lorsqu'il eut achevé son discours, le roi
Eirekr dit: « Nous voulons faire bonne réponse à ce discours, car il y a de
grandes chances pour que ne s'offre pas à être notre gendre un roi plus
éminent que toi. Mais tu dois avoir appris que notre fille n'habite pas
avec nous: nous lui avons donné le tiers de notre royaume et elle le gou­
verne en qualité de roi. Elle est puissante et fière et elle est entourée
d'une hirô comme un roi. Beaucoup de rois et de fils de rois l'ont
demandée en mariage. Elle les a tous éconduits en termes méprisants,
pour certains, elle les a fait mutiler. Mais étant donné que sa conduite
n'est pas de mon goût, car elle se rend trop arrogante, personne ne
devant oser l'appeler autrement que du titre de roi s'il ne veut pas endu­
rer de sa part quelque rude traitement, si, donc, tu veux t'approprier
cette femme, que ce soit par consentement ou par violence, nous vou­
lons, pour notre part, en donner la permission, mais en revanche, nous
voulons obtenir de toi paix et répit pour nos gens et tout notre royaume,
même si tu as besoin de tenter cela par la bataille. Nous ne voulons pas
non plus lui donner quelque renfort contre toi, nous nous tiendrons à
l'écart de vos démêlés. »
Le roi Hrolfr déclara qu'il ne demandait pas davantage de la part du
roi, et ils se lièrent sur cela par serment. Puis ils burent joyeux et contents.
Le roi Eirekr traita ses invités avec grande prodigalité.
Trois jours ayant passé, le roi Hrolfr se prépara à partir et les rois se
quittèrent en termes très amicaux. Il alla tout d'une traite, avec son
escorte, à Ullarakr, à l'endroit où régnait l>ornbjorg. Ils y arrivèrent tôt le
matin. On leur dit que « le roi» était à table avec toute sa hirô. Le roi
[Hrolfr] choisit douze de ses hommes, les plus renommés qui fussent, et
leur ordonna de pénétrer dans la halle avec lui, épées brandies, - « et que
le reste de notre troupe demeure dehors en tenant nos chevaux prêts. »
Saga de Hrolfr fils de Gautrl'kr 565
Et le roi Hrôlfr dit encore à ses hommes, ceux qui devaient entrer:
« Nous allons nous organiser de telle sorte que je marcherai en tête avec
lngjaldr, puis les autres l'un derrière l'autre et s'il se trouve que l'on tente
de nous attaquer, défendez-vous au mieux et que celui-là sorte le premier
qui est entré le dernier. Marchons avec hardiesse. »
Après cela, ils entrent dans la halle. Une fois qu'ils eurent pénétré, ils
virent que tout le monde était à table sur l'un et l'autre bancs, la halle était
pleine. Personne ne les salua et tout le monde fit silence lorsqu'ils entrè­
rent. Le roi Hrôlfr s'avança devant le haut siège. Il vit que siégeait là une
personne 17 très imposante en superbes atours royaux. Cette personne
était belle et avenante. Tous ceux qui siégeaient dans la salle s'émerveillè­
rent de la taille et de la beauté du roi Hrôlfr, mais personne ne dit mot.
Le roi Hrôlfr enleva son heaume et s'inclina devant le roi, puis ficha
l'estoc de son épée dans la table et dit: « Bonne chance à vous, sire, ainsi
qu'à tout votre royaume.»
Ayant entendu ses paroles, le roi ne répondit pas et ne lui fit pas un
regard. Voyant la véhémence de ce roi, le roi Hrôlfr prit la parole: « Je suis
venu, sire, vous trouver sur le conseil et avec le consentement du roi
Eirekr, ton père, pour chercher à te faire honneur et pour me promouvoir
en me liant avec toi d'un délicieux plaisir, celui que chacun de nous deux
peut accorder à l'autre selon les lois de la nature en dehors de tout dol ou
disgrâce.»
Le roi le regarda et dit: « Il faut que vous soyez fou pour être venu ici
nous voir, peu importe la façon dont on vous appellera lorsque vous serez
chez vous. Je pense comprendre par ce délicieux plaisir que vous exigez de
nous qu'il concerne nourriture et boisson, et nous ne refusons cela à qui­
conque en a besoin et veut le recevoir de nous. Vous pouvez donc faire
valoir votre requête auprès de celui que nous avons chargé de cette
besogne et ne pas nous ennuyer d'une pareille sottise, car j'ai l'intention
de n'être l'intendant ou le serviteur de personne, qu'il s'agisse de vous ou
d'un autre, et décampez rapidement, vous et vos compagnons, dès que
vous aurez apaisé votre faim et votre soif, et laissez-nous tranquilles, moi
et mes amis, avec vos insultes. »
Le roi Hrôlfr dit: « Il n'est pas vrai que nous réclamions de vous, pour
cette fois, à manger ou à boire, car nous avons déjà cela en suffisance, mais
comme nous savons que tu es la fille du r ii des Svîar et non son fils, nous

17. La traduction est, ici, nécessairement une trahison. Lislandais emploie ici le mot
maôr qui signifie proprement «homme» ou « personne humaine». Comprenons que, par
cet artifice, le genre masculin de Pornbjorg est maintenu! li serait difficile, en français, de
rendre par «homme».
566 Sagas légendaires islandaises

voulons, en termes exprès, transmettre notre message avec le ferme


consentement de votre père et te demander d'être ma femme pour renfor­
cer et soutenir notre royaume, afin d'élever et d'accroître notre descen­
dance, celle qui nous devra la vie. »
En entendant ces propos du roi Hrôlfr, le roi I>ôrbergr fut si furieux et
fâché que c'était à peine s'il savait ce qu'il devait faire. Il ordonna à tous
ses hommes de s'armer, là, dans la halle, de s'emparer de ce fou et de l'en­
chaîner, ce fou - « qui nous vaut une telle ignominie, qui pense nous
insulter de la sorte et nous couvrir d'opprobre, car il n'est pas d'exemple
qu'aient jamais été proférés propos aussi insultants à l'égard de quelque
roi ou champion en état de porter les armes. On va lui revaloir cela et faire
perdre l'habitude aux petits rois de se moquer de nous ou de tourner en
dérision le roi notre père. »
Ce roi avait tout son armement suspendu au-dessus de lui, ainsi que
tous ses hommes. Il fut le premier à se saisir de ses armes, puis tous les
siens, l'un après l'autre. Il y a maintenant grand vacarme et cris dans la
halle, chacun excitant l'autre. En voyant ce tumulte, le roi Hrôlfr remit
son heaume et ordonna à ses hommes de sortir. Sortit le premier celui qui
était entré le dernier, mais toute la hirô du roi I>ôrbergr qui y parvint atta­
qua véhémentement le roi Hrôlfr. Celui-ci battit en retraite le long de la
halle, son bouclier devant soi et frappant de son épée du mieux qu'il put.
On dit qu'il tua douze hommes dans la halle et quand il fut parvenu dehors,
il vit qu'il n'y avait pas moyen de résister en raison de la foule. Ils prirent le
parti de s'enfuir à cheval pour cette fois. Ne firent pas défaut les cris et les
excitations alors que les gens du lieu se ruaient sur eux, l'un derrière
l'autre. Le roi Hrôlfr ordonna à ses hommes de fuir et ils se quittèrent pour
cette fois, les hommes de I>ornbjorg n'ayant pas de chevaux à leur disposi­
tion pour les poursuivre. La plupart des hommes du roi Hrôlfr se réjoui­
rent de parvenir à s'enfuir. On ne parle pas de leur voyage tant qu'ils ne
furent parvenus chez eux en Gautland, fort mécontents de leur expédition.

1 O. Pornbjorgfaitfortifier sa résidence

On dit qu'après cette poursuite, les Svîar revinrent à leur halle. Le roi 18
fit nettoyer sa halle et porter dehors ceux qui étaient tombés. On apprit
ces nouvelles à la ronde, et cette expédition fut tenue pour fort ridicule.
Alors que, de nouveau, le roi des Svîar siégeait avec sa hirô, il demanda
s'ils connaissaient l'homme qui s'était moqué d'eux de la sorte.

18. On n'oublie pas que ce «roi» est en fait la fille d'Eirekr.


Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 567

Ils répondirent pour dire qu'il s'appelait Hrôlfr et qu'il était roi du
Gautland. « Il est facile à reconnaître, dirent-ils, en raison de sa taille et de
sa beauté. »
Le roi dit: «Nous l'avons vite reconnu d'après ce que racontent les
gens, et c'est un homme remarquable, il doit être sage et patient, il semble
constant et je croirais volontiers qu'il est impartial et obstiné sur ce qu'il
entreprend, il faut nous préparer à ce que cet homme revienne nous trou­
ver, nous autres Svfar. Nous allons chercher des charpentiers et faire forti­
fier toute notre résidence, très solidement et fortement, puis nous
équiperons le tout avec un tel artifice que ni le feu ni le fer ne pourront
l'attaquer, car je pense que ce roi a décidé de nous obtenir. »
Cela ayant été fait de bout en bout selon la volonté et sur les p�escrip­
tions du roi, Pôrbergr fit installer des machines, aussi bien des catapultes
que des appareils à lancer des feux grégeois 19 . Cette fortification était si
sûre qu'il semblait invraisemblable à la plupart des gens que l'on pût la
prendre, pour peu que de vaillants hommes fussent à l'intérieur. Le roi
estime maintenant pouvoir siéger en sûreté, il attend, joyeux et content,
avec ses hommes, ce qui arrivera. Personne ne devait venir le trouver sans
sa perm1ss10n.

11. Des expéditions guerrières du roi Hrolfr

Il faut dire à présent que le roi Hrôlfr arriva chez lui en Gautland,
mécontent de son affaire. Ketill, son frère, vint à sa rencontre et demanda
comment les choses s'étaient passées. Hrôlfr lui dit tout sur le compte de
ses démêlés avec le roi.
Ketill dit: «C'est grande honte de tolérer qu'une femme vous chasse
comme une jument dans le troupeau ou un chien à l'étable. Je sais qu'à
coup sûr, si j'avais été là, cette expédition n'aurait pas été aussi ridicule, et
nous serions tombés tous, l'un en travers de l'autre, avant de nous laisser
chasser comme chèvres couillonnes devant le loup. Vous ne pensez pas
laisser cela longtemps sans vengeance, vous allez sur-le-champ assembler
toute la troupe dont vous pensez tirer quelque assistance. »
Le roi Hrôlfr répondit: «Nous n'avons cure de ta véhémence et de ton
manque de réflexion. Notre expédition :'urait été bien pire si nous avions
procédé selon ton impétuosité et ton emportement, mais tu sauras qu'as­
surément, j'ai l'intention de rassembler une troupe, bien que ce ne soit
pas mon intention de me rendre en Svîpjôô cet été. »

19. Traduction incertaine: il s'agit de «feu» (eldr) que l'on «lance» (skot-).
568 Sagas légendaires islandaises

Ketill dit: « Il est vraiment bien mauvais que les Svfar aient chassé de
vous tout courage et que vous n'osiez pas vous venger.»
Le roi déclara qu'il ne se souciait pas de sa véhémence ou de ses
reproches, il dit qu'il suivrait son propre conseil. Il se montra, sur cela
comme sur mainte autre chose, taciturne, que cela lui plût ou non.
Lhiver passa et au printemps, le roi se prépara à quitter le pays et lors­
qu'il fut prêt, il se mit à guerroyer pendant l'été. Il avait cinq bateaux, tous
gros avec de bons équipages. Ketill et Ingjaldr étaient tous les deux avec
lui. Ils guerroyèrent en divers lieux dans les Îles britanniques, les
Hébrides, les Shetland, les Orcades et l'Écosse. Ils y firent grand butin et,
l'été passant, ils envisagèrent de rentrer chez eux20 •
Un soir, ils mouillèrent devant une île et montèrent les tentes sur leurs
bateaux21 et une fois qu'ils se furent installés, le roi Hrolfr alla avec
quelques hommes marcher par l'île. De l'autre côté, mouillant à l'abri de
l'île, ils virent des bateaux, neuf en tout. C'étaient des bateaux de
vikings*. Le roi revint à ses esquifs. Il ordonna à Ketill, son frère, de lan­
cer une barque et de découvrir qui commandait cette flotte. C'est ce que
fit Ketill, il rama jusqu'aux bateaux et demanda qui était le chef.
Se tenait à la poupe de l'un des bateaux un homme, grand et avenant.
Il prit la parole: « Si tu t'enquiers du chef de ces bateaux, il s'appelle
Asmundr et est fils du roi Ôlafr d'Écosse, et qui vous envoie?»
Ketill répond: «M'a envoyé vous trouver le roi Hrolfr Gautreksson,
pour vous dire qu'il va venir demain matin et qu'il veut vos biens, vos
bateaux, et qu'il va vous découper comme des loups, à moins que vous lui
remettiez tout ce que vous avez en votre possession.»
Asmundr répond: « Nous savons que le roi Hrolfr Gautreksson est
célèbre pour maint haut fait qu'il a accompli en expédition guerrière, mais
à présent, moi qui suis fils de roi et ai des troupes en suffisance, je vous
demande de dire au roi Hrolfr que nous ne nous rendrons pas sans résis­
tance. Nous n'aurons que cinq bateaux contre les cinq vôtres, nous ne
remporterons pas la victoire par artifice.»
Après cela, Ketill revint dire au roi Hrolfr les choses telles qu'elles se
présentaient, déclarant que c'était le plus beau des hommes et le meilleur
brave.
Le lendemain matin, ils se préparèrent de part et d'autre. Asmundr fit

20. Le texte nous donne donc à entendre que Hrc\lfr s'en fut en expédition viking sur la
« Route de l'Ouest» (voir austrvegr et vestrvegr).
21. Un bateau viking emportait, en effet, une tente que l'on pouvait indifféremment
monter soit sur le bateau, comme c'est le cas ici, soit à terre - pour passer la nuit, bien
entendu.
Saga de Hrôlfr fils de Gautrt'kr 569
mettre à part quatre de ses bateaux, puis ils se mirclll à se battre. Cette
bataille fut à la fois rude, longue et ardente. A.smundr avançait avec
grande bravoure et Hrôlfr considérait n'avoir jamais eu affaire à homme
plus vaillant. Il y eut beaucoup de morts de part et d'autre. Le roi Hrôlfr
vit qu'il n'y avait pas à faire demi-mesure, il se porta avec ses hommes à
l'abordage du bateau d'A.smundr. Il y eut alors grande hécatombe.
Âsmundr exhorta ses hommes et s'avança avec grande vaillance. Alors, le
roi Hrôlfr se porta contre lui. Maint homme périt de part et d'autre,
quoique davantage du côté d'Âsmundr. Et alors ils se trouvèrent face à
face. Chacun marcha sur l'autre de toutes ses forces. Hrôlfr ordonna que
personne n'intervînt dans leurs démêlés.
Âsmundr fut gravement blessé dans cette joute: quand le roi Hrôlfr vit
qu'il se battait néanmoins d'un cœur vaillant, il dit: «Je veux que nous
fassions une pause pour parler.»
A.smundr lui dit de faire à sa guise. Hrôlfr dit alors: «J'ai été en expé­
dition guerrière pas mal d'étés, et je n'ai pas trouvé ton pareil en fait de
vaillance. Maintenant, étant donné qu'il y a beaucoup d'hommes dans ta
troupe qui sont blessés et morts, je te donne le choix entre deux choses:
ou bien tu équipes tes bateaux d'hommes intacts, si tu veux continuer de
te battre: luttons alors à outrance. Ou bien nous faisons trêve et je veux
alors t'offrir de faire fraternité jurée avec toi, nous serons alors solidement
liés d'amitié.»
A.smundr répond pour dire qu'il faisait ce dernier choix - « si vous ne
nous faites pas de reproche, à moi ou à ma troupe22 • »
Hrôlfr déclara qu'il n'avait pas rencontré hommes plus vaillants. Après
- cela, le roi Hrôlfr donna l'ordre de cesser le combat.
On brandit alors le bouclier de paix23. De part et d'autre, ils mouillè­
rent devant l'île et pansèrent leurs blessures. Place nette avait été faite sur
deux bateaux d'A.smundr et un de Hrôlfr. Après cela, ils se jurèrent
mutuellement fidélité de même que de ne jamais se séparer sans le
consentement l'un de l'autre. Puis Asmundr répartit la troupe qui lui res­
tait, il équipa un bateau d'hommes choisis et d'armes, et il envoya le reste
de sa troupe en Écosse. Il avait perdu les équipages de deux bateaux, et
Hrôlfr, d'un. La troupe qu'Âsmundr tenait pour la meilleure en fait d'as­
sistance et de bravoure, il la garda avec lui sur un bateau et accompagna le
roi Hrôlfr chez lui en Gautland. A.smundr fut tenu pour le plus vaillant
des hommes et le plus renommé, il venait juste après le roi Hrôlfr en tous

22. Sous-entendu: si vous ne nous accusez pas de couardise.


23. Façon imagée, qui repose peut-être sur une pratique réelle, de dire que l'on cessa les
hostilités.
570 Sagas légendaires islandaises

exercices, bien qu'il s'en fallût de beaucoup qu'il l'égalât. Ils passèrent tous
cet hiver-là en Gautland, en bonne paix et en grande joie. Asmundr rap­
pelait sans cesse au roi Hr6lfr son affaire de femme en Svîpj6ô et il pressait
fort de faire ce voyage. Le roi était toujours taciturne sur cette expédition,
mais son frère Ketill le mettait à rude épreuve en l'excitant avec ardeur.
Lorsque vint le printemps, le roi Hr6lfr se prépara à quitter le pays, il
avait sept bateaux, tous bien équipés, et la meilleure des troupes. Il
annonça à ses hommes qu'il avait l'intention d'aller en Svîpj6ô. Il ne
demanda pas à Ketill, son parent, de rester, et tous les frères jurés prirent
part à ce voyage, se dirigeant ensuite sur la Svîpj6ô avec toute cette armée.

12. Hrolft se rend en Svipjoif

Et la nuit même où ils arrivèrent en Svîpj6ô, la reine lngigerôr fit un


rêve, et elle le dit au roi Eirekr: «J'avais l'impression de me trouver
dehors, et une fois encore, je voyais très loin. Je regardai vers la mer et vis
qu'avaient atterri des bateaux qui n'étaient pas en petit nombre24 : de ces
bateaux s'en vinrent courant force loups ayant à leur tête un lion. Allaient
en outre deux ours blancs, très gros et beaux. Ces bêtes allaient côte à
côte, mais de l'autre côté du lion il y avait un verrat. Sa taille n'égalait pas
son air martial, en sorte que je n'en ai jamais vu de pareil. Il fouillait
chaque monticule qu'il rencontrait comme s'il allait le retourner, il avait
toutes les soies hérissées. On eût dit qu'il allait bondir sur tout ce qui se
trouvait à portée et qu'il allait le mordre. Et j'eus l'impression que le lion
était la fylgja du roi Hr6lfr, telle que je l'ai vue précédemment, toutefois,
elle était maintenant bien plus rébarbative qu'avant et toutes les bêtes,
beaucoup plus cruelles, elles montèrent aussitôt à terre et prirent le che­
min d'Uppsalir. »
Le roi Eirekr dit: « Que penses-tu que soit la fylgja de ce verrat de
mauvais air que tu as vue: elle n'était pas de l'expédition, dans ton dernier
rêve, et il n'y avait pas plus d'un ours. »
La reine dit: «J'entends dire que le roi Hr6lfr a un frère qui s'appelle
Ketill, le plus petit et le plus agile des hommes, plein d'ardeur et de vio­
lence et le plus prompt à combattre. Je crois que ce verrat est sa fylgja
parce qu'il n'était pas avec le roi Hr6lfr, son frère, la dernière fois. Quant
aux deux ours blancs, je suppose que le roi Hr6lfr a trouvé quelque noble
homme pour le seconder, un roi ou un fils de roi, et je t'en prie, sire, res-

24. Notez la façon de s' exprimer de la reine, si caractéristique du style de sagas: elle veut
dire que le nombre des bateaux en question était très élevé.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 571

pecte tes engagements envers le roi Hrolfr. Il doit vouloir à présent venir
chercher son épouse. Bien d'autres se seraient déjà vengés de l'affront qui
lui a été fait, d'après ce que nous avons entendu dire, lorsqu'il alla à Ulla­
rakr, et si important que vous teniez, la dernière fois, de faire à son gré, ce
le sera bien plus encore maintenant car à présent, il sera bien mal disposé
s'il n'obtient pas ce mariage qu'il a arrangé.»
Le roi déclara qu'il ferait ainsi.
On dit alors au roi que le roi Hrolfr avait débarqué. Le roi Eirekr l'in­
vita avec une troupe de cent personnes à un magnifique banquet et le roi
Hrolfr accepta. Eirekr, roi des Svîar, vint au-devant de lui avec toute sa
hirô, en grande liesse. Ils passèrent là quelques nuits, en grande pompe.
Le roi Eirekr n'épargna rien pour leur donner l'hospitalité avec la plus
grande bonne volonté. Et un jour qu'ils étaient à boire, le roi Eirekr
demanda si le roi Hrolfr avait l'intention de venir chercher son épouse.
Hrolfr déclara qu'il allait s'y risquer de nouveau, quoi qu'il arrive.
Le roi dit: « Il va se faire maintenant, comme je te l'ai dit précédem­
ment, que, pour cette affaire et si tant est que tu doives parvenir à un
résultat, il te sera nécessaire d'avoir et discernement et résolution. On
nous dit que le roi25 a fait de grands préparatifs. Elle a fait faire une très
solide fortification avec très grande habileté et des artifices de toutes
sortes. Nous ne pensons pas que ce sera facile à conquérir. Or je veux
accomplir tout ce que je t'ai promis et t'accorder, roi Hrolfr, ce mariage,
avec le royaume que nous avons remis en son pouvoir jusqu'à ce que nous
abandonnions le gouvernement de ce pays, et ensuite, toi et elle repren­
drez tout le pouvoir une fois que nous serons morts, si tu parviens à la
.conquérir.»
Le roi Hrolfr remercia le roi Eirekr de ses propos seigneuriaux et
déclara qu'il n'en demandait pas davantage de sa part.

13. Hrolfr s'empare de lafortification de la reine

Peu après, ils se préparèrent à s'en aller et se rendirent tout d'une traite
à Ullarakr. Avant le début de leur voyage, les renseignements les plus sûrs
étaient parvenus et le roi des Svîar avait de nouveau fait solidement conso­
lider sa fortification, si bien qu'en aucune façon il n'était possible de péné­
trer. Quand le roi Hrolfr arriva avec sa troupe, bruit et fracas d'armes ne
firent pas défaut en ce lieu. Ils virent là grands préparatifs. Le roi Hrolfr

25. Il s'agit de I>ornbjiirg, bien entendu, mais le texte dit bien: le roi! Le pronom «elle»
va suivre, toutefois.
572 Sagas légendaires islandaises

ordonna à ses hommes d'installer leur campement, et de se préparer à ce


qu'ils aient à séjourner là longtemps. Il s'adressa à Ketill, son frère, lui
ordonnant de prendre la fortification par vantardises et fanfaronnades.
Ketill déclara qu'il n'avait pas l'intention de s'épargner plus qu'aucun
autre de ses hommes.
Ils dormirent toute la nuit et au matin, le roi Hrôlfr demanda
audience, disant qu'il voulait parler au roi des Svîar: il lui demanda de
venir sur le rempart afin que chacun d'eux puisse bien entendre les propos
de l'autre. On dit la chose au roi. Il passa sur le rempart avec toute sa hirô.
En voyant leur roi, le roi Hrôlfr dit: «Je vous prie, sire, d'écouter et de
prêter attention aux propos que nous voulons échanger avec vous. Vous
devez vous rappeler la dernière fois où nous sommes venus vous trouver:
pour quelle raison nous étions venus et la honte et le déshonneur que
vous nous fîtes, mais si nous n'obtenons pas de meilleure réponse mainte­
nant, je vais brûler ce lieu et tuer tout être humain qui s'y trouve, sinon, je
mourrai ICI.»
Le roi ayant entendu ses paroles, il dit: «Tu seras chevrier en Gaurland
avant que tu prennes autorité sur ce lieu ou sur quoi que ce soit qui nous
appartienne. Va-t'en chez toi avec tous tes gens et réjouis-toi de parvenir à
t'en aller sans dommage. »
Puis le roi se mit à battre son bouclier en déclarant ne pas vouloir
entendre les propos du roi Hrôlfr, et c'est aussi ce que firent tous ses
hommes.
Quand le roi Hrôlfr vit qu'aucun argument ne touchait le roi, il
ordonna à ses hommes de s'armer et d'attaquer avec virilité. Ils firent ce
que le roi demandait et battirent promptement en retraite, n'étant parve­
nus à rien. Ils ne firent rien que la contrepartie n'intervienne. Ils mirent le
feu, mais alors, de l'eau coula des tuyaux qui étaient disposés sur les murs
de la fortification. Ils voulurent attaquer par les armes et creuser en des­
sous des murs, mais les autres leur versèrent dessus de la poix brûlante et
de l'eau bouillante. De plus on leur lança de grosses pierres en sorte qu'ils
furent tous blessés, car il ne manquait pas de monde dans la forteresse.
Certains périrent là, une quantité furent blessés, ils battirent en retraite à
la fois épuisés et blessés. Une rumeur s'éleva parmi les Gautlandais, ils
trouvaient mauvais d'avoir affaire aux Svîar qui sortaient sur les remparts,
se moquaient d'eux, les raillaient et les traitaient de couards. Ils sortaient
des fourrures et de la soie et toutes sortes d'objets précieux qu'ils faisaient
valoir devant eux, leur disant de venir les chercher. Le roi Hrôlfr demanda
à Ketill, son frère, ce qu'il pensait de la façon dont ils s'y prenaient.
Ketill déclara que cela paraissait difficile - « il me semble que le roi des
Svîar pisse plutôt chaud. »
Saga de Hroifr fils de C:11utrekr 573

Le roi dit qu'il y avait mieux à faire que de bavasser. Ils restent là pas
moins d'un demi-mois.
Alors, Asmundr dit à Hrolfr: « Nous avons attaqué longtemps ce lieu
et chaque jour, nous avons souffert grandes pertes sans nous approcher du
but de notre venue. Nous avons perdu force hommes et certains sont bles­
sés. Nous voulons, sire, que vous donniez quelque conseil qui vaille, sinon
vos hommes veulent quitter cet endroit, car nous avons obtenu moquerie
et insultes pour prix de notre peine. »
Le roi Hrolfr répondit: « Nous ne voyons pas de parti à prendre pour
circonvenir à coup sûr cet endroit. Toutefois, nous allons tenter ceci: nous
irons à la forêt et ferons de gros fagots et fabriquerons des claies sous les­
quelles nous mettrons de grosses poutres. Puis nous porterons ces claies si
haut que des hommes puissent se tenir en dessous en soutenant les sup­
ports. Pour cela, on choisira les plus forts de nos hommes. Ensuite, cer­
tains auront des outils et creuseront ainsi un trou dans le mur: nous
verrons si nous parvenons ainsi dans la forteresse. »
Tout le monde trouva que c'était judicieux. Et quand ils eurent exécuté
cet arrangement, ils le portèrent au pied de la fortification. La claie était si
forte que ni pierre ni poix ne fit de mal à ceux qui étaient en dessous. En
un court moment, ils firent une brèche dans le mur de la fortification.
Lorsque le roi I>6rbergr comprit cet artifice, il courut dans un passage
souterrain au pied de la fortification ainsi que tous ses hommes, et ils s'en­
fuirent dans la forêt. Le roi Hrolfr pénétra avec tous ses gens à l'intérieur
de la forteresse et lorsqu'ils y parvinrent, tout le monde était parti. Cela
leur parut grande merveille de ne parvenir nulle part où ils trouvent quel­
qu'un, mais il y avait des vivres et de la boisson dans chaque pièce, des
habits et des objets précieux qui étaient tous à portée.
Ketill dit: « Ce roi est un pleutre qui a pris la fuite ici en laissant tant
d'objets précieux et de plus, en préparant pour ses ennemis vivres et bois­
son. Nous voici pleinement récompensés après notre peine. Nous allons
d'abord manger et boire, puis nous répartirons notre butin de guerre. »
En entendant ses propos, le roi Hrolfr dit: « Voici que tu avales
l'amorce qui t'était destinée puisque tu prêtes plus attention à te remplir
la panse qu'à t'emparer du roi. Que personne ici ne s'attarde à cela et qu'à
cause de cela, le roi parvienne à s'échapper. Nous allons plutôt fouiller ce
lieu pour voir si nous trouvons un souterrain par lequel on peut s'enfuir. »
Ils firent ce que le roi demandait. Ils trouvèrent un souterrain dans la
forteresse et le roi Hrolfr s'y engagea le premier suivi de tous ses hommes
l'un après l'autre. Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à une remontée:
ils étaient parvenus dans une forêt. Se trouvait là le roi des Svîar avec toute
sa hirô. Bataille éclata là. Le roi Hrolfr se porta vaill.imment de l'avant de
574 Sagas légendaires islandaises

même que tous les frères jurés. Le roi des Svfar combattit hardiment ainsi
que tous ses hommes, car les gens qui le secondaient avaient été choisis
pour leur audace. Il faut dire aussi qu'il avait beaucoup plus de monde.
Mais dès qu'ils se trouvèrent face à face, les frères jurés allèrent hardiment
de l'avant et abattirent quantité d'hommes. Le roi des Sviar excita ses
hommes avec grande ardeur et déclara qu'ils n'étaient d'aucun secours s'ils
ne se débarrassaient pas de roitelets. Le roi I>orbergr se battit d'un cœur
ardent, abattant maint homme avec l'aide de ses champions, mais cepen­
dant, la bataille tourna au désavantage des Svfar.
Le roi Hrolfr dit alors à Ketill, son frère: «Je veux que tu te portes
contre le roi des Sviar et que tu t'empares de lui si tu peux, mais ne porte
pas les armes sur lui, car c'est la plus grande honte que de blesser une
femme par les armes.» Ketill déclara qu'il ferait ainsi s'il le pouvait. Sur ce,
la déroute se mit dans les rangs des Sviar.
Ketill était parvenu alors si près de leur roi qu'il lui frappa les reins du
plat de l'épée, le saisit et dit: « Dame, dit-il, voilà comment nous soignons
les maux de reins, j'appelle cela un fieffé coup ! »
Le roi dit: « Ce coup-là ne te vaudra pas de renom», et il frappa Ketill
de sa hache sous l'oreille, si rudement qu'il tomba pieds par-dessus tête; le
roi dit: « Voilà comment nous battons toujours nos chiens s'ils nous sem­
blent aboyer excessivement.»
D'un bond rapide, Ketill se remit sur pied et se prépara à se venger,
mais sur ces entrefaites, le roi Hrolfr survint qui se saisit du roi et dit:
« Sire, posez vos armes, vous êtes maintenant en notre pouvoir. Je veux
vous faire trêve ainsi qu'à tous vos hommes si vous voulez consentir à faire
ce que veut votre père. »
Le roi des Sviar dit: « Il y a de grandes chances, roi Hrolfr, que tu
estimes avoir pouvoir sur nous et sur tous nos hommes, mais cela ne vous
sera pas à grand honneur si tu nous forces à faire ce que nous ne voulons
pas accepter de bon gré. »
Le roi Hrolfr dit: « Sachez, sire, maintenant que nous sommes ainsi
ensemble, que je veux en tout point rechercher votre honneur, et je prie
de remettre la décision de notre affaire au jugement de votre père: si c'est
lui qui décide entre nous, on dira que vous avez pleinement gardé votre
dignité et honneur.»
Le roi des Sviar dit: « Il faut que tu sois un homme sage et patient.
Car maint homme aurait pensé, qui aurait eu ce lot, nous forcer à faire
ce que tu voulais en dépit de nos actes. Maintenant que nous sommes,
nous et nos hommes, en votre pouvoir, il nous faut accepter cela et nous
libérer d'abord de cette captivité. Nous voulons, roi Hrolfr, faire selon la
coutume des gens courtois s'ils sont vaincus et dominés, nous voulons
Saga de Hrolfr fils de G11utrekr 575
vous inviter ainsi que toute votre troupe à vous reposer et à venir à un
banquet magnifique, vous récompensant ainsi d'avoir fait trêve à nos
hommes. Nous voulons, sur-le-champ, chevaucher jusqu'à Uppsalir avec
tous ceUJC de nos hommes de rang qui ont survécu, trouver le roi Eirekr,
notre père, pour qu'il donne de sains conseils, car notre honneur est de
. .
suivre ses avis.»
Les rois se lièrent là-dessus en se donnant de fortes garanties. Après
cela, le roi Hrôlfr retourna à la fortification et dès qu'il y fut arrivé, il prit
part à un banquet de trois nuits. Pour le roi des Svîar, il chevaucha jusqu'à
Uppsalir avec toute sa compagnie et dès qu'il y fut arrivé, il se présenta au
roi Eirekr, son père, déposa son bouclier à ses pieds, enleva son heaume,
s'inclina devant le roi, le salua et dit: « Mon cher père, on vient de m'exi­
ler du royaume que vous aviez remis en mon pouvoir, et la raison en est
que j'ai été vaincue par de forts batailleurs. Je vous prie de faire de ma
part, concernant mon mariage, les arrangements que vous jugerez le plus
convenables. »
Le roi dit: « Volontiers nous entendons que tu cesses cette guerre et
nous voulons que tu adoptes une conduite féminine et ailles dans le
pavillon de ta mère. Ensuite, nous voulons te marier au roi Hrôlfr Gau­
treksson, car nous savons qu'il n'a pas son égal dans les pays du Nord.»
La fille du roi dit: « Nous ne voulons pas et être venue vous trouver
pour avoir vos conseils et ne pas vouloir les accepter. »
Après cela, elle alla au pavillon des dames et remit au roi Eirekr les
armes qu'elle avait portées. Elle s'assit pour coudre avec sa mère et ce fut
la plus belle, la plus avenante et la plus courtoise des pucelles, en sorte que
f on ne trouvait pas son égale dans l'hémisphère nord. Elle était sage et
populaire, éloquente et de sage conseil, et impérieuse.

14. Noces de Hr6lfr et de Pornbjorg

Après cela, le roi Eirekr envoie des hommes trouver le roi Hrôlfr et le
fait inviter à un banquet avec ses gens. Hrôlfr réagit rapidement et alla à
Uppsalir. Lorsque le roi Eirekr apprend l'arrivée du roi Hrôlfr, il se rend
à ses devants avec toute sa hirô et le mène à un haut siège auprès de lui
dans sa halle, plaçant ses frères jurés à !")artir de lui vers le fond, puis ils
banquètent joyeux et contents. Ensuite, ils parlent de ce qui entrait dans
leur accord particulier, et ils s'entendent là-dessus au mieux. Après cela,
le roi Eirekr fait appeler sa fille dans la halle. Le message de son père lui
étant parvenu, elle se revêt de ses plus beaux atours, entre dans la halle
avec sa mère et maintes autres femmes courtoises. En voyant sa fille
576 Sagas légendaires islandaises

entrer, Eirekr se leva pour aller au-devant d'elle et la mena à un siège à


côté de lui, la reine de l'autre côté, puis toutes les femmes qui étaient
dans le groupe26 .
Alors que les rois avaient bu un moment, le roi Hr6lfr fit sa demande
en mariage de sorte que la jouvencelle entendît, et il n'est pas besoin d'al­
longer ce récit, le roi Hr6lfr se fiança la jouvencelle. Alors, on accrut le
banquet, y invitant une grande foule d'un peu partout en Suède. Ce fes­
tin fut excellent et dura un demi-mois. À la fin du banquet, le roi Eirekr
fit à tous les gens d'importance d'excellents présents, par bon vouloir, et
chacun s'en alla chez soi avec le consentement joyeux du roi Eirekr. Le
roi Hr6lfr resta en Sv{pj6ô avec son épouse et ils s'éprirent de grand
amour27•

15. Bataille contre Grimarr

Au printemps suivant, des messagers vinrent du Danemark dire au roi


Hr6lfr que le roi Hringr était mort et en outre qu'lngjaldr demandait au
roi Hr6lfr de venir le trouver, célébrer les funérailles du roi Hringr, son
père adoptif. Dès que Hr6lfr apprit cette nouvelle, il se prépara à faire ce
voyage ainsi qu'Âsmundr, son frère juré. Lorsqu'ils furent prêts, ils se diri­
gèrent sur le Danemark. Ils avaient deux bateaux, bien équipés d'hommes
et d'armes. Ketill vint à leur rencontre, il avait un bateau bien équipé, ils
arrivèrent en Sjxlland tard le soir, mouillèrent devant une île et montèrent
les tentes sur leurs bateaux.
Le roi Hr6lfr monta dans l'île avec quelques hommes. Ils virent des
bateaux mouillant devant l'île, de l'autre côté, cinq en tout. C'étaient
quatre langskip, le cinquième était un dreki28, à la fois grand et beau, le roi
pensa n'avoir jamais vu bateau plus beau. Des tentes noires étaient mon­
tées sur ces bateaux.
Le roi dit: « Qui donc commande ce dreki précieux, je n'ai jamais vu
bateau que je voudrais posséder plus que celui-là.»
Âsmundr répondit: «Assurément, c'est un bateau exceptionnel en
toutes choses et ce serait à bon droit le trésor d'un roi. Mais je crois qu'il

26. Le lecteur a déjà eu maintes occasions de noter avec quelle désinvolture les auteurs
de nos sagas manipulent les temps grammaticaux. En général, j'ai «aligné» ces verbes sur
le passé, mais parfois, j'ai respecté le texte, comme ici.
27. Le mariage n'était pas une affaire d'amour dans le Nord ancien, mais une sorte de
contrat (kaup) d'affaires et surtout un rite social. Voir là-dessus Régis Boyer: La vie quoti­
dienne des vikings, op. cit., Prologue.
28. Voir dreki* et bateaux*.
Saga de Hrolfr fils de (,'(lutrekr 577
faudrait en faire beaucoup avant de parvenir à vaincre celui qui com­
mande ce dreki, car il a plutôt bonne opinion de lui-mc:me. »
Le roi dit: « Sais-tu à qui appartient ce dreki? »
Âsmundr répondit: « Il s'appelle Grimarr et est fils de Cdmôlfr. C'est
un très grand viking. Il est sur des bateaux de guerre en hiver comme en
été. Il est grand et hideux et il est pourtant encore pire à affronter. Le fer
n'a pas prise sur lui non plus que sur les douze hommes qui l'accompa­
gnent. Ils mangent tous de la viande crue et boivent du sang29 . On dit
d'eux à bon droit qu'ils sont des trolls* plus que des hommes. Un été, nous
nous sommes rencontrés auprès des Hébrides. J'avais dix hommes, tous
bien équipés, et eux en avaient cinq. Nous nous sommes battus une jour­
née et ce fut rapidement fait. Toute ma troupe périt là, pour moi, je plon­
geai dans la mer et parvins à échapper de la sorte. Je n'ai jamais fait de pire
expédition que cette fois-là.»
Le roi dit: « Trouvez-vous qu'il vaille la peine de se battre contre eux
avec la troupe que nous avons?»
Âsmundr pria le roi d'en décider - « il nous faudra faire confiance à
votre bonne chance si tant est qu'elle vaille. »
Ketill pressait fort d'attaquer, disant que ce serait une bonne occasion
de faire ses preuves et d'acquérir argent et renom.
Alors, le roi Hrôlfr dit: « Étant donné qu'ils sont mauvais et cupides et
qu'ils ont ce trésor que j'aimerais bien posséder, nous allons nous équiper
et porter des pierres sur nos bateaux30 . »
On fit donc comme le roi demandait et l'on se prépara au mieux.
Le roi dit à ses hommes de monter dans l'île et de se tailler de gros
gourdins. Après cela, ils s'armèrent. Puis ils ramèrent en silence contre
l'ennemi.
On dit que les bateaux de Grimarr mouillaient tous côte à côte, les
langskip étaient près de l'île et le dreki vers la mer, il y avait un grand
intervalle entre les bateaux et l'île, et ils allèrent d'abord aux langskip
pour savoir s'ils pourraient les prendre avant d'arriver au dreki, - « il me

29. Que l'on sache, il n'y a pas lieu de s'attarder sur ces détails pour y voir on ne saie
quelles pratiques païennes! Il semble que l'auteur ait simplement voulu signaler la barba­
rie des vikings en question et que ce détail soit là pour en témoigner!
30. La précision n'a rien d'insolite. Il convient de faire remarquer qu'un combat
naval commençait toujours (de même, d'ailleurs, qu'une «bataille» à terre) par un
temps pendant lequel on se jetait généreusement toutes les pierres que l'on pouvait avoir
sous la main, faisant de la sorte bon nombre de blessés. Ce n'était qu'ensuite que la vraie
bataille, avec armes classiques, commençait. Là-dessus, voir Régis Boyer: «La guerre en
Islande à l'âge de Sturlungar: armes, tactique, esprit», dans Inter-Nord 11 ° 11,
décembre 1970, p. 184-202.
578 Sagas légendaires islandaises

semblerait que nous aurions la victoire si nos hommes n'avaient pas les
langskip d'un côté alors qu'ils attaqueraient le dreki. »
Le roi les pria de manifester le plus d'ardeur pendant que les autres s'y
attendaient le moins, et de veiller à en démêler le plus rapidement avec
eux; il leur ordonna de ne pas crier et d'être le plus silencieux possible. Ils
firent comme le roi le disait. Il faisait du brouillard et il y avait grande
obscurité. Ceux qui étaient sur les langskip ne se rendirent compte de rien
avant que les tentes n'eussent été enlevées et qu'eux-mêmes fussent rossés
à coups de pierres et d'armes. Ils se levèrent d'un bond, tous, et firent face
avec grande vaillance car ils couchaient tous avec leurs armes, toutefois, ils
subirent de grandes pertes avant de parvenir à disposer leur troupe en bon
ordre de bataille pour se défendre. Il y avait peu de temps qu'ils se bat­
taient quand le roi Hrôlfr et les siens passèrent à l'abordage. Il y eut héca­
tombe si grande qu'en un petit moment, ils eurent fait place nette sur le
bateau où ils étaient arrivés: certains furent abattus, d'autres plongèrent et
se noyèrent. Les hommes de Hrôlfr firent place nette de la sorte sur trois
bateaux, après avoir tué tout le monde.
Cela réveilla Grîmarr qui ordonna à ses hommes, ceux qui se trou­
vaient sur le dreki, d'attaquer. Il y eut grands cris et clameurs, chacun
excitant l'autre.
Alors, le roi Hrôlfr dit à Ketill, son frère: « Tu vas attaquer le langskip
qui reste, et Asmundr et moi allons attaquer le drcki.»
Ketill déclara qu'il ferait ainsi. Et maintenant, Hrôlfr et Asmundr se
placèrent chacun sur un des flancs du dreki. Ils avaient perdu peu de
monde, aussi avaient-ils une troupe plus nombreuse.
Grîmarr se mit debout sur le dreki et dit: « Qui attaque là, si vaillam­
ment?»
Le roi répondit: « Si tu es curieux de le savoir, je m'appelle Hrôlfr et
suis fils de Gautrekr, l'autre s'appelle Asmundr et est fils du roi d'Écosse.»
Grîmarr dit: « Nous avons déjà vu cet homme et la dernière fois, nous
nous sommes quittés de telle sorte qu'il n'a pas dû regretter beaucoup de
devoir nous laisser: nous l'avons chassé de sorte qu'il plongea, blessé, dans
la mer et nous lui avons tué tout son équipage, mais il ne s'en souvient
sans doute plus?»
Asmundr dit: «Tu vas voir, avant que vienne le soir, que cela ne m'est
pas sorti de mémoire.»
Grîmarr prit la parole: « Nous ne craignons guère tes menaces, mais
nous savons que le roi Hrôlfr est réputé pour sa vaillance et nous voulons
lui faire une offre que nous n'avons jamais faite à personne d'autre, car
c'est pitié qu'un pareil homme soit tué. Je propose que toi, roi Hrôlfr, tu
montes dans l'île avec tous tes hommes, armés et bien habillés, mais les
Saga de Hrôlfr fils de G,rntrela 579
biens que vous avez, je les prendrai en dédommagement des hommes
que vous m'avez tués, et c'est trop peu tout de mêmc. Je n'ai jamais fait
d'aussi bonnes conditions à personne depuis que je suis cn expéditions
guerrières. »
Ayant entendu ces propos, le roi Hrôlfr dit: « Certes, c'est là une
bonne offre, mais étant ·donné que rien ne prouve que nous soyons à ta
merci, et que tu sois en meilleure position de nous faire des offres que
nous de t'en faire, nous ne voulons à aucune condition perdre notre
bien.»
Grimarr dit: « Je vois que tu dois être un homme aussi sage que nous le
pensions, toi qui ne veux pas épargner ta vie, car en vérité, je t'annonce
que c'est le dernier jour de ta vie si tu as l'intention d'en découdre contre
moi. J'aurais cru que tu jouirais d'une plus longue vie puisque l'on te dit
vaillant et populaire. C'est pour cela que j'avais pensé te manifester plus
de générosité qu'aux autres. Il me semblait que mon renom s'accroîtrait si
je vous faisais miséricorde au-delà de tout mérite.»
Le roi Hrôlfr dit: « Nous ne te remercierons pas de cela, préparez-vous
promptement car nous voulons nous risquer à voir lequel aura des offres à
faire à l'autre avant la tombée du jour. Nous avons aussi fait quelque
ravage parmi vos hommes et il est temps pour vous d'en tirer vengeance.
- Eh bien! tu as pris le parti dont tu ne te réjouiras jamais ensuite et
tu n'auras que ce que tu mérites.»
Et après cela éclata une bataille rude et violente. Grimarr et les siens
étaient à la fois forts et rudes et d'une telle ardeur que les hommes du roi
ne purent rien faire d'autre que se protéger. Il ne leur était pas facile non
plus de prendre le dreki à l'abordage, car il était aussi haut qu'un châtelet
et les hommes qui le défendaient, forts et habiles: de là-haut, ils asse­
naient des coups de haut en bas et le fer n'avait prise sur aucun d'eux
douze, comme Asmundr l'avait dit. Les hommes du roi Hrôlfr tombèrent
alors, ou bien épuisés ou bien blessés.
On dit que Ketill Gautreksson attaqua le langskip qui restait. Celui qui
commandait ce bateau s'appelait Forni, c'était le plus vaillant des
hommes. Chacun se porta hardiment contre l'autre et leur rencontre fut
rude. Ketill fit rude attaque et passa à l'abordage avec sa troupe. La
bataille fut ardente. Ketill et Forni échangèrent des horions et Forni
tomba devant Ketill. Puis ils occirent tout le monde sur ce bateau. Ketill
obtint grand renom de la part de ses hommes. Après cela, ils attaquèrent
le dreki, et les frères se retrouvèrent: Ketill demanda comment ça allait.
Le roi Hrôlfr était peu loquace, il dit que les choses ne pourraient durer
ainsi, c'étaient vraiment des diables auxquels ils avaient à faire. Il
demanda à Ketill de ramer jusqu'à l'île et de leur apporter de gros troncs,
580 Sagas légendaires islandaises

car les grands arbres ne manquaient pas. C'est ce que fit Ketill, en un rien
de temps. Lorsqu'ils revinrent, le roi fit poser, sur le bordage du dreki, des
troncs d'arbres si gros et si lourds que le bateau s'inclina.
Puis Hr6lfr et ses hommes passèrent à l'abordage. Alors, des hommes
tombèrent sur le dreki tant sous les pierres que sous les armes. Lissue de la
bataille tourna alors contre Grfmarr et ses compagnons. Le roi Hr6lfr
revint vers l'arrière du bateau, tenant un gros gourdin et en frappant des
deux mains. Asmundr et Ketill le suivirent. Les vikings tombèrent alors
l'un en travers de l'autre. Le roi Hr61fr avait plus d'hommes. Il y eut de
grandes pertes dans les rangs de Grfmarr, si bien qu'il ne restait que les
douze, Grîmarr et ses champions. On attaqua alors avec ardeur en don­
nant des coups de gourdins. Beaucoup tombèrent. Et quand Grîmarr vit
qu'ils allaient être vaincus, il sauta par-dessus bord et plongea. Asmundr
se trouvait tout près, il sauta après lui et le suivit jusqu'à l'île. Ce que
voyant, le roi Hr6lfr se mit aussitôt à nager vers la côte, voulant aider
Asmundr afin qu'il n'ait pas à se battre seul à seul contre Grfmarr. Quand
Asmundr accosta, Grîmarr était arrivé à terre et lorsqu'il vit Asmundr, il
ramassa une pierre et la lui envoya. Asmundr l'évita en plongeant et
quand il remonta, Grfmarr voulut lui en envoyer une autre, mais à ce
moment précis, il reçut un coup de gourdin en sorte qu'il tomba sur-le­
champ. C'était le roi Hr6lfr qui était arrivé et qui assena coup sur coup.
Grîmarr y laissa la vie. Alors, ils allèrent au dreki, Ketill y avait tout fait
pour leur compte. Ils se mirent à faire place nette sur le dreki, jetant à la
mer ceux qui étaient tombés. Après cela, ils allèrent jusqu'à l'île et y pan­
sèrent leurs blessures. Ils étaient à la fois épuisés et blessés, et une quantité
étaient morts. Ils passèrent là quelques nuits. Le roi était peu blessé mais
Asmundr et Ketill l'étaient fort.
Après cela, ils se préparèrent à partir. Ils prirent le dreki qui venait de
Grfmarr et purent à peine l'équiper en raison du manque d'hommes. Ils
laissèrent tous les autres bateaux, arrivèrent au Danemark. Lorsque
lngjaldr apprit l'arrivée du roi Hr6lfr, il l'invita au banquet qu'il avait
préparé pour célébrer les funérailles de son père. Ils burent tous ensemble
avec grand honneur à la mémoire du roi Hringr. Il n'y eut rien dont on
parla autant que du meurtre de Grfmarr et de ses hommes, car tout le
monde trouva que c'était le plus grand des exploits. Lorsque ce fut ter­
miné, le roi Hr6lfr fit convoquer un ping important. Là, lngjaldr fut élu
roi après son père, sur tout le Danemark. Il siégea et gouverna son
royaume de la façon que conseilla le roi Hr6lfr. Après cela, le roi
Hr6lfr se prépara à quitter le Danemark avec les présents magnifiques
du roi lngjaldr. Il alla son chemin jusqu'à ce qu'il arrive sain et sauf en
Svîpj6ô. Pour le roi lngjaldr, il reste en paix dans ses États de Danemark:
Saga de Hrôlfr fils de Gautrekr 581

les rois se quittèrent en termes très joyeux. Ketill alla en Gautland et y


resta en paix.
Le roi Hr6lfr resta longtemps à Uppsalir, l'amitié était bonne entre son
beau-père et lui. Le roi Hr6lfr fit de grandes dépenses pour orner le dreki
qui lui venait de Grimarr, il le fit peindre tout entier au-dessus de la ligne
de flottaison, en diverses couleurs, jaune, rouge, vert et bleu, noir et mul­
ticolore, il fit adorner d'or la tête du dragon, de même que la poupe et
divers autres endroits qu'il fit incruster d'or, là où cela parut une amélio­
ration. Ce fut le plus fastueux des bateaux31 . On le tint pour surpassant
tous les autres bateaux tout comme le roi Hr6lfr surpassait les autres rois
qu'il y avait dans les pays du Nord. Il devint alors fort renommé pour son
gouvernement et sa sagacité, beaucoup d'hommes puissants vinrent le
trouver et se firent ses hommes-liges32 et lui fournirent une assistance
totale. Nous avons entendu dire qu'en ce temps-là, il n'y eut pas de navire
qui fût équipé de champions plus renommés que ne le fut le dreki qui
venait de Grimarr, bien que nous ne soyons pas capables de dire leurs
noms ou de parler d'eux.
Le roi Hr6lfr resta donc en Svipj6ô en grande liesse et pompe cette
année-là. La reine I>ornbjorg aimait vraiment beaucoup le roi Hr6lfr.
Celui-ci découvrit que c'était la plus sage et la plus imposante des
femmes, en toutes choses. Asmundr était chez le roi, bien traité, en toutes
choses il s'avéra vaillant et des plus braves. Le roi l'estimait le plus de tous
ses hommes. Le roi Hr6lfr avait le tiers de la Svipj6ô à administrer.
Chaque été, il s'en allait toujours à l'étranger quérir renom et profit33 .
Lété qui suivit la bataille contre Grimarr et ses hommes, le roi Hr6lfr était
allé en expédition guerrière. Il avait guerroyé en divers lieux dans les pays
de l'Ouest et avait acquis abondance de biens et de réputation. En
automne, le roi se dirigea vers la Svipj6ô et y passa l'hiver en paix.

31. Le lecteur pourra prendre ainsi une idée de l'allure que pouvaient avoir les bateaux
vikings «de luxe», car la description qui est faite ici est tout à fait confirmée par l'ar­
chéologie.
32. Je rends ainsi, faute de mieux, la tournure handgenginn maôr, «homme qui a fait un
serment d'allégeance à un autre». Faute de mieux car, si cet usage semble s'être répandu
dans le Nord aux x1r< et XIIIe siècles - témoin la Sturlunga saga où la pratique finira par
devenir comme systématique - il convient d'ajm•ter que la Scandinavie médiévale n'a
jamais connu la féodalité ni ses mœurs. Il y a donc, ici, une fois de plus, une claire déteinte
d'usages continentaux sur la «réalité» dépeinte!
33. Fr&gô okframi: 1'allitération peut prêcher en faveur de l'antiquité de la formulation.
C'est, en tout cas, un parfait résumé des raisons d'être des expéditions vikings. Lautre
expression, qui figure trois lignes plus bas, ft okjr&gô, revient exactement au même, allité­
ration comprise.
582 Sagas légendaires islandaises

16. Du roi Hdlfdan

Gouvernait alors le Garôarîki34 un roi qui s'appelait Halfdan. C'était


un roi sage et populaire. Il avait une fille, belle, qui s'appelait Alof. Le roi
Halfdan aimait beaucoup sa fille. On la tenait pour le meilleur parti
dans tout le Garôarîki, et même si l'on avait cherché ailleurs.
Il y avait un homme qui s'appelait I>ôrir. C'était le premier conseiller
du roi35 Halfdan. Il était à la fois grand et fort. On le surnommait
Bouclier de Fer. Il avait longtemps eu la charge de la défense territoriale
de ce pays.
Chez le roi Halfdan, il y avait douze berserkir*-. Ils étaient méchants
et querelleurs. Le fer ne mordait sur aucun d'eux. On donne les noms
de deux d'entre eux, l'un Hrosskell, l'autre, Hesthofôi36. Ils étaient
frères. On dit d'eux qu'ils traversaient le feu et se précipitaient volon­
tairement sur les armes lorsque la fureur des berserkir les saisissait. Ils
tuaient aussi bien les gens que le bétail et tout ce qui se trouvait
devant eux et ne voulait pas céder, et ils n'épargnaient personne tant
que cette fureur les accablait, mais lorsqu'elle les abandonnait, ils
étaient si faibles qu'ils ne conservaient pas la moitié de leur force et ils
étaient aussi faibles que les malades qui sont restés couchés. Cette fai­
blesse durait un jour ou à peu près. Le roi Halfdan avait grande
confiance dans leur hardiesse, en sorte que nul autre roi n'osait lutter
contre lui.
Le roi aimait beaucoup sa fille, et des rois avaient beau la demander
en mariage, tous étaient rejetés sous les moqueries et les railleries que
leur faisaient les berserkir. Tous ceux qui échappaient à ces insultes s'esti­
maient heureux. Cela rendit la fille du roi si difficile qu'elle ne voulait
accepter personne qui la demandait en mariage. Ces prétendants se tin­
rent tranquilles parce que tous en avaient assez de ses réponses.

34. C'est donc le nom que donnaient les Scandinaves à la Russie.


35. Texte: ondugisholdr, littéralement, «l'homme qui peut s'asseoir dans les ondvegi*»
ou haut siège sis en face du maître de maison. Le terme en est venu à prendre une valeur
administrative.
36. Sans nous appesantir sur la répétitivité du motif - nous l'avons déjà vu en détail à
propos de Grimarr, au chapitre précédent, si ce n'est que là, on ne parlait pas de berserkir
- on fera remarquer que les deux noms donnés maintenant renvoient l'un et l'autre à l'idée
de cheval: hross est le cheval dans l'acception courante, hestr étant plus proche du sens
d'«étalon». Hesthofcli signifie littéralement «Tète de cheval».
Saga de Hrôlfr fils de (,',1111ri·l:r 583
17. De la demande en mariage de Aàilt

Il se fit une fois que la reine l>ornbjorg parla au roi Hnîlfr : «Qu'as-tu
l'intention de faire cet été?»
Le roi répond: «J'ai l'intention d'aller en expédition guerrière.»
Elle demanda: « Avez0 vous entendu parler des voyages de Kctill, ton
frère?»
Il dit qu'il n'en avait rien entendu dire, - « et peux-tu nous en dire
quelque chose?»
Elle répondit: «J'ai appris que Ketill est allé à l'est en Garôan'.ki,
demander en mariage la fille du roi Hâlfdan. À ce que j'ai appris, il serait
allé là-bas avec deux bateaux et serait entré dans la halle du roi avec onze
hommes. J'ai entendu dire qu'il avait présenté son message bien et bra­
vement et qu'il aurait plaidé sa cause en maints propos éloquents, mais
que les réponses qu'il aurait obtenues du roi et de la pucelle ne l'auraient
guère amené à se sentir honoré: les berserkir se seraient levés d'un bond
en criant et en faisant grand vacarme et les auraient chassés de la halle,
les poursuivant jusqu'aux bateaux en beuglant et en poussant des hurle­
ments comme on en entend rarement. Ils ont été et rossés et blessés et ils
ne sont parvenus à s'échapper qu'en courant. Voilà ce que nous avons
entendu dire. On nous rapporte maintenant que Ketill est aussi mécon­
tent de sa cause et de son voyage qu'il l'était lors du vôtre, la première
fois que vous êtes venus nous rendre visite. Son voyage a été encore bien
plus ridicule. Il va bientôt venir vous trouver et te demander de l'aider à
laver l'affront qu'il a subi lors de ce voyage.»
Le roi Hrolfr répond: « Il n'est pas facile de faire entendre raison à de
pareils hommes, étant donné son ardeur excessive et son obstination.
C'est une bonne chose qu'il paie son entêtement puisqu'il n'a jamais
voulu tenir compte de nos avis.»
Elle le pria de ne pas parler de la sorte et dit qu'il était urgent qu'il
assiste son frère, et ils laissèrent ce sujet de conversation.
Peu après, Ketill vint trouver le roi Hrolfr et lui parla en détail de l'hu­
miliation qu'il avait subie en Garôan'.ki.
Le roi Hrolfr dit qu'il fallait s'attendre à ce que les choses se soient pas­
sées ainsi - « car tu penses tout gagner par ta véhémence.»
Ketill demanda au roi Hrolfr de faire le voyage avec lui - « car j'estime
avoir trop peu de forces pour redresser le déshonneur qui m'a été fait.»
Ketill était de très mauvaise humeur. Le roi lui dit que son obstination
et ses fanfaronnades ne le mèneraient nulle part, - « il me semble qu'il ne sera
pas facile de se venger d'hommes comme ceux auxquels nous avons affaire,
il va y falloir quantité de gens et beaucoup de rudesse. Tu vas d'abord aller
584 Sagas légendaires islandaises

dans tes États et trouver des bateaux et des hommes. Envoie un message à
Ingjaldr, roi du Danemark, pour qu'il fasse de même et venez tous les deux
cet été, nous verrons alors ce qu'il nous paraîtra le plus expédient de faire.»
Après cela, Ketill s'en fut chez lui dans ses États. Tous, ils organisent ce
voyage et s'équipent.

18. Hrdlfr se dirige vers le Garôariki

On dit à présent que, lorsque vint l'été et que l'hiver fut passé, Ketill et
Ingjaldr arrivèrent en Svîpjoô avec quarante navires bien équipés d'hommes
et d'armes. Le roi Hrolfr avait fait équiper trente bateaux, son dreki en
tête. Tous ces bateaux étaient bien équipés pour aller en guerre. Ils attendi­
rent ainsi un vent favorable. Le roi Hrolfr demanda à la reine ce qu'elle
pensait de ce voyage et comment il tournerait. Elle dit s'attendre à ce qu'il
se passe bien mais ajouta qu'elle avait rêvé qu'ils se trouveraient, à un
moment, dans une passe difficile et qu'il leur faudrait se mettre à l'épreuve.
Lorsqu'ils eurent vent favorable, ils se mirent aussitôt à hisser les voiles,
chacun selon ses moyens, mais pour commencer, le vent ne fut guère pro­
pice. Le roi Hrolfr fut prêt le dernier. Le dreki n'avançait guère, car il avait
besoin d'un fort vent. Puis ils cinglèrent jusqu'en Garôarîki. Lorsqu'ils
eurent navigué un moment, le vent devint plus vif. Alors, le dreki rattrapa
rapidement les autres bateaux. Il y eut alors un vent très violent. Le roi
ordonna d'attacher les bateaux les uns aux autres pour voir s'ils pourraient
se maintenir de la sorte. Ils avaient l'intention de procéder ainsi quand se
leva une tempête si violente que les bateaux furent séparés aussitôt. Il fal­
lut alors amener les voiles et laisser dériver. Sur ce, survint un vent violent
du nord-ouest. Il n'y avait plus moyen de laisser courir, ils ne mirent plus
qu'une voile. La bourrasque se fit si forte que leur gréement se rompit si
bien que les haubans se brisèrent ainsi que les attaches et ils embarquèrent
de fortes vagues et bien peu de ceux qui se trouvaient là espéraient s'en
tirer vivants. Au plus fort de cette tempête, le dreki du roi Hrolfr fut
séparé du reste de la flotte et dériva sur une île, mais comme il y avait là
un port sûr, que le bateau était éprouvé et son équipage, solide, ils accos­
tèrent sains et saufs. C'était tard le soir, le vent tomba et se fit assez bon.
Le roi Hrolfr déclara qu'il voulait monter à terre, voir s'il y avait du nou­
veau. Âsmundr alla avec lui ainsi que dix autres hommes mais il demanda
au reste de son équipage d'attendre au bateau jusqu'à none37 du lende­
main, s'il ne leur donnait pas signe de vie auparavant.

37. Vers trois heures de l'après-midi.


Saga de Hrolfr fils de Gt111trckr 585
Après cela, ils montèrent dans l'île. Elle était vaste et boisée. Comme
ils marchaient depuis un moment, ils trouvèrent une maison dans l'île.
Elle était grande et solidement bâtie, il leur sembla n'avoir jamais vu mai­
son aussi haute. Le portail était fermé. Le roi ordonna de l'ouvrir. Ils bon­
dirent tour à tour sur le portail, personne ne parvint à l'ouvrir.
Le roi dit alors: « Il faut qu'il ait une fameuse poigne, celui qui a l'ha­
bitude d'ouvrir ce portail, je vais voir s'il s'ouvre.»
Le roi y alla alors et l'ouvrit à la volée, d'une main. Puis ils entrèrent,
regardèrent autour d'eux et trouvèrent un feu, ils y mirent un brandon
qu'ils portèrent par la maison. Ils virent qu'il y avait là en abondance des
marchandises de toutes sortes. Il y avait un lit tout fait, très somptueux. Il
était d'une taille immense. Le roi s'y étendit. Il vit que si une autre per­
sonne de la même taille que lui se couchait à ses pieds, ce lit était encore
sensiblement plus long. Ils pensèrent que ce n'était pas un homme tout
petit qui le possédait. Devant le lit, il y avait un pilier soutenant la poutre
du toit. Y était suspendue une épée de très grande taille qui montait si
haut que le roi ne pouvait en approcher.
Alors, le roi Hrôlfr dit: « Est-ce que nous passons la nuit ici à attendre
l'homme qui possède cette maison, et nous risquer à voir comment il
nous accueillera, ou voulez-vous aller au bateau et ne pas courir le risque
de le rencontrer?»
Ils le prièrent d'en décider, mais déclarèrent qu'ils n'avaient pas envie
d'attendre.
Le roi dit: «Je serais davantage pour attendre le maître de cette mai­
son, mais il se peut qu'il trouve que nous sommes assez nombreux et qu'il
n'apprécie pas d'avoir des hôtes en quantité. Nous allons répartir notre
troupe. Quatre hommes vont aller au bateau, et moi, Âsmundr, et quatre
autres hommes resterons. Vous direz ce qui nous a retardés et si nous ne
sommes pas revenus au bateau demain matin de bonne heure38, allez­
vous-en. Ce ne sera pas la peine d'attendre, car je crois qu'il ne servira à
rien de nous en prendre en nombre à cet homme, il viendra aussi bien à
bout de beaucoup d'hommes que de peu, s'il est aussi puissant que je le
pense. Nos gens comprendront davantage si vous parvenez à vous en aller
et dites ce que vous avez vu et ce qu'il est advenu de Hrôlfr Gautreksson
et de ses camarades. Il me paraît possible que l'habitant de cette maison
soit plus ou moins responsable de notre venue ici et qu'il veuille que nous
nous rencontrions, on va donc attendre ici toute la nuit39 .»

38. Le texte dit: « pour dagmdl», soit vers neuf heures du matin.
39. Prenons l'habitude de l'art de la litote qui est tellement caractérist1que du style des
sagas. Le lecteur a compris que la maison en question est la demeure d'un géant, lequel,
586 Sagas légendaires islandaises

Après cela, ceux que le roi avait désignés s'en allèrent, ils parvinrent
sans encombre au bateau et dirent ce qu'ils savaient du roi. Ils avaient tous
peur de ce qui lui arriverait.

19. Le roi Hro(fr vainc le géant

Il faut dire maintenant du roi Hrolfr et des siens qu'ils sont dans la
maison ce soir-là. Le roi dit: «J'aimerais bien avoir cette grande épée qui
est pendue là.
- Comment y parvenir? » dit Asmundr.
Le roi dit: « Tu vas monter sur mes épaules et voir si tu parviens à des­
cendre l'épée, si tu te tiens debout sur mes épaules. »
Asmundr dit: «Je crois que cette épée est si lourde que je ne pourrai
pas la manier. »
Le roi dit: «Appuie-toi d'une main sur le pilier et, de l'autre, soulève
l'épée: dès que tu sentiras qu'elle est détachée en haut, laisse-la glisser le
long du pilier. Je la saisirai alors. »
Asmundr fit comme le roi le demandait, il monta sur ses épaules et
détacha l'épée, et le roi s'en empara.
La soirée s'écoula. Ils entendirent un grand vacarme dehors, sur quoi
l'homme entra. Alors, ils ne s'étonnèrent guère que la maison fût haute et
imposante, car c'était là le géant le plus épouvantable, nul n'en avait
encore vu d'aussi grand. Il n'était pas laid au point que ce fût exception­
nel, encore qu'il eût le visage taillé à gros traits. Il était bien habillé. Il por­
tait sur le dos un ours gris40 et avait à la main un arc de grande taille. Il
était extrêmement fatigué et ils pensèrent qu'il avait dû marcher long­
temps. Il alla vers le feu, de l'autre côté, et jeta l'ours par terre. Le roi
Hrolfr le salua mais il fit semblant de ne pas entendre. Puis il découpa
l'ours, rapidement et adroitement, mit le chaudron sur le feu et fit cuire la
viande. Après cela, il monta la table, mit une nappe et apporta vivres et
boisson. Ils trouvèrent tous qu'il s'y prenait bien. Ensuite, il se mit à table,
mangea et but hardiment. Une fois repu, il rangea tout ce qui restait.
On dit qu'il mit la table une deuxième fois, fort courtoisement, avança
une cuvette avec une serviette propre. Puis il prit la parole: « Vous allez
penser que je n'ai pas été prompt à vous inviter jusqu'ici mais il est temps,
roi Hrolfr, de vous mettre à table avec vos hommes. Je ne suis pas mesquin

comme tous ses congénères, est versé dans l'art de la sorcellerie grâce auquel il a provoqué
la venue de Hrolfr et de ses hommes.
40. Il s'agirait en fait d'un grizzly, brdbjorn !
Saga de Hrolfr fils de Gtlutrckr 587

au point de tenir rigueur aux gens de la nourriture que je leur donne pour
passer la nuit, quand même ils seraient moins nobles que vous. Vous êtes
fort renommé pour les nombreux exploits que vous avez accomplis et qui
vous mettent au-dessus d'autres rois.»
Le roi dit: « Voilà une bonne invite, et généreuse, et il est naturel que
vous soyez d'une espèce magnanime à la fois pour cela et pour le reste,
mais nous avons pris nourriture et boisson en suffisance avant de quitter
le bateau et nous n'en avons pas besoin pour le moment. Et comment
t'appelles-tu?»
Il répondit: « Je m'appelle Grîmnir41 et je suis fils de Grîmolfr, et frère
du Grîmarr que tu as tué. Tu t'es emparé là de maints objets précieux
dont j'estime qu'ils m'appartiennent. Certes, il est vrai que tu ne mérites
rien de bien de ma part et tu n'auras rien de bon de moi. Même si tu étais
là avec toute ta troupe, tu ne parviendrais jamais à partir, mais je t'ai
invité à manger parce que je pensais que cela ne te ferait pas grand mal.
Quant à la grosse tempête que vous avez essuyée, c'est moi qui l'ai provo­
quée contre toi, Asmundr et ceux qui étaient sur le dreki, jusqu'à ce que
celui-ci se détache. Je pensais que les autres bateaux ne valaient pas grand­
chose, ils sont arrivés là où ils voulaient parce que je leur ai donné bon
vent. Mais toi, te voici parvenu ici, sain et sauf, avec la troupe qui était
avec toi sur le dreki, et tu ne t'en iras jamais parce que c'est le meilleur
bateau de votre flotte. Je vais également venger férocement mon frère bien
que je n'aie ni hache ni épée, car ce serait trop bon pour vous que de périr
sous mes armes: je vais vous faire trêve pour la nuit, à toi et Asmundr,
pour réfléchir à une torture qui mettra le plus à l'épreuve votre courage.
Car dès que j'ai su que toi et ta troupe étiez séparés des autres, je leur ai
donné bon vent et ils sont arrivés maintenant là où ils voulaient. Je n'avais
cure d'être ennuyé par tous tes gens.»
Le géant avait mis au feu une tige de fer fourchue à l'une de ses extré­
mités. Cet engin était dangereux.
«Je ne savais pas, dit le roi Hrolfr, que je t'avais touché de si près, et ce
que l'on dit est vrai: il y a compensation pour tout. Il devrait en être ainsi
en ce cas, tu dois vouloir recevoir compensation pour ton frère?»
Le géant dit: « Voici que tu as peur, pauvre type, et il faut s'y attendre,
car maintenant je vais te montrer le petit jeu auquel je me livre avec les
petits gamins qui viennent ici.»
Puis il brandit la tige de fer, enfonça les deux pointes à travers deux
hommes du roi et les rejeta, morts, dans le feu. Après cela, il en transperça

41. C'est en effet un nom bien connu de géant. C'est aussi, notons le fait en passant,
l'un des multiples noms d'Ôôinn.
588 Sagas légendaires islandaises

deux autres et les jeta, morts, sur les précédents. Ensuite, il se mu a


secouer la tige de telle sorte qu'il leur sembla voir quatre pointes au bout.
Il dit alors: « Ce n'est pas la peine, roi, d'avoir peur à ce point, tu subi­
ras une torture plus longue et plus grande lorsque viendra le matin.»
Le roi Hrolfr dit: « Le mieux, c'est de ne pas s'attarder sur les choses
déplaisantes, cela m'amuse de voir tes divertissements, ceux-là comme
d'autres. »
Alors, le géant dit: « Il y a des fourrures sur le banc, tu peux les mettre
sous toi là où tu coucheras cette nuit, car moi, j'ai le sommeil très léger et
il me déplairait d'entendre le vacarme que vous ferez. » Le roi Hrolfr dit:
« Nous nous coucherons ici près du feu et nous mettrons les fourrures en
dessous de nous, car nous serons vite endormis. »
Le géant dit: « Vous avez bien moins peur que je l'attendais si vous
dormez.»
Puis il ferma le portail en disant: « Maintenant, je suis sûr que vous ne
vous en irez pas de notre maison. »
Le roi Hrolfr dit: « Nous ne chercherons pas à le faire. Il nous semble
que nous avons trouvé un si bon maître de maison qu'il ne sert à rien de
faire autrement que ce qu'il demande.
- Vous pouvez vous attendre, dit le géant, que le mieux est de ne pas
m'ennuyer et de vous coucher bien tranquillement. » Ils déclarèrent que
c'est ce qu'ils feraient.
De part et d'autre, ils se couchent donc pour dormir. Le géant était
fatigué et il s'endormit rapidement.
Alors, le roi Hrolfr dit: « Dans quel état te semble-t-il que te voici,
frère juré Âsmundr:
- Ça a rarement été pire. Je trouve mauvais d'avoir affaire à ce trôll42,
et pas facile de trouver un expédient. »
Le roi dit: «Jamais cet ennemi ne nous vaincra, autre chose nous attend. »
Le roi prit une bûche et en frappa la cloison auprès de lui. Cela réveilla
le géant qui leur demanda de rester tranquille - « sinon, je vous occis de
mon pomg. »
Après cela, il s'endormit. De nouveau, le roi Hrolfr donna un coup
avec la bûche. Le géant se retourna de l'autre côté et ne se réveilla pas, il
ne dit rien et dormit fermement. Pour la troisième fois, le roi donna un
coup avec la bûche, beaucoup plus fort, et cela ne réveilla pas le géant.
Le roi Hrolfr dit alors: « Maintenant, il faut agir judicieusement. Je
voudrais d'abord prendre l'épée, il est probable qu'elle mordrait le géant.
Nous allons faire comme tout à l'heure.»

42. Voir jotunn*.


Saga de Hrolfr fils de (,.,llltrt'la 589

C'est ce qu'ils firent, le roi Hr6lfr parvint à atteindre l'épée. Il dit: «À


présent, les choses me semblent plus favorables, on va agir prudemment.
Tu vas mettre au feu la tige de fer du géant et la chauHcr au rouge, et je
voudrais que tu enfonces les deux pointes dans les yeux du géant au
moment où je lui donnerai de l'épée. Si nécessaire, sauvons-nous au plus
vite de l'autre côté de la tête du lit. »
Le roi Hr6lfr brandit l'épée. Il empoigna une bûche et avança hardi­
ment vers le lit, tira les couvertures: le géant dévoila alors son allure de
troll. Le roi assena un coup d'épée si ferme qu'elle transperça immédiate­
ment le géant, sous le bras gauche, et tout aussi promptement, Asmundr
lui enfonça la tige de fer dans les yeux. Après cela, ils se précipitèrent der­
rière la tête du lit. Le roi Hr6lfr jeta la bûche vers la porte, elle aboutit sur
une pile de bûches en faisant grand bruit. Le géant se leva d'un bond, se
rua sur la porte et tâtonna en tous sens, dans l'intention de s'emparer d'eux
et de les écraser sans merci, mais sa méchante blessure et ce grand effort
firent qu'il retomba contre le portail qui se brisa en menus morceaux. Ils
allèrent alors rosser le géant à coups de grosses bûches jusqu'à ce qu'il fut
mort, bien qu'il eût eu la vie dure. Après cela, ils le transportèrent hors de
la maison et il fallut qu'ils le démembrent avant de parvenir à le sortir.
C'était au petit matin, très tôt, et ils se préparèrent à partir. Ils étaient
parvenus à courte distance quand ils virent venir au-devant d'eux leur
troupe dans un grand fracas d'armes, et ils se réjouirent de voir le roi sain
et sauf. Ils avaient eu l'intention de venir à la rencontre du géant et de
venger leur seigneur s'il en était besoin, ils ne trouvaient pas bon de sur­
vivre à leur roi. Puis ils emportèrent de la maison un grand butin et beau­
çoup d'objets très précieux. Le roi avait l'épée qui venait du géant. Elle
était si grande qu'elle n'était maniable par personne en dehors du roi
Hr6lfr, encore la trouvait-il lourde.

20. Les exploits de Hrôlft en Garôariki

Après cet exploit, ils partirent et eurent bon vent, arnverent en


Garôarîki près de la résidence du roi. C'était tôt le matin. Ils y reconnu­
rent leurs hommes qui étaient arrivés auparavant. Il y eut joyeuses retrou­
vailles. Ketill et ses hommes aussi venaient d'arriver. Ils s'enquirent des
voyages du roi Hr6lfr, il leur rapporta ce qui s'était passé. Ils estimèrent
qu'il avait fait la preuve de sa bonne chance, montrant en outre le grand
homme qu'il était, louèrent son voyage et tous ses exploits. Ketill
demanda au roi Hr6lfr, son frère, s'ils n'allaient pas faire la guerre immé­
diatement et attaquer le roi.
590 Sagas légendaires islandaises

Le roi déclara qu'il ne le voulait pas. «Je vais envoyer des hommes
trouver le roi et lui dire ma venue ainsi que l'objet de celle-ci. Je veux,
Âsmundr, que ce soit toi qui fasses ce voyage. Dis au roi Hâlfdan que, s'il
ne veut pas accorder à Ketill, mon frère, de devenir son gendre, il endu­
rera guerre de notre part. Nous attendrons le roi un demi-mois: qu'il
assemble des troupes et se prépare à la bataille. Nous avons tout de même
l'intention de conquérir cette femme pour Ketill. »
Asmundr s'en fut avec quelques hommes, il arriva à la halle du roi au
moment où celui-ci était à table avec sa hirô. Il y avait là grande liesse.
Âsmundr entra dans la halle contre le gré des gardiens. Il alla se présenter
au roi et transmit son message bien et vaillamment, selon ce que le roi
Hr6lfr espérait.
Le roi Halfdan répondit: « Nous avons appris que le roi Hr6lfr Gau­
treksson est un noble homme mais comme nous avons déjà refusé à Ketill
ce mariage, il ne nous semble pas bon d'accepter, bien que vous soyez
venus avec une force plus grande que lorsque ce fut Ketill. Nous allons
prendre le parti de livrer bataille puisque le roi Hr6lfr a eu l'amabilité de
dire que nous pouvions rassembler des troupes.»
Alors, I>6rir Bouclier de Fer, premier conseiller du roi, dit: «Je suis
d'avis, sire, que vous ne luttiez pas contre le roi Hr6lfr parce que cela pas­
sera vos capacités. Votre fille sera mariée très honorablement si c'est Ketill
qui l'épouse; c'est un homme très vaillant et courageux. Vous auriez un
soutien sûr43 en la personne du roi Hr6lfr, car nous n'en connaissons pas
de plus renommé dans les pays du Nord en fait d'énergie, de savoir-faire
et de vaillance, et je dis qu'en vérité vous perdrez votre honneur si vous
vous battez contre lui. Et si vous ne voulez pas écouter mon conseil, il n'y
a aucun espoir que vous obteniez mon assistance, je ne porterai pas le
bouclier contre le roi Hr6lfr.»
Alors, les berserkir du roi, douze ensemble, se levèrent d'un bond. Les
commandait Hrosspj6fr. Il dit à I>6rir: « Voilà qui est parler méchamment
et de plus comme un couillon, de ne pas accorder au roi une assistance
selon vos possibilités et de ne pas oser se battre contre un petit roi insigni­
fiant: tu es indigne de recevoir des honneurs de notre seigneur, pour de
tels propos, et même si notre roi n'avait pas d'autres hommes que nous,
les douze berserkir, il occirait tout de même cet homme avec toute sa
troupe et personne n'en sortirait vivant. J'ai l'intention de devenir moi­
même gendre du roi Halfdan et de mettre en pièces le roi Hr6lfr pour le
compte des corbeaux et des aigles. Pour vous autres, messagers, allez-vous-

43. Nous n'oublions pas que nous avons affaire à des nations de marins! Le texte dit lit­
téralement: « vous auriez un hauban sûr. .. »
Saga de Hrôlfr fils de C:11utrekr 591
en rapidement si vous ne voulez pas être rossés et muri lés. Dites à votre roi
qu'il peut attendre de nous rude bataille avant que le roi Hâlfdan marie sa
fille à l'homme dont nous savons qu'il est le plus misérable idiot et crétin
en toute chose, s'il faut en venir au fait. Il est étrange qu'il ose recommen­
cer à tenter cette affaire alors qu'il a été pourchassé et rossé comme un
chien près de la bergerie.»
Asmundr répondit: «Je vois, à te regarder, Hrosspjofr, que tu parles en
homme voué à mourir ainsi que vous tous, les camarades, car le roi Hrolfr
ne vous craindrait pas même si vous étiez des hommes, mais encore moins
maintenant que vous bêlez comme couillonnes chèvres des bois. Vous
devez vous attendre à grands maux, vous qui excitez votre roi à commettre
une action fort stupide. »
Asmundr fit demi-tour et sortit de la halle, et les berserkir hurlèrent et
crièrent après eux. Le roi leur ordonna de se taire et de ne pas faire de bruit
ni de vacarme, il dit qu'il était viril de transmettre le message de son roi.
Asmundr revint trouver le roi et lui dit comment les choses s'était pas­
sées, qu'il fallait se préparer à la bataille. Le roi Hâlfdan fit rassembler des
troupes. En quelques jours, une grande armée s'assembla. De part et
d'autre, on se prépara. Et au jour fixé pour la bataille, l'armée du roi Hâlf­
dan se porta contre le roi Hrolfr. Les berserkir étaient les plus avancés, à
quelque distance du reste des guerriers parce qu'ils voulaient se manifester
seuls en dehors des autres guerriers en raison de leur violence et de leur
grande force.
Alors, le roi Hr6lfr parla, il ordonna à lngjaldr, Asmundr et Ketill de
disposer leurs troupes en ordre de bataille en face du roi Hâlfdan; pour
lui, il déclara qu'il voulait affronter tout seul les berserkir. Ils dirent que
c'était inavisé. Le roi déclara qu'il voulait faire à son gré et s'avança seul
contre eux.
Et lorsqu'ils se rencontrèrent, le roi demanda qui étaient ces hommes
qui faisaient tellement les importants - « que vous vous avanciez hors des
rangs du roi ? »
Hrosspjofr se nomma. Hrolfr dit: «Je connais fort bien ta famille.
Hrosskell, ton père, était un grand ami du roi Gautrekr, mon père, et ils
échangeaient des présents. Mais comme tu te prépares à te battre contre
moi, je veux te faire un petit récit et te faire connaître ta famille. Il se fit
une fois que, comme il arrivait souvent, ton père vint en Gautland. Mon
père lui fit bel accueil et l'invita à un banquet et il accepta: on le traita
avec grande largesse. Il y resta fort longtemps. Mon père avait des posses­
sions de grande valeur. C'étaient un cheval étalon, grand et prometteur,
gris pommelé, et quatre juments. Lorsqu'ils se quittèrent, le roi Gautrekr
donna à ton père force objets de prix, et ces chevaux, il les lui donna. Ton
592 Sagas légendaires islandaises

père fut extrêmement content de ces cadeaux, surtout des chevaux, et il


remercia le roi Gautrekr en maintes belles paroles. Ils se quittèrent et ton
père s'en alla avec ces chevaux, et rentra chez lui. Il les garda avec soin et
alla les voir chaque jour. Il ne fallut pas longtemps pour que l'on découvre
qu'il semblait à ton père que l'étalon n'était pas aussi excellent qu'il l'avait
été. On s'aperçut qu'il appréciait autant les juments, sinon davantage. Et
un jour qu'il allait voir les chevaux, il trouva l'étalon abattu, transpercé
d'une lance. Il parut ne pas s'en soucier. On s'étonna qu'il ne lui parût pas
avoir fait une grande perte avec un cheval de valeur comme l'était celui-là,
mais il n'en allait que plus souvent voir les juments et s'attachait de plus
en plus à elles. L'une d'elles était de couleur pâle. Il la tenait pour la
meilleure des juments et au printemps, tous ceux qui la virent pensèrent
que cette jument de couleur pâle était pleine. On dit que le temps vint où
elle mit bas. Ce fut autrement que ce que l'on attendait: c'était un petit
garçon, pas un poulain. Ton père fit élever cet enfant. Il était grand et
beau. Il fit appeler ce garçon Hrosspj6fr et déclara que c'était son fils. Et il
n'est pas étrange que tu ailles te vantant de la sorte étant donné que tu es
fils d'une jument. Et c'est ton père lui-même qui avait tué l'étalon, je ne
sais pas s'il a eu d'autres fils de cette jument, mais j'ai entendu dire qu'il
avait un autre fils qui s'appelle Hesthofoi et qui est d'une lignée de che­
vaux, et comme vous êtes fort semblables les uns aux autres, tous
méchants et différents des autres gens, il est bien vraisemblable que vous
soyez tous engendrés de la même façon.»
Ce qu'entendant, ils bondirent tous en hurlant et en poussant des cla­
meurs, les berserkir. Ils voulurent se porter tous en même temps contre le
roi. Hr6lfr brandit alors l'épée qui lui venait du géant et frappa le premier
qui était le plus avancé. Cette épée leur mordit le corps comme si elle
tranchait de l'eau44 car ils étaient tous sans armes de protection puisque
jusque-là, aucune arme ne leur avait fait de mal. Leurs démêlés se termi­
nèrent de telle sorte que le roi Hr6lfr les tua tous et fut à peine blessé.
Il voit alors que les ordres de bataille du roi Halfdan et des frères jurés
s'affrontaient. Le roi Halfdan avait une troupe beaucoup plus nombreuse.
Le roi Hr6lfr se rangea alors dans la bataille contre le roi Halfdan. Cette
bataille fut à la fois rude et longue. Les frères jurés étaient des plus ardents
mais à l'endroit où s'avançait le roi Hr6lfr, les rangs du roi Halfdan cédè­
rent et quantité de combattants périrent.
On dit de Porir Bouclier de Fer qu'il ne voulut pas se battre contre le
roi Hr6lfr parce que Halfdan n'avait pas tenu compte de ses avis. La fille

44. En principe et par magie, le fer est censé ne pas avoir prise sur les berserkir. Mais
l'épée du géant est évidemment magique, elle aussi.
Saga de Hrôlfr fils de (,'rrntrckr 593

du roi monta dans la plus haute tour et regarda la bataille. Elle vit les
vaillants hommes de son père tués. Elle alla alors à la halle et y pénétra.
Elle vit que I>6rir siégeait tout seul dans le haut siège et qu'il marmonnait,
mains couvrant sa face. C'est lui qui avait été le père adoptif de la jeune
fille.
Elle alla le trouver et dit: « Il s'agirait, père adoptif, de se lever et d'as­
sister mon père, car je vois qu'il a besoin de votre aide.»
I>6rir la regarda sans rien répondre et resta assis, et elle s'en alla. Un
moment ayant passé, elle vint devant lui et dit: « Que signifie, père adop­
tif, que tu restes là sans aider mon père alors qu'il en aurait tant besoin,
c'est inouï. On estimera que cela est bien mesquin alors que tu es son
conseiller principal et que tu as reçu de lui force présents, décidant de
toutes choses avec lui, comme tu l'entendais.»
Il la regarda, fâché, ne répondit rien et resta comme devant, mais la
jeune fille s'en alla et pensa que son père adoptif était de bien mauvaise
humeur. Elle alla alors examiner la situation. Elle vit que le roi Halfdan et
ses hommes battaient en retraite et elle vit le roi Hr6lfr frapper des deux
mams.
Elle hésita pour savoir si elle allait encore une fois trouver son père
adoptif et ce fut comme auparavant, elle se rendit hardiment vers lui, lui
passa les bras autour du cou et dit: « Mon suave père adoptif, je te prie
d'aider mon père et de faire que je ne sois pas mariée de force. Tu m'as
promis de m'accorder une prière que je te ferais, je veux maintenant que
tu ailles dans cette bataille et que tu assistes mon père de ton mieux, et je
sais que tu feras merveille.»
Bouclier de Fer repoussa durement la jeune fille sur le plancher de la
halle. Il était si fâché qu'elle n'osa pas lui parler. Il se leva d'un bond. Elle
l'entendit pousser un grand gémissement. II saisit ses armes et s'équipa
rapidement, en homme expérimenté.
Puis il se rendit en hâte à la bataille, le combat était rude et l'héca­
tombe faisait rage. I>6rir avança si rudement que tout s'écarta devant lui.
Un moment ayant passé, le roi Hr6lfr regarda alentour et vit qu'il y avait
une grande incurvation dans les rangs d'Ingjaldr et de Ketill. Le roi se ren­
dit à cet endroit après avoir ordonné à Âsmundr de combattre sous leur
étendard jusqu'à ce qu'il revienne. Quand les frères se retrouvèrent, le roi
demanda comment cela allait.
Ketill dit que la situation était pénible. « Il est arrivé un ennemi si
important qu'il n'y a pas moyen de résister, bien probable que c'est plus
un troll qu'un homme.»
Le roi dit: « Ce doit être un homme, il se peut qu'il soit un peu plus
vaillant que les autres.»
594 Sagas légendaires islandaises

Le roi frappait de taille, des deux mains, de l'épée qui lui venait du
géant, et il ne se trouvait personne qui fût si renommé, si fort ou si fier qui
n'échangeât promptement la mort contre la vie. Ketill suivait vaillam­
ment, tuant force hommes, et ils avançaient à travers les rangs ennemis.
Après cela, I>6rir disparut de là et le roi redressa sa ligne de bataille.
Quand ils se furent battus un moment, il vit qu'Asmundr cédait. Le roi
retourna aussitôt à sa propre bannière qu'il fit porter de l'avant et qu'il
suivit en donnant un grand assaut. Le roi Halfdan avançait hardiment,
c'était le plus renommé à la bataille et un très vaillant attaquant, et il abat­
tit maints hommes. I>orir était arrivé là aussi et il avançait rudement en
assenant de grands coups, dépêchant promptement tous ceux qui lui
résistaient. Dès qu'il vit le roi Hrolfr, il s'esquiva rapidement pour se
rendre là où se trouvaient Ketill et les siens, il avança là avec grande
ardeur, comme auparavant, et abattit les gens pêle-mêle en sorte que rien
ne lui résistait. La bataille tourna au désavantage des frères jurés.
Ketill voit que les choses ne peuvent aller ainsi, il va trouver son frère,
le roi Hrolfr, et dit: « Je trouve étrange que tu ne te débarrasses pas de cet
être malveillant qui nous fait si grands torts, il y a longtemps que nous
aurions remporté la victoire si ce troll ne s'était pas porté contre nous. On
n'a pas encore vu que tu aies perdu courage ou que tu ne te sois pas engagé
au plus fort de la mêlée, mais voilà qu'aujourd'hui, la hardiesse te manque
contre ce fauteur de désordre, nous avons l'impression que vous vous évi­
tez mutuellement. Eh bien! si tu ne veux pas faire périr cet homme, si l'on
peut l'appeler ainsi, donne-moi l'épée qui te vient du géant, on va voir si
je perds le cœur lorsque l'occasion se présentera. »
Le roi répond: « Te voilà bien ardent et tout se serait bien passé pour
toi si tu avais eu autant de prévoyance que d'impétuosité. Et crois-tu par­
venir à te battre avec une arme que je parviens à peine à porter?»
Ketill répondit: «Je sais fort bien que cette épée n'est pas une arme
pour moi, mais je veux t'exciter d'une manière ou d'une autre.»
Le roi tint alors compagnie à Ketill. À coup sûr, il y eut là ardente
bataille et grands assauts. J>orir Bouclier de Fer se trouvait là, il frappait
des deux mains et abattait au sol maint homme. Le roi se tourna, avec
quelques hommes, contre J>orir et le combat fut rude. Le roi vit que les
choses ne pouvaient aller ainsi mais il vit aussi que Porir ne voulait pas
porter les armes contre lui et qu'il s'esquivait toujours. Il s'approcha alors
si fort de lui qu'il frappa l'homme qui se tenait devant lui, et au second
coup, il étendit le bras par-dessus les épaules de I>6rir et tua celui qui
se trouvait derrière lui. Alors, un homme tomba aux pieds du roi, lequel
trébucha et faillit tomber, ce qui fit qu'il tendit l'épée vers I>6rir dans
son effort pour ne pas tomber, mais I>6rir esquiva, s'enveloppa de ses
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 595
vêtements et peu après, le roi ne le vit plus nulle part: il avait disparu de
la bataille.
Le roi excita alors ses troupes à l'attaque, mais pour lui, il se porta
contre le roi Hâlfdan. Il devint évident alors que, où qu'il y eût bataille,
les ennemis qui survivaient fuyaient. Le roi Hâlfdan s'enfuit vers la forte­
resse avec la troupe qui avait réchappé, mais une quantité étaient tombés.
Il y avait beaucoup d'occis aussi dans les rangs du roi Hrôlfr. Le roi
ordonna à ceux de ses hommes qui étaient blessés d'aller aux bateaux.
Le roi Hrôlfr demanda à Âsmundr de l'accompagner. Ils allèrent à une
forêt, le reste de leur troupe se rendit aux bateaux.
Âsmundr dit: « Que cherches-tu dans cette forêt?»
Le roi dit: «Au plus fort de la bataille, j'ai légèrement blessé de mon
épée l'homme de grande taille qui nous a causé le plus de pertes, et c'est
lui que je voudrais bien trouver, car je pense qu'il est allé dans cette forêt.»
Asmundr dit: « Ne penses-tu pas qu'il soit mort de cette blessure, je
sais que tu devais vouloir le tuer.»
Le roi dit: « Non point, je voudrais le trouver et je le soignerais volon­
tiers si je le pouvais, car je trouverais meilleure son assistance que celle de
dix autres, tout renommés qu'ils seraient.»
Âsmundr dit: « Le plus probable, c'est que ce troll est entré dans un
rocher45 et qu'on ne le trouvera pas.»
Le roi dit: « Non, et je vais voir si on le trouve.»
Lorsqu'ils eurent marché quelque temps par la forêt, ils arrivèrent à
une clairière. Au pied d'un chêne, ils virent un homme allongé. Le sol
était tout ensanglanté autour de lui. Il était tout pâle. Ses armes gisaient
-auprès de lui.
Le roi alla à lui et dit: « Qui est l'homme qui gît ici?»
L'homme répondit: «Je te reconnais bien, roi Hrôlfr Gautreksson, tant
par la taille que par la beauté. Il me semble savoir aussi que si tu es venu
ici, c'est parce que tu dois vouloir me tuer, il se peut que tu trouves
maintes raisons à cela, mais mon nom, je ne te le cèlerai pas, on m'appelle
Pôrir Bouclier de Fer.»
Le roi dit: « Est-ce toi qui t'es battu contre nous aujourd'hui et qui as
abattu beaucoup de nos hommes?»

45. La croyance populaire est en effet bien attestée, qui voulait que toutes sortes de
créatures surnaturelles, notamment les nains, les landvœttir (version nordique du genius
locii) et, éventuellement, les trolls «entrent» dans ou «habitent» les pierres. Un passage
célèbre de la Saga de la Christianisation Ide l'Islande/ nous montre ainsi un évangélisateur
obligé d'exorciser une pierre dans laquelle« habitait» l'esprit (païen) tutélaire des lieux, dit
l'drmaôr de l'endroit.
596 Sagas légendaires islandaises

Pôrir dit: «C'est vrai, et j'aurais sans doute pu vous faire plus de mal si
je l'avais voulu; mais comme je savais que le roi Hâlfdan connaîtrait la
défaite devant toi, je ne voulais pas prendre part à cette bataille, car je
savais que l'un de nous deux s'inclinerait devant l'autre. Aussi me suis-je
dérobé de mon mieux. Je pensais que ce serait une perte irréparable pour
ton royaume si tu périssais, et c'est pourquoi je n'ai pas marché de toutes
mes forces contre toi. Ce n'a pas été de ta faute non plus si j'ai reçu cette
blessure.»
Alors le roi Hr6lfr dit: « Il faut que tu sois un homme remarquable à
l'attaque, veux-tu accepter que je te fasse trêve?»
Pôrir répondit: «Je crois que cela n'a pas grande importance à pré­
sent.»
Le roi dit: « Es-tu fort blessé?»
Pôrir dit que ce devait être une blessure légère - « pourtant, j'ai été éra­
flé par ton épée, cela m'a rendu plus roide qu'avant et je tiens que cela
m'affecte un peu. »
Le roi lui demanda de montrer sa blessure. Il ôta ses habits. Le roi vit
qu'il avait le ventre complètement déchiré et que ses entrailles n'étaient
retenues que par le péritoine.
Le roi dit: « Grande est ta blessure, à peine si tu pourras en guérir, mais
comme tes entrailles ne sortent pas, je vais me mettre en quête de remèdes
et je veux t'offrir de te soigner si tu veux te faire mon homme et m'accor­
der assistance et service.»
Pôrir dit: « S'il faut que je serve un homme, je n'en choisis nul autre
que toi, mais je ne veux accepter la vie que si tu fais trêve au roi Hâlfdan
et à tous ses hommes, car il n'a pas la force de s'élever contre vous.»
Le roi déclara que ce serait ce qu'il ferait s'il prenait pouvoir sur le roi.
Puis il nettoya la blessure, après quoi il prit une aiguille et un fil de soie et
recousit la blessure. Ensuite, il y mit tous les onguents dont il pensait
qu'ils seraient bons pour la guérison, pansa et arrangea le tout de la façon
qui lui parut le plus convenable. Alors, toute inflammation et douleur
parut s'en aller de la blessure et Pôrir sembla presque capable d'aller où il
voulait. Ensuite, ils allèrent aux bateaux et y passèrent la nuit.
Le lendemain de bonne heure, le roi Hr6lfr équipa sa troupe et se ren­
dit à la forteresse. Il n'y eut aucune résistance. On s'empara du roi Hâlfdan
et le roi Hrôlfr lui fit trêve en raison de la requête de Pôrir, en stipulant que
lui, le roi Hrôlfr, déciderait seul de toutes choses entre eux. Le roi Hâlfdan
accepta alors de donner en mariage sa fille à Ketill. Puis le roi Hrôlfr alla à
ses bateaux et fit panser les blessures de ses hommes, et inhumer sous un
tertre ceux qui avaient péri. Pour le roi Hâlfdan, il fit préparer un banquet
où il invita force gens importants de son royaume. Au moment fixé, le roi
Saga de Hr6lfr fils de Gautrckr 597

Hrôlfr vint avec tous ses gens à ce banquet, ils burent tous, joyeux et
contents, en grande amitié et bonne entente. Ce banquet dura sept nuits46
et fut fort renommé. Au cours de ce banquet, Ketill prit pour femme Alof
avec le consentement de celle-ci ainsi que de son père, qui la donna en
mariage avec beaucoup de biens en or, argent et force objets précieux. Lors
de ce banquet, le roi Hrôlfr donna à son frère tout le Gautland ainsi que le
titre de roi.
À la fin de ce banquet, le roi Hrôlfr s'en fut avec toute son escorte,
honoré de maints cadeaux par le roi Hâlfdan. Lun de ces objets de prix
était une corne magnifique qu'il appelait Hringhorn47. Elle avait la pro­
priété, lorsqu'on buvait dedans, d'émettre un son si fort qu'on l'entendait
à un mille français48 si la corne avait à annoncer une importante nouvelle.
Mais il ne servait à rien de vouloir en boire si l'on ne s'y prenait pas cor­
rectement. Il y avait un grand anneau d'or à la pointe de la corne. On
pensa que c'était là un grand trésor pour un roi. Le roi Hrôlfr n'eut de
cesse que I>ôrir s'en aille avec lui et le roi Hâlfdan trouva que c'était une
grande perte que de le laisser partir. Les rois se quittèrent en très bons
termes; le roi Hâlfdan estima que le roi Hrôlfr était le parangon des autres
rois. Tous estimèrent de grande valeur sa force et sa résolution, lui qui
avait vaincu et occis à lui tout seul douze berserkir qui pensaient qu'on ne
les réduirait pas et qui avaient toujours remporté la victoire jusque-là.

21. De Hrôlfr, roi des Irlandais

_ Régnait sur l'Irlande un roi qui s'appelait Hrôlfr. C'était un homme


important et difficile à traiter. C'était un grand sacrificateur49. Il avait une
fille. Elle s'appelait lngibjorg. C'était une femme sage et belle, et l'on
tenait qu'il n'y avait pas de meilleur parti en Irlande. Lavaient demandée
en mariage force nobles fils de rois, mais son père ne voulait pas la

46. Rappelons qu'en vieux norois, l'usage est de compter non en jours, mais en nuits et
non en années, mais en hivers.
47_ Une corne à boire, bien entendu. Son nom signifie proprement: «Corne à l'an­
neau» - la suite immédiate du texte va nous dire pourquoi. Larchéologie a retrouvé un
bon nombre de cornes ainsi ornementées. Le motif de la corne merveilleuse est assez banal
dans les sagas légendaires.
48. Um valska milu, dit le texte. Valskr (« welche») s'applique à« français», en effet. La
référence n'est pas si rare en ces époques où le Nord s'appliquait à se mettre à la mode
courtoise venue de France. Quant à la mesure exacte du « mille français», nous ne la
connaissons pas.
49. Voir blôr.
598 Sagas légendaires islandaises

marier 50 . On avait essayé, tant par les bons conseils que par la bataille,
mais le roi Hr6lfr avait tellement le don de prophétie que sa mauvaise et
méchante croyance51 faisait qu'il savait d'avance leur venue et qu'il avait
toujours une armée invincible lorsqu'ils voulaient le prendre à l'impro­
viste. Lui-même attaquait comme un vrai berserkr, il abattait maint
champion en combat singulier lorsqu'on le défiait et il était renommé
pour de telles choses si bien qu'aucun roi n'avait envie de se mesurer à lui.
Il était longtemps resté en paix, aucun roi n'ayant combattu dans ses États
parce que tous craignaient son audace.
On mentionne qu'une fois, Asmundr vint parler au roi Hr6lfr Gau­
treksson: « Il se trouve, sire, que je voudrais m'établir et prendre femme.
Mon père se fait bien vieux et c'est à moi de prendre le royaume après
lui. »
Le roi Hr6lfr répondit: « De quel côté regardes-tu, frère juré, pour
cette affaire ? »
Âsmundr répondit: « Il y a un roi qui s'appelle Hr6lfr, qui règne sur
l'Irlande, un homme éminent. Il a une fille belle et sage qui s'appelle
lngibjorg. C'est elle que je voudrais épouser, et avoir à cette fin votre force
et votre vaillance pour obtenir ce parti. »
Le roi Hr6lfr répondit: « Le roi Hr6lfr ne doit pas être inconnu de toi.
Il est tout plein de magie et de sorcellerie52 et l'on ne peut le prendre à
l'improviste. Et il fait mauvais aussi attaquer l'Irlande avec une armée
étrangère. C'est un pays très peuplé, et il y a de hauts fonds le long des
côtes en sorte qu'on ne parvient à y accoster qu'avec de petites embarca­
tions, j'ai entendu dire aussi que des hommes de grande importance ont
demandé cette fille en mariage et n'ont reçu de ce roi que honte et
déshonneur. Tu sais bien, frère juré, que les choses ne se sont pas passées
tellement bien pour nous en fait de demande de femme en mariage, il a
fallu que nous agissions par la bataille et la guerre, perdant beaucoup de
monde, et même quand les rois eux-mêmes ne veulent pas nous faire la
guerre, ce sont les femmes en personne qui entreprennent de se battre

50. C'est le lieu de signaler l'un des caractères les plus constants des sagas légendaires:
le retour, à l'intérieur du même texte, de motifs identiques traités d'ordinaire de manière
assez semblable. Celui de la femme qui ne veut pas se marier ou que son père refuse de
marier est quasi banal dans la présente saga!
51. Sa foi (mot pour lequel le vieux norois n'a pas d'équivalent) païenne, donc. N'ou­
blions pas que les sagas, d'une part sont en règle très générale, le fait de clercs chrétiens,
d'autre part ont vu le jour plusieurs siècles après la christianisation officielle de l'Islande.
52. Nous avons ici la paire dûment allitérée (ce qui peut passer pour un gage d'anti­
quité) galdr ok g@rning qui renvoie effectivement à magie, la première incantatoire, la
seconde plus «factuelle», sans doute!
Saga de Hrôlfr fils de G11utrekr 599
contre nous par toutes sortes d'artifices. Et donc, nous avons chose plus
facile à faire que de nous en prendre au roi Hr6lfr. Je crois que les Svfar, les
Gautar et les Danes sont d'un avis semblable, il leur paraît judicieux de
cesser ces ennuis et ces guerres et de renoncer à de si grandes pertes éte'
après été. »
Âsmundr découvrit donc que le roi se dérobait fort et énumérait tous
les empêchements de faire ce voyage. Il savait aussi que le roi des Irlandais
était difficile à traiter et qu'il avait honteusement malmené ceux qui
avaient demandé à entrer dans sa famille. Pourtant, Asmundr n'avait
envie de rien d'autre, il en parlait constamment au roi, lui demandant de
lui donner du renfort, même s'il ne voulait pas y aller lui-même, et de le
conseiller. Le roi disait considérer que cela aboutirait à yeu de chose si ce
n'était qu'il y perdrait d'autant plus de monde. Quand Asmundr vit que le
roi était ferme sur ce point et qu'il ne voulait pas se laisser persuader de ce
qu'il demandait, il pria la reine de se faire l'interprète de son affaire et lui
dit sa volonté, puis il lui dit ses entretiens avec le roi.
La reine déclara qu'elle ferait volontiers à son gré en tout ce qui était en
son pouvoir - « mais sur cette requête que vous faites, je puis moins que
tout intervenir, car je ne vois pas les conseils à donner qui pourraient
accroître votre renom et votre honneur étant donné qu'il s'agit de s'en
prendre à un roi aussi mauvais que l'est Hr6lfr, roi des Irlandais, car c'est
un roi dur et de méchante nature. C'est bien ce que voit le roi Hr6lfr Gau­
treksson, lui qui est sage et prévoyant et qui devine de fort près les choses. »

22. Hrol.fr se prépare à faire le voyage d1rlande

On mentionne qu'une fois, le roi Hr6lfr et la reine étaient en conver­


sation. Elle demanda s'il repoussait l'idée de faire le voyage d'Irlande avec
Âsmundr, son frère juré. Il dit que oui.
Elle dit: « Tu fais mal, car je ne sais pas d'homme qu'il te serait plus
honorable d'aider que lui. Il t'a secondé longtemps et t'a servi courtoise­
ment, étant à tes côtés en mainte expédition dangereuse et endurant avec
toi bien et mal. Il s'est toujours révélé le plus vaillant des hommes. »
Le roi dit: « Nos demandes en mariage ne se passent pas si facilement,
même s'il ne s'agit pas d'avoir affaire à de maudits individus comme
Hr6lfr, roi des Irlandais. Nous allons mettre un terme à ces requêtes en
mariage, et d'ailleurs, qu'as-tu en tête qui soit de nature à promouvoir
notre cause, pour presser si fort de faire ce voyage?»
Elle déclara qu'elle n'avait pas de conseil à donner, que cela réussirait
surtout « selon ta chance et tes prévisions, sire, si tu effectues ce voyage. Je
600 Sagas légendaires islandaises

conseille de ne pas emmener une grande troupe pour ce voyage. Je veux


que Ketill et lngjaldr restent ici et que vous n'emmeniez pas de troupes
venant de leurs États, car ils trouveront pénible cette levée de troupes.
Pour I>6rir Bouclier de Fer, je veux qu'il reste ici pour défendre le pays
pendant que tu seras parti. Mais Âsmundr et toi vous partirez et n'aurez
pas plus de dix bateaux avec cent hommes de troupe sur chacun, le dreki
sera le onzième. Je crois savoir que, si vous tardez à revenir, Ketill et
lngjaldr ne resteront pas inactifs. Il me semble probable aussi que vous
serez vengés en cas de besoin, si des hommes comme eux survivent.»
Le roi Hrolfr dit alors à Âsmundr: « Puisque, frère juré, je fais ce
voyage avec toi, quel qu'il soit, tu vas faire une chose. On me fait savoir
que ton père a une fille fort belle qui s'appelle Margrét. Tu vas me charger
du soin de la marier. »
Âsmundr déclara qu'il acceptait volontiers, qu'il faisait confiance au
roi pour veiller à la chose mieux que lui-même.
Après cela, ils entreprirent de faire ce voyage, et à la mi-été, ces bateaux
étaient tout équipés ainsi que les troupes qui devaient accompagner le roi.
I>6rir voulait faire ce voyage mais le roi refusa. I>6rir déclara qu'il ferait les
voyages qu'il lui plairait dès que le roi serait parti, mais qu'il ne serait pas
en compagnie du roi, à moins que ce dernier le veuille, et il lui déplaisait
fort de ne pas être maître de ses voyages. Le roi lui demanda de s'occuper
du gouvernement du pays et de la direction du royaume. Porir déclara
qu'il pensait que le roi Hrolfr aurait besoin de l'assistance de bien d'autres
avant qu'il revienne de ce voyage, et ils se quittèrent en termes assez froids.
Le roi Hrolfr avait de la reine un autre jeune fils, qui s'appelait Eirekr.
Gautrekr, le fils de Hr6lfr, avait onze hivers lorsque son père quitta le pays.

23. Hrolfr reçoit une invite du roi Ella

Il faut dire maintenant que, dès qu'ils furent prêts, ils quittèrent la
Svîpj6ô et s'en allèrent à l'ouest par la mer. Ils n'eurent guère bon vent,
essuyèrent une forte bourrasque et des vents contraires. Il faisait très
sombre, ils eurent bien du mal, mouillèrent longtemps au large d'îles et de
promontoires, rencontrant constamment des vikings. Leurs démêlés allè­
rent de telle sorte que le roi Hrolfr remporta toujours la victoire.
On dit que vers la fin de l'été, ils arrivèrent en Angleterre. Régnait
alors sur l'Angleterre le roi Ella. C'était un roi puissant et renommé et
lorsqu'il apprit l'arrivée du roi Hrolfr Gautreksson, il envoya des hommes
le trouver et l'inviter à un banquet avec autant d'hommes qu'il le vou­
drait. Le roi Hrolfr fit part de cette invite à ses hommes et demanda quelle
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 601

envie ils avaient d'aller à ce banquet. Ils le prièrenc d'en décider. Le roi
déclara qu'il avait l'intention d'y aller et s'équipa avec une centaine
d'hommes.
On dit que le roi Ella possédait un animal. Il était si cruel et sauvage
qu'il n'épargnait rien de ce qu'on lui indiquait. Il était à la fois grand et
fort. C'était un lion. On l'avait apprivoisé de telle sorte qu'il ne faisait de
mal à personne en dehors de ceux qui manifestaient de l'opposition au
roi et qu'il voulait alors lui désigner, mais il était gentil et tranquille
envers tous les hommes de la hirô du roi ainsi qu'envers tous ceux dont
le roi voulait qu'ils soient en paix et grâce. Le roi estimait que cet animal
était précieux, car dès qu'il y avait hostilités dans ses états, il faisait déta­
cher l'animal et il tuait en peu de temps une quantité d'hommes, des
centaines si nécessaire. C'était une défense si sûre du pays qu'aucun roi
ne se fiait à faire la guerre à l'Angleterre dès qu'on connaissait le com­
portement de cet animal.
On mentionne deux hommes dans la hirô du roi Ella, l'un s'appelait
Sigurôr et l'autre Barôr. Ils étaient hautement estimés. C'est eux qui
avaient la garde de cet animal; on l'attachait solidement chaque jour avec
des chaînes de fer. Ces frères étaient des hommes fort tyranniques et plu­
tôt malintentionnés.
Lorsqu'ils apprirent que le roi Hrôlfr était invité avec son escorte,
Sigurôr dit: « Quel parti prendre pour que ce roi que tout le monde loue
tellement perde son honneur, car il me semble mauvais de savoir que
notre roi l'honore tant soit peu.»
Barôr répondit: «Je suis d'avis surtout d'aller dans la forêt où passera
leur chemin en emmenant avec nous la bête du roi, et nous la détacherons
lorsque nous les verrons arriver. Ce roi n'a pas de capacités si hautes qu'il
puisse vaincre l'animal, c'est plutôt le lion qui le tuera. Ce serait bien fait
pour lui et je le voudrais bien.»
Ils allèrent donc avec l'animal dans la forêt et s'y cachèrent jusqu'à ce
qu'ils voient venir le roi Hrôlfr. Auparavant, ils avaient drogué la bête avec
du vin et des boissons fortes de toutes sortes. Puis ils détachèrent l'animal
et le laissèrent courir, pour eux, ils se cachèrent.

24. Hrôlfr tue le !ion

Il faut parler maintenant du roi Hrôlfr. Il monta à terre avec cent


hommes et pensait aller trouver le roi. Il y avait peu de temps qu'ils mar­
chaient quand ils entendirent dans la forêt des craquements et un bruit
affreux.
602 Sagas légendaires islandaises

Asmundr prit la parole: « Sire, dit-il, quel est ce vacarme que nous
entendons?»
Le roi ordonna de s'arrêter et de réfléchir à ce que devait être ce bruit,
mais personne n'était capable de le discerner si ce n'est qu'ils trouvaient
qu'il était affreux et énorme.
Le roi dit: «J'ai entendu dire que le roi des Anglais possède un animal
très grand et cruel et difficile à traiter. Il se peut que tout ne soit pas fait en
toute confiance vis-à-vis de nous. Je veux que vous vous arrêtiez ici, pour
moi, j'entends que Asmundr et moi nous avancions pour découvrir ce
que c'est que ce bruit.»
C'est ce qu'ils font et quand ils ont marché un petit moment, ils voient
l'animal qui s'ébat dans la forêt. Le lion montre sa force, il enroule sa queue
autour des chênes et les arrache avec leurs racines. Puis il les saisit entre ses
griffes et les jette en l'air comme lorsqu'un chat joue avec des oiseaux.
Asmundr dit: « Pourquoi ce monstre se comporte-t-il ainsi?»
Le roi dit: «Je crois que l'animal doit être hors de sens et qu'on l'a
affolé en le faisant boire.»
Asmundr dit: «Je vois que nous ne parviendrons jamais à avancer à
cause de ce démon.»
Le roi dit: « Nous allons prendre un autre parti. Il y a ici en dehors du
chemin une haute souche. La forêt y est dense. Tu vas monter sur cette
souche et y rester. Je vais me servir de toi comme d'appât pour attirer la
bête et je me cacherai à proximité. Quand l'animal se précipitera sur toi,
tu sauteras dans la forêt et moi, je verrai si je parviens à l'avoir. Il peut se
faire, je pense, que l'animal se prenne dans les arbres, car la forêt est très
dense. Tu vas grogner le plus fort que tu pourras, comme un porc, car le
lion ne peut absolument pas supporter d'entendre cela, c'est la seule chose
qu'il craigne, à ma connaissance. Telle est sa nature 53 .»
Asmundr fit comme le roi le demandait.
Tout se passa selon ce que le roi avait mentionné: dès que l'animal vit
l'homme, il bondit sur lui avec violence et cruauté, progressant entre les
chênes. Asmundr fit ce qu'on lui avait conseillé, grognant le plus fort qu'il
put. En entendant ce bruit, l'animal s'arrêta et se mit la tête entre les
pieds, pressant les pattes sur ses oreilles aussi fort qu'il le put pour ne pas
entendre le grognement du porc. Le roi Hr6lfr bondit alors, assena un
coup de son épée et mit en pièces l'échine de l'animal en avant des
hanches: l'animal mourut sur place immédiatement.

53. On ne sait d'où l'auteur peut bien tenir cela! Mais l'Islande a connu et traduit deux
versions du Physiologus de Philippe de Thaon (XII' siècle) et ce genre de « connaissances
scientifiques» n'était pas inconnu.
Saga de Hrôlfr fils de Gautrekr 603
Ce que voyant, les frères, Sigurôr et Barôr, coururent à la halle le plus
vite qu'ils purent, dire au roi Ella cet événement inouï: comment le roi
Hr6lfr avait tué l'animal que l'on croyait invulnérable. Le roi demanda
comment cela s'était produit et ils lui dirent comment le tout s'était passé.
Le roi fut extrêmement fâché contre eux pour leur intervention, disant
qu'ils n'étaient pas de taille à se mesurer à la bonne chance du roi Hr6lfr.
Il les fit mettre aux fers tous les deux, et il alla en personne au-devant du
roi Hr6lfr avec une grande troupe, disant qu'il était probable que le roi
Hr6lfr croyait que ce que ces hommes avaient entrepris avait été fait sur
ses conseils maléfiques.
Après l'exécution du lion, Asmundr et le roi Hr6lfr étaient revenus
vers leurs hommes, et le roi Hr6lfr dit: «Nous allons poursuivre notre
voyage comme nous en avions l'intention, car je pense que cela a été fait
sur le conseil du roi Ella, je présume qu'il va être très éprouvé de la perte
de l'animal, et je veux la lui dire moi-même.»
Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils sortent de la forêt et aperçurent une grande
foule venant au-devant d'eux. C'étaient des gens bien armés. Ils estimè­
rent qu'il allait y avoir hostilités.
Alors, le roi Hr6lfr dit: «C'est de deux choses l'une: ou bien ce roi est
plein de fausseté et ruse et il a déjà résolu de nous trahir par une action
infâme, ou bien ce n'est pas son idée, ce sont de mauvais hommes qui se
sont chargés de cela et qui ont fait cela pour nous mettre en désaccord, et
c'est ce que je croirais volontiers. Soyons braves et marchons hardiment
contre eux, ne laissons paraître nul signe de crainte, qu'ils nous veuillent
du bien ou du mal, et s'il est nécessaire, mourons avec honneur plutôt que
de vivre dans la honte54. »
Ils endurcirent leur courage et souhaitèrent tous les malheurs possibles
à celui qui ne ferait pas de son mieux. Ils avancèrent, leur troupe en ordre
de bataille. Hr6lfr allait au milieu de ses rangs, ayant dégainé l'épée qui lui
venait du géant: tous, ils avaient l'allure martiale.
Ce que voyant, le roi Ella fit brandir le bouclier de paix et chevaucha
personnellement au-devant du roi Hr6lfr, il lui fit bel accueil et renouvela
l'offre qu'il avait faite au roi Hr6lfr. Quand celui-ci vit le comportement
amical du roi Ella, il accepta l'invitation et ils allèrent tous ensemble à la
forteresse: la meilleure des réceptions y avait été préparée ainsi qu'un très
beau banquet. Les rois se mirent à parler.
Le roi Hr6lfr dit: «Je veux te faire savoir que nous avons provoqué
grande perte à ton égard par le fait que j'ai tué une bête dont on me dit

54. Cette formule qui revient, telle quelle ou à peu près, dans un très grand nombre de
textes, résume assez bien l'éthique héroïque des sagas et autres textes norois.
604 Sagas légendaires islandaises

que tu dois tenir la perte pour très grande. Mais j'ai considéré que j'avais
à défendre ma vie, c'est pour cela que nous avons fait cela, non par hosti­
lité envers toi. Mais tout ce que tu tiendras pour une offense en cela, je
veux le compenser de sorte que cela te satisfasse. »
Le roi Ella répond: « Tu montres en ceci, comme en maintes autres
choses, une véritable sagesse en offrant des compensations pour ce qu'il
reviendrait à d'autres de compenser. Mais en raison du fait que tu n'attri­
bues pas cela à notre malhonnêteté, je veux soumettre à ton jugement et
châtiment les hommes qui ont été la cause de cela. » Il fit ensuite chercher
les frères, Sigurôr et Barôr. Ils furent amenés tous les deux, liés, devant lui et
ils dirent eux-mêmes leur complot. Après cela, le roi Ella demanda au roi
Hr6lfr de juger leur cause ou de dire quelle mort il voulait qu'ils subissent.
Le roi Hrôlfr répondit: « Toutes les infractions aux lois que commet­
tent tes hommes, c'est à toi, sire, d'en juger, mais si tu veux faire selon mes
prières, je voudrais que tu leur laisses la vie et qu'ils s'en aillent de ton
royaume: qu'ils aient cela en punition de leur infidélité. »
Le roi Ella dit: « Il est vrai tout de même que peu de rois sont sem­
blables à toi par la magnanimité, et l'on va faire à ton gré. »
Le roi les fit relâcher, leur fournit un bateau et un peu de biens, et ils
quittèrent le pays et ils sortent de cette saga.
Après cela, les rois eurent un entretien, le roi Ella s'enquit du voyage
du roi Hrôlfr, et celui-ci lui dit tout, selon ce qui avait été envisagé. Le roi
Ella dit que c'était là un voyage plutôt désespéré, il dit que Hrôlfr le roi
des Irlandais était passablement rude et difficile à traiter, il pria le roi
Hrôlfr de ne pas envisager ce voyage cet été-là, lui offrant de loger chez lui
avec cent hommes, le reste de ses troupes logerait là en Angleterre, près de
lui: cette offre, le roi Hr6lfr l'accepta. Le roi Ella se chargea de tous les
arrangements et des frais. Le roi Hrôlfr siégea donc en Angleterre avec
toute sa troupe, en grande joie. Le roi Ella les traita avec grande hospita­
lité. Un certain temps s'écoula.

25. De Hr6lfr et de la vieille

On raconte que le roi Hr6lfr et Asmundr déambulaient par la ville, un


jour, pour se divertir, et lorsqu'ils voulurent revenir à la halle, une vieille
vint à eux. Elle marchait avec deux bâtons.
La vieille redressa les narines et dit: « Qui sont ces dignes hommes? »
Ils se présentèrent.
La vieille dit: « Est-ce là le noble roi Hr6lfr Gautreksson, heureuse
suis-je de l'avoir rencontré. »
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 605

Le roi dit: « Que voulais-tu au roi Hr6lfr?


- Il me semble que c'est comme on le dit: tu es le plus beau et le plus
courtois des rois, et en toutes choses le parangon des autres rois. J'espère
recevoir de toi et de tes conseils quelque bien. »
Le roi demanda ce dont elle avait besoin. Elle répondit: « Je ne possède
pas grand-chose, je suis seule dans une maison avec ma fille qui s'occupe
de moi, c'est, de toutes les femmes, la plus belle à voir, mais maintenant
elle est pire envers moi que personne parce qu'un homme essaie de la
séduire. Cela va fort contre mon gré. Elle n'a cure de personne en dehors
de lui. C'est un homme grand et de belle apparence mais il ne me plaît
pas. Je voudrais, sire, que vous veniez parler à cet homme, il fera selon
votre parole et cessera de séduire ma fille.»
Le roi Hr6lfr répondit alors: « Certes, la vieille, je viendrai le trouver
un de ces jours.»
Alors, la vieille leur indiqua le chemin de sa maison. Ensuite, le roi alla
à la halle et quelques jours passèrent.
Un jour, le roi dit à Âsmundr que l'occasion était belle d'aller rendre
visite à la vieille.
Âsmundr répondit: « Je crois que c'est une méchante vieille, et trom­
peuse, et elle ne me plaît pas.»
Le roi dit qu'il était nécessaire que cet homme ne lui vaille pas de diffi­
cultés. Âsmundr déclara qu'il n'avait cure que l'homme ait les deux
femmes. Après le repas, ils allèrent à la maison de la vieille. La salle était
petite. Une femme, belle et jeune, était assise sur l'estrade55. Était assis
auprès d'elle un homme grand et de bonne allure. Il était tout armé et par­
l_ait à la femme. La vieille était assise dans un coin de l'estrade et portait un
manteau ainsi qu'une méchante chasuble. Ils firent tous bel accueil au roi.
Quand la vieille s'aperçut que le roi était venu, elle se leva d'un bond et
empoigna ses deux béquilles puis s'avança et dit: « Je te prie, sire, de laver
ma honte et de tuer ce méchant homme qui m'a soumise à si grande
épreuve qu'il a abusé et séduit ma fille. »
Le roi dit: « Ne t'emporte pas ainsi, ma bonne vieille, il se peut que tu
obtiennes satisfaction même si nous prenons les choses à loisir.
- Non, dit la vieille, ils m'ont tellement éprouvée avec cette affaire
que je ne peux plus supporter que cela dure alors que j'ai un espoir de
soutien. »

55. La maison «viking» avait un sol de terre battue sur lequel on posait un plancher
amovible. Les bancs dont on a déjà parlé couraient le long des murs longitudinaux. Au
fond de la salle principale - celle dont il est question ici - ce plancher était surélevé pour
former une sorte d'estrade ou pallr: c'était l'endroit oü se tenaient les femmes.
606 Sagas légendaires islandaises

La vieille leva une de ses béquilles et voulut frapper cet homme sur
l'oreille. Celui-ci brandit son bouclier sous le coup, mais la vieille avait
donné un coup si fort que son bâton se brisa.
Le roi Hrôlfr s'empara de la vieille et dit: «Je suis venu te trouver parce
que c'est moi qui vais maintenant m'occuper de tes affaires.» Il l'assit à
côté de lui. Le roi demanda: « Qui est cet homme qui tient querelle à la
vieille?»
Il répondit: «Je m'appelle Grîmr.
- Quelle sorte d'homme es-tu? dit le roi.
- Mon père s'appelle l>ôrir. C'est un bôndi et il habite le village tout
près d'ici.»
Le roi dit: « Tu es un bel homme, quelle est la fréquence de tes venues
à la maison de la vieille?»
Il dit qu'il venait souvent. Le roi dit: « Cette vieille est venue se lamen­
ter devant moi, elle pense que tu parles beaucoup trop à sa fille. Elle
estime que sa fille ne gagne pas assez pour ce qu'elle travaille et elle dit que
c'est leur seule source de revenus à toutes les deux. Je veux te demander de
cesser de mettre ainsi à l'épreuve la vieille. Ce n'est pas grand-chose pour
toi et il n'y a pas de renom à l'éprouver ainsi. Je suis reconnaissant de ne
pas avoir besoin de faire davantage que de t'en persuader. Je t'offre d'exau­
cer en échange d'autres prières.»
Grîmr dit: «J'avais pensé n'introduire aucun changement dans mes
venues ici, peu importe celui qui serait intervenu, mais sur ta prière et
selon ta volonté, je vais faire ce qui te plaira le mieux. Il faudra du temps
aussi pour qu'un homme plus noble que toi me fasse une requête. Je ne
différerai pas non plus pour te faire une requête en échange. C'est que tu
me prennes dans ta hirô et que j'aille avec toi cet été. Je suis curieux de
faire mes preuves. Je n'ai jamais encore pris part à une bataille.»
Le roi dit: «Je t'accorderai cela, en vérité. Tu me fais bonne impression
et tu as l'air d'avoir bonne chance. Viens nous rejoindre cet été.»
Et Grîmr sortit aussitôt, et ils se quittèrent dans les meilleurs termes.
Alors, la vieille se leva et remercia le roi de son intervention. Elle dit: « Y
a-t-il roi plus obligeant que toi? Et connais-tu quelque chose pour soigner
la vieillesse, cher sire?»
Le roi répond: « Non, je ne connais rien, et je ne sais pas ce que cela
peut être.»
Âsmundr dit: « Souvent on trouve dans la maison de l'homme du
peuple ce qui ne se rencontre pas chez le roi. Moi, je saurai, la vieille, te
guérir de la vieillesse si tu veux accepter cela de moi.»
Elle déclara qu'elle voulait bien - « et est-ce que tu fais cela alors que je
suis au lit?»
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 607

Il répondit: « Viens chez moi, je ferai comme il me plaira.»


La vieille rejeta sa béquille et alla chez Asmundr. Il tenait à la main une
cognée. Il demanda à la vieille de se pencher. C'est ce qu'elle fit, pensant
qu'il voulait lui parler à voix basse. Alors, Asmundr fit voler sa hache sur
le cou de la vieille, en sorte qu'elle emporta la tête.
Il dit: « Voilà, je t'ai guérie de la vieillesse.»
Le roi Hrolfr n'avait pas fait attention à leur conversation et il regarda
lorsque la tête vola. Il en fut tellement fâché qu'il s'en fallut de peu qu'il
ne se précipite sur Asmundr, disant que c'était là une action si mauvaise et
inouïe que jamais ils ne remédieraient au blâme et à la honte d'avoir tué
une vieille pauvresse en pays inconnu. Asmundr trouva étrange que l'on
soit fâché de pareille chose. Ils furent fort en désaccord là-dessus, puis ils
se rendirent à la halle.
Lorsque l'on se fut mis à table, le roi Ella découvrit que le roi Hrolfr
n'était pas de bonne humeur, et il demanda aussitôt de quoi il s'agissait.
Le roi Hrolfr lui dit les choses comme elles s'étaient passées et déclara que
c'était très grande malchance.
Le roi Ella le pria de ne pas dire cela - « car c'était la pire des vieilles et
la plus sinistre, toute pleine de ruses et de trahisons, et il vaut beaucoup
mieux que nous soyons débarrassés d'elle.»
Asmundr dit qu'il n'avait jamais vu le roi Hrolfr aussi fâché pour une
petite cause56.

26. Des calomnies des jarls

On dit que certains hommes de haut rang, en Angleterre, se mirent à


calomnier le roi Hrolfr Gautreksson auprès du roi Ella, disant qu'il était
prêt à comploter contre lui. Étaient à la tête de ce mauvais dessein deux
jarls, avec beaucoup d'autres puissants hommes. Ils disaient que le roi
Hrolfr avait l'intention de s'emparer du royaume par tous les moyens dis­
ponibles. Le roi Ella ne voulut pas le croire, et pendant quelque temps, ils
représentèrent cela au roi en secret. Le roi continua de se conduire joyeu­
sement comme avant envers le roi Hrolfr, disant que c'était là un très
grand mensonge. Il se fit pour finir que le roi eut des soupçons, car ils

56. On fera remarquer, sans développer, que tout cet épisode rappelle fortement sem­
blables scènes telles que contées par les vitœ latines dont on sait la faveur qu'elles connu­
rent en Islande aux XII" et XIIIe siècles. Il suffit, notamment, de parcourir les livres de
miracles (jarteinabœkr) attribués aux trois saints évêques d'Islande pour trouver force épi­
sodes similaires !
608 Sagas légendaires islandaises

soutinrent cela par de nombreux faux témoignages. On découvrit alors


bientôt que l'humeur du roi changeait et qu'il battait froid au roi Hr6lfr,
en comparaison de ce qui s'était trouvé. Le roi Hr6lfr n'y prit pas garde et
un certain temps s'écoula encore.
Un jour, les jarls vinrent parler au roi Ella et lui représentèrent ce com­
plot. Le roi répond: « Puisque vous pensez trouver cet homme coupable de
trahison envers nous, je vous donne la permission de lui infliger la puni­
tion qu'il mérite, mais comme le roi Hr6lfr est ici sur notre invitation, je
ne suis pas d'humeur à l'attaquer tant qu'il n'aura pas été convaincu de tra­
hison contre nous, et je me tiendrai à l'écart de vos démêlés.»
Le roi parlait de la sorte parce qu'il les soupçonnait de mentir. Les jarls
déclarèrent qu'ils ne demandaient pas davantage du roi. Puis ils fixèrent
une réunion sur le moment où ils attaqueraient le roi Hr6lfr, disant qu'ils
s'en prendraient à lui à la fois par le feu et par le fer. Le roi les pria, donc,
de faire comme il leur plaisait. Et le soir même où l'on attendait les jarls,
le roi Ella fit servir généreusement à boire et se fit des plus joyeux envers
le roi Hr6lfr. La plupart s'enivrèrent comme il faut. Le roi Hr6lfr buvait
toujours le moins lorsque d'autres étaient le plus ivres. Il dormait avec ses
hommes dans un pavillon séparé. Il avait coutume d'aller se coucher tôt,
et c'est ce qu'il fit ce soir-là.
Le roi Ella dit: « Roi Hr6lfr, tu es resté dans notre royaume un
moment. Nous avons toujours considéré ta conduite et celle de tes
hommes avec vos bonnes mœurs et vos manières courtoises jour après
jour. Je veux maintenant dormir cette nuit dans votre logis et considérer la
conduite de tes hommes aussi bien de nuit que de jour. »
Le roi Hr6lfr répond: «C'est ton droit, si tu veux avoir cette humilité,
et nous acceptons avec reconnaissance.»
Lorsque les tables furent enlevées, le roi Ella alla avec le roi Hr6lfr au
pavillon, ils se couchèrent et s'endormirent rapidement.
Lorsqu'ils eurent dormi un bref moment, le roi Hr6lfr fut réveillé par
une grande clameur dehors, du tumulte et un fracas d'armes. Ensuite, on
mit le feu au pavillon.
Le roi Hr6lfr ordonna à ses hommes de se réveiller et de s'armer - « on
nous a fait cette grande trahison que le roi Ella doit dormir ici auprès de
nous en ce péril, car ces hommes doivent penser que c'est à nous qu'ils ont
affaire, et il est mauvais qu'un si bon et juste roi doive payer pour nous.»
Le roi Hr6lfr voulut réveiller le roi et n'y parvint pas. Il dormait si
ferme qu'il ne se rendit pas compte de ce vacarme.
Le roi Hr6lfr dit: « Ici, il faut se décider vite, avant que cette maison ne
brûle sur nous. Nous allons arracher les poutres des bancs et les enfonce­
rons dans la cloison afin qu'elle cède.»
Saga de Hrolfr fils de C:autrckr 609
Le roi désigna les hommes qui étaient les plus forts, il fit lever le roi
Ella tout habillé pour le porter dehors ainsi et le mener à son propre lit -
« et faites la plus grande attention à tout ce qui concerne le roi, car il y va
de notre honneur.»
Lorsqu'ils arrivèrent dehors, ils virent qu'il y avait là une grande quan­
tité d'hommes. La bataille la plus rude éclata aussitôt. Quand le roi Ella
fut sorti, il cria, ordonnant aux gens de ne plus se battre. Ensuite, il dit au
roi Hrolfr ce qui s'était passé, disant que dans une certaine mesure, cela
avait été fait avec son conseil et demandant au roi Hrolfr de lui pardonner
ces façons de faire, mais il dit qu'il ferait tuer ceux qui avaient fomenté
cette calomnie. Le roi Hrolfr dit qu'il ne fallait pas les tuer pour cela. Cela
le rendit extrêmement populaire auprès des Anglais.
Les rois reprirent leur amitié. Le roi Ella donna au roi Hrolfr une hospi­
talité encore meilleure qu'avant, car maintenant il estimait avoir éprouvé
qu'il n'avait pas son pareil en fait de loyauté. L'hiver s'écoula et l'été arriva.

27. Hr6/fr vainc le berserkr Hdrekr

Un matin de bonne heure, le roi Hrolfr sortit de son lit et s'en fut, tout
seul, à très peu de distance du pavillon. Il n'avait pas beaucoup d'habits
mais il n'allait nulle part, que ce fût de nuit ou de jour, sans prendre l'épée
qui lui venait du géant. Le roi regarda alentour et quand il voulut se
rendre au pavillon, il vit un homme chevauchant à toute allure, bien
armé, pas très grand et pourtant très vif. En voyant le roi, il prit dans cette
direction, il avait déjà vu le roi Hrolfr, descendit de selle et le salua poli­
ment. Le roi lui rendit ses salutations et demanda qui il était. Il déclara
s'appeler l>orôr et posséder une propriété plus loin vers l'intérieur des
terres. Le roi demanda où il voulait aller.
l>orôr répondit: «Je n'ai pas l'intention d'aller plus loin, maintenant
que je vous ai trouvé.»
Le roi demande: « Pour quelle raison viens-tu me voir?»
Il répondit: «Je suis fort embarrassé. Il y a trois hivers, un homme est
venu me trouver, qui s'appelle Hârekr, si l'on peut appeler cela un
homme, car il n'est pas différent d'un troll. C'est un très grand berserkr et
un homme fort injuste. J'ai une sœur qui s'appelle Gyôa et qui est un
excellent parti. Cet homme voulait faire de ma sœur sa concubine, mais je
n'ai pas voulu. Alors, il m'a provoqué en duel et j'ai accepté. Je vois main­
tenant que je ne suis pas en mesure de me battre contre ce géant 57. J'ai

57. Il y a ici une inconséquence majeure, bien difficile à élucider. Le texte porte flagô*.
610 Sagas légendaires islandaises

entendu parler, sire, de vos nombreux actes de bravoure. Je veux vous


demander de me tirer de ce péril et de tuer ce berserkr.»
Le roi dit: « Te voilà dans une mauvaise passe et je vais certainement
trouver cet homme, je vais entrer prendre mes armes et mes habits.»
I>ôrôr dit: « Impossible. Il va falloir que vous y alliez sur-le-champ,
habillé comme vous l'êtes. Je crains que le berserkr soit venu. Il va me
croire tellement couillon que je n'ose pas l'attendre, et il emportera ma
sœur. Montez, sire, sur ce cheval et prenez ces vêtements et ces armes.»
Il les mit aussitôt à sa disposition au plus vite. Il se fit que le roi monta
en selle et chevaucha et I>ôrôr courut devant le cheval. Tout cela se passait
à l'intérieur du pays.
Lorsqu'ils arrivèrent à la ferme de I>ôrôr, Hârekr n'était pas arrivé. Le
roi vit que c'était une excellente ferme. Ils allèrent à la salle, on avait pré­
paré un haut siège pour le roi. Il y avait là beaucoup d'hommes. Gyôa lui
parut des plus belles. Ils avaient siégé un moment lorsque Hârekr arriva
avec onze autres hommes, ils étaient des plus arrogants et demandèrent si
I>ôrôr était prêt pour le duel.
Il répondit: «J'ai trouvé un homme pour me remplacer comme il a été
stipulé entre nous.»
Hârekr demanda qui avait la hardiesse de s'offrir à l'affronter. I>ôrôr lui
dit que c'était le roi Hrôlfr Gautreksson.
Hârekr dit: «J'ai entendu mentionner le roi Hrôlfr, il y a peu de rois à
présent qui le surpassent pour la bravoure et les exercices et talents de
toutes sortes. Il est beaucoup plus équitable que nous en décousions entre
nous. Il me semblerait de peu de valeur que de marcher contre toi, I>ôrôr,
et c'est le moment, roi Hrôlfr, de se lever si tu veux risquer ton honneur
contre mes armes.»
Le roi déclara qu'il pensait ne pas se mettre en grand péril en s'oppo­
sant à lui. Ensuite, ils sortirent, on jeta un manteau sous leurs pieds et le
berserkr récita les lois du duel58 . Le roi n'avait pas d'autre arme que l'épée
qui lui venait du géant. I>ôrôr tint le bouclier devant le roi59, et au pre­
mier coup, le roi fendit jusqu'aux épaules la tête du berserkr qui tomba
aussitôt, mort, au sol. I>ôrôr remercia le roi de cette victoire et lui fit d'ex­
cellents présents, car c'était un homme extrêmement riche. Le roi lui
demanda de ne pas marier sa sœur avant qu'il fût revenu d'Irlande, si le
sort le lui permettait, et I>ôrôr le promit.
Après cela, il accompagna le roi jusque chez lui. Il y avait alors grand

58. Voir hôlmanga*.


59. Pratique bien attestée, les personnages importants avaient en effet un assistant qui
portait leur bouclier devant eux.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 611

vacarme en ville. Asmundr s'était réveillé peu après que le roi était sorti de
la ville et il l'avait aussitôt cherché par toute la ville, il n'était pas de bonne
humeur. Quand le roi revint, on se réjouit énormément de le voir. Le roi
Ella demanda où il était allé. Le roi Hrôlfr lui dit tout tel que cela s'était
passé. Le roi Ella déclara qu'il avait eu grande chance, d'avoir vaincu ce
berserkr qui était le pire ·en Angleterre et qui manifestait à tout le monde
une extrême injustice, tyrannisant et pillant. Il le remercia beaucoup. À
beaucoup d'autres forfaits le roi Hrôlfr mit un terme, là, pendant l'hiver,
et se rendit en divers endroits par l'Angleterre avec le roi Ella. Il régla éga­
lement force causes qu'il revenait au roi Ella de juger, car celui-ci était fort
vieux. Tout le monde voulait faire en toutes choses comme le roi Hrôlfr
l'entendait. Il était populaire par toute l'Angleterre.

28. Pôrir Bouclier de Fer va en Irlande

Il faut reprendre maintenant le récit au point où nous nous en sommes


détourné: la reine l>ornbjorg siège en Svipjôô. Elle n'avait pas de nou­
velles des voyages du roi Hrôlfr. Douze mois s'étaient écoulés depuis qu'il
avait quitté le pays. Elle était fort inquiète de cette expédition.
On mentionne qu'un jour, I>6rir Bouclier de Fer était dans le haut
siège, dans la halle, selon son habitude, avec peu d'hommes auprès de lui.
La reine entra dans la halle, tenant à la main la célèbre corne. Elle alla se
présenter devant l>orir et le pria de boire, disant qu'il devait avoir grand
soif. l>ôrir s'émerveilla de voir apporter la corne, car il ne l'avait pas vue
depuis que le roi Hrôlfr était parti. Puis il s'étonna que la reine le serve car
elle ne l'avait jamais fait encore. I>6rir avait décrété, lorsque Hrolfr était
parti de Svipjôô, qu'il serait le meurtrier de l'homme qui lui dirait la mort
du roi Hrôlfr Gautreksson. Il se leva pour aller au-devant de la reine, lui
fit bel accueil et prit la corne, puis en but, et lorsqu'il eut bien bu, la corne
hurla fort, comme de coutume lorsque de grands événements avaient eu
lieu ou allaient venir. C'étaient, par exemple, de grandes batailles et la
mort de nobles hommes.
l>ôrir Bouclier de Fer jeta la corne, regarda, fâché, la reine, et dit: « Me
dis-tu la mort du roi Hrolfr Gautreksson? »
Elle répondit: « Non, mais j'entends que la corne t'apprend quelque
nouvelle, qu'elle soit passée ou à venir. J'ai rêvé que le roi Hrôlfr aurait
besoin d'assistance avant que cet été soit complètement passé.
- Bien! Étant donné, reine, que tu m'as fait part de ta préoccupation
et que tu es bien ennuyée pour le roi Hrôlfr, et étant donné que je lui suis
redevable de tant de bien, comme tu le sais, je vais m'en aller de ce
612 Sagas légendaires islandaises

royaume et ne pas revenir avant de savoir ce qu'il est advenu du roi Hrôlfr,
s'il est vivant ou mort. Je ne prendrai ni nourriture ni boisson tant que je
ne saurai pas ce qu'il en est et que je ne serai pas certain de ses faits et
gestes. »
Après cela, il se procura un petit bateau et quelques hommes, s'en alla
avec cela de Svi'.pjôô. Et quand il arriva en Angleterre, le roi Hrôlfr était
parti de là pour l'Irlande. Pôrir ne s'attarda pas là et voulut venir prêter
main forte au roi Hrôlfr, il alla tout d'une traite en Irlande mais pas à l'en­
droit où le roi Hrôlfr était arrivé.
Pôrir parla à ses hommes: « Vous allez m'attendre ici, je monterai tout
seul à terre. Je ne fixerai pas le moment de mon retour. Vous ne mention­
nerez mon nom à personne même s'il vous semble tentant de vous enqué­
rir de mes déplacements. Il se peut que quelque chose se produise qui ne
vous vaille pas la confiance des gens de ce pays. Vous direz que vous êtes
des marchands60 et vous vous tiendrez tranquilles jusqu'à ce que je
revienne. »
Là-dessus, Pôrir quitta, de nuit, son bateau et monta à terre, allant
loin sans se faire connaître de personne. Il se dirigea vers la résidence du
roi. Et dès qu'il estima que personne ne soupçonnait le but de son
voyage, il se mit à tuer et des hommes et du bétail. Tous ceux qui le
virent crurent que ce devait être un troll très hardi qui avait débarqué,
chacun de ceux qui y parvinrent s'enfuit, si bien que l'on ne fit pas de
résistance contre lui.

29. Hr6lfr Gautreksson prisonnier

Il faut parler maintenant du roi Hrôlfr. Dès que vint le printemps, il


rassembla sa troupe et prépara son voyage pour l'Irlande. Le roi Ella lui
offrit des troupes de son royaume, autant qu'il en voudrait. Le roi Hrôlfr
laissa son dreki et tous ses bateaux les plus gros, il prit de petits esquifs, et
nombreux. Ils partirent d'Angleterre à trente bateaux, tous petits. Grimr
vint à la rencontre du roi, comme ils en étaient convenus. Les rois se quit­
tèrent en termes joyeux. Quand sa troupe fut prête, il quitta l'Angleterre,
ils eurent bon vent et arrivèrent en Irlande. C'était tard le soir. Ils mouillè­
rent là pour la nuit.

60. On fera remarquer - sans nécessairement en tirer des conclusions péremptoires -


que la même réflexion et la même attitude sont celles de Tristan dans la Tristrams saga ok
Isondar de frère Robert, traduite du français en 1226. Voyez là-dessus la version qui en est
donnée par la Pléiade, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes.
Saga de Hr6lfr fils de (,'autrekr 613

On dit que Hrôlfr, le roi des Irlandais, était au courant de la venue de


son homonyme en raison de son savoir magique<' 1 cr <le sa sagesse, et il
avait convoqué une grande troupe.
Au matin, quand les frères jurés se réveillèrent, le roi Hrôlfr dit à
Asmundr: « Ne conviendrait-il pas de nous occuper de cette affaire de
mariage et d'entendre la réponse du roi Hrôlfr? »
Asmundr déclara qu'assurément, il en avait envie.
Le roi dit: « Nous allons agir pacifiquement, sans aucune violence ni
mœurs guerrières tant que l'on ne menace pas de nous faire la guerre.»
Le roi choisit cent hommes, ordonna au reste de sa troupe de s'armer
et de se tenir prête à tous faits de guerre s'il en était besoin, de débarquer
et de rester dans la forêt près de la ville. Le roi Hrôlfr s'en va donc jusqu'à
ce qu'il arrive près de la ville. Ils voient alors qu'une troupe se porte au­
devant d'eux, équipée comme pour la bataille. Le roi ordonna de pour­
suivre la marche. Les gens de la ville se dirigèrent au-devant d'eux et
lorsqu'ils se rencontrèrent, c'était le roi des Irlandais qui était arrivé là avec
six cents hommes.
Alors, Hrôlfr, roi des Irlandais, dit: «Je sais parfaitement, Hrôlfr Gau­
treksson, qui tu es, ainsi qu'Asmundr, ton frère juré, fils d'Ôlafr le roi des
Écossais, et je sais le but de votre venue et il n'est pas nécessaire de le pro­
clamer. Je vais, roi Hrôlfr, te donner le choix entre deux choses, étant
donné que tu es plus beau et plus noble que tout autre roi; je te permets
de rentrer chez toi avec toute ta troupe, sains et saufs, et ne reviens plus
jamais transmettre ce message, car il y en a beaucoup de plus éminents et
plus nobles qui ont sollicité ce mariage et qui n'ont rien obtenu que honte
et préjudices. Si vous ne voulez pas accepter cette offre que nous faisons,
vous partirez d'autant plus méprisés que vous vous estimez plus dignes
que d'autres hommes. »
Ce discours de Hrôlfr roi des Irlandais une fois terminé, le roi Hrôlfr
Gautreksson répondit: « Puisque tu es un roi sage et doué du don de pro­
phétie au point de connaître des choses qui n'ont pas encore eu lieu aussi
bien que les dispositions et les intentions de quiconque, je crois qu'il serait
plus prudent d'accepter cette offre. Mais comme je suis parti de chez moi
en Svîpjôèl avec quelques troupes et que j'ai promis à Asmundr, mon frère
juré, de l'assister et l'aider dans cette affaire, je ne consens pas à rebrousser
chemin en cet état et à ne pas éprouver votre force et puissance. »
Le roi des Irlandais déclara que ce choix était le pire qu'il pût faire, lui
et sa troupe. Le roi Hrôlfr fit avertir alors sa troupe, leur demandant de ne

61. Margkunnandi, dit le texte: le fait de savoir beaucoup de choses! C'est en effet de la
sorte que l'on caractérise un magicien.
614 Sagas légendaires islandaises

pas tarder pour l'assister. Le roi Hrôlfr Gautreksson pensait que le roi des
Irlandais n'aurait pas plus de monde que la troupe qu'ils voyaient et que
l'affaire était faite, mais le roi des Irlandais avait une armée en nombre
accablant, et Hrôlfr Gautreksson et ses gens ne le savaient pas. De son
côté, le roi des Irlandais ne savait pas que le roi Hrôlfr avait des troupes
dans la forêt. Le roi des Irlandais donna l'ordre d'attaquer. Le roi Hrôlfr
Gautreksson ordonna à ses hommes de se protéger et de reculer. Peu
après, des renforts arrivèrent au roi des Irlandais. Il ordonna à ses hommes
de revenir vers la ville. Nombre d'irlandais périrent avant qu'ils parvien­
nent dans la ville. Les hommes de Hrôlfr attaquaient avec grande ardeur
et pénétrèrent aussitôt dans la ville.
Quand la troupe du roi Hrôlfr fut entrée tout entière dans la ville, elle
fut attaquée de tous côtés. De part et d'autre, on se mit en ordre de
bataille. On dit que la différence de nombre était telle qu'il y avait six
Irlandais pour un Suédois. Beaucoup furent plutôt saisis de frayeur, ils
trouvèrent qu'il y avait trop de monde parmi les adversaires, tant était
grande la foule. Eclata alors une bataille à la fois rude et longue. Les Irlan­
dais attaquaient avec grande véhémence et en quantité, car ils voyaient
que leur propre chef faisait des ravages. Le roi des Irlandais tirait de l'arc
de telle sorte qu'il leur semblait voir deux flèches en même temps en l'air,
et chacune d'elles touchait son homme. Le roi Hrôlfr Gautreksson se bat­
tait d'un cœur vaillant. Tous ses hommes le secondaient bien et brave­
ment et mouraient dignes de tous éloges bien que nous ne puissions
relater la défense et les prouesses de chacun d'eux. Il apparut que beau­
coup avaient été de très grands champions. Et tant qu'ils ne furent pas
épuisés, ils abattirent au sol maint homme, ne reculant jamais même s'ils
avaient affaire à une grande différence de nombre.
Grimr, que nous avons mentionné précédemment, se fit facilement
connaître dans cette bataille. Il était à la fois agile, brave et des plus hardis
à l'attaque. Le roi Hrôlfr Gautreksson avançait avec grande férocité dans
cette bataille, frappant des deux mains avec l'épée qui lui venait du géant.
Il ne se protégeait ni de son heaume ni de son bouclier ni de sa broigne et
occit maint homme, enfonçant les rangs ennemis avec grand courage.
Pareillement progressait Asmundr, assenant de nombreux coups, et
grands, et provoquant grandes pertes dans la défense. La bataille se fit des
plus ardentes et il y eut très grande hécatombe de part et d'autre. Il arriva,
comme toujours, que l'armée locale l'emporta. Les pertes se produisirent
dans les rangs du roi Hrôlfr Gautreksson. Et lorsque les Irlandais virent
que les pertes accablaient leurs ennemis, ils attaquèrent hardiment. Alors,
il y eut hécatombe des hommes du roi Hrôlfr Gautreksson. On les atta­
quait de tous côtés en criant et en s'excitant.
Saga de Hrdlfr fils de Gautrekr 615

Quand le roi Hr6lfr vit que ses troupes périssaient si bien qu'il n'en
restait pas beaucoup, il donna l'ordre de battre en retraite vers le mur de la
ville afin que celui-ci les protège. Ses hommes dirent alors qu'ils pren­
draient la fuite pour voir s'ils atteignaient leurs bateaux. Le roi déclara
qu'il ne voulait pas s'enfuir, qu'il préférait périr là avec toute sa troupe.
Aussi n'y eut-il aucun de ses hommes pour prendre la fuite, ils périrent
tous les uns sur les autres en si grand nombre qu'il n'en restait pas plus de
douze, de plus fort blessés et extrêmement épuisés.
Alors, le roi Hr6lfr dit à Asmundr: «Il y a toutes chances, frère juré,
pour que tu doives accomplir quelque chose afin de devenir le gendre du
roi des Irlandais, comme tu en avais tellement envie. On m'a trouvé lent
et hésitant à faire ce voyage, on n'a rien épargné pour t'assister, selon nos
capacités, afin d'obtenir la fille et son douaire62 • »
Le roi Hr6lfr Gautreksson empoigna la poignée de son épée à deux
mains et en assena des coups et nombreux et grands, causant prompte
mort à plus d'un. Asmundr et Grîmr lui fournirent une excellente assis­
tance. On dit qu'ils entassèrent tellement les cadavres autour d'eux que
c'était à peine s'ils pouvaient lutter. Tous les hommes du roi Hr6lfr péri­
rent hormis Asmundr et Grîmr. Ils étaient alors fort blessés et excessive­
ment épuisés, si bien qu'ils pouvaient à peine tenir debout.
Alors, on les cerna de boucliers de tous côtés, et avant qu'ils atteignent
le roi Hr6lfr, il tua quinze hommes. Il en alla de lui comme dit le dicton:
on ne peut rien faire contre le grand nombre. On s'empara d'eux tous et
on les dépouilla de leurs vêtements et de leurs armes. Ils avaient combattu
toute la journée et une grande part de la nuit, leurs hommes étaient tous
morts, nul n'en avait réchappé, il faut dire aussi qu'ils ne s'étaient satisfaits
de rien d'autre que de fournir à leur roi la meilleure assistance qui fût. Il y
avait eu tant de morts dans les rangs du roi des Irlandais qu'il ne restait
pas plus de cinq cents hommes, et d'ailleurs tous blessés et épuisés.
Hr6lfr, roi des Irlandais, se vantait de sa victoire. Il dit au roi Hr6lfr:
«Eh bien! les choses se sont passées comme je m'y attendais: tu es battu
avec toute ta troupe. Il aurait mieux valu pour toi prendre, avec recon­
naissance, le parti qui t'était offert et conserver ainsi ta troupe saine et
sauve.»
Le roi Hr6lfr Gautreksson répond: «Tu ne mérites aucun renom pour
cela. Tu as vaincu en cette affaire plus par artifice et tromperie que par
bravoure ou vaillance étant donné la masse de gens que tu as opposés à
nos hommes, et d'ailleurs, il pourra encore se faire que cela te soit revalu.»
Le roi des Irlandais dit: «Ton orgueil a la vie longue: tu ne sais pas

62. Voir heimanfj,lgja*.


616 Sagas légendaires islandaises

bien ce qui t'attend, car il n'y a pas en ces lieux d'endroit plus répugnant
que celui où tu vas aller.»
Le roi Hrôlfr Gautreksson dit: «ï u as tout pouvoir sur nous autres, les
camarades, pour le moment. Et c'est une mort digne de vaillants hommes
que d'être décapités.»
Le roi des Irlandais dit: «D'abord, on va vous emmener dans ma salle
de réception, vous allez y mourir de faim.»
Il les fit conduire dans la cour. Là, ils virent une fosse profonde, creu­
sée dans le sol. Il fallut l'intervention de maints hommes pour y des­
cendre le roi Hrôlfr. La fosse était très profonde et s'ils avaient descendu
le roi la tête la première, il eût promptement perdu la vie, mais il arriva
debout en bas. Régnait là une grande puanteur. Il y avait en dessous des
cadavres humains. Asmundr et Grfmr également furent descendus. Le
roi les attrapa en l'air et les plaça auprès de lui. Puis on posa au-dessus de
la fosse une grande dalle de pierre que dix hommes parvenaient à peine à
mouvoir. Les hommes du roi des Irlandais s'en furent et prirent du
repos.

30. De la fille du roi

Alors, le roi Hrôlfr Gautreksson dit à Asmundr: «J'ai l'impression,


frère juré, que mon homonyme te destine cette couche-ci plutôt qu'au­
près d'Ingibjorg, sa fille, et que penses-tu de l'hospitalité qui t'est faite?»
Asmundr déclara qu'il la trouvait extrêmement mauvaise - «j'aurais
préféré être tombé mjourd'hui sous les armes de vaillants hommes que de
me trouver dans cette détresse. Ici, on a l'intention de nous faire mourir
de faim.»
Le roi Hrôlfr dit: «Parlons en hommes, frère juré. C'est comme on
dit: ce qui commence mal finit par s'améliorer63 ! Il doit y avoir encore
quelque chose de bon qui nous attend.»
Ils se tenaient, pieds nus, en tunique et en braies de lin sur des cadavres
humains.
Durant la journée, la fille du roi des Irlandais avait regardé la bataille et
elle avait vu avec quelle vaillance le roi Hrôlfr avait combattu ainsi que ses
hommes, elle s'affligeait fort qu'un si excellent roi dût si vite perdre la vie.

63. Le lecteur n'aura pas manqué de noter avec quelle satisfaction l'auteur de notre
saga prodigue les proverbes. On trouve la même attitude chez l'auteur de la Saga de
Grettir le Fort, qui n'est pas une saga légendaire. Une fois de plus, il peut s'agir d'une atti­
tude cléricale.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 617

Elle possédait un pavillon et l'habitait avec beaucoup de jouvencelles. Elle


était sage et populaire; très belle et courtoise. Elle avait une suivante64 à
qui elle faisait plus confiance qu'à toute autre personne. C'était la fille
d'un puissant homme d'Irlande, elle s'appelait Sigrfôr.
Lorsque la bataille fut terminée, elle héla la jouvencelle et dit: « Tu vas
aller à la fosse où se trouvent le roi Hr6lfr Gautreksson avec ses hommes,
et tu demanderas ce qu'il voudrait surtout que je lui accorde.»
Sigrîôr va à la fosse et appelle et demande s'il y avait quelqu'un de
vivant. Le roi répond et dit qu'il y a là trois hommes en vie.
La jeune fille dit: « La fille du roi des Irlandais m'a dit de vous deman­
der, roi Hr6lfr Gautreksson, ce que vous préféreriez qu'elle vous donne
pour vous aider.»
Le roi dit: « Le choix sera vite fait: ce que je voudrais surtout, c'est
qu'elle trouve mon épée. On la reconnaîtra facilement parmi les corps des
occis en raison de sa taille et de sa forme. J'ai pris soin, lorsque l'on s'est
emparé de moi, de la jeter le plus loin que j'ai pu parmi les morts, à l'en­
droit où leur entassement était le plus épais.»
La jouvencelle courut au pavillon, trouva Ingibjorg et lui dit ce qu'il en
était, ajoutant que ce devait un homme parfaitement stupide pour choisir,
dans la mauvaise posture où il se trouvait, ce qui ne lui servait absolument
à rien.
La fille du roi dit: « Nous avons pourtant entendu dire que le roi
Hr6lfr était le plus sage des hommes. Tu vas aller chercher cette épée.»
La pucelle déclara qu'assurément, elle n'osait pas fouiller parmi les
cadavres, y aller toute seule, de nuit, patauger dans le sang et marcher sur
les corps des hommes, elle dit que ce n'était pas une chose à faire pour
une femme. La fille du roi lui ordonna d'y aller, disant qu'elle n'en reti­
rerait aucun mal, et, excitée de la sorte, la jouvencelle y alla, très effrayée,
chercha et ne trouva pas l'épée, revint et dit que les morts marchaient de
tous côtés.
La fille du roi déclara qu'elle était peureuse et stupide de craindre des
hommes morts - « je vais y aller avec toi.»
Elles y vont donc toutes les deux et fouillent parmi les cadavres. La fille
du roi va hardiment et trouve l'épée. Elles la tirèrent derrière elles jusqu'au
pavillon.
La fille du roi dit encore à la jouvencelle: « Va à la fosse et demande au
roi Hr6lfr ce qu'il voudrait surtout que je lui accorde.»

64. Le texte dit skemmumey: proprement «chambrière» ou «camérière », que j'ai cru
devoir éviter. Soit dit en passant, nous voici une fois de plus renvoyés à l'histoire de Tristan
et Yseut, version noroise: le personnage de Bringvet.
618 Sagas légendaires islandaises

La jouvencelle y va, trouve la fos�e et demande ce dont ils ont surtout


besoin, disant qu'elles ont trouvé l'épée. Le roi dit que les choses prennent
bonne tournure.
La jouvencelle dit: « Que voulez-vous de préférence maintenant, dites­
le-moi ! »
Le roi répond: « Nous voudrions surtout des linges à mettre sous nos
pieds, il fait froid ici et il est répugnant de marcher sur des corps humains.
Je vois qu'il y a une brèche d'un côté de la dalle, on peut faire passer cela
par là.»
La jeune fille va dire à la fille du roi leur requête. Ingibjorg répond:
« Le roi Hrolfr montre encore qu'il est le plus vaillant et le plus noble des
rois. Beaucoup seraient plus impatients d'obtenir du secours s'ils se trou­
vaient à sa place, et il est mauvais que de tels braves doivent perdre si rapi­
dement la vie.»
Elle prit alors toutes les choses qui leur étaient le plus nécessaires: bois­
son et vivres, bons onguents et médicaments, vêtements et chandelles et
tout ce dont ils avaient besoin. Elle va avec la jouvencelle leur remettre ces
choses. Elles avaient pris une corde dont elles firent descendre les choses
vers eux. De la même façon, elles y descendirent l'épée du roi Hrolfr. Il
s'en réjouit grandement et les remercia en belles paroles. Puis il s'en prit
aux blessures d'Asmundr et de Grimr, ni l'un ni l'autre n'avaient de bles­
sure mortelle. Ensuite, ils se mirent à l'aise, se vêtirent puis ils mangèrent
et burent. Ils estimaient que leur condition prenait bonne tournure, mais
il y avait tout de même bien des difficultés encore.

31. Les Sviar, les Gautar et les Danir lèvent des troupes

Il faut parler maintenant de ce qui se passe en Svipjoô, Danemark et


Gautland. Porir Bouclier de Fer avait le gouvernement du pays, en Svi­
pjoô, après le départ du roi Hrolfr, comme on l'a déjà mentionné.
lngjaldr et Ketill étaient très mécontents d'être restés. Mais une fois que
Porir eut quitté la Svipjoô, la reine I>ornbjorg envoya dire à Ketill et
lngjaldr qu'ils devaient rassembler des troupes et se mettre à la recherche
du roi Hrolfr Gautreksson. Ils réagirent promptement et convoquèrent
une levée générale en Danemark et en Gautland.
La reine aussi rassembla une armée en Svipjoô. Elle prit alors bouclier
et épée et entreprit le voyage avec Gautrekr, son fils. Il avait douze hivers.
C'était le plus beau des hommes, grand et fort. À l'endroit convenu, ils se
retrouvèrent tous avec une grande armée. La reine avait le commande­
ment et la charge de leurs troupes. Ce fut une fois encore, comme d'habi-
Saga de Hrôlfr fils de Grtutrekr 619

tude: Ketill manifesta plus d'ardeur que de prévoyance ou de circonspec­


tion. Il voulait que dans cette expédition, tout se passe en même temps.
Laissons-les aller comme il leur plaît.

32. Du grand troll

Un jour, en Irlande, après que Hrolfr, roi des Irlandais, avait rassemblé
toute son armée, sachant, par sa magie, que le roi Hrolfr Gautreksson
était arrivé, alors qu'il avait maintenu ces troupes ensemble un demi-mois
avant la venue du roi Hrolfr, il y eut cet événement: un grand troll surgit
dans le pays devant la résidence du roi, si mauvais et cruel qu'il n'y avait
pas moyen de lui résister, il massacrait les gens et le bétail, brûlait les lieux
habités et n'épargnait rien ni personne, tuant tout être vivant et commet­
tant très grands méfaits: ce qui survivait s'enfuyait par les bois et les
forêts. Il arriva à la ville le matin d'après la bataille entre les rois. Hrolfr roi
des Irlandais avait passé la nuit à boire. Puis il s'était endormi ainsi que
tous ses hommes.
Au matin, alors que les hommes voulaient sortir, était arrivé aux
portes de la halle un troll d'une telle taille que personne ne pensait en
avoir vu un aussi grand. Il était complètement armé et il portait un bou­
clier de fer, si grand qu'il obstruait les portes de la halle tout entières. Ce
troll était si cruel et terrible que personne n'osait chercher à sortir et il
répandait une si grande terreur que le roi en perdit toute sagesse, capa­
cité et ruse, si bien que nul n'avait plus peur que lui-même de cet événe­
ment. On trouva cela exceptionnel et lourd de présages, qu'un
phénomène comme celui-là se produisît. Le troll fit comme s'il allait se
précipiter sur eux, n'importe quand, dans la halle. Le roi ordonna que
personne n'eût la hardiesse de s'opposer à ce troll, disant qu'il allait par­
tir bientôt. Les gens restèrent toute la journée dans l'attente de ce troll et
cela ne les amusait guère.

33. De la fille du roi et de Porir

La suivante d'Ingibjorg, la fille du roi, était allée, ce jour-là, à la halle,


et quand elle s'en approcha, elle vit ce grand troll. Elle revint au pavillon
en courant, en poussant grande clameur et en gesticulant frénétiquement.
La fille du roi demanda pourquoi elle se comportait si stupidement.
Elle dit qu'un troll était arrivé aux portes de la halle - « il ne doit y
avoir rien de pareil. »
620 Sagas légendaires islandaises

La fille du roi dit: «Crois-tu vraiment que ce soit un troll et pas un


homme de grande taille? »
Elle répond: «Il ne peut y avoir un troll semblable à celui-là, et il se
comporte de façon si sauvage qu'il n'épargnera personne si l'occasion se
présente.»
La fille du roi dit: «Ce ne doit pas être un troll, même s'il se comporte
comme tel. Il me semble possible qu'il ait le cœur cruel et qu'il estime
avoir à chercher vengeance ici. Je vais t'envoyer à la halle. Tu emporteras
de la nourriture et tu l'offriras à ce troll. Il peut se faire qu'alors il ne soit
pas aussi féroce et qu'il s'adoucisse un peu.»
La pucelle dit: «Voilà que tu parles inconsidérément en disant que
moi, petite jeune fille, je devrais aller à ce troll que personne n'ose regar­
der, alors que le roi, ton père, n'ose pas sortir, tout grand champion qu'il
soit, non plus qu'aucun de ses hommes, et ils préfèrent mourir de faim, il
faut que tu sois ensorcelée par ce monstre qui déambule par ici en plein
été et à la lumière du jour, si tu veux lui donner à manger, à lui qui veut
tuer le roi, ton père.»
Et bien qu'elle parlât de la sorte, elle n'osa pas aller à l'encontre de la
volonté de la fille du roi. Elle prit une assiette dans une main, une grande
corne65 dans l'autre. Et lorsqu'elle se fut approchée au point où elle pensa
qu'il entendrait, elle cria: «Voilà ta nourriture, troll!»
Il la regarda. Elle prit grand peur, retourna en courant au pavillon en
poussant de grands cris. Elle fit tomber la nourriture de l'assiette et ren­
versa la boisson de la corne, disant que c'était grande merveille que de
l'envoyer entre les mains des trolls - «et pour quelle raison veux-tu ma
mort?»
La fille du roi prit la parole et dit qu'elle ne voulait pas qu'elle eût du
mal ou reçût la mort à cause de ses ordres - «et il ne t'arrivera rien de mal
en cette occurrence. J'ai le pressentiment que ce ne doit pas être un troll.
Tu vas y aller une deuxième fois.»
La jouvencelle y alla, bien qu'à contrecœur, et quand elle fut si proche
qu'elle voyait parfaitement le troll, elle dit: «Veux-tu manger un peu, toi,
le grand troll?»
Il la regarda en fronçant les sourcils. Elle s'enfuit en courant et dit à la
fille du roi que maintenant, elle avait bien vu ce troll.
La fille du roi dit: «Que t'en semble de ce troll, a-t-il voulu te dire
quelque chose?»
Elle répond: «Jamais encore je n'avais vu de troll, mais il ne m'a pas
l'air aussi hideux qu'il est grand. Il est maigre et affamé comme s'il avait

65. À boire, bien entendu.


Saga de Hrôlfr fils de Gautrekr 621

eu faim très longtemps. Je m'émerveille qu'il ne mange pas les morts66 qui
gisent par toute la ville. Il peut se faire, Demoiselle, que ce soit un blen­
dingr 67 et que ce ne soit pas un troll complet, et je n'ai pas aussi peur
maintenant qu'avant.»
La fille du roi dit: « Comment ce troll est-il habillé?»
Elle répond: « Il porte un grand manteau de fourrure, si bien qu'on ne
voit ni ses mains ni ses pieds. Il a un bouclier de fer, si grand qu'il obstrue
toutes les portes de la halle. Il a une horrible lance qu'il pointe vers la halle
auprès de son bouclier.»
La fille du roi dit: « Eh bien, je vais te donner un conseil. Tu vas aller
lui offrir à manger et diras que le roi Hr6lfr Gautreksson est en vie, vois
alors ce qui se passera.»
Elle alla donc, beaucoup plus hardiment qu'avant, et quand elle fut
tout près de lui, elle tendit l'assiette en disant: « Mange ta nourriture,
troll, Hr6lfr Gautreksson est en vie. »
Il la regarda gentiment, tendit la main vers l'assiette, mangea et but68.
Elle vit qu'il avait très faim, toutefois, il ne mangeait pas comme un
esclave69, et quand il fut repu, elle s'en alla. La nuit s'avançant, elle dit à la
fille du roi ce qui s'était passé et aussi comment il avait pris l'assiette, - « et
sous son manteau, il y avait une manche rouge70, et il portait un gros bra­
celet d'or.»
La nuit passa. Les gens, dans la halle, ne parvenaient pas à sortir, ils
étaient tous désemparés à cause de ce géant71. Au matin, la pucelle revint,
apportant de la nourriture qu'elle lui remit, et quand il tendit le bras, il

- 66. De fait: ce genre de créatures surnaturelles est censé se nourrir de cadavres.


67. Ce terme, qui connaîtra une faveur considérable dans les contes populaires, notam­
ment norvégiens, figure assez rarement dans les textes anciens comme celui-ci. Le mot est
fabriqué sur le verbe blanda, «mêler», «mélanger», et il s'applique au produit du croise­
ment d'une créature surnaturelle et d'un être humain.
68. On n'a pas oublié qu'il avait fait vœu - car ce troll n'est autre que I>ôrir Bouclier de Fer,
faut-il le dire- de ne rien manger ni boire tant qu'il ne saurait pas Hrôlfr Gautreksson en vie!
69. La notation pourra paraître étrange, mais elle fait partie des clichés de tout bon
sagnama/Jr. Le mépris pour les esclaves, visible dans un poème eddique comme la RigsjJUla,
éclate aussi dans certaines grandes sagas comme celle de Snorri le Goôi (Eyrbyggja saga).
Rien n'autorise, cependant, à penser que la société islandaise connaissait des esclaves au
sens que nous avons coutume de donner à ce mot. Voir là-dessus Les Vikings. Histoire,
mythes, dictionnaire, p. 463 et sq. Selon toute vrai emblance, ce topos serait repris de la lit­
térature de vitae et de miracles diffusée par l'Église.
70. Encore un cliché! Les vêtements de couleur étaient la marque des gens de distinc­
tion, la couleur rouge jouissait d'une faveur toute particulière. On rencontre de semblables
détails dans les islendingasogur (sagas des Islandais), notamment dans celles qui s'inspirent
visiblement de sources courtoises, comme La saga des Gens du Val-au-Saumon (Laxdœla saga).
71. Le texte donne ici le terme précis,jotunn, «géant».
622 Sagas légendaires islandaises

prit la main de la jouvencelle, la prit sur ses genoux mais elle poussa un
grand cri.
Il lui dit de ne pas craindre - « et dis-moi où est le roi Hrolfr Gau­
treksson et qui lui a laissé la vie.»
Elle répond pour lui dire en détail comment s'était passée son expédi­
tion et où en était leur affaire.
Il dit alors: « Dis à la fille du roi que je vais venir la voir cette nuit. Je
veux que nous parlions un peu.»
Puis il relâcha la jouvencelle. Elle revint en courant au pavillon, dit à la
fille du roi que le troll était parvenu à s'emparer d'elle et qu'il avait beau­
coup de choses à lui dire - « et il a l'intention de venir te trouver cette nuit.»
La fille du roi dit que c'était une bonne chose et que c'était quelqu'un
dont elle n'avait pas besoin d'avoir peur.
Et pendant la nuit, il vint au pavillon. On dit que la fille du roi ne fut
pas effrayée en voyant ce troll, ils eurent un entretien, elle demanda ce
qu'il avait l'intention d'entreprendre.
Il déclara qu'il n'avait pas d'autre intention que de faire mourir de faim
dans la halle le roi avec toute sa hirô - « mais comme le roi Hrolfr Gau­
treksson est en vie et que vous l'avez secouru, j'agirai selon votre conseil.»
Elle répond: «Je ne vois mieux à conseiller que de laisser mon père
mourir de faim dans sa halle comme un renard dans une crevasse ou un
renard blanc dans son antre. J'ai rêvé que sous peu il aurait besoin de se
battre. Je pense que des renforts vont arriver au roi Hrolfr Gautreksson et
qu'il n'y aura pas à attendre longtemps.»
l>orir dit: « Tout ce que je désire, c'est de trouver le roi Hrolfr, mon
frère juré. »
Elle déclara qu'elle pouvait sans doute lui accorder de leur parler, mais
qu'ils ne pourraient pas s'en aller sans l'aide d'une quantité de gens.
Ils allèrent ensuite à la fosse. Quand l>orir vit la dalle qui les emprison­
nait, il l'empoigna de toutes ses forces et la rejeta à plusieurs toises de là
par la plaine. Puis il fit descendre une corde et les remonta tous. Il y eut là
joyeuses retrouvailles, ils pensaient tous s'être entraidés à sortir de l'autre
monde. Ils s'en allèrent tous au pavillon et y burent, joyeux et contents.
Le roi Hrolfr demanda ce qu'il fallait faire.
Asmundr déclara qu'il était facile de le décider - « il s'agit, d'abord, de
mettre le feu à la halle, de brûler dedans le roi avec sa troupe.»
La fille du roi intervint et dit: «Je veux vous demander, roi Hrolfr, de
faire trêve à mon père même s'il est en votre pouvoir.»
Le roi déclara qu'il le lui accorderait volontiers à cause de sa courtoisie
et des vertus qu'elle avait manifestées envers lui, ajoutant qu'elle était
digne qu'il fit à sa requête.
Saga de Hrolfr fils de Gautrekr 623

34. De Pornbjorg et de sa troupe

Il faut parler maintenant de l'expédition des rois, Ketill, Ingjaldr et de


la reine l>ornbjorg. Ils équipèrent leur armée pour prendre le large, ils
avaient soixante bateaux, tous grands et bien équipés. Ils urent une très
bonne traversée et arrivèrent en Irlande la nuit même où le roi Hrolfr
avait été retiré du cachot où il avait été mis par Hr6lfr roi des Irlandais
dans l'intention de lui valoir mort ignominieuse. Car le roi des Irlandais
n'osait pas sortir à cause de ce grand troll, non plus qu'aucun de ses
hommes. Quand Ketill et les siens arrivèrent, ils virent une grande flotte
et reconnurent beaucoup de bateaux qu'avait possédés le roi Hr6lfr Gau­
treksson. Il n'y avait personne sur ces bateaux. Ils en furent fort affectés,
ils pensèrent savoir quels événements avaient dû se produire. Ils allèrent
donc avec grand fracas et ardeur jusqu'à la halle et virent rapidement les
signes de ce qui s'était passé. Maint homme en fut affligé. La reine l>orn­
bjorg demanda ce qu'il fallait entreprendre.
Ketill dit: « À présent, on va suivre mes conseils. On va mettre le feu à
tout bâtiment, maison et village et brûler tout ce qui se présentera.»
La reine dit: « Ce n'est pas mon avis. Le nombre des gens qui restent ici
est tel que nous avons assez de forces pour en découdre avec eux. Le roi
Hrolfr et ses hommes ont dû veiller à cela avant qu'il laisse la vie. Il peut se
faire aussi qu'ils se trouvent dans une maison ou une autre à laquelle nous
ne voudrions pas faire de mal plus qu'à nous-mêmes. Je vois aussi que l'on
n'a pas débarrassé cette ville des morts qui ont péri dans cette bataille.»
Ketill déclara qu'il ferait ce qu'il voulait. On alluma aussitôt du feu et
on incendia partout.

35. Hrolft et les siens quittent l1rlande

On dit du roi Hr6lfr et des siens qu'ils étaient à boire, joyeux et


contents. Ils entendirent dehors un grand vacarme et fracas d'armes, et
là-dessus, on mit le feu au pavillon où ils étaient. Il se trouva que c'était
la reine en personne qui était en tête de cette troupe ainsi que Gautrekr,
son fils.
Le roi Hr6lfr dit alors: « Je crois, camarade I>6rir, que ton bouclier ne
nous a guère protégés contre les hommes du roi. Ils ont dû sortir avec
toute leur troupe. Faisons-leur sentir le poids de nos armes avant qu'ils
prennent le meilleur sur nous.»
624 Sagas légendaires islandaises

Puis ils se levèrent d'un bond et s'armèrent. Alors, la fille du roi dit:
<< Prends garde, roi Hrôlfr, lorsque vous ferez une sortie, que ce ne sont pas
les hommes du roi des Irlandais mais les tiens et tes parents, et accomplis
maintenant tout ce que vous nous avez promis.»
Ils prirent une bûche et la précipitèrent sur le portail du pavillon qui
vola aussitôt en éclats. Ils sortirent. Le roi Hrôlfr reconnut rapidement les
Gautar et les Sviar. Était à leur tête un homme tout armé et très martial. Il
leva son heaume et le rejeta en arrière: il reconnut que c'était la reine
I>ornbjorg.
Le roi dit: « Il faut du temps tout de même pour faire confiance à des
femmes comme toi, tu veux me faire brûler vif à l'intérieur comme un
renard blanc dans son antre.»
Elle répond: « Tu pourrais montrer plus de discernement, si tu le vou­
lais, roi Hrôlfr, car nous ne faisons pas cela par mauvais vouloir, et nous
pouvons tous nous vanter d'avoir remporté la victoire puisque vous êtes
tous sains et saufs, vous qui êtes de la plus grande valeur; faisons à pré­
sent ce qui nous sied le mieux.»
Le roi Hrôlfr ordonna d'éteindre le feu au plus vite. On apprit
rapidement dans l'armée que le roi Hrôlfr était sain et sauf, et non
blessé, et qu'Âsmundr et I>ôrir Bouclier de Fer aussi étaient arrivés là.
Il y eut grande liesse parmi tous les chefs et les hommes de troupe. Ce
fut peu de chose que d'éteindre les feux qui avaient été allumés en peu
d'endroits.
Quand le roi des Irlandais s'aperçut que c'était la guerre et que le troll
n'était pas aux portes de la halle, ils firent une sortie et défendirent vaillam­
ment la halle. Le roi Ketill menait l'attaque à la fois par le feu et par le fer.
Il y eut tout de même mort d'hommes avant que Hrôlfr Gautreksson sor­
tît et ordonnât d'éteindre le feu, il attaquait avec ardeur et force et fit
mettre la main sur Hrôlfr roi des Irlandais et tuer tous ceux qui voulaient
s'interposer.
Cela fait, le roi Hrôlfr Gautreksson dit: « Nous en sommes au point,
homonyme, qu'il y a quelques nuits, tu avais pouvoir sur ma vie et tu
m'avais destiné une mort plutôt rude si notre condition ne s'était pas
améliorée. Mais à présent, les choses ont changé de telle façon que c'est
moi qui ai pouvoir sur vous tous et sur tout ce qui vous concerne. Il va fal­
loir que vous acceptiez notre verdict. Veux-tu maintenant accorder à
Âsmundr, mon frère juré, fils du roi des Écossais, de devenir ton gendre et
accomplir cela pour obtenir la vie sauve pour toi et tes hommes, avec la
paix et la liberté?»
Hrôlfr roi des Irlandais déclara qu'il accepterait. Le roi Ketill Gau­
treksson et les autres guerriers trouvaient étrange que Hrôlfr roi des
Saga de Hr6lfr fils de Gautrekr 625

Irlandais ne fût pas mis à mort sur-le-champ, tant il avait fait de ravages
dans leurs rangs. Ils avaient perdu maint vaillant brave et des hommes de
haut rang. Mais le roi Hr6lfr Gautreksson dit qu'il faisait cela surtout
pour la fille du roi, qu'elle avait bien agi envers lui et ses camarades, que
Hr6lfr roi des Irlandais ne méritait aucun bien, que c'était un mauvais
roi, et trompeur, que c'était avant tout grâce à P6rir Bouclier de Fer, son
frère juré, que l'on était redevable du fait que le roi des Irlandais n'était
parvenu à rien par sa sorcellerie comme il en avait l'habitude, mais qu'il
avait retiré honte et humiliation comme il était mérité.
Après cela, le roi des Irlandais octroya à sa fille beaucoup de biens en
or et en argent et en objets précieux de toutes sortes parce qu'ils vou­
laient quitter l'Irlande au plus vite sans concéder au roi des Irlandais
l'honneur de célébrer les noces de sa fille. Ils le traitèrent en toutes choses
le plus misérablement, si ce n'est qu'il resta en vie, ils lui prirent ses
richesses sans le remercier, puis s'en allèrent d'Irlande avec tous les
bateaux qu'ils purent emmener et une quantité de biens. Il y eut alors
grande liesse dans leur troupe, ils avaient retrouvé leur roi et les chefs
qu'ils aimaient extrêmement et obtenu la femme belle et sage qu'était
Ingibjorg ainsi que les hommes qu'elle avait envie d'emmener. Puis ils se
dirigèrent sur l'Angleterre.
Le roi Ella fit fort bel accueil au roi Hr6lfr Gautreksson, et fit bonne
contenance quant à ceux de ses hommes qu'il avait perdus. Après cela, ils
renvoyèrent toute l'armée dans ses foyers sous le commandement de trois
chefs. Lun s'appelait Âki, un Danois, le second, Bji:irn qui était Gautlan­
dais, le troisième s'appelait Brynj6lfr, originaire de Svîpj6ô. C'était tous
de très puissants hommes, ils devaient se charger de la défense territoriale
et du gouvernement des royaumes jusqu'à ce que les rois reviennent chez
eux. Les rois gardèrent douze bateaux très bien équipés. Ils restèrent long­
temps en Angleterre.
Grîmr Porkelsson épousa Gyôa, la sœur de Porôr, que l'on a déjà men­
tionnée, sur le conseil du roi Hr6lfr. Il voulait aller avec le roi Hr6lfr et ne
pas le quitter. Le roi Ella demanda au roi Hr6lfr que Porir Bouclier de Fer
reste en Angleterre pour la défense territoriale et pour renforcer son
royaume et c'était la volonté de P6rir, le roi Hr6lfr fit au gré du roi Ella.
Porir épousa Sigrîôr, cette suivante même qui avait assisté Ingibjorg, la
fille du roi. C'était la fille d'un puissant homme d'Irlande, on la tenait
pour le meilleur parti qui fût. P6rir devint alors le plus puissant homme
d'Angleterre, on le tint toujours pour un très grand champion et vaillant
homme. Mais sur son voyage en Irlande, nous n'avons pas grand-chose à
dire, non plus que sur sa promesse, savoir s'il la tint ou non. Les gens
vivent souvent de toutes sortes de choses que l'on ne peut vraiment pas
626 Sagas légendaires islandaises

appeler herbes et racines72 . Le roi Hrolfr Gautreksson et lui se quittèrent


en termes joyeux, et I>orir sort de cette saga.

36. Les rois s'installent dans leurs royaumes

Après cela, le roi Hrolfr se prépara à quitter l'Angleterre. Lui et le roi


Ella se quittèrent grands amis, le roi Hrolfr fit voile pour l'Écosse. Quand
le roi Ôlafr apprit la venue du roi Hrolfr et d'Âsmundr, son propre fils, et
de tous les frères jurés, il prépara un excellent banquet en leur honneur,
invita le roi Hrolfr avec tous ses gens. Le roi en personne alla au-devant
d'eux et leur fit extrêmement bon accueil, avec la plus grande joie. Sur le
conseil du roi Hrolfr, le roi Ingjaldr présenta sa demande en mariage et
demanda la main de la fille d'Ôlafr. Sur l'entremise d'Asmundr, cette
affaire fut aisément conclue avec le roi. On prépara un magnifique ban­
quet, ils célébrèrent leurs noces: Ingjaldr avec Margrét, fille d'Olafr roi
des Écossais, et Âsmundr avec Ingibjorg, fille du roi des Irlandais, et à la
fin de ce banquet, le roi Hrolfr logea ses hommes en Écosse, et les rois sié­
gèrent avec honneur et louange chez le roi Ôlafr, tous extrêmement
contents. Cet hiver-là mourut Olafr roi des Écossais. Il était très vieux et
ç'avait été un excellent chef. Asmundr prit alors le pouvoir en Écosse et
devint un excellent chef, et populaire.
À la mi-été, les rois équipèrent leurs bateaux. Asmundr resta sur place.
Il offrit à Gautrekr, fils du roi Hrolfr, de rester là et il accepta sur le conseil
de son père. Il demeura longtemps ensuite avec le roi Asmundr qui lui
fournit des bateaux, il entreprit des expéditions guerrières et devint le plus
renommé des hommes. Nous avons entendu dire aussi qu'il ravagea l'Ir­
lande avec l'aide du roi Asmundr et qu'il y obtint un royaume de Hrolfr
roi des Irlandais. Âsmundr estimait que c'était à lui que revenait ce pou­
voir puisque Ingibjorg était la seule enfant du roi des Irlandais. Le roi
Âsmundr concéda à Gautrekr ce royaume en raison de son amitié pour le
roi Hrolfr et de leur fraternité jurée.
Le roi Hrolfr se prépara donc à quitter l'Écosse. Asmundr lui fit de
magnifiques présents et ils se quittèrent en termes très joyeux et furent
toujours, depuis lors, d'excellents amis. Le roi Hrolfr arriva chez lui en
Svîpjoô. Les gens se réjouirent fortement de le voir et firent bel accueil à

72. Encore que je sois assuré de la traduction, je vois mal ce qu'il faut comprendre par
cette manière d'apophtegme: l'auteur veut-il dire qu'il y a à boire et à manger dans toute
cette histoire? ou qu'il ne convient pas toujours de prendre au pied de la lettre les pro­
messes que font les gens?
Saga de Hrolfr fils de G11utrekr 627

leur seigneur. Ketill et Ingjaldr restèrent un petit moment en Svipjôô. Le


roi lngjaldr s'en fut chez lui au Danemark, et Ketill en Gautland.
Le roi Hrôlfr délaissa dans l'ensemble les expéditions guerrières et resta
chez lui un moment. Grandit là Eirekr, son fils qui devint un homme de
grande distinction tant par la taille que par la beauté et tous accomplisse­
ments. Quand il fut en âge d'homme73, le roi Hrôlfr lui donna des
bateaux. Il prit le dreki qui venait de Grimarr et tout l'appareil guerrier
qu'avait possédé le roi Hrôlfr, son père. Il entreprit des expéditions guer­
rières avec grande force et valeur. Il devint un homme excellent et large­
ment renommé.

37. Fin de la saga et épilogue

Il y eut cet événement en Garôariki que le roi Hâlfdan mourut et,


après lui, reprirent le royaume des gens auxquels cela ne revenait pas.
Quand le roi Hrôlfr et Ketill, son frère, apprirent cela, ils s'y rendirent,
chassèrent ceux qui avaient pris le gouvernement, en tuant certains, libé­
rant et pacifiant tout le royaume. Ketill se fit roi de ce pays. Il était plus
réputé pour sa vaillance et sa hardiesse, son ardeur et sa véhémence que
par sa sagesse ou sa prévoyance. Il fut populaire tout de même et obtint la
plus grande confiance du roi Hrôlfr, son frère. Celui-ci se chargea du
Gautland et y siégea longtemps. Gdmr I>orkelsson maintint son amitié
envers le roi Hrôlfr.
Le roi Hrôlfr siégeait en Svfpjôô. On le tenait pour le souverain de tous
les rois à cause de son accomplissement et de sa libéralité. Il tenait cela de
son père. Nul roi n'osait s'en prendre à son royaume. Il devint le plus
puissant des rois et beaucoup se lièrent d'amitié avec lui, espérant de lui
paix et liberté plutôt qu'agression et guerre, comme beaucoup devaient
l'endurer. Personne ne se fiait à l'attaquer. Le roi Hrôlfr devint vieux et ce
fut une maladie qui le mena à la mort. Eirekr reprit la royauté après lui et
tous les États qu'avait possédés le roi Hrôlfr, son père. Ce fut un roi
renommé et très semblable à son père.
On dit74 que ceci est une saga véridique. Bien qu'elle n'ait pas été

73. La notation est classée, mais peu claire. La majorité était acquise vers quatorze ans,
en général.
74. Va intervenir maintenant toute une série de considérations - qui, en un sens, datent
cette saga - sur la valeur« historique» du présent texte, qui sont très rarement faites par les
sagnamenn. Elles sont d'autant plus intéressantes et permettent aussi de se faire une opi­
nion sur l'esprit dans lequel étaient rédigées ces histoires. Il est possible, comme le fait
628 Sagas légendaires islandaises

consignée sur parchemin75, des savants l'ont pourtant gardée en mémoire


ainsi que maints hauts faits du roi Hr6lfr qui ne figurent pas ici. Il faut
dire que la plume s'épuiserait avant d'avoir consigné ses exploits. Il en va
de cette saga comme de maintes autres: tout le monde ne s'exprime pas de
la même manière, mais il est plus d'un homme qui voyage en divers lieux
et l'un entend ce que l'autre n'entend pas, et pourtant, l'un et l'autre peu­
vent dire vrai même si aucun des deux n'a vu toute la vérité. Que l'on ne
s'émerveille pas si, autrefois, des hommes ont été plus extraordinaires par
la taille et la force que maintenant. Il est vrai qu'ils n'avaient pas à remon­
ter loin pour récapituler leur lignage jusqu'aux géants76 . À présent,
comme les espèces se mélangent, les gens sont nivelés. Il est probable que
beaucoup de petits hommes aient péri sous les coups d'hommes de grande
taille, leurs armes étant si lourdes que des hommes de moindre force par­
venaient à peine à les lever de terre. On peut comprendre que de petits
hommes n'aient pu résister quand les autres frappaient par grande force
avec des armes acérées, tout ce qui se trouvait devant étant mutilé, même
si les armes ne mordaient pas. Il me semblerait plus convenable de ne rien
trouver à redire à moins que l'on soit capable d'améliorer ces récits. Que
ce soit vrai ou non, que celui-là trouve plaisir à cette histoire qui le
pourra, pour les autres, ils n'ont qu'à chercher un autre divertissement qui
leur paraîtra meilleur.
Nous terminons ici la saga du roi Hr6lfr Gautreksson.

remarquer M. Kalinke dans Old Norse-lcelandic Literature. A critical Guide, ed. C. ]. Clo­
ver & ]. Lindow, Islandica XLV, p. 318, que les auteurs de farnaldarsogur, en butte aux cri­
tiques de leurs contemporains, aient éprouvé le besoin de justifier leurs récits, notamment
sur le plan de l'historicité et du «romantisme». Ce serait, en tout cas, une bonne explica­
tion de la page qui va suivre!
75. Le texte porte ici, en fait, tabula, qui s'appliquerait plutôt à une peinture ou à un
retable. Lauteur ou copiste responsable de cette notation tient sans doute à manifester sa
prétendue science latine!
76. La croyance a pu exister, en effet, que l'espèce humaine descendait de géants. Le
mythe de la création du monde à partir du corps du géant Ymir tendrait en ce sens, et c'est
d'ailleurs également l'opinion de Saxo Grammaticus au début de ses Gesta Danorum.
SAGA DE BÂRDR

Ase du Sn�fell

Bdrôar saga Sntefellsdss


Bdrôr descend de créatures surnaturelles, il passe son temps à découdre des géants, des
trolls et des magiciens dans des cavernes ténébreuses et pour finir, il sÏnstalle dans le
glacier du Snœjèll - qui est une des hautes montagnes d'Jslande - d'où il exerce une
activité tutélaire sur toute la région. Le titre original dit de lui qu'il est un «Ase» (un
dieu, un génie protecteur) mais sa meilleure définition serait landvxttr, ces génies
tutélaires qui assumaient la défense et la garantie des lieux, l'équivalent de notre
genius locii. Chose remarquable, cette saga se déroule en Islande, non un peu partout
en Scandinavie ou dans le monde connu de l'époque, comme la plupart des autres
sagas légendaires. Quiconque se rend au glacier quïl habite et est accablé par les
géants ou les trolls est assuré de bénéficier de son aide. La deuxième partie de la saga
s'intéresse presque exclusivement aufils de Bdrôr, Gestr.
Ce texte doit dater d'environ 1350 et présente, chose fort peu banale, des rapports
assez marqués avec une saga de la catégorie des îslendingasogur, la Saga de l>ôrir à
l'Or (Gull-l>ôris saga), ou avec le célèbre Livre de la colonisation de l'Islande: ce
trait doit être souligné car il montre que des traditions durables s'attachaient, en effet,
à certains lieux, ce qui revient à dire que le personnage de Bdrôr a de grandes chances
d'être une pure invention destinée à justifier des légendes qui avaient cours dans une
région donnée de !1slande.

Cette saga figure dans Saga de Bârdr publiée par Anacharsis, Toulouse, 2007, p. 17-80.
1.

l y avait un roi appelé Dumbr. Il régnait sur les golfes qui descendent du
I nord du Helluland 1 et que l'on appelle à présent Dumbshaf, d'après le
roi Dumbr. Il descendait de géants du côté de son père, ce sont de belles
gens et plus grands que les autres hommes. Mais sa mère descendait de
trolls*, aussi Dumbr tenait-il des deux côtés de sa famille, car il était à la
fois grand et beau et de bonne fréquentation, de sorte qu'il était capable
de se mêler aux humains. Mais il tenait de la famille de sa mère en ce qu'il
était et fort et vigoureux, et d'humeur changeante et malveillante si
quelque chose ne lui plaisait pas. Il voulait être le seul à régner sur ceux
qui se trouvaient là, au nord, et d'ailleurs ils lui donnèrent le titre de roi
parce qu'ils estimaient avoir grande protection en sa personne contre les
géants, les trolls et les monstres. Il était aussi le plus grand esprit protec­
teur de tous ceux qui l'invoquaient. Il devint roi à l'âge de douze hivers.
Il emporta du Kvxnland2 Mjoll3 , fille de Snxr le vieux, et l'épousa.
C'était la plus belle des femmes et la plus grande de la plupart des femmes
de race humaine. Lorsqu'ils eurent été ensemble un hiver, Mjoll mit au
monde un garçon. Il fut aspergé d'eau4, on lui donna un nom et on l'ap­
pela Barôr, car c'était ainsi que s'était appelé le père de Dumbr, le géant

1. Selon les sagas dites du Vinland, le Helluland aurait été la portion de côte américaine
remarquable par �es«pierres plates» (rel est le sens de hella).
2. Ce nom de pays a fait couler beaucoup d'encre. Ici, il semble bien que l'auteur fasse
droit à une pure légende. Toutefois, il a réellement existé une peuplade, vivant dans le sud
de l'actuelle Finlande probablement, appelée en finnois kainu - les anciens Scandinaves
auraient rattaché ce nom à la racine noroise kvenn - qui signifie«femme»: de là à imagi­
ner une sorte de peuplade d'amazones, il n'y a qu'un pas - qui a été franchi.
3. Il est important de se rappeler que la présente saga mérite tout à fait son titre de saga
légendaire. Mjoll désigne proprement de la neige fraîche er poudreuse. Le père de Mjoll,
Sn.cr, porte un nom qui signifie«neige» tout court'. Le récit Hversû Nôregr byggdist (Com­
ment la Norvège fat habitée) dit que Sn.cr a eu pour enfants Porri, Fonn, Drifa et, donc,
Mjoll. Porri désigne un nom de mois d'hiver, fonn, de la neige, drijà, une chute de neige.
Sturlaugs saga starftama (Saga de Sturlaugr !'Industrieux, voir plus loin p. 1034) mentionne
aussi Sn.err, dont elle fait le fils de Jokull, fils de Kâri, fils de Fornj6tr -jokull désigne pro­
prement un glacier.
4. Voir ausa barn vatni*.
634 Sagas légendaires islandaises

Bârôr. Ce garçon était à la fois grand et beau à voir, les gens considéraient
n'avoir jamais vu garçon plus beau. Il ressemblait étonnamment à sa
mère, car elle était si belle et blanche de peau que c'est d'après elle que l'on
a nommé la neige la plus blanche, celle qui tombe par temps calme et que
l'on appelle mjoll.
Peu après, il y eut une querelle entre les géants et le roi Dumbr, et
celui-ci ne voulut pas risquer son fils Bârôr dans cette guerre. Il le fit
transporter au sud en Norvège, aux montagnes qui s'appellent Monts de
Dofri. Régnait là l'habitant des rochers qui est nommé Dofri5 . Il fit bon
accueil à Dumbr. Il y avait la plus grande amitié entre eux. Dumbr cher­
chait un père adoptif pour son fils, et Dofri l'accepta6• Bârôr avait alors
dix hivers. Puis Dofri habitua Dumbr à toutes sortes d'exercices phy­
siques et à la généalogie et à l'assaut d'armes, et il n'est pas certain qu'il
ne lui apprit pas la sorcellerie et la magie si bien qu'il fut et capable de
prédire et très savant7, car Dofri était versé en cela. Tout cela était appelé
«arts» en ce temps-là par les gens qui étaient importants et de haute
naissance, car on ne connaissait alors rien du vrai Dieu, là-bas dans l'hé­
misphère nord.
Dofri avait une fille qui s'appelait Flaumgerôr. C'était la plus grande
des femmes et d'allure fort hardie, quoique pas bien belle. Toutefois, elle
était humaine par sa famille maternelle, et sa mère était morte alors. Ils
étaient là à trois en tout dans la grotte. Bârôr et Flaumgerôr se plurent
bien l'un à l'autre, et Dofri n'y trouva rien à redire. Quand Bârôr eut
treize hivers, Dofri lui donna en mariage sa fille Flaumgerôr. Ils restèrent
là avec Dofri jusqu'à ce que Bârôr eut dix-huit hivers.
Il se fit, une nuit que Bârôr était dans son lit, qu'il rêva qu'un grand
arbre surgissait dans l'âtre de son père adoptif, Dofri. Il déployait des
branches dans toutes les directions et il poussait si vite qu'il atteignit le
plafond de la caverne puis le transperça. Ensuite, il devint tellement grand
qu'il pensa que ses boutons couvraient toute la Norvège. Toutefois, il
poussait sur l'une de ses branches le plus beau des boutons, quoique
toutes les branches fussent pleines de fleurs. Une des branches était cou­
leur d'or. Ce rêve, Bârôr l'interpréta ainsi: dans la caverne de Dofri vien­
drait un homme d'ascendance royale, il y grandirait et ce même homme

5. Ce texte prodigue les synonymes pour «géant». Nous avons ici bergbûi, «celui qui
habite les rochers» qui étaient, en effet, le lieu de résidence préféré des géants. Pour Dofri,
il figure aussi dans la Kjalnesinga saga où il passe pour le père adoptif de Haraldr à la Belle
Chevelure.
6. Voirfôstr*.
7. Voir fjolkynngi*.
Saga de BdriJr 6j5

deviendrait unique roi de la Norvège. Pour la belle branche, elle signifiait


qu'un roi descendrait de ce parent qui avait grandi là et que ce roi-là pro­
clamerait une religion nouvelle. Ce rêve ne fut pas tellement du goût de
Barôr. On tient pour vrai que la fleur brillante signifiait le roi Ôlafr
Haraldsson8 • Après ce rêve, Barôr et Flaumgerôr quittèrent Dofri. Peu
après, Haraldr Halfdanarson arriva et grandit chez Dofri le géant. Dofri
en fit ensuite le roi de la Norvège, selon ce qui est dit dans la saga du roi
Haraldr Pupille de Dofri9 •

2.

Barôr se rendit dans le Nord en Halogaland et y demeura. Il eut trois


filles de Flaumgerôr, sa femme. Laînée s'appelait Helga, la seconde,
l>ôrdîs, la troisième, Guôrûn. Quand Barôr eut été un hiver en Haloga­
land, sa femme, Flaumgerôr, mourut; cela lui parut une fort grande perte.
Ensuite, Barôr demanda en mariage Herprûôr, fille du hersir" Hrôlfr le
Riche. D'elle, il eut six filles. Lune s'appelait Ragnhildr, une autre,
Flaumgerôr, puis I>ôra, l>ôrhildr, Geirrîôr et Mjoll.
Il faut dire maintenant qu'une guerre se déclara entre les purs 10 et le
roi Dumbr. Ils trouvèrent excessivement cruel d'en découdre avec lui. Ils
se liguèrent alors et décidèrent entre eux qu'ils l'assassineraient. Celui qui
était à leur tête s'appelait Harôverkr. Il se trouva qu'un jour, ils le ren­
contrèrent dans une barque de pierre11 . Ils étaient dix-huit 12. Ils l'atta­
quèrent et le rossèrent avec des barres de fer, mais il se défendit avec ses
avirons et pour finir, le roi Dumbr tomba, mais il avait alors tué douze
d'entre eux. Harôverkr resta avec cinq hommes. Il se fit roi des gens du
Nord.
Mjoll se maria de nouveau avec Rauôfeldr le Fort, fils du géant Svaôi,
du Nord, des monts Dofri. Ils eurent le fils qui s'appelait l>orkell. Il était

8. Saint Ôlâfr, le grand convertisseur de la Norvège, mort en 1030.


9. Que l'on sache, il n'existe pas de saga portant ce titre. En revanche, nous avons
conservé un pdttr* (un «dit»), le Dit de Hd/fdan le Noir et de Haraldr à la Belle Chevelure
(dans le Flateyjarbôk) qui raconte que Hâlfdan, le père de Haraldr, s'empara de Dofri et
l'enchaîna avec des liens de plomb. Haraldr, qui n'avait alors que cinq ans, eut pitié de
Dofri et le libéra, ce qui lui valut la fureur de son père. Haraldr fut exilé pour cet acte mais
Dofri l'éleva et en fit le roi de Norvège.
10. Nous avons vu passer, au premier chapitre, plusieurs noms rendant notre mot
«géant»: purs qui figure ici est du nombre!
11. Le motif de la barque de pierre dans laquelle circule une créature surnaturelle se
retrouve dans les contes populaires islandais.
12. Dumbr étant toue seul, précisent d'autres manuscrits.
636 Sagas légendaires islandaises

grand et fort. Il avait les cheveux et t, peau noirs, et quand il eut vieilli, ce
fut le plus injuste des hommes 1 3. Peu après mourut Mjoll, sa mère, et Por­
kell prit femme et épousa Eygerôr Ûlfsdôttir du Halogaland. La mère
d'Eygerôr était Pôra, fille de Mjoll fille d'Ànn le Courbeur d'Arc 1 4.
Porkell alla loger en Halogaland et se trouva dans le voisinage de Barôr,
son frère. Ils habitaient dans le fjord de Skjalpti 15 , dans le nord du
Halogaland.
Peu après, les frères s'en furent au nord au-delà de la Dumbshaf et brû­
lèrent dans sa maison Harôverkr le Fort et trente purs avec lui. Ensuite,
Barôr ne se fia pas à s'établir là. Ils revinrent chez eux dans le Skjalpti et y
habitèrent jusqu'à ce que le roi Haraldr l'Ébouriffé 16 prenne le pouvoir en
Norvège. Lorsqu'il eut accompli cette besogne, il devint si puissant et
ambitieux qu'il n'y avait pas d'homme entre le Raumelfr au sud et Finna­
bu au nord qui eût le pouvoir de ne pas lui verser de tribut, non plus que
parmi ceux qui brûlaient du sel ni ceux qui travaillaient aux champs 17 •
Quand Barôr apprit cela, il estima qu'il n'échapperait pas plus à cette
charge que les autres. Il préféra abandonner parents et terre natale plutôt
que de vivre sous un pareil joug, dont il apprenait que le tout-venant y
était soumis. Il eut envie alors de chercher d'autres pays.

3.

On mentionne un homme, Barôr fils de Heyangrs-Bjorn 18, originaire


du Halogaland. Ils firent cause commune, les deux homonymes, et tom­
bèrent d'accord pour se mettre en quête de l'Islande, car on disait que les
conditions y étaient bonnes, et d'ailleurs, Barôr fils de Dumbr dit avoir

13. Remarquons d'abord que cette caractérisation n'est pas péjorative dans cette culture
qui admirait la trempe de caractère avant tout. En second lieu, ce Svaèli est mentionné
dans d'autres sources.
14. Lequel a droit à une saga légendaire célèbre.
15. Il se peut que ce fjord, mentionné dans d'autres sources, soit le Saltenfjord au sud
de Bodo, en Norvège.
16. C'est un autre surnom de Haraldr à la Belle Chevelure.
17. Le Raumelfr est un fleuve et cette mention dénote, de la part de l'auteur de la pré­
sente saga, une bonne connaissance des sagas de Haraldr. Pour Finnabu, il y a de grandes
chances pour qu'il faille comprendre le Finnmark, dans le nord de la Norvège, donc. Lex­
pression « brûler du sel» ne doit pas surprendre: l'une des ressources des Norvégiens de
cette époque était de brûler les algues dont les cendres servaient de sel.
18. Il est dit dans le Livre de la colonisation de !1slande, qu'un certain Gnupa-Barôr fils
de Heyangrs-Bjorn colonisa le Barôardalr puis le Fljôtshverfi. On le mentionne également
dans Reykdœ!a saga et dans Njâls saga.
Saga de Bdrôr 637

rêvé qu'il achèverait sa vie en Islande. Chacun gouverna son propre


bateau, ils avaient bien chacun dix-neuf hommes. Sur le bateau avec
Barôr il y avait sa femme, Herpruôr et toutes ses filles. Lhomme le plus
honorable après Barôr était Porkell Rauôfeldsson, qui était frère de Barôr
Dumbsson. Il y avait également sur le bateau un bondi* important qui
s'appelait Skjolôr, originaire du Halogaland, et sa femme qui s'appelait
Grôa. Ils étaient de caractères bien différents. Sur le bateau également il y
avait un homme qui s'appelait Svalr et Pufa, sa femme. Ils étaient trolls
tous les deux, violents et bons à rien. Étaient là aussi deux servantes, l'une
appelée Kneif et l'autre, Skinnbrôk, ainsi qu'un jeune garçon qui s'appe­
lait Porkell et était surnommé Enveloppé de Peau 19 • Il était cousin issu­
de-germain de Barôr et il avait été élevé au nord de Dumbshaf. Là, on
manque de vadmdl* et l'enfant fut enveloppé dans des peaux de phoque
pour être mis à l'abri, et ce furent ses langes. Aussi fut-il surnommé Por­
kell Enveloppé de Peau. Il était dans la fleur de l'âge à ce point de la saga.
C'était un homme de haute taille et mince, des jambes courtes, de longs
bras et de laides jointures. Il avait des doigts fins et longs, face mince et
allongée, des pommettes hautes, des dents laides et proéminentes, des
yeux exorbités, une bouche large, un cou long, une grosse tête, de petites
épaules - et il était bedonnant -, des pieds longs et minces. Il était rapide
et exercé dans tout ce qu'il faisait, prompt d'esprit et diligent, fidèle en
toute chose envers ceux qu'il servait20 . Il y avait là aussi, avec Barôr, un
marin qui s'appelait Pôrir, autoritaire et de très grande force. Il était fils de
Knorr, fils de Jokull, fils de Bjorn l'Hébridéen. Était aussi avec Barôr
Ingjaldr fils d'Alfarinn, fils de Vali frère de Hôlmkell, père de Ketilriôr sur
Jequel Viglundr composa la plupart de ses strophes21 . Il y avait beaucoup
d'autres hommes sur le bateau de Barôr bien qu'ils ne soient pas mention­
nés ici.
Dès que les homonymes furent prêts, ils prirent la mer et eurent une
rude traversée. Ils passèrent une demi-centaine de journées22 en mer et
arrivèrent à terre en venant du sud, puis se rendirent vers l'ouest. Ils virent

19. Comme toujours dans ce type de sagas, la plus grande fantaisie règne dans les noms
propres. Kneif est attesté ailleurs comme surnom, skinnbrôk (Braies de Peau) doit bien
aussi être un sobriquet. Le texte explique lui-même skinnvejja.
20. Ce type de portrait est très rare. Il est clair que l'auteur s'amuse!
21. Alfarinn fils de Vâli est connu du Livre de la colonisation de l1slande. Ketilr{ôr et
Viglundr sont les deux personnages principaux de la Saga de Viglundr. Viglundr était
poète (scalde).
22. Deux remarques: la centaine germanique ancienne (hundrarf) valait cent vingt, il
peut donc s'agir ici de soixante et non de cinquante. D'autre part, le texte utilise le terme
dœgr qui signifie 24 heures.
638 Sagas légendaires islandaises

alors une grande montagne toute couverte de glaciers. Ils l'appelèrent


Snj6fell et le cap, Snj6fellsnes23 •
C'est là, devant le cap, que les homonymes se quittèrent. Bârôr
Heyangrs-Bjarnarson prit vers l'ouest du pays et ensuite au nord; il resta
en mer une demi-centaine de journées pour la seconde fois, il arriva pour
finir à l'embouchure du Skjâlfandaflj6t et colonisa le Bârôardalr depuis la
Villikâlfsborgarâ et l'Eydardalsâ, en remontant, et habita un moment à
Lundarbrekka24• Il trouva alors que le temps à l'intérieur des terres devait
être meilleur que sur la côte, et il pensa donc que la terre serait meilleure au
sud de la lande; il envoya ses fils au sud pour gôi 25 et ils trouvèrent de bons
pâturages26• Lun d'eux rebroussa chemin tandis que l'autre restait. Bârôr
fit faire alors un petit traîneau pour chaque bête capable de marcher et il fit
tirer par chacun son propre fourrage et ses affaires. Il prit par le Vânar­
skarô. Cela s'appelle maintenant Bârôargata27. Il colonisa ensuite le Flj6ts­
jhverfi et habita à Gnûpar; à partir de là, il fut appelé Gnûpa-Bârôr. Il eut
beaucoup d'enfants. Son fils était Sigmundr, père de Porsteinn qui épousa
/Esa, fille de Hr6lfr Barberouge; leur fille fut P6runn qu'épousa Porkell
leifr et leur fils fut Porgeirr, goôi* des gens de Lj6savatn. Un autre fils de
Bârôr et de Herprûôr28 fut Porsteinn, père de P6rir qui était à Fitjar29 avec
le roi Hâkon: il se tailla un trou dans une peau de bœuf et s'en servit de
protection. Aussi fut-il surnommé Cou de Cuir. Il épousa Freyleif fille
d'Eyvindr. Leurs fils furent Havarôr de Fellsmûli, Herj6lfr de Myvatn et
Ketill de Hûsavik, Vémundr kogr qui épousa Halld6ra fille de Ketill le
Noir, Askell et Hals. Il habita à Helgastaôir3°.

4.

Barôr Dumbsson accosta dans un passage sur la côte sud qu'ils appelè­
rent Djûpal6n. Là, Barôr débarqua avec ses hommes et lorsqu'ils arrivèrent

23. Snjo- et sn12r s'équivalent et signifient tous les deux: «neige». Nes = « cap».
24. Un peu de vocabulaire:fl.jot= «fleuve»; dalr= « vallée»; d =«rivière»; brekka= «pente».
25. Gai est le nom ancien d'un mois qui allait de la mi-février à la mi-mars.
26. Le texte est beaucoup plus précis et dit qu'ils trouvèrent de l' equisetum hyemale, une
sorte d'herbe donc, peut-être du saxifrage.
27. Gata = «route», «chemin», aujourd'hui «rue».
28. On ne connaît pas de femme à ce Bârôr-là qui se serait appelé Herpruôr. Lauteur
doit confondre avec l'autre Bârôr, le fils de Dumbr.
29. Une bataille que livra, en Norvège, le célèbre roi Hâkon Adalsteinsf6stri, vers 960.
30. Beaucoup de ces personnages sont mentionnés dans d'autres sources. On ne sait
ttop ce que signifie le surnom kogr.
Saga de BdrrJr 639

à une grande caverne, ils offrirent un sacrifice pour avoir bonne chance3 1.
I..:endroit s'appelle maintenant Trollakirkja. Puis ils mirent leur bateau au
mouillage dans une baie. Ils étaient allés là faire leurs besoins et les excré­
ments furent rapportés par les vagues dans cette baie, aussi l'appelèrent-ils
Dritvik32 . Puis ils allèrent explorer le pays et lorsque Barôr arriva à un petit
promontoire, la serve Kneif lui demanda de lui donner ce promontoire, et
c'est ce qu'il fit, de sorte que l'endroit est appelé maintenant Kneifarnes33 .
Barôr trouva alors une grande caverne et ils y restèrent un moment.
Ils eurent \'impression que l'on répondait à tout ce qu'ils disaient, parce
qu'il y avait un puissant écho34 dans cette caverne. Ils appelèrent cet
endroit Si:inghellir3 5 et tinrent là tous leurs conseils, maintenant cette
habitude tout le temps que Barôr vécut. Puis Barôr s'en fut jusqu'à ce qu'il
arrive à un étang. Là, il se déshabilla complètement et se baigna dans cet
étang, on appelle maintenant cet endroit Barôarlaug36. À peu de distance
de là, il bâtit une grande ferme et la nomma Laugarbrekka: il y habita un
moment.
Vint en Islande avec Barôr un homme qui s'appelait Sigmundr. Il était
fils de Ketill pistill, qui colonisa le l>istilsfjordr. Sa femme s'appelait Hildi­
gunnr. Ils furent à Laugarbrekka chez Barôr.
l>orkell Rauôdfeldsson colonisa la terre qui s'appelle Arnarstapi.
Skji:ilôr habita à Tri:id. Mais Gr6a, sa femme, ne se plut pas avec lui à cause
du caractère qu'elle avait; parce qu'elle se trouvait trop bonne pour lui,
elle s'en fut dans une caverne, la déblaya de sorte que cela fü une grande
caverne et s'y établit avec ses propriétés, si bien qu'elle n'eut pas d'autre
résidence tant que Skjolôr vécut. Lendroit fut appelé Gr6uhellir37. Après
la mort de Skjolôr, l>orkell Enveloppé de Peau demanda Gr6a en mariage.
Avec l'aide de Barôr, son parent, il l'épousa et ils habitèrent ensuite à
Dogurôara.

31. On est en droit de penser que l'auteur cherche à faire de la prétendue reconstitution
historique. Il parle de blôt*, ce qui est, en effet, l'un des probables rites païens de la religion
scandinave ancienne. Le nom Trollakirkja qui va suivre («église des trolls») irait dans le
même sens.
32. On notera d'abord qu' excréments humains se dit dlfreki: «ce qui chasse les alfes
(dlfr*) », ceux-ci étant des esprits surnaturels de caractère plutôt maléfique. Ensuite, que
drit = « excréments» également. Une scène assez identique figure dans la Saga de Snorri le
Goôi, chap. 4.
33. «Cap de Kneif».
34. Remarquons qu' «écho» se dit «langue des nains» (dvergmdl) en vieux norois. Ce
passage est une sorte de somme en matière de surnaturel païen!
35. «Caverne qui chante».
36. «Bain de Bârôr ». Laugarbrekka = «Faille (ou Pente) du bain».
37. «Caverne de Grôa».
640 Sagas légendaires islandaises

I>6rir Knarrarson prit soin de la ferme de Barôr à Ôxnakelda. Skinn­


brok, servante de Barôr, habita la ferme qui s'appelle Skinnbr6karlxkr38 .
lngjaldr avança dans le cap et trouva une terre sur le conseil de Barôr, à
l'endroit qui s'appelle Ingjaldshvall.
Svalr et I>ufa disparurent du bateau la toute première nuit et l'on
n'entendit pas parler d'eux pendant quelque temps; en fait, ils étaient
dans les montagnes et furent transformés en trolls tous les deux. Le
temps passant, ils commirent de grands méfaits, on n'osait pas faire quoi
que ce fût à cause de leur sorcellerie. Il se 6t qu'une fois, une baleine vint
s'échouer sur la côte appartenant à Barôr; Svalr y avait ses habitudes et il
s'en fut, de nuit, dépecer la baleine39 . Et quand il eut dépecé la baleine
un moment, Barôr survint. Ils se mirent à lutter fortement. Svalr était
tellement ensorcelé que Barôr perdit des forces, mais pourtant, il se fit,
pour finir, que Barôr brisa l'échine de Svalr et l'inhuma là dans les galets;
l'endroit s'appelle Svalsmol40. La nuit suivante, il trouva I>ufa sur la
baleine et la tua de la même façon. On tint cela pour une très grande
purification du pays.

5.
I>orkell Rauôdfeldsson eut deux fils de sa femme. Lun s'appelait Salvi
et l'autre Rauôfeldr, d'après le père de I>orkell. Ils furent élevés à Arnar­
stapi et ce furent des hommes prometteurs. Les filles de Barôr grandirent
à Laugarbrekka, toutes deux grandes et belles. Helga était l'aînée. Les fils
de I>orkell et les filles de Barôr jouaient ensemble en hiver sur la glace qui
couvrait les rivières du voisinage et qui s'appellent Barnaar. Ils jouaient
longtemps joyeusement et avec grande ardeur. Les fils de I>orkell vou­
laient commander parce qu'ils étaient plus forts, mais les filles de Barôr ne
voulaient pas se laisser dominer si elles le pouvaient.
Il se fit qu'un jour, ils étaient en train de jouer et il y eut compétition
entre Rauôfeldr et Helga. Il y avait des blocs de glace sur la mer ce jour-là.
Le brouillard était épais. Ils jouaient tout au bord de la mer. Rauôfeldr
poussa alors Helga dans la mer sur un bloc de glace dérivant. Il y avait un

38. « Ruisseau de Skinnbr6k».


39. Les baleines et autres cétacés venaient assez souvent s'échouer sur les rives d'Islande.
C'était une source non négligeable de revenus, au demeurant fixée par les lois. Le dépeçage
de ces «épaves» donnait très fréquemment lieu à de violentes querelles.
40. « Galets de Svalr». On devait enterrer celui que l'on avait tué. Mais comme Svalr est
un sorcier, il n'est pas susceptible de recevoir une inhumation correcte: on l'enterre sous
des cailloux, des pierres, des galets, etc.
Saga de BdrrJr 641
grand vent soufflant de la terre. Le glaçon dériva alors jusqu'aux blocs de
glace en haute mer. Helga grimpa dans le champ de glace. La même nuit,
la glace dériva loin de la rive et alla en haute mer. Elle suivit la glace
qui dériva si rapidement qu'en sept jours, Helga arriva sur la glace au
Groenland.
Habitait alors à Brattahlîd Eirîkr le Rouge, fils de lJorvaldr, fils d'Às­
valdr4 1, fils de I>ôrir aux Bœufs. Eirîkr avait épousé Pjodhildr, fille de
Jorundr fils d'Atli et de Porbjorg à la Poitrine de Knorr, qui était la fille
adoptive de Porbjorn de Haukadalr. Leur fils était Leifr le Chanceux.
Eirîkr s'était installé au Groenland un hiver plus tôt42.
Helga accepta de loger pour l'hiver chez Eir{kr. Logeait alors chez Eirîkr
un homme qui s'appelait Skeggi, fils de Skinna-Bjorn, fils de Skutaôar­
Skeggi. Il était Islandais et était surnommé Miôfjarôar-Skeggi parce qu'il
habitait Reykir dans le Miôfjorôr, mais il était longtemps en voyages de
commerce43.
Helga était une très belle femme. On trouvait étrange la façon dont
elle était arrivée et à cause de cela, elle fut appelée troll par certaines gens.
Elle avait d'ailleurs la valeur d'un homme en fait de force, quoi qu'elle
entreprît. Elle dit toute la vérité sur son voyage. Eirîkr connaissait sa
famille, car il connaissait Bârôr même s'il était jeune quand ce dernier
était arrivé en Islande.
Un jour, Helga était dehors, elle regarda autour d'elle et déclama une
visa*:

1. Heureuse serais-je
si je pouvais voir
Bûrfell et Bali,
les deux Lôndrangir,
Adalpegnshôlar

41. Selon le Livre de la colonisation, il manque un chaînon: Ûlfr, qui est père d'Asvaldr.
42. Ce passage, évidemment, est intéressant. Il recoupe, si l'on veut, les sagas dites du
Vinland (La Saga d'Eirikr le Rouge et la Saga des Groenlandais). Si l'on tient que Bârôr est
arrivé en Islande en 874, il n'est guère possible qu'il ait connu Eirîkr le Rouge et ce dernier
n'aurait pu coloniser le Groenland « un hiver plus tôt». Eirikr est arrivé au Groenland, pour
la première fois, en 981 ou 982 et a entrepris de cc Ioniser ce pays en 985 ou 986. On sait
que Leifr le Chanceux est censé avoir découvert l'Amérique (Terre-Neuve ou le Labrador,
cf Régis Boyer, Islande, Groenland, Vinland; essai sur le mouvement des Scandinaves vers
l'ouest au Moyen-Âge, Paris, Arkhê, 2001). Pour comprendre le surnom de Porbjorg, on se
rappellera que le knorr, qui était le bateau* viking normal, avait une proue relevée en arc.
43. Skeggi du Miôfjorôr est bien connu des sagas. Lexpression: « il était souvent en
voyages de commerce» convient parfaitement à un viking!
642 Sagas légendaires islandaises

et Ôndvertnes,
Heièlarkolla
et Hreggnasi,
Dritvfkrmol
devant les portes de mon père adoptif44.

Ces noms de lieux se trouvent tous dans le Snj6fellsnes.


Skeggi prit Helga chez lui et en fit sa concubine. Pendant l'hiver, des
trolls, des monstres descendirent dans l'Eidksfjordr et firent grands maux
et dommages, mettant les bateaux en pièces, brisant les os aux gens. Ils
étaient trois, un mâle et une femelle et leur fils. Skeggi se prépara à les tuer
et cela se fit de telle sorte que Helga l'aida et lui sauva presque la vie. Lété
suivant, Skeggi se rendit en Norvège et y demeura deux hivers. Lété
d'après, il alla en Islande et Helga avec lui, chez eux à Reykir, à leur
demeure. On ne mentionne pas que lui et Helga aient eu des enfants
ensemble.
Il faut dire maintenant que les filles de Barôr vinrent à Laugarbrekka,
trouvèrent leur père et dirent comment les choses s'étaient passées avec
Rauôfeldr et Helga, sa fille. Cela mit Barôr dans une grande colère, il se
leva d'un bond et se rendit à Arnarstapi. Il avait le visage bien sombre.
I>orkell n'était pas chez lui. Il était allé en mer. Les garçons, Rauôfeldr et
Solvi étaient dehors. Lun d'eux avait douze hivers et l'autre, neuf. Barôr
en prit un sous chacun de ses bras et se rendit avec eux dans la montagne.
Il ne leur servait à rien de se battre, car Barôr était si fort qu'il aurait pu les
tenir ainsi même s'ils avaient été adultes. Quand il arriva en haut de la
montagne, il jeta Rauôfeldr dans une crevasse si profonde et grande qu'il
était mort sur-le-champ lorsqu'il arriva au fond. Lendroit s'appelle main­
tenant Rauôfeldarsgja45 . Il s'en fut avec Solvi un peu plus loin sur un
rocher élevé. Là, il jeta Solvi en bas de sorte qu'il se brisa le cou et la tête
et mourut de la sorte. Cela s'appelle maintenant Solvahamarr46 • Après
cela, il revint à Arnarstapi, dit la mort des frères et s'en fut ensuite chez
lui. I>orkell arriva chez lui alors et apprit comment avait eu lieu le trépas
de ses fils. Il fit demi-tour à la recherche de son frère et lorsqu'ils se ren­
contrèrent, il n'y eut pas de salutations entre eux, ils se précipitèrent
immédiatement l'un contre l'autre, tout volait devant eux. Pour finir, I>or­
kell tomba parce que Barôr était le plus fort d'entre eux. I>orkell resta

44. Helga énumère ici les noms des lieux qu'elle aime en Islande. Cette strophe res­
semble à une fula, genre poétique classé qui consiste à énumérer des noms.
45. Gjd =«crevasse».
46. Hamarr =«falaise», «rocher élevé».
Saga de Bdrôr 643

gisant un moment et Bârôr alla chez lui. I>orkcll s'était cassé l'os de la
cuisse dans leur lutte. Il se releva et se rendit en boitant chez lui. Puis on
pansa sa jambe et il guérit complètement. Il fut surnommé ensuite I>orkell
Jambe bandée.
Quand il fut guéri, il s'en alla de Snj6fellsnes avec tous ses biens et se
rendit vers l'est chez Hxrigr I>orkelsson. Sa mère était Hrafnhildr, fille de
Ketill hxngr47 de Hrafnista. Il avait colonisé tous les Rangarvellir et habi­
tait Hof-du-bas. Sur le conseil de Ketill hxngr, I>orkell colonisa le pays
autour du I>rfhyrningr48 et habita là au pied de la montagne, côté sud. Il
est compté parmi les colonisateurs. Il avait fort la faculté de changer de
forme49 . Il eut de sa femme les enfants que voici: Borkr Homme à la
Dent Noire, père de Starkaôr d'en bas du I>rfhyrningr et Pomy qu'épousa
Ormr St6r6lfsson, et Dagrûn, mère de Bessi50.

6.

Bârôr fut tellement affecté par tout cela, ses démêlés avec son frère, la
disparition de sa fille, qu'il devint et taciturne et difficile à traiter, en sorte
qu'il n'était utile à personne après cela. On mentionne qu'un jour, il vint
parler à Sigmundr, son camarade51 , et dit: «Je vois qu'à cause de ma
famille et de ma peine, je ne suis pas de nature à traiter avec le commun,
aussi vais-je me chercher quelque autre parti. En raison de tes longs et
loyaux services auprès de moi, je veux te donner la terre d'ici, à Laugar­
brekka avec la demeure qui lui appartient.» Sigmundr le remercia de ce
cadeau. À I>6rir Knarrarson, il donna la terre de Ôxnakelda et à I>orkell
Enveloppé de Peau, il donna Dogurôarâ, et il y eut grande amitié et
parenté entre eux, et cela se maintint toute la vie.
Après cela, Barôr s'en fut avec tous ses biens, et on pense qu'il a dû dis­
paraître dans le glacier et qu'il y a habité une grande caverne, car il reve­
nait plus à sa famille d'être dans de grandes cavernes que dans des
maisons: il avait été élevé chez Dofri dans les montagnes de Dofri. Il faut

47. Une fois de plus, tous ces personnages sont connus (voir plus bas la Saga de Ketill le
Saumon, p. 945). Ha:ngr est un saumon mâle.
48. Une montagne qui doit son nom, «Triangle•>, à sa forme.
49. Voir hamfor*.
50. Selon son habitude, l'auteur mêle les personnages probablement fictifs et d'autres,
authentiques semble-t-il. Le Starkaôr dont il est question ici intervient dans la Saga de
Njall le Brûlé et Ormr a droit à un pâttr spécial, Orms j,dttr Stôrô/fisonar, traduction fran­
çaise dans Les Sagas-Miniatures, p. 331 sqq.
51. Voir ftlagi*.
644 Sagas légendaires islandaises

dire aussi qu'il ressemblait plus à un uoll qu'à des humains par la force et
la taille, aussi son nom fut-il allongé et il fut appelé Barôr Génie du Sn:r­
fell parce que là, dans le cap, on le tenait pour un dieu tutélaire, on l'in­
voquait en cas de besoin. Pour beaucoup, c'était un très grand génie52 •
Quand Barôr eut disparu, Sigmundr et Hildigunnr habitèrent à Laugar­
brekka jusqu'à leur mort. Sigmundr est inhumé là sous un tertre. Il avait
trois fils. Lun était Einarr, qui habita à Laugarbrekka. Il épousa Unnr, fille
de Porir fils d'Àslakr de Langadalr. Leur fille fut Hallveig. l:épousa Por­
bjorn Vîfilsson. Le second était Breiôr. Il épousa Gunnhildr fille d'Àslakr
de Langadalr. Leur fils fut Pormôôr qui épousa Helga fille d'Ônundr,
sœur de Hrafn le Scalde53. Leur fille fut Herpruôr qu'épousa Sîmun. Leur
fille fut Gunnhildr qu'épousa Porgils. Leur fille fut Valgerôr, mère de
Finnbogi le Savant de Geirshlîô. Le troisième s'appelait Porkell. Il épousa
Jôreiôr, fille de Tindr Hallkelsson54.
Après la mort de Sigmundr, Hildigunnr et Einarr, son fils, habitèrent
là. On disait que Hildigunnr était magicienne et pour cette raison, elle fut
assignée en justice par un homme qui s'appelait Einarr et était surnommé
Lôn-Einarr55. Celui-ci se rendit à Laugarbrekka avec six hommes et l'assi­
gna pour magie, mais Einarr, le fils de Hildigunnr, n'était pas à la maison.
Il arriva alors que Lôn-Einarr venait de partir. Hildigunnr lui dit cette
nouvelle et lui mit une tunique qu'elle venait de faire. Einarr prit son bou­
clier, une épée et un cheval de trait puis se mit à leur poursuite. Il creva
son cheval sur les rochers où Barôr Snaefellsass avait tué Pufa, la femme
de Svalr, et qui sont appelés Rochers de Pufa. Einarr parvint auprès de
grands rochers et c'est là qu'ils se battirent; quatre hommes de Lôn-Einarr
tombèrent et ses deux esclaves s'enfuirent. Les homonymes se battirent
longtemps. Certains disent qu'Einarr Sigmundarson invoqua Barôr pour
obtenir la victoire. Alors, la ceinture des braies de Lôn-Einarr se cassa, et
quand il la saisit, Einarr lui assena le coup de la mort56. Un esclave d'Ei­
narr Sigmundarson qui s'appelait Hreiôarr courut après eux et vit, depuis
les Pufubjorg, les esclaves de Lôn-Einarr en train de courir. Il les poursui­
vit et les tua tous les deux dans une baie. Lendroit s'appelle maintenant

52. Nous avons d'autres exemples, dans les sagas, de génies tutélaires logeant dans les
montagnes. On peut penser à une sorte d'esprit gardien, ou de divinité tutélaire, une sorte
d'équivalent païen d'un saint.
53. Qui est l'un des protagonistes de la Saga de Gunnlaugr Langue de Serpent. Voir la
traduction française chez Joseph K., Nantes, 1998.
54. Lequel est un personnage important de Heioarviga saga.
55. Voir Jjolkynngi*.
56.Tout cet épisode figure avec plus de détails dans la version dite « Sturlubok » du
Livre de la colonisation de !Jslande.
Saga de Bdrôr 645
Pra:lavik 57 . À cause de cela, Einarr lui donna la libert� et autant de terre
qu'il pourrait en prendre et enclore en trois jours" 8• I:cndroit s'appelle
Hreiôarsgerôi, et il habita là ensuite. Einarr habita Laugarbrekka jusqu'à
sa vieillesse et il est inhumé sous un tertre à peu de distance du tertre de
Sigmundr, son père. Le tertre d'Einarr est toujours couvert de verdure,
hiver comme été 59.

7.

Il se trouve maintenant que, comme on en a parlé précédemment,


Helga fille de Bârôr vivait avec Skeggi du Miôfjorôr. Quand Bârôr apprit
cela, il alla la chercher et la ramena à la maison, car Skeggi était marié
alors. Elle ne se plut pas après qu'elle eut quitté Skeggi. Elle s'affligeait et
dépérissait. Il se fit qu'un jour, elle déclama cette visa:

2. Bientôt je veux m'en aller;


ma passion ne diminue en rien
pour le donneur de colliers.
Je vais mourir lamentablement
car j'aimais le libéral d'or
d'un cœur ardent et brûlant.
Aussi ne puis-je dissimuler ma douleur;
je suis seule dans mon chagrin60 .

Helga ne se plaisait pas chez son père. Elle s'en alla et ne s'attacha ni à
des humains, ni à des animaux, ni à des lieux de résidence. Elle était d'or­
dinaire dans des cavernes et des collines. C'est d'après elle qu'est appelé le
Helguhôll61 , dans le Drangahraun, et beaucoup d'autres endroits s'appel­
lent d'après elle en Islande. C'est elle qui prit quartiers d'hiver à Hjalli,

5 7. Littéralement: «Baie-des-esclaves».
58. Cette coutume semble en effet avoir existé. Gerôi, qui suit, s'applique à une clôture.
59. Ce phénomène, qui se retrouve dans plusieurs autres sagas, semble bien provenir de
la littérature hagiographique qui était traduite d'abondance en Islande à l'époque.
60. On se rappelle que je ne tente pas de tradnire littéralement. «Le donneur de col­
liers», tout comme «le libéral d'or» sont «l'homme», ici Skeggi; il s'agit ici de kenningar,
sing. kenning*, ces figures de style convenu - des métaphores filées à deux termes au mini­
mum réunis par la préposition «de», comme «le cheval de la mer» pour: «le bateau» -
qui étaient de rigueur en poésie scaldique. Signalons qu'il est très rare de rencontrer sem­
blables effusions sentimentales dans ce type de poésie.
61. «Colline de Helga».
646 Sagas légendaires islandaises

dans l'ôlfus, et non Guôrun Gjukadottir, comme d'aucuns le disent, chez


l>6roddr et Skapti, le père et le fils62 . Helga était là en secret, elle couchait
dans le lit situé tout au bout du skdli* et avait un rideau tiré devant elle.
Elle jouait de la harpe63 toutes les nuits, car elle avait des insomnies,
comme fort souvent. Il y avait chez le père et le fils un Norvégien64 qui
s'appelait Hrafn. On parlait souvent du fait que l'on ne savait pas qui était
cette femme. Hrafn avait les plus grands soupçons là-dessus et une nuit, il
s'enquit en regardant derrière le rideau. Il vit que Helga était assise, en
chemise. La femme lui parut fort belle. Il voulut monter dans le lit et pas­
ser sous le drap avec elle, mais elle ne voulut pas. Ils se battirent et pour
finir, Hrafn le Norvégien avait l'avant-bras droit cassé ainsi que la jambe
gauche. Peu après, Helga disparut, se rendit en divers lieux d'Islande et ne
se plut nulle part. Elle allait partout secrètement et d'ordinaire loin des
gens; elle était aussi parfois chez son père.

8.

On mentionne une sorcière65, Hetta. Elle résidait dans l'Ennisfjall66 ,


elle était très capable de changer de forme67 et il était mauvais d'en démê­
ler avec elle, tant pour les gens que le bétail. Il se fit une fois qu'elle tua
force moutons à lngjaldr de Hvâll. Quand il s'en aperçut, il se porta à sa
rencontre. Elle chercha à s'échapper mais il la pourchassa jusque dans la
montagne. En ce temps-là, on ramait beaucoup pour aller à la pêche dans
le Snj6fellsnes mais personne ne s'y prenait mieux qu'lngjaldr. Il faut dire

62. Voici de nouveau un passage passionnant qui en dit long sur les croyances popu­
laires en Islande à l'époque des sagas. Guôrûn Gjûkadôttir est l'une des grandes héroïnes
du cycle héroïque de !'Edda poétique. Elle figure parmi les épouses de Sigurôr Fâfnisbani et
aussi d'Atli (voir plus haut la Saga des Volsungar, p. 80). Elle revient plusieurs fois dans les
sagas sans que l'on puisse dire pourquoi.
63. Il est très rare que des instruments de musique soient mentionnés dans nos textes
islandais médiévaux, surtout dans les sagas. La harpe, notamment, n'est mentionnée
qu'ici, dans une saga dite de saint et dans la Saga de Ragnarr aux Braies velues (ci-dessus
p. 177). Il faut certainement voir là une influence étrangère, la littérature de traductions
ayant été extrêmement abondante en Islande à l'époque. Il se peut aussi que harpa, mot
visiblement emprunté, s'applique à d'autres instruments à cordes, mais nous ne voyons
pas lesquels.
64. Le texte dit en fait: « un homme de l'Est», austma(}r. C'est en effet ainsi que les
Islandais désignaient les Norvégiens, qui vivaient nettement «à l'est» de leur île.
65. Voir fjolkynngi* et troll!.
66. Qui est une montagne dans le Sna:fell.
67. Voir hamfor*.
Saga de Bdrôr 647

que c'était un fameux marin. Alors que Hetta s'esquivait, elle dit: «Je vais
te revaloir la perte de bétail dont j'ai été cause et je te montrerai un lieu de
pêche où le poisson ne manque jamais si l' on s'y rend; ce n'est pas la peine
de rompre avec ton habitude d'être seul en bateau, comme tu en as cou­
tume. » Elle déclama alors une vfsa:

3. Tu vas ramer par le Firôafjall


de par la mer agitée,
si tu vewc trouver le banc de Grîmr;
là la morue scintillera;
et c'est là que tu resteras
- Pôrr est féru de Frigg.
Que le pêcheur au court nez
du cap de Hrakhvammr rame au delà68 .

Ils se quittèrent là. C'était en automne. Le lendemain, Ingjaldr s'en fut


à la rame, il était seul dans son bateau et rama jusqu'à ce qu'il eut laissé der­
rière lui la montagne et le cap. Il trouva que cela faisait un peu plus loin
que ce qu'il avait pensé. Le temps était bon ce matin-là et quand il arriva à
l'endroit dit, il y avait du poisson en abondance. Peu après, il y eut un
nuage sur l'Ennisfjall, qui passa rapidement. Là-dessus le vent arriva
apportant de la neige et du gel. lngjaldr vit alors un homme en bateau qui
tirait puissamment du poisson. Il avait une barbe rousse. lngjaldr lui
demanda son nom, il déclara s'appeler Grfmr69 • Ingjaldr demanda s'il ne
voulait pas se diriger vers le rivage. Grfmr déclara qu'il n'y était pas prêt -
« tu attendras que j'aie rempli mon bateau70 ». Le temps empira soudain et
il fit tellement noir que l'on ne pouvait voir de la poupe à la proue.
lngjaldr avait perdu tous ses hameçons et sa ligne. Ses rames aussi étaient
en bien mauvais état. Il estima alors qu'il ne parviendrait pas à terre à cause
de la sorcellerie de Hetta et que tout cela devait venir d'elle. Il invoqua

68. Cette visa est particulièrement compliquée! Sans développer, je choisis de donner
Firôafjall qui est une montagne dans le Sn.efell. Noter que le Grîmssmiô existe toujours en
tant que lieu particulièrement poissonneux. On peut traduire le vers 6 comme je l'ai fait,
mais le sens n'est pas sûr, Frigg étant, au demeurant, la femme d'Ôôinn, non de I>6rr.
69. Grîmr est un nom bien connu d'Ôôinn. Fevoyez la note précédente, Frigg est la
femme du dieu. On pourrait, comme le suggère Bjarni Vilhjalmsson, l'éditeur islandais de
cette saga, lire Pror (encore un nom d'Ôôinn) à la place de I>6rr dans la vîsa 3, ce qui ferait
que tout l'épisode soit placé sous le signe de !'Ase aux corbeaux!
70. Le texte n'est pas clair: on ne voit pas pourquoi Ingjaldr, qui est dans son propre
bateau, devrait attendre. Voyez aussi vers la fin du présent chapitre, où Grîmr disparaît de
ce qui est le bateau d'Ingjaldr.
648 Sagas légendaires islandaises

alors Bârôr Sna:fellsâss pour qu'il l'aide. Ingjaldr se mit à avoir bien froid,
car le bateau prenait rapidement l'eau et chaque vague gelait en arrivant
dedans. Ingjaldr avait coutume de porter un grand manteau de peau,
lequel était là dans le bateau auprès de lui; il prit ce manteau et le tira sur
lui pour s'abriter; il s'estimait plus certain de mourir que de vivre.
Il arriva ce jour-là, à Ingjaldshvall, vers midi, que l'on vint à la lucarne
de la salle pour l'heure du repas et que l'on déclama d'une voix grave:

4. Seul s'en fut en bateau à la rame


Ingjaldr en Manteau de Peau,
perdit dix-huit hameçons
Ingjaldr en Manteau de Peau,
et une ligne de quarante pieds,
Ingjaldr en Manteau de Peau.
Ne revint jamais ensuite
Ingjaldr en Manteau de Peau.

Les gens furent saisis, mais on tient pour vrai que c'est Hetta la sorcière
qui a dû déclamer cela, car elle espérait que, selon sa volonté, Ingjaldr ne
reviendrait jamais, comme elle en avait conçu le dessein.
Alors qu'Ingjaldr était à l'article de la mort, il vit un homme ramant
dans une barque. Il était en coule grise et avait une corde de peau de
morse autour de la taille. Ingjaldr pensa reconnaître Bârôr, son ami.
Celui-ci rama vivement vers le bateau d'Ingjaldr et dit: « Te voici en piètre
position, camarade, et ce serait grande merveille que toi, un homme intel­
ligent, tu te laisses abuser par un monstre comme Hetta; viens avec moi
dans mon bateau si tu veux essayer de tenir la barre et moi, je vais ramer. »
C'est ce que fit Ingjaldr. Grfmr avait disparu du bateau lorsque Bârôr
arriva. On pense que ç'avait été Pôrr. Bârôr se mit alors à ramer bien fort,
jusqu'à ce qu'il atteigne la côte. Bârôr transporta Ingjaldr à la maison,
celui-ci était bien épuisé, mais il recouvra complètement la santé et Bârôr
retourna à son foyer.

9.

Il y avait un monstre qui s'appelait Torfâr-Kolla, appelée également


Skinnhufa71 . Sa demeure était à Knausar. Elle commettait maints

71. Le «monstre» dont il s'agit ici est une sorcière (flago*) ou une ogresse. Elle porte un
nom curieux sous ces deux formes: « Kolla de la Torfa », donc« Kolla de la rivière de Torf»
Saga de Bdrôr 649
méfaits, tant en vols qu'en meurtres d'hommes. Porir d'Ùxnakelda la
trouva tourmentant son bétail une nuit. Ils se précipitèrent l'un sur
l'autre aussitôt et luttèrent. P6rir découvrit bientôt que c'était une très
grande troll. Leur lutte fut à la fois rude et longue, mais pour finir, il lui
brisa l'échine et la laissa. morte, mais quand il se leva, il déclama une
vîsa:

5. Troll était Torfar-Kolla,


- elle ne se retient guère - de Knausar;
elle allait son chemin, je le chante,
méprisée, par l'Eystribotn.
J'ai rencontré le monstre stupide,
j'ai lutté contre elle ce jour;
la troll a perdu son renom
bien établi quand je lui ai courbé le cou.

Bien des gens disaient que Barôr devait encore avoir aidé Porir en cela,
car tous ses amis l'invoquaient s'ils se trouvaient dans quelque danger.
Souvent, Barôr circulait par le pays et arrivait en divers lieux. D'ordinaire,
il était équipé de telle sorte qu'il portait une coule grise et qu'il était ceint
d'une corde de peau de morse, une hallebarde à la main avec, à l'emman­
chure, un fer long et épais72 . Il s'en servait toujours quand il allait par les
glaciers.
On mentionne que les frères, Barôr et Porkell, s'étaient rencontrés et
avaient pleinement fait la paix. Ils eurent ensuite maints démêlés et logè­
rent ensemble dans le Brynjudalr, dans la caverne qui a été appelée depuis
Barôarhellir; ils ont tenu leurs jeux chez Eirîkr dans le Skjaldbreiô, à
Eirîksstadir. Se rendit là aussi, venant du nord, de Siglunes, Lagalfr, fils de
Petite Fille. Ils firent de la lutte, et ils étaient de force égale, Lagalfr et
Eirîkr, mais auparavant, Eirîkr avait battu Porkell Jambe bandée; ensuite
Barôr et Eirîkr luttèrent et ce dernier tomba et se cassa la main. Lagalfr
était allé de chez lui aux jeux et il se rendit à la maison le soir73 . En cours
de route, il lutta avec un berger de Hallbjorn de Silfrastaôir, qui s'appelait

- et il existe une rivière portant ce nom qui forme une vaste cascade. D'autre part, il y a
une autre flagô, appelée Selkolla, dans la Saga du 1 rêtre Gudmundr le Bon, l'un des textes
de la Saga des Sturlungar. Un peu comme l'épisode qui concluait le précédent chapitre, le
récit qui va venir aura fait florès dans les contes populaires islandais.
72. Cette arme ressemble parfaitement à celle qui est décrite au chapitre 53 de la Saga
d'Egill fils de Grimr le Chauve, dans le recueil des Sagas islandaises.
73. Ce qui représente une distance considérable, qu'un homme ne saurait parcourir en
un jour.
650 Sagas légendaires islandaises

Skeljungr; il était capable de changer de forme. Skeljungr tomba et se


cassa la jambe. Lagalfr le porta jusqu'à la ferme puis alla son chemin, et en
descendant le Blonduhliô, il arriva à Frostastaôir au sud des maisons, par­
vint à une fenêtre et jeta un regard à l'intérieur: le maître de maison disait
à sa femme qu'elle avait pris de la farine dans le sac qui pendait au-dessus
d'eux; il lui administra une gifle, et elle pleura. Lagalfr passa sa hache à
travers la fenêtre et fit tomber le sac. Le coup atteignit le bondi à la tête et
il s'effondra, évanoui. Ugalfr fit demi-tour, s'en fut chez lui à Siglunes le
soir, et il sort de cette saga. Le bondi retrouva ses esprits et pensa que le sac
était tombé tout seul.
Certains disent qu'Ormr Storolfsson fut aux jeux de Skjaldbreiô,
q u'il lutta contre Bergporr de Blafell et qu'Ormr remporta la victoire.
Etait là aussi Ormr skogarnefr, jeune alors74. Il lutta contre Porir de
Porisdalr. Cette vallée75 est dans le glacier de Geitland. Porir prit le
meilleur. Était là aussi Poralfr Skolmsson qui lutta contre Hallmundr de
Balljokull76. Ils étaient presque à égalité, mais Barôr fut estimé le plus
fort de tous. Ces jeux se terminèrent de telle sorte qu'il n'y eut pas
d'autre incident.

10.

Il y avait un homme appelé Ônundr et surnommé Large Barbe. Il


était fils d'Ûlfarr, fils d'Ulfarr de Fitjar, fils de Porir le Vacarme77 . Il
habitait dans le Reykjadalr du haut, la ferme qui s'appelle Breiôabolstaôr.
Il avait épousé Gi.:irlaug, fille de Pormoôr d'Akranes, la sœur de Bessi.
Leur fille s'appelait Porodda. l:épousa Torfi fils de Valbrandr fils de
Valpjofr fils d'ôrlygr d'Esjuberg. Elle apportait en dot la moitié de
Breiôabolstaôr et on en fit deux terres ou fermes. Ce Torfi tua les
hommes de Kroppr, douze en tout, et il fut le grand instigateur du
meurtre des hommes de Holmr. Les chefs étaient Horôr le Meurtrier78,
neveu de Torfi, et Geirr d'après qui l'îlot de Geirr est nommé. Torfi fut

74. Ce personnage au surnom obscur est bien connu. Qu'il suffise de dire que c'est le
frère du célèbre Gunnarr de Hlîôarendi, le héros inoubliable de la première partie de la
Saga de Njdll le Brûlé.
75. «Pôrisdalr» signifie «vallée de Pôrir».
76. Ces personnages figurent, cette fois, dans la Saga de Grettir le Fort.
77. Ce passage coïncide exactement avec le « Sturlubôk» du Livre de la colonisation de
l'Islande, chapitre 37 et renvoie aussi à la Saga des hommes de Holmr, ci-dessous p. 675.
78. Il s'agit du héros de la saga donnée juste après celle-ci dans le présent livre. Il n'y a
qu'ici, toutefois, qu'il soit appelé Hi:irôr le Meurtrier (Vîga-Hi:irôr).
Saga de Bdrôr 651

également à Hellisfitjar ainsi qu'Illugi le Noir et Sturla le Goôi. Dix-huit


hommes de Hellir furent tués alors79, mais Auôunn Smiôkelsson, ils le
brûlèrent dans sa maison à Porvarôsstaôir. Porkell de Skaney était fils de
Torfi. Le fils d'Ônundr s'appelait Oddr, un homme grand et prometteur.
On n'estimait pas que quelqu'un d'autre qu'Oddr fut plus capable de
devenir chef dans cette contrée. Quand il eut dix-sept hivers, il se rendit
au Snjôfellsnes pour acheter du poisson séché et en revenant à la maison,
il passa par le Drangahraun80 . Alors, tous ses hommes le dépassèrent
parce qu'il s'occupait de son cheval et ne se pressait pas. Il se fit un épais
brouillard. Et quand Oddr poussa devant soi son cheval par les sentiers,
il vit un homme qui sortait de la lave et venait vers lui. Il était en coule
grise et avait une hallebarde à la main. Il se tourna vers Oddr et le salua
par son nom. Oddr répondit à son salut et lui demanda son nom. Il dit
s'appeler Barôr et loger là dans le cap81 - « je dois faire affaire avec toi:
d'abord, je veux devenir ton ami et t'inviter à un festin de]ol*; je préfé­
rerais que tu acceptes de faire le voyage. » Oddr répond: « Il en sera ainsi
puisque tu le conseilles.
- Alors, tu fais bien, dit Barôr, toutefois, je veux que tu ne parles de
cela à personne. »
Oddr accepta - « mais je veux savoir où je dois aller à ce banquet.
- Tu vas, dit Barôr, aller à Dogurôara et tu te feras montrer le bon
chemin de ma demeure par Porkell Enveloppé de Peau. »
Puis ils se quittèrent et Oddr s'en fut chez lui et ne parla pas de cela.
En hiver, sept nuits avant J61, Oddr prit son cheval bien gras et s'en fut
de chez lui tout seul, se rendit au Cap et ne s'arrêta pas qu'il ne fut arrivé
à Dogurôara. C'était tard le soir. On était à deux nuits de Jol. Son cheval
était fort épuisé, car les chemins étaient mauvais et le temps, rude. Oddr
frappa aux portes et il fallut du temps avant qu'on y vienne. Il se fit pour­
tant pour finir que le portail fut entrebâillé. Sortit une tête plutôt hideuse,
épiant par l'entrebâillement. Elle regardait fixement pour voir ce qui était
dehors. C'était une face fort mince et laide à voir. Quand elle vit
l'homme, elle voulut refermer le portail, mais Oddr interposa le manche
de sa hache de sorte que le portail ne se referma pas. Sur ce, Oddr se pré­
cipita sur la porte si rudement qu'elle fut mise en pièces. Il pénétra alors
dans la maison et suivit le chemin qu'il avait entendu l'autre prendre, jus­
qu'à ce qu'il arrive à la pièce principale. I à, il faisait clair et chaud. Porkell

79. Les Hellismenn sont, littéralement, «les hommes de la caverne».


80. Hraun est le terme typique pour ce paysage toujours bien présent en Islande, de lave
couverte d'herbe et très difficile à traverser.
81. C'est-à-dire le Sna:fellsnes (nes =«cap»).
652 Sagas légendaires islandaises

siégeait sur l'estrade; il fut très joyeux et offrit à Oddr de loger là. Il passa
là la nuit et fut bien traité.
Le lendemain matin, il fut sur pied de bonne heure et ils se préparèrent
pour le voyage. Il faisait froid et il gelait fort, le ciel était clair et il y avait
de la neige poudreuse dans la montagne. l>orkell était à pied mais Oddr
chevauchait. Ils se dirigèrent vers la montagne, l>orkell marchant devant.
Mais lorsqu'ils parvinrent dans la montagne, il se fit une grande obscurité
avec de la neige en bourrasques, sur quoi le vent se mit à souffler et il y eut
une grande tourmente. Ils allèrent longtemps jusqu'à ce qu'ils arrivent
loin dans la montagne. Alors Oddr marcha et l>orkell mena son cheval. Et
au moment où il s'y attendait le moins, l>orkell disparut dans la tour­
mente en sorte qu'il ne sut ce qu'il était advenu de lui. Il faisait à la fois
venteux et glacé, le sol était escarpé et glissant. Il erra longtemps sans
savoir où il allait. Et peu après, Oddr s'aperçut qu'un homme marchait
dans l'obscurité, en coule grise et avec une grande hallebarde. Il en faisait
sonner la pointe contre le glacier. Quand ils se rencontrèrent, Oddr
reconnut Barôr Sn:rfellsâss. Ils se saluèrent et se demandèrent les nou­
velles générales. Barôr lui demanda de l'accompagner. Ils ne marchèrent
pas longtemps qu'ils ne furent arrivés dans une grande caverne puis dans
une caverne adjacente où il faisait clair. Y siégeaient des femmes plutôt
grandes quoique décentes. On ôta ses vêtements à Oddr et on lui offrit la
meilleure hospitalité. Il passa Jol là, bien traité en tous points. Il n'y avait
là que les gens de la maison de Barôr.
Des filles de Barôr, c'était l>ordis qui plaisait le plus à Oddr, et c'était
avec elle qu'il parlait le plus. Barôr découvrit vite cela et ne s'en formalisa
pas. Il offrit à Oddr de passer là l'hiver et Oddr accepta. Puis Barôr se prit
d'affection pour Oddr et lui enseigna la jurisprudence cet hiver-là. Il fut
ensuite déclaré plus versé dans la connaissance des lois que les autres 82.
Quand Barôr trouva que l>ordis et Oddr s'aimaient83, il demanda à
Oddr s'il voulait épouser l>ordis. Oddr dit: « Il n'y a pas à cacher que j'ai
plus de désir d'elle que de toute autre femme; pour dire la vérité, si tu
veux me la donner en mariage, je ne refuserai pas.» Il fut résolu que Bârôr
marierait l>ordis, sa fille, à Oddr et qu'il lui donnerait en dot de rares tré­
sors. Bârôr devait se rendre pour la noce chez Oddr à Deildartunga et y
amener la mariée. Puis ils se quittèrent en termes fort amicaux. Oddr s'en

82. Comme la majorité des personnages de ce récit, Oddr intervient dans bon nombre
d'autres sagas. Ce fut un chef et donc, il fallut bien qu'il fût versé dans la connaissance des
lois. Pourtant, on a fait remarquer qu'il fut plus injuste que vraiment équitable.
83. Le texte die littéralement - et joliment - : « que les esprits de Pôrdir et d'Oddr
allaient ensemble».
Saga de Bdrôr 653

fut chez lui et se prépara pour la fête. Et au jour dit, Barôr arriva avec la
mariée à Tunga, avec dix personnes. Étaient là t>orkell Jambe bandée avec
son frère et Ormr le Fort, son gendre. t>orkell Enveloppé de Peau était
aussi avec Barôr, et Oddr lui fit très bel accueil. Étaient là également
lngjaldr de Hvall et t>6rir Knarrarson, un ami de Barôr, Einarr Sigmun­
darson de Laugarbrekka et quatre autres hommes, qu'on ne connaissait
pas. Beaucoup d'invités étaient déjà là: Torfi Valbrandsson, parent par
alliance d'Oddr, Illugi le Noir et Geirr le Riche de Geirshliô, Arngrîmr le
goôi de Norôtunga. Étaient là aussi Galti Kjolvararson, parent d'Oddr, et
beaucoup d'autres hommes. Il ne se passa rien de notable pendant la fête.
Puis chacun s'en fut chez soi.
Les amours d'Oddr et de t>6rd{s furent excellentes. Ils restèrent
ensemble trois hivers. Alors, t>6rdîs mourut et ils n'avaient pas d'enfant.
Oddr considéra cela comme un très grand chagrin. Ensuite, il épousa
J6runn fille de Helgi; leurs fils furent t>orvaldr qui mena l'incendie de
Blund-Ketill, et t>6roddr qui épousa J6füôr Gunnarsd6ttir. Les filles
de Tungu-Oddr84 et de J6runn furent t>ur{ôr qu'épousa Svarthofoi,
J6frîôr qu'épousa Porfinnr Sel-t>6risson, Htingerôr qu'épousa Svertingr
Hafr-Bjarnarson, et Hallgerôr qu'épousa Hallbjorn, fils d'Oddr de Kiôja­
berg. Kjolvor était sœur de la mère de Tungu-Oddr, mère de t>orleifr,
mère de t>udôr, mère de Gunnhildr qu'épousa Kolli et de Gltimr, père de
t>6rarinn, père de Gltimr de Vatnsleysa85 .

JI.

Il faut dire maintenant que Miôfjarôar-Skeggi habitait à Reykir dans le


Miôfjorôr. Il avait épousé une femme qui s'appelait Hallbera et était fille
de Grîmr. Leur fils fut Eiôr qui épousa ensuite Hafp6ra, fille de t>orbergr
kornamtili et d'Ôlafr Elliôaskjoldr, la sœur de t>orgeirr gollnir86. Ils

84. Le voici appelé Tungu-Oddr puisqu'il réside à Deildartunga (tunga � « langue de


terre»).
85. Il n'y a pas à s'étonner de l'attention - vraie ou feinte - que porte l'auteur à routes
ces généalogies. Dans cette culture, on n'existait que par sa généalogie, que l'on était tenu
de pouvoir récapituler sur plusieurs générations.
86. Lauteur de cette saga est passionné d'onc·nastique, comme on a pu le constater
amplement déjà. Les spécialistes, toutefois, ne sont pas d'accord sur les généalogies qui
sont données ici et les surnoms dont sont gratifiés bon nombre de personnages ne sont pas
clairs. Il peut entrer une idée de «bouche à grain» dans kornamuli et une d'«or» dans goll­
nir. En revanche, ellidaskjoldr est moins obscur. ElliJi désignait un type de bateau viking.
Comme on le sait, ces navires progressaient les rameurs ayant disposé leur bouclier
(skjoldr) sur le bordage, l'image est conventionnelle.
654 Sagas légendaires islandaises

avaient un autre fils qui s'appelait Kollr, le père de Halld6rr, père de


I>6rdîs et de I>orkatla que désirait Skâld-Helgi87. Skeggi avait trois filles:
l'une s'appelait Hr6ôny qu'épousa Jlorôr gellir; la seconde s'appelait
I>orbjorg qu'épousa Àsbjorn le Riche, fils de Horôr. Leur fille fut lngi­
bjorg qu'épousa Illugi le Noir. Leurs fils furent Gunnlaugr Langue de Ser­
pent88, Hermundr et Ketill. La troisième fille de Skeggi s'appelait I>6rdîs.
Elle grandit à Reykir. C'était une très belle femme. I>6rôr gellir habitait à
Hvammr dans le Hvammsveit, c'était un grand chef 89• I>orbjorn Force de
Bœuf habitait à T h6roddsstaôir dans le Hrufafjorôr. C'était le fils
d'Arn6rr hynefr qui colonisa le pays à cet endroit-là. I>orbjorn était un
grand fier-à-bras. Il tua Atli Àsmundarson, mais Grettir vengea son frère
et occit I>orbjorn90. I>6roddr Bout de Drapa91 était frère de I>orbjorn.
Grenjuôr, fils de Hermundr le Courbe habitait Melar dans le Hrutafjorôr.
Il avait épousé I>orgerôr, fille d'Arndîs la Riche, de Ba:r, fille de Stein6lfr le
Bas. Grenjuôr et I>orgerôr eurent un fils qui s'appelait I>orbjorn, le plus
accompli des hommes.
Il se fit en automne à Reykir dans le Miôfjorôr que l'on frappa aux
portes tard le soir, alors qu'Eiôr avait treize hivers. Il alla aux portes. Se
trouvait devant lui un homme de grande taille, en coule grise et qui s'ap­
puyait sur une hallebarde qu'il tenait à la main. Cet homme salua le fils
du bôndi par son nom et Eiôr demanda qui il était. Il dit s'appeler Gestr92
et demanda si Eiôr avait quelque autorité. Eiôr déclara qu'il avait l'auto­
rité qu'il voulait. « Veux-tu alors, dit Gestr, me fournir un logement pour
cet hiver?
- Je n'en suis pas sûr, dit Eiôr.
- Tu ne feras guère de toi un grand homme, dit Gestr, si tu ne veux
pas entreprendre de donner à manger à un seul homme pendant quelques
semaines, je vais m'en aller et porterai ta réputation où que j'arrive.»
Eiôr dit: « Pourquoi ne restes-tu pas ici cet hiver plutôt que de t'en
aller de nuit?» Alors, Gestr entra avec le fils du bôndi. Celui-ci demanda
d'où était cet homme, et Eiôr rapporta toute leur conversation. Cela ne

87. « Helgi le Scalde», sur le compte duquel il semble qu'ait existé une saga particulière,
perdue aujourd'hui.
88. Cun des grands scaldes d'Islande. Son surnom ne doit pas surprendre: le serpent
avait la réputation d'être sage et savant.
89. En effet! il figure dans nombre de textes et a eu une saga à lui, qui a disparu.
90. Ces personnages sont bien connus de la Saga de Grettir le Fort.
91. Ce surnom (drâpastufr) est intéressant: une drâpa* était un type de poésie scal­
dique, avec des règles propres (un«refrain» en particulier) composé à la louange de quel­
qu'un; stufr peut être un«bout», un fragment, ou un genre de mètre.
92. Il y a ici un jeu de mots: gestr =« hôte»,«invité».
Saga de Bdrôr (,55

plut guère à Skeggi, mais il laissa Eiôr en décider. Gestr resta là l'hiver,
mais en fait c'était Barôr Snxfellsass. Il enseigna à Eiôr la jurisprudence et
la généalogie. Eiôr devint l'homme le plus versé dans la connaissance des
lois de sorte qu'il fut surnommé Eiôr à la Loi93 .
Pôrd{s, fille de SkeggiJ avait alors quinze hivers. Certains disaient que
Gestr l'avait séduite pendant l'hiver. En été, Gestr s'en alla et remercia
Eiôr de son hospitalité. Mais l'été passant, la taille de Pôrd{s grossit et en
automne, elle accoucha dans le buron94. C'était un garçon, beau et grand.
Elle aspergea ce garçon d'eau et dit qu'il serait appelé d'après son père: il
fut appelé Gestr. Le lendemain, une femme de grande taille vint au buron
et offrit de prendre le garçon pour l'élever. Pôrd{s accéda à sa demande.
Peu après, elle disparut avec le garçon. En fait, c'était Helga fille de Barôr.
Gestr grandit chez elle pour un temps.
Skeggi se soucia peu de Pôrd{s après cela et peu d'hivers ensuite, Porb­
jorn fils de Grenjudr de Melar dans le Hrûtafjorôr demanda en mariage
Pôrd{s fille de Skeggi, et elle lui fut donnée. Porbjorn établit alors une
ferme à Tunga, au-delà de Melar, à l'endroit qui fut appelé ensuite Grxna­
myrartunga. Ils n'étaient pas ensemble depuis longtemps qu'ils eurent
deux fils. Laîné s'appelait Pôrôr et le plus jeune Porvaldr. C'étaient tous
les deux des hommes prometteurs par la taille et toutes les capacités,
quoique Pôrôr l'emportât de loin. Porbjorn devint un homme riche de
bétail sur pied de sorte qu'il avait en sa possession cinq cents moutons.

12.

Habitait à Lxkjarmôt dans le V{ôidalr un homme qui s'appelait Por­


gils, surnommé tantôt le Braillard, tantôt le Sage. Son fils était Pôrarinn le
Sage, père adoptif de Barôi le Meurtrier95 . Auôunn le T imon habitait
alors à Auôunarstaôir, et il était vieux, ç'avait été un très grand fier-à-bras.
Le bôndi Porbjorn de Tunga avait beaucoup de sources de revenus: il
avait du bétail au buron dans le Hrûtafjarôardalr et y faisait travailler au
début de l'été. Dame Pôrd{s était toujours au buron. Pôrôr avait six
hivers, et Porvaldr, cinq.

93. Il intervient dans diverses sagas, mais il n'y porte pas ce surnom.
94. Je rends ainsi le mot selr qui désigne la demeure temporaire où, en été, hommes et
bêtes transhument.
95. Ces personnages interviennent dans de très nombreuses sagas, comme la Saga du
combat sur la lande, la Saga de Grettir le Fort, la Saga des Chefi du Val-au-Lac, la Saga des
Frères jurés.
656 Sagas légendaires islandaises

Un soir, I>ôrdfs était au ruisseau et se lavait les cheveux; arriva là, alors,
Helga Barôardôttir avec Gestr qui avait douze hivers. Elle dit: « Voici ton
fils, I>ôrdfs, et il n'est pas certain qu'il aurait grandi davantage s'il avait été
chez toi.» I>ôrdis demanda alors qui elle était. Elle dit s'appeler Helga et
être fille de Barôr Snxfellsass - « et nous avons été en maints lieux, Gestr
et moi, car mon foyer n'est pas en un seul endroit; je veux pourtant te dire
que Gestr et moi sommes frère et sœur; Barôr est notre père à tous deux.»
I>ôrdfs dit que cela n'était pas invraisemblable. Helga ne resta pas là, elle
s'en alla tout de suite, mais Gestr resta auprès de sa mère. Il était à la fois
grand et beau, il avait la taille des gens âgés de vingt hivers. Il passa l'hiver
suivant à Tunga. Alors Barôr, son père, vint le trouver et l'emporta chez
lui à Snxfellsjokull. Barôr avait apporté à I>ôrdis de beaux habits de
femme. Gestr grandit chez son père qui lui enseigna tous les arts qu'il
connaissait. Gestr devint si fort qu'il n'avait pas son pareil parmi ceux qui
vivaient alors.

13.96

En ce temps-là, la femme-troll Hfr était vivante, elle habitait les Hun­


dahellir dans la vallée qui fut appelée depuis Hfrardalr. Hfr tint là un
grand festin de Jôl. Elle invita d'abord Barôr Snxfellsass et Gestr, son fils,
l'accompagna, ainsi que I>orkell Enveloppé de Peau. Furent invités là éga­
lement Guôrun knappekkja97 et Kalfr, son fils. Avaient été invités aussi
Surtr des Hellisfitjar et Jôra de Jôrukleif 98 • Fut aussi invité là un géant
qui s'appelait Kolbjorn; il habitait la caverne qui se trouve dans les Breiô­
dalsbotnar, c'est au commencement de la Hrutafjarôardalr, près de Brat­
tagil, à l'endroit qui s'élargit, la vallée devenant moins profonde vers
l'ouest au pied de Sléttafell. Accompagnaient Kolbjorn, Gapi et Gljufra­
Geirr qui résidaient à Havagnupr dans le Gnupsdalr, Glamr et Amr99 de
Miôfjarôarnessbjorg. Était là également Guôlaugr de Guôlaugshofoi.

96. Si l'on soutient cette théorie, on peut dire que c'est ici que commence une seconde
saga qui serait la*Saga de Gestrfils de Bdrilr. Je ne le crois pas, tant pour des raisons stylis­
tiques que pour la substance même du récit.
97. Il entre une idée de «veuve» dans le surnom de Guôrûn. Elle pourrait avoir été
veuve d'un certain Knappr, inconnu d'autre part.
98. Nous voici de nouveau en pleine légende. Surtr est le nom du géant qui présidera
aux Ragnarok (son nom signifie «noirci par le feu») et qui était censé résider dans les
cavernes (hellir) de Surtshellir, une des merveilles naturelles de l'Islande, qui se visite tou­
jours.
99. Glamr et Amr sont donnés pour des noms de géants dans J.',Edda de Snorri.
Saga de Bdrôr 657
Les sièges avaient été disposés, à Hundahellir, de tdlc sorte que vers le
fond de la salle, à mi-banc, siégeait Guôrun Knappckkja; d'un côté, elle
avait Jôra de Jôrukleif et de l'autre côté, Helga Bârôardôttir; on n'en men­
tionne pas d'autres.C'était Hît qui servait les invités. Dans le haut-siège 100
siégeait Barôr Sna:fellsass, sur le long banc, et vers l'entrée à partir de lui,
Guôlaugr de Guôlaugsh6fôi, tandis que de l'autre côté, siégeaient Gestr
Barôarson, puis Kalfr et Porkell Enveloppé de Peau. En face de fürôr sié­
geait Surtr des Fitjar et, en remontant vers le fond, Kolbjorn de Breiddalr,
puis Glamr et Âmr, et en revenant vers la porte, Geirr et Gapi. On monta
alors les tables et on y apporta la nourriture plutôt en abondance 101 • On y
but sans contrôle de sorte que tous perdirent tout bon sens. Quand le repas
fut achevé, les géants et Hît demandèrent ce que Barôr voulait comme
amusement, déclarant qu'il devait gérer la maisonnée. Barôr demanda
alors que l'on joue au skinnleikr102. Barôr, Surtr, Kolbjorn, Guôlaugr et
Gljufra-Geirr se levèrent alors et jouèrent au skinnleikr des coins. Ils ne se
ménagèrent guère, pourtant, il fut clairement visible que Barôr était le plus
fort bien qu'il fût vieux. Ils avaient une grande pelisse d'ours en guise de
peau, ils l'entortillèrent et se la jetèrent entre eux quatre mais il y en avait
qui restait en dehors et qui devait atteindre la peau. Il ne faisait pas bon se
trouver devant leurs coups. La plupart s'étaient mis debout sur les bancs,
sauf Gestr: il était resté tranquillement assis à sa place. Alors que Kolbjorn
était dehors, il voulut prendre la peau à Barôr et bondit sur lui assez vive­
ment. Ce que voyant, Gestr fit un croc-en-jambe à Kolbjorn de sorte que
le géant s'effondra aussitôt contre la paroi rocheuse, si rudement qu'il se
brisa le nez. Il fut inondé de sang. Il y eut du tumulte et de violents affron­
tements. Kolbjorn voulut se venger de Gestr. Barôr dit qu'il ne servirait à
personne de créer des ennuis dans les demeures de Hît, son amie - « alors
qu'elle nous a invités affectueusement». Il fallut donc en passer par la
volonté de Barôr, mais Kolbjorn fut fort mécontent de ne pouvoir se ven­
ger.Chacun se rendit chez lui. Il apparut, une fois encore, que tous les géants
avaient peur de Barôr. Lorsqu'ils se quittèrent, quand Gestr s'en alla, Hît lui
donna un chien 103 qui s'appelait Snati, très grand. Il était de couleur grise.
Ce chien était d'un très grand secours en raison de sa force et de sa sagesse.
Elle dit qu'il était meilleur au combat que quatre hommes faits. Puis Barôr
s'en fut chez lui et lui et Gestr restèrent ensemble pour un moment.

100. Voir ondvegi*.


101. Voilà le fameux style de saga: on est prié de comprendre que la chère fut magni­
fique.
102. Voir knattleikr.
103. Hic habite Hundahellir: «les cavernes des chiens».
658 Sagas légend1lires islandaises

14.

Il y avait un berger du bondi l>orbjorn de Tunga qui s'appelait Gustr. Il


gardait les moutons hiver comme été. Il était fidèle au bondi en toutes
choses. Gustr était vaillant et rapide à la course, mais pas fort. Dix hivers
après que Gestr fut parti de Tunga, la nouvelle fut que tous les moutons
que l>orbjorn avait remis à la garde de Gustr disparurent, et il les chercha
trois jours de file sans les trouver, il revint à la maison le soir en disant
qu'il fallait abandonner cette recherche - «car j'ai cherché ces jours-ci
dans toutes les directions et dans les endroits où je trouve vraisemblable
que les bêtes puissent avoir été». Le bondi le réprimanda fort en disant
que les moutons devaient être tout près. Gustr déclara pourtant qu'il ne
chercherait pas davantage. Le lendemain matin, l>orbjorn chevaucha jus­
qu'à Reykir dans le Miôfjorôr, trouver Skeggi, son ami et beau-père.
Skeggi lui fit très bel accueil et s'enquit des nouvelles. l>orbjorn dit ne pas
avoir de nouvelles à dire - «sinon que tous mes moutons ont disparu,
qu'on les a cherchés trois jours de suite sans les trouver. Je suis venu ici
parce que je voudrais que tu me donnes de bons conseils sur la façon dont
s'y prendre et que tu me dises ce qu'il te semble le plus vraisemblable sur
ce qui s'est passé, car la disparition de ces moutons n'a rien de normal.
- Je pense voir, dit Skeggi, ce qu'il est advenu de tes moutons; ce
sont les trolls qui les ont pris et les ont cachés. Il n'y a qu'une chose à faire,
c'est que tes fils les reprennent, car c'est eux que cela vise. Il peut se faire
qu'ils estiment avoir à se venger et qu'il y en a un qui a souffert une défaite
de quelqu'un dont ils ne peuvent se venger eux-mêmes, et je conseille que
les frères se mettent en quête.»
Porbjorn revint chez lui dans cet état et parla à ses fils pour qu'ils se
mettent à la recherche des moutons. Porôr dit: «C'est Skeggi, mon
parent, qui doit avoir donné ce conseil, mais bien qu'il me semble que
celui qui ira sera envoyé dans les mains des trolls, il peut se faire que
Skeggi, mon parent, ait vu quelque chose qui accroîtra notre renom, et
certes, nous irons.» Et un matin de bonne heure, les frères se préparèrent
à se rendre sur la lande, et vers la mi-journée, ils n'avaient rien trouvé bien
qu'ils fussent parvenus loin. Alors, l>orôr dit: «Nous allons nous séparer
et tu vas monter jusqu'au pied du Snjofjoll, tu exploreras toutes les
Hvammsartungur, tu reviendras par la crête des montagnes en prenant le
Svinaskarô puis le Haukadalsskarô et de là, tu reviendras à la maison, et
moi, j'ai l'intention d'explorer tout le Hrutafjarôardalr jusqu'au fond; et
si je ne reviens pas à la maison ce soir, salue mon père et ma mère et mes
Saga de BdnJr 659

amis et parents, car il est bien probable qu'il ne nH.: sera pas donné par le
sort de revenir.» Puis les frères se quittèrent. Porvaldr prit le chemin
convenu, il arriva à la maison le soir sans avoir trouvé les moutons. De
Pôrôr, il faut dire qu'une fois que les frères se furent quittés, il avança dans
la vallée dans l'intention de l'explorer jusqu'au bout. Quand il eut marché
un moment, il se fit un brouillard si épais qu'il ne voyait nulle part. Alors
qu'il s'y attendait le moins, il s'aperçut qu'un homme était près de lui dans
le brouillard. Il se dirigea dans cette direction et en s'approchant, il vit que
c'était une femme. Elle lui parut belle et bien mise et pas plus grande que
la moyenne. Mais lorsqu'il pensa l'atteindre, elle disparut si vite qu'il ne
put voir ce qu'il était advenu d'elle dans le brouillard. Après cela, Pôrôr
prit le long de la vallée et il ne fallut pas longtemps pour qu'il entende
dans l'obscurité un grand vacarme: avant qu'il s'en rende compte, il vit un
homme, si l'on peut appeler cela ainsi. Cet homme était de grande taille
et énorme; il avait le dos courbé et les genoux arqués. Son visage était laid
et tellement hideux qu'il estima n'en avoir jamais vu de pareil, il avait le
nez brisé en trois endroits et il portait trois grandes protubérances. À
cause de cela, il avait l'air recourbé trois fois comme la corne d'un vieux
bélier. Il tenait à la main un grand bâton de fer. Lorsqu'ils se rencontrè­
rent, cet ennemi salua Pôrôr par son nom. Pôrôr lui rendit ses salutations
et demanda quel était son nom. Il déclara s'appeler Kolbji:irn et régner sur
cette vallée. Pôrôr demanda s'il avait aperçu les moutons de son père.
Kolbji:irn dit: « Il n'y a pas à dissimuler que c'est moi qui ai provoqué la
disparition des moutons de ton père. Il est arrivé ce que j'aurais voulu,
qu'il s'est tourné vers toi pour cette recherche, et d'ailleurs, as-tu rencon­
tré quelqu'un depuis que tu es parti de chez toi, quelqu'un d'autre que
moi?» Pôrôr déclara qu'en vérité, il avait vu une femme mais qu'il ne lui
avait pas parlé - « parce qu'elle a disparu plus vite que je ne le pensais.
- Ça a dû être, dit Kolbji:irn, Sôlrûn, ma fille. Je t'offre à présent de
choisir si tu préfères perdre les moutons de ton père et n'en ramener
aucun, car certains de tes parents ne me plaisent pas fort, ou autrement,
nous nous mettons d'accord et je te donne en mariage Sôlrûn, ma fille; et
alors, les moutons te reviendront.»
Pôrôr dit: « Mes parents trouveront que c'est passer rapidement mar­
ché de ma part, mais l'impression que j'ai eue de cette femme est que ce
ne serait pas un mauvais mariage si elle épousait un vaillant homme.
- Ce parti ne serait pas accessible à tout le monde, dit Kolbji:irn,
mais je ne voudrais pas refuser à ma fille un bon mariage.»
Il se fit que Kolbji:irn fiança à Pôrôr sa fille Sôlrûn en stipulant que,
dans un délai d'un demi-mois, il célébrerait la noce chez Kolbji:irn; dit
que son foyer se trouvait dans la caverne qui est à Brattagil, lui demanda
660 Sagas légendtJires islandaises

d'amener autant de gens qu'il le voudrait, excepté Skeggi du Miôfjorôr et


Eiôr, son fils, J:>6rôr le Braillard, I>orgils le Sage, I>orbjorn Force de Bœuf
et surtout pas Auôunn le Timon de Viôidalr. «Je ne veux pas que tu
invites des géants ni des habitants de la montagne et moins que tous
Barôr Snxfellsass et ses suivants. » J:>6rôr accepta et ils se quittèrent en cet
état. Kolbjorn fit un bout de chemin en compagnie de I>6rôr. Ils virent
alors les moutons en troupeau dans un vallon. J:>6rôr les ramena à la mai­
son à Tunga. Tout le monde lui fit bel accueil et lui demanda les nou­
velles, il les dit telles qu'elles étaient et ce qui s'était produit pendant son
voyage. Le bondi I>orbjorn fut fort affecté de cela et dit que vraisembla­
blement, il avait été ensorcelé par les trolls. l>6rôr déclara que l'on pouvait
prendre mieux les choses - « et je ne pressens rien de mauvais sur ce chan­
gement de condition.
- JI me paraîtrait judicieux, parent, dit I>orbjorn, que tu n'ailles pas à
cette noce, que tu n'en parles à personne et que tu fasses comme si rien ne
s'était passé.»
I>6rôr ne dit pas grand-chose. Le temps passa jusqu'à la réunion con­
venue.

15.

l>6rôr dit à I>orvaldr, son frère: « Veux-tu, parent, venir avec moi à ma
noce?» I>orvaldr dit: «Je pense que tu es voué à mourir si tu veux te
remettre aux mains de sorcières 104 ; mais même si je savais d'avance ne pas
revenir, je préférerais t'accompagner que de rester à la maison, si tu devais
mourir là; j'irai certainement si tu as résolu de trouver Kolbjorn.»
Ils se préparèrent pour ce voyage et pénétrèrent dans le Hrutafjarôar­
dalr, jusqu'à ce qu'ils trouvent une grande caverne; là, ils entrèrent, le lieu
était à la fois puant et froid. Quand ils eurent siégé un moment, un
homme de grande taille entra dans la caverne, accompagné d'un chien
étonnamment grand. Ils lui demandèrent son nom. Il déclara être invité
là 105. « Es-tu, J:>6rôr, dit-il, venu assister à ta noce?» Il dit que c'était vrai.
« Veux-tu, dit Gestr, que je sois ton invité, que j'assiste à ta fête ainsi que
mon chien?
- Il me semble à te voir, dit I>6rôr, que je pourrais obtenir assistance
de toi, quel qu'en soit le besoin, et j'accepterai.

104. Voir feigr* et jlaglr.


105. Voir la note 92. Gestr est un nom propre qui, en tant que nom commun, se dit
aussi gestr.
Saga de BdrrJr 661
- Levez-vous alors, dit Gestr, tu dois vouloir v01r ta promise et
comme les choses sont bien arrangées.»
Ils pénétrèrent dans la caverne jusqu'à ce qu'ils arrivent dans une grotte
latérale. Là, l>ôrôr vit Sôlrun assise sur un siège, ses cheveux attachés au
dossier de la chaise 106 ; ses mains aussi étaient attachées, il y avait des
vivres si proches qu'elle pouvait les renifler, mais elle ne pouvait en
atteindre que ce qu'il lui fallait pour survivre. Elle était si maigre et épui­
sée qu'elle n'avait que les os et la peau. l>ôrôr vit pourtant que la femme
était belle. Il la détacha. Il fut pris d'un grand amour pour elle et l'em­
brassa tendrement. Elle dit: «Dépêchez-vous de vous en aller avant que
Kolbjorn arrive à la maison.» Ils demandèrent où il était, elle dit qu'il était
parti inviter des sorcières à la noce. « Il n'a pas d'autre intention que de
vous tuer tous les deux, les frères, et de me maintenir dans les mêmes
tourments que ceux que j'ai subis déjà.»
l>ôrôr demanda si elle était la fille de Kolbjorn. Elle dit gu'elle n'était
pas sa fille, mais qu'il l'avait enlevée du Groenland au pied du Sôlarfjoll -
«il m'a enlevée à mon père Bârôr, par sorcellerie, et il a l'intention de me
prendre pour servante et concubine, mais je n'ai pas voulu y consentir,
aussi m'a-t-il toujours maltraitée, quoique surtout depuis qu'il m'a pro­
mise à toi. Il refuse à tout homme de m'épouser, quelles que soient les
explications qu'il en donne.» l>ôrôr déclara qu'il risquerait sa vie pour
l'emmener de là. Puis ils s'en allèrent et elle, resta.
Et lorsqu'ils furent dans la caverne un moment, ils entendirent grand
vacarme et tumulte. Arrivèrent Kolbjorn et trente géants avec lui, et
maintes autres sorcières. l>ôrôr et ses camarades se portèrent à la rencontre
de Kolbjorn et de ses compagnons et les saluèrent. Kolbjorn était plutôt
revêche et de mauvaise humeur, il ne regardait pas Gestr d'yeux amicaux.
Ensuite, on arrangea les tables et on disposa les sièges. Gestr, l>ôrôr et
l>orvaldr étaient assis sur l'un des bancs. Le chien Snati était couché à
leurs pieds sous les tables. De l'autre côté, dans le milieu du banc, siégeait
Gljufra-Geirr; c'était le plus grand ami de Kolbjorn et le plus semblable à
lui en tout ce qui était mauvais. En remontant vers le fond siégeaient Âmr
et Gapi, puis Glâmr et ensuite tous les autres de sorte que la caverne était
complètement occupée du côté où ils étaient. La mariée ne vint pas s'as­
seoir. Kolbjorn fit le service. On apporta la nourriture devant Gljufra­
Geirr et ses compagnons de banc; c'était de la viande de cheval 107 et de la

106. C'est un motif rebattu des contes et légendes populaires que ces fiancées attachées
par les cheveux au dossier de leur chaise.
107. Dans le paganisme scandinave, la consommation de la viande de cheval était abso­
lument interdite.
662 Sagas légendaircs islandaises

viande humaine. Ils se mirent à manger, ils arrachaient la viande des os


comme des aigles et des chiennes de chasse. On apporta de la nourriture
devant Pôrôr et ses camarades, de la nourriture comestible pour tout
homme. La boisson était forte et abondante.
Kolbjorn avait une mère qui s'appelait Skrukka; c'était une très grande
troll quoiqu'excessivement vieille. Kolbjorn ne voulait pas qu'elle soit
dans leur vacarme et leur agitation. Elle était dans une caverne adjacente.
Pourtant, il y avait peu de chose qui la prît au dépourvu en raison de sa
sorcellerie.
Les hommes de Kolbjorn se mirent alors à boire sans grande modéra­
tion, et ils furent bientôt tous ivres comme des cochons, ils ne parlaient
pas à voix basse, la caverne résonnait fort. Kolbjorn alla à Pôrôr et dit:
« Que veux-tu comme amusement ou divertissement, futur gendre, car
c'est toi surtout qui vas commander ici les manières de cette maison? »
Gestr dit, car il fut plus rapide à répondre: « Que tes hommes s'amusent
de ce qui leur plaît le mieux; prenez donc ce que vous voulez, se jeter des
ossements ou lutter. » Puis Glamr prit un gros os et l'envoya bien fort en
visant Pôrôr à la taille. Gestr vit cela et dit: « Laisse-moi m'occuper de cela
parce que je dois être plus habitué à ce jeu que vous. » Et c'est ce qu'il fit,
il attrapa l'os en l'air et le renvoya. Lequel os s'arrêta dans l'œil de Glamr,
si rudement que ledit œil tomba sur la pommette de Glamr. Celui-ci en
fut gravement blessé et hurla comme un chien-loup. Àmr, le frère adoptif
de Glamr, voit cela, il prend aussitôt l'os et le fait voler contre Porvaldr.
Pôrôr le voit, il l'attrape et le renvoie. L'os arrive dans la joue d'Âmr si
bien que la mâchoire fut mise en pièces. Il y eut alors grand tumulte dans
la caverne. Skramr de Pambardalr attrapa en l'air un étonnamment gros
tibia et le lança plutôt puissamment, il visa Gestr, car il était assis juste en
face de lui. Gestr l'attrapa et ne tarda pas pour le renvoyer sans pitié. L'os
de la jambe atteignit la main et la jambe de Skramr, si rudement que
toutes les deux furent brisées. Les géants firent alors plus de bruit que l'on
ne peut le dire, car on peut avancer que leurs hurlements ressemblaient
plus à des cris de cadavres qu'aux sons de créatures vivantes. Kolbjorn dit
alors: «Abandonnez ce jeu, car de Gestr, il nous arrivera à tous du mal.
C'était d'ailleurs tout à fait contre mon gré qu'il a été invité ici.
- Tu devras te contenter de cela » , dit Gestr.
Puis ils se mirent à boire pour la deuxième fois, jusqu'à ce que tous
tombent endormis, chacun dans son propre siège, hormis Gljufra-Geirr et
Gapi. Kolbjorn dit que chacun devait se coucher là où il était - « sauf que
toi et Geirr viendrez dans la caverne où je dors». Et c'est ce qu'ils firent.
Gestr dit à ses camarades qu'ils devaient faire leur lit ailleurs. Ils se couchè­
rent. Et quand ils furent endormis, Gestr se leva, prit son épée, retourna
Saga de Bdrôr (,(, i

dans la caverne et trancha la tête de chacun des habitants de la montagne


qui se trouvaient à l'intérieur. Lorsqu'il eut achevé cette besogne, il avança
et chercha s'il apercevait où Kolbjorn et les autres étaient couchés. Il trouva
alors une porte dans la paroi de la caverne. Elle était si solidement ver­
rouillée que Gestr estima qu'ils se réveilleraient s'il y touchait. Puis il alla
dans la caverne, là où était Sôlrun. Il lui demanda de se lever et de venir
avec lui. C'est ce qu'elle fit tout en disant qu'elle pensait que cela serait et
sa mort et celle d'eux tous. Ils arrivèrent à l'endroit où étaient les frères.
Gestr leur ordonna de se lever au plus vite et de s'en aller de cette caverne
avant que Kolbjorn se réveille - « si possible, Sôlrun est arrivée ici». Puis les
frères se levèrent et s'en furent en descendant la vallée.

16.

Il faut revenir maintenant à Skrukka, la mère de Kolbjorn: elle se


réveille un peu après qu'ils sont partis, s'assure aussitôt, par sa sorcellerie,
de ce que les camarades ont entrepris, se lève d'un bond comme si elle
était en parfaite santé. Elle bondit sur-le-champ sur la porte derrière
laquelle Kolbjorn dormait, si rudement que la porte vola aussitôt en nom­
breux éclats. Kolbjorn se réveille et demande qui va là en faisant si grand
bruit. Skrukka se nomme et dit: « Il s'agirait, parent Kolbjorn, de ne pas
rester couché davantage, car l>ôrôr s'en est allé avec Sôlrun et ses cama­
rades; c'est Gestr qui a conseillé tout cela. Il a tué tous tes invités hormis
ceux qui sont ici. Il n'y a rien d'autre à faire que de les poursuivre et les
tuer tous.» Kolbjorn dit: « Il apparaît souvent que tu n'es pas semblable
aux autres en raison de ta sagesse. Souvent, mal me serait advenu si je
n'avais pas joui de ton aide. Tu vas maintenant, mère, partir la première
puisque tu es toute prête, pour voir si tu arrives avant eux. Passe par le
haut, par les crêtes, et prends-les à l'improviste, et nous, nous allons che­
miner par le bas, par la vallée et nous pourrons alors les trouver.»
Puis Skrukka s'en fut, et Kolbjorn et ses camarades se préparèrent au
plus vite.
Ils 108 vont ensuite jusqu'à ce qu'ils voient qu'on les poursuit. Kolbjorn
appelle lorsqu'il les voit, il leur demande de ne pas courir davantage.
Sôlrun se trouva désemparée et dit: «Je savais bien que cela arriverait, car
il est sûr maintenant que vous serez tous tués. Kolbjorn est un si grand
troll qu'absolument rien ne lui résiste.» Gestr dit: «C'est le destin 109 qui

108. Ce «ils» s'applique à Pôrôr et Sôlrûn.


109. Voir hamingja*.
664 Sagas légendaires islandaises

va en décider. Nous allons répartir notre troupe. I>orôr va se porter contre


Kolbjorn, son beau-père. Il convient qu'il soit le plus mis à l'épreuve, car
c'est lui qui nous a tous mis dans ce péril. I>orvaldr se portera contre Gapi
et moi, j'en découdrai avec Gljûfra-Geirr. Nous allons avoir besoin de
tout le monde, si l'on veut réussir. Snati, tu vas affronter la vieille et
Solrûn nous regardera. » Et dès que Kolbjorn arriva, ils s'attaquèrent rous
et luttèrent de toutes leurs forces. Snati monta sur un rocher, en dessous
duquel se trouvait Skrukka et fit dérouler sur elle de grosses pierres. Elle
grimaça à l'encontre et renvoya les pierres. Pour finir, Snati fit dérouler un
énorme rocher qui arriva sur l'échine de la vieille alors qu'elle voulait
ramasser une pierre, de sorte que son dos fut mis en pièces et qu'elle en
mourut.
Gestr et Gljûfra-Geirr s'attaquèrent ferme et cela se termina de telle
sorte que Gestr le prit par la taille et le brandit en l'air avec tant de force
qu'il tomba tête la première, si brutalement que le crâne se brisa en menus
morceaux et qu'il mourut peu de temps après. Gestr se porta alors à l'en­
droit où Porvaldr était sur le point de tomber, Gestr trancha les deux
jambes de Gapi, l'une au-dessus du genou et l'autre en dessous. Gapi
tomba à la renverse. I>6rôr et Kolbjorn se livrèrent grande bataille et rude,
et elle se termina de telle sorte que I>orôr tomba. Sur ce arriva Gestr qui
empoigna le sommet de la tête de Kolbjorn tout en lui mettant les genoux
dans le dos, si rudement qu'il en eut le cou disloqué. Alors, Gestr le
repoussa, mort, et l'éloigna de I>orôr. Celui-ci se leva, il était tout roide à
cause de la lutte contre Kolbjorn. I>orvaldr avait tué alors Gapi. Gestr dit:
« Il se trouve maintenant, Solrûn, que nous avons remporté la victoire et
tu es délivrée des mains des trolls.
- C'est à toi que nous en sommes redevables, dit I>6rôr, et je veux
que tu choisisses ta récompense.
- Je ne veux pas de votre argent, à vous autres, les frères, dit Gestr,
mais si vous estimez que cela est digne de quelque récompense, prenez­
moi un passage pour la Norvège, car je suis curieux de voir le roi qui y
règne et dont on dit tant de choses.»
Ils dirent qu'il en serait ainsi. « Mais maintenant, je ne vous cacherai
pas, dit Gestr, que je suis votre frère par la même mère; nous allons nous
quitter pour cette fois; j'irai au bateau pour le printemps. »
Gestr alla son chemin, et les frères, le leur, avec Solrûn, pour chez eux
à Tunga; ils dirent tout ce qui s'était passé dans leur expédition et la plu­
part de ceux qui entendirent estimèrent que I>orôr avait eu grande
chance.
Saga de Bdrôr 665

17.

Le capitame qui possédait un bateau mouillant à Borôeyri dans le


Hrutafjorôr s'appelait Kolbeinn. Les frères se rendirent là et y prirent un
passage pour Gestr en été. Ils prirent la mer dès qu'ils eurent vent favo­
rable. Gestr s'en fut donc à l'étranger ainsi que son chien Snati, I>6rôr,
S6lrun et l>orvaldr. Ils eurent bon vent et arrivèrent à l>randheimr. C'était
le roi Ôlâfr Tryggvason qui régnait alors sur la Norvège110• Les frères vin­
rent le trouver et S6lrun avec eux. Ils saluèrent le roi et lui demandèrent
de les loger pour l'hiver, et le roi demanda s'ils voulaient se faire baptiser.
Ils n'y étaient guère disposés. Il se fit pourtant qu'ils furent baptisés, de
même que S6lrun. Ils passèrent l'hiver chez le roi, tenus en grande faveur.
Gestr resta au bateau, il avait une tente. Il avait son chien avec lui, mais
aucun homme.
Un jour que le roi était de belle humeur, il dit à I>6rôr: « Où as-tu eu
cette belle femme?
- En Islande, dit I>6rôr.
- Quel âge as-tu? »
I>6rôr dit: «J'ai dix-neuf hivers. » Le roi dit: «Tu es un vaillant
homme. Et où estimes-tu avoir été mis à plus rude épreuve?
En Islande, dit I>6rôr, quand j'ai épousé cette femme.
Qui t'a sauvé?
Il s'appelle Gestr, dit I>6rôr.
Est-il venu ici?» dit le roi.
I>6rôr dit que oui - « mais je vous dirai ce que je veux accepter de vous,
je \Teux devenir homme de votre hiro*.
- Alors, amène-moi Gestr, si tu veux te faire mon homme. »
Ensuite, I>6rôr alla trouver Gestr et lui dit que le roi voulait qu'il
vienne le trouver. Gestr n'en avait pas grande envie, et dit: «Je ne suis pas
désireux de trouver le roi, car on me dit qu'il est tellement autoritaire qu'il
veut décider de toutes choses, y compris de ce en quoi croient les gens.» Il
se fit pourtant, pour finir, que Gestr accompagna I>6rôr et vint trouver le
roi. Il salue le roi, et celui-ci lui rend ses salutations. Gestr demanda:
« Quelle affaire avez-vous avec moi, sire? » Le roi dit: « La même qu'avec
les autres: que tu croies au vrai Dieu.» Gestr dit: «Je ne tiens pas du tout
à abandonner la foi que mes ancêtres ont eue. J'ai le sentiment que si je
renonce à cette foi, je ne vivrai pas longtemps. » Le roi dit: « La vie des

110. Il a en effet régné de 995 à 1000 et aura été le grand convertisseur de son pays au
christianisme, mais il est douteux qu'un fils de colonisateur de l'Islande ait pu entrer dans
sa hirô.
666 Sagas légendaires islandaises

hommes est au pouvoir de Dieu mais il ne sera permis à personne, à la


longue, de cultiver la pratique païenne dans mon royaume111 . » Gestr dit:
« Il me semble probable, sire, que votre pratique doit être meilleure, mais
je ne renoncerai jamais à ma foi ni sous la contrainte ni devant les
menaces.
- Qu'il en soit ainsi, dit le roi, car j'ai l'impression, à te voir, que tu
voudras renoncer de ton propre gré à cette croyance plutôt que sur les
contraintes venant d'autrui, et tu ne dois pas être dépourvu de chance112
autrement, sois le bienvenu à rester chez nous cet hiver.»
Gestr remercia le roi de ses propos et dit qu'il accepterait. Gestr resta
chez le roi un moment, et il ne fallut pas longtemps pour qu'il reçoive la
primasignatio113 . Le temps passa jusqu'à J61.

18.

La veille de J61, le roi siégeait sur son trône avec toute la hirô, chacun
à sa place. Les hommes étaient contents et joyeux parce que le roi était
des plus enjoués. Quand on eut bu un moment, un homme entra dans
la halle. Il était grand et hideux à voir, teint sombre et les yeux en
constant mouvement, barbe noire et nez long. Cet homme était coiffé
d'un casque, il était en broigne à anneaux et ceint d'une épée. Il avait un
collier doré et un épais anneau d'or à la main. Il entra rapidement dans
la halle et alla au trône du roi. Il ne salua personne. Les gens furent fort
effrayés à sa vue. Nul ne lui adressa la parole. Et lorsqu'il fut resté un
moment devant le roi, il dit: «Je suis venu ici de sorte que l'on ne m'a
rien offert venant d'un si grand personnage. Je serai d'autant plus libéral
que je vais offrir la possession des objets de prix que j'ai ici, à l'homme
qui osera me les prendre, mais il n'y a personne de tel ici.» Puis il s'en
alla, et il y eut une puanteur dans la halle. Tout le monde éprouva une
grande crainte à cette vue. Le roi ordonna aux hommes de rester tran­
quilles jusqu'à ce que cette puanteur diminue et l'on fit ce que le roi pro­
posait. Mais quand on regarda, beaucoup d'hommes gisaient comme à
demi-morts et évanouis, jusqu'à ce que le roi en personne vienne et

111. Il est clair que ce passage, dans un texte qui est visiblement dû à un clerc, est
convenu. On notera tout de même que le terme employé pour«religion», ici, est, confor­
mément à la réalité, le mot siôr: «pratique», «culte».
112. Ici, nous avons le termegipta: «ce qui est donné par les Puissances».
113. Une sorte de petit baptême qui permettait aux païens d'avoir commerce avec les
chrétiens.
Saga de Bdrôr 667
récite des prières sur eux114• Tous les chiens de garde étaient morts, hor­
mis Vîgi et Snati, le chien de Gestr ll5 .
Le roi dit: « Que penses-tu, Gestr: qui est cet homme qui est venu ici?»
Gestr dit: «Je ne l'ai jamais vu, mais mes parents m'ont dit qu'il y a eu un
roi appelé Raknarr et je pense l'avoir reconnu d'après leurs récits. Il a régné
sur le Helluland et beaucoup d'autres pays. Et lorsqu'il eut longtemps régné,
il se fit enterrer vivant avec cinq cents hommes sur le Raknarsloôi 1 16. Il a tué
son père et sa mère et beaucoup d'autres gens. D'après les récits que je tiens
d'autrui, je pense probable que son tertre funéraire est dans les contrées
inhabitées du nord de Helluland.» Le roi dit: «Je tiens pour probable que
tu dis vrai; ma prière, Gestr, est que tu ailles chercher ces objets de prix.
- Il faut appeler cela une mission dangereuse, sire, dit Gestr, mais je
ne me déroberai pas si vous équipez mon expédition selon ce que vous
estimerez nécessaire pour moi.»
Le roi dit: «Je vais y appliquer tout mon cœur pour que ton expédi­
tion soit un succès.»
Puis Gestr se prépara. Le roi lui donna quarante souliers de fer fourrés
de duvet. Il lui remit deux sorciers 117 selon la prière de Gestr. Lui s'appe­
lait Krokr et elle, Krekja118• Puis il lui remit pour l'assister le prêtre qui
s'appelait Josteinn. C'était un excellent homme et très estimé du roi.
Gestr déclara n'avoir pas besoin de lui. Le roi dit: « Il se révélera le
meilleur lorsque tu seras dans le plus grand besoin.
- Alors, pourquoi ne viendrait-il pas? dit Gestr. Tu prévois bien des
choses mais à voir cet homme, je ne crois pas qu'il sera utile s'il est mis à
grande épreuve.»
. Le roi donna à Gestr une sax* en disant qu'elle mordrait s'il en était
besoin. Il lui donna un linge en lui demandant de l'enrouler autour de soi
avant de pénétrer dans le tertre. Le roi fit don à Gestr d'une chandelle en
disant qu'elle s'allumerait d'elle-même si on la tenait en l'air - « car il va
faire noir dans le tertre de Raknarr, ne reste pas au-delà du moment où la
chandelle sera achevée, et alors, tout ira bien.» Gestr emmena des provi­
sions pour trois semestres.

114. La puanteur tient au fait que nous avons à faire à un bergbui, un habitant des
montagnes, un géant, un mort.
115. Vigi est le chien du roi Ôlafr.
116. Y a-t-il une confusion avec le célèbre Ragnarr (loôbrok) qui vint mettre le siège
devant Paris en 845, sloô pouvant alors renvoyer à «flotte», puisque ce Ragnarr est inter­
venu avec une nombreuse flotte?
117. « Sorcier» rend ici sejômaôr, «homme qui pratique le sejôr*».
118. Il s'agit certainement de noms fabriqués d'après les équivalents dans la Saga d'F,i­
rikr le Rouge, soit Haki et Hekja.
668 Sagas légendaires islandaises

Puis il fit voile vers le nord en longeant le pays et doubla le Haloga­


land, puis le Finnmark jusqu'aux Hafsbotnar119 . Quand ils arrivèrent au
nord de Dumbshaf, un homme arriva, venant du rivage, et leur tint com­
pagnie. Il dit se nommer Rauôgrani. Il était borgne. Il avait un manteau à
capuchon, tacheté de bleu, et boutonné jusqu'en bas entre les jambes 120 .
Il ne plaisait pas beaucoup au prêtre Josteinn. Rauôgrani prêcha le paga­
nisme et la sorcellerie aux hommes de Gestr et déclara que le mieux était
de sacrifier pour avoir bonne chance. Un jour que Rauôgrani leur repré­
sentait de pareilles superstitions, le prêtre se fâcha, saisit un crucifix et en
assena un coup sur la tête de Rauôgrani. Celui-ci passa par-dessus bord et
ne remonta jamais plus. Ils estimèrent alors que ç'avait été Ôôinn. Gestr
ne prêta pas grande attention au prêtre.
Peu après, ils arrivèrent aux territoires déserts du Groenland; l'hiver
était arrivé. Ils passèrent là l'hiver. Près de quelques rochers, ils virent deux
barres d'or et, attaché à elles, un chaudron plein d'or. Gestr envoya Krokr
et Krekja chercher les barres et le chaudron. Lorsqu'ils y arrivèrent et vou­
lurent les prendre, la terre se fendit sous leurs pieds et les engloutit, de
sorte qu'elle se referma au-dessus de leur tête et tout avait disparu, le
chaudron et les barres.
Gestr veillait chaque nuit à la porte de leur skali cet hiver-là. Il se fit qu'une
nuit, un horrible taureau arriva au skâli en beuglant fort et en se compor­
tant de façon menaçante. Gestr attaqua ce taureau et le frappa d'une hache
à la tête. Le taureau s'ébroua, mais le coup ne mordit pas et la hache se
brisa. Alors, Gestr saisit les cornes du taureau à deux mains et ils luttèrent
puissamment. Gestr découvrit qu'il n'était pas de force contre ce monstre.
Le taureau voulait )e porter contre le mur du skâli et l'y embrocher. Sur ces
entrefaites, le prêtre Josteinn intervint et frappa d'un crucifix l'échine du
taureau; sous ce coup, le taureau plongea sous terre de sorte qu'il n'y eut
jamais plus de mal venant de lui ensuite. Il n'y eut pas d'autres incidents.

19.

Au printemps, ils s'en allèrent de là, chacun portant ses propres vivres.
Ils marchèrent d'abord entre ouest et sud-ouest. Puis ils prirent à travers le

119. Ce doit être la même chose que Dumbshaf, que nous avons rencontrée au cha­
pitre 1.
120. Il y a de grandes chances pour que nous ayons affaire, ici, à Ôôinn en personne: il
est borgne, il est vêtu d'un grand manteau bleu, et parmi ses nombreux noms, il compte
Siôgrani ou Hrosshâ.rsgrani.
Saga de Bdrôr 669

pays. Il y eut d'abord des glaciers, puis commença un grand terrain de


laves brûlées. Ils mirent alors les souliers de fer que le roi leur avait four­
nis; il y en avait quarante, mais les hommes étaient à vingt en plus de
Gestr. Quand rous eurent mis ces souliers hormis le prêtre J6steinn, ils se
rendirent sur le champ de lave. Lorsqu'ils eurent marché un moment, le
prêtre fut hors d'état de marcher. Il avança, pieds ensanglantés, par le
champ de lave et ne voulut pas abandonner. Gestr dit: « Lequel d'entre
vous, garçons, veut aider ce singe à livres pour qu'il parvienne à sortir de
ce champ de lave?» Aucun n'accepta parce que tous estimaient avoir suf­
fisamment à porter. «S'agit de l'aider, dit Gestr, parce que le roi attachait
grande importance à cela, et il nous servira beaucoup de ne pas manquer
à ses conseils, et viens ici, prêtre, assois-toi sur mon sac et emporte tes pro­
visions.» C'est ce que fit le prêtre. Gestr marchait devant, et bon train. Ils
allèrent ainsi trois jours. Et quand le champ de lave cessa, ils arrivèrent à
la mer. Il y avait un grand îlot au large. Un récif mince et long se détachait
vers l'îlot. Le rivage était à sec à marée basse et c'était le cas lorsqu'ils y
arrivèrent. Ils passèrent alors dans l'îlot et là, ils virent un grand tertre.
Certains disent que cet îlot se trouvait devant le Helluland. Mais où qu'il
ait été, il n'y avait aucun territoire habité dans le voisinage121 .

20.

Gestr fit fracturer le tertre ce jour-là 122 . Le soir, ils avaient brisé la
valeur d'une lucarne dans le tertre, avec l'aide du prêtre, mais le lende­
main matin, il était refermé comme avant. Ils fracturèrent le second jour,
mais au matin, c'était comme avant. Alors, le prêtre voulut veiller l'ouver­
ture; il resta là route la nuit ayant auprès de lui de l'eau bénite et un cru­
cifix. Lorsque l'on arriva vers minuit, il vit Raknarr chevauchant,
superbement vêtu; il pria le prêtre de l'accompagner, déclarant qu'il ren­
drait son voyage excellent - « et voici un anneau que je veux te donner, et
un collier». Le prêtre ne répondit rien et resta tranquille comme devant.
Maintes merveilles lui apparurent, tant des trolls que des monstres, des
ennemis et des peuples de magiciens; certains se montrèrent bienveillants
mais certains le menacèrent, de sorte qu'il aurait préféré s'en aller, encore
plus qu'auparavant. Il crut voir là ses parents et amis, de même que le roi

121. Sans nous prononcer trop hardiment, il semble que l'auteur de cette saga voie le
Helluland à l'ouest du Groenland. Mais les sagas dites du Vinland tendraient à établir que
ledit Helluland serait la Terre de Baffin.
122. Violer un tertre funéraire est un motif classé des sagas, notamment légendaires.
670 Sagas légendaires islandaises

Ôlafr avec sa hirô, qui le priait de venir avec lui. Il vit également que
Gestr et ses compagnons se préparaient à partir et à se rendre ailleurs, ils
appelaient le prêtre J6steinn pour qu'il les accompagne et s'en aille. Le
prêtre n'y prêta pas attention et quelques merveilles qu'il vît ou de
quelque façon féroce que se comportent ces ennemis, ils n'approchèrent
jamais de lui à cause de l'eau dont il les aspergeait.
Vers le point du jour, toutes ces merveilles disparurent. Gestr et ses
hommes vinrent alors au tertre. Ils ne virent pas que le prêtre ait été
affecté tant soit peu. Ils firent alors descendre Gestr dans le tertre, le prêtre
et les autres tenant le câble. Il y avait cinquante toises jusqu'au plancher
du tertre. Gestr s'était enveloppé dans le linge qui lui venait du roi, et il
s'était ceint de sa sax. La chandelle, il l'avait à la main et il l'alluma dès
qu'il arriva en bas. Il regarda alors alentour par le tertre. Il vit le bateau
Sloôinn avec cinq cents hommes dedans. Ce bateau avait été si grand qu'il
ne pouvait avoir un équipage de moins d'hommes. On le disait aussi
grand que Gnoôin que commandait Àsmundr 123 • Gestr monta dans le
bateau. Il vit qu'ils étaient tous prêts à l'attaque avant que la lumière de la
chandelle les éclaire et alors, ils ne pouvaient pas remuer, ils roulaient les
yeux et soufflaient par le nez. Gestr leur trancha la tête à tous avec la sax
qui lui venait du roi, et elle mordait comme si on la brandissait dans l'eau.
Il pilla tous les ornements du dreki* et fit monter tout cela. Puis il se mit
à la recherche de Raknarr. Il découvrit alors un souterrain qui descendait.
Là, il vit Raknarr assis sur une chaise. Il était étonnamment hideux à
contempler. Cela sentait mauvais et il faisait froid. Il y avait un coffre sous
ses pieds, plein d'argent. Il portait un collier fort splendide et un gros bra­
celet. Il était en broigne et avait un casque sur la tête, une épée à la main.
Gestr alla à Raknarr et le salua dignement comme s'il s'agissait d'un
roi, Raknarr s'inclina en réponse. Gestr dit: « Il se trouve et que tu es
renommé et que tu me sembles fort glorieux à voir. rai fait un long che­
min pour te trouver. Tu me récompenseras comme il faut, et donne-moi
les excellents objets de prix que tu as possédés. Je proclamerai en maints
lieux ta générosité. » Raknarr tourna vers lui sa tête coiffée du casque.
Gestr prit celui-ci puis il lui enleva sa broigne, Raknarr étant des plus
accommodants. Tous les objets de prix, il les obtint de Raknarr hormis
l'épée, car lorsque Gestr s'en empara, Raknarr se leva d'un bond et se pré­
cipita sur lui. On ne trouvait pas qu'il fût vieux ou tout roide. Était com­
plètement consumée alors la chandelle qui venait du roi. Raknarr se fit
tellement troll que Gestr fut complètement abasourdi. Il estima que sa
mort était assurée. Se levèrent aussi tous ceux qui étaient dans le bateau.

123. Gnolfin et son capitaine relèvent, d'évidence, des antiquités païennes.


Saga de Bdrôr 671

Gestr trouva que c'était bien assez. Il invoqua alors à l'aide Bârôr, son
père, et peu après, il arriva, et il ne put rien faire. Les morts le maltraitè­
rent si brutalement qu'il ne parvint pas à approcher. Alors, Gestr fit le
vœu auprès de celui qui a créé le ciel et la terre, d'adopter la foi que le roi
Ôlâfr prêchait s'il parvenait à sortir vivant du tertre. Il pressa ferme le roi
Ôlâfr de venir à son aide; si tant était qu'il le pût. Après cela, il vit le roi
Ôlâfr entrer dans le tertre avec une grande lumière. A cette vue, Raknarr
réagit de telle façon que toute force le quitta. Gestr attaqua si ferme que
Raknarr tomba à la renverse avec l'aide du roi Ôlâfr. Alors, Gestr trancha
la tête de Raknarr et la plaça près de ses fesses 124. Tous les morts s'assirent
à l'arrivée d'Ôlâfr, chacun à sa place. Cette besogne accomplie, le roi
Ôlâfr disparut de la vue de Gestr.

21.

Il faut parler maintenant de ceux qui étaient sur le tertre: au moment


où se passaient les merveilles dont on vient de parler, il leur arriva qu'ils
perdirent l'esprit, tous sauf le prêtre. Lui ne quitta jamais le câble. Et
quand Gestr s'attacha au câble, le prêtre le remonta avec tous les trésors, il
fit bel accueil à Gestr et pensa l'avoir retiré de l'enfer. Ils allèrent là où
étaient leurs hommes qui étaient en train de lutter, et le prêtre les aspergea
d'eau bénite. Ils reprirent aussitôt leurs esprits. Ils se préparèrent à s'en
aller. Il leur semblait presque que la terre tremblait sous leurs pieds. La
mer aussi passait fort par-desssus le récif, avec de si grosses lames que pour
un peu, elle aurait inondé tout l'îlot. Jamais Snati n'avait quitté le tertre
pendant que Gestr était à l'intérieur. Ils pensèrent alors ne plus savoir où
chercher le récif. Gestr dirigea Snati sur les brisants, le chien sauta aussitôt
et plongea là où l'on pouvait s'attendre à trouver le récif et il ne put résis­
ter à la sorcellerie de Raknarr et il se noya là dans les vagues. Gestr trouva
que c'était là une très grande perte. Ils estimèrent alors ne pas savoir com­
ment procéder. Le prêtre Jôsteinn prit les devants, il avait son crucifix
dans une main et, dans l'autre, l'eau bénite et en aspergeait. Alors, la mer
se divisa de sorte qu'ils allèrent à terre à pied sec.
Ils allèrent par le même chemin. Gestr remit au roi tous les objets pré­
cieux et dit tout ce qui s'était passé. Le roi lui demanda de se faire bapti­
ser. Gestr déclara qu'il en avait fait le vœu dans le tertre de Raknarr, et
c'est ce qui fut fait. La nuit qui suivit son baptême, il rêva que Bârôr, son

124. Les contes populaires islandais attestent en effet que c'est là le meilleur moyen de
se débarrasser d'un revenant.
672 Sagas légendaires islandaises

père, venait à lui et disait: «Tu as mal fait d'avoir abandonné ta foi, celle
que tes ancêtres ont eue, et de t'être laissé forcer à changer de pratique en
raison de ta lâcheté 125 , et pour cela, tu vas perdre tes deux yeux.» Il saisit
alors plutôt brutalement ses yeux et disparut ensuite. Après cela, quand
Gestr se réveilla, il avait un tel mal aux yeux que ce même jour, ils furent
expulsés tous les deux. Puis Gestr mourut en blancs habits 126 . Le roi
estima que c'était une très grande perte.

22.

Lété suivant, les frères I>6rôr et l>orvaldr se préparèrent à se rendre en


Islande, ainsi que S6lrûn avec eux; ils atterrirent à Borôeyri dans le Hrûta­
fjorôr, allèrent ensuite chez leur père et furent tenus pour des hommes très
importants. I>6rôr habita à Tunga après son père, et l>orvaldr épousa
Herdîs Ôspaksd6ttir d'Ôspaksstaôir, il habita à Hella dans le Helludalr. Ils
étaient cousins, l>orbjorn, leur père, et Hjalti I>6rôarson qui colonisa le
Hjaltadalr. Les fils de Hjalti furent I>6rôr et l>orvaldr qui ont célébré, pour
leur père, les funérailles les plus importantes qui aient jamais eu lieu en
Islande: il y eut là douze cents hommes. C'est là qu'Oddr du Breiôafjorôr
déclama la vîsa qu'il avait composée sur Hjalti.
Auparavant, Glûmr Geirason avait assigné en justice, devant le ping*
du l>orskafjorôr, Oddr pour avoir usé de lait de brebis 127. Les fils de Hjalti
s'en allèrent du nord en bateau pour le Steingrfmsfjorôr. Vinrent là, à leur
rencontre, les frères, les fils de l>orbjorn du Hrûtafjorôr, et ils allèrent tous
du nord en traversant la lande à l'endroit qui s'appelle Hjaltadxlalaut.
Lorsqu'ils arrivèrent au ping, ils étaient si bien équipés que l'on pensa que
c'étaient les Ases qui étaient arrivés là 128 . Ceci fut composé alors:

6. Nul homme au meurtre accoutumé


ne pensait autre chose,
poutre du fer, que ce fussent
des Ases très renommés

125. Un manuscrit ajoute: «et tu es devenu maintenant la plus grande honte de ta


famille».
126. Cette expression, qui revient souvent, notamment dans les inscriptions runiques,
signifie qu'il est mort dans les huits jours qui ont suivi son baptême puisque les nouveaux
baptisés (ou confirmés) portaient des habits blancs pendant une semaine.
127. Ce passage n'est pas clair. Oddr a-t-il trait des brebis appartenant à Glumr? ou
leur a-t-il causé quelque tort?
128. Les Ases sont les grands dieux de la mythologie scandinave.
Saga de Bdrlfr 673
qui allaient là lorsque les fils
du vaillant Hjalti se rendirent
au ping du l>orskafjorôr
coiffés du heaume de terreur 129 .

Ils défendirent la cause d'Oddr avec le soutien des frères du Hrûta­


fjorôr. Puis ils revinrent chez eux et les parents se quittèrent avec très
grande affection. Une grande famille descend des fils de Porbjorn de
même que de ceux de Hjalti. On ne mentionne pas que Gestr Barôarson
ait eu quelque enfant. Et se termine ici la saga de Barôr Sn.rfellsass et de
Gestr, son fils.

129. «Poutre du fer» est une kenning pour: «homme». Le «heaume de terreur» est,
selon une tradition héroïque attestée dans !'Edda poétique, la coiffure que portait le célèbre
dragon Fâfnir.
SAGA DES HOMMES DE HÔLMR
ou
SAGA DE HÔRDR FILS DE GRIMKELL

Harlfar saga Grfmkelssonar elfa Holmverja saga


Ici, l'élément proprement légendaire ou surnaturel est moins appuyé qu'ailleurs. Cette
saga date du XIVe siècle et assume une place plutôt insolite dans l'ensemble. Horôr n'a
pas connu sa mère et a été élevé sans amour par son père. À l'âge de quinze ans, il
s'exile donc pour passer quinze ans à l'étranger. Des événements tragiquesfont qu'il ne
peut se fixer dans l'île et qu'avec toute une compagnie de ses semblables, il doit s'ins­
taller dans un petit îlot (c'est le sens de holmr) d'où ils exercent toutes sortes dr' dépré­
dations. Toute la bande finira par être exterminée par les bœndr* du voisinage,
excédés: cette saga offre des traits assez remarquables de composition romanesque fort
réussie. Comme elle mentionne en son dernier chapitre le nom de Styrmir Kdrason -
que nous connaissons fort bien d'autre part, il fut le «secrétaire» du grand Snorri
Sturluson et certainement auteur lui-même de beaucoup d'œuvres - on conclut par­
fois que ce serait ce Styrmir qui serait l'auteur du présent texte. Ou qui aurait contri­
bué à sa composition. C'est, en tout état de cause, l'une des sagas légendaires les mieux
écrites que nous connaissions.

Cette saga figure avec la Saga de Bârôr dans le volume publié par Anacharsis, 'Jôulouse,
2007, p. 81-172.
1.

C 'est au temps de Haraldr à la Belle Chevelure que fut surtout colo­


nisée l'Islande, parce que les gens ne toléraient pas son oppression et
sa tyrannie, surtout ceux qui étaient de grande famille et d'esprit fier et
qui possédaient de grands moyens: ils préféraient fuir leurs propriétés
que de supporter oppression et injustice, que ce fût de la part du roi ou
d'autres personne 1 . I..:un d'eux fut Bjorn gullberi. Il s'en fut de l'Orkadalr
jusqu'en Islande et colonisa le Reykjardalr du sud depuis la Grimsa jus­
qu'à la Flokadalsa, il habita à Gullberastaôir2 • Ses fils furent Svarthofoi,
Geirmundr, Pjôstôlfr, ils n'interviendront pas dans cette saga3. Le fils
aîné de Bjorn s'appelait Grîmkell; il était à la fois grand et fort. Bjorn
devint un homme important et riche de biens. Grîmkell Bjarnarson
demanda en mariage Rannveig fille de Porbjorn d'Arnarholt - Porbjorn
était frère de Lytingr, père de Geitir de Krossavfk - et l'obtint, et ils ne
vécurent ensemble pas plus de trois hivers, elle mourut de maladie. Ils
laissaient une fille qui s'appelait Purfôr. Elle fut élevée chez l'homme qui
s'appelait Sigurôr mûli4; il habitait en bas de Feil. C'était une belle
femme et adroite de ses mains, et passablement revêche; pourtant, elle
était populaire5.

1. Ce thème, qui figure dans un grand nombre de sagas, semble bien être une invention
des auteurs de sagas. La démonstration a été faite que la très grande majorité des colonisa­
teurs de l'Islande s'en allèrent en quête de terres, tout simplement.
2. Ces renseignements sont confirmés par le Livre de la colonisation de l1slande, ce qui
est un gage sûr d'authenticité. I:Orkadalr est en Norvège (dalr =«vallée»), la Grimsâ et la
Flokadalsâ sont des rivières(d =«rivière»). Sta/Jir =«les lieux». Le surnom de Bjorn peut
avoir quelque chose à voir avec l'or(«porteur d'or»?).
3. Eux aussi sont mentionnés dans le Livre de la colonisation, de même que dans
d'autres sagas.
4. Le surnom mûli pourrait signifier«museau».
5. En dépit des apparences, le portrait qui est donné ici de I>urîôr serait plutôt flatteur.
«Adroite de ses mains»: «bonne brodeuse».
680 Sagas légendairo islandaises
'>(,
L.

Grfmkell habita d'abord dans le Sud, à Fjoll, à peu de distance de


l'ôlfusvatn. Lendroit est appelé maintenant Grimkelsstaôir. Il s'y trouve
une bergerie. Grfmkell possédait un vaste goôorô*. C'était un homme
riche, un très grand chef, on ne le tenait pas pour juste en toute chose.
Après la mort de sa femme, il transporta sa demeure jusqu'à ôlfusvatn
parce que là, la qualité des terres lui paraissait meilleure. Il habita là tout
le temps ensuite, tant qu'il vécut. li était appelé Grimkell le Goôi.
Il y avait un homme qui s'appelait Hogni et qui habitait à Hagavik,
près d'ôlfusvatn. Sa femme s'appelait Porbjorg. Ils avaient une fille qui
s'appelait Guôriôr; c'était une belle femme, et populaire. Hogni était de
petite famille et pourtant accompli, mais Porbjorg, sa femme, était de
bien plus grande famille; toutefois, ils s'entendaient bien. Hogni possé­
dait du bien.
Il y avait un homme appelé Valbrandr, qui habitait à Breiôab6lstaôr
dans le nord du Reykjardalr; il était fils de Valpj6fr le Vieux. Il y avait un
fils de Valbrandr qui s'appelaitTorfi. Le père et le fils avaient un goôorô7.
Torfi était un homme sage et très renommé8 • Grandit là, chez le père et le
fils, un homme qui s'appelait Sigurôr et était fils de Gunnhildr9; il était
apparenté àTorfi; on le surnommait SigurôrTorfaf6stri 10 ; c'était le plus
prometteur des hommes, il était accompli dans la plupart des exercices
physiques. Valbrandr avait un autre enfant, c'était une fille qui s'appelait
Signy; l'épousa Porgeirr, fils de Finnr le Riche de Miôfell, fils de Halld6rr,
fils de Hogni. Il était mort lorsque cette saga se passa. Leur fils s'appelait
Grimr, un homme: prometteur, et il grandit chez sa mère. Signy habita à
Signyjarstaôir, non loin de Breiôab6lstaôr. C'était une femme fort impo­
sante, ayant son franc-parler, fière et dure d'esprit en route chose. Grandit
là, avec elle, l'homme qui s'appelait Grimr; il était surnommé Grimr le
Petit; il était frère adoptif de Signy, un homme de grande importance, vif
et sagace dans la plupart des choses.

6. À partir de là et jusqu'au chapitre 9 inclusivement, il existe deux versions de ce texte:


nous ne donnerons que la principale, sauflorsque l'autre fournira des détails intéressants.
7. Il était possible, en effet, de posséder ce bien à plusieurs.
8. De fait: ce Torfi-là est mentionné dans plusieurs sagas et il a dû jouer un rôle lors de
la bataille de Svolôr où périt le roi Ôlâfr Tryggvason (en 1000).
9. Gunnhildr étant un prénom féminin, il est rare qu'un homme soit appelé d'après
sa mère. On était normalement fils de son père. Il se peut que ce Sigurôr ait été de
père inconnu ou que, pour routes sortes de raisons, son père ait été déchu de ses droits
paternels.
1 O. « Frère adoptif de Torfi ».
Saga des hommes de ffâlmr 681

Kollr Kjallaksson habitait alors à Lundr dans le Rcykjardalr du Sud;


c'était un grand chef.

3.

Il y avait un homme qui s'appelait l>orvaldr, qui habitait Vatnshorn


dans le Skorradalr, un homme grand et fort. Sa femme s'appelait l>orgrîma
et était surnommée smiôkona 11, fort versée dans l'art de la sorcellerie. Leur
fils s'appelait lndriôi, un homme grand et prometteur. l>orgrîma fut celle
qui vécut le plus longtemps du couple. Quand elle fut devenue veuve, elle
habita à Hvammr dans le Skorradalr; elle devint riche et fort importante.
On dit qu'un été, comme d'habitude, Grîmkell goôi se rendit au pinft
et qu'un jour, il sortit de son baraquement avec un grand groupe
d'hommes, se rendit au baraquement de Valbrandr et entra 12 . Valbrandr
lui souhaita la bienvenue, car Grîmkell était déjà connu de lui. Ils s' assi­
rent et eurent un entretien. Grîmkell dit: « On me dit clairement, Val­
brandr, que tu as une fille qui s'appelle Signy, que c'est une personne très
imposante; je veux la demander en mariage si tu veux bien me la don­
ner. » Valbrandr répond: « Nous sommes au courant que tu es de bonne
famille et as quantité de biens, et que tu es toi-même un homme très
intrépide 13 ; je ferai une bonne réponse à cela. » Leur conversation se ter­
mina de telle sorte que Valbrandr fiança à Grîmkell le Goôi Signy, sa fille;
les noces devaient avoir lieu en tvîmdnaôr14 au sud, à ôlfusvatn.
Torfi Valbrandsson n'était pas au ping. Quand Valbrandr rentra du
ping chez lui, il dit à Torfi, son fils, cette nouvelle. Torfi répond: « Mes
conseils vous semblent insignifiants puisqu'on ne m'a pas interrogé là-des­
sus, et d'ailleurs, ce parti que tu as envisagé pour ta fille ne me paraît pas
aussi respectable que tu le trouves. Il faut que cette Signy ne soit pas bien
désirable, l'homme étant à la fois vieux et tyrannique. » Torfi déclama
alors une vîsa *:

11. Je laisse ce surnom tel quel en raison de son ambiguïté. On peut lire «femme du
forgeron», ou «femme-forgeron», mais il n'est pas dit que l>orvaldr soit forgeron. Peut­
être entre-t-il une idée d'artifice dans ce terme. Cautre version du texte donne ici: «elle
était riche et n'était pas au goût de tout le monde».
12. Les gens érigeaient autour du ping, sur des fondations permanentes, des «baraque­
ments» consistant en une toile de tente.
13. Je traduis ainsi le terme garpr qui correspondrait plutôt à notre «fier-à-bras». Il y a
peut-être de l'ironie implicite dans le propos.
14. Nom du mois qui commence fin août alors que l'on est à deux mois du début de
l'hiver.
682 Sagas légendaires islandaises

1. Le vieil ensanglanteur
des courroies de la broigne
a marié la manieuse d 'aiguille à Gdmkell;
voilà ce qu'apprit le féal;
l'amant des richesses
a pris plaisir et joie à la Njorun;
de peu de profit lui sera
ce vieillard, je crois 15.

Signy apprit donc quel parti elle aurait, et elle en fut fort mécontente.
Quand Torfi et Signy, le frère et la sœur, se rencontrèrent, il exprima son
mécontentement de ce mariage. « Il y a grand amour, dit-il, entre nous; il
ne me plaît pas que tu t' en ailles du district avec ton bien 16. » Elle répond:
« Je vois un bon moyen pour cela, frère; ne change pas ce mariage, je vais
te remettre par serrement de mains 17 tout mon bien, de telle sorte que tu
vas verser ma dot, telle que mon père l'a fixée, cela va certainement faire
vingt cents. Je veux te donner cela par amitié, sauf mes deux objets de prix
que j'estime le plus; l'un est mon excellent collier, l'autre, mon cheval,
Svartfaxi. » Torfi déclara que cela lui plaisait bien et il lui parla aimable­
ment alors.

4.

On se prépara donc pour le voyage aux noces. Kollr de Lundr fut un


des hommes de distinction invités à ces noces. Le père et le fils l'invitèrent
à prendre la tête des invités, car Valbrandr était si âgé qu'il ne se sentait
pas disposé à y aller. Et Torfi ne voulut pas s'y rendre. Kollr entreprit le
voyage avec la fiancée et ils étaient en tout trente personnes. Ils logèrent à
Pverfell dans le Reykjardalr du Sud.
Grîmr le Petit, le frère adoptif de Signy devait garder les chevaux cette
nuit-là mais le lendemain matin, quand il le chercha, il ne trouva pas
Svartfaxi, le cheval de Signy. Il s'en fut chercher au nord en franchissant la

15. On sait que la poésie scaldique est, en raison de ses nombreux procédés de facture,
la plus sophistiquée, la plus complexe et la plus élaborée qu'ait jamais enfantée l'Occident.
Je n'ai en aucun cas tenté de la rendre telle quelle, j'ai essayé de conserver quelques images
et de suivre le sens. Le premier vers s'applique à Valbrandr, « la manieuse d'aiguilles» est
Signy, le «féal» est Torfi lui-même, Njorun (une déesse ase) est Signy.
16. Lautre version de la même saga précise qu'il était cupide.
17. C'est l'opération bien attestée du marché conclu par serrement de mains.
Saga des hommes de Hofmr 683

passe jusqu'au Flôkadalr. Il suivit les traces laissées dans la rosée. Il trouva
le cheval, mort, sous un glissement de terrain, là, dans la vallée. Il prit le
harnais qu'il lui avait mis pour la nuit puis rebroussa chemin et dit à Signy
que son excellent cheval était mort et comment cela s'était passé. Elle
répond: « Voilà un mauvais présage et il ne fait pas bon le savoir. Je veux
faire demi-tour et ne pas aller davantage.» Kollr dit que ce n'était pas une
chose à faire et qu'il ne servirait à rien d'interrompre un pareil voyage
pour cette raison. Et il en fut de ce que Kollr voulait. Ils allèrent tous
ensemble et arrivèrent à Ôlfusvatn, Grimkell avait là beaucoup d'invités
d'office 18 . Le banquet fut des plus magnifiques. Il se déroula bien et
bravement.
Une fois le banquet écoulé, Kollr s'en alla ainsi que les autres invités,
mais Signy resta ainsi que sa sœur adoptive qui s'appelait I>ôrdîs, et Grîmr
le Petit. Grîmkell avait fait à Kollr d'excellents présents et lui parla amica­
lement, mais le père et le fils furent tenus pour avoir manifesté leur mépris
puisqu'ils n'étaient pas venus à la noce. Il apprit aussi la strophe de Torfi
et ne pouvait rien y faire. Les rapports entre eux devinrent froids. Grim­
kell était obstiné et Signy, réservée, et les relations entre eux étaient
froides parce qu'ils ne pouvaient avoir des amis ensemble, hormis Grimr
le Petit; il avait fait en sorte qu'il plaisait bien à tous les deux 19. La pre­
mière année se passa ainsi.

5.
Au printemps, Gr{mr le Petit vint parler à Signy; il dit vouloir s'en
aller. «Je trouve difficile de m'interposer entre vous, dit-il, et d'ailleurs, le
mieux est de se séparer de sorte que de part et d'autre, on apprécie.» Signy
dit: « Parle d'abord de cela à Gr{mkell et prends son conseil, car alors ton
lot sera meilleur; je voudrais bien que tu obtiennes de meilleures condi­
tions et j'estime qu'il est bien disposé envers toi.» C'est ce que fit Grîmr,
il parla au maître de maison; dit qu'il voulait s'en aller, si Grîmkell voulait
bien y consentir. Grîmkell répond: « Mon avis est que tu restes à la mai­
son. Tu vas obtenir aussi de meilleures conditions qu'avant, car Signy a
grand besoin de toi et tu nous es nécessaire, à elle et moi, pour améliorer

18. Je choisis de traduire ainsi le termefyriboosmaor, littéralement: «les invités qui vien­
nent avant (ou devant) les autres»; il s'agissait des parents, voisins et amis qui n'étaient pas
officiellement invités à la noce mais que l'usage était de convier aussi.
19. Lautre version de la saga ajoute ici: « Il leur fut donné d'avoir des enfants, ils eurent
un fils qui s'appela Kolr, et une fille, Guôriôr qu'épousa ensuite Kollr Kjallaksson. »
684 Sagas légendairrs islandaises

les différences entre nos caractères. ,, Et c'est ce que fit Grimr, il resta à la
maison cette année-là, et il plut bien à Grimkell et à Signy.
Mais au printemps, Grimr parla au maître de maison pour dire qu'il
voulait certainement s'en aller, mais Grimkell s'y opposa plutôt. «Alors,
demande en mariage, pour moi, Guôriôr Hognad6ttir, dit Grimr, si tu
veux que je reste chez toi. >> Grfmkell répond: «Te voilà bien difficile à
présent, car il y a grande différence entre vous, tu as peu de bien et Hogni
est un homme riche.» Grimr dit: «Tu peux bien en décider tout de
même.» Grimkell: «Je peux essayer.»
Il s'en va à Hagavik et on lui fait bon accueil. Il demande donc en
mariage Guôrfôr pour Grimr - « il faut dire de cet homme qu'il est sage et
apte à tous exercices. Il sera utile à l'entretien d'une demeure et accom­
plira bien des choses, car cela convient ici, mais toi, tu te mets à vieillir
fort et il me semble qu'une telle alliance serait convenable pour toi. >>
Hogni répond: « Souvent, tu as recherché mon honneur plus qu'autre
chose, et c'est à la mère et la fille d'en décider surtout.» Grimkell déclara
qu'elles n'auraient pas besoin de donner beaucoup d'argent - « on ne four­
nira pas davantage de richesses que tu ne le conseilleras toi-même pour ta
fille, de ma part, et j'ai bon pressentiment sur Grimr que ce sera un digne
homme.» Ce n'est pas la peine d'en parler longtemps: il se fit en conclu­
sion de leur entretien que Grimr obtint Guôdôr. Leurs noces eurent lieu
à Ôlfusvatn et elles se passèrent bien. Leur ménage fut bon; ils passèrent
là l'hiver et de part et d'autre, on les aima bien.
Mais au printemps, ils voulurent s'en aller. Grimr le dit à Signy, mais
elle lui demanda de le dire à Grimkell, disant que tout irait pour le mieux
s'il cherchait son conseil. Il fit donc part au maître de maison du fait qu'il
voulait s'en aller. Gdmkell répond: «Lavis que je veux te donner, c'est
que c'est une chose convenable et je te laisse en décider, car tu seras un
homme prospère. >>
Grimr acheta au sud des Kluptir de la terre, qu'il appela Grimsstaôir, et
il habita là ensuite. Grimkell fournit à Grimr tous les biens domestiques
et Hogni paya pour la terre. Grimr amassa bientôt du bétail. Il avait deux
têtes de tout ce qu'il possédait. Il fut rapidement compté parmi les
meilleurs bœndr.

6.

On dit que Signy Valbrandsd6ttir fit un rêve. Il lui sembla voir un


grand arbre dans le lit qu'elle partageait avec Grimkell, un arbre fort beau,
avec de si grandes racines qu'elles atteignaient toutes les pièces de la
Saga des hommes de Hôlmr

ferme, mais elle ne trouva pas la fleur aussi grande qu'elle l'aurait voulu.
Elle dit ce rêve à I>6rd{s, sa sœur adoptive, laquelle l'interpréta ainsi:
Signy et Grimkell auraient un enfant qui serait grand et digne; elle
déclara penser que ce serait un garçon - « et beaucoup l' estimeront bien
en raison de son accomplissement, mais je ne serais pas surprise que ses
affaires ne fleurissent pas au mieux, avant la fin, en raison du fait que tu as
trouvé que ce grand arbre ne portait pas la fleur que tu aurais voulue, et il
n'est pas sûr qu'il obtienne grande affection de la part de la plupart de ses
parents.»

7.

Peu après, Signy mit au monde un garçon; il fut appelé Hi:irôr20 . De


bonne heure, il fut de grande taille et beau de visage, mais pas très précoce
d'abord, du fait qu'il ne marchait jamais tout seul quand il fut âgé de trois
hivers. Cela parut étrange et peu prometteur tant il était extraordinaire en
toutes autres choses.
Et le jour où la sanctification du temple se tenait à ôlfusvatn, car
Grimkell était un grand sacrificateur21 , Signy était assise sur son siège au
milieu de la salle; elle se préparait pour la fête et son précieux collier était
sur ses genoux. Le garçon Horôr se tenait près du mur et, pour la pre­
mière fois, se précipita du mur vers sa mère et se rua sur ses genoux. Le
collier vola sur le sol et se brisa en trois morceaux. Signy se fâcha fort et
dit: «Tu t'es mal conduit une première fois, et tu vas te conduire mal bien
des fois maintenant, et la pire fois sera la toute dernière.» Elle déclama
une visa:

2. A brisé sur le siège


de la voix de Sirnir l'excellent collier.
Je pense que nul homme ne me
compensera cela désormais.

20. En vertu du principe d'intertextualité cher aux sagas, Horôr n'est pas un inconnu:
il est mentionné dans le Livre de la colonisation de l1slande (H 17, S 32 et S 38) ainsi que
dans la Saga de Bdrôr (où il est appelé Vîga-Hiirôr Hiirôr le Meurtrier, plus haut p. 650).
21. Il faut prendre garde à ce passage qui, d'évidence, est tout imprégné d'influences
chrétiennes. On ne pense pas qu'il ait jamais existé de «temple» dans les pays du Nord à
l'époque païenne. Au plus, pour les grands sacrifices saisonniers transformait-on la pièce
principale en «temple», c'est-à-dire en pièce destinée à l'exécution des grands rites. Le
«sacrifice» principal était appelé blôt*, celui qui l'exécutait, blôtmaôr: ce serait le cas de
Grîmkell.
686 Sagas légendaires islandaises
La première fois ce jeune
convoiteur d'or point ne fut bon.
Pire sera chaque fois pour lui.
La pire pourtant sera la dernière 22 .

Sur ces entrefaites, Grimkell entra dans la pièce et entendit ce qu'elle


disait. Il saisit le garçon en silence, se courrouça fort de ces mots, et
déclama une visa:

3. Celui qui offre richesse


n'a point bonne mère;
il fut le premier des enfants
de la femme,
quand il fut en état de marcher,
à subir les propos courroucés
et blâmeurs de la lumière de l'or,
les propos survivent à l'homme 23 .

Grimkell était tellement fâché qu'il ne voulut pas que le garçon reste à
la maison. Il alla trouver Grimr et Guôriôr et leur demanda de prendre
Horôr et de l'élever24 • Ils déclarèrent qu'ils le feraient volontiers et le reçu­
rent joyeusement, trouvant que c'était là un excellent envoi. Un hiver
auparavant, Grimr et Guôriôr avaient eu un fils qu'ils firent appeler
Geirr25 . Il fut de bonne heure grand et prometteur et bon en tous exer­
cices, si ce n'est qu'il était dépassé en tout par Héirôr. Ils grandirent tous
les deux ensemble, et il y eut bientôt de l'affection entre eux.
Signy fut fort mécontente après cela, et Grimkell et elle furent d'évi­
dence en moins bons termes qu'avant. Elle fit encore un rêve, elle voyait
un grand arbre, comme précédemment, avec de très grandes racines, et
qui portait une grande fleur. Sa sœur adoptive interpréta encore ce rêve
comme présageant une naissance entre son mari et elle, et ce serait une
fille, et elle laisserait une grande famille, puisque l'arbre lui paraissait avoir
force branches - « et là où il t'a semblé porter une grande fleur, cela signi-

22. La«voix de Sfrnir» (un géant) est«l'or»; le«convoiteur d'or» est Horclr.
23. Celui qui offre richesse est Horc'lr, la«lumière d'or» est la «femme», ici Signy.
24. Voirfastr'.
25. Lui aussi est mentionné d'importance dans Le Livre de la colonisation et dans la
Saga de Bdrdr. Il y a ici une erreur de chronologie. Il est dit au chapitre 32, plus loin, que
Geirr a un hiver de plus que Hiirc'lr et que donc il aurait quatre ans lorsque ces faits sont
rapportés; on peut entendre que l'auteur veut dire que Geirr avait déjà un an quand
Horc'lr est né.
Saga des hommes de Holmr (,8 ..

fiera un changement de religion, qui va venir, et les rejetons de ta fille


auront la foi qui sera proclamée et qui sera meilleure. »

8.

Après le ping de printemps, Signy demanda à Grimkell la permission


d'aller dans le Nord voir ses parents. Il déclara qu'il le lui permettrait mais
qu'elle ne devait pas rester plus d'un demi-mois. Deux hommes de la mai­
son allèrent avec elle ainsi que Pôrdis, sa sœur adoptive. Ils chevauchèrent
vers le nord, dans le Reykjardalr. Todi leur fit très bel accueil et offrit
qu'elles passent l'hiver là, sinon, il estimerait qu'elles ne l'aimaient pas.
Signy déclara avoir promis d'être partie un demi-mois, pas plus long­
temps. Torfi dit que cela n'avait pas d'importance. Elle céda à ses prières et
ses incitations. Ils allèrent à des invitations en hiver et alors qu'ils étaient à
une de ces invitations, à Ba:r, la sœur adoptive de Signy mourut subite­
ment; elle est enterrée à Pôrdisarholt. C'est à courte distance de Ba:r26 .
Signy fut fort éprouvée de cela. Puis ils allèrent ensuite chez eux à
Breiôabôlstaôr27 •
Et peu après, Signy attrapa une maladie alors qu'elle devait accoucher,
cette maladie avait mauvaise tournure. Torfi lui parla, disant qu'il avait
eu de mauvais pressentiments sur son mariage; déclarant aussi avoir tou­
jours été fort mal disposé envers Grimkell. Elle déclara qu'il n'était pas
invraisemblable que cela amenât des choses importantes. Elle mit au
monde une petite fille, à la fois grande et prospère. Torfi ne voulut pas la
faire asperger d'eau28 avant que la vie de Signy ne soit réglée. Elle mou­
rut là, immédiatement, dans le lit de ses couches. Torfi se courrouça tel­
lement qu'il voulut faire exposer l'enfant29. Il demanda à Sigurôr, son
frère adoptif, de prendre cet enfant et de se rendre jusqu'à la Reykjar­
dalsa30 et de l'y faire périr là. Sigurôr dit que c'était se comporter fort
mal, mais il ne voulut tout de même pas refuser cela à Torfi. Il prit donc
l'enfant et s'en fut. Il trouva cette enfant prometteuse, aussi ne voulut-il
pas la jeter dans la rivière. Il prit donc par le haut jusqu'à Signyjarstaôir,

26. Les éditeurs islandais de ce texte signalent que l'endroit s'appelle toujours, aujour-
d'hui, l>ôrdfsarholt.
27. La demeure de Torf1.
28. Voir ausa barn vatni*.
29. La coutume de l' utburlfr ou exposition des enfants donc on ne voulait pas, pour une
raison ou une autre, sur le grand chemin afin qu'ils fussent la proie des bêtes ou qu'ils
mourussent d'inanition est, elle, fore bien attestée et doit être très ancienne.
30. «La rivière (d) du Reykjardalr».
688 Sagas légendaires islandaises

y déposa l'enfant à l'entrée de la ferme en pensant que, selon toute vrai­


semblance, on la découvrirait bientôt. Le bondi* Grimr Signyjarson se
tenait dehors au pied du pignon de la maison. Il vit cela, alla ramasser
l'enfant et l'emporta à la maison, dire à sa femme, Helga, de changer de
motif à la maladie qu'elle avait31 et de dire qu'elle avait mis au monde
cette petite fille. Il la fit asperger d'eau et la nomma l>orbjorg. Grîmr s'en
fut à Breiôabôlstaôr. Il vit beaucoup de gens sortir de la ferme: c'était le
convoi funéraire de Signy. Torfi dit à Grîmr la mort de sa mère - « et je
veux te verser tout son argent. Toutefois, c'est à Grîmkell que nous
aurions à verser cet argent, mais nous te voulons grand bien». Grîmr
déclara qu'il parlait bien. Puis ils enterrèrent Signy et s'en allèrent.
Sigurôr et Grimr se retrouvèrent. Sigurôr dit savoir que Torfi se fâche­
rait contre lui lorsqu'il saurait qu'il avait laissé la vie à l'enfant. «Je
connais un expédient à cela, dit Grîmr, je vais te faire passer à l'étranger
et te récompenser ainsi de la chance que tu as eue. » Et c'est ce qu'il fit. Il
envoya Sigurôr dans le Sud, à Eyrar et lui remit deux chevaux, et l'un
était chargé. C'est là qu'il partit pour l'étranger.
Le surlendemain, Torfi arriva à Signyjarstaôir et demanda pourquoi
Helga était couchée, car il savait que sa maladie était sans espoir. Il
reconnut l'enfant auprès d'elle et dit: «C'est une bien grande audace que
vous ayez osé élever cette enfant que j'ai fait exposer.» Helga répond:
«Cette enfant était parente très proche de Grîmr, et il est excusable de
l'avoir sauvée.» Torfi demanda alors où était Grîmr. Elle dit qu'il était
allé voir les ouvriers. Torfi s'y rendit et trouva Grimr. Torfi dit que tout
allait au plus mal et que Grîmr avait été d'une audace extrême, il
demanda ce qu'il �avait de Sigurôr; déclara qu'il méritait bien du mal
pour avoir failli à ses ordres, que Grîmr méritait semblable déshonneur
de sa part. Grîmr déclara avoir envoyé Sigurôr dans l'Ouest aux Fjords,
prendre le bateau. Torfi en fut fâché. Il prit la petite fille et ne voulut pas
la faire tuer, car on appelait meurtre le fait de tuer des enfants à partir du
moment où ils avaient été aspergés d'eau. Il emmena la petite fille chez
lui et lui donna pour mère adoptive une quelconque servante, et il ne lui
fournit pas d'habits et il ne voulut pas dispenser la serve de son travail.

9.

Il y avait un homme qui s'appelait Sigmundr. Il allait mendiant de

31. Attendre un enfant était assimilé à une «maladie» (voir notre expression: « être en
mal d'enfant»).
Saga des hommes de Holmr

maison en maison ainsi que sa femme et son fils qui s'appelait Helgi. On
les mettait d'ordinaire dans la maison d'hôtes, là où ils venaient, si ce n'est
que Sigmundr entrait s'amuser. Ce même automne, ils arrivèrent à
Breiôabôlstaôr. Torfi leur fit bon accueil et leur dit: «Vous ne serez pas
dans la maison d'hôtes, car tu me fais bel effet, Sigmundr, et tu m'as l'air
plutôt chanceux.» Il répond: «Tu ne te trompes pas s'il en est comme il te
semble.» Torfi déclara qu'il lui ferait honneur - « car je vais accepter de toi
que tu sois père adoptif». Sigmundr répond: « Il y a différence de rang
entre nous, si je suis père adoptif de ton enfant, on dit que celui-là qui est
père adoptif de l'enfant d'un autre est de moindre rang.» Torfi dit: «Tu
vas emmener la petite fille à ôlfusvatn.» Sigmundr accepta. Il prit donc
I>orbjorg, l'attacha derrière lui puis s'en alla. Torfi estimait faire cela pour
déshonorer Grîmkell et trouvait que cet homme était bien venu à faire de
la petite fille une vagabonde. Il ne voulait pas non plus mettre en péril un
homme de plus haut rang que Sigrnundr, car il n'estimait pas exclu de la
part de Grîmkell, si cet homme lui remettait l'enfant, qu'il eût une idée de
vengeance en tête.
Sigmundr trouva de bons quartiers de nuit, tout le monde se sentant
tenu de bien agir envers la petite fille et ceux qui l'accompagnaient,
et pour cette raison, Sigmundr voulut prendre le chemin le plus long.
Il s'en fut vers la côte par Andakil et le Melahverfi, puis tout le long de
la côte jusqu'au Nes et vers l'intérieur des terres par Grindavîk et
ôlfus.
Le soir d'une journée, Sigmundr et les siens arrivèrent à Ôlfusvatn.
Sigmundr était tout mouillé et il avait très froid. Il s'installa près de l'en­
trée, Grîmkell était à sa place, il avait une épée en travers des genoux. Il
demanda qui était arrivé. Sigmundr répondit: «Voici venus Sigmundr, le
père adoptif de ton enfant, cher bôndi, et I>orbjorg, ta fille. C'est la
meilleure de tous les enfants.» Grîmkell dit: « Ecoutez ce que dit ce
vagabond; tu serais le père adoptif de mon enfant, toi, le plus misérable
de tous les mendiants; et il n'y a pas quelque inimitié que ce soit entre
moi et Torfi; a d'abord tué la mère, et chasse maintenant l'enfant de
maison en maison.» Grîmkell déclama alors une vîsa:

4. Ne rechigna point Torfi à tuer


celle qui tisse et tresse 1 ·� textile ;
en vérité il rend pour la plupart
ridicule le gâcheur d'épée.
Le lanceur de glaives envoya
cette Gna du vaisseau d'argent
à tort en vagabondage.
690 Sagas légendaires islandaises

Temps de payer ce grief32 .

Grîmkell sut tous les desseins de Torfi, aussi ne voulut-il pas que la
petite fille reste là. Il ordonna à Sigmundr de déguerpir au plus vite à
moins qu'il veuille être rossé et endurer le pire. Ils durent donc s'en aller
immédiatement avec la petite fille.
Ils allèrent par le Grimsnes et le Laugardalr et négligèrent l'enfant, car
ils estimaient ne pas savoir s'ils s'en sortiraient jamais. Maintenant, ils
avaient du mal à trouver des quartiers de nuit. Sigmundr estimait avoir
été bien dupé lorsqu'il avait accepté de Torfi la petite fille.
Ils arrivèrent à Grîmsstaêlir un jour pour le déjeuner33 . Ils dirent à
Grîmr qu'ils voyageaient avec un jeune enfant. Grîmr déclara qu'il voulait
voir ce jeune enfant - « dont les gens parlent très fort». Sigmundr dit que
c'était grave de détacher cet enfant et qu'il ne ferait pas bon s'en consoler.
Grîmr déclara qu'il ne prêtait pas attention à cela. I..:enfant fut détachée et
montrée à Grîmr. Il dit alors: «C'est vraiment l'enfant de Signy; elle a ses
yeux, et elle attendrait de moi que je ne laisse pas son enfant passer de
maison en maison, si je pouvais y faire quelque chose. Torfi veut faire
grande honte à tous les parents de cette enfant, et aussi bien à lui-même.
Je vais, Sigmundr, te prendre cet enfant indigent.» Il en fut tout réjoui.
Lui et sa femme passèrent là ce jour puis descendirent le Botnsheiôr34 .
Beaucoup pensèrent que Grîmr s'était mis en péril contre le goôi Grîm­
kell sur cette affaire en raison de sa véhémence.

10.

Pour les jours de déménagement 35, Grîmkell le Goôi s'en fut de chez
lui à Ôlfus par Hjalli, et vers l'intérieur par Arnarba:li et, en remontant le
long du Fl6i, à Oddgeirsh6lar, de là à Grimsnes, il logea à Laugardalr puis
revint chez lui. Il convoqua tous les bœndr - ceux qu'il avait rencontrés -
à venir le trouver à Miôfell, dans un délai de deux jours, car Grîmkell
avait le goôorô sur toutes ces contrées. À Miôfell vinrent soixante

32. « Celle qui tresse», etc. est Signy de même que la« Gnâ (une petite déesse) du vais­
seau d'argent». Le« gâcheur d'épée» est Torfi, tout comme le« lanceur de glaives».
33. Le« déjeuner» (dogurôr ou dagverôr) était le repas principal de la journée, on le pre­
nait vers neuf heures du matin.
34. Heiôr est une lande, un marécage.
35. Les quatre premiers jours de la septième semaine d'été, au cours desquels, officielle­
ment, les déménagements devaient avoir lieu.
Saga des hommes de Hôlmr 69/

pingmenn36 à lui. Grimkell leur dit l'affaire pressante qu'il avait avec Torfi
et déclara vouloir faire un voyage d'assignation37 contre Torfi. Tous trou­
vèrent cela excusable. Ils chevauchèrent par Gjâbakki, puis aux Kluptir et
par le Ok; ensuite, par le chemin du bas, remontèrent près d'Augastaôir
et à Breiôab6lstaôr. Torfi n'était pas chez lui, il était monté dans le
Hvitârsîôa. Grîmkell assigna Torfi pour complot contre la vie de I>orbjorg
et pour la dot de Signy. Il assigna ces procès à comparaître devant l'alping
puis revint chez lui, et il y avait maintenant peu de sujets dont on parlait
davantage que du procès de Gr{mkell et de Torfi.
Quand Grfmr le Petit apprit cela, il s'en fut de chez lui jusqu'à Reykjar­
v{k, trouver I>orkell mâni le récitateur-des-lois38 . Ils vinrent à parler de l'af­
faire de Grîmkell et de Torfi. Gdmr demanda quelle conclusion, selon lui,
interviendrait entre eux. Il déclara considérer que les choses prenaient une
tournure peu propice, étant donné que c'étaient des hommes pleins d'ar­
deur qui y avaient part. Grimr dit: « Je voudrais bien que tu participes aux
accords entre eux, car tu es à la foi sage et de bon vouloir.» I>orkell répond:
« Ton application te sied bien et est de bonne nature, et j'interviendrai
pour qu'ils fassent la paix.» Grîmr dit: « Je veux te donner de l'argent pour
que tu les réconcilies.» Il déversa sur ses genoux un cent d'argent39 et le
remercia de sa promesse de vouloir les réconcilier. I>orkell dit qu'il agissait
bien - « mais comprends que je te fais espérer des accords, mais que je ne
promets pas». Grimr répond: « Que tu fasses espérer, toi, cela vaut plus
que si la plupart des autres promettaient solennellement.» Après cela,
Grîmr s'en alla.

- 36. Le pingmaôr, pluriel pingmenn, était une manière d'homme-lige, un bôndi qui s'in­
féodait en quelque sorte à un chef, ce lien impliquant des devoirs réciproques. Il était ainsi
appelé parce qu'il devait aller au ping, cette réunion saisonnière de tous les hommes libres,
en compagnie de son goôorôsmaôr.
37. Assignation en justice, bien entendu. La procédure que suivaient les Islandais était
des plus minutieuses et contraignantes.
38. Ceci est l'un des très rares passages des textes islandais anciens où Reykjarvîk,
aujourd'hui Reykjavik, l'actuelle capitale de l'Islande, soit mentionnée. Le récitateur-des­
lois, logsogumaôr, était un chef désigné par ses pairs - une sorte de président de cet état
indépendant - chargé de réciter la loi intégralement en un espace de trois ans, durée de
son mandat, lequel était renouvelable. Ce personnage important aura joué un rôle non
négligeable dans l'histoire de son pays. Certains logsogumenn, comme Snorri Sturluson,
comptent parmi les plus grands hommes de leur �1ays. I>orkell mani I>orsteinsson égale­
ment (son surnom, mâni, «lune», qui est masculin dans cette langue, admet diverses
interprétations). Notre saga, toutefois, pèche ici, comme souvent ailleurs, par anachro­
nisme: I>orkell a exercé ses pouvoirs de 970 à 984, soit bien après les événements qui sont
censés s'être déroulés dans la Saga des hommes de Hôlmr!
39. Sans entrer dans le détail technique fort compliqué, disons qu'un cent d'argent
revient à environ un kilo de ce métal.
692 Sagas légendaires islandaises

Le temps s'écoula jusqu'au ping. De part et d'autre, on vint avec un


très grand nombre d'hommes. Grimr était au ping. Il alla trouver Porkell
mini et lui demanda de rechercher des accords. Dit qu'il retirerait grand
honneur s'il pouvait réconcilier ces chefs. C'est donc ce que fit Porkell, il
alla d'abord trouver le goôi Grimkell et introduisit auprès de lui la ques­
tion du procès. Grimkell répond: « On dira rapidement que sur tous nos
démêlés ensemble et l'inimitié de Todi contre moi, je ne veux aucun
arbitrage hormis le mien propre, sinon celui-ci, qu'il soit stipulé qu'il ne
paiera pas moins de douze cents à trois aunes de l'eyrir 40 • » Porkell offrit
alors d'arbitrer entre eux - « vous pouvez voir ce qui est en jeu, ce sera
guerre ouverte si vous ne vous réconciliez pas, mais nous assisterons celui
qui fera davantage selon nos propos et voudra estimer un peu ce que
nous dirons, cela vaut plus que ce qui vous oppose ici ». Grimkell dit
alors: «J'accepte que Porkell juge de ce procès; il est connu de tous pour
sa rectitude. » Torfi voit donc que cela seul convient. Il déclare accepter
également. Porkell dit: « Ma déclaration et mon arbitrage sont que Torfi
verse à Grimkell six cents à trois aunes de l' eyrir et s'il diffère de six
hivers, qu'il verse alors douze cents. » Il déclara avoir arbitré selon ce qui
lui paraissait le plus équitable. Grfmkell répond: «Je m'accommoderai de
cet arbitrage, d'autant que je m'y suis soumis moi-même, mais cette
affaire me semble avoir été fort amoindrie. Cet argent, c'est Horôr, mon
fils, qui le possédera, il aura cela en héritage de sa mère.» Torfi déclara
qu'il ne verserait pas cet argent à Horôr à moins qu'il ne devienne pas
pire que son père. Grimkell dit qu'assurément on ne pouvait savoir ce
qu'il en serait, mais qu'il n'y avait aucun remède pour Hèirôr dans le fait,
si ce que tout le monde disait se vérifiait, savoir, ce qu'étaient probable­
ment ses oncles maternels - « car tu n'as pas qu'une seule forme41 et ce
que je trouverais le pire pour lui, c'est qu'il n'obtienne pas cela de toi». Il
y eut un grand cri. De part et d'autre, cet arbitrage déplut, mais en prin­
cipe, on le maintint.
Ce semestre passa et le suivant également. Alors Grfmkell demanda en
mariage une femme, Sigriôr Porbjarnard6ttir de Skilmarnes. On fit
bonne réponse à ce propos, l'homme étant tenu pour noble et de grande
famille bien qu'il fût un peu déclinant. On la lui donna. Leurs noces
furent à ôlfusvatn, chez Grimkell. Elles se passèrent bien et magnifique­
ment. Leur ménage fut très bon. Grfmkell se tint tranquille maintenant.

40. De nouveau, je n'entrerai pas dans les détails de cette formulation. Notons unique­
ment que la somme réclamée est exorbitante.
41. Voir hamr'.
Saga des hommes de Hôlmr 693

11.

Il y avait un homme appelé Illugi, qui habitait Hôlmr dans


l'Akranes42. Il était fils de Hrôlfr du Geirland, fils d'Ûlfr, fils de Grîmr du
Hâlogaland; était frère d'Illugi, Salvi, père de Pôrôr, père du prêtre
Magnûs de Reykjaholt; était sœur d'Illugi Halldôra qu'épousa Gizurr le
Blanc, et qui était mère de Vilborg, mère de Jôrunn, mère de Guôrûn,
mère d'Einarr, père de l'évêque Magnûs43 . Illugi était un homme grand et
fort et avait du bien en quantité. Il fit à ôlfusvatn un voyage de demande
en mariage et demanda I>urîôr, fille de Gr{mkell qu'il avait eue de sa pre­
mière femme. Grimkell accueillit bien cela, car Illugi était connu de lui.
Les fiançailles se passèrent là. Horôr n'assistait pas à ce marché44. En
tvimdnaor 45 , les noces devaient se faire à Ôlfuvatn.
Quand on arriva à la date dite, Illugi se prépara à partir de chez lui avec
trente hommes pour ses noces. Étaient avec lui I>orsteinn oxnabroddr46 de
Saurb�r, un important bôndi, et I>ormôôr de Brekka dans le Hvalfjarôar­
strond. Ils traversèrent le fjord jusqu'à Kjalarnes et au nord de Mosfell,
puis montèrent près de Vilborgarkelda, de là allèrent à Jôrukleif puis à
Hagav{k et à Ôlfusvatn où ils arrivèrent tôt le matin. Illugi dit: « Où est
Horôr, que je ne vois pas, ou bien n'est-il pas invité?» Gr{mkell dit qu'il
allait de soi qu'il était invité - « mais je ne l'ai pas spécialement convoqué
pour cela». Illugi répond: « Cela n'est pas convenable tout de même.» Il
chevaucha jusqu'à Gr{msstaôir; les portes y étaient fermées. Ils frappèrent
aux portes. Geirr s'y rendit et demanda qui était là. Illugi se nomma et
s'enquit de Horôr. Geirr dit qu'il était dans la maison. Illugi dit:
« Demande-lui de sortir parce que je veux le voir.» Geirr rentra puis ressor­
tit, disant que Horôr était couché et qu'il était malade. Illugi entra puisque
Horôr ne voulait pas sortir. Illugi dit: « De quelle sorte est ta maladie,
Horôr?» Il dit qu'elle n'était pas grave. Illugi dit: «Je voudrais bien que tu

42. Ce personnage est bien connu des sources islandaises, notamment du Livre de la
colonisation, S.41. Il faisait partie des neuf chefs les plus importants de l'ouest de l'île vers
980. Au demeurant, cous les personnages mentionnés dans les lignes à venir sont égale­
ment attestés par nos sources.
43. Il fut effectivement évêque de Skâlaholt, d� as le sud de l'île. Il est mort en 1148.
44. Sans que les sentiments soient délibérément absents, un mariage était avant tout
une affaire, on unissait des biens et des fortunes et aussi deux familles d'égale importance.
D'où le terme «marché» (kaup).
45. Les anciens Germains avaient un système de computation différent du nôtre.
Tvimdnaor (littéralement: «mois double») est le cinquième mois de l'été.
46. Ce surnom peut signifier: «aiguillon».
694 Sagas légendaires islandaises

viennes à mon festin de noces avec moi et que tu te prennes d'amitié pour
moi.» Horôr dit qu'il aurait pu dire cela auparavant, si cela lui semblait tel­
lement important - «je n'irai aucunement, parce que tu ne m'as guère
engagé à cette affaire». Illugi n'obtint rien de Horôr hormis de grands
mots. Il s'en fut dans cet état. Peu après, Geirr dit à Horôr: «Il y a plus
d'honneur à ce que nous allions à la noce, je vais aller chercher nos che­
vaux.» Horôr dit qu'il n'en avait pas envie. Geirr dit: «Fais selon ma prière
et pour ton honneur.» C'est donc ce que fit Horôr. Ils chevauchèrent à
leur poursuite et lorsqu'ils se retrouvèrent, Illugi fut très joyeux et ne se
laissa pas affecter par les grands mots de Horôr. Ils allèrent donc à la noce
et on leur fit bon accueil. Horôr siégeait à gauche d'Illugi. Le banquet se
passa bien et magnifiquement.
Ils s'en allèrent tous ensemble, jusqu'à Vilborgarkelda. Là, les chemins
se séparaient. Illugi dit alors: «Nous allons maintenant, Horôr, nous quit­
ter ici et je voudrais qu'il y ait bonne amitié entre nous; et voici un bou­
clier que je veux te donner. » Hôrôr répond: «Il a suffisamment de bois
fendu, Grîmr, mon père adoptif» - et il déclama une visa:

5. Le généreux rougisseur de métal


me donna un bouclier, et point bon.
Il aura besoin de ce féal
dans la pluie de Hildr.
Le sage madrier du serment
et des anneaux qui aime mon Auch
du chemin du lacet de la terre
ne possède rien lui-même47•

Illugi dit alors: «Accepte alors de moi cet anneau, par amitié bien que
tu n'aies pas voulu du bouclier.» Horôr prit l'anneau, c'était un objet de
grand prix. «Je ne sais pas, dit Horôr, pourquoi j'ai dans l'idée que tu ne
maintiendras pas bien ta parenté par alliance avec moi, mais cela se révé­
lera par la suite. » Puis ils se quittèrent, il n'y eut pas grandes salutations,
mais ils se quittèrent réconciliés en principe.
Quand Horôr arriva chez lui, il dit à I>orbjôrg: «Je veux te faire cadeau

47. «Le rougisseur de métal (des armes)» est le «guerrier», ici Illugi. «Féal» est une
image pour désigner le bouclier, qui sert son maître. Hildr est une valkyrie, sa «pluie» est
la «bataille». Le «madrier du serment et des anneaux» est une kenning* traditionnelle
pour «guerrier», «homme», ici Illugi. Le texte dit «poutre» (qui est masculin dans cette
langue) du serment, etc; Auôr passe pour un nom de déesse, le «lacet de la terre» est le
«serpent» (ici Fâfnir) dont le «chemin» est «l'or» sur lequel, selon le mythe, il est censé
ramper; la «déesse de l'or» s'applique à une femme, ici l>orbjiirg, la sœur de Horôr.
Saga des hommes de Hôlmr 695

de cet anneau qu'Illugi m'a donné parce que tu es la personne que j'aime
le plus; et tu garderas ce présent après ma mort, car je sais que tu vivras
plus longtemps que moi. » Porbjorg répond en déclamant ceci:

6. Tu seras
autant que je sache
par les armes tué
ou cadavre tombé,
ce sera de mon mari
le conseil mordant
qui en vérité
sera ta mort.

Horôr avait douze hivers à ce point de la saga. Il était de force égale aux
hommes les plus forts dans la contrée48 . Le temps passa jusqu'à ce que
Geirr ait seize hivers et Hèirôr, quinze. Il était plus haut d'une tête que la
plupart des autres hommes. Ses yeux ne pouvaient être abusés d'aucun
mirage49, car il voyait toutes choses telles qu'elles étaient. Il avait les plus
beaux cheveux et était d'une grande force, il nageait mieux que personne
et était en tous points bien doué pour tous exercices. Il avait le teint pâle
et les cheveux blonds. Il avait un large visage bien en chair, le nez crochu,
des yeux bleus, vifs et bien ouverts, de larges épaules, une taille mince, des
bras solides, pieds et mains larges, et était bien proportionné en tous
points. Geirr était un peu moins fort et pourtant, ils n'avaient presque pas
leurs égaux. C'était le plus habile aux exercices physiques bien qu'il ne fût
pas l'égal de Hèirôr.

12.

Ce même été, un bateau arriva à Eyrar. Il appartenait à un homme


qui s'appelait Brynj6lfr, fils de Porbjèirn fils de Grj6tgarôr, un homme du
V{k50 . Ils étaient trente hommes sur ce bateau. Ils arrivèrent en Islande
avant le ping. Brynj6lfr se rendit au ping et fut dans le baraquement de
Grimkell le Goôi. Il disait souvent qu'il serait curieux de voir Hèirôr -

48. C'est un thème banal que le héros d'une saga ait douze ans lors de ses premiers
exploits. Le code de lois en vigueur à l'époque, Grdgds, rend responsable de ses actes un
individu dès qu'il a douze ans.
49. Il s'agit ici de sjônhverfingar, «mirages» en effet, produits en général par magie.
50. Donc des Norvégiens, le Vfk était le nom du fjord d'Oslo.
696 Sagas légendaires islandaises

« car on me parle beaucoup, disait-il, de sa beauté et de ses accomplisse­


ments » . Or il se trouva que Horôr vint au ping avec Geirr, car ils ne se
quittaient jamais. Il régnait une merveilleuse affection entre les frères
adoptifs, car ni paroles ni actions ne les séparaient. Eux et Brynjôlfr se
rencontrèrent donc. Ils s'entendirent bien. Brynjôlfr dit que l'on n' exagé­
rait pas quand on parlait de la taille et de la beauté de Horôr. « Il me
semble, Horôr, que tu serais bien venu à aller à l'étranger et à devenir
homme lige d'hommes nobles; je veux faire amitié avec toi et te donner
la moitié de mon bateau à égalité avec moi.» Horôr dit: « Tu t'engages
bien vis-à-vis d'un inconnu, pourtant, je veux faire bonne réponse à tes
propos quoique sans promettre de m'en aller au loin avant de savoir de
quels équipements je dispose, car ils sont encore petits en l'occurrence.»
Geirr dit: « Voilà une belle invite, frère adoptif, et il me semble que c'est
un beau conseil. Je veux t'encourager à cela. » Horôr dit: «Je ne suis pas
disposé à demander une contribution à Grimkell.» Geirr le pria de ne
pas faire cela - « car il t'aime beaucoup; je voudrais que tu sois ferme
dans ce propos et aussi que tu prennes avec reconnaissance ce que Bryn­
jôlfr t'offrira. »
Ils quittent le ping pour rentrer chez eux. Quand Horôr fut chez lui, il
dit la chose à I>orbjorg, sa sœur. Elle déclara que Brynjôlfr devait être un
excellent homme. Geirr encouragea, de nouveau, à partir pour l'étranger.
«Je voudrais, dit-il, que tu prennes Helgi Sigmundarson pour serviteur. »
I>orbjorg répond: «Je dissuaderai de faire cela, car toute la famille de Sig­
mundr me semble malchanceuse. Jamais ne me sortira du cœur le grief
que j'ai subi du fait qu'ils m'aient transportée de maison en maison. »
Horôr répond: «J'ai peu de goût pour Helgi, car nous avons souffert le
plus grand déshonneur de leur part » - et il déclama une visa:

7. Le grief dans la tempête


de Hlokk de Porbjorg
dont je parle ici est le plus grand
parmi mes gens
quand le dévastateur du feu
du champ du bras, le frère
de sa mère, offrit à Sigmundr
de la mettre au monde de maison en maison 51 .

51. Cette strophe est particulièrement compliquée. La «tempête de Hlokk» ( une val­
kyrie qui est prise ici pour une sorcière) est la «pensée», le «sentiment». Le « champ du
bras» où «pousse» le feu est «l'or» dont le «dévastateur» est «l'homme».
Saga des hommes de Hr5lmr 697
Helgi insista fort et Geirr plaida beaucoup sa cause. li en résulta pour
finir que Helgi irait avec eux et Hi:irôr dit que l'on verrait bien ensuite si
c'était un mauvais dessein.
Après cela, Horôr demanda de l'argent à Grîmkell et stipula soixante
cents, dont vingt cents en vaômdl* roux52. Grîmkell dit: « Voilà qui mani­
feste fort ton arrogance· et ta cupidité.» Il s'en alla en silence. Sigdôr, la
femme de Grîmkell, dit que ce silence valait consentement - « car c'est à
peu près ce qu'il avait eu l'intention de payer». Gdmkell versa ce bien et
ils transportèrent toute la marchandise à Fell chez Sigurôr muli. Puis s'en
furent à l'étranger avec Brynjôlfr cet été-là, et arrivèrent sains et saufs à
Bjorgyn53.

13.

C'était le roi Haraldr au Manteau gris qui régnait sur la Norvège54. Ils
cherchèrent vite à résider dans un pavillon55 et l'obtinrent avec l'interven­
tion de Brynjôlfr, car il faisait pour eux de son mieux.
Il se fit qu'un jour où Brynjôlfr était monté à terre, Geirr rentrait tout
seul à la maison. Il portait un manteau de vaômal. Il vit arriver un groupe
d'hommes et l'un d'eux était en manteau bleu. Ils se rencontrèrent bien­
tôt. Ils lui demandèrent son nom. Il le dit en vérité et demanda qui ils
étaient. Celui qui était à leur tête déclara s'appeler Arnpôrr et être tréso­
rier de Gunnhildr Mère des rois56 • Ils demandèrent à Geirr qu'il leur
vende son manteau, mais il ne le voulut pas. Alors, l'un d'entre eux le lui
arracha. Geirr resta là en tenant son épée. Ils rirent ferme, se moquèrent
de lui et dirent que le mangeur de saucisses57 n'avait pas tenu ferme son
manteau. Il se fâcha de l'une et l'autre choses, leurs moqueries et la perte
de son manteau. Il se saisit du manteau et ils le tirèrent violemment

52. !_;auteur, on l'a déjà noté, est passionné de ce type de chiffres dans le détail desquels
nous n'entrerons pas ici, sinon pour dire que la somme exigée est excessive.
53. C'est le nom vieux norois de la ville norvégienne de Bergen.
54. li régna de 959 à 974.
55. Les textes distinguent le skdli* ou pièce principale d'une maison, où dormaient les
ouvriers, et la skemma, plus élégante, réservée aux gens de marque. Cette nuance vaut sur­
rout, semble+il, pour la Norvège, l'usage en Isl�'lde étant moins tranché.
56. Cette personne est très célèbre à rous égards. C'était la femme du roi Eirîkr à la
Hache sanglante et la mère de Haraldr au Manteau gris. On parle d'elle dans routes sortes
de sagas. Elle avait la réputation d'être une grande et dangereuse magicienne, comme on le
suggère au chapitre 18 plus bas.
57. C'était en effet le sobriquet que les Norvégiens donnaient aux Islandais, pour des
raisons que nous ne pénétrons plus.
698 Sagas légendaires islandaises

quelque temps. Arnpôrr tendit la main pour prendre le manteau dans


l'intention de le lui tirer. Sur ce, Geirr brandit son épée et frappa Arnpôrr
au bras, au-dessus du coude si bien qu'il le trancha. Il reprit son manteau
puis s'en fut chez lui, et les autres furent frappés de terreur5 8. Il avait laissé
son fourreau. Ils s'occupèrent d'Arnpôrr, car l'hémorragie l'épuisait.
Horôr demanda, lorsque Geirr arriva à la maison, pourquoi il y avait du
sang sur son épée. Geirr dit ce qui s'était passé. Horôr répond: «Il fallait
s'attendre à ce que tu as fait. Il ne servira à rien de rester inactifs. » Or l'hé­
morragie épuisait Arnpôrr et il s'affaissa entre les bras de ceux qui se trou­
vaient auprès et mourut ensuite d'hémorragie. Horôr envoya chercher les
Islandais qui étaient là. Il y avait Tindr Hallkelsson, frère d'Illugi le
Noir59 . Ils réagirent promptement et vinrent à la rencontre de Horôr, ils
étaient vingt-quatre en tout. On sonna les trompes par la ville, on envoya
chercher le roi et l'on dit qu'un de ses hommes avait été tué. Le roi vint
rapidement et ordonna qu'on lui livre Geirr - « car il a tué mon ami qui
est trésorier de ma mère » . Horôr répond: « Il ne nous sied pas de livrer
notre homme pour le remettre au pouvoir de vos armes. Nous voulons
t'offrir de juger seul pour cet homme afin que Geirr reçoive trêve de vie et
de membres60. » Sur ce, alors qu'ils parlaient de cela, Brynjôlfr arriva et
dit: « Sire, je vous en prie, exigez de l'argent pour cet homme et évaluez
selon votre honneur et notre amitié, car maints hommes vont perdre la vie
avant que Geirr soit tué. » Le roi répond: «Je vais, Brynjôlfr, faire selon ta
parole, je ferai la paix avec Geirr et accepterai une compensation en argent
en ce qui me concerne, mais pas pour ma mère.» Brynjôlfr le remercia. Il
versa tout l'argent pour Geirr et fit en outre d'excellents présents au roi,
car il était riche de biens et le plus excellent des hommes61 .
Lorsque le roi fut parti, Brynjôlfr dit: «Je ne me fie pas à vous garder ici
à cause de Gunnhildr62 ; je veux vous envoyer à l'est dans le Vik, trouver

58. Voici de nouveau un phénomène plus ou moins magique: comme lorsque nous ver­
rons passer le terme herfjoturr, plus loin, qui relève de la même explication, il s'agit d'une
sorte de paralysie subite qui vous saisit alors qu'il faudrait passer immédiatement à l'action.
59. Même s'ils ont toutes chances d'être anachroniques (Tindr ne devait pas être adulte
vers 961), ces deux hommes appartiennent à une famille bien connue de scaldes. Tindr est
mentionné dans bon nombre de textes, de même qu'Illugi le Noir qui fut en outre père
d'un des plus célèbres scaldes islandais, Gunnlaugr Langue de Serpent.
60. Voir sjdlfdœmi*. On notera l'expression classée: «faire trêve de vie et de membres»
(certainement ancienne en vertu de son caractère allitéré: grid lifi ok lima).
61. Le texte a ici, et ce n'est pas la première fois que le terme se présente, le mot drengr,
qui convoie l'ensemble des qualités que cette civilisation attendait d'un homme: intelli­
gent, actif, généreux, fidèle.
62. La cruauté de cette femme est en effet un thème rebattu des sagas, voyez par
exemple dans la Saga d'Egillfils de Grfmr le Chauve son attitude aux chapitres 49 ou 56.
Saga des hommes de Holmr (,')')

I>orbjorn, mon père pour qu'il vous garde en sécurité.» Horôr répond: « Je
veux me fier à tes prévisions, car tu es un excellent homme.» Ils se rendi­
rent donc rapidement à l'est dans le Vik. I>orbjorn les accueillit bien en rai­
son des messages de son fils; ils furent bien traités là et on les tint pour
d'excellents hommes. La plupart des gens estimaient que Helgi n'amélio­
rait pas le caractère de Hôrôr. Au début de l'hiver, Brynjôlfr arriva. Ils res­
tèrent tous là, en amis.
Au printemps, I>orbjorn dit à Horôr qu'il voulait les envoyer à l'est en
Gautland63 - « trouver le jar!* Haraldr64, mon ami, avec des signes mani­
festes, car je sais que Gunnhildr arrivera bientôt ici et je ne pourrai pas
vous garder à cause d'elle». Horôr déclara que le père et le fils décide­
raient. Ils équipèrent donc leur bateau.

14.

Lorsqu'ils furent prêts, les frères adoptifs et le père et le fils se quittè­


rent en termes très amicaux. Ils se dirigèrent vers l'est en Gautland, vin­
rent trouver le jarl Haraldr. Il leur fit bon accueil, dès qu'il vit les signes
fournis par I>orbjorn, son ami. Il avait un fils qui s'appelait Hrôarr, il était
en expédition guerrière, et une fille qui s'appelait Helga, la plus belle des
femmes. Haraldr fit asseoir Horôr juste à côté de lui, à la place de Hrôarr,
son fils. Ils passèrent l'été là.
En automne, Hrôarr arriva à la maison, revenant d'expédition guer­
rière. On lui fit bel accueil. Horôr céda sa place à Hrôarr. Il y eut bien­
tôt amitié entre Horôr et Hrôarr. Le temps passa jusqu'àjôl*. Lorsque les
gens eurent pris place dans leurs sièges la veille de Jôl, Hrôarr se leva et
dit: « Voici que je pose le pied sur la poutre et je fais le serment de frac­
turer le tertre du viking6 5 Sôti avant le prochain Jôl66. » Le jarl dit:
« Voilà un serment bien solennel et il te faudra l'aide d'autrui pour l'ac­
complir, car Sôti était un grand troll* de son vivant et maintenant, deux

63. Une province de la Suède occidentale d'où sont vraisemblablement originaires les
Gots.
64. On ne voit pas de quel jar! Haraldr il s'agit, il n'est mentionné qu'ici.
65. Voir viking?.
66. La poutre en question est le setstokkr, soit, dans la salle commune ou skâli, dont le
sol était de terre battue à l'exception d'une sorte d'estrade qui faisait le tour de la salle, ou
set, la poutre qui délimitait ce «plancher». Elle avait certainement valeur sacrée puisque,
en effet, les serments contraignants se portaient en posant un pied sur cette poutre. Pour
S6ti, que nous allons retrouver, il porte un nom courant dans nos textes. Enfin, être
inhumé sous un tertre était chose courante.
700 Sagas légendaires islandaises

fois plus, depuis qu'il est mort.» Horèk se leva alors et dit: «N'est-il pas
juste de te seconder? Je fais le serment d'entrer avec toi dans le tertre de
Sôti et de ne pas le quitter avant toi.» Geirr fit le serment d'accompagner
Horôr, qu'il veuille aller là-bas ou ailleurs, et de ne jamais le quitter sans
le consentement de Horèlr. Helgi aussi fit le serment d'accompagner
Horôr et Geirr, où qu'ils aillent, s'il y parvenait, et de n'estimer personne
davantage tant qu'ils seraient en vie tous les deux. Horôr répond: « Il
n'est pas sûr que nous soyons bien éloignés l'un de l'autre, et considère
que ne retombe pas sur toi notre mort à tous les deux, voire celle d'autres
hommes.
- Je voudrais qu'il en soit ainsi», dit Helgi.
Le jarl fut aimable envers Horôr et déclara s'attendre le plus au renom
de Hrôarr, son fils, et à son accomplissement là où était Horôr.

15.

Quand vint le printemps, Hrôarr se prépara avec onze autres hommes


pour se rendre au tertre de Sôti. Ils chevauchèrent à travers une épaisse
forêt. Et en un endroit, Horôr vit un sentier secret qui partait du grand
chemin. Il prit ce sentier jusqu'à ce qu'il arrive à une clairière. Là, il vit
une maison à la fois grande et magnifique. Un homme se trouvait dehors
devant cette maison, en pèlerine à rayures bleues. Celui-ci salua Horôr
par son nom. Il lui fit bon accueil et lui demanda comment il s'appelait -
« car je ne te connais pas, quoique tu sembles savoir qui je suis.
- Je m'appelle Bjorn, dit celui-ci, et je t'ai reconnu dès que je t'ai vu
bien que je ne t'aie jamais vu encore. Mais j'étais ami de tes parents et je
te ferai profiter de cela. Je sais que vous avez l'intention de fracturer le
tertre du viking Sôti, et cela ne vous sera pas facile si vous êtes seuls à agir.
S'il se fait, comme je le devine, que vous ne parveniez pas à fracturer le
tertre, viens me trouver. »
Ils se quittent.
Horôr chevauche à la rencontre de Hrôarr. Ils arrivent tôt un matin au
tertre et se mettent à le fracturer, et parviennent, le soir, aux poutres67 •
Mais le matin suivant, le tertre était entier comme devant. Il en fut de
même le jour suivant. Alors, Horôr chevaucha trouver Bjorn, et lui dit où
on en était. « Il en est donc allé, dit Bjorn, comme je le pressentais, car je

67. Comprenons, archéologie à l'appui, que les tombes importantes étaient constituées
d'une chambre funéraire dûment charpentée et conçue comme une maison, puis recou­
verte ensuite de terre.
Saga des hommes de Hôlmr :01

ne suis pas ignorant du genre de troll qu'était S6ti. Voici une épée que je
veux te remettre. Enfonce-la dans la fracture du tertre et vois s'il se
referme ou non. » Horôr revient au tertre. Hroarr dit alors vouloir s'en
aller et ne plus avoir affaire à ce démon. Plusieurs en avaient grande envie.
Horôr répond alors: « Ce n'est pas ainsi que l'on accomplit son serment.
Nous allons essayer encore. » Le troisième jour, ils entreprirent de fractu­
rer le tertre. Ils parvinrent encore aux poutres, comme auparavant. Horôr
enfonça alors l'épée qui venait de Bjorn dans la fracture du tertre. Ils dor­
mirent cette nuit-là et arrivèrent le matin, et rien n'avait changé. Le qua­
trième jour, ils fracturèrent toutes les longues poutres mais le cinquième
jour, ils ouvrirent les portes. Horôr demanda aux hommes de prendre
garde à l'odeur et à la puanteur qui sortaient du tertre. Lui-même se tint
derrière la porte pendant que la puanteur était à son comble. Deux
hommes moururent sur le coup de cette infection qui sortait, ils s'étaient
montrés trop curieux sans tenir compte du conseil de Horôr. Celui-ci dit
alors: « Qui veut pénétrer dans le tertre? Il me semble que c'est à celui qui
a fait le serment de triompher de S6ti. » Alors, Hroarr se tut. Quand
Horôr vit que personne n'était prêt à entrer dans le tertre, il enfonça dans
le sol deux piquets. «Je vais, dit-il, entrer dans le tertre si j'ai la possession
des trois objets de prix que je choisirai de sortir du tertre. » Hroarr déclara
qu'il acceptait cela pour sa part et les autres y consentirent. Horôr dit
alors: «Je veux, Geirr, que tu tiennes la corde, car c'est à toi que je fais le
mieux confiance. » Puis Horôr descendit dans le tertre et Geirr tint la
corde. Horôr ne trouva pas d'argent dans le tertre et dit alors à Geirr qu'il
voulait qu'il pénètre dans le tertre avec lui en apportant du feu et de la cire
-_«car l'un et l'autre ont de grandes vertus, dit-il, et demande à Hroarr et
à Helgi de prendre soin de la corde». C'est ce qu'ils firent et Geirr descen­
dit dans le tertre. Horôr finit par trouver une porte, et ils la défoncèrent.
Alors, il y eut un grand tremblement de terre et les lumières s'éteignirent.
Une grande puanteur sortit. Là, dans un monticule latéral, il y avait une
petite lueur sourde. Ils virent un bateau avec de grands biens dedans68 .
S6ti siégeait à la proue, il était horrible à voir. Geirr resta à la porte du
tertre mais Horôr marcha dans l'intention de prendre l'argent. S6ti
déclama ceci:

8. Pourquoi eus-tu envie,


Horèlr de fracturer
la maison de l'habitant de la terre,

68. Lauteur est visiblement au courant de l'existence de bateaux-tombes comme on en


a retrouvé plusieurs dans tout le sol de Scandinavie.
702 Sagas légendaires islandaises
même si Hr6arr le demanda?
Jamais de ma vie
je n'ai secoué
le serpent du sang
contre toi69.

Horèk déclama:

9. Je suis allé
trouver le revenant
pour lui dérober
son antique richesse
parce que l'univers sait
que dans tous les mondes
nulle part il n'y aura
homme pire pour manier les armes.

Alors S6ti se leva d'un bond et courut sur Horôr. Il y eut un rude com­
bat de sorte que Horôr était fort accablé. S6ti attaquait si ferme que
Horôr en avait les chairs toutes tuméfiées. Il demanda alors à Geirr d'allu­
mer la chandelle de cire pour voir comment S6ti réagirait. Quand la
lumière se porta sur S6ti, il perdit toute puissance et tomba. Horôr put
alors atteindre l'anneau d'or du bras de S6ti. C'était un objet d'un si
grand prix que l'on dit qu 'il n'en est jamais arrivé d'aussi bon en Islande.
Quand S6ti fut privé de cet anneau, il déclama ceci:

10. Horôr m'a dévalisé


de l'excellent anneau,
deux fois moins
j'aurais voulu le perdre
que le fardeau
tout entier de Grani70 ;
il sera la destruction
de tous ceux
qui le posséderont.

Horôr déclama:

69. Le «serpent du sang» est «l'épée».


70. Grani est le cheval du héros Sigurôr, il transporte l'or du Rhin (voir plus haut
p. 59).
Saga des hommes de Hôlmr 7()i

11. Quand même je saurais


que tous les propos
du malveillant
seraient véridiques,
le poltron archaïque
ne jouirait tout de même
plus du feu de la mer71 .

« Sache qu'à coup sûr, dit Sôti, cet anneau sera ta mort ainsi que celle
de tous ceux qui le posséderont, hormis une femme. » Horôr demanda à
Geirr de lui apporter la lumière et de voir comme il était aimable. Et sur
ce, Sôti plongea sous terre: il ne voulait pas attendre la lumière. Ils se
quittèrent de la sorte. Horôr et Geirr prirent tous les coffres, ils les portè­
rent jusqu'à la corde ainsi que tout le bien qu'ils trouvèrent. Horôr prit
une épée et un heaume qui avaient appartenu à Sôti, c'étaient de très
grands trésors. Ils tirèrent sur la corde et s'aperçurent que les hommes
étaient partis du tertre. Horôr remonta en grimpant à la corde et parvint
à sortir du tertre. Geirr lia l'argent avec la corde et Horôr le tira au dehors.
Il faut dire de Hrôarr et Helgi que lorsque le tremblement de terre se pro­
duisit, tous ceux qui étaient dehors furent terrifiés, hormis Helgi et
Hrôarr et il fallut qu'ils maintiennent ceux qui étaient dehors. Mais lors­
qu'ils se retrouvèrent, il y eut joyeuse rencontre. On estima que Geirr et
Horôr étaient revenus de l'autre monde. Hrôarr demanda les nouvelles à
Horôr, lequel déclama une visa:

12. Point n'eus affaire


à un érable de richesse
qui fût facile à affronter
ou plein de couardise.
Difficile de défaire
ce revenant malveillant;
je sais que l'aspect de S6ti
était laid lorsqu'il vit la lumière,
le cruel sorcier voulut plonger sous terre72 •

Ils s'en allèrent avec leur butin. Ils ne trouvèrent nulle part Bjorn, et

71. Le «poltron archaïque» est S6ti, le «feu de la mer» est une kenning convenue pour
«l'or>>,
72. L «érable de richesse» est «l'homme», ici S6ci.
704 Sagas légendaires islandaises

l'on tient pour vrai que ç'avait été Ôôinn73 . On considéra que Horôr avait
acquis grand renom par son incursion dans le tertre. Il dit alors à Hrôarr:
« Il me semble à présent, posséder les trois objets de prix que j'ai choisis. »
Hrôarr dit que c'était vrai - « et c'est toi qui mérites le plus de les avoir.
- Alors, dit Horôr, je choisirai l'épée, l'anneau et le heaume. »
Puis ils répartirent tout le reste du bien et furent bien d'accord. Le jarl
ne voulut pas avoir de ce bien lorsqu'ils le lui offrirent. Il déclara que
Horôr surtout méritait de l'avoir. Ils restèrent dans leur honneur et
demeurèrent là cette saison.

16.

Au printemps, Horôr dit qu'il voulait aller en Islande, mais le jarl et


Hrôarr déclarèrent qu'ils aimeraient bien qu'il ne s'en aille point; ils esti­
maient n'avoir jamais vu venir homme pareil. Horôr dit: « Je poserai une
condition à cela: mariez-moi à Helga, la fille du jarl. » Le jarl dit qu'il
ferait bonne réponse à cela. Ce mariage se fit avec le consentement de
Helga et de Hrôarr. Horôr aima beaucoup Helga, sa femme. Il eut alors
beaucoup de bien. En été, tous les frères adoptifs74, Horôr, Hrôarr, Geirr
et Helgi entreprirent de se rendre en expédition guerrière, ils avaient
quatre bateaux. Chacun dirigeait le sien. Ils acquirent à la fois force biens
et grand renom, leur expédition se passa bien.

17.

Il faut reprendre le récit maintenant à l'endroit où on l'a abandonné,


lorsque Sigurôr Frère adoptif de Torfi partit d'Eyrar pour l'étranger et
arriva en Norvège où il passa l'hiver. Lété suivant, il prit un bateau avec
des marchands et s'en alla au sud au Danemark. Régnait là le roi Haraldr
Gormsson75 . Sigurôr entra dans l'affection du roi, car il se révéla le plus

73. Le dieu Ôôinn portait quantité de noms. Il était fourbe, vieux et portait toujours
un manteau bleu. Qu'il intervienne ici, dans un contexte parfaitement ésotérique,
convient à sa figure!
74. Je rends fostbrœdr par« frères adoptifs», qui est l'une des deux acceptions du terme
et qui vaut, ici, selon les chapitres précédents, pour Horôr et Gein. Voir fostbrœôralag*.
75. C'est le roi célèbre qui est mentionné par la splendide pierre runique historiée de
Jelling, au Danemark, où il célèbre son père, Gormr dit l'Ancien, et sa mère, I>yra, et où il
se vante d'avoir« fait des chrétiens les Danois et les Norvégiens». Il régna de 954 à 985 et
présida effectivement à la christianisation de son pays.
Saga des hommes de Hôlmr 705

brave des hommes. Il accrut bientôt ses biens et son estime jusqu'à ce qu'il
entre dans les troupes des vikings et s'avère un très vaillant homme et il en
fut de la sorte pendant quelques étés, jusqu'à ce que Sigurôr devienne chef
de la troupe des vikings; il dirigea alors lui-même cinq bateaux.
Il se trouva qu'un été, il naviguait à l'est devant le Bâlagarôssîôa76. Et
lorsqu'il arriva au détroit qui s'appelle Svînasund, le soir était arrivé. Ils
passèrent la nuit là. Le lendemain matin, avant qu'ils ne s'en rendent
compte, des vikings ramaient contre eux sur sept bateaux. Ils demandè­
rent qui commandait ces bateaux. Un homme se leva, à la fois grand et
noir, sur le p�nt surélevé77 d'up bateau. Il déclara s'apyeler Bjor� blâsîôa
et être fils d'Ulfhedinn fils d'Ulfr le hamramr, fils d'Ulfr, fils d'Ulfhamr,
fils d'Ûlfhamr le hamramr78 et il demanda qui se trouvait à leur tête.
Sigurôr se nomma. « Est-ce que vous préférez descendre à terre sans cein­
ture79 et nous remettre bateaux et biens, ou voulez-vous vous battre
contre nous?
- Nous préférons défendre notre bien et notre liberté et tomber avec
honneur.»
Ensuite, ils se préparèrent de part et d'autre. Éclata alors la plus rude
des batailles. Sigurôr se porta hardiment de l'avant et l'on aboutit à ce que
tous les bateaux de Sigurôr furent mis hors de combat, et trois de Bjorn.
Sigurôr resta seul debout et se défendit longtemps jusqu'à ce que l'on
porte des boucliers contre lui. On s'empara de lui alors, il avait provoqué
la mort de sept hommes à lui tout seul. On était arrivé au soir. On l'en­
chaîna, on lui ligota les pieds et six hommes furent désignés pour le garder
pendant la nuit, on devait l'abattre au matin80. Pour les vikings, ils cou­
chèrent tous à terre. Sigurôr demanda quels divertissements il y avait. Les
gardes lui dirent qu'il n'y avait pas lieu de se divertir - « alors que tu vas
mourir demain.
- Je n'ai pas peur de ma mort, et je vais vous déclamer un poème si
vous le voulez.»
Ils déclarèrent qu'ils acceptaient. Il déclama alors de telle sorte qu'ils
s'endormirent tous. Il roula alors jusqu'à un endroit où se trouvait une
hache; il parvint à trancher les liens qui enchaînaient ses bras puis il put
se débarrasser de ses entraves en donnant des coups de pieds de telle façon

76. Qui se trouve sans doute sur la côte sud-ouest <le la Finlande.
77. C'est la lypting, la plate-forme surélevée sise à l'arrière d'un bateau de guerre.
78. Tous ces noms plus ou moins bizarres se retrouvent dans plusieurs autres textes de
la catégorie dite légendaire. Pour hamramr, voir hamr*.
79. Signifie qu'ils ne porteront pas d'armes ni visibles ni dissimulées sous leur tunique.
80. Il était interdit par les lois de mettre un homme à mort pendant la nuit. Il est dit
dans la Saga d'Egillfils de Grimr le Chauve que « les meurtres de nuit sont des assassinats».
706 Sagas légend11 ires islandaises

que les os de ses deux talons se trouvèrent dénudés. Puis il tua tous les
gardes. Ensuite, il se jeta à la nage et parvint à terre. Il doubla le cap, car il
ne se fiait pas à échanger des coups avec les vikings81 •
Il vit alors mouiller quatre bateaux, leurs baraquements étant à terre. Il
se rendit hardiment aux tentes, c'était l'aube. Il demanda qui avait le com­
mandement. Ils dirent que celui qui était à leur tête s'appelait Horôr, avec
Hroarr, Geirr et Helgi, et demandèrent à leur tour qui il était. Il le dit en
vérité. Il se présenta à Horôr et ils se donnèrent les nouvelles générales.
Horôr reconnut rapidement Sigurôr et l'invita chez lui. Sigurôr déclara
qu'il y consentirait et lui parla de son voyage périlleux, demandant à
Horôr de redresser sa cause contre les vikings. Cela ne lui parut pas très
prometteur, mais il déclara pourtant qu'il ferait comme il le demandait.
Ils réagirent promptement et débarrassèrent leurs bateaux de leurs cargai­
sons, et y portèrent des pierres à la place. Puis ils doublèrent le cap.
Quand les vikings s'en aperçurent, ils se préparèrent, estimant ne pas se
trouver en présence d'amis, maintenant que Sigurôr était parti. Bataille
éclata entre eux. Les frères adoptifs s'avancèrent rudement et Sigurôr
s'évertua sans reproches. Le jour avançant, Horôr passa à l'attaque du
bateau où se trouvait Bjorn blasiôa, suivi immédiatement de Geirr. Cha­
cun d'eux avançait le long d'un bordage, exterminant quiconque se trou­
vait en avant du mât. Bjorn blasiôa bondit contre Horôr. Celui-ci s'était
avancé de l'autre côté du mât et Bjorn le frappa de taille avec une épée à
tranchant double. Horôr ne parvint pas à se couvrir de son bouclier, il
tomba à la renverse par-dessus le socle du mât et l'épée donna si rudement
dans le socle que les deux tranchants tombèrent82 • Quand Horôr vit que
Bjorn se penchait sous le coup, il asséna un coup à la fois rude et rapide en
travers des épaules et mit l'homme en pièces, en bas des côtes avec l'épée
qui lui venait de Soti: Bjorn blasiôa y laissa la vie. Cela ayant été accom­
pli, Geirr avait tué tout le monde sur le bateau, Hroarr avait fait place
nette sur un bateau, assisté de Helgi. Sigurôr avait fait place nette sur un
bateau, les vikings s'enfuirent sur le quatrième. Horôr et les siens firent un
grand butin de guerre. Ils pansèrent alors les blessures de leurs hommes.
Sigurôr guérit, comme si de rien n'était. Il accompagna Horôr toute sa vie
ensuite, tant qu'il vécut, on le tint pour le plus brave des hommes. Ils
mirent à la voile pour chez eux, en Gautland, en automne, et y restèrent
pour l'hiver, tenus en grande faveur.

81. Le récit de la façon dont Sigurôr s'est délivré est un motif courant qui se retrouve
dans plusieurs autres sagas.
82. Comprenons qu'une épée était faite d'une lame de fer sur laquelle étaient soudés
deux tranchants d'acier.
Saga des hommes de Hâlrnr 707

18.

Geirr eut alors envie de partir pour l'Islande et demanda à Hürôr la


permission de s'y rendre. Horôr le pria d'y aller comme il le voulait, mais
de maintenir son amitié envers lui. Helgi resta avec Horôr et Sigurôr.
Geirr s'en alla. Ils durent attendre longtemps un vent favorable et arrivè­
rent dans le Vfk à l'est et montèrent leur tente à terre. Gunnhildr Mère
des rois apprit cela et dépêcha ses hommes, pour tuer Geirr. Ils arrivèrent
de nuit, abattirent la tente sur eux et les rossèrent d'importance83 • Geirr
fut le seul à parvenir à s'échapper avec ses armes et fut auparavant le
meurtrier de neuf hommes. Il alla jusqu'à ce qu'il arrive chez Brynjolfr
I>orbjarnarson; le père et le fils le mirent sur un bateau et lui remirent
quelque argent. On pense que c'est Gunnhildr qui, par magie, avait
amené Geirr à venir en Norvège. Il lui déplut extrêmement que Geirr fût
parvenu à s'échapper. Ils prirent donc la mer.
Geirr arriva en Islande à Eyrar, en été. Étaient morts alors Grfmr, père
de Geirr, et Hügni, son grand-père maternel, à Hagavfk. C'étaient
Guôrfôr et I>orbjorg qui s'occupaient de la maison de Grfmsstaôir. Geirr
s'y rendit et y passa l'hiver. Au printemps il acheta de la terre à Nedri­
Botn et y transféra sa demeure, et y fut très hospitalier. Se rendirent là
Guôrfôr et I>orbjorg.

19.

Indriôi I>orvaldsson et I>orgrfma smfôkona se mirent en ménage dans


le bas du Skorradalr, à l'endroit qui s'appelle maintenant Indriôastaôir,
I>orgrfma, sa mère, habitait à Hvammr et I>orvaldr, son père, était mort.
Lété où Geirr habita d'abord à Botn arriva en Islande un homme qui
s'appelait Ormr, à Vikarskeiô sur la I>jorsâ. Leur bateau fit naufrage et ils
perdirent tout leur bien. Ils étaient quinze hommes sur le bateau et ne
trouvèrent aucun logis. Ormr avait été, deux hivers plus tôt, à Hvftâ et
avait obtenu un logis chez Indriôi. Celui-ci s'en vint du nord avec deux
hommes, à la rencontre d'Ormr et dit ne pas vouloir savoir qu'il était sans
moyens. Il lui offrit de venir chez lui ainsi que tout son équipage. Ormr
accepta et le remercia de l'invite.

83. Le texte ici est obscur, je suis les amendements suggérés par l'éditeur de la saga,
l>orhallur Vilmundarson.
708 Sagas légendaires islandaises

Ils chevauchèrent tous depuis le Sud près de Bakkarholt par le Graf­


ningr et le Bildsfell, puis près de l'Ûlfljotsvatn et de là à Ôlfusvatn où ils
arrivèrent au crépuscule. Grimkell les salua mais ne les invita pas. lndriôi
demanda alors en mariage Porbjorg, fille de Gr{mkell - « mes origines,
bondi, sont connues de toi de même que l'état de mes biens; je voudrais
connaître rapidement ta réponse». Gr{mkell dit: « Nous ne pouvons
dépêcher cette affaire tout de suite, et cela ne sera pas résolu si vite.» Il ne
résulta rien de sa demande auprès d'eux. lndriôi s'en fut à Hagav{k le soir.
Une fois qu'ils furent partis, Sigriôr, la maîtresse de maison, dit à Grim­
kell: « Il est bien étrange de ta part de ne pas donner en mariage ta fille à
lndriôi qui nous paraît être l'homme le plus remarquable. Fais chevaucher
après eux et ne fais pas obstacle à ton honneur ou à celui de ta fille.»
Grimkell dit: « Faisons comme tu le veux.» On les envoya chercher à
Hagav{k. Ils revinrent avec les messagers. Grimkell les reçut alors très
bien. Ils parlèrent donc de l'affaire et il fut décidé qu'Indriôi épouserait
Porbjorg et qu'il aurait avec elle quarante cents, et que les noces auraient
lieu tout de suite à Ôlfusvatn. Indriôi se porterait personnellement res­
ponsable de la façon dont cela plairait à ceux qui n'étaient pas présents.
Indriôi laissa là son escorte, s'en alla avec deux hommes et alla voir
Porbjorg chez elle à Botn84 . Il prit par le Jorukleif, puis alla à Grimsstaôir,
de là à Botnsheiôr puis à Botn. Geirr n'était pas à la maison. Beaucoup
disent que Geirr aurait voulu épouser Porbjorg, mais elle ne s'opposa pas
à cette affaire ni à aller avec lndriôi. Ils allèrent donc, jusqu'à ce qu'ils arri­
vent à Ôlfusvatn. On prépara alors les noces.
Grimkell s'en fut au temple de Porgerdr horgabruôr, il voulait l'invo­
quer pour le mariage de Porbjorg85 . Mais quand il entra dans le temple,
tous les dieux étaient en grand désordre et avaient été enlevés de leurs

84. Il ne faut pas oublier que l'auteur de cette saga connaît parfaitement les lieux où se
déroule son récit et ne nous fait jamais grâce des détails topographiques.
85. Ce passage nécessite quelque explication. On n'oublie pas que Grfmkell est goôi et
qu'à ce titre, en bon paganisme, il a la charge des opérations du culte. D'autre part, il est
très douteux que l'Islande ait jamais eu de «temple» dans l'acception que nous connais­
sons. Ici comme dans la suite immédiate du texte, l'auteur fait de la reconstitution fantai­
siste. Enfin, le personnage de Porgerdr hiilgabrûôr (ou Hiirgabrûôr, Hiilgabrûôr,
Hiirôabrûôr, soit la «fiancée», respectivement, « des tertres funéraires», «de ce qui est
sacré», ou de Helgi d'où viendrait le toponyme Halogaland, ou de Hiirôr - qui renvoie à
la province norvégienne du Hiirdaland) est une créature surnaturelle bien connue de
toutes sortes d'autres textes. Elle est parfois appelée -troll au lieu de -brûor. Il semble
qu'aux temps antiques, elle aie été la divinité tutélaire attachée aux jarls des Hlaôir -
encore une province norvégienne. Les Hlaôir sont voisins du Prandheimr, dont la femme
de Bjiirn gullberi, père de Grîmkell, serait originaire. Il y aurait donc des liens entre cette
déesse et la famille adoptive de Grfmkell. Porgerdr joue un rôle capital et fort impression-
Saga des hommes de Hôlmr ï )')

socles. Grimkell dit: «Qu'est-ce que cela signifie, et où veux-tu aller, ou


bien où veux-tu transférer ta bonne chance?» I>orgerdr dit:« Nous n'irons
pas transférer la bonne chance chez Hon'h, étant donné qu'il a dévalisé
Soti, mon frère, de son excellent anneau d'or et lui a fait maintes autres
hontes. Je préfère transférer la bonne chance chez I>orbjorg et il y a sur elle
une si grande lumière que je crains que cela nous sépare. Et toi, tu perdras
bientôt la vie.» Il s'en alla alors, très fâché contre les dieux. Il alla chercher
du feu chez lui et brûla le temple ainsi que tous les dieux, disant qu'ils
ne lui donneraient plus de nouvelles affligeantes. Et le soir, alors que
l'on était à table, Grimkell mourut subitement et il fut enterré au sud de
l'enclos.
Ladministration de tous les biens revenait à lndriôi et à Illugi parce
que Horôr n'était pas en Islande. lndriôi ne voulut pas s'occuper de la
garde des biens de Grimkell hormis la dot de I>orbjorg. Illugi se chargea
de l'administration des biens dès l'automne. Au printemps, les biens
furent répartis avec Sigridr, elle eut la terre d'ôlfusvatn et on la tint pour
une bonne maîtresse de maison.

20.

Quelques hivers après, Horôr Grîmkelsson arriva en Islande, à Eyrar


ainsi que Helga, sa femme, et Sigurôr Frère adoptif de Torfi, et Helgi Sig­
mundarson et trente hommes. Horôr était alors âgé de trente hivers. Il
avait été à l'étranger quinze hivers en tout, ayant acquis à la fois force
biens et honneurs. Illugi le Rouge de Holmr vint au bateau et invita
Horôr chez lui ainsi que tous ses hommes; il alla personnellement au
devant d'eux et fit pour eux tout ce qu'il convenait. Horôr fit bel accueil à
cela, estimant l'invite magnifique. Il se rendit chez Illugi avec vingt-cinq
hommes, on leùr fit faire bonne chère tout l'hiver avec très grande magni­
ficence, cela plut fort à Horôr. Illugi lui offrit tout son bien, dont il s'était
chargé. Horôr se dit plus désireux d'aller réclamer son bien à Torfi, son
parent, et déclara qu'il irait le trouver.
Puis il s'en alla avec onze hommes, arriva à Breiôabolstaôr, trouva Torfi
et réclama son bien. Torfi déclara ne pas savoir clairement ce qu'il en était
de cette réclamation de biens - « parce que je ne suis pas tenu de te
remettre cet argent, si tu es pire que ton père86 ». Horôr dit qu'on n'avait

nant dans la fameuse bataille rapportée, in fine, par la Saga des vikings de jdmsborg, dont le
vainqueur est le jarl Hâkon des Hlaôir (voir plus haut, p. 332).
86. La même formulation apparaît ci-dessus au chapitre 10.
710 Sagas légendairo islandaises

guère fait l'épreuve de cela encore, mais qu'il devait chercher à avoir ce
bien. Puis Horôr s'en fut et dit la chose à Illugi lorsqu'il fut arrivé à la mai­
son. Illugi demanda à Horôr de céder - « et j'espère que les affaires s'amé­
lioreront entre vous, car Torfi. est un homme sage et féroce». Horôr dit
qu'il ne le ferait en aucun cas - « il nous a toujours fait du mal et jamais de
bien. Je veux aller tout de suite faire rassembler du monde». Horôr s'en
fut rassembler des hommes par l'Akranes, et Illugi en rassembla dans le
bas et dans l'Ouest, par le Heynes et Garôar jusqu'à Fellsoxl et par Kalfa­
staôir, Horôr allant à l'est de la Kuludalsa. Ils montèrent par Miôfell puis
à Breiôab6lstaôr.
Torfi. était dehors et leur fit bel accueil. Illugi rechercha des concilia­
tions, disant qu'il leur fallait se réconcilier, tant ils étaient proches parents.
Torfi. dit qu'il y avait quelque espoir que Horôr ait le droit de parler. « Ce
doit aussi être un homme important, dit-il, tant il a réagi rapidement. Je
veux lui concéder des conciliations et de bonnes terres par ici. Je lui
remettrai, avec la terre, trente vaches et trente domestiques. Je fournirai
tout ce qu'il faut pour sa demeure cette saison. Je veux savoir quel homme
il sera. Il se portera garant de tout le bien qu'il recevra, tant les terres que
le bétail sur pied. » Illugi dit que c'était une belle offre et Horôr accepta,
ils se réconcilièrent là-dessus. Au printemps, Horôr transféra là sa rési­
dence et Illugi lui versa tout son bien. La demeure de Horôr était hospita­
lière. Il entretenait des invités et des hôtes de passage. Il n'y eut personne
pour chercher noise à Horôr et d'ailleurs, il n'empiétait pas sur le droit
d'autrui. Il habita là deux hivers.

21.

Il y avait un homme qui s'appelait Auôr. Il habitait à Auôsstaôir; en


face d'Uppsalir ou plutôt plus bas, un homme bizarre et riche, de petite
famille et pourtant quelque peu querelleur. Son fils s'appelait Sigurôr. Il
possédait deux juments, de couleur pie87. Il trouvait excellents ces che­
vaux. Illugi le Rouge avait donné à Horôr des étalons, cinq en tout, lors­
qu'il était parti de H6lmr, de couleur noire, tous. Ils prirent l'habitude
rapidement d'aller trouver les juments d'Auôr et s'échappèrent de leurs
pâtures. Horôr trouva mauvais qu'Auôr tire peu d'avantage de ses che­
vaux. Ses liens de parenté avec Torfi. étaient froids. On ne se querellait pas
beaucoup avec Horôr et d'ailleurs, il n'avait que de bons rapports avec les

87. Donc, dont la robe était de deux couleurs, ici brune et fauve. La passion des Islan­
dais pour les chevaux était vive.
Saga des hommes de H6lmr /Il

gens. Torfi habitait alors à Uppsalir, il possédait un goôorô et était tenu


pour tyrannique et difficile à traiter. Lété suivant, ce fut la même chose,
les chevaux d'Auôr lui échappaient et allaient trouver ceux de Horôr.
Celui-ci ordonna de transférer ses chevaux de l'autre côté de la montagne
de sorte qu'ils ne trouvent pas les juments d'Auôr. C'est ce qui fut fait et
tout de même, ils les trouvèrent.
Il se fit lors de la fenaison que Sigurôr Auôsson revint à la maison après
être allé voir les chevaux et qu'il n'avait pu joindre ses montures. Horôr
envoya alors Helgi Sigmundarson pour lui prêter assistance. Helgi s'en fut
avec Sigurôr, il était de mauvaise humeur et dit que c'était Auôr tout seul
qui provoquait de tels troubles et torts. Mais lorsqu'il arriva aux chevaux,
il vit que le jeune domestique avait blessé le cheval. Il dit: «Tu dois être
un homme de mauvais augure et tu n'abîmeras pas beaucoup de choses de
valeur désormais. » Il tua le garçon. Peu après, Horôr survint et dit: «Tu es
un mauvais homme pour avoir tué, bien qu'innocent, un jouvenceau. Il
serait mérité que je te tue. Je n'y consens pas, bien qu'il vaille mieux que
tu ne vives pas après un pareil méfait. Cela va être le début de ta mal­
chance. Nous en sommes au point que j'ai le pressentiment - et c'est très
probable - que, de quelque façon, il se fera que cela nous vaudra la mort
à tous les deux ainsi qu'à plusieurs autres, sans parler de ce qui se produira
d'autre et qui aura lieu. »
Horôr jeta son manteau sur le cadavre puis s'en fut chez lui au plus
vite. Et aussitôt, il se rendit peu après à Auôsstaôir. Alors que Horôr
entrait dans l'enclos par l'ouest, Auôr y pénétrait par le nord. Quand ils
se rencontrèrent, Horôr dit: « Les choses se sont mal passées, encore que
contre mon gré, car ton fils a été tué. Je veux te remettre le droit de juger
seul et montrer que cela m'a paru très mauvais, et verser sur-le-champ
tout l'argent. La plupart diront qu'il n'y a guère d'espoir de meilleure
conclusion d'un procès au point où nous en sommes.» Auôr répond:
«J'ai été trouver Torfi, mon ami, et je lui ai remis en mains le procès et il
m'a promis de le pousser au maximum, et d'ailleurs, il me plairait parfai­
tement que vous soyez rudement abaissés, vous autres, gens de Breiôa­
bôlstaôr. » Horôr dit: «Tu as mal fait de nous opposer par calomnie,
Torfi et moi, et tu vas le payer. » Il brandit l'épée qui lui venait de Sôti et
coupa Auôr en deux morceaux ainsi que son domestique. Horôr était tel­
lement fâché qu'il brûla la ferme et tous les outils ainsi que deux femmes
qui n'avaient pas voulu sortir.
Quand Torfi apprit cela, il déclara que jamais encore il n'avait eu
envie de commettre un acte pareil - « que de faire une chose aussi mons­
trueuse à mes amis, quoiqu'il ne fasse pas bon de se débarrasser de
Horôr. » Quand il apprit que Horôr n'était pas chez lui, il partit faire un
712 Sagas légendaires islandaises

voyage d'assignation à Breiôabôlstaôr, assignant ce procès devant l'alping.


Puis revint chez lui. Ce qu'apprenant, Horôr envoya Helgi dans le Sud
chez lndriôi, son beau-frère, et lui demanda d'aller au ping, répondre de
son procès et offrir des conciliations. Il déclara ne pouvoir se résoudre,
en raison de son inimitié avec Torfi, à offrir lui-même aucune concilia­
tion. Helgi alla trouver lndriôi et lui dit les propos de Horôr. Indriôi
répond: «J'ai promis à Illugi le Rouge d'aller au ping de Kjalarnes, et je
veux inviter Horôr ici chez moi.» Helgi répond: « Le besoin est moindre
pour toi d'aller au ping de Kjalarnes que de répondre pour un homme
aussi vaillant que ton beau-frère, et tu dois être un poltron. » Porbjorg
dit: « Ce serait une solution si un homme capable se chargeait de cette
mission, mais il peut se faire qu'il n'y en ait aucun. Il faut dire aussi que
cette malchance nous est échue à cause de toi.» Helgi s'en alla à la mai­
son et ne parla pas à Horôr de l'invitation d'Indriôi à venir chez lui, mais
il dit qu'il ne voulait pas lui venir en aide. Horôr n'apprécia pas et
déclama une visa:

13. Mon beau-frère se révéla


mauvais dans ce litige
et c'est ainsi qu'il se montre
envers la plupart des genévriers du feu;
l'héritier de Porgrîma
dont il ne faut attendre aucun appui
préféra rester chez lui.
Le chef de l'acier nous est déplaisant
et sera pire ensuite88 .

Quand on vint au ping et que l'on en arriva au jugement, Torfi


demanda si quelqu'un voulait verser l'amende en argent pour Horôr. «Je
recevrai ces amendes si quelqu'un veut en offrir; mais je n'accepte pas de
renoncer à cette affaire.» Il n'y eut pas de réponse et Horôr ainsi que
Helgi furent condamnés tous les deux. Quand Horôr apprit sa condam­
nation, il déclama une visa:

14. Le détenteur de grands anneaux d'or


a certes fait condamner
le manipulateur de richesses
à l'alping

88. Les «genévriers du feu» sont les «hommes», «feu» tient pour «or», le métal. 1:hé­
ritier (le fils) de .l>orgrima est Indriôi, le «chef de l'acier» est «l'homme», ici lndriôi.
Saga des hommes de Hôlmr 713
par l'assemblée des hommes,
tant pendant la miséricorde du serpent de la lande
que durant celle de la maladie du serpent;
nulle crainte pour nous en cela89.

Lui et Torfi ne se rencontrèrent pas cette fois-là.

22.

Peu après, Horôr se rendit à Botn avec tout ce qu'il possédait, chez
Geirr, son frère adoptif Auparavant, Horôr brûla tous les bâtiments de sa
ferme de même que le foin. Il dit que Torfi ne tirerait guère d'argent de ce
lieu. Certains disent que Horôr avait habité à Uppsalir à cette époque-là,
et Torfi à Breiôab6lstaôr90. Horôr avait trente-six hivers lorsqu'il fut banni
et qu'il se rendit à Botn91 . Tous les gens de sa maison l'accompagnèrent de
même que les suivants de Geirr et ils y tinrent un corps de défense.
Un jour, Torfi92 déclama cette vîsa:

15. Certes, Torfi ce maître


païen de l'or rouge va
se risquer à attaquer
les hommes de Botn;
je m'attends à ce que les hommes
fassent résistance,
je pense que les gardiens des loups
s'ils sont en nombre égal
puissent se rencontrer ici dedans93.

89. Le «détenteur des anneaux d'or» est Torfi, le «manipulateur de richesses» est
Horôr. Le serpent jouit de la miséricorde en été et il entre en détresse pendant l'hiver.
Sens: «tant pendant l'été qu'en hiver».
90. La contradiction avec ce qui précède est flagrante. On suppose que le rédacteur de
la saga a confondu ses manuscrits sources.
91. En fait, si l'on suit la chronologie de la saga, il en aurait eu 34. Saisissons l'occasion
pour signaler qu'il existait deux sortes de sentewes graves, le bannissement dont il est
question ici, et la proscription, qui était beaucoup plus grave - et qui pouvait se limiter
dans l'espace, comme ici. Rappelons qu'avec la Saga de Gisli Sursson et celle de Grettir le
Fort, celle-ci est la seule qui mette en scène un «proscrit».
92. C'est, d'évidence, une erreur. Il faut lire Horôr !
93. Un condamné était dit «loup». Cette strophe propose toute une série d'images
{kenningar) pour: «hommes».
714 Sagas légendaires islandaises

Ils eurent de grandes dépenses cette saison-là parce que les provisions
étaient moindres que nécessaire, et Geirr s'occupa des affaires de la mai­
sonnée moins bien qu'auparavant. Ils abattirent le bétail sur pied de sorte
que l'été suivant, le bétail suffit à peine à nourrir les gens. Lautomne sui­
vant, furent abattues toutes les bêtes sur pied, à part quelques vaches.
Et un matin en hiver, avant J 61, Geirr réveilla Helgi; il se leva rapide­
ment et ils prirent la passe jusqu'à Vatnshorn dans le Skorradalr. Le bondi
n'était pas chez lui. Il était aux noces de Kollr, à Lundr dans le Reykjar­
dalr. Geirrr dit: « Maintenant, il s'agit d'approvisionner la maison,
comme il se pourra, et tu vas faire de deux choses l'une, monter la garde
ou pénétrer dans l'étable. » Helgi choisit de monter la garde. Alors, Geirr
entra dans l'étable et détacha le bétail. Il y avait deux hommes sur le tas de
foin, qui jouaient aux tables94, une lumière brûlait. Lun d'eux dit: « Est­
ce que les bêtes ont été lâchées dans l'étable? » Lautre dit que ce devait
être les femmes qui en étaient cause et qu'elles n'avaient pas attaché le
bétail. Lun d'eux se rendit devant les portes. Ce que voyant, Geirr bondit
sur lui et le tua. Et comme celui qui y était allé le premier s'attardait,
l'autre y alla et en arrivant aux portes de la grange, il subit le même traite­
ment que le précédent. Geirr tua aussi celui-là. Puis ils emmenèrent un
bœuf de sept hivers.
Lorsqu'ils arrivèrent à Born, Horèlr fut fort mécontent et dit qu'ils
devaient s'en aller s'ils voulaient voler. « Il me semble, dit-il, bien plus
judicieux de piller, si l'on ne peut faire autre chose. » Geirr lui demanda de
ne pas les quitter pour cette cause - « tu décideras de tout entre nous » . Et
il se ftt que Horôr ne s'en alla point.
Quand des femmes entrèrent dans l'étable à Vatnshorn, elles trouvè­
rent étrange que toutes les bêtes soient détachées. Elles se dirent que les
bouviers devaient dormir. Elles attachèrent les bêtes. Mais quand elles
arrivèrent aux portes de la grange, elles découvrirent les morts. On envoya
un message au bondi. Il arriva à la maison. On parla d'abondance de cette
affaire.
Horôr ne voulut pas que l'on consomme le bœuf avant qu'un homme
ne soit envoyé à Vatnshorn dire la vérité sur l'expédition de Geirr. Cer­
tains disent aussi que Horôr aurait versé compensation pour ses hommes
et son bœuf au bondi de Varnshorn et que c'est pour cela que celui-ci
n'aurait pas poursuivi cette affaire ensuite.

94. Les Islandais étaient fort friands de ces jeux, le mot «tables» pouvant renvoyer aux
échecs ou à un jeu particulier dit hneftajl - tajl! renvoie évidemment au latin tabula.
Saga des hommes de Holmr 7/5

23.

Kolgrimr le Vieux, fils d'Alfr le hersir* du Prandheimr, habitait Fer­


stikla en ce temps-là. Son fils était Pôrhallr, père de Kolgrimr, père de
Steinn, père de Kvistr, père de Kali95 . Kolgrimr envoya un message aux
gens de Botn pour qu'ils jouent ensemble au knattleikr et au skofùleikr 96, à
Sandr. Ils acceptèrent. Les jeux commencèrent et durèrent jusqu'au-delà
de Jôl. Ce furent le plus souvent les gens de Botn qui eurent le dessous, car
Kolgrimr avait fait en sorte que les gens des Strendir fussent les plus forts
aux jeux. Les gens de Botn avaient beaucoup dépensé pour leurs chaus­
sures étant donné qu'ils marchaient souvent; le cuir du bœuf fut bien
endommagé. On pensa que Kolgrimr avait voulu s'enquérir de la dispari­
tion de son bœuf et que c'était pour cela qu'il avait organisé ces jeux. Il
estima reconnaître la peau de son bœuf en regardant leurs chaussures; on
les surnomma alors hommes du bœuf Ils furent rudement traités; ils
dirent, en revenant chez eux, qu'ils estimaient avoir été traités rudement et
déclarèrent qu'ils renonceraient bientôt au jeu. Horôr leur parla durement
et dit qu'ils n'étaient pas de médiocres couillons s'ils n'osaient pas se ven­
ger. « Et vous êtes, dit-il, bons uniquement à commettre des méfaits.»
Étaient arrivés chez Horôr Pôrôr le Chat et Porgeirr Barbe sous la Cein­
ture, un condamné. Hèirôr se fit faire des guêtres pendant la nuit. Lorsque
Hèirôr alla au jeu, ils étaient tous prêts bien qu'ils aient été un peu engour­
dis auparavant. On désigna pour s'opposer à Hèirôr Ônundr Pormôôsson
de Brekka, un homme populaire et très fort. Cette joute fut des plus rudes.
Et avant que vienne le soir, gisaient, morts, six hommes des Strendir mais
aucun de Botn. Ils allèrent chez eux de part et d'autre. Tous ceux qui
étaient des Strendir accompagnèrent Ônundr. Quand ils arrivèrent à
courte distance de Brekka, Ônundr leur ordonna de prendre les devants -
« je veux, dit-il, attacher ma chaussure». Ils ne voulurent pas le quitter. Il
s'assit, plutôt lourdement, et sur ce, il mourut et il est enterré là. L endroit
s'appelle maintenant Ônundarhôll. Cette affaire ne fut pas intentée contre
Hèirôr, non plus que contre aucun de ses hommes.

95. Tous ces personnages sont mentionnés à peu près de façon identique dans le Livre
de la colonisation de l'Islande ainsi que dans d'autres textes. Sans entrer dans le détail,
Horôr pourrait être le petit-neveu de Kolgrimr.
96. Le knattleikr* était un jeu très prisé et passablement dangereux, comme on va le
voir. Il devait ressembler à notre thèque ou au base-ball américain. On y jouait avec une
batte de bois et une balle de cuir remplie de crin de cheval. Quant au skofuleikr, nous
avons ici un hapax, cette saga est le seul texte islandais à le mentionner. Il entre dans le
verbe skajà, dont dérive ce mot, une idée de« gratter», de« raser». Nous ne savons en quoi
il consistait.
716 Sagas légendaires islandaises

l>orsteinn Bouton d'Or habitaiL alors à l>yrill, un homme malinten­


tionné et dissimulé, rusé et riche de biens. Pour l>orvaldr Barbe bleue, il
habitait à Sandr, un digne bôndi et de grande importance97 .

24.

Il y avait un homme qui s'appelait Refr, fils de l>orsteinn, fils de Sol­


mundr, fils de l>ôrôlfr le Beurre. Il habitait Stykkisvollr dans le Brynjudalr.
C'était un puissant goôorôsmaôr et un grand champion. Il fut appelé plus
tard Refr le Vieux98• Sa mère s'appelait l>orbjorg katla; elle habitait Hrîsar;
c'était une grande magicienne et une très grande sorcière99 . Il y avait un
frère de Refr qui s'appelait Kjartan, il habitait l>orbrandsstaôir, un homme
grand et fort et de mauvais caractère, fort injuste en toutes choses. Aussi
était-il extrêmement impopulaire auprès du tout-venant. Il y avait un
homme qui s'appelait Ormr, fils de Hvamm-l>ôrir, un homme populaire
et grand artisan 1°0. Tous ces hommes étaient contre les gens de Bom.
Horôr et les siens apprirent au ping en été que les gens avaient l'inten­
tion de se rassembler et de les tuer, et qu'ils pensaient savoir que le bétail
sur pied avait été abattu et qu'ils seraient pillés. Geirr leur ordonna de
faire une fortification et qu'alors, ils mettraient du temps à les attaquer.
Horôr dit s'attendre à ce qu'on leur coupe les vivres - « et je veux que l'on

97. Ces deux derniers hommes ne sont mentionnés dans aucune autre source. Com­
prenons bien leurs surnoms: Bouton d'Or ne renvoie pas à la fleur mais à un bouton d'ha­
billement, Barbe bleue renvoie en fait à une barbe noire (comme, d'ailleurs, le Barbe-Bleue
de notre conte populaire).
98. Refr est parfaitement connu d'autres sources, notamment le Livre de la colonisation
de !7slande.
99. Ce personnage est connu du Livre de la colonisation de !7slande. Son surnom ren­
voie à l'idée de marmite, chaudron, pot: un instrument obligé pour les décoctions
magiques! Le texte fait une distinction intéressante entre fjolkunnig (litt. « qui sait beau­
coup de choses», c'est la caractérisation habituelle des magiciens) et galdrakona, sorcière
qui pratique le galdr ou incantation plus ou moins ésotérique, donc qui est capable de
vous jeter un sort.
100. Deux remarques ici: 1 ° Ormr n'est pas connu d'autre part, mais le Livre de la colo­
nisation de l1slande nous parle d'un certain Hvamm-1:>orir qui se battit contre Refr le
Vieux pour la vache Brynja et quarante autres bovins qui descendaient d'elle. l:>6rir était
mort là avec huit de ses hommes. 2 ° On voudra bien prendre en considération le fait
qu'Ormr était un grand artisan smior, voyez l'anglais smith ou l'allemand Schmidt. Larti­
san, au sens d'homme capable de fabriquer toutes sortes de choses, était tenu en très
grande considération dans cette civilisation, le demi-dieu Volundr qui fait fonction de for­
geron merveilleux dans cette mythologie donne une bonne idée de la valeur de cette pro­
fession.
Saga des hommes de Holmr :1 '

se rende dans l'îlot qui se trouve au large des côtes dans le Hvaltjürôr,
devant l'embouchure de la Blâskeggsâ, à l'extérieur du Dôgurôarnes. Cet
îlot tombe à pic sur la mer et il est large comme un grand enclos de han­
gar à traire 101 ». Ils y allèrent pendant le ping avec tout ce qui leur appar­
tenait. Ils prirent à Porsteinn ôxnabroddr, à Saurba:r, un grand bac, pour
leur assistance, et un six-rames à Porm6dr de Brekka ainsi qu'une barque
pour pêcher le phoque, à quatre rames, à Porvaldr Barbe bleue. Ils se
firent une grande cabane, une extrémité tournée vers le nord-est, l'autre
vers le sud-ouest, il y avait des portes au milieu du mur de la cabane, vers
l'ouest. La cabane tout entière se trouvait sur le sud du précipice mais on
pouvait marcher au nord entre la falaise et les portes qui étaient dans la
façade. On ne pouvait attendre une attaque que du nord, et à l'ouest de la
cabane, il y eut des fosses secrètes. Leurs lois étaient que quiconque dor­
mirait plus de trois nuits serait jeté à bas du précipice. Ils étaient tous
tenus d'aller là où le voulaient Horôr ou Geirr, si ceux-ci étaient eux­
mêmes de l'expédition. On répartit la besogne entre eux. Tous les bâti­
ments furent enlevés de Botn et transportés à H6lmr. Cet îlot est
maintenant appelé Geirsh6lmr, il a reçu son nom de Geirr Grîmsson. Il y
eut à H6lmr deux cents hommes lorsqu'ils furent le plus nombreux, mais
jamais moins de quatre-vingt quand ils étaient le moins nombreux. On
mentionne ceux-ci: Horôr et Helga, fille du jarl, sa femme, Grimkell, leur
fils - il avait deux hivers -, Geirr et Sigurôr Frère adoptif de Torfi, et qui
était fils de Gunnhildr, Helgi Sigmundarson, P6rôr le Chat et Porgeirr
Barbe sous la Ceinture: c'était le pire conseiller de tous les hommes de
H6lmr et il encourageait tout le monde à commettre des méfaits. Se pré­
cipitèrent là presque tous les malhonnêtes et ils jurèrent à Horôr et Geirr
de leur être loyaux et fidèles, de même qu'entre eux. Porgeirr Barbe sous
la Ceinture et Sigurôr Frère adoptif de Torfi transportèrent de l'eau de la
Blâskeggsâ, avec dix hommes, et remplirent d'eau la barque à pêcher le
phoque; ils la versèrent dans le grand bassin qui fut apporté à H6lmr.

25.
Porbjorg katla se vantait en disant que les hommes de H6lmr ne lui
feraient jamais aucun mal, tant elle se fiait à sa magie. Quand on apprit

101. C'est donc à partir de maintenant que notre saga mérite le titre de Saga de Horôr
et des hommes de l'îlot, «îlot» = hôlmr. Notons que cet îlot mesure 100 m de long sur 45 m
de large. Ma traduction suit le texte qui donne Hôlmr avec majuscule, comme s'il s'était
agi d'un nom de ferme et non d'un simple îlot.
718 Sagas Légendaires islandaises

cela à Holmr, Geirr déclara vouloir éprouver la chose, il se prépara à par­


tir avec onze hommes après le ping. l>orôr le Chat l'accompagna. Quand
ils arrivèrent dans la vallée 102 , ils virent qu'on avait chassé du bétail au
nord de la montagne qui se dresse entre le Brynjudalr et Botn. Geirr laissa
deux hommes garder le bac; !>orôr le Chat resta dans la passe et monta la
garde. Quand !>orbjorg katla sortit, elle était certaine par sa magie et son
esprit de prophétie qu'un bateau était arrivé de Holmr. Elle alla chercher
son capuchon et l'agita au-dessus de sa tête 103• Alors, il se fit une grande
obscurité sur Geirr et les siens. Elle envoya un message à Refr, son fils,
pour qu'il rassemble du monde. Ils étaient quinze en tout et fondirent à
l'improviste sur !>orôr le Chat, dans l'obscurité, s'emparèrent de lui et le
tuèrent, il est enterré dans le bas de Kattarhofdi 104 . Geirr et les siens par­
vinrent à la mer. Alors, l'obscurité cessa, ils virent distinctement, ils se
précipitèrent sur Refr et se battirent. Tous les hommes qui accompa­
gnaient Geirr furent tués, et trois de Refr. Geirr parvint à prendre le
bateau et à se rendre à Holmr, il était fort blessé. Horôr tourna en ridicule
son expédition, disant qu'il n'avait pas encore affronté Katla 105 • Helga
était un bon mire, elle guérit complètement Geirr. Tout cela fit peur aux
hommes de Holmr.
Lorsque les blessures de Geirr furent pansées, Horôr monta en bateau
avec onze hommes et s'engagea aussitôt dans le Brynjudalr, disant vou­
loir mettre encore Karla à l'épreuve. Deux surveillèrent le bateau et dix
allèrent chercher le bétail. De nouveau, Katla secoua son capuchon,
envoya un message à Refr en disant que maintenant, il serait profitable
de rencontrer les gens de Holmr - « étant donné que se trouve à leur tête
l'homme aux beaux cheveux que l'on tient pour le plus grand cham­
pion». Refr arriva avec cinq hommes. Horôr ne perdit pas la vue à cause
de la sorcellerie de Katla, ils allèrent leur chemin comme ils en avaient
eu l'intention, et chargèrent leur bateau jusqu'à ce qu'il soit complète­
ment rempli, de sorte que Refr tourna bride ainsi que ses hommes. Puis
ils transportèrent leur cargaison à Holmr, et ils se quittèrent de cette
façon.

102. Il s'agit de Brynjudalr, où dalr = «vallée».


103. Ce motif est relativement fréquent lorsqu'il s'agit de sorcellerie/magie.
104. Kattarhofdi: «Promontoire-du-chat».
105. Donc l>orbjorg katla; l'usage est très répandu de prendre le surnom pour le nom.
On a vu que la tombe de l>ôrôr le Chat est appelée « tombe (promontoire) du chat» et non
de I>ôrôr.
Saga des hommes de l lofmr 719

26.

Quand l'été fut fort avancé, Horôr s'en fut avec vingt-trois hommes à
Saurbxr parce que l>orsteinn oxnabroddr s'était vanté que Skroppa, sa fille
adoptive magicienne, ferait en sorte qu'il ne lui advînt pas de mal des gens
de Hôlmr grâce à sa magie. Lorsqu'ils débarquèrent, sept hommes gardè­
rent les bateaux à flot et dix-sept montèrent à terre. Ils virent un gros tau­
reau sur le banc de sable en remontant du hangar à bateaux. Ils voulurent
le provoquer, mais Horôr ne le voulut pas. Deux hommes de la troupe de
Horôr se portèrent contre le taureau et firent fi de son conseil. Le taureau
fit usage de ses cornes dans l'un et l'autre cas. Il atteignit l'un au flanc et
l'autre à la tête. L épieu de l'un et de l'autre revint en l'air et leur atteignit la
poitrine, et tous les deux en moururent. Horôr dit: « Tenez compte de
mon avis, car ici, tout n'est pas comme il le semblerait.»
Ils arrivèrent à la ferme. Skroppa était à la maison ainsi que les filles du
bôndi, Helga et Sigrîôr, mais l>orsteinn était au buron de Kuvallardalr.
C'est dans le Svfnadalr. Skroppa ouvrit toutes les maisons. Elle provoqua
des mirages 106 de sorte que là où elles étaient assises sur l'estrade, il leur
parut voir trois boîtes. Les hommes de Horôr dirent qu'ils voulaient bri­
ser ces boîtes. Horôr le leur interdit. Ils allèrent alors au nord de l'enclos
et voulurent savoir s'ils trouveraient du bétail. Ils virent une jeune truie
sortant de l'enclos en courant, avec deux porcs. Ils se placèrent devant elle.
Il leur sembla alors voir une grande quantité d'hommes se portant contre
eux avec des lances et tout en armes. Et la truie secoua les oreilles avec ses
porcs. Geirr dit: « Allons au bateau; nous avons affaire à une grande dif­
férence de nombre.» Horôr dit qu'il vaudrait mieux ne pas s'enfuir si vite
sans avoir rien tenté. Sur ce, Horôr ramassa une grosse pierre et la jeta sur
la truie, la tuant sous le coup. Et lorsqu'ils arrivèrent là, ils virent que
gisait là Skroppa, morte, et ses deux filles se tenaient auprès d'elle, là où il
leur avait semblé voir des porcs. Ils virent alors, une fois que Skroppa fut
morte, que c'était un troupeau de bétail qui se portait contre eux, mais
aucun homme. Ils chassèrent tout ce bétail jusqu'au bateau, le tuèrent et
chargèrent le bac de viande. Geirr enleva de force Sigrîôr et ils allèrent
ensuite à Hôlmr. Skroppa fut enterrée vers l'intérieur en partant de
Saurbxr, entre celle-ci et Ferstikla, à Skroppugi! 1°7 .
l>orsteinn Bouton d'Or resta en paix avec les gens de Hôlmr parce
qu'ils s'étaient entendus en secret pour qu'il transporte tous les hommes

106. Le texte parle de sjônhverfing, une opération magique bien connue qui consiste à
abuser la vue des gens.
107. Skroppugil = «vallon de Skroppa».
720 Sagas légendaires islandaises

sans terre 108 à Holmr et leur dise les artifices des gens du pays. Il leur avait
prêté serment de respecter cela et de ne les trahir en rien, et ils lui avaient
promis de ne pas piller là.

27

En hiver avant Jol, ils s'en allèrent à douze à Hvammr chez Ormr, au
plus noir de la nuit. Ormr n'était pas chez lui, il était allé quelque part à
ses affaires. Son esclave qui s'occupait toujours de la maison quand Ormr
n'était pas là s'appelait Bolli. Ils fracturèrent un magasin à provisions et
sortirent marchandises et vivres. Ils prirent un coffre d'Ormr dans lequel
étaient ses objets de valeur et s'en allèrent avec cela. Bolli estima s'y être
mal pris puisqu'il n'avait pas veillé sur le magasin à provisions; il déclara
qu'il devait reprendre le coffre aux gens de Holmr ou sinon, recevoir la
mort, il demanda de dire au bondi qu'il se trouve avec dix-huit hommes
au hangar à bateaux à quatre nuits de là et de rester silencieux sur son
compte.
Bolli se prépara donc. Il avait des chaussures éculées et une coule de
mauvais vaômal. Il fut dans le Brynjudalr la première nuit, quoique pas
à la ferme. Il vint trouver I>orsteinn Bouton d'Or et dit se nommer
J:>orbjorn, être un condamné et vouloir se rendre chez Horôr pour entrer
dans sa communauté. J:>orsteinn Bouton d'Or le transporta à Holmr et
quand Horôr et Geirr virent l'homme, ils n'eurent pas la même opinion
tous les deux. Geirr trouva judicieux de l'accepter, mais Horôr déclara
que, selon lui, c'était un espion. Geirr l'emporta cependant, et il prêta
serment avant qu'ils l'acceptent. Il leur parla d'abondance du pays et
déclara avoir sommeil. Il se coucha et dormit dans la journée. Geirr et les
siens ne parvinrent pas à ouvrir le coffre et demandèrent à I>orbjorn quel
conseil il donnait. J:>orbjorn dit que ce n'était pas difficile. « Il n'y a rien
dedans, dit-il, en dehors des outils d'artisan du bondi», il dit que le seul
mal que trouverait Ormr au pillage commis par les gens de Holmr serait
que son coffre à outils avait été emporté. « Mais moi, j'étais à Mosfell
quand on a appris le pillage; je vais lui remettre le coffre si vous le vou­
lez.» Geirr et les siens trouvèrent qu'il y avait quelque ruse à propos de
ce coffre s'il n'y avait dedans que des outils. J:>orbjorn resta là deux nuits
et leur représenta de rendre le coffre. Horôr n'avait guère envie qu'ils

108. Je rends ainsi le terme einhleypingr, litt. « l'homme qui court tout seul», un céliba­
taire sans foyer ni terre, ni attache.
Saga des hommes de Holmr 721

prennent conseil de l>orbjorn; dit qu'ils s'en trouveraient mal. Geirr vou­
lut quand même décider et ils allèrent à six en tout, de nuit, au hangar à
bateaux d'Ormr. Ils portèrent le coffre à terre, montèrent dans le hangar
à bateaux et le posèrent sur les planches de la coque 109 du bateau
d'Ormr. Alors, l>orbjorn cria aux hommes de se lever et de s'emparer des
voleurs. Ceux qui se trouvaient là se levèrent d'un bond et les attaquè­
rent. Geirr empoigna un bout de rame et frappa des deux mains, se
défendant avec une vaillance extrême. Il parvint à son bateau. Quatre de
ses hommes périrent. Ormr prit un bac et ils ramèrent à la poursuite de
Geirr. À Hôlmr, Horôr prit la parole: « Il y a des chances pour que Geirr
ait besoin d'hommes, je crois savoir comment s'est révélé ce l>orbjorn. »
Il prit un bateau et pénétra dans le fjord à la rame. Il se mit à la pour­
suite d'Ormr et de Geirr. Ormr se déroba rapidement et se dirigea sur la
terre. Geirr s'en fut à Hôlmr avec Horôr.
Ormr donna sa liberté à Bolli ainsi que la terre de Bollastaôir et tous
les biens domestiques. Il habita là ensuite et devint un homme riche et
vaillant.

28.

Après le ping, en été, Horôr et Geirr, avec vingt-deux hommes, pri­


rent un bac, un soir, et atterrirent à Sjâlfkvfar, en face de Hôlmr. Ils lais­
sèrent six hommes garder le bateau et dix-huit montèrent à terre. Ils
chassèrent le bétail d'Akrafell. Horôr vit qu'un homme se rendait à
Hôlmr en tunique et braies de lin; c'était au lever du soleil. Horôr
reconnut Illugi, car c'était l'homme qui avait la vue la plus perçante.
Illugi s'aperçut de leur expédition et envoya aussitôt des hommes à
Garôar et à Heynes et aussi à Kuvallarâr, pour rassembler du monde. Il
ne se rendit pas au-devant d'eux avant qu'il n'eût trente hommes. Quand
Horôr vit ce rassemblement, il demanda à Geirr de choisir ce qu'il vou­
lait, tuer le bétail et faire en sorte que le bateau soit chargé, ou bien vou­
lait-il se défendre contre Illugi et ses hommes, de sorte qu'ils ne
parviennent à rien. Geirr déclara préférer s'occuper du bétail que d'en
découdre avec Illugi. Horôr dit: « Tu as choisi ce qui me paraissait bien
meilleur. Je suis plus habitué à cela aussi. Je vais leur résister avec onze
hommes, et nous serons toujours aussi nombreux, mais vous qui vous

109. On sait que les Scandinaves étaient maîtres en fait de navigation et d'art nautique.
Le texte porte ici un terme hautement technique, hufr, qui désigne les planches n° 3 ou 4,
ou 4 ou 5 de la coque.
722 Sagas légendûires islandaises

occuperez du bétail serez d'autant moins nombreux que certains d'entre


nous tomberont.» Ils étaient quatorze 110 à s'occuper du bétail.
Attaque eut lieu entre Horôr et Illugi. C'était extraordinaire, la vaillance
avec laquelle Horôr défendit le terrain, car Illugi et les siens attaquaient
rudement. Constamment, des hommes venaient en renfort à Illugi, si bien
que pour finir, ils étaient quarante, alors que Horôr et les siens étaient douze.
Ses hommes étaient maintenant fort blessés, la différence de nombre étant
grande. Sigmundr frère adoptif de Torfi manifestait grande vaillance,
comme il en avait l'habitude. Helgi Sigmundarson se défendait fort bien
aussi et virilement. Porgeirr Barbe sous la Ceinture chargeait le bac. Geirr
n'avait pas la main lente pour tuer le bétail et s'en occuper ensuite. Horôr
abattit neuf hommes avant que le bac fût chargé. Quand ils montèrent en
bateau, les autres, les gens du pays, attaquèrent rudement, et ils abattirent
six hommes de Horôr avant que le bordé fut débarrassé. Horôr avait été
blessé par une troll-de-la-broigne111 • Tous étaient un peu blessés.
Illugi fit rassembler les bateaux, mais Horôr et les siens avaient endom­
magé tous les gros bateaux. Le vent du nord-est soufflait contre Horôr et
les siens. Ils pansèrent leurs blessures et ramèrent le long du nord du pays,
par Katanes et Kalmansârvîk. Ils déposèrent leur cargaison sur un rocher
parce qu'ils avaient vent contraire. Geirr voulait rester là avec un homme,
mais Horôr trouva stupide de se risquer là. Horôr dirigea le bac vers l'in­
térieur du fjord. Alors, ils se reposèrent parce qu'ils s'étaient fort évertués
pour le chargement, si bien qu'ils étaient fatigués. Illugi et ses hommes se
mirent à leur poursuite, mais Horôr continua devant le cap. C'est alors
que Horôr donna un nom à ce cap et l'appela Katanes parce qu'il estima
que beaucoup de bateaux passaient devant112 . Lorsque Illugi et les siens
survinrent, ils les attaquèrent aussitôt. Horôr dit alors: « Rudement tu
attaques, beau-frère, et ce qui se produit à présent, il y a longtemps que je
le pressens.» Illugi dit: « Tu en as fait beaucoup aussi.» Lattaque se fit
rude. Horôr défendait un côté du bac, et six autres, l'autre côté. Peu après,
les hommes de Holmr arrivèrent sur trois bateaux et sautèrent tout de
suite sur le bac. Alors, Illugi battit en retraite et les autres le pourchassè­
rent le long du fjord.
Il y avait un homme qui s'appelait Brandr, fils de I>orbjorn kollr de
Miôfell. Il s'en prit à Geirr sur le rocher, se battit contre lui et tua celui qui

110. Erreur de l'auteur, il faut lire douze.


111. J'ai voulu laisser telle quelle cette superbe dénomination: elle s'applique à une
hache à deux fers opposés entre lesquels se dresse une pointe de lance. Rappelons que la
broigne est une sorte de cotte de mailles.
112. Kati désigne une sorte de bateau, katanes: « cap des kati ».
Saga des hommes de Hôlmr 723
l'accompagnait. Geirr se défendit bien, mais Brandr avait six hommes avec
lui. Horôr intervint et déclara que le comportement de Geirr n'était pas
bien éloigné de ce qu'il avait prédit. Alors, Brandr prit la fuite. Ils se mirent
à sa poursuite et le tuèrent - l'endroit s'appelle maintenant Brands­
flesjar113, vers l'intérieur en venant du rocher, à l'est de la Kalmansâ- ainsi
que cinq autres hommes, mais le sixième parvint à s'échapper. Pour Horôr
et Geirr, ils transportèrent tout leur butin à H6lmr. Horôr déclama alors
une vfsa:

16. Illugi le Rouge


avait auparavant occis
quinze arbres de la lune du fleuve;
le Tyr du lieu des terrains rechigna à faire la paix;
le cruel Geirr se vengea plutôt bien
en ce combat, tombèrent autant
de nourrisseurs de loups
du dispensateur d' or 114 .

Lété s'écoula.

29.

I..:hiver suivant, après J6l, Horôr, Geirr et quarante hommes remontè­


rent par l'Alptaskard puis prirent le Svfnadalr et de là le Skorradalr, se
cachant le jour, descendirent à la bergerie, de nuit, et en chassèrent au
matin quatre-vingts moutons que possédait lndriôi en haut de Vatn.
Alors, il se fit grande chute de neige et orage provoqués par sorcellerie
contre eux. Quand ils arrivèrent en bas de la montagne, les moutons à cla­
rine115 s'épuisèrent et Geirr et ses hommes voulurent les laisser, mais
Horôr déclara cela mesquin, même s'ils affrontaient une bourrasque de
neige ou un temps de brouillard. Horôr prit les moutons à clarine, un
dans chaque bras, et passa la montagne de la sorte. Il y avait là une grande
piste. Ils poussèrent le reste des moutons le long de cette piste. Voilà pour-

113. Fies désigne une petite tache verte entre det x escarpements montagneux.
114. La «lune du fleuve» est le «soleil», ici«l'or», «l'arbre de l'or» est«l'homme», «le
guerrier». Tyr est un grand dieu Ase, le «lieu des terrains» est le «bôndi», son Tyr est le
«guerrier». Les «nourrisseurs du loup» sont les «guerriers», le «dispensateur d'or» est
Illugi.
115. Le terme« technique» est farustusaud, celui ou ceux des moutons qui portaient, en
effet, une clarine et guidaient en quelque sorte les autres.
724 Sagas légendrlires islandaises

quoi l'endroit s'appelle Geldingadragi116 depuis. Mais lorsqu'ils arrivèrent


dans le Svinadalr, il n'y avait pas de neige. Ils se rendirent à leur bateau et
y tuèrent les moutons. L:endroit s'appelle depuis Gorvik117. Ils allèrent à
H6lmr. L:hiver s'écoula.
Aux jours de printemps, Horàr, Geirr, Siguràr Frère adoptif de Torfi,
Helgi et I>orgeirr Barbe sous la Ceinture s'en furent avec soixante hommes
en état de combattre. Ils prirent par l'Âlptaskard jusqu'à Indriàastaàir et
là, se cachèrent dans la forêt jusqu'à ce que le bétail soit mené aux pâtu­
rages. Celui qui menait le bétail s'appelait Svartr, il était accompagné d'un
petit garçon. Horàr et les siens allèrent aux bêtes et les chassèrent à l'ouest
de Vatn. Svartr aussi y alla. Ils allèrent par Geldingadragi dans le Svina­
dalr; là, ils tuèrent Svartr. Puis ils allèrent dormir en haut de la vallée. Le
petit garçon fit rebrousser chemin au bétail pendant qu'ils dormaient.
Horàr se réveilla et regarda par-dessous son bouclier. Il laissa le garçon
aller son chemin et lui dit: « Va donc, mon garçon, car il vaut mieux que
ce soit ma sœur qui ait cela plutôt que les hommes de H6lmr. » Le garçon
arriva à la maison et rapporta à I>orbjorg les propos de Horàr, disant
qu'un pareil homme avait provoqué grand dommage - «et il s'est bien
conduit envers moi, mais ses hommes ont tué Svartr ». Elle ne répondit
rien au garçon. Voilà pourquoi l'endroit où le bétail leur fut ravi s'appelle
maintenant Kûhallardalr118 • Geirr se réveilla et voulut se mettre à la pour­
suite du bétail, mais Horàr dit qu'il n'en serait rien. Ensuite, ils rassem­
blèrent par le Svinaldalr les porcs des bœndr et les chassèrent en bas sur le
rivage et les tuèrent là puis les mirent dans le bateau; l'endroit s'appelle
maintenant Svinasandr11 9• Ensuite, ils s'en furent à H6lmr.

30.

Pour l'alping en été, les hommes de H6lmr allèrent au Doguràarnes.


Puis ils prirent par la Sildamannagata120 jusqu'à Hvammr dans le Skorra­
dalr et prirent des bœufs de I>orgrima smiàkona au bord du Skorradals­
vatn, au sud, et les chassèrent vers le sud de la passe. Un des bœufs était
gris pommelé; il sentait très fort. Il se déroba entre leurs mains, suivi de

116. « Piste des moutons».


117. «Baie du ruminement». On notera que les désordres météorologiques provoqués
par sorcellerie sont un des thèmes courants des sagas.
118. «Vallée du rapt».
119. «Rivage aux porcs».
120. Gata, aujourd'hui «rue», renvoie à l'idée de chemin, passage, voie, etc. Il se peut
qu'un hareng (sild) de taille peu banale se soit rencontré dans les parages.
Saga des hommes de Holmr .. ,, )

tous les autres tour à tour, et se jeta dans le lac et ils se mirent à la nage it
l'endroit le plus étroit puis allèrent à la maison de Hvammr. Horôr dit
alors: « Elle est grande, la connaissance que Porgrîma a de la magie si son
bétail ne peut décider tout seul de ce qu'il fait.» Porgrîma avait dormi,
elle se réveilla plus tôt que de coutume et regarda dehors. Elle vit ses
bœufs tout mouillés et dii:: « On vous a rudement traités, voilà que les
fiers-à-bras sont déchaînés.»
Horôr demanda à ses camarades s'ils ne voudraient pas changer de
condition et de conduite. « Il me semble, dit-il, que notre parti est mau­
vais dans l'état présent, de ne vivre que de ce que nous pillons.» Ils dirent
que c'était surtout à lui d'en juger. «Je voudrais, dit-il, que nous allions
trouver les marchands de la Hvitâ et que nous leur fassions deux rudes
conditions: ou bien ils nous abandonnent leur bateau ou bien nous les
tuerons tous.» Geirr dit qu'il y était tout prêt - « mais toutefois, je veux
auparavant que nous brûlions dans leurs maisons Torfi Valbrandsson et
Kollr de Lundr, Kolgrfmr le V ieux, Indriôi et Illugi.» Horôr dit: « Votre
ambition en fera moins, en revanche il est plus probable que nous soyons
tous tués étant donné que les gens ne toléreront pas de nous une aussi
grande injustice.» Plusieurs dissuadaient d'aller au bateau, ils encoura­
geaient à commettre des méfaits, sauf Sigurôr frère adoptif de Torfi.
Horôr dit: « Il va falloir accomplir ce dont nous avons l'intention, et il se
peut qu'il ne soit pas facile de le faire. Mais je suis bien éloigné de com­
mettre plus longtemps ces méfaits.»
Ils revinrent à Hôlmr cette même nuit et restèrent chez eux trois
semaines. Puis ils allèrent à terre, à quatre-vingts hommes. Horôr déclara
qu'il voulait que l'on brûle dans leur maison Illugi ou Indriôi - « étant
donné qu'ils ont été constamment contre moi et jamais avec, quel que
soit le péril dans lequel je me sois trouvé». Ils allèrent pour la nuit dans
le Svînadalr et se couchèrent dans la forêt pendant le jour, mais la nuit
suivante, ils allèrent dans le Skorradalr et s'y cachèrent.

31.

Cette nuit même où Horôr quittait Hôlmr, Porbjorg d'Indriôastaôir


rêva que quatre-vingts loups se précipitaient là, sur la ferme, et du feu sor­
tait de leur gueule, et il y avait un ours blanc qui semblait plutôt sinistre,
ils s'attardèrent quelques instants à la ferme puis coururent vers l'ouest de
l'endos, sur une colline et se couchèrent là 121. Indriôi dit que c'étaient les

121. Ce sont donc les «âmes» ou les «esprits» (hugr dans le texte) de Hiirilr et de ses
726 Sagas légendaires islandaises

esprits des hommes de Hôlmr qui venaient chez lui. I>orbjorg déclara
penser que ce devait bien être eux et qu'ils arriveraient bientôt. Elle
demanda à Indriôi de faire passer par la maison un ruisselet sortant du
puits et de le couvrir, car elle pensait que ses rêves étaient clairvoyants.
C'est donc ce qui fut fait. I>orbjorg fit faire une grande cheminée, elle fit
porter son bien sur une poutre transversale, car l'eau passait par le milieu
du mur. Elle n'avait pas si peu de monde non plus à la maison.
Peu après, Horôr et les siens arrivèrent. Il alla aux portes en prenant la
tête de sa troupe. Il frappa aux portes. I>orbjorg s'y rendit et salua bien
Horôr, lui offrant d'entrer, lui et ses hommes préférés. Elle voulait qu'il se
sépare de cette racaille en disant qu'alors, il y en aurait beaucoup pour le
seconder. Horôr lui offrit de sortir venir le trouver et dit qu'elle serait la
bienvenue chez lui si elle se séparait d'Indriôi. Elle déclara que ce serait la
pire des choses et qu'elle ne se séparerait pas de lui. Ensuite, ils tirèrent
une pile de bois contre les portes et mirent le feu à la ferme 122 , mais ceux
qui se trouvaient devant se défendirent avec l'eau. Ils eurent du mal à atta­
quer. Geirr s'en étonna. Horôr dit: «Je devine que c'est ma sœur qui a
conseillé de dévier ce ruisseau.» Ils se mirent en quête et trouvèrent le
ruisseau et le détournèrent, pourtant il y avait assez d'eau à la ferme tant il
en était entré auparavant. Horôr vit qu'il y avait un homme dans un
conduit de cheminée, et qu'il tenait un arc. Horôr décocha sur cet
homme un javelot et le mit à mort. Après cela, Horôr vit venir à la ferme
une troupe que I>orbjorg avait envoyé chercher. Geirr dit qu'il allait falloir
battre en retraite. Horôr ne l'en dissuada pas. Ils battirent en retraite
ensuite. Personne n'abattit les maisons. Une quantité d'hommes arrivè­
rent à lndriôastaôir. Les hommes de Hôlmr s'en furent chez eux et restè­
rent tranquilles un moment.

32.

Les bœndr tinrent une réunion à Leiôvollr sur la Laxa près du Grunna­
fjorôr, pour que l'on ne continue pas à tolérer de la part des hommes de
Hôlmr les méfaits qu'ils commettaient. On envoya un message à tous les
chefs de district pour qu'ils viennent à cette réunion ainsi qu'à tous les
bœndr et domestiques. Alors qu'Indriôi se préparait à se rendre à cette

hommes que voit l>orbjorg sous formes animales. Le motif est récurrent dans les sagas. Le
loup et l'ours interviennent très fréquemment à cet égard.
122. Il n'y a pas à s'étonner de cette barbare coutume. Elle a bel et bien existé en Islande
indépendante, le témoin le plus célèbre étant La Saga de Njdll le Brûlé.
Saga des hommes de Holmr ' ) '

réunion, l>orbjorg demanda où il avait l'intention d'aller. Il le lui dit.


«Alors, je veux aller avec toi, dit-elle, car tu peux savoir que je te suis
fidèle.» Il ne voulut pas qu'elle aille à la rencontre, disant que ce ne serait
pas un amusement pour elle d'entendre ce qui serait dit. Elle déclara
qu'elle estimait le savoir. Puis Indriôi se rendit à la réunion.
Peu après, l>orbjorg se fit seller un cheval et s'en fut avec un homme à
la réunion. Il y avait là grande quantité de monde et beaucoup de bruit.
Mais quand elle arriva, ils firent silence, tous. Elle dit: « Je pense connaître
la façon dont vous allez procéder et votre intention, mais je ne vous cache­
rai pas ce que j'ai dans l'esprit, que je serai la mort de l'homme que Horôr,
mon frère, tuera, ou que je le ferai faire.» Puis elle s'en alla.
À ce �ing, il y avait Torfi Valbrandsson, Kollr de Lundr, lndriôi, Illugi,
Kolgrfmr, Refr, l>orsteinn oxnabroddr, Ormr de Hvammr et beaucoup
d'autres chefs de district. Torfi dit: « Il est évident pour tous ceux qui sont
ici présents, et ils seront tous d'accord, qu'il faut mettre à mort ces malfai­
teurs, ou bien ils vont dévaster tous ceux qui sont les plus proches, puis
tous les autres hommes du district. Vous pouvez voir qu'ils n'épargneront
personne puisque Horôr voulait brûler dans sa maison son beau-frère;
prenons un bon parti rapidement de sorte qu'aucune nouvelle ne leur en
parvienne. C'est pour tous une action très nécessaire.» Illugi dit qu'ils
étaient causes de plus de méfaits qu'il n'était possible; dit que s'étaient ras­
semblés là les pires gens - « je ne prendrai en compte aucune relation de
parenté; nous avons appris sur leur compte qu'ils ont les mêmes inten­
tions à notre égard que pour lndriôi». Kolgrfmr déclara que ceux qui
étaient le plus près éprouvaient la plus grande hostilité de leur part, mais
qu'il n'y aurait pas à attendre longtemps avant que d'autres soient en sem­
blable posture même s'ils habitaient plus loin. Chacun d'eux tint de sem­
blables propos. Refr dit que la seule chose à faire était d'envoyer un
homme à Holmr, un homme qui leur jurerait sur l'épée qu'il ne les trahi­
rait pas, et qu'il dise que la volonté de tous les gens du pays était qu'ils s'en
aillent de Holmr, où qu'ils veuillent, et qu'alors ils seraient réconciliés les
uns avec les autres. Torfi avait été le principal auteur de ce plan et aussi
qu'il leur demandait de chevaucher immédiatement cette nuit-là vers l'in­
térieur du fjord, de sorte que les hommes de Holmr ne s'aperçoivent de
rien - « car il me semble, dit-il, qu'il y en a qui sont soupçonneux dans le
Strand».
Ils s'en furent aussitôt cette nuit-là. Ils déjeunèrent au matin suivant
dans le cap vers l'intérieur, à l'endroit qu'ils appelèrent Dogurôarnes
ensuite 123 • Ce même matin, l>orgeirr Barbe sous la Ceinture et Sigurôr

123. « Cap du déjeuner».


728 Sagas légendaires islandaises

Frère adoptif de Torfi s'en allèrent sur un côtre, à douze en tout, chercher
de l'eau. Les hommes de Holmr ne s'attendaient nullement à un rassem­
blement d'hommes ou à quelque trahison contre eux.

33.

Quand les gens du pays s'aperçurent de l' expédition de Sigurôr et des


autres, ils envoyèrent Kollr Kjallaksson avec vingt-trois hommes. Quand
ils se rencontrèrent, Porgeirr Barbe sous la Ceinture prit tout de suite la
fuite avec six hommes, mais Sigurôr Frère adoptif de Torfi se prépara à se
défendre avec quatre hommes et il y eut alors une très rude attaque.
Sigurôr se défendit encore très vaillamment, car il était à la fois fort et
habile aux armes. Ils se battirent jusqu'à ce que les camarades de Sigurôr
soient tous tombés, mais lui n'était pas encore blessé. Porvaldr Barbe
bleue attaqua rudement alors ainsi que beaucoup d'autres. Étaient tombés
cinq hommes de Kollr. Sigurôr se défendait extrêmement bien, il tua
encore beaucoup d'hommes, mais ses blessures le harassaient. Porvaldr
Barbe bleue se porta rapidement contre Sigurôr et le transperça d'une
lance. Sigurôr avait attaqué avec une hache. Il la jeta sur Porvaldr et elle
atteignit la tête, et ils tombèrent morts tous les deux. Sigurôr avait alors
été cause de la mort de neuf hommes et ses suivants en avaient tué trois.
En tout tombèrent là, à l'embranchement de la rivière, dix-sept hommes
de part et d'autre. I.:endroit s'appelle maintenant Blaskeggsa 124 .
Porgeirr Barbe sous la Ceinture s'arrêta sur la lande d'Arnarvatn et
s'étendit dans une grotte des Fitjar, rassembla du monde et resta là jusqu'à
ce que les gens du Borgarfjordr se portent contre eux 125 . Alors, Porgeirr
s'enfuit dans le Nord, aux Strandir et il fut tué là, comme il est dit dans le
Dit d'Alfgeirr 126•

34.

On rechercha alors parmi les chefs qui voulait se rendre à Holmr, mais
la plupart se dérobèrent. Torfi représenta que ceux qui iraient accroî-

124. « Rivière de Barbe bleue».


125. La grotte dont il est question ici ne peut être que Surtshellir, grotte de Surtr
(lequel est un géant), qui est très célèbre dans les contes et légendes en Islande et demeure
un haut-lieu du tourisme local.
126. Aucune trace n'a été conservée de ce pdttr non plus que de cet Âlfgeirr.
Saga des hommes de Holmr /.!•)

traient grandement leur renom et qu'on les tiendrait pour plus impor­
tants qu'avant, il dit également qu'il était vraisemblable que ceux qui
étaient à H6lmr auraient malchance en raison de leurs méfaits. Kjartan
Kotluson, frère de Refr, un très grand brave et le plus vif des hommes,
déclara qu'il se risquerait à y aller si on voulait lui donner l'anneau qui
venait de Sôti pour le cas où Horôr serait attrapé - « et en outre, je suis
redevable aux hommes de H6lmr de beaucoup de mal». Ils acceptèrent et
il parut le plus prometteur pour faire cela, de ceux qui se trouvaient là.
Kjartan dit alors: « Le mieux ne serait-il pas d'avoir la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or? Il nous a souvent valu grands méfaits.» Tout le monde
trouva cela excellent, ils dirent que c'était ce que les hommes de Hôlmr
soupçonneraient le moins.
Kjartan Kotluson s'en fut donc à la rame dans la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or. Il portait une broigne sous sa coule. Quand il arriva à
H6lmr, il dit à Horôr que les gens du pays voulaient faire la paix. Dit
qu'Illugi et ses amis avaient grande part au fait qu'ils soient libres. Geirr
crut cela et le trouva vraisemblable puisqu'il avait la barque de l>orsteinn
Bouton d'Or, lequel leur avait fait le serment de ne jamais les trahir. Beau­
coup avaient envie de s'en aller et se fatiguaient de rester là, ils pressaient
de quitter H6lmr avec Kjartan. Alors, Horôr dit: « Fort souvent, Geirr et
moi n'avons pas été d'accord parce que chacun de nous deux a toujours eu
son propre point de vue. Il me semble qu'ils ont choisi un mauvais
homme en la personne de Kjartan pour remplir une pareille mission, tant,
de part et d'autre, nous sommes dans un aussi grand besoin. Nous ne
nous sommes guère liés d'amitié, moi et Kjartan.» Il dit alors: « Nous
n'allons pas rappeler cela parce que cela ne sied pas à ceux qui portent des
propos de réconciliation, mais je vous dis vérité et je le jurerai si cela vous
paraît mieux.» Horôr déclara considérer qu'il ne devait pas se montrer
scrupuleux sur un serment, et il déclama alors une visa:

17. Me semble que la poutre


du choc du métal qui nous
demande instamment de partir
a tout d'un espion.
Le Baldr du feu qui demande
telle chose point ne devrai!
partir sain et sauf
si le dévastateur de l'arc en décidait 127 .

127. Le«choc du métal» est la «bataille», sa«poutre» est le«guerrier», ici Kjartan, de
730 Sagas Légend1Jires islandaises

La plupart pressaient de partir. Certains se prirent un passage sur la


barque de Kjartan. Horôr déclara qu'il n'irait nullement - « mais il me
plaît qu'ils fassent l'épreuve de la fidélité de Kjartan envers eux. Mais je
considère, dit-il, qu'ils seront plus sinistres vers la fin de ce jour.» Kjartan
trouvait la situation d'autant meilleure qu'il s'éloignerait davantage. Beau­
coup montèrent sur le bac. Kjartan dit qu'ils iraient eux-mêmes à la ren­
contre de leurs hommes une autre fois.
Ils quittèrent donc H6lmr. Ils ne purent voir la foule avant que le
bateau n'arrive devant la pointe de terre. Lorsqu'ils furent arrivés à la côte,
les bœndr se formèrent sur deux rangs qui allaient se rétrécissant. Une fois
à terre, on s'empara d'eux tous, puis on leur entortilla les cheveux autour
d'une baguette et on les décapita 128 tous autant qu'ils étaient. Les gens du
pays se réjouirent, qui avaient pu faire si peu de chose contre de tels mal­
faiteurs, et il leur parut probable maintenant que tous allaient être occis.

35.

Pour la deuxième fois, Kjartan se rendit à H6lmr. Les hommes de


H6lmr demandèrent pourquoi leurs camarades n'étaient pas venus à leur
rencontre. Kjartan dit qu'ils étaient si réjouis d'avoir la paix qu'ils avaient
bondi à terre par jeu. Geirr le crut et monta dans le bateau de Kjartan avec
beaucoup de monde. Horôr dissuada de faire cette expédition et dit que
cela allait avoir de graves conséquences. Il ne voulut pas y aller. Helgi Sig­
mundarson resta avec lui ainsi que Helga fille du jarl et leurs deux fils, et
six autres hommes.
Geirr et les autres quittèrent donc H6lmr. Et Horôr ne trouva nulle­
ment bon que Geirr voulût aller avec Kjartan. Mais alors qu'ils ramaient
devant le cap, Geirr vit la foule à terre. Il considéra alors qu'ils étaient
trahis. Il dit: « Mauvais avis tournent mal et on s'en rend compte trop
tard, et d'ailleurs Horôr m'a souvent dit presque vrai; je pense encore
qu'il va en être ainsi, et le plus probable, c'est qu'ici, ce soit la fin de
notre mauvaise conduite; il serait bien que Horôr en réchappe, car sa
perte est, à elle seule, plus grave que celle de nous tous.» Ils étaient

même que le Baldr (un dieu) du feu. Le «dévastateur de l'arc» est également le «guerrier»,
ici Horèlr.
128. Ce passage se souvient probablement de la Saga des vikings de jdmsborg qui relate à
peu près la même opération. Les hommes forment un kvi, c'est-à-dire une double rangée
qui va se rétrécissant: on fait progresser les futures victimes à l'intérieur. On leur enroule
les cheveux autour d'une baguette pour mieux les décapiter.
Saga des hommes de Hôlmr ·u
presque arrivés à terre. Geirr sauta alors par-dessus bord, se mit à la nage
et passa devant la montagne. Il y avait un Norvégien qui s'appelait
Ormr, qui était avec Indriôi, un homme de grande force physique.
C'était le meilleur des archers et il était bien doué pour tous exercices. Il
décocha contre Geirr une javeline qui lui arriva entre les épaules et il en
reçut la mort. Ormr fut fort loué pour cette action. Lendroit où le
cadavre échoua à terre s'appelle Geirstangi 129 .

36.

Helga la fille du jar! était à Hôlmr et apprit ces nouvelles. Elle le dit à
Horôr et lui demanda d'aviser. Ils ne voyaient pas cela tous les deux de la
même façon. Elle dit que cela allait amener de graves conséquences. Les
gens du pays louèrent fort Kjartan, disant qu'il était fort grandi par cette
expédition. Ils dirent aussi qu'il restait peu de monde. Kjartan déclara que
maintenant, il avait l'intention de mettre un terme à cela et de joindre
Horôr, l'attirer pareillement. Il avait un six-rames et s'en fut à Hôlmr.
Horôr demanda où était Geirr et pourquoi il ne venait pas le trouver.
Kjartan dit qu'il était retenu à terre jusqu'à ce qu'il vienne - «vous vous
réconcilierez tous ensemble d'un coup». Horôr dit: «Tu entreprends de
grandes choses, Kjartan, de vouloir nous transporter, nous tous, hommes
de Hôlmr, à terre, et tu dois recevoir grande récompense des hommes du
pays pour cela. Je n'irai pas. Je ne t'ai jamais fait confiance et je ne peux
voir si tu te révéleras bon.» Kjartan dit: «Tu ne vas pas avoir moins de
courage que tes hommes si tu n'oses pas aller à terre.» Horôr se leva d'un
bond, il ne supportait pas ses excitations, il dit considérer qu'il n'avait pas
besoin que l'on mette en cause son courage avant la fin de leurs démêlés.
Il dit à Helga de venir avec lui. Elle déclara qu'elle ne le ferait pas, non
plus que ses fils et elle en vint au point que, comme on le dit, on ne peut
sauver un homme voué à la mort 130 . Elle pleura amèrement.
Horôr prit le bateau, très fâché, et ils vont jusqu'à ce qu'ils arrivent à
l'endroit où Geirr flottait, mort, près d'un rocher. Horôr bondit alors et
dit à Kjartan: «Misérable, tu n'auras pas beaucoup de temps pour te
réjouir de cette trahison.» Il le frappa de l'épée qui venait de Sôti et le fen­
dit de haut en bas jusqu'à la ceinture, tout le tronc avec sa double broigne.

129. « La pointe de terre de Geirr».


130. Le proverbe que cite Helga est très connu - et fort ancien en vertu de son carac­
tère allitéré: eigi md jèigum fimJa. Y figure le terme jèigr" - « qui est voué à mort pro­
chaine» et qui convoie, évidemment, des implications magiques.
732 Sagas légend1Iires islandaises

Sur ce, le bateau s'échoua à terre et on s'empara de tous ceux qui étaient
dessus. lndriôi fut le premier à mettre la main sur Horôr et il lui lia les
bras plutôt fortement. Horôr dit alors: « Tu ligotes plutôt ferme, beau­
frère.» Indriôi répond: «C'est ce que tu m'attribuais quand tu voulais me
brûler dans ma maison.» Illugi dit à Indriôi: « Horôr n'a pas de bons
beaux-frères et d'ailleurs, il a mal fait.» Indriôi répond: « Longtemps il a si
bien forfait que des liens de parenté n'ont pas été estimés de lui.» Il tendit
sa hache et fit signe pour que quelqu'un frappe Horôr, mais personne ne
voulut le faire. Horôr se débattit rudement et se détacha. Il arracha la
hache des mains d'Indriôi et bondit par-dessus un triple cercle d'hommes.
Helgi Sigmundarson se détacha et courut aussitôt après lui. Refr monta à
cheval et courut à leur poursuite mais ne put les rattraper. Alors, Horôr
fut saisi du herjjoturr, et il s'en débarrassa d'un coup de hache une pre­
mière et une deuxième fois. Pour la troisième fois, le herjjoturr l'inves­
tit 131 , ils parvinrent à l'enfermer entre une double rangée d'hommes et
l'encerclèrent et de nouveau, il sauta par-dessus ce cercle et tua auparavant
trois hommes. Il avait Helgi Sigmundarsson sur le dos; il courut jusqu'à la
montagne. Ils le poursuivirent d'ardeur. Refr fut le plus rapide, parce qu'il
était à cheval, et il n'osa pas attaquer Horôr. Alors, de nouveau, le her­
fjoturr circonvint Horôr. Survint le groupe principal. Horôr rejeta Helgi
de son dos. Il dit: « Il y a de grands trolls qui interviennent ici, mais vous
ne feriez pas à votre gré si je puis agir.» Il trancha Helgi par le milieu en
disant qu'ils ne tueraient pas son frère adoptif sous ses yeux. On pense que
Helgi devait être déjà mort. Horôr était tellement fâché et si affreux à voir
que nul d'entre eux n'osait avancer sur lui. Torfi dit que celui-là posséde­
rait l'anneau qui venait de Sôti et que Horôr portait au bras, qui oserait le
frapper. Alors, ils firent un cercle autour de lui. Porsteinn Bouton d'Or
arriva de chez lui à Pyrill. Ils attaquèrent ferme Horôr. JI provoqua encore
la mort de six hommes. Alors, sa hache se démancha. Sur ce, Porsteinn
Bouton d'Or lui asséna un coup sur la nuque avec une hache à long
manche, car aucun d'eux n'osait l'attaquer par-devant bien qu'il fût
désarmé. De cette blessure, Horôr reçut la mort 132. Il avait alors tué treize

131. Il s'agit ici d'un phénomène bien connu: cette sorte de paralysie qui s'empare d'un
homme au moment précis où il urgerait absolument qu'il passe aux actes. Bien entendu,
cette culture voyait dans ce phénomène une opération magique. Herfjoturr signifie littéra­
lement « liens de l'armée» (de la guerre). De nombreux textes font état du fait qui, on s'en
doute, relève de la simple expérience. Notons en outre qu'il existait une valkyrie portant ce
nom. Voir là-dessus: Régis Boyer, Visages du Destin dans les mythologies, Paris, Les Belles
Lettres, 1983, article « Herrfjêitur(r)».
132. Il vaut la peine de signaler que le point culminant du Dêigurôarnes s'appelle
encore aujourd'hui Harôarha:ô, « hauteur de Horôr».
Saga des hommes de / Jâlmr 733
hommes d'entre eux avec les quatre qu'il avait occis sur le bateau avant
que l'on s'empare de lui. Tous louèrent sa vaillance, tant ses amis que ses
ennemis, et l'on pense que parmi ses contemporains, il n'y a pas eu, en
toutes choses, homme plus vaillant et plus sage que Honîr bien qu'il n'eût
pas été favorisé par la chance. La cause en fut, pour lui et ses suivants, qu'il
se soit trouvé commettre de tels méfaits et aussi que l'on ne peut échapper
à son destin 133•

37.

Les gens du pays louèrent l>orsteinn Bouton d'Or de cette action et lui
remirent l'anneau qui venait de S6ti, disant qu'il avait bien mérité d'en
jouir. Mais quand l>orsteinn apprit les propos de l>orbjorg, il aurait bien
voulu n'avoir jamais accompli cette action. Presque soixante hommes
furent tués, des hommes de H6lmr, et en outre, les frères adoptifs au
Dogurôarnes. Ils dirent alors aux chefs qu'il serait expédient maintenant
d'aller chercher Helga et de tuer leurs fils à elle et Horôr. Certains trouvè­
rent que c'était trop tard le soir. Ils unirent leurs efforts sur le fait qu'ils ne
leur feraient nullement trêve ni ne les aideraient, sinon tous tireraient
vengeance d'eux. Ainsi fut fixé. Ils avaient l'intention de se rendre dans
l'îlot le lendemain matin et passèrent la nuit là.

38.

Helga était à Hôlmr et pensa savoir maintenant tous les artifices et tra­
hisons des gens du pays. Elle réfléchit à son affaire. Le parti qu'elle prit fut
de se jeter à la nage et d'aller jusqu'à la terre hors de H6lmr, de nuit, en
emportant avec elle Bjorn, son fils, âgé de quatre hivers, à Blaskeggsa, et
elle alla alors trouver Grfmkell, son fils, âgé de huit hivers, parce qu'il avait
des difficultés pour nager et elle le transporta jusqu'à terre. Lendroit s'ap­
pelle maintenant Helgusund. Ils montèrent de nuit dans la montagne
depuis l>yrill et se reposèrent dans la passe qui s'appelle maintenant Helgu­
skarô 134. Elle portait Bjorn sur son dos, et Grfmkell marchait.

133. Le traducteur saisit cette occasion pour faire remarquer, idée qui lui est particuliè­
rement chère (voir l'introduction à L'Edda poétique, l'essai liminaire sur« Le sacré chez les
anciens Scandinaves»), à quel point l'auteur de la présente saga est obsédé par le Destin. Ne
serait-ce que pour cela, la Saga des hommes de Hdlmr mériterait une attention particulière.
134. Helgusund: « détroit de Helga»; Helguskarô: « passe de Helga».
734 Sagas légendaires islandaises

Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à lndriôastaôir. Elle s'installa en


bas de l'enclos du pré-clos et envoya Grfmkell aux maisons, demander
quartiers pour eux à l>orbjorg. Celle-ci siégeait sur l'estrade quand le gar­
çon entra. Il lui demanda quartiers, mais elle se leva, l'accueillit et le
conduisit dehors en demandant qui il était. Il le lui dit en vérité. Elle lui
demanda les nouvelles et où était Helga. Grfmkell dit les choses telles qu'il
les savait et l'accompagna jusqu'à Helga. l>orbjorg ne put parler, tant elle
était affectée. Elle l'accompagna dans une dépendance et les y enferma.
Ce soir-là, Indriôi arriva et beaucoup d'hommes avec lui. l>orbjorg fit
mine de rien, elle porta de la nourriture aux invités. Mais quand ils lui
dirent les nouvelles et que l>orsteinn Bouton d'Or avait tué Horôr en pas­
sant derrière lui, et que Horôr était resté calme devant, l>orbjorg déclama
une vîsa:

18. Horèlr fut abattu au sol


dans la rude tempête d'Unnr;
il en a abattu treize dans la bataille;
l'incantation cruelle
de la sorcière
l'a possédé plutôt fortement.
Le bois du glaive acéré serait
encore debout, sinon 135.

Le soir, quand ils se mirent au lit, l>orbjorg brandit une sax* et voulut
frapper Indriôi, son mari, mais il fit face et fut fort blessé à la main. Il dit
alors: «C'est à la fois, l>orbjorg, qu'il s'agit de sortir d'une situation diffi­
cile, et que tu veux en faire beaucoup, et que faut-il faire maintenant pour
nous réconcilier? - Rien d'autre que de me rapporter la tête de l>or­
steinn Bouton d'Or.» lndriôi accepta. Le lendemain matin, il s'en alla
tout seul et chevaucha par le plus court chemin jusqu'à l>yrill. Il sauta de
selle et descendit le sentier d'Indriôi auprès de l>yrill et attendit là que
l>orsteinn aille à son lieu de culte 136, selon son habitude. Quand l>or­
steinn arriva, il entra dans la maison de sacrifice et se prosterna devant la
pierre à laquelle il offrait un sacrifice et qui se trouvait là dans le bâti-

135. Unnr est Ôôinn, sa«tempête», la«bataille». «Lincanration cruelle de la sorcière»


renvoie au herrfjoturr. Le «bois du glaive acéré» est le «guerrier», ici Horôr.
136. Le texte ne dit pas«temple» comme on s'y attendrait, mais bien«maison de sacri­
fice». On ne voit pas pourquoi cette distinction. Tout est étrange, d'ailleurs, dans ce pas­
sage, notamment le fait que I>orsteinn se prosterne, chose parfaitement insolite dans cet
univers, et l'on va voir que la strophe déclamée à l'intérieur de la pierre n'est pas dans le
mètre usuel ou drôttkv<Rtt, elle est dans un mètre beaucoup plus simple.
Saga des hommes de Hôlmr '· i ·,

ment; c'est là qu'il parlait. lndriài resta près de la maison. Il entendit ceci
qui était déclamé dans la pierre:

19. Tu as jusqu'ici
pour la dernière fois
d'un pied voué à la mort
foulé le sol.
À juste titre
avant que le soleil brille,
Indriôi le rude
fera payer ta haine.

Puis Porsteinn sortit et alla chez lui 137 . lndriài vit clairemeut sa
démarche. Il lui ordonna de ne pas tant courir. Il se tourna devant lui et
assena sur-le-champ un coup de l'épée qui venait de Soti, sous le men­
ton, de sorte qu'il le décapita. Il se proclama auteur de ce crime 138 à
Pyrill. Il dit que Porsteinn avait longtemps été impie. Il alla chez lui et
remit la tête à Porbjorg. Elle déclara ne pas avoir cure de cette tête, du
moment qu'elle était séparée du tronc. «À présent, dit Indriài, tu vas
faire la paix avec moi.» Elle dit qu'elle ne le ferait pas avant qu'il ne
reçoive Helga et ses fils s'ils parvenaient à venir et leur donne toute l'aide
dont ils auraient besoin - « alors, dit-elle, je te donnerai tout mon
amour». lndriài déclara qu'il pensait qu'ils avaient sauté dans la mer et
s'étaient noyés si on ne les trouvait pas à Holmr - « et je veux te pro­
mettre cela, car je sais qu'il ne sera pas nécessaire de l'entreprendre».
Alors, Porbjorg alla chercher Helga et ses fils et les amena. lndriài dit
alors, et il était réservé: «J'ai parlé suffisamment longtemps, mais main­
tenant, il s'agit de tenir sa parole.» Et il accomplit bien ses propos. Per-

137. Si les archéologues n'ont pas trouvé traces d'un «temple» à cet endroit - mais seu­
lement d'une bergerie!-, il est incontestable qu'ils ont exhumé une pierre grossièrement
circulaire percée en son centre d'un trou parfaitement rond d'une profondeur de six centi­
mètres. Des pierres similaires ont été trouvées en divers lieux d'Islande. On s'interroge sur
leur fonction: sacrificielle comme ici, ou pour se laver les mais, ou pour moudre du grain,
ou pour servir de lampe? Nos sources mentionnent assez fréquemment, notamment en
Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves continentaux, des pierres sacrificielles. En
Suède, elles s'appelaient, il n'y a pas longtemps encore, pierres aux elfes (dlvstenar), on les
oignait de graisse autour du trou central en particulier pour guérir des enfants malades, en
Norvège on versait du lait ou de la bière dans ce trou. Nous n'avons pas de traces de
pareilles pratiques en Islande, sauf ici, mais le Livre de la colonisation de l'Islande et la Saga
du Christianisme font état de croyances aux pierres.
138. Il était obligatoire selon la loi de se proclamer officiellement l'auteur d'un crime
donné, sinon, on encourait les pires peines.
736 Sagas légendaires islandaises

sonne ne l'accusa de cela. Tout le monde estima que Porbjorg s'était


comportée magnifiquement.

39.

Il y avait un homme qui s'appelait PonSlfr et était surnommé Étour­


neau, adroit de ses mains et assez riche, insouciant et plaisantin, brave et
fort en toutes choses. Il vint ce même automne à Indriôastaôir et offrit ses
services au bondi. Porbjorg demanda de l'accueillir et ce fut ce qui eut
lieu. Il resta là un moment, à la forge. Helga fille du jarl était joyeuse
envers lui de même que Porbjorg. On estima qu'il avait des relations
amoureuses avec la fille du jarl, et elle, elle ne s'y refusait pas du tout.
Porolfr avait été chez Refr pendant l'été et là, il n'avait pas plu. Il sollicita
un logement pour l'hiver auprès de Porbjorg. Elle répond: « Je te donne­
rai un séjour d'hiver et l'anneau qui vient de S6ti, et Helga la fille du jarl
et beaucoup d'autres biens si tu tues Refr de Brynjudalr. » Il répond:
« Cela n'est pas fait pour me déplaire; je me crois aussi tout à fait apte à
exécuter cela si j'ai l'épée qui vient de S6ti; et il n'est pas exclu que j'en
fasse peu et que je reçoive grande récompense pour cela. » Ils passèrent
marché là-dessus. Il n'était pas facile de prendre l'épée qui venait de S6ti,
car lndriôi la portait tout le temps, où qu'il allât. Un jour, Porbjorg prit
l'épée qui venait de S6ti et fit les cent pas de sorte que l'épée tomba d'elle­
même hors du fourreau 139. Quand lndriôi voulut se ceindre de l'épée, elle
tomba du fourreau. Cela lui parut étrange mais Porbjorg dit que cela
tenait à la nature de l'épée quand elle connaissait des nouvelles. Il lui
demanda de faire quelque chose au fourreau. Elle dit qu'elle le ferait à loi­
sir. lndriôi voulait aller à l'ouest dans les Myrar, voir ses amis. Il n'avait pas
l'épée. Quand il fut parti, Porbjorg remit à Porolfr l'épée qui venait de
S6ti et lui demanda de s'en servir vaillamment s'il voulait parvenir à se
marier avec Helga.
Porolfr alla trouver Refr et arriva tard le soir. Il se cacha dans un tas de
tourbe et entassa sur lui des mottes de tourbe combustible de sorte que
seules dépassaient ses narines. Refr était sur ses gardes, de sorte qu'il faisait
fermer au verrou les portes chaque soir et faisait porter de la lumière par
toutes les maisons, deux fois, d'abord avant le dîner et en second lieu
avant que l'on aille au lit. Et c'est ce que l'on fit encore. Mais Porolfr ne
fut pas découvert. Il parla comme tout le monde. Il se leva quand on fut

139. Le texte n'est pas clair. Il faut sans doute comprendre que I>orbjêirg a fait en sorte
que le fourreau soit fendu et que, donc, l'épée en tombe d'elle-même.
Saga des hommes de f-lôlmr 737
couché, réveilla une servante de Refr et dit être un berger. Il lui demanda
de demander du cuir pour chaussures à Refr parce que, die-il, il devait
aller dans la montagne le lendemain matin. Elle dit qu'il n'était pas pares­
seux, qu'il n'aurait pas moins que les autres - « et il n'y a pas de domes­
tique qui soit plus dans le besoin que toi». Il dit qu'il en serait ainsi avant
la fin. Refr reposait dans une alcôve et il ne voulait pas que l'on aille le
trouver pendant la nuit. Elle alla tout de même dire à Refr que le berger
réclamait du cuir. Elle dit qu'il ne méritait pas de manquer de chaussures
ou autres choses dont il avait besoin - « alors qu'il pense tout le temps à
ton bien, de nuit comme de jour». Refr fut fâché contre elle qui faisait de
pareilles commissions de nuit - « il y a des bouts de cuir de requin dans le
hangar à tourbe, qu'il en prenne un». Quand elle s'en alla, I>6r6lfr mit un
bâton devant le volet de sorte qu'il ne se referme pas. Il était resté debout
auprès de Refr tandis qu'ils conversaient, mais il fut frappé d'interdit 140 .
Refr s'endormit mais I>6r6lfr n'osa pas l'attaquer. l>orbjorg katla, la mère
de Refr, cria: « Réveille-toi, mon fils, l'ennemi est sur toi et veut te tuer.»
Alors, Refr voulut se lever et sur ce, I>6r6lfr lui trancha, de l'épée qui
venait de S6ti, les deux jambes, l'une à l'endroit le plus mince du mollet,
l'autre à hauteur de la cheville. Puis I>6r6lfr sortit de l'alcôve et bondit sur
le plancher. Alors survint l>orbjorg qui s'empara de lui et le poussa sous
elle et, d'un coup de dents, lui mit en pièces la gorge et le laissa mort. Refr
prit l'épée qui venait de S6ti, mais l'anneau que portait I>6r6lfr disparut,
celui que l>orbjorg et Helga lui avaient donné et que Horôr avait pris à
S6ti. Refr fut guéri et porté sur un siège tout le temps ensuite, parce qu'il
ne put jamais marcher, et il vécut pourtant longtemps à partir de là, de
sorte qu'on l'appela Refr le Vieux, et il fut toujours tenu pour un très
digne homme.

40.

Peu après, lndriôi arriva chez lui et apprit ces nouvelles. Il estima
savoir que l>orbjorg devait avoir pris part à cette action. Toutefois, il ne
voulait pas perdre l'épée. Il alla trouver Refr et lui demanda de laisser
l'épée - « car je n'ai pris part à aucun de ces plans», dit-il. Refr lui remit
l'épée. « Je ne veux pas devenir ton ennemi», dit Refr. Indriôi prit son

140. De nouveau, un trait plus ou moins magique dans ce texte d'une richesse extrême
à cet égard. Il s'agit d'un phénomène, passablement apparenté au herjjoturr: une sorte de
terreur sacrée qui frappe de paralysie momentanée au moment où il faudrait absolument
passer à l'action.
738 Sagas légendaires islandaises

épée puis s'en alla chez lui. On peut remarquer par une telle chose quel
cheflndriôi a été quand un brave comme était Refr ne se fia à rien d'autre
que de laisser l'épée à Indriôi lorsqu'il la demanda, tout mutilé par elle
qu'il avait été.
Peu après, Porgrima smiôkona et Porbjorg katla, mère de Refr, se ren­
contrèrent et on les trouva ensuite mortes toutes les deux à Mûlafell.
Elles étaient toutes déchirées et leurs chaussures mises en pièces et on
tient depuis que leur tumulus est hanté. On pense que Porgrima, mère
d'Indriôi, avait dû vouloir chercher l'anneau qui venait de Soti, pour
Indriôi, et que Katla le défendit et ne voulut pas le lâcher et que c'est
pour cela qu'elles ont été tuées. On n'a jamais retrouvé l'anneau depuis.

41.

Peu d'hivers après, un bateau arriva à Breidavik. S'y trouvaient Tindr


Hallkelsson et Porôr Kolgrimsson de Ferstikla. Ils quittèrent le bateau,
Tindr pour aller à Hallkelsstadir et Porôr passa la Hvitâ et entendait aller
chez lui. Mais quand Helga fille du jar! apprit cela, elle dit à Grimkell, son
fils, qu'il mettait du temps à penser à la mort de son père. Elle lui
demanda de se mettre en embuscade contre Porôr Kolgrimsson - « car
son père a été le plus grand adversaire de Horôr, ton père » . Grimkell avait
alors douze hivers 141• «Je voudrais, parent, dit-elle, que tu tues Porôr, car
se venger de lui a de la valeur. » Grimkell était accompagné de deux
hommes. Ils se rencontrèrent au Bakkavaô à l'est de la Hvitâen en bas
d'une meule de tourbe. Peu après, on les découvrit morts, tous, de part et
d'autre. Il y avait un homme qui s'appelait Skeifr, qui habitait à Hvfrâr­
vellir, un homme sans grands biens. Certains supposèrent qu'il avait dû
tuer les blessés puis prendre les bons objets de valeur que Porôr avait
emportés et dont on n'a jamais entendu parler depuis. Skeifr s'en fut à
l'étranger et ne revint jamais en Islande ensuite, il était fort riche. Indriôi
ne voulut pas s'aventurer à garder Helga ici dans le pays ainsi que Bjôrn,
son fils. Ils partirent pour l'étranger, d'Eyrar, pour la Norvège et de là,
allèrent en Gautland; Hroarr était encore en vie. Il se réjouit de revoir
Helga, sa sœur, mais considéra que la mort de Horôr était une grande
perte. Helga ne fut pas mariée ensuite, que l'on sache. Bjôrn devint un
grand homme, revint en Islande et tua maints hommes pour venger son
père, ce fut le plus vaillant des hommes. Vingt-quatre hommes furent tués

141. C'est un thème banal dans les sagas islandaises que le héros doit avoir douze ans.
Saga des hommes de Hôlmr ·;•)

pour venger Horôr. Aucun ne fut compensé par de l'argent. Les fils de
Horôr, ses parents ou parents par alliance en tuèrent certains, et Hr6arr,
certains. La plupart furent tués sur les conseils de I>orbjorg Grfmkels­
d6ttir. On tient qu'elle a été une femme fort importante. Elle et lndriôi
habitèrent Indriôastaôir jusqu'à leur vieillesse et furent considérés comme
très importants et ils ont eu une nombreuse descendance. Horôr avait
trente-neuf hivers quand il fut tué, et la plupart des temps qui se sont
écoulés ont été à son honneur et à son estime, hormis les trois hivers qu'il
passa en bannissement. Le prêtre Styrmir le Savant 142 dit aussi penser
qu'il a été des plus haut placés parmi les condamnés en raison de sa
sagesse, de son habileté aux armes et de tous ses accomplissements. Et
aussi, d'autre part, qu'il était tellement estimé à l'étranger que le jarl de
Gautland lui donna en mariage sa fille. Et en troisième lieu qu'il n'y a
aucun homme en Islande pour la vengeance duquel autant d'hommes
aient été tués et que l'on n'a versé compensation pour aucun d'eux. Nous
achevons maintenant ici la saga des hommes de H6lmr.

142. Styrmir Karason le Savant, qui vécut au xue siècle (il est mort en 1245, il était
alors prieur du monastère augustin de Villey), est un écrivain islandais bien connu,
quoique ce soit plutôt par référence que grâce à des œuvres que nous aurions conservées.
Il a pu être le «secrétaire» du célèbre Snorri Sturluson. On lui attribue une version du
Livre de la colonisation de l1slande et une Saga de saint Old.fr que nous n'avons que partiel­
lement conservée. Il a pu jouer un rôle dans la composition de la présente saga.
SAGA DE HRÔLFR SANS TERRE

Gongu-Hrolfs saga
Voici certainement l'une des plus connues des fornaldarsogur et elle ne tient guère à
l'histoire non plus qu'au complexe mythico-religieux qui ont été mis en valeur dans les
textes qui précèdent. Elle date du début du XIVe siècle, date qui explique qu'elle ait
bénéficié de l 'expérience des auteurs qui ont précédé celui-ci. Deux traits la caractéri­
sent d'emblée: une action fabuleuse ou fantastique qui change constamment de décor
d'un bout à l'autre de l'Europe, et un héros surhumain qu'il ne convient pas dïdenti­
fier à notre Rollon, le premier duc de Normandie, en dépit de l'envie, tout comme on
a tort de foire de son nom un Hrôlfr-marche-à-pied en raison de sa taille (et il fout
noter que l'auteur lui-même de la saga fait cette erreur), mais bien un Hôlfr s1zns
Terre (le titre Gongu-Hr6lfr renvoie à gongu(maôr) qui est un vagabond, un sans
terre, justement). Il n'y a aucun rapport, que l'on sache, entre les fàits qui sont impu­
tés à ce héros et ce que nous pouvons savoir de l'histoire de Rollon. D'autant, relisez ce
que j'ai extrait du prologue, plus haut ici, p. 11, que visiblement, l'auteur ne croit pas
à ce qu'il narre, il s'amuse et de son récit et de vous ... Relisez encore la toute dernière
phrase de ce beau texte: « Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont divertis, et bien
de la tristesse à ceux qui s'en sont ojfùsqués et ne s'en sont pas amusés. Amen. » je tenais
à foire cette réflexion parce que l'on n'a que trop tendu à foire de cette saga un docu­
ment historique, ce qu'elle n'est en aucun cas. Le seul fait qu'il soit surnommé « sans
terre» pourrait justifier qu'il soit venu se présenter au roi de France pour solliciter un
duché - la Normandie en l'occurrence - mais toute certitude là-dessus est à proscrire.
Passé les traverses que subit le jar! Porgnjr de Jutland pour obtenir la main de la
fille du roi de Russie, Hreggviôr, une longue partie est consacrée aux aventures de
Hrôlft, à l'amitié prétendue que lui voue un certain ½lhjdlmr, enfin à la description
en plusieurs chapitres d 'une fantastique bataille, en fait la plus longue de ce genre
dans toute la littérature de sagas! Lafin se déroule en Angleterre. Et l'auteur, une der­
nièrefais, s'excuse en quelque sorte des erreurs qu'il a pu commettre: « il vaut mieux ne
pas blâmer ni traiter de mensonges les récits des savants hommes. »
Cela confère à cette saga un statut très particulier qui tient à son style, bien
entendu, particulièrement soigné, mais aussi à cette prise de distance, dirai-je, que
l'auteur instaure entre son sujet et sa manière de le traiter. De la haute littérature, en
conséquence!

Cette saga a été publiée chez Anacharsis, Toulouse, 2004.


Prologue

O n a composé maints récits pour le divertissement des gens, certains


d'après d'anciens manuscrits ou de savantes personnes, et parfois
selon des livres anciens qui ont dû être composés fort brièvement d'abord,
puis qui ont été développés, car la plupart des choses qui s'y trouv�nt ont
eu lieu plus tard qu'il n'y est dit. Les gens sont toujours d'opinions diffé­
rentes; deux personnes peuvent fort bien assister au même événement,
l'une a souvent vu et entendu autre chose que l'autre. Il entre aussi dans la
nature de maints hommes stupides qu'ils ne croient que ce qu'ils voient de
leurs propres yeux ou entendent de leurs propres oreilles, et jamais ce qui
leur paraît éloigné de leur nature, comme ce qu'il est advenu sur le conseil
des sages ou par la grande force et les talents étonnants de personnages
exceptionnels, ou non moins sur la façon dont les artifices, la sorcellerie et
la grande magie peuvent apporter à certains éternelle malchance et perte
de vie alors qu'à d'autres, ce sera honneurs séculiers, argent et réputation.
Parfois, ces magiciens déchaînent les éléments mais il arrive qu'ils les apai­
sent, comme si c'était Ôôinn ou ceux qui apprirent de lui les arts noirs et la
médecine 1• On a des exemples aussi de ce que certains cadavres se soient
mis à bouger sous l'inspiration d'un esprit mauvais, comme Eyvindr kinn­
rifa dans la Saga d'Ôldfr Tryggvason ou Einarr skarfr ou Freyr que Gunnarr
helmingr tua en Svîariki2. Or ni ceci ni autre chose n'est fait au gré de tout
le monde, personne n'a besoin d'y croire plus qu'il n'y semble disposé. Le

1. Beaucoup de textes qui nous parlent de lui, notamment l' Ynglinga saga, premier
texte de la Heimskringla de Snorri Sturluson, nous dépeignent Ôôinn comme un maître
magicien - et l'on n'oubliera pas que la médecine relevait plus de la magie que de la
science à l'époque.
2. Ce passage en dit long sur la culture de l'auteur - et aussi sur l'âge de ce texte. Les
personnages évoqués ici sont bien connus: Eyvindr kinnrifa (Érafle-joue) fut un des
grands adversaires du roi Ôlâfr Tryggvason (qui régna encre environ 995 et 1000), le
convertisseur de la Norvège (voyez le chapitre 76 de la saga de ce roi, version française à
!'Imprimerie Nationale, 1992). Einarr skarfr (Cormoran) est également dans la Heims­
kringla. Pour Gunnarr helmingr, il fait l'objet d'un jdttr' («saga-miniature») passionnant
(il figure dans le Flateyjarbok) qui nous relate comment il prit part à un culte procession­
nel avec une prêtresse de la déesse Freyja, parèdre du dieu Freyr, tous deux dieux Vanes et,
746 Sagas légendrlires islandaises

mieux tout de même, et le plus s;:nsé, c'est d'écouter tandis que l'on
raconte, et de s'en faire une joie plutôt qu'un objet d'affliction, car il en va
toujours ainsi que l'on ne pense pas à péché tandis que l'on se réjouit de
choses amusantes. Il ne sied pas non plus que les auditeurs trouvent à blâ­
mer si les formulations sont maladroites ou lourdes, car il est rare que l'on
exécute à la perfection des choses aussi peu importantes.

1. Du roi Hreggvilfr

Le commencement de ce récit, c'est que l'on mentionne un roi,


Hreggviôr. Il régnait sur le royaume de Holmgarôr, que certains appellent
Garôarîki3 • Il était de grande taille, fort, le plus beau des hommes et le
plus vaillant aux armes, brave et grand batailleur, sage et de bon conseil,
très libéral pour ses amis, dur et impitoyable envers ses ennemis. Le destin
l'avait comblé dans la plupart des choses. Il avait épousé une reine de
grande famille, on ne la nomme pas, aussi n'interviendra-t-elle pas dans
cette saga.
Le seul enfant qu'il avait eu de sa reine était une fille qui s'appelait
lngigerôr. C'était la plus belle et la plus courtoise de toutes les femmes qui
étaient en Garôarîki et même en cherchant plus loin encore. Elle surpas­
sait quiconque en sagesse et en éloquence. Elle connaissait tous les arts qui
convenaient à une femme et que pratiquaient les nobles dames, proches
ou lointaines. Elle avait une chevelure si abondante qu'elle aurait pu s'en
couvrir le corps tout entier, et aussi belle que l'or ou la paille. Le roi aimait
beaucoup sa fille. Elle avait un logement particulier dans la ville. C'était
une demeure excellente par son emplacement, et ornée avec élégance d'or
et de pierres précieuses. Elle était quotidiennement dans cet appartement
avec les autres femmes qui la servaient. Le roi Hreggviôr était fort avancé
en âge à cette époque-là.
On dit que, alors que le roi était dans son jeune âge, il était souvent en
expéditions guerrières et qu'il s'était soumis les terres d'au-delà de la
Dyna4, qui coulait dans le Garôarîki. De là, il avait guerroyé dans l'Austr­
rîki5 chez diverses nations. C'est là qu'il avait obtenu des trésors comme

à ce titre, grands magiciens, et l'engrossa. Il ne« tua» pas Freyr mais détruisit une idole de
lui. Svîariki est le royaume des Svîar, la Suède.
3. Tous ces noms ont été abondamment illustrés dans la Saga d'Yngvarr le Grand Voya­
geur, plus haut, p. 353. H6lmgarôr est Novgorod.
4. La Dvina.
5. On peut aussi bien comprendre l'est de l'Europe que l'Asie.
Saga de Hrolfr sans Terre ·., '
on en voit rarement. Cette rivière est la troisième ou quatrième du monde
en longueur. Yngvarr le Grand Voyageur s'était rendu aux sources de cette
rivière, comme il est dit dans sa saga6•
Le roi Hreggviôr passa sept hivers à la file dans cette expédition. On le
croyait mort. Après cela, il revint en Garôariki et y resta tranquille. Il
s'était procuré un cheval qui comprenait le langage humain. Il s'appelait
Dulcifal7. Il était rapide comme un oiseau, agile comme un lion, grand
comme un loup. Il n'avait pas son pareil en fait de taille et de force. On ne
pouvait s'emparer de lui et celui-là essuyait la défaite qui le montait, mais
s'il lui était donné par le destin de remporter la victoire, le cheval allait
tout droit à son maître. Le roi Hreggviôr avait une armure sans pareille: le
heaume était tout couvert de pierres précieuses et indestructible en raison
de sa dureté. Sa broigne était de triple épaisseur, faite de l'acier le plus dur
et brillante comme argent. Son bouclier était à la fois large et épais de
sorte que le fer ne mordait pas dessus. La lance qui allait avec était dure et
solide et elle émettait un son comme d'une cloche si elle frappait un bou­
clier, mais si la défaite était certaine, elle n'émettait pas de son. Son épée
ne manquait jamais son coup, un charme faisait qu'elle mordait acier et
pierre comme si ç'avait été de la chair humaine. Elle était faite du fer gris
qui vient du fjord appelé Ger8 . Il ne peut ni rouiller ni se briser. Le cheval
Dulcifal appartenait à l'espèce de chevaux apparentés au dromadaire.
Depuis qu'il avait obtenu ce cheval et cette armure, jamais le roi Hregg­
viôr n'avait subi une défaite. Ses États étaient l'objet de force combats, et
lui et ses hommes livraient constamment de grandes batailles.
Le roi avait avec soi quantité de conseillers et de favoris. L un d'eux
s'appelait Sigurôr et était surnommé Ruban de Laine. Il était petit-fils de
Halfdan au Manteau Rouge, fils de Kari le Brûlé9 . C'était un homme
intrépide, très populaire et aimé de tout le monde, mais il se faisait vieux.
Il avait longtemps été chez le roi et l'avait accompagné dans bien des
épreuves.

6. Sa saga figure ici, plus haut, p. 353.


7. Un chercheur anglais, F. P. Magoun, a fait remarquer qu'il n'est pas impossible que ce
nom renvoie au Bucéphale d'Alexandre le Grand: la légende de ce dernier fut répandue
dans tour l'Occident, y compris, bien entendu, en Islande, et dans le domaine slave, Bucé­
phale était Douchipal.
8. La traduction est hautement conjecturale: gerjdrn est un hapax et rien n'est moins
sûr que notre texte. On ne voit pas davantage où est ce fjord dit «Ger».
9. On saisit ici comment ce texte évolue dans la plus pure fantaisie. On ne voit pas qui
est ce Halfdan au Manceau rouge. Quant à Kari le Brûlé, il pourrait renvoyer à l'un des
personnages centraux de la Saga de Njdll le Brûlé...
748 Sagas légendaires islandaises

2. De Grimr /Egir et de ses compagnons

On mentionne un roi, Eirekr. Il était roi de mer 10 et originaire du


Gestrekaland. Ce pays est soumis au roi des Svfar. Les hommes y sont
forts et gigantesques, durs et peu traitables, et versés dans la magie. Le
roi Eirekr était un homme de grande taille et très fort, noir et osseux.
Hiver comme été, il était en mer avec quantité de bateaux et ravageait
divers pays. C'était un très grand homme de guerre et fort tyrannique. Il
avait une sœur, qui était belle et qui s'appelait Gyôa, elle était tout le
temps avec le roi.
Eirekr avait force berserkir* et champions dans sa troupe, on en
nomme quatre. Il y avait deux frères. Lun s'appelait Sorkvir et l'autre,
Brynj6lfr. Ils étaient grands et forts, il faisait mauvais avoir affaire à eux,
de plus versés dans la magie et si pleins de sortilèges qu'ils émoussaient le
fil des épées dans la bataille. Sorkvir était le plus fort des deux et grand
attaquant d'estoc.
Le troisième homme était un parent du roi, qui s'appelait P6rôr et était
surnommé Hléseyjarskalli 1 1, un homme grand et fort. Il était originaire
de Hlésey au Danemark. C'était là qu'il avait grandi.
Son frère adoptifs'appelait Grîmr, surnommé 1Egir. Cet homme était
fort et mauvais en tous points. On ne savait rien de ses origines ou de
sa famille parce que la voyante 12 Gr6a l'avait trouvé dans l'estran 1 3 de
Hlésey: elle était mère de P6rôr et elle avait élevé Grfmr puis lui avait
enseigné toute la sorcellerie, de sorte qu'il n'avait pas son pareil dans les
pays du Nord, car sa nature était différente de celle de tous les autres
hommes. Il en est certains pour penser que la mère de Grîmr avait dû
être une géante de mer 14, car il pouvait vivre en mer ou en eau douce, à
son gré. Voilà pourquoi il était surnommé 1Egir 15 . Il mangeait de la
viande crue et buvait le sang tant des hommes que du bétail. Il prenait
souvent aussi la forme de diverses créatures vivantes et se métamorpho-

10. Cette dénomination, qui intervient souvent dans nos textes, reste énigmatique.
S'est-elle appliquée à un chef viking? ou à l'on ne sait quel petit potentat possédant un
pouvoir le long des côtes? Le Gestrekeland (C,âstrikaland) désigne, aujourd'hui encore,
une province de Suède.
11. Skalli = « chauve » ; Hlésey est une île (L.I'.sO).
12. Voir volva*.
13. Lesrran ou jlœiJarmdl est la bande de rivage qui est découverte à marée basse.
14. Géante (ou ogresse) de mer, sjdgfgr.
15. /Egir, dit le texte, qui correspond littéralement au grec Okeanos (Océan). Le dieu
des mers, dans cette mythologie, porte aussi ce nom.
Saga de Hrôlfr sans 1èrre

sait si vite que l'on s'en apercevait à peine. Son haleine était si brûlante
que tout en armure qu'ils étaient, les gens pensaient qu'ils allaient se
consumer. Il crachait aussi tantôt du venin tantôt du feu, mettant de la
sorte à mort hommes et chevaux, ce qui fait que personne ne lui résistait.
Le roi Eirekr avait grande confiance en lui et en eux tous. Ils ne rechi­
gnaient pas non plus à faire le mal.

3. Mort de Hreggvior et stipulations d'Ingigeror

En ce temps-là, le roi Eirekr vint avec son armée dans le royaume du roi
Hreggviôr. Ils tuèrent les gens, incendièrent les lieux habités et pillèrent le
bétail. Lorsque ceux du pays s'aperçurent de ces hostilités, ils allèrent trou­
ver le roi Hreggviôr et lui dirent ce qui s'était passé. Ce qu'apprenant, le roi
fit tailler la flèche de guerre 16 et ordonna à tout homme en état de porter
les armes de venir le trouver. Il obtint pourtant peu de monde, car cette
armée avait été levée trop rapidement et la plupart disaient nourrir des
doutes sur la façon dont se passeraient ces hostilités.
Le matin, avant que la bataille eût lieu, le roi Hreggviôr revêtit son
armure. Il attacha un collier d'or autour de son cou. C'était un objet de
très grand prix. Ensuite, il ceignit son excellente épée. Il prit sa lance et en
frappa son bouclier, mais elle n'émit aucun son. Le cheval Dulcifal ne
voulut pas se laisser attraper non plus. Nombre de gens le pourchassèrent.
Pour finir, on le fit pénétrer dans une profonde allée enclose. Le roi s'y
rendit alors et voulut le prendre. Mais dès que le cheval vit le roi, il bon­
dit par-dessus la barrière et s'enfuit dans la forêt. Cela parut à tout le
monde une grande merveille, on pensa que la défaite était certaine et on
ne fit rien pour se mettre à sa poursuite. Le roi Hreggviôr fit prendre un
autre cheval, ainsi qu'une lance et un bouclier, et il remit à sa fille son
bouclier et sa lance pour qu'elle en prenne la garde. Ensuite, il se prépara
à la bataille ainsi que toute l'armée.
Le roi Eirekr rassembla toute son armée et demanda à chacun de faire
de son mieux, selon ses capacités et sa vaillance, sans épargner ses efforts.
Grîmr /Egir dit: « Nous sommes tenus, sire, de faire chacun de son
mieux, mais si nous vainquons le roi Hreggviôr, nous voulons nous établir
ici, et je veux recevoir pour moi tout se11l la charge du pays ainsi que le
titre de jar!*. Pôrdr, mon parent, m'accompagnera, et nous partagerons le
même sort; pour Sorkvir et B rynjôlfr, ils iront avec vous et défendront
votre pays. »

16. Voir heror*.


750 Sagas légendaires islandaises

Le roi accepta ce que Grîmr disait et déclara qu'il en serait ainsi.


De part et d'autre, on se disposa en ordre de bataille et les partis se rap­
prochèrent. Le roi Eirekr était sur une aile de son ordre de bataille et
Grîmr, sur l'autre. Il y avait grande différence de nombre, quatre ennemis
pour un homme du pays. Le roi Hreggviôr fit face au roi Eirekr et Sigurôr
Ruban de Laine à Grîmr fr:gir. Éclata la plus féroce bataille avec coups
d'estoc et de taille, jets de projectiles et de pierres. De part et d'autre, on
marcha sur l'ennemi en poussant des cris et en s'excitant mutuellement.
Les berserkir du roi Eirekr marchaient en tête de l'ordre de bataille, abat­
tant les troupes du roi Hreggviôr comme du petit bois, et les faisant tom­
ber les uns sur les autres. Sigurôr Ruban de Laine voit cela et frappe des
deux mains jusqu'à ce qu'il affronte I>6rôr Hléseyjarskalli. Il lui porte un
coup de taille, mais l'autre interposa son crâne chauve et le coup ne mor­
dit pas. Après cela, I>6rôr assena à Sigurôr le coup de la mort, il tomba en
ayant acquis excellente réputation.
Le roi Hreggviôr voit cela, la mort de Sigurôr le contrarie, il éperonne
son cheval, chevauche ferme, frappant des deux mains tant les hommes
que les chevaux, en sorte que tout recule devant lui. Son épée mordait
comme si elle tranchait dans l'eau. Le fourreau était tout incrusté d'or,
dans la garde supérieure de l'épée étaient cachées deux pierres de vie qui
tiraient venin et douleur des blessures, si on les en frottait. Il avance si
furieusement vers l'étendard du roi Eirekr qu'il a les deux bras ensan­
glantés jusqu'aux épaules. Il lui arriva de tuer deux ou trois hommes
d'un seul coup, jusqu'à ce qu'arrivent en face de lui Grîmr fr'.gir et l>ôrôr.
Ils lui assénèrent un coup tous les deux en même temps mais le roi se
défendit si bien qu'il ne fut pas blessé. Sur ce, Grîmr exhala une sorcelle­
rie si grande que le cheval céda et faillit tomber. Alors, le roi sauta de
selle tout en frappant encore des deux mains. Il empila si haut les
cadavres autour de lui qu'ils lui atteignaient la ceinture. Il assena des
deux mains un coup d'estoc à Grîmr fr:gir, mais celui-ci souffla à l'en­
contre, de sorte que son épée lui échappa. Alors, il se saisit d'une hache
et en donna un coup du talon sur le crâne de I>6rôr et celui-ci en resta
longtemps évanoui. Ensuite, d'un bond, il sauta par-dessus le tas de
cadavres. Vint à sa rencontre le roi Eirekr qui frappa Hreggviôr d'une
épée, si bien que celle-ci se brisa en dessous des gardes, mais elle ne mor­
dit pas l'armure. Là-dessus, Grîmr fr:gir décocha un coup de taille par­
dessous la broigne si bien qu'elle s'y enfonça. Le roi tomba là par grande
vaillance et bonne réputation, et l'on tient qu'il n'y a guère eu d'homme
plus renommé en Garôarîki que le roi Hreggviôr.
Toute la troupe qui restait prit la fuite, bien que la plus grande partie
fût tombée. Beaucoup étaient tombés également dans les rangs du roi
Saga de Hrôlfr sans 'J'erre 751

Eirekr. On brandit alors le bouclier de paix 17, acceptèrent grâce ceux à qui
il fut accordé de vivre et qui le voulurent bien, pour les autres, qui ne vou­
laient pas servir le roi Eirekr, ils furent tués, et la bataille se termina.
Ensuite, on dépouilla les morts, et le roi Eirekr entra dans la ville avec
ses suivants, et ils eurent toute sorte de liesse en fait de boisson et de
musique. La nuit s'écouh ainsi, mais le lendemain, le roi Eirckr convoqua
Grîmr .lEgir et ses camarades pour qu'ils aillent trouver la princesse, et
c'est ce qu'ils firent. Lorsqu'ils entrèrent dans ses appartements, elle salua
le roi Eirekr bien qu'elle fût fort affligée et dans la détresse.
Le roi Eirekr la réconforta en disant que l'on essaierait de compenser
les torts qu'elle avait subis, tant en pertes humaines qu'en dommages
matériels, « et j'exaucerai toute prière que tu me feras et qu'il nous siéra
de satisfaire, si tu veux ensuite t'accorder avec nous et faire à notre
volonté » .
lngigerôr la princesse dit alors: « Nul ne peut porter à bon escient le
titre de roi s'il ne tient pas ce qu'il promet à une pucelle. Je m'accorderai
avec vous et ferai à votre volonté si vous tenez parole et exaucez la prière
que je vous ferai, car je me mettrai à mort plutôt que de m'allier
contrainte et forcée à un homme, et alors, personne ne jouira de moi.»
Le roi s'éprit violemment d'elle et dit: « Que celui-là qui ne tiendrait
pas sa parole envers vous soit un infâme, choisissez sur l'heure votre
requête et je vous l'accorderai.
- Ma première prière, dit la princesse, est que l'on érige un tertre
funéraire à mon père, un tertre grand et bien aménagé à l'intérieur, et
entouré d'une haute palissade. Ce tertre se tiendra loin dans les lieux
déserts. On portera de l'or et d'excellents objets de valeur dans le tertre à
côté du roi. Il sera complètement armé et ceint de son épée. Il sera sur un
siège et l'on répartira de part et d'autre de lui ceux de ses champions qui
sont morts. Pour le cheval Dulcifal, aucun de vos hommes ne le touchera,
il décidera lui-même où aller. Je veux gouverner un quart du royaume
pendant trois hivers avec ceux que je désignerai pour m'assister, et tous
ceux qui me serviront iront en paix. Chaque année, je désignerai un
homme pour vous affronter, vous ou votre champion Sorkvir, et si je ne
trouve parmi mes hommes personne qui soit capable de désarçonner
Sorkvir durant ce temps-là, vous me posséderez, moi et tout le royaume.
Mais si Sorkvir est vaincu, vous devrez vous en aller, avec toute votre
troupe et ne jamais revenir en Garôarîki, et pour moi, je reprendrai
royaume et terres après mon père, selon le droit. »

17. Je choisis de traduire ainsi Jriôskjoldr, que l'on pourrait rendre encore par« bouclier
de crève»: le texte est explicite, encore que cet usage ne soit pas tellement attesté.
752 Sagas légendaires islandaises

Grîmr �gir dit: « Il n'y a guère à satisfaire à cette requête, car elle
repose sur des bases profondes et est préméditée depuis longtemps. Il me
semble qu'il ne vous sied pas, sire, de faire le prétendant inconsidéré
pour elle ou quelque autre femme; toutefois, vous pouvez bien faire
confiance à Sorkvir de même qu'à mes conseils et ma sagacité afin que
tout aille bien. »
Le roi répond: « Je ne pensais pas, fille de roi, que vous feriez cette
requête, cependant, j'accomplirai la parole que je vous ai donnée, car j'ai
confiance en Sorkvir. Vous ne trouverez jamais meilleur homme que lui.»
Ils se lièrent là-dessus par serments, et cessèrent cette conversation.
Grîmr �gir dit: « Il me vient une idée qui nous sera utile. Nous allons
jeter un charme et obtenir par magie 18 que personne ne pourra vaincre
Sorkvir, ni en tournoi ni en duel, hormis celui-là qui portera l'armure
complète du roi Hreggviôr, mais son tertre sera si fortement construit
avec briques et tuiles qu'il ne pourra être ouvert par aucun être humain. Il
va sans dire que vous allez tenir votre parole envers la princesse. Vous allez
constamment envoyer des hommes chercher l'armure et promettre votre
sœur Gyôa à celui qui s'en emparera. Alors, ou bien cette armure sera en
votre pouvoir, ou bien ils ne reviendront pas en vie. »
Le roi et tous ses hommes trouvèrent que c'était là un bon conseil. On
fit un tertre et l'on y plaça le roi Hreggviôr. lngigerôr fut la dernière à sor­
tir du tertre. Elle y fit porter en secret deux armures et les posa sur les
genoux de son père. Puis le tertre fut recouvert et tout fut fait selon les
propositions de Grimr �gir. Ensuite, le royaume fut réparti selon les sti­
pulations faites et tout fut accompli de ce qui avait été prescrit. La prin­
cesse ne trouva personne qui osât éprouver Sorkvir. Le roi envoya maints
hommes au tertre, mais aucun ne revint.
Grimr �gir gouvernait l'Ermland 19 . C'est l'un des royaumes de
Garôariki et tous ceux qui le servaient étaient fort mécontents de leur
lot. I>ôrôr Hléseyjarskalli était toujours en grandes hostilités contre les
habitants de Jotunheimr20, au nord d'Aluborg, et cela vaut la peine de
maint récit, lorsqu'ils se battirent par incantations, magie et grandes
batailles, chacun ayant le dessus à tour de rôle. Sorkvir et Brynjôlfr
étaient en expéditions guerrières pendant l'été, ils assuraient la défense
territoriale du roi Eirekr. lngigerôr la princesse siégeait en paix dans un
des châteaux de son royaume avec ses favoris et elle était fort anxieuse de
sa condition.

18. Le texte développe le verbe sejôa, substantif sejôr*.


19. Sans doute l'Arménie ...
20. Le Pays des Géants (jotunn = «géant»).
Saga de Hrolfr sans 'frrrl' 753

4. De Hrôifi; fils de Sturlaugr

À l'époque où se passait ce que nous venons de raconter, c'était Stur­


laugr l'industrieux qui gouvernait le Hringarîki en Norvège21 • Il avait
épousé Asa la belle, fille du jarl Eirekr. Ils avaient de nombreux fils, et bien
élevés. l'.un s'appelait Rognvaldr, le second, Fraômarr, le troisième Eirekr,
le quatrième s'appelait Hrôlfr. Il était appelé d'après Hrôlfr le Nez, frère
adoptif de Sturlaugr. Celui-ci était mort dans le temple en Irlande, quand
Sturlaugr s'y était rendu pour prendre la corne d'aurochs.
Hrôlfr Sturlaugsson était un homme très éminent, à la fois par la car­
rure et la taille, et si lourd qu'aucun cheval ne pouvait le porter toute la
journée, ce qui fait qu'il allait toujours à pied22• C'était l'homme qui avait
la plus belle apparence. Il ne se mêlait pas beaucoup au tout-venant, liesse
et amusements n'étaient pas son fort. Ce dont il s'amusait le plus, c'était
de tirer à l'arc ou de pratiquer le tournoi à cheval. Il était si lourd et fort
que personne ne parvenait à le désarçonner mais il était maladroit au
maniement des armes et n'en portait jamais. Pour la plupart des gens, il
était à la fois inoffensif et inapte. Il n'était pas comme ses frères. Lui et eux
étaient toujours en froid.
Un jour, comme d'habitude, il se fit que Sturlaugr et Hrôlfr conver­
saient. Sturlaugr dit: « Il me semble à te voir que ta destinée sera mineure.
Il revient plus à une femme qu'à un homme de se comporter comme tu le
fais. Aussi me paraît-il judicieux que tu te maries, t'installes, deviennes
fermier dans une vallée écartée où personne ne te trouvera, et que tu
mènes là ta vie aussi longtemps que le destin le permettra. »
Hrôlfr dit: «Je ne m'installerai pas et je ne me marierai pas, parce que
les femmes ne me sont de rien. Je vois fort bien aussi que ce qui te porte à
me blâmer, c'est que tu me reproches la nourriture que tu me donnes.
Aussi vais-je m'en aller et ne reviendrai pas avant d'avoir obtenu autant de
pouvoir que tu en as à présent, sinon, je mourrai. Je trouve que la pro­
priété que tu possèdes ne vaut pas mieux qu'une chaumière et qu'elle est
bien trop petite pour être partagée entre nous autres, les frères. Et ni pour
vous ni pour eux il n'y aura d'avantage à tirer de moi désormais.»

21. Sturlaugr !'Industrieux est le héros d'une saga légendaire à laquelle il a donné son
titre, la Saga de Sturlaugr l1ndustrieux (voir plus bas p. 1015). L:épisode de la corne d'au­
rochs, qui est mentionné à la fin du présent paragraphe, figure aussi dans cette saga. Le
Hringariki (aujourd'hui Ringerike) est une province de Norvège.
22. Précisons qu'il s'agit là d'une erreur de compréhension de l'auteur, gongu-, de giingu­
maor, renvoie à l'idée de chemineau, vagabond, et, dans ce contexte, de« sans-terre».
754 Sagas légendaires islandaises

Sturlaugr dit: «Je vais te donner et des bateaux et de bons équipages si


tu veux entreprendre quoi que ce soit qui t'apporte renom ou estime.»
Hr6lfr dit: «Je n'ai cure de traîner des hommes derrière moi pour
qu'ils ne voient plus vos fils. Je ne veux pas entendre parler de bataille non
plus, car je ne supporte pas de voir du sang humain. Je ne veux pas m'en­
tasser avec force gens dans de petits bateaux, et qu'ils coulent, et que nous
nous noyions tous.»
Sturlaugr dit: «Je ne t'aiderai en rien, car je vois que tu es à la fois idiot
et obstiné.»
Ce qu'ayant dit, ils se quittèrent, chacun restant sur ses positions.
Hr6lfr alla alors trouver Asa, sa mère, et dit: «Je voudrais, mère, que tu
me montres les manteaux que ta mère adoptive, Véfreyja, fit pour mon
père il y a longtemps.»
C'est ce qu'elle fit, elle ouvrit un grand coffre et dit: « Tu peux voir ces
manteaux ici, à peine s'ils ont vieilli encore.»
Hr6lfr ramassa tous les manteaux. Ils étaient ainsi faits: ils étaient longs
et larges, avec des manches et un capuchon et un masque pour couvrir le
visage. Le fer n'avait pas prise sur eux et le venin ne pouvait les abîmer.
Hr6lfr prit les deux manteaux qui étaient les plus grands et dit: «Je
n'enlève pas trop de choses à la maison de mon père si je prends ces man­
teaux.»
Asa dit: « Tu ne dois pas t'en aller si vite, parent, sans avoir d'armes ni
de compagnie.»
Hr6lfr s'en fut en silence, et peu de jours après, il disparut de sorte que
nul ne sut ce qu'il était advenu de lui. Il ne donna l'au revoir ni à son père
ni à sa mère, non plus qu'à aucun de ses parents. On ne sut pas non plus
ce qui lui était arrivé. On ne mentionne pas que Sturlaugr se soit fait du
souci pour la disparition de Hr6lfr. Un certain temps passa où Sturlaugr
resta tranquille dans son royaume.

5. Du Jarl Porgnjr et de ses enfants

On parle de Porgnyr pour cette saga. Il avait à gouverner le Jutland en


Danemark, c'est là qu'il résidait, mais il percevait les tributs de plusieurs
États. C'était un grand chef et il avait chez lui des hommes de choix. Il
était très vieux quand cette histoire se passa. Sa reine était morte, mais
deux enfants qu'ils avaient eus survivaient. Son fils s'appelait Stefnir, et sa
fille, J)6ra. Ils étaient tous les deux beaux et bien élevés. Stefnir, le fils du
jarl, était fort et très adroit aux exercices physiques, il était toujours
aimable et de bon caractère. P6ra était la plus habile des femmes aux tra-
Saga de Hrrilfr sans Terre

vaux d'aiguille, on lui avait construit un pavillon et c'est là qu'elle siégeait


avec ses servantes.
Il y avait un homme appelé Bjorn. C'était un conseiller du jarl et il lui
était très cher, homme sage et de bon vouloir qui s'entendait à l'art de la
guerre. Sa femme s'appelait Ingibjorg. Elle était courtoise et bien élevée,
et Bjorn l'aimait beaucoup. Il possédait un domaine à peu de distance de
la ville, cependant, il résidait d'ordinaire chez le jarl.
Le jarl Porgnyr avait beaucoup aimé sa reine, elle avait son tertre funé­
raire près de la ville. Le jarl y restait souvent par beau temps, soit pour y
tenir des réunions, soit pour faire procéder à des jeux. Le jarl était le plus
souvent en paix et la plus grande partie de sa vie se passait paisiblement.

6. Hrôlfr acquiert argent et administration

Il faut reprendre à présent au moment où Hrolfr partit de Hringarîki,


comme on l'a déjà dit. Il n'avait pas d'arme en dehors d'un gourdin de
chêne. Il avait mis un des deux manteaux qui lui venaient de Véfreyja et
emportait l'autre. Les chemins lui étaient inconnus. Il allait plus par les
montagnes et les forêts que par les lieux habités. Il se dirigea vers l'est, en
Eiôask6gr23 et avait l'intention de se rendre en Svîariki. Il ne prit aucun
chemin traversant la forêt. Il s'égara fort et erra longtemps.
Un soir, tard, il tomba sur une maison solide dans la forêt. C'était au
printemps. Le portail était fermé. Il posa son gourdin contre le mur et
entra dans la maison. Il y avait un lit pour une personne et des sièges entre
ce lit et la porte. Il y avait quelques fourrures, mais sinon peu de biens.
Hrolfr alluma du feu.
Lorsque ce fut le coucher du soleil, un homme de grande taille entra
dans la maison. Il portait un manteau noir à capuchon roux. Son visage
était noir, il avait des sourcils qui se rejoignaient et il était fort barbu. Il
était ceint d'une épée et portait une lance.
Il dit: «Qu'est-ce que ce voleur-ci, et d'où viens-tu? »
Hrolfr dit: « Ce n'est pas la peine de te montrer si grossier pour rien, et
je n'ai cure de te celer mon nom. Je m'appelle Hrolfr. Je suis venu de
Hringarîki. »
I..:habitant de la maison dit: «Qu'il aille au diable, celui qui vient de là,
va-t'en du feu, assois-toi sur ce siège et repose-toi. »
C'est ce que fit Hrolfr. Lorsqu'il se fut assis, l'habitant de la maison dit:
«Je ne te cèlerai pas mon nom. Je m'appelle Atli Ôtryggsson, originaire de

23. Skogr = «forêt».


756 Sagas légendaires islandaises

Hringarîki. Je te connais parfaitement. Tu es fils de Sturlaugr l'indus­


trieux. Tu vas payer le fait que ton père m'a fait proscrire quand j'eus tué
un homme de sa hirlf*. »
Puis il empoigna sa lance à deux mains et l'assena contre la poitrine de
Hrôlfr si rudement que celui-ci s'en recroquevilla, mais l'arme ne mordit
pas le manteau. Hrôlfr voulut se lever, mais il n'en fut pas question: il
était fixé au siège.
Atli dit alors: « Ta sorcellerie ne te servira à rien, je vais prendre ton
gourdin et m'en servir pour te rosser à mort.»
Il sortit en courant de la maison. Hrôlfr estima être en mauvaise pos­
ture et s'évertua ferme jusqu'à ce que la planche sur laquelle il était assis se
détache. C'était au moment précis où Atli arrivait avec le gourdin. Hrôlfr
se précipita sur lui, Atli jeta le gourdin, ils s'empoignèrent et luttèrent
furieusement. Hrôlfr attaqua puissamment et Atli dut céder devant sa
force jusqu'à ce qu'il tombe sur le dos. Hrôlfr lui mit le genou sur le
ventre et lui saisit le cou et la gorge des deux mains, de sorte qu'Atli ne put
émettre un seul son. Atli réagit fortement, mais Hrôlfr maintint sa prise
jusqu'à ce qu'il fut mort.
Dans la maison, Hrôlfr trouva une grande escarcelle et il l'emporta. Il
prit l'épée et la lance, mais laissa le gourdin. Il ôta le manteau à capu­
chon d'Atli parce qu'il pensa qu'il était plus facile de le porter que les
manteaux, et il emporta ceux-ci. Il brûla Atli et passa le reste de la nuit
là, mais le lendemain matin, il s'en fut et marcha des jours durant par la
forêt.
Un jour, il arriva à une clairière et y vit onze hommes tout armés. Lun
d'eux était le mieux équipé, et il lui parut que ce devait être leur chef.
Quand ils virent Hrôlfr, cet homme dit: « Voici Atli le méchant,
debout, tous, et tuez-le au plus vite! Faisons-lui payer ses pillages et ses
meurtres!»
Hrôlfr n'eut pas le temps de parler, ils l'attaquèrent violemment, lui
donnant des coups tant d'estoc que de taille. Il fit vaillamment face, tan­
tôt déchargeant des coups d'épée, tantôt des coups de lance. Il leur assena
de grands horions, car sa lance était la meilleure des armes, mais il reçut
quelques blessures aux mains et aux pieds. Ils se battirent longtemps et
pour finir, Hrolfr les tua tous. Il était alors fort épuisé. Il avait maintes
blessures, petites. Il les pansa et se débarrassa du manteau à capuchon
parce qu'il ne voulait pas qu'une pareille chose lui arrivât encore. Il lui
parut que ces hommes venaient de Vermaland24 et qu'ils étaient partis à la
chasse, ou qu'ils recherchaient Atli.

24. Une province de Suède, aujourd'hui Varmland.


Saga de Hrôlfr sans 'fèrre 757
Il alla son chemin. On ne dit rien de son voyage tant qu'il ne fut pa�
parvenu en Gautland, au Gautelfur25 . Il vit un bateau flottant près de la
côte. C'était un grand langskip26• Les tentes étaient dressées de la poupe à
la proue. Il y avait une jetée sur la rive, au bout de laquelle on avait fait du
feu et les hommes étaient en train de préparer leur repas. Hr6lfr se mas­
qua de son capuchon, se rendit jusqu'à eux et salua ceux qui étaient près
du feu. Ils lui rendirent ses salutations, lui demandèrent son nom et d'où
il venait. Il dit se nommer Stigandi27 et venir de Vermaland. Il demanda à
qui appartenait ce bateau et qui était leur maître. Ils dirent qu'il s'appelait
Jolgeirr et qu'il était originaire des Sylgisdalir en Svfariki.
Hrôlfr dit: « Il doit faire bon de servir un pareil homme! »
Ils dirent que quiconque le servait avait le pire lot, « parce que c'est un
berserkr magicien et que le fer n'a pas prise sur lui. Il est dur et difficile à
traiter. Nous sommes quatre-vingts sur ce bateau et nous le servons tous,
contraints et forcés, parce qu'il a tué notre chef auquel appartenait le
bateau, et il nous a forcés à lui jurer serment d'allégeance. Tout cela, il l'a
accompli par trahison et magie. Il a maintenant l'intention d'aller guer­
royer sur la Route de l'Est28 » .
Hrôlfr dit qu'ils l'avaient bien amusé. Puis il se rendit sur le bateau, se
présenta à Jolgeirr et le salua. Jolgeirr siégeait à l'arrière du bateau et
Hrôlfr eut l'impression qu'il avait fort mauvais air. Jolgeirr lui rendit ses
salutations et lui demanda l'objet de sa visite ainsi que son nom.
Il dit: «Je m'appelle Sdgandi et l'objet de ma visite est de me mettre au
service d'excellentes gens. Il ne m'est pas désagréable de faire bravement ce
qu'il faut, mais je ne suis pas batailleur. J'ai entendu dire du bien de vous,
on m'a dit que tu es un grand chef et libéral pour donner à manger à qui­
conque en a besoin. »
Jolgeirr dit: « On t'a dit vrai quand on t'a dit que je ne rechignais pas
sur la nourriture, mais tu ne me fais pas bonne impression. Je pense que
tu es un méchant homme, mais tu peux venir avec nous si cela te plaît. »
Hrôlfr le remercia et ils cessèrent ces propos.
Ils guerroyèrent pendant l'été. Hrôlfr distribua à deux mains l'argent de
l'escarcelle d'Atli, tout le monde l'aimait bien hormis Jolgeirr parce que
pour lui, Hrôlfr était à la fois paresseux et endormi et s'entendait à ne rien
faire à bord. Jamais il ne prenait part aux batailles ni à une quelconque

25. Le Gaudand est aussi une province de Suède, plus à l'ouest que le Varmland. La
rivière (elfr) s'appelle Gautelfr.
26. Voir bateaux*.
27. Stigandi: «l'homme qui marche», «le marcheur».
28. Soit, au départ de la Suède, vers la Russie; voir austrvegr*.
758 Sagas légendaires islandaises

épreuve. Jolgeirr faisait de fort méchants ravages, dévalisant avant tout les
fermiers et les marchands, et ravageant surtout la Courlande où il amassait
quantité de biens.
Il se fit qu'une fois, Jolgeirr assigna à Stigandi de monter la garde sur
leur bateau. Celui-ci était au mouillage auprès d'une jetée. Le temps était
mauvais, orage et pluie. Léquipage alla dormir sur le bateau, et Hrôlfr
resta à terre au bout de la jetée. La nuit passa, mais quand vint l'aube,
Hrôlfr fut pris de somnolence. Il s'enveloppa dans le manteau qui venait
de V éfreyja. Quand Jolgeirr se réveilla, il mit son armure et passa à terre,
tenant une épée à la main. Il vit Hrôlfr allongé et endormi, ronflant près
des braises. Jolgeirr se mit dans une violente colère. Il brandit son épée et
frappa des deux mains la taille de Hrôlfr, de sorte que cela eût été sa mort
si le manteau ne l'avait protégé. Hrôlfr se réveilla, terrifié, et se leva d'un
bond, mais Jolgeirr voulut lui décharger un second coup à la tête. Hrôlfr
se précipita sur lui. Jolgeirr fit face et la lutte fut rude. Jolgeirr fut saisi de
la fureur du berserkr mais Hrôlfr se déroba et recula vers la mer, jusqu'à ce
qu'ils firent tous les deux le plongeon près d'un rocher escarpé. Chacun
tenta de maintenir l'autre sous l'eau et ils restèrent longtemps dessous. Ils
firent maint plongeon, et grand, personne ne voulait aider l'un ou l'autre
quoique tous favorisent Hrôlfr plus que Jolgeirr. Leur rencontre se ter­
mina de telle sorte qu'ils revinrent vers la côte et que Hrôlfr se remit sur
pied. Il y avait une pente très abrupte sous l'eau. Hrôlfr avait de l'eau jus­
qu'à la taille mais Jolgeirr n'avait pas pied. Alors, Hrôlfr le prit par les
épaules, le précipita sous l'eau et l'y maintint jusqu'à ce qu'il le noie.
Hrôlfr monta à terre, il était fort épuisé. Tous les hommes de Jolgeirr le
remercièrent de cette action et dirent que c'était un homme remarquable
pour avoir pu vaincre un pareil berserkr.
Hrôlfr dit: « Vous voudrez sans doute me prendre pour chef à la place
de Jolgeirr et je ne serai pas pire pour vous. Je veux maintenant vous faire
savoir qui je suis, car je m'appelle Hrôlfr, et Sturlaugr est mon père, l'in­
dustrieux, qui gouverne le Hringadki en Norvège.»
Ils lui firent tous bel accueil et dirent que les nobles parents ne lui fai­
saient pas défaut pour être un très grand champion. Ils tinrent conseil et y
décidèrent de devenir hommes de Hrôlfr et de le prendre pour capitaine
du bateau. Hrôlfr n'épargna pas le bien que Jolgeirr avait amassé et leur
versa de grandes soldes. Il fut rapidement populaire auprès d'eux. Ils livrè­
rent force batailles et Hrôlfr remporta toujours la victoire.
Lorsque vint l'automne, ils repartirent de l'Est. Hrôlfr dit qu'ils se diri­
geraient vers le Danemark. Ils arrivèrent, tard en automne, en Jutland, à
courte distance de la ville du jarl Porgnyr. Ils mouillèrent dans une baie
retirée, amarrèrent leur bateau et montèrent les tentes.
Saga de Hrôlfr sans Terre 759
Hrôlfr dit à ses hommes d'attendre là qu'il revienne - « il faut que je
quitte tout seul le bateau pour voir ce qui se passe.»

1. Hroifr est chargé de la défense territoriale de Porgnjr

On dit qu'un jour, en Jutland, alors que l>orgnyr était à table en train
de boire, les portes de la halle s'ouvrirent et un homme entra. Il était à la
fois gros et grand. Il portait un long manteau de fourrure et tenait une
grande lance à la main. Tous ceux qui étaient à l'intérieur s'émerveillèrent
de sa taille. Il se présenta devant le jarl et le salua respectueusement. Le jarl
lui retourna ses salutations et demanda quel homme il était.
Il dit: «Je m'appelle Hrôlfr, mon père s'appelle Sturlaugr, qui règne sur
le Hringarîki. Je suis venu ici parce que je veux voir comment vous vivez,
car on m'a dit que tu es un grand chef.»
Le jarl dit: «Je connais fort bien ta famille et tes origines et tu es certes
le bienvenu dans mon royaume. J'accepte tout ce que tu voudras deman­
der et qu'il nous sied d'accorder, sinon, combien d'hommes veux-tu pour
te servir quotidiennement?»
Hrôlfr dit: « Il y a quatre-vingts hommes sur mon bateau, ce sont eux
qui m'accompagneront et j'ai suffisamment d'argent pour défrayer nos
dépenses. Je veux un château non loin de vous pour y mettre mes
hommes et monter la garde de votre territoire, si vous le voulez. »
Le jarl dit: « Merci de ta venue, toutes les choses dont tu penses
qu'elles accroîtront ton honneur sont à ta disposition.»
Hrôlfr remercia le jarl de ses propos. Puis il alla trouver ses hommes.
Le jarl leur remit la charge d'un château. Hrôlfr y resta en paix et traita
bien ses hommes, mais il fut longtemps en expéditions guerrières pour
défendre valeureusement les États du jarl. Il y eut bonne amitié entre
Stefnir et Hrôlfr. Bjorn le Conseiller aussi était en excellents termes avec
Hrôlfr. Un moment s'écoula sans qu'il se passe d'événements notables.

8. Bataille contre Tryggvi et ¼zi

On mentionne un homme, Tryggvi, q"i était fils d'Ûlfkell. Il était ori­


ginaire du Bukansiôa en Écosse. C'était un très grand champion et ber­
serkr. Il était en mer avec quantité de bateaux, hiver comme été. Il avait
un frère juré qui s'appelait Vazi. C'était aussi un vrai troll*, tant par la
taille que par la force. l>orgnyr avait tué le père de Tryggvi alors qu'il était
en expédition viking*. Tryggvi avait à présent acquis douze bateaux, tous
760 Sagas légendaires islandaises

bien pourvus d'hommes et d'armes. Il dirigea cette armée vers le Dane­


mark, voulant venger son père du jarl Porgnyr. Étaient avec lui Vazi et
maint autre champion.
Quand ils arrivèrent dans les États du jarl Porgnyr, ils se comportèrent
avec grande vaillance et dévalisèrent les lieux habités, tuant les gens et
pillant tout le bien qu'ils trouvaient. Lorsque le jar! apprit ces nouvelles, il
fit tailler la flèche de guerre et convoqua une armée, mais comme il était
vieux, il institua Hrôlfr et Stefnir comme chefs de cette troupe. C'était le
second hiver que Hrôlfr passait au Danemark.
Hrôlfr et les siens se portèrent donc contre Tryggvi. Ils avaient dix
bateaux. Ils se rencontrèrent près d'une île inhabitée. Il n'y eut pas
grandes salutations et la bataille éclata aussitôt. Tryggvi et Vazi avaient
un grand dreki 29 . Ils étaient fort féroces. Il n'était pas facile d'attaquer
le dreki en raison de la hauteur de son bordage. Son équipage jetait
des pierres depuis le dreki sur Hrôlfr et ses hommes. Beaucoup
d'hommes de Stefnir périrent, et beaucoup furent blessés, et la bataille
tourna à leur désavantage. Stefnir et Hrôlfr portaient les manteaux qui
venaient de V éfreyja, les armes n'avaient pas prise sur eux. Ils disposèrent
leur bateau contre le dreki et attaquèrent avec véhémence. Hrôlfr avait la
lance qui lui venait d'Atli et un gros gourdin de chêne en dessous de la
ceinture. Stefnir tenait une excellente épée, c'était un homme d'une
vaillance extrême.
Au moment où la bataille était à son comble, Hrôlfr bondit à l'avant du
bateau. Il fit de grands ravages, donnant si forcement de la lance que ceux
qui se trouvaient devant tombaient, ou bien il les transperçait. Stefnir cou­
rut aussitôt derrière lui en frappant des deux mains. Ils débarrassèrent rapi­
dement l'avant du bateau. Alors, ils revinrent vers l'arrière en suivant
chacun un bordage et tous les ennemis se replièrent autour de la voile. La
journée était fort avancée.
Quand Tryggvi et Vazi virent cela, ils attaquèrent ferme. Vazi avait une
hallebarde et Tryggvi une hache. Hrôlfr affronta Vazi, chacun décocha un
coup à l'autre. La hallebarde arriva dans le bouclier de Hrôlfr, elle le fen­
dit complètement, mais Hrôlfr ne fut pas blessé. Vazi interposa son bou­
clier devant le coup, et la lance glissa pour atteindre la cuisse, ce fut une
grande blessure. Vazi frappa le manche de la lance. Hrôlfr saisit alors son
gourdin et s'en défendit. Il mit complètement en pièces le bouclier de
Vazi. Ils se battirent longtemps, jusqu'à ce que Hrôlfr casse le manche de
la hallebarde. Sur ce, Vazi se jeta sur Hrôlfr et il s'en fallut de peu qu'il ne
tombât. Hrôlfr jeta son gourdin et fit face. Leur lutte fut longue et rude.

29. Voir bateaux* et dreki*.


Saga de Hro/fr sans lf,rre 761

Hrôlfr eut l'impression de n'avoir jamais eu affaire à un homme plus fort,


de ceux qui n'avaient qu'une seule forme30 . Pour finir, Hrôlfr parvint à le
passer par-dessus le plat-bord et lui brisa l'échine.
Stefnir et Tryggvi s'étaient battus pendant tout ce temps-là. Stefnir
était accablé d'épuisement et de rudes horions, mais il n'était pas blessé.
Tryggvi était grièvement blessé. Hrôlfr se précipita jusqu'à lui, ce que
voyant, Tryggvi ne voulut pas l'attendre et se hâta de passer par-dessus
bord. On ne put se mettre à sa recherche en raison de l'obscurité. On
abandonna la bataille. On fit grâce à tous ceux qui restaient. De part et
d'autre, ils avaient six bateaux complètement dévastés. Ils firent un grand
butin et revinrent chez eux dans cet état.
Le jarl remercia bien Hrôlfr de son courage. Ils ne trouvèrent pas
Tryggvi cette fois-là, et c' est ainsi qu'ils se quittèrent, lui et Hrôlfr.

9. Des.frères Hrafo et Krdkr

Il se fit qu'un jour, comme il arrivait souvent, deux inconnus entrèrent


dans la halle. Ils étaient grands et forts, mais guère équipés en fait d'armes
et de vêtements. Ils se présentèrent au jarl et le saluèrent. Il leur rendit
leurs salutations et leur demanda leur nom.
Le plus grand dit: «Nous sommes frères. Je m'appelle Hrafn et mon
frère, Krâkr, nous sommes Flamands.
- Il faut qu'ils soient en peine de beaux noms, dit le jarl, si de si
vaillants hommes doivent s'appeler de la sorte31 • »
Hrafn dit: « Nous voudrions recevoir l'hospitalité ici pour cet hiver,
car on nous dit que tu es aimable pour les gens qui viennent de loin.»
Le jarl dit qu'ils seraient les bienvenus et leur assigna des places à côté
de l'homme assis dans le haut-siège, en venant du dehors, sur le banc du
milieu32 • Ils furent bien traités par le jar!. Ils ne trouvèrent pas grande joie

30. Vazi est un berserkr, donc susceptible d'entrer dans une fureur magique qui
dédouble ses forces. En ce dernier cas, il a plus qu'une seule forme («hann er eigi ein­
hamr»). Voir ham.for*.
31. Les prénoms zoophoriques étaient la banalité même dans cette culture. Ici,
hrafo = «corbeau» et krdkr = «corneille».
32. Cette société était incroyablement pointilleuse sur le chapitre des bienséances. La
place où l'on siégeait avait une importance extrême et il fallait prendre garde de ne pas
blesser les susceptibilités. La grande salle (la «halle») était rectangulaire et pouvait com­
porter plusieurs rangées de bancs parallèles. Les places situées au milieu de ces bancs
étaient réservées au maître de maison et à ses invités les plus importants. On jouissait d'au­
tant plus de considération que l'on était assis au plus près de ces places-là.
762 Sagas légendaires islandaises

ou divertissement parmi les autre� hommes. On jouait là souvent au


knattleik?. Nombre d'hommes invitèrent les frères à venir au jeu. Ils
disaient toujours qu'ils avaient pris part à des jeux et qu'on les avait trou­
vés plutôt difficiles à traiter. Les hommes du jarl répondaient qu'ils
n'avaient qu'à se porter responsables pour eux-mêmes, quoi qu'il arrive.
Le lendemain matin, les frères prirent part au jeu et eurent la balle la
plupart du temps ce jour-là. Ils poussaient les gens, les précipitant bruta­
lement à terre et en frappant certains. Le soir, il y en avait trois à avoir le
bras cassé et maints autres étaient contusionnés ou mutilés. Les hommes
du jarl trouvèrent qu'on leur avait fait la partie dure. Cela dura quelques
jours. Ils prirent le parti de demander à Stefnir, le fils du jarl, de venir
jouer et de redresser un peu leur affaire.
Il accepta et, le lendemain matin, Stefnir alla au terrain de jeu, mais
dès que Hrafn le vit, il dit: « Es-tu si fort que tu ne peux prendre part aux
jeux avec les autres, ou bien te crois-tu si grand que personne n'osera t'af­
fronter au jeu? »
Stefnir dit: «Je ne suis ni si fort ni si arrogant que je ne puisse prendre
part aux jeux. »
Hrafn dit: « Alors, je t'invite à jouer dans un délai de trois jours avec
l'homme que tu choisiras pour t'assister, contre nous autres, les frères, si
tu t'y risques. »
Stefnir dit: «Assurément, tu vas savoir que je viendrai au jeu. »
Il s'en alla ensuite, fit prendre un cheval et chevaucha jusqu'à ce qu'il
arrive au château de Hr6lfr. C'était le second hiver que Hr6lfr était au
Danemark. Dès qu'il sut que Stefnir était arrivé, il alla au-devant de lui et
lui fit très joyeux accueil. Ils s'assirent pour boire.
Stefnir dit: «Je suis venu ici pour te demander de venir au jeu avec moi
contre les invités de mon père de cet hiver, qui s'appellent Krakr et
Hrafn. »
Hr6lfr dit: « On me dit qu'ils ont mutilé maint homme, qu'ils en ont
tué quelques-uns, et qu'ils sont très forts. Mais moi, je ne m'entends pas
aux jeux. J'irai quand même avec vous si vous le voulez. »
Ils allèrent donc à la ville. Le jarl fit bel accueil à Hr6lfr. Le lendemain,
Hr6lfr et Stefnir se rendirent au terrain de jeux. Les frères étaient arrivés
aussi. Hrafn prit la balle, et Krakr, la batte, et ils jouèrent selon leur cou­
tume. Le jar! était sur un siège et regardait le jeu. Quand ils eurent joué
un moment, Hr6lfr attrapa la balle. Il arracha la batte à Krakr et la remit
à Stefnir. Ils jouèrent de la sorte si longtemps que les frères ne parvinrent
pas à obtenir la balle.
Il se trouva que, Hrafn courant après la balle, un homme lui fit un
croc-en-jambe de sorte qu'il tomba, un homme jeune et aimant plaisanter
Saga de Hrôlfr sans li-rrr 763

avec les autres, un parent du jarl. Hrafn fut fort Eîché et se releva rapide­
ment, empoigna celui qui l'avait fait tomber, le souleva et le précipita par
terre sur la tête, si bien qu'il lui rompit le cou. Le jar! héla ses hommes et
leur ordonna de s'emparer de Hrafn et de le tuer. Hr6lfr bondit alors sur
Hrafn et s'empara de lui. D'autre part, Krakr et Stefnir en décousaient.
Hr6lfr interdit à quiconque d'intervenir. Ils n'eurent pas à lutter long­
temps non plus pour que Hr6lfr étreigne Hrafn contre sa poitrine et le
précipite par terre, si bien qu'il resta longtemps évanoui, la peau de ses
omoplates s'étant détachée.
Quand Hrafn retrouva ses esprits, Hr6lfr alla à lui et dit: « Je vois que
tu as des yeux de noble homme, et je vous prie, sire, de faire grâce à ces
hommes, car je sais qu'ils sont de grande famille. »
Stefnir avait aussi battu Krakr et il demanda à son père d'accorder à
Hr6lfr ce qu'il demandait. Le jar! fut longtemps très fâché, pourtant il
leur fit trêve sur la requête de Hr6lfr et de Stefnir. Les frères étaient tout
roides. Ils s'en allèrent en silence et se rendirent à leur appartement. Ils
n'allèrent pas à table ce soir-là.
On abandonna donc le jeu et les gens s'en allèrent boire. Hr6lfr dit à
Stefnir: « Tu vas prendre le meilleur tissu que nous possédions, et tu le
remettras à I>6ra, ta sœur, elle fera des habits pour les frères et qu'ils soient
prêts pour demain de bonne heure. »
C'est ce que fit Stefnir, il alla trouver I>6ra avec le tissu et lui dit ce qu'il
fallait faire. Puis il s'en fut, et elle se mit à confectionner les habits. La nuit
s'écoula, et le lendemain matin de bonne heure, I>6ra envoya les habits à
Hr6lfr, ils étaient terminés. Il les prit et se rendit à l'appartement des
-frères. Il vit qu'ils étaient couchés.
Hr6lfr dit: « Pourquoi le corbeau s'envole si tard, alors qu'il y a de la
charogne à foison, et que les aigles et autres oiseaux de proie ont mangé
tout leur content? »
Hrafn dit: « On ne peut guère voler quand on a les ailes rognées ou
blessées. »
Hr6lfr prit les vêtements et les leur jeta, puis s'en alla. Pour les frères,
ils prirent les habits, les mirent et s'en allèrent à table. [hiver passa de la
sorte. On ne dit pas que Hrafn et Krakr aient remercié Hr6lfr pour les
habits ni pour leur avoir accordé la vie; ils furent pourtant bien traités. Au
début de l'été, ils disparurent si bien que nul ne sut ce qu'il était advenu
d'eux, et leur comportement parut étrange.
Hr6lfr s'en fut en expédition guerrière pendant l'été ainsi que Stefnir
et ils eurent abondance de biens et bonne réputation. Ils revinrent chez
eux en automne, sains et saufs, et l'on ne dit rien de leurs hauts faits.
764 Sagas légendaires islandaises

1 O. Vœu solennel du Jarl Porgnjr

Cet été-là, Hrôlfr fut chez le jarl lJorgnyr, tenu en grand honneur. Un
jour d'automne, alors que le jarl l>orgnyr siégeait sur le tertre de sa reine et
que l'on donnait un jeu pour lui, une hirondelle vola au-dessus de lui et
laissa tomber sur ses genoux une écharpe de soie, puis s'en fut. Le jarl prit
l'écharpe et quand il la défit, il vit dedans un cheveu humain si long qu'il
avait la hauteur d'un homme et la couleur de l'or. Le soir, le jarl alla à
table. Il montra le cheveu que l'hirondelle avait laissé tomber. La plupart
des gens pensèrent que ce devait être un cheveu de femme.
Le jarl dit: «Je fais le vœu d'épouser la femme à laquelle appartient ce
cheveu, ou sinon de mourir, si je sais dans quelle ville chercher ou de quel
pays elle est. »
Tout le monde trouva ce vœu solennel important, et l'on échangea des
regards.
Quelques nuits plus tard, le jarl convoqua un jing* important. Il se
leva, annonça son vœu et demanda si quelqu'un savait quoi que ce fût sur
cette femme, et où il fallait la chercher. On montra également le cheveu,
pour le cas où quelqu'un l'identifierait.
Bji:irn le Conseiller dit: «Je parlerai et agirai avec joie, sire, pour que
vous et votre royaume soient honorés et estimés plutôt que d'être objets
de honte ou d'abaissement. Je tiens ton vœu pour important et je crois
que cette femme ne t'est pas destinée, mais je devinerai de plus près où
elle est, bien que je n'aie pas fait d'enquête là-dessus: il y avait un roi qui
s'appelait Hreggviôr, il régnait sur le Garôarîki. Il avait une fille qui s'ap­
pelait Ingigerôr. C'était la plus belle des femmes et la plus accomplie en
toutes choses. On m'a dit en vérité qu'il n'est pas dans les pays du Nord
femme plus accomplie et qui ait des cheveux plus beaux et abondants
qu'elle, et j'ai le pressentiment que ce cheveu lui appartient, quel que soit
l'artifice par lequel il vous est parvenu. Vous devez avoir appris que le roi
Hreggviôr est tombé devant le roi Eirekr et ce qu'il est advenu de la prin­
cesse? Elle est censée trouver un homme capable de se mesurer en tour­
noi contre Si:irkvir, le champion du roi, et se délivrer de la sorte. Je pense
que rares sont ceux qui seront ardents de le faire, considérant celui avec
lequel il faudra se mesurer. Et même si quelqu'un parvenait à désarçon­
ner Sorkvir, il me semble qu'il ne serait pas facile de faire sortir la prin­
cesse de Garôariki. »
Tous ceux qui étaient présents pensèrent qu'il en serait comme Bji:irn
le disait.
Saga de Hrôlfr sans Terre

11. Hrol.fr se charge de la mission

Le jarl l>orgnyr se tut un moment après le discours de Bjorn, puis dit:


«À l'homme qui voudra aller en Garôariki et affronter Sorkvir, puis qui
obtiendra cette fi.Ile polir mon compte, je donnerai l>ora, ma fi.Ile, ainsi
que le tiers de mon royaume. Pour cette expédition, je n'épargnerai ni les
bateaux ni les hommes à l'intention de quiconque voudra la faire.»
Tous les hommes se turent à ce discours, et personne ne répondit au
jarl, jusqu'à ce que Hrolfr se lève et dise: «Il est mauvais de ne rien
répondre à un chef tel que nous en avons un, et en raison, sire, du fait
que je suis resté un certain temps chez vous, tenu en bonne estime, et
que j'ai reçu de vous maintes bonnes choses, je ferai cette expédition et
chercherai à obtenir la princesse, ou sinon, je mourrai. Si je revenais de
ce voyage, vous donneriez en mariage votre fi.Ile à qui vous voudriez, car
elle mérite un excellent parti, et quant à moi, je n'ai pas envie de me
maner.»
Le roi fit de grands remerciements à Hrolfr et le pria d'avoir une
troupe aussi grande qu'il le voulait, mais Hrolfr déclara qu'il ne voulait de
personne, «car on a moins cure de s'emparer d'un seul homme que de
plusieurs, où que l'on aille».
Stefnir s'offrit d'aller avec lui, mais Hrolfr ne voulut pas, et le ping fut
dissous. Hrolfr s'en fut dans son château, et chacun chez soi.

12. Rencontre de Hrol.fr et de Vilhjdlmr

Peu de temps après, Hrolfr disparut de son château de sorte que per­
sonne n'entendit parler de lui, et ses hommes restèrent là. Il portait le
manteau qui lui venait de Véfreyja et avait la lance d'Atli. Il portait sur le
dos un arc et un carquois.
On ne dit pas quel chemin il prit, mais alors qu'il était presque sorti de
Danemark, il se fit, un jour, qu'il vit un homme marchant. Il était de
grande taille et armé de pied en cap. Il avait une épée dégainée et suivait le
chemin de Hrolfr, qui salua cet homme et lui demanda son nom.
Il dit: «Je m'appelle Vilhjâlmr mais je n'ai cure de te rapporter qui sont
mes parents. Et tu vas choisir entre deux choses: ou bien tu me dis qui tu
es, où tu veux aller et pour quelles raisons, ou bien je te tue et tu n'iras pas
plus loin.»
Hrolfr dit: «Ce n'est pas la peine de me faire des conditions si dures,
s'il faut en découdre, je ne m'attends à rien de moins bien que toi.»
766 Sagas légendaires islandaises

Vilhjalmr frappa Hrôlfr de son épée, mais Hrôlfr para de sa lance et le


coup ne mordit pas. Hrôlfr jeta la lance et attaqua Vilhjalmr qui fit face,
et leur lutte fut longue avant que Vilhjalmr tombe.
Hrôlfr dit: «À présent, tu es en mon pouvoir. Tu vas me dire quel est
ton but et de quel pays tu viens. »
Il dit: «Ma famille est de Danemark. Je suis fils d'un bondi*, j'avais
l'intention d'aller en Garôariki, de fracturer le tertre du roi Hreggviôr, de
m'emparer de ses armes, et d'acquérir ainsi Gyôa, la sœur du roi Eirekr.
Maintenant, j'aimerais entrer à ton service. Je suis bien doué en maintes
choses, car je suis à la fois sage et bien parlant. Tu ferais mieux de me lais­
ser la vie. Je te servirai fidèlement. Tu tireras profit de moi.»
Hrôlfr dit: «Tu es un bel homme et certes, je n'ai cure de te tuer si tu
veux me suivre, mais ton regard n'inspire pas confiance. »
Hrôlfr l'aida à se relever et lui dit toute sa confiance ainsi que les cir­
constances de son expédition. Ils allèrent donc leur chemin. Le cheval de
Vilhjalmr était à courte distance de lui. Vilhjalmr ne supportait pas de
marcher tout armé. C'était un homme fort magnifique en fait de vête­
ments et de harnais. Vilhjalmr indiqua constamment le chemin tant qu'ils
allèrent par le Danemark.

13. Vilhjâlmr trahit Hrolfr

Un jour, ils aperçurent une grande et imposante ferme devant eux.


Vilhjalmr dit: « Ici, dans cette ferme, nous allons être bien logés ce soir,
car le propriétaire est un de mes parents qui s'appelle Ôlvir et c'est un
excellent bôndi, il a force valets. »
Lorsqu'ils arrivèrent à la ferme, le bôndi vint au-devant d'eux et fit bel
accueil à Vilhjalmr ainsi qu'à Hrôlfr, et il demanda qui était cet homme
de grande taille.
Vilhjalmr dit: « Il s'appelle Hrôlfr, et c'est mon maître. Il est grand et
fort, de bonne famille et c'est un grand champion.»
Le bôndi les invita tous les deux à boire. Il y avait là beaucoup d'af­
franchis. Vilhjalmr ne voulait se fier à personne d'autre qu'à lui-même
pour servir Hrôlfr et il ne cessait de le louer. Il y avait là excellente bière et
grande liesse. La soirée s'écoula de la sorte. Ils continuèrent de boire long­
temps et lorsque Hrôlfr fut ivre, il voulut aller dormir. On lui prépara un
lit magnifique. Il se débarrassa de ses vêtements, se coucha et s'endormit
rapidement.
Mais lorsque la nuit s'écoula, Hrôlfr se réveilla, et ce n'était pas d'un
bon rêve, car il avait bras et pieds liés et était fermement attaché à une
Saga de Hrolfr sans Terre ·r, .

poutre. Il était déshabillé et on l'avait porté devant un grand feu. Sc


tenaient devant lui Vilhjalmr, son valet, le bondi et tous les hommes de
sa maison.
Vilhjalmr dit: « Il se trouve, Hrolfr, que maintenant je suis plus fort
que toi, tu ne t'y serais pas attendu il y a un moment. Il faut choisir entre
deux choses: l'une est que tu sois brûlé ici dans ce bûcher de sorte que
jamais tu ne verras le soleil, ou bien que tu me suives en Garôarîki et me
serves en toutes choses, tu m'appelleras ton maître et confirmeras tout ce
que je dirai sur mon propre compte. Tu exécuteras toutes les tâches qui
me seront imposées jusqu'à ce que le roi m'accorde en mariage Gyôa, sa
sœur, ensuite, tu seras libre de ne plus être à mon service. Jamais tu ne te
vengeras de ce déshonneur sur moi non plus que sur aucun des hommes
qui sont ici, et tu vas jurer d'accomplir tout ce que j'ai stipulé, sinon, tu
vas brûler sur-le-champ.»
Hrolfr dit alors: « Etant donné que l'on me donne une chance d'éviter
un jour la brimade de te servir, je préfère accepter que de perdre la vie, car
je sais que je n'accomplirai guère la mission du jar! si je meurs ici. Je veux
stipuler aussi que tu ne diras pas mes intentions ni qui je suis, sinon, notre
association sera complètement dissoute.»
Vilhjalmr déclara qu'il en serait ainsi. On détacha donc Hrolfr, il prêta
serment, selon la coutume de l'époque. Hrolfr servit donc Vilhjalmr et fit
mine de ne pas en être affecté. Ils quittèrent Ôlvir, Vilhjalmr chevaucha et
Hrolfr mena son cheval. Ils allèrent par la Svîpj6d33 et de là en Garôarîki.
On ne précise pas quel chemin ils prirent, avant d'arriver à Aldeigju­
borg34. Le roi Eirekr siégeait dans la ville, c'était au début de l'hiver. Ils
trouvèrent un logement et allèrent ensuite se présenter au roi.

14. Vilhjdlmr énumère ses talents

C'était à l'heure où le roi était à table. Ils le saluèrent, il leur rendit


leurs salutations et demanda qui ils étaient.
Vilhjalmr dit: « Je m'appelle Vilhjalmr et voici mon valet qui m'ac­
compagne, il s'appelle Hrolfr. Je suis le fils d'un jar! de Frisland, mais j'ai

33. C'est le nom de la Suède: nation des Svîar


34. Il est clair, et c'est l'un des traits remarquables du présent texte, que l'auteur est au
courant des itinéraires des vikings et de leurs successeurs. La célèbre Route de l'Est partait
du fond du golfe de Finlande pour arriver à Constantinople en passant par diverses étapes,
dont une au nord du lac Ladoga, en un lieu qui s'appelle, en slave, Staraïa Ladoga (soit:
«vieux ladoga») et en vieux norois, Aldeigjuborg (où il entre également une idée de
«vieux», dans ald-).
768 Sagas légendaires islandaises

dû fuir le pays parce que les gens eux-mêmes de cette contrée m'ont trahi
et m'ont expulsé. Je suis venu ici parce que j'ai entendu parler de votre
magnificence et de votre magnanimité, et je voudrais obtenir l'hospitalité
ici pour l'hiver. »
Le roi dit: « Je n'épargnerai pas la nourriture pour vous, et tu dois avoir
de grands talents?»
Vilhjalmr dit: « Je maîtrise bien des talents, et le premier est que je suis
si puissant que jamais la force ne me fait défaut. En second lieu, je suis
plus rapide que tous les animaux, quadrupèdes compris.
- Capacité utile aux voleurs, dit le roi, mais elle est souvent utile. »
Vilhjalmr dit: « Ne me manquent pas l'art de tirer, l'habileté aux armes,
le talent de nager et de jouer aux tables ou de jouter en tournoi, la sagesse
et l'éloquence, rien de ce qui rehausse un homme ne me fait défaut.
- J'entends, dit le roi, que l'art de te promouvoir ne te fait pas défaut.
Dis maintenant tes talents, Hr6lfr, car je ne lui fais pas moins confiance
qu'à toi. »
Hr6lfr dit: « Je ne puis les énumérer, sire, car il n'y en a pas.
- Les choses sont bien inégalement réparties entre vous, dit le roi, si
l'un a tous les talents et l'autre, aucun. Asseyez-vous sur le banc inférieur,
au milieu.
- À vous de décider, sire, dit Vilhjalmr, mais jamais encore je n'ai eu
une place aussi méprisable. »
Ils allèrent s'asseoir ensuite. Sorkvir et Brynj6lfr n'étaient pas à la mai­
son à ce moment-là. Ils étaient allés avec Grimr fr:gir en Jotunheimr.
Vilhjalmr et Hr6lfr furent là bien traités. Vilhjalmr faisait l'important en
tout, mais Hr6lfr était toujours silencieux et taciturne et ne prenait point
de part aux jeux avec les autres. Vilhjalmr aussi s'abstenait fort de mon­
trer ses talents. Or le roi était grand chasseur, il prenait plaisir à chasser
avec sa hirô. Il était en repos depuis qu'il était arrivé en Garôariki, car la
plupart n'avaient nulle envie de guerroyer dans ses États en raison des
champions qui étaient avec lui, surtout à cause des charmes et sorcelle­
ries de Grîmr fr:gir.

15. Hr6lfr et le ceif

Un jour, le roi Eirekr s'en fut dans la forêt avec sa hirô, selon sa cou­
tume, pour chasser les animaux et tirer des oiseaux. Ils virent un grand
cerf, et beau. Ils ne pensaient pas avoir vu bête plus belle. Beaucoup
tenaient que ce devait être un animal apprivoisé parce que tous ses bois
étaient couverts de gravures incrustées d'or; il y avait un ruban argenté
Saga de Hrôlfr sans Terre /(,')

entre les bois. Y pendaient deux anneaux d'or. Autour de l'encolure, il y


avait une chaîne d'argent portant dans le bas une clochette d'argent qui
faisait grand bruit dès que le cerf courait ou bougeait. Le roi voulut attra­
per ce cerf et ordonna de détacher tous les chiens, et il fut fait ainsi. Les
hommes se mirent à chevaucher autant qu'ils purent, mais il échappa
furieusement aux chiens et ils ne purent en approcher. Ils le pourchasse­
rem toute la journée, mais le soir, quand vint l'obscurité, ils ne savaient
plus ce qu'il était advenu de lui. Il en fut ainsi trois jours durant: ils trou­
vaient le cerf et ne parvenaient pas à l'atteindre.
Le soir, lorsque le roi vint à table et que ses hommes se furent assis, il
dit: « Il ne nous semble guère, Vilhjalmr, que tu manifestes tes talents, car
tu ne réjouis ni ne divertis aucunement les autres, et tu ne viens pas dans
la forêt avec nous. »
Vilhjalmr dit: « Ce ne m'est guère une joie, sire, de mettre mes capaci­
tés à l'épreuve contre vos hommes parce que je n'en vois aucun ici qui s'y
connaisse en exercices physiques. Il faut dire aussi que je laissais toujours
les autres me fournir de la venaison lorsque je siégeais dans mes États. »
Le roi dit: « Nous avons chassé un cerf trois jours durant, et nous
n'avons pu l'attraper, mais si toi, tu l'attrapes et nous le remets vivant avec
tous ses ornements, je te donnerai Gyôa, ma sœur, et un grand pouvoir,
parce que je n'ai jamais rien vu que je voudrais posséder davantage que ce
cerf. Tu dois bien pouvoir faire cela si tu as le pied aussi véloce que tu l'as
dit. En outre, tu devras accomplir deux autres choses que je t'imposerai.
J'accroîtrai ton honneur en tous points et, avec mon soutien, tu recouvre­
ras le royaume que tu as perdu. S'il est quelque autre de mes hommes qui
parvient à faire cela, il bénéficiera du même marché. »
Vilhjalmr dit alors: « Il se trouve à la fois, sire, que personne ne peut
faire cela en dehors de moi et que par ailleurs, vous m'avez choisi pour
cela. Je vais l'accomplir, ou sinon, je mourrai. »
Ils s'engagèrent là-dessus en se serrant les mains comme c'était la cou­
tume. Hrolfr n'y prêta aucune attention. Ensuite, on alla dormir et l'on se
reposa. Hrolfr servait Vilhjalmr en toutes choses, comme on l'a déjà dit.
Le lendemain matin de bonne heure, Vilhjalmr et Hrolfr se levèrent
et se préparèrent à se mettre en quête du cerf. Ils se rendirent dans la
forêt et virent tout de suite où était le cerf. Vilhjalmr se mit à courir,
allant aussi vite que l'oiseau qui vole. Mais le cerf accélérait d'autant
plus. Hrolfr se traînait derrière Vilhjalmr, lequel lui parut rapide en pre­
mier lieu. Ils coururent de la sorte longtemps, Hrolfr venant toujours
derrière et Vilhjalmr devant, jusqu'à ce qu'il se jette par terre en disant:
« Il n'y a aucune chance de conquérir femme, argent ou royaume s'il faut
se tuer à la course pour cela. »
770 Sagas légendaires islt1ndilises

Sur ce, Hrôlfr arriva sur Vilhjâlmr et <.kmanda pourquoi il laissait


échapper le cerf.
Vilhjalmr dit: «Je peux bien courir davantage si je veux, mais il me
semble que tu es tenu de capturer la bête et d'accomplir toutes les tâches
en vertu de nos accords, si tu en es capable.»
Hrôlfr ne répondit rien et se mit à la poursuite de la bête, la pourchas­
sant longtemps, jusqu'à ce qu'il la rattrape parce que le cerf s'épuisait fort.
Ils arrivèrent, tard, à une clairière. Le jour était écoulé. Au milieu de la
clairière se dressait une éminence. Elle était et large et haute. La clairière
était belle et couverte un peu partout d'herbe épaisse. Lorsque Hrôlfr
arriva auprès de l'éminence, elle s'ouvrit et il en fit le tour.
Alors sortit une femme en manteau bleu retenu par des lanières, elle
portait une lumière et dit: « Bien mauvaise besogne, Hrôlfr, que d'être
esclave de cet esclave et en outre en train de voler le bien d'autrui, car
c'est moi qui possède cet animal que tu veux prendre et tu ne l'attraperas
jamais à moins que je le veuille. Maintenant, je vais te donner l'occasion
de prendre la bête. Tu vas entrer dans le monticule avec moi. J'ai une
fille et il lui a été assigné par le destin de ne pas parvenir à se délivrer de
son fœtus à moins qu'un être humain ne pose la main sur elle. Voilà dix­
neuf jours qu'elle gît sur le sol sans parvenir à accoucher. Si j'ai envoyé le
cerf à portée de votre vue, c'est que je savais que vous voudriez l'attraper
et le chasser jusqu'ici. J'ai confiance que tu auras le cœur de venir avec
moi dans le monticule, mais le roi ne jouira pas du cerf même si on le lui
amène.»
Hrôlfr dit: «Je ferai cela d'entrer dans le monticule avec toi si j'obtiens
le cerf pour l'amener au roi, mais je n'ai cure de ce qu'il adviendra de lui
ensuite.»
La femme-alfe35 se réjouit de cela, et ils entrèrent dans le monticule. Il
y avait là de belles pièces fort plaisantes à regarder, et force choses lui
parurent étranges. Il arriva à l'endroit où gisait la femme, qui n'était guère
en bonne condition. Mais dès que Hrôlfr passa la main sur elle, elle
accoucha rapidement. La mère et la fille le remercièrent en belles paroles
et lui souhaitèrent bonne chance.
La femme-alfe dit: «Tu ne seras pas récompensé comme tu le méri­
terais pour avoir rendu la santé à ma fille, mais voici une bague d'or
que je veux te donner. Tu en auras besoin lorsque tu te rendras au
tertre de Hreggviôr, car si tu la portes au doigt, tu ne pourras t'égarer
ni de nuit ni de jour, ni en mer ni sur terre, quelle que soit l'obscurité
dans laquelle tu te trouveras, et tu accompliras toutes les tâches qui te

35. Voir d/fr*.


, ,
Saga de Hrôlfr sans Terre I

seront imposées. Mais tu ne devras pas faire confiance à Vilhjalmr <lès


que tu seras séparé de lui. Car c'est avec joie qu'il te verrait voué à
mourir36• »
Hr6lfr la remercia, et ils sortirent du monticule. Elle prit le cerf, Hr6lfr
se le mit sur le dos et estima fort sa beauté. Lui et la femme-alfe se donnè­
rent l'au revoir. Il reprit le chemin de chez lui, jusqu'à ce qu'il trouve Vil­
hjalmr, lequel fit bel accueil à Hr6lfr et lui ordonna de porter le cerf à la
porte de la ville. C'est ce que fit Hr6lfr, mais il ne dit pas à Vilhjalmr com­
ment il s'était emparé du cerf. Ils arrivèrent à la ville tard le soir alors que
le roi était à table.
Vilhjalmr dit: « Nous allons entrer dans la halle et je porterai le cerf
devant le roi; pour toi, tu confümeras mon histoire de sorte que le roi
croie ce que je dirai. »
Vilhjalmr s'empara du cerf, se le mit sur le dos et ses genoux se déro­
bèrent sous lui. Pourtant, il parvint à porter l'animal dans la halle, devant
le roi, et le jeta sur le sol.
Il respirait fort péniblement, et dit: «À présent, j'estime avoir fait ce
qu'il faut pour épouser votre sœur: voici le cerf, et il n'y en a pas beau­
coup qui vous offriront de devenir votre beau-frère et qui pourraient avoir
accompli de pareilles choses. »
Le roi dit: «Je ne suis pas d'avis que ce soit toi qui aies attrapé ce cerf,
et il faudra que tu accomplisses d'autres actions renommées avant que tu
n'obtiennes ma sœur.
- Vous n'avez pas besoin de soupçonner mon renom, car je suis supé­
rieur à la plupart des hommes. Hr6lfr, mon valet, le sait qui était bien loin
de moi lorsque je pris le cerf.»
Hr6lfr dit: « Il se fait, et que je fus inutile à Vilhjalmr et qu'il ne s'est
pas épargné. »
Vilhjalmr dit: «Je veux agir seul parce que j'entends recevoir la récom­
pense seul. Et que voulez-vous m'imposer d'autre, car je suis prêt à l'ac­
complir? »
Le roi dit: « Tu vas te rendre au tertre de Hreggviôr et y chercher les
armes du roi Hreggviôr, et c'est là une petite épreuve. »
Vilhjalmr dit: « Voici que vous voulez ma mort, car personne qui soit
allé là-bas n'en est revenu.
- Certes, je veux, dit le roi, que tu reviennes, mais il est vrai que per­
sonne n'est revenu que j'aie envoyé là-bas. Les objets de prix qui sont dans
le tertre me manquent beaucoup. Et celui-là seul épousera ma sœur qui
sera plus renommé que les autres hommes. »

36, Voirfeigr*,
772 Sagas légendaires islandaises

Vilhjalmr dit: «Je ferai cela, car je ne trouve pas difficile de dévaliser
un mort pour gagner une femme. »
Vilhjalmr se rendit à son siège et la conversation cessa.

16 Hrolfr s'empare des objets de prix de Hreggvidr

Quelques jours plus tard, une nuit, Hrolfr saisit la jambe de Vilhjalmr
et dit: « Il est temps de gagner la femme et d'aller au tertre.»
Vilhjalmr se leva promptement, Hrolfr était habillé, il avait le manteau
qui lui venait de Véfreyja et la lance d'Atli. Vilhjalmr était tout armé. Il
était à cheval et Hrolfr marchait devant sa monture. Ils allèrent de la sorte
jusqu'à ce qu'une forêt se présente avec un sentier abondamment foulé. Il
y avait peu de temps qu'ils allaient qu'une tempête se déchaîna contre eux
avec rafales de neige et gelée, si forte que Vilhjalmr ne parvint pas à rester
en selle. Hrolfr mena le cheval et Vilhjalmr suivit un moment jusqu'à ce
que la tourmente devienne si puissante que le cheval ne parvint plus à
marcher et que Hrolfr le traîna à plat sur le dos en s'appuyant sur sa lance.
Ayant jeté un coup d'œil en arrière, il vit que Vilhjalmr avait disparu et
que le cheval était mort depuis longtemps. Il quitta là le cheval et pour­
suivit son chemin. La tempête était si forte que les chênes se brisaient et
leurs troncs finissaient au loin. Hrolfr reçut fréquemment de grands
coups qui auraient valu le trépas à la plupart des gens, outre les éclairs et
le tonnerre, si bien qu'il pensa que sa mort serait venue si son manteau ne
l'avait protégé. Cela dura toute la nuit, jusqu'au point du jour. À l'aube,
une grande puanteur l'assaillit, et il aurait péri asphyxié si le capuchon de
son manteau ne l'avait protégé. Il crut comprendre que cette tempête
avait dû tuer les messagers du roi et que ce devait être une tourmente
magique. Il estimait aussi n'avoir jamais été mis à pareille épreuve. Mais
lorsqu'il fit grand jour, la tempête cessa et il y eut temps calme. La puan­
teur disparut. Hrolfr vit alors un tertre haut comme une montagne,
entouré d'une palissade. Il saisit l'un des poteaux de la palissade et se jeta
par-dessus pour passer à l'intérieur, gravit ensuite le tertre, lequel lui parut
bien difficile à fracturer.
Alors qu'il regardait alentour, il vit, du côté nord du tertre, un homme
de grande taille, en royaux atours. Il alla vers lui, le salua en lui donnant le
titre de roi et lui demanda son nom.
I..:autre dit: «Je suis Hreggviôr et j'habite ce tertre avec mes cham­
pions, et tu es le bienvenu ici, mais tu sauras, Hrolfr, que ce n'est pas moi
qui ai provoqué cette tempête et cette puanteur, non plus que les autres
merveilles, et je n'ai pas tué d'hommes. Ce sont Sorkvir et Grimr lEgir qui
Saga de Hrolfr sans lèrre 713

sont causes de tout, et qui ont provoqué la mort des hommes du roi.
Pourtant, la sagesse leur fait parfois défaut lorsque l'enjeu est d'impor­
tance, et s'ils savaient que tu es ici, ils voudraient ta mort. C'est moi qui ai
pris l'apparence d'une hirondelle pour aller trouver le jar! JJorgnyr avec un
cheveu d'Ingigerôr, ma fille, car je savais que, seul des hommes du jar!, tu
te mettrais à sa recherch� et que, d'eux tous, tu serais le seul à la délivrer,
si la chance t'accompagnait. Je préférerais que ce fût toi qui l'épouses si tu
veux jouter contre Sorkvir, car ne te manquent ni le courage ni la
vaillance, et Grîmr lui a juré que personne ne le vaincrait hormis celui qui
aurait mon armure. C'est pour cela que ce tertre a été rendu invincible, et
les difficultés pour y parvenir sont telles parce qu'il considérait que per­
sonne ne devrait pouvoir obtenir cette armure. À présent, je vais te
remettre toutes les choses qui sont dans le tertre et que tu veux avoir. Je
vais te donner deux armures semblables l'une à l'autre si ce n'est que leurs
propriétés sont différentes. Tu remettras au roi celle qui est la moins
bonne, mais l'autre, ne la montre à personne avant que tu en aies besoin,
et de l'épée, prends grand soin, parce qu'on n'en voit pas beaucoup de
pareilles. lngigerôr, ma fille, garde toutes mes armes de tournois ainsi que
le cheval Dulcifal qui, à maints égards, est différent de la plupart des
autres. C'est lui que tu monteras lorsque tu affronteras Sorkvir, et tu es
certain de remporter la victoire si tu parviens à t'emparer de lui. La lance
et le bouclier resteront fidèles à leur nature. À Vilhjalmr, tu ne feras pas
confiance non plus une fois que tu ne seras plus à son service, car il te tra­
hira s'il le peut. Tu dois vouloir tenir tes serments, mais plus tôt il sera mis
à mort, mieux ce sera, sinon, il sera un grand danger pour toi. »
_ Après cela, Hreggviôr remit à Hr6lfr les objets de prix et les armes, et
enfin, il ôta de son cou son collier.
Hreggviôr dit alors: « Il m'a été assigné de pouvoir sortir trois fois de
mon tertre et il ne sera pas nécessaire de le recouvrir, sauf la dernière fois.
Tu n'auras pas d'ennuis sur ton chemin de retour. Maintenant, au revoir,
et que tout aille selon ta volonté et ton désir. Si tu reviens en Garôarîki,
viens me voir si tu as besoin d'aide. »
Hreggviôr disparut dans son tertre, et Hr6lfr prit les objets de prix et
les conserva. Il partit ensuite du tertre et revint par le même chemin, ne
notant aucune merveille. Quand il sortit de la forêt, Vilhjalmr vint à ses
devants. Il avait rampé sous les racines dPs arbres et était resté allongé là
pendant toute la tempête. À peine s'il pouvait parler en raison du froid.
II flatta fort Hr6lfr et dit: « On ne pourra jamais trouver de mots pour
dire ta renommée et la chance qui nous accompagne, alors que le tertre a
été fracturé et que l'on en a enlevé or et objets de prix. Je vois également
que rien ne peut nous arrêter et pourtant, ce fut une rude tempête, à tel
774 Sagas légendaires islandaises

point que c'est à peine si j'ai pu en réchapper. J'estime être maintenant en


mesure d'épouser la sœur du roi. Tu vas me confier les objets de valeur et
les armes, car je veux les remettre moi-même au roi. »
Hrolfr dit: «Tu ne veux pas faire grand-chose pour ton renom et tu
me récompenses mal d'avoir mis ma vie en péril à cause de toi. Prends
les objets de valeur et remets-les au roi; mais je tiendrai la parole que je
t'ai donnée et me porterai garant de ton histoire bien que tu ne le
mérites pas. »
Hrolfr avait caché une des deux armures dans la forêt et Vilhjalmr ne
la vit pas.
Ils allèrent leur chemin jusqu'à ce qu'ils trouvent le roi. Il était à table
en train de dîner. Vilhjalmr salua le roi et fit mine d'être bien épuisé. Tous
les hommes de la halle restèrent interdits de leur retour.
Vilhjalmr dit: «Assurément, je ne croyais guère que tout cela pût
entraîner plus d'épreuves, car Hreggviôr est un très grand sorcier en raison
de sa magie, et le tertre fut bien difficile à fracturer. J'en ai décousu toute
la nuit avec le roi Hreggviôr. Je me suis mis en grand péril avant d'obtenir
cette armure. »
Il prit alors l'épée et le collier, les posa sur la table devant le roi. Celui­
ci dit: « Certes, on est allé chercher ces objets de valeur, bien qu'ils me
paraissent en plus mauvais état qu'avant, en dehors du collier, qui est
intact. Mais je crois que c'est Hrolfr qui est allé les chercher, pas toi. »
Hrolfr dit: «Je vous déclare que je ne suis pas allé dans le tertre, et vous
pouvez tenir mes paroles pour vraies, car je ne me serais pas opposé à rece­
voir de pareils honneurs, ou d'autres, si j'en avais eu latitude. »
Vilhjalmr dit: «Je m'étonne, sire, que vous mettiez en doute mon
récit, ma vaillance et mon courage viril. On peut en faire l'épreuve tout de
suite ici: que Hrolfr et moi nous mesurions, il restera bien loin de moi, en
premier lieu pour la raison qu'il ne supporte pas de voir du sang humain,
et lorsque je suis entré dans le tertre de Hreggviôr, il était censé tenir la
corde, mais quand il a entendu le vacarme et les grands coups dans le
tertre, il a eu tellement peur qu'il a lâché la corde. Ce qui m'a secouru,
c'est que j'avais mis un bout de la corde autour d'une grosse pierre, et je
me suis hissé hors du tertre à la force de mes bras. »
Le roi répond: «Je fais confiance, Hrolfr, à ses propos. Ces objets de
valeur ne seraient pas ici si l'on n'était allé les chercher dans le tertre.»
Le roi fit soigneusement conserver les armes, pensant que cela ne ferait
pas de mal à Sorkvir.
On dit qu'une nuit, le cerf disparut, de sorte que ceux qui devaient le
garder ne s'en aperçurent pas. Le roi tint cela pour une très grande perte.
On le chercha partout, on ne le trouva pas. Hrolfr estima que c'était la
Saga de Hr6lfr sans 'fàrc 775

femme-alfe qui devait être venue le chercher. Vilhjâlmr était fort sarisfait
de lui-même et conversait constamment avec la sœur du roi, ils s'enren­
daient bien. Il ne se privait pas de se vanter en toutes choses. l:hivcr
s'écoula jusqu'à fol*, et rien ne se passa.

11. De l'expédition guerrière de S6ti

On nomme un roi, Menelaus. Il gouvernait le royaume de Tattariâ.


C'était un roi puissant et très important. On tient que la Tattariâ est le
plus grand et le plus riche en or des royaumes de l'Orient. Les gens y sont
grands et forts et rudes à la bataille. Dépendaient du roi Menelaus beau­
coup de rois et d'hommes de haut rang.
On dit qu'entre le Garôariki et la Tattariâ il y a une île qui s'appelle
Heôinsey. Elle est placée sous l'autorité d'un jarl. Les savants disent que
le roi Heôinn Hjarrandason fit de cette île sa première escale alors qu'il
naviguait vers le Danemark en venant d'lndialand. C'est de là, de lui,
que l'île tire son nom depuis37. Pour cette île se battaient constamment
le roi de Tattariâ et celui de Garôariki, bien qu'elle dépendît de la cou­
ronne de Tattar{â. Le roi Eirekr avait guerroyé sur cette île avant d'arriver
en Garôariki, il y avait fait de grands ravages.
Le roi Menelaus avait institué sur cette île l'homme qui s'appelait
Sôti. Il était originaire de là par sa mère, mais par son père, il provenait
du royaume de Hôlmgarôr. Sôti n'était pas au pays lorsque le roi Eirekr
y vint. Sôti était un vrai troll par la force et la taille. Son apparence
convenait à son nom38 . Il guerroyait en divers lieux et remportait tou­
jours la victoire. Il avait une vieille nourrice versée dans la magie. Elle lui
avait donné un bain qui faisait qu'ensuite, le fer n'avait pas prise sur lui.
Aussi allait-il à la bataille sans protection. Elle lui avait dit également que
cet automne-là, l'occasion de se venger du roi Eirekr serait excellente, car
les champions de celui-ci n'étaient pas au pays. Ce que sachant, Sôti s'en
alla trouver le roi Menelaus et obtint de lui une grande force. Puis il se
dirigea sur le Garôariki. Il avait des milliers de guerriers. Était avec lui un

37. �auteur fait sans doute allusion à l'un des rtcits légendaires les plus célèbres de cette
littérature, la Saga de Heôinn et de Hogni, encore appelée le Dit de Sorli (voyez la traduc­
tion complète dans Les Sagas miniatures, p. 277-292). Ce texte est célèbre parce qu'il met
en scène un motif particulièrement riche, la bataille éternelle - éventuellement entre par­
tisans des deux rois, l'enjeu étant une femme, Hildr, dont le nom signifie ,, bataille», mais
en fait, et si l'on remonte très loin dans le temps, entre vivants et morts.
38. Le nom Sôti signifie: « d'un rouge de suie», « brun foncé».
776 Sagas légendaires islandaises

homme qui s'appelait Norôri. Il était grand et fort, c'était lui qui portait
son étendard et c'était un très grand champion.
Lorsque le roi Eirekr apprit que Sôti était arrivé dans le pays avec une
grande armée, il fit tailler et envoyer dans toutes les directions la flèche de
guerre et ordonna à quiconque le pouvait de venir le rejoindre, et il assem­
bla une grande quantité de gens.
Le roi Eirekr convoqua Vilhjâlmr et dit: «Tu as accompli à présent
deux choses que je t'ai imposées mais je ne sais pas si c'est toi qui as fait
cela. Maintenant, tu vas accomplir la troisième chose de sorte que je sois
présent, c'est de tuer le berserkr Sôti. Je ne m'opposerai pas à ce que tu
épouses ma sœur si tu fais cela correctement. Je tiendrai tous les accords
dont nous avons parlé précédemment. »
Vilhjâlmr dit: «Je suis prêt à affronter Sôti. Il me paraît bon que vous
puissiez voir maintenant quel héros je suis. Vous allez me choisir toutes les
armes les meilleures et le cheval le plus solide que vous possédez, car je
vais le mettre fort à l'épreuve avant que cette bataille s'achève. »
On fit ce que Vilhjâlmr demandait. Hrôlfr l'accompagna, à pied selon
son habitude. Le roi s'en fut avec son armée jusqu'à ce qu'il rencontre
Sôti. Il y avait là une plaine avec une forêt épaisse de l'autre côté. De part
et d'autre, on se prépara pour la bataille, une grande armée était rassem­
blée là. Il y eut grande sonnerie de luiJr*, puis les ordres de bataille se
mirent en marche en poussant, de part et d'autre, le cri de guerre.

18. Hrôlft vainc Sôti

Le roi Eirekr était à la pointe de son ordre de bataille et avança vaillam­


ment au début de l'assaut. Sôti aussi avait disposé, en face, ses hommes en
ordre de bataille. Ce fut le plus rude des combats et de part et d'autre, on
progressa comme il faut. Mais dès que la bataille commença, Vilhjâlmr
chevaucha vers la forêt, dans une clairière.
Hrôlfr dit: « Il te revient maintenant, Vilhjâlmr, de t'avancer, de
conquérir la femme et de tuer Sôti. »
Vilhjâlmr dit: « Pour la femme et le royaume, qu'il en soit ce que le
destin décidera, mais pour rien au monde je ne risquerai ma vie dans une
pareille bataille, et à quoi bon une vierge ou un royaume si je perds la vie?
Voici une bonne occasion de te libérer de servitude et d'esclavage. Prends
mes armes et mon cheval, attaque Sôti et tue-le, sinon tu devras me servir
toute ta vie. »
Hrôlfr prit donc le cheval et les armes de Vilhjâlmr et se rendit à la
bataille. Celle-ci était fort meurtrière et elle tournait contre le roi Eirekr,
Saga de Hrolfr sans lèrre 777
car les gens de Tattariâ attaquaient rudement. Sôti et Norêlri faisaient
grands ravages et tout cédait devant eux. S6ti avait une hallebarde pour
combattre, et il frappait d'estoc et de taille tour à tour. Norôri avait une
excellente épée et progressait rudement. Le roi Eirekr avait attaqué avec
erande ardeur au plus épais des rangs de S6ti, jusqu'à cc que Norêlri par­
vienne en face de lui avec force hommes de Tattariâ. Ils attaquèrent ferme
le roi. Nombre de ses hommes tombèrent alors, si bien qu'il se trouvait en
pleine détresse parmi ses ennemis. Hrôlfr avançait avec les armes de Vil­
hjâlmr si rudement que les rangs de Sôti cédaient devant lui. Il frappait
d'estoc et de taille, des deux mains, abattant maints hommes, jusqu'à ce
qu'il arrive en face du roi Eirekr. Hrôlfr tua là plus de trente hommes.
Ce que voyant, Sôti fut extrêmement mécontent et il se tourna vers
l'endroit où se trouvait Hrôlfr, lui décochant un coup de sa hallebarde.
De son bouclier, Hrôlfr para le coup, il assena en revanche un horion de
sa lance, mais l'arme ne mordit pas et se brisa à hauteur de la douille. Des
deux mains, Sôti frappa Hr6lfr d'estoc. Le coup arriva au milieu du bou­
clier, le mettant en pièces, puis sur le cheval devant le garrot, de sorte que
l'épée s'enfonça dans le sol. Hrôlfr se trouva alors à pied, fort épuisé parce
qu'il s'était battu d'ardeur toute la journée. Le roi Eirekr se battait contre
Norêlri. Leur combat était rude. Hr6lfr trancha alors la tête du cheval de
S6ti. Ils se retrouvaient tous les deux à pied. Sôti assena un coup à Hrôlfr,
mais celui-ci esquiva et la hallebarde s'enfonça dans le sol à hauteur des
mains de Hrôlfr. Ce dernier frappa des deux mains l'épaule de Sôti, si
bien que l'épée se mit en pièces devant la garde. Hr6lfr était fort fâché, il
bondit sur Sôti, lui plongea dans la tête la pointe de la garde de son épée
de sorte qu'elle s'enfonça dans la cervelle, et contre cela, Sôti ne put rien
faire. Il tomba à terre et mourut aussitôt. Le roi Eirekr avait à ce moment­
là tué Norêlri. La déroute se mit dans les rangs des gens de Tattariâ, cha­
cun courut tant qu'il put, le roi Eirekr les poursuivit avec ses hommes, et
ils tuèrent chacun de ceux qu'ils atteignirent. Ils firent un gros butin en or
et en argent, en armes, habits et autres objets de prix.
Hrôlfr ne voulut pas pourchasser les fuyards. Il prit un cheval, sauta en
selle et se rendit dans la forêt trouver Vilhjâlmr pour lui dire comment les
choses s'étaient passées. Il demanda à Vilhjâlmr de prendre ce cheval et ses
armes - « agissons vaillamment et occupons-nous de préparer la noce. »
Vilhjâlmr dit: « Nous avons bien combattu et mes conseils ainsi que
ma sagacité sont de grande valeur pour avoir tant accompli. Il faut que je
sois un homme de renom. »
Hr6lfr sourit à ces propos et dit considérer que Vilhjâlmr n'avait pas
fait grand-chose pour acquérir du renom. Vilhjâlmr monta à cheval et
s'en alla tout armé voir Gyêla, la sœur du roi, lui parlant d'abondance de
778 Sagas légendaires islandaises

sa bravoure et de sa vaillance. Le roi Eirekr était arrivé chez lui, il était allé
boire dans sa halle.
Vilhjalmr alla se présenter au roi, le salua et dit: « Il s'en serait fallu de
peu pour vous aujourd'hui, sire, si je ne vous avais pas aidé. Ce n'est plus
la peine à présent de douter de moi ou de ce que je peux faire, car rien ne
m'est impossible.»
Le roi dit: « Je pense, Vilhjalmr, que les armes et l'armure sont à toi,
mais que les bras sont à Hr6lfr. »
Hr6lfr dit: «Je crois que ce serait volontiers que j'épouserais ta sœur et
m'attribuerais à juste titre les prouesses de Vilhjalmr, mais je suis bien loin
de mentir en m'attribuant des honneurs pour des choses que je n'ai pas
faites et que je ne suis pas né pour posséder.»
Vilhjalmr dit: « Les gens qui s'enquièrent trouveront étrange, sire, que
vous révoquiez en doute mon renom et ma vaillance; trouvez-vous plus
honorable qu'un jouvenceau descendant de bouseux, comme l'est Hrolfr,
ait fait tout cela et épouse votre sœur: on l'estimera impropre à devenir
un excellent chef, à gouverner le peuple ou à se promouvoir. Pour moi, j'ai
le titre de jar! et je suis fils de jarl, je descends d'une famille de rois, j'ai
belle allure et suis brave, homme excellent en tous points, j'ai tout ce qui
sied à un noble homme. Mais si vous ne voulez pas de ces fiançailles et de
ce mariage, dont nous sommes convenus, je m'en irai et répandrai votre
déshonneur dans chaque pays, disant que vous m'avez couvert d'infamie
en manquant à votre parole et à votre foi. On dit dans mon pays que
toute fille de roi serait pleinement honorée de m'épouser.»
Le roi Eirekr dit: « Il ne sera pas dit que je me serais mesquinement
conduit envers toi, et je tiendrai tous mes engagements, mais je m'étonne
que Hr6lfr ne me sorte jamais de l'esprit lorsqu'il s'agit de votre conduite
et de vos façons de faire, car je n'ai pas l'impression que vous en soyez
convenus a1ns1.»
Ils cessèrent cette conversation, le roi fit préparer les noces et l'on fit un
banquet magnifique. Lors de ce festin, Vilhjilmr épousa Gyôa, sœur du
roi Eirekr, et elle ne fit aucune objection. Vilhjalmr eut maints hommes à
son service et fit très fort l'important.

19. Hrolfr abandonne le service de Vilhjdlmr

Un matin de bonne heure, Hr6lfr entra dans le pavillon où Vilhjalmr


dormait, il alla jusqu'au lit et dit: « Il se trouve, Vilhjalmr, que tu es
devenu le beau-frère du ro1, et moi, je t'ai servi tout le temps. Je dénonce
maintenant mon service et déclare rompus tous nos engagements. Tu dois
Saga de Hrdlfr sans 'fèrre 779
être satisfait que nous nous quittions de la sorte. J'estime plus ma valeur
que tes mérites.»
Ensuite, Hr6lfr s'en alla et Vilhjalmr en fut fort ébahi. Gyôa demanda
pourquoi Hrôlfr s'en allait si vite et pour quelle raison il avait parlé de la
sorte.
Vilhjalmr dit: « Il entre dans sa nature de ne jamais vouloir demeurer
au même endroit plus d'un mois ou deux, s'il peut en décider. Il a fallu
que je lui fasse longtemps peur pour qu'il reste. La preuve est faite que
celui-là qui l'a à son service le regrette, car en tout, il est malintentionné.
C'est à la fois un voleur et un malfaiteur et je ne sais pas si je ne serais
pas enclin à le faire tuer ici en pays étranger. Toutefois, il fera bientôt
valoir quel homme il est, car il récompense toujours mal ceux qui lui
font du bien.»
Ils cessèrent cet entretien. Le banquet se poursuivit fort bien.
On dit que les rescapés de l'armée de Sôti firent voile pour rentrer au
royaume de Tattaria, ayant subi de grandes pertes. Le roi Menelaus
trouva que leur expédition avait mal tourné, mais il fallut bien que l'on
en reste là.
T ôt au printemps, Sorkvir et Brynj6lfr arrivèrent de Jotunheimr et
remirent au roi Eirekr force trésors comme on en voit peu. Eux et Grimr
1Egir avaient livré maintes batailles et toujours remporté la victoire.
Hr6lfr était dans la hirô du roi, il n'était pas en bons termes avec eux tous,
Sorkvir, Brynjôlfr et Vilhjalmr. Mais il s'entendait bien avec ses voisins de
siège parce qu'il donnait constamment de l'argent des deux mains tandis
qu'il n'avait fait de bien à personne alors qu'il était chez Vilhjalmr. C'était
le troisième hiver que la princesse devait trouver un homme pour jouter
en tournoi contre Sorkvir, et le roi Eirekr était satisfait de lui-même, car il
considérait que la princesse ne trouverait personne.

20. lngigerilr choisit Hrôlft

Peu après, des messagers de la fille du roi vinrent trouver le roi Eirekr
pour dire qu'elle demandait qu'il fit convoquer un ping très nombreux:
lors de ce ping, elle voulait choisir un homme pour tournoyer contre
Sorkvir, mais si elle n'en trouvait aucun qui voulût l'entreprendre, elle
irait avec le roi conformément à ce qui avait été stipulé entre eux et à leurs
accords. Ce message rendit le roi fort joyeux, il estima avoir la pucelle à sa
portée. Il fit donc convoquer ce ping et inviter là, en nombre, le tout­
venant, dans les villes et les châteaux et dans les districts voisins, tout
comme la fille du roi avait convoqué à venir à elle les hommes d'élite les
780 Sagas légendaires islandaises

plus vaillants de sa partie du royaume. Maint homme y vint aussi sans y


avoir été invité parce que beaucoup étaient curieux de voir comment les
choses se passeraient. Tous étaient fort anxieux pour elle.
Le ping fut tenu à courte distance du château de la princesse lngi­
gerôr. Le roi Eirekr y vint avec une grande suite. Étaient là, avec lui,
Sorkvir, Brynjôlfr et Vilhjalmr, son beau-frère, et ils faisaient tous les
importants. Hrôlfr aussi était là, portant les armes de Hreggviôr, mais on
ne prêtait guère attention à lui. Une grande foule s'était donc assemblée.
Les gens étaient placés à ce ping de telle sorte que des rangées de sièges
avaient été disposées en cercles avec un passage pour circuler. Vilhjalmr
était assis tout à côté du roi, puis Sorkvir, puis Brynjôlfr; les autres
hommes de rang trouvèrent une place. Hrôlfr était placé à l'extérieur du
dernier cercle, et très bas.
Les choses ayant été arrangées de la sorte, la princesse lngigerôr s'en fut
au ping, si belle et désirable qu'il n'était pas possible d'exagérer sur le
compte de sa beauté. Tous les hommes la regardaient, hormis Hrôlfr. Lui
ne la regarda pas et il tira son chapeau devant son visage. La princesse
passa devant chaque homme en le regardant dans les yeux. Elle parcourut
ainsi le premier cercle, puis le second. Pour finir, elle arriva à l'endroit où
siégeait Hrôlfr, elle lui saisit la main, mais il resta assis comme devant.
Elle releva alors le capuchon de son manteau et dit: « Il n'y a pas grand
choix parmi les hommes, ici, et c'est celui-là que je choisis pour jouter en
tournoi contre Sorkvir, et cet homme-là va venir avec moi s'il le veut.»
Hrôlfr dit: « Tu fais un choix parfaitement stupide, car je ne m'entends
pas à chevaucher seul de sorte de ne pas tomber. Et j'ai peur aussi quand
on me fait des grimaces.»
La princesse dit: «Je ne t'ai jamais vu encore, mais tu ne te déroberas
pas si je peux en décider.»
Le roi Eirekr dit: «Je pensais, princesse, que tu choisirais un homme
de ce pays-ci, mais pas un étranger. Hrôlfr est valet de Vilhjalmr et c'est
l'un de mes hommes. Il est donc libre de refuser.»
Hrôlfr dit: «Je ne suis le valet de personne ici, en ce pays. Et certes, je
vais accéder à la première prière de la fille de roi si elle estime en être tant
soit peu plus libre qu'avant.»
Puis Hrôlfr se leva et alla au château chez la princesse, ainsi que tous
les hommes de celle-ci. Elle assit Hrôlfr sur le haut-siège et lui prodigua
honneurs et joies.
Le roi Eirekr alla du ping à un autre château, il était fort sinistre. La
plupart des gens s'étonnaient que la princesse eût choisi l'homme qui ris­
quait d'être le plus sévèrement vaincu. Le roi regrettait fort d'avoir
accordé cela à la princesse, il demanda à Sorkvir de faire de son mieux et
Saga de Hrolfr sans Terre

de ne pas épargner les artifices qu'il pourrait utiliser - « cet homme m'a
toujours accablé l'esprit. Tu vas bien conserver l'armure qui vient de
Hreggviôr pour qu'elle ne puisse nous faire de mal.»
Hr6lfr était donc au château auprès de la fille du roi, tenu en grande
liesse, et il lui dit sa mission de la part du jarl. Elle déclara qu'elle savait
fort bien déjà cela et qu'elle ferait en sorte « que je m'en aille d'ici avec toi,
et je te tiendrai pour celui qui méritera le plus de jouir de moi si tu me
délivres du pouvoir des ennemis». Ils se quittèrent sur ces mots.
Le lendemain matin, Hr6lfr fut de bonne heure sur pied, il mit l'ar­
mure qui venait de Hreggviôr et se ceignit de l'excellente épée. La prin­
cesse lui remit la lance et le bouclier qu'avait possédés son père. Elle lui
demanda d'aller chercher le cheval Dulcifal. On l'avait mis dans un solide
enclos avec nombre de chevaux. Il mordait, ruait et tuait force chevaux.
Hr6lfr alla à la grille et frappa son bouclier de sa lance. Dulcifal alla à
Hr6lfr et la lance et le bouclier chantaient tellement que tous ceux qui
étaient auprès trouvèrent que c'était grande merveille. Hr6lfr prit le che­
val, le sella et l'enfourcha agilement, d'un bond, avec toute son armure.
Pour Dulcifal, il courut et fit un saut par-dessus les grilles qu'il n'effleura
même pas, puis il avança par la plaine. Sorkvir aussi était arrivé en lice,
ainsi que le roi, Vilhjâlmr, Brynj6lfr et une grande foule.

21. Tournoi de Hrolfr contre Sorkvir

Chacun dispose sa lance pour l'attaque, ils se portent l'un contre


l'autre aussi rudement que le peuvent leurs chevaux. De part et d'autre,
ils chargent avec grande violence. La lance de Sorkvir arrive dans le bou­
clier de Hr6lfr mais glisse, et Hr6lfr enlève d'un coup le heaume de
Sorkvir. Hr6lfr avait achevé sa charge que Sorkvir n'en était qu'aux deux
tiers de sa course. Dulcifal ne veut pas s'arrêter et fait volte-face, Sorkvir
n'a pas fait le quart du chemin qu'ils se rencontrent. De nouveau, cha­
cun charge l'autre, et il en va comme la précédente fois, Sorkvir ne par­
vient à rien mais il perd son bouclier. Ils s'attaquent pour la troisième
fois. Dulcifal va comme oiseau qui vole jusqu'à ce qu'ils se rencontrent.
Hr6lfr vise Sorkvir en sorte que le coup se fixe dans la broigne, il le
désarçonne, chevauche avec lui en travers de la lice jusqu'à ce qu'il le
jette dans une fosse puante de sorte que Sorkvir se rompt le cou. Alors,
Dulcifal se tient tranquille, comme s'il était planté en terre. La fille du
roi se réjouit fort ainsi que tous les gens du pays.
Quand le roi Eirekr vit cela, il fut excessivement fâché, il ordonna à
tous ses hommes d'encercler Hr6lfr et de le tuer au plus vite, disant que si
782 Sagas légendaires isltmdaises

on le laissait libre maintenant, il ferait des choses pires ensuite. On fit


comme le roi le disait, on attaqua Hrôlfr de tous côtés. Mais quand Dul­
cifal vit cela, il se cambra, battant des jambes de devant et mordant à mort
maints hommes. Ses yeux avaient l'air de caillots de sang, on eût cru que
du feu lui sortait des naseaux et de la bouche. Il s'en fut courant de la sorte
en fracassant des hommes sous lui. Hrôlfr ne resta pas tranquille en selle
non plus. Il éprouva l'épée qui venait de Hreggviôr. Il frappait d'estoc et
de taille, des deux mains, chevaux et hommes. Quiconque se trouvait
devant lui était certain de mourir. Tous prenaient la fuite. Hrôlfr chevau­
cha jusqu'à l'endroit où se trouvait le roi, mais il s'était échappé. Hrôlfr
occit plus d'une centaine d'hommes avant de parvenir dans la forêt; il
était épuisé mais pas blessé. Le roi Eirekr estima avoir souffert une grande
perte et il s'en fut dans son château le soir, très morose.
Ce même soir, la princesse se fit fort agréable envers ses hommes et les
traita généreusement. Elle enivra si bien toutes ses dames de compagnie
qu'elles tombèrent endormies et lorsque la nuit était peu avancée, Hrôlfr
vint au château trouver la fille du roi et lui demanda de se préparer à
voyager avec lui. Elle déclara y être prête. Hrôlfr emporta deux grands
coffres, les bijoux de la princesse s'y trouvaient. Ils montèrent tous les
deux Dulcifal et allèrent leur chemin. On ne relate pas où ils allèrent et
combien de temps ils furent en route, mais ils chevauchèrent de nuit
plus que de jour.

22. Le vœu de Vilhjdlmr

Il faut parler maintenant du roi Eirekr. Il s'éveille au matin, ordonne à


ses hommes de s'armer et de se mettre à la recherche de Hrôlfr. C'est ce
qui fut fait, ils le cherchèrent trois jours et ne le trouvèrent pas. Le roi fit
chercher alors dans le château de la princesse, elle en était partie si bien
que nul ne savait ce qu'il était advenu d'elle. Le roi conçut grande crainte
de tout cela et il était fort fâché.
Il dit à Vilhjalmr: « Je vois que tu m'as menti sur tout, tant sur ton
compte que sur celui de Hrôlfr. On peut voir maintenant que c'est un
tout autre homme que celui que tu as dit. Je vois que c'est Hrôlfr qui est
allé dans le tertre, pas toi. Il a pris la bonne armure et moi, celle qui n'a
aucune utilité. On voit bien qu'il est des hommes de grande classe, mais
toi, tu es un traître sans valeur, un couillon dans chaque fibre. Tu as su
toute son intention et tu n'as pas osé me le dire. Je considère que tu ne
possèdes aucun royaume ou autres excellentes choses, et je te crois, à tous
égards, né d'un esclave bouseux. Tu mériterais que je te fasse pendre à la
Saga de Hrolfr sans "Ji,m: 783

potence pour fausseté et trahison, envers ma sœur et moi, et c'est cette


mort qui t'attend, même si elle n'advient pas tout de suite. »
À ces propos du roi, Vilhjalmr eut grand peur et dit: « Je vais promp­
tement manifester quel homme je suis. Je monte sur cette souche et je fais
le vœu de ne pas revenir .dans le lit de Gyôa, ta sœur, avant d'avoir mis à
mort Hrôlfr et de vous avoir rapporté, à toi et à la princesse, sa tête. Je
n'aurai en cela le renfort de personne non plus que l'assistance.»
Vilhjalmr prit ses armes et son cheval et s'en fut au plus vite, et il se mit
à la poursuite de Hrôlfr. Pour le roi Eirekr, il demeura en Garôariki,
considérant que les choses allaient fort mal.

23. De Mondull et de ses artifices

La saga revient maintenant au Danemark, chez le jar! I>orgnyr et ses


hommes, et ce même automne où Hrôlfr s'en fut en Garôarîki, le jar! se
rendit par son royaume à des banquets39 , selon sa coutume.
Un jour, un inconnu se présenta au jar! et dit se nommer Mondull Pat­
tason. Il déclara avoir voyagé un peu partout en pays étrangers et avoir
bien des choses à dire, tout en ayant acquis grand renom. Il était de petite
taille et fort trapu, beau de visage; il avait de gros yeux saillants. Le jar! fit
bel accueil à cet homme et le pria de rester chez lui. [homme accepta. Il
divertissait fréquemment le jar! en racontant maintes histoires sensées. Il
se fit que le jar! le prit en grande affection, qu'il le convoquait pour cha­
cune de ses affaires, et Mondull conversait avec lui nuit et jour, si bien que
le jar! en oubliait le gouvernement de ses États.
Un jour, le Conseiller Bjorn vint, comme d'habitude, se présenter au
jar! I>orgnyr et lui reprocha de faire d'un inconnu son homme de
confiance: ces entretiens étaient tellement inconvenants qu'à cause d'eux,
il ne s'occupait pas de son royaume. Ces propos de Bjorn fâchèrent le jar!
qui dit qu'il ferait ce que bon lui plairait, quoi que Bjorn dît. Mondull
entendit les propos de Bjorn mais ne se manifesta pas. Bjorn débita
encore maints propos véridiques puis s'en alla.
Bjorn possédait une maison en ville près de la résidence du jar!, et un
autre domaine en dehors de la cité, comme on l'a dit précédemment. Un
jour, Mondull s'en vint à la résidence de Bjorn alors qu'il n'était pas chez

39. C'est bien le mot qu'emploie le texte. Mais en fait, il s'agissait chez les souverains et
plus tard chez les dignitaires de l'Église de faire le tour de leurs sujets les plus importants,
qui étaient tenus de les accueillir: le mot veizla, proprement «banquet», qui figure ici,
s'applique à cet usage.
784 Sagas légendaires islandaises

lui, non plus que personne d'autre en dehors d'Ingibjorg, sa femme. Il


lui conta fleurette et elle fit bel accueil à cela. On en vint au point qu'il
chercha à coucher avec elle, prodiguant pour ce faire maintes belles
paroles. Il lui offrit d'accepter de lui force objets précieux tout en blâ­
mant constamment Bjorn, disant que ce n'était pas un homme. Cela
courrouça fort lngibjorg qui lui répondit avec mépris, disant que jamais
elle n'irait avec lui. Mondull sortit alors d'en dessous de son manteau
une cruche et lui demanda de prendre de cette boisson en signe de
réconciliation, mais elle donna un coup sous la cruche et le contenu
rejaillit dans le visage de Mondull.
Cela fâcha celui-ci, qui dit: « Nous ne nous quitterons pas, toi et
Bjorn, ton mari, avant que je ne vous aie récompensés selon vos mérites
pour le déshonneur que vous m'avez fait, à la fois en paroles et en actes.»
Ensuite, il s'en alla et se présenta au jarl I>orgnyr, disant: « Je voudrais,
sire, que vous condescendiez à accepter de moi une ceinture que j'ai héri­
tée de mon père.» Il la posa devant le jarl, sur la table. Elle était tout
ornementée d'or et de pierreries. Le jarl ne pensait pas avoir jamais vu
objet de plus de valeur. Il le remercia, disant ne pas avoir reçu pareil don
d'un homme du commun. Mondull passa là l'hiver, tenu dans la même
affection, mais les rapports entre Stefnir, Bjorn et lui étaient froids. Le
jarl était très content de la ceinture et la montrait toujours à ses amis
quand il avait des banquets.
lngibjorg, la femme de Bjorn, attrapa une maladie étrange pendant
l'hiver. Elle était devenue toute noire comme la mort et elle ne prêtait
attention à rien, comme si elle était devenue folle. Bjorn en était très
éprouvé, car il l'aimait beaucoup.
Il se trouva, au printemps, lors d'un banquet, que la ceinture donnée
par Mondull disparut. On la chercha partout, on ne la trouva pas. Le jarl
estima que c'était grande perte et fit apporter grand soin à l'investiga­
tion, mais on ne la trouva pas. Le jarl demanda à Mondull ce qu'il pen­
sait qu'elle était devenue et comment il fallait la chercher.
Mondull dit: « Il m'est difficile de désigner un homme qui l'aurait
prise bien que j'estime pouvoir le deviner, mais il est vraisemblable que
celui-là s'est emparé de cette ceinture qui vous a volé bien d'autres
choses. Il faut que ce soit un homme puissant qui ait fait cela, un
homme qui vous a toujours envié votre honneur. Mon avis, c'est que
vous fassiez organiser des fouilles alors que tout le monde s'y attend le
moins, et ne faites d'exception pour personne, quelle que soit sa distinc­
tion. Celui qui a pris la ceinture ne laissera pas ouvrir son coffre de son
plein gré, et quel que soit celui qui l'a fait, qu'il soit à bon droit pendu à
la potence.»
Saga de Hrolfr sans Terre ·s ·,

Le jarl estima que c'était là un bon conseil et dit qu'il en serait ainsi. li
fit rassembler tous les hommes de sa hirô et leur dit qu'il voulait fouiller le
coffre de chacun, d'abord de Stefnir, son fils, et du Conseiller Bjorn, de
sorte que les autres puissent mieux accepter. Ils déclarèrent y être prêts.
C'est ce que l'on fit: Stefnir fut le premier à montrer ses coffres et on n'y
trouva pas la ceinture. Puis on chercha chez Bjorn et chez tous ceux qui
étaient dans la ville, et l'on ne put rien trouver.
Alors, Mondull dit: « Bjorn doit posséder d'autres coffres que ceux qui
sont ici chez lui et on ne les a pas fouillés.»
Stefnir dit: « Assurément, Bjorn a des biens hors de la ville, mais je ne
crois pas qu'il faille chercher là.»
Le jarl dit qu'il fallait chercher par là et c'est ce que l'on fit. Bjorn
accepta que l'on fouille, comme précédemment. Mondull alla à un ancien
coffre et demanda ce qu'il contenait. Bjorn dit qu'il n'y avait là que de
vieux clous pour bateaux. Le jarl ordonna d'ouvrir. Bjorn chercha la clef
et ne la trouva pas. Le jarl y alla, fractura le coffre et examina tout ce qu'il
contenait, et sur le fond se trouvait la ceinture. Tout le monde s'en émer­
veilla, mais surtout Bjorn, car il se savait innocent.
Le jarl était fort fâché et il ordonna de se saisir de Bjorn. «Je vais, dit­
il, te pendre à la plus haute potence dès que le matin viendra, car cet
homme doit avoir déjà fait cela bien que ce soit seulement maintenant
qu'il en est confondu.»
On s'empara de Bjorn, on le ligota fortement parce que personne
n'osait s'opposer, bien qu'il ne méritât pas cela. Bjorn offrit de se sou­
mettre à une ordalie selon la coutume du pays, mais le jarl ne voulut pas
en entendre parler. Stefnir obtint de son père que Bjorn vive encore sept
iiuits pour le cas où il se trouverait quelque chose qui lui fût en aide; il
serait sous la garde de Mondull et ne reviendrait pas dans sa résidence.
Beaucoup s'en affligeaient car Bjorn était fort populaire. Le jarl s'en fut à
la ville avec ses hommes, et ils allèrent boire. Dès que la hirô eut goûté au
premier plat et bu le premier vaisseau, toute leur amitié pour Bjorn dispa­
rut et tous trouvèrent qu'il était accusé à juste titre.
Mondull était au domaine de Bjorn et il chassa tous les hommes de sa
maison. Il mit Ingibjorg dans son lit chaque nuit, sous les yeux de Bjorn,
et elle lui prodiguait toute affection, sans se souvenir de Bjorn, son mari.
Bjorn trouvait cela dur à supporter. Se passèrent de la sorte ces sept nuits
dont on a parlé.
La saga retourne au point dont on s'est détourné, car on ne dira pas
deux choses en même temps bien que toutes les deux se soient passées de
concert.
786 Sagas légendtlircs islandaises

24. Vilhjdlmr trahit Hrôl.f pour la deuxième fais

Il faut dire maintenant que, alors que Hr6lfr et la princesse quittaient


le Garôarfki, ils virent un jour un homme qui chevauchait à leur pour­
suite; il était en vêtements de lin et était ceint d'une épée. Hr6lfr recon­
nut que c'était Vilhjalmr, lequel, dès qu'il vit Hr6lfr, tomba à ses pieds et
lui demanda miséricorde de bien des façons - «j'ai souffert durement
depuis que nous nous sommes quittés, dit Vilhjalmr, car le roi m'a fait
mettre au cachot et il voulait me tuer. Je suis parvenu à m'enfuir par mes
artifices, tout gelé et affamé. Me voici rendu à ta miséricorde, mon cher
Hr6lfr, quoi que tu veuilles faire de moi. Je ne voudrais jamais faire chose
qui pourrait te déplaire, et tous les jours t'être loyal et fidèle désormais, si
tu me laisses en vie et me fais revenir avec toi au Danemark.»
Hr6lfr fut touché par les lamentations de Vilhjalmr et déclara ne pas
daigner le tuer bien qu'il le méritât. La princesse dit que cela était mal­
avisé, «car il a mauvais air et il s'avérera méchant».
Vilhjalmr s'en fut donc avec eux et se fit fort obligeant, mais jamais il
n'était sans danger pour lui d'approcher de Dulcifal, car celui-ci mordait
Vilhjalmr et lui prodiguait des ruades s'il y parvenait.
Ils allèrent jusqu'à ce qu'ils soient à un jour de voyage de la résidence du
jarl Porgnyr. Ils avaient pris leurs quartiers pour la nuit dans une forêt et se
firent un abri de branches, le soir. Hr6lfr et la princesse couchaient ensemble
chaque nuit avec une épée nue entre eux. Vilhjalmr piqua Hr6lfr de l'épine
du sommeil pendant la nuit, et le lendemain matin, il se leva de bonne heure,
prit le cheval Dukifal, le sella, seule chose que le cheval acceptait de Vil­
hjalmr. Hr6lfr était couché en armure, le manteau qui lui venait de Véfreyja
par-dessus. lngigerôr se leva. Elle molesta Hr6lfr et ne parvint pas à le
réveiller, quoi qu'elle fît. Elle sortit alors de l'endroit et pleura. Vilhjalmr
vit cela et demanda si elle jouissait peu de la cohabitation avec Hr6lfr.
Elle dit: «Tout me plaît en lui, mais il dort si ferme que je ne parviens
pas à le réveiller.
- Moi, je vais le réveiller», dit Vilhjalmr.
Il alla à l'abri et le mit en pièces. Puis il trancha les deux pieds de
Hr6lfr et les fourra sous ses habits. Hr6lfr dormait comme devant. La
princesse demanda ce qui avait été cassé.
«Les jours de Hr6lfr », dit Vilhjalmr.
La princesse dit: « Maudites soient ta vie et celle de celui qui a fait cette
œuvre infortunée. Qu'une méchante fin t'attende.»
Vilhjalmr dit: «De ces deux conditions, prends celle que tu trouveras
la meilleure. Lune est que tu viennes avec moi chez le jarl Porgnyr et
Saga de Hrôlfr sans làn' 787
attestes ce que je dirai, car je trouve peu d'honneur à revenir en Garôarfki.
Lautre est que je te tue telle que te voici.»
Elle réfléchit qu'il valait mieux ne pas choisir la mort tant qu'elle avait
la possibilité de vivre, mais elle pensa qu'il n'était pas exclu que du mal
advînt de Vilhjilmr. Elle dit alors qu'elle le suivrait et ne contrcdi rai r pas
ce qu'il dirait s'il ne lui faisait pas de déshonneur dans ses propos. Il lui
fallut prêter serment là-dessus. Vilhjalmr voulut prendre Dulcifal, mais il
n'en fut pas question, car il mordait et ruait de tous côtés, de sorte qu'on
ne pouvait absolument pas l'approcher, et Vilhjalmr ne put aller à Hr6lfr
à cause du cheval. Il ne put manipuler l'épée en raison de son poids.
Hr6lfr resta là gisant, et eux allèrent leur chemin. La princesse trouva
pénible de s'en aller et de quitter Hr6lfr, tant était misérable son état.
On ne rapporte rien de leur voyage avant qu'ils n'arrivent chez le jarl
Porgnyr. Celui-ci alla à la rencontre de la fille du roi avec tous les hon­
neurs et liesse. Il demanda quel homme était Vilhjalmr.
Il répond: «Je suis un fils de paysan de bonne famille, ici au Dane­
mark, et je me suis joint à Hr6lfr lorsqu'il quitta le Garôarfki. Nous avons
accompli maintes rudes tâches et en dernier lieu, il a vaincu Sorkvir, un
champion du roi Eirekr, et l'a tué. Le roi n'a pas supporté cela et a fait sai­
sir Hr6lfr pour le tuer. Voici ses pieds que j'ai emportés pour les montrer.
J'ai joint ensuite la princesse et je l'ai amenée ici. Je me suis mis en maint
péril de ma vie pour vous, de même que Hr6lfr. Nul n'était plus vaillant
que lui, car il ne se rendit jamais avant de perdre les deux pieds. J'estime
maintenant être parvenu à épouser I>6ra, votre fille. Il n'y a pas de honte
pour vous à m'avoir pour gendre en raison de ma famille et de ma virilité.
Aussi n'est-il pas besoin de différer que nos deux noces se tiennent en
même temps.»
La plupart trouvèrent vraisemblable l'histoire de Vilhjalmr et tous s'af­
fligèrent de la mort de Hr6lfr, surtout le jarl et Stefnir, son fils. Ingigerôr
pleura fort. Le jarl la consola et demanda si Vilhjilmr lui avait dit vrai.
Elle dit: « Vilhjalmr ne vous aura pas menti plus qu'aux autres, et je
veux vous prier de retarder les noces d'un mois. Il peut arriver maintes
choses qui vous fassent changer d'avis.»
Vilhjalmr plaisait peu à P6ra également et elle fit la même requête. Ce
qu'entendant, Vilhjalmr bafouilla: « Ne remettez pas la date des noces,
quoi qu'elles disent, car le caractère des femmes n'a pas de sens.»
Stefnir dit: « Il sied que la princesse en décide et le délai n'est pas
long.»
Vilhjalmr dit: « Il ne convient pas à un chef, dit-on, de laisser les
femmes décider de leurs intentions, non plus que leur fils, si elles et lui
donnent de mauvais avis. »
788 Sagas légendaires islandaises

Stefnir se courrouça à ces propos et dit que ce seraient elles qui décide­
raient, mais pas Vilhjalmr, « ou bien, j'y perdrai la vie » .
Vilhjalmr déclara que ce ne serait pas une perte si Stefnir était tué. Le
jarl leur ordonna de ne pas faire de cela un sujet de disputes - « toutefois,
Stefnir décidera de ce dont il veut se mêler, mais toi, Vilhjalmr, tu te
marieras avec ma fille, car tu l'as bien mérité. »
Stefnir prit lngigerôr par la main et la conduisit au pavillon de sa sœur,
l'enferma ensuite et conserva lui-même la clef. Les gens disent que la prin­
cesse lngigerôr avait gardé les pieds et y avait mis des herbes qui ne pou­
vaient dépérir. Stefnir déplaisait fort à Vilhjalmr mais celui-ci dut se
contenter des choses en cet état.

25. Mondull guérit Hrôl.fr

Il faut revenir maintenant à Hr6lfr. Il resta étendu jusqu'au soir,


comme mort, car l'épine du sommeil était dans sa tête. Vilhjalmr ne
l'avait pas enlevée. Dulcifal, sellé et bridé, le gardait, jusqu'à ce qu'il aille à
Hr6lfr et, de la tête, le fasse rouler sur le sol. Alors, l'épine du sommeil
tomba. Hr6lfr se réveilla et constata que ses deux pieds étaient partis, que
l'abri avait disparu, que Vilhjalmr s'en était allé ainsi que la princesse.
Lépée qui venait de Hreggviôr était là. Hr6lfr trouva que les choses
allaient bien mal, mais pourtant, il se mit en mouvement, prit les pierres
guérisseuses et les frotta sur les moignons de ses jambes. La brûlure se mit
rapidement à disparaître. Il rampa jusqu'à son cheval, mais celui-ci se cou­
cha en sorte que Hr6lfr roula jusqu'à la selle. Alors, Dulcifal se remit
debout. Hr6lfr chevaucha jusqu'à ce qu'il arrive au domaine de Bjorn, son
ami, car il ne voulait pas aller jusqu'à la ville et estimait qu'il y avait loin
jusqu'à son propre château. Quand il arriva au domaine, Dulcifal se cou­
cha. Hr6lfr lui enleva sa bride et se coula dans les maisons. Il trouva que
tout y était très riche.
Hr6lfr alla dans la halle et se jeta dans un siège plongé dans l'ombre, où
il resta un moment. Il vit alors une femme déambuler, en portant du feu.
Elle était noire et portait des vêtements sombres, et elle était tout enflée.
Elle tisonna le feu. Peu après arriva un homme vêtu d'écarlate, avec un
bandeau d'or autour du front. Il était de petite taille et trapu. Il menait un
homme derrière lui, qui était enchaîné, pieds et mains. Il reconnut Bjorn,
son ami, et trouva qu'il était durement maltraité. Lhomme mit Bjorn par
terre, s'assit près du feu, mit la femme auprès de lui et l'embrassa.
Bjorn dit: «Tu fais mal, Mondull, d'avoir séduit ma femme, de
m'avoir calomnié auprès du jarl de sorte qu'il va me faire pendre d'ici trois
Saga de Hrolfr sans Terre '.'i')

jours sans aucune raison. Tu ne te serais pas conduit de la sorte si Hrùlfr


Sturlaugsson avait été dans le pays. Il me vengera si le destin lui donne de
reven1r. »
Mondull répond: «Jamais il ne t'aidera ni ne te vengera désormais. Je
peux te dire sur son compte qu'il a perdu les deux pieds et qu'il est prati­
quement mort. Il ne reviendra jamais à la vie. »
Hrôlfr se dressa sur ses moignons dans son siège, prit à deux mains le
cou de Mondull et dit: « Tu sauras que les mains de Hrôlfr sont encore
vivantes, même si ses pieds sont partis » , il le tire sous lui si bien que
Mondull en émet des gargouillements.
Mondull dit alors: « S'il te plaît, Hrôlfr, ne me tue pas. Je vais te guérir,
car je possède un onguent qui n'a pas son pareil dans les pays du Nord. Je
détiens un art si grand de la médecine que je peux totalement guérir, dans
un délai de trois jours, quiconque a des chances de survivre. Je te ferai savoir
aussi que je suis un nain habitant dans le sol et que j'ai la nature des nains
tant pour l'art de la médecine que pour l'artisanat40. Je suis venu ici-bas
dans le but d'ensorceler l>ôra la fille du jar! ou Ingibjorg, et de les emporter
avec moi. Mais comme Bjorn a vu très clairement qui j'étais, je voulais le
faire périr, de telle façon que je m'emparai de la ceinture et la mis dans son
coffre et j'emportai la clef pour qu'il soit tenu d'autant plus susceptible
d'avoir volé qu'il refuserait d'ouvrir son coffre.J'ai détourné tout le monde
de l'amitié de Bjorn. À présent, je veux faire tout ce que tu requerras pour
garder ma vie, car je ne trahirai jamais celui qui m'a épargné. »
Hrôlfr dit alors: « Je courrai le risque de te donner la vie, mais d'abord,
tu vas soigner Ingibjorg et libérer Bjorn. »
Il mit Mondull debout: il était tout noir et laid, selon la façon dont il
avait été créé. Il libéra Bjorn, déshabilla Ingibjorg et oignit sa chair d'un
excellent onguent, lui fit boire un breuvage capable de faire revenir la
mémoire. Elle recouvra bientôt ses esprits, sa chair blanchit, elle retrouva
la santé et perdit tout amour pour le nain. Elle et Bjorn remercièrent
Hrôlfr, comme il en était digne.
Après cela, Mondull disparut et revint au bout d'un moment, il appor­
tait les pieds de Hrôlfr et un grand pot d'onguent. Il dit: «Je ferai main­
tenant une chose que jamais je n'avais envisagée, c'est de te guérir, Hrôlfr.
Tu vas te coucher près du feu et échauffer tes moignons. »
C'est ce que fit Hrôlfr. Le nain oignit l�s blessures et replaça les pieds
qu'il attacha avec des attelles, laissa Hrôlfr allongé ainsi pendant trois

40. Ce texte est à soi seul une petite somme: les nains, en effet, qui étaient sans doute
les morts, habitaient, à ce titre, sous terre. Ils détenaient, comme tels, la science <les choses
cachées, notamment dans les domaines de la médecine et de l'artisanat.
790 Sagas légendaires islandaises

nuits, défit alors les bandages et demanda à Hr6lfr de se lever et de faire


un essai. C'est ce que fit Hr6lfr. Ses pieds étaient aussi aptes et souples que
s'il n'avait jamais été blessé.
Mais si l'on trouve de telles choses incroyables, il revient à chacun de
dire ce qu'il a vu ou entendu. Il est difficile aussi de contredire ce que les
doctes d'autrefois ont composé. Ils auraient fort bien pu dire que cela
s'était passé différemment s'ils l'avaient voulu. Il y a eu des sages qui ont
beaucoup parlé en figures de certaines choses, comme maître Galterus
dans la Saga d'Alexandre ou le poète Umeris dans la Saga des Troyens, et les
maîtres qui leur ont succédé ont tenu cela pour vrai plutôt que pour sujet
de contradiction, disant que cela pouvait avoir été ainsi. Personne n'a
besoin d'y ajouter foi non plus, qu'il en retire donc de la joie tant qu'il
écoute41 •
Hr6lfr dit alors à Mondull: «Tu as bien fait de me guérir, tu vas rece­
voir de moi les choses que tu demanderas. Je veux te prier de m'accompa­
gner en Garôariki si j'y retourne. »
Mondull dit qu'il en serait ainsi - « je vais maintenant aller à ma mai­
son. Il m'a été dur d'en démêler avec toi et le plus dur a été de quitter
lngibjorg, mais il faut bien qu'il en soit ainsi.»
Là-dessus, le nain Mondull s'en fut, et Hr6lfr ne sut pas ce qu'il était
advenu de lui.

26. Hrolfr se présente au jar!

Le lendemain matin, Hr6lfr se leva et s'arma. Il dit à Bjorn: «Mainte­


nant, nous irons en ville, nous présenter au jarl.»
Bjorn dit: «Je n'en ai pas envie, car à présent, le temps est expiré où
l'on me faisait trêve, et si je vais là-bas, ma mort est assurée.»
Hr6lfr dit: «Tu vas t'y risquer.»

41. Ce passage est capital et il a suscité d'abondants commentaires. La Saga d'Alexandre


est la traduction faite par l'évêque Brandr Jônsson, autour de 1200, de 1'Alexandreis de
Gautier de Châtillon, les Islandais ayant suivi la mode européenne tant pour la matière de
France (chansons de geste, etc.), que pour celle de Bretagne (romans de Chrétien de
Troyes) et que, donc, pour celle d'Alexandre. De même, Homère n'était pas inconnu et
cette Saga des Troyens dérive des travaux, en latin, de Darès le Phrygien et de Dictys de
Crète. C'est dire l'étendue de la culture des clercs de l'île! Surtout, on voudra bien prendre
garde à la fin du paragraphe, car elle résume, en quelque sorte, ce qu'il faut penser des
sagas dites légendaires, de l'aveu même de l'auteur du présent texte. Soit: après tout, ce
que j'écris là n'est pas gratuit, je me couvre de l'autorité de maîtres anciens; et surtout:
vous n'êtes pas tenus de croire à l'authenticité du récit, il suffit qu'il vous amuse!
Saga de Hrolfr sans Terre '<//

Ils allèrent à la ville et pénétrèrent dans la halle, s'arrêtant près de la


porte. Le jarl était à table et ne reconnut pas Hr6lfr non plus qu'aucun de
ceux qui se trouvaient à l'intérieur.
Mais dès que les hommes du jarl virent Bjorn, ils dirent tous: « Il fait
bien le hardi, ce voleur de Bjorn qui se présente aux yeux du jarl, et
Mondull l'a bien mal gardé puisque le voici relâché. »
Un homme ramassa un gros os de bœuf et le lança sur Bjorn, mais
Hr6lfr l'attrapa au vol et le renvoya sur celui qui l'avait jeté. Los arriva
dans sa poitrine et la transperça de telle sorte que l'homme resta fixé dans
le mur de bois. Tout le monde se tut en voyant cela et eut peur de
l'homme de grande taille qui était entré.
Hr6lfr dit à Bjorn: « Va au siège de Stefnir et dis ces mots: "Hr6lfr
Sturlaugsson t'inviterait à entrer s'il se trouvait là et que tu arrives."»
Bjorn se rendit à pas comptés le long de la halle parce qu'il était fort
effrayé, jusqu'à ce qu'il arrive devant Stefnir. Il dit alors les mots que
Hr6lfr lui avait indiqués. En entendant cela, Stefnir passa par-dessus la
table, s'avança vers Hr6lfr et releva le capuchon de devant son visage. Il
reconnut Hr6lfr et lui souhaita de tout cœur la bienvenue, puis le mena
devant son père. Le jarl se réjouit de la venue de Hr6lfr, il se leva en
grande liesse pour aller au-devant de lui.
Vilhjâlmr fit de grands yeux en voyant Hr6lfr. De peur, il avait le
visage tantôt tout rouge, tantôt pâle comme de l'écorce de tilleul.
Le jarl Porgnyr dit: « Il me semble que voici Hr6lfr, Vilhjâlmr, et il
n'est pas mort. »
Hr6lfr demanda si Vilhjâlmr était là. Celui-ci dit: « Me voici, mon
cher Hr6lfr, et tout ce qui m'appartient est en ton pouvoir. »
Hr6lfr dit: « Nous ne nous sommes pas quittés en bons termes, Vil­
hjâlmr, et tes méfaits ont dû te rester longtemps dans la poitrine, bien
que les voici manifestés maintenant; et tu ferais mieux de raconter l'his­
toire de ta vie, bien qu'elle ne soit pas bonne, car tu ne retireras pas
grand honneur de ton existence désormais.
- On va faire comme tu le veux, mon cher Hr6lfr, c'est ce qui
conviendra le mieux», dit Vilhjâlmr.

27 La saga de Vilhjdlmr et sa fin

« Le début de mon histoire, c'est que mon père, qui s'appelait Ûlfr,
habitait près d'une forêt, ici, au Danemark. Il avait une femme et huit
enfants, j'étais l'un d'eux, l'aîné. Mon père possédait quantité de chèvres,
fort indisciplinées. On m'avait assigné de les garder et je faisais tout mon
792 Sagas légendaires islandaises

possible, quand j'y parvenais, mais la provende était maigre et j'étais mal
vêtu. Quand je ne ramenais pas les chèvres à la maison, j'étais battu.Je le
supportais mal jusqu'à ce qu'une nuit, j'arrivai à la maison, y mis le feu et
brûlai tout le monde dedans. J'habitai là un long moment. Je me mis à
prendre des forces.
« Une nuit, je rêvai que venait à moi un homme de grande taille qui dit
se nommer Grîmr. Il dit que j'étais un homme prometteur et que grande
chance m'était assignée si je m'entendais à la rechercher, et qu'il allait pas­
ser marché avec moi.Je demandai quel marché c'était.
« Il dit: "Je vais te donner plus de force que tu n'en as eue précédem­
ment, et des armes et de bons habits ainsi que plusieurs autres choses, et
tu vas aller trouver Hr6lfr Sturlaugsson et le trahiras si tu le peux, car il est
maintenant en voyage et il a l'intention d'aller en Garôarfki pour enlever
la princesse. Il va provoquer bien des maux si l'on ne met pas fin à ses
jours. On peut opérer un changement de chance de sorte que tu
deviennes, toi, beau-frère du roi Eirekr et que lui soit mis à mort."
«J'acceptai. Ensuite, il sortit d'en dessous de son manteau une grande
corne et m'en donna à boire.J'eus l'impression que la force m'investissait.
Cela dit, nous nous quittâmes et lorsque je me réveillai, les armes et les
habits étaient là. Je m'en fus ensuite, jusqu'à ce que je trouve Ôlvir, mon
parent. Tout ce qui se produisit là était sur mon conseil parce que j'esti­
mais que tu tiendrais ton serment et que je serais en mesure de te tuer
quand je le voudrais, une fois que tu aurais accompli ce qui me promou­
vrait. Je pensais savoir que c'était Grîmr /Egir qui m'était apparu, aussi
quittai-je le Garôarfki pour te chercher, parce que je craignais qu'il se
venge cruellement de moi si je ne faisais pas ce qu'il avait dit. J'avais l'in­
tention de prendre P6ra pour femme, aussi amenai-je Ingigerôr ici et non
en Garôarîki. Je n'aurais jamais été hors de danger si l'on découvrait la
vérité sur mon compte. J'envisageais de tuer Stefnir puis le jarl, de m'em­
parer d'Ingigerôr et de gouverner tout seul le royaume à partir de là. Je
t'aurais décapité, mon cher Hr6lfr, dans la forêt, si je n'avais craint Dulci­
fal. Et voici la fin de la saga de ma vie. J'espère, mon cher Hr6lfr, que tu
m'accorderas la vie bien que je ne le mérite pas, car j'ai quelque excuse, je
voulais acquérir l'honneur qui était offert et obtenir un tel mariage, un tel
royaume!"»
Après cela, Vilhjalmr se tut, mais tous ceux qui avaient entendu cette
histoire le tinrent pour le pire des traîtres.
Sur ce, Hr6lfr entama sa propre histoire et raconta comment il était
parti de chez lui au Danemark, jusqu'au moment où l'on en était arrivé, et
l'on estima que son renom et sa vaillance étaient de grande valeur. On
pensa que le nain lui avait été envoyé pour sa bonne chance.
Saga de Hr6lfr sans Ferre 793
Bjorn recouvra alors la réputation et l'honneur qu'il avait possédés
auparavant; pour Vilhjâlmr, il fut mis en prison et l'on convoqua à cause
de lui un J:,ing nombreux. On rechercha quel genre de mort lui convien­
drait le mieux. Tous furent d'accord pour qu'il subisse le plus effroyable
trépas, on le bâillonna et on le pendit à la plus haute potence. Vilhjâlmr
laissa la vie de la façon que l'on vient de dire et il fallait s'attendre qu'il
finisse mal tant il avait été traître et assassin.
La princesse Ingigerôr se réjouit du retour de Hrôlfr et aussi qu'il fût
sain et sauf. Le jarl eut un entretien avec elle et dit que, maintenant, il
n'était pas besoin de remettre davantage les noces.
Elle dit: « Vous saurez, sire, que Hreggviôr, mon père, n'a pas été vengé
et en outre que je n'entrerai dans le lit d'aucun homme avant que ce soit
fait, que le roi Eirekr soit tué ainsi que Grimr /Egir et tous ceux qui ont le
plus contribué à sa mort. Je ne veux pas non plus que les hommes du
Garôariki servent un autre chef que celui que j'épouserai.»
Hrôlfr dit: « Puisque j'ai emmené la princesse hors du Garôariki et
qu'elle a bien voulu me suivre, elle ne sera contrainte par personne si j'en
puis décider. Je veux vous offrir, sire, de me rendre en Garôariki avec vos
forces et d'y accomplir tout ce dont je serai capable.»
Le jarl dit: «Je veux vous remercier, Hrôlfr, du bon vouloir que vous
m'avez manifesté en cela et en tout ton service. J'accepterai volontiers que
toi et Stefnir soyez les chefs de cette expédition. Je vais vous équiper, pour
cette expédition, de bateaux et de troupes au mieux de mes moyens, parce
que je voudrais que vous effectuiez la vengeance de telle sorte que cela
plaise à la princesse. Les noces n'auront pas lieu avant que vous soyez reve­
nus, si le destin le permet.»
· La princesse dit que cela lui plaisait bien et ce fut résolu. Les hommes
de Hrôlfr l'avaient attendu dans le château tandis qu'il était parti et ils se
réjouirent de le voir revenir chez lui.

28. Hrôlfr et ses gens se rendent en Garôariki

Le jarl I>orgnyr fait préparer des bateaux et des armes en été, d'un bout
à l'autre de ses États. Une importante troupe de Svij:,jôd et de Frisland
vint à lui aussi, que ses parents et amis lui envoyèrent et il reçut encore
une grande force du Vindland42 . De granJs préparatifs furent faits en Jut­
land pour cette expédition militaire et quand l'armée fut rassemblée, cela
fit une belle force et bien équipée. Ils avaient cent bateaux, la plupart gros.

42. Le pays des Vendes, une tribu slave établie à l'est du Danemark.
794 Sagas légendaires islandaises

Hr6lfr et Stefnir étaient les chefs de cette troupe. Ils attendirent un vent
favorable pendant quelques jours.
Un jour, un homme vint se présenter à la table, sur le bateau de Hr6lfr.
Il était de petite taille, et corpulent, il portait un gros sac sur les épaules. Il
prit la passerelle pour monter sur le bateau. Hr6lfr reconnut cet homme.
C'était le nain Mondull qui était venu là. Hr6lfr lui fit bel accueil.
Méindull se débarrassa de son sac et dit: « Me voici donc venu, Hr6lfr,
comme tu le demandais, et je vais aller avec toi si tu le veux, à la condition
que je décide de tout ce que je veux conseiller et que personne ne déso­
béisse à mes avis. Nous allons avoir besoin de tout cela pour réussir.»
Hr6lfr répond pour dire que tout le monde prendrait son avis, et que
lui accepterait volontiers sa compagnie.
Le nain dit alors: « La première de mes dispositions, c'est que toi, Hr6lfr,
tu sois sur le bateau qui sera en tête pendant tout le voyage, car tu as l'anneau
d'or qui te vient de la femme-alfe. Tu ne perdras pas ton chemin. Nous
allons attacher tous nos bateaux, chacun à la proue de l'autre. Je serai sur le
bateau qui viendra en dernier lieu. Nous ne détacherons pas les bateaux
avant que la voile ne soit ferlée sur tous, et s'il y en a un qui se détache de la
flotte, aucun n'ira le chercher. Vous maintiendrez cela, et n'y dérogerez pas,
quoi qu'il arrive, quoi qu'il vous en semble, et alors, tout ira bien. Nous n'ac­
costerons jamais ni ne ferons de pause avant d'être arrivés au Garôarîki.
Nous allons maintenant hisser la voile, car le bon vent ne manquera pas.»
On fit donc comme Mondull le prescrivait. Le jarl l>orgnyr et Ingi­
gerôr leur souhaitèrent l'au revoir. Bjéirn le Conseiller resta chez le jarl
pour s'occuper de ses États.
Un vent favorahle se leva, Hr6lfr et les siens prirent la mer. Pour com­
mencer, ils ne progressèrent guère, mais il leur parut ensuite que le temps
changeait. La mer était démontée autour d'eux et l'on entendait dans l'air
de grands vacarmes. Méindull était à la barre dans le dernier bateau. Il prit
un grand bâton, attacha autour un fil bleu, et le remorqua dans le sillage
du bateau.
Une nuit, il leur sembla qu'un bateau de guerre se portait contre
Hr6lfr et l'attaquait rudement. Mondull les héla pour leur dire de ne prê­
ter aucune attention à cela, mais ils dirent qu'il avait tellement peur qu'il
n'osait pas défendre l'armée de Hr6lfr. Ils détachèrent de la flotte un
bateau et voulurent se porter en avant des autres esquifs, mais il n'en fut
pas question, car un vent se leva contre eux qui chassa le bateau en arrière
de tous les autres, et la dernière chose qu'ils virent, ce fut qu'un grand
morse se précipitait dessus et retournait le bateau. Tout l'équipage périt. Il
advint maintes autres merveilles et les hommes réagirent diversement. En
tout, ils perdirent vingt bateaux avant d'arriver en Garôarîki.
Saga de Hrolfr sans Terre

Ils remontèrent la rivière Dyna et là, ravagèrent les deux rives, incl'll
<liant les habitations, pillant le bien sur lequel ils mettaient la main.
Maintes gens se soumirent à eux et par là, ils obtinrent grands renforts. Ils
apprirent bientôt où était le roi Eirekr: à quel endroit il se trouvait avec
quantité d'hommes. Ils mirent les bateaux au mouillage, en un seul et
même lieu. Mondull prit une barque et fit à la rame le tour de la flotte.
Puis il débarqua et dit aux hommes de planter leurs tentes auprès d'un
grand rocher qui se trouvait dans le voisinage - « chaque tente sera plantée
tout contre la suivante.»
C'est ce qui fut fait. Après cela, il défit son sac et en tira des tentes de
soie noire. Il les planta par-dessus toutes les autres, si largement et forte­
ment que nulle part il n'y avait d'interstice pour pénétrer. Ce fut avant les
nuits d'hiver43 qu'ils arrivèrent en Garôarîki.
Le nain Mondull dit: «À présent, on va sortir des provisions des
bateaux et les porter dans les tentes de façon qu'elles durent trois nuits.
Puis vous allez entrer dans les tentes et ne pas même regarder au dehors
avant que je ne vous le dise.»
Tout fut accompli selon ses ordres. Mondull fut le dernier à entrer
dans une tente, après, toutefois, avoir fait le tour de toutes.
Peu après, ils entendirent que le vent tournait à la tempête, il soufflait
ferme sur les tentes. Ils tinrent cela pour une merveille. Un homme fut si
curieux qu'il défit la tente et regarda dehors, mais quand il rentra, il avait
perdu l'esprit et la voix, et il mourut peu de temps après. Cette tempête
dura trois nuits.
Mondull dit: « Nous ne reviendrons pas tous au Danemark si Grimr
lEgir peut en décider, car c'était lui, ce morse qui a fait couler nos
bateaux, et il aurait procédé de la sorte avec tous, si je ne m'étais trouvé
dans le dernier, car il n'a pas pu aller plus loin que le bâton que je remor­
quais derrière moi. Il a maintenant déchaîné contre vous une tempête et
ce gel, si bien que vous en auriez tous reçu la mort si les tentes ne vous
avaient pas protégés. À présent, il y a douze hommes qui sont arrivés dans
la forêt à peu de distance d'ici, c'est Grîmr qui les a envoyés pour le roi
Eirekr. Ils sont descendus d'Ermland, ils sont en train de pratiquer un
sejôr* et ils le dirigent contre vous, Hr6lfr et Stefnir, de sorte que vous
vous entretuiez. Nous allons marcher à sept contre eux, et voir ce qui se
passera.»

43. Les nuits d'hiver ou vetrntRtr* ont certainement été une date importante pour le
paganisme germanique. À l'époque où est écrite la présente saga, toutefois, il est probable
que le sens religieux ancien est perdu et que l'expression signifie simplement: « le début de
l'hiver».
796 Sagas légendaires islandaises

C'est donc ce qu'ils firent, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la forêt. Ils
virent une maison. On y entendait un bruit horrible fait par ceux qui exé­
cutaient le sejôr. Ils pénétrèrent dans la maison et y virent une plate-forme
élevée soutenue par quatre piliers. Mondull passa sous la plate-forme et
exécuta des contre-sejôr avec de tels charmes qu'ils agirent sur les magi­
ciens eux-mêmes. Ils passèrent ensuite dans la forêt et s'y arrêtèrent un
moment, mais les magiciens réagirent de telle façon qu'ils démolirent la
plate-forme et sortirent de la maison en courant et en beuglant, chacun
dans une direction donnée. Certains coururent dans un marécage ou à la
mer, certains sautèrent d'un rocher ou d'une falaise, et ils se tuèrent tous
de la sorte. Hrôlfr et les siens revinrent ensuite à leurs bateaux et ils étaient
tous sains et saufs. Ils virent que la tempête n'avait pas sévi ailleurs qu'au­
tour des bateaux et des tentes.
Alors, Mondull dit: « Il se trouve, Hrôlfr, que je n'irai pas à la bataille,
parce que je n'ai ni la vaillance ni la force pour cela. Pourtant, il ne te
serait pas resté grande armée si tu avais été tout seul à y pourvoir. À toi et
à Stefnir était destinée la mort que, vous l'avez vu, les magiciens ont
reçue.»
Ils le remercièrent de son art et se préparèrent à débarquer ensuite.

29. Mort du Jarl Porgnjr

Peu après que Hrôlfr et les siens aient quitté le Jutland et soient arrivés
en Garôariki, survint le berserkr Tryggvi, que nous avons mentionné pré­
cédemment dans cette saga44. Il avait une armée invincible en raison de
son nombre. Il avait le plus souvent été en Écosse et en Angleterre depuis
qu'il avait fui devant Hrôlfr et Stefnir, mais il venait d'apprendre qu'ils
avaient quitté le pays et qu'il rencontrerait donc peu de résistance.
Dès que le jarl I>orgnyr apprit ces nouvelles de guerre, il fit rassembler
des troupes, et comme Tryggvi était survenu fort à l'improviste et, de plus,
que toute l'élite du pays était partie, le jarl obtint peu de monde en face
d'une si grande armée. La rencontre se produisit à peu de distance de la
ville. Très rude bataille éclata aussitôt. De part et d'autre, on avança bra­
vement. Le jarl Porgnyr fit vaillamment porter son étendard, il le suivit
personnellement et se battit avec extrême audace, tuant maint homme.
Bjôrn le Conseiller le suivait virilement et abattit maint homme, car lui et
le jarl étaient habitués à la guerre et avançaient avec courage. Tryggvi aussi

44. Se reporter au chapitre S.


··1 .
Saga de Hrôlfr sans Terre

avançait rudement et faisait des ravages dans les rangs du jar!, si bien que
nul ne lui résistait, et la bataille tourna fort au désavantage du jarl. Cette
bataille dura toute la journée et se termina par la chute du jar! Porgnyr
qui périt en laissant bonne réputation, et ce fut Tryggvi qui fut son meur­
trier. Alors, Bji:irn le Conseiller prit la fuite avec le reste de l'armée, jusqu'à
la ville. Ils y restèrent, et Tryggvi en fit le siège.
Tard le soir, on vit trois bateaux qui se dirigeaient vers la côte. Ils
étaient tous grands et noirs sur les plats-bords. Ils mouillèrent et plantè­
rent leurs tentes. Les gens de la ville étaient anxieux de leur condition.
Quand vint le matin, les gens des bateaux marchèrent sur la ville en ordre
de bataille. Douze venaient en tête, deux d'entre eux portaient un masque
devant le visage. Tryggvi aussi disposa ses troupes en ordre de bataille et
lorsqu'ils se rencontrèrent, il n'y eut pas grandes salutations, parce que les
hommes masqués livrèrent bataille aussitôt et attaquèrent ferme. Ce que
voyant, les citadins sortirent de la ville et attaquèrent sur le flanc. Tryggvi
se trouva pris entre les deux et ses troupes tombèrent d'importance. On
l'assaillit ferme et, pour finir, il tomba, ainsi que la plus grande partie de
sa troupe. Ils firent alors grand butin. Les hommes masqués allèrent
immédiatement à leurs bateaux sans adresser la parole à personne. Les
gens du pays s'émerveillèrent fort de ce que devaient être ces hommes,
mais nul ne pouvait le dire. Ensuite, tout fut tranquille et le jar! Porgnyr
fut inhumé sous un tertre. PÔra s'affligea grandement de la mort de son
père, ainsi que beaucoup d'autres gens du pays, car il avait été un bon chef
et dirigeant; il avait longtemps gouverné le royaume et de façon très paci­
fique. Aussi tout le monde se lamenta-t-il sur sa mort.

30. Premier jour de bataille

Il faut parler maintenant de ce dont nous nous sommes détournés,


savoir que Hrôlfr convoque toute son armée contre le roi Eirekr. Ils se
rencontrèrent à courte distance d'Aldeigjuborg45 • Le roi avait une grande
armée, et formidable. Nombreux étaient les chefs accompagnant le roi
Eirekr. Lun d'eux était un jar! qui s'appelait fmi. Il était grand et fort, très
habile aux armes, originaire de Garôariki. Était avec lui son demi-frère,
qui s'appelait Ri:indôlfr. On aurait bien pu l'appeler troll en raison de sa
taille et de sa force. La famille de sa mère était d'Âluborg en J i:itunheimr et
c'est là qu'il avait été élevé. Pour toute arme, il avait une massue de six
aunes de long et avec un gros renflement à un bout. La plupart des armes

45. Voir la note 34.


798 Sagas légendaires islandaises

ne mordaient pas sur le manteau qu'il portait. Rond6lfr était saisi de


fureur46 quand il était en colère et il hurlait comme un troll. Brynj6lfr
était avec le roi, mais P6rôr et Grfmr n'étaient pas arrivés, car ils rassem­
blaient des troupes dans le haut du pays.
De part et d'autre, ils installèrent leur camp puis dormirent cette nuit­
là. Le terrain était plat et proche de la mer. Le lendemain matin de bonne
heure, ils se préparèrent pour la bataille, le roi forma deux ordres de
bataille, il était lui-même dans l'un et Brynj6lfr portait l'étendard du roi.
Devant la bannière, il plaça Rond6lfr et tous ceux qui étaient les plus
grands champions. Dans l'autre ordre de bataille il y avait le jarl Îmi et
plusieurs hommes de distinction, bien qu'ils ne soient pas nommés. Por­
tait son étendard l'homme qui s'appelait Arnoddr et était un grand cham­
pion. Hr6lfr aussi institua deux ordres de bataille. Il se posta en face du
roi Eirekr, les Suédois et les Frisons étant sous sa bannière. Stefnir était sur
l'autre aile ainsi que les Jutlandais. Lhomme qui portait son étendard
s'appelait Ali, un homme de très grande vaillance. Hr6lfr portait l'armure
qui lui venait de Hreggviôr. Il montait Dulcifal. Dans l'une et l'autre
armées, il y avait une importante cavalerie. Stefnir portait l'un des man­
teaux de Hr6lfr. Mondull n'était pas à la bataille, il n'avait pas l'habitude
des armes.
Disposées de la sorte, les deux armées poussèrent leur cri de guerre,
après quoi les deux formations s'affrontèrent. Tout de suite, ce fut une
rude bataille avec grandes pertes humaines de part et d'autre. Il y eut
d'abord une charge de cavalerie, puis une violente bataille d'estoc et de
taille. Rond6lfr avançait hardiment, assénant des deux mains des coups de
sa massue et tuan� hommes et chevaux. Il n'était pas de chevalier si fort
qui supportât l'un de ses coups. Aussi tout ce qui se trouvait devant lui
battait en retraite. Brynj6lfr portait bravement l'étendard et il se fit une
méchante rumeur dans les rangs de Hr6lfr. Celui-ci allait de l'avant sur
Dulcifal, personne n'était si vaillant qu'il restât en selle devant lui et ses
horions. De l'épée venant de Hreggviôr, il frappait d'estoc tant les
hommes que les chevaux, tuant maint homme, car cette épée mordait
comme si elle était plongée dans l'eau, et ne faisait jamais faux bond dans
ses coups. La bataille était féroce, les hommes étaient abattus les uns sur
les autres.
Il faut raconter maintenant que Stefnir chevauche ferme contre les
rangs du jarl Îmi, causant du dommage à maint chevalier, jusqu'à ce que
le jarl Îmi l'affronte. Chacun charge l'autre avec grande ardeur, et chacun

46. On sait que notre saga baigne littéralement dans la magie. Le texte porte ici le mot
hamaJr sur le verbe hamast, lui-même fabriqué sur le substantif hamr*.
Saga de Hrôlfr sans Terre

vise le bouclier de l'autre. Quand ils se rencontrèrent, le manche de Li


lance d'fmi se brisa en son milieu et, d'un coup, Stefnir désarçonna le jar!
qui se retrouva loin de son cheval. Il se remit sur pied d'un bond et bran­
dit son épée. Stefnir sauta de selle et assena un coup de taille à fmi, mais
celui-ci frappa à son tour, et l'épée de Stefnir arriva sur la garde et emporta
le bras avec. Après cela, de son épée, Stefnir transperça le jarl qui y laissa la
vie. Stefnir poursuivit ensuite son attaque.
En un autre endroit, Âli et Arnoddr se rencontrèrent et s'attaquèrent
par grande vaillance. Ils se donnèrent des coups de taille si bien que toutes
leurs protections furent détruites. Ils avaient tous les deux jeté leurs éten­
dards et leurs démêlés se terminèrent de telle sorte que, de son épée,
Arnoddr transperça les entrailles d'Âli, le coup ressortant dans le dos. Âli
se rua sous ce horion et frappa des deux mains la tête d'Arnoddr, le coup
arrivant dans les dents. Ils tombèrent tous les deux à terre, morts.
Hrôlfr voit alors les ravages que Rondôlfr fait dans ses rangs, il voit que
l'on ne peut rester dans l'état. Il saute de Dulcifal et se rue contre
Rondôlfr. Lorsqu'ils se rencontrent, Rondôlfr frappe Hrôlfr avec sa mas­
sue de fer, mais Hrôlfr esquive, ne se fiant pas à subir un coup aussi
pesant. La massue atteignit deux hommes qui s'étaient tenus derrière
Hrôlfr et elle leur mit tous les os en pièces. Hrôlfr déchargea un coup laté­
ral, de son épée, sur le bras de Rondôlfr, il le lui trancha à hauteur du poi­
gnet de même que tous les orteils de l'un de ses pieds. De l'autre bras,
Rondôlfr brandit sa massue et frappa Hrôlfr de toutes ses forces. La mas­
sue arriva en terre et s'y enfonça jusqu'en son milieu, Hrôlfr ne fut pas
touché. Celui-ci assena alors un coup sur l'autre bras de Rondôlfr si bien
qu'il tomba à terre. Alors, Rondôlfr battit en retraite. Il agitait ses moi­
gnons en mugissant comme un taureau. Sur ce, Hrôlfr lui trancha les
deux fesses qui lui pendirent dans les creux des genoux. Il traîna ce far­
deau derrière lui et se précipita en beuglant contre les rangs du roi Eirekr
de sorte que tout cédait devant lui. Il tua de la sorte maint homme.
Hrôlfr et Stefnir, ainsi que leurs hommes, jouirent de cet avantage,
frappant d'estoc et de taille quiconque se trouvait devant eux. Les troupes
du roi Eirekr tombaient en masse. Rondôlfr n'avait cure de ce qu'il avait
devant lui, il bondit sur Brynjôlfr, le faisant tomber à la renverse avec son
étendard: Brynjôlfr parvint difficilement à se remettre sur pied, puis prit
la fuite. Lorsque les hommes du roi Eirekr virent que l'étendard était
tombé, ils s'enfuirent, tous autant qu'ils étaient. Ce que voyant, le roi
Eirekr s'enfuit comme les autres jusqu'à la ville; Hrôlfr et Stefnir pour­
chassèrent les hommes en déroute et tuèrent tous ceux qu'ils atteignaient.
Il y eut alors grande hécatombe, à peine si l'on peut en dire le nombre.
Rondôlfr sauta dans la rivière et se noya, mais Eirekr et la troupe qui en
800 Sagas légendaires islandaises

réchappa se barricadèrent dans la ville, et la bataille se termina ainsi. Le


soir était venu.
Hrôlfr s'en fut alors à son campement et fit panser les blessures de ses
hommes. Beaucoup étaient tombés également dans ses rangs. Tard le soir,
les hommes de Hrôlfr virent trois bateaux de guerre venant vers la côte. Ils
mouillèrent et prirent leurs dispositions pour la nuit. Après cela, trois
cents hommes sortirent des bateaux. C'était une armée vaillante et bien
équipée. Était à la tête un homme plus grand que les autres. Ces gens allè­
rent au campement de Hrôlfr et lorsqu'ils se rencontrèrent, Hrôlfr recon­
nut son père qui était arrivé là, Sturlaugr, avec Eirekr, son frère. Il y eut
joyeuses retrouvailles entre eux tous. Hrôlfr interrogea son père sur les
nouvelles et sur ses expéditions. Sturlaugr était bien vieux, il y avait long­
temps qu'il avait renoncé aux expéditions guerrières. Il dit avoir entendu
parler des expéditions de Hrôlfr et qu'il était allé de Norvège en Garôariki
pour lui prêter renfort. Ils burent ce soir-là et firent grande liesse. Stur­
laugr avait son armure et la sax* qui lui venait de Véfreyja. Étaient avec lui
maints champions et vaillants hommes venant de Hringarîki. L'un d'eux
s'appelait Torfi le Fort, le second, Barôr, le troisième, Garôr, le quatrième,
Atli, le cinquième, Birgir, le sixième, Solvi, le septième, Loôinn, le hui­
tième Knûtr kveisa. Ils étaient tous de très vaillants hommes. On estimait
que Torfi et Knûtr les surpassaient de loin. Ils allèrent dormir et firent
monter solidement la garde.

31. Deuxième jour de bataille

Pendant la nuit, de nombreux renforts vinrent au roi Eirekr, des


hommes rassemblés dans les districts, et Grimr /f;:gir et l>ôrôr Hléseyjar­
skalli arrivèrent le soir avec une armée innombrable. Il y avait avec eux
maints champions et berserkir, on en mentionne douze: l'un est Ôrn !'Ar­
ménien, puis Ulfr, Harr et Gellir, Sorli au Long Nez et Tjorfi, Tji:isnir,
Loômundr, Haki, Ufôlfr et Styrr le Fort, Brûsi beinserkr47 • Tous, ils
étaient difficiles à traiter et plus semblables à des trolls qu'à des hommes,
quoique quatre d'entre eux fussent les pires, c'étaient Tjosnir, Gellir et les
frères Styrr et Brûsi. Le roi Eirekr se réjouit de leur arrivée et leur dit avoir
subi de grandes pertes en hommes, et que Hrôlfr était différent de la plu­
part des hommes en raison de sa vaillance et de l'armure qu'il portait -
« ce nous fut grande malchance que Hrôlfr ait obtenu l'épée qui vient de
Hreggviôr. »

47. Cet étrange surnom pourrait signifier:« Chemise d'os»!


Saga de Hrôlfr sans Terre S/1/

Grfmr dit: « Tout ira bien. Nous allons compenser demain cette perte
que vous avez subie aujourd'hui. »
La nuit s'écoula et le jour vint. De part et d'autre, on se prépara pour
la bataille.
Le roi Eirekr sortit de la ville avec route son armée et disposa ses
troupes en ordres de bàtaille. Brynj6lfr porta, de nouveau, son étendard,
et il y eut avec lui huit berserkir: Ôrn l'Arménien, Ûlfr, Harr, Sorli, Lif6lfr,
Loômundr, Herkir, T jorfi et Grfmr LEgir. Celui-ci se tenait devant l'éten­
dard de cet ordre de bataille. Sur l'autre aile, il y avait I>6rôr Hléseyjar­
skalli et l'on portait un étendard devant lui. Étaient là T josnir et Gellir,
Styrr et Brûsi et beaucoup d'autres.
En face du roi Eirekr, Hr6lfr et Stefnir formèrent aussi leur ordre de
bataille avec Knûtr Kveisa et Torfi le Fort. Contre I>6rôr se disposèrent
Sturlaugr et Eirekr, son fils, et les six champions que voici: Haddr, Garôr,
Atli, Birgir, Solvi et Loôinn. On ne mentionne pas qui était porte-éten­
dard en dehors de Brynj6lfr. La différence de nombre était grande, le roi
avait trois hommes contre un en face.
Ensuite, on sonna du lûôr, après quoi les ordres de bataille marchèrent
l'un contre l'autre en poussant le cri de guerre, parmi les encouragements
et un grand fracas d'armes. Il y eut d'abord une averse de projectiles, puis
une bataille corps à corps, et de part et d'autre on marcha vigoureusement
contre l'adversaire. Maintes choses et événements se produisirent en
même temps mais il faudra n'en dire qu'un seul à la fois. Le nain Mondull
n'était pas à la bataille, il se tenait sur une hauteur. Il tirait de l'arc et fai­
sait de grands ravages. De part et d'autre, on avança bravement, il n'était
pas besoin de contester le courage de quiconque. Firent face à Grimr
LEgir, Knûtr Kveisa et Torfi le Fort. Ils étaient tous les deux forts et versés
dans l'art de la magie. Ils l'attaquèrent tous deux en même temps, et pen­
dant longtemps, ce jour-là. Leur assaut était si rude que les gens devaient
se garder d'être trop près d'eux. Les berserkir du roi faisaient de grands
ravages et traversaient les rangs de Hr6lfr si bien que tout cédait devant
eux. Maint excellent brave perdit là tout pouvoir. Il n'était heaume si bon
ou bouclier si épais qui résistât à leurs coups. La troupe de Hr6lfr était sur
le point de se débander.
Hrôlfr avait progressé parmi l'ordre de bataille du roi Eirekr avec
Stefnir, et ils y avaient fait grand ravage, avant de voir comment les ber­
serkir allaient rudement de l'avant. Ils se retournèrent alors contre eux et
lorsqu'ils se rencontrèrent, il n'y eut pas à contester les grands coups que
les uns déchargeaient aux autres. Hr6lfr assena un coup à Ôrn, mais
celui-ci interposa son bouclier et Hr6lfr le mit en pièces, mais la pointe
de son épée lui incisa tout le ventre si bien que les entrailles jaillirent.
802 Sagas légendaires islandaises

Après cela, il transperça Herkir et trancha les deux pieds à Ufôlfr. Stefnir
décocha un coup de lance à Ûlfr, mais celui-ci interposa son bouclier et
le coup transperça et le bouclier et la cuisse. Ce fut une grande blessure.
Ûlfr trancha le manche de la lance. Hârr aussi bondit sur Hr6lfr et le
frappa sur le heaume avec une masse d'armes si bien qu'il en fut presque
assommé. Cependant, Hr6lfr se précipita sur Ûlfr et le frappa de son
épée, la broigne ne servit à rien et Ûlfr fut transpercé. Loômundr visa
Stefnir à l'endroit du mollet, qu'il transperça. Hr6lfr survint alors et
frappa des deux mains Loôinn à la tête, il le pourfendit jusqu'en bas si
bien que l'épée se ficha en terre. Sur ce, Sorli et Tjorfi frappèrent Hr6lfr.
Hârr déchargea un coup de sa masse dans le dos de Hr6lfr. Ç'aurait été
sa mort si le manteau ne l'avait protégé ainsi que son armure, mais il
tomba sur les deux genoux. Il se releva promptement et frappa Hârr au
pied, de sorte qu'il le trancha à la hauteur du creux du genou. Hr6lfr
décocha un coup latéral sur le flanc de Tjorfi, le mettant en pièces à hau­
teur de la taille. Sorli chercha à s'esquiver, et Hârr s'était relevé sur l'autre
jambe, rossant de sa masse tout ce qui se trouvait devant lui. Il occit onze
hommes avant que Stefnir lui assène le coup de la mort. Il laissa là la vie,
ay ant acquis excellente réputation. La bataille était féroce. Le roi Eirekr
et Brynj6lfr tuèrent maint homme. Mondull décocha au roi Eirekr une
flèche qui lui transperça le bras.
Hr6lfr et Stefnir attaquèrent rudement de nouveau, car la bataille
tournait fort à leur désavantage. Ils arrivèrent à l'endroit où Grîmr s'en
était pris à Torfi et Kmhr. Le sol était tout retourné alentour. Leurs démê­
lés se terminèrent de telle sorte que Knûtr était mort et que Torfi était
hors d'état de combattre en raison de ses blessures. Grîmr était fort épuisé,
et pourtant il avait tué maint homme. Hr6lfr et Stefnir le frappèrent tous
les deux en même temps, mais il s'esquiva en s'enfonçant dans le sol
comme si ç'avait été de l'eau.
Il faut relater que pendant ce temps, Sturlaugr et ses hommes atta­
quaient l'autre aile de l'ordre de bataille. Chaque parti avançait en asse­
nant de grands coups d'épée et en déchaînant de fortes attaques à la lance.
Il y eut grande hécatombe. Des deux mains, Sturlaugr frappait de taille et
d'estoc avec la sax qui lui venait de Véfreyja. Nul de ceux qui étaient écor­
chés de la sorte n'avait besoin de panser ses blessures. Eirekr, son fils, le
secondait bien et abattait maint homme. I>6rôr Hléseyjarskalli se porta
avec grande ardeur contre Sturlaugr. Il avait le crâne nu, mais on avait
beau le frapper de l'épée ou de la hache, les coups ne mordaient pas. Aussi
pouvait-il avancer sans danger. Les Norvégiens, quarante hommes de
Sturlaugr, se portèrent contre lui et l'attaquèrent tous, mais il se défendit
avec grande vaillance.
Saga de Hrôifr sans /àrc 803

En un autre endroit se trouvaient ensemble Styrr k h>rt et Brüsi bcin­


serkr, se portèrent contre eux Haddr, Garôr, Birgir et Séilvi. Crnx-ci mar­
chaient à quatre contre eux deux, et ils eurent besoin de toutes leurs
forces. Quoique leurs coups d'estoc et de taille ne soient pas rapportés en
détail, leur attaque fut à la fois rude et violente. Leur rencontre se termina
de telle sorte que Styrr ét Brusi tombèrent épuisés, mais ils avaient alors
tué Haddr et Garôr et tranché les deux mains de Séilvi, Birgir étant fort
blessé. Solvi se rua sur un homme et lui donna du crâne dans la poitrine si
bien que les côtes s'enfoncèrent. Ce fut sa mort. Après cela, il en abattit
un autre en lui emportant la gorge d'un coup de dents. On le transperça
alors d'une lance et il laissa la vie avec grande bravoure.
Loôinn et Adi attaquèrent Gellir et leur affrontement fut rude, car
c'était le pire monstre. Ils lui infligèrent maintes blessures. Gellir frappa
Adi de la pointe de sa hallebarde, le coup arriva dans le heaume et le
fendit, pour s'arrêter dans la cervelle. Loôinn voulut le venger et frappa
Gellir de son épée à travers la broigne puis dans la cuisse. Ce fut une
grande blessure. Gellir assena à Loôinn un coup qui arriva dans la clavi­
cule, la mit en pièces et trancha le cœur. Il s'affaissa, mort. Intervint alors
Eirekr Sturlaugsson qui déchargea à Gellir le coup de la mort.
Se rencontrèrent Tjéisnir et Sturlaugr. Chacun administra un coup à
l'autre, mais aucun ne fut blessé. Sturlaugr mit en pièces le bouclier de
Tjosnir mais il dut reculer devant les grands coups de celui-ci. Mondull le
vit. Il mit sur la corde de son arc une flèche à barbes qu'il décocha dans l'œil
deTjosnir, de sorte que le manche s' enfonça profondément. Tjosnir se saisit
du manche de la flèche et l'arracha: l'œil était dessus. Cela suffit à Sturlaugr
qui fenditTjosnir à la taille si bien que chaque moitié retomba d'un côté.
Sturlaugr vit alors les grands ravages que l>ôrôr lui faisait, si bien qu'il
s'en fallait de peu que ses troupes ne fussent en déroute, une partie de ses
hommes étant tués. Il se rendit à l'endroit où se trouvait l>ôrôr qui se
retourna contre lui et leur duel fut à la fois rude et long, jusqu'à ce que
Sturlaugr lui assène un bon horion. Lequel arriva sur son crâne et l'épée
ne manqua pas à sa réputation, car ce fut un si grand coup qu'il fendit la
tête de l>ôrôr et traversa tout le tronc de sorte que l'homme tomba à terre
en deux morceaux. Sturlaugr en avait trop fait: il perdit sa sax qui s'insi­
nua dans le sol et on ne la retrouva jamais. Sur cet événement, les livres
divergent fort, étant donné qu'il est dit dans la Saga de Sturlaugr et dans
plusieurs autres qu'il serait mort de vieillesse chez lui en Hringarîki et que
c'est là qu'il serait inhumé sous un tertre, alors qu'ici, on dit qu'après la
mort de l>ôrôr, Grîmr /Egir serait remonté de terre derrière Sturlaugr et
qu'il l'aurait frappé d'un glaive dans le dos, de sorte qu'il l'aurait fendu par
le milieu. Nous ne savons pas lequel des deux est le plus véridique.
804 Sagas légendaires islandaises

Eirekr, son fils, vit cela car il était près de là. De son épée, il frappa
Grimr par grand courroux, le coup arriva sur son épaule et l'épée craqua
comme si elle avait frappé une pierre, et elle ne mordit pas. Grimr se
retourna contre Eirekr et lui souffla dans la face du venin si brûlant qu'il
tomba aussitôt, mort. Tout le monde trembla à cette vue, pourtant il y eut
encore une rude bataille et grande hécatombe.
Quand Hr6lfr apprit cette nouvelle, il se mit fort en colère et n'épargna
point l'épée qui lui venait de Hreggviôr, frappant à la fois dur et fréquem­
ment, si bien que tout ce qui se trouvait devant cédait. Il tuait parfois deux
ou trois hommes d'un seul coup et progressait de la sorte comme s'il pas­
sait à gué un fleuve au violent courant. Cette bataille dura toute la journée
jusqu'à ce qu'il fit noir et qu'on n'y vit plus assez pour combattre. Le roi
Eirekr fit alors lever le bouclier de trêve et la bataille cessa. Le roi se rendit
dans la ville avec sa troupe et Hr6lfr alla à son campement, on pansa les
blessures des hommes qui espéraient survivre. Mais il y avait eu de telles
pertes dans les rangs de Hr6lfr et de Stefnir qu'il ne restait pas plus de deux
mille hommes de toute leur armée, et la plupart fort blessés. Il y eut grande
rumeur de mécontentement dans l'armée. Les hommes prirent du repos et
s'endormirent bientôt après ce grand épuisement.

32. Hr6/fr se rend au tertre de Hreggviôr

Lorsque les hommes furent endormis, Hr6lfr se leva fort silencieuse­


ment. Il alla à l'endroit où se trouvait Dulcifal, l'enfourcha et chevaucha
jusqu'à ce qu'il arrive au tertre de Hreggviôr. La lune brillait. Hr6lfr des­
cendit de cheval et monta sur le tertre. Il vit Hreggviôr assis hors du
tertre, regardant la lune et déclamant:

1. Se réjouit Hreggviôr
de l'excellent voyage
de Hr6lfr le Hardi
jusqu'à ce pays-ci.
Ce guerrier va
venger le roi
sur Eirekr
et eux tous48 .

48. Il va sans dire que je n'ai pas essayé de rendre exactement cette poésie. Sans
atteindre les incroyables contorsions de la poésie scaldique, elle obéit aux lois de l' accen­
tuation, de l'allitération et de la résolution qu'il est impossible de restituer en français.
Saga de Hrolfr sans Terre 805

2. Se réjouit Hreggvior
de la mort de Grimr,
et de I>ôror qui par là
épuisent les moments de leur vie.
Cette faction
de mes ennemis
s'inclinera
devant Hrôlfr.

3. Se réjouit Hreggvior
que Hrôlfr épouse
la jeune vierge,
Ingigeror.
Le prince va,
le fils de Sturlaugr,
gouverner Hôlmgarôr.
Durera mon poème.

Hrôlfr s'avança alors et le salua respectueusement. Le roi lui rendit ses


salutations et demanda comment il allait.
Hrôlfr dit: « Vous devez le savoir clairement déjà, de sorte que je n'ai
pas à en parler. La bataille a été très mauvaise pour nous en raison des
grandes pertes que nous avons subies, et il vous revient de nous donner
quelque bon conseil qui nous fournisse assistance. »
Hreggviôr dit: «Je trouve qu'il est bon que tu doives nous venger, et la
victoire te sera accordée par le destin, tout invraisemblable que cela
paraisse. Voici deux vaisseaux que tu vas prendre: tu donneras à boire de
l'un à tous tes hommes lorsqu'ils se réveilleront demain, et du plus petit,
toi et Stefnir allez en boire et dès lors plus rien ne vous vaudra de désagré­
ment. Je puis te dire que Stefnir se destine lngigerôr, ma fille, dès qu'il a
vu sa beauté, mais pas à Porgnyr, son père, ni à toi. Or je t'accorde de
jouir d'elle, et d'ailleurs ce que tu veux obtenir plaira bien à Stefnir dès
que vous aurez bu de ce vaisseau. Voici aussi un couteau et une ceinture
que je veux te donner, de pareils objets de prix ne se trouvent pas dans les
pays du Nord. Tu vas donner cela à cet homme seul qui ne mérite que du
bien de ta part, selon toi. Et maintenant, nous allons nous quitter pour
cette fois et nous ne nous reverrons jamais plus. Tu vas refermer le tertre
comme je te l'ai déjà prescrit. Porte mes salutations à ma fille lngigerôr. Je
souhaiterais que toute la vaillance et la chance qui m'ont accompagné se
portent sur toi. Au revoir, que toutes choses aillent selon tes désirs. »
806 Sagas légendaires isltmdaises

Puis Hreggviôr pénétra à reculons dans le tertre, et Hr6lfr le referma


comme on le lui avait demandé. Il monta ensuite Dulcifal et reprit le che­
min de chez lui.
Mais alors qu'il était presque arrivé au campement, Stefnir vint au­
devant de lui, tout armé et fort courroucé, et il dit: « Tu as mal fait,
Hrôlfr, d'être allé dans le tertre de Hreggviôr et de vouloir tout le renom
pour toi seul, pensant par là obtenir la princesse lngigerôr, mais rien n'est
moins sûr toutefois.»
Hr6lfr dit: «Je n'ai acquis aucun renom en cela même si je suis allé
plus loin cette nuit que toi. Je n'ai nullement fixé ma pensée sur le fait
d'épouser la princesse. Celui-là jouira d'elle que voudra le destin, quoi
que l'on en pense.»
Hr6lfr parla alors à Stefnir de son expédition au tertre et lui montra les
vaisseaux. Ils s'assirent et burent et estimèrent avoir été bien renforcés par
cette boisson. Stefnir se fit alors amical pour Hrôlfr et dit que c'était lui
qui méritait le plus de jouir d'Ingigerôr, « et il est plus vraisemblable que
ce soit toi qui l'épouses plutôt que mon père, vieux comme il est.»
Ils allèrent ensuite à leur campement et y dormirent le reste de la nuit.
Tôt le matin, Hrôlfr réveilla ses troupes et versa à tous du contenu du
vaisseau, et lorsque chacun en eut bu, il ne sentit plus ses blessures, même
s'ils étaient auparavant hors d'état de combattre, lorsqu'ils s'étaient assis
pour boire. Ceux-là qui voulaient fuir à tout prix étaient les plus ardents à
se battre.
Mondull regarda dans le vaisseau et dit que de telles choses étaient
amicales - « pourtant, je ne veux pas boire de cette bière. Vous pouvez
tous attaquer terriblement de sorte qu'un excellent banquet nous attende
avant que ce jour soit achevé, et vous aurez des nouvelles à raconter.»
Ils s'armèrent donc tous et se préparèrent à la bataille. Mondull dit
alors: « Voici venu le jour, Hrôlfr, où tu auras besoin de ton manteau.
Voici un voile de soie brune que tu vas mettre sous le capuchon de ton
manteau et que tu ne relèveras jamais de devant ton visage même si tu te
mets à avoir très chaud.»
Hr6lfr prit ce voile et le mit comme le nain le prescrivait. Ils allèrent
alors jusqu'au champ de bataille, disposèrent leur troupe en ordre de
bataille et se montrèrent prêts à se battre. Ils choisirent un autre lieu de
bataille parce que le précédent était couvert de cadavres. Mondull fit deux
fois le tour des cadavres dans le sens inverse de la marche du soleil. Il souf­
fla et siffla dans toutes les aires du vent tout en débitant des charmes
anciens, et il déclara que ces cadavres ne leur feraient aucun mal49.

49. Ces deux dernières phrases sont une manière de somme pour qui s'intéresse à la
Saga de Hrolfr sans Terre .'/()

33. Hrolfr et les siens remportent la victoire

Le roi Eirekr était allé dans la ville le soir d'après la bataille pour faire
panser les blessures de ses hommes. Il avait subi de grandes pertes et perdu
tous ses champions, si bien que Sorli au Long Nez était le seul à survivre de
tous ceux qui avaient accompagné jusque-là Grimr et Pôrôr. Accouraient
au roi de grandes troupes venant des districts, tant de nuit que de jour. Le
roi Eirekr et Grimr estimèrent tenir entre leurs mains le sort de Hrôlfr et
des siens en raison de la différence de nombre. Grimr se prépara pendant la
nuit au prix de toutes sortes d'artifices, de même que Brynjôlfr. La blessure
que le roi Eirekr avait reçue dans le bras, de la flèche envoyée par Mondull,
se mit à enfler fort, il ne pouvait combattre de ce bras-là.
Au matin de bonne heure, le roi Eirekr sortit de la ville avec toute son
armée. Il disposa ses troupes en ordre de bataille et on forma autour de lui
un rempart de boucliers50 • Brynjôlfr devait défendre ce rempart de bou­
cliers et l'homme qui portait l'étendard s'appelait Snâkr. Grfmr fr:gir était
à l'autre aile ainsi que Sorli au Long Nez. La différence de nombre était si
grande qu'il y avait six hommes d'Eirekr pour un de Hrôlfr.
Lorsque celui-ci vit cela, il dit à ses hommes de ne pas se disposer en
ordre de bataille - « Nous allons les attaquer par petits groupes, trente ou
quarante dans chacun, pour ne pas être encerclés par cette quantité
d'hommes. Je vais me placer en face de Grfmr fr:gir et Stefnir en face du
roi Eirekr ainsi que Torfi. Pour toi, Mondull le nain, je te destine à t'oc­
cuper des tours de magie de Grfmr, qu'il ne mette pas nos hommes à mort
par sa sorcellerie. »
Mondull s'avança alors, il portait une coule noire qui lui recouvrait
complètement le corps. Sous un bras, il portait un grand sac dont l'inté­
rieur était de peau de daim et l'extérieur de tissu jaune. Il avait dans l'autre

magie germanique ancienne. Le fait de tourner dans le sens inverse de la marche du soleil
(ou le contraire) a un sens conjuratoire (ou propitiatoire). Souffler et siffler comptent au
nombre des rites magiques classés pour chasser les mauvais esprits. Le mot «charme"
(frœoi) doit évidemment être entendu dans son sens fort: au demeurant, nous avons
conservé certains de ces charmes. Enfin, l'ensemble de ces rites relève d'une conception,
très bien attestée, jusqu'à nos jours inclusivement, selon laquelle les morts, surtout les
morts de mort violente, étaient susceptibles de revenir pour nuire de toutes les manières
possibles aux vivants.
50. La coutume est en effet fort bien attestée. Le chef était entouré d'un « rempart de
boucliers» (skjaldborg) qu'il s'agissait, pour l'ennemi, de rompre: une fois que le chef était
occis, la bataille s'achevait.
808 Saga légendaires islandaises

main un arc et un carquois. Tout le monde trouva étrange son équipe­


ment. Grimr alla à l'endroit où gisaient les cadavres, il retourna ceux qui
étaient morts, il voulait les ressusciter mais ne le put. Il prit alors une
expression tellement effroyable que la plupart n'osaient le regarder, car ses
yeux étaient comme du feu, et une fumée noire lui sortait des narines et
de la bouche, suivie d'une puanteur extrême.
Aussitôt après, de part et d'autre, on poussa le cri de guerre et l'on
marcha les uns contre les autres. Grimr rugissait si fort que ses hurlements
dominaient tous les cris de guerre. Il bondit devant son ordre de bataille
en secouant vers les hommes de Hrôlfr un sac d'où vola une poussière
noire. Ce que voyant, Mondull s'avança et secoua son sac, il en sortit en
soufflant une grande bourrasque qui se porta contre la poussière de sorte
qu'elle revint dans les yeux des hommes de Grimr si bien qu'ils en devin­
rent aveugles sur-le-champ, tombèrent face contre terre et furent piétinés
par leurs propres hommes. Grimr se fâcha très fort. Il mit une flèche sur la
corde de son arc et tira sur Mondull, mais celui-ci tira en revanche, les
flèches se rencontrèrent pointe contre pointe et tombèrent au sol toutes
les deux. Cela se produisit ainsi trois fois. En même temps, éclata une
rude bataille avec clameurs et cris, chacun excitant l'autre, car les hommes
de Hrôlfr étaient tellement féroces qu'ils n'épargnaient personne, faisant
comme s'ils étaient certains de la victoire. Stefnir avançait rudement
contre le roi Eirekr et avec lui Torfi et Birgir. Ils faisaient place nette, il
faudrait du temps pour décrire les coups d'estoc et de taille par lesquels ils
tuèrent maint homme, si bien qu'on n'en pourrait guère dire le nombre.
Brynjôlfr aussi progressait ferme ainsi que Snakr le porte-étendard, de
sorte qu'au premier assaut ils abattirent quarante chevaliers. Hrôlfr se
porta contre Grimr et lui assena un coup, mais il se déroba en l'air sous la
forme d'un dragon volant et vomit du venin sur Hrôlfr. Mondull se trou­
vait auprès, il brandit son sac en dessous, de sorte qu'il s'emplit de venin.
Il courut avec ce sac sur Sorli au Long Nez et le jeta sur son visage si bien
qu'il tomba, mort. Grîmr redevint humain, toutefois, il avait tué neuf
hommes par son venin. Il se précipita sur le nain et voulut s'emparer de
lui, mais Mondull n'attendit pas, il s'enfonça en terre, là où il était arrivé.
Grîmr aussi s'enfonça derrière lui en sorte que la terre se referma au-des­
sus de leur tête.
Hrôlfr attaquait ferme, frappant des deux mains. Ils ne pesaient guère
en face de lui. Ils tombaient les uns sur les autres. À personne, il n'avait
besoin de donner plus d'un coup. Chacun de ceux qu'il atteignait de son
épée échangeait la vie contre la mort. Hrôlfr avait les deux bras ensan­
glantés jusqu'aux épaules. Sa progression inspirait de la crainte à la plu­
part. La bataille tournait au carnage de part et d'autre.
Saga de Hrôlfr sans Terre 8/)')

Sur ce, quelques hommes virent depuis le champ de bataille qul'.


quinze bateaux venaient vers la côte en faisant force de rames. Ils se
mirent au mouillage. Sortit des bateaux une troupe abondante et très
martiale. Il y avait deux hommes plus grands que les autres, ils portaient
un masque devant la face. Ils allèrent aussitôt à la bataille du côté de
Hr6lfr, prenant le roi Eirekr sur le flanc: une grande déroute éclata dans
les rangs de celui-ci. Les hommes masqués étaient les plus véhéments, ils
frappaient à coups redoublés et fréquents. La bataille était plus féroce que
jamais. On pouvait voir maint bouclier fendu, maint solide heaume brisé,
les broignes arrachées et des hommes de haut rang gisant. Nul ne prenait
le temps de prendre garde aux avertissements des autres. On lançait des
épieux, des javelines, des dagues, des hachettes et toutes sortes d'autres
projectiles.
Hr6lfr attaque maintenant le rempart de boucliers, il y eut là une rude
résistance. Grîmr A:gir revient dans la bataille, fronçant très fort le sourcil.
Il tuait quiconque se trouvait devant lui. Se portèrent contre lui Birgir et
Torfi et les deux hommes masqués, ils l'attaquèrent avec grande ardeur, et
ils ne purent lui infliger aucune blessure. Il leur déchargeait maints coups,
et grands. Ils étaient tous les deux blessés et épuisés.
C'était au moment même où Stefnir rencontra Svalr51 et le frappa de
son épée. Ce coup arriva dans le bouclier et en enleva un morceau, met­
tant en pièces la hampe de l'étendard. Svalr frappa en retour et fendit le
bouclier tout entier mais Stefnir ne fut pas blessé. Il déchargea un coup à
Svalr, qui arriva sur le heaume, glissant sur le rebord puis descendant sur
l'épaule où il mit en pièces l'omoplate puis pénétra dans le tronc, et Svalr
en reçut la mort. I..:étendard du roi Eirekr était donc tombé dans l'herbe.
C'est ce que voit Brynj6lfr, il se porte contre Stefnir avec une expres­
sion fort méchante. Il avait une dentition de sanglier. Il frappa Stefnir et
celui-ci fit de même, mais rien ne mordait sur le manteau qui venait de
Véfreyja tout comme l'épée de Stefnir ne mordait pas sur Brynj6lfr. Ils se
battirent longtemps, Stefnir était très épuisé, jusqu'à ce que son épée se
brise sous la garde. Alors, Stefnir se jeta sur Brynj6lfr, lequel fit face très
fortement. Brynj6lfr mordit l'épaule de Stefnir et tira la chair pour la
détacher de l'os, de toute la capacité de sa bouche, mais sans parvenir à
rien, car ses dents n'avaient pas prise à travers le manteau. Stefnir réagit en
homme, il enfonça la main dans la bouche de Brynj6lfr et la déchira jus­
qu'à l'oreille. Il n'était plus bon à embrasser désormais. Ils luttèrent de la
sorte si longtemps qu'ils avaient le dessus à tour de rôle, jusqu'à ce que
Brynj6lfr trébuche sur Svalr et lui tombe dessus à la renverse. Alors, il

51. Il s'agir bien du même porte-étendard, que le manuscrit appelait plus haut Snâkr.
810 Sagas légendaires is!tmdaises

étreignit le dos de Stefnir, des deux mains, si ferme que celui-ci ne pouvait
absolument pas bouger. Il lui fallut se protéger le visage de son mieux
pour que Brynjolfr ne le morde pas.
Il faut maintenant parler de Hrolfr. Il attaque le rempart de boucliers
avec grande férocité. Il reçut maint coup d'estoc et de taille et subit force
assauts, parce qu'il y avait là tous les plus vaillants hommes d'élite du roi
Eirekr. Il aurait reçu maintes blessures et &ros dommages si son manteau
ne l'avait protégé ainsi que son armure. A lui tout seul, il tua quelque
soixante-dix chevaliers. Il rompit alors tout le rempart de boucliers. Le roi
Eirekr se défendit bien et habilement. Il appela à haute voix Grîmr /Egir
en lui demandant de le secourir sans épargner personne. En entendant
cela, Grîmr se hâta de venir. Il avait alors tué Todi et Birgir, et blessé les
hommes masqués, dont l'un mortellement. Il avait été tantôt dragon
volant, tantôt serpent, verrat et taureau ou autre monstre dangereux, de
ceux qui sont nuisibles aux hommes.
Lorsque Hrolfr le vit, il dit: «Tu vas encore sombrer sous terre comme
hier lorsque nous nous sommes affrontés. Viens ici, /Egir, et bats-toi
contre moi si tu l'oses, jusqu'à ce que l'un ou l'autre tombe.»
Grîmr dit: «Tu vas t'apercevoir que je suis venu», et il frappa Hrolfr,
mais celui-ci répliqua. On put voir là de grands horions et des assauts
véhéments, de l'un comme de l'autre, mais jamais ils ne frappaient si fort
que leurs coups mordent tant soit peu. Leur attaque était si rude que tous
ceux qui se trouvaient dans le voisinage s'enfuyaient et leurs armes lan­
çaient des étincelles en tous sens.
Le grand homme masqué affronta le roi Eirekr et leur combat fut fort
rude. Le roi Eirekr tenait son bouclier de la main qui était blessée, et de
l'autre, il assenait des coups à la fois nombreux et grands, car c'était le plus
grand champion. Leurs démêlés se terminèrent de telle façon que
l'homme masqué fendit tout le bouclier du roi. Après cela, il trancha les
deux pieds du roi Eirekr et le tua. Le roi laissa la vie avec grande vaillance.
Alors, la déroute se mit dans les rangs, et chacun s'enfuit comme il le put.
[hécatombe reprit de plus belle tandis que les vikings les pourchassaient
bravement.
Hrolfr et Grîmr sortirent des rangs et se battirent avec grande ardeur,
jusqu'à ce que Hrolfr ébrèche par le milieu le glaive de Grîmr avec l'épée
qui lui venait de Hreggviôr. Alors, Grîmr bondit fortement sur Hrolfr. Il
fallut que celui-ci jette son épée et fasse front. Grîmr fut saisi de fureur et
sombra dans le sol jusqu'aux genoux, mais Hrolfr esquiva et évita de tom­
ber. Grîmr crachait tantôt du venin, tantôt du feu sur Hrolfr: ç'aurait été
sa mort, n'eût été son manteau ou le voile que Mêindull lui avait donné.
Le souffle de Grîmr était si brûlant qu'il pensa qu'il allait se consumer
Saga de Hrolfr sans 'frrrr 811

malgré le manteau de Véfreyja et l'armure. Grfmr lui extirpait la chair de


ses os, là où il mettait la main; Hrôlfr estimait ne s'être jamais trouvé sou­
mis à plus grande épreuve. Il voyait qu'il allait périr d'épuisement si lui et
Grîmr en décousaient plus longtemps. Ils pressaient si fortement du pied
sur le sol que l'herbe et la tourbe se détachaient là où ils passaient. Il vit
Mondull qui arrivait eri courant. Le nain saisit une épée qui se trouvait
par terre et frappa des deux mains le pied de Grimr, mais l'arme ne mor­
dit pas plus que si elle frappait de la pierre. Mondull retourna en courant
au champ de bataille et trouva l'épée de Hreggviôr. Il passa de sa salive sur
le fil et traîna l'épée jusqu'à l'endroit où ils luttaient, car il ne pouvait la
porter ni la brandir en raison de son poids. Il parvint à traîner l'épée
jusque derrière le mollet de Grîmr de sorte qu'il mit en pièces les tendons.
Alors, Grîmr tomba.
Le nain dit: « Tiens-le, Hrôlfr, qu'il ne se libère pas!»
Grimr se démena ferme et tenta de s'enfoncer en terre, mais Hrôlfr le
maintint de toutes ses forces. Alors, il dit: « Grande chance t'accompagne,
Hrôlfr, et tu seras renommé pour mon meurtre et les hauts faits que tu as
accomplis en Garôarîki. On érigera un tertre pour moi et on le placera
tout près de la mer, et mort sera assurée à tous ceux qui accosteront là. Je
t'ai tendu maint piège pour te faire mourir parce que j'ai eu longtemps le
pressentiment de ce qui se produit à présent. Je t'ai envoyé Vilhjalmr pour
te trahir mais une vie plus longue t'était destinée52 . Tu ne m'aurais pas
défait si ce nain de malheur n'était pas intervenu.»
Mondull se leva d'un bond et enfonça un gros bâton dans la bouche de
Grîmr, qu'il tint ferme. Mondull dit alors: « Si Grîmr avait pu parler plus
-longtemps, il t'aurait jeté un tel sort, à toi et à d'autres, que tu aurais
pourri pour ne plus devenir que poussière: tu vas le tuer promptement et
lui transpercer la poitrine de ton épée, mais ne le démembre pas, car tout
ce qui sera retranché de lui deviendra serpents venimeux. Que personne
ne tombe sous son regard non plus tandis qu'il meurt, qui s'y exposerait
mourrait.»
Hrôlfr prit donc l'épée qui venait de Hreggviôr et l'enfonça dans la
poitrine de Grîmr de telle façon qu'elle ressortit dans le dos, et le nain
prit un bouclier et le plaça devant sa face. Et tout invraisemblable que
cela puisse paraître, on dit qu'il fondit comme neige dans le feu et fut
réduit en pure poussière. Grîmr laissa la vie dans une effroyable agonie et
des gesticulations brutales, mais Hrôlfr s'étendit sur lui jusqu'à ce qu'il

52. On notera une fois encore à quel point ce texte, outre ses affabulations fantaisistes
et ses personnages fabriqués, baigne littéralement dans une atmosphère fatidique: le destin
y est constamment invoqué.
812 Sagas légendaires islandaises

fut mort. Hrôlfr fut sur le point de défaillir pour avoir ams1 étreint
Grîmr /Egir.
Lhomme masqué de grande taille revint sur le champ de bataille
quand il eut passé un petit moment à pourchasser les fuyards. Il arriva à
l'endroit où gisaient Stefnir et Brynjôlfr, comme on l'a dit précédemment.
Il voulut rendre service à Stefnir en défaisant la main de Brynjôlfr, mais il
ne put parvenir à rien avant de lui avoir brisé tous les doigts. Ils rossèrent
ensuite Brynjôlfr avec des gourdins jusqu'à ce qu'il fut mort. Stefnir était
tellement roidi sous l'effet de l 'étreinte de l'autre que c'était à peine s'il
pouvait marcher.
Donc, cette grande bataille prit fin, il y avait eu une telle hécatombe
qu'à peine si on avait jamais entendu parler de pareille chose, les morts
gisaient par toute la plaine en couches si épaisses que l'on ne pouvait mar­
cher sur le sol à cause de tous ces cadavres. La majorité étaient tombés,
toutefois, dans les rangs du roi Eirekr. Hrôlfr et Stefnir avaient perdu
toute leur armée en dehors de huit cents hommes qui survivaient, mais la
plupart étaient blessés. Ne manquaient pas les armes ni les objets de grand
prix qu'avaient possédés les morts. Hrôlfr et Stefnir allèrent à leur campe­
ment, le nain Mondull pansa les blessures des hommes et tous louèrent
son habileté et son énergie. Mondull dit que si Grîmr l'avait attrapé
quand il avait plongé en terre, ç'aurait été sa mort. «J'ai joui du fait, dit­
il, que j'avais plus d'amis que lui ici.»
Lhomme masqué se rendit à ses bateaux le soir avec sa troupe, et ils
installèrent leur campement. De part et d'autre, on alla dormir, la plupart
pensant qu'il en était grand temps. La troupe qui avait réchappé et qui
avait suivi le roi Ei,ekr s'enfuit jusqu'à la ville et y resta.

34. De la conduite de Hrôl.fr

La nuit, tandis que les hommes étaient endormis, Hrôlfr et Stefnir


allèrent au campement des gens des bateaux: ils dormaient tous en
armure. Hrôlfr prit alors le couteau et la ceinture que Hreggviôr lui avait
donnés, il les attacha au manche de la lance de l'homme masqué et dit:
« Ces objets, je les donne au chef de cette troupe et de plus, je le remercie
de son aide vaillante et de son assistance. Je m'estime tenu de lui faire tout
le bien que je peux lui accorder et qu'il voudra bien accepter.»
Personne ne répondit. Ils allèrent à leur campement et dormirent.
Le matin de bonne heure, Hrôlfr alla à la ville avec sa troupe. Y vint
également l'homme masqué avec ses hommes. Hrôlfr convoqua les gens
de la ville et leur offrit de leur faire trêve s'ils voulaient se rendre. Ce fut le
Saga de Hrolfr sans Terre 81.i

parti qu'ils prirent. Hrôlfr et les siens entrèrent dans la ville avec toutes
leurs troupes et tinrent une réunion au cours de laquelle Hr6lfr dit qu'ib
étaient venus de la part de la princesse Ingigerôr pour reconquérir son
royaume sur ses ennemis, et qu'elle était en Danemark saine et sauve et en
bonnes mains. Les gens du pays se réjouirent fort de ces nouvelles et esti­
mèrent vouloir la servir:
Hrôlfr et ses hommes allèrent à la halle et s'assirent pour boire par
grande liesse. Linconnu enleva alors son masque. Hrôlfr et Stefnir recon­
nurent Hrafn qui était précédemment en Jutland et à qui Hrôlfr avait
donné des habits. Il leur dit les nouvelles qui s'étaient produites au Dane­
mark, la mort du jarl Porgnyr et que lui-même avait été présent. Hrôlfr et
Stefnir restèrent silencieux à cette nouvelle, ils le remercièrent beaucoup
de son assistance.
Hrafn dit avoir craint d'être en retard la veille - «vous méritiez grand
bien de ma part pour m'avoir donné la vie et ces habits il y a longtemps;
quant à Krâkr, mon frère, il est tombé hier devant Grimr /Egir, c'est pour
moi la plus grande perte, bien qu'il me faille la supporter. »
Ils cessèrent cette conversation. Ils passèrent là la nuit dans une grande
liesse.
Le matin suivant, Hr6lfr et les siens firent nettoyer le champ de
bataille et répartirent le butin de guerre entre leurs hommes. On érigea là
trois tertres de très grande taille. Hrôlfr plaça Sturlaugr, son père, dans
l'un, ainsi que Krâkr, le frère de Hrafn et tous les plus braves champions
qui étaient tombés dans leurs rangs. On déposa dans ce tertre de l'or et de
l'argent et de bonnes armes, et on l'aménagea fort bien. Dans le deuxième
tertre, on plaça le roi Eirekr, Brynj6lfr et Pôrôr et leurs partisans. Dans le
troisième on mit Grîmr /Egir tout près de la mer, à l'endroit où l'on pou­
vait s'attendre le moins que surviennent des bateaux. Pour le tout-venant,
il fut inhumé là où il était tombé.
Hr6lfr institua des hommes pour gouverner tout le royaume, jusqu'à
ce que la princesse arrive; pour le nain, il prit congé de Hr6lfr qui le
remercia de son aide et lui donna les choses qu'il voulait. Gyôa, la sœur du
roi Eirekr, disparut de Garôariki, certains supposent que Mondull l'aurait
emmenée avec lui.
Après cela, Hr6lfr et les siens se préparèrent à se rendre chez eux, ils
quittèrent le Garôarîki et ne s'arrêtèrent pas qu'ils ne soient arrivés au
Danemark à Ar6ss53. Cette ville, le jar! Porgnyr l'avait fortifiée d'impor­
tance. Bjorn vint au-devant d'eux avec grande joie ainsi que toute la
population. Les jeunes pucelles se réjouirent de leur retour. Ingigerôr le

53. Ce doit être l'actuelle Aarhus, une cité dont l'antiquité est avérée.
814 Sagas légendaires islandaises

remercia de leurs succès. Bjorn avait gardé les jeunes filles dans un souter­
rain après la mort du jarl.
lngigerôr dit alors résolument qu'elle ne voulait épouser personne
d'autre que Hrôlfr Sturlaugsson, car c'était lui qui avait fait plus que qui­
conque pour venger son père - « il a perdu son père et ses frères et ses
autres amis et parents, et il s'est mis lui-même dans le plus grand péril.»
Personne ne fit d'objections. Bjorn leur fit un honorable banquet et ils
célébrèrent les funérailles du jarl Porgnyr.

35. Le récit de Hrafo

Un jour, lors de ce banquet, Hrafn se leva, demanda le silence et dit:


«Je veux vous remercier, Hrôlfr et Stefnir, de l'honneur et des bienfaits
que vous m'avez faits tant maintenant que précédemment lorsque j'étais
ici. Je veux à présent vous faire connaître mon nom et ma famille: il y
avait un roi qui s'appelait Jatgeirr et qui gouvernait un État en Angleterre,
il avait sa résidence dans la ville qui s'appelle Vincestr54. Il avait deux fils
et une fille. l'.aîné de ses fils s'appelait Haraldr et le second, Sigurôr. Sa
fille s'appelait Alfhildr. Je suis ce même Haraldr mais Sigurôr, mon frère,
mourut en Garôarfki comme vous le savez, et notre mère était originaire
d'ici au Danemark. Lorsque j'avais quinze ans et mon frère treize, mon
père fut trahi par l'un de ses parents qui s'appelait Heinrekr, un grand
champion, et sans scrupules. Il se fit ensuite prendre pour roi et adminis­
tra le royaume; pour nous, les frères, nous nous échappâmes à grand­
peine et parvînmes à faire garder Âlfhildr dans la ville qui s'appelle
Brandifurôa55. C'est là qu'elle est depuis et nous, les frères, sommes allés
en nous cachant par divers pays en nous donnant les noms de Krakr et
Hrafn. Nous avons obtenu cette troupe et ces bateaux auprès de divers
chefs avec l'appui de nos parents. Heinrekr a obtenu grandes forces
d'Écosse parce qu'il a épousé une fille du jarl Melans de Môraô et c'est un
grand ami du roi suzerain qui s'appelle Dungall. C'est d'après lui que
s'appelle Dungalsba:r, car c'est lui qui a fait construire cette cité56. Je veux
vous demander, Hrôlfr et Stefnir, de me prêter assistance et secours pour
que je puisse venger mon père et recouvrer mon patrimoine.»

54. Le lecteur a pu identifier au passage le roi Edgar, et la ville de Winchester.


55. Brentford.
56. M6raô est Muray; Dungall, Duncan; Dungalsba:r, Duncansby. Il n'est pas ininté­
ressant que cette saga hautement légendaire soit raccordée ainsi, in fine, à des personnages
et lieux historiques. C'est l'usage dans ce type de sagas.
Saga de Hrôlfr s1ws fi,,.,.,, 815

Hr6lfr dit: «Je t'accorderai toute la force et l'assistance que je pourrai


et nous ne nous quitterons pas que tu n'aies recouvr� l011 royaume et
vengé tes torts, sinon, j'y laisserai la vie.,,
Stefnir dit la même chose. Haraldr les remercia de leurs propos et de
leur bonne volonté.
Aussitôt après le banquet, ils se préparèrent à cette expédition et choi­
sirent les hommes les plus braves qui puissent se trouver. Ils laissèrent
Bjôrn le Conseiller pour garder le pays avec plusieurs autres notables et
avant de partir, Haraldr fit sa demande en mariage et sollicita P6ra, la
sœur de Stefnir. Hr6lfr plaida cette cause ainsi que plusieurs autres digni­
taires. Il se fit que Haraldr obtint cette femme et elle devait rester fiancée
jusqu'à ce qu'ils reviennent. Ensuite, ils cinglèrent depuis le Jutland et
avaient trente bateaux, tous bien équipés. Ils se rendirent tout d'une traite
vers l'ouest en Angleterre, près d'une île qui s'appelle Lindisey. Là, ils
mouillèrent et y restèrent quelques jours en attendant un vent favorable,
parce qu'ils ne voulaient pas faire de ravages en ce lieu.

36. La bataille d'Âsatûn57

On dit que chez le roi Heinrekr, il y avait un homme qui s'appelait


Annis. Il était d'un grand âge, mais il savait l'ancien et le nouveau en fait
de méchanceté et de magie. Il avait élevé le roi Heinrekr et était toujours
son conseiller. Un mois plus tôt, Annis avait dit au roi que Haraldr et
Hr6lfr viendraient avec une grande troupe, et ce qu'ils avaient l'intention
de faire.
Annis dit que Hr6lfr et Stefnir étaient de grands champions et que
maintenant, il était nécessaire de prendre un parti - « mon avis est d'en­
voyer en Écosse un message au jarl Melans, ton beau-père, et qu'il vienne
te porter renfort. Tu vas également envoyer dire au roi Dungall qu'il t'ex­
pédie des troupes et dès que Hr6lfr accostera, tu enverras un homme déli­
miter le champ de bataille58 et les provoquer au combat. Ils ne peuvent pas
ravager, selon les justes lois des vikings. Le lieu de la bataille sera placé à
Âsatun, au nord des forêts de Kana. Là, le terrain est le plus difficile et la
déroute y est la plus malaisée, mais dans la forêt, tu laisseras la moitié de

57. Asatûn est Ashington. Le nom norois signifie« pré-clos (peut-être: « pré sacré») des
Ases» (qui sont les principaux dieux de cette mythologie).
58. Le texte a ici l'expression hasla vol!, littéralement: «délimiter le champ avec des
rameaux de coudrier». Cette coutume est bien attestée, en effet, le noisetier ayant joui
d'un prestige certain en vertu des pouvoirs magiques qu'on lui conférait.
816 Sagas légendaires islandaises

notre troupe pour qu'ils attaquent par-derrière et les prennent par surprise.
Nous les encerclerons alors et ne laisserons personne en réchapper vivant.»
Le roi trouva que c'était un bon parti et il fit procéder comme le pres­
crivait Annis. Le jar! Melans vint d'Ecosse avec une grande troupe. C'était
une belle armée, aussi, que le roi Dungall avait envoyée au roi Heinrekr.
Étaient à sa tête deux berserkir. l:un s'appelait Âmon et l'autre, Hjalmarr.
C'étaient des hommes importants pour la force et la rudesse. Heinrekr
avait maintenant une armée imposante. Ses messagers arrivèrent en Lin­
disey et dirent à Hrolfr et aux siens que le champ de bataille était délimité
et que le combat était préparé à Asatûn. Certains trouvaient malavisé de
se rendre avec une armée si petite sur le continent, tant il y avait de
monde en face. Ils se dirigèrent vers l'endroit qui s'appelle Skorsteinn, y
laissèrent leurs bateaux et se mirent en devoir de débarquer, allant tout
d'une traite à Asatûn. Le roi Heinrekr s'y trouvait ainsi que le jar! Melans
avec une armée indomptable, et dans la forêt, il y avait Amon et Hjalmarr
avec une grande troupe, Hrolfr et les siens ne le sachant pas.
On se disposa en ordre de bataille: le roi Heinrekr déploya son armée
sur trois colonnes. Lui-même était dans la colonne du milieu, le jar!
Melans dans la seconde. Dans la troisième était le comte qui s'appelait
Engilbert et qui était un très grand champion. Était avec lui un homme
qui s'appelait Rauoam et qui était à la fois grand, fort et très brave. Les
étendards furent portés devant eux tous. Annis n'était pas dans la bataille.
Haraldr voulut disposer ses troupes en face du roi Heinrekr, Stefnir en
face du jar! Melans. Hrolfr se disposa en face de Rauoam et d'Engilbert.
Après cela, on souffla dans les luor, de part et d'autre on se précipita à
l'attaque en criant et en s'excitant. Il y eut d'abord une averse de projec­
tiles, puis un très rude corps à corps et les deux camps progressèrent bien.
Les Écossais et les Anglais étaient d'abord très véhéments, mais les Danois
résistèrent bien et vivement. Engilbert et Rauoam affrontèrent Hrolfr dès
le début de la bataille, ils l'attaquèrent tous les deux en même temps mais
il se défendit bien et vaillamment. Il portait son armure et, par-dessus, le
manteau qui lui venait de Véfreyja. Ils étaient tous les deux agiles et forts,
Rauoam et Engilbert, Hrolfr ne parvenait jamais à les toucher bien qu'il
pourfendît toutes leurs protections. Il était fort épuisé mais les armes
n'avaient pas prise sur lui en raison de ses protections. Il était excessive­
ment en colère. Il fit alors ceci: il jeta son épée, se précipita sur le comte
Engilbert avec un tel emportement qu'il le souleva au-dessus de sa tête et
le jeta au sol, tête en bas, de sorte que sa clavicule vola en éclats.
Sur ce, Rauoam frappa des deux mains le dos de Hrolfr, si bien que
l'épée se brisa à hauteur de la garde. Il voulut saisir l'épée de Hreggvior.
Hrolfr bondit sur lui et lui fit sentir la différence de forces, le contraignant
Saga de Hrolfr sans 'J;,rrt 817

à se mettre sous lui et lui posant le genou sur la poitrine, si rudement que
les côtes s'enfoncèrent. Rauôam et Engilbert y laissèrent la vie, on estimait
qu'ils avaient été des hommes de très grande vaillance.
Hrôlfr prit l'épée de Hreggviôr et frappa des deux mains. Les Écossais
le trouvèrent fort ardent et préférèrent battre en retraite. Hrôlfr ne dédai­
gna pas les poursuivre et tua tous ceux qui se trouvaient devant lui. Les
Danois s'aperçurent bientôt que leurs armes n'avaient pas prise sur les
autres, quelque persévérance qu'ils déploient - autant se battre avec des
bâtons, bien que l'épée de Hreggviôr mordait comme si elle s'enfonçait
dans de l'eau. Autant que l'on sache, Grîmr /Egir avait été le seul à émous­
ser cette épée. Il tomba plus de Danois que d'Anglais.
Là-dessus, ils entendirent souffler dans les luôr et pousser des cris de
guerre. Les berserkir sortirent en courant de la forêt avec une grande
armée et prirent Hrôlfr et les siens à revers. Ils firent une rude attaque. Les
Danois se mirent à tomber en grand nombre. Hrôlfr ordonna à ses
hommes de faire volte-face et de se battre des deux côtés. Il se porta avec
son étendard contre les berserkir. La bataille se fit très rude. Stefnir fit
assaut d'armes contre le jarl Melans, ce fut un rude affrontement, car le
jarl était un grand champion et l'épée de Stefnir ne mordait pas. Amon et
Hjalmarr se portèrent contre Hrôlfr. Ils lui assénèrent des coups tous les
deux mais il se protégea de son bouclier et se comporta vaillamment.
Hrôlfr fit un mouvement circulaire de son épée contre Hjalmarr, le coup
arriva dans la cuisse en dessous de la hanche, tranchant la jambe, et il
mourut au bout de peu de temps.
Annis s'avança alors. Il tenait devant soi un bouclier grand comme une
· porte, et une petite sax dans l'autre main. Il enfonça sa sax dans le ventre
du porte-étendard de Hrôlfr, le transperçant aussitôt. Létendard tomba à
terre. Maintenant qu'Annis était intervenu, les armes des Danois mor­
daient de nouveau. Chacun fit de son mieux. Maint homme tomba de
part et d'autre, quoique davantage parmi les Danois.
Hrôlfr voulut venger son porte-étendard et assena un coup à Annis. Ce
horion arriva au milieu du bouclier et le fendit jusqu'à la poignée. Mais
l'épée resta fichée dans le bouclier et Annis le tenait si fortement que le
bouclier ne bougea pas, et Hrôlfr voulut lâcher son épée. Il n'en fut pas
question, car ses deux mains étaient fixées à la poignée.
Annis ordonna alors aux Écossais Je faire faire pénitence à Hrôlfr,
« parce que maintenant, le loup est pris au piège».
C'est ce qu'ils fitent: ils firent foule autour de Hrôlfr. D'autres le ros­
saient ou le molestaient. Il était à la fois lapidé, couvert de horions et rossé
à coups de gourdins. Il grimaçait sans retenue et faisait rage alentour en
donnant des coups de pied. Pourtant, il ne se libéra pas.
818 Sagas légendaires islandaises

Il faut parler maintenant de Stefnir: il se battit contre le jarl Melans.


Son épée se mit à mordre. Il frappa le jarl de toutes ses forces sur le
heaume. Ce fut un si grand coup qu'il fendit le heaume et la tête et le
tronc couvert de la broigne, de sorte que l'épée s'arrêta dans le sol. Ils
avaient combattu longtemps.
Stefnir s'étonna alors de ne pas voir l'étendard de Hr6lfr non plus que
lui-même. Il se mit à sa recherche jusqu'à ce qu'il voie dans quel état il se
trouvait: les ennemis cherchaient à lui trancher les deux pieds. Il se hâta
d'aller lui porter secours, arriva sur Annis à l'improviste, lui déchargea
un coup d'épée sur le rebord du heaume qu'il mit en pièces de même
que tout le visage ainsi que les deux bras à hauteur des coudes. Cela fit
chanceler Annis. Du coup, Hr6lfr se trouva libre et il ne fit pas bon se
trouver devant lui. Il se tourna contre Amon et le frappa des deux mains.
Lépée arriva dans le bouclier et le mit en pièces, mais la pointe de l'épée
déchira la poitrine et le ventre de sorte que les entrailles sortirent et
Amon tomba, mort, à terre. Hr6lfr était dans un tel courroux qu'il
n'épargnait personne. Il frappait véhémentement, aussi fréquemment
que ses mains parvenaient à brandir l'épée, et trois ou quatre hommes
tombaient sous chacun de ses coups. La meilleure comparaison à faire
quant à cette hécatombe serait de renvoyer à la façon de débiter le com­
bustible lorsque l'on fait du charbon de bois. Stefnir faisait de même.
Bientôt, les Anglais tombèrent par centaines.
Le roi Heinrekr et Haraldr s'étaient rencontrés au début de la bataille
et avaient combattu toute la journée. Ils étaient tous les deux blessés et
épuisés, bien que Haraldr le fût davantage. Hr6lfr vit alors leurs démêlés.
Il avait déjà traversé quatre fois, aller et retour, les rangs du roi Heinrekr.
Il se porta contre le roi et le frappa dans le dos si bien qu'il tomba au sol,
mort, en deux morceaux.
Lorsque les Écossais et les Anglais virent que leur roi était tombé, cha­
cun s'enfuit en prenant ses jambes à son cou, mais les autres pourchassè­
rent les hommes en déroute et tuèrent quiconque ils atteignaient et ne
demandait pas quartier. Hr6lfr les chassa loin. Aucun de ceux qu'il attei­
gnait de son épée n'avait besoin de demander miséricorde; il abattit une
grande quantité d'hommes en déroute. Les Danois firent demi-tour et
dépouillèrent les cadavres, faisant là un grand butin. Annis fut fait prison­
nier dans la bataille et Hr6lfr le fit écarteler, et sa vie s'acheva ainsi. Hr6lfr
était fort blessé, tant aux mains qu'aux pieds, il avait des hématomes au
ventre et était tout tuméfié en raison des grands coups, bien qu'il ne por­
tât pas cl'entailles.
Haraldr et les autres allèrent à la ville de Vincestr, qui se rendit. Tout le
peuple se soumit joyeusement à Haraldr. Il fut pris pour roi de tout ce
Saga de Hrolfr sans Terre 81 <)

royaume, qui avait appartenu à son père. Il remercia Hrolfr et Srcfnir,


comme il seyait, de leur assistance et de leur courage. Les Écossais qui en
réchappèrent allèrent trouver Dungall et lui dirent leur défaite et leurs
pertes, et que Hrolfr ressemblait plus à un troll qu'à un homme pour la
force et la taille. Les pertes qu'il avait souffertes déplurent très fort à
Dungall mais il lui fallut bien prendre les choses telles qu'elles étaient.

37. Des noces et de la géographie

Hrolfr et Stefnir passèrent tranquillement chez Haraldr ce qui restait


de l'hiver. Haraldr envoya chercher Alfhildr, sa sœur, à Brandfurôaborg,
elle vint avec une belle escorte et une honorable suite. Haraldr se réjouit
de revoir sa sœur, et réciproquement. C'était une fort belle jouvencelle,
hautement accomplie comme il sied à une enfant de roi. Stefnir se prit
bientôt d'amour pour elle et se mit à l'entretenir, elle lui paraissait à la fois
sage et courtoise. Il présenta alors sa demande en mariage, elle fit bonne
réponse tout en renvoyant l'affaire à son frère. Il fut facile d'obtenir cela
de Haraldr, car Stefnir était bien connu de lui pour sa vaillance et sa
grande bravoure. Il se fit que Stefnir se fiança Alfhildr et Haraldr lui versa
son douaire en or et objets de grand prix59 •
Lorsque vint le printemps, tout le monde se prépara à retourner au
Danemark, chargeant les bateaux de vivres, d'hydromel et de vin, et d'ha­
bits précieux ainsi que de toutes les marchandises qui étaient les plus coû­
teuses au Danemark. Alfhildr les accompagna. Tout le peuple de Jutland
· se réjouit de leur retour. Les jouvencelles leur firent bel accueil ainsi que
Bjorn le Conseiller. Alfhildr alla chez lngigerôr et Pôra, il y eut grande
liesse entre eux tous ensemble.
Ils firent débarrasser leurs bateaux et préparer un magnifique banquet
avec toutes les meilleures provisions que l'on pouvait trouver au Dane­
mark ou dans les pays voisins. Nulle chose ne fut épargnée quant aux
salles, aux meubles et tout ce que l'on pouvait trouver dans les pays du
Nord. Furent invités à ce banquet bourgeois et hommes de la hirô, comtes
et jarls, ducs et rois et tous autres hommes d'importance. La plupart des
hommes de distinction qui étaient au Danemark furent à ce banquet.

59. Le texte fait ici une étrange erreur. Lorsqu'elle se mariait, une femme apportait une
dot, chose que nous connaissons fort bien. Mais en même temps, le mari devait fournir un
douaire ou mundr qui devenait la propriété inaliénable de la mariée. On ne voit donc p2.s
pourquoi ce serait le frère de la mariée qui verserait le douaire dû par le fiancé, Stefnir en
l'occurrence.
820 Sagas légendaires islandaises

Une fois tous rassemblés et arrivés, on plaça les gens, de courtois écuyers
et de galants gentilshommes firent le service. On servit toutes sortes de
plats épicés des plus précieuses herbes, toutes espèces de gibier et d'oi­
seaux, du renne et du cerf et de splendides sangliers, des oies et des ptar­
migans60, avec des paons poivrés. La plus précieuse boisson ne manquait
pas, bière et hydromel anglais avec les meilleurs vins, du vin épicé et du
clairet. Une fois les noces et le banquet commencés, on put entendre
toutes sortes d'instruments à cordes, des harpes et des chalumeaux et du
psaltérion. On battait du tambour, on soufflait dans des flûtes, avec toutes
sortes de jeux délicieux dont le corps pût se réjouir. Après cela, les jeunes
dames furent introduites avec leur escorte magnifique et leur suite de plai­
santes femmes. Deux hommes conduisaient chacune de celles que les
fiancés devaient épouser. Au-dessus d'elles, porté par des bâtons peints,
un dais qui devait offusquer leur vêtement brillant et leur élégance, jus­
qu'à ce qu'elles furent arrivées à leur siège. Le dais fut ensuite emporté.
Alors, il n'y eut couleur qui pût rivaliser avec leur teint, leur épiderm�,
leur chevelure brillante et la splendeur de l'or et des pierreries. À tous, Âlf­
hildr et Pôra parurent pâles auprès d'lngigerôr. Le banquet fut des plus
magnifiques et lors de cette fête, Hrôlfr épousa Ingigerôr, Stefnir, Âlfhildr
et Haraldr, Pôra. Ces festivités durèrent sept nuits sans interruption, l'ar­
rangement étant tel que nous l'avons dit, avec honneur et magnificence.
Pour finir, les mariés firent d'excellents présents à tous les hommes de dis­
tinction, les remerciant de leur venue et chacun retourna chez soi, louant
la magnanimité de ses hôtes, tous les ayant quittés dans la plus grande
amitié. Il y eut chez chaque couple grand amour.
Le roi Haraldr ne fut pas longtemps au Danemark, il se prépara à ren­
trer chez lui en Angleterre. Il quitta Stefnir, son beau-frère, et Hrôlfr, avec
amitié, puis il se rendit dans ses États. La reine I>ôra était avec lui et ils
s'installèrent paisiblement. Ils eurent des enfants bien qu'on ne les
nomme pas.
On dit que l'Angleterre est le plus productif des pays de l'Occident
parce que c'est là que l'on fond tout métal, qu'y poussent le froment et la
vigne et que l'on peut y avoir toutes sortes de céréales. On y fabrique aussi
des tissus et on tisse des textiles de tous genres, plus que dans d'autres
lieux. La ville principale est Lundunaborg ainsi que Kantaraborg. Il y a
Skarôaborg et Helsingjaborg, Vincestr et beaucoup d'autres lieux et villes
qui ne sont pas nommés ici61 .

60. Perdrix blanche des montagnes fréquente dans le Nord.


61. On peut s'interroger, bien entendu, sur les raisons qui poussent l'auteur du présent
chapitre à faire étalage de sa «science» géographique. C'est le lieu de rappeler que la très
Saga de Hrôlfr sans frrn- R21

On donna le titre de jarl de tout le Jutland à Stcfnir, il siL·geait d'ordi­


naire à Ripa. Le Danemark est très éparpillé, le Jutland forme la plus
grande partie du royaume. Il se trouve au sud de l'océan. La côte ouest du
Jutland est appelée le Vandilsskagi et va vers le sud jusqu'à Rîpa. En Jut­
land, il y a beaucoup de villes principales, la plus au sud est Heidaba:r, la
seconde, R{pa, la troisième, Aross, la quatrième, Vébjorg: c'est là que les
Danois choisissent leur roi62. Le Limafjorôr se trouve en Jutland. Il
s'étend du nord au sud, avec, à l'intérieur du fjord, Haraldseiô, vers
l'ouest jusqu'à l'océan63. C'est là que le roi Haraldr Sigurôarson fit traver­
ser ses bateaux lorsqu'il voulut échapper à la guerre contre le roi Sveinn64.
À l'ouest du Limafjorôr se trouve le Vandilsskagi. Il s'incurve vers le nord.
La ville principale y est Jorungr65 . Entre le Jutland et la Fionie s'insinue
l'Alfasund66. En Fionie la ville principale est Ôôinsey67. Entre la Fionie et
la Sélande passe le Beltissund. En Sélande, la ville principale est Rois­
kelda68 . Au nord de la Sélande s'insinue l'Eyrarsund et au nord de là, la

grande majorité des auteurs de sagas étaient des clercs et qu'ils cédaient volontiers - nous
en avons bien d'autres exemples et pas seulement dans les sagas légendaires - à la tentation
de faire étalage de leur savoir. On n'aura nulle peine à réfuter bon nombre des affirmations
qui figurent ci-dessus. En même temps, il est clair que les vikings, qui fréquentaient avant
tout la Grande-Bretagne, y faisaient le commerce des produits mentionnés ici - même si
notre saga est plus jeune de plusieurs siècles que le dernier des vikings! Lundunaborg est,
bien entendu, Londres, Kantaraborg, Canterbury, Skarôaborg, Scarborough, Helsingja­
borg, Hastings.
62. Les anciens Scandinaves n'ont guère connu de vraies dynasties royales. Ils choisis­
saient leurs rois à l'intérieur de certaines grandes familles. Nous ne savons ni sur quels cri­
-tères ces élections étaient faites, ni pour quelles raisons certains dignitaires, et non d'autres,
avaient la prérogative de ces choix.
63. Rîpa est Ribe, Vandilsskagi est l'actuel Skagen, Heidab�r est Hedeby, nous avons
déjà rencontré Arôss (Aarhus), Vébjorg est Viborg. Haraldseiô est l'isthme de Haraldr,
comme il est expliqué quelques lignes plus bas.
64. Le célèbre roi norvégien Haraldr Sigurôarson, dit Haraldr !'Impitoyable (il a sa
propre saga qui figure dans la Heimskringla de Snorri Sturluson; pour sa traduction, voir
la Saga de Harald l'Impitoyable, Payot poche, Paris, 1979). Il est exact qu'il eut maille à
partir avec le roi danois Sveinn dit à la Barbe fourchue (tjuguskegg) et qu'il dut s'échapper,
comme le dit notre texte, par !'«isthme de Haraldr».
65. Aujourd'hui Jellinge, qui fut un haut lieu de l'histoire danoise et où se trouve la
magnifique pierre historiée et runique qui chante les louanges du roi convertisseur du
Danemark, Haraldr Gormsson, « qui fit des Dar Jis et des Norvégiens des chrétiens».
66. La Fionie (Fyn) est l'île qui se trouve au sud de l'île de Zélande dont on va parler et
où se trouve Copenhague. Alfasund est notre Grand Belt. LEyrarsund est le Sund pour
nous, tout comme le Beltissund est notre Petit Belt.
67. Lactuelle Odense.
68. Actuelle Roskilde. La Scanie est la province la plus méridionale de la Suède, clic fin
très longtemps danoise. Lundum est aujourd'hui Lund.
822 Sagas légendaires islandaises

Scanie. Là, la ville principale est Lundum. Entre le Jutland et la Scanie, il


y a beaucoup de grandes îles. Soit: Sâmsey, Alsey, Lâland, Langalad69 .
Borgundarhôlmr est à l'est dans la mer. À cette époque-là, c'étaient les
Skjoldungar qui avaient ce royaume, pourtant, d'autres rois et jarls
avaient des royaumes non moindres qu'eux au Danemark, bien que les
Skjoldungar aient plus de dignité en raison de leur nom et de leur
lignage70 •

38. Gouvernement de Hrôlfr etfin de la saga

On dit ici que le jarl Stefnir ne vécut pas longtemps et qu'il n'eut pas
de descendants qui vécurent au-delà de l'enfance. Hrôlfr et Stefnir se
quittèrent en grande amitié et maintinrent leur camaraderie tant qu'ils
vécurent tous les deux. On ne mentionne pas que Hrôlfr revint en Hringa­
rîki ensuite. Mais l'on dit que l'été où Haraldr s'en fut à l'ouest en Angle­
terre, Hrôlfr fit voile hors du Danemark pour aller à l'est à Hôlmgarôr
avec dix bateaux, et qu'Ingigerôr l'accompagna. Hrôlfr fut alors pris pour
roi de tout le Garôarîki sur le conseil de la princesse et des autres hommes
d'importance. Un tiers du Garôariki est appelé Kcnugarôr71 • Cela se
trouve le long de la chaîne de montagnes qui sépare Jotunheimr du
royaume de Hôlmgarôr. Il y a là aussi l'Ermland et plusieurs autres petits
royaumes. Hrôlfr gouverna donc son royaume avec grand honneur. Il
était à la fois sage et gouvernant capable. Aucun chef n'osait l'attaquer en
raison de son renom et de sa vaillance. Hrôlfr et lngigerôr s'aimaient
beaucoup, ils eurent de nombreux enfants. Ils eurent un fils appelé
Hreggviôr qui fut un homme fort important. Il se rendit en expédition
guerrière sur la Route de l'Est et ne revint pas. Les savants racontent
qu'un autre fils de Hrôlfr fut le roi Ôlâfr de Danemark contre lequel
Helgi le Renommé se battit, mais Hrômundr Gripsson assista Ôlâfr,
comme il est dit dans sa saga72, et tua Helgi, et Dagny et Dagbjort qui

69. Lire Samso, Anholt, Laaland et Langaland. En revanche, Borgundarholmr, qui est
« l'îlot des Burgondes», est l'actuel Bornholm.
70. Les Skjoldungar sont un lignage hautement légendaire qui a dû jouir d'un prestige
important. Ce sont sans doute les rois les plus anciens du Danemark. La Skjoldunga saga,
aujourd'hui perdue, a donné lieu à un résumé en latin fait au xvnc siècle par un érudit islan­
dais; elle existait du temps de Snorri Sturluson (1225), qui nous en parle dans ses œuvres et
elle a été connue des auteurs - anonymes - de la Saga (légendaire, elle aussi) de Hrôlfr kraki
et de Beowulf, sans parler des Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (vers 1200).
71. Ka:nugarôr est Kiev, Holmgarôr étant Novgorod.
72. Il a certainement existé une saga, sans doute du type légendaire comme celle que
Saga de Hrolfr sans Terre L' ) '
(}, )

étaient filles de Hr6lfr soignèrent Hr6mundr. Mais il n'est pas t'Cnt


qu'elles aient été filles d'Ingigerôr, ou non. Le troisième fils de Hrôlfr s' ap­
pelait Horôr, père de Kari, père de Horôa-Knutr. On dit que Hrôlfr
devint un vieil homme mais on ne précise pas s'il mourut de vieillesse ou
s'il périt par les armes.

Maintenant, s'il y a des désaccords entre cette saga et d'autres qui trai­
tent le même sujet, sur les noms des gens et les événements, sur ce que les
gens firent par renom ou savoir, magie ou traîtrise, ou bien sur ce que les
chefs gouvernaient, il est très vraisemblable que ceux qui ont écrit là-des­
sus et composé sur ces événements doivent avoir eu quelque chose à per­
pétuer, soit d'anciens poèmes ou bien des récits de savants hommes. Il y a
très peu, sinon aucun récit émanant de savants hommes dont on atteste­
rait par écrit que les choses se sont passées comme elles sont dites, parce
que la plupart ont été exagérées. Il est impossible aussi de prouver la vérité
de chaque terme ou incident dans certains des épisodes parce que la plu­
part des événements évoqués en quelques endroits se sont produits plus
tard que ce que l'on dit. Il vaut donc mieux ne pas blâmer ni traiter de
mensonges les récits des savants hommes. Et les anciens poèmes et récits
ont été avancés plus comme des divertissements que comme des vérités
éternelles. Il y a d'ailleurs peu de choses qui soient tellement invraisem­
blables qu'elles ne soient contredites par des exemples contraires. Il est
écrit aussi que Dieu a conféré aux païens une sagesse et un entendement
des choses terrestres comparables à la bravoure, à la richesse et à la beauté
des chrétiens.
Voici la fin de cette histoire sur Hrôlfr Sturlaugsson et ses exploits.
Merci à ceux qui ont écouté et qui s'en sont divertis, et bien de la tristesse
à ceux qui s'en sont offusqués et ne s'en sont pas amusés. Amen.

nous lisons ici, consacrée à ce Hrômundr Gripsson. Il est question de ce personnage, en


tout cas, dans une saga dite de contemporains, la Saga de Porgils et de Hajlidi, dans la com­
pilation intitulée Saga des Sturlungar. On y évoque un fameux banquet de noces qui eut
lieu à Reykjahôlar, dans l'Ouest de l'Islande, en 1119 et au cours duquel un certain Hrôlfr
de Skalmarnes aurait déclamé ladite saga. Il existe aussi des rimur, dites griplur, un genre
poétique en vogue à la fin du Moyen Âge, consacrées à Hrômundr.
SAGA D'ODDRAUX FLÈCHES

0rvar-Odds saga

SAGA DE KETILL LE SAUMON

Ketils saga htengs

SAGA DE GRIMRAUXJOUES VELUES

Grims saga lolfinkinna


Je n'ai pas voulu séparer ici ces trois sagas parce que, bien que d'inégale valeur, elles
ont pour héros, dans l'ordre, Oddr, puis son grand-père, puis son père. La notion de
famille présidant, comme on le sait, à la rédaction de toute saga qui se respecte, nous
tenons ici une parfaite démonstration du fait.
Il nefait guère de doute que la Saga d'Oddr aux Flèches soit la plus réussie, litté­
rairement s'entend, la plus populaire aussi, et la plus riche d'événements, de tous les
textes apparentés. Légendaire, elle l'est pleinement, car il est difficile d'établir des rap­
ports, seraient-ils lointains, avec on ne sait quels faits historiques. Le personnage cen­
tral était bien connu cependant, mais exactement comme un héros de légende, non
comme le protagoniste de prestations attestées d'autre part. D'ailleurs, le tour totale­
ment invraisemblable de nombre de détails (les flèches d'Oddr sont en pierre!) ou
totalement convenu de certaines péripéties (le voyage en Bjarmaland, par exemple,
qui justifie le renom du héros - rappelons que le Bjarmaland passait pour une sorte
d'Atlantide dans cette culture, encore qu'il ait une existence réelle, c'est le pays des
Perm; dans l'extrême Nord), sans parler de décors comme attendus (le pays des géants)
ou d'épisodes tout à fait convenus (le concours à qui boira le plus), tout cela interdit
de chercher ici autre chose qu'un pur récit attaché à vous divertir, éventuellement en
faisant droit à de bons vieux thèmes de contes populaires. Unefois de plus, la diversité
des décors ne pouvait pas ne pas séduire ces grands navigateurs-voyageurs que forent
les Scandinaves. Et donc voici, outre le Bjarmaland, le Huna/and (pays des Huns),
llrlande, la Sicile, la Grèce, et même la Palestine.
Mais j'attirerai l'attention sur deux éléments: le rôle du Destin et la poésie. Vous
voudrez bien prendre garde au chapitre 2 et à la prédiction de la magicienne, quelque
tarabiscotée qu'elle soit. Rien n'est gratuit dans cet univers mental, tout finit par se
produire dans les termes ou les modalités que veut le Destin, ce héros assume pleine­
ment notre condition, même à des dimensions surhumaines. Ensuite, même si vous
avez pris l'habitude, depuis le début du présent ouvrage, de voir comme il est banal
que la poésie intervienne dans le cours du récit en prose, c'est un procédé qui revient
dans les sagas de toutes sortes, y compris les trois premières catégories que je vous ai pré­
sentées en introduction, on ne voit donc pas pourquoi il serait absent des sagas légen­
daires. Et il l'est avec un faste tout spécial car les poèmes proposés ici sont de premier
ordre. On peut penser que l'auteur s'est inspiré du fameux chant de Hervor, dans la
Saga de Hervor et du roi Heiêlrekr, qui figure ici, pour ce que déclame Oddr au
chapitre 14, mais le « CÎJant de mort de Hjdlmarr », au même chapitre, compte
parmi les fleurons de cette littérature et a été, d'ailleurs copieusement imité, serait-ce
par notre Leconte de Lisle. Quant au long poème du chapitre 27 qui souligne un exer­
cice fréquent dans cette société, une sorte de chanson à boire ou de variante du mann­
jafnaêlr (chacun récapitulant ses exploits), il ne détonne pas. Reste le long
828 Sagas légendaires is!tmdaises

(71 strophes) lai fanéraire que déclame Oddr: il nous incite à nous demander s'il n'a
pas existé deux versions différentes de cette saga tant la présentation ou lajustification
de ce poème paraissent artificielles. Au demeumnt, jiii déjà noté la popularité extrême
de cette saga et Saxo Grammaticus, j'allais dire, cela va de soi, la connaissait.

On peut passer beaucoup plus vite sur la Saga de Ketill le Saumon, grand-père
d'Oddr. Comparativement, on trouvera plus banale cette saga, en regard de celle
d'Oddr. L'élément intéressant est cet accent porté sur le Hrafaista, une région de Nor­
vège qui dut être riche de légendes. Et là encore, les poèmes ne font pas défaut. Signa­
lons que certaines strophes relèvent d 'un genre rare, présent dans /Edda poétique, la
senna (voyez la Lokasenna où le dieu Loki insulte tour à tour les autres créatures
divines.) Ce texte date du XIVe siècle tout comme la Saga de Gdmr à la Joue velue
qui met en scène le père, cettefois, d'Oddr. Sa seule originalité, si l'on peut dire, vient
de ce qu'elle introduit la Saga d'Oddr aux Flèches. Car sur le fond, elle ne se singu­
larise guère, sinon par les démêlés du héros avec sa fiancée Loflhœna.

Ces trois sagas ont été publiées ensemble par Anacharsis, Toulouse, 201 O.
Saga d' Oddr aux Flèches

1. Naissance etjeunesse d'Oddr

I l y avait un homme appelé Grfmr, surnommé à la Joue velue. Il était


surnommé ainsi parce qu'il fut conçu de telle sorte qu'il se fit que Ketill
le Saumon, son père, et Hrafnhildr Brunadôttir partagèrent leur couche,
comme on l'a écrit précédemment 1, et que Bruni étendit sur eux une peau
parce qu'il avait invité chez lui de nombreux Sâmes2, et pendant la nuit,
Hrafnhildr regarda d'en dessous de la peau et vit la joue d'un Sâme, et
celle-ci était toute velue. Et c'est pourquoi Grfmr eut cette marque
ensuite: on pense qu'il a dû être conçu en cet instant. Grfmr habita en
Hrafnista. Il était riche de biens et avait grand pouvoir sur tout le Haloga­
land3 ainsi qu'un peu partout ailleurs. Il était marié et sa femme s'appelait
Loftha:na. C'était la fille du hersir* Haraldr, du Vfk dans l'est.
Il se fit qu'un été, Grfmr s'équipa pour faire un voyage dans l'est au
Vfk, après la mort de Haraldr, son beau-père, parce qu'il possédait là de
grands biens.
Quand Loftha:na s'en rendit compte, elle demanda à l'accompagner,
mais Grfmr dit que cela ne pouvait se faire, « parce que tu es enceinte.
- La seule chose qui me plaise, dit-elle, c'est d'y aller.»
Grfmr l'aimait beaucoup et il fit à son gré. C'était la plus belle des
femmes et la plus accomplie en toutes choses, de celles qui étaient en Nor­
vège. Leur voyage fut magnifiquement préparé.
Grfmr fit voile depuis le Hrafnista, dans le Vfk à l'est, avec deux
bateaux. Quand ils passèrent devant le district qui s'appelait Berurjôôr4,

1. Dans la Saga de Ketill le Saumon dont celle-ci est censée dériver; voir plus bas p. 945.
2. Pour diverses raisons qu'il serait oiseux df' développer ici, les Sâmes étaient tenus,
chez les Islandais, pour de grands magiciens. C'est en tout cas sous ce jour qu'ils apparais­
sent dans les sagas. On remarquera cependant que notre saga semble distinguer entre
Sâmes et Bjarmiens.
3. Qui est une province du nord de la Norvège.
4. Et qui pourrait être le Berriod actuel, dans la province de Ja:ren en Norvège du Sud­
Ouest.
830 Sagas légendaires islilndaises

Loftha:na dit qu'elle voulait faire amener les voiles parce qu'elle était prise
de douleurs; c'est ce qui fut fait, et les bateaux se dirigèrent vers la côte.
Habitait là un homme qui s'appelait Ingjaldr. Il était marié et avait de sa
femme un fils en jeune âge et de belle apparence qui s'appelait Asmundr.
Quand ils eurent accosté, on envoya des hommes à la ferme dire à
Ingjaldr que Grîmr était arrivé à terre avec sa femme. Alors, Ingjaldr fit
atteler des chevaux à un traîneau et s'en fut personnellement à leur ren­
contre et leur offrit à tous l'hospitalité dont ils avaient besoin et qu'ils
voudraient accepter. Grîmr et Loftha:na se rendirent à la ferme d'Ingjaldr.
Puis on conduisit Loftha:na dans les appartements des femmes; pour
Grîmr, on le mena au skdli* et on le fit asseoir dans le haut-siège, Ingjaldr
estima que rien ne serait de trop pour Grîmr et sa femme5 . Les douleurs
de Loftha:na s'accrurent jusqu'à ce qu'elle mette au mondé un garçon, les
femmes s'en occupèrent et dirent n'avoir jamais vu enfant aussi beau.
Loftha:na regarda le garçon et dit: « Portez-le à son père. Il doit donner
un nom à ce garçon7 », et c'est ce qui fut fait. Le garçon fut aspergé d'eau8,
on lui donna un nom et on l'appela Oddr. Grîmr resta là trois nuits.
Alors, Loftha:na déclara qu'elle était prête à faire le voyage et Grîmr dit à
Ingjaldr qu'il voulait s'en aller.
«Je considère, dit Ingjaldr, que j'aimerais accepter de vous quelque lot
honorable.
- C'est mérité, dit Grîmr, et choisis toi-même une récompense, car ce
n'est pas le bien qui me manque.
- Du bien, j'en ai suffisamment, dit Ingjaldr.
- Alors, accepte autre chose, dit Grîmr.
- Je t'offrirai d'2tre le père adoptif de ton fils9, dit Ingjaldr.
- Je ne sais pas, dit Grîmr, comment cela plaira à Loftha:na. »

5. Cette phrase est une somme. Notons d'abord que l'auteur veut faire mine de copier les
mœurs des pays plus civilisés, comme la France. Si le skdli*, dont il est question ici, est bien la
pièce principale de la ferme nordique- le vivoir ou la salle de séjour si l'on veut-, si même cer­
tains textes font une différence entre skdli des hommes et celui des femmes, il n'existait pas
d' «appartements» réservés aux femmes (le texte donne kvenna hus, «maison» des femmes).
Dans le vivoir, il y avait un siège particulier, dit ondvegi*, «siège d'honneur» si l'on veut, qui
pouvait admettre plusieurs occupants et où s'asseyaient le maître de maison et son ou ses invi­
tés d'honneur. Enfin, l'hospitalité comptait au nombre des devoirs sacrés dans cette société.
6. Le lecteur sera sans douce amusé de savoir que «mettre au monde» se disait, pour la
mère bien entendu, «devenir plus légère», verôa léttari.
7. Donner un nom au nouveau-né étaie d'une importance capitale depuis la plus haute
Antiquité car cela revenait à l'intégrer légalement au clan. C'était normalement au père
que revenait ce devoir rituel.
8. Voir ausa barn vatni*.
9. Voir fostr*.
Saga d'Oddr aux Flèches sil

Mais elle dit: « Je te conseille d'accepter ce qui est si bien offert.»


On les accompagna à leurs bateaux mais Oddr resta à Berurj6ôr. fü
allèrent leur chemin jusqu'à ce qu'ils arrivent à l'est, dans le Vîk; ils y res­
tèrent le temps qu'il leur fallut. Puis ils se préparèrent à partir, ils eurent
bon vent jusqu'à ce qu'ils arrivent à Berurj6ôr.
Alors, Grîmr ordonria d'amener les voiles.
« Pourquoi n'allons-nous pas poursuivre notre voyage? dit Loftha:na.
- Je pensais, dit Grîmr, que tu voudrais voir ton fils.
- Je l'ai regardé, dit-elle, quand nous nous sommes quittés, et il m'a
semblé qu'il ne nous regardait pas avec grande affection, nous autres gens
de Hrafnista 10 ; et poursuivons notre voyage».
Grîmr et elle arrivèrent donc à Hrafnista et s'y installèrent dans leur
demeure, mais Oddr grandit à Berurj6ôr ainsi qu'Âsmundr. Oddr apprit
tous les exercices que les gens avaient coutume de savoir. Âsmundr le ser­
vait en toutes choses. Oddr était plus beau que la plupart des hommes et
très accompli.
Oddr et Âsmundr se lièrent de fraternité jurée 1 1. Chaque jour, ils
allaient tirer à l'arc ou nageaient. Nul ne pouvait se mesurer à Oddr en
fait d'exercices physiques. Jamais Oddr ne se comportait aux jeux comme
les autres jeunes gens. Âsmundr le suivait constamment. lngjaldr estimait
Oddr plus qu'Âsmundr en toutes choses. Oddr se faisait faire des flèches
par quiconque lui semblait habile. Il ne prenait pas grand soin de ces arti­
sans, si bien qu'ils traînaient dans la salle, sur les sièges ou les bancs. Beau­
coup étaient maltraités par eux lorsqu'ils rentraient dans l'obscurité ou
tard le soir, et s'asseyaient. Ce fut la seule chose qui rendit Oddr impopu­
laire. Les gens se plaignirent à lngjaldr et lui dirent qu'il devait parler de
cela à Oddr.
lngjaldr vint parler un jour à Oddr. « Il y a, mon fils adoptif, une
chose, dit lngjaldr, qui te rend impopulaire.
- Laquelle? dit Oddr.
- Tu ne t'occupes pas de tes flèches comme font les autres, dit
lngjaldr.
- Je trouverais que tu pourrais m'en accuser, dit Oddr, si tu m'avais
procuré quelque chose pour les y conserver.

10. La présente saga fait partie d'un groupe de trois textes centrés sur le district de
Hrafnista, en Norvège, soit, avec 0rvar-Odds saga, la saga de son père, Grîms saga loôin­
kinna et celle de son grand-père, Ketils saga h,engs (plus bas p. 969 et p. 947). La remarque
de Lofch:ena peut fort bien relever d'une pratique magique, au demeurant bien attestée:
Oddr aurait « le mauvais œil ».
11. C'était un grand rite magique, très souvent attesté. Voir fostbrœôralag*.
832 Sagas légendaires island1iises

- Je vais le faire, comme tu le ve�x, dit lngjaldr.


- Je pense, dit Oddr, que tu ne le feras pas.
- Mais si! dit Ingjaldr.
- Tu as un bouc de trois hivers, de couleur noire, dit Oddr. Je veux le
faire tuer et le faire dépouiller tout d'une pièce avec cornes et sabots. »
Et l'on fit comme le prescrivit Oddr et on lui remit la peau quand elle
fut prête. Il y porta ses flèches et n'eut de cesse que la peau fut remplie.
C'étaient beaucoup plus de flèches, et plus grandes, que celles des autres.
Il avait un arc du même ordre.
Oddr était ainsi vêtu qu'il était chaque jour en tunique écarlate et qu'il
nouait un lacet brodé d'or autour de sa tête. Il emportait son sac de
flèches où qu'il allât. Il n'offrait pas de sacrifices parce qu'il croyait en sa
propre puissance et capacité de victoire, et Âsmundr fit à son exemple,
mais lngjaldr était un grand sacrificateur 12 • Souvent, les frères jurés, Oddr
et Âsmundr, se rendaient en mer.

2. La voyante13 prophétise sur Oddr

On mentionne une femme, Heiôr 14 . Elle était prophétesse et magi­


cienne et savait d'avance des choses non avenues, en raison de sa magie.
Elle allait à des banquets et prédisait aux gens des choses sur le temps à
venir et leur destin. Elle était accompagnée de quinze garçons et quinze
filles 15 . Elle était à un banquet non loin de chez Ingjaldr.

12. Voici de nouveau un passage «dense». Le sacrifice, ou blot*, a sans doute été l'un
des temps forts du rituel païen scandinave, pour autant que nous puissions en juger.
Quant au fait qu'Oddr croyait en sa seule puissance et capacité de victoire (mdttr sinn ok
megin, formulation toute faite où, toutefois, on voudra bien noter l'allitération à l'initiale
qui pourrait être un gage d'antiquité et donc d'authenticité), on a souvent voulu, naguère,
en faire une profession de scepticisme ou d'irréligion. En fait, et sans développer, la cri­
tique actuelle tendrait dans l'autre sens: le Scandinave semble avoir été persuadé que dès
sa naissance, les cieux, les Puissances l'avaient doté de ces caractéristiques qui le rendaient
unique et différent d'autrui. C'était probablement cela, sa «puissance et capacité de vic­
toire», et croire en elles au lieu de sacrifier pouvait équivaloir à un acte d'adoration, de
révérence en tout cas. Une fois de plus, cependant, la mention dans cette saga peut fort
bien relever de l'artifice convenu: il s'agit pour l'auteur de dresser le portrait d'un héros à
l'ancienne mode.
13. Voir volva*.
14. Heiôr est un nom de sorcière ou de magicienne qui se rencontre ailleurs.
15. Ce détail n'est peut-être pas fortuit: dans un passage de la Saga d'Eirikr le Rouge, la
prophétesse requiert le concours d'un chœur de jeunes filles pour parvenir à exécuter son
sejôr*, suivant le nom du rite magique prophétique auquel elle se livre.
Saga d'Oddr aux Flèches

li se fit qu'un matin, Ingjaldr se leva de bonne heure. Il alla à l'endroit


où Oddr et Asmundr reposaient, et dit: «Je veux vous envoyer faire une
course aujourd'hui, dit-il.
- Où devons-nous aller? dit Oddr.
- Vous allez inviter à venir ici la prophétesse, pour la raison qu'un
banquet est préparé ici, -dit Ingjaldr.
- Je n'irai pas, dit Oddr, et il me déplaît beaucoup qu'elle vienne ici.
- Tu vas y aller, toi, Asmundr, dit lngjaldr, parce qu'à toi, je puis don-
ner des ordres.
- Je vais faire quelque chose, dit Oddr, qui ne te plaira pas plus qu'à
moi.»
Asmundr s'en va donc et invite la magicienne à venir, elle promit de
faire le voyage et arriva avec toute son escorte, Ingjaldr alla à ses devants
avec tous ses gens et l'invita à entrer dans le skali. Ils firent des préparatifs
pour que l'on donne un sej/Jr*16 la nuit suivante. Lorsque l'on eut mangé
on alla dormir, mais la prophétesse s'en fut procéder à son ndttsejôr avec
son escorte. Le lendemain matin, lngjaldr vint la voir et demanda com­
ment le sejdr s'était passé.
«Je pense, dit-elle, que j'ai acquis la certitude de ce que vous voulez
savotr.
- Alors, on va assigner des sièges aux gens, dit lngjaldr, et ils obtien­
dront de toi les nouvelles.» lngjaldr fut le premier à s'avancer devant elle.
«C'est bien, lngjaldr, dit-elle, que tu sois venu ici. Ce que je puis te
dire, c'est que tu résideras ici jusqu'à ta vieillesse, tenu en grand honneur
et estime, et cela sera grande liesse pour tous tes amis. »
lngjaldr s'en fut, et Asmundr s'avança. «C'est bien, dit Heiôr, que te
voici venu, Asmundr, car ton honneur et ta réputation se répandront de
par le monde, mais tu ne deviendras pas vieux 17, on te tiendra pour un
excellent brave et pour un grand champion où que tu sois.»

16. En très peu de pages, nous avons donc mention des grands rites magiques que sont
le bldt et le sejifr. Ce dernier, qui est peut-être bâti sur le verbe sia, «lier», était avant tout
prophétique, il consistait à prédire soit le temps qu'il ferait, soit le sort des personnes pré­
sentes. Le moyen, pour la prophétesse ou voyante, volva donc, était sans doute de «lier»
les puissances occultes en les forçant à répondre aux questions posées. Ce rite se passait,
semble-t-il, dans un cadre plutôt impressionnant; wmme on l'a dit, un chœur de jeunes
filles (ou de jeunes gens) devait assister l'exécutante, laquelle montait sur une sorte d' écha­
faudage ou sejifhjallr. La Saga d'Eirîkr le Rouge (envers laquelle il convient de prendre de
prudentes distances) décrit avec soin le menu qu'ingère la prophétesse, son accoutrement,
etc. Le ndttsejifr dont il est question dans la phrase suivante est le sejdr pratiqué de nuit; la
précision est tout à fait inhabituelle.
17. Le texte dit avec beaucoup de pittoresque qu'il «n'aura pas à se battre avec l'figc » !
834 Sagas légendaires islandaises

Puis Âsmundr se rendit à son siège, et tout le monde alla voir la prophé­
tesse, et elle dit à chacun ce qui lui était destiné, ils furent contents de leur
lot. Ensuite, elle prédit le temps qu'il ferait cet hiver-là ainsi que beaucoup
d'autres choses que l'on ne savait pas. lngjaldr la remercia de ses prophéties.
« Est-ce que tous ceux qui sont ici à l'intérieur sont venus ici? dit-elle.
- Je crois qu'à peu près tous sont venus, dit lngjaldr.
- Qu'est-ce qu'il y a là-bas sur le banc? dit la prophétesse.
- Il y a un manteau, dit lngjaldr.
- J'ai l'impression que ça remue parfois lorsque je regarde par là»,
dit-elle.
Alors, celui qui s'était allongé là se redressa, il prit la parole et dit:
«C'est exactement comme tu le dis, c'est un homme, et celui-là veut que
tu te taises au plus vite et ne bavasses pas sur mon avenir parce que je ne
crois pas ce que tu prédis.»
Elle dit: «Je vais pourtant te le dire, et tu vas écouter», dit-elle. Et
alors, ce poème 18 lui vint à la bouche:

1. Mieux ferais-tu,
Oddr de Jaôarr,
de ne pas m'agacer
de ton bout de bois
même si je divague:
l'histoire s'avérera
que dit la prophétesse.
D'avance elle sait les destins
de tous les hommes.

2. Que tu ailles par


les vastes fjords
ou que tu arpentes
terres et vagues,
que l'écume de la mer
sur toi dérive -
c'est ici que tu brûleras,
à Berurjôôr.

3. Le serpent te malmènera
de son venin mêlé,
étincelant depuis l'antique

18. Le texte dit /jôlf, notre lai, un type de poème reçu.


Saga d'Oddr aux Flèches 8 l',

crâne de Faxi :
le serpent te frappera
à la semelle de ton pied,
tu auras alors
accompli ton temps 19 .

« Ce qu'il faut te dire, Oddr, dit-elle, qu'il te semblera bon de savoir, c'est
que t'est destiné un âge bien plus avancé qu'à d'autres hommes. Tu vas
vivre trois cents ans, et aller de pays en pays, et seras toujours tenu pour le
plus important là où tu arriveras, car ton honneur ira par le monde entier,
mais tu auras beau te rendre partout, c'est ici à Berurjoôr, que tu mourras.
Il y a ici un cheval dans l'écurie, sa crinière est de couleur différente de son
corps et il est de couleur grise20. C'est le crâne de ce Faxi-là qui sera ta mort.
- Sois la plus misérable des vieilles pour cette prophétie sur mon
compte», dit Oddr.
Il se leva d'un bond lorsqu'elle eut dit cela, et la frappa de son bâton si
rudement sur le nez que le sang de la vieille coula sur le sol.
« Que l'on prenne mes habits, dit la prophétesse, je veux m'en aller
d'ici car je ne suis jamais arrivée en un lieu où l'on m'ait rossée de la sorte.
- Tu ne feras pas cela, dit lngjaldr, car il y a compensation pour tout.
Tu vas rester ici trois nuits et tu recevras d'excellents présents.»
Elle accepta ces présents mais elle quitta les festivités.

3. Oddr arrive en Hrafnista

Après cela, Oddr demanda à Âsmundr de venir avec lui. Ils prirent
Faxi et il lui mit une bride, ils l'emmenèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à un
petit vallon. Là, ils creusèrent une fosse si profonde qu'Oddr eut du mal à
en remonter, puis ils tuèrent Faxi et l'y précipitèrent, et Oddr, avec
Âsmundr, y porta des pierres aussi grosses qu'ils le purent, et ils mirent du
sable à côté de chaque pierre. Ils érigèrent un tertre là où gisait Faxi.
Quand ils eurent achevé leur œuvre, Oddr dit: «Je pense que l'on
pourra dire que ce sont les trolls* qui sont intervenus si Faxi se tire de là,
et je crois avoir prévenu ma destinée si jamais il est cause de ma mort.»

19. Il importe de comprendre cette prophétie: la prophétesse prédit qu'Oddr sera


mordu par un serpent, au pied, lequel serpent sortira du crâne d'un cheval (jaxi est un
heiti* pour« cheval», faxi veut proprement dire« crinière»). On voudra bien se rappeler
cela à la fin du chapitre 31.
20. Le gris est toujours une couleur fatidique et sinistre.
836 Sagas légendaires islandaises

Après cela, ils s'en furent à la m,ison, trouver Ingjaldr. «Je veux des
bateaux, dit Oddr.
- Pour aller où? dit lngjaldr.
- J'ai l'intention de m'en aller d'ici, dit Oddr, de Berurjôôr, et de ne
jamais revenir tant que je vivrai.
- Tu ne dois pas vouloir faire cela, dit lngjaldr, car tu fais alors ce qui
me paraît le pire, et qui veux-tu avoir avec toi?
- Nous nous en irons tous les deux, Âsmundr et moi, dit Oddr.
- Je veux que tu renvoies Âsmundr rapidement, dit lngjaldr.
- Il ne reviendra pas plus que moi, dit Oddr.
- C'est mal de ta part, dit Ingjaldr.
- Je vais faire ce qui, selon moi, te déplaira le plus pour la raison que
tu as invité ici la prophétesse et que tu savais que je trouverais cela très
mal», dit Oddr.
Et donc ils préparèrent leur expédition, Oddr et Âsmundr, ils allèrent
trouver lngjaldr, lui dirent au revoir, allèrent au bateau et le lancèrent et
quittèrent la côte à la rame.
« Où allons-nous? dit Âsmundr.
- Ne serait-il pas judicieux, dit Oddr, d'aller rendre visite aux parents
de Hrafnista?»
Lorsqu'ils furent arrivés au-delà des îles, Oddr prit la parole: « Notre
voyage va être pénible si nous devons ramer tout le temps vers le nord jus­
qu'au Hrafnista. On va voir maintenant si j'ai quelque chose de la chance
de notre famille, ou non. On m'a dit que Ketill ha:ngr hissait sa voile par
temps calme, je vais voir si je hisse ma voile.»
Et dès qu'ils eurent déployé la voile, ils eurent un vent favorable jusqu'à
ce qu'ils arrivent au Hrafnista, de bonne heure le matin. Ils tirèrent leur
bateau sur le rivage et se rendirent à la ferme. Oddr n'avait pas d'autres
armes que son carquois qu'il portait dans le dos, et il avait son arc à la main.
Quand ils arrivèrent à la ferme, un homme se tenait dehors, qui salua
bien les arrivants et leur demanda leur nom. « Cela ne te regarde pas», dit
Oddr.
Alors, Oddr demanda si Grîmr était à la maison. Lhomme dit que oui.
«Alors, dis-lui de sortir», dit Oddr.
Lhomme entra et dit à Grîmr que des hommes étaient arrivés dehors,
deux, « et ils ont dit que tu devais sortir.
- Pourquoi ne peuvent-ils pas entrer? dit Grîmr, dis-leur d'entrer.»
Lhomme sortit et leur dit ce qu'on lui avait ordonné. « Tu vas entrer
une deuxième fois, dit Oddr, dire à Grîmr qu'il sorte nous trouver. »
Lhomme alla dire la chose à Grîmr: « Quel air ont ces hommes? dit
Grîmr.
Saga d'Oddr aux Fù·d,n 837

- Ils ont belle apparence et sont de grande taille. 1 :1111 d'cux a un


grand sac dans le dos.
-À ce que tu me dis de ces hommes, ce doivent être les fri:rcs jun:s
Oddr et Asmundr qui sont arrivés.»
Ensuite, Grimr sortit ainsi que tous ceux qui étaient à l'intérieur et ils
firent bel accueil à Oddt et Asmundr. Grimr les invita à entrer avec lui
dans le skali et ils acceptèrent.
Quand ils se furent assis, Oddr s'enquit de ses parents, Guômundr et
Sigurôr. Leurs liens de parenté étaient ainsi faits que Guômundr était
frère d'Oddr et fils de Grimr et de Loftha:na, mais Sigurôr était fils de la
sœur de Grimr. C'étaient de beaux hommes.
« Ils mouillent ici au nord de l'île et ils ont l'intention de se rendre au
Bjarmaland21 , dit Grîmr.
- Je veux aller les trouver, dit Oddr.
- Ce que je veux, moi, dit Grimr, c'est que tu passes l'hiver ici.
- On ira d'abord, dit Oddr, les trouver.»
Et alors, Grimr les accompagna jusqu'à ce qu'ils arrivent au nord de
l'île. Ils étaient là au mouillage, deux bateaux. Oddr héla alors ses parents
pour qu'ils viennent sur le rivage. Ils lui firent bel accueil et dès qu'ils
eurent demandé les nouvelles, Oddr dit: « Où avez-vous l'intention de
vous rendre?
-Au Bjarmaland, dit Guômundr.
-Asmundr et moi voulons aller avec vous», dit Oddr.
Guômundr prit la parole pour eux tous et dit: « Il n'est pas possible,
parent Oddr, que tu viennes avec nous cet été, nous avons déjà fait tous
les préparatifs de notre voyage. Viens avec nous l'été prochain, pour aller
où tu voudras.
- C'est bien parlé, dit Oddr, mais il se peut, me semble+il, que je me
procure des bateaux l'été prochain et que je n'aie pas besoin d'être votre
passager.
- Tu ne viendras pas avec nous pour cette fois», dit Guômundr, et ils
se quittèrent là-dessus.

4. Le voyage au Bjarmaland

Oddr accepta donc l'invite de son père, et Grîmr lui assigna un siège à
côté de lui dans le haut-siège, Asmundr étant à côté d'Oddr; Grimr leur

21. Voici donc la première mention de ce pays fabuleux qui va intervenir fréquemment
désormais dans notre saga.
838 Sagas légendaires islandaises

offrit toute hospitalité. Guômundr et Sigurôr mouillèrent devant l'île


sous le vent un demi-mois durant et ils n'eurent jamais un vent favo­
rable22. Il se fit qu'une nuit, Guômundr eut un sommeil agité, les
hommes dirent qu'ils devaient le réveiller. Sigurôr dit qu'il fallait le laisser
jouir de son rêve. Guômundr se réveilla alors.
« De quoi as-tu rêvé? dit Sigurôr.
- J'ai rêvé, dit Guômundr, que je mouillais là devant l'île sous le vent,
je levai les yeux sur l'île, je vis un ours blanc qui l'encerclait et ici, son der­
rière et sa tête se rencontraient au-dessus des bateaux, il avait un air féroce
tel que je n'en ai jamais vu, car tous ses poils étaient hérissés, j'eus l'im­
pression qu'il allait se précipiter sur les bateaux et les couler tous les deux,
et je me réveillai alors. Maintenant, à toi d'interpréter ce rêve, dit-il.
- Je pense, dit Sigurôr, qu'il n'a pas besoin de grande interprétation,
car là où il t'a semblé voir un ours gisant, féroce, et tous ses poils hérissés,
et que tu as eu l'impression qu'il allait couler les bateaux, je vois claire­
ment que c'est Iafylgja* d'Oddr, notre parent, et il doit être fâché contre
nous. Voilà pourquoi cet ours t'a paru avoir une humeur de loup contre
nous23. Et je peux te dire que nous n'aurons jamais bon vent tant que
nous ne l'aurons pas emmené avec nous.
- Il ne voudra pas venir maintenant, même si nous le lui demandons,
dit Guômundr.
- Quel parti prendre alors? dit Sigurôr.
- Je conseille, dit Guômundr, que nous débarquions et allions l'invi-
ter à venir avec nous.
- Mais comment faire le voyage s'il ne veut pas? dit Sigurôr.
- Plutôt que k voir refuser, nous allons lui donner l'autre bateau», dit
Guômundr.
Ils montèrent donc à terre, trouvèrent Oddr et lui offrirent de venir
avec eux. Il déclara qu'à coup sûr il ne voulait pas y aller. « Nous voulons
maintenant te donner un des deux bateaux, viens avec nous, dit Guô­
mundr.
- Alors, j'irai, dit Oddr, je suis tout à fait prêt.»
Grîmr les accompagna aux bateaux. « Voici des objets de prix que je
veux te donner, parent Oddr, dit-il. Ce sont trois flèches, elles portent

22. Ce détail est banal: on sait que le bateau viking ne remontait pas au vent, c'était
l'un de ses défauts, en sorte qu'il est fréquent, dans les sagas, de lire qu'un bateau attend
des jours ou des semaines qu'un vent favorable se lève.
23. On notera d'abord que les rêves et leur interprétation sont un motif courant dans
toutes les sagas, pas uniquement les légendaires. Ensuite, voir f;lgja *. En troisième lieu, le
texte dit que Oddr a « une humeur de loup», le texte donne ulfhugr, où figure donc ce
hugr, qui est une autre conception de l'âme (et ulfrenvoit à« loup»).
Saga d'Oddr aux Flèches 8 )')

un nom, elles sont appelées Dons de Gusirr24 . » Il remit les flèches :1


Oddr.
Celui-ci les regarda et dit: «Voilà de très grands trésors. »
Elles étaient empennées d'or et elles volaient d'elles-mêmes de la
corde de l'arc et revenaient, de sorte qu'il n'était pas besoin d'aller les
rechercher. «Ces flèches; Ketill le Saumon les a prises à Gusirr, roi des
Sâmes. Elles mordent tout ce qui leur est assigné car elles ont été faites
par des nains2 5•
- Je n'ai jamais reçu de cadeau, dit Oddr, qui m'ait paru aussi magni­
fique», et il remercia son père, et ils se quittèrent en termes fort amicaux.
Oddr monta en bateau et décréta qu'ils allaient quitter l'île, ils mirent à la
voile sur le bateau d'Oddr de même que sur l'autre.
Or ils eurent bon vent, ils cinglèrent vers le nord jusqu'au pays des
Sâmes, et là, le vent tomba, ils mouillèrent dans un port et y passèrent la
nuit, il y avait quantité de tentes sâmes sur la côte. Le lendemain matin,
les gens du bateau de Guômundr montèrent à terre, pillèrent chaque
tente et s'emparèrent des femmes sâmes. Celles-ci supportèrent fort mal
cela et crièrent fort. Sur le bateau d'Oddr, l'équipage voulut aller à terre
mais il refusa de le leur permettre. Guômundr et ses gens revinrent à leur
bateau le soir.
Oddr dit: «Tu as débarqué?
- C'est cela, dit-il, et j'ai fait en sorte de tirer le plus grand plaisir de
faire pleurer les femmes sâmes, voudras-tu venir avec moi demain?
- Loin de là » , dit Oddr.
Ils mouillèrent là trois nuits. Puis ils eurent bon vent et il n'y a rien à
dire d'eux tant qu'ils ne furent arrivés en Bjarmaland. Ils dirigèrent leurs
bateaux dans une rivière qui s'appelle Vîna26. Il y a beaucoup d'îles dans
cette rivière. Ils jetèrent l'ancre devant un cap. Celui-ci s'avance de la terre
ferme. Ce qu'ils virent d'important dans le pays, ce sont des hommes qui
arrivaient de la forêt et qui se rassemblaient en un lieu.
Oddr dit alors: « Que penses-tu, Guômundr, que ces gens font là?
- Je ne sais pas, dit-il, et qu'est-ce que tu penses, toi, parent Oddr?

24. Voir le chapitre 3 de la Saga de Ketill le Saumon p. 951.


25. C'est intentionnellement que j'ai maintenu le verbe «mordent» qui figure dans le
texte, pour signifier «toucher», «faire périr», car le verbe «mordre», bita, a des connota­
tions magiques. D'autre part, il n'est pas indifférent que les fabricants de ces flèches soient
des nains: ceux-ci étaient réputés pour être et des artisans de première force, et des magi­
ciens. Dans le cycle héroïque de !'Edda, c'est le nain Reginn qui forge la célèbre épée de
Sigurôr Fâfnisbani, le héros (voir plus haut la Saga des Volsungar, p. 62).
26. C'est-à-dire la Dvina, une rivière qui, effectivement, se trouve dans le territoire des
Perm'.
840 Sagas légendaires islandaises

- Je croirais volontiers, dit-il, qu'il devrait y avoir là un grand ban­


quet sacrificiel ou que l'on célèbre des funérailles. Tu vas, Guômundr, sur­
veiller les bateaux, et Asmundr et moi irons à terre. »
Quand ils arrivèrent à la forêt, ils virent un grand bâtiment. Il faisait
presque nuit. Ils se rendirent aux portes, s'arrêtèrent là et virent grandes
merveilles. Les gens étaient répartis sur les bancs de part et d'autre. Ils
virent un grand chaudron auprès des portes. Il faisait si clair qu'il n'y avait
d'ombre nulle part hormis à l'endroit où se trouvait ce chaudron. On
entendait grande rumeur joyeuse.
« Comprends-tu quelque chose à ce que disent ces gens? dit Oddr.
- Pas plus que si c'étaient des oiseaux gazouillant, dit Asmundr. Et
toi, comprends-tu quelque chose?
- Pas plus que toi, dit Oddr. Tu peux voir qu'il y a un homme qui sert
à boire sur les deux bancs, j'ai le pressentiment qu'il est capable de parler
la langue norraine27 . Je vais entrer, dit Oddr, et je m'arrêterai là où cela me
paraîtra le plus favorable, et toi, tu m'attendras ici pendant ce temps.»
Il entra donc et s'arrêta près des portes, attendant que l'homme qui
servait passe. Celui-ci ne se rendit compte de rien avant que l'on ne se fût
emparé de lui et qu'Oddr ne l'eût brandi au-dessus de sa tête. Alors, il
hurla fort en disant aux Bjarmiens28 qu'un troll s'était emparé de lui. Ils se
levèrent d'un bond et s'en prirent à Oddr d'un côté, mais il se défendit en
se protégeant avec le serveur. Pour finir, Oddr et Asmundr emportèrent le
serveur, et les Bjarmiens n'osèrent pas se mettre à leur poursuite.
Ils arrivèrent aux navires avec le serveur, Oddr le plaça à côté de lui et
se mit à l'interroger, mais il se tut.
« Ce n'est pas la peine de te taire, dit Oddr, car je sais que tu es capable
de parler la langue norraine. »
Alors, le serveur dit: «Qu'est-ce que tu veux me demander? »
Oddr dit: « Combien de temps es-tu resté ici?
- Quelques hivers, dit-il.
- Qu'en as-tu pensé? dit Oddr.
- Je n'ai jamais été nulle part qui m'ait paru pire qu'ici, dit le serveur.
- Dis-moi: que pourrions-nous faire de pire pour les Bjarmiens? dit
Oddr.

27. Nos textes de sagas appellent le vieux norois, la langue qu'ils utilisent eux-mêmes,
ou bien la «langue danoise» (diinsk tunga) ou bien «le parler norrain» (nommt mdl)
comme ici. Selon route vraisemblance, les Bjarmiens parlaient une langue finno­
ougrienne, comme les Sâmes, d'où la confusion ici.
28. On voit donc que le texte assimile Sâmes et«Bjarmiens». On verra pourtant qu'il y
a une différence!
Saga d'Oddr aux Flèches 841
- C'est une bonne question, dit-il. Il y a un tertre en remontant la
rivière Vfoa. Il est fait de deux parties, moitié argent et moitié terre. Il faut
y porter une double poignée d'argent pour tout homme qui quitte ce
monde, et autant pour qui y entre, et autant de terre. Tu ne pourrais faire
plus de tort aux Bjarmiens que d'aller au tertre et d'emporter tout l'argent. »
Oddr héla Guômundr et Sigurôr et dit: « Vous allez, vous et votre
équipage, vous rendre jusqu'au tertre selon les indications du serveur. »
Ils se préparèrent à aborder et Oddr resta en arrière pour garder les
bateaux en compagnie du serveur.

5. Démêlés avec les Bjarmiens et les Sâmes

Ils s'en furent donc jusqu'à ce qu'ils arrivent au tertre, et ils lièrent des
chargements car l'argent ne manquait pas. Lorsqu'ils furent prêts, ils se
rendirent aux bateaux. Oddr demanda comment cela s'était passé, ils
dirent qu'ils étaient contents et qu'ils n'étaient pas à court de butin.
« Vous allez maintenant vous emparer du serveur et le surveiller soi­
gneusement, car il ne quitte pas le pays des yeux comme si les Bjarmiens
ne lui déplaisaient pas autant qu'il le prétend.»
Oddr se rendit au tertre et Guômundr et Sigurôr gardèrent les
bateaux. Ils se mirent à tamiser l'argent qui était avec la terre, le serveur
étant assis entre eux, et ils ne se rendirent compte de rien qu'il bondit à
terre et qu'il leur échappa.
D'Oddr et de ses gens, on dit qu'ils arrivèrent au tertre. Alors, Oddr
dit: « Nous allons nous faire des chargements, chacun selon ses forces, de
sorte que nous puissions faire le voyage. »
Le jour se levait alors qu'ils partaient du tertre. Ils allèrent, jusqu'à ce
que le soleil fut levé. Alors, Oddr s'arrêta net.
« Pourquoi n'avances-tu pas? dit Asmundr.
- Je vois une grande quantité d'hommes venant de la forêt, dit Oddr.
- Qu'allons-nous faire maintenant?» dit Asmundr.
Ils virent donc toute cette foule. « Cela n'a pas bonne allure, dit Oddr,
parce que mon sac de flèches est resté dans le bateau. Je vais faire demi­
tour vers la forêt et me tailler un gourdin avec cette hache que j'ai dans la
main, pour vous, vous allez vous rendre sur ce cap qui s'avance dans la
rivière. » Et c'est ce qu'ils firent. Et lorsqu il revint, il avait un gros gourdin
à la main.
« Que crois-tu que signifie cette foule-là? dit Asmundr.
- Je devine, dit Oddr, que Guômundr et Sigurôr ont dû laisser partir le
serveur et qu'il est allé porter les nouvelles nous concernant aux Bjarmiens,
842 Sagas légendaires islandaises

parce que j'ai l'impression qu'il ne se trouvait pas aussi mal ici qu'il le pré­
tendait. Nous allons nous disposer en ordre de bataille en travers du cap.»
La troupe s'avança vers eux et Oddr reconnut le serveur en tête. Il le
héla et dit: « Pourquoi es-tu si pressé?»
Le serveur dit: «Je voulais savoir ce qui vous plairait le mieux.
-Où es-tu allé? dit Oddr.
-Je suis monté dans le pays dire aux Bjarmiens ce que vous aviez fait.
-Qu'est-ce qu'ils en pensent? dit Oddr.
-Je me suis fait votre interprète de telle sorte, dit-il, qu'ils veulent
faire affaire avec vous.
-Nous le ferons volontiers, dit Oddr, une fois que nous serons arri­
vés à nos bateaux.
- Les Bjarmiens trouvent que le moins que vous puissiez faire, c'est
de passer ce marché sur-le-champ.
-Quel marché? dit Oddr.
- Ils veulent passer marché sur les armes et donner des armes de fer
contre des armes d'argent.
-Nous ne voulons pas de ce marché, dit Oddr.
-Alors nous en déciderons par les armes, dit le serveur.
-À vous d'en décider», dit Oddr.
Alors Oddr dit à ses gens de jeter dans la rivière tous ceux de leurs
ennemis qui tomberaient, « car ils pratiqueront de la magie contre nous
dès qu'ils atteindront ceux qui seront morts29 . »
Puis bataille éclata entre eux, Oddr perça leurs rangs où qu'il parvînt, il
abattit les Bjarmiens comme du petit bois, cette bataille fut à la fois rude
et longue. La conclusion de leur attaque fut que les Bjarmiens prirent la
fuite, Oddr pourchassa les gens en déroute puis rebroussa chemin et exa­
mina ses troupes, il y en avait peu de tombés, mais une quantité des gens
du pays avait été tués.
« Maintenant, nous allons répartir les biens, dit Oddr, faisons des far­
deaux d'armes d'argent.»
C'est ce qu'ils firent puis ils se rendirent à leurs bateaux. Mais quand ils
y arrivèrent, les bateaux étaient tous partis. Oddr eut l'impression d'avoir
perdu ses amis.
« Quel parti prendre à présent? dit Asmundr.
-Il y a deux façons de voir la chose, dit Oddr. Ils ont dû mouiller les
bateaux en cachette devant l'île, ou bien ils nous ont trahis plus que nous
ne nous y attendions.

29. Allusion au fait que les pouvoirs magiques peuvent, dans les batailles, faire com­
battre les morts.
Saga d'Oddr aux Flèches S-1)

- Cela ne se peut pas, dit Âsmundr.


- Je vais faire une épreuve», dit Oddr.
Il alla à la forêt et mit le feu à un grand arbre. Il s'embrasa bientôt de
sorte que les flammes montèrent haut en l'air. Sur ce, ils virent les bateaux
qui revenaient vers le pays. Il y eut joyeuse rencontre entre les parents, ils
s'en allèrent de là avec leur butin et l'on ne dit rien de leur voyage tant
qu'ils ne furent arrivés au Pays des Sâmes, mouillant dans le même port
qu'avant.
La nuit venant, ils se réveillèrent en entendant un grand fracas en l'air,
tel qu'ils n'en avaient jamais entendu encore. Oddr demanda alors à Guô­
mundr et Sigurôr s'ils avaient déjà entendu dire des récits sur pareille
chose. Alors qu'ils étaient en train d'en discuter, un second fracas survint,
qui n'était pas moindre. Puis arriva le troisième et c'était le plus fort30 .
« Que penses-tu, Oddr, dit Guômundr, que cela signifie?»
Oddr dit: «J'ai entendu dire qu'il y a deux vents en l'air en même
temps et qu'ils se précipitent l'un sur l'autre, et de leur rencontre résultent
de grands fracas. Nous allons nous préparer de telle sorte qu'un grand et
mauvais vent survienne.»
Ils attachèrent toutes les affaires sur leurs bateaux, celles pour lesquelles
ils avaient besoin de faire des préparatifs, et à peine s'étaient-ils préparés
selon les instructions d'Oddr, qu'une tempête éclata contre eux, si mau­
vaise qu'ils furent déportés en mer sans jamais retrouver le contrôle et il
leur fallut écoper constamment31 . Cette tempête était si forte qu'il s'en
fallut de peu que leurs bateaux ne coulent.
Alors, Guômundr appela Oddr depuis son bateau et dit: « Quel parti
rrendre à présent?
- Il n'y a qu'une chose à faire, dit Oddr.
- Laquelle? dit Guômundr.
- Prendre toute la camelote sâme et la jeter par-dessus bord, dit
Oddr.
- Quel bien cela leur fera+il? dit Guômundr.
- Laissons les Sâmes en décider eux-mêmes», dit Oddr.
C'est ce qui fut fait, toute la camelote sâme fut passée par-dessus bord.
Ils virent tout de suite qu'une partie dérivait vers l'avant d'un côté du
bateau, l'autre partie vers l'arrière, de l'autre côté, jusqu'à ce que cela

30. Notons au passage que dans le monde des contes, tout arrive toujours trois fois.
31. Ce détail - qui est parfaitement authentique - est précieux et, n'en déplaise aux
cœurs romantiques, c'est bien ainsi que la navigation viking se déroulait pour la plus
grande part: très bas de bordage, le bateau embarquait constamment de l'eau, a fortiori en
cas de mauvais temps, et l'équipage passait son temps à écoper.
844 Sagas légendaires islandaises

forme un paquet, alors celui-ci dér;va à toute vitesse contre le vent de


sorte qu'il se perdit bientôt de vue. Bientôt après, ils virent une terre, mais
la tempête durait, et elle les chassa vers cette terre. Ils étaient épuisés pour
la plupart, sauf les parents et Asmundr.
Ils abordèrent. On ne dit pas combien de temps ils avaient été en mer.
Ils déchargèrent leurs bateaux. Oddr leur demanda de tirer à terre leurs
bateaux et de les mettre en sécurité. Ensuite, ils se mirent à se faire un
abri. Cela terminé, ils explorèrent ce pays. Oddr estima que ce devait être
une île. Ils virent que les animaux ne manquaient pas et ils en abattirent
selon leurs besoins, pour subsister.
Un jour qu'Oddr était allé dans la forêt, il vit un ours énorme. Il lui
décocha une flèche et ne manqua pas son coup, et quand l'animal fut
mort, il le fit dépouiller. Puis il lui enfonça une pique dans la gueule, une
pique qui le traversa tout du long. Il plaça cet ours au milieu du chemin,
face tournée vers l'intérieur des terres. Oddr eut grande joie dans cette île.
Un soir qu'ils étaient dehors, ils virent vers l'intérieur des terres une
troupe assemblée sur un promontoire. C'étaient des gens de toutes tailles,
grands et petits.
« Que penses-tu, parent Oddr, dit Guômundr, que fasse cette troupe?
- Je ne le sais pas, dit Oddr, mais je vais tenter d'aller à terre, voir de
quoi ils parlent. »
Oddr convoqua Asmundr à venir avec lui. Ils allèrent jusqu'à la mer,
montèrent dans une barque et ramèrent vers l'intérieur en bas du pro­
montoire, puis ils levèrent les rames et écoutèrent parler les gens.
Prit alors la parole celui qui était le chef: « Il se trouve, comme vous le
savez, que quelques enfants32 sont arrivés ici dans l'île que nous possé­
dons, et ils nous font grand dommage. Je suis venu ici pour conseiller de
les mettre à mort, eux qui se sont installés sur nos biens. rai au bras un
bracelet que je donnerai à ceux qui les mettront à mort. »
Une femme s'avança et dit à l'assemblée: « Nous sommes friandes de
colifichets, nous autres femmes, aussi donne-moi ce bracelet.
- Fort bien, dit le géant, tout ce que tu feras sera bien fait. »
Oddr et Asmundr revinrent chez eux et dirent la nouvelle qu'ils
avaient apprise. Plus vite qu'ils ne s'y attendaient, ils virent une femme
venant à gué de la terre ferme et se rendant vers l'île. Elle portait une
tunique de cuir, était de grande taille et hideuse, ils pensèrent n'avoir
jamais vu pareille créature. Elle alla aux bateaux, saisit les deux étraves et
les secoua si bien qu'ils eurent l'impression que les bateaux allaient se
mettre en pièces. Elle monta alors à terre; pour Oddr, il se posta derrière

32. «Enfants» parce que, nous allons le voir, c'est un géant qui parle.
Saga d'Oddr aux Flèches s., ·,

l'ours. Il avait auparavant fait mettre des braises ardentes dans la gueule de
la bête. Il prit une flèche et la décocha à travers la bête. Elle vit la flèche
qui volait contre elle, elle l'arrêta de la paume de la main, la flèche ne
mordit pas plus que si elle arrivait sur une pierre. Alors, Oddr eut recours
aux Dons de Gusirr et il en décocha une comme la précédente. Elle bran­
dit son autre paume, la flè'che la transperça, lui entra dans l'œil et ressortit
par la nuque. Elle poursuivit pourtant son chemin. Oddr prit la troisième
flèche. La femme brandit son autre paume et cracha dessus, et cette flèche
prit le même chemin que la précédente, elle lui entra dans l'œil et sortit
par la nuque. Alors, elle fit demi-tour, retourna en pataugeant vers la terre
ferme et dit que son voyage n'avait pas été facile33. Oddr et les siens restè­
rent tranquilles dans l'île quelque temps.

6. Démêlés avec les géants

Un soir, alors qu'ils étaient dehors auprès de leur skali, ils virent qu'une
foule s'était rassemblée sur le promontoire, de la même façon que précé­
demment. Oddr et Asmundr ramèrent jusqu'à terre et levèrent les rames.
Dans le promontoire, le chef 34 prit la parole: «C'est grande merveille,
dit-il, que nous ne puissions mettre à mort ces enfants-là. J'envoie la plus
noble des femmes là-bas, mais eux, ils ont une bête qui souffle des flèches
et du feu par les narines et la bouche. Et il s'ensuit que j'ai bien sommeil et
qu'il faut que j'aille chez moi3 5. » Et Oddr et son camarade firent de même.
Le troisième soir ils virent le même événement sur le promontoire, et
Oddr et Asmundr ramèrent jusque là pour écouter.
Le même homme prit la parole sur le promontoire: «Comme vous le
savez, nous avons déjà condamné ces enfants-là, et cela n'a pas donné
grand-chose, mais voici que j'ai une vision.
- Qu'est-ce donc que tu vois? dirent ses camarades.
- Ce que je vois, dit-il, c'est que deux enfants sont arrivés dans une
barque et écoutent ce que nous disons, et je vais leur faire un envoi36.
- Maintenant, il nous faut réagir au plus vite», dit Oddr. Et au moment
même, une pierre vola depuis le promontoire et arriva à l'endroit où la
barque s'était trouvée, et donc ils revinrent vers le promontoire à la rame.

33. La formulation est typique du style des sagas, qui pratique volontiers la litote.
34. Le chef des géants.
35. Le géant est saisi d'un sommeil magique.
36. Le texte a expressément: sending, un «envoi» en effet (le verbe senda = «envoyer»),
mais de nature magique et toujours maléfique, comme on va bien le voir.
846 Sagas légendaires islandaises

Le chef dit alors: « Voilà une grande abomination. Leur barque est
encore intacte de même qu'eux. Je vais jeter une seconde pierre puis une
troisième et s'ils se dérobent chaque fois, je les laisserai tranquilles.»
La troisième pierre était si grosse qu'Oddr et son camarade essuyèrent
une énorme lame. Puis ils parvinrent à s'éloigner de la côte à la rame, et le
géant prit la parole: « Ils sont encore intacts, de même que leur barque,
mais j'ai tellement envie de dormir à présent que je ne peux rester éveillé.»
Et les géants s'en furent donc chez eux.
Alors, Oddr dit: « Maintenant, nous allons tirer notre barque à terre.
- Que veux-tu maintenant? dit Âsmundr.
- Je veux savoir où habite leur troupe.»
Ils montèrent à terre et arrivèrent à une grotte où brûlait un feu. Ils
s'arrêtèrent là et virent que des trolls siégeaient sur les deux bancs. Un
ennemi37 était assis dans le haut-siège. Il était à la fois grand et hideux. Il
avait une abondante chevelure, noire comme des ossements de baleine,
un nez fort laid et des yeux méchants. Une femme était assise à côté de
lui. Décrire l'allure de l'un revient à décrire celle de l'autre.
Le chef prit la parole: « Voici que j'ai une vision, je vois jusqu'à l'île et
je sais maintenant qui est arrivé là. Ce sont les parents, les fils de Gr{mr à
la Joue velue, Oddr et Guômundr. Je vois que ce sont les Sâmes qui les
ont envoyés ici, et je pense qu'ils veulent que nous les tuions, mais nous
ne pourrons jamais y parvenir parce que je vois qu'à Oddr est destiné un
âge beaucoup plus grand qu'aux autres. Je vais à présent leur donner un
bon vent pour qu'ils s'en aillent d'ici, tel que celui que les Sârnes leur ont
donné pour venir. »
Alors Oddr marmonna: « Sois le plus misérable des hommes et des
trolls.
- Je vois aussi qu'Oddr a les flèches que l'on appelle Dons de Gusirr,
aussi vais-je lui donner un nom et l'appeler Oddr aux Flèches.»
Oddr prit alors l'une des flèches qui lui venaient de Gusirr, la posa sur
la corde et voulut payer le géant pour le bon vent. Mais quand le géant
entendit au sifflement que la flèche arrivait sur lui, il réagit et se jeta sur le
rocher, mais la flèche arriva sous une aisselle de la femme et ressortit sous
l'autre, elle courut vers le géant et le saisit. Les trolls se levèrent d'un bond
sur les deux bancs, certains assistant le géant, d'autres, sa femme. Oddr
décocha une autre de ses flèches Dons de Gusirr dans l'œil du géant, après
quoi il alla aux bateaux, et les frères leur firent bel accueil, « et où es-tu allé
le plus loin, Oddr? » dit Guômundr.

37. Le texte a dôlgr, idée d'inimitié, en effet, mais peut s'appliquer aussi bien à toute
créature maléfique.
Saga d'Oddr aux Flèches 8-1 '

Alors, Oddr déclama une visa*:

4. Je m'en fus avec


les Dons de Gusirr
tous deux entre
ro�her et braises.
J'ai frappé un géant
dans l'œil,
et dans la poitrine
la Freyja du rocher38 .

« Il fallait s'attendre, dit Guômundr, à ce que tu accomplisses un grand


exploit, puisque tu es parti si longtemps; et que s'est-il passé encore dans
ton expédition?
- On m'a donné un nom», dit Oddr, et il déclama une vîsa:

5. J'ai reçu une dénomination,


celle que je voulais,
quand depuis la montagne
les géants m'appelèrent,
déclarèrent vouloir
promptement bon vent
donner à Oddr aux Flèches
pour qu'il s'en allât.

« On nous promit bon vent pour partir d'ici et on m'a dit qu'il ne serait
pas moindre ni plus facile que celui que les Sâmes nous donnèrent pour
venir.»
Ils préparèrent donc leur expédition de façon non moins prometteuse
que précédemment et s'en furent ensuite, mais dès qu'ils furent à quelque
distance de la terre, une bourrasque identique a celle d'avant les assaillit
de sorte qu'elle les poussa en haute mer, et ils eurent à écoper constam­
ment, et cette tempête ne s'apaisa pas avant qu'ils n'arrivent au même port
dont ils avaient dérivé la fois précédente; toutes les huttes des Sâmes y
étaient en ruines; et dès qu'ils eurent bon vent, ils mirent à la voile et arri­
vèrent en Hrafnista alors qu'une bonne partie de l'hiver était écoulée.

38. Pour géant - et l'on remarquera la richesse lexicologique de notre saga à cet égard -
le texte a le motjlagô* qui, d'ordinaire, s'applique plutôt à une géante; en revanche, Freyja
est une déesse et « la Freyja du rocher» est donc « la femme du géant»: les géants sont répu­
tés habiter les pierres, rochers et montagnes.
848 Sagas légendaires islandaises

Grimr se réjouit de les voir et leur offrit à tous avec leur troupe de venir
chez lui, ce qu'ils acceptèrent. Ils remirent à Grîmr tous leurs biens et res­
tèrent là tout le reste de l'hiver.

7. Oddr et les siens vainquent le viking Hdlfdan

Oddr fut tellement renommé pour cette expédition que l'on pensa
qu'il n'y en avait jamais eu de pareille faite hors de Norvège. Grande liesse
il y eut là pendant l'hiver, et force beuveries. Mais quand vint le prin­
temps, Oddr demanda à ses parents ce qu'ils voulaient décider.
«C'est toi qui vas décider pour nous», dirent-ils.
- Je veux aller en expédition de viking*», dit Oddr.
Il dit alors à Grîmr qu'il voulait faire équiper quatre bateaux pour quit­
ter le pays. Et lorsque Grîmr sut cela, il s'assigna cette unique besogne et
prévint Oddr quand les bateaux furent prêts.
«Je veux à présent, dit Oddr, que tu nous indiques un viking qui te
semble digne de nous.»
Grîmr dit: « Il y a un viking qui s'appelle Hâlfdan. Il est au mouillage
dans les Elfasker39 et il a trente bateaux.»
Lorsqu'ils furent prêts, ils firent voile vers le sud de la Norvège. Quand
ils furent devant les Elfasker, ils jetèrent l'ancre, Halfdan était à courte dis­
tance de là. Dès qu'Oddr et ses hommes eurent planté leurs tentes, il s'en
fut avec quelques hommes jusqu'à l'endroit où mouillaient les vikings.
Oddr vit un grand dreki* dans cette flotte. Il héla alors les bateaux et
demanda qui était le commandant.
Ils abattirent leurs tentes: «Celui qui commande ces bateaux s'appelle
Halfdan, qui est-ce qui demande cela?
- Il s'appelle Oddr.
- Es-tu l'Oddr qui est allé en Bjarmaland?
- J'y suis allé, dit Oddr.
-À quelle fin es-tu venu ici? dit Halfdan.
- Je veux savoir lequel de nous deux est le plus grand, dit Oddr.
-Combien de bateaux as-tu? dit Hâlfdan.
- Nous avons trente bateaux, dit Oddr, tous grands, avec une troupe
de cent vingt hommes sur chacun, je viendrai demain ici à ta rencontre.
-Ce n'est pas cela qui va nous empêcher de dormir tout notre soûl»,
dit Halfdan.

39. Sker = «rochers», «écueils», «récifs»; Elfr est la rivière Gautelfr qui passe aujour­
d'hui par Goteborg (en Suède), ville qui n'existait pas à l'époque.
Saga d'Oddr aux Flèches 8-1 1)

Oddr s'en alla ramant, il revint trouver ses hommes et leur dit où l'on
en était. « Nous allons nous mettre en besogne, dit Oddr, et j'ai décidé ce
que nous allions faire. Nous allons porter à terre tous nos biens afin de
rendre nos bateaux aussi légers que possible, puis, pour chaque bateau,
nous allons abattre deux arbres, les plus forts et les plus branchus que
nous trouverons)) - et c'est ce qu'ils firent.
Quand ils furent prêts, Oddr dit: «Je vous destine, Guômundr et
Sigurôr, à aborder le dreki d'un côté.»
C'est ce qu'ils firent, ils ramèrent en silence vers les bateaux qui
mouillaient vers l'avant de la crique. Oddr rama sur l'autre flanc du dreki,
et lorsqu'ils furent parvenus de part et d'autre, les vikings ne s'aperçurent
de rien qu'ils n'eussent renversé les arbres sur le dreki, un homme étant
perché sur chaque branche; ils abattirent les sommets des mâts de tentes,
Oddr et Asmundr déblayant tout avec une telle ardeur qu'ils avaient
débarrassé tout le pont jusqu'à la poupe4° avant que Halfdan parvînt à se
mettre sur pied: c'est là qu'ils le tuèrent, dans la lypting, et ensuite, Oddr
donna aux survivants le choix: ou bien ils voulaient poursuivre la bataille
ou bien ils se rendraient, et ils choisirent promptement de se rendre à
Oddr. Il choisit parmi eux ceux qui lui parurent le plus vigoureux. Pour le
dreki, Oddr se l'appropria ainsi qu'un autre bateau, et tous les autres
esquifs, il les donna aux vikings. Il prit tout le bien pour lui. Il donna un
nom au dreki et l'appela Cadeau de Hdlfdan.
Ils firent voile jusque chez eux en Hrafnista, ayant remporté une
grande victoire, et passèrent là l'hiver. Quand vint le printemps, Oddr se
prépara à quitter le pays.
Quand ils furent prêts, Oddr demanda à son père: « Où peux-tu nous
indiquer un viking qu'il y ait quelque honneur à combattre?»
Grimr dit:« Le viking que je vais vous désigner s'appelle Sôti. Il mouille
dans le sud au large du Skien41 • Il a trente bateaux, et tous grands.»

8. Oddr vainc le viking Sôti

Les parents dirigent maintenant cinq bateaux vers le sud au large de


Skien, loin du Hrafnista. l:été s'avançant, Sôti entendit parler de l'expédi­
tion d'Oddr, il se rend à ses devants de jour et de nuit jusqu'à ce qu'ils se
rencontrent.

40. En fait, le texte a ici le mot lypting, qui désigne la partie surélevée située à l'arrière
du bateau.
41. Un comté du sud de la Norvège.
850 Sagas légendaires islandaises

Alors, S6ti eut vent debout et il prit la parole: « Nous allons mouiller
nos bateaux en ligne, l'un à côté de l'autre, je placerai le mien au milieu, car
j'ai entendu dire qu'Oddr est un homme de grande énergie et je pense qu'il
va attaquer directement nos bateaux. Et lorsqu'ils arriveront et auront abattu
leur voile, nous les encerclerons et n'en laisserons pas réchapper un seul. »
Il faut parler maintenant de ce qu'Oddr avait l'intention de faire. «Je
vois le parti que S6ti et les siens veulent prendre. Ils pensent que nous
allons cingler droit sur leurs bateaux.
- Est-ce que ce ne serait pas plutôt déraisonnable? dit Guômundr.
- On ne va pas gâcher le plan de S6ti, dit Oddr, mais on trouvera un
expédient. J'ai l'intention, dit-il, de cingler d'abord avec mon dreki droit
sur l'endroit où mouille S6ti. Nous allons débarrasser le pont autour du
mât.»
Et c'est ce qu'ils firent, et le dreki Cadeau de Hdlfdan s'en fut à toute
vitesse. Il était bardé de fer tout autour de la proue, de sorte que la quille
touchait le fond.
«J'ai l'intention de cingler droit sur le dreki de S6ti, dit Oddr, et vous
me suivrez et je pense qu'il est possible que leurs amarres se rompent.»
Oddr cingle donc à toute vitesse et S6ti ne se rend compte de rien
avant de voir que l'on cingle contre lui et que les amarres entre les bateaux
se rompent, et pour Oddr, il bondit en avant de la voile, tout armé, ainsi
qu'Âsmundr, et ils ont déblayé le dreki et tué S6ti avant que Guômundr
et les siens interviennent. Alors, Oddr donne le choix aux vikings: veu­
lent-ils qu'il leur fasse trêve ou bien veulent-ils poursuivre la bataille, et ils
choisissent de faire la paix avec Oddr. Oddr prit le dreki parmi les bateaux
et leur laissa les aucres.
Ils cinglent alors jusque chez eux en Hrafnista avec un grand butin,
Grimr se réjouit de les voir, et ils passent là l'hiver, tenus en grand hon­
neur. Lannée s'avançant, Oddr et ses hommes préparèrent leurs bateaux à
quitter le pays; il prit grand soin à choisir sa troupe pour l'accompagner.
Il donna le dreki qui lui venait de S6ti à Guômundr et Sigurôr. Il fit
peindre tout le dreki �ui lui venait de Halfdan et il fit dorer et la tête du
dragon et la girouette 2•
Quand leur expédition fut prête, Oddr alla trouver Grimr, son père, et
dit: «A présent, tu vas m'indiquer le plus important viking que tu
connaisses.
- Il se trouve à la fois, dit Grimr, que vous vous estimez être des

42. Là encore, l'archéologie ne contredit pas ce texte. Le bateau viking pouvait en effet
être peint de vives couleurs. La girouette dont il est question ici figurait au sommet du
grand mât; on en a retrouvé de superbes.
Saga d'Oddr aux Flèches

hommes fort importants et que vous considérez que personne ne peut


vous résister, je vais vous indiquer deux vikings dont je sais qu'ils sont les
plus importants en toutes choses. Lun s'appelle Hjalmarr le Très Coura­
geux, et l'autre I>6rôr, surnommé Splendeur de l'Étrave.
- Où sont-ils, dit Oddr, et combien de bateaux ont-ils?
- Ils ont quinze batea�, dit Grîmr, avec cent vingt hommes sur chacun.
- Où ont-ils terre franche43 ? dit Oddr.
- Il y a un roi de Svipjoô qui s'appelle Hloôvér. C'est chez lui qu'ils
passent l'hiver, mais ils sont sur leurs bateaux* de guerre en été. »
Et dès qu'ils furent prêts, ils s'en allèrent, Grimr les accompagna jus­
qu'à leurs bateaux et le père et le fils se quittèrent avec grande affection.

9. Oddr et Hjdlmarr font association44

Il faut dire d'Oddr et des siens qu'ils quittent le Hrafnista à la voile dès
qu'ils ont bon vent et l'on ne dit rien de leur expédition avant qu'ils n'ar­
rivent en Sv(pjoô, à l'endroit où un cap s'avançait de la terre ferme jusque
dans la mer. Là, ils montent leurs tentes sur leurs bateaux. Oddr se rend à
terre pour voir ce qui se passe, et de l'autre côté du cap mouillent quinze
bateaux, il y a un campement à terre. Il voit qu'on se livre à des jeux
auprès des tentes. Gouvernent ces bateaux Hjalmarr et I>6rôr.
Oddr revient à ses bateaux et rapporte cette nouvelle. Guômundr
demande ce qu'ils allaient faire.
« Nous allons répartir notre troupe par moitiés, dit Oddr. Vous allez
diriger vos bateaux devant le cap et pousser le cri de guerre contre ceux
qui sont à terre, et moi, je vais aller à terre avec l'autre moitié de la troupe
et nous avancerons par le haut en suivant la forêt, nous pousserons un
autre cri de guerre contre eux, et il se peut, dit-il, que cela les fasse réagir
un peu. J'ai dans l'idée qu'ils s'enfuiront dans la forêt et que nous n'aurons
pas besoin de faire autre chose. »
Et l'on raconte du comportement de Hjalmarr et des siens que, lors­
qu'ils entendirent le cri de guerre de Guômundr et des siens, ils ne bron­
chèrent aucunement, et que quand ils entendirent l'autre cri de guerre sur
terre, ils arrêtèrent de jouer en attendant. Et quand cela cessa, ils reprirent
leur jeu comme avant.
Oddr et Guômundr revinrent donc en bas du cap et se retrouvèrent.

43. Ce texte qui, on le voit bien, est fort riche d'enseignements, utilise ici le terme ftiô­
land: l'endroit où les vikings avaient la paix, étaient en sécurité, avaient terre franche, donc.
44. Voir félag*.
852 Sagas légendaires islandaises

«Je ne suis pas sûr, dit Oddr, que les gens que nous avons trouvés ici
soient faciles à effrayer.
- Que veux-tu que nous fassions maintenant? dit Guômundr.
- Mon avis sera rapide, dit Oddr. On ne va pas attaquer ces hommes
à l'improviste. Nous allons passer cette nuit à l'abri du cap et attendrons
ici demain matin.»
Ils allèrent alors à terre avec leur troupe, trouver Hjalmarr et les siens,
et quand ceux-ci virent les vikings monter à terre, ils mirent leurs armures
et s'avancèrent à leur rencontre. Lorsqu'ils se retrouvèrent, Hjalmarr
demanda qui dirigeait cette troupe.
Oddr répond: « Il n'y a pas qu'un seul chef ici.
- Comment t'appelles-tu? dit Hjalmarr.
- Je m'appelle Oddr, fils de Grfmr à la Joue velue, du Hrafnista.
- Es-tu l'Oddr qui est allé au Bjarmaland il y a peu, et que viens-tu
faire ici?
-Je veux savoir, dit Oddr, lequel de nous deux est l'homme le plus grand.
- Combien de bateaux as-tu? dit Hjalmarr.
- J'ai cinq bateaux, dit Oddr, et toi, quelle troupe as-tu?
- Nous avons quinze bateaux, dit Hjalmarr.
- Alors, la différence est grande, dit Oddr.
- Dix de mes équipages pourraient rester ici, dit Hjalmarr; alors on
luttera homme à homme.»
Ils se préparent de part et d'autre pour la bataille, disposent leurs
troupes en ordre et se battent tant qu'il fait jour. Quand le soir vient, on
fait trêve45 et Hjalmarr demande à Oddr ce qu'il pense de cette journée.
Oddr déclara qu'il était satisfait.
« Veux-tu poursuivre ce jeu? dit Hjalmarr.
- Je n'ai pas d'autre intention, dit Oddr, pour la raison que je n'ai pas
rencontré de meilleur brave ni d'homme plus valeureux, et nous repren­
drons la bataille dès qu'il fera jour.»
Et l'on fit comme Oddr le prescrivait, et le soir, les hommes pansèrent
leurs blessures et se rendirent à leur campement. Le lendemain matin on
disposa de part et d'autre les troupes en ordre de bataille et on combattit
toute la journée. Le jour passant, on brandit le bouclier de trêve. Oddr
demanda alors ce que Hjalmarr pensait de la bataille ce jour-là. Il dit qu'il
en était satisfait.
« Est-ce que tu veux, dit Hjalmarr, que nous poursuivions ce jeu un
troisième jour?

45. La formule, est belle (et rare): on tient le ftiôskjoldr (ftiô = « paix», skjoldr = « bou­
clier»).
Saga d'Oddr aux Flèches L''
(}))

- Il faut que nous combattions à outrance», dit Oddr.


Alors, l>ôrôr prit la parole: « Y a-t-il espoir de trouver beaucoup d' ar­
gent à bord de vos bateaux?
- Loin de là, dit Oddr, nous n'avons fait aucun butin cet été.
- Je pense, dit l>ôrôr, que je ne suis jamais venu nulle part où des
hommes plus stupides qu'ici se soient rencontrés, car nous nous battons
pour rien hormis pour l'ardeur et la réputation.
- Alors, comment veux-tu que l'on s'arrange? dit Oddr.
- Ne trouveriez-vous pas judicieux, dit l>ôrôr, que nous fassions
félag* entre nous?
- Cela me plaît bien, dit Oddr, mais je ne sais pas comment Hjalmarr
prendra cela.
- Je ne veux que ces lois vikings, dit Hjalmarr, que j'ai toujours
observées46.
- Lorsque je les entendrai, dit Oddr, je saurai si elles m'agréent.»
Alors, Hjalmarr dit: « La première chose à dire, c'est que je ne man­
gerai jamais de viande crue, non plus que mes hommes. La coutume de
bien des gens est d'emballer un morceau de viande dans de la toile en
déclarant que c'est de la viande cuite, mais je pense que c'est une cou­
tume plus convenable à des loups qu'à des hommes. Je ne dévaliserai
jamais des marchands non plus que des paysans au delà des descentes à
terre qui seront nécessaires pour couvrir les besoins de mes bateaux. Je
ne veux jamais non plus dévaliser des femmes, même si nous les trou­
vons à terre avec beaucoup d'argent, et je n'emmènerai jamais une
femme de force sur mon bateau, et si elle est capable de dire qu'elle y a
été amenée de force, celui-là qui l'a fait y perdra la vie, qu'il soit riche ou
pauvre4 7.
- Bonnes me semblent tes lois, dit Oddr, et ce ne sont pas elles qui
empêcheront notre félag. »
Et donc, ils exécutèrent leur félag, et l'on dit que dès lors ils ont autant
de troupes que celles qu'avaient Hjalmarr et les siens avant qu'ils se ren­
contrent.

46. Il va sans dire que nous ne connaissons aucune « loi viking» - n'oublions pas que
nous sommes en pleine saga légendaire. Il est vra' que mention est faite de telles «lois»
dans la Saga des Vikings de jômsborg (plus haut, p. 296), mais c'est également une saga
légendaire!
47. Nous évoluons en pleine fantaisie et l'auteur de ce passage est d'évidence un bon
chrétien. Le détail sur la viande crue, en revanche, peut remonter à des pratiques ances­
trales de type magique, mais c'est tout ce que l'on peut dire! Voir aussi, pour la «descente
à terre», strandhogg*.
854 Sagas légendaires islandaises

1 O. Expédition viking et quartiers d'hiver en SvipjM

Après cela, Oddr demande où ils savaient espérer faire quelque butin.
Hjalmarr répond: «En Sadund48 , je sais que mouillent cinq berserkir*,
qui sont plus rudes que la plupart des autres hommes dont nous ayons
entendu parler, l'un s'appelle Brandr, le second, Agnarr, le troisième
Asmundr, le quatrième Ingjaldr, le cinquième, Alfr. Ils sont frères et ont
six bateaux, tous gros. Comment veux-tu, Oddr, que nous organisions
notre expédition?
- Je veux me rendre, dit Oddr, là où se trouvent les berserkir. »
Ils arrivèrent donc en Sadund avec leurs quinze bateaux et ils apprirent
que les berserkir étaient allés à terre, trouver leurs concubines. Oddr
débarqua tout seul les trouver. Et quand ils se rencontrèrent, bataille
éclata, et elle se termina de telle sorte qu'il les abattit tous mais ne fut pas
blessé.
Quand Oddr fut passé à terre, Asmundr nota son absence et dit à
Hjalmarr: «Oui, dit-il, il n'y a pas à douter qu'Oddr soit allé à terre et
nous n'allons pas rester oisifs pendant ce temps. »
Hjalmarr dirigea six bateaux sur l'endroit où se trouvaient six vikings,
bataille éclata là et tout se passa en même temps: alors qu'Oddr descendait
de terre vers le rivage, Hjalmarr avait triomphé des bateaux. Ils s'entre­
dirent les nouvelles et ils avaient tous les deux acquis argent et renommée.
Alors, Hjalmarr invita Oddr et les siens à l'accompagner en Svipj6ô et
Oddr accepta. Pour les hommes du Halogaland49, Guômundr et Sigurôr,
ils se rendirent dans le nord, au Hrafnista, avec leur troupe, et convinrent
d'une rencontre sur l'Elfr dans l'est. Quand Hjalmarr et les siens arrivè­
rent en Svipj6ô, le roi Hloôvér les accueillit à bras ouverts, ils passèrent
l'hiver là et tant d'honneur fut manifesté à Oddr que le roi considéra qu'il
n'avait pas son pareil en toutes choses. Il n'y avait pas longtemps qu'Oddr
était là, que le roi lui donna cinq domaines.
Le roi avait une fille qui s'appelait lngibjëirg. C'était la plus belle des
femmes et tout à fait habile en tous exercices propres à une femme. Oddr
demandait toujours à Hjalmarr comment il se faisait qu'il ne demandât
pas en mariage lngibjëirg, «car je vois que vos cœurs s'accordent50 •

48. Sadund ou Selund ou Sjâland ou Sjoland est la Zélande, danois actuel Sj.elland, la
principale île du Danemark, où se trouve Copenhague.
49. Une province de Norvège; Svîpjoô, plus bas, est la Suède.
50. À elle seule, cette remarque date le texte - qui ne peut donc remonter à avant le XIV'
ou xme siècle, au mieux et sortir de la plume d'un clerc! Le mariage, dans l'ancienne
Saga d'Oddr aux Flèches

- Je l'ai demandée en mariage, dit-il, mais le roi ne veut pas marin s;1
fille à un homme qui ne porte pas le titre de roi.
- Alors, nous allons rassembler une armée ici cet été, dit Oddr, et
nous donnerons au roi le choix entre deux choses: l'une, de se battre
contre nous, l'autre de te donner sa fille.
- Je ne sais pas, dit Hjâlmarr, car j'ai eu longtemps ici terre franche. »
Ils restèrent là tranquilles cet hiver-là. Mais au printemps, ils partirent
en expédition guerrière dès qu'ils furent prêts.

11. Mort d'Âsmundr en Irlande

On ne parle pas de leur expédition avant qu'ils ne se retrouvent tous au


Gautelfr, ils discutèrent de l'endroit où ils se rendraient en été. Oddr dit
que ce dont il avait le plus envie, c'était de se rendre vers l'ouest au-delà de
la mer51. Ils ont vingt bateaux et Oddr commande le dreki qui vient de
Halfdan. Ils arrivent en Écosse et y font des descentes à terre, ravagent et
brûlent partout où ils arrivent, et n'ont de cesse qu'ils ne soumettent le
pays au versement d'un tribut. De là, ils se rendent dans les Orcades52, ils
se les soumettent et y passent l'hiver. Au printemps, ils vont en Irlande et
y font des ravages tant le long des côtes qu'à terre. Oddr n'allait nulle part
sans qu'Âsmundr ne l'accompagne. Femmes, enfants et hommes fuyaient
par les champs et les forêts, ils cachaient leurs possessions ainsi qu'eux­
mêmes.
Il se fit qu'un jour, Oddr et Âsmundr étaient tous les deux seuls à terre.
Oddr était équipé de telle sorte qu'il portait son sac à flèches derrière le
dos, il avait son arc à la main, ils voulaient chercher s'ils trouvaient quel­
qu'un. Or Oddr ne se rendit compte de rien avant qu'une corde d'arc
vibre et 9u'une flèche vole depuis la forêt pour ne pas s'arrêter avant d'at­
teindre Asmundr, qui tomba et mourut promptement. Cela parut à Oddr
un événement si important et mauvais qu'il estima n'avoir jamais souffert
telle perte de toute sa vie.

Scandinavie, était une affaire, on associait une fortune à une autre, et surtout un clan à un
autre. Les affaires de cœur n'avaient pas droit de cité, sauf rarissimes exceptions.
51. Expression convenue pour dire: « vers l'ol'est », tout simplement, notamment en
Angleterre, Irlande, etc., puisque l'action, jusqu'ici, se déroule en Norvège.
52. Les Orcades, les Shecland et les Hébrides sont ces îles situées tout au nord de la
Grande-Bretagne. Elles servirent longtemps d'escales, en quelque sorte, entre la Norvège
et l'Islande. Une dynastie de jarls s'établit même dans les Orcades. Il existe sur leur compte
une des sagas intermédiaires entre les gentes historique et islandais pur, La Saga des Orca­
diens, qu'a traduite Jean Renaud (éd. Aubier, 1992).
856 Sagas légendaires islandaises

Il monte donc à terre et Asmundr reste là gisant, et Oddr est dans une
telle fureur qu'il n'a pas l'intention de faire autre chose aux Irlandais que
tout le mal qui lui viendra à l'esprit. Il arrive à une clairière et y voit une
quantité de gens, tant femmes qu'hommes. Il aperçut un homme debout
en tunique d'écarlate, qui tenait un arc à la main, les flèches par terre à côté
de lui. Oddr estima que certes, il devait chercher à se venger là où se trou­
vait cet homme. Aussi prit-il une des flèches qui lui venaient de Gusirr, la
posa sur son arc et tira sur cet homme. La flèche l'atteignit par le milieu du
corps, et il tomba aussitôt, mort. Alors, il décocha flèche sur flèche, si bien
qu'il tua là trois autres hommes. Alors, les gens s'enfuirent dans la forêt.
Mais Oddr est dans une telle fureur contre les Irlandais, qu'il entend leur
faire tout le mal dont il sera capable. Il suit une grande allée dans la forêt. Il
arrache jusqu'aux racines tout buisson qui lui barre le passage. Il arrache
un buisson qui était moins solidement enfoncé en terre que les autres. Il
voit en dessous une porte, l'arrache pour l'ouvrir, et pénètre sous terre. Là,
il trouve quatre femmes dans ce souterrain, l'une étant de beaucoup la plus
belle. Il lui saisit aussitôt le bras et veut la sortir de force.
Elle prit alors la parole: « Laisse-moi tranquille, Oddr, dit-elle.
- Par quel troll sais-tu, dit-il, si je m'appelle Oddr ou autrement?
- ]'ai su, dit-elle, dès que tu es arrivé ici, qui tu étais, et je sais aussi
que Hjalmarr est avec toi, et je saurai bien lui dire si l'on me force à aller
aux bateaux.
- Tu vas y aller tout de même», dit Oddr.
Alors, les autres femmes se saisirent d'elle et voulurent la retenir, mais
elle leur demanda de ne pas le faire. «Je vais passer un marché avec toi,
dit-elle, pour que tu me laisses en paix, car je ne manque pas d'argent.
- Bien loin de là que je veuille ton argent, dit Oddr, car je ne manque
ni d'or ni d'argent.
-Alors, je vais te faire faire une tunique, dit-elle.
- C'est pareil, dit Oddr, j'ai suffisamment de tuniques ou de fabrica-
tions de tuniques.
- Tu es dans une condition, dit-elle, dont il n'est pas de pareille, je
vais te faire faire une tunique de soie toute brodée d'or. Je vais pourvoir
cette tunique d'une propriété comme tu n'en auras pas de telles.
- Fais-le moi savoir, dit Oddr.
-Tu n'auras jamais froid dans cette tunique, ni en mer ni à terre. Tu
nageras sans être épuisé, et le feu ne te fera pas de mal, la faim ne t'acca­
blera pas et le fer ne te mordra pas, et je la rendrai telle envers toutes
choses à l'exception d'une seule.
- Laquelle donc? dit Oddr.
- Le fer te mordra si tu es en déroute, même si tu portes cette tunique.
Saga d'Oddr aux Flèches

- J'ai autre chose à faire dans les batailles que de prendre la fuite, dit
Oddr, et quand cette tunique sera-t-elle prête?
- 1:été prochain, dit-elle, à l'heure exacte qu'il est aujourd'hui, alors
que le soleil sera dans le sud, nous nous retrouverons alors dans la même
clairière.
- Quelle idée as-tu, dit Oddr, si tu ne fais pas cela, de la condition
que je vais faire à vous autres Irlandais alors que j'ai à revaloir le mal qu'ils
m'ont fait en abattant Âsmundr?
- Tu ne penses pas l'avoir vengé encore, dit-elle, alors que tu as tué
mon père et mes trois frères?
- Il ne me semble pas du tout vengé néanmoins», dit Oddr.
Tel fut le marché qu'ils avaient passé, et ils se quittèrent là-dessus.
Oddr se rendit à l'endroit où gisait Âsmundr, il le releva, le prit sur son
dos et se rendit de la sorte vers la mer. Hjalmarr était alors arrivé à terre
avec toute sa troupe et il avait l'intention de se mettre en quête d'Oddr. Ils
se rencontrèrent à peu de distance des bateaux, Hjalmarr s'enquit de ce
qui était arrivé et Oddr le lui dit.
«Las-tu vengé?» dit Hjalmarr.
Alors, Oddr déclama ce lai :

6. J'ai couru par


la vaste voie
avant de rencontrer
les flèches féroces.
Pour qu'Âsmundr
revive de nouveau
je donnerais toute
ma richesse.

«Qu'allons-nous faire maintenant? dit Hjalmarr. Tu vas vouloir faire


des ravages et causer tout le mal que tu pourras.
- Loin de là, dit Oddr, car je veux m'en aller d'ici au plus vite.»
Cela étonna fort les vikings. Mais Hjalmarr déclara qu'il en irait
comme le voulait Oddr. Ils érigèrent donc un tertre à la mémoire d'Âs­
mundr. Les vikings étaient si fâchés là-dessus qu'ils se mirent à critiquer
Oddr derrière son dos dès qu'il était hors de portée d'oreilles. Mais il fit
mine de ne pas entendre.
Ils cinglent maintenant depuis l'ouest, jusqu'à ce qu'ils arrivent à
Hlésey53 . Mouillait là le Jarl* qui n'est pas nommé ici, et qui a trente

53. I..:île de La::s0, au Danemark.


858 Sagas légendaires islandaises

bateaux. Ils décidèrent tout de suite de livrer bataille, et il y eut aussitôt


rude attaque. Oddr se lava de l'accusation de poltronnerie dont les
vikings l'avaient chargé en Irlande. Oddr et Hjâlmarr remportèrent la
victoire dans cette bataille.
De là ils se rendirent au Danemark et apprirent qu'une troupe avait été
rassemblée contre eux pour venger les cinq berserkir qu'ils avaient abattus
avant de s'en aller en Irlande. Il y avait deux jarls à la tête de cette troupe,
et la conclusion de leur rencontre fut qu'ils tombèrent tous les deux et que
le pays dut verser un tribut.

12. Oddr reçoit la tunique et épouse Ôlvor

À présent, ils séparent leurs troupes, Guômundr et Sigurôr font voile


vers le nord jusqu'en Hrafnista, ils s'installent là tranquillement et veulent
cesser les expéditions guerrières. Oddr reste au Danemark pour l'hiver et
Hjâlmarr se rend en Svfpjôô avec sa troupe, ils conviennent d'une ren­
contre en Skâney54 au printemps, et de part et d'autre, ils restent tran­
quilles tout l'hiver. Quand vint le printemps, Hjâlmarr et I>ôrôr
Splendeur de !'Étrave viennent de l'est au moment dit, pour les rencon­
trer. Quand ils se retrouvent, Hjâlmarr demande où Oddr veut se rendre
en été. Il dit qu'il veut aller en Irlande.
«Tu ne voulais pas y guerroyer l'été dernier», dit Hjâlmarr.
- Quoi qu'il en soit, dit-il, on ira là-bas cet été.»
Ils mettent à la voile, quittent le pays et ils ont bon vent jusqu'à ce
qu'ils arrivent en Irlande. Alors, Oddr dit: « Nous allons planter nos
tentes ici, et moi, je vais monter à terre tout seul.
- Je vais t'accompagner, dit Hjâlmarr.
- Je veux être tout seul, dit Oddr, parce que je suis convenu d'un ren-
dez-vous avec certaines femmes dans la forêt.»
Oddr s'en fut donc, jusqu'à ce qu'il parvienne à la clairière même dont
lui et ôlvëir étaient convenus, et elle n'était pas arrivée. Cela le remplit
aussitôt d'une grande colère contre les Irlandais, il a l'intention de monter
à terre sur-le-champ et de tout ravager autant qu'il le peut. Mais alors qu'il
a marché un moment, il entend des chariots venant à sa rencontre.
Ils se retrouvent là, Ôlvëir et lui, et elle est la première à le saluer: «Je
veux que tu ne sois pas fâché contre moi quoique je sois arrivée plus tard
que promis.

54. Skâney est l'actuelle Scanie (Skane), une province du sud de la Suède. Autrefois,
cette province appartenait au Danemark, elle n'est devenue suédoise qu'au XVI" siècle.
Saga d'Oddr aux Flèches s·,'J

- La tunique est-elle prête? dit Oddr.


- Sans aucun doute, dit-elle, et tu vas t'asseoir à côté de moi, je vais
voir comment te va la tunique.»
Et c'est ce qu'il fait, il prend la tunique, la déplie puis la met. Elle lui
allait parfaitement.
« Est-ce que toutes les vertus de cette tunique vont avec elle, dit Oddr,
celles qui étaient convenues?
- C'est cela, dit-elle.
- Comment se fait-il, dit Oddr, est-ce que c'est toi toute seule qui as
fait cette chose de prix?>>
Alors, elle déclama ce poème:

7. J'appris que cette chemise est de soie


et faite en six lieux:
une manche en Irlande,
l'autre au nord chez les Sâmes,
des vierges de Saxe la commencèrent
et des vierges des Hébrides la filèrent,
des femmes françaises la tissèrent,
sur le métier de la mère d'Ôpjôôann55.

Alors, Oddr déclama ce poème:

8. N'est point comme broigne


ou anneaux bleus
glacés autour de moi
sur mon corps,
alors que sur mes flancs
une tunique de soie
d'or cousue
m'enserre.

« Comment te plaît cette tunique?» dit-elle. Il dit en être fort content.


« Tu vas maintenant te choisir une récompense pour la fabrication de
cette tunique, dit Oddr.
- Ce pays est tellement exposé aux guerres, dit-elle, depuis que mon
père a été abattu, qu'il s'en faut de peu que le pays m'échappe. Aussi la
récompense que je choisis est que tu restes ici trois hivers.

55. Le texte porte en effet valskar brudir, où valskr est le mot «français». Pour
Ôpj6ôann, on peut comprendre «Monstre», mais cela ne nous avance pas beaucoup!
860 Sagas légendaires islandaises

- Nous allons faire encore un marché, dit Oddr, tu vas faire en sorte
de vivre avec moi et d'être ma femme.
- Tu vas penser que je suis ardente à me marier, dit-elle, mais j'accep­
terai.»
Oddr regarda alors autour de lui et vit à peu de distance un groupe
d'hommes. Il demande si cette troupe a été envoyée pour s'emparer de sa
tête. « Loin de là, dit-elle, ces hommes vont t'accompagner jusqu'aux
bateaux, et tu vas partir avec plus d'honneur que l'été dernier. »
Il redescendit aux bateaux ainsi que cette troupe et lui et Hjâlmarr se
rencontrèrent dans leur tente.
Oddr demande alors à Hjâlmarr qu'il reste là pendant ces trois étés, et
Hjâlmarr accepte. Oddr épouse Ôlvor. En été ils sont sur leurs bateaux de
guerre et tuent les vikings qui guerroyaient par là. Lorsqu'ils furent restés
le temps qui avait été convenu, ils avaient débarrassé l'Irlande de tous les
vikings, proches ou lointains; certains avaient été rués, d'autres, expulsés.
Oddr en avait tellement assez de rester là qu'il ne servait à rien de le dis­
suader de partir.
Ôlvor et Oddr eurent une fille qui fut nommée Ragnhildr. Ils eurent
une discussion entre eux, Oddr veut l'emmener mais Ôlvor ne veut pas.
On s'en remit à l'arbitrage de Hjâlmarr et il voulut que la petite fille reste
avec sa mère.
Quand ils furent prêts, ils partirent et arrivèrent en Angleterre. Ils
avaient appris que mouillait là le viking qui s'appelait Skolli et qu'il avait
quarante bateaux. Quand ils eurent jeté l'ancre, Oddr monta dans une
barque et voulut aller trouver Skolli pour lui parler. Lorsqu'ils se rencon­
trèrent, Skolli demanda à Oddr quelle était la raison de sa venue en ce
pays.
«J'ai l'intention de livrer bataille contre toi, dit Oddr.
- Qu'as-tu à me reprocher de mal? dit Skolli.
- Rien, dit Oddr, si ce n'est que je veux avoir ton argent et ta vie pour
la raison que ru guerroies contre le roi qui règne ici.» Ce roi s'appelait Jât­
mundr.
« Es-tu l'Oddr, dit Skolli, qui est allé en Bjarmaland il y a longtemps?
- Lui-même, dit Oddr.
- Je ne suis pas prétentieux, dit Skolli, au point de me tenir pour ton
égal. Tu dois vouloir savoir pourquoi j'ai ravagé le royaume de Jâtmundr.
- C'est bien possible, dit Oddr.
- Ce roi a tué mon père ici en ce pays ainsi que nombre de mes
parents, ensuite, il s'est installé dans le royaume. Pour moi, j'ai parfois
conquis la moitié du pays et parfois un tiers; il me semblerait maintenant
qu'il y aurait pour vous plus de renom à vous joindre à moi et que nous
Saga d'Oddr aux Flèches 81,1

tuions le roi Jatmundr et nous appropriions le royaume, je veux me lier


pour cela devant témoins.
- Alors, dit Oddr, tu vas me fournir huit paysans de ce pays pour se
porter garants de ton serment 56.
- D'accord», dit Skolli.
Oddr se rend à ses batèaux et trouve Hjalmarr et lui dit que si tout se
passe comme Skolli l'a dit, ils vont lui prêter renfort. Ils passent la nuit à
dormir. Et au matin, ils se rendent à terre avec toute leur troupe. Skolli
s'était activé pendant la nuit et il descend maintenant avec les paysans qui
lui prêtèrent serment. Après cela, ils rassemblèrent leurs troupes, se rendi­
rent à terre et ravagèrent le pays, incendiant et brûlant tout là où ils pas­
saient. Les gens du pays prirent la fuite et allèrent trouver le roi. Ils se
rencontrèrent dans le sud du pays, bataille éclata aussitôt entre eux et ils
combattirent trois jours. Pour finir, le roi Jatmundr tomba. Oddr et Skolli
se soumirent le pays et y siégèrent pendant l'hiver.
Au printemps, Skolli offrit de leur donner le pays. Mais Oddr ne voulut
pas,« je conseille que tu l'offres à Hjalmarr». Mais Hjalmarr ne voulut pas.
« Ce que je conseille, dit Oddr, c'est que nous donnions ce pays à
Skolli. »
Et celui-ci accepta et dit qu'ils devaient rester là toujours, quand ils le
voudraient, que ce soit en hiver ou en été. Ils équipèrent vingt bateaux
pour quitter le pays et l'on ne dit rien de leur expédition tant qu'ils ne
furent pas arrivés dans le sud de Skien.

13. D'Ôgmundr Meurtrier d'Eypj6fr

On mentionne deux rois. Lun s'appelait Hloôvér et l'autre, Haki. Ils


étaient là, au mouillage, trente bateaux. Alors qu'Oddr et les siens étaient
au rivage, dix bateaux ramèrent contre eux. Et lorsqu'ils se rencontrèrent,
il n'y eut pas de mots échangés, bataille éclata aussitôt entre eux. Oddr et
ses hommes avaient vingt bateaux. Lattaque fut si rude qu'Oddr ne s'était
guère trouvé dans une situation aussi féroce, mais cette attaque se termina
par le fait qu'ils prirent les dix bateaux.
Alors, Oddr prit la parole: « On a rendu ces hommes bien pires qu'ils
ne le sont dans les récits.
- Tu le crois? dit Hjalmarr. C'étaient des éclaireurs qui étaient
envoyés pour nous trouver. »

56. Encore que ce détail soit plutôt curieux ici, la pratique juridique du serment est
bien attestée dans cette culture.
862 Sagas légendaires islandaises

Quand ils se furent reposés un petit moment, vingt bateaux vinrent de


la côte et ramèrent contre eux, aussitôt éclata une bataille si rude et vio­
lente qu'Oddr et les siens ne s'étaient jamais trouvés nulle part où ils aient
rencontré de pareils hommes, tant sur mer que sur terre. Cette bataille se
termina de telle sorte que les deux rois tombèrent ainsi que toute leur
troupe. Encore qu'il soit dit qu'Oddr et Hjalmarr avaient si peu de monde
qu'ils s'en furent dans un seul petit bateau57, et ils arrivèrent à ces récifs
qui s'appellent Elfarsker. À l'intérieur de ces récifs, il y a des criques appe­
lées Tronuvagar 58. Ils virent là des bateaux au mouillage, avec des tentes
noires sur les deux. C'était au début de l'été.
«Je ne veux pas, dit Hjalmarr, que nous les mettions au courant de
notre expédition, parce qu'il y a des vikings qui sont bien tranquilles sous
ces tentes.
- Il ne servira à rien, dit Oddr, de ne pas adresser la parole aux gens
que je trouve sur mon chemin.»
Oddr appela alors pour demander qui commandait ces bateaux. Un
homme ouvrit la tente au-dessus de sa tête et répondit: « Il s'appelle
Ôgmundr.
- Quel Ôgmundr? dit Oddr.
- Où donc es-tu allé, que tu n'aies pas entendu parler d'Ôgmundr
Meurtrier d'Eypjôfr? dit l'homme du bateau.
- Je n'ai pas entendu mentionner ton nom, dit Oddr, et je n'ai jamais
vu un homme aussi laid que toi.»
On dit à propos de l'apparence de cet homme, qu'il avait les cheveux
noirs, dont une touffe lui pendait sur le visage là où le toupet aurait dû se
trouver, on ne voyait absolument pas sa face hormis les dents et les yeux.
Il avait huit hommes avec lui qui avaient même apparence. Le fer ne mor­
dait pas sur eux. Ils étaient plus semblables à des géants qu'à des hommes
en raison de leur taille et de leur méchanceté.
Ôgmundr prit la parole: « Qui est cet homme qui me blâme de la
sorte?
- Il s'appelle Oddr, dit-il.
- Es-tu cet Oddr qui est allé en Bjarmaland il y a longtemps? dit
Ôgmundr.
- Tel est l'homme, dit Oddr, que voici ici.
- Alors, c'est une bonne chose, dit Ôgmundr, car je t'ai cherché la
plus grande partie de ma vie.
- Qu'as-tu dans l'idée à propos de moi? dit Oddr.

57. Le texte porte ici askr qui est en effet un des plus petits types de bateaux* vikings.
58. Soit: «criques (ou petites baies) de la grue (l'oiseau)».
Saga d'Oddr aux Flèches H63
- Tu veux te battre sur mer ou sur terre? dit Ôgmundr.
- Sur mer je veux me battre», dit Oddr.
Alors Ôgmundr et ses hommes abattirent leurs tentes. En un autre
endroit, Hjalmarr et les siens se préparent et portent des pierres sur leur
bateau. Lorsqu'ils furent prêts de part et d'autre, une rude bataille éclata,
leurs bateaux étaient bord à bord. Ils eurent une bataille dure et longue.
Quand cela eut duré un moment, Ôgmundr brandit un bouclier de trêve
et demanda à Oddr comment il pensait que cela s'était passé. Oddr lui dit
qu'il pensait que cela s'était mal passé.
« Pourquoi donc? dit Ôgmundr.
- Parce que jusqu'ici, je me suis toujours battu contre des hommes;
mais maintenant, j'ai l'impression d'avoir affaire à des démons, dit Oddr.
Je viens de te frapper au cou à l'endroit qui était le plus facile, avec cette
épée que je tiens, et elle n'a pas mordu.»
Ôgmundr répond: « Chacun de nous deux peut en dire autant de
l'autre: ici, on a affaire à des trolls plus qu'à des hommes 59 . Je t'ai frappé
au cou à l'endroit qui était le plus facile pour moi et j'avais cette épée qui
ne s'est jamais encore arrêtée dans son coup, et elle n'a pas mordu. Est-ce
que tu veux que nous nous battions encore? dit Ôgmundr, ou bien veux­
tu que nous nous quittions, car je peux te dire comment va se passer notre
bataille: vont tomber ici les frères jurés, Hjalmarr et Porôr ainsi que toute
ta troupe. Vont périr aussi tous mes champions, il ne restera que nous
deux. Et si nous combattons à outrance, je tomberai devant toi, dit
Ôgmundr.
- On va mener ce jeu jusqu'à ce que, dit Oddr, toute notre armée soit
tombée ainsi que la tienne.»
Ils affrontent leurs rondaches60 une deuxième fois et combattent jus­
qu'à ce qu'il n'en reste que trois, Porôr, Hjalmarr et Oddr. Chez
Ôgmundr, il y en a neuf debout. Il prit alors la parole: « Veux-tu mainte­
nant, Oddr, que nous nous séparions car maintenant, je déclare qu'il y a
autant de tués de part et d'autre, et il va en aller comme je te l'ai dit, une
vie beaucoup plus longue que les autres t'est destinée. Tu as aussi une
tunique qui fait que l'on ne peut te blesser.
- Il me semblerait d'autant mieux, dit Oddr, que nous nous sépa­
rions tant que tu ne m'accuseras pas de couardise.

59. On voit bien que l'auteur est chrétien (clerc peut-être) puisqu'il assimile les trolls,
qui sont des créatures surnaturelles fort anciennes et issues du paganisme, à des démons (le
mot figure quatre lignes plus haut).
60. Jusqu'ici, nous avons rencontré le terme skjoldr, le « bouclier». Voici maintenant
rond, un « bouclier rond», plus petit que notre rondache.
864 Sagas légendaires islandaises

- Pourquoi ne ferait-il pas bon nous séparer? dit Ôgmundr puisque


je déclare que nos pertes sont égales. »
Oddr déclara vouloir quitter les criques, et c'est ce qu'ils firent, ils
mouillèrent devant un îlot. Oddr dit qu'il y avait trois choses à faire:
l'une, d'aller dans la forêt tuer des animaux, l'autre de surveiller le bateau.
« Et moi, je vais faire du feu, dit Hjalmarr, et faire la cuisine. »
Oddr se rend donc dans la forêt et Pôrôr garde le bateau. Mais lorsque
les autres reviennent, Pôrôr a disparu. Ils se mettent à sa recherche. Ils
trouvent la barque là où elle était amarrée, ils cherchent I>6rôr et le décou­
vrent dans une fente de rocher: il était là et il était mort.
«C'est un si mauvais événement, dit Oddr, que nous n'avons pas souf­
fert une pareille perte depuis qu'Asmundr a péri. »
Ils cherchent donc ce qui a été cause de sa mort et découvrent que sous
l'une de ses aisselles, il y a un épieu dont le fer dépasse sous l'autre.
« Ôgmundr le mauvais a dû penser, dit Oddr, qu'il n'y avait pas eu un
nombre égal de morts entre nous. Nous allons tout de suite repartir pour
les criques et les chercher. »
Et c'est ce qu'ils firent, et Ôgmundr avait complètement disparu. Ils le
cherchèrent une semaine pleine et entière par les récifs et les forêts, les îles
et les promontoires, ils ne le trouvèrent pas ni n'entendirent parler de lui.
Ils reviennent à l'endroit où I>6rôr se trouvait, ils l'emportent en Svipj6ô
et érigent un tertre pour lui. Puis ils vont chez eux à Uppsalir61 et disent
au roi ces nouvelles.
Le roi les reçut à bras ouverts et ils siègent en paix mais pour la mi-été,
le roi leur offrit de rester là, « et je vais vous remettre un bateau et un équi­
page pour longer les côtes afin de vous amuser. »

14. La bataille de Sdmsey et la mort de Hjdlmarr

D'Oddr et des siens il faut dire maintenant qu'ils équipèrent deux


bateaux, avec quarante hommes sur chacun. Ils cinglèrent en longeant les
côtes. Il se fit que le vent les dérouta et qu'ils se dirigèrent sur une île qui
s'appelle Samsey62• Il y a là des criques qui s'appellent Munarvagar. Ils
mirent leurs bateaux au mouillage et dressèrent leurs tentes. Il arriva pen­
dant la journée, sur le bateau d'Oddr, que l'ornement de la proue se brisa.
Quand vint le matin, ils montèrent à terre, Oddr et Hjalmarr, pour aller

61. C'est l'actuelle Uppsala, pas très loin du centre de la Suède. C'était la capitale des
Sviar, les habitants de la Suède (dont le nom figure dans Svîpj6ô).
62. Sams0, au Danemark.
Saga d'Oddr aux Flèches

abattre un arbre approprié. Hjâlmarr avait coutume de déambuler rcvl·t11


de toute l'armure qu'il portait dans la bataille. Oddr avait laissé son sac :i
flèches sur le bateau, mais sa tunique, il l'avait nuit et jour. Toute leur
troupe était endormie.
Ils ne se rendirent compte de rien, que des vikings fondirent sur eux et
celui qui était à leur tête ·est nommé Angantyr. Ils étaient douze et étaient
tous frères. Ils n'étaient jamais plus nombreux, ils avaient voyagé par le
vaste monde sans rencontrer de résistance nulle part. Ils arrivèrent à l'en­
droit où se trouvaient les bateaux d'Oddr et de Hjâlmarr. Ils sautèrent à
bord et livrèrent bataille, et pour faire bref, disons qu'ils tuèrent tous ceux
des bateaux.
Alors, les frères prirent la parole et dirent: «Autant dire qu'Arngrimr,
notre père, n'a jamais menti plus que lorsqu'il nous a dit que ces hommes
étaient de grands vikings féroces en sorte qu'il ne servait rien de porter la
rondache contre eux. Mais où que nous soyons allés, personne ne s'est
comporté plus mal qu'eux et n'a montré moins de valeur. Allons à la mai­
son, tuer cette merde de père pour lui faire payer son mensonge.
- C'est de deux choses l'une, dirent certains, ou bien Oddr et
Hjâlmarr ont été surestimés, ou bien ils sont montés à terre puisqu'il fait
beau. Nous allons monter à terre et les chercher plutôt que de revenir à la
maison sans avoir rien fait.»
C'est donc ce qu'ils firent, les douze frères, ils furent alors saisis de la
fureur du berserkr et s'en furent en hurlant. La fureur du berserkr s'em­
para également d'Angantyr, cela n'était jamais arrivé encore. Cela se passa
au moment où Oddr et Hjâlmarr descendaient de la forêt. Alors, Oddr
s'arrête tout net. Hjâlmarr demande ce qu'il avait.
Oddr dit: « Il m'arrive quelque chose d'étrange. Il me semble tantôt
qu'un taureau beugle ou qu'un chien hurle, et tantôt on dirait que ce sont
des gens qui crient. Connais-tu des hommes qui sont de nature à se com­
porter ainsi63 ?
- Oui, dit Hjâlmarr, je connais douze frères.
- Tu sais leurs noms?» dit Oddr.
Alors, Hjâlmarr déclama un poème64:

63. N 'oublions jamais que nous sommes en pleine saga légendaire. Ce que «voit»
Oddr, ce sont tout simplement lesfylgjur (voir fylgja") des berserkir. Il n'était pas rare, dans
ces textes, que des personnes «douées de seconde vue» (ofreskir menn) aient en effet de
telles visions.
64. Noter qu'il existe de ce poème une version sensiblement plus courte et passable­
ment différente, consignée dans la Saga de Hervor et du roi Heiôrekr. Cette première
strophe est proprement une jula, c'est-à-dire une énumération de noms (propres ici).
866 Sagas légendaires islandaises

9. Hervarôr, Hjorvarôr,
Hrani, Angantyr,
Bfldr et Btii,
Barri et T 6ki,
Tindr et Tyrfingr,
deux Haddingjar,
à B6lmr dans l'est,
ils naquirent,
fils d'Arngrimr
et d'Eyfura65 .

10. J'ai entendu parler de ces hommes


les plus malveillants
les moins désireux
de bien agir.
Ce sont des berserkir
fauteurs de chaos,
ont de nos hommes fidèles
dévasté deux bateaux.

Oddr vit alors les berserkir arriver, il déclama un poème:

11. Des hommes je vois


venir des Munarvâgar
ardents de se battre
en chemises grises66.
Courroucés ils ont
livré bataille.
Nos bateaux sont
vides sur le rivage.

65. Pour ne pas donner dans une érudition pesante (et vaine de surcroît), je m'abstien­
drai de tout commentaire détaillé. Certains de ces noms reviennent dans d'autres
contextes, Tyrfingr, par exemple, est peut-être un nom «got» qui désigne, ailleurs, une
épée (dans la Saga de Hervor et du roi Heiorekr, voir supra p. 119), les Haddingjar (ou
Hjadningar) sont les protagonistes d'une saga ou plutôt d'un fdttr' légendaire qui offre
une version nordique du thème de la bataille éternelle, voyez Les Sagas miniatures, «Le Dit
de Sorli», p. 277 ssqq. Bolmr est une île.
66. ]' ai laissé «chemises» qui est dans le texte puisque berserkr peut renvoyer à «che­
mise». «Chemises grises» devrait cependant signifier «hauberts».
Saga d'Oddr aux Flèches ,W, .

Alors, Oddr dit: « C'est bien dommage, car mon sac à flèches et 111011
arc sont restés sur les bateaux, et je n'ai qu'une petite hache67 à la main.»
Oddr déclama alors une strophe:

12. J'eus crainte


une fois,
lorsqu'en hurlant
sortirent de leurs esquifs
et en vociférant
dans l'île montèrent;
j'avais appris que ces hommes
étaient les plus félons
et les plus ardents
à commettre le mal68 .

Oddr revient dans la forêt et se taille un gourdin tandis que Hjâlmarr


l'attend. Quand il revient, les berserkir se précipitent sur eux. Alors,
Hjâlmarr déclama ceci:

13. Jamais ne céderons


devant ces bois du combat
quand bien même
ils ont air féroce.
Ce soir nous deux
logerons chez Ôôinn
nous frères jurés
mais eux douze vivront69 .

Oddr dit encore:

14. Ce mot seul


je contredirai:
eux vont ce soir
loger chez Ôôinn,

67. Il dit bast11xi où, 11xi étant«hache», bast pe•n renvoyer à«bois», «arbre»: une hache
de bûcheron en quelque sorte.
68. On nous a dit qu'il s'agissait ici d'une «strophe» (staka). Il ne s'agit pas, en effet,
d'une strophe scaldique normale (vîsa) qui ne compte que huit lignes.
69. Les «arbres du combat»: c'est une figure scaldique reçue, du type kenning*, pour
désigner les hommes, les guerriers. Les guerriers morts étaient censés loger dans la Valholl*,
qui était la demeure du dieu Ôôinn.
868 Sagas légendaires islandaises
les douze berserkir,
mais nous deux vivrons.

Alors, Angantyr déclama:

15. Vous deux, hommes,


êtes en mauvaise posture,
arbres des rondins.
Tombés sont
vos compagnons,
et allés dans la halle de Viôrir70.

Alors, Oddr déclama:

16. Voici venus ici


hommes en courroux,
dépourvus d'honneur,
à douze en tout.
Bataille aura lieu
un contre un
en héros vaillants
à moins que le cœur ne lui manque.

« Qui sont ces hommes, dit Oddr, que nous avons rencontrés ici?
- Lhomme qui commande la troupe s'appelle Angantyr, dirent les
autres. Nous sommes douze frères, fils du jarl Arngrfmr et d'Eyfura, de
l'est dans les Flandres. Et qui demande cela? dit Angantyr.
- Lun s'appelle Oddr, fils de Grfmr à la Joue velue, et l'autre s'appelle
Hjalmarr le Très Courageux.
- Cela tombe bien, dit Angantyr, car nous vous avons cherchés en
maints lieux tous les deux.
- Avez-vous été voir nos bateaux? dit Oddr.
- Nous y sommes allés, dit Angantyr, et nous nous sommes emparés
de tout.
- Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire, maintenant que nous
nous sommes rencontrés? dit Hjalmarr.
- J'ai l'intention, comme vous l'avez dit tout à l'heure, dit Angantyr,

70. Les«arbres des rondins»: une nouvelle kenning pour: «hommes» (le bateau viking
embarquait souvent des rondins pour le rouler sur le rivage). Viôrir est l'un des nombreux
noms d'Ôôinn.
Saga d'Oddr aux Flèches 8(,')

de lutter seul à seul, et je me destine Oddr, pour la raison que tu as une


tunique dont on t'a promis que le fer ne mordrait pas dessus, et moi, j'ai
l'épée qui s'appelle Tyrfingr et que les nains ont forgée en promettant que
rien ne l'arrêterait, que ce soit fer ou pierre. Nous répartissons nos
troupes, il y aura sept hommes en un lieu, et moi et cinq hommes en
l'autre. Je considère qu'à moi tout seul, je vaux les deux Haddingjar. Et il
y en a un pour s'opposer à Tyrfingr.»
Alors, Hjalmarr prit la parole: «Je veux me battre contre Angantyr
parce que j'ai une broigne dans laquelle je n'ai jamais été blessé: elle est
faite de quadruples anneaux71 •
- Tu as tort, dit Oddr, car tout ira bien pour nous si c'est moi qui me
bats contre Angantyr, mais sinon, sûrement pas.
- Quoi qu'il en soit, dit Hjalmarr, c'est moi qui déciderai.»
Alors, Angantyr dit: «Je veux, dit-il, si quelqu'un d'entre nous en
réchappe, que personne ne nous dérobe nos armes. Je veux que l'on mette
Tyrfingr dans le tertre funéraire à côté de moi, si je meurs. De même,
Oddr aura sa tunique et ses flèches, et Hjalmarr, sa broigne.»
Et ils furent d'accord que les survivants érigeraient un tertre funéraire
pour les morts.
S'avancèrent alors, d'abord, les deux Haddingjar, Oddr asséna un coup
de son gourdin à chacun d'eux, et ils n'eurent pas besoin de davantage.
Puis se dressèrent l'un après l'autre ceux qui devaient avoir affaire à Oddr,
et pour finir, il tua tous ceux qui lui étaient destinés. Alors, Oddr fit une
pause. Hjalmarr se leva et il y en eut un pour se dresser contre lui. Leurs
démêlés furent brefs avant qu'il tombe. Alors un second se leva, puis un
troisième, puis un quatrième. Alors Angantyr se leva et ils livrèrent un
combat rude et long mais pour finir, Angantyr tomba devant Hjalmarr.
Hjalmarr se rendit jusqu'à un tertre, s'assit et s'affaissa dessus. Oddr alla à
lui et déclama une strophe:

17. Qu'as-tu donc, Hjalmarr?


Tu as changé de couleur.
Je déclare que t'épuisent
grandes blessures.
Ton casque est abattu
et ta broigne, fendue.
Je déclare que ta vie
s'est écoulée.

71. La broigne était en effet une cotte de mailles dont un type était fait de mailles de fer
entrelacées. Un autre type était fait de plaques de métal.
870 Sagas légendt1ires islandaises

« Et ce que je te disais, s'est avéré, que tout n'irait pas bien pour nous si
tu te battais contre Angantyr.
- Il n'y a rien à redire, dit Hjâlmarr, un jour chacun doit mourir72 »,
et il déclama ceci :

18. Blessures en ai, seize,


broigne fendue,
tout est noir à mes yeux
point ne vois.
M'a frappé au cœur
le glaive73 d'Angant:yr,
la pointe acérée
durcie dans le poison.

«Je viens de subir cette perte, dit Oddr, que je ne compenserai jamais
tant que je vivrai, et s'est bien mal révélée ton obstination, nous aurions
pu remporter grande victoire ici si ç'avait été moi qui en aie décidé.
- Tu vas t'asseoir, dit Hjâlmarr, je veux déclamer un poème, pour
l'envoyer chez moi en Svîbjôô. »
Alors, il déclama ceci74 :

19. Les femmes du pays


n'apprendront point
que devant les coups
je me sois protégé.
N'aura pas à rire
la gente et sage
fille de Sigtun75

72. C'est un proverbe qui revient fréquemment dans la littérature de sagas.


73. Voici l'autre procédé de vocabulaire de la scaldique, le heiti, ici«glaive» pour«épée».
74. Voici donc le célèbre Chant de mort de Hjdlmarr qui est une sorte de classique de
cette littérature. Il n'existe pas à part entière, il existe en deux versions, une, brève (sept
strophes) qui figure dans la Saga de Hervor et du roi Heiôrekr, déjà évoquée ici, et une
longue (seize strophes) que voici. Il est hautement vraisemblable que le poème ne remonte
pas à avant le XIIIe siècle. Il a pu faire partie d'une Hjdlmars saga, aujourd'hui disparue. Les
sentil]lents déployés (impensables dans la culture en question) et les images ont séduit les
romantiques, non seulement scandinaves, mais même français! Leconte de Lisle a fair une
fortune au «Cœur de Hjâlmar » (dont il avait lu une «traduction» de Xavier Marmier),
dans ses Poèmes barbares.
75. Je ne sais s'il faut faire de ce Sigtun la cité antique devenue l'actuelle Sigtuna (un
peu au sud de l'actuelle Stockholm, qui n'existait pas), qui était la capitale des Sviar, donc
Saga d'Oddr aux Flèches 8/'!

du fait que j'aurais cédé.

20. Me détournai des belles


chansons des femmes
sans tirer de plaisir
avec Sôti76.
Hâtai le voyage
et m'en fus en compagnie
de mes amis chers
pour la dernière fois.

21. Me mena la blanche


fille du prince
àAgnafit77
par la main.
S'avérera la saga
qu'elle me dit,
que point
ne reviendrais.

22. Je délaissai la jeune


lngibjorg,
promptement le décidâmes
par un jour fatal.
La belle fidèle
s'affligera
que jamais plus
ne nous revoy10ns.

23. Porte pour qu'ils les voient,


telle est ma volonté,
casque et broigne
à la halle du roi.
Va perdre le cœur

les premiers habitants de la Suède - ou bien, Sig étant un autre nom d'Ôôinn encore et
tûn, le pré-clos sacré s'étendant devant toute demeure, éventuellement devant le temple,
encore que ce type de bâtiment n'ait probablement pas existé, s'il faut comprendre que
Hjalmarr s'adresse à une créature féminine odinique, une valkyrie par exemple?
76. Désigne ici un viking.
77. Agnafit est un lieu en Suède. La « fille du prince» (heici pour «reine») est Ingibjorg
comme on va le dire dans la strophe suivante.
872 Sagas légendaires islandaises
la fille du prince
lorsque verra tranchée
ma broigne sur mon sein.

24. Je possédais sur terre


cinq domaines en tout,
mais ne me plaisais
jamais à les gouverner.
Et voici que vais gésir
sans grand pouvoir,
navré d'une épée,
À Sâmsey.

25. T ire de mon bras


cet anneau rouge
et remets-le à la jeune
Ingibjorg.
Va perdre le cœur
que désormais jamais
plus ne nous voyions.

26. Je vois siéger


à Sigtûn
les belles qui me dissuadaient
de m'en aller de là.
Ne réjouiront
jamais plus Hjâlmarr
dans la halle du roi
bière ni compagnons.

« Et je veux aussi que tu portes mes salutations à tous nos compagnons


et je vais les mentionner par leurs noms:

27. Buvions et conversions


bien des jours
Alfr et At!i,
Eyvindr, Trani,
Gizurr, Clama,
Guôvarôr, Starri,
Steinkell, Stikill,
Stôrôlfr, Vîfill.
Saga d'Oddr aux Flèches 873

28. Hrafn et Helgi,


Hloôvér, fgull,
Steinn et Kâri,
Styrr et Ali,
Ôzurr, Agnarr,
Ormr et Trandill,
Gylfri et Gauti,
Gjafarr et Raknarr.

29. Fjolmundr, Fjalarr,


Frosti et Beinir,
T indr et Tyrfingr,
les deux Haddingjar,
Valbjorn, Vikarr,
Vémundr, Flosi,
Geirbrandr, Goti,
Guttormr, Snerill.

30. Styrr et Ari,


Steinn et Kâri,
Vottr, Véseti,
Vémundr, Hnefi,
sur le même banc
tous nous siégions
joviaux et joyeux;
aussi répugne-je à la fuite.

31. Svarfandi, Sigvaldi,


S;rbjorn et Kolr,
Prâinn et Pj6st6lfr,
.P6r6lfr et Svalr,
Hrappi et Haddingr,
Hunfastr, Knui,
Ôttarr, Egill
avec Ingvar78.

78. Nous ne faisons rien de la plupart de ces noms, dont certains sont rcllcmcnt
étranges - ce sont même des hapax - que nous nous demandons ce qu'ils font ici.
874 Sagas légendaires islandaises

Et je veux te demander, dit Hjalmarr à Oddr, de ne pas me faire dépo­


ser dans le tertre à côté de créatures aussi mauvaises que les berserkir, pour
la raison que j'estime valoir bien mieux qu'eux.
- Je t'accorderai ce que tu demandes, dit Oddr, car maintenant, il me
semble que te voici bien accablé.
- Tu vas ôter le bracelet de mon bras, dit Hjalmarr, et le remettre à
Ingibjorg, et dis-lui que je le lui ai envoyé au jour de ma mort.» Et
Hjalmarr se mit à déclamer:

32. Boit avec le souverain


la foule des jarls
joyeusement la bière
à Uppsalir.
Fatigue beaucoup
d'hommes la bière,
mais moi je déambule
seul dans cette île.

33. Un corbeau vole du sud


de la haute branche,
et le suit
un aigle pour cette fois.
À cet aigle je donne
la meilleure provende.
Il goûtera
de mon sang.

Et après cela, Hjalmarr mourut. Oddr fit un seul tas de tous les ber­
serkir et entassa du bois autour d'eux. C'était à peu de distance de la mer.
Il posa à côté d'eux leurs armes et leurs vêtements, ne volant rien. Puis il
porta au-dessus de la tourbe et déversa ensuite dessus du sable. Ensuite, il
prit Hjalmarr et le porta sur son dos, descendit à la mer et le déposa sur le
rivage, puis il se rendit aux bateaux, porta à terre tout homme qui était
tombé et érigea là un autre tertre pour sa troupe, et les gens qui sont allés
là disent que l'on voit encore aujourd'hui les marques de ce que fit Oddr.

15. Oddr inhume Hjdlmarr et lngibjorg

Après cela, Oddr dépose Hjalmarr sur un bateau et le transporte hors


du pays. Il se livra à ses exercices magiques, hissa la voile par temps calme
Saga d'Oddr aux Flèches 875

puis cingla vers la Svipj6ô avec le corps de Hjâlmarr. Il aborda à l'endroit


qu'il voulut. Il tira son bateau à terre, prit Hjâlmarr sur son dos et s'en fut
à Uppsalir avec lui et le déposa devant les portes de la halle. Il entra dans
la halle, portant la broigne de Hjâlmarr et son casque, il les déposa sur le
plancher de la halle devant le roi et lui dit les nouvelles.
Puis il se rendit à l'endroit où lngibjorg siégeait. Elle était en train de
coudre une tunique pour Hjâlmarr.
« Voici un anneau, dit Oddr, que Hjâlmarr t'a envoyé au jour de sa
mort, avec ses salutations. »
Elle prit l'anneau et le regarda, sans rien répondre. Elle se renversa sur
le dossier de son siège et mourut aussitôt.
Alors, Oddr éclata de rire et dit ceci: « Il n'y a pas grand-chose en ce
moment qui se soit bien passé, aussi faut-il se réjouir de celle-ci. Ils vont
jouir, morts, de ce qu'ils n'ont pu apprécier vivants.»
Oddr la releva et la porta dans ses bras pour la déposer entre ceux de
Hjâlmarr devant les portes de la halle, il envoya des hommes dans la
halle chercher le roi pour lui demander de voir comment il avait pro­
cédé. Après cela, le roi lui souhaita la bienvenue et l'assit auprès de lui
dans son haut-siège. Quand Oddr se fut reposé un moment, le roi dit
qu'il voulait faire une fête funéraire pour Hjâlmarr et lngibjorg et qu'il
ferait ériger un tertre pour eux. Le roi fit faire toutes choses comme le
prescrivait Oddr. On avança le casque et la broigne qu'avait possédés
Hjâlmarr, les gens trouvaient fort impressionnants ses exploits et à quel
point il avait défendu sa vie. Ils furent déposés tous les deux dans un
tertre. Tout le monde alla voir ce chef-cl' œuvre, Oddr l'avait fait faire
avec grand honneur.
Oddr reste en repos cet hiver-là chez le roi Hloôvér, mais au prin­
temps, le roi lui fournit une troupe et dix bateaux et Oddr s'en va de nou­
veau en été à la recherche d'Ôgmundr Meurtrier d'Eypj6fr et ne le trouve
nulle part.

16. Combats d'Oddr et de Stemundr le viking

Il se fit qu'en automne, Oddr arriva en Gautland79 . Là, il entendit par­


ler d'un viking qui s'appelait Sxmundr. On lui dit qu'il était plus difficile
à traiter que les autres hommes. Il avait cinquante-cinq bateaux. Oddr et
ses hommes arrivèrent avec dix bateaux, et dès qu'ils se rencontrèrent,

79. Qui est une région de la Suède, d'où, peut-être, furent originaires les Goes.
876 Sagas légendaires islandaises

éclata une bataille si longue et rude qu'il n'y avait pas de répit. La conclu­
sion, le soir, fut que tous les bateaux d'Oddr avaient été dévastés et qu'il
était le seul homme à rester debout. Alors qu'il faisait presque noir, Oddr
sauta par-dessus bord. Un homme vit qu'il quittait le bateau, il saisit une
javeline et la lança sur lui: elle arriva dans le mollet d'Oddr et se fixa dans
l'os. Il eut l'idée que, là où il se trouvait, on pourrait penser qu'il prenait
la fuite. Il revint à la nage aux bateaux, les vikings le virent et le hissèrent
à bord. Sa:mundr leur ordonna de lui enchaîner les pieds et de lui lier les
mains avec une corde d'arc. On fit ce qu'il disait.
Oddr est donc enchaîné, on désigne douze hommes pour veiller sur
lui; Sa:mundr se fait transporter à terre et y campe.
Oddr dit alors à ceux qui avaient été désignés pour le garder: « Que
voulez-vous, que je vous amuse ou voulez-vous m'amuser, tant il fait
sm1stre ici.
- Il nous semblerait, dit celui qui était à leur tête, que tu ne sois guère
en mesure de nous amuser: tu es enchaîné et on a l'intention de te tuer
demain matin.
- Cela ne m'ennuie pas, dit Oddr. Tout le monde doit mourir un
JOUr.
-Alors, nous choisissons que tu nous amuses», dirent-ils.
Il leur déclama un poème et ne s'arrêta pas qu'ils fussent tous endor­
mis. Oddr se rendit alors à un endroit où une hache était enfoncée dans le
tillac. Il parvint à la retourner, de sorte que le tranchant soit tourné vers le
haut. Alors, il tourne les épaules et frotte les mains jusqu'à ce qu'il soit
libéré. Il porte les mains sur les chaînes et les enlève. Et comme le voilà
libre, il pense qu'il a de la place pour se mouvoir. Il va à l'endroit où ils
dorment, les pique du manche de la hache et leur dit de se réveiller, « car
vous dormez comme des idiots, mais le prisonnier s'est détaché.»
Puis il les tua tous, prit ensuite son sac à flèches, monte dans une
barque et se rend à terre. Puis il se rend dans la forêt, tire le fer de la jave­
line de son pied et panse sa blessure.
Il faut dire de Sa:mundr qu'il se réveille sous sa tente et envoie des
hommes aux bateaux, là où étaient les gardiens, et Oddr était parti, et
tous les gardiens étaient tués; les hommes estiment avoir perdu leurs amis
et disent cette nouvelle à Sa:mundr, il s'en va partout en Gautland à la
recherche d'Oddr, mais Oddr était ailleurs à la recherche de Sa:mundr.
li se fit un matin de bonne heure qu'Oddr sortit de la forêt. Il vit les
tentes de Sa:mundr et ses bateaux flottant dans le port. Il retourne dans la
forêt et se taille un gourdin, descend ensuite à la tente et l'abat sur
Sa:mundr et ses homme�. Il tua là Sa:mundr avec quatorze de ses
hommes. Puis il offrit à ceux qui étaient sur les bateaux de se soumettre à
Saga d'Oddr aux Flèches 8 ..

lui et qu'il devienne leur chef, et c'est ce qu'ils choisirent. Oddr cingle
alors jusqu'en Svipj6ô, il n'avait qu'une petite troupe et passa là l'hiver.

17. Oddr reçoit le baptême

Oddr envoya des messagers au nord dans le Hrafnista et demanda à ses


parents, Guômundr et Sigurôr, de venir du nord lui prêter renfort au
printemps. Ils en furent contents et allèrent trouver Oddr. Lorsqu'ils se
rencontrèrent, il y eut là joyeuse réunion.
Ils équipèrent leurs bateaux pour quitter le pays et se dirigèrent vers le
sud en suivant les côtes et en passant là où la mer était peu profonde,
parce qu'Oddr n'était jamais encore passé par là. Ils guerroyèrent dans le
sud en Normandie, France et Helsingjaland 80. Ils y firent grands ravages.
On ne parle pas de leur voyage avant qu'ils brisent leurs navires sur une
certaine côte. Là, ils montèrent à terre avec leur troupe. Comme ils y arri­
vaient, ils virent une maison devant eux. En tous points, elle était faite
différemment de celles qu'ils avaient vues précédemment. Ils se rendirent
à cette maison. Elle était de pierre, et ouverte.
Oddr dit: « Que penses-tu, Sigurôr, que soit cette maison où nous
sommes arrivés?
-Je n'en ai pas idée, dit Sigurôr, mais toi, que penses-tu, parent Oddr?
- Je ne sais pas, dit-il, mais je suppose qu'il y a des gens qui habitent
cette maison et ils vont y venir, et nous n'avons pas à y entrer dans l'état
présent des choses.»
Ils s'installèrent quelque part près de la maison et un moment ayant
passé, ils virent que des gens se dirigeaient vers la maison et aussi que s'en­
suivait un son comme ils n'en avaient jamais entendu de pareil.
«Je crois, dit Oddr qu'il y a dans ce pays des gens tout fait extraordi­
naires. On va attendre qu'ils sortent de la maison.»
Il en alla comme Oddr l'avait deviné, au bout d'un moment, les gens
sortirent de la maison. Un de leur groupe alla là où se trouvaient Oddr et
ses gens et dit: « Qui sont ceux-ci?»

80. Le texte pose ici un redoutable problème. Il porte Valland, Frakkland et Helsingja­
land. Valland désigne normalement la France, var Ier étant« français». Mais Frakkland aussi
signifie France, Frakk- tenant pour Frank-, soit« Franc». Il n'est donc pas exclu que Val­
land s'applique à la Normandie, qui était cette partie de la France que fréquentaient par
prédilection les vikings. Mais Helsingjaland? Le mot s'applique à la région de Helsingjor,
qui est en Suède, et la série Valland-Frakkland-Helsingjaland n'a pas de sens. Hermann
Paisson (dans Seven Viking Romances, Penguin Book, 1985) rend Helsingjaland par
«Alsace»: cela ne saurait s'entendre! Il ne peut que s'agir d'une erreur de scribe, mais laquelle?
878 Sagas légendaires islandaises

Oddr lui dit la vérité, « et quel est ce pays où nous sommes arrivés?»
Lhomme dit que ce pays s'appelait Aquitaine.
« Et que signifie cette maison où vous êtes restés un moment?
- Nous l'appelons tantôt un temple tantôt une église.
- Et qu'est-ce que ce bruit que vous avez fait?
- Nous l'appelons messe, dit l'homme du pays, mais qu'en est-il de
vous autres, est-ce que vous êtes complètement païens?»
Oddr répond: « Nous ne connaissons pas d'autre croyance que de
croire en notre puissance et capacité de victoire, mais nous ne croyons pas
en Ôoinn, et quelle croyance avez-vous81 ?»
Lhomme du pays dit: « Nous croyons en celui qui a créé ciel et terre,
mer, soleil et lune.»
Oddr dit: « Celui-là doit être grand, qui a fabriqué tout cela, il me
semble comprendre cela.»
On mena Oddr et ses hommes à un logement. Ils y restèrent quelques
semaines et eurent des entretiens avec les gens du pays. Ceux-ci s'enqui­
rent auprès d'Oddr et de ses gens s'ils voulaient adopter la foi, et on en
vint au point que Guomundr et Siguror le firent. On rechercha auprès
d'Oddr s'il voulait adopter la foi.
Il déclara qu'il y mettrait une condition: «Je vais adopter votre religion
mais me conduirai cependant de la même façon qu'auparavant. Je n'offri­
rai de sacrifice ni à JJôrr ni à Ôoinn ni à d'autres idoles, mais je n'ai pas
envie de rester dans ce pays. Aussi vais-je errer de pays en pays et être tan­
tôt chez les païens et tantôt chez les chrétiens.»
Il fut décidé tout de même qu'Oddr serait baptisé. Ils restent là un
moment.
Un jour, Oddr s'enquit auprès de Guomundr et de Siguror s'ils vou­
laient s'en aller. Ils dirent: « Nous avons été ici à l'endroit qui nous a le
mieux plu.
- Alors, cela fait deux hommes deux opinions, dit Oddr, car moi, je
ne me suis jamais ennuyé autant qu'ici.»
Comme il n'obtient pas la permission de ses parents, il s'en fut en
secret, tout seul, et les autres restèrent avec toute la troupe.
Comme il s'éloignait de la ville, il vit un grand groupe d'hommes
venant au-devant de lui. Il y avait un homme à cheval, les autres étaient à
pied. Cette troupe était richement équipée, aucun homme n'était armé.
Oddr se tint au bord du chemin, la troupe passa auprès de lui, ni lui ni les

81. Il est évident que le présent passage est parfaitement inventé, le refus de croyance en
Ôôinn relève de la fantaisie puisque, en rout état de cause, la «croyance» aux dieux ainsi
individualisés ne faisait pas partie, que l'on sache, des dévotions de l'ancien Scandinave.
Saga d'Oddr aux Flèches

autres ne se parlèrent. Oddr vit alors quatre hommes courant. Ils avaient
tous un glaive à la main. Ils bondirent sur l'homme qui chevauchait et lui
tranchèrent la tête. Puis ils revinrent en courant et en passant auprès
d'Oddr par le même chemin, l'un avait à la main la tête de l'homme qui
avait été tué. Oddr eut l'impression que ce devait être là une mauvaise
action qu'avaient accomplie ces hommes.
Alors, il courut après eux et les pourchassa, mais ils s'échappèrent en se
rendant dans la forêt et là, ils descendirent dans un souterrain. Oddr les y
pourchassa. Là, ils firent résistance, mais Oddr les attaqua. Il n'eut de
cesse qu'il les ait abattus tous. Puis il leur coupa la tête et les noua
ensemble par les cheveux, sortit ensuite, emporta les têtes de même que
celle qu'ils avaient apportée là. Oddr revint à la ville. Les gens étaient allés
à l'église avec le cadavre de l'homme qui avait été tué.
Oddr jeta alors les têtes dans le temple82 et dit: « Voilà la tête de celui
d'entre vous qui a été tué; et je l'ai vengé. »
Ils trouvèrent très remarquable ce qu'Oddr avait fait. Oddr demanda
ce qu'avait été cet homme qu'il avait vengé. Ils dirent que cet homme était
leur évêque.
Oddr dit: «Alors, mieux vaut avoir fait cela que rien. »
Ils surveillèrent Oddr tellement qu'ils ne voulurent pour rien au
monde qu'il s'en aille. Mais tout comme précédemment il s'était ennuyé
de rester là, ce sentiment s'accrut grandement quand il découvrit qu'ils
avaient l'œil sur lui, et il ne chercha qu'une chose: parvenir à s'en aller.
Il arriva de nouveau qu'une nuit, il parvint à s'en aller en cachette. Il
alla de pays en pays et finit par arriver au Jourdain. Là, il enleva tous ses
vêtements et sa tunique. Puis il entra dans la rivière et se lava à sa guise. Il
sortit de la rivière, remit sa tunique, laquelle avait gardé toutes ses vertus.
Oddr s'en fut de là, son sac à flèches sur le dos. De nouveau, il se rendit
encore de pays en pays. Il se trouva dans une telle condition qu'il était
dans une forêt et n'avait pas d'autre moyen de subsistance que de tirer des
animaux ou des oiseaux pour se nourrir, et cela dura un moment.

18. Oddr séjourne en Risaland83

Il est dit qu'un jour, Oddr arriva à un rocher surplombant un grand


gouffre où un large fleuve tombait en faisant une grande cascade tumul-

82. C'est bien le mot qui figure ici, musteri.


83. Risaland est proprement le «pays» (land) des risar (risi = «géant»). Le texte est pro­
digue pour désigner ce type de monstres et nous en verrons ou en avons vu d'autres. Il
880 Sagas légendaires islandaises

tueuse. Il se demanda si l'on pouvait passer de l'autre côté mais il ne vit de


passage nulle part. Il s'assit, et alors qu'il n'avait pas été là longtemps, on
s'empara de lui et on le souleva violemment. C'était un vautour qui était
arrivé en volant et il saisit Oddr si rudement avec ses serres qu'Oddr ne
parvint pas à opposer la moindre défense. Cette bête vola avec Oddr par
monts et par mers. Pour finir, le vautour arriva à un précipice et se posa
sur un espace herbeux qui se trouvait dans le rocher. Il y avait là les quatre
petits de cet animal. Il lâcha alors Oddr qui était sain et sauf et non blessé
parce que sa tunique l'avait protégé à la fois des serres de ce vautour et de
tout ce qui a été mentionné précédemment.
Oddr est donc laissé auprès des jeunes vautours dans l'aire. Il y avait là,
au-dessus, un rocher élevé et une mer profonde tout en bas. Oddr ne pou­
vait en aucune façon parvenir à partir sinon en se laissant tomber dans la
mer, au péril de sa vie. Il n'y avait pas d'endroit où atterrir car il ne voyait
le bout des rochers ni d'un côté ni de l'autre. Les petits n'étaient pas
encore bien vieux. Le vautour était rarement chez lui dans l'aire, il allait
sans cesse chercher des vivres. Oddr lia les becs des petits, et se cacha dans
une faille du rocher près de l'aire. Sur ce, le vautour apporte des poissons
et des oiseaux et de la chair humaine et toutes sortes de viandes. Pour
finir, il apporte de la viande cuite. Et dès que le vautour est parti, Oddr
s'empare de cette nourriture tout en se cachant dans les intervalles.
Un jour, Oddr voit un grand géant ramant vers l'aire dans une barque
de pierre84. Il parle très fort et dit: «C'est un méchant oiseau qui loge ici
dans cette aire, parce qu'il a pris l'habitude, jour après jour, de venir voler
la viande que je viens de faire cuire. Je vais chercher à me venger de lui de
quelque façon. Qu:md j'ai pris les bœufs du roi, je ne m'attendais pas à ce
que cet oiseau les emporte.»
Oddr se lève alors et tue les petits puis appelle le géant: « Il y a ici tout
ce que tu cherches, c'est moi qui l'ai gardé.»
Le géant grimpe dans l'aire, prend sa viande et l'emporte dans la
barque de pierre. Il dit: « Où est ce petit bébé que j'ai vu ici? Qu'il avance
sans avoir peur, et qu'il vienne avec moi.»
Oddr se montre alors, le géant le prend et le dépose dans la barque de
pierre. Il dit alors: «Comment allons-nous tuer cette créature malfaisante?»

peut y avoir dans le terme risa, d'étymologie contestée, une idée de taille, de grandeur -
par opposition, par exemple, à jotunn qui renverrait plutôt à l'idée de manger et corres­
pondrait davantage à notre «ogre" (sur le verbe eta, voyez anglais eat ou allemand essen):
on va le voir surgir tout de suite.
84. Celle-ci revient dans maint conte populaire, notamment islandais. Voyez « La
géante dans la barque de pierre», dans la traduction de Jean Renaud, José Corti, 2003,
p. 321-326.
Saga d'Oddr aux Flèches 88/

Oddr répond: « Prends du feu et mets-le à l'aire, quand le vautour


reviendra, il me semble possible qu'il vole si près que le feu se mette dans
son plumage et alors, nous pourrons le tuer. »
Les choses se passèrent comme Oddr l'avait supposé, et ils vainquirent
le vautour. Oddr lui trancha le bec et les serres et les emporta, puis il
monta dans la barque de pierre et le géant s'en alla.
Oddr demande au géant son nom. Il déclara s'appeler Hildir et être un
des géants du Risaland et avoir une femme qui s'appelait Hildiriôr, et
d'elle une fille qui s'appelle Hildigunnr. «Puis j'ai un fils qui s'appelle
Goômundr et qui est né hier. Nous sommes trois frères. Lun s'appelle
Ûlfr et l'autre Ylfingr85 • Nous avons fixé pour l'été prochain un jing*:
celui-là sera roi de nous tous en Risaland qui aura accompli le plus grand
exploit et qui aura le chien le plus sauvage; il y aura un combat de chiens
lors de ce ping. »
Oddr dit: « Que penses-tu: auquel d'entre vous écherra-t-il d'être
roi? »
Hildir répond: « Il me semble assurément que c'est à eux que cela
écherra, parce que toute ma vie j'ai été le dernier de nous tous, et il en sera
encore a1ns1. »
Oddr dit: « Lequel choisirais-tu, qui te conviendrait le mieux en cette
affaire? »
Hildir répond: «Je choisirais d'être roi, moi, mais ce n'est guère pro­
bable, car Ûlfr a un loup plus féroce que tout et aucun chien ne tolère de
l'affronter. Ûlfr a tué la bête qui s'appelle tigre86 et il a, en témoignage de
cela, la tête de cet animal. Mais Ylfingr, mon frère, est encore plus diffi­
cile, car il possède un ours blanc qui n'épargne personne. Ylfingr a tué
aussi cet animal qui s'appelle unicorne87 , et je n'ai pas de pareille action à
montrer en échange, je n'ai pas de chien qui puisse avoir à faire à eux.
- Il me semble que tu parles bien, dit Oddr, mais on devrait pouvoir
trouver ici quelque solution qui vaille si l'on est de bonne volonté. »
Hildir dit: « Je n'ai jamais trouvé enfant aussi petit, impertinent et
sagace que toi, car il me semble que l'on peut aller jusqu'à dire que tu es
pure intelligence; je crois voir en toi un très grand trésor, tout susceptible

85. Notons bien que ûlfr = «loup», et que y/fingr dérive de ce mot: cette onomastique
n'est évidemment pas fortuite!
86. Il va sans dire que cet animal était parfaitement inconnu du Nord ancien. Lauteur
fait étalage, ici, de son savoir livresque.
87. La licorne fait partie de la faune fantastique que le Moyen Âge a chérie. C'est le lieu
de rappeler que toutes sortes de bestiaires ou ouvrages fantastiques passionnaient les clercs
raconteurs d'histoires. Au demeurant, le célèbre Physiologus, une « histoire naturelle» due à
un auteur antique grec inconnu (IV" siècle), avait été traduit en islandais.
882 Sagas légendaires islandaises

que tu sois, et je vais te donner à ma fille Hildigunnr, elle disposera de toi


comme d'un jouet et t'élèvera et te nourrira tout comme Goômundr,
mon fils.»
Après cela, Hildir se mit aux rames et revint au Rfsaland, et Oddr
trouva exceptionnelle la façon dont la barque de pierre avançait. Quand le
géant arriva chez lui, il montra l'enfant qu'il avait trouvé et demanda à sa
fille d'en prendre soin comme de son enfant à elle, pas moins. Hildigunnr
accueillit Oddr et quand il était là auprès d'elle, il lui atteignait à peine le
milieu de la cuisse, pourtant, Hildir était de bien plus haute taille qu'elle
selon ce qu'il convenait aux hommes. Alors que Hildigunnr avait levé
Oddr de terre et l'avait posé sur ses genoux, elle le tourna pour voir sa
figure et dit:

34. Malgré ton petit pouce


et ta mèche devant le nez,
plus grand était Goômundr
né d'hier.

Elle le pose alors dans le berceau à coté de l'enfant de géant et leur


chanta des berceuses et se comporta bien envers lui. Quand elle pensait
qu'il était trop agité dans le berceau, elle le couchait à côté d'elle dans le lit
et l'emmaillotait et on en vint à ce qu'Oddr jouait à tout ce dont il avait
envie; il était alors en très bons termes avec elle88 . Oddr lui dit alors qu'il
n'était pas un enfant, bien qu'il fût plus petit que les hommes nés là. Les
gens de ce pays-là étaient ainsi faits qu'ils étaient beaucoup plus grands et
forts que toute autre espèce; ils étaient plus beaux aussi et plus sages que
la plupart des autres hommes.
Oddr passa là l'hiver, mais au printemps, il demanda à Hildir ce qu'il
pourrait faire pour l'homme qui lui indiquerait un chien surpassant ceux
de ses frères.
Hildir répond: « Je serais fort généreux envers lui, est-ce que tu es
capable de m'indiquer que faire?»
Oddr dit: « Je te montrerai l'endroit où tu vas pouvoir t'en emparer
toi-même. »
Hildir répond: « Je vais le trouver si tu le mets à portée de ma vue. »

88. Il faut essayer d'imaginer ce que ces détails peuvent avoir à la fois d'irrésistible et
d'incohérent pour un lecteur de sagas« normales»: jamais, au grand jamais, ils ne figurent
dans des sagas «ordinaires». La suite du texte va développer une thématique proprement
amoureuse qui est totalement étrangère au monde ordinaire des sagas et dénote, donc, les
influences «romanes».
Saga d'Oddr aux Flèches 88/

Oddr dit: « La bête que l'on appelle ours-dans-sa-tanière se trouve


dans les Vargeyjar89. Sa nature est telle qu'il est endormi tout l'hiver, mais
en été, il se lève et il est alors tellement vorace et cruel qu'il n'épargne ni
bétail ni hommes ni quiconque se trouve devant lui. Il me semblerait que
cette bête vaincrait les chiens de tes frères. »
Hildir dit: «Accompàgne-moi jusqu'à ce chien et s'il se révèle tel que
tu le dis, je te récompenserai bien quand je serai dans mon royaume. »
Puis ils se préparèrent à faire cette expédition. Alors, Hildigunnr dit à
Oddr: « Tu dois avoir l'intention de revenir de cette expédition? »
Il déclara qu'il n'en était pas sûr.
«J'y tiendrais beaucoup, dit-elle, parce que je t'aime beaucoup bien
que tu sois petit. Et il n'y a pas à cacher que je suis enceinte quoique cela
puisse sembler invraisemblable que tu sois capable de cette chose, petit et
misérable comme tu es. Mais il n'y a pourtant personne en cause si ce
n'est que tu es le père de l'enfant que je porte. Pourtant, quoique je ne
puisse me passer de te voir pour raison d'amour, je ne veux cependant
t'empêcher de partir pour où tu veux puisque je vois que tu n'es pas de
nature à rester ici à l'avenir chez nous; mais ne doute pas que tu ne par­
tirais jamais d'ici si je ne le voulais pas. Je préfère supporter chagrin et
peine et m'affliger ici et me dessécher plutôt que tu ne sois pas en un lieu
où tu te trouveras bien. Et comment veux-tu que je me comporte avec
notre enfant?
- Tu vas, dit Oddr, me l'envoyer, si c'est un garçon, dès qu'il aura dix
hivers, parce que je m'attends à ce qu'il ait quelque virilité. Mais si c'est
une fille, qu'elle soit élevée ici et occupe-toi d'elle parce que je ne prêterai
aucune attention à cela.
- Tu décideras tout seul de tout cela entre nous, comme de tout le
reste, dit-elle, et bon voyage et au revoir. » Elle pleura amèrement, mais
Oddr se rendit au bateau.
Hildir se mit aux rames. Oddr vit que cela prenait du temps de pro­
gresser à la rame, parce que le chemin était long. Il recourut alors à
l'exercice90 qui était donné aux hommes de Hrafnista, il hissa la voile, et
un vent favorable arriva aussitôt, et ils cinglèrent en longeant la côte. Il
ne fallut pas longtemps pour que Hildir bondisse dans la barque de
pierre, se précipite sur Oddr, l'empoigne, le terrasse et dise: «Je te tuerai
si tu ne cesses pas ces pratiques magiques, car toutes les terres et les mon­
tagnes bondissent comme si elles étaient folles, et le bateau va couler
sous nous. »

89. Sens de ce toponyme:«Îles-au-loup. »


90. Il s'agit, on va bien le voir, d'un «exercice » magique.
884 Sagas légendaires islandaises

Oddr dit: «Tu n'as pas à considérer cela, parce que tu as la tête qui
tourne: tu n'as pas coutume de naviguer à la voile; laisse-moi me remettre
debout et tu vas éprouver que je dis vrai. »
Le géant fit comme Oddr le demandait. Oddr abattit alors la voile,
terres et montagnes se tinrent tranquilles. Oddr lui dit de ne pas s'étonner
s'il avait encore cette impression alors qu'ils naviguaient à la voile, et il
déclara qu'il pourrait arrêter le navire quand il le voudrait. Hildir se laissa
convaincre de ce que disait Oddr, et il comprit alors que ce voyage était
plus rapide que si l'on ramait; Oddr hissa la voile et cingla, et Hildir se
tint tranquille.
Il n'y a rien à dire de leur voyage avant qu'ils n'arrivent aux Vargeyjar et
là, ils débarquèrent. Il y avait là un gros tas de pierre. Oddr demanda à
Hildir d'étendre le bras dans ce tas de pierres pour savoir s'il trouvait
quelque chose.
C'est ce qu'il fit, il tendit le bras dans le tas de pierres jusqu'à l'épaule,
et dit: «Eh! il y a ici quelque chose de bizarre à l'intérieur, et je vais mettre
mon gant de rameur » , et c'est ce qu'il fit, puis il tira dehors, par les
oreilles, un ours.
Oddr dit: «Tu vas maintenant traiter ce chien comme je le dis;
emmène-le chez toi et ne le lâche jamais avant d'être au ping lorsque vous
ferez se battre les chiens. Tu ne le nourriras pas avant l'été, et le tiendras
tout seul dans une maison et ne dis à personne que tu l'as attrapé. Le pre­
mier jour de l'été, tu l'exciteras à se battre contre les chiens de tes frères
mais s'il ne réussit pas, reviens au même lieu l'été suivant: je te donnerai
alors un autre conseil si celui-ci ne sert à rien. »
En divers endroits, Hildir avait été blessé aux mains. Il dit: «Je stipule
auprès de toi, Oddr, que tu viennes en ce lieu au printemps suivant, vers
ce moment environ. » Oddr accepta.
Hildir s'en va donc chez lui avec la bête et s'y prit en tous points
comme Oddr l'avait prescrit. Pour Oddr, il prend un autre chemin, et
l'on ne dit rien de sa conduite ni de ses exploits avant que, au printemps
suivant, il arrive à l'endroit où ils étaient convenus de se retrouver. Oddr
arriva le premier et se rendit dans une forêt à peu de distance de là. Il ne
voulait pas que Hildir le vît parce qu'il ne voulait pas se risquer à le ren­
contrer; il pensait que Hildir voudrait se venger si tout ne s'était pas passé
comme il le lui avait dit.
Et pas longtemps après, il entend le bruit des rames et vit Hildir arri­
vant, montant à terre en ayant à la main un chaudron plein d'argent, et
dans l'autre main, deux coffres fort lourds. Quand il arriva à l'endroit
dont ils étaient convenus, il attendit là quelques instants, et Oddr ne
venait pas.
Saga d'Oddr aux Flèches 885

Alors le géant dit: «C'est mal, Oddr, mon fils adoptif: de ne pas venir
et parce que je n'ai pas le loisir de m'attarder ici, parce que mon royaume
n'est pas gardé tandis que j'en suis absent, je veux laisser ici ces coffres, ils
sont pleins d'or, et ce chaudron est plein d'argent; tu auras ces biens,
même si tu arrives en retard. Je vais poser dessus une pierre plate pour
que le vent ne les emporte pas, et si tu ne vois pas cela, je pose par-des­
sus ces objets de prix, une épée, un casque et un bouclier. Mais si tu es
près et que tu puisses entendre mes paroles, je te dirai que j'ai été fait roi
au-dessus de mes frères, je possédais un chien très sauvage car il a mordu
à mort l'un et l'autre chiens de mes frères, et beaucoup de leurs hommes
qui voulaient aider les chiens. Je fis montre du bec et des serres du vau­
tour, et cela parut un exploit bien plus grand que ce que mes frères
avaient accompli; je suis à présent roi unique du pays que nous autres
frères possédions. Je vais m'en aller et me rendre dans mon royaume. Si
tu viens me trouver, je ne te traiterai pas mesquinement, sur ce qui est
bien. Je veux aussi te dire que Hildigunnr, ma fille, a mis au monde un
garçon qui s'appelle Vignir, dont elle dit que c'est toi qui l'as eu d'elle; je
l'élèverai avec grand soin. Je lui enseignerai les exercices physiques et
ferai tout pour lui comme si c'était mon propre fils. Je l'élèverai jusqu'à
ce qu'il ait dix hivers et alors, je te l'enverrai selon le conseil que tu as
donné toi-même à Hildigunnr. »
Puis il s'en fut en ramant dans son bateau de pierre. Dès qu'il fut parti,
Oddr se leva et se rendit à l'endroit où les biens étaient sous la dalle de
pierre, mais c'était un roc si gros que maints hommes n'auraient pas pu la
faire bouger. Oddr ne prit donc que les objets précieux qui se trouvaient
sur la dalle: c'étaient tout de même de grands biens. Cela dont on vient
de parler ayant été pris, Oddr s'en fut dans les bois et les forêts.

19. Oddrfait association avec Barbe Rousse

Il se fit qu'un jour, Oddr sortit de la forêt. Il était très fatigué et il s'as­
sit au pied d'un chêne. Il vit alors un homme qui passait. Il portait un
capuchon tacheté de bleu, de hautes bottes et il tenait à la main un
roseau; il avait des gants brodés d'or, un homme de taille moyenne, et
d'allure très courtoise; il avait abaissé sa capuche sur son visage. Il avait de
grandes moustaches et une longue barbe, toutes deux de couleur rousse. Il
se tourna vers Oddr, là où il était assis, et le salua par son nom. Oddr fit
bon accueil à sa salutation et demanda qui il était.
Il déclara s'appeler Grani, surnommé Barbe Rousse. <(Je te connais par­
faitement, Oddr aux Flèches, dit-il, il me semble bon d'entendre parler de
886 Sagas légendaires islandaises

toi, étant donné que tu es le plus grand champion, pourtant, tu as peu de


monde avec toi, et tu vas assez pauvrement, c'est tout de même mauvais
pour un tel homme de voir que les choses vont si mal pour toi.
- Il y a longtemps maintenant, dit Oddr, que je n'ai pas eu d'hommes
à commander91 .
-Veux-tu te lier de fraternité sacrée avec moi? dit Barbe Rousse.
- Il est difficile de refuser chose qui es bien offerte, dit Oddr, et je vais
accepter.
- Tu ne dois pas encore être dépourvu de chance, pour finir, dit Barbe
Rousse. Je vais te dire que mouillent ici deux champions et ils ont douze
bateaux. Ce sont mes frères adoptifs; l'un d'eux est originaire de Dane­
mark et s'appelle Garôarr; l'autre s'appelle Sîrnir et est originaire de Gaut­
land. Je ne connais pas d'hommes plus vaillants de ce côté-ci de la mer et
qui soient meilleurs en toutes choses, et je veux te faire entrer en fraternité
jurée avec eux, toutefois, c'est toi qui commanderas le plus de nous tous,
encore que mes avis soient les meilleurs à suivre. Et où voudrais-tu te diri­
ger si tout se passe comme je viens de le dire?
- J 'ai toujours dans l'idée de vouloir trouver Ôgmundr Meurtrier
d'Eypjôfr, qui est également appelé Flôki.
-Arrête, arrête, dit Barbe Rousse, et ne dis pas cela, car ici, il ne s'agit
pas d'avoir à faire à un être humain, et si tu trouves Ôgmundr pour la
deuxième fois, tu t'en tireras encore plus mal que précédemment, et ne te
mets jamais dans l'idée de le rencontrer de nouveau.»
Oddr répond: « Ce que je voudrais, c'est de pouvoir venger Pôrôr,
mon frère juré et je n'abandonnerai jamais tant que je n'aurai pas trouvé
Ôgmundr si la chance92 m'en est donnée.
- Veux-tu que je te dise, déclara Barbe Rousse, de quelle façon
Ôgmundr est né, et je présume que tu penseras qu'il n'y a pas d'espoir
qu'il soit vaincu par des êtres humains, une fois que tu sauras tout sur ses
ongmes.
« Ce qu'il y a d'abord à dire, c'est que le roi s'appelait Harekr, qui
régnait sur le Bjarmaland lorsque tu te rendis là-bas en expédition guer­
rière: selon ce que tu sais, tu fis grands torts aux Bjarmiens. Lorsque tu fus

91. I.:un des intérêts de ce texte est son caractère mixte: grande influence «méridio­
nale» et aussi réminiscences solides des temps anciens. Barbe Rousse dit en fait à Oddr
qu'il n'est pas auonufauss (où fauss est le suffixe privatif): reste le substantif auona, qui est
l'un des nombreux termes signifiant «chance», «destin» - j'ai tenté de montrer ailleurs
(dans «!'Essai sur le sacré chez les anciens Scandinaves», en tête de L'Edda poétique,
Fayard, 2002) qu'il semble bien que le Destin ait été le seul véritable dieu des anciens Ger­
mains. En voici, ici, une petite preuve.
92. Nous avons ici, de nouveau, le terme auoit dérivé de auona.
Saga d'Oddr aux Flèches 88'

parti, les Bjarmiens estimèrent avoir subi bien mauvaise épreuve, ils vou­
laient volontiers se venger s'ils le pouvaient. Ce qu'ils firent alors, c\:st
qu'ils s'emparèrent d'une géante habitant sous la grande cascade, la char­
gèrent de magie incantatoire93 et de sorcelleries, et ils la mirent dans le lit
du roi Harekr, lequel eut d'elle un fils: il fut aspergé d'eau94 et on lui
donna un nom, on l'appèla Ôgmundr. Il était différent de la plupart des
êtres humains dès son jeune âge, comme il fallait s'y attendre étant donné
la mère qu'il avait, et que son père était un très grand sacrificateur. Quand
Ôgmundr eut trois hivers, il fut envoyé en Finnmark95 et là, il apprit
toutes sortes d'incantations magiques et de sorcelleries, et lorsqu'il eut
suffisamment appris, il s'en fut chez lui en Bjarmaland. Il avait alors sept
hivers et était aussi grand que des hommes accomplis en raison de sa force
et des difficultés qu'il y avait à en découdre avec lui. Son allure ne s'était
pas améliorée chez les Sâmes car il était à la fois noir et bleu, ses cheveux
étaient longs et noirs et il avait une touffe devant les yeux, là où une
mèche aurait dû se trouver. Il fut alors surnommé Ôgmundr la Touffe96 .
Les Bjarmiens avaient l'intention de l'envoyer te trouver et te tuer; toute­
fois, ils estimèrent qu'il faudrait beaucoup de chose avant d'y parvenir.
Leur intervention suivante fut qu'ils cherchèrent à faire un sejdr sur
Ôgmundr, de sorte que nulle arme de fer ne mordît sur lui. Sur ce, ils
firent un blot sur son compte et en firent un troll de telle façon qu'il ne
ressemblait à personne d'humain.
« Il y avait un viking appelé Eypjofr. C'était un très grand berserkr et
un héros majeur, si bien qu'on ne connaissait pas de champion plus
grand que lui, et il n'avait jamais moins de bateaux en expéditions guer­
rières que dix-huit. Il ne s'installait nulle part à terre, il restait en mer sur
son bateau97 hiver et chaud été. Tout était terrifié devant lui, où qu'il
allât. Il conquit le Bjarmaland et le soumit à tribut. Alors, Ôgmundr
s'était procuré huit suivants. Ils portaient tous des vareuses de feutre sur
lesquelles le fer ne mordait pas. Ils s'appelaient ainsi: Hakr et Haki,

93. Le texte a galdr, un terme tout à fait habituel pour désigner un type de magie
accompagné de chants particuliers et débité selon un mètre spécial appelé galdralag,
«mode dugaldr». Voyez le«Gr6galdr», le« Galdr de Gr6a» dans !'Edda poétique.
94. Le fait est surprenant ici puisque nous sommes en contexte parfaitement magique,
mais encore une fois, l'auteur mêle allègrement tollt, païen et chrétien.
95. Le Finnmark est ce que nous appelons, à tort, Laponie. Les Lapons, qui en vérité
s'appellent Sâmes, étaient, on ne sait pourquoi, réputés grands magiciens.
96. La touffe: jloki, voyez quelques lignes plus haut où ce mot est donné pour son
second prénom.
97. Lauteur se sent ici une âme poétique, à la mode scaldique: il ne dit pas« bateau»,
mais«arbre de mer», sœtré.
888 Sagas légendaires islandaises

Tindr et T 6ki, Finnr et Fjosni, T josni et Torfi98. Puis Ôgmundr tint


compagnie à Eypjofr et ils furent tous les deux ensemble en expéditions
guerrières. Ôgmundr avait alors dix hivers. Il resta avec Eypjofr cinq
hivers. Eypj6fr se lia de si grande affection avec lui qu'il ne pouvait rien
lui refuser et qu'à cause de lui, il dispensa le roi Hârekr de verser tout tri­
but venant de Bjarmaland. Ôgmundr ne récompensa pas Eypjofr mieux
qu'en le tuant, endormi dans son lit, et en dissimulant ensuite ce
meurtre. Il lui fut facile de faire cela parce qu'Eypjôfr l'avait couché dans
son lit avec lui et n'avait jamais rien fait contre lui, il avait l'intention de
faire de lui son fils adoptif. Ensuite, Ôgmundr se sépara des hommes
d'Eythôfr, ils s'en allèrent où bon leur plut, et Ôgmundr eut deux
bateaux avec tout leur équipage. Dès lors, il fut appelé Ôgmundr Meur­
trier d'Eypjôfr. Ce même été, tu te battis contre lui à Tronuvâgr, il avait
alors quinze hivers. Il lui déplaisait de ne pas s'être vengé de toi, aussi
occit-il Pôrôr Éclat de la Proue, ton frère juré. Puis il s'en fut voir la
géante, sa mère, qui était appelée Grimhildr, pendant qu'elle était parmi
les humains. Mais alors, elle était devenue un monstre99 • Elle avait l'al­
lure d'un être humain quant à la tête, mais en dessous, celle d'un animal,
elle avait d'étonnantes grandes serres et une queue énorme et c'est avec
cela qu'elle tuait hommes et bétail, bêtes et dragons. Ôgmundr l'incita à
te faire périr, et maintenant, elle s'est installée dans les forêts avec des
animaux, elle est venue du nord en An_�leterre et elle te cherche. Voilà, je
t'ai dit ce que je sais de plus clair sur Ogmundr. »
Alors, Oddr dit: «Je trouve que l'on peut s'attendre, s'il est tel que tu
le dis, à ce que la plupart des hommes trouvent difficile de se battre contre
lui, et pourtant, j'ai envie de le rencontrer.
- Il est pourtant pire, dit Barbe Rousse, que ce que j'en ai dit, car on
doit l'appeler un esprit plutôt qu'un homme, si bien que je crains qu'il ne
soit pas tué par un homme. Mais allons d'abord aux bateaux.» - et c'est ce
qu'ils firent.
Quand ils arrivèrent à la mer, Oddr vit quantité de bateaux flottant. Ils
se rendirent à leurs bateaux. Oddr vit deux hommes qui se distinguaient
des autres. Ils se levèrent pour aller au devant de Barbe Rousse et saluèrent
leur frère juré. Il s'assit entre eux et pria Oddr de s'asseoir.
Barbe Rousse dit: « Voici l'homme dont vous autres, frères jurés,
vous devez avoir entendu parler, qui s'appelle Oddr et est surnommé

98. On notera le caractère allitéré de ces noms qui vont par paires (et qui sont donc
fabriqués).
99. Le texte dit jinngdlkn, mais en vérité, nous ne savons trop ce que signifie ce mot:
centaure? monstre ailé? La description qui suit pourra en donner une idée!
Saga d'Oddr aux Flèches 889

Oddr aux Flèches, et je veux qu'il devienne notre frère juré; ce sera lui
aussi qui commandera le plus parmi nous, car c'est le plus habitué à la
bataille.»
Sîrnir répond: « Est-ce l'Oddr qui est allé en Bjarmaland?
- C'est vrai, dit Barbe Rousse.
- Il me semble alors, dit Sîrnir, que nous avons tout à gagner à ce
qu'il soit notre frère juré.
- Cela me plaît fort», dit Garôarr. Ils s'engagèrent fermement là­
dessus.
Alors, Barbe Rousse demanda où Oddr avait l'intention d'aller.
«Allons d'abord, dit Oddr, vers l'ouest, en Angleterre.»
C'est ce qu'ils firent, ils cinglèrent jusqu'à ce qu'ils abordent. Ils mon­
tèrent les tentes sur leurs bateaux et mouillèrent là quelque temps.

20. Oddr vainc le monstre

Par un jour de beau temps, Sîrnir et Garôarr débarquèrent pour s'amu­


ser, ainsi que beaucoup d'hommes, mais Oddr resta au bateau. On ne
voyait pas Barbe Rousse. Il faisait extrêmement chaud, les frères jurés se
déshabillèrent et allèrent nager dans un lac. Il y avait une forêt tout près.
La plupart de leurs hommes se divertissaient. Le jour s'avançant, ils virent
un animal d'une taille énorme sortir de la forêt. Elle 100 avait une tête
humaine et des défenses gigantesques. Sa queue était à la fois longue et
grosse, ses serres, d'une taille fantastique. Chacune tenait une épée; elles
étaient à la fois brillantes et grandes. Quand ce monstre avança vers les
hommes, elle hurla terriblement haut et tua aussitôt cinq hommes au pre­
mier assaut. Puis elle en abattit deux avec une des épées, et le troisième,
elle le mordit, deux autres, elle les frappa de sa queue, et les mit tous à
mort. En un temps très court, elle avait tué soixante hommes. Garôarr
s'était habillé alors, et il se tourna contre le monstre et lui asséna aussitôt
un coup de son épée, si rudement que l'une des épées du monstre sortit
d'une de ses serres et tomba dans le lac, mais de l'autre serre, elle asséna un
autre coup d'épée à Garôarr si bien qu'il tomba à terre aussitôt. Elle bon­
dit alors par-dessus lui. Sur ce, arriva Sîrnir en brandissant son épée qui
s'appelait Sniôill, la meilleure qui fût, qui ne s'arrêtait jamais dans ses
coups. Il asséna un coup à la bête et lui enleva son autre épée qui passa
dans le lac. Sur ce, le monstre le terrassa d'un coup, monta sur lui et fit en
sorte qu'il s'évanouit.

100. Le texte emploie en effet le pronom «elle» pour désigner le monstre.


890 Sagas légendaires islandaises

Les hommes qui étaient parvenus à s'échapper coururent aux bateaux


et dirent à Oddr la perte de ses frères jurés ainsi que de beaucoup
d'hommes, dirent aussi que personne ne pouvait en découdre contre ce
monstre - « et tu vas, Oddr, dirent-ils, quitter ce pays sur-le-champ et sau­
vons nos vies au plus vite.
- Ce serait grande honte, dit Oddr, que nous nous en allions de la
sorte, et que je ne venge pas les frères jurés, vaillants hommes comme ils
étaient, et cela ne sera jamais.»
Il prit alors son sac à flèches et débarqua. Alors qu'il était arrivé à peu
de distance, ils entendirent un bruit terrible. Peu après Oddr vit où allait
le monstre. Il posa un des Dons de Gusirr sur la corde de son arc et visa la
bête dans l'œil et la flèche ressortit par la nuque. Le monstre se précipita
si rudement sur lui qu'Oddr n'eut pas le temps de se servir de son arc. Elle
lui enfonça les deux serres dans la poitrine si rudement qu'il s'en fallut de
peu qu'Oddr tombe à la renverse, mais comme d'habitude, la tunique le
protégea en sorte que les serres ne lui firent pas de mal. Il brandit alors
l'épée dont il était ceint, frappa vite et dur et trancha la queue de la bête
alors qu'elle avait l'intention de l'en frapper, et de l'autre main, il maintint
le monstre loin de lui de sorte qu'elle ne parvint pas à le mordre. Mais
quand elle eut perdu la queue, elle courut à la forêt en criant. Alors, Oddr
décocha le deuxième Don de Gusirr. La flèche arriva dans la bête par der­
rière, s'insinua jusqu'au cœur et ressortit par la poitrine; alors, le monstre
tomba à terre. Beaucoup d'hommes qui n'avaient pas osé s'approcher pré­
cédemment, coururent à la bête et la mutilèrent et la frappèrent. La bête
était alors tout à fait morte. Ensuite, Oddr la fit brûler, il fit aussi trans­
porter les frères jurés au bateau pour les soigner.
Puis ils s'en furent de là et siégèrent au Danemark pour l'hiver. Ils pas­
sèrent maint été en expéditions guerrières et ravagèrent en Svipjôô, en
Saxland, en Frakkland et en FLrmingjaland101, jusqu'à ce que Sfrnir et
Garôarr se fatiguent de guerroyer et s'établissent dans leurs royaumes.
Barbe Rousse les accompagna car il était descendu à terre quand ils étaient
prêts à partir à la voile, après qu'Oddr eut vaincu le monstre; Barbe
Rousse était rarement présent lorsqu'il y avait quelque danger, mais c'était
le meilleur conseiller quand il était besoin, et il dissuadait rarement d'ac­
complir de hauts faits.

101. Fla:mingjaland est le pays des Flamands, nous avons déjà vu passer les autres
noms. Les Flandres étaient en effet un lieu de passage banal des vikings qui s'intéressèrent
particulièrement à Dorestad, ancêtre d'Amsterdam.
Saga d'Oddr aux Flèches 891

21. Vignir vient trouver Oddr

À présent, Oddr se rend en expédition guerrière et il avait trois bateaux


bien pourvus en hommes. De nouveau, il s'en allait à la recherche d'Ôg­
mundr Meurtrier d'Eypjôfr. Dix hivers avaient passé depuis qu'Oddr était
allé en Rîsaland. Un soit, Oddr étant à l'ancre au large d'un promontoire,
et ayant planté sa tente sur le rivage, il vit un homme dans un cotre. Cet
homme ramait puissamment et d'ailleurs, il était étonnamment grand. Il
ramait si rudement vers les bateaux d'Oddr que tout ce qui se trouvait sur
son passage se brisait.
Puis il débarqua et se rendit là où étaient les tentes, il demanda qui
commandait les bateaux. Oddr se nomma - « et qui es-tu?»
Il déclara s'appeler Vignir - « et es-tu l'Oddr qui es allé en Bjarmaland?
- Oui, c'est vrai, dit Oddr.
- Ici, je ne sais que dire, dit Vignir.
- Pourquoi cela? dit Oddr.
- Parce que, dit Vignir, je ne peux guère penser que tu sois mon père,
petit et minuscule comme tu me parais être.
- Qui est ta mère, dit Oddr et quel âge as-tu?
- Ma mère s'appelle Hildigunnr, dit Vignir; je suis né en Rîsaland,
c'est là que j'ai grandi et maintenant, j'ai dix hivers. Elle m'a dit que mon
père était Oddr aux Flèches, et je pensais que ce devait être le plus vaillant
des hommes, mais je vois à présent que tu es le plus minable à voir, et c'est
bien ce qu'on éprouvera.»
Oddr dit: « Penses-tu que tu accompliras plus d'exploits et plus
grands, que moi? Mais je veux reconnaître notre parenté, sois le bienvenu
chez moi.
- J'accepterai dit Vignir, quoique j'estime que c'est très grande mes­
quinerie que de me mêler à toi et tes hommes, parce qu'ils m'ont l'air plus
semblables à des vermisseaux qu'à des hommes, et il me semble tout à fait
vraisemblable que j'accomplirai plus d'exploits que toi, si je vis longtemps.»
Oddr le pria de ne pas mépriser ses hommes.
Le lendemain matin, ils se préparèrent à prendre la voile. Vignir
demande alors où Oddr voulait aller. Il déclara vouloir se mettre à la
recherche d'Ôgmundr Meurtrier d'Eypjôfr.
« De lui, tu ne retireras rien de bien même si tu le trouves, dit Vignir,
car c'est le plus grand troll et monstre qui ait été créé dans l'hémisphère
nord.
- Ce ne doit pas être vrai, dit Oddr, alors que tu me reproches ma
taille et ma force ainsi qu'à mes hommes, et que tu as tellement peur que
tu n'oses pas aller voir Ôgmundr flôki.
892 Sagas légendaires islandaises

- Tu n'as pas besoin, dit Vignir, de révoquer en doute mon courage,


tes propos, je les récompenserai un jour si bien que tu ne trouveras pas
mieux que moi maintenant. Mais je vais te dire où Ôgmundr se trouve. Il
est dans le fjord qui s'appelle Skuggi, qui est dans les territoires inhabités
du Helluland 102, ils sont à neuf, lui et les compagnons de la Touffe. Il est
arrivé là parce qu'il ne veut pas te rencontrer. Tu peux lui rendre visite et
voir comment cela se passera.»
Oddr dit qu'il en serait ainsi.
Puis ils cinglèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent dans la mer du Groenland,
ils prirent vers le sud puis vers l'ouest en longeant les côtes. Alors, Vignir
dit: « Maintenant, je vais naviguer en tête aujourd'hui, et vous, suivez­
mo1. »
Oddr lui demanda d'en décider. Vignir fut alors capitaine d'un des
bateaux.
Dans la journée, ils virent deux rochers sortant de la mer. Cela étonna
fort Oddr. Ils cinglèrent alors entre ces rochers. Le jour s'avançant, ils
virent une grande île. Oddr ordonna qu'on accoste là. Vignir demanda
pourquoi. Oddr ordonna que cinq hommes débarquent et cherchent de
l'eau. Vignir déclara qu'il n'en était nullement besoin et qu'aucun
membre de son bateau n'irait. Et quand les hommes d'Oddr arrivèrent
dans l'île, ils n'y avaient été qu'un petit moment que cette île sombra et ils
se noyèrent tous. 1.:île avait été couverte de bruyère, mais ils ne la revirent
jamais. Disparus aussi, les deux rochers, lorsqu'ils regardèrent.
Oddr s'étonna fort de cela et demanda à Vignir ce que cela signifiait.
Vignir dit: « Il me semble qu'il en va de ton esprit comme de ta taille.
Je te dirai que ce so:i.t là deux monstres 103 marins. I..:un s'appelle Fumée de
Mer et l'autre, Dos de Bruyère. Ce dernier est la plus grande de toutes les
baleines du monde, et Fumée de Mer est le plus grand monstre créé dans
la mer. Elle est de telle nature qu'elle avale et les hommes et les bateaux et
les baleines et tout ce qu'elle atteint. Elle reste en plongée pendant des
jours et quand elle laisse dépasser sa tête et ses naseaux, elle ne reste à la
surface jamais plus d'une marée. Or le passage que nous avons pris quand
nous sommes passés entre ses mâchoires, est entre son naseau et sa
mâchoire inférieure et ce sont les rocs qui te sont apparus dans la mer;

102. Ce toponyme est passionnant. Et, une fois de plus, il dénote l'étendue de la lecture
de l'aureur. Les deux sagas dites du Vinland (parce qu'elles relatent la découverte de ce
lieu, en Amérique du Nord) stipulent que les Islandais du Groenland qui font cette expé­
dition aperçoivent d'abord le Markland («Terre aux forêts»), puis le Helluland («Terre aux
dalles plates») que voici avant d'arriver en Vinland. Tous ces territoires se situent en effet
dans des domaines inhabités.
103. Et voici un terme nouveau: skrimsl.
Saga d'Oddr aux Flèches 8');

pour Dos de Bruyère, c'est l'île qui sombra. Ôgmundr flôki a envoyé L 'S L

créatures contre toi, par magie, pour te mettre à mort, toi, et tous tes
hommes. Il pensait qu'il en irait pour plusieurs comme de ceux qui se
sont noyés et il considérait que Fumée de Mer nous aurait tous engloutis.
Si j'ai navigué dans sa gueule, c'est que je savais qu'elle venait de remon­
ter. À présent, nous avons pu voir ainsi les artifices d'Ôgmundr, et cepen­
dant, mon opinion est qu'il t'adviendra de lui des choses pires qu'aux
autres hommes.
- Il va falloir s'y risquer», dit Oddr.

22. Démêlés avec Ôgmundr Meurtrier d'Eypjofr

Ils cinglèrent donc jusqu'à ce qu'ils arrivent en Helluland et accostè­


rent dans le fjord Skuggi. Quand ils eurent amarré leurs bateaux, le père et
le fils montèrent à terre et se rendirent à l'endroit où ils voyaient une
redoute qui leur parut fortement bâtie. C'était Flôki 104 qui était sorti sur
l'un des murs de la redoute avec ses compagnons. Ôgmundr salua aima­
blement Oddr et son fils et s'enquit du but de leur venue.
« Tu n'as pas besoin de demander, dit Oddr, car je veux avoir ta vie.
- Il serait plus judicieux, dit Ôgmundr, de nous réconcilier totale­
ment.
- Non, dit Oddr, cela ne sera jamais parce que j'avais cela en tête
lorsque tu as tué honteusement Pôror Splendeur de l'Étrave, mon frère
juré, et que tu l'as bafoué.
- Je l'ai fait, dit Ôgmundr parce qu'il me semblait n'avoir pas encore
tué assez d'entre vous, mais maintenant, même si tu m'as trouvé, tu ne
pourras jamais me réduire tant que je serai dans cette redoute. Je t'offre,
ou bien que toi et ton fils vous vous battiez contre nous tous, ou bien
nous resterons dans la redoute.
- Il va se faire, dit Oddr, que je vais me battre contre toi, Ôgmundr,
et Vignir contre tes compagnons.
- Cela ne sera pas, dit Vignir, je vais te revaloir le sarcasme dont tu
m'accablas la première fois que nous nous sommes rencontrés, en disant
que je n'aurais pas le courage de rencontrer Ôgmundr.
- Ce désaccord, nous nous en repentirons par la suite, dit Oddr,
même si c'est toi qui commandes pour cette fois.»
Ils se mirent alors à se battre. C'était près de la mer. Ce fut une rude
bataille que celle que se livrèrent Ôgmundr et Vignir, car de part et

104. Donc Ôgmundr: la coutume est banale de substituer le surnom au nom propre.
894 Sagas légendaires islandaises

d'autre, ils étaient de grande force physique et d'une extrême habileté aux
armes. Vignir attaqua si rudement Ôgmundr que celui-ci se mit à courir
vers le nord en longeant les falaises, Vignir courant après lui, jusqu'à ce
qu'Ôgmundr bondisse par-dessus la falaise et aboutisse sur un petit espace
herbeux, suivi de près par Vignir; c'était à quarante toises au-dessus de la
mer. Ils se mirent à lutter rudement et sauvagement car ils déblayaient
terre et pierres comme si c'était de la neige fraîche.
Il faut revenir à Oddr. Il avait à la main un gros gourdin, puisque le fer
ne mordait pas sur aucun des gaillards de la Touffe. Il les rossa rudement
de son gourdin si bien qu'en un petit moment il avait tué tous ceux aux­
quels il avait affaire, il était un peu fatigué, mais pas blessé; cela était dû à
sa tunique.
Oddr eut envie alors de se mettre en quête de Vignir pour voir ce qu'il
était advenu de lui. Il s'avança le long de la falaise jusqu'à ce qu'il arrive
juste au-dessus de l'endroit où Vignir et Ôgmundr en avaient décousu.
Sur ces entrefaites, Ôgmundr brandit Vignir de sorte qu'il tomba, et en
un instant, il le terrassa, face contre le sol, et lui emporta la gorge d'un
coup de dents. Vignir perdit ainsi la vie. Oddr dit que ce fut le pire spec­
tacle qu'il eût vu et le plus horrible.
Ôgmundr dit alors: « Eh bien! ne te semble-t-il pas qu'il aurait mieux
valu que nous nous soyons réconciliés comme je l'ai offert, car à présent,
tu as subi de ma part la perte dont tu ne pourras jamais te remettre,
puisque Vignir, ton fils, est mort, l'homme dont je crois qu'il serait
devenu le plus célèbre et le plus fort des pays du Nord, car il avait dix
hivers, et il m'aurait défait si j'avais été un homme du commun, mais je ne
suis pas moins un esprit qu'un homme. Et il m'a pressé si fort qu'il a
presque brisé chacun de mes os, si bien qu'ils cliquètent tous en dessous
de ma peau, et je serais mort si telle avait été ma nature. Mais je ne crains
personne au monde en dehors de toi, et de toi il m' adviendra quelque
chose de mal, que ce soit tôt ou tard, et d'ailleurs, tu as à te venger main­
tenant.»
Oddr était terriblement en colère, il sauta en bas de la falaise et se
trouva debout sur la tache herbeuse. Ôgmundr réagit promptement et
se précipita du haut de la falaise dans la mer, tête la première, si bien
qu'il y eut de l'écume blanche à sa rencontre. Il ne remonta pas
ensuite, pour autant qu'Oddr pût voir. Lui et Ôgmundr se quittèrent
pour cette fois, Oddr se rendit à ses bateaux et mit à la voile, se dirigea
sur le Danemark et y trouva Garôarr, son frère juré, qui lui fit très bel
accueil.
Saga d'Oddr aux Flèchl's 895

23. De la rencontre d'Oddr et d'Ôgm undr, de no1w1'1tu

Oddr demeura au Danemark cet hiver-là, mais au printemps lui et


Garôarr partirent en expédition guerrière et envoyèrent un message à Sîr­
nir en Gautland. Il vint à leur rencontre et Barbe Rousse était de l'expédi­
tion. Barbe Rousse demanda à Oddr où il voulait se rendre. Il déclara
vouloir chercher Ôgmundr Meurtrier d'Eypjôfr, savoir s'il pourrait le
trouver.
« Il me semble que tu agis précisément comme le bidet, dit Barbe
Rousse, qui se rend surtout là où il est maltraité. Tu cherches Ôgmundr et
chaque fois que vous vous trouvez, tu obtiens de lui à la fois honte et
dommages, et ce n'est pas la peine de penser qu'Ôgmundr se soit amélioré
depuis que vous vous êtes quittés. Mais je peux te dire où il est descendu,
si tu es curieux de le savoir. Il est arrivé à l'est, chez le géant Geirroôr 105 à
Geirri:iôargardr et il a épousé Geirddr, la fille du géant, ce sont tous les
deux les pires trolls et je te dissuade d'aller là-bas. »
Oddr déclara qu'il irait néanmoins.
Puis ils se préparèrent, tous les frères jurés, à se rendre sur la Route de
l'Est et quand ils arrivèrent dans l'est, à Geirri:iôargarôr, ils virent un
homme dans une barque, qui était à la pêche. C'était, en fait, Ôgmundr
Meurtrier d'Eypjôfr; il portait un manteau à longs poils. Quand ils
s'étaient quittés, Oddr et lui, Ôgmundr avait pris la Route de l'Est et
s'était fait gendre du géant Geirri:iôr. Il avait imposé un tribut à tous les
rois sur la Route de l'Est, de la manière suivante: ils devaient tous lui
envoyer, dans les douze mois, leurs moustaches et leur barbe. C'est à par­
tir de cela qu'Ôgmundr s'était fait faire le manteau même qu'il portait.
Oddr et les siens se dirigèrent sur la barque, mais Ôgmundr battit en
retraite, il ramait plutôt fortement. Les frères jurés sautèrent alors tous sur
un bateau et ramèrent à sa poursuite plutôt puissamment, mais Flôki
ramait si fortement qu'ils ne s'approchaient pas de lui ni ne s'en éloi­
gnaient, tout cela jusqu'à ce qu'ils arrivent à terre. Alors, Ôgmundr sauta
à terre et laissa sa barque sur l'estran 106 . Oddr fut le plus rapide de ses
hommes à sauter à terre, suivi de Sîrnir, ils coururent tous les deux à la
poursuite d'ôgmundr. Quand celui-ci vit qu'ils allaient le rattraper, il dit
cette vfsa:

35. Je hèle Geirrèiôr


de me faire bonne faveur,

105. Ce nom de géant n'est pas inconnu des poèmes eddiques.


106. C'est la portion de littoral entre marée haute et marée basse.
896 Sagas légendaires islandaises
lui le plus grand des champions,
qu'il vienne m'assister
ainsi que ma femme
juste comme les autres 107,
besoin ai à présent de toute
leur assistance.

S'avère alors l'ancien proverbe qui dit que la créature mauvaise 108 est là
quand on la mentionne. Geirroôr arriva avec tous ses gens; ils étaient cin­
quante en tout. Garôarr suivit avec les hommes d'Oddr. Éclata alors la plus
rude bataille. Geirroôr assénait des coups plutôt grands, de sorte qu'en un
petit moment, il avait tué quinze hommes d'Oddr. Celui-ci recourut alors
aux Dons de Gusirr. Il prit la flèche appelée Hremsa, la posa sur la corde de
son arc et tira. Elle arriva sur la poitrine de Geirroôr et sortit entre les
épaules. Geirroôr avança sous ce coup et fut la mort de trois hommes avant
de tomber à terre, mort. Geirridr aussi livra un combat sanglant, car en un
petit moment, elle tua dix-huit hommes. Alors, Garôarr se tourna contre
elle et eut avec elle un échange de coups et pour finir, ce fut Garôarr qui
s'effondra, mort, sur la plaine. Ce que voyant, Oddr fut pris d'une colère
véhémente. Il posa un Don de Gusirr sur sa corde et tira sur elle sous le
bras droit: la flèche ressortit par le gauche. On ne vit pas que cela ait fait
aucun effet sur elle. Elle s'avança dans les rangs et tua cinq hommes. Alors,
Oddr décocha le second Don de Gusirr. La flèche arriva dans l'intestin
grêle de Geirroôr et ressortit par les reins; elle mourut peu après.
Ôgmundr ne se donnait pas de répit non plus dans la bataille, car il
avait tué en un bref moment trente hommes, avant que Sfrnir se tourne
contre lui et ils s'attaquèrent rudement et bientôt, Sfrnir fut blessé. Peu
après, Oddr vit que Sfrnir reculait devant Ôgmundr. Il prit de ce côté-là
et quand Ôgmundr vit cela, il prit la fuite en courant assez rapidement 109 ,
Sfrnir et Oddr le suivant. Ils allèrent chacun du mieux qu'ils purent.
Ôgmundr avait son bon manteau et lorsqu'ils se rapprochèrent, il jeta ce
manteau et déclama une vfsa:

36. Me faut à présent jeter


mon manteau,

107. Il se peut que ces «autres» soient les dieux qu'invoquerait alors le géant en même
temps que sa femme.
108. Ici, le clerc laisse pointer l'oreille: la créature mauvaise ne peut être que le diable.
109. Nous sommes en parfaite façon islandaise de s' exprimer: les superlatifs ne sont pas
la règle. «Assez rapidement» signifie à toute vitesse!
Saga d'Oddr aux Flèches 8•).

celui qui fut fait


des barbes des princes,
paré de dentelle
de part et d'autre,
fort épuisé
je vais le perdre.

37. Ils me pourchassent


très promptement
Oddr et Sîrnir
venant de la bataille.

Mais comme Ôgmundr était plus légèrement vêtu, il s'échappa. Oddr


fit de son mieux et il fut plus rapide que Sîrnir. Quand Ôgmundr vit cela,
il se tourna contre Oddr et ils en vinrent aux coups. Leur lutte et attaque
fut à la fois rude et longue parce qu'Oddr n'avait pas la force d'Ôgmundr
mais Ôgmundr ne parvint pas à le terrasser. Survint alors Sîrnir, l'épée
Sniôill brandie, dans l'intention d'asséner un coup à Ôgmundr, mais
quand celui-ci vit cela, il précipita Oddr devant le coup. Alors, Sfrnir s'ar­
rêta. Cela dura: Ôgmundr se servait d'Oddr comme de bouclier et donc
les assauts de Sîrnir n'aboutissaient à rien, et même si les coups arrivaient
sur Oddr, il n'était pas blessé grâce à sa bonne tunique.
Il se fit à un moment qu'Oddr bondit des deux pieds sur une pierre
fichée dans le sol et attaqua si rudement qu'Ôgmundr fut sur le point de
tomber à genoux. Sur ce, Sîrnir asséna un coup à Ôgmundr. Celui-ci
11'eut pas le loisir de parer le coup contre Oddr. Celui-ci aboutit par der­
rière sur l'arrière-train, Sniôill emporta ce qu'elle put. Sfrnir trancha une
si grande part de l'aine d'Ôgmundr qu'aucun cheval n'aurait pu en
emporter davantage. Ôgmundr réagit de telle sorte qu'il s'enfonça à l'en­
droit où il était arrivé. Oddr lui empoigna alors, des deux mains, la barbe
avec une si grande force qu'il la lui arracha complètement avec la peau en
dessous, jusqu'à l'os, y compris sa figure tout entière ainsi que ses deux
joues, en remontant jusqu'au front et par derrière au milieu du crâne, et
ce qui les sépara, ce fut que la peau du crâne s'ouvrit et qu'Oddr garda ce
qu'il tenait. Le sol se referma au-dessus de la tête d'Ôgmundr, et ils se
quittèrent ainsi!
Oddr et Sîrnir se rendirent à leurs bateaux et ils avaient subi grande
perte d'hommes. Le plus grand deuil d'Oddr était qu'il avait perdu
Garôarr, son frère juré. Barbe Rousse aussi avait disparu, si bien qu'Oddr
et Sîrnir ne surent jamais ce qu'il était advenu de lui après qu'ils avaient
trouvé Ôgmundr dans la barque. C'était comme d'habitude: il se mettait
898 Sagas légendaires islandaises

rarement en péril de sa vie, mais il était le plus rude à donner tous


conseils. Les frères jurés ne virent pas Barbe Rousse ensuite, autant que
l'on sache. On pense qu'en fait, ç'avait dû être Ôôinn110 .
Les frères jurés s'en allèrent, les gens pensèrent qu'encore une fois,
Oddr n'avait rien tiré de bon à en démêler avec Ôgmundr: il avait perdu
Garôarr, son frère juré, le plus vaillant des hommes qui eût jamais été,
mais Oddr et les siens avaient accompli un fait considérable en tuant
les monstres qui avaient accompagné Ôgmundr, cette fois-là et précé­
demment. Geirrfdr avait eu d'Ôgmundr Meurtrier d'Eypjofr un fils qui
s'appelait Svartr. Il avait trois hivers alors, à ce point où en est la saga.
Il était grand et il était vraisemblable qu'un méchant homme avait été
créé là.

24. Oddr arrive dans la hirô* du roi HerrauiJr

Quand Oddr arriva chez lui en Gautland avec son frère juré, Sfrnir lui
offrit de passer là l'hiver. Oddr accepta. Lhiver passant, il devint fort
morose. Lui venaient à l'esprit les maux qu'il avait subis de la part d'Ôg­
mundr floki. Toutefois, il considérait qu'il ne risquerait plus la vie de son
frère juré pour qu'il se batte contre Ôgmundr, car il estimait en avoir subi
grands torts. Il prit donc le parti de s'en aller secrètement de nuit. Il
trouva des moyens de transport là où il en était besoin, mais parfois il alla
par monts et par vaux, et il chemina par de grandes pistes de montagnes.
Il avait son sac à flèches sur le dos. Il alla par maints pays et le temps vint
où il fut contraint de tirer des oiseaux pour survivre. Il tendit autour de
son corps de l'écorce de bouleau ainsi qu'autour de ses pieds. Puis il se
fabriqua un grand chapeau d'écorce de bouleau. Il n'était pas comme les
autres, il était plus grand que tous les autres et il était complètement cou­
vert d'écorce de bouleau.
On ne dit rien de lui avant qu'il ne sorte de la forêt: il voit que des dis­
tricts commencent devant lui. Il voit qu'il y a là une grande ferme, avec
une autre, plus petite, à peu de distance. Il se met en tête de prendre vers
la ferme la plus petite; c'était une chose qu'il n'avait jamais tentée encore.
Il se rend aux portes. Il y avait un homme devant, qui fendait du bois. Il
était de petite taille et avait les cheveux blancs.
Cet homme salue bien l'arrivant et lui demanda comment il s'appelait.

11O. De fait: ce dieu est réputé être le dieu de la victoire (Sigtyr) et non, comme une
erreur courante le veut, le dieu de la guerre. Il ne combat pas lui-même, il se contente de
donner des conseils ou d'inventer de nouvelles stratégies.
Saga d'Oddr aux Flèches

« Homme d'Écorce, je m'appelle, dit-il, et toi, comment t'appelles-tu ? »


Il dit se nommer Jofr. «Tu dois vouloir passer la nuit ici, dit-il.
- Volontiers», dit Homme d'Écorce.
Le vieux l'amena dans le vivoir111 , il y avait là une vieille assise sur une
chaise. «Voici un invité, dit le vieux, tu vas t'en occuper, j'ai beaucoup à
faire, moi.»
La vieille geignit fort, disant que c'était souvent qu'il offrait l'hospita­
lité aux gens - «mais il n'y a rien à offrir».
Le vieux s'en alla, Oddr resta avec la vieille. Le soir, quand Jofr entra,
une table avait été placée devant eux avec un plat. Du côté où Homme
d'Écorce était assis, il avança un excellent couteau. Il y avait deux anneaux
à ce couteau, l'un d'or, l'autre d'argent.
En voyant cela, Jofr tendit le bras vers le couteau et le regarda. «Tu as
un excellent couteau, camarade, dit le vieux, comment es-tu parvenu à
avoir ce trésor?»
Homme d'Écorce dit: « Quand j'étais jeune, nous étions nombreux à
faire du sel112 et alors, un bateau s'échoua sur la côte où nous étions. Les
marins mirent leur bateau en pièces, ils furent rejetés sur la côte et ils
étaient très faibles, nous n'en eûmes pas pour longtemps à les achever, et
ce couteau m'échut comme part du butin, et s'il se faisait que tu en aies,
vieux, l'usage, je te le donnerais.
- Sois le plus heureux de tous les hommes», dit le vieux et il montra
le couteau à sa vieille: «Voici une chose digne d'être vue, dit-il, ce couteau
n'est pas pire que celui que j'avais avant.» Après cela, ils se mirent à man­
ger, puis Homme d'Écorce fut mené à son lit. Ils passèrent la nuit à dor­
mir et Homme d'Écorce ne se réveilla pas avant que Jofr ne fût déjà parti,
sa place dans le lit était froide.
Alors, il prit la parole: «Ne serait-il pas judicieux de se lever, de s'en
aller et de chercher un petit déjeuner ailleurs?» La vieille dit que le vieux
voulait qu'il l'attende à la maison.
Ce fut près de midi que le vieux arriva chez lui, Homme d'Écorce était
sur pied. La table fut avancée. Un plat s'y trouvait. Du côté où le vieux
était assis, il posa trois flèches de pierre à côté du plat. C'étaient des pro­
jectiles si grands et si beaux que Homme d'Écorce pensa n'en avoir jamais
vu de plus beaux de cette espèce.
Il en souleva un et le regarda: «Ce projectile est bien fait, dit-il.

111. Je traduis ainsi stofa qui est en effet la pièce principale dans les petites maisons de
l'époque.
112. Le texte dit justement:« brûler du sel», c'est-à-dire chauffer de l'eau de mer pour
en obtenir le sel.
900 Sagas légendaires islandaises

- C'est bien, dit le vieux, que cela te semble bien fait, et alors, je veux
te les donner.»
Homme d'Écorce sourit et dit: «Que je sache, je n'ai pas besoin de
transporter ces flèches de pierre.
- Tu ne sais jamais, Oddr, dit le vieux, quand tu en auras besoin. Je
sais que tu t'appelles Oddr aux Flèches et que tu es fils de Grimr à la Joue
velue, du Nord, du Hrafnista. Je sais aussi que tu possèdes trois flèches qui
sont appelées Dons de Gusirr, mais sache, bien que cela te semble étrange,
que, si tu te trouves un jour dans une situation où ces flèches te seront
inutiles, les flèches de pierres te serviront.
- Puisque tu sais que je m'appelle Oddr, alors que personne ne te l'a
dit, et aussi que j'ai les flèches qui s'appellent Dons de Gusirr, il se peut,
dit Oddr, que tu saches ce que tu prédis. Certes, j'accepterai ces flèches»,
et il les mit dans son sac à flèches.
«Qu'as-tu à dire, homme, y a-t-il un roi pour régner sur ce pays?
- Oui, dit l'homme, et il s'appelle Herrauôr.
- Est-ce qu'il y a des hommes de rang avec lui? dit Oddr.
- Il y en a deux, dit le vieux, l'un s'appelle Sigurôr et l'autre, Sj6lfr. Ce
sont les chefs qui siègent avec lui dans le haut-siège113 et ce sont de très
grands batailleurs.
- Est-ce que le roi a des enfants? dit Oddr.
- Il a une fille, très belle, qui s'appelle Silkisif.
- Est-elle belle femme? dit Oddr.
- Oui, dit le vieux, il n'y en a pas d'aussi belle, en Garôariki ou ailleurs.
- Que penses-tu, le vieux, dit Oddr, de la façon dont ils me recevront
si je me rends là-bas? Et tu ne dois pas dire qui je suis.
- Je pourrai tenir ma langue», dit le vieux.
Ils allèrent donc à la halle du roi. Alors, le vieux s'arrêta et ne voulut
pas aller plus loin.
« Pourquoi t'arrêtes-tu? dit Oddr.
- Parce que, dit le vieux, l'on me mettra aux fers si j'entre ici, et je
serai tout à fait réjoui de parvenir à m'en aller.
- C'est cela, dit Homme d'Écorce, nous allons entrer tous les deux de
front, et la seule chose que je veuille, c'est que tu viennes avec moi», et il
empoigna le vieux.
Puis ils entrèrent dans la halle. Quand les hommes de la hirô du roi
virent le vieux, ils firent foule autour de lui, mais Homme d'Écorce le

113. Cette société a connu une sorte de personnage de qualité, dit holdr. Le texte a ici,
pour désigner ces deux personnages d'importance, ondvegisholdar, donc dignitaires ayant
la possibilité, la permission, de s'asseoir dans le haut-siège.
Saga d'Oddr aux Flèches ')()/

soutint si bien qu'ils s'écartèrent d'un bond. Oddr et le vieux se frayèrrnt


un passage dans la halle jusqu'à ce qu'ils arrivent devant le roi. Le vieux
salua bien le roi. Celui-ci fit bel accueil à son salut. Il demanda alors qui
était celui qu'il menait derrière lui.
« Je ne peux le savoir, dit le vieux, c'est à lui de dire qui il est.
- Je m'appelle Homme d'Écorce, dit-il.
- Qui es-tu, camarade? dit le roi.
- Ce que je sais, dit-il, c'est que je suis plus vieux que qui que ce soit,
et je n'ai ni bon sens ni mémoire, et j'ai vécu dans les forêts presque toute
ma vie. Mais urgente est la course du vagabond114 , roi, et je veux te
demander de me loger pour l'hiver. »
Le roi répond: « Es-tu bon à quelque exercice physique?
- Il s'en faut de beaucoup, dit-il, car je suis plus maladroit que les
autres.
- Es-tu disposé à faire quelque chose?
- Je ne sais pas travailler, et d'ailleurs, je ne suis pas disposé à tra-
vailler, dit Homme d'Écorce.
- Cela n'a vraiment pas bonne tournure, dit le roi, parce que j'ai fait
le serment de ne recevoir que les hommes qui aient quelques capacités.
- Jamais je ne pourrai faire une chose, dit Homme d'Écorce, qui soit
utile aux autres.
- Tu dois savoir rabattre le gibier, si les gens tirent, dit le roi. Il se peut
que j'aille à la chasse à un moment donné.
- Quel siège m'assignes-tu115 ? dit Homme d'Écorce.
- Tu vas t'asseoir sur le banc extérieur près de la porte, là où se ras-
semblent esclaves et affranchis116. »
Homme d'Écorce accompagna le vieillard jusque dehors, puis revint
au siège qui lui avait été désigné. Y étaient assis deux frères, l'un s'appelait
Ôttarr et l'autre, lngjaldr.
« Viens ici, camarade, dirent-ils, tu vas t'asseoir entre nous», et il
accepta.
Ils étaient assis tout contre lui, de part et d'autre, ils s'enquirent des
pays qui leur vinrent à l'esprit, mais personne ne savait de quoi ils par­
laient. Oddr accrocha à une patère son sac à flèches, au-dessus de lui, et

114. C'est un proverbe qui doit être ancien puisqu'il est allitéré: brdô eru brautingja
erendi.
115. Le rang qui vous était assigné dans la salle était d'une importance extrême dans
cette société où les préséances étaient particulièrement prisées.
116. Le fait est que, même si cette société ne connaissait pas les excès qui nous sont
familiers, les esclaves existaient, mais ils avaient grandes facultés de s'affranchir. Il n'em­
pêche que notre texte veut signifier le mépris du roi à l'égard d'Oddr.
902 Sagas légendaires islandaises

mit son gourdin sous ses pieds. Ils lui demandaient constamment d'enle­
ver le sac, ils pensaient que c'était un objet répugnant, mais il déclara qu'il
ne s'en séparerait jamais, et qu'il ne lui arrivait pas qu'il ne l'emportât avec
soi, où qu'il allât.
Ils lui offrirent de le payer pour qu'il enlève son écorce de bouleau, « et
nous te donnerons de bons habits, dirent-ils.
- Cela ne peut être, dit-il, parce que je n'en ai jamais porté d'autres,
et d'ailleurs je ne le ferai pas tant que je vivrai.»

25. Oddr va à la chasse117

Donc Homme d'Écorce resta là, buvant toujours peu le soir et allant se
coucher de bonne heure. Cela dura jusqu'à ce que les gens aillent à la
chasse. C'était en automne.
Un soir, lngjaldr prit la parole pour dire qu'il fallait se lever de bonne
heure le lendemain.
«Qu'est-ce qui va se passer?» dit Homme d'Écorce.
Ingjaldr dit alors que l'on va aller à la chasse. Puis ils se couchent le
soir. Le lendemain matin, les frères se lèvent et hèlent Homme d'Écorce,
ils ne parviennent pas à le réveiller tant il dormait profondément: il ne se
réveilla pas avant que tout le monde fût parti, de ceux qui voulaient aller
à la chasse.
Homme d'Écorce prit la parole: «Que se passe-t-il? Les hommes sont­
ils prêts?»
Ingjaldr répond: «Prêts? dit-il. Tout le monde est parti, nous avons
essayé de te réveiller toute la matinée, nous ne pourrons jamais tirer un
animal de toute la matinée. »
Alors, Homme d'Écorce dit: « Est-ce que ce sont de si grands chas­
seurs, Sjolfr et Sigurôr?
- Cela se verra, dit Ingjaldr, si quelqu'un entre en compétition contre
eux.»
Ils arrivèrent dans la montagne, et les cerfs courent devant eux, les
frères tirent leurs arcs, et lorsqu'ils se mirent en devoir de tirer sur les cerfs,
ils n'en atteignirent jamais un seul.

117. Le développement qui va suivre relève du conte populaire, un genre qui aura fait
florès en Scandinavie jusqu'à nos jours, pour deux raisons. 1) Il met en scène un person­
nage, déjà bien présent dans les sagas, et hautement symbolique, le kolbitr. 2) La perma­
nence du chiffre trois (trois personnages, trois épisodes strictement identiques sur le plan
structurel, trois péripéties plus ou moins similaires): c'est l'une des règles du conte populaire.
Saga d'Oddr aux Flèches ')(Ji

Alors, Homme d'Écorce dit: «Jamais je n'ai vu, dit-il, se comporter


aussi pataudement que vous, pourquoi êtes-vous aussi maladroits?»
Ils disent: « Nous t'avons dit que nous étions plus maladroits que les
autres, nous n'avons pas été prêts de bonne heure ce matin et les seuls
cerfs que nous ayons trouvés sont ceux que les autres avaient déjà
effrayés. »
Homme d'Écorce dit alors: «Je ne vois pas que je puisse être plus mal­
adroit que vous, donnez-moi cet arc, je vais m'y essayer.»
C'est ce qu'ils firent. Il banda l'arc, et ils lui dirent de ne pas le casser,
mais il banda l'arc jusqu'au bout de la flèche et l'arme se cassa en deux.
«Tu as mal fait, dirent-ils, cela nous fait grand tort. Il n'est pas exclu
que nous ne parvenions jamais à abattre un cerf aujourd'hui.
- Les choses ne se sont pas produites bellement, dit-il, et trouvez­
vous probable que mon bâton puisse servir d'arc, et êtes-vous curieux de
savoir ce qu'il y a dans mon sac?
- Oui, dirent-ils, nous sommes extrêmement curieux.
- Alors, étalez vos manteaux, je vais y verser tout ce qui est dedans.»
C'est ce qu'ils firent, il versa sur les manteaux ce qu'il y avait dans son
sac. Puis il brandit son arc, mit une flèche sur la corde et tira par-dessus les
têtes de tous les hommes qui étaient à la chasse. Il se comporta ce jour-là
comme si la seule chose à faire était de tirer sur les cerfs que pourchas­
saient Sjôlfr et Sigurôr. Il décocha toutes ses flèches, hormis six, les flèches
de pierre du vieux et les Dons de Gusirr. Il ne manqua jamais un seul cerf
ce jour-là, les frères couraient à côté de lui et prenaient grand plaisir à voir
son habileté de tireur.
. Le soir, lorsque les hommes rentrèrent, les flèches de chacun furent
portées sur la table devant le roi, chacun ayant marqué son projectile, et le
roi voyant combien de cerfs chacun avait mis à mort ce jour-là.
Les frères dirent alors: «Avance-toi, Homme d'Écorce, chercher ton
projectile, il est posé sur la table devant le roi.
- Vas-y, dirent-ils, et dis que ces flèches sont à toi.
- Cela ne nous sert à rien, dirent-ils, car le roi sait de quoi nous
sommes capables, et que nous sommes les pires tireurs de tous.
- Nous allons y aller tous ensemble», dit Oddr. Et donc les voici
devant le roi.
Alors, Homme d'Écorce prit la parole; « Voici les flèches que nous
nous attribuons, nous autres, camarades.»
Le roi le regarda et dit: «Tu es un grand archer.
- Oui, sire, dit-il, parce que j'ai pris l'habitude de tirer des bêtes et
des oiseaux pour me nourrir.»
Après cela, les gens allèrent à leur place. Un certain temps passa.
904 Sagas légendaires islandaises

26. Oddr affronte les hommes de la hirô

Un soir, quand le roi fut sorti pour aller dormir, Sigurôr et Sj6lfr se
levèrent et allèrent, chacun avec sa corne, pour inviter à boire les frères
Ôttarr et lngjaldr. Quand ils eurent bu, ils allèrent en chercher deux
autres et se mirent à boire.
Alors, Sj6lfr dit: « Votre camarade, reste-t-il toujours couché?
- Oui, dirent-ils, il trouve cela mieux que de perdre l'esprit à boire,
comme nous faisons.»
Alors, Sj6lfr dit: « Est-ce que c'est un très bon archer?
- Oui, dirent-ils, il est aussi doué en cela qu'en autre chose.
- Est-ce qu'il tire aussi loin que nous deux? dit Sj6lfr.
- Nous pensons, dirent-ils, qu'il tirerait beaucoup et plus directement.
- Parions là-dessus, dit Sj6lfr, nous allons miser cet anneau qui pèse
un demi-marc et vous, vous allez miser deux anneaux du même poids.»
Il fut stipulé que le roi serait présent ainsi que sa fille pour voir leur
contestation et ils devaient prendre auparavant les anneaux et les remettre
à ceux qui gagneraient, puis que les paris auraient lieu. Ils dormirent cette
nuit-là. Le lendemain matin, quand les frères se réveillèrent, ils se rendi­
rent compte que leur pari n'avait pas été bien sensé, et ils exposèrent la
chose à Homme d'Écorce.
« Il me semble que ce pari est des plus maladroits, dit-il, pour la raison
que même si je suis capable de tirer des animaux, c'est peu de chose en
comparaison avec une contestation contre de pareils archers; toutefois, je
ferai de mon mieux puisque vous avez engagé votre argent. »
On se mit à boire, et après cela, on sortit, et le roi veut voir la contes­
tation. Sigurôr s'avance alors et tire le plus loin qu'il peut, un poteau avait
été enfoncé là, et Sj6lfr alla jusqu'à ce poteau. Un manche d'épieu y était
enfoncé, avec une pièce de jeu d'échecs en haut. Sj6lfr fit sauter cette
pièce d'un tir de son arc, tout le monde trouva que c'était bien tiré en
disant qu'Homme d'Écorce n'avait pas besoin de se mettre en quête.
« Souvent la bonne chance modifie de mauvais desseins, dit Homme
d'Écorce, et je vais, certes, me mettre en quête.»
Alors, Homme d'Écorce se rend là où Sigurôr s'était trouvé et tire une
de ses flèches. Il tira en l'air de sorte que sa flèche disparut longtemps, mais
pour finir, elle arriva là où se trouvait la pièce d'échecs, l'atteignit en plein
milieu ainsi que le manche d'épieu sans toucher à quoi que ce soit d'autre.
« Si bon que le premier jet ai été, dit le roi, c'est bien mieux mainte­
nant, et je dois dire que jamais je n'ai vu pareil tir à l'arc.»
Saga d'Oddr aux Flèches ')()',

Homme d'Écorce prit alors une autre flèche et tira si loin que personne
ne pouvait voir où elle avait atterri, tout le monde dit qu'il avait gagné la
contestation. Après cela, les gens reviennent à la maison et les frères pren­
nent l'anneau. Ils le remettent à Homme d'Écorce. Il déclara ne pas vou­
loir leur bien.
Quelques jours s'écoulèrent. Un soir, il se fü, alors que le roi était sorti,
que Sigurôr et Sjôlfr allèrent avec chacun sa corne l'offrir à Ôttarr et
lngjaldr. Ils burent. Puis ils leur en offrirent deux autres.
Alors, Sjôlfr dit: « Homme d'Écorce est encore allongé et il ne boit pas.
- Il doit avoir de meilleures manières que toi, dit lngjaldr.
- Je crois que c'est autre chose, dit Sjôlfr, il doit avoir été rarement en
compagnie d'hommes de qualité, il a vécu d'ordinaire dans les forêt:s, avec
les pauvres, et est-ce que c'est un bon nageur?
- Nous pensons qu'il est tout aussi doué pour la plupart des choses
qui sont des exercices physiques, dirent-ils, et nous croyons que c'est un
très bon nageur 118 .
- Est-ce qu'il serait un meilleur nageur que nous deux?
- Faisons un pari là-dessus, dit Sjôlfr, nous miserons cet anneau qui
pèse un marc et vous, vous miserez deux anneaux d'un demi-marc cha­
cun. »
Il est stipulé que le roi et sa fille regarderont leur nage; et tout est sti­
pulé comme la fois précédente. Ils passèrent la nuit à dormir. Et le lende­
main matin, quand ils se réveillèrent, leurs paris se répandirent sur les
bancs.
« De quoi bavarde-t-on, dit Homme d'Écorce, est-ce que vous avez
encore fait un pari hier soir?
- Oui » , dirent-ils, et ils lui dirent comment ils avaient parié.
« Voilà qui me semble très maladroit, dit Homme d'Écorce, pour la
raison que je ne sais pas du tout nager, et je ne saurais me maintenir à flot
si je m'y essayais, et maintenant, il y a longtemps que je ne suis pas allé
dans l'eau froide, et vous avez mis de l'argent en jeu?
-- Oui, dirent-ils, et ce n'est pas la peine d'essayer à moins que tu le
veuilles. Cela n'a pas d'importance si nous _payons pour notre stupidité.
- Cela ne sera jamais, dit Homme d'Ecorce, que je n'essaie pas alors
que vous m'avez fait grand honneur, et le roi verra, ainsi que Silkisif, que
je me mettrai certainement à la nage. »
On dit cela au roi et à sa fille, et les gens allèrent jusqu'au lac, qui était
grand et pas très loin. Quand ils arrivèrent au lac, le roi s'assit et ses gens

118. Le fait est que la natation comptait parmi les «sports» les plus populaires du Nord
ancien, nous en avons de très nombreux exemples.
906 Sagas légendaires islandaises

avec lui, les nageurs se mirent à l'eau tout habillés et Homme d'Écorce
dans son vêtement habituel. Sigurôr et Sjôlfr se portèrent contre lui dès
qu'ils eurent quitté la terre ferme et le maintinrent en plongée sous eux,
longtemps 119 • On en vint au point où ils le laissèrent remonter et se repo­
sèrent. Puis ils se portèrent contre lui une deuxième fois. Il s'empara
d'eux, en prit chacun dans une main, les plongea dans l'eau et les main­
tint si longtemps qu'il parut exclu qu'ils remontent. Il leur accorda une
brève pause et se mit une deuxième fois à les précipiter dans l'eau, puis
une troisième fois en les maintenant si longtemps que personne ne pensait
qu'ils remontent vivants. Tout de même, ils reparurent, et ils saignaient
du nez tous les deux, ces dignitaires royaux; ils ne purent remonter à terre
par leurs propres moyens. Alors Homme d'Écorce vint les jeter sur le
rivage. Puis il se mit à la nage et se livra à maints jeux qu'avaient coutume
de pratiquer les nageurs. Le soir, il remonta à terre et alla trouver le roi.
Et alors, le roi demanda: «Est-ce que tu n'es pas semblable aux autres
pour les exercices physiques, tant le tir à l'arc que la natation?
- Ont été vus tous mes exercices une fois que ceux-ci l'ont été, dit
Homme d'Écorce. Je m'appelle Oddr, si tu veux le savoir, mais je ne peux
exposer tout ce qui concerne ma parentèle.»
Alors Silkisif lui donna les anneaux. Puis on alla à la maison. Les frères
dirent qu'Oddr devait avoir tous les anneaux, mais il ne le voulut pas -
«prenez-les pour vous-mêmes».
Cela dura quelque temps, pas longtemps. Sur cette affaire, le roi était
fort anxieux: qui était cet homme qui était là, chez lui?

27. Rivaliser à qui boira le plus120

On mentionne un homme appelé Hârekr, qui était alors chez le roi. Il


était très honoré du roi. C'était un vieil homme. Il était père adoptif de
la fille du roi. Toujours, le roi bavardait avec lui sur le cas d'Oddr, mais

119. C'est en effet ainsi que les Scandinaves d'autrefois «nageaient»: le but était de
maintenir le plus longtemps possible l'adversaire sous la surface de l'eau.
120. À son tour, le présent chapitre est de rigueur dans les contes, comme le précédent.
Jouer à qui boirait le plus est d'ailleurs plus ou moins attesté dans les sagas. On tiendra
compte du fait que boire, dans cette société, impliquait enivrement. D'où les fanfaron­
nades, les sarcasmes, toutes attitudes d'esprit qui étaient proscrites dans l'état «normal»
des choses. Et qui ne tiraient pas à conséquence, notons bien le fait. Car il en faudrait cent
fois moins que les insultes qui vont être échangées pour que mort s'ensuive. Lusage exis­
tait d'ailleurs de prendre des garanties, si l'on ose dire, en jurant que l'on n'insulterait pas
tant que l'on ne serait pas odrukkinn, tant que l'on ne serait pas ivre!
Saga d'Oddr aux Flèches ')(/'

il déclarait ne pas savoir et il disait probable que cet homme füt de


grande famille.
Un soir, alors que le roi était parti dormir, Sj6lfr et Sigurôr se rendirent
trouver les frères et leur apportèrent deux cornes, et ils les burent.
Alors, Sj6lfr prit la par9le: « Oddr le Grand est-il couché?
- Oui, dirent-ils, c'est plus sage que de perdre l'esprit en buvant,
comme nous faisons.
- La cause doit en être qu'il a plus l'habitude de rester couché dehors
dans les forêts ou dans le lac que de boire avec d'excellents hommes, et
est-il un grand buveur 121 ?
- Oui, dirent-ils.
- Est-ce que ce serait un plus grand buveur à lui tout seul que nous
deux? dit Sj6lfr.
- Nous pensons, dit Ôttarr, qu'il boit beaucoup plus.
- Nous allons faire un pari là-dessus, dit Sj6lfr, et nous miserons cet
anneau qui vaut douze aurar 122 , et vous, vous allez mettre vos têtes en
gage. »
Ils passèrent un accord là-dessus, comme précédemment. Au matin,
Oddr demanda de quoi ils avaient parlé. Ils le lui dirent.
« Vous avez maintenant fait un pari si stupide, dit Oddr, que vous avez
beaucoup ajouté aux précédents en engageant vos têtes, et il n'est pas cer­
tain que je supporte davantage bien que je sois plus grand que les autres,
mais je vais néanmoins rivaliser avec eux à qui boira le plus. »
On dit au roi qu'Oddr veut faire une compétition à qui boira le plus,
et la fille du roi et Harekr, son père adoptif, seront avec lui. Sigurôr et
Sj6lfr vont trouver Oddr.
« Voilà une corne », dit Sigurôr, et il déclama ce lai:

38. Oddr, point ne fendis


à la bataille
les chemises de Hamoir,
fuyait la troupe en heaume,
bataille rageait
le feu pénétrait la ville,
quand sur les Vendes
le roi remporta la victoi•·"'. 123 •

121, Notons tout de suite qu'être un grand buveur faisait partie des prouesses que l'on
attendait du héros.
122. Voir eyrir*.
123. Hamoir est un héros célèbre qui figure dans l'Edda. Ses «chemises» sont les
908 Sagas légendaires islandaises

Sjolfr lui remit une autre corne et lui demanda de boire. Et il déclama
une visa:

39. Oddr, tu n'étais point


au tumulte des estocs
quand nous flmes goûter la mort
aux hommes du souverain.
J'emportai de là
six et huit blessures,
mais toi par les fermes
tu quémandais ta nourriture.

Puis ils se rendirent à leurs sièges, mais Oddr se leva, alla devant
Sigurôr et lui remit une corne, et une autre à Sjolfr et il déclama une visa
à chacun d'eux avant de s'en aller:

40. Vous devez


écouter mon lot,
Sigurôr et Sjôlfr,
les compagnons de banc,
à vous j 'ai à payer
œuvres perverses,
louange mal tournée,
deux couards.

41. Sjôlfr, tu gisais


sur le sol de l'office
privé de valeur
et cœur de bête -
mais moi en
Aquitaine,
la vie de quatre
hommes je pris 124.

«cottes de mailles». Les Vendes sont une peuplade slave avec laquelle les Scandinaves, les
Danois surtout, ont dû en découdre souvent.
124. Le texte a bien Aquitaine, Akvitdna. Les vikings s'y sont effectivement rendus.
Voyez là-dessus l'ouvrage de Jean Renaud, Les Vikings de la Charente à l'assaut de l'Aqui­
taine, Princi Negue, 2002.
Saga d'Oddr aux Flèches ')(}')

Ils burent leurs cornes et Oddr alla s'asseoir. Puis ils se présentèrent
encore devant Oddr, et Sjôlfr lui remit une corne en déclamant une vfsa:

42. Tu as quêté, Oddr,


des aumônes
et des bouchés petites
de la table reçues,
mais moi tout seul,
depuis Ûlfsi]all 125,
bouclier fendu,
je revins chez moi.

Sigurôr lui remit une autre corne et déclama ceci:

43. Oddr, tu ne fus point


chez les Grecs
lorsque sur les Sarrasins
rougîmes nos épées;
fîmes rude
vacarme de fer,
emplîmes les fjords
du rouge de la bataille 126 .

Oddr vida les cornes et ils allèrent à leurs sièges. Puis Oddr se leva et se
rendit avec sa corne vers chacun d'eux en déclamant cela:

44. Tu prodiguais avec les filles


les parlotes, Sjôlfr,
tandis que faisions jouer
les flammes sur le fort;
vainquîmes et tuâmes
le rude Haddingr
et refusâmes à Ôlvir
de prendre de l'âge 127 .

125. Le «Mont du Loup», sans savoir où il se trouve.


126. Les «Grecs» renvoient certainement aux Byzantins. Le fait est que les varègues,
tout comme les Byzantins, eurent fort à faire contre les Arabes (Sarrasins). La traduction
des deux derniers vers fait problème, le «rouge de la bataille» est, bien entendu, le «sang».
127. Haddingr est sans conteste un héros antique dans le Nord. Il joue un rôle capital
dans le récit de la bataille éternelle. Ôlvir est aussi un héros, moins bien attesté. l:ensemble
910 Sagas légendaires islandaises

45. Tu couchais, Sigurôr,


dans la salle des filles,
tandis que contre les Bjarmiens
deux fois combattîmes;
Vifs comme faucons,
livrions bataille
mais toi, l'homme, dans la salle
tu dormais sous le drap.

Alors, Oddr alla s'asseoir, et ils burent les cornes, les gens trouvant
cela un grand amusement et faisant silence pour écouter. Après cela,
Sigurôr et Sj6lfr allèrent à Oddr et lui portèrent les cornes. Alors, Sj6lfr
déclama:

46. Oddr, tu ne fus point


sur Atalsfjall,
lorsque trouvâmes
la flamme du marécage;
nous ligotâmes
les berserkir,
alors fut par zèle tuée
la suite du roi 128.

Oddr but la corne et ils s'assirent. Oddr leur remit une corne et
déclama cela:

47. Sjolfr, tu n'étais pas


là où pûmes voir
les broignes des hommes
baignées de sang;
pointes de lances trempaient
dans les chemises à anneaux 129 ,
mais toi, tu explorais
la halle du roi.

des strophes qui figurent ici fait allusion à divers personnages héroïques dont certains se
retrouvent dans d'autres poèmes.
128. Atalsfjall, une montagne, est inconnue; la «flamme du marécage » est «l'or».
129. «Les broignes. »
Saga d'Oddr aux Flèches 9//

48. Sigurôr tu n'étais point


là où dévastâmes
six bateaux aux hautes proues
devant le Hauksnes;
tu n'étais pas
à l'ouest quand Skolli et moi
ravîmes la vie
au prince des Angles130.

Oddr s'assit, et ils lui apportèrent la corne, mais aucune poésie ne s'en­
suivit. Il la vida, et ils s'assirent. Et alors, Oddr leur porta la corne et
déclama cela :

49. Sjôlfr, tu n'étais point là


quand rougîmes notre épée
acérée sur le jar!
devant Hlésey;
mais tu hésitais,
malade de sexe,
entre les foyers
du veau et de la serve.

50. Sigurôr, tu n'étais point là


quand en Sja:lland j'abattis
les frères durs guerriers,
Brandr et Agnarr,
Asmundr, Ingjaldr,
Alfr fut le cinquième,
mais toi, tu paressais
dans la halle du roi,
mensonger,
poltron captif131.

Puis il retourna à son siège. Sigurôr et Sj6lfr se levèrent et lui portèrent


des cornes. Oddr les but toutes les deux. Puis il leur remit des cornes et
déclama cela :

130. On ne voit pas à quoi peuvent bien renvoyer toutes ces allusions.
131. Cette strophe est de deux lignes plus longue que les autres. On ne sait qui sont ces
cinq guerriers abattus.
912 Sagas légendaires islandaises
51. Sjôlfr, tu n'étais point là
au sud, à Skien,
là où les rois
frappaient les heaumes!
Jusqu'au haut des chevilles
nous pataugeâmes dans le sang,
je suscitais les meurtres,
tu n'étais point là.

52. Sigurôr, tu n'étais point là


aux écueils de Svfa,
quant à Hâlfdan
revalûmes sa violence;
les rondaches
par le combat magnifiées
furent tranchées par les épées
et lui-même, occis.

Oddr s'assit, mais Sigurôr et Sjolfr lui apportèrent deux cornes, il les
but et eux allèrent s'asseoir. Alors, Oddr leur remit les cornes et déclama:

53. Dirigeâmes notre nef 132


dans l' Elfarsund,
joyeux et joviaux
vers Tronuvâgar;
mouillait là Ôgmundr
Meurtrier d'Eypjôfr,
lent à prendre la fuite,
avec deux bateaux.

54. Nous fimes pleuvoir


dures pierres
sur les boucliers,
et épées acérées;
trois y laissâmes
mais neuf de leur côté.
Captive épave,
pourquoi te tais-tu?

132. Le texte a ici le mot askr, plutôt rare, qui désigne un type de petit bateau, peut-être
parce qu'il était fait de bois de frêne (askr aussi). Revoir la note 57 supra.
Saga d'Oddr aux Flèches ')f.3

Oddr alla à son siège, et ils lui portèrent des cornes. Il les vida et leur
en offrit d'autres, et déclama cela:

55. Sigurôr tu n'étais pas


à Samsey
quand avec Hjorvarôr
nous échangions des horions;
deux étions-nous
mais eux, douze en tout.
J 'obtins la victoire,
tu restas coi pendant ce temps.

56. J'allai par le Gaudand


l'esprit cruel
sept jours d' affilée
avant de trouver Sxundr 133 .
Je pus ravir la vie
avant de partir de là
à dix-huit personnages,
mais toi tu allais chancelant,
minable pitre,
tard le soir
au lit de la serve.

. Il y eut une grande clameur dans la halle sur ce qu'Oddr avait déclamé,
ils burent leurs cornes et Oddr s'assit. Les hommes du roi écoutaient
comme ils se divertissaient. Sigurôr et Sj6lfr apportèrent encore des
cornes à Oddr, et il les termina rapidement toutes deux. Après cela, il se
leva et alla à eux et pensa savoir que la boisson avait remporté la victoire
sur eux et qu'ils étaient au delà de la poésie. Il leur remit les cornes et
déclama cela:

57. Vous ne pouvez nulle part


sembler convenables,
Sigurôr et Sj6lfr,
dans la suite d'un roi
si je mentionne Hjalmarr
le Magnanime

133. Il vaudrait mieux lire S.emundr, qui est un nom bien connu.
914 Sagas légendaires islandaises
celui qui très vivement
brandissait son épée.

58. Pôrôr le Hardi


avançait vers les boucliers
là où bataille se livrait,
sans protection;
il précipita morts
sur la plaine Hâlfdan,
le prince célèbre
et ses suivants.

59. Asmundr et moi


souvent dans notre enfance
nous, les frères jurés,
tous deux fûmes là;
souvent portai
le manche de la lance
là où des rois
se mesuraient.

60. J'ai guerroyé contre les Saxons,


et contre les Svfar,
les Irlandais et les Anglais
et parfois les Écossais,
les Frisons et les Français
et les Flamands 134 ;
à tous j'ai été
nuisible.

61. À présent j'ai énuméré


les féroces guerriers
qui autrefois
m'accompagnèrent;
n'y aura certes point

134. Cette énumération est intéressante: elle résume assez bien les incursions dont se sont
rendus coupables les vikings, en Europe occidentale au moins, voyez Les Vikings. Mythes,
histoire, dictionnaire, article « itinéraires des vikings», p. 582-588. On relèvera en particulier
les Suédois (Svîar): en principe, ce sont des vikings comme les autres, voire des Varègues
par excellence. Il est vrai que l'orientation de notre saga est nettement norvégienne.
Saga d'Oddr aux Flèches 915

désormais
plus célèbres hommes
dans la rouge bataille.

62. À présent j'ai énuméré


nos exploits,
ceux que jadis
nous avons accomplis;
nous revînmes
à notre haut-siège
rassasiés de vicroires;
laissons Sj6lfr parler.

Après cela, Oddr reprit son siège mais les frères s'effondrèrent, endor­
mis, et il n'y eut rien à faire d'eux quant à la boisson, mais Oddr but long­
temps, après quoi les gens se couchèrent et dormirent toute la nuit.
Le lendemain matin, quand le roi gagna son haut-siège, Oddr était
dehors ainsi que ses camarades. Il alla à un lac, se laver. Les frères virent
qu'une de ses manches d'écorce était déchirée, apparurent une manche
rouge et un anneau d'or, pas mince. Ensuite, ils lui arrachèrent toute
l'écorce. Il ne s'y opposa pas. En dessous, il portait une tunique d'écarlate
rouge 135 , bordée de dentelle, ses cheveux lui tombaient sur les épaules. Il
avait noué un ruban d'or autour de sa tête et c'était le plus beau des
hommes.
Ils le prirent par la main et le conduisirent dans la halle devant le haut­
siège du roi, en disant: « Nous pensons ne pas bien savoir qui nous avons
adopté ici.
- Il se peut, dit le roi, et qui est cet homme qui s'est dissimulé ainsi
devant nous?
-Je m'appelle Oddr, comme je vous l'ai dit il y a longtemps, fils de
Gr{mr à la Joue velue du nord de la Norvège.
-N'es-tu pas l'Oddr qui est allé en Bjarmaland il y a longtemps?
- C'est moi cet homme qui a été là.
-Alors, il n'est pas étrange que mes dignitaires de haut-siège aient eu
du mal à pratiquer des exercices contre toi. »
Le roi se lève et se rend à sa rencontre r't lui fait bel accueil, et lui offre
de s'asseoir dans le haut-siège à côté de lui. «Je n'accepterai pas si nous
tous, les camarades, nous n'y allons pas. »

135. Rappelons que, contrairement à une erreur courante, l'écarlate n'est pas nécessai­
rement rouge.
916 Sagas légendaires islandaises

On dit qu'ils changèrent de siège et Oddr s'assit tout à côté du roi,


mais Harekr passa sur une chaise devant le roi. Celui-ci fit un si grand
honneur à Oddr qu'il n'estima personne plus que lui.

28. Oddr s'en va réclamer le tribut

Toujours, Oddr et Harekr conversaient ensemble. Oddr s'enquiert


alors si on demandait la fille du roi en mariage.
« Sans aucun doute, dit-il, les hauts dignitaires le lui ont proposé.
-Que dit le roi de cette affaire? dit Oddr.
- Il leur en a offert l'occasion, dit-il.
-Apprends-moi quelle est cette condition, dit Oddr.
- Le roi a un tribut à réclamer du pays qui s'appelle Bjalki. Là gou-
verne un roi qui s'appelle Alfr et qui est surnommé bjalki 136. Il est marié.
Sa femme s'appelle Gyôja 137. C'est une grande sacrificatrice, tout comme
lui. Ils ont un fils appelé Vîgripr. Ils sont tellement versés dans la magie
qu'ils pourraient atteler un étalon à une étoile 138 . C'est là que le roi a un
tribut à réclamer et il y a longtemps qu'il n'a pas été versé. Le roi a stipulé
que, s'il devait leur donner sa fille en mariage, il leur faudrait aller perce­
voir ce tribut, mais cela n'alla pas plus loin car ils exigeaient une si grande
armée que le roi pensa qu'il ne pourrait défendre son pays s'ils attaquaient
le royaume.
- Il me semble, dit Oddr, que ce sera de deux choses l'une, ou bien ce
tribut ne sera jamais collecté, ou bien que cela sera accompli avec une bien
plus petite force. Et penses-tu que le roi me fera les mêmes conditions
qu'aux autres si je parviens à collecter le tribut? dit Oddr.
- Le roi est un homme sage, dit Harekr, et je présume qu'il prendra
en considération la différence entre toi et les autres prétendants.»
Cette affaire fut présentée au roi, et qu'on en ait parlé plus ou moins,
les conclusions furent qu'Oddr ferait cette expédition pour aller collecter
le tribut, et que s'il remplissait cette mission et collectait le tribut, il épou­
serait la fille du roi; on la lui promit en présence de nombreux témoins.
Oddr se prépara donc à faire cette expédition, on rassembla la troupe
qu'il voulait, et lorsqu'il fut prêt, le roi le mit sur le chemin. Ils s'y ren­
draient par voie de terre.

136. Sans doute: « la Poutre. »


137. Voir goôi*.
138. Éventuellement une allusion au vieux mythe qui voulait que des chevaux tirent
respectivement le soleil et la lune.
Saga d'Oddr aux Flèches 917

« Voici un objet de prix, dit le roi, que je veux te donner.


- Qu'est-ce que c'est? dit Oddr.
- C'est une vierge au bouclier 139 qui m'a secondé longtemps, dit le
roi, elle m'a servi de bouclier dans chaque bataille.»
Oddr sourit et dit: «Je ne suis jamais allé nulle part où des femmes
m'aient servi de boucliers, toutefois, j'accepterai cela, puisque tu me
parais faire une offre aimable.»
Le roi et Oddr se quittèrent, et Oddr alla jusqu'à ce qu'il arrive à un
grand marécage, il prit son élan et sauta par-dessus le marécage. La vierge
au bouclier était juste derrière lui et elle fut alarmée lorsqu'elle arriva au
marécage.
Alors, Oddr demande: « Pourquoi n'as-tu pas sauté derrière moi?
- Parce que je n'étais pas prête, dit-elle.
- Fort bien, dit Oddr, prépare-toi.»
Elle releva sa jupe et courut vers le marécage une deuxième fois, et ce
fut comme la précédente fois, de même que la troisième fois. Alors, Oddr
sauta en arrière par-dessus la fondrière, la prit par la main et la jeta dans le
marécage en disant: « Va-t-en maintenant et que les trolls te prennent!» Il
sauta de nouveau par-dessus le marécage pour la troisième fois et attendit
sa troupe. Il leur fallut, à tous, faire le tour du fossé tant il était large et
difficile à traverser.
Et donc Oddr avance avec sa troupe et envoya des éclaireurs, et il
apprit que V{gripr avait rassemblé une grande armée qui marchait à leur
rencontre. Ils se rencontrèrent sur une plaine, et c'était le soir.
De part et d'autre, ils plantèrent leurs tentes et Oddr observa où, ce
soir-là, V{gripr avait planté sa tente. Quand tout le monde fut endormi,
que tout fut tranquille et silencieux, Oddr se leva et sortit. Il était équipé
de telle sorte qu'il avait une épée à la main et pas d'autre arme. Il ne s'ar­
rêta pas qu'il ne fut arrivé à la tente où V{gripr dormait, il resta là fort
longtemps et attendit que quelqu'un sortît de la tente. Il se fü qu'un
homme sortit, il faisait très noir.
I:homme prit la parole et dit: « Pourquoi restes-tu pendu là, dit-il, au
lieu d'aller soit dans la tente soit ailleurs?
- Eh bien! dit-il, je ne m'y suis pas bien pris. Je ne trouve pas la place
où je me suis couché hier soir.
- Sais-tu où était ta tente?
- Certes, je savais que je devais coucher dans la tente de V{gripr avec
un homme entre lui et moi, mais je suis si loin d'y arriver que je vais être
la risée de tout le monde si tu ne m'aides pas.

139. Voir valkyries*.


918 Sagas légendaires islandaises

- Bien, dit l'autre, je dois pouvoir faire en sorte de te mener au lit où


Vigripr dort», et c'est ce qu'il fit.
« Très bien, dit Oddr, ne fais pas de bruit et tout ira bien pour moi, car
je vois clairement maintenant où est ma place.»
Lautre s'en alla, Oddr resta là jusqu'à ce qu'il pense que l'autre devait
être endormi. Alors, il enfonça une cheville de bois à travers la tente, là où
Vîgripr était couché. Après cela, il sortit et alla derrière la tente, à l'endroit
où se trouvait la cheville. Là, il souleva le pan de la tente et tira Vîgripr par
le bord et lui trancha la tête sur une poutre. Il referma la tente en laissant
tomber le corps à l'intérieur, pour lui, il alla à sa tente et se coucha et fit
comme si de rien n'était.

29. De la collecte du tribut et du mariage d'Oddr

Au matin, lorsque les vikings se réveillèrent, ils trouvèrent Vîgripr


mort, sa tête ayant disparu. Cela leur parut une telle merveille qu'ils en
furent tout déconcertés. Ils tinrent conseil et il fut résolu qu'ils pren­
draient un autre homme pour chef et qu'ils lui donneraient le nom de
Vîgripr et qu'ils lui feraient porter leur bannière pendant le jour. Oddr et
ses hommes se réveillèrent et mirent leurs armures. Il fit de telle sorte
qu'il fit faire une hampe pour la bannière et mit au sommet la tête de
Vîgripr. De part et d'autre, on disposa les troupes en ordre de bataille.
Oddr était sur le devant de sa troupe, il avait beaucoup moins de monde.
Il prit la parole et héla les gens du pays en demandant s'ils reconnais­
saient la tête qu: était portée devant lui. Les gens du pays estimèrent
reconnaître la tête de Vîgripr et s'étonnèrent fort qu'il en fût ainsi. Oddr
leur donna alors le choix: voulaient-ils livrer bataille contre lui ou bien
se soumettre? Ils pensèrent que les choses s'étaient passées de telle sorte
que les perspectives n'étaient pas belles, même s'ils essayaient, et ils pri­
rent le parti de se soumettre à Oddr. Il se chargea d'eux tous et s'en alla
jusque là où il rencontra Âlfr bjâlki. De part et d'autre, ils avaient une
grande troupe, bien qu'Oddr en eût moins qu'Âlfr. Bataille éclata aussi­
tôt entre eux.
Il y eut là si rude attaque qu'Oddr ne s'était jamais trouvé nulle part où
une telle hécatombe eût eu lieu pour la raison qu'en un bref moment, il
estima qu'il y avait grand massacre dans sa troupe. « Il s'ensuit aussi, dit
Oddr, que j'avais beau tout dévaster jusqu'à la bannière d'Âlfr, je ne pou­
vais le voir nulle part. »
Alors, un homme du pays qui avait été avec Vîgripr prit la parole: «Je
ne sais, dit-il, ce qu'il y a chez toi pour que tu ne le voies pas, car il marche
Saga d'Oddr aux Flèches 'i I •1

derrière sa bannière et ne s'en sépare jamais, et la preuve en est q u ï 1


décoche une flèche de chacun de ses doigts et qu'il se trouve un homme
devant chacune.
- Je ne le vois tout de même pas», dit Oddr.
Alors, cet homme leva son bras au-dessus de la tête d'Oddr et dit:
« Regarde donc en dessous de mon bras. »
Et aussitôt Oddr vit Alfr et aussi tout ce qui lui avait été dit.
Oddr dit alors: « Reste ainsi quelques moments», dit-il, et c'est ce que
fit l'autre.
Alors, Oddr alla chercher les Dons de Gusirr, en prit un, le posa sur la
corde et tira sur Alfr bjâlki, mais celui-ci mit la paume de sa main devant
et la flèche ne mordit pas du tout.
« Que tout le monde y aille, dit Oddr, même si aucun de vous n'est
utile.»
Il décocha tous les Dons de Gusirr, et aucun d'eux ne mordit, ils tom­
bèrent tous dans l'herbe. «Je ne sais pas, dit Oddr, à moins que se réalise
ce que le vieux Jôlfr a dit, que les Dons de Gusirr ont dépéri. Il va falloir
essayer les flèches de pierre du vieux. » Et il en prit une, la posa sur la
corde et tira sur Alfr bjâlki. Et quand celui-ci entendit le sifflement de la
flèche qui volait sur lui, il brandit de nouveau la paume de sa main, mais
la flèche vola à travers et ressortit par la nuque. Oddr en prit une autre et
la posa sur la corde et tira sur Alfr. Celui-ci brandit son autre paume, pen­
sant protéger celui de ses yeux qui restait, mais la flèche entra dans cet œil
intact et ressortit par la nuque. Alfr ne tomba pas davantage. Alors, Oddr
tira la troisième flèche, laquelle arriva sur Alfr au milieu du corps, et alors,
il tomba. Alors, les flèches du vieux disparurent, car il avait dit qu'on ne
pouvait les tirer qu'une fois et qu'alors on ne les retrouverait pas.
La bataille fut courte dès lors, la troupe avait pris la fuite et s'était ren­
due à la cité. Là, la gydja se tenait dans les rues de la ville, décochant des
flèches de tous ses doigts. La bataille s'apaisa, les troupes allèrent se rendre
à Oddr partout. Auprès de la ville, il y avait des temples et des lieux de
culte 140 : Oddr y fit mettre le feu et brûla tout ce qui se trouvait dans le
voisinage de la ville, et alors, la gyôja déclama ce lai:

140. La traduction est malaisée. Il est clair que l'auteur de cette saga fait feu de tout
bois. La langue disposait de deux termes, qui peuvent se rendre l'un et l'autre, par
«temple», mais la prudence s'impose absolument étant donné qu'il semble bien que le
paganisme nordique, que l'auteur s'efforce de restituer chaque fois qu'il le peut, ne
connaissait pas de«temple». Le mot hofsemble fabriqué sur des modèles bas-allemands, le
mot horgr pourrait s'appliquer à ce que nous appellerions des hauts-lieux, des emplace­
ments naturels qui pouvaient, d'aventure, servir de« temples».
920 Sagas légendaires islandaises

63. Qui provoque cet incendie,


quelle bataille,
quel pouvoir de jarl
déchaîne les esrocs ?
Les temples ont brûlé,
les hauts-lieux sont en flammes,
qui rougit les estocs
dans la troupe d'Yngvi?

Oddr répondit et déclama cela:

64. Oddr brûla les temples


et brisa les hauts-lieux
et détruisit
tes dieux de bois;
ne firent pas
grand bien en ce monde,
eux qui ne purent
se sauver du feu.

Alors, elle déclama:

65. Le cœur rit en moi


que tu aies obtenu
le courroux de Freyr,
mêlé de danger,
les Ases aident
et les Asynes
les puissances suprêmes
leur gyôja 141 .

Alors, Oddr déclama:

66. Je n'ai cure


que tu me menaces
femme avide de mal

141. Les Ases et les Asynes sont les dieux et les déesses de cette mythologie, Freyr est un
des Ases (des Vanes plus précisément, une autre famille de dieux) mais on voit mal ce qu'il
vient faire ici: il régente la paix, la prospérité, non la guerre. Il est clair que le courroux de
Freyr est une image (kenning) pour« feu».
Saga d'Oddr aux Flèches ').' /

du courroux de Freyr;
je sais que dans le feu
flambent les Ases
que les trolls te possèdent
je crois en Dieu seul.

Alors elle déclama:

67. Qui t'a élevé


pour devenir un tel idiot
que tu ne veuilles point
sacrifier à Ôôinn ?

Alors, Oddr intervint et déclama:

68. M'éleva Ingjaldr


dans mon enfance,
lui qui régnait sur Eikund
et habitait Jaôarr 142.

Alors elle déclama:

69. Richesse estimerais-je


posséder en suffisance
si je trouvais
Alfr le Glorieux;
Je lui dédie sacrifice
et quatre fermes;
il vous tirera
tous dans le feu.

Alors Oddr déclama cela:

70. Oddr courba l'orme,


flèche vola de la corde,
l'ouvrage de J6lfr
transperça Alfr;
n'attend pas

142. Jaôarr est Jxren, une province de Norvège.


922 Sagas légendaires islandaises

sacrifice,
et que Bjâlki accepte,
festoient les corbeaux
sur la charogne de Bjâlki 143 .

Alors elle déclama:

71. Qui te seconda


de l'est jusqu'ici,
de terreur empli
et fallacieux?
Tu dois vouloir
ravager quiconque,
quand tu as pu d'Alfr
ruiner la vie.

Alors Oddr déclama:

72. M'aidèrent les flèches


et l'œuvre de J6lfr,
projectiles grandioses
et arc souverain;
et ce en cinquième lieu
que tu dois savoir,
que jamais des Ases
je ne me fis des amis.

73. Je fis Freyr


d'abord puis Ôôinn
aveugler tous deux,
aller au bûcher,
durent les Ases
chercher à se dérober
où que nous nous fûmes
rencontrés en groupes.

Et il déclama encore:

143. «Orme» (l'arbre) est un heiti pour «homme». Quant à Bjalki, on a déjà signalé
que l'usage existait de substituer le surnom au nom.
Saga d'Oddr aux Flèches 923
74. Je chassai les Ases
deux ayant perdu cœur,
comme devant le loup
chèvres couillonnes courent;
mauvais d'avoir Ôôinn
pour arrii cher;
tu ne sacrifieras plus
méchante sorcière.

Oddr marche maintenant sur la gydja avec un gros gourdin de chêne.


Elle battit en retraite et entra dans la ville avec la troupe qui la suivit.
Oddr pourchassa ces fuyards et tua tous ceux sur lesquels il put mettre la
main, mais la gydja s'enfuit jusqu'au temple principal qui se trouvait dans
la ville, et elle entra dans ce temple en disant ceci:

75. Les Ases aident


et les Asynes
les puissances suprêmes
leur gyôja144.

Oddr arriva au temple et ne voulut pas entrer à sa poursuite. Il monta


sur le toit du temple et vit par la lucarne où elle se trouvait. Il s'empara
d'une grosse pierre et la précipita par la lucarne. La pierre atteignit le dos
de la géante et l'écrasa sur les marches, et c'est là qu'elle mourut. Et Oddr
poussa son armée par toute la ville. Il arriva à l'endroit où était Âlfr; il
n'était pas encore mort. Alors Oddr le rossa de son gourdin jusqu'à ce
qu'il fut mort. Puis il collecta le tribut par tout le pays et institua des chefs
et des gouverneurs. Il dit dans son poème que ce fut à Antiôkîa 145 qu'il
tua le père et le fils.
Et quand ce fut fait, il s'en alla de là avec grande richesse et des biens
illimités, tant que personne ne put les estimer, et l'on ne parle pas de son
expédition avant qu'ils ne fussent revenus en Grikkland 146. Pendant ce
temps, il s'était fait dans ce pays que le roi Herrauôr était mort, on l'avait
porté à sa tombe et l'on avait érigé un tertre au-dessus de lui. Quand il fut
arrivé au pays, Oddr fit aussitôt célébrer ses funérailles, et cela étant fait,

144. Reprend littéralement la deuxième moitié de la troisième strophe de ce dévelop­


pement.
145. Il s'agit d'Antioche, bien entendu: l'auteur, une fois de plus, étale ses connais­
sances, ici géographiques.
146. Le Grikkland est la Grèce (Byzance).
924 Sagas légendaires islandaises

Hârekr fiança à Oddr sa fille adoptive, Silkisif, et ce fut tous ensemble que
l'on célébra cette noce et les funérailles du roi Herrauôr. Au cours de ce
banquet, on donna à Oddr le titre de roi et il se mit à gouverner son
royaume.

30. Bataille d'Oddr et d'Ôgmundr

Ce qui s'était passé sept hivers plus tôt, c'est que le roi qui était à l'est à
Holmgarôr était mort soudainement, et avait pris le pouvoir un inconnu
qui s'appelle Kvillânus, et il régnait. Il avait quelque peu une habitude
étrange, car il portait un masque sur son visage, en sorte que l'on ne
voyait jamais son apparence. Cela paraissait bizarre. Nul ne savait non
plus quelle était sa famille ni sa terre patrimoniale et pas davantage d'où il
provenait. On en discutait beaucoup. Cela s'apprit en divers lieux, et en
Grikkland, cela parvint aux oreilles d'Oddr. Cet homme lui parut bien
étrange, du fait qu'il n'en avait jamais entendu parler, où qu'il fût allé. Il
monta sur la poutre et fit le serment qu'il s'assurerait de la personne qui
était roi à Holmgarôr, et peu après il rassembla une troupe et se prépara à
partir. Il envoya un message à Sirnir, son frère juré, qui vint à sa rencontre
à l'est du Vinnland 147 et qui avait trente bateaux, et Oddr, cinquante. Ils
étaient tous bien équipés en armes et en hommes. Ils naviguèrent donc
vers l'est jusqu'à Holmgarôr.
Le Garôariki est un vaste pays, il y avait là maints royaumes 1 48. Il y
avait un roi appelé Marra qui régnait sur Moram, ce pays est en
Garôariki. Il y avait un roi appelé Râôstafr. Lendroit sur lequel il régnait
s'appelle Râôstofa. Il y avait un roi appelé Eddval. Il régnait sur le
royaume appelé Sursdalr. Le roi qui avait régné sur Holmgarôr avant
Kvillânus s'appelait Holmgeirr. Il y avait un roi appelé Paltes. Il régnait

147. Il vaudrait mieux lire Vindland, le pays des Vendes, des Slaves donc.
148. Nous avons déjà vu que Garôariki s'applique à la Russie, pour les vikings. Pour
bref qu'il soit, le paragraphe qui suit est une somme. On peut l'interpréter de deux façons:
ou bien le clerc qui, indubitablement, rédige ce texte, tient, comme si souvent chez ses
congénères, à faire état de sa science, livresque d'aventure; ou bien les termes qui vont
suivre s'appliquent à ce qui s'appelait la Roure de l'Est (austrvegr*). Le lecteur voit passer,
de la sorte, Murom, Rostov, Souzdal, Polotsk - il aura noté aussi que Magog, qui figure
dans la Bible (comme opposé de Gog) intéresse l'auteur qui le relie à Japhet, l'un des trois
fils de Noé.
Je veux surtout attirer l'attention sur Ka:nugarôr, parfaitement attestée, qui est Kiev:
c'est là que les varègues établirent une seconde principauté (avec celle de Novgorod): les
deux fusionnèrent bientôt pour donner ce que l'on appellera alors la Russie.
Saga d'Oddr aux Flèches 925

sur Palteskjuborg. Il y avait un roi appelé Ka:nmarr. Il régnait sur Ka:nu­


garôr où avait habité en premier lieu Magok, fils de Naphet fils de Nôa.
Tous ces rois qui viennent d'être nommés étaient tenus de payer le tribut
au roi Kvillanus.
Avant qu'Oddr arrive à Hôlmgarôr, Kvillânus avait rassemblé des
troupes pendant trois hivers. Il semblait aux gens qu'il avait dû être au
courant de la venue d'Oddr. Tous les rois qui ont été précédemment nom­
més étaient là avec lui. Svartr fils de Geirriôr était là aussi. Il avait été
appelé ainsi après la disparition d'Ôgmundr Meurtrier d'Eypjôfr. Il y avait
là aussi de grandes armées du Kirjâlaland, et du Rafestaland, du Refaland,
du Vîrland, d'Eistland, du Ufland, du Vitland, du Kurland, du Lânland,
d'Ermland et Pulinâland 149. C'était une si grande armée que l'on ne pou­
vait la compter par centaines. Les gens se demandaient bien ce que cette
armée innombrable ainsi rassemblée devait faire.
Quand Oddr aborda, il envoya des hommes trouver le roi Kvillânus
pour lui offrir de se battre en tournoi 150 contre lui, mais Kvillânus réagit
promptement et se porta contre lui avec sa grande armée. Il avait alors son
masque devant le visage, selon son habitude. Dès qu'ils se rencontrèrent,
ils se préparèrent pour le tournoi. Ils avaient de fortes lances, et longues.
Ils rompirent quatre lances et s'éprouvèrent pendant trois jours mais ne
parvinrent à rien.
Alors, Kvillânus dit: « Il me semble que l'épreuve est faite entre nous,
et je déclare que nous sommes à égalité.
- On peut dire cela, il me semble, dit Oddr.
- Alors, il me semble judicieux que nous cessions, dit Kvillânus et ne
combattions plus, et je veux t'inviter chez moi à un banquet.
- Il y a une chose qui s'y oppose, dit Oddr.
- Laquelle donc? dit Kvillânus.
- Celle-ci, di Oddr: que je ne sais pas qui tu es, et j'ai fait le serment
de savoir qui éi:ait roi de Hôlmgarôr. »
Alors, Kvillânus enleva le masque de sa face et dit: « Reconnais-tu un
peu cette hideuse tête? »
Oddr reconnut tout à fait Ôgmundr Meurtrier d'Eypjôfr, car il vit
toutes les marques qu'il lui avait laissées en lui arrachant la barbe et le

149. Pour ne pas alourdir démesurément cet appareil critique, voici, dans l'ordre, les
noms de lieux (pays) énumérés: Carélie (en Finlande, donc), Tafesdand (Tavastaland),
Refaland (donc pays de Reval), Virland, Estonie, Livonie, Vidand, Courlande, Kanland,
Arménie (peut-être) et Pologne.
150. Ce détail date le texte et situe son origine: il est notoire que le Nord ancien n'a pas
connu de tournois.
926 Sagas légendaires islandaises

visage jusqu'au milieu du crâne. La chair était revenue sur les os, mais pas
un cheveu n'avait repoussé.
Oddr dit alors: «Non, Ôgmundr, avec toi je ne me réconcilierai
jamais. Tu m'as fait trop de tort et je te convoque à la bataille demain.»
Ôgmundr accepta, et le lendemain, ils livrèrent bataille. Elle fut à la
fois rude et sévère, il y eut très grande hécatombe de part et d'autre.
Sîrnir, une fois encore, avançait remarquablement et tuait maint homme
car Sniôill mordait tout ce qui se trouvait devant elle. Svartr Geirriôarson
se porta alors contre lui et il y eut là rude assaut, mais cependant, Sniôill
ne parvenait pas à mordre alors que Svartr n'avait pas d'armure. Svartr ne
manquait ni de force ni de méchanceté, mais leur combat singulier se ter­
mina de telle sorte que Sîrnir tomba, mort devant Svartr quoiqu'avec
bonne réputation.
Oddr avait alors tué tous les rois tributaires de Kvillânus, en tirant sur
certains et en abattant d'autres. Mais quand il vit Sîrnir mort, il se mit
dans une grande colère et il estima que tout cela provenait de la même
source, les pertes qu'il recevait d'Ôgmundr et de ses hommes. Alors, il
posa une flèche sur la corde et tira sur Svartr, mais celui-ci para de la
paume et la flèche ne mordit pas. Il en fut ainsi une deuxième puis une
troisième fois. Oddr considéra qu'il avait beaucoup perdu quand les Dons
de Gusirr lui avaient été enlevés. Il fait donc demi-tour, sort de la bataille,
va dans la forêt et se taille un gros gourdin, puis revient dans la bataille. Et
quand il rencontre Svartr, ils se mettent à combattre. Oddr rosse Svartr
avec le gourdin, si bien qu'il n'eut de cesse qu'il n'eût brisé chaque os de
Svartr - et il le quitta, mort.
Kvillânus n'était pas resté à ne rien faire pendant ce temps, car les gens
disent qu'une flèche volait de chacun de ses doigts et qu'un homme mourait
devant chacune, et avec l'assistance de ses hommes, il avait tué tout homme
d'Oddr. Kvillânus avait perdu beaucoup de monde aussi, si bien qu'on ne
pouvait guère les compter. Oddr était encore debout et se défendait très
vaillamment. Il n'était ni épuisé ni blessé; la cause en était sa tunique. La
nuit les sépara parce qu'il ne faisait pas assez clair pour combattre. Kvillâ­
nus se rendit à la ville avec ses hommes, ceux qui avaient survécu. Cela ne
faisait pas plus de soixante, tous épuisés et blessés. Il fut surnommé ensuite
Kvillânus la Flamme. Il régna encore longtemps sur Holmgarôr.
Oddr s'en fut par les forêts et les bois jusqu'à ce qu'il parvienne en
Gaule. Régnaient là deux rois, bien qu'il y eût eu douze royaumes. Lun de
ces deux rois s'appelait Hjèirolfr et l'autre, Hroarr. C'étaient les fils de
deux frères. Hroarr avait tué le père de Hjorolfr pour avoir le royaume, il
régnait seul, si ce n'est que Hjorolfr avait gardé une province. Oddr arriva
là, dans sa hirô.
Saga d'Oddr aux Flèches C/.)

Le roi était jeune et son divertissement était de faire du tir à l'arc,


mais il ne s'y entendait guère. Oddr dit que l'on ne tirait pas comme il
fallait.
«Crois-tu que tu tirerais mieux? dit le roi.
- Je ne vois pas pourquoi pas», dit Oddr, et il tira, et il toucha tou­
jours le but. Le roi fut très impressionné et estima beaucoup Oddr.
Le roi lui dit comme il avait été lésé par le roi Hrôarr. Oddr pressa de
demander une répartition égale des royaumes. Ils envoyèrent au roi douze
hommes porter des lettres, et lorsqu'il les eut lues, il répondit pour dire
qu'ils n'étaient pas timides, de demander pareilles choses et que ce que
l'on devait faire, c'était de les renvoyer de telle sorte qu'il n'y en ait pas
d'autre pour faire pareille demande. Ensuite, de part et d'autre, ils rassem­
blèrent des troupes, Oddr et Hjorôlfr n'ayant pas la douzième partie de la
troupe de Hrôarr. Oddr demanda qu'on lui montre le roi Hrôarr. Puis il
prit une flèche et la décocha sur lui et elle l'atteignit au milieu du corps, et
le roi Hrôarr tomba là, et il n'y eut pas de bataille. Hjorôlfr offrit à Oddr
le trône, mais il ne s'y plut pas longtemps et s'en alla en secret une nuit.
Ensuite, il resta dans les forêts, jusqu'à ce qu'il arrive à son royaume, et il
s'y installa tranquillement.
Quelque temps après, Kvillânus envoya à Oddr de grands présents tant
en or qu'en argent et toutes sortes d'excellents objets de valeur, avec des
propos d'amitié et des offres de conciliations. Oddr accepta ces dons, car
il comprenait dans sa sagesse qu'Ôgmundr Meurtrier d'Eypjôfr, qui se fai­
sait appeler Kvillânus, était invincible parce qu'on ne pouvait pas moins
l'appeler un esprit qu'un homme. Et il n'est pas mentionné qu'ils aient eu
ensuite quelque démêlé et leurs disputes se terminèrent ainsi.

31. Oddr se rend dans son lieu natal

Oddr siégea donc dans son royaume, il y est resté longtemps et il eut
deux fils de sa femme. Lun s'appelait Asmundr, d'après son frère adoptif,
et l'autre s'appelait Herrauôr d'après son grand-père maternel, ils étaient
tous les deux accomplis.
Il se fit qu'un soir, alors qu'Oddr et sa femme allaient au lit, Oddr prit
la parole: « Il y a un voyage à l'étranger que j'ai l'intention de faire.
- Que tu as l'intention de faire où? dit Silkisif.
- J'ai l'intention de me rendre au nord en Hrafnista, dit-il, je veux
savoir aussi qui s'occupe de l'île, celle que je possède ainsi que ma famille.
- Il me semble, dit-elle, que tu as ici assez de propriétés, toi qui a le
Garôarîki tout entier et toutes les autres propriétés et royaumes que tu
928 Sagas légendaires islandaises

veux, il me paraîtrait que tu n'as pas besoin de convoiter un bout d'île qui
n'a pas la moindre valeur.
- Oui, dit-il, c'est vrai que cette île est de piètre valeur, mais je veux
décider qui devra l'avoir et il ne sert à rien de me dissuader car je suis
résolu d'y aller et je serai parti dans peu de temps.»
Puis il équipa deux bateaux pour quitter le pays avec quarante hommes
sur chacun, et il n'y a rien à raconter de son voyage avant qu'il n'arrive
dans le nord en Hrafnista, en Norvège. Les gens qui se trouvaient là firent
bel accueil à Oddr, ils firent un banquet en son honneur et il fut festoyé là
un demi-mois. Ils lui offrirent l'île et toutes les propriétés qui en dépen­
daient. Il leur donna toutes ces propriétés et ne voulut pas s'attarder
davantage. Puis il prépara son expédition et on le reconduisit en lui fai­
sant d'excellents présents.
Oddr mit à la voile et sortit du Hrafnista, se rendit jusqu'à Berurj6ôr,
on pense que cela se trouve dans le Jaôarr. Alors, il fit amener les voiles.
Il débarqua avec sa troupe et se rendit là où s'était trouvée la ferme
d'Ingjaldr, il n'y avait que des ruines couvertes de gazon.
Il la parcourut du regard et dit: «C'est une terrible chose de savoir que
cette ferme soit tout en ruines et que tout est dévasté de ce qui se trouvait
là auparavant.»
Il se rendit à l'endroit où lui et Asmundr avaient leur lieu de tir à l'arc
et dit la différence qui avait existé entre les deux frère jurés. Il les condui­
sit aussi là où ils étaient allés à la nage et leur indiqua tous les repères.
Et lorsqu'ils eurent vu cela, il dit: « Maintenant, il faut aller notre che­
min, il ne sert à rien de regarder ce pays, bien que ce soit une grande chose
que d'avoir vu cela.»
Ils redescendirent et partout où ils passaient, la terre était toute cou­
verte de fleurs, là où Oddr était autrefois.
Alors qu'ils descendaient vers la mer, Oddr dit: «Je pense qu'il y a peu
d'espoir que la prophétie se réalise que la misérable voyante me fit il y a
longtemps. Mais qu'est-ce qu 'il y a là? dit Oddr, qu'est-ce qu'il y a par
terre, est-ce que ce n'est pas un crâne de cheval?
- Oui, dirent-ils, et excessivement blanchi et ancien, très gros et tout
gris en dehors.
- Qu'est-ce que vous en pensez, est-ce que ce serait le crâne de Faxi? »
Il arriva à Oddr qu'il piqua ce crâne avec le manche de son épieu. Le
crâne s'inclina un peu et d'en dessous en sortit en frétillant une vipère qui
fondit sur Oddr. Le serpent le frappa au pied au-dessus de la cheville si
bien que tout de suite le venin s'y mit, et toute la jambe se mit à enfler
ainsi que la cuisse. C'est ainsi qu'Oddr fut pris si fermement de ce mal
que ses hommes durent l'aider à descendre jusqu'à la mer.
Saga d'Oddr aux Flèches '). ")

Lorsqu'il y arriva, Oddr s'assit et dit: «On va maintenant répartir nu


troupe en deux moitiés, quarante hommes vont rester avec moi et je vais
composer un poème sur ma vie, et les autres quarante vont me faire un
sarcophage et rassembler du bois. Quand je serai mort, on me déposera
dans le feu et on brûlera tout. »

32. Oddr déclame un poème fonéraire sur sa vie et meurt

Il se mit alors à son poème, mais les autres allèrent s'occuper de tailler
le sarcophage et d'aller chercher du bois. Et ceux qui avaient été destinés à
cela apprirent le poème. Oddr déclama cela151 :

76. Qu'écoutent les hommes,


ce que je vais dire
aux provocateurs du meurtre,
de mes amis;
tard de dissimuler,
je vois que point ne pourrai
telle la lettre trompeuse 152
rien faire au destin.

77. Enfance me fut donnée


sur l'avis de mon père,
bientôt m'y habituai
à Berurjôèlr;
ne me fut point
dur d'apprécier
ce qu'Ingjaldr
pouvait aider.

151. Les notes à ce très long poème ont été volontairement limitées pour ne pas rendre
la lecture du présent ouvrage fastidieuse. Ce chant de mort, qui est aussi un récapitulatif
de la vie du héros, pose d'innombrables problèmes. Notamment celui-ci: qu'est-ce qui est
antérieur à quoi? Lauteur avait-il une version de ce poème sous les yeux et s'en est-il ins­
piré pour composer sa saga (qui existe, rappelons-le, en deux versions) ou bien a-t-il com­
posé ce poème après coup, une fois son texte en prose achevé? Le fait troublant est que,
contrairement à ce qui se produit ordinairement en pareille occurrence, il n'y a pas grandes
différences entre la version en vers et celle en prose. D'autre part, la versification de ce
poème est assez simple, toutes proportions gardées. Enfin, je n'ai pas essayé de restituer la
littéralité du texte. Je ne cherche qu'à en donner une idée.
152. La lettre trompeuse pourrait être la rune*, ici entendue comme signe cryptique.
930 Sagas légendaires islandaises

78. Grandîmes tous deux


à Berurj6ôr
Âsmundr et moi
toute notre enfance;
flèches aiguisions,
bateaux menuisions,
traits fabriquions
pour notre divertissement.

79. Me dit la prophétesse


secrets véridiques
mais point ne voulus
écouter cela;
déclarai-je au jeune
fils d'Ingjaldr
qu'envie avais de voir
le pré clos de mon père.

80. Prêt était souvent,


disait Âsmundr
tant que je vécus, à me suivre
au ping du méta! 1 53 ;
je dis au vieux
que jamais
ne reviendrai,
me voici loquace.

81. Fîmes l'esquif


sur les brisants voguer,
restions glaive tiré
sans équipage;
arrivâmes à l'île
falaises la cernant,
où Grîmr avait
vastes domaines.

82. Vis joyeusement,

153. Le « ping du métal» est « la bataille» (tout comme le « ping des broignes», strophe
8) - ces kenningar sont courantes.
Saga d'Oddr aux Flèches 931
quand arrivai à la ferme
hommes du bac
m'accueillir en liesse ;
certes pouvais-je
avec mes amis
partager l'or
et propos plaisants.

83. M'assurai-je au printemps


que l'on convoquait
un ping des broignes
pour attaquer les Bjarmiens;
puis déclarai-je
à Sigurâr et Guâmundr
que voulais avec renom
me risquer au péril.

84. Étaient les sages


sur les bateaux de guerre,
mes deux parents
à la commande;
voulaient les marins
sagaces s'attribuer
le trésor que possédaient
les Sâmes-Tervi 154 .

85. Nos bateaux marchands


amenâmes entiers
là où les Bjarmiens
avaient leurs domaines;
dévastâmes par le feu
leurs familles,
privâmes de liberté
l'homme sâme.

86. Il dit aux hommes


pouvoir indiquer
où se trouvait un trésor

154. Il y a ici une évidente obscurité: Tervi s'applique partout aux Gots, on ne voit pas
ce que viennent faire ici les Sâmes (Lapons).
932 Sagas légendaires islandaises

facile à ravir;
il nous dit de suivre
un long chemin
si nous voulions
posséder plus de richesse.

87. Vinrent les Bjarmiens


bientôt défendre
les tertres des guerriers
et se disposèrent pour la bataille;
fimes à ces rustres
avant que de partir
perdre le souffle
à force d'entre eux.

88. Descendîmes en courant


aux bateaux en bas,
fuyant à pied
à travers le marais;
manquaient à la fois
barques et knerrir155,
richesses et hommes
quand en bas arrivâmes.

89. Vite me pris


sur terre
à allumer du bois
dans la dense forêt;
de la sorte en l'air
fimes jouer
haut et rouge
le chien hurlant du bois 156 .

90. Vîmes promptement


que se hâtaient vers la terre
de magnifiques skeiô,
équipages somptueux;

155. Knerrir est le pluriel de knorr qui est le bateau* «normal» des vikings (avec le skeiô,
le langskip, etc.).
156. « Le chien hurlant du bois» est une jolie kenning pour: « le feu».
Saga d'Oddr aux Flèches 933
réjouis furent
ceux qui commandaient:
mes parents,
lorsque nous nous retrouvâmes.

91. Dûmes laisser


à la destinée
braves vaillants
dans la tempête déferlante;
parut aux hommes
transporter du sable,
espoir de terre passé,
sans mouiller là.

92. Arrivâmes à une île


rochers au-dehors,
tard en été,
voiles déchirées;
en grande hâte
hissâmes nos bateaux
pour la plupart,
roidement.

93. Plantâmes les tentes


mais certains s'en furent
l'ours chasser,
ceux qui savaient arc manier;
nous mîmes dans l'île
un feu à allumer
bûcher brûlant
et le corps d'un ours.

94. Déclarèrent les hommes des rocs


qu'ils nous expulseraient
de cette île
si nous refusions de partir;
ne trouvâmes point
agréable d'entendre
la clameur de ces gens,
non plus que plaisants à contempler.
934 Sagas légendaires islandaises

95. Ne craignîmes point,


après que sur l'île,
vaillants aux armes,
apportèrent du bois:
certains de nous bâtirent
un puissant bastion
en haut de la falaise -
j'en fus moi-même!

96. M'en fus marchant


avec les Dons de Gusirr
tous les deux entre
le roc et le feu;
frappai à l'œil
un géant
et sur la poitrine
sa Freyja du roc 157.

97. Là j'obtins un surnom


celui que je voulais,
quand depuis les rocs
les géants m'appelèrent,
déclarèrent qu'ils voulaient
qu'Oddr aux Flèches
un bon vent bientôt
au loin l'emporte.

98. Fûmes prêts


à partir de là
bientôt hors de l'île
quand vent favorable viendrait;
sains et saufs arrivâmes
chez nous de chez
les amis fidèles
qui saluèrent joyeux.

99. Fûmes tous


ensemble cet hiver

157. Freyja, une déesse vane bien connue, est prise 1c1, en guise de heiti, pour
«femme». Elle est« du roc» puisque les géants, par définition, habitent les monts.
Saga d'Oddr aux Flèches 935
réjouis de l'or
et passant joyeux temps;
les hommes tirèrent,
dès que glace se fendit,
les skeiô vers l'eau
plutôt magnifiques 158.

100. Cinglâmes ensuite


vers le sud par les côtes,
bateaux sans nombre,
vingt et un;
attendions anxieux
ce qui arriverait,
si nous fouillions tous
les Elfarsker.

101. Trouvâmes pour finir


par le détroit
héros valeureux,
l>6rôr et Hjalmarr.
Demandèrent les hommes
qui se trouvaient là
si nous voulions la paix
ou en découdre.

102. Se consultèrent
les hommes,
ne leur parut point
grand espoir d'argent;
choisirent les hommes
du Halogaland
le parti avisé,
décidâmes de mettre
nos troupes ensemble.

103. Tînmes tous


nos nefs sur les côtes
lorsque nous attendaient

158. Il faut s'habituer au style islandais: « plutôt magnifiques» signifie, en fait, totale­
ment magnifiques.
936 Sagas légendaires islandaises

prises précieuses,
ne craignions point
tandis que les chefs
aptes gouvernaient
les bateaux de guerre.

104. Fîmes rage


lorsque nous porteurs de rondaches
rencontrâmes les hardis
au large du H6lmsnes;
nous appropriâmes
tous les agrès
des très vaillants
de six bateaux.

105. Fûmes tous


à l'ouest chez Skolli
qui régnait sur le pays,
seigneur du peuple;
réduisîmes les héros
ensanglantés
tranchés par l'épée
et nous obtînmes victoire.

106. Les troupes du jarl


dévastèrent le promontoire;
les habitués au ping du combat
chassés comme renards;
Hjâlmarr et moi
nous nous en fûmes là,
dévastâmes leurs bateaux
par les cendres et le feu.

107. Guômundr s'enquit


si je voudrais aller
lui tenir compagnie
et l'accompagner:
je dis au sage
que voulais ne jamais
aller au nord voir
les gens de ma famille.
Saga d'Oddr aux Flèches 937

108. Tous fixâmes


une rencontre en été
à l'est dans l'Elfr
pour une expédition;
Hjalrriarr voulait,
l'homme au grand courage,
emmener avec lui
mes troupes vers le sud.

109. Allèrent joyeux


en deux sections
les membres du ping des broignes
dès qu'eurent bon vent;
cinglâmes ensuite
jusqu'en Svfpj6ô,
rendîmes visite à lngvi
en Uppsalir.

110. À moi Hjâlmarr donna,


l'homme au grand courage,
cinq résidences
en tout dans ce pays :
je jouis de cette richesse
tandis que les autres
me souhaitaient anneaux
et paix entière.

111. Tous se retrouvèrent


par un jour heureux
- les guerriers suédois
et Sigurôr du nord venu -
à piller les hommes,
les insulaires,
de toutes leurs richesses,
et eux endurèrent le feu.

112. À l'ouest de là
à nos coursiers rapides
fîmes connaître les vagues
pour aller trouver l'Irlande;
938 Sagas légendaires islandaises

leurs hommes et leurs femmes


lorsqu' arrivâmes là-bas,
avaient en hâte
déserté leurs foyers.

113. Courus dans le bois


par la voie carrossable,
jusqu'à ce qu'affrontai
les artifices de la corde;
je donnerais
toute ma richesse
pour retrouver vivant
.Asmundr.

114. Vis pour finir


où se rassemblaient
hommes vaillants
et leurs épouses;
là fis perdre
à quatre parents d'Ôlvor
au jeu du tranchant acéré
le souffle et l'esprit.

115. De son char


les femmes me crièrent
qu'elles me promettaient
précieuses choses;
me pria la gente
de revenir l'été suivant,
pour que Je prenne
la récompense.

116. Ne fut pas comme broigne


ou bien bleus anneaux
d'un froid glacial autour de moi
déposée
quand sur mes flancs
la tunique de soie
cousue d'or
ferme m'enserra.
Saga d'Oddr aux Flèches 939

117. De l'ouest allâmes


chercher des trésors,
si bien que mes hommes
m'appelaient couard,
jusqu'à ce qu'en Skien
hommes trouvâmes,
les frères sinistres
et les mîmes à mort.

118. S6ti et Hâlfdan


dans les Écueils de Svfa
de maint homme
furent les meurtriers ;
avant de partir de là
dévastâmes
une demi-centaine de bateaux
de la poupe à la proue.

119. Trouvâmes des hommes,


qui partaient de là,
joyeux et aguerris
à Tronuvagar;
n'était pas encore Ôgmundr
condamné à perdre l'esprit,
survécurent trois des nôtres,
mais d'eux, neuf.

120. Je pus de nouvelle de mort


me vanter devant les hommes,
dire aux vaillants
qui vinrent à la mer;
avions, Hjalmarr et moi,
fort mal supporté
quand Splendeur de !'Étrave
fut transpercé.

121. Allâmes de là chez nous,


vaillants braves,
mais érigeâmes à I>6rôr
un tertre élevé,
nul n'osait
940 Sagas légendaires islandaises

s'opposer à nous,
bonnes choses
ne nous manquèrent nullement.

122. Hj:ilmarr et moi étions


chaque jour contents,
tandis que les bateaux de guerre
gouvernions justement;
jusqu'à ce qu'en Samsey
trouvâmes des hommes
qui s'entendaient à brandir
la flamme des os 1 59•

123. Nous fimes tomber


sous les pattes des aigles
les dépourvus de renom,
douze berserkir;
me fallut alors me séparer
en ce jour fatidique
de celui qui avait été
mon plus proche confident.

124. Je n'ai point


en ma vie
trouvé nulle part
tête plus vaillante;
portai sur mes épaules
le cruel aux heaumes 160
jusqu'à Sigtuna
puis le perdis.

125. Point ne fis


longtemps attendre
pour que découvrisse
Sxundr;
ses hommes parvinrent
à dévaster mes bateaux,

159. « La flamme des os» est une kenning pour: «l'épée».


160. Celui qui est «cruel aux heaumes» désigne le héros dont il est question dans le
début de la strophe.
Saga d'Oddr aux Flèches 941
et je dus moi-même
ma vie à la nage.

126. Allai par le Gautland


l'humeur féroce,
six jo�rs durant
avant de trouver Sa:undr;
fis à ses suivants
rencontrer le glaive,
six et huit,
et le prince lui-même.

127. Pris la mer vers le sud


voyageai longtemps,
pour rencontrer
les criques peu profondes;
tout seul j'étais,
mais quantité d'hommes
par un autre chemin
se rendaient en Hel 161.

128. J'arrivai là
en Akvitana
vaillants parents
gouvernaient les villes;
là je laissai
gésir abattus
quatre occis,
braves gaillards,
et ici me vo1c1.

129. Ce fut naguère


que je pus envoyer
un message aux plus proches
de mes parents;
j'étais aussi réjoui
de les rencontrer
que l'est de provende
le faucon affamé.

161. Hel désigne conventionnellement l'autre monde où vont les morts.


942 Sagas légendaires islandaises

130. À nous trois héros


furent maints
trésors offerts ensuite
de là venant ;
mais je ne voulus
point les accepter;
mes deux frères
restèrent là.

131. Me rendis en hâte


depuis la foule
jusqu'à ce que trouve
la vaste ville de J6rsalir 162 •
tout seul décidai
d'entrer dans la rivière
et me rendis alors
capable de servir Christ.

132. Je sais que les cascades


légères tombaient,
celles du Jourdain, autour de moi,
loin du pays des Grecs;
gardait encore,
comme le savait chacun,
la tunique glorieusement faite
toutes ses vertus.

133. Rencontrai le vautour


près du gouffre,
vola avec moi
en lointains pays
jusqu'à ce que trouvâmes
le rocher élevé
où il me déposa
dans son aire.

162. J6rsalir est le nom norois de Jérusalem. «La rivière» est, bien entendu, le Jourdain.
On se rappelle, d'après le texte en prose, qu'Oddr s'est fait baptiser: c'est sans doute la rai­
son pour laquelle le Jourdain figure ici.
Saga d'Oddr aux Flèches 943

134. Jusqu'à ce que Hildir


m'emporte au loin,
le puissant géant,
sur un cotre à rames;
le vigoureux géant
me laissa auprès du feu
douze mois
loger avec lui.

135. M'attachai à Hildr


sage et grande,
fort belle
fille du géant,
et d'elle j'eus
un fils glorieux
plutôt fort,
tout à fait différent
des autres hommes.

136. Celui-là, le tua Ôgmundr


Meurtrier d'Eypj6fr,
en Helluland
fait de lave inhabitée,
je pris la vie
de ses neuf camarades;
n'ai pas trouvé
pire viking.

137. Amis à mort


d'autres de mes frères jurés,
Sirnir et Garèlarr,
enlevai la barbe du monstre,
à personne n'était semblable
d'apparence
et appelé depuis
Kvillanus la Flamme.

138. On m'estima propre


à la pluie des glaives
quand combattîmes
à Bravellir,
944 Sagas légendaires islandaises
Hringr 163 ordonna
de former les troupes en coin 164
à Oddr le Grand Voyageur
dans la bataille.

139. Rencontrai
peu après
d'intrépides princes
lorsque dirigeâmes les pays;
perpétuai d'autres
meurtres pour que
le jeune souverain
obtînt son héritage.

140. Arrivai pour finir


là où s'estimaient vaillants
Sigurôr et Sj6lfr
dans la suite du roi;
nous avisèrent les autres
de manifester notre art de tirer
et de manipuler les boucliers
devant la foule des sujets.

141. Ne tirai pas moins loin


que les dignitaires,
la lance en ma main
fut de tilleul;
choisîmes ensuite
une épreuve à la nage;
les fis tous les deux
moucher du sang.

142. Me fut une vierge au bouclier


assignée ensuite
lorsque dûmes

163. Il faut supposer que ce Hringr tient pour le Hrôarr du texte en prose.
164. Voici une institution guerrière bien connue du Nord ancien. Fylkja hamalt signi­
fie disposer ses troupes en forme de coin, à moins qu'il ne s'agisse de les ordonner pour
former un groin de porc, ce qui renverrait au caput porcinum cher à César. Il est clair, rout
de même, que les Germains avaient une tactique propre. Bien entendu, l'invention de
cette formation en coin était attribuée à Ôôinn !
Saga d'Oddr aux Flèches 945
livrer bataille;
je sais que les hommes
àAnthekja
étaient privés de souffle
mais nous, gagnions richesses.

143. Attaquâmes par l'épée


des fils d'hommes
et détruisîmes
leurs dieux de bois;
rossai Bjâlki
aux portes de la ville
d'un gourdin de chêne
si bien que perdit l'esprit.

144. Alors Harekr me fut


fidèle confident,
quand il me fiança
à son enfant adoptive;
je possédai la sage
fille du prince,
nous dirigeâmes ensemble
victoires et pays.

145. Jouis ensuite moins


de mon bonheur,
point très longtemps
comme je pensais le savoir;
quantité de choses à dire
de mes voyages
aux hommes sages;
celle-ci est la dernière.

146. Vous irez en hâte


en bas aux bateaux,
salut à tous!
Ici nous allons nous quitter;
je porte à Silkisif
et à nos fils
mes salutations,
point ne reviendrai là.
946 Sagas légendaires islandaises

Quand le poème fut terminé, Oddr se trouva très faible, on le condui­


sit à l'endroit où était préparé le sarcophage.
Alors, Oddr dit: « À présent, tout ce que m'a dit la prophétesse va
s'avérer. Je vais être allongé dans un sarcophage et y mourir. Ensuite, vous
mettrez le feu et brûlerez tout. »
Puis il se coucha dans le sarcophage et dit: « À présent, vous allez por­
ter mes salutations chez moi à ma femme et nos fils, et à nos amis. »
Après cela, Oddr mourut. Ils mirent le feu et brûlèrent tout, et ne s'en
allèrent pas que tout n'eût été consumé. La plupart des gens disent
qu'Oddr faisait douze aunes de haut, car c'était la taille du sarcophage à
l'intérieur.
Les suivants d'Oddr se préparèrent à partir et retournèrent dans l'est.
Ils eurent bon vent pour arriver à la maison. Ils dirent à Silkisif les nou­
velles qui s'étaient produites pendant leurs voyages et lui portèrent les
salutations d'Oddr. Elle fut fort affectée de cette nouvelle, de même que
les gens du pays. Elle se chargea de ce royaume ainsi que Hârekr son père
adoptif. Ils gouvernèrent le pays et ses sujets jusqu'à ce que les fils d'Oddr
soient en état de se charger du royaume. Grandit là le lignage qui descend
d'Oddr en Garôariki. Mais la fille qu'avait Oddr en Irlande, qui s'appelait
Ragnhildr, était partie de l'ouest après la mort de sa mère, puis au nord en
Hrafnista, et là, elle fut mariée, et beaucoup de gens sont descendus d'elle,
c'est là que ce lignage a grandi.
Et se termine ici la saga d'Oddr aux Flèches, selon ce que vous avez
entendu raconter.
Saga de Ketill le Saumon

1. De lajeunesse de Ketill le Saumon

1 1 y avait un homme appelé Hallbjorn. Il était surnommé demi-troll*.


C'était le fils d'Ûlfr le Sauvage. Il habitait dans l'île de Hrafnista. Elle
se trouve dans le Raumsdalr. C'était un homme riche et puissant, très
éminent parmi les paysans de cette région du nord. Il était marié et avait
un fils qui s'appelait Ketill. Celui-ci était de grande taille, viril et pas beau.
Quand Ketill eut quelques hivers, il se couchait dans la cuisine 1 . Cela
paraissait risible aux gens virils, et il avait coutume, quand il siégeait
auprès du feu, de porter une main à sa tête, et de l'autre, il fouillait dans
le feu devant ses genoux. Hallbjorn lui dit de ne pas porter la main à sa
tête et que son état s'améliorerait. Ketill ne répondit pas. Il disparut peu
après et fut parti trois nuits. Quand il arriva à la maison, il avait une table
derrière lui. Celle-ci était bien faite. Il la donna à sa mère en disant qu'il
avait plus d'amour à lui revaloir qu'à son père.
Une fois, pendant l'été, par beau temps, Hallbjorn fit rentrer du foin
et il y avait grande presse. Hallbjorn alla dans le skdli* trouver Ketill, et
dit: « Il s'agirait maintenant, parent, de bien faire et de rentrer du foin
aujourd'hui, tout le monde est au travail.»
Ketill se leva d'un bond et sortit. Hallbjorn lui remit deux bêtes de
trait et une femme pour ce travail. Il rentra donc le foin à la ferme et s'y
prit si vaillamment qu'il fallut pour finir huit personnes pour mettre le
foin en meules et que tout le monde pensa avoir suffisamment à faire.
Quand vint le soir, tout le foin était rentré et les deux bêtes de trait étaient
épuisées.
Hallbjorn dit alors: « Il me paraît judicieux, parent, que tu te charges
de toute l'administration de nos biens, car tu es jeune et prometteur et
capable de tout, mais moi, je me fais vieux et roide et je ne suis plus bon
à rien.»

1. Voir kolbitr*.
948 Sagas légendaires islandais('S

Ketill déclara qu'il ne le voulait pas. Hallbjorn lui donna alors une
hache passablement grande et très acérée, une arme extrêmement bonne.
Il dit: « Il y a encore une chose, parent, dont je t'avertis surtout: c'est que
dès que le jour point, je veux que tu ne sortes guère, et surtout que tu
n'ailles pas au nord de l'île depuis notre ferme. »
Hallbjorn commentait d'abondance cela pour Ketill, son fils.
On nomme un homme, Bjorn. Il habitait à peu de distance de là. Il
avait toujours eu coutume de se moquer de Ketill, il l'appelait Ketill
l'idiot du Hrafnista. Il s'en allait toujours à la pêche.
Un jour qu'il était parti, Ketill prit une barque de pêche, une ligne et
un hameçon, il rama jusqu'aux bancs de poissons et se mit à pêcher. Bjorn
se trouvait là. Quand ils virent Ketill, ils rirent bien fort et se moquèrent
de lui comme il faut. Bjorn surtout se livrait à cela, comme il en avait l'ha­
bitude. Ils pêchèrent bien, et Ketill tira une morue, d'assez médiocre qua­
lité, et pas d'autre poisson. Quand Bjorn et les siens eurent fait le plein, ils
rassemblèrent leurs engins de pêche et se préparèrent à rentrer à la maison
et Ketill de même. Ils riaient de lui.
Ketill dit alors: « Je vais vous céder maintenant toute ma pêche, et
l'aura le premier de vous qui l'atteindra.»
Il empoigna sa morue et l'envoya sur leur bateau. La morue arriva sur
l'oreille du paysan Bjorn si rudement qu'il en eut le crâne gravement
blessé, qu'il passa par-dessus bord et coula aussitôt pour ne jamais remon­
ter ensuite. Les autres ramèrent jusqu'à la côte ainsi que Ketill. Hallbjorn
ne prit guère garde à cela.
Un soir, après la tombée de la nuit, Ketill prit sa hache et se rendit dans
le nord de l'île. Il n'était pas arrivé bien loin de la ferme qu'il vit un dra­
gon volant en venant du nord des rochers. Il avait une queue et des serres
comme un serpent, et des ailes comme un dragon. Il semblait que du feu
sortait de ses yeux et de sa gueule. Ketill estima n'avoir jamais vu pareil
poisson ou autre monstre, il aurait préféré se défendre contre quantité
d'hommes. Ce dragon l'attaqua, mais Ketill se défendit avec sa hache,
bien et virilement. Cela dura longtemps, jusqu'à ce que Ketill parvienne à
assener un coup sur la queue et mettre en pièces le dragon. Lequel s'af­
faissa, mort.
Puis Ketill se rendit à la maison, son père était dehors dans le pré-clos
et il salua bien son fils, et demanda s'il avait vu quelque créature provo­
cante dans le nord de l'île.
Ketill répond: « Je ne vais pas faire une histoire de l'endroit où j'ai vu
des poissons courir, mais il est vrai que j'en ai fendu un par le milieu, à
l'endroit où commence le dos.»
Hallbjorn répond: « On va penser que tu ne te préoccupes guère de
Saga de Ketill le Saumon

petites choses, si tu comptes une bête pareille parmi les petits poissons. Je
vais accroître ton nom et t'appeler Ketill le Saumon. » Ils restèrent tran­
quilles un moment.
Ketill avait très fort l'habitude de rester auprès du feu. Hallbjorn se
rendait beaucoup à la pêche et Ketill lui demandait de l'accompagner.
Mais Hallbjorn lui disait qu'il convenait mieux à rester près du feu qu'à
être en mer. Mais quand Hallbjorn se rendit à son bateau, Ketill était là et
Hallbjorn ne put le renvoyer. Hallbjorn se rendit à la proue de son bateau
et demanda à Ketill d'aller à la poupe et de pousser. C'est ce que fit Ketill,
mais le bateau n'avança pas.
Hallbjorn dit: «Tu n'es pas semblable à tes parents, et je crois qu'il fau­
dra du temps pour que tu aies de la force. J'avais l'habitude, moi, av:mt de
vieillir, de mettre tout seul le bateau en route. »
Ketill se fâcha alors, il poussa si rudement le bateau que Hallbjorn
tomba sur les cailloux du rivage, et le bateau ne s'arrêta pas qu'il ne fut à
flot.
Hallbjorn dit alors: «Tu n'as pas beaucoup l'air de jouir de la parenté
qu'il y a entre nous, si tu veux me briser les os, mais je dirai à présent que
je pense que tu es passablement fort, car je voulais éprouver ta force et je
me tenais le plus fermement possible et tu as poussé de l'avant. J'estime
que tu as l'étoffe d'un fils. »
Ils vont au lieu de pêche. Hallbjorn gardait la hutte et Ketill ramait en
mer. Il revint avec une grosse prise. Alors, deux hommes fort martiaux
ramèrent sur lui. Ils lui ordonnèrent de laisser cette prise. Ketill refusa et
leur demanda leurs noms. Lun dit s'appeler Hxngr et l'autre, Hrafn, et
qu'ils étaient frères. Ils l'attaquèrent, mais il se défendit avec un gourdin,
fit passer Hxngr par-dessus bord d'un coup de gourdin et le tua de la
sorte; pour Hrafn, il s'enfuit. Ketill s'en fut chez lui et son père vint à ses
devants et demanda s'il avait trouvé des hommes ce jour-là. Ketill déclara
avoir trouvé deux frères, Hxngr et Hrafn.
Hallbjorn dit: « Comment se sont passés vos démêlés? Je ne sais pas
grand-chose d'eux, ce sont de vaillants hommes et ils sont proscrits de la
contrée en raison de leur turbulence. »
Ketill déclara qu'il avait tué Hxngr en le faisant passer par-dessus
bord, et que Hrafn s'était enfui.
Hallbjorn dit: «Tu es friand, parent, de gros poissons, et c'est pour­
quoi ton nom est bien trouvé. »
Le lendemain, ils allèrent à la maison avec leur prise. Ketill avait alors
onze hivers, leurs liens de parenté s'améliorèrent alors.
950 Sagas légendaires islandaises

2. Ketill tue deux géants

En ce temps-là, il y avait une grande famine en Hâlogaland, et il y a


maintes demeures au bord de la mer. Ketill déclara qu'il voulait aller à la
pêche et ne pas être un nécessiteux. Hallbjorn lui demanda d'aller avec
lui. Ketill déclara qu'il se plaisait bien à aller tout seul avec le bateau.
« Ce n'est pas judicieux, dit Hallbjorn, tu veux faire à ton gré. Je vais te
mentionner trois fjords. Lun s'appelle Na:stifjorôr, le second, Liôfjorôr et
le troisième, Vitaôsgjafi, et il y a longtemps que je suis sorti des deux pre­
miers, et il y avait du feu dans les deux vivoirs.»
Cet été-là, Ketill alla dans le Miôfjorôr, le feu était vivant dans le skali.
Au fond du fjord, Ketill trouva un grand skâli, le paysan n'était pas chez
lui lorsque Ketill arriva. Il vit là une pêche importante, de grandes fosses
étaient creusées dans le sol, il arracha tout ce qu'il y avait dedans et le jeta
çà et là. Il trouva là de la baleine et de l'ours blanc, du phoque et du morse
et toutes sortes de bêtes, et tout au fond de chaque fosse, il trouva de la
viande humaine salée. Il sortit tout et le détruisit.
Quand vint le soir, il entendit un grand bruit de rames. Il alla alors à la
mer. Un paysan ramait vers la côte. Il s'appelait Surtr. Il était grand et
hideux. Quand le bateau toucha le fond, il sauta par-dessus bord, prit le
bateau et le monta au hangar, il s'enfonçait dans le sol presque jusqu'au
genou.
Il avait une voix grave et parlait tout seul: « On a fait des ravages ici,
dit-il, tout mon bien est dévasté et le pire a été accompli sur ce qui est le
meilleur, mes carcasses d'hommes. Pareille chose mériterait une récom­
pense. Les choses sont malhabilement réparties aussi car Hallbjorn, mon
ami, est tranquille chez lui, Ketill le Saumon, l'idiot de la cuisine, est
arrivé ici, jamais je ne le lui ferai assez payer. Ce serait presque une honte
de ne pas le supporter, lui qui a grandi près du feu et qui est un kolbitr. »
Il prend vers le skali, Ketill recule et s'arrête derrière les portes, la hache
brandie. Quand Surtr arrive au skali, il lui faut se pencher contre la porte,
assez fort, et il donne d'abord de la tête, ensuite des épaules. Ketill lui
assène alors un coup de sa hache. Celle-ci chanta fort quand elle lui coupa
la tête. Le géant tombe alors mort sur le sol du skâli. Ketill chargea son
bateau et s'en fut à la maison en automne.
Lautomne suivant, il s'en alla à Vitaôsgjafi. Hallbjorn l'en dissuada en
disant qu'il faisait bon s'y rendre en chariot. Ketill dit qu'il ne servirait à
rien de ne pas essayer - « et je vais y aller, dit-il.
-Tu vas trouver l'endroit hanté, dit Hallbjorn, mais il est évident que
tu veux fréquenter mes foyers et t'égaler à moi en tout.» Ketill dit qu'il
devinait juste.
Saga de Ketill le Saumon 95/

Puis il se rendit au nord à Vitaôsgjafi, trouva là un grand skâli et se pré­


para. La pêche ne manquait pas, là. On pouvait prendre les poissons à la
main. Ketill attacha sa prise dans son hangar et alla dormir ensuite. Mais
le lendemain matin, quand il y arriva, toute la prise avait disparu.
La nuit suivante, Ketill veilla. Il vit alors un géant entrer dans le hangar
et lier un gros fardeau. Ketill alla à lui et le frappa de sa hache sur l'épaule,
et le fardeau tomba à terre. Le géant réagit fortement quand il reçut cette
blessure, de sorte que Ketill laissa échapper sa hache qui resta enfoncée
dans la blessure. Le géant s'appelait Kaldrani. Il courut vers le fond du
fjord dans sa caverne, poursuivi par Ketill. Il y avait là des trolls assis près
du feu qui rirent fort et dirent que Kaldrani avait reçu une punition méri­
tée pour son acte. Kaldrani déclara qu'il était besoin d'oindre sa blessure
plus que de le blâmer. Alors, Ketill entra dans la grotte et déclara être
mire2, il demanda qu'on lui apporte de la pommade et qu'il voulait pan­
ser la blessure. Les trolls allèrent au fond de la grotte. Ketill sortit sa hache
de la blessure et asséna au géant le coup de la mort; il s'en alla ensuite
à son skali, chargea son bateau et s'en alla à la maison. Hallbjorn lui fit
bel accueil et demanda s'il s'était aperçu de quelque chose. Ketill dit que
loin de là.
Hallbjorn dit qu'il y avait beaucoup à rougir encore - « et vas-tu rester
tranquille? dit-il.
- Oui», dit Ketill.

3. Ketill est avec Bruni et tue Gusirr

En automne, avant les nuits d'hiver3 , Ketill prépara son bateau. Hall­
bjorn demanda ce que l'on allait faire. Ketill déclara avoir l'intention
d'aller à la pêche.
Hallbjorn dit que ce n'étaient pas des façons de faire - « et tu fais cela
sans ma perm1ss10n. »
Ketill y alla néanmoins. Et quand il arriva au nord dans le fjord, il
essuya un violent coup de vent et fut dérouté en mer, il n'atteignit pas le
port et fut chassé sur quelques rochers au nord devant le Finnmark, et
accosta là où les rochers se séparaient. Il s'installa là et dormit. Il se
réveilla du fait que tout son bateau trer1blait. Il se leva et vit qu'une
femme troll saisissait l'étrave et secouait le bateau. Il courut dans la cha­
loupe et prit une boîte à beurre, trancha les amarres et s'en alla à la rame.

2. Un médecin.
3. Voir vetrn&!tr *.
952 Sagas légendaires islandaises

La bourrasque durait. Alors, une baleine se précipita sur lui, elle protégea
le bateau contre le vent et il eut l'impression qu'elle avait des yeux
d'homme.
Alors, il rencontra un écueil et brisa la chaloupe, et il mouilla là après
s'être reposé, il parvint à terre et trouva un chemin partant du rivage et
trouva une ferme. Il y avait là un homme devant les portes, qui fendait du
bois. Il s'appelait Brûni. Celui-ci le reçut bien et déclama une visa*:

1. Bienvenue à toi, Le Saumon,


et tu vas accepter
ainsi que tout cet hiver
d'être chez nous.
Je te fiancerai,
à moins que tu refuses,
à ma fille,
avant que vienne le jour.

Ketill déclama une vîsa:

2. Ici j'accepterai!
Je pense que le pouvoir
de la magie du Sâme
a rendu le temps terrible.
Et tout le jour
j'ai écopé seul avec trois hommes.
La baleine a calmé la mer.
Ici j'accepterai!

Ensuite, ils entrèrent. Se trouvaient là deux femmes. Brûni demanda


s'il voulait coucher avec sa fille ou tout seul. Elle s'appelait Hrafnhildr et
était de grande taille quoique vaillante. On dit qu'elle avait un visage large
d'une aune. Ketill déclara vouloir coucher avec Hrafnhildr.
Ensuite, ils allèrent au lit et Brûni étala sur eux une peau de bœuf.
Ketill demanda ce que cela signifiait. «J'ai invité ici des Sâmes, mes amis,
dit Brûni, et je ne veux pas que vous soyez vus d'eux. Ils sont censés venir
pour ta boîte de beurre. »
Les Sâmes arrivèrent et ils n'avaient pas la face mince. Ils dirent:
« Nous nous amuserons de cette boîte de beurre. »
Puis ils s'en allèrent. Mais Ketill resta là et se divertit avec Hrafnhildr.
Il allait toujours sur le lieu de tir à l'arc et apprenait les exercices. Parfois,
il allait à la chasse avec Brûni. En hiver, après Jôl!, Ketill eut envie de s'en
Saga de Ketill le Saumon 95.i

aller. Mais Brûni dit que cela ne se pouvait à cause de l'emprise de l'hiver
et du mauvais temps - « mais Gusirr, le roi des Sâmes, est dans les forêts. »
Au printemps, Brûni et Ketill se préparèrent à faire le voyage. Ils passè­
rent par le devant du fjord. Et quand ils se quittèrent, Brûni dit: « Prends
maintenant le chemin que je te montre, mais pas par la forêt. »
Il lui donna un proje�tile et une pique en lui demandant de s'en servir
s'il en avait besoin, en cas de nécessité. Puis ils se quittèrent et Brûni s'en
fut chez lui.
Ketill se dit en aparté: « Pourquoi ne prendrais-je pas le chemin le plus
court sans avoir peur des géantes de Brûni? »
Puis il prit par la forêt, il vit un grand tourbillon de neige fraîche et
qu'un homme lui courait après, qui avait deux rennes et un char. Ketill le
salua d'une vîsa:

3. Sors de ton traîneau,


calme les rennes,
homme tard parti,
dis comment tu t'appelles.

Celui-ci répond:

4. Gusirr m'appellent
les nobles Sâmes.
Je suis le chef
de toutes les nations.
Qu'est-ce que cet homme
qui s'en vient à ma rencontre
et rampe comme loup du bois?
Craintif tu parleras
si parviens à t'échapper
trois fois du l>rumufjorôr.

«C'est pour cela que je t'appelle insensé. » Ils se rencontrèrent devant


Ôfara-I>ruma; Ketill déclama une vîsa:

5. Le Saumon je m'appelle,
du Hrafnista venu,
vengeur de Hallbjorn.
Pourquoi glisses-tu ainsi, malheureux?
Tenir des propos pacifiques
point ne le ferai avec le Sâme couillon,
954 Sagas légendaires islandaises

je vais plutôt courber l'arc


celui que Brûni me donna.

Gusirr se dit qu'il savait maintenant qui était Le Saumon, car il était
fort renommé. Gusirr déclama une vîsa:

6. Qui est
au début du jour
désireux de bataille
d'un cœur cruel ?
Nous allons tenter
de rougir les traits
chacun contre l'autre,
à moins que le cœur ne nous faille.

Ketill déclama :

7. Le Saumon on m'appelle
d'un demi-nom.
Je vais te faire
résistance d'ici.
Tu sauras à coup sûr
avant que nous nous quittions
que les flèches mordent
les bouseux.

Gusirr déclama:

8. Prépare-toi à présent
à l'éclat acéré des estocs.
Mets ton bouclier devant toi,
durement vais tirer,
tu vas promptement
à mort être mis,
à moins que toutes
tes richesses tu délaisses.

Ketill déclama :

9. Mes richesses
point ne délaisserai
Saga de Ketill le Saumon 955
ni devant toi seul
ne m'enfuirai en courant.
Avant cela ton bouclier
sera fendu devant ta poitrine,
et tu marcheras
tout noir à voir.

Gusirr déclama:

10. Tu n'iras pas


de plein gré
l'or ni les bijoux
emporter chez toi.
La mort bientôt
t'emportera
si toi et moi jouons
de nos estocs.

Ketill déclama :

11. Point ne partagerai


l'or avec Gusirr
ni davantage
ne parlerai de paix.
Prompte mort m'est
bien meilleure
que couardise
et départ d'ici.

Puis ils courbèrent leurs arcs, mirent une flèche sur la corde et tirèrent à
tour de rôle, et il en alla ainsi pour douze flèches chacun: elles tombèrent au
sol. Il restait un trait, qui appartenait à Gusirr. Il restait aussi à Ketill un pro­
jectile. Gusirr prit son trait et il lui parut gauchi, il monta dessus. Ketill dit:

12. Voué à mourir maintenant


Gusirr le couillon,
puisqu'il piétine
son trait faussé.

Puis ils se tirèrent dessus, et leurs projectiles ne se rencontrèrent pas en


vol, celui de Ketill vola dans la poitrine de Gusirr et l'abattit, mort. C est
956 Sagas légendaires islandaises

Brûni qui avait fait en sorte que Gusirr ait l'impression que son trait était
gauchi, car il était le prochain à reprendre le royaume, si Gusirr devenait
quelque chose, alors qu'il était tenu auparavant pour avoir le plus mauvais
parti s'ils se rencontraient. Gusirr avait eu cette épée qui s'appelait Drag­
vendill, la meilleure des épées. Ketill la prit à Gusirr mort ainsi que les
flèches Volante, Manche et Trait.
Ketill revint voir Brûni et lui dit ce qui s'était passé. Brûni déclara que
le coup n'était pas passé bien loin de lui puisque son frère avait été tué.
Ketill déclara que maintenant il lui avait donné le royaume. Puis il accom­
pagna Brûni par le district, et ils se quittèrent en termes très amicaux.
On ne dit rien du voyage de Ketill avant qu'il n'arrive chez lui en
Hrafnista. Il rencontra un paysan et demanda ce qu'étaient ces bateaux
qui s'en allaient jusqu'à l'île. Il dit que c'étaient des invités qui devaient
célébrer le festin de funérailles de Ketill si l'on n'entendait pas parler de
lui. Ketill se rendit dans un bateau en mauvais état jusqu'à l'île, il entra
dans le skâli, et les gens se réjouirent de le voir. Le banquet fut alors
transformé en festin de liesse pour Ketill. Il resta à la maison trois hivers.
Arriva là un bateau: il y avait dessus Hrafnhildr, la fille de Brûni, et le
fils qu'elle avait de Ketill, qui s'appelait Grîmr. Ketill leur offrit de rester là.
Hallbjorn dit: « Pourquoi invites-tu ce troll à rester ici?» Et il était très
fâché et désagréable vis-à-vis de sa venue.
Hrafnhildr dit que nul d'entre eux ne lui ferait de mal, « et je vais m'en
aller d'ici, mais Grîmr, notre fils, à la Joue velue, il restera.» Il était appelé
ainsi parce qu'il avait une joue velue, il était né de la sorte4. Le fer n'avait
pas prise sur cette joue.
Ketill demanda à Hrafnhildr de ne pas se fâcher pour cette cause. Elle
dit qu'on n'attacherait pas grande importance à sa colère. Puis elle s'en alla
chez elle et s'en fut à la rame en longeant les côtes, elle demanda à Grîmr
de rester là trois hivers et qu'alors, elle reviendrait le chercher.

4. Du mariage de Ketill et d'un duel

Il y avait un homme appelé Bârôr, un excellent paysan, il avait une


fille, belle, qui s'appelait Sigrîôr. Celle-ci était tenue pour le meilleur
parti. Hallbjorn demanda à Ketill de demander une femme en mariage,
pensant éliminer Hrafnhildr de la sorte. Ketill déclara n'être pas disposé à
prendre femme, et il était toujours silencieux depuis que lui et Hrafnhildr

4. On notera que la Saga d'Oddr aux Flèches, en son chapitre 1er, est plus explicite (et
plus «magique» ausû) sur la naissance de cet enfant et sur son trait curieux.
Saga de Ketill le Saumon 957
s'étaient quittés. Ketill dit qu'il allait se rendre vers le nord en longeant les
côtes. Mais Hallbjorn déclara qu'il allait faire un voyage de demande en
mariage pour lui - « et il est mauvais que tu veuilles aimer cette troll.»
Puis Hallbjorn alla faire un voyage de demande en mariage chez Barôr.
Celui-ci dit que Ketill avait fait des voyages plus nombreux et plus diffi­
ciles que de venir demander une femme en mariage.
«T'attends-tu à un mensonge de ma part?» dit Hallbjorn.
Le paysan répond: «Je sais que si Ketill était venu ici, et qu'il ait eu
envie de ce mariage, je n'aurais osé ni voulu lui refuser cette femme.» Et
ils passèrent marché ensemble et la réunion de noces fut fixée.
Puis Hallbjorn se rendit chez lui. Ketill ne lui demanda pas les nou­
velles. Hallbjorn dit qu'il y en avait beaucoup plus à être curieux de se
marier que Ketill. Mais Ketill ne prêta aucune attention à cela, et pour­
tant, ce projet prit corps, et le banquet fut excellent. Ketill ne se déshabilla
pas la première nuit que lui et la femme entrèrent dans le même lit. Elle
n'y prêta aucune attention, et bientôt, ils furent d'accord.
Après cela, Hallbjorn mourut et Ketill reprit l'administration de la
maison, il y avait quantité de gens chez lui. Ketill eut de sa femme une
fille qui s'appela Hrafnhildr.
Trois hivers s'étant écoulés, Hrafnhildr fille de Bruni vint trouver
Ketill. Il lui offrit de rester chez lui. Mais elle déclara qu'elle ne resterait
pas - « étant donné ce que tu as fait de notre rencontre et de notre vie
ensemble dans ta frivolité et ton instabilité.»
Elle se rendit alors au bateau, très abattue et déprimée, il était visible
qu'elle était fort éprouvée de se séparer de Ketill. Grfmr resta.
Ketill était l'homme le plus puissant là, dans le Nord, et l'on estimait
qu'il avait grande autorité. Un été, il alla au nord dans le Finnmark, trou­
ver Bruni et Hrafnhildr. Ils avaient pris un petit bateau. Ils mouillèrent
près d'un rocher. Ketill demanda à Grfmr d'aller chercher de l'eau. Il y
alla et vit un troll au bord de la rivière. Celui-ci le maudit et voulut s'em­
parer de lui. Grfmr fut pris de peur, il courut dire cela à son père. Alors,
Ketill alla à la rencontre du troll et déclama une vîsa:

13. Quel est ce monstre


qui près du roc se tient
et va crachant du feu?
Notre voisinage
je pense qu'il s'améliorera.
Prends garde à ce lai5.

5. On peut tenir que ce poème est une conjuration.


958 Sagas légendaires islandaises

Le troll disparut, le père e-t son fils s'en furent chez eux.
Il se fit qu'un automne, des vikings* vinrent trouver Ketill. L'un s'ap­
pelait Hjalmr et un autre, Stafnglamr6 • Ils avaient guerroyé en divers
lieux. Ils demandèrent d'avoir terre franche chez Ketill; il leur en donna
licence, et ils passèrent l'hiver chez lui, tenus en grande faveur.
En hiver, à J61, Ketill fit serment de ne pas marier Hrafnhildr, sa fille,
contre le gré de celle-ci. Les vikings l'en remercièrent.
Un jour, arriva là Âli, champion des Uppdalir. Il était d'origine
upplandaise. Il demanda Hrafnhildr en mariage. Ketill déclara qu'il ne
voulait pas la donner en mariage contre son gré - « mais je peux discuter
de cette affaire avec elle. »
Hrafnhildr déclara qu'elle ne voulait pas se lier d'affection avec Âli ou
lier son destin au sien. Ketill dit à Âli comment les choses se présentaient,
et à cause de cela, Âli provoqua Ketill en duel et Ketill dit qu'il irait. Les
frères, Hjalmr et Stafnglamr, voulaient se battre pour Ketill, mais il leur
demanda de tenir le bouclier devant lui.
Quand ils arrivèrent au lieu du combat, Âli assena un coup à Ketill, on
ne se servit pas du bouclier, la pointe de l'épée arriva sur le front de Ketill
et fit une entaille autour du nez, et cela saigna beaucoup. Alors, Ketill
déclama une vîsa:

14. Hjalmr et Stafnglamr,


couvrez-vous tous deux.
Laissez place à l'homme
pour s'avancer vers la menace.

15. Volent les vipères de la bataille.


Célèbre est le champion des Dalir.
Laid est le jeu des épées.
Teinte est la barbe de l'homme.
Écorchées les tuniques de peau.
Tremblent les chemises de fer.
Se secouent les tuniques à anneaux.
Prend peur le prétendant de la vierge7•

6. On se rappelle que ce nom est le surnom d'un personnage de la Saga d'Oddr aux
Flèches, I>ôrôr stafnglâmr, qui est parfois désigné par son seul surnom: Splendeur de
!'Étrave. Cette rapide remarque pour suggérer ou bien que l'auteur de la Saga d'Oddr
connaissait les deux que voici, ou bien, plus vraisemblablement, qu'il existait une tradition
encore bien vivante à l'époque où il écrivait.
7. Il est tentant de penser que cette dernière strophe remonte à un original ancien, du
Saga de Ketill le Saumo11 9'i9

Puis Ketill fit un moulinet de son épée en visant la tête, et Ali hr;111dit
son bouclier. Mais alors Ketill assena un coup sur les pieds et les trancha
tous les deux, et Ali tomba là.

5. Des hauts-faits de Ketill

Peu après, il y eut grande famine pour la raison que le poisson s'éloi­
gnait du pays, et les récoltes de grain furent nulles. Or Ketill avait quan­
tité de gens et Sigrîôr estima avoir besoin de provisions à la maison. Ketill
dit n'avoir pas l'habitude de faire des reproches et se rendit à son bateau.
Les vikings demandèrent où il voulait aller. «Je vais aller à la pêche», dit­
il. Ils offrirent de l'accompagner. Mais il dit ne vouloir mettre personne en
danger et leur demanda de prendre soin de sa maison pendant ce temps.
Ketill arriva à l'endroit qui s'appelle Skrofar. Quand il arriva au port, il
vit sur le promontoire une femme troll portant une chemise de peau. Elle
venait d'arriver de la mer, et elle était noire comme poix. Elle grimaçait
vers le soleil. Ketill déclama alors une vîsa:

16. Qu'est-ce que cette géante


que je vois sur le cap ancien
et qui ricane vers l'homme?
Sous le présent soleil,
jamais encore n'ai vu
personne de plus hideux.

Elle déclama:

17. Forraô je m'appelle.


Je naquis loin dans le Nord
un automne en Hrafnsey,
odieuse aux habitants,
prompte à l'attaque
où qu'il y ait du mal à faire.

type chant de guerre. Les «vipères de la bataille» sont les «flèches», le «vieux» est Ketill
lui-même, les «tuniques de peau» sont les épidermes des combattants, les «chemises de
fer», leurs «armures», les «tuniques à anneaux» seraient plutôt les «broignes».
960 Sagas légendaires islandaises

Et encore, elle déclama:

18. Maint homme


j'ai transmué en terre,
de ceux qui allaient à la pêche.
Qui est ce railleur
venu dans les rochers?

Il répond: « On m'appelle Le Saumon», dit-il.


Elle répond: « Il vaudrait mieux être chez toi en Hrafnista que de traî­
ner tout seul dans les rochers lointains. » Ketill déclama une vîsa:

19. Pensais être satisfait


avant qu'arrivions ici
de nos voyages,
quoi que dise la géante.
N'ai pas laissé le jeune homme épuisé.
Suis allé faire des prises sur place.

20. N'ai pas laissé se faire


ce que Forraô dit.
Besoins me pressèrent.
S'agit de soigner les morts.

21. Point ne risque


de me rendre dans l'îlot
si dans cette île
nombreux étaient8 .

Elle répond :

22. Point ne refuse,


homme grand voyageur,
que tu aies une vie
plus longue que les autres,
si intrépides nous
partons de notre rencontre,

8. Le duel s'appelait holmganga*, le fait d'«aller dans l'îlot». Le sens de cette dernière
strophe est sans doute qu'il y a suffisamment de morts dans l'îlot et que Ketill ne veut pas
y aller.
Saga de Ketill le S,1111111111 961
dit le petit garçon.
Je vois ton cœur trembler.

Ketill déclama:

23. Jeune fus chez moi.


M'en fus tout seul
souvent dans les pêcheries,
maints noctambules
trouvai-je sur mon chemin
Point n'eus peur des géantes venimeuses.

24. Tu as longue face, bien chère,


et tu fais doubler le cap,
je n'ai point vu géante plus hideuse.

Elle se déplaça vers lui et déclama:

25. J'ai commencé ma marche dans l'Angr9 •


Je pataugeai jusqu'à Steig.
Skalmr bavarda tintinnabulant.
M 'en fus jusqu'à Kormt.
Soufflai sur le feu en Jaôarr
et jusqu'à Ûtsteinn.
Alors m'en vais à l'est au bord de l'Elfr,
avant que le jour sur moi ne brille,
et chancellerai avec la fiancée
bientôt au Jarl* donnée 10•

Ce chemin va d'un bout à l'autre de la Norvège. Elle demanda: «À


quoi vas-tu t'occuper maintenant?
- Faire cuire de la viande et la préparer pour la manger», dit-il. Elle
déclama:

26. Ton feu je le tournerai,


toi-même je te frotterai
jusqu'à ce que la géante s'empare de toi.

9. Qui est un fjord.


10. Cette longue strophe est hautement obscure et les traductions proposées sont tout
à fait conjecturales.
962 Sagas légendaires islandaises

«C'est précisément ce qu'il faut attendre d'elle», dit Ketill. Elle tenta
alors de se saisir de lui. Ketill déclama une visa:

27. En mes flèches je crois,


et toi en ta force,
le trait va te rencontrer,
à moins que tu ne recules devant.

Elle déclame une visa:

28. Volante et Manche


je pense qu'elles sont loin,
et point n'ai peur
de la morsure de Trait11.

C'est ainsi que s'appelaient les flèches de Ketill. Il posa une flèche sur
la corde et tira sur elle, elle se métamorphosa en baleine et se jeta dans la
mer, mais la flèche arriva dans la queue. Ketill entendit un grand cri.
Alors, il vit la sorcière et prit la parole: « Le destin est arrangé de telle
sorte pour eux que Forraô épouse le jarl et le lit qu'elle a n'est pas dési­
rable.»
Puis Ketill s'empara de la prise et chargea son bateau.
Il se fit qu'une nuit, il se réveilla à cause d'un grand craquement dans
la forêt. Il y courut et vit une femme troll, une crinière lui tombait sur les
épaules.
Ketill dit: « Où veux-tu aller, très chère?»
Elle lui fit mauvais air et dit: «Je vais au pinft des trolls. Y viendront
Skelkingr, du nord, de Dumbshaf, c'est le roi des trolls, et Ôf6ti de
l'Ôf6tansfjorôr et l>orgerôr Horgatroll 12 et d'autres créatures gigan­
tesques du nord du pays. Ne m'attends pas, car je ne tiens pas à toi
depuis que tu as occis Kaldrani 13• »
Et alors, elle s'en fut à gué dans la mer puis jusqu'à l'océan. Les che­
vauchées de gandr14 ne manquèrent pas cette nuit-là mais Ketill n'en eut

11. On se rappelle que ce sont les noms des trois flèches que Ketill a reçues à la fin du
chapitre 3.
12. Qui intervient avec beaucoup plus de détails dans d'autres textes légendaires
comme la Saga des Vikings de jômsborg.
13. Il s'agit du géant que Ketill a tué au chapitre 2.
14. Le gandr est une baguette magique que le sorcier peut, à son gré, dépêcher où il le
veut pour occire qui il veut.
Saga de Ketill le Saumon 963

pas de mal, il s'en fut tout seul en cet état et resta tranquille un certain
moment.
Sur ce, arriva au Hrafnista Framarr, le roi viking, qui était un grand
sacrificateur, et le fer ne mordait pas sur lui. Il avait un royaume dans le
Hûnaveld en Gestrekaland 15 . Il faisait des sacrifices sur Arhaugr 16 . La
neige ne s'y fixait pas. Son fils s'appelait Boôm6ôr, qui possédait une
grande demeure à Arhaugr et était un homme populaire. Tout le monde
souhaitait du mal à Framarr. Ôôinn avait créé Framarr de telle sorte que le
fer ne morde pas sur lui. Framarr demanda Hrafnhildr en mariage, et
Ketill répondit pour sa part qu'elle se choisirait elle-même un mari.
Elle répondit non à Framarr: «Je n'ai pas voulu choisir Ali pour mari,
je prendrais deux fois moins ce troll.»
Ketill dit à Framarr la réponse qu'elle avait faite. Il se fâcha fort devant
cette réponse. Il provoqua Ketill en duel à Arhaugr pour le premier jour
de J61 - « et sois infâme devant chacun si tu ne viens pas.»
Ketill déclara qu'il viendrait. Hjâlmr et Stafnglâmr lui offrirent de l'ac­
compagner. Ketill déclara vouloir y aller tout seul.
Peu avant J6l, Ketill se fit transporter à terre en Naumudalr. Il était en
manteau de fourrure et se rendit à skis, monta la vallée puis traversa la
forêt jusqu'au Jamtaland puis vers l'est à travers Skâlksk6gr jusqu'au
Helsingjaland puis vers l'est à travers Eysk6garmork - elle sépare le
Gestreklaland du Helsingjaland - cette forêt fait vingt rastir de long et
trois de large, et elle est difficile à traverser 17•
Il y avait un homme appelé l>6rir, qui habitait dans la forêt. Il offrit à
Ketill de l'accompagner, disant qu'il y avait des malfaiteurs dans la forêt -
« est à leur tête un homme qui s'appelle S6ti. Il est traître et vaillant.»
Ketill dit qu'il n'aurait pas de mal de leur part. Puis il se rendit dans la
forêt et arriva au skâli de S6ti. Celui-ci n'était pas chez lui. Ketill s'alluma
du feu. S6ti arriva chez lui et ne salua pas Ketill et posa des provisions
devant lui.
Ketill était assis près du feu et dit: « Tu laisses tes gens mourir de faim,
S6ti », dit-il.
S6ti jeta quelques morceaux à Ketill. Et quand ils furent rassasiés,
Ketill se coucha auprès du feu en ronflant fort. Alors, S6ti se leva d'un
bond, et Ketill se réveilla et dit: « Pourquoi te démènes-tu ici, S6ti? »

15. Nous baignons en pleine fantaisie. Hûnaveld serait le territoire que possédaient les
Huns, et le Gestrekaland serait le Gastrikland, en Suède!
16. Haugr est «éminence»,«tertre». On notera que ce tertre est tantôt donné sous son
nom complet, comme ici, tantôt réduit à son composant magique, haugr, «tertre».
17. Tous ces détails renvoient à des régions de Suède. Le rost, pluriel rastir, fait environ
cinq kilomètres.
964 Sagas légendaires islandaises

Il répond: «Je soufflais sur le feu qui était presque éteint. »


Ketill se rendormit. Alors, Sôti se releva de nouveau et brandit sa
hache à deux mains. Ketill se leva d'un bond et dit: « Voilà que tu veux
trancher de grands coups», dit-il. Puis Ketill resta assis cette nuit-là.
Au matin, Ketill demanda que Sôti aille avec lui dans la forêt, et il y
alla. Quand vint la nuit, ils se couchèrent sous un chêne. Ketill s'endor­
mit, à ce que pensa Sôti, car il ronflait bruyamment. Sôti se leva d'un
bond et assena un coup à Ketill, si bien que le capuchon du manteau vola,
mais Ketill n'était pas dans son manteau.
Ketill se réveilla et voulut mettre Sôti à l'épreuve. Il se leva d'un bond
et dit: « Maintenant, nous allons nous mesurer à la lutte tous les deux. »
Ketill traîna Sôti sur un tronc d'arbre et lui trancha la tête, puis il alla
son chemin et arriva la veille de Jôl à Arhaugr. Il avait été offert un sacri­
fice par Framarr et les gens du pays pour une année fertile. Il y avait une
grande tempête de neige. Ketill monta sur le tertre et s'assit face au vent.
Quand les gens arrivèrent au siège de Boômôôr, il prit la parole: « Est­
ce que Ketill serait arrivé à Arhaugr? » Ils dirent qu'il n'en était pas ques­
tion.
Boômôôr dit: « Il y a là un homme que je ne suis pas capable d'identi­
fier. Allez voir qui il est et invitez-le pour le printemps. »
Ils allèrent jusqu'au tertre et ne trouvèrent pas Ketill et dirent la chose
à Boômôôr. Celui-ci dit qu'il devait être monté sur le tertre. Il se rendit
ensuite au tertre et monta dessus et vit là un gros tas du côté nord du
tertre. Boômôôr déclama alors une vfsa:

29. Qui est ce haut homme


qui siège sur le tertre
et regarde face au vent?
Homme durci par le gel,
je te crois terrible,
toi que ne protège rien.

Ketill déclama une vfsa:

30. Ketill je m'appelle,


venu du Hrafnista.
C'est là que fus élevé;
d'un cœur plein de courage
je sais me protéger.
Pourtant je voudrais avoir logement.
Saga de Ketill le Saumon 965

Boômôôr déclama:

31. Tu vas te lever


et quitter le tertre
et venir à ma salle.
Suj'et de discours
je t'accorde maint jour.

Ketill déclama une visa:

32. Vais maintenant me lever


et quitter le tertre,
puisque Boômoôr m'invite.
Mon frère,
même s'il siège près du chemin,
ne m'inviterait pas mieux.

Boômôôr prit Ketill par la main. Et quand celui-ci se leva, ses pieds
glissèrent sur le tertre. Alors, Boômôôr déclama une visa:

33. Tu es éprouvé, camarade,


à te rendre au massacre
et à te battre contre Framarr pour de l'argent.
À un âge léger
Ôôinn lui donna victoire.
Je déclare qu'il est fort habitué au meurtre.

Alors, Ketill se courrouça qu'il ait nommé Ôôinn car il ne croyait pas
en Ôôinn, et il déclama une visa:

34. Sacrifier à Ôôinn,


jamais ne le fis,
j'ai pourtant longtemps vécu.
Abattre Framarr
je sais qu'il le faut d'abord
et avoir cette tête altière.

Puis Ketill s'en fut avec Boômôôr et passa la nuit chez lui. Le lende­
main matin, Boômôôr offrit de l'accompagner ou de lui fournir des
hommes contre Framarr. Ketill ne le voulut pas. «Alors, je vais aller avec
toi», dit Boômôôr.
966 Sagas légendaires islandaises

Ketill voulut bien, ils allèrent jusqu'au Ârhaugr. Framarr se rendit en


hurlant jusqu'au tertre, Boômoôr et Ketill étaient là avec quantité
d'hommes. Framarr énonça alors les lois du duel. Boômoôr tint le bou­
clier devant Ketill, mais personne devant Framarr. Celui-ci dit: « Tu vas
être maintenant mon ennemi et pas mon fils. »
Boômoôr dit qu'il avait rompu la parenté entre eux par sa sorcellerie.
Et avant qu'ils se battent, un aigle vola de la forêt sur Framarr et lui
déchira les habits. Alors, Framarr déclama une visa:

35. De mauvaise humeur l'aigle


n'en suis pas à gémir d'une blessure,
qu'il porte ses serres
jaunes sur les veines du sang.
Crie dans les tempêtes,
ce dont il est curieux,
souvent j'ai entendu l'aigle content,
furieux suis contre l'oiseau à charogne.

Alors, l'aigle attaqua si ferme que Framarr dut se défendre par les
armes. Alors, il déclama une visa:

36. Déploie donc tes ailes,


par les armes je vais te chauffer.
Plane donc, vaste volatile,
qui me voit voué à mort.
Tu t'égares, oiseau du meurtre,
nous allons remporter la victoire.
Tourne-toi donc vers Le Saumon,
Il doit mourir à présent.

Celui-là avait à frapper le premier qui avait été provoqué. Ketill assena
un coup sur l'épaule de Framarr. Il fit face tranquillement, l'épée ne mor­
dait pas sur lui, mais il fit un mouvement brusque, le coup étant si grand.
Framarr frappa Ketill sur le bouclier. Ketill assena un second coup sur
l'autre épaule de Framarr et elle ne mordit toujours pas. Ketill déclama
une visa:

37. Te voici tirée maintenant, Dragvendill 18 ,

18. Rappelons que c'est le nom de l'épée que Ketill a prise au roi Gusirr; voir le cha­
pitre 3.
Saga de Ketill le Saumon 967
contre le favori de l'aigle.
Tu accueilles les chants magiques maléfiques,
point ne peux mordre.
Le Saumon ne prit point garde
que les estocs empoisonnés
céderaient
parce qu'Ôôinn les émoussa.

Et encore il déclama une vfsa:

38. Qu'as-tu donc, Dragvendill,


pourquoi es-tu devenue émoussée?
Je viens d'assener un coup.
Tu rechignes à mordre.
Cèdes-tu au ping des glaives,
y a-t-il eu pour toi
un moment de stupeur dans le fracas du métal,
là où les héros s'affrontèrent?

Framarr déclama une vfsa:

39. Tremble à présent la barbe de l'homme.


Défaillent les armes vieilles.
Le glaive acéré le défie.
Prend peur le père de la vierge.
S'acèrent les rameaux des os,
de sorte que puissent mordre
les hommes au cœur fier
si ton courage y suffit.

Ketill déclama:

40. Tu n'as pas besoin de nous exciter,


les hommes lents à lancer le trait
ont rarement à me reprocher
d'asséner de grands coups.
Mords donc, Dragvendill,
ou sinon brise-toi.
La chance nous quitte toi et moi
si tu hésites une troisième fois,
968 Sagas légendaires islandaises

Et encore, il déclama:

41. Point n'a peur le père de la vierge,


tant que Dragvendill est entière.
Certes ne sais point à coup sûr
si elle hésitera une troisième fois.

Alors, il tourna l'épée dans sa main et porta de l'avant l'autre tran­


chant. Framarr resta immobile quand l'épée se porta sur son épaule, et ne
s'arrêta pas qu'elle ne fut arrivée à la hanche, puis sortit par le côté ensuite.
Alors, Framarr déclama une vîsa:

42. Courage dans Le Saumon,


acérée Dragvendill,
elle a mordu les propos d'Ôôinn
comme si de rien n'était.
A failli le père de Ba1dr 19 ,
inconstant de croire en lui.
Sois le bienvenu!
Nous allons nous quitter ici!

Alors Framarr mourut, et Bêiômôôr accompagne Ketill sur le lieu du


crime. Boômôôr dit: « Si tu estimes avoir à me récompenser de quelque
assistance, je veux que tu me donnes en mariage ta fille.»
Ketill fit bel accueil à cela et dit que Boômôôr était un excellent gar­
çon.
Après cela, Ketill se plut à faire le voyage pour chez lui et il était fort
estimé pour ses hauts-faits. Il maria Hrafnhildr à Boômôôr. Ketill dirigea
le Hrafnista tant qu'il vécut, et après lui, ce fut Grîmr à la Joue velue.
Oddr aux Flèches fut le fils de Grimr.
Et cette saga se termine ici.

19. Le père de Baldr (un dieu) est Ôèlinn.


Saga de Gdmr à la Joue velue

1. Mariage de Grimr et disparition de sa femme

O n dit de Grîmr à la Joue velue qu'il était à la fois grand et fo,t, et le


plus grand fier-à-bras. Il était surnommé à la Joue velue parce qu'une
de ses joues était couverte de poil noir, c'est ainsi qu'il était né. Le fer ne
mordait pas dessus. Grimr reprit la demeure du Hrafnista après Ketill le
Saumon, son père. Il devint riche de biens. Il gouvernait souvent presque
tout seul tout le Halogaland.
Il y avait un hersir* puissant et noble dans le Vîk 1 à l'est. Il avait épousé
Geirhildr, fille du roi Solgi, fils du roi Hr6lfr de Berg dans les Upplond.
Leur fille s'appelait Lofthxna. C'était la plus belle des femmes et très
accomplie. Grimr à la Joue velue se rendit là dans un cotre avec dix-sept
hommes et demanda en mariage Lofthxna. Cela fut décidé, et il devait
célébrer ses noces en automne. Mais sept nuits auparavant, Lofthxna dis­
parut et nul ne savait ce qu'il était advenu d'elle. Quand il arriva à la noce,
il n'eut pas d'amis sur les lieux, la fiancée était partie, il estima que c'était
son père qui en était cause. Il resta là trois nuits, ils festoyèrent quoi­
qu'avec peu de gaieté. Puis il se rendit chez lui en Hrafnista.
Il s'était trouvé, cinq années auparavant, que la femme du hersir
Haraldr était morte, mais il épousa une année plus tard, venant du nord,
du Finnmark, Grimhildr fille de Josurr et il l'emmena chez lui. Bientôt,
on estima qu'elle abîmait tout. Elle était mauvaise pour Lofthxna, sa
belle-fille, comme on l'éprouva par la suite. Grimr n'appréciait guère sa
condition, car il n'entendait pas parler de Lofthxna, sa fiancée.
Il arriva, comme souvent, qu'une grande famine survint en Haloga­
land. Grimr à la Joue velue se prépara à partir de chez lui et se rendit dans
son bateau avec deux hommes. Il se di1�gea vers le nord en longeant le
Finnmark puis vers l'est jusqu'au Gandvîk2. Quand il arriva dans la baie,

1. La baie d'Oslo.
2. C'est la mer magique qui est fréquentée par les Sâmes, eux-mêmes grands magiciens.
970 Sagas légendaires islandaises

il vit qu'il y avait là des prises en suffisance. Il monta son bateau sur le
rivage puis se rendit au skdli* et se fit du feu.
Quand ils se furent endormis, pendant la nuit, ils furent réveillés par
l'arrivée d'une grande tempête, l'air étant d'un noir de poix. S'ensuivit un
tel gel que tout était glacé, tant dehors que dedans. Le matin, lorsqu'ils
furent habillés, ils sortirent et allèrent à la mer. Ils virent alors que toute
leur prise avait disparu, on ne la voyait nulle part. Ils estimèrent être dans
une mauvaise passe, et pas de vent pour s'en aller. Ils revinrent au skâli et
passèrent cette journée là.
Pendant la nuit, Grimr fut réveillé par des rires en dehors du skâli. Il se
leva d'un bond, prit sa hache et sortit. Il emportait aussi comme toujours
les flèches Dons de Gusirr que Ketill le Saumon, son père, lui avait don­
nées. Quand il sortit, il vit deux femmes trolls* en bas près du bateau, cha­
cune prenant l'étrave et voulant le mettre en pièce en le secouant. Grimr
parla et déclama une visa* :

1. Comment s'appellent-elles,
les habitantes de la lave3
qui veulent endommager
mon bateau?
Vous êtes
d'apparence
les plus hideuses
que j'aie jamais vues.

Celle qui se trouvait près de lui déclama une visa:

2. Feima je m'appelle,
suis née loin dans le Nord,
fille de Hdmnir
sortie de la haute montagne.
Voici ma sœur,
deux fois plus éminente,
Kleima de son nom,
venue à la mer.

Grimr déclama:

3. Ne prospère nulle part

3. Limage est bien islandaise; on se rappelle que les géants habitent les rocs.
Saga de Grimr à la joue velue 971
fille de l>jazi,
la pire des filles.
Bientôt vais me fâcher.
Je vais certes,
avant que l'astre ne scintille,
voiis dépêcher aux loups
en guise de provende.

Kleima déclama:

4. Ce fut avant
que notre père
par magie chassa
les troupeaux des vagues.
Ne devriez jamais
à moins que destin dirigiez,
sains et saufs parvenir
d'ici à chez vous.

Grîmr déclama:

5. Je vais à toutes deux


promptement destiner
estoc et taille
pour commencer.
Vont éprouver
les filles de Hrimnir
ce qui vaut le mieux
de la pointe ou de la patte.

Grîmr prit alors l'un des Dons de Gusirr et tira sur celle qui se trouvait
le plus loin de lui, de sorte qu'elle en reçut aussitôt la mort. Feima dit:
« Ça va mal, Kleima, ma sœur. »
Elle se précipita alors sur Grîmr. Il lui assena un coup de sa hache qui
arriva dans l'omoplate. Elle cria fort et s'en fut en courant vers le rivage.
Grîmr avait lâché sa hache sous le coup, elle restait fixée dans la blessure.
Il courut après elle, et ils restèrent à la même distance, jusqu'à ce qu'ils
arrivent à un gros rocher. Là, sur le devant du rocher, il vit une grande
caverne. Il y avait un sentier étroit pour monter, et elle le gravit comme si
c'était un terrain plat. Au moment où elle prenait son élan pour monter
dans le rocher, la flèche jaillit de la blessure. Grîmr la ramassa aussitôt et il
972 Sagas légendaires islandaises

lui fallut s'accrocher à la hache d'un autre côté et il se hissa en suivant le


manche: il parvint ainsi à grimper dans la caverne. Là, il vit briller un feu
clair, deux trolls étaient assis auprès. C'étaient un vieux et une vieille. Ils
avaient les plantes des pieds jointes. Ils étaient en manteau de peau courts
et desséchés tous les deux. Il vit très bien la forme qu'ils avaient tous les
deux entre leurs pieds. Lui s'appelait Hrimnir et elle, Hyrja. Quand
Feima entra dans la caverne, ils la saluèrent et demandèrent où était
Kleima, sa sœur.
Elle répond: « Devinez, elle gît, morte sur le rivage, et moi, je suis bles­
sée à mort. Et vous, vous êtes là à vous prélasser auprès du feu.»
Le géant dit: «C'est une action peu honorable, de vous tuer, l'une a six
hivers, et l'autre sept. Et qui a fait cela?»
Feima répond: «A fait cela le cruel Grîmr à la Joue velue. Le père et le
fils sont plus disposés que d'autres à tuer les trolls et les habitants des
montagnes. Mais bien qu'il ait fait cela, il n'obtiendra jamais Loftha:na, sa
femme. Et c'est un plaisir, tant il y a peu de distance entre eux.»
Hrimnir dit alors: «C'est Grîmhildr, ma sœur, qui en est cause, elle est
douée pour la plupart des choses.»
Alors, l'hémorragie épuisa Feima et elle tomba, morte. Sur ce, Grimr
entra dans la caverne et assena au vieux Hrîmnir un coup si rude qu'il le
décapita. Alors, la vieille Hyrja se leva d'un bond et se précipita sur lui, ils
se mirent à lutter, leur combat fut à la fois rude et long, car elle était un
très grand troll, mais Grimr était d'une grande force. Cela se termina de
telle sorte qu'il lui fit une prise en l'air si bien qu'elle tomba. Il lui trancha
la tête, la laissa morte et se rendit ensuite à son skâli.

2. Grîmr délivre Lofthtena du sortilège

Le surlendemain, le temps était bon. Ils se rendirent sur le rivage et


virent qu'un grand rorqual s'était échoué. Ils y allèrent et se mirent à
dépecer cette baleine. Peu après, Grimr vit douze hommes qui venaient.
Cela se passa très vite. Grîmr les salue et leur demande leurs noms. Celui
qui était à leur tête déclara s'appeler Hreiôarr le Téméraire, il demanda
pourquoi Grîmr voulait le dépouiller de son bien. Grîmr déclara avoir été
le premier à trouver la baleiné.

4. Il arrivait fréquemment que des cétacés viennent s'échouer sur les rivages de l'Is­
lande, c'était une aubaine, presque tout étant comestible dans ce mammifère; la consé­
quence était que presque systématiquement, comme en témoignent les sagas dites de
contemporains, de violentes querelles en résultaient. Pourtant, les codes de lois précisaient
Saga de Grimr à la Joue velue 973

« Ne sais-tu pas, dit Hreiôarr, que tout ce qui échoue ici m'appartient?
- Je ne le sais pas, dit Grîmr, mais quoi qu'il en soit, procédons par
moitiés.
- Je ne le veux pas, dit Hreiôarr. Vous allez faire de deux choses l'une,
ou bien abandonner cette baleine, ou bien nous allons nous battre.
- Mieux vaut faire cela, dit Grîmr, que de perdre toute la baleine » ,
puis ils allèrent se battre, et il y eut là l'attaque la plus rude. Hreiôarr et ses
hommes étaient à la fois donneurs de grands coups et habiles aux armes,
et au bout de peu de temps, deux hommes de Grîmr tombèrent. La
bataille était des plus dures mais cependant, cela se termina de telle sorte
que Hreiôarr tomba ainsi que tous ses hommes. Grîmr aussi tomba, tant
à cause de ses blessures que d'épuisement. Il gisait là parmi les cadavres sur
le rivage et n'attendait rien d'autre que la mort.
Il n'y avait pas longtemps qu'il gisait qu'il vit une femme marcher, si
l'on pouvait dire. Elle n'était pas plus grande qu'une petite fille de sept
ans, mais si grosse que Grîmr pensa qu'il ne pourrait pas la prendre dans
ses bras. Elle avait un visage long et dur, un nez crochu, les épaules nues,
basanées, les joues laides, l'air sale et le front dégarni. Noire elle était, tant
de cheveux que d'épiderme. Elle portait un manteau de peau tout dessé­
ché. Il ne lui descendait pas plus bas que le derrière. Elle ne lui parut guère
embrassable car elle avait de la morve qui lui pendait sur la bouche.
Elle alla là où Grîmr était étendu et dit: « Ils sont bien bas à présent, les
chefs du Hâlogaland, ou bien veux-tu, Grîmr, accepter de recevoir de moi
la vie? »
Grîmr répond: « Je ne le peux guère, tant tu es déplaisante, et quel est
ton nom?»
Elle répond: « Je m.' appelle Geirrîôr Gandvîkrekkja. Tu dois considérer
que j'ai quelque pouvoir ici dans la baie, et que je peux te rendre service. »
Grîmr répond: « Le proverbe ancien est que chacun est ardent de gar­
der la vie, et je vais choisir d'accepter de recevoir de toi la vie. »
Elle le souleva alors sous son manteau de peau et courut avec lui
comme s'il était un nourrisson, si vite qu'il était empli de vent. Elle n'eut
de cesse qu'ils arrivent à une grande caverne et quand elle le posa par terre,
Grîmr eut l'impression qu'elle était tout aussi hideuse qu'avant.
« Te voici arrivé ici, dit-elle, et je veux que tu me récompenses de
t'avoir sauvé et porté ici, et embrasse-moi maintenant.
- Je ne peux le faire en aucune façon, dit Grîmr, tellement tu m'as
l'air d'une diablesse.

les droits qu'avaient les riverains sur ces proies. La scène qui est décrite ici renvoie à des
événements authentiques.
974 Sagas légendaires islandaises

- Alors, je ne te rendrai aucun service, dit Geirriôr, et je vois que tu


seras bientôt mort.
- Il faut que cela se fasse, dit Grimr, bien que ce soit tout à fait à
contrecœur. »
Il alla alors à elle et l'embrassa. Elle ne lui parut pas aussi mauvaise à
toucher qu'elle était laide à voir. On était arrivé au soir. Geirriôr fit alors le
lit et demanda si Grimr voulait coucher tout seul ou avec elle. Grimr
déclara qu'il préférait coucher tout seul. Elle dit alors qu'alors, elle ne pas­
serait pas un moment à le soigner. Grimr vit que cela ne lui suffirait pas,
et il déclara préférer coucher avec elle s'il n'y avait pas d'autre possibilité.
C'est donc ce qu'il fit. Auparavant, elle pansa toutes ses plaies et il lui
parut qu'il ne ressentait ni brûlure ni douleur. Ce qui lui parut le plus
merveilleux, c'est à quel point elle avait la main douce, si laides que lui
paraissaient ses mains, car elles lui paraissaient plus semblables à des serres
de vautour qu'à des mains humaines. Et dès qu'ils furent au lit, Grimr
s'endormit.
Et quand il se réveilla, il vit, couchée dans le lit à côté de lui, une
femme si belle qu'il lui sembla n'en avoir guère vu de telle. Il s'émerveilla
de la similitude qu'elle avait avec Lofthxna, sa fiancée. En bas, à côté de la
poutre du lit, il vit étendue la forme5 hideuse de femme troll qu'avait eue
Geirriôr Gandvikrekkja. Elle avait en fait très peu de pouvoir, cette
femme. Il se leva promptement, tira la forme de femme troll dans le feu et
la brûla jusqu'à ce qu'elle ne fut plus que cendres.
Puis il alla faire dégoutter de l'eau sur la femme jusqu'à ce qu'elle
retrouve ses esprits et dise: « Eh bien! Tout va bien pour l'un et l'autre: je
t'ai rendu la vie pour commencer et tu m'as sortie de ma détresse.
- Comment es-tu venue ici, ou comment se présente ta condition?»
Elle répond: « Un peu après que tu sois parti du Vik, de l'est, de chez
Haraldr, mon père, Grimhildr, ma belle-mère, m'a abordée, disant: "Je
vais maintenant te récompenser, Lofthxna, de m'avoir manifesté de l'obs­
tination et de la désobéissance depuis que je suis arrivée dans ce royaume.
J'ai fait en sorte qu'on dise que tu étais devenue la plus laide femme troll
et que tu avais disparu pour le Nord dans le Gandvik et que tu y habites
une caverne et y es dans la tempête de neige avec Hrimnir, mon frère, et
qu'il vous arrive maintes choses mauvaises, et que vous y subissez ce qu'il
y a de pire. Tu vas être aussi odieuse à rous, tant les trolls que les hommes.
Tu vas aussi, dit-elle, passer toute ta vie dans cette détresse et n'en sortiras
jamais à moins qu'un être humain t'accorde trois choses que tu demande­
ras, ce dont je sais que personne ne le fera. La première est de recevoir de

5. Voir hamr.
Saga de Grimr à la joue velue 975

toi la vie, la deuxième, de t'embrasser et la troisième de partager un seul


lit, ce que tout le monde refusera." Maintenant, tu as fait toutes ces choses
pour moi, tu y étais tenu le plus, d'ailleurs. Je veux à présent que tu m'em­
mènes à l'est dans le Vfk chez mon père et que l'on célèbre mes noces,
selon ce qui était envisagé. »
Puis ils allèrent au skâli de Grfmr et il y eut alors des provisions en
abondance. Il y avait une baleine dans chaque baie. Il chargea donc son
bateau et lorsqu'il fut prêt, il quitta le pays, ils étaient tous les deux sur ce
bateau, Grfmr et Lofthxna. Il recourut aux pratiques qu'avait utilisées
Ketill le Saumon, son père, et d'autres hommes du Hrafnista: il hissa la
voile par temps calme et le vent favorable s'y mit aussitôt. Il fit voile
jusque chez lui dans le Hrafnista et les gens pensèrent qu'il avait été récu­
péré de l'autre monde.

3. Grimr se bat en duel contre Sorkvir

Peu après, Grfmr arriva dans le Vfk à l'est et Lofthxna l'accompagna.


Gdmhildr régnait là à peu près sur tout, toute seule. Quand Grfmr arriva,
il fit s'emparer de Grfmhildr, lui mettre un sac sur la tête6 et la lapider à
mort, car il avait auparavant dit au hersir Haraldr comment les choses
s'étaient passées. Il célébra alors ses noces avec Lofthxna puis s'en alla chez
lui en Hrafnista. Pour le hersir Haraldr, il se maria pour la troisième fois
et épousa P6rgunn Porrad6ttir.
Ils n'avaient pas été longtemps ensemble, Grfmr et Lofthxna, qu'ils
eurent la fille qui s'appelait Brynhildr. Elle grandit dans le Hrafnista et fut
la plus belle des jeunes filles. Grfmr l'aimait beaucoup. Quand elle eut
douze hivers, la demanda en mariage l'homme qui s'appelait Sorkvir et
était fils de Svaôi, fils de Rauôfeldr, fils de Barôr, fils de Porkell Jambe
bandée. Elle ne voulut pas s'accorder à lui, et pour cela, Sorkvir provoqua
Grfmr en duel. Grfmr accepta. Sorkvir était du Sogn7 par la famille de sa
mère, il avait là des domaines à gouverner. Ce duel devait avoir lieu dans
un délai d'un demi-mois.
Il y a eu en Norvège un hersir qui s'appelait Asmundr. Il dirigeait le
domaine qui s'appelle Berurj6ôr. C'était un homme marié et il avait un
fils qui s'appelait lngjaldr. Celui-ci était le plus renommé des hommes et
il resta longtemps chez Grfmr à la Joue velue, il y avait entre eux grande

6. Pour qu'elle ne puisse p as voir qui que ce soit avant de mourir, car c'est une sorcière,
elle a «le mauvais œil».
7. Une aurre province de Norvège, p lus au sud que le Hrafnista.
976 Sagas légendaires islandaises

amitié, pourtant, lngjaldr était le plus vieux d'eux deux, et beaucoup plus
fort que Grîmr. lngjaldr épousa la f�mme qui s'appelait Dagny, fille d'As­
mundr que l'on appelait Gnoô-Asmundr, et sœur d'Olâfr Roi des
Marins8 • De Dagny, Ingjaldr eut un fils qui s'appelait Asmundr, qui fut
ensuite frère juré d'Oddr le Grand Voyageur qui était avec Sigurôr hringr
à Brâvellir9 , et qui s'appelait de son autre nom Oddr aux Flèches.
Au moment convenu, Sorkvir vint au duel avec onze hommes.
C'étaient tous des berserkir. Grîmr aussi était arrivé et Ingjaldr avec lui,
ainsi que beaucoup de paysans du Hâlogaland. Ils allèrent au duel et ce
fut à Grîmr d'assener le premier coup. Il avait l'épée Dragvendill qui avait
appartenu à son père. Celui qui devait tenir le bouclier devant Sorkvir
s'appelait Prostr. Grimr assena ce premier coup si fortement qu 'il fendit le
bouclier d'un bout à l'autre, la pointe de l'épée atteignit l'épaule gauche
de Prostr et trancha l'homme par le travers, le mettant en pièces au-dessus
de la hanche droite et au-dessous de la gauche, et l'épée poursuivit son
chemin sur la cuisse de Sorkvir, lui enlevant les deux pieds, l'un au-dessus
du genou, l'autre en dessous, et il tomba, mort, à terre. Ingjaldr et lui se
tournèrent alors vers les dix qui restaient, et ils n'eurent de cesse qu'ils ne
soient tous tués. Alors, Grîmr déclama une vîsa:

6. Ici avons abattu


jusqu'au sol
douze berserkir
dépourvus de renom.
Pourtant Sorkvir
était le plus valeureux
de ces hommes
et I>rè:istr le second.

Et il déclama encore:

7. D'abord vais ressembler


à mon père:
ma fille le pin
de velours point ne sera

8. Ce dernier personnage est un roi légendaire qui intervient dans bon nombre de
textes.
9. Ce Sigurôr «!'Anneau» fut roi de Danemark et livra, en effet, la formidable bataille
de Bravellir; il apparaît dans la Saga de Ragnarr aux Braies velues, chapitre 11. Oddr est
surnommé le Grand Voyageur en raison de son voyage en Bjarmaland, évoqué maintes
fois dans sa saga.
Saga de Grimr à la joue velue 977

de force mariée
à quiconque
à moins que troupes s'abattent,
tant que Gdmr vivra.

Grimr s'en fut chez lui après ce duel; et Ingjaldr à Berurjôôr. Peu
après, son père mourut, et il reprit toutes ses propriétés et devint un noble
paysan et homme très magnifique.

4. De la parentèle de Grîmr à la joue velue

Quelques hivers auparavant était mort Boômôôr fils de Framarr et il


avait une fille de Hrafnhildr, sa femme, qui s'appelait I>ôrny. Elle avait un
fils, I>orbjorn les Ouïes, père de Ketill le Large, père de I>ôrny qu'épousa
Hergils hnapprass. Hrafnhildr s'en fut alors chez elle en Hrafnista, chez
Grimr, son frère.
On mentionne un noble homme, I>orkell. Il était Jarl* du district du
Naumudalr10. Il se rendit en Hrafnista et demanda en mariage Hrafnhildr.
Elle lui fut mariée. Leur fils fut Ketill le Saumon qui brûla dans leur mai­
son Hârekr et Hra:rekr, les fils de Hildirîdr, pour la raison qu'ils calom­
niaient I>ôrôlfr, son parent11. Après cela, Ketill se rendit en Islande et y prit
de la terre entre la I>jôrsâ et le Markarfljôt, et il habita à Hof 12• Son fils fut
Hrafn, le premier homme de loi13 en Islande. Son deuxième fils fut Helgi,
père de Helga qu'épousa Oddbjorn Charpentier d'askr14 ; le troisième fut
Stôrôlfr, père d'Ormr le Fort et de Hrafnhildr qu'épousa Gunnarr Baugs­
son. Leur fils fut Hâmundr, père de Gunnarr de Hlîdarendi 15, et leur fille

10. Le Naumudair est une province de Norvège.


11. Deux remarques s'imposent: brûler dans sa maison, tout barbare que ce fût, était
chose assez courante dans cette culture, témoin le chef-d'œuvre qu'est la Saga de Njdll le
Brûlé. En second lieu, cette société ne supportait simplement pas la calomnie, la moque­
rie, etc.
12. Il paraît probable que ce Ketill-là n'est pas celui de la saga dont le texte précède. Le
Livre de la colonisation de l'Islande mentionne en effet un Ketill.
13. Le texte porte bien «homme de loi», logrnaôr. Lauteur, qui visiblement n'est pas tel­
lement averti des réalités islandaises, veut sans dout dire «homme chargé de dire la loi»,
logsogumaôr, une sorte de président de la République d'Islande, qui était chargé, en effet,
de «dire» la loi, par tiers, sur une période de trois ans.
14. Nous avons déjà rencontré le terme askr, qui s'applique à un type de bateau de
petite taille.
15. Qui est le grand héros et personnage central de la prestigieuse Saga de Njall le Brûlé,
déjà mentionnée note 11 ci-dessus.
978 Sagas légendaires islandaises

Arngunnr qu'épousa Hrôarr goôi* de Tunga. Leur fils fut Hâmundr le Boi­
teux.
Veôrormr, fils de Vémundr le V ieux, fut un puissant hersir. Il demanda
en mariage Brynhildr, fille de Grfmr à la Joue velue. Elle y consentit. Leur
fils fut V émundr, père de Veôrormr qui s'enfuit devant le roi Haraldr dans
l'est en Jamtaland, et ils défrichèrent là des forêts pour en faire des
contrées habitées. Son fils fut Hôlmfastr, et la sœur de Veôrormr s'appe­
lait Brynhildr; leur fils fut Grîmr qui fut appelé d'après Grîmr à la Joue
velue.
Les parents, Grfmr et Hôlmfastr, s'en allèrent en expédition viking à
l'ouest et tuèrent dans les Hébrides le jarl Asbjorn skerjablesa, et ils pri­
rent là en butin de guerre Ôlof, sa femme, et Arneiôr, sa fille, et celle-ci
fut tirée au sort et échut à Hôlmfastr qui la vendit à Veôrormr, son parent,
et elle fut serve là jusqu'à ce que Ketill le Vacarme l'épouse et l'emmène en
Islande. C'est d'après elle que sont appelés les Arneiôarstaôir dans les
fjords de l'Est. Grfmr épousa Ôlof, fille de f>ôrôr le Dandineur que le jarl
avait épousée.
Grfmr alla en Islande et colonisa le Grîmsnes jusqu'au Svînavatn et il
habita quatre hivers à Ôndverôunes, puis à Burfell. Son fils fut l>orgils qui
épousa Helga, fille de Gestr Oddleifsson. Leurs fils furent l>ôrarinn de
Burfell et Jorundr de Miôengi. Grfmr périt en duel en bas des Hallkels­
hôlmar devant Hallketill, frère de Ketilbjorn de Mosfell.
Grfmr à la Joue velue resta dans le Hrafnista, comme on l'a dit précé­
demment. Tard, il eut de sa femme un fils qui s'appela Oddr. Celui-ci fut
élevé chez lngjaldr à Berurjôôr. Ensuite, il fut appelé tantôt Oddr aux
Flèches ou Oddr le Grand Voyageur. Grfmr était estimé homme fort
important. Il était d'une grande force et fort intrépide, il habita tout seul
sur son bien. Il mourut de vieillesse.
Et l'on termine ici la Saga de Grimr à la joue velue, et ici commence la
Saga d'Oddr aux Flèches, et c'est une grande saga.
SAGA D'EGILL LE MANCHOT
ET
D'ÂSMUNDR
MEURTRIER DES BERSERKIR

Egils saga einhenda ok Asmundar berserkjabana


Cette saga date du XIV' siècle. En fait, elle s'intéresse à trois personnages differents,
Egil!, Âsmundr et la femme-troll Arinnefja, ce qui fait que, sur le plan de la compo­
sition, elle nous propose une sorte de récit-cadre dans lequel s'insèrent tour à tour les
trois héros: technique assez rare qui témoigne de la virtuosité de ces écrivains! L e
thème du rapt de la mariée et de la quête qui s'ensuit est typique de c e genre de sagas.
Il n'est pas exclu que ce motifait étéfort antique et pratiqué jusquâ une époque rela­
tivement récente: «noce», «mariage» se dit, en vieux norois et donc à l'époque litté­
raire, brûôlaup qui doit tenir pour brûdhlaup où hlaup convoie les idées de course,
de saut: les contes populaires islandais font volontiers état, bien quâ une époque
récente, de fiancé qui s'en vient «ravir» sa fiancée avant de l'épouser. Si j'insiste, c'est
parce que nous tenons ici ce phénomène de conversion d'un ancien rite sans doute reli­
gieux en légende (en saga légendaire!) qui paraît constitutifdu genre que nous sommes
en train d'étudier. On peut dire la même chose, pour l'essentiel, des exploits dont sont
crédités les trois protagonistes: en grande majorité, ces prouesses tiennent aussi du
conte populaire, notamment celles dont est gratifié Âsmundr Meurtrier des Berserkir:
les surnoms de ces «héros» peuvent aussi venir de cette lointaine origine. L'auteur a
pu mêler ces traditions anciennes à de purement fantaisistes inventions ou emprunts à
d'autres sources orales (ou écrites?). C'est dire que cette saga me paraît un excellent
sujet d'étude pour qui veut approfondir le genre de la saga légendaire. D'autant que
l'auteur, à l'évidence, connaissait aussi la littérature courtoise venue du Sud et qui,
prise en soi, donnera les sagas dites de chevaliers que j'ai mentionnées en introduction.
Assurément, il est malaisé de chercher à démêler lesfils de cet écheveau, mais il est per­
mis d'affirmer, comme le fait un autre auteur du roi norvégien Hdkon Hdkonarson
dont il rédige l'histoire (ce n'est pas une saga légendaire!) que notre homme était bene
litteratus !

Cette saga est inédite à ce jour.


1. Disparition de Brynhildr, la fille du roi

l y a un roi qui s'est appelé Hertryggr. Il régnait à l'est, en Russie. C'est


I un grand pays et abondamment habité, il se trouve entre le Hûnaland
et le Garôarîki 1 • Il était marié. Il avait deux filles. Lune et l'autre s'appe­
laient Hildr. Elles étaient belles et avaient bon caractère, elles furent
décemment élevées. Le roi aimait beaucoup ses filles.
Un jour, il se fit que le roi s'en fut à la chasse, Hildr l'aînée se rendit
dans un bois d'amandiers ainsi que ses suivantes. Elle était surnommée
Brynhildr2. Il se trouva qu'elle prit l'habitude des exercices des chevaliers.
Alors qu'elles se préparaient à revenir à la maison en sortant de la forêt,
survint un grand animal qui s'appelle hjassi3, qui se précipita sur elles. Il
était de grande taille et féroce. C'est l'animal qui, de toutes les bêtes, vit le
plus longtemps, et il y a un dicton ancien qui déclare que quiconque est
très vieux a l'âge d'un hjassi. Il est fait comme un glouton4 et il a des
oreilles si grandes qu'elles atteignent le sol. Quand elles virent cette bête,
elles coururent chacune de son côté, l'animal s'empara de la fille du roi et
courut dans la forêt, et les femmes dirent cette nouvelle à la maison. Le roi
fut fort affligé et fit faire des recherches, mais on ne la trouva nulle part. Il
n'y eut personne qui pût le lui dire. Cette affaire perdit de l'intérêt comme
tout le reste, et le temps passa jusqu'à fol*.

2. Disparition de Bekkhildr, et présentation d'Àsmundr

Pour J6l, le roi donna un glorieux banquet. Hildr la cadette faisait des
travaux d'aiguille, elle était dans le pavillon de femmes, elle était appelée

1. Saisissons tout de suite le mode de fantaisie qui va régner ici. En l'occurrence, il s'agit
de toponymie: car si Russia peut être Russie, Garôarîki, de même - c'est même le nom
normal de ce pays selon les varègues -, pour Hunaland (pays des Huns), les conjectures
sont ouvertes!
2. Brynhildr est à la fois le nom d'une valkyrie* et celui d'une des amantes malheureuses
du héros Sigurôr dans la Saga de Volsungar (plus haut p. 31).
3. Ou hjarsi, c'est un animal fabuleux sans que l'on puisse préciser!
4. Il s'agit de l'animal, bien entendu.
984 Sagas légendaires islandaises

Bekkhildr. Elle était sage. Le premier jour de J61, le roi envoya chercher sa
fille, et donc elle se prépara ainsi que ses suivantes, elles se rendirent dans
la rue et d'honorables courtisans les accompagnèrent. Alors qu'elles
étaient arrivées devant un jardin, elles entendirent un grand vacarme et
elles virent voler un terrible vautour. Il leur sembla qu'il étendait les ailes
par-dessus la ville tout entière, il en résulta grande obscurité, et ce vautour
s'empara de la fille du roi et s'enfuit en volant avec elle tout en frappant à
mort deux de ses servantes, et tout le monde eut terriblement peur.
Ces nouvelles parvinrent donc à la halle du roi, qui fut fort abattu. Il
dit: « Il va falloir du temps pour compenser la perte que nous venons de
subir. Je ne parviens pas à comprendre de quels monstres il peut bien
s'agir. Aussi, que l'on porte mon message, que quiconque voudra bien
faire en sorte de se mettre à la recherche de mes filles, celui qui les trou­
vera les possédera ainsi que le tiers de mes États, et si on les trouve mortes,
celui-là possédera le meilleur duché5 de mon royaume et il épousera le
parti qu'il voudra.»
Beaucoup dirent que c'était une offre importante, le fait est qu'il y
avait en jeu une grande affaire. J61 passa, chacun s'en retourna dans ses
foyers et beaucoup trouvèrent fort inquiétante cette nouvelle.
I..:hiver s'écoula ainsi que l'été suivant, vers la fin de l'automne, il se fit
qu'arriva un bateau de petite taille, tout décoré d'or au-dessus de la ligne
de flottaison. Il y avait trente hommes à bord, les serviteurs en plus. Le roi
se trouvait dans le port. Ces hommes allèrent se présenter à lui et le saluè­
rent. Il fit bel accueil à leurs salutations et demanda qui ils étaient. Celui
qui les commandait déclara s'appeler Asmundr, surnommé Meurtrier des
Berserkir.
« Quel âge as-tu? dit le roi.
- Seize hivers, dit Asmundr.
- Tu es le plus valeureux homme, dit le roi, que j'aie vu pour cet âge,
et d'où arrives-tu?
- D'expédition guerrière, dit Asmundr, mais voici l'hiver et nous
voulons avoir terre franche6 ici pour l'hiver. Nous ne manquons pas d'ar­
gent pour payer pour nos hommes. »
Le roi dit que cela était à sa disposition. Âsmundr fit transporter ses
biens de son bateau, on leur fournit une résidence convenable pour les y
garder, d'ordinaire Âsmundr buvait dans la halle du roi. Il était, lui et ses
hommes, bien considéré.

5. Voirjarl*.
6. « Terre franche»: frùJ!and, c'est-à-dire un pays où les vikings pouvaient vivre en paix.
Saga d'Egiil le Manchot et d'Asmundr Meurtrier des Berserkir <JH5

3. DEgill le Manchot

Lorsqu'Asmundr eut été là un mois, il se fit un jour que le roi était à un


banquet et que des hommes entrèrent dans la halle, à dix-huit en tout,
tous fort blessés. Celui qui était à leur tête s'appelait Rognvaldr, chargé
par le roi de la défense du pays. Il salua le roi. Celui-ci lui rendit ses salu­
tations et demanda qui s'était comporté si rudement.
« Est arrivé dans votre pays un homme, dit Rognvaldr, qui s'appelle
Egill. Il est difficile d'avoir à faire à lui. Il a pillé votre pays et je suis allé à
sa rencontre, j'avais cinq bateaux bien équipés, mais Egill avait un seul
bateau avec un équipage de trente hommes. Je pensais pouvoir disposer
de lui, mais nous nous quittâmes de telle sorte que je fus mis en déroute
et que tous mes hommes furent tués en dehors de ceux-ci. Cet Egill n'a
qu'une seule main et est surnommé Egill le Manchot. Et il remporte plus
la victoire avec la main qui lui manque. Celle-ci est équipée d'une épée
qui est l'ouvrage des nains7, elle lui est fixée au-dessus du poignet, et per­
sonne ne résiste à ses coups.»
Rognvaldr se rendit alors jusqu'à son siège et s'effondra à terre, mort.
Le roi dit: «Je ne puis tolérer que tu ne sois pas vengé.»
Asmundr répond: « La meilleure façon dont je pourrais vous récom­
penser de votre faveur, c'est d'aller trouver cet Egill.
- Je veux bien, dit le roi, et prenez autant de troupe que vous le vou­
drez.
- Je n'ai pas coutume d'avoir des troupes en nombre égal, dit
Asmundr, et si Egill a plus de monde, les gens du pays nous assisteront.»

4. Démêlés dEgill et d'Âsmundr

Asmundr se rendit donc à la rencontre d'Egill et donna à ses hommes


l'ordre de ramer tout armés contre eux. Egill n'était pas pris à l'improviste
et il demanda qui ramait de la sorte contre eux si impétueusement.
Asmundr se nomma - « et j'ai quelque chose à faire avec toi.
- Voyons cela, dit Egill.
- Je veux échanger les armes avec toi, dit Asmundr, et te donner des
épées contre des haches.

7. Les nains sont ces créatures surnaturelles qui ne sont pas petits, ils ont la taille d'un
être humain normal, et ils vivent sous terre (car en fait, ce sont les morts), ils ont la répu­
tation d'être des forgerons extraordinaires et sont très familiers de la magie.
986 Sagas légendaires islandaises

- Nous ne voulons pas refuser cela, dit Egill, et y a-t-il beaucoup de


biens sur tes bateaux? »
Asmundr dit que non - « nous voulons acquérir quelque chose là où
vous êtes, et que voulez-vous donner en compensation au roi pour votre
pillage?
- Nous n'avons pas coutume, dit Egill, de donner de l'argent pour
cela, même si les gars ont pris des moutons abattus.
- C'est ce que nous allons voir, dit Asmundr, car le roi m'a envoyé
m'emparer de ta tête.
- Alors, c'est qu'il veut vous voir morts, dit Egill, devenons plutôt
frères jurés8 et tuons le roi et allons épouser ses filles.
- Elles ne sont pas libres, dit Asmundr, car on les lui a volées.
- Ce serait dommage, si nos hommes s'entre-tuent, dit Egill, battons-
nous plutôt tous les deux.»
Asmundr déclara qu'il y était tout prêt. Ils débarquèrent alors et firent
l'épreuve de leurs capacités, ils étaient à égalité, et le soir, ils s'assirent pour
boire ensemble puis passèrent la nuit à dormir.
Le lendemain matin, Asmundr et Egill reprirent leurs armes et com­
battirent fortement et chacun détruisit trois boucliers à l'autre. Le soleil
était alors en plein sud.
Egill dit alors: « Veux-tu poursuivre ce jeu?
- Il se trouve que rien encore n'a été décidé, dit Asmundr, et le roi ne
pensera pas que son but a été atteint si nous arrêtions en cet état.
-À toi d'en décider, dit Egill.
- Quel âge as-tu? dit Asmundr.
- Dix-huit hivers9 , dit Egill.
- Prends tes armes si tu veux vivre plus longtemps», dit Asmundr.
Ils se battent donc pour la deuxième fois, et à voir la façon dont ils
assènent leurs coups, il semble bien que mort leur soit assurée.
Et comme le soleil est arrivé au sud-ouest, Egill dit: «Je considère qu'il
vaut mieux cesser ce jeu.
- C'est la peur qui t'y pousse», dit Asmundr. Il avait déjà reçu une
blessure.
« Eh bien! défends-toi donc», dit Egill.
Ils s'attaquèrent donc pour la troisième fois. Asmundr ne put alors rien
faire d'autre que se protéger, il avait maintenant reçu trois blessures. Il voit
donc qu'il ne servira à rien de poursuivre de la sorte, il jette son épée et
bondit sur Egill. Celui-ci a du mal à se servir de sa main mutilée, ils se

8. Voir fostbrϙralag *.
9. Typiquement, cette civilisation ne comptait pas en années mais en hivers.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 987

battent çà et là par la plaine et on en vient au point qu'Egill tombe. Cha­


cun avait d'eux avait arraché le casque de l'autre10.
«Je n'ai pas envie, dit Asmundr, de t'emporter la gorge d'un coup de
dents11, alors que mon épée est loin.
- C'est ce qu'il y a de meilleur pour toi, dit Egill.
- On va s'y risquer», dit Asmundr.
Il courut chercher son épée et se précipita sur Egill, mais celui-ci gisait
aussi tranquille que si on lui avait coupé les cheveux 12.
Asmundr dit: « Tu n'as pas ton égal, Egill. Lève-toi et je veux bien,
maintenant, de l'invite que tu m'as faite précédemment: être ton frère juré.
- Il m'ennuie fort, dit Egill, d'avoir à te récompenser de m'avoir
donné la vie.
- Je ne te tuerai pas, dit Asmundr, mais je veux que tu m'accom­
pagnes voir le roi. »
Les hommes de l'un et de l'autre arrivèrent et ils leur demandèrent de
se réconcilier. Ils se serrèrent la main et se firent frères jurés par serment,
selon l'antique coutume.

5. Les camarades trouvent Arinnejja

Ils entreprirent donc ce voyage et arrivèrent chez le roi Tryggvi.


Asmundr le salua, le roi lui fit bel accueil et demanda s'il avait trouvé Egill
le Manchot.
Asmundr déclara qu'il l'avait trouvé, « et je n'ai jamais vu homme plus
vaillant, il veut maintenant prendre la place de Rognvaldr ainsi que moi­
même pour défendre ton pays.
- Si vous voulez me jurer loyauté, dit le roi, et prendre sa place, je me
mettrai d'accord avec vous. »
Asmundr déclara que c'était ce qu'il voulait faire; on appela Egill, et
lui et Asmundr se firent hommes de la défense du roi et siégèrent là pen­
dant l'hiver.

10. Arraché parce que les casques étaient faits, non de métal (et en tout cas, jamais avec
cornes!) mais de cuir bouilli.
11. Le détail n'est pas inédit, tout barbare qu'il soit: le fait est attesté dans d'autres
sagas, y compris celle d'Egill Skallagrîmsson. Le texte ne dit pas, en fait, «gorge», mais
«trachée artère» (barki).
12. Je comprends: que si on lui avait tranché la tête. Mais on peut aussi, l'auteur de
cette saga étant visiblement un clerc comme à peu près tous ses congénères, imaginer
qu'une allusion est faite à l'histoire biblique de Samson qui perdait toute sa prodigieuse
force si on lui coupait les cheveux!
988 Sagas légendaires islandaises

Pour Jol, le roi fit un banquet amical, le premier jour de J 61, le roi s' en­
quit de savoir si quelqu'un était venu qui serait capable de lui dire ce qu'il
était advenu de ses filles, mais personne ne le pouvait. Le roi proclama
alors la stipulation qu'il avait déjà passée.
Egill dit: « Il ferait bon pour des hommes braves d'acquérir du bien. »
Après Jol, chacun s'en fut à ses foyers.
Dès que la mi-hiver fut passée, Egill et Asmundr mirent leur bateau à
flot et choisirent vingt-quatre hommes, celui qui était à la tête de ceux
qui restaient s'appelait Vîglogi, ils dirent qu'ils se mettraient à la
recherche des filles du roi et ne reviendraient pas qu'ils ne les aient trou­
vées, vivantes ou mortes. Ils mirent à la voile sans savoir où ils devaient
aller. Ils explorèrent îles et récifs et contrées montagneuses et allèrent
ainsi tout l'été, en hiver, ils étaient arrivés dans le nord à J6tunheimr 13 ,
ils mouillèrent là au pied d'une forêt, y firent leur campement et tirèrent
leur bateau à terre.
Ils dirent à leurs hommes qu'ils séjourneraient là pendant l'hiver.
« Egill et moi, dit Asmundr, allons explorer ce pays et si nous ne sommes
pas revenus pour l'été, vous irez là où bon vous semblera. »
Ils se rendirent alors dans la forêt, y tirèrent des animaux et des
oiseaux pour se nourrir. Ils furent dans cette forêt des mois durant, ne
trouvant parfois aucune provende. Une fois, ils arrivèrent dans une val­
lée. Il y avait là une rivière avec des berges basses dominées par une forêt
et des falaises. Là, ils virent force chèvres et des boucs gras. Ils rassemblè­
rent ce bétail et s'emparèrent d'un bouc gras, disant qu'ils allaient
l'abattre, sur quoi ils entendirent crier en haut de la pente. Alors, toutes
les chèvres s'enfuirent et le bouc leur échappa. Ils virent une créature
vivante plus large que haute. Elle était plus qu'à mi-chemin de la lande.
Elle avait une voix aussi aiguë qu'une cloche et demanda qui avait l'au­
dace de vouloir voler les boucs de la reine.
Asmundr dit: « Qui es-tu, toi, la belle et la séduisante, et où règne ta
reine?
- Je m'appelle Skinnefja, dit-elle, et ma mère, Arinnefja 14. C'est elle,
la reine, ici en Jotunheimr, et elle habite à peu de distance d'ici. Il vaudrait
mieux que vous alliez la trouver plutôt que de voler.

13. jotunn est« géant» (c'est l'un des noms que portent ces créatures monstrueuses, en
contexte magique comme celui-ci), Jiirunheimr est le Monde des Géants, donc le pays de
tous les périls, ce décor fait partie intégrante du décor fantastique des sagas légendaires.
14. On a déjà noté que la plupart des noms propres de ce texte, tant anthroponymes
que toponymes, ont un sens plus ou moins ésotérique. Ces deux créatures sont certaine­
ment des oiseaux monstrueux, nejja signifie«bec», skinn- pourrait renvoyer à«tanné» et
arinn est décidément«aigle»! Soit Nez-tanné et Nez d'aigle.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 989

- Tu dis vrai » , dit Asmundr. Il prit alors une bague d'or et la donna à
Skinnefja.
«Je n'ose accepter, dit-elle, cela de toi car je sais que ma mère dira que
c'est un paiement pour entrer dans mon lit.
- Je n'ai pas coutume de reprendre ce que je donne, dit Asmundr,
mais nous accepterons què tu consentes à nous héberger. »
Puis elle s'en fut chez elle, trouver sa mère. La vieille 15 demanda pour­
quoi elle était tellement en retard. Elle déclara avoir trouvé deux hommes
en quête d'hospitalité - «et l'un d'eux m'a donné cette bague en me
demandant de les loger pour la nuit.
- Pourquoi as-tu accepté cette bague d'or? dit-elle.
- Je pensais que c'était un paiement pour toi, dit Skinnefja.
- Pourquoi ne leur as-tu pas demandé de venir ici? dit la vieille.
- Je ne savais pas comment cela te plairait, dit-elle.
- Invite-les à venir ici » , dit la vieille.
Skinnefja courut aussitôt leur dire: «Ma mère vous invite à venir chez
elle. Autant vous préparer à donner les nouvelles, car dans l'ensemble elle
est fort curieuse de cela. »
Ils vont donc trouver la vieille. Elle leur demanda leur nom. Ils le
dirent en vérité. La vieille contemplait fixement Egill. Ils dirent qu'ils
n'avaient absolument rien mangé depuis sept jours. La vieille courut cher­
cher du lait. Elle avait cinquante chèvres qui donnaient autant de lait que
des vaches. Elle possédait un grand chaudron qui admettait tout ce lait.
Elle avait aussi un grand champ de froment. Elle y prenait tant de farine
que cela suffisait, chaque jour, pour faire dans le chaudron le gruau dont
elles se sustentaient.
«Skinnefja, dit-elle, prends du petit bois et fais du feu qui brûle bien.
Ce ne sera pas bien les traiter que de leur faire seulement manger du
gruau.»
Skinnefja fit diligence. La vieille leur demanda de faire vite et de servir
la nourriture qui était déjà cuite. On apporta de la viande et des oiseaux.
La vieille dit: «Ne faites pas silence si l'on ne vous sert pas aussi bien
qu'on le devrait. Il faudra du temps avant que le gruau soit prêt, et dis­
nous ta vie, Asmundr, puis ce sera au tour d'Egill, et je vous divertirai, en
guise d'ornements de table, de ce qui m'est arrivé, et je suis curieuse de
savoir quelle est votre famille et quelle est la raison de vos voyages. »

15. Ne doit pas nécessairement être pris de façon péjorative, le terme requis, kerling,
peut aussi bien signifier «la bonne femme» ou même tout simplement «la femme». J'ai
choisi « la vieille», que je maintiendrai d'un bout à l'autre de cette saga, parce que c'est éga­
lement ainsi que les contes populaires modernes continueront de s'exprimer.
990 Sagas légendaires islandaises

6. D'Âsmundr et d'Ârdn

Alors, Âsmundr prit la parole: « Il y avait un roi qui s'appelait Ôttarr.


Il régnait sur le Halogaland 16. Sa reine s'appelait Sigrîôr, fille du jarl
Ôttarr de J6tland 17 au Danemark. Ils avaient un fils. Celui-ci s'appelait
Âsmundr. Il était de grande taille. Il fut précoce en fait d'exercices phy­
siques et lorsqu'il eut douze hivers, on estima qu'il surpassait tous ceux
qui se trouvaient là. Il entretenait force compagnons de jeux.
« Une fois qu'ils s'étaient rendus à cheval en forêt, Âsmundr trouva un
lièvre. Il lâcha ses chiens sur lui. Le lièvre s'enfuit et les chiens ne parvin­
rent pas à l'attraper. Âsmundr ne renonça pas avant que son cheval tombe
d'épuisement. Alors il bondit et pourchassa l'animal avec les chiens. Pour
finir, le lièvre se jeta du haut d'une falaise. Âsmundr revint alors à son che­
val et ne le trouva pas. Le soir était venu. Âsmundr dormit cette nuit-là
mais au matin, il y avait un brouillard si épais qu'il ne savait pas où il était.
« Trois jours durant, il s'égara dans la forêt. Alors, il vit venir à ses
devants un homme grand et beau en tunique d'écarlate, avec une cheve­
lure jaune comme de la soie. Âsmundr estima n'avoir jamais vu homme
plus beau. Ils se saluèrent. Âsmundr lui demanda son nom. Il dit s'appe­
ler Âran, fils du roi R6ôian de Tattaria 18 , - "j'ai été en expédition guer­
rière.
«-Quel âge as-tu? dit Âsmundr.
«- Douze hivers, dit Âran.
«-Tu ne <loi� pas avoir beaucoup de semblables, dit Âsmundr.
«- Je n'étais semblable à personne, dit Âran, aussi ai-je fait le serment
de ne pas revenir avant d'avoir trouvé un autre semblable à moi par l'âge et
les prouesses. Or j'ai entendu parler d'un homme qui s'appelle Âsmundr,
fils du roi de Halogaland, es-tu capable de me dire quelque chose de lui car
l'on m'a dit qu'il n'y aurait pas grande différence entre nous?
« - Cet homme, je le connais fort bien, dit Âsmundr, et il est en train
de parler avec toi.
«- Tu arrives à souhait, dit Âran, et nous pouvons maintenant mettre
à l'épreuve notre habileté." Âsmundr déclara y être prêt.
« Ensuite, ils exécutèrent tous les exercices qui étaient coutumiers des

16. Qui est une province de Norvège.


17. Jôdand est notre Jutland (danois actuel Jylland).
18. On peut entendre Tattariâ comme pays des Tartares. Une fois de plus, il s'agit d'un
pays légendaire, mais celui-ci est plutôt rare dans ce genre de textes.
Saga d'Egilf le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir ')')/

hommes jeunes à cette époque-là, et ils étaient tellement égaux que l'on
ne voyait pas de différence. Puis ils se mirent à lutter et il y eut de rudes
prises entre eux, mais on ne pouvait faire de nuance pour savoir qui était
le plus fort, et ils se séparèrent de sorte que tous deux étaient épuisés.
«Alors, Âran dit à Âsmundr: "Il ne faut pas que nous essayions de faire
assaut d'armes, car ce sera ·nous faire tort à tous deux. Je veux que nous
nous liions par serment de fraternité jurée: que chacun doive venger
l'autre et que nous possédions en commun notre bien, acquis ou non."
«Suivait leurs serments que celui qui vivrait le plus longtemps ferait
ériger un tertre à l'autre et y déposerait autant de bien qu'ils trouveraient
honorable. Ensuite, celui qui vivrait le plus longtemps resterait auprès du
mort trois nuits durant dans le tertre, puis s'en irait s'il le voulait. Ensuite,
ils mêlèrent leur sang et le firent couler ensemble, chose que l'on tint pour
des serments. Ârân lui offrit de venir aux bateaux avec lui et de voir la
splendeur de l'équipement. Et comme Âsmundr vivait alors en Jôtland
chez le jarl Ôttarr, le père de sa mère, il laissa Ârân en décider.»

7. Mort d'Ârdn

«Ils vont donc aux bateaux d'Ârân, c'étaient dix longs bateaux bien
équipés d'excellents hommes. Ârân donna à Âsmundr la moitié de
la troupe et des bateaux. Âsmundr demanda qu'ils cinglent jusqu'en
Hâlogaland, il voulait y emmener sa troupe et ses bateaux. Ârân dit qu'il
voulait d'abord cingler jusqu'à son propre pays puis venir ensuite en
Hâlogaland, que les gens du pays puissent voir qu'ils n'étaient pas des
mendiants. Âsmundr le pria d'en décider. Ils prirent ensuite la mer, et ils
eurent bon vent. Âsmundr demanda si le roi RôèHân n'avait pas d'autres
enfants.
«Ârân dit qu'il avait un fils qui s'appelait Herrauôr, de la fille du roi de
Hunaland 19 - "c'est un homme à la fois vaillant et populaire, il héritera
du pouvoir en Hunaland. Mon père a deux frères. Lun s'appelle Hra:rekr
et l'autre Siggeirr. Ce sont des berserkir*, il est difficile d'avoir à faire à eux
et ils ne sont pas tenus en faveur auprès des gens du pays. Le roi a grande
confiance en eux parce qu'ils font ce qu'il veut. Ils s'adonnent à des expé­
ditions guerrières et rapportent des trésors au roi."
«On ne mentionne rien de leur expéuition avant qu'ils arrivent aux
ports du roi Rôôfân. Ils voient flotter là douze bateaux de guerre et deux

19. Le pays des Huns, encore un lieu mythique mais on voit que ce texte n'en est pas
avare.
992 Sagas légendaires islandaises

dreki20 si beaux qu'on ne voit pas leurs semblables. Étaient arrivés là deux
frères en provenance du Blokkumannaland21 . Lun s'appelait Bolabjorn et
l'autre, Vfsinn. Leur père était le jarl Gormr. Ils avaient tué le roi R6ôiân
et dévasté le pays en divers endroits, faisant grands ravages.
« Quand les frères jurés furent mis au courant de cela, ils firent sonner
le luôr*. Et lorsque les gens du pays furent avertis qu'Arân était arrivé, une
abondante foule vint à lui. Les vikings* se ruèrent vers leurs bateaux, com­
mença à la fois rude bataille et sanglant combat, et il s'écoula un long
moment pendant lequel on ne put voir qui l'emportait. Arân sauta sur le
bateau de Bolabjorn et fit place nette, et tout cédait devant lui. Bolabjorn
se porta contre lui. Arân lui asséna un coup de taille sur son crâne nu,
mais son épée ne mordit pas, de la poussière vola de ce crâne et l'épée se
brisa en dessous de la garde. Bolabjorn frappa en échange le bouclier
d'Arân, et il le fendit d'un bout à l'autre, Arân reçut une srande blessure à
la poitrine. Il y avait une ancre sans manche sur le pont, Arân la souleva et
la précipita sur la tête de Bolabjorn, de sorte que la branche s'enfonça et
Aran le précipita par-dessus bord, et il sombra jusqu'au fond.
« Vîsinn bondit sur le bateau jusqu'à Asmundr et lui décocha deux
épieux en même temps. Asmundr interposa son bouclier devant l'un, il
transperça le bouclier et atteignit le bras devant le coude, de sorte qu'il se
fixa dans l'os. Lautre épieu, Asmundr l'attrapa en l'air et le renvoya sur
Vîsinn, il lui aboutit dans la bouche, si bien qu'il ressortit par la nuque
jusqu'au milieu du manche. Lépieu arriva dans le mât de sorte que la
lame s'y enfonça loin, et Vîsinn resta pendu là, mort. Après cela, les
vikings se rendirent mais Arân les fit abattre tous et précipiter par-dessus
bord, puis lui et les siens se rendirent dans la cité, les gens du pays firent
joyeux accueil à Arân, ses blessures furent pansées puis on donna à Arân le
titre de roi. Il proclama alors les conditions entre Asmundr et lui et il lui
donna la moitié de tout à parts égales.
« Il n'y avait pas un mois plein qu'ils étaient à la maison qu'un jour,
Arân mourut tout soudain alors qu'il déambulait dans sa halle. On ense­
velit son corps selon leur coutume. Asmundr fit ériger un tertre pour lui
et plaça auprès de lui son cheval, sellé et bridé, ses étendards et toute son
armure, un faucon et un chien. Arân, complètement armé, était assis sur
un siège22 .

20. Voir bateaux*, et dreki*.


21. Voici un nouveau pays légendaire. Les Blokkumenn étaient les Valaques. À moins
que l'on veuille voir dans ce pays l'équivalent de l'Éthiopie. Blakkr, d'où Blokkr- en com­
position, pourrait signifier «noir»!
22. Ce passage est remarquable: l'archéologie a établi qu'en effet, les pratiques men-
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 993

« Âsmundr fit transporter son siège dans le tertre et s'assit là. Le tertre
fut alors refermé. La première nuit, Arân se leva de son siège et tua le fau­
con et le chien, et les mangea l'un et l'autre. La deuxième nuit, il se leva et
tua le cheval, le mit en pièces, se mit à le mâcher fortement et mangea le
cheval, de sorte que le sang lui coulait sur les mâchoires. Il offrit à
Âsmundr de manger avec lui, mais Âsmundr se tut. La troisième nuit,
Âsmundr fut pris de torpeur. Il ne se rendit compte de rien avant qu'Ârân
ne lui saisisse les oreilles et les lui arrache toutes les deux. Alors, Âsmundr
brandit sa sa:i* et décapita Ârân. Puis il prit du feu et brûla Ârân jusqu'à ce
qu'il ne fut que cendres, après quoi il alla à la corde23 • On le remonta et le
tertre fut refermé, et Âsmundr emporta les biens qui avaient été déposés
dans le tertre. »

8. Âsmundr tue les berserkir

« Peu après, Âsmundr tint un pinft avec les gens du pays et demanda
s'ils voulaient maintenir ce dont lui et Ârân s'étaient liés, mais les gens
réagirent diversement. Seuls, les hommes qu'Ârân avait donnés à
Âsmundr voulurent le suivre. Sur ce, ils vinrent à regarder la mer et ils
virent des hommes en bateau cinglant vers la terre, étaient venus là les
frères, les berserkir Hrxrekr et Siggeirr et tout le monde trouva cela mau­
vais. Âsmundr leur offrit de se mettre à leur tête, mais il n'y en eut aucun
pour se dresser contre les frères. Âsmundr alla à son bateau avec ses
hommes.
« Quand les berserkir connurent les événements qui étaient advenus là,
ils réclamèrent pour eux le pays tout entier. Âsmundr leur dit l'accord par­
ticulier qu'Ârân et lui avaient passé et que la moitié du pays lui revenait.
Les berserkir lui ordonnèrent de s'en aller s'il voulait garder la vie.
Âsmundr offrit de se battre en combat singulier contre chacun d'entre
eux, à son gré, et de se soumettre ce pays, mais ils s'y opposèrent en
hurlant, ordonnèrent aux gens de s'armer et bataille éclata entre eux.
Âsmundr avait une troupe moins nombreuse et les gens du pays n'osèrent
pas lui prêter secours. Tous les hommes d'Âsmundr furent abattus et on
s'empara de lui. Le soir était venu24. Ils convinrent que le lendemain

tionnées ici étaient bien de rigueur. Le seul détail un peu insolite, sans doute, est ces éten­
dards qui dénotent visiblement des influences «méridionales».
23. Par laquelle, évidemment, il est descendu dans le tertre, bien que cela ne nous soit
pas dit.
24. La règle était que l'on ne devait pas commettre de meurtre la nuit.
994 Sagas légendaires islandaises

matin, on l'abattrait sur le tertre d'Arân et on le donnerait à Ôôinn pour


obtenir la victoire25 . On l'attacha alors au guindeau26, les hommes allè­
rent tous à terre et dormirent dans le campement tout en pansant leurs
blessures. Les frères couchèrent dans une petite tente à peu de distance du
campement, ayant peu d'hommes avec eux.
« Il faut dire maintenant d'Asmundr qu'il se trouvait près du guin­
deau. Il vit une barre de fer qui dépassait du guindeau. Un grand coup
avait été porté là et le bord était extrêmement tranchant. Asmundr y
frotta sa corde et la mit en pièces car le fer était coupant. Aussi Asmundr
se détacha-t-il. Il brisa les entraves qu'il avait aux pieds. Le vent soufflait
de la mer, Asmundr trancha la corde de l'ancre et repoussa le bateau vers
la forêt, sur quoi il passa à terre. :Cidée lui vint alors de défier un peu les
berserkir avant de s'en aller dans la forêt. Il se rendit donc à la tente dans
laquelle ils dormaient, et l'abattit sur eux. Eux qui étaient dedans se levè­
rent d'un bond mais sortir ne leur fut pas facile parce que la tente les en
empêchait. Asmundr assena un coup à la tête de Hr::erekr et la lui fendit
jusqu'aux mâchoires. Siggeirr parvint à sortir et voulut courir vers la
forêt. Asmundr le poursuivit. Siggeirr trébucha et Asmundr le frappa à
l'épine dorsale en bas de l'endroit qui est le plus étroit, et il le mit en
pièces à cet endroit-là. Puis Asmundr se rendit dans la forêt. Il avait tué
dix hommes en plus des berserkir.
« On le chercha et on ne le trouva pas, mais avant que le jour fut
achevé, Herrauôr, le fils du roi, arriva avec vingt bateaux, tous se réjoui­
rent de le voir. Il avait appris tous les événements qui avaient eu lieu là,
ensuite, il tint un ping avec les gens du pays, il proclama que le pays était
sa possession et demanda de se l'approprier, personne ne s'y opposa et il
fut pris pour roi de tout le pays, quant aux hommes qui avaient accompa­
gné les berserkir, ils furent expulsés et Herrauôr prit leurs biens.
«Alors, Asmundr vint trouver Herrauôr. Il salua le roi. Herrauôr
demanda quel homme il était. Il le dit en vérité. Herrauôr demanda si
c'était lui qui avait tué les berserkir. Il dit que c'était la vérité.
« "Pourquoi es-tu donc venu me trouver? dit le roi.
« - Je n'ai rien vu de mieux à faire, dit Asmundr, que de tremper mon
lard dans ton chou27. Je suis venu te trouver parce que je savais qu'il ne me

25. Il n'est pas exclu que cette coutume ait existé, Ôôinn, qui n'était pas dieu de la
guerre, étant censé présider à la victoire, en effet, comme l'indique son surnom: Sigtyr,
dieu de la victoire. Il n'est pas interdit non plus de penser que les sacrifices humains pro­
pitiatoires aient pu faire partie des coutumes dans un passé très reculé.
26. Le guindeau est un petit cabestan servant à lever une ancre.
27. J'ai voulu traduire littéralement: tremper du lard ou du jambon ou du porc dans le
chou, la sauce aux choux, signifie déguster une friandise!
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 995

servirait à rien de m'échapper, et je veux à présent connaître mon lot et ce


qu'il doit être. Je me défendrai tant que je le pourrai s'il faut sauver ma
vie, mais j'accepterai de meilleures conditions si l'on m'en offre.
« - J'ai entendu parler de vos stipulations, à Aran et toi, dit Herrauôr,
et je tiens qu'il est bienvenu que je te prenne à la place de mon frère, car il
me semble que des êtres fort malfaisants ont été éliminés lorsque les ber­
serkir ont été tués."
« Puis Asmundr fut avec Herrauôr et ils s'entendirent bien. Sur ce,
Asmundr lui demanda de lui fournir des bateaux, il voulait se rendre en
expédition guerrière et Herrauôr le pria de choisir à la fois des bateaux et
autant d'hommes qu'il le voudrait, et lui demanda de rester avec lui tout
le temps qu'il voudrait. Asmundr choisit trente hommes parmi sa troupe
et il prit un bateau. Ils se quittèrent en termes amicaux et promirent de se
rencontrer en frères où qu'ils se retrouvent. On appela Asmundr Meur­
trier des Berserkir, et je termine là mon histoire28 puisque je suis cet
Asmundr lui-même29 .
- Ta saga me paraît importante, dit la vieille, et qu'en est-il du gruau,
ma fille?
- Il est en train de bouillir, dit Skinnefja.
- Il va falloir du temps alors, avant qu'il soit prêt, dit la reine, et que
dis-tu, toi, Egill? »

9. Egill entre au service du géant

« Le début de ma saga, dit Egill, c'est qu'il y avait un roi appelé Hringr.
Il régnait sur les Smaland30 . Sa femme s'appelait lngibjorg. Elle était fille
du jarl Bjarkmarr de Gautland31 • Hringr et lngibjorg avaient deux
enfants. Leur fils s'appelait Egill et leur fille, /Esa. Egill grandit dans la

28. Le texte dit: «saga», de même que par la suite. Ce trait est précieux car il permet
d'établir que le terme est polyvalent.
29. On n'a pas oublié qu'à la fin du chapitre 5, «la vieille» a demandé à Asmundr de
raconter sa vie. li s'est donc exécuté!
30. Ce terme est obscur. Il ne peut s'agir, bien entendu, du Smaland suédois qui n'a rien
de légendaire. Si on le prend au singulier, Smaland donc, ce peut avoir été une province de
Danemark, sans que l'on puisse préciser laquelle. Si on le met au pluriel, smdliind, littéra­
lement«petits pays», le terme pourrait s'appliquer à un archipel, à un ensemble de petites
îles comme la Scandinavie en possède bon nombre.
31. Même ambiguïté que pour la note précédente. Il peut s'agir d'un territoire réel,
Gôtaland selon une autre lecture, qui s'étendait de la Suède centrale à la Norvège cen­
trale. Mais il peut aussi bien s'agir du pays des Gots (à écrire sans h) qui, à l'époque de la
996 Sagas légendaires islandaises

hiriJ* de son père jusqu'à ce qu'il eut douze hivers. C'était un homme qui
faisait l'important, et ingouvernable, impétueux et querelleur32 • Il se lia
de camaraderie avec de jeunes garçons, se rendant en forêt pour tirer des
animaux et des oiseaux. Il y avait un grand lac dans la forêt, dans lequel il
se trouvait de nombreuses îles. Egill et ses camarades s'y rendaient tou­
jours à la nage car ils avaient pris l'habitude de pratiquer des exercices
physiques.
« Une fois, Egill discuta avec eux pour savoir lequel pourrait nager le
plus loin dans ce lac, car le chemin pour aller à l'île qui était le plus loin de
la terre était si long qu'on ne la voyait pas à moins de grimper pour cela
dans un arbre altier. Ils se mirent donc à l'eau, ils étaient trente en tout.
Devait rester quiconque ne se fiait pas à aller plus loin. Ils se mettent donc
à l'eau et certains détroits entre les îles étaient fort larges. Egill était le plus
rapide à la nage, personne ne pouvait le suivre. Et lorsqu'ils furent arrivés
loin de la terre, il survint un brouillard si sombre qu'aucun ne voyait
l'autre, et le vent se fit glacé. Ils s'égarèrent tout en nageant et Egill ne sut
pas ce qu'il était advenu de ses compagnons. Il erra dans l'eau deux jours
et deux nuits. Il parvint alors à terre, il était tellement épuisé qu'il dut
ramper pour monter à terre et il cueillit de la mousse pour s'en couvrir, il
resta étendu là toute la nuit et au matin, il avait suffisamment chaud.
« Sortit alors de la forêt un grand géant. De la main, il s'empara d'Egill
et dit: "C'est bien, Egill, que nous nous soyons rencontrés ici. Je te donne
le choix entre deux conditions, l'une, que je te tue, sinon, que tu gardes
mes chèvres tant que je vivrai et que tu me le jures."
« Egill ne tergiversa pas car il s'agissait de se tirer d'une mauvaise passe.
« Ils allèrent alors pendant maintes journées jusqu'à ce qu'ils arrivent à
une caverne que le géant avait comme résidence. Le géant possédait huit
cents boucs33 et force autres capridés. Il procédait aux abattages de telle
sorte qu'ils ne soient jamais moins nombreux. Egill prit la garde du bétail,
et les chèvres étaient indisciplinées. Il en alla ainsi longtemps. Mais lors­
qu'Egill eut été là douze mois, une fois, il s'enfuit. Dès que le géant s'en
aperçut, il se mit à sa poursuite car il savait tant de choses qu'il suivait les
traces autant en mer que dans la neige. Le géant le découvrit dans une
caverne. Il était parti quatre jours.

rédaction de notre saga, était déjà un lieu mythique. Étant donné le contexte légendaire
dans lequel évolue toute cette histoire, c'est probablement cette dernière éventualité qui
serait préférable.
32. Ne nous hârons pas de projeter sur cette courte phrase les élucubrations de nos
pseudo-psychologues actuels en mal de pédagogie adolescentine ! Ce portrait en quatre
mots est des plus élogieux et trndrait à brosser le portrait du futur héros par excellence.
33. Voir hundrail *.
Saga d'Egi!L le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 997

« Le géant dit qu'il s'était conduit plus mal qu'il ne l'avait stipulé. "Tu
vas maintenant, dit-il, avoir ce qu'il y a de pire pour toi."
« Puis il prit deux pierres, chacune pesait une demi-mesure34. Il les fixa
par des liens de fer aux pieds d'Egill et dit qu'il devait tirer cela. Ce tour­
ment, Egill l'endura sept hivers, et le géant prenait tellement garde à soi­
même qu'Egill ne vit jamàis l'occasion de le tuer.»

1 O. Egil! échappe au géant

« Une fois, il se fit qu'Egill s'en fut chercher ses chèvres. Il trouva un
chat dans la forêt. Il parvint à l'attraper et l'emporta à la maison. Il arriva
tard le soir. Le feu était couvert de cendres blanches. Le géant demanda
pourquoi il était rentré si tard à la maison et Egill déclara qu'il n'était pas
facile de marcher, les chèvres se précipitant alentour.
« "Je m'étonne, dit le géant, que tu trouves ce que tu cherches dans
l'obscurité.
«- Ce sont mes yeux d'or qui en sont cause, dit Egil!.
«-As-tu d'autres yeux que ceux que j'ai vus? dit le géant.
« - Certes, dit Egil!.
«- Montre-moi, dit le géant, ces trésors.
«- Ne me les prends pas, dit Egil!.
«- Je n'en tirerais aucun profit, dit le géant.
«- Ils ne servent à rien, dit Egill, si je ne m'en occupe pas."
« Puis Egill défit son manteau. Le géant plongea alors le regard dans les
yeux du chat au-dessus du feu, ce fut comme si des étoiles brillaient.
« "Voilà des objets de grand prix, dit le géant, veux-tu me vendre ces
yeux?
«- Je suis bien mal pourvu, dit Egill, mais si tu veux me donner la
liberté et me libérer de mes chaînes, je te remettrai les yeux.
«- Vas-tu les disposer de telle sorte, dit le géant, que j'en tire profit?
«- Je vais essayer, dit Egill, mais tu vas avoir mal dans les muscles, dit
Egill, pour supporter cette opération, car il va falloir que je te lève bien
haut les paupières pour les fixer là où ils doivent être. Tu devras toujours
les enlever quand le jour viendra et ne pas les mettre avant qu'il fasse
sombre, et je vais t'attacher ici au pilier.
«- Alors, tu vas me tuer, dit le géant, et c'est une action infâme.
«- Je ne le ferai pas", dit Egil!.

34. Très difficile d'évaluer cette précision; Le va;tt, que je rends par mesure, a certaine­
ment eu une valeur variable selon les temps et les lieux, a pu peser quarante livres anglaises.
998 Sagas légendaires islandaises

« Ils s'accordent là-dessus. Le g.5ant I ui enlève ses fers.


« "Voici que tu as bien fait, dit Egill, et je vais maintenant te promettre
de te servir tant que tu vivras."
« Puis Egill attache le géant et prend une pique à fer double qu'il
enfonce dans les deux yeux du géant, de sorte qu'ils reposent sur les
pommettes. Cela fit si mal au géant qu'il réagit brutalement, arracha
tous ses liens, tâtonna pour trouver Egill et lui arracha tous ses vêtements
de dessus35 .
« "Là, tu n'as pas eu de chance, dit Egill, voilà que les yeux d'or sont
tombés dans le feu, et aucun de nous d'eux n'en jouira.
«- Tu t'es bien mal moqué de moi, dit le géant, tu vas être mis à mort
maintenant ici et ne parviendras jamais à sortir."
« Le géant courut alors aux portes et les referma fortement. Egill
s'estime alors en mauvaise posture. Il passe maintenant quatre nuits
dans la caverne, sans prendre aucune nourriture car le géant surveille la
caverne. Le parti qu'il prend, c'est de tuer le bouc le plus gros, de le
dépouiller et de rentrer lui-même dans la peau puis de la recoudre le plus
étroitement.
«Le quatrième matin, il chasse les boucs jusqu'aux portes. Le géant
avait étendu son pouce sur le linteau, il avait posé son petit doigt sur le
seuil et les boucs devaient courir dans l'espace entre ses doigts, leurs pas
résonnaient fort sur le sol de la caverne.
«Le géant dit: "C'est signe d'orage quand les sabots des boucs se met­
tent à sonner sur le sol de la caverne."
«Les boucs courent donc entre ses doigts. Egill vient en dernier lieu,
ses sabots ne faisaient aucun bruit. "Tu te déplaces bien lentement aujour­
d'hui, Barbu à cornes, tu as les hanches plutôt épaisses", dit le géant.
« Il prit alors à deux mains les touffes de laine, et imprima une telle
secousse à Egill qu'il lui déchira sa peau de bouc et le libéra.
« "Tu as profité de ce que j'étais aveugle, dit le géant, et c'est mal que
nous devions nous séparer sans que tu aies des joyaux, tant tu m'as servi
longtemps, et accepte cet anneau d'or."
«C'était un grand trésor. Egill trouva beau cet anneau et il tendit la
main vers lui. Et lorsque le géant sentit qu'il saisissait l'anneau, il le tira
vers lui et asséna un coup à Egill, lui enlevant l'oreille droite. Egill jouit de
ce que le géant était aveugle. Il lui trancha la main droite et s'empara de
l'anneau.

35. Toute cette histoire, et le personnage du géant en question notamment, renvoient


certainement au Polyphème qui figure dans l'Odyssée d'Homère et que l'auteur, bien cul­
tivé comme nous l'avons dit maintes fois, a pu lire dans une version latine.
Saga d'Egifl le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 999

« "Je vais tenir parole, dit Egill, je ne te tuerai pas. Tu vas vivre dans les
tourments et verras le pire de tes jours venir à toi."
« Ils se quittèrent, et Egill s'en alla. Il resta dehors dans la forêt. Lorsqu'il
en sortit, il y avait devant lui quelques bateaux vikings. Celui qui les diri­
geait s'appelait Borgarr. Egill se joignit à leur troupe et se révéla le plus
vaillant des hommes. Ils furent en expédition guerrière en été. Ils se batti­
rent dans les Svîasker36 contre le berserkr qui s'appelait Glammaor. Il avait
une arme de choix, une hallebarde37 capable de choisir un homme dès
qu'elle connaissait son nom. Dès le tout début de la bataille, Glammadr
sauta sur le bateau de Borgarr et le transperça de sa hallebarde. Egill était
auprès et il avait brisé son épieu de telle sorte que le fer était détaché.
Il brandit le fragment du manche de son épieu et atteignit l'oreille de
Glammadr de sorte que celui-ci vola par-dessus bord, Glammadr coula
ainsi que sa hallebarde et ni l'un ni l'autre ne remonta ensuite. Alors, les
vikings se rendirent. Ils firent d'Egill leur chef et il choisit trente-deux
hommes38 parmi eux. Egill fit des ravages sur la Route de l'Est39 et il se
passa maintes choses dans son voyage.»

11. Egil/perd sa main

« Une nuit, Egill mouillait dans un certain port et il n'eut pas de vent
favorable pour mettre à la voile. Il se rendit à terre, tout seul. Il arriva à
une clairière dans la forêt. Il vit là, sur une colline, un grand géant et une
jlagô*. Ils luttaient pour une bague d'or, elle était dépourvue de force en
face de lui, et il la traitait pitoyablement et l'on pouvait contempler son
sexe4° car elle était court vêtue. Elle tenait l'anneau du mieux qu'elle pou­
vait. Egill assena au géant un coup qui arriva dans l'épaule. Le géant fit
volte-face et l'épée descendit le long du bras en enlevant le biceps, et

36. Sker =«rocher», Svia renvoie à Suédois. Il s'agit sans doute de récifs qui se trouvent
dans le lac Malar, aujourd'hui près de Stockholm (qui n'existait pas à l'époque).
37. Le motif de la hallebarde magique est banal dans la littérature de sagas et déborde
même du cadre des sagas légendaires: il y en a une, célébrissime, dans la Saga de Njdll le
brülé qui est la plus connue des sagas dites des Islandais.
38. Le texte dit expressément: douze et vingt, je ne sais que faire de cette précision!
39. Cette précision est précieuse: les vikings e-npruntaient divers itinéraires que nous
connaissons bien. Voyez Les Vikings. Histoire, mythes, dictionnaire, article «Itinéraires des
vikings». La«Route de l'Est» (austrvegr') s'appliquait à l'itinéraire qui partait du fond du
golfe de Finlande pour aller, par le lacis des fleuves russes, jusqu'à Constantinople. Elle
était fort fréquentée par les vikings, notamment suédois qui étaient appelés varègues
(vtRringjar) en l'occurrence.
40. Ce type de détail est rarissime dans la littérature de sagas!
1000 Sagas légendaires islandaises

c'était un morceau si gros qu'un homme seul n'eût pu le soulever. Le


géant assena à son tour un coup à Egill, coup qui arriva sur la main à hau­
teur du poignet et la trancha. Tombèrent à terre et la main et l'épée. Le
géant se prépara à assener un second coup. Egill ne vit alors pas d'autre
parti à prendre que de s'enfuir. Le géant le pourchassa vers la forêt et ils se
quittèrent là, Egill s'échappa dans la forêt. Il arriva à ses hommes dans un
tel état qu'il avait perdu une main. Ils mirent à la voile et s'en furent de là.
« Egill eut fort mal au bras. Quand deux nuits furent passées, il arriva
dans un port et ils mouillèrent là pour la nuit. Egill ne parvenait pas à se
débarrasser de sa douleur. Il se leva de son lit et se rendit dans la forêt. Il
arriva alors à un ruisseau. Il pensa trouver le plus grand soulagement en
plongeant son bras dans le ruisseau et en laissant le courant passer sur sa
blessure. Sur ce, il vit sortir d'une pierre un enfant de nain. Celui-ci allait
chercher de l'eau dans un seau. Egill enleva son anneau d'or de son bras
avec ses dents et le mit dans le seau pour l'enfant, mais celui-ci courut
entrer dans la pierre.
« Peu après, le nain sortit et demanda qui était l'homme qui avait fait
plaisir à son enfant. Egill se nomma et dit qu'au point où il en était, l'or
ne lui servait pas à grand-chose.
«"C'est une mauvaise nouvelle, dit le nain, et entre avec moi dans la
pierre."
«C'est ce que fit Egil!. Le nain se mit alors à panser le moignon et fit
partir toute la douleur, le lendemain matin, la plaie était guérie. Le nain se
mit alors à lui forger une épée, et à partir de la garde, il fit une douille si
longue qu'elle atteignait le coude, et l'on pouvait la manipuler, et il fut
facile à Egill de f rapper de cette épée comme si son bras était entier. Le
nain lui fit maint excellent cadeau de valeur et ils se quittèrent amis. Egill
alla trouver ses hommes. Et voici maintenant la fin de ma saga pour cette
fois, dit Egill, j'étais cet Egill même dont je viens de parler un moment.
- Tu as subi de grandes épreuves, il me semble, dit la reine, et où en
est le gruau à présent, fille?
- Je crois qu'il est tout à fait bouilli, dit-elle, pourtant, il est si chaud
qu'il n'est pas mangeable tant qu'il reste ainsi.
- Il en viendra, dit la reine, à refroidir quand j'aurais dit mon his­
toire41 , car il ne m'est pas arrivé grand chose. »

41. Il est intéressant de noter que le texte porte ici tEjintyr, qui est le latin adventura,
avec le sens de conte, histoire, récit peu banal, mais tout à fait différent de«saga» que nous
avons vu plusieurs fois et qui est également«histoire».
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1001

12. D'Arinnefja et de ses sœurs

« Il y avait un géant appelé Ôskruôr, dit-elle. Il était venu du monde


des géants42 . Sa reine s'appelait Kûla. Les frères du géant étaient Gautr et
Hildir. Mon père, Ôskruôr, et ma mère avaient dix-huit filles, j'étais la
plus jeune et tout le monde disait que j'étais la plus belle d'entre elles.
Mon père et ma mère tombèrent malades et moururent tous les deux, on
les couvrit de tourbe et on les donna aux trolls43, nous autres, les sœurs,
prîmes tous les biens meubles mais Gautr et Hildir eurent le pays et ils
n'étaient guère d'accord.
« Mon père possédait trois objets de grande valeur. C'étaient une corne
et une table de jeu44 et un anneau d'or. Les frères nous prirent, à nous
autres sœurs, la corne et la table de jeu mais l'anneau, nous pûmes le
conserver et c'était un excellent objet de prix. Mes sœurs voulurent me
brimer et je me trouvai seule à faire tout le service, et si je m'opposais, elles
me rossaient. J'estimai ne pas pouvoir supporter cela. Je promis à Pôrr de
lui donner le bouc qu'il voudrait choisir pour qu'il fasse part égale entre
moi et mes sœurs45•
« Pôrr vint à nous. Il coucha avec ma sœur aînée et passa la nuit avec
elle, mais les sœurs l'envièrent et la tuèrent au matin. Pôrr fit de même
avec toutes mes sœurs, il coucha avec elles toutes, et elles furent toutes
tuées, et chacune d'entre elles put dire aux autres que, s'il était donné à
quelqu'une d'avoir un enfant de Pôrr, cet enfant ne grandirait pas ni ne
prospérerait. Puis Pôrr coucha avec moi et il me fit cette fille que vous
pouvez voir à présent ici, et il en est allé de cet enfant comme elles
l'avaient ordonné, car elle est maintenant plus petite d'une aune que lors­
qu'elle vint au monde. Pôrr me donna tout l'héritage des sœurs. Il m'a
toujours assistée depuis. Je m'emparai de tout cet argent. Je fus prise alors
d'une telle lascivité que je considérai ne pas pouvoir vivre sans homme46 •
« Un fils du roi de Smaland s'appelait Hringr. C'était le seul parmi les
hommes qui me plaisait bien. Je fis un voyage pour le rencontrer mais il

42. Il est remarquable qu'ici, le texte ne donne pas ce mot comme un nom propre, de
la même façon que dans les chapitres précédents. Il y a donc une sorte de banalisation, si
l'on peut dire, de ce motif.
43. Ces deux mentions sont fort intéressantes: «couverts de tourbe» parce qu'on les a
enterrés dans ces sols marécageux qui étaient la norme dans le Nord; voir troll*.
44. Voir hneftafl*.
45. Il n'y a pas à s'abuser sur ce passage, si ce n'est qu'une fois de plus, le clerc qui rédige
cette saga se dévoile. Nous n'avons pas d'exemple de pareilles offrandes faites aux dieux à
des fins ainsi intéressées.
46. Ce n'est donc pas la première fois que nous relevons ici ce type d'allusions sexuelles.
1002 Sagas légendaires islandaises

était alors parti pour le Gautland, demander en mariage lngibjorg, fille du


jarl Bjarkmarr. Je précipitai alors mon voyage et j'arrivai en Gautland.
Hringr le fils du roi était en train de banqueter pour son festin de noces,
et j'arrivai au moment où l'on allait mener la mariée à sa couche. Je
m'étendis sur le passage et j'avais l'intention de lui faire quelque mauvais
tour mais elle me vit la première et me donna des coups de pied, me cas­
sant les deux fémurs. On la conduisit ensuite dans la halle et à son siège.
J'entrai dans la halle et me métamorphosai en mouche, je grimpai sous sa
robe, je voulais lui faire un trou dans l'aine. Elle me reconnut tout de suite
et m'enfonça le manche de son couteau dans le flanc, me cassant trois
côtes, et il fallut bien que je m'en aille.
« La journée s'écoula et la mariée fut conduite à son lit, sur quoi le
marié fut mené dehors. Je le pris alors dans mes bras, et j'envisageais de
courir jusqu'aux falaises au bord de la mer, j'avais l'intention de le noyer
de sorte que personne ne puisse jouir de lui. Mais alors que je pensais le
lâcher du haut des falaises, je ne pus rien faire de mieux que de le jeter
derrière le rideau du lit, et il aboutit dans le lit auprès de la mariée, pour
moi, je fus capturée sans pitié et je ne pus m'échapper nulle part. Pour
racheter ma vie, je devais me rendre dans le monde souterrain, chercher
trois objets de grand prix: le manteau qui ne pouvait brûler dans le feu et
la corne à boire que l'on ne pouvait vider jusqu'au bout, et la table de jeu
qui jouait toute seule chaque fois que quelqu'un la défiait.»

13. Les tribulations d'Arinnefja

«Je me rendis donc dans le monde souterrain, je trouvai le roi Snjar, je


lui donnai soixante boucs et une livre d'or et j'achetai la corne, mais sa
reine avait préparé une boisson empoisonnée dans douze barils de poix, et
je bus cela à cause d'elle et depuis j'ai eu quelques aigreurs. De là, j'allai au
Mont Lukanus. Là, je trouvai trois femmes, si l'on peut dire, car par la
taille, j'étais une enfant auprès d'elles. Elles avaient la garde de la table de
jeux. Je parvins à en obtenir d'elles la moitié, mais lorsqu'elles s'en rendi­
rent compte, elles vinrent me trouver et me demandèrent de la rendre, je
déclarai que je ne le ferai pas, je défiai n'importe laquelle de s'en prendre à
moi, mettant la table en jeu contre tout l'or que je pourrais emporter.
Cela ne leur parut pas excessif. Alors, l'une d'elles bondit sur moi et me
saisit les cheveux et me les arracha d'un côté de la raie emportant la peau
et la chair de la joue ainsi que l'oreille gauche. Elle fut brutale envers moi.
Je n'abandonnai pas et lui enfonçai les doigts dans les yeux et les lui extir­
pai tous les deux. Je voulus la jeter à la ronde, mais elle enfonça son pied
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1003

dans une faille de rocher, je lui disloquai la jointure des hanches et nous
nous quittâmes de la sorte. La deuxième bondit sur moi et me donna du
poing sur le nez, me le cassant, et depuis, cela paraît une petite tare, suivi­
rent trois dents mais je lui saisis les seins et les lui arrachai tous les deux
jusqu'en bas de la poitrine. Suivirent la chair du ventre et les entrailles.
Alors, la troisième se rua sur moi, c'était la moins importante. J'avais l'in­
tention de lui extirper les yeux comme à la première mais elle m'emporta
deux doigts d'un coup de dents. Je lui fis alors un croc-en-jambe et elle
tomba à la renverse. Elle demanda grâce mais je dis qu'elle n'aurait pas la
vie à moins qu'elle ne me remette la table de jeux tout entière, et elle ne
tarda pas. Je la remis debout et elle me donna, lorsque nous nous quit­
tâmes, un verre47, et il a la propriété que quiconque y regarde doit être tel
que je le veux, et si j'en ai envie, je peux rendre aveugle celui qui y regarde.
«Je descendis donc dans l'abîme, chercher le manteau. Je trouvai alors
le chef des ténèbres. Lorsqu'il me vit, il me proposa de l'épouser. Il me
sembla que ce devait être Ôôinn car il était borgne48 • Il me proposa de
prendre possession du manteau si je voulais accomplir pour cela de le
chercher là où il était. Il fallait sauter par-dessus un grand feu. Je couchai
d'abord avec Ôôinn puis sautai par-dessus le feu, et j'obtins le manteau,
depuis, je n'ai plus de peau sur tout le corps. Je revins chez moi dans cet
état. Je trouvai Hringr et Ingibjorg et leur remis les objets de valeur et
nous ne nous quittâmes pas avant que j'aie juré de ne jamais tirer ven­
geance de cela. Je revins chez moi mécontente de mon affaire, et je me
rappellerai la fille de Gautland tant que je vivrai, des jeux insignifiants
avec mes frères je parlerai ensuite, et où en est le gruau, fille?
. - Je crois qu'il est à point, dit-elle.
- Alors, apporte-le ici» dit la vieille.

47. Le texte est parfaitement ambigu. Il porte gler, qui est «verre» dans le sens banal.
Mais cette acception est récente. Le contexte tout à fait magique de la saga que nous
sommes en train de lire autoriserait une autre version qui renverrait à l'ambre, cette résine
fossilisée qui se trouve en abondance dans les mers Baltique ou du Nord, qui fait toujours
aujourd'hui la matière de très beaux bijoux fort appréciés des dames, et qui était l'un des
articles de vente préférés des vikings, ces commerçants de luxe - parce qu'elle était censée
posséder des vertus magiques: le fait est que l'ambre a des capacités électro-magnétiques, si
on en frotte un caillou sur un tissu de laine, il est ensuite susceptible d'attirer, comme un
aimant, des brindilles, des fragments de laine, etc.. Notons que Tacite déjà, dans sa Ger­
mania, ch. 45 (Ier siècle de notre ère), parle en effet d'ambre (succinum en latin) «quod ipsi
(c'est-à-dire les Germains) gl.esum vocant». Étant donné l'alternance ris, nous pouvons lire
g!tes en effet, ou g!ter, gler. En tout état de cause, ce «verre» est magique ici, bien entendu.
48. C'est en effet ainsi qu'il est décrit: il a accepté de perdre un œil, qu'il a engagé dans
la source du géant Miroir (dont le nom signifie «mémoire») afin d'acquérir la science des
choses suprêmes.
1004 Sagas légendaires islandaises

Puis ils terminèrent leur repas, et on trouva un lit aux frères jurés, et ils
passèrent la nuit à dormir.

14. Egil! recouvre sa main

Le lendemain matin, les frères se réveillèrent tôt. La vieille vint les


trouver et ils demandèrent l'heure qu'il était, elle dit qu'ils pouvaient res­
ter là ce jour-là. Ils se levèrent et s'habillèrent, la vieille les traita au mieux
en toutes choses. Ils allèrent à table. La vieille avait de la bière et de la
bonne cuisine. Elle demanda où ils avaient l'intention d'aller et quelle
affaire ils avaient. Ils lui dirent alors leur projet tout entier et lui deman­
dèrent si elle était capable de leur préciser ce qu'il était advenu des filles du
roi Tryggvi49 .
« Je ne sais pas, dit-elle, si la chance vous sera donnée de les joindre,
mais ce que je dois vous dire d'abord, c'est qu'après la mort du géant
Ôskruôr, les frères ne furent pas d'accord, chacun voulait être roi. Ils esti­
maient tous les deux y être attitrés. Ils se mirent d'accord que celui-là
deviendrait roi qui pourrait épouser la fille la plus excellente du roi et la
plus habile, Gautr partit le premier et prit Hildr l'aînée, fille du roi
Tryggvi, et Hildir partit plus tard et prit Bekkhildr, et elles sont toutes les
deux ici à Jotunheimr, mais je ne sais pas à coup sûr si elles sont libres; cet
hiver, pour Jal, auront lieu leurs noces et tous les trolls sont censés venir
pour juger laquelle des sœurs est la plus habile.
- Ce serait grande amélioration, dit Asmundr, que nous sachions où
elles sont descendues et ce serait grande merveille si tu voulais nous
assister.
- La seule raison pour laquelle je maintiens mes relations familiales
avec Gautr et Hildir, dit-elle, est que je ne me sens aucune obligation
envers eux. Cela tient plus à ma bonne foi qu'à quoi que ce soit de leur
part. Vous feriez mieux de vous reposer ici aujourd'hui et je vais vous
montrer mes objets de prix.»
Ils s'en déclarèrent satisfaits. Et quand les tables furent enlevées50, la
veille les emmena dans une grande caverne latérale. Il y avait là force
coffres, elle les ouvrit, il y avait dedans force excellents objets de prix et
que l'on voit rarement. Ils trouvèrent qu'il faisait bon les regarder. En der-

49. Rappelons que notre auteur aime les diminutifs: nous avons déjà vu comment
Brynhildr devient Hildr, de même, Hertryggvi devient Tryggvi.
50. Le mobilier ne comportait pas de tables fixes. On fixait dans des trous prévus à cet
effet dans le sol des tables amovibles pour manger, après quoi on les retirait.
Saga d'Egi!l le Manchot et d'Asmundr Meurtrier des Berserkir 1005

nier lieu, la vieille prit une cassette. Elle l'ouvrit et l'on sentit un bon
arôme: Egill reconnut là sa main et la bague qui allait avec elle. Il lui
parut que la main était brûlante, et elle fumait, et les veines embaumaient.
La vieille dit: « As-tu tant soit peu l'impression de reconnaître cette
main, Egill?
- Certes, dit Egill, et 'je reconnais cette bague d'or que ma mère me
donna, et comment es-tu parvenue à posséder cette main?
-Je peux te le dire, dit la vieille. Gautr, mon frère, vint me voir et me
réclama la bonne bague d'or que je ne voulus pas lui remettre. Quelque
temps après, alors que ma fille allait garder les chèvres, il vint à elle et lui
donna une boisson qui la fit crier sans cesse, ce dont elle ne devait jamais
se consoler avant que je ne lui remette la bague sur le monticule où elle
gisait. Mais alors que j'apportais la bague, Gautr survint et voulut me la
prendre, mais je résistai, et il y eut grande lutte entre nous. Mais au
moment où il s'en fallait de peu que je lâche la bague, un homme sortit de
la forêt et il me parut semblable à toi, Egill. Il assena un grand coup au
géant, mais celui-ci lui trancha la main, et ensuite ils coururent jusqu'à la
forêt, je ramassai la main et je l'ai gardée depuis, je l'ai mise avec des
herbes guérisseuses de façon qu'elle ne puisse mourir. N'es-tu pas d'ac­
cord, Egill que tu dois avoir été cet homme-là, et si tu oses me laisser rou­
vrir ta blessure, je vais essayer de greffer la main sur le bras.
- Je trouve que c'est un petit risque», dit Egill.
Puis elle prit la douille de l'épieu d'Egill et engourdit la main, et Egill
ne ressentit aucune douleur quand elle soigna le moignon. Ensuite, elle
posa dessus des herbes guérisseuses et l'enveloppa de soie et le maintint
fermement tout le jour. Egill découvrit alors que la vie revenait dedans.
Puis la vieille le mit au lit en disant qu'il devait rester là jusqu'à ce qu'il
soit guéri. Au bout de trois nuits, Egill était guéri et la main n'était pas
moins roide que si elle était saine et entière, et c'était comme si un fil
rouge avait été passé autour.
Ils demandèrent alors à la vieille quel conseil elle leur donnait, et elle
leur dit de rester là en attendant la noce, « il y a ici à peu de distance mon
suivant qui s'appelle Skroggr, et si nous parvenons à circonvenir les frères,
je trouverais bon que nous en jouissions.»
Le temps passa jusqu'àJ61.

15. Noces de Gautr et de Hildir

Il faut dire maintenant que les frères, Gautr et Hildir, firent convoquer
un ping. Y vinrent des gens de tout le Jëitunheimr. Il y avait là aussi
1006 Sagas légendaires islandaises

Skroggr, car il était logmaiJr 51 des trolls, et l'on amena là les filles du roi
ainsi que les joyaux qu'elles avaient faits. Brynhildr avait fait un tissu. Il
avait la propriété de pouvoir vous emporter dans les airs et descendre là où
l'on voulait. On pouvait y transporter un grand fardeau. Bekkhildr avait
fait une chemise52 sur laquelle les armes n'avaient pas prise et celui qui la
portait ne pouvait s'épuiser à la nage.
On disputa pour savoir laquelle des sœurs était la plus habile. La chose
fut soumise au jugement de tous les trolls, mais ils ne furent pas d'accord
et s'en remirent au jugement de Skroggr le Logmaôr, et il décida que
Brynhildr était la plus belle et que le tissu était plus habile - « et donc
Gautr sera roi et épousera Brynhildr, chacun devant gouverner la moitié
du pays. »
Le ping fut dissous de la sorte. Les frères invitèrent les chefs à leurs
noces, ainsi que les gens qui avaient le plus d'importance.
Skroggr s'en vint à la maison dit à la vieille le jugement qui avait été
porté au ping et quand la noce devrait avoir lieu. Puis ils conversèrent
longtemps et elle lui dit qu'elle voulait assister les frères, lui demandant de
se préparer avec une foule de gens sans parler de tout ce dont ils auraient
besoin, et Skroggr déclara qu'il en serait ainsi.
Et en ce qui concerne la noce qui devait avoir lieu, la vieille se prépara
à partir de chez elle accompagnée des frères jurés. Lun est censé s'appeler
Fjalarr et l'autre, Frosti. La vieille les fit regarder dans le verre, ils eurent
l'air si grands qu'ils étaient semblables à des trolls, et ils étaient beaucoup
plus beaux que les autres hommes. Elle leur remit des vêtements hono­
rables, ils les mirent et vinrent là où les frères régnaient. Lendroit s'appe­
lait Gjallandibrû53 . Ils siégèrent alors au banquet. La vieille entra dans la
caverne et chacun regarda autrui. Elle alla se présenter à Gautr et lui fait
de belles salutations.
Il fit bel accueil à ses salutations et dit: « Voilà une nouveauté, que tu
viennes nous rendre visite. »
Elle répond: « Il n'en va pas comme d'habitude. Entre nous, il y a eu
quelque froideur jusqu'ici et je ne cache pas en être la cause. Je vois main-

51. J'ai laissé le terme qui figure dans le texte, car il est clair que l'auteur fait une
erreur ou qu'il extrapole. Logmaôr s'applique à un juriste, un avocat si l'on veut ou un
dignitaire chargé de la récitation des lois, c'est le sens qu'aura le mot en Islande indépen­
dante. Il peut alors désigner une manière de président du ping, ce qui pourrait être l'ac­
ception retenue ici.
52. Ou une sorte de tunique.
53. Il est évident que, depuis quelques chapitres, l'auteur fait état de ses connaissances
«mythologiques». Gjallarbni est le pont magique qui relie notre monde au monde souter­
rain, il «crie» (verbe gjalla) lorsqu'un être vivant le franchit.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1007

tenant, parent Gautr, que la bonne chance te soutient et voici que tu as


fait un excellent mariage, je veux à présent que nous nous abstenions de ce
qui s'est interposé entre nous. Je veux maintenant te donner ce bel
anneau, il sied bien à ta femme en guise de cadeau du banc 54, avec mon
amitié. Il appartient à notre parenté que nous ayons d'excellents rap­
ports.»
Gautr déclara lui faire ses remerciements - «et où as-tu trouvé ces
beaux hommes ? »
Elle dit que c'étaient les fils du roi Dumbr, de Dumbshaf 5 5 - «et l'on
ne trouverait guère de pareils hommes dans Jotunheimr s'il était néces­
saire de faire l'épreuve des bonnes manières. J'ai l'intention de les faire te
servir dans tes noces.»
Elle prit alors l'anneau et le remit à Gautr, il la remercia et elle devait
servir dans cette noce et tous devaient être aussi habiles que voudraient
bien l'être Fjalarr et Frosti, et on leur remit les clefs de tous les trésors.
Là-dessus arrivèrent les invités et cela fit une grande foule. La vieille
assigna les places et il fallut se tenir là où elle le dit. Le logmalfr Skroggr fut
là l'homme le plus honoré.
La vieille dit en catimini aux sœurs qui étaient les hommes qui l'ac­
compagnaient - «vous pouvez être contentes.»
Ils furent donc joyeux, car elles auguraient mal de ce mariage, mais les
jotunns semblaient fort satisfaits puisqu'elles étaient joyeuses et ils remer­
cièrent leurs parents de leur intervention. Lorsque les gens furent à leur
place et que les mariés se furent assis, on introduisit les mariées. Ne man­
quèrent pas les grosses plaisanteries et les espiègleries que faisaient les
flagô. Skroggr le Logmaôr siégeait sur le banc d'en face ainsi que l'escorte
de b�ndr, Gautr et Hildir siégeant sur le banc principal avec leurs
hommes5 6. Arinnefja siégeait à côté des mariées et, aidée de maintes
autres femmes d'importance, elle prodiguait les conseils sur la façon de se
conduire. Fjalarr et Frosti servaient les mariées et la boisson forte ne faisait
pas défaut.
On arriva au soir et les gens devinrent fort ivres. Arinnefja se lève alors
et appelle à venir le logmalfr et les frères jurés, disant qu'ils devaient appor­
ter les cadeaux du banc. On apporta donc le tissu et la tunique, la magni­
fique table, que les frères avaient possédés et l'excellent anneau qui avait

54. Une fois encore, j'ai voulu maintenir la littéralité de la formule: le « cadeau du
banc» (bekkjargjof) était le présent que le marié faisait à la mariée lors des fêtes de la noce.
La mariée siégeait conventionnellement sur un banc particulier.
55. Dumbshaf s'applique, en général, aux mers arctiques.
56. Voir skdli*.
1008 Sagas légendaires islandaises

appartenu à la vieille, ainsi que beaucoup d'autres trésors. Skroggr le Log­


mach remit les cadeaux du banc, la veille en prit soin. Elle prit le tissu et
l'étala sur le sol et y fit déposer les objets de grand prix. Elle désigna Skin­
nefja, sa fille, pour apporter l'or et l'argent, et celle-ci alla dans la caverne
et demanda à Frosti de l'accompagner. Ils vinrent là où étaient censés cou­
cher Gautr et Brynhildr. Elle lui dit que près de la poutre de son lit il trou­
verait l'excellente épée qui appartenait à Gautr, disant qu'aucune autre
arme n'avait prise sur lui, mais Fjalarr et Hildir devaient aller ailleurs, elle
dit qu'ils devaient se préparer à subir grand danger. Puis la vieille pénétra
dans la caverne et cria qu'il était temps que les mariés se mettent au lit.
Fjalarr et Frosti se chargèrent des mariées et le menèrent dehors, puis les
déposèrent sur le tissu. Puis la vieille ramassa le tissu et remit à sa fille le
verre en lui demandant de se rendre aux portes de la caverne et de tenir ce
verre en face de quiconque sortait, elles s'envolèrent avec le tissu ainsi que
tout ce qui était dessus. Il y eut alors grande danse dans la caverne et les
mariés devaient être menés dehors.

16. Meurtre des trolls

Il y avait trois portes à la caverne, Skroggr le Logmaôr était préposé à


l'une d'elles avec sa suite, Skinnefja était préposée à la porte par laquelle le
tout-venant devait sortir. Les mariés furent conduits par la troisième
porte. Au-delà, devant ces portes, il y avait une caverne latérale de part et
d'autre, et c'est là que les mariés devaient reposer. Ces cavernes étaient
tendues de belles tapisseries.
Alors qu'ils devaient sortir, chacun se rendit dans sa caverne. Egill et
Hildir allèrent dans l'une. Egill allait devant. Mais lorsque Hildir entra,
Egill se retourna contre lui, lui saisit les cheveux et brandit la sax qu'il
avait emportée, dans l'intention de le frapper au cou, mais Hildir le tira si
rudement qu'il tomba sur le roc de la caverne, son front éclata, ce fut une
grande blessure qui saigna beaucoup. La sax arriva sur le nez du géant et
l'emporta, et ce fut un si grand horion que ce morceau constituait un
chargement complet pour un cheval. Hildir sortit alors et dit qu'il était
trahi. Les trolls qui étaient dans la caverne entendirent cela et sortirent en
courant, et ils ne parvinrent pas à sortir par les portes devant lesquelles
était Skroggr le Logmaôr car il tua quiconque voulait sortir. Pour Skin­
nefja, elle était devant les autres portes avec le verre et elle rendait aveugles
quiconque cherchait à sortir par là. Ils rebroussent donc chemin et avan­
cent sans parvenir nulle part, et on pouvait entendre grands cris et
vacarme.
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1009

Gautr entendit cela et pensa savoir de quoi il s'agit. Mais quand il


entra dans sa demeure, il vit que la mariée n'y était pas. Il bondit alors vers
le lit et voulut prendre son épée, et ne la trouva pas. Asmundr brandit son
épée et assena un coup à Gautr sans prendre garde que la caverne était
basse de plafond, l'épée arriva dans le roc, mordant les rochers, mais la
pointe de l'épée arriva sur le sourcil de Gautr, descendit dans l'œil et tran­
cha toute la pommette et la clavicule puis découpa toute la poitrine et mit
les côtes en pièces. Gautr parvint à sortir, trouva une grosse pierre et la
jeta sur Asmundr, elle lui arriva dans la poitrine si bien qu'il tomba. Gautr
voulut bondir sur lui mais ses entrailles se prirent dans ses pieds et il
tomba au sol, mort.
Asmundr se leva et se mit en quête d'Egill. Il arriva à l'endroit où ils se
battaient. Le sang coulait dans l'œil d'Egill, venant de la blessure qu'il
avait reçue, et il était d'évidence dépourvu de forces. Asmundr s'empara
des deux pieds de Hildir et Egill lui tint la tête, et ils lui démanchèrent la
jointure du cou, et ce fut la fin de sa vie.
Puis ils allèrent là où se trouvait Skroggr le Logmaôr. Il avait tué
quatre-vingt-dix trolls, ceux qui restaient lui demandèrent grâce. Ceux
qui restaient voulurent sortir là où était Skinnefja, ils allèrent droit sur les
falaises et se tuèrent. Ils passèrent la nuit là, Arinnefja vint à eux. Le len­
demain matin, ils sortirent l'argent de la caverne, pillèrent tout puis se
rendirent chez eux avec la vieille, et les sœurs se trouvaient déjà là et elles
se réjouirent de les voir. Ils passèrent l'hiver là, tenus en grand honneur.
Au printemps, ils se préparèrent à s'en aller, trouver leurs hommes et
lors de leur séparation ils donnèrent Jotunheimr à Arinnefja et à Skroggr
le-Logmaôr, ils se quittèrent en termes amicaux. Ils emportèrent tous les
trésors qui ont été mentionnés précédemment. Puis ils allèrent à la ren­
contre de leurs hommes et vinrent à eux dans la dernière semaine d'hiver,
il y eut grande liesse dans leur rencontre, et dès qu'il y eut bon vent57, ils
prirent la mer et ne s'arrêtèrent pas qu'ils n'eussent trouvé le roi Tryggvi.

11. De la noce

Le roi Tryggvi se réjouit de les voir ainsi que ses filles. Ils remirent au
roi force trésors, et lui dirent toute la véritt' sur leurs expéditions. Le roi les
remercia abondamment de leurs expéditions. Peu après, il fit convoquer

57. C'est la deuxième fois que cette notion nous est donnée. Rappelons que le bateau
viking ne remontait pas au vent, c'était l'une de ses faiblesses, aussi devait-il impérative­
ment attendre qu'un vent favorable se lève pour qu'il puisse quitter son mouillage.
JOJO Sagas légendaires islandaises

un ping et lors de ce ping, il proclama devant les gens l'accord particulier


qu'il avait promis à ceux qui trouveraient ses filles, à moins qu'ils préfè­
rent autre chose, en ce cas, il les récompenserait en or et en argent, mais ils
jurèrent tous les deux en même temps qu'ils voulaient épouser ces filles si
telle était leur volonté, or elles estimaient avoir à les récompenser de leur
avoir donné la vie et elles dirent qu'elles ne choisiraient pas d'autre
homme si telles étaient les possibilités; et les conclusions furent qu'Egill
obtint Bekkhildr et Asmundr, Brynhildr. Le roi fit alors préparer les
noces, mais Egill déclara qu'il voulait d'abord trouver son père, voir s'il
était vivant, et savoir quels espoirs il pouvait entretenir pour obtenir le
trône auquel il pensait avoir droit; pour Asmundr, il déclara vouloir se
rendre à l'est en Tattarîâ, inviter Herrauôr, son frère juré, à ses noces. On
fixa la rèunion pour les noces ainsi que le moment où ils reviendraient.
On ne mentionne rien d'autre si ce n'est que leur voyage se passa bien.
Quand Egill arriva en Gautland, il alla trouver son père qui ne le
reconnut pas car il pensait qu'il était mort depuis longtemps. Il dit donc à
son père tout ce qui s'était passé - ce qui a été dit ici précédemment - et
lui montra les cicatrices sur sa main à l'endroit où elle avait été tranchée,
puis l'épée que le nain lui avait donnée et qui portait la douille. On fit
avec le nain Reginn refaire la poignée de l'épée58, et ce fut un excellent
objet de prix. Egill invita alors son père à ses noces et ils y allèrent ainsi
que la mère d'Egill et sa sœur. Quand ils vinrent trouver le roi Tryggvi,
Herrauôr et Asmundr étaient arrivés.
Le roi leur fit bel accueil à tous et il n'y eut pas à attendre longtemps
avant que l'on organise un honorable banquet. On put y entendre toutes
sortes d'instruments musicaux et voir maints courtisans59 . On n'épargna
rien non plus des meilleurs vivres que l'on pouvait trouver dans ces pays.
Lors de ce banquet, on se divertit du récit que firent Egill et Asmundr
de leurs expéditions, et pour prouver la vérité de leur récit il est dit

58. Deux remarques: pour revenir sur une observation qui a souvent été faite dans ces
notes, la science mythologique de l' auteur est claire. Il existe, dans les poèmes héroïques de
!'Edda un nain magique qui fait aussi figure de forgeron merveilleux, et qui s'appelle
Reginn.
Quant à la «poignée» de l'épée, l'épée viking comportait, évidemment, une longue
lame dominée par deux gardes horizontales et parallèles entre lesquelles se situait ce que je
rends ici par «poignée», meôalkafli en vieil islandais.
59. Une fois encore, l'auteur plagie ce qu'il a lu dans les récits courtois. Car il est raris­
sime de voir mentionnés des instruments de musique et la mention de courtisan (hofmaôr)
ne s'accorde pas à ce dont nous avons l'habitude dans une saga légendaire du type de celle­
ci ! Il est vraisemblable que par «courtisan», l'auteur veut signifier des gens de bonne
condition!
Saga d'/;'gill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1011

qu'étaient là et Arinnnefja et Skinnnefja qui confirmèrent leur histoire, et


la reine Ingibji::irg reconnut Arinnefja et elles se réconcilièrent totalement.
Le banquet dura un mois plein. Le banquet terminé, chacun s'en fut à son
foyer et l'on choisit pour les gens d'honorables présents. Egill donna à
Herrauôr la tunique que Bekkhildr avait faite, et Asmundr lui donna l'an­
neau qui lui venait de la vieille ainsi que l'épée qui avait appartenu à
Gautr.
Le roi Tryggvi était un vieil homme alors et il pria Egill de rester là. Il
déclara qu'il ne vivrait pas longtemps désormais. Egill déclara qu'il s'en
irait d'abord chez lui en Gautland et qu'il reviendrait d'ici douze mois. Le
roi le lui permit. Âsmundr invita Herrauôr à l'accompagner jusqu'en
Hâlogaland et Herrauôr le lui accorda.
Arinnefja retourna chez elle en Ji::itunheimr et la reine Ingibji::irg lui
donna une auge à beurre aussi grande qu'elle pourrait la soulever, disant
que cet objet précieux serait tenu pour rare à Ji::itunheimr, et Âsmundr lui
donna deux bardes de lard, elles étaient si lourdes qu'elles pesaient un
skippund 60. La vieille pensa que ces objets de prix valaient mieux que si on
lui avait donné son pesant d'or. Ils se quittèrent en termes amicaux.

18. D'Âsmundr et des camarades

Sur ce, Âsmundr et Herrauôr prirent le bateau, ils eurent l'excellent


dreki qu'avaient possédé Vfsinn et Bolabji::irn. On ne mentionne rien sur
leur voyage avant qu'ils arrivent dans le nord en Hâlogaland. Quand les
gens de ce pays virent leur dreki, le roi Ôttarr dit savoir que ces gens
devaient être venus de loin. Dès qu'ils eurent accosté, ils plantèrent leurs
tentes.
Âsmundr alla trouver son père avec onze hommes. Il salua respectueu­
sement le roi. Celui-ci ne le reconnut pas, mais sa mère, elle, le reconnut
dès qu'elle le vit et le prit dans ses bras. Ôttarr demanda qui était cet
homme envers lequel elle se montrait si aimable, et Âsmundr dit la vérité.
On organisa alors un excellent banquet et ils restèrent là un mois en
grande liesse, ils racontèrent au roi leurs expéditions, le roi estima qu'ils
avaient fort bien réussi et qu'ils avaient eu grande chance.
Herrauôr dit alors à Âsmundr qu'il voulait qu'ils cinglent vers l'est en
Gaut!and demander en mariage 1Esa, fille du roi Hringr. Âsmundr estima
que c'était un bon plan. Lorsqu'ils eurent un vent favorable, ils cinglèrent

60. Difficile de dire la valeur d'un skippund: il s'agit d'un poids très lourd, une tonne
peut-être?
1012 Sagas légendaires islandaises

vers l'est en Gautland, Egill leur fit bel accueil ainsi que le roi Hringr.
Herrauôr fit part de son message et demanda en mariage _A<_sa, on fit
bonne réponse à ces propos, et elle lui fut mariée avec une dot honorable.
On célébra aussitôt leurs noces et elles se déroulèrent bien.
Ce banquet achevé, Egill et Herrauôr cinglèrent sur la Route de l'Est,
pour Asmundr, il devait avoir le pouvoir sur Gautland, dès que le roi
Hringr ferait défaut. Mais lorsqu'ils arrivèrent en Tattariâ, le roi Tryggvi
était mort et Egill fut choisi là pour roi, lui et Bekkhildr habitèrent là
ensuite, pour Herrauôr, il siégea dans son royaume ensuite et ils ne se ren­
dirent pas dans le nord de là par la suite.
Asmundr s'en fut chez lui en Hâlogaland et il régna là longtemps. Son
fils s'appelait Armoôr. Il épousa Eôny, fille du roi Hâkon fils de Hâmundr
de Danemark, une grande famille descend de là. Ce fut cet Armoôr que
tua Starkaôr le Vieux61 dans son bain, ce fut son tout dernier méfait.
Brynhildr ne vécut pas longtemps, Asmundr se maria ensuite et
épousa la fille du roi Soddân de Serkland62, il dut célébrer ses noces sur
un bateau parce que l'on voulait le trahir, Asmundr fit donc faire le
bateau qui s'appelait Gnoô63, ce bateau a été le plus grand qui fût, que
l'on sache, au nord de la mer de Grikkland64 . À cause de ce bateau,
Asmundr reçut un surnom et fut appelé Gnoôar-Asmundr, il est tenu
pour avoir été le plus grand des anciens rois qui n'ont pas gouverné de
vastes pays. Il périt au large de Hlésey65 et avec lui plus de trois milliers
d'hommes66, et l'on dit que ce fut Ôôinn qui le transperça de sa lance67

61. C'est un très grand héros qui intervient dans force récits légendaires, notamment
dans la Saga de Gautrekr où il nous est donné pour un grand poète et présenté comme
faiseur de rois (voir plus haut, p. 512 et suivantes). Saxo Grammaticus aussi, dans ses
Gesta Danorum, lui fait une part importante.
62. Il était inévitable, dirons-nous, que le Serkland figurât dans cette saga dont le lec­
teur aura noté la prédilection qu'elle professe pour l'Orient et le Proche-Orient, terres de
légendes, surtout vues du Nord! Le Serkland doit, sans doute, désigner un pays situé dans
les environs de la Turquie actuelle. Serk- peut renvoyer à Sarrazin ou au latin serica, la soie,
qui était l'une des marchandises de luxe véhiculées par les varègues (ainsi s'appellent les
vikings lorsqu'ils opèrent à l'est). Les lignes qui suivent, dans notre texte, vont dans le sens
de l'interprétation avancée ici. Pour Soddan, parfaitement inconnu d'autre part, son nom
semble bien, lui aussi, fabriqué, et pourrait renvoyer à notre «sultan», tout platement!
63. La coutume était bien établie de donner un nom à un bateau, surtout s'il était
exceptionnel. Nous avons de nombreux exemples du fait, notamment le Grand Serpent,
Ormr inn mikli, du roi norvégien Ôlâfr Tryggvason.
64. Grikkland est la Grèce, Mer de Grikkland, Grikklandshaf, doit être la Mer Egée.
65. Qui est une île, La:s0, danoise en effet.
66. Ce chiffre est totalement fantaisiste, s'il faut le préciser.
67. Voici la dernière allusion mythologique que se permet notre auteur. Ôôinn est en
effet armé d'une lance dont il tue les hommes qu'il veut avoir avec lui dans la Valholl* !
Saga d'Egill le Manchot et d'Âsmundr Meurtrier des Berserkir 1013

lorsqu'il sauta par-dessus bord, pour GnoiJ, il coula jusqu'au fond avec
toute sa cargaison, depuis on n'a rien retrouvé de lui, non plus que de
son équipage ou de sa cargaison.
Et nous achevons là cette saga.
SAGA DE STURLAUGR I]NDUSTRIEUX

Sturlaugs saga starfiama


Cette saga doit avoir vu le jour vers 1300. Elle mentionne lefait que Sturlaugr aurait
été le père de Hrôlfr sans Terre, ce qui fait qu'elle doit être un peu plus ancienne que
Gongu-Hr6lfs saga. Il s'agit d'abord d'un motif banal dans les sagas légendaires,
mais ici poussé à ses extrêmes, celui de la belle femme (Asa en l'occurrence) que
convoitent, pour l'épouser, des prétendants différents, le roi norvégien Haraldr et notre
Sturlaugr. Haraldr étant trop vieux pour affronter le berserkr (dont nous notons régu­
lièrement la présence d'une saga à l'autre) qui, lui aussi, voudrait posséder Âsa, c'est
Sturlaugr qui se charge de cette prestation et qui, bien entendu, triomphe du guerrier­
.fauve pour épouser Âsa - mais on notera la présence, ici comme dans tant d'autres
récits similaires, de la magicienne Véfreyja. Le roi, dépité, pense se débarrasser de ce
rival encombrant en l'envoyant en mission périlleuse en ... Bjarmaland, pays plus ou
moins légendaire qui, nous le voyons, revient à intervalles dans cette littérature. En
outre, Sturlaugr est tenu de rapporter de son expédition la prodigieuse corne d'aurochs
- c'est la seule mention qui soit faite de cet objet merveilleux ou magique. Il va sans
dire que Sturlaugr s'emparera de cette corne et, du coup, deviendra roi de Suède. Lui
et son .frère juré (encore un thème rebattu!) Framarr entendent acquérir du renom,
qui est la valeur la plus prisée dans cet univers: Sturlaugr en se mettant en quête de la
provenance de cette corne d'aurochs, Framarr en courtisant une princesse russe. Après
force aventures et combats, l'un et l'autre parviendront à leurs fins.
La recherche n'a aucune peine à établir que l'auteur (inconnu, il va sans dire) de
ce texte bien écrit connaissait /Edda de Snorri Sturluson (écrite vers 1225), en parti­
culier lorsqu'il évoque les dieux Ases, ainsi que toute une littérature savante (lorsque le
Hundingjaland nous est dépeint) - et les Cynocéphales (hommes à têtes de chiens)
doivent sortir des Étymologies d1sidore de Séville! Bel exemple, une fois de plus, de
l'alchimie qui aura présidé à la rédaction de ces textes composites.

Cette saga est inédite à cejour.


1. Présentation des héros de la saga 1

T ous ceux qui sont informés en vérité des nouvelles savent que les
Turcs et les Asiatiques s'établirent dans les pays du Nord2 • Prit son
origine alors cette langue qui ensuite se répandit par tous les pays. Le chef
de ce peuple s'appelait Ôôinn, c'est à lui que les gens font remonter leur
lignage.
En ce temps-là régnait sur le Prândheimr en Norvège le roi qui s'appe­
lait Haraldr Bouche d'or. Il avait épousé une reine. On ne mentionne pas
leurs enfants. Il y avait dans son royaume le Jarl* qui s'appelait Hringr. Il
siégeait au bord de la mer à Kaupangr3 • Il avait une fille qui fut appelée
Asa la Belle, car elle surpassait toutes les jeunes filles de son temps comme
l'or rouge surpasse le laiton ou comme le soleil, les autres corps célestes.
Lhomme puissant qui régnait sur le district4 de Naumudalr s'appelait
Ingôlfr. Il avait le fils qui s'appelait Sturlaugr. Celui-ci fut de bonne heure
de très grande taille, les cheveux blonds et l'épiderme de même, courtois
en toutes manières et son corps tout entier était bien formé, affable en
propos vis-à-vis de ses hommes, de caractère facile et prodigue de son
argent, aussi était-il très populaire. Il s'adonnait au tir à l'arc et à la nata­
tion et à toutes les sortes d'exercices physiques. lngôlfr, son père, avait sa
résidence à la ferme qui s'appelle Skartastaôir. C'était le plus magnifique
des hommes et il avait quantité de gens chez lui. Il possédait une
deuxième demeure dans l'île qui s'appelle Njarôey, il y avait, là aussi,
quantité de monde et il possédait encore quatre autres belles demeures.

1. Les titres ainsi que la division en chapitres sont tirés de l'édition islandaise moderne
(Guôni Jônsson, ci-dessus p. 22) qui est fidèlement suivie ici, ils ne figurent pas dans l'ori­
ginal. Guôni Jônsson suit assez fidèlement la version A de cette saga.
2. Par Turcs, il faut vraisemblablement entendre Grecs. D'autre part, c'est une vieille
légende qui a parfois été entérinée par les commentateurs des siècles précédents, que les
Nordiques venaient d'Orient ou du Proche-Orient. Même !'Islandais Snorri Sturluson
(1178-1241), dans son Edda dite en prose, fait venir le dieu Ôôinn d'Asie et établit une
relation entre les dieux Ases et l'Asie! Il va sans dire que cette «filiation» ne résiste pas à
l'analyse.
3. Le nom commun kaupangr s'applique à un marché, une cité commerçante.
4. Voirfylki*.
1020 Sagas légendtlircs islandaises

Il y avait un homme qui s'appelait Asgautr. Il habitait la ferme qui


s'appelle Tunglaheimr. C'était un homme de grande importance. 11 avait
épousé la femme qui s'appelait Grima. Ils avaient deux fils. Lun s'appelait
Jokull et l'autre, Guttormr. C'étaient des hommes de valeur et bien
accomplis comme leur père. Il y avait un homme qui s'appelait Porgautr.
Il habitait dans l'île qui s'appelle Loka. Sa femme s'appelait Helga. Ils
avaient deux fils. Lun s'appelait Sôti et l'autre H rôlfr le Nez. C'étaient des
hommes de grande taille, et forts. Il y avait un homme appelé Hrafn.
C'était un bôndi*. Il habitait dans l'île qui s'appelle Urga. Sa femme s'ap­
pelait Helga. Ils avaient un seul fils qui s'appelait Sighvatr. Il était fort et
bien accompli. Il y avait une femme qui s'appelait Jarngerôr. Elle habitait
la ferme qui s'appelle Berg, non loin de chez lngôlfr. Elle avait le fils qui
s'appelait Aki. C'était un homme de grande force. Il venait juste après
Sturlaugr pour tous les exercices physiques, des gens qui étaient de son
âge. Ils jouaient à des jeux d'enfants, Aki et Sturlaugr.
Ces hommes qui viennent d'être énumérés se livraient à toutes sortes
d'exercices physiques, de ceux que l'on avait coutume d'enseigner à ses
fils, et ils se firent serment de fraternité jurée5 . Tous ensemble, cependant,
ils étaient en bons termes avec leurs pères.

2. De Véfreyja

Il y avait une femme appelée Véfreyja, éminente et riche, elle résidait à


la ferme de Vé 6. Elle avait deux fils. Lun s'appelait Rauôr et l'autre,
Hrafn. Tous deux étaient des hommes grands et forts, bien pourvus en
fait d'armes et d'habits. Le fils adoptif de Véfreyja s'appelait Svipuôr. Elle
et lui étaient à la fois fort savants7 et sages en la plupart des choses. Elle
possédait une excellente ferme ayant deux portes. Elle siégeait là chaque
jour et regardait chaque jour alternativement par l'une de ces portes. Peu
de choses la prenaient à l'improviste. Constamment, elle filait du lin. Elle
était assise sur une chaise. Elle prit des yeux fort rouges en raison de l'âge,

5. Voir fostbrœoralag *.
6. Comme toujours dans les sagas de ce genre, il faut prendre garde aux noms. Vé est
un haut-lieu sacré où, peut-être, on se livrait aux opérations du culte - voyez l'actuelle ville
danoise d'Odense qui est un ancien Ôdins-Vé, lieu sacré consacré à Ôôinn. D'autre part,
Freyja est aussi le nom de la grande déesse vane! Ces précisions ne sont pas gratuites: on
va voir que la magie préside à bon nombre de péripéties de cette saga et que Véfreyja ne
porte pas un nom innocent à cet égard!
7. Il faut prendre garde au texte, «savant», ici, signifie « versé dans la magie», «ayant
des connaissances ésotériques».
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 1021

mais cependant, lorsque quelque chose se passait vers son enclos, elle le
voyait, car peu de choses la prenaient à l'improviste. Asa la Belle fut là
comme enfant adoptive tant qu'elle fut jeune et elle apprit là le savoir
magique. Véfreyja l'aimait beaucoup et réciproquement.

3. Sturlaugr demande Asa en mariage

Un jour, lngolfr parla avec Sturlaugr et son frère juré: «Combien de


temps va-t-il se passer que vous autres, les frères jurés, jouiez à des jeux
d'enfants comme des jeunes filles avant d'agir comme des hommes? Ne
serait-il pas la coutume que des garçons vaillants accomplissent quelque
chose pour se promouvoir ou demandent en mariage des femmes à la
moindre occasion et s'installent dans une demeure, prennent un pouvoir
et des propriétés avec leur père?»
Sturlaugr dit: « Où dois-je demander une femme en mariage, puisque
tu en presses si fort?»
lngôlfr dit: « Le jar! Hringr a une fille qui s'appelle Asa la Belle. C'est
une belle femme et elle a du discernement.»
Sturlaugr dit: «Je ne suis pas encore assez vieux pour demander une
femme et je n'ai guère cela dans l'esprit, pourtant, je vais me mettre en
quête, je crois pourtant que cela n'aboutira guère.»
Ils préparent donc leur voyage, à soixante hommes en tout, bien équi­
pés d'armes, de vêtements et de chevaux. Ils allèrent donc leur chemin et
arrivèrent vers le soir chez le jar! Hringr et là, ils reçurent bel accueil. Le
jar! donna un excellent banquet et remarquable en leur honneur. Ils restè­
rent là trois nuits. Un jour, ils se rendirent avec le jar! au pavillon8 d'Asa,
Sturlaugr accomplit sa mission et demanda Asa en mariage. Le jar! s'en
remit à elle.
Le jar! parla d'eux à sa fille et déclara: «C'est à toi de répondre ici, ma
fille.»
Asa dit: «Comment s'appelle celui-ci?
- Il s'appelle Sturlaugr », dit le jar!.
Asa dit: « Pourquoi devrais-je épouser cet homme qui s'occupe
constamment à la maison avec sa mère et ne fait rien pour son accomplis­
sement?»
De ces propos, Sturlaugr fut fort fâché, il s'en alla et revint à la maison.

8. Je rends par «pavillon» le terme skemma qui s'applique, en fait, à la demeure ou au


bâtiment réservé aux femmes.
1022 Sagas légendaires islandaises

4. Expédition guerrière des frères jurés

Au printemps, les frères jurés équipèrent dix bateaux et guerroyèrent


par les pays de l'Est, remportant toujours la victoire, là où ils arrivaient.
Ils laissèrent en paix les marchands9 mais firent de grands ravages et pas­
sèrent l'été en expéditions de viking* ; pour l'hiver, ils furent chez eux
avec leurs pères. Alors, ils désirèrent abandonner cette activité et ils
répartirent toutes leurs prises de guerre. Les frères jurés prirent les biens
meubles et les remirent à leurs pères, mais ils laissèrent leur troupe
au mouillage dans leurs bateaux. Sturlaugr et son frère juré restèrent
tranquilles.

5. Le roi se fiance Asa

Ce qu'il faut dire ensuite, c'est que la reine du roi Haraldr tomba
malade et mourut. Cela fut tenu pour un grand dommage par le roi, car il
se faisait fort vieux maintenant et il s'affligeait fort du trépas de sa femme.
Les conseillers du roi et les gens de sa hirô* lui dirent qu'il était judicieux
de demander en mariage une femme pour qu'elle devînt reine - « et cela
pourra vous divertir du trépas de votre épouse et il ne faut pas vous affli­
ger plus longtemps.»
Le roi dit: « Où dois-je demander une femme en mariage? »
Ils dirent: «Je jarl Hringr a une fille qui s'appelle Asa. C'est elle que tu
peux épouser si tu le veux, comme il te plaira. »
Le roi dit qu'il en serait ainsi, ils préparent leur voyage avec cent vingt
hommes.
Ils chevauchent donc jusqu'à ce qu'ils rencontrent le jarl Hringr: il
était dehors et des hommes étaient train de jouer devant lui. Le roi che­
vaucha si rapidement que les gens se dispersèrent en deux directions. Le
roi donna le choix entre se fiancer la fille du jarl sinon il le tuerait là sur­
ie-champ.
Le jarl dit: «Allons au pavillon d'Asa et parlons-lui, de sorte que nous
sachions quelles réponses elle fera.
- Non, dit le roi, je ne veux pas être un prétendant attendant une
réponse de ta fille, choisis rapidement l'un ou l'autre parti. »

9. Voici un motif qui deviendra la règle chez les commentateurs modernes des expédi­
tions vikings, comme le Suédois E. Tegnér dans sa célèbre Saga de Frithio/(1825). Inutile
de préciser que la réalité fut totalement opposée.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1023

Le jar! réfléchit donc et estime 10 qu'il sera accablé par le nombre, il


tendit la main et fiança sa fille au roi. Elle resterait fiancée trois hivers. Le
roi fit aussitôt demi-tour et revint chez lui, fort satisfait de son voyage. Le
jar! resta, peu satisfait de son lot. Il se leva, et se rendit au pavillon d'Asa,
s'assit et soupira tristement.
Asa dit alors: « Qu'est�ce qui te tourmente, mon père, que tu sois si
morose, as-tu quelque nouvelle à nous dire?
- Je tiens pour une nouvelle, dit le jar!, que je t'ai fiancée de force à
un homme.
- Qui est-ce? dit-elle.
- C'est le roi Haraldr, dit-il, il t'a fiancée à lui et tu dois rester fiancée
pendant trois hivers.»
Elle répond alors: « Ce n'est pas le plus agréable prétendant, mais on
ne peut dire quelle nouvelle c'est là. Il peut se faire que le sort en décide
autrement d'ici un court moment, et sois joyeux, père.»
Le jar! dit: « Il me semblerait meilleur que tu sois donnée à Sturlaugr. »
Elle répond: «Je ne sais ce qui sera le meilleur.»
Le temps passe et tout est tranquille un moment.

6. Kolr le Rusé sefiance Asa

On mentionne qu'un jour, le jar! Hringr était dehors sur le champ de


jeux, accompagné des hommes de sa hirô. Ils virent alors venir chevau­
chant depuis la forêt un homme de grande taille. Son cheval était complè­
tement caparaçonné, et lui, tout cuirassé, il portait un bouclier sur le côté
et tenait à la main une hallebarde. Il chevauchait si rapidement que les
gens se dispersèrent en deux directions. Il chevauchait rapidement, sié­
geant sur son cheval, sa lance pointant entre les oreilles de sa monture, et
dit: « Salut, sire!»
Le jar! lui retourna sa salutation et demanda qui il était. Il dit: « Je
m'appelle Kolr le Rusé, et la raison de ma venue ici est de demander en
mariage Âsa, ta fille.»
Le jar! dit: « Ne sais-tu pas qu'elle est fiancée au roi Haraldr? »
Kolr dit: « Cela ne me semble pas rendre pire qu'elle me soit mariée, et
maintenant fais de deux choses l'une: ou bien tu renonces à ces fiançailles,
sinon je te transperce de ma lance.»

10. Lorsque cela ne choque pas trop le puriste, j'ai souvent maintenu les changements
de temps qui sont caractéristiques de ce style.
1024 Sagas légendaires islandaises

Le jar! réfléchit à cela et pense sarnir que ce choix n'est pas bon, il choi­
sit de vivre, pensant que rien de bon ne pourrait advenir. Il considère que
peu importe que le roi et Kolr aient maille à partir, et il renonce donc aux
fiançailles.
Kolr dit: « Dis au roi Haraldr que je le provoque en duel dans l'est au
bord de la Gautelfr11 dès que la mi-hiver sera passée. Aura la fille celui qui
remportera la victoire, et s'il ne vient pas ni n'ose se battre, qu'il porte le
nom d'infâme envers tout homme, tant qu'il vivra. Et au revoir, sire!»
Puis Kolr fit faire demi-tour à son cheval et s'en fut, estimant avoir
bien agi.
Le jar! fut fort mécontent de son lot et resta assis quelque temps, puis
il se leva, alla au pavillon de sa fille, s'assit près d'elle et il pouvait à peine
parler.
Âsa dit: « Es-tu malade, mon père?»
Le jar! dit: « Mieux vaut être malade et mourir soudain que de subir
une honte telle que de devoir marier de force sa fille.»
Âsa dit: «À qui suis-je mariée maintenant?»
Le jar! dit: « Il s'appelle Kolr le Rusé. »
Elle dit: « Les choses peuvent tourner mieux que de me marier au pire
des hommes, et notre condition sera meilleure que de devoir épouser le
pire des hommes, à un seul il écherra d'obtenir cette condition, mais pas à
deux. Il peut se faire aussi que ni l'un ni l'autre puisse l'obtenir si tout va
bien, et sois joyeux, père», dit-elle.
Le jar! dit: « Ce serait bien s'il en allait comme tu le dis, mais je crains
que cela n'arrive pas s'ils s'entre-tuent, ce qui serait pourtant ce que je
voudrais.»
Ils se quittèrent pour cette fois.

7. Le duel de Hemingr et de Kolr

Le roi Haraldr entendit parler de cette nouvelle et il estima que la


situation n'était pas meilleure qu'avant, il chercha conseil là-dessus auprès
de ses amis.
Il se fit que le roi envoya ses hommes trouver Hemingr, l'inviter à un
festin de]ol!, ajoutant qu'il ne s'en irait pas sans avoir reçu de présents. Il
choisit pour faire cette commission un homme qui s'appelait Kolli. Ils
s'en vont donc dans le Nord, dans le Naumudalr, trouver Hemingr, le

11. Qui est la rivière Gauta, dans l'ouest de la Suède, celle qui coule aujourd'hui à
Goteborg, ville moderne qui n'existait pas à l'époque.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1025

saluèrent et transmirent le message du roi. Hemingr avait été un très


grand duelliste, mais il se faisait vieux maintenant et il avait été en désac­
cord quelque temps avec le roi Haraldr. Le messager fit connaître son
message.
Alors, Hemingr répond: « Je ne me rappelle pas que le roi m'ait jamais
invité chez lui. Deux possibilités se présentent maintenant, rester chez
moi et négliger l'invite du roi, ou courir le risque de voir ce qu'il y a sous
roche. Étant donné qu'il n'y a pas de péril pour un vieil homme, que ce
soit vaille que vaille. On ne saurait dire qu'il ne restera personne puisque
Sighvatr, mon fils, est vivant.»
Hemingr se prépare donc au voyage pour trouver le roi, avec onze
hommes, ils arrivèrent pour le premier jour de J61, entrèrent dans la halle
se présenter au roi et lui firent de belles salutations. Le roi leur fit bel
accueil, il laissa de la place dans son haut-siège 12 et plaça Hemingr tout à
côté de lui. Ils fêtèrent J61 joyeusement et furent bien traités.
Le dernier jour de J61, le roi et Hemingr tinrent conseil. Le roi dit: «Je
suis convoqué à une réunion pour duel, et je considère que tu vas me
délivrer de cette obligation vis-à-vis de Kolr le Rusé.»
Hemingr dit: «Je ne sache pas que tu m'aies tant accordé que je doive
mettre ma vie en péril pour toi. Je trouve qu'il n'est pas exclu que ce ne
soit pas contre un homme vaillant que j'aie à en découdre, mais plutôt
avec un troll*. »
Le roi dit: «Je t'ai sollicité parce que je pense que tu as été le plus grand
des champions dans ce pays. Il me semble pouvoir m'attendre à ce qu'il
n'y ait personne pour te valoir si tu fais défaut. Et si tu reviens de cette
mission, je te récompenserai bien, en or et en argent.»
Hemingr dit: « Le plus vrai, c'est qu'ici le péril est petit pour un vieil
homme. Pour un arbre ancien, la chute est attendue, et je vais faire cette
expédition.»
Le roi dit: «Tu es le plus vaillant des braves sur mer et sur terre, il est à
espérer que tout se passera bien pour toi.»
Hemingr se prépare à cette expédition, il s'en va chevauchant et ne
s'arrête pas qu'il ne soit arrivé à la Gautelfr à l'est. Kolr se trouvait là.
Lorsqu'ils se rencontrèrent, Kolr demanda ce que Hemingr allait faire.
Hemingr dit: «J'ai l'intention de me battre en duel contre toi.»
Kolr dit: « Piètre sera ma réputation si tu me terrasses.J 'en ai abattu de
plus forts que toi et qui étaient plus réputés. Retourne chez toi et déclare
que tu as été défait, et aussi que tu n'oses pas te battre contre moi.»

12. Voir ondvegi *.


1026 Sagas légendaires islandaises

Hemingr dit: « Plutôt mourir que de porter le nom d'infâme auprès de


tout homme.»
Kolr dit: «Je n'épargnerai pas de te tuer, chien, si c'est seulement cela
que tu veux.»
Le soir, ils plantèrent leurs tentes et dormirent cette nuit-là. Le lende­
main matin, Hemingr se lève et voit que Kolr est arrivé sur le lieu du
duel 13. Il se rend donc dans l'îlot avec ses hommes. Ils jettent un manteau
sur le sol et Kolr énonce les lois du duel 14. Puis ils s'affrontent et se bat­
tent, et le résultat fut que Hemingr tomba là devant Kolr.
Kolr dit aux hommes de Hemingr: « Vous allez retourner trouver le
roi, lui dire qu'il fasse de deux choses l'une, qu'il vienne lui-même me
livrer bataille ou qu'il trouve un homme que l'on estime de quelque valeur
s'il a l'intention d'obtenir cette femme, sinon, il devra l'abandonner.»
Les hommes qui étaient venus rebroussent chemin en hâte et se ren­
dent dans le Nord, dans le Naumudalr, trouver le roi Haraldr, lui dire
toutes ces nouvelles et les propos de Kolr le Rusé.

8. Sturlaugr épouse Asa

Le roi estima que c'était là une mauvaise nouvelle et il chercha encore


conseil, et il prend le parti d'envoyer Kolli le messager à Sturlaugr et son
père, les inviter d'ici un demi-mois à un banquet chez lui avec autant
d'hommes qu'ils le voudraient. Ces propos furent transmis au père et au fils.
Alors, Sturlaugr demanda à son père s'ils devaient accepter d'aller à cette fête.
Son père dit: ,, Je voudrais que nous restions chez nous et n'allions
nulle part.»
Sturlaugr dit: «Je n'ai pas l'intention de décliner l'invitation du roi,
mais je sais qu'elle cache quelque chose, je veux tout de même y aller. Il
adviendra de nous une piètre saga si nous ne devions pas nous rendre chez
autrui, alors que nous sommes invités. On ne peut savoir ce qu'il advien­
dra dans notre voyage et qui puisse être à notre honneur.»
lng6lfr dit: «À vous de décider de votre voyage et s'il se passera bien ou
mal.»

13. C'est-à-dire dans un îlot puisque c'était en ce genre de lieu que devait avoir lieu un
duel, qui se dit hôlmganga*.
14. Le manteau ou plutôt, d'ordinaire, une peau de bête, délimitait l'endroit où les
duellistes devaient se battre. Les « lois du duel» peuvent avoir existé, il en est question dans
certaines sagas de la catégorie diœ des Islandais, notamment dans la Saga de Kormdkr. Ces
détails, toutefois, restent sujets à caution.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1027

Après cela, ils préparent leur voyage, ils sont soixante hommes en tout,
tous bien équipés en armes et en vêtements. Ils chevauchent pour trouver
le roi Haraldr et arrivent le premier soir de J61. Le roi les accueillit
joyeusement et les 15 assit dans le haut-siège à côté de lui et l'on prépara le
plus beau banquet. Une fois J61 passé, le roi eut un entretien avec le père
et son fils, lng6lfr et Sturlàugr.
Sturlaugr dit à ses hommes: « Équipez nos chevaux pendant que nous
parlons.» C'est ce qu'ils firent.
Le roi dit: « Un duel a été proclamé contre moi, et j'envisage,
Sturlaugr, que tu m'en délivres car je suis un vieil homme, c'est un duel
contre Kolr le Rusé.»
Sturlaugr dit: «Confie-moi les fiançailles que tu as obtenues du jarl
Hringr, car ce duel ne sera pas fait sans stipulation.
- Cela me semble une grande stipulation, dit le roi.
- Alors, je me risquerai, dit Sturlaugr à voir comment cela se passera
entre Kolr et moi. »
Le roi dit: «Je ne soupçonnais pas que tu stipulerais cela, c'est le plus
grand déshonneur pour moi que d'accepter.»
Sturlaugr dit: « Il s'agit ici de choisir laquelle des conditions vous
paraît la meilleure.»
Le roi dit: «Je choisirai quand même que tu te battes en duel contre
Kolr. Les choses se passeront entre le jarl et moi selon ce que le destin
décidera.»
Sturlaugr répond: « Remets-moi les fiançailles avant.»
C'est ce que fit le roi, tout forcé qu'il était, car le groupe des frères jurés
lui paraissait invincible.
Ils chevauchèrent alors, trouver le jarl Hringr. Il leur fit bel accueil et
leur offrit de prendre part à un banquet. Ils dirent où en était venue leur
affaire et comment les choses s'étaient passées entre eux et le roi Haraldr.
Le jarl s'en réjouit, il les invita à venir au pavillon d'Asa et c'est ce qu'ils
firent. Quand ils y arrivèrent, Asa leur fit bel accueil.
Hringr dit: «C'est un prétendant que tu as à accueillir et auquel tu
dois répondre, fille.
- Qui est cet homme? dit-elle.
- Il s'appelle Sturlaugr.»
Asa dit: « Les hommes ne me manquent pas», dit-elle.
Sturlaugr dit: « Lintention est maintenant que je ne sois plus ton pré­
tendant en attente.»

15. Il ne s'agit que du père et de son fils, bien entendu.


1028 Sagas légendaires islandaises

Asa dit qu'il en serait comme ils voulaient. Fut alors préparé un excellent
banquet et l'on n'épargna pas ce qu'il fallait. Sturlaugr épousa Asa la Belle,
et on les conduisit aussitôt dans le même lit. Le banquet se déroula bien et
les gens furent renvoyés avec d'excellents présents. lngôlfr et les siens revin­
rent chez eux, et Asa et Sturlaugr suivirent, très satisfaits de ses conseils.

9. Sturlaugr rencontre Véfreyja

Un matin, alors qu'Asa et Sturlaugr étaient au lit, Asa lui dit: « Y a-t-il
un duel déclaré contre toi, Sturlaugr?
- C'est vrai, dit-il.
-Contre qui? dit-elle.
- Contre Kolr le Rusé, dit-il, et qu'es-tu capable de conseiller? »
Elle répond: « Va trouver V éfreyja, ma mère adoptive. Prends conseil
d'elle et cela te servira bien. Voici une bague que tu vas lui remettre
comme signe, et dis que j'aimerais beaucoup qu'elle te reçoive bien. »
Sturlaugr s'en va donc avec ses frères jurés, à douze en tout, ils chevau­
chent jusqu'à ce qu'ils arrivent à la ferme de la vieille. Sturlaugr saute de
selle, franchit les portes vers la vieille, lui passe les bras autour du cou et
l'embrasse, parlant ainsi: « Salut, ma bonne vieille! »
Elle se retourne vers lui et le dévisage. « Qui est ce fils de chien qui me
traite si honteusement, personne n'a jamais osé agir ainsi et je vais revaloir
cela cruellement. »
Sturlaugr dit: « Ne sois pas si fâchée, ma chère vieille, car c'est Asa qui
m'a envoyé ici chez toi.
-Qu'est-ce qu'Asa a à voir avec toi? dit la vieille.
- C'est ma femme » , dit-il.
Elle dit: « Les noces sont terminées?
-C'est cela, dit-il.
- Voilà qu'on m'a joué un vilain tour, dit la vieille, je n'ai pas été invi-
tée. On fera pourtant comme Asa le demande. Enlève tes habits et je veux
voir la forme de ton corps. »
C'est ce qu'il fait. Elle le caresse tout entier et il a l'impression d'en être
renforcé. Ensuite, elle lui donne un vaisseau dans lequel boire, puis ils se
rendent dans la stofa16. Le soir, la vieille fournit la meilleure hospitalité.
Elle demande si Sturlaugr veut coucher tout seul pour la nuit ou avec elle
- « mais je ne trahirai pas ma chère Asa. »

16. C'est ainsi que s'appelle la pièce secondaire de la maison, par opposition au skdli*
qui est la pièce principale.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 102')

Sturlaugr dit: «Je me trouverais d'autant mieux, la vieille, que je serais


plus près de toi. »
Alors, la vieille déposa une bûche entre eux et ils couchèrent sur un
oreiller tous les deux et conversèrent pendant la nuit.
Sturlaugr dit: « Que me conseilles-tu, car je suis chargé d'un duel
contre Kolr le Rusé?
- Cela ne me semble pas très prometteur, dit la vieille, parce que le fer
ne mord pas sur lui et là, je ne peux guère donner de conseils. »
Le lendemain matin, les frères jurés se préparèrent à partir et quand ils
furent prêts, la vieille dit à Sturlaugr: « Prends ce manteau de fourrure qui
a appartenu à mes ancêtres, et cette sax*, elle a toujours été accompagnée
de bonne chance, vois si tu as quelque valeur. »
Sturlaugr s'en saisit et asséna un coup sur une pierre qui se trouvait sur
le pavé, et il en enleva le coin. La rouille tomba de l'épée, ensuite, elle était
brillante comme de l'argent.
Alors, la vieille dit: «C'est cette épée que tu vas porter dans le duel
contre Kolr le Rusé, mais tu ne dois pas lui montrer cette autre épée s'il
demande de la voir alors que tu devras en donner des coups. »
Alors, la vieille dit: « Au revoir, mon cher Sturlaugr, que la victoire et la
bonne fortune soient avec toi tant que tu vivras, toute la bonne chance
qu'ont eue nos parents, je te la confère de mon mieux. J'ai peur pourtant
de la façon dont les choses se passeront entre toi et Kolr le Rusé. J'ai deux
fils que je voudrais que tu prennes en fraternité jurée.
- Il en sera ainsi » , dit Sturlaugr.
Alors, ils se jurent fraternité jurée. Puis ils font volte-face. Mais alors
qu'as étaient à peu de distance, la vieille les héla et dit: « Veux-tu, mon
cher Sturlaugr, que Svipuôr, mon fils adoptif, t'accompagne; il a le pied
léger.
- Je veux bien » , dit Sturlaugr.
La vieille mit dans la main de Svipuôr un petit sac. Il le fourra tout
contre lui puis il courut devant leurs chevaux. Ils chevauchent à présent
et ne s'arrêtent pas avant d'être arrivés à l'est à la Gautelfr, et Kolr n'est
pas arrivé. Sturlaugr plante sa tente là où Kolr a coutume de planter la
sienne.

1 O. Duel de Sturlaugr et de Kolr

Peu après, Kolr arriva. Sturlaugr alla à sa rencontre et le salua.


Kolr dit: « Qui est ce méchant fils de chienne qui ose planter sa tente
là où j'ai coutume de planter la mienne; est-il tellement hardi? »
1030 Sagas légendaires islandaises

Sturlaugr dit: «Tu dois clairement savoir qui est fils de chienne, puis­
qu'il n'était pas ici avant que tu n'arrives, et si tu t'enquiers de mon nom,
je m'appelle Sturlaugr. »
Kolr dit: «Qu'as-tu l'intention de faire puisque te voici arrivé ici? »
Sturlaugr dit: «J'ai l'intention de me battre contre toi. »
Kolr dit: «Voilà bien des artifices et tu es bien trop hardi d'avoir ce
grand orgueil alors que j'ai abattu tant de braves qui se sont battus contre
moi, et qu'est-ce qui te pousse à cela?»
Sturlaugr dit: «Avant tout, qu'Asa la Belle est mon épouse. Tu ne pren­
dras pas cette fille même si je tombais devant toi. »
Kolr dit: «Quelle honte d'entendre ce que l'on t'a mis dans l'idée de
faire, fils de pute, et pour cette raison même, je ne t'épargnerai pas, tu vas
bientôt perdre la vie et encore, c'est trop tard! Pourtant c'est grand dom­
mage pour un homme comme tu es. »
Sturlaugr dit: « En aucun cas, je ne tournerai les talons devant toi.»
Kolr planta une autre tente le soir, mais alors qu'il était allé manger,
Svipuôr entra dans sa tente, prit le sac de la vieille dans son manteau et le
secoua, et il en advint grande fumée.
Kolr leva les yeux et dit: «Va-t'en, méchant chien, et ne reviens pas ici
car tu vas faire du mal!»
Svipuôr fit demi-tour de sorte que nul ne sut ce qu'il advint de lui. Ils
dormirent cette nuit-là.
Le lendemain matin, Sturlaugr se leva de bonne heure ainsi que ses
frères jurés, ils allèrent à l'île, s'assirent et attendirent Kolr. Hr6lfr le Nez
se leva, entra dans la forêt, se tailla un grand et gros gourdin, le prit en
main et revint à ses camarades. Au matin, Kolr se leva, le soleil brillait
alors sur tous les champs.
Il dit alors: «Je soupçonne que ce méchant esclave qui est venu ici hier
soir a pratiqué quelle sorcellerie qui ne nous a guère fait plaisir, le sommeil
que nous avons connu peut en vérité s'appeler sommeil mortel, et en
avant pour l'îlot. »
Ils se rendirent à l'îlot et jetèrent un manteau sur le sol. Kolr énonça
alors les lois du duel entre eux, et chacun des deux devait déposer vingt
marcs d'argent. Celui qui remporterait la victoire posséderait cela 17.
Quand ils furent prêts, Kolr prit la parole: « Gamin Sturlaugr, montre­
moi l'épée que tu as. »

17. Redisons que ces «lois» sont rarement mentionnées et pourraient ressortir à une
autre culture. Un marc, d'autre part, est une unité de poids ou de valeur qui vaut huit
aurar (onces?). Nous n'avons pas de certitude sur la définition de ces valeurs.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1031

C'est ce qu'il fit. Kolr regarda le tranchant et sursauta: « Ce n'est pas


avec cette épée que tu vas me vaincre. Va plutôt chez toi, déclare que tu as
été battu, remets-moi tes armes et envoie-moi Asa la Belle en lui disant
que tu n'oses pas te battre contre moi ou la garder contre mon gré.»
Sturlaugr dit: « Ce n'est pas par des paroles seulement que tu me vain­
cras car tu es accablé de peur, et tu n'es pas loin d'une ignominieuse
mort.»
Kolr fut fâché de ses propos et dit: «Tu vas voir, méchant chien, que je
ne vais pas t'épargner.»
Alors, Sturlaugr jeta l'épée qu'il avait montrée à Kolr, tira de dessous
son manteau celle qui lui venait de Véfreyja et la brandit.
Kolr dit: «D'où l'épée venant de Véfreyja t'est-elle parvenue, et je ne
me serais pas battu en duel contre toi si j'avais su cela.»
Sturlaugr répondit: « Cela ne te regarde pas, et te voilà en mauvaise
posture si tu as peur avant qu'il en soit besoin.»
Alors, Sturlaugr assena un coup à Kolr et lui fendit tout le bouclier.
Kolr frappa en échange et fendit son bouclier de la même façon. Sturlaugr
frappa Kolr une deuxième fois et l'atteignit à l'extérieur du casque qu'il
fendit complètement, emportant la chair et l'os de la joue puis l'épaule et
s'arrêta dans l'omoplate. Kolr resta debout et ne se rendit pas. Alors,
Hrolfr le Nez bondit avec son gourdin dont il frappa la pointe de l'épée,
de sorte que celle-ci descendit dans le ventre, et Kolr tomba là; pour Stur­
laugr, il remporta la victoire et devint célèbre pour cette action. Sturlaugr
se rendit chez Véfreyja, la vieille était dehors et lui fit bel accueil. Se trou­
vait là Svipuôr.
. Ils passèrent la nuit là, et la vieille fut satisfaite de cette action, « et il est
vrai, dit la vieille, que ma chère Asa est heureuse d'avoir un mari tel que
toi, et désormais, ton jugement prévaudra si tu t'entends à le rendre. Mais
j'ai peur de la façon dont cela ira, je voudrais que tout se passe bien pour
toi, mais la vieille ne se comportera pas plus mal envers toi que d'autres.»
Sturlaugr s'en fut donc rencontrer le jarl Hringr. Celui-ci les reçut, eux
tous, avec joie, et Asa se réjouit de retrouver son mari. Cette nouvelle
atteignit le roi Haraldr. Celui-ci fut d'un avis mitigé sur cet événement,
comme il apparaîtra par la suite, mais tous les parents de Sturlaugr esti­
mèrent qu'ils l'avaient sauvé de la mort 18.

18. Le texte dit plus savoureusement qu'ils l'ont retiré de chez Hel, ou de hel, le mot
Hel, au propre, désigne la déesse qui, dans la mythologie, règne sur le monde souterrain
où sont les morts, au commun, c'est son domaine.
1032 Sagas légendaires islandaises

11. Framarr provoque Sturlaugr en duel

Un jour que le jarl Hringr était à jouer avec ses hommes qui le diver­
tissaient ainsi que Sturlaugr, ils virent arrivant de la forêt sur un cheval bai
un homme en armure. Il était de grande taille, casque en tête, ceint d'une
épée, un bouclier émaillé au côté et un épieu à la main. Il se présenta au
jarl et le salua bien. Celui-ci l'accueillit de la même façon et demanda qui
il était.
Il dit: « Mon nom est peu commun, je m'appelle Framarr, nous
sommes demi-frères, Kolr le Rusé et moi, et la raison de ma venue ici,
c'est que je veux te provoquer en duel, Sturlaugr, car je ne veux pas porter
mon frère dans ma bourse 19 . »
Sturlaugr dit: «Je suis tout à fait prêt à un duel, dès que tu le voudras,
et c'est d'un mauvais homme que tu parles quand il s'agit de Kolr.
- Certes, dit Framarr, et pourtant, il m'était apparenté et c'est pour
cela que je veux me battre contre toi, là où Kolr tomba à l'est au bord de
la Gautelfr - lorsque la mi-hiver sera passée.
- D'accord», dit Sturlaugr. Framarr poursuivit son chemin mais eux,
restèrent, et l'été s'écoula.
Une nuit, alors qu'ils étaient tous les deux au lit, Sturlaugr et Asa,
celle-ci dit: « Dois-tu livrer un duel, Sturlaugr?, dit-elle.
- Assurément, dit-il, quel conseil me donnes-tu là-dessus?»
Asa dit: « Va trouver Véfreyja, ma mère adoptive, et prends conseil
d'elle là-dessus.
- D'accord», dit Sturlaugr.
Il s'en va donc trouver Véfreyja. La vieille était dehors et lui fit bel
accueil, et ils passèrent là la nuit. Au matin, Sturlaugr demanda conseil à
la vieille là-dessus.
La vieille dit: « Contre qui dois-tu te battre en duel?
- Il s'appelle Framarr, dit Sturlaugr, c'est le frère de Kolr le Rusé.»
La vieille dit: « Ce sont des hommes différents, dit-elle, et il est mau-
vais que vous deviez vous battre à mort l'un contre l'autre, car Framarr est
l'homme le plus vaillant et de la meilleure famille, alors que Kolr était le
pire des hommes et d'une famille d'esclaves, et heureux serait celui qui
parviendrait à ce que vous soyez amis plutôt qu'ennemis, je ne puis te
donner de conseils il en ira de vous selon le sort, mais Svipuôr, mon fils
adoptif, ira avec toi.»

19. Cette plaisante expression signifie que, le vainqueur d'un duel ou l'auteur d'un
crime devant verser compensation en argent aux proches de la victime, ceux-ci portaient
donc dans leur bourse ce parent mort.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1033

Ils allèrent donc leur chemin et ne s'arrêtèrent pas qu'ils ne furent dans
l'est à l'Elfr, Framarr chevauchant de l'autre côté. Ils se rencontrèrent et
s'enquirent des nouvelles générales, descendirent de cheval, plantèrent
l'un et l'autre leur tente pour dormir cette nuit-là.

12. Démêlés des suivants

Au matin, ils se levèrent de bonne heure, allèrent à l'îlot et s'assirent


sur un arbre abattu.
Framarr dit: « Que veux-tu, allons-nous en démêler avant nos
hommes?»
Sturlaugr dit: «Je trouverais bon de tirer un divertissement de nos
hommes.»
Hrôlfr le Nez se leva et dit: «Je vais me porter contre toi, homme noir.»
Hrôlfr se prépara de très bon gré à la glfma20• Puis ils se précipitèrent
l'un sur l'autre et se firent des prises très fortes, et leur attaque fut à la fois
rude et longue. Grande était la différence de forces entre eux car le noir2 1
pouvait porter Hrôlfr dans ses bras où il le voudrait. Ce berserkr22 voulut
précipiter Hrôlfr à terre. Il se remettait toujours sur pied, cependant. Ce
noir était grand comme un géant, et gros comme un bœuf, noir comme
Hel. Il avait des serres si grandes qu'elles ressemblaient plus aux griffes
d'un griffon qu'à des ongles humains. Il porta alors Hrôlfr jusqu'à l'arbre
abattu et il voulut l'abattre sur le gourdin. Mais Hrôlfr resta si fermement
fixé sur ses pieds qu'ils tombèrent à la renverse tous les deux, il y eut une
pierre sous le noir, et il se cassa l'épine dorsale, mais Hrôlfr se remit
promptement sur pied, empoigna le gourdin et eut tôt fait de rosser à
mort le noir, pour lui, Hrôlfr était tout bleu et sanglant, la chair de ses os
était arrachée. Sturlaugr le remercia bien de sa prouesse.
Puis il y avait avec Framarr, venant de l'est en Suède, un homme qui
s'appelait l>ôrôr, grand et fort. S'avança contre lui Hrafn le Haut et ils

20. Il s'agit d'un type de lutte, toujours pratiquée en Islande, où les deux adversaires
portent des courroies autour de la ceinture et des cuisses, et tentent de se précipiter
mutuellement au sol en se saisissant de ces courroies.
21. Par« noir» comprenons« de race (ou de coul"ur de peau) noire», il s' agit du berserkr*
qui va intervenir.
22. Ce n'est certainement pas la première fois que le lecteur aura noté toutes les confu­
sions de tous ordres que commet l'auteur de cette saga. Le rival de Framarr qui était un
bldmaor, un « homme noir», est maintenant un berserkr, ce guerrier-fauve qui est un des
personnages obligés de toute saga, notamment légendaire, qui se respecte. Deux lignes
plus bas, ce sera une sorre d'oiseau de proie gigantesque.
1034 Sagas légendaires islandaises

entamèrent leur combat singulier par de grands coups, et pour finir,


Hrafn tomba devant Pôrôr.
Alors, Jokull s'avança et dit: « Qui va s'opposer à moi?»
Un homme se leva, qui s'appelait Frosti, et dit: « Ne conviendrait-il
pas que je marche contre toi, car le gel durcit le glacier 23?»
Ils se battirent longtemps, jusqu'à ce que Jokull tombe devant Frosti,
et Sturlaugr ressentit grand deuil de ses frères jurés, mais il était stipulé
que nul ne devait prêter assistance à l'autre.
Il y avait un Sâme24 avec Framarr et on lui assigna de s'opposer à
Svipuôr. Ils s'opposèrent donc et se battirent durement et vivement, de
sorte que l'on ne pouvait les suivre du regard, et aucun des deux n'infli­
gea de blessure à l'autre. Et quand les spectateurs regardèrent une
deuxième fois, ils avaient disparu, et à la place étaient arrivés deux chiens
qui se mordaient férocement. Au moment où l'on s'y attendait le moins,
les chiens avaient disparu et l'on entendit dans les airs un vacarme, on
leva les yeux et l'on vit des aigles volants qui s'arrachaient mutuellement
les plumes avec leurs serres et leur bec, si bien que le sang tombait au sol.
Pour conclure, l'un tomba mort à terre et l'autre s'enfuit en volant, et
l'on ne sut pas lequel c'était25 .

13. Duel de Sturlaugr et de Framarr

Framarr dit: « Il s'agit à présent que nous nous mettions à l'épreuve.


- J'y suis prêt», dit Sturlaugr.
Ils jettent donc un manteau sous leurs pieds. Sturlaugr brandit alors
l'épée qui lui vient de Véfreyja mais quand Framarr voit cela, il dit:
«D'où t'est venu l'héritage de Véfreyja? »

23. Ce type de jeu de mots est rarissime dans les sagas et dénote d'évidence un auteur
clerc. Sans nous interroger ici sur l'origine de pareils prénoms (qui ne sont pas rares,
d'ailleurs), notons queftost,ftosti signifie «gel» etjokull, ce type caractéristique de glacier
que l'on trouve en Islande.
24. Je pense que ce rendu est correct. Le vieux norois connaît le terme Finnr qui, en
tout état de cause, n'est pas Finnois (se dit Finnskr) mais qui doit correspondre à notre
Sâme (ne dites pas Lapon qui est un terme péjoratif d'invention suédoise et qui signifie
«dépenaillé», «loqueteux», etc.). Les Finnar sont fort présents dans les sagas, c'est avec eux
que les «vikings» font le commerce des peaux et fourrures. Sans que l'on sache trop pour­
quoi, ils avaient la réputation d'être de grands magiciens.
25. Cette scène est passionnante. On n'oublie pas que nous sommes au pays des Sâmes,
grands magiciens. Vous venez donc d'assister à toute une série de métamorphoses ani­
males. Cette culture (cette religion?) pensait que chacun de nous est habité par une
«forme» ou hamr. La série, ici, homme-chien-aigle n'est certainement pas fortuite.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1035

Sturlaugr dit: « Ne t'occupe pas d'où il vient. »


Framarr dit: «Je ne me serais pas battu en duel contre toi si j'avais su
cela, pourtant, il n'y a pas de peur dans mon sein. »
Framarr proclame les lois du duel et c'est à Sturlaugr de porter le pre­
mier coup. Il assena un coup à Framarr et sur son casque, il le lui enlève à
l'endroit qu'il touche, puis dans le bouclier qu'il fend jusqu'à la pointe26 de
sorte que celle-ci aboutit dans le sol mais la pointe de l'épée arrive dans la
poitrine en traversant la broigne, et dans les sourcils, et s'enfonce dans l'os,
le sang se mit tout de suite à lui couler dans les yeux de sorte qu'il ne voyait
rien et en outre, il enfla fort. Framarr assena alors un coup à Sturlaugr et
lui fendit tout le bouclier. Sturlaugr frappa alors Framarr une deuxième
fois et ce fut de nouveau la même chose. Framarr était hors de combattre.
Il s'assit et dit: «Tu as en mains un très grand ennemi, car ton épée est
pleine de poison et de malice, décapite-moi au plus vite car je ne veux pas
vivre dans les tourments. »
Sturlaugr dit: « Veux-tu accepter que je te donne la vie? »
Framarr dit: « Il me semblerait bon de recevoir de toi la vie, mais la
voici détruite à présent.»
Parvenus à ce point, on entendit un grand vacarme et quand il cessa,
c'était V éfreyja dans son chariot qui était arrivée et elle demanda com­
ment les choses s'étaient passées. Ils répondent que Framarr était sur le
point de mourir.
La vieille dit: « Apportez-le ici, l'endroit où il mourra n'a pas d'impor­
tance.»
On fit comme elle le demandait. Sturlaugr dit: « Veux-tu permettre
que d'autres hommes t'accompagnent?
- Non, dit la vieille, je suis capable de voyager toute seule. »
La vieille s'en fut voiturant Framarr et les autres restèrent. La nuit
s'écoule et au matin, Sturlaugr se prépara à partir.
Frosti va trouver Sturlaugr et dit: «Je voudrais bien faire ce voyage avec
toi et tes frères jurés. »
Sturlaugr dit: «Je tiens que c'est bien remplacer Ji:ikull que tu prennes
sa place. »
Alors il fut fait frère juré de Sturlaugr, puis ils s'en allèrent et ne s'arrê­
tèrent pas qu'ils n'arrivent chez V éfreyja. Quand ils y arrivèrent, Svipuôr

26. Ce détail date notre texte. Le Nord ne connaissait que le bouclier rond ou ron­
dache, ou rectangulaire. En revanche, l'écu avec sa forme oblongue et sa pointe inférieure
ne figurait pas dans cette panoplie. Il aura été «importé» à une époque relativement
récente, qui ne coïncide pas, en tout état de cause, avec celle où sont censées se dérouler les
sagas légendaires.
1036 Sagas légendaires islandaises

et Framarr étaient complètement guéris tous les deux. Ils passèrent la nuit
là et furent bien traités.
Au matin, Véfreyja prit la parole: «Je voudrais, mon cher Sturlaugr,
que toi et Framarr vous fassiez serment de fraternité jurée, car il est
l'homme le plus vaillant à tous égards.»
Sturlaugr répond: «À toi de décider, vieille, c'est ce qui me conviendra
le mieux.»
Sturlaugr et Framarr se lient donc de fraternité jurée, chacun devra
venger l'autre comme s'ils étaient frères consanguins.

14. Le roi charge Sturlaugr d'une mission

Après cela, ils s'en furent jusqu'à ce qu'ils arrivent près des contrées
habitées par le jarl Hringr. Ils trouvèrent que les choses avaient pris une
étrange tournure, la halle était pleine de monde. C'était le roi Haraldr qui
était arrivé là avec quatre cents d'hommes27 , il avait l'intention de brûler
dans leur demeure28 le jarl Hringr et sa fille, Asa la Belle, ils voient que les
flammes couraient partout et que le roi Haraldr mettait le feu à la ferme
tout entière. Ils voient alors, Sturlaugr et les siens, des gens descendant
jusqu'à une clairière au bas du domaine et prenant cette direction, ils
reconnaissent que ce sont le jarl Hringr avec toute sa hirô et qu'Âsa était
avec lui. Il y eut joyeuses retrouvailles entre eux tous.
Après cela, ils chevauchent tous trouver le roi là où il s'occupait de l'in­
cendie. Ils étaient complètement armés et leurs chevaux, caparaçonnés.
Sturlaugr dit alors: «Je préfère, roi, que nous nous rencontrions ici plu­
tôt qu'en mer, mais tu te conduis mal car tu es à la fois couard et sournois.»
Le roi répond: «Je n'ai cure de tes propos calomniateurs, mais ce qu'il
y a à te dire, Sturlaugr, c'est que tu ne connaîtras jamais l'intrépidité en ce
pays-ci tant que tu ne m'auras pas rapporté la corne d'aurochs que j'ai
perdue autrefois29. Et je vais te donner un nom en même temps que cette

27. Donc en fait, 480, l'ancienne centaine germanique valait 120. Voir hundralr.
28. Ce procédé n'a malheureusement rien de légendaire, il est bien attesté dans les sagas
de valeur historique, la plus éloquente étant celle de Njâll le brûlé qui doit son surnom à
cette pratique barbare. Il n'est pas exclu que cette façon de faire ait eu, initialement, un air
religieux.
29. Laurochs - ancien urus - est un mammifère qui a certainement existé autrefois et
qui était d'une taille impressionnante, noir, très fort et agile. C'est probablement pour cela
qu'une légende germanique ancienne l'affronta au héros Siegfried, qui le tue. Il existe
toute une tradition sur son compte, il figure notamment dans La Guerre du fou de J.-H.
Rosny et dans Le Roi des Aulnes de Tournier. Il n'y a donc pas à s'étonner de le voir ici!
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1037

mission. Tu vas t'appeler Sturlaugr l'Industrieux-30• Ce nom te restera atta­


ché car, ici-bas, cette tâche vous sera fixée par le destin, à toi et à tes frères
jurés tant que vous vivrez, si vous revenez de ce voyage, chose qui ne
devrait pas être.»
Sturlaugr dit:«Où dois-je me mettre en quête de cela?»
Le roi dit: «Réfléchis-y toi-même. »
Sturlaugr dit: «Il ne sied pas que j'accomplisse ta mission, dit-il, mais
puisque tu penses m'imposer tout ce qui est le plus difficile, je vais y ris­
quer ma vie. »
Le roi ne résolut pas de leur livrer bataille parce que la troupe des
frères jurés lui parut difficile tant par la force que par les armures. Ils se
souhaitèrent mutuellement bonne vie et se quittèrent en cet état. Stur­
laugr et eux tous chevauchèrent au nord jusqu'au Naumudalr et y passè­
rent l'hiver.

15. Sturlaugr cherche des renseignements sur la corne d'aurochs

Un jour, Asa vint parler à Sturlaugr et lui dit:«Es-tu chargé d'une mis­
sion?
- C'est vrai, dit-il, et quel conseil me donnes-tu, où doit-on chercher
cette corne?»
Asa dit: «Va trouver Véfreyja, ma mère adoptive, et demande-lui
conseil.»
Et dès le lendemain, ils se préparèrent à partir et chevauchèrent
jusque chez Véfreyja, elle était dehors et leur fit bel accueil, et ils passè­
rent la nuit là.
Le lendemain matin, Sturlaugr dit à Véfreyja: «Qu'es-tu capable de
me dire de la corne qui s'appelle corne d'aurochs?»
La vieille dit; «Il se trouve et que je ne peux rien en dire et que je ne le
veux pas.»
Sturlaugr dit: «Connais-tu quelqu'un qui pourrait en parler, car je
voudrais bien savoir.»
Véfreyja dit: «Il y a une femme qui s'appelle Jarngerôr, c'est ma sœur.
Va la voir et vois ce qu'elle a à dire.»
Ils s'en furent donc et ne s'arrêtèrent pa, qu'ils ne furent arrivés là où

30. On peut hésiter, pour traduire ce surnom (starfiamr), entre« laborieux» et« indus­
trieux». Je retiens le second parce que, selon le Grand Robert, industrieux admet une défi­
nition: « qui montre de l'adresse, de l'habileté», plus conforme à ce que l'on nous dit de
Sturlaugr que «laborieux».
1038 Sagas légendaires islandaises

Jarngerôr eta1t maîtresse de maison, ils passèrent là la nuit. Sturlaugr


demanda à Jarngerôr si elle était capable de lui parler de la corne d'au­
rochs.
Elle dit: «Je ne peux en parler, mais je connais une femme qui doit
savoir.»
Sturlaugr demanda qui c'était. « Ma sœur s'appelle Sna:laug. C'est
l'épouse du roi Hrôlfr du Hundingjaland31 , mais il ne vous est pas pos­
sible de vous y rendre parce que ce voyage serait d'une grande importance
. .
s1 vous revemez.»
Les frères jurés revinrent à la maison ayant appris cela.

16. Les frères jurés rencontrent desfemmes-trolls

Ce qu'il faut dire ensuite, c'est que Sturlaugr prépara son voyage peu
après ainsi que tous les frères jurés, et qu'ils avaient cent vingt hommes et
un bateau. Sturlaugr parla au jarl Hringr ainsi qu'à son père, leur
demanda de prendre soin d'Asa pendant qu'il serait parti ainsi que de ses
biens qui restaient.
Ils cinglèrent donc vers le nord devant le Halogaland et le Finnmark et
le Vatnsnes et pénétrèrent dans Austrvfk32, jetèrent l'ancre et mouillèrent
là pour la nuit, faisant leurs préparatifs. Après cela, ils tirèrent au sort
pour savoir qui monterait la garde, le sort échut à Aki de veiller le premier
tiers de la nuit, puis à Framarr et enfin à Sturlaugr.
Quand les hommes furent endormis sur le bateau, tous hormis Aki,
celui-ci prit une b:irque et rama le long de la côte près du cap. Il entendit
que l'on marchait sur les cailloux. Aki prit alors la parole et dit: « Dois-je
saluer ici un homme ou une femme?»
On lui répondit: «Assurément, c'est une femme.
- Comment t'appelles-tu, la fille? dit Aki.
- Je m'appelle Torfa, dit-elle, et qui donc est dans la barque?
- Il s'appelle Aki, dit-il.

31. Voici encore, très probablement, un pays légendaire. Le mot n'est pas en relations
avec Huns, la peuplade. En revanche, il existe bien un roi Hundingr dans un des grands
poèmes héroïques de !'Edda, «Le Deuxième Chant de Helgi Meurtrier de Hundingr».
C'est tout ce que l'on peut avancer. Évidemment, le nom peut être mis en rapports avec
hundr, le« chien», mais il faut se méfier de toutes les possibilités d'interprétation totémiste
de nos textes.
32. Ce sont des noms de lieux du nord de la Norvège, en effet. Finnnmark est le « ter­
ritoire des Finnar», c'est-à-dire des Sâmes. V îk, d'Austrvîk, est une baie. Nes de Vatnsnes
est un cap, un promontoire.
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 103')

- Ce n'est pas Âki fils de J ârngerôr qui est censé être venu ici? dit-elle.
- C'est cet homme même, dit-il.
- Ne veux-tu pas faire affaire avec moi, mon cher Aki? dit-elle.
- Quelle est cette affaire? dit-il.
- C'est que tu me transportes jusqu'à cette île qui se trouve ici à peu
de distance de la côte. Mon père y a péri, laissant force biens mais nous
sommes trois sœurs qui avons à répartir cet héritage entre nous. Je vou­
drais arriver avant elles. Je te donnerai deux jours et deux nuits33 de bon
vent34 quand cela te conviendra le mieux.
- Il en ira ainsi », dit Âki.
Elle monta dans la barque et lui, rama vers le détroit35 . Alors qu'il avait
ramé sur une courte distance, elle prit la parole: « Maintenant, je peux
bien me rendre à terre à gué. Fais bon voyage et chanceux, et je tiendrai la
promesse que je t'ai faite. »
Elle remonta sa tunique de peau et passa par-dessus bord. Âki revint à
la rame jusqu'au bateau et réveilla Framarr, puis se coucha lui-même et
dormit promptement.
Framarr grimpa dans la barque et rama le long du cap. Il entendit dans
les cailloux que l'on marchait sur le rivage36 .
Framarr dit: «Est-ce que c'est un homme ou une femme qui est à
terre? »
On répondit: « Sans aucun doute, c'est une femme.
- Comment t'appelles-tu, toi la belle et la riche? dit-il.
- Je m'appelle Hildr, dit-elle, et comment t'appelles-tu, mon garçon?
dit-elle.
- Je m'appelle Framarr, dit-il.
- Ce ne peut être Framarr, le frère de Kolr le Rusé, qui est arrivé ici?
dit-elle.
- C'est lui, dit-il.
- Deux hommes différents, dit-elle, et je voudrais faire affaire avec
toi.

33. Deux jours et deux nuits parce que le vieux norois dispose de deux termes diffé­
rents, l'un, « jour», dagr, qui correspond à notre propre terme, et l'autre, dœgr qui, chez ces
peuples de marins, désignait l'ensemble jour (diurne)+ nuit.
34. On sait que le bateau viking ne remontait p ,s au vent et qu'il devait attendre, pour
partir, que le vent soit favorable.
35. Ou le passage qui sépare l'îlot de la terre ferme.
36. Le doublé - qui va se prolonger - n'étonnera personne. Nous sommes dans une
sorte de conte populaire, une des lois de ce genre est que tout se reproduise trois fois, car
on ne sera pas surpris de voir que la même péripétie sera le lot de Sturlaugr également.
Voir là-dessus Les Conteurs du Nord, Paris, Les Belles Lettres, 201 O.
1040 Sagas légendaires islandaises

- De quelle sorte, cette affaire?» dit Framarr.


Elle dit: «Tu vas me transporter jusqu'à l'île qui est ici le plus près de
la côte. C'est là qu'est mort mon père en laissant beaucoup de bien, et
nous sommes trois sœurs à nous répartir cet héritage, mais je serai exclue
si j'arrive trop tard», dit-elle.
Framarr dit: «Veux-tu alors me donner deux jours et deux nuits de
bon vent?
- Il en sera ainsi», dit-elle.
Elle entre dans la barque et il eut l'impression que celle-ci s'enfonçait
bien fort lorsqu'elle y monta.
Elle dit: «Veux-tu que je rame avec toi?
- Il n'en est pas question», dit Framarr.
Quand il ne restait qu'un tiers du détroit, elle prit la parole: « Ce n'est
pas la peine que tu me transportes plus loin, il ne reste que deux aunes
jusqu'à la côte et je peux fort bien les franchir à gué.»
Elle passa par-dessus bord et se rendit à gué jusqu'à l'île. Pour Framarr,
il revint jusqu'au bateau et réveilla Sturlaugr. Celui-ci se mit prompte­
ment sur pied et Framarr se coucha pour dormir.
Sturlaugr monta dans la barque et rama le long du cap. Quand il
arriva au bord du cap, il entendit que l'on marchait sur les cailloux et il
vit que du feu jaillissait des cailloux sous les pas de cet être vivant. Celui­
ci tenait à la main une hallebarde, cette arme lui parut ne pas être une
arme banale.
Sturlaugr demanda: «Ai-je à saluer ici une femme ou un homme?»
Elle dit: «Tu ne sais pas ce que tu vois? C'est une femme, dit-elle, et
comment t'appellts-tu?
- Je m'appelle Sturlaugr, dit-il.
- D'où viens-tu et où as-tu l'intention d'aller, Sturlaugr l'industrieux?
dit-elle, pour moi, je m'appelle Hornnefja, dit-elle. Qui y a-t-il avec toi,
dit-elle, y a-t-il un certain Hr6lfr le Nez avec toi? On me dit, dit-elle, que
c'est un homme de choix et qu'il est plus rapide qu'aucun être vivant.
- C'est fort bien vu, dit-il.
-Alors, il y a feintise, dit-elle, et veux-tu faire affaire avec moi?
- Quelle affaire veux-tu faire? dit-il.
- Je veux que tu m'amènes Hrôlfr le Nez, de sorte que je puisse voir
la forme de son corps et son apparence, car on me parle beaucoup de la
beauté de son visage. Je te donnerai cet objet que j'ai la à la main, c'est une
hallebarde. »
Sturlaugr dit: «Qu'est-ce qui adorne cet objet que tu m'offres?»
Elle dit: « Elle mord tout ce qu'elle frappe. Elle peut être si petite que
tu peux l'épingler dans tes habits comme un passe-lacet. Tu n'arriveras
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1041

nulle part qu'il ne te soit facile de vaincre avec elle, quel que soit ton désir
et ton besoin.»
Sturlaugr dit: «Alors, faisons affaire.»
Sturlaugr alla alors trouver ses frères jurés et réveilla Hrôlfr le Nez et lui
demanda de l'accompagner. Ils s'en vont donc au rocher sous lequel se
trouvait la vieille. Hrôlfr s'assit sur le devant de ce rocher et agita les
jambes. Il était attifé de telle sorte qu'il portait un manteau de peau de
chèvre à longs poils, qu'il avait sur la tête une grande peau de veau dont la
queue se trouvait au milieu de sa tête. Sa face était tout enduite de suie de
chaudron et un bâton avait été enfoncé dans sa bouche, si bien qu'il y
avait de renflements dans les joues. Il avait à la main une corne de bœuf.
Il avait une peau de porc à chacun de ses pieds, et, équipé de la sorte il
n'avait pas du tout l'air avenant, assis qu'il était sur le rocher, béant vers la
lune qui brillait bellement.
Après cela, Sturlaugr alla trouver Hornnefja. Elle lui fü bel accueil et
dit: « Où est Hrôlfr le Nez?»
Sturlaugr dit: « Lève les yeux sur le rocher là-haut et vois où il siège.»
Elle se tourna vivement et vit où il était arrivé. Elle se mit la main sur
les yeux, réfléchit soigneusement et dit: « Il est vrai de dire tout de même,
dit-elle, que cet homme est tout à fait accompli et l'on n'a pas exagéré en
disant qu'il est si distingué.»
Alors, elle s'enfla considérablement. Puis la vieille s'allongea en haut
du rocher et ne parut jamais pouvoir le voir complètement, là où il était.
«Tout ce que je puis déclarer, c'est qu'il me semble que sera heureuse la
femme à qui écherra cet homme.»
- Sturlaugr vit alors qu'elle essayait de lui empoigner les pieds, il ne vou­
lut pas attendre et sauta de la barque sur un rocher et lui décocha un coup
de hallebarde si bien qu'elle la transperça. Elle se laissa alors tomber sur lui
et il sombra aussitôt mais il lui échappa dans ce plongeon, pour la barque,
elle chavira. Elle y laissa la vie et lui, redressa la barque. Ils revinrent dans
cet état à leurs camarades et leur dirent ce qui s'était passé. Ils en furent
satisfaits.

11. De la réception en Hundingjaland

Après cela, ils eurent un vent favorable bien frais et ils cinglèrent jus­
qu'à ce qu'ils voient un pays. Il était très boisé. Il y avait là un fjord caché,
ils y arrivèrent et ils naviguèrent le long de ce fjord, mouillèrent dans une
crique cachée et jetèrent l'ancre. Le soleil était en plein sud et ils se rendi­
rent à terre.
1042 Sagas légendaires islandaises

Sturlaugr demanda: « Quel pays pensez-vous que soit celui où nous


sommes arrivés?»
Framarr dit: «C'est le Hundingjaland selon la relation de Kolr, mon
frère, nous devons aller à terre tous les trois, Sturlaugr, Âki et moi, pour
vous, vous allez nous attendre ici jusqu'à ce que le soleil ait été dans le ciel
pour la troisième fois. Et si nous ne revenons pas, ce sera à vous de déci­
der.»
Donc ils allèrent à terre et se rendirent dans une forêt épaisse, fai­
sant des marques sur les chênes là où ils passaient, et finalement, ils
arrivèrent hors de la forêt et virent grands districts, des villes et des for­
teresses. Ils virent une ville et une halle beaucoup plus grande que les
autres. Ils s'y rendirent, il y avait des hommes aux portes et ils avaient
le menton dans la poitrine. Ils aboyaient comme des chiens. Sturlaugr
et les siens estimèrent alors savoir où ils étaient arrivés. Ces hommes
leur interdirent l'entrée. Sturlaugr brandit l'arme qui lui venait de
Hornnefja et trancha le gardien des portes en deux, et ses frères jurés
tuèrent l'autre.
Après cela, ils entrèrent dans la halle et se tinrent à l'extérieur du plan­
cher de la halle37. Âki vit des femmes siégeant sur l'estrade38 . I..:une d'elles
était facile à reconnaître, car elle était beaucoup plus belle que les autres.
Âki reconnut cette femme d'après les récits de sa mère, il alla à l'es­
trade, gravit la marche, lui passa les deux bras autour du cou et dit:
« Salut, parente!», dit-il.
Elle lui rendit ses salutations et l'embrassa. Le roi Hundolfr vit cela et
ne réagit pas bien, car il ne pouvait voir que des hommes regardent sa
reine. On peut considérer à quel point il eut le cœur courroucé qu'un
étranger saute au cou de sa reine et l'embrasse aux yeux de tous, chose
monstrueuse. Il repoussa les tables et appela les hommes de sa hirô, faisant
sonner le luiJr*- par toutes les rues.
Âki dit: «Je suis venu ici te trouver, parente. Je voudrais que tu me
parles de la corne d'aurochs et de l'endroit où il faut la chercher.»
Elle dit: « Qui sont ces hommes?»
Ils se nommèrent. Elle dit: « Il est mauvais que vous soyez venus ici,
car à vous tous mort est décrétée, aussi n'est-il pas besoin de vous parler de
la corne d'aurochs. »

37. Comprenons qu'à l'époque, le sol des maisons était fait de terre battue. Le«plan­
cher» (gôif) était constitué de planches, du genre caillebotis, qui étaient amovibles et, de
toute manière, ne couvraient pas tout le sol de la pièce.
38. Cestrade (pallr) était une partie surélevée du «plancher» qui était fréquemment
réservée aux dames.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 1043

Âki dit: « Même si nous sommes tués sur-le-champ, il nous semble


meilleur de savoir la vérité sur l'endroit où tu peux nous dire que se trouve
cette corne. »
Elle dit: « Il faut dire pour commencer qu'il y a un temple en Bjarma­
land39 . Il est consacré à I>6rr, Ôôinn, Frigg et Freyja40, et il est habilement
fait de bois précieux. Il y a des portes à ce temple, tournées vers le nord­
ouest et d'autres, vers le sud-ouest. À l'intérieur, il n'y a que I>6rr41 . C'est
là qu'est la corne d'aurochs, sur une table, devant lui, belle à voir comme
de l'or. Mais Sturlaugr seul doit entrer dans le temple parce qu'à lui seul la
bonne chance servira, pourtant, il ne doit pas saisir la corne à mains nues
car elle est pleine de poison et de sorcellerie. Mais cela ne vous servira pas
à grand-chose pour la raison que vous êtes tous condamnés à mort et c'est
grand deuil pour de pareils hommes, vaillants comme vous êtes, vous
autres, les frères jurés.»
Sturlaugr dit: « Ils vont voir, les Hundingjar, que si nous tombons tous,
certains auront le nez qui saigne42, si peu nombreux que nous soyons.»
Et sur ce, les Hundingjar se précipitèrent dans la halle, tous complè­
tement en armes, et ils les attaquèrent férocement, mais eux se défendi­
rent bien et courageusement et ils tuèrent trente hommes avant que l'on
s'empare d'eux: on les dépouilla de tous leurs habits hormis leurs braies
de lin43, on les sortit de la halle à coups de fouet, on les piqua de la
pointe des lances pour les emmener à la forêt. Ils arrivèrent à une clai­
rière. Il y avait là deux rocs creux. On les fit entrer dans le rocher le plus

39. Voici donc un nouveau pays légendaire, peut-être le plus courant et prestigieux de
ces lieux. Il peut reposer sur une expérience de ces grands voyageurs que furent les anciens
Scandinaves, et renvoyer au pays des Perm' tout au nord de la Russie. Le Bjarmaland pour­
rait aussi passer pour l'équivalent de notre Atlantide. Voyez une étude du sujet, de Régis
Boyer, dans le volume d'actes d'un congrès sur Peuples et pays mythiques qui s'est tenu à
Paris X, sous l'égide de F. Jouan et de B. Deforge, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 225-
236. Le Bjarmaland et les Bjarmiens figurent aussi dans la Saga d'Oddr aux Flèches dont ils
constituent un élément capital.
D'autre part, ajoutons qu'à notre connaissance, le Nord ancien semble n'avoir pas
connu de temple, les rites sacrés se déroulaient vraisemblablement dans des lieux naturels,
comme ce vé dont nous avons parlé note 6 et qui figure dans le nom même de V éfreyja.
Lauteur est, ici comme en bien d'autres endroits, sous l'influence des lectures classiques ou
bibliques qu'il a faites.
40. Cette nomenclature est curieuse; la règle _st de nommer l>ôrr, Ôôinn et Freyr.
Frigg, qui est l'épouse d'Ôôinn, ne figure jamais dans cette triade et il est plaisant de voir
Freyja substituée à son frère jumeau Freyr !
41. Une autre version de la saga donne Pôrr et Ôôinn.
42. Bien entendu, Srurlaugr parle par euphémisme, une figure que le vieux norois aime
particulièrement. Il faut comprendre: ils seront tous morts.
43. Caleçons.
1044 Sagas légendaires islandaises

petit, et l'on retourna au-dessus le plus gros, l'intention étant de les faire
mourir de faim. Les rocs qu'il y avait là se trouvaient sur un sol creux.
Les Hundingjar s'en furent, estimant avoir bien vengé leurs déshonneurs.
Il faut dire maintenant que Sturlaugr et les siens étaient dans le roc.
Sturlaugr dit: «Que pensez-vous de notre situation à présent?»
Ils furent satisfaits tant qu'ils étaient tous en bonne santé. Sturlaugr
dit: «Qu'est-ce qui dépassait de mon mollet tout à l'heure quand on nous
a dépouillés de nos habits?» Il tâta de la main et découvrit un petit bout
de fer, comme si c'était un passe-lacet, et c'était là sa hallebarde. Il dit
alors qu'elle deviendrait si grande qu'il lui serait facile de faire avec elle ce
dont il avait besoin, et bientôt, elle devint si grande qu'il frappa le roc jus­
qu'à ce qu'il parvienne à sortir ainsi qu'eux tous, et ils coururent à leurs
camarades et il y eut joyeuse rencontre.

18. Sturlaugr s'empare de la corne d'aurochs

Ils se préparent alors à partir et se déplacent le long du fjord. Aki dit:


«Je pense que jamais, je n'ai eu plus besoin d'un vent favorable que main­
tenant.»
Alors un frais vent favorable se leva et ils cinglèrent jusqu'à ce qu'ils
arrivent en Bjarmaland et plus loin, à la rivière Vfna. Ils virent que le pays,
à l'ouest de la rivière, était couvert de champs verts et qu'il y avait là un
temple magnifique, de sorte qu'il semblait que tous les champs étaient
dans la lumière, car ce temple était orné d'or et de pierres précieuses.
Sturlaugr dit: ,, Nous allons maintenant faire faire volte-face au bateau
et la poupe sera tournée vers la côte, il n'y aura qu'une seule corde vers la
côte, pour le cas où nous aurions besoin d'agir rapidement, sortons les
gaffes, soyons prêts en toutes choses, pour nous, Framarr et moi, nous
allons nous rendre à terre. »
Donc ils montent à terre ainsi que Hr6lfr le Nez et ils se rendirent au
temple. Quand ils y arrivèrent, les portes étaient ainsi faites qu'on le leur
avait dit. Ils allèrent aux portes qui étaient au nord-ouest du temple, car
elles seules étaient ouvertes. Ils virent qu'au-delà du seuil il y avait un fossé
plein de poison et ensuite une grosse poutre abattue en travers de l'entrée
et dans les portes un mur avait été construit autour du fossé afin que
l'ameublement ne fût pas gâté par un excès de poison.
Alors qu'ils étaient arrivés aux portes du temple, survint Hr6lfr le Nez.
Sturlaugr demanda pourquoi il était venu. Il dit: «Je ne voulais pas me
priver de la gloire d'entrer dans le temple avec toi.
- Il n'en est pas question, dit Sturlaugr, j'irai tout seul dans le temple.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 1045

- Tu veux me priver de cette gloire, dit Hrôlfr.


- Je ne vois pas de raison de le faire», dit Sturlaugr.
Il jette un regard dans le temple et voit Pôrr siégeant, très imposant,
sur son haut-siège. Devant lui, il y avait une table incrustée d'argent. Là,
il voit que se trouve la corne d'aurochs, devant Pôrr, sur la table. Elle était
aussi belle que si l'on voyait de l'or et pleine de poison. Il vit aussi une
table d'échecs et des pions d'échec, l'une et les autres faits d'or brillant.
Des habits resplendissants et des bagues d'or étaient pendus à des perches.
Soixante femmes se trouvaient dans le temple et il y en avait une qui les
surpassait toutes. Elle était grande comme un géant et bleue comme Hel,
grosse comme une jument, les yeux noirs et mauvais air. Pourtant, cette
femme était bien vêtue. Elle servait à table. Quand elles virent Sturlaugr,
les femmes déclamèrent ce poème:

1. Voici que Sturlaugr est venu ici


Sturlaugr !'Industrieux
chercher la corne
et la multitude d'anneaux;
sont ici dans la corne
et pour le sacrifice dans le temple
or et joyaux,
cruel est notre cœur44 .

Alors, la prêtresse du temple45 répondit et dit: « Il ne partira jamais en


vie si je puis en décider ou l'empêcher par ma foi et mes imprécations.» Et
elle déclama:

2. En Hel il va
jouir du repos
et de toutes sortes
de maux souffrira;
alors Srurlaugr
!'Industrieux
sera réduit en pièces
par le couteau du palais46 .

44. Nous avons donc ici, chose plutôt rare dans les sagas légendaires, deux strophes scal­
diques qui, il faut le dire, ne sont pas de grande valeur. Mais les règles de composition de
cette poésie sont respectées - que je n'ai pas respectées, la transposition étant impossible.
45. Voir goôi *.
46. Cauceur a voulu, ici, proposer une kenning*. Le «couteau du palais» (ici, l'organe
buccal) est la« dent», le sens est qu'il sera dévoré.
1046 Sagas légendaires islandaises

Après cela, Sturlaugr se prépare à entrer, interdisant à ses frères jurés de


le suivre. Mais dans le temple, il y avait trois dalles de pierre, si hautes
qu'elles arrivaient en bas des côtes, et il y avait entre elles de profondes
fosses pleines de poison, il fallait sauter par-dessus avant de parvenir à
l'endroit où se trouvait la corne d'aurochs. Donc Sturlaugr se haussa et
bondit au-dessus de toutes les dalles, bien et adroitement, saisissant la
corne sur la table en hâte sans que personne ne l'en empêche, il l'emporta
et rebroussa chemin. La prêtresse du temple, gonflée de courroux, était
auprès tenant une sax à double tranchant. Il eut l'impression que du feu
brûlait sur ses tranchants. Elle hurla méchamment contre lui et grinça des
dents contre lui férocement. Cependant, elle fut prise d'une hésitation
pour se précipiter sur lui. Et quand Sturlaugr arriva aux dalles, il vit que
Hr6lfr le Nez bondissait par-dessus elles. Il se tourna vers l'endroit où se
tenaient P6rr et Ôôinn, empoigna la table et la jeta dans sa tunique, puis
courut le long du temple. Il vit alors la prêtresse du temple qui lui courait
sus en grinçant des dents. Il courut donc sur les dalles dans l'intention de
sauter par-dessus, mais la prêtresse du temple empoigna sa tunique, le
brandit en l'air et le précipita sur les dalles si bien qu'aussitôt il eut l'épine
dorsale brisée. Hr6lfr le Nez laissa là la vie avec grande prouesse.
Après cela, la prêtresse du temple sortit en courant et cria avec une si
grande frénésie, fureur et menace que les échos résonnèrent dans chaque
falaise et touffe d'herbe du voisinage. Elle vit où allait Sturlaugr, se mit à
sa poursuite et l'attaqua. Il se défendit bien avec grande bravoure et saga­
cité. Là-dessus, Sturlaugr vit un homme sortant de la forêt, puis un
deuxième et un I roisième, après quoi des hommes arrivèrent venant de
toutes les directions. Sturlaugr s'esquiva, mais elle attaqua avec d'autant
plus de véhémence qu'elle voyait plus d'hommes survenir. Il bondit alors
sur elle avec l'arme qui lui venait de Hornnefja et la frappa au milieu du
corps de sorte que l'estoc lui sortit par les épaules. Elle réagit si ferme
qu'il lâcha la hallebarde et temporisa, mais elle reçut mort sur-le-champ.
Sturlaugr courut à son bateau, trancha aussitôt le câble, les Bjarmiens
attaquèrent le bateau avec force.
Framarr dit alors: «Je prescris maintenant que vienne le bon vent que
Grîmhildr m'a promis.»
Et aussitôt survint un bon vent frais qui fit frémir chaque corde, et ils
cinglent maintenant, les Bjarmiens les poursuivirent autant qu'ils le
purent, si bien que certains furent chassés par une violente bourrasque et
certains périrent sous les armes. Ceux qui en réchappèrent s'estimèrent
bien lotis.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1047

19. Sturlaugr remet la corne

Sturlaugr et les siens prirent donc la mer. On ne mentionne rien de


leur voyage avant qu'ils arrivent en Vermaland47, ils accostèrent et deman­
dèrent les nouvelles. On leur dit que le jarl Hringr avait quitté le pays
pour aller en Svfpj6ô. Ensuite, ils allèrent trouver le roi Haraldr, entrèrent
dans la halle, se présentèrent au roi et le saluèrent. Sturlaugr se tenait
devant le roi en tenant la corne d'aurochs. Le roi était assis dans son haut­
siège, gonflé de colère, de telle sorte qu'il ne pouvait dire un mot.
Sturlaugr dit: « Me voici revenu, roi, de cette mission, bien que ce n'ait
pas été ton intention, et tu dois bien en être conscient, reçois ici cette
corne que j'ai apportée.»
Le roi ne répondit rien et ne fit pas un geste. Sturlaugr jeta alors la
corne sur le nez du roi de sorte qu'aussitôt, il saigna du nez et qu'il eut
quatre dents cassées. Après cela, Sturlaugr s'en fut à l'est en Svfpj6ô, il
trouva là Hringr, son parent par alliance, ainsi qu'Âsa, sa femme, et le père
de celle-ci.
À cette époque-là était roi du Sviarfki48 un homme qui s'appelait lngi­
freyr49. Sturlaugr se chargea de la défense de son royaume avec tous les
frères jurés, ils guerroyèrent en divers pays et remportèrent toujours la vic­
toire où qu'ils arrivent et cela dura douze hivers. Alors, le roi lngifreyr
donna à Sturlaugr le titre de roi et un grand royaume. Les frères jurés
eurent la défense du pays.

20. Sturlaugr guerroie contre les Bjarmiens et les Hundingjar

Un jour, Sturlaugr annonça qu'il voulait aller en Bjarmaland, il res­


sembla une grande troupe et les frères jurés se joignirent à lui. Il n'y a
rien à dire de leur voyage avant qu'ils arrivent en Bjarmaland, brûlant
tout ce qu'ils pouvaient. Ils commirent méfait sur méfait. Rondolfr, roi
du Bjarmaland, fut mis au courant et rassembla aussitôt une troupe,
mais assez peu nombreuse. Dès qu'ils se rencontrèrent, très rude bataille
éclata aussitôt, on put voir là maint bouclier fendu, des broignes mises
en pièces, des épieux brisés à hauteur de l'emmanchure et des épées tran-

47. Qui est une province de Suède (Svîj:,jôô) occidentale.


48. Le «royaume (ou «l'état», rikz) des Svîar », les Suédois.
49. Remarquable, le nom de ce roi: Ingifreyr est la dénomination connue du dieu
Freyr!
1048 Sagas légendaires islandaises

chées à hauteur du manche, beaucoup étant terrassés, décapités. La fin


de cette bataille fut que le roi Rond6lfr tomba ainsi que nombre de ses
hommes. Après cette grande action, Sturlaugr se soumit tout le Bjarma­
land. Il recouvra la hallebarde qui venait de Hornnefja ainsi que maints
autres objets de prix.
Une fois ces hauts-faits achevés, il eut l'intention d'emmener son
armée en Hundingjaland, contre le roi des Hundingjar. Après quoi Stur­
laugr prépara son voyage de nouveau avec son armée et l'on n'en dit rien
avant qu'il arrive en Hundingjaland. Ils tuèrent les gens, s'emparèrent des
biens, brûlèrent des fermes et dévastèrent toutes les contrées habitées, où
qu'ils arrivent. Le roi Hund6lfr apprit cela et rassembla une troupe et se
porta aussitôt contre Sturlaugr. Dès qu'ils se rencontrèrent bataille éclata
entre eux avec rudes assauts et grands horions. Sturlaugr s'avança souvent
à travers leur ordre de bataille. Il avait les deux bras ensanglantés jusqu'aux
épaules, leur assénant de grands coups, en précipitant beaucoup au sol,
décapités, et les mauvais esprits50 les prirent.
On dit que le roi Hund6lfr avança bien, Sturlaugr vit qu'il abattait son
étendard. Cela lui déplut fort et il s'avança, brandissant la sax51 qui lui
venait de Véfreyja, il se porta contre le roi Hund6lfr et lui assena un coup
d'épée sur le casque, le pourfendant tout entier par le milieu avec le crâne
et le tronc et la broigne et le cheval. l:épée s'arrêta au sol. Sturlaugr et les
frères jurés abattirent une innombrable quantité de Hundingjar et le roi
Sturlaugr remporta une belle victoire. Ils rebroussèrent chemin ensuite et
alors, Snxlaug les accompagna. On ne parle pas de leur voyage avant
qu'ils arrivent chez eux en Svîpj6ô.

21. De la passation de serments

En hiver, Sturlaugr tint un banquet de Jôl et y invita nombre


d'hommes importants. Lorsque les gens furent installés dans leurs sièges,
le premier soir de J61, Sturlaugr se leva et dit: «C'est une coutume géné­
rale de procurer un nouvel amusement pour le divertissement de ceux qui
sont venus. Je vais faire maintenant un serment qui sera de telle sorte que
je veux m'assurer, avant le troisième J61 de quelle origine provient la corne
d'aurochs, sinon, je mourrai.»

50. Voici une fois de plus le clerc qui montre l'oreille. Le texte a fjdndr, qui est
«ennemi», bien entendu, mais aussi «démon» ou «diable», à la chrétienne.
51. Voici l'une des nombreuses confusions dont souffre notre récit: le texte appelle sax
ici ce qui sera épée une ligne plus loin!
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1049

Alors Framarr se leva et dit faire serment qu'il entrera dans le lit
d'Ingigerôr, la file du roi lngvarr de Garôar à l'est, et qu'il l'aura embras­
sée avant le troisième Jol, sinon, qu'il mourra.
Sighvatr le Grand fit le serment d'accompagner les frères jurés où qu'ils
veuillent aller. On ne mentionne pas d'autre prestation de serment. Jal
s'écoule et il ne se passa rien, mais après la fête, chacun s'en fut chez soi
avec d'excellents présents.
On mentionne que Sturlaugr alla chez Véfreyja, et elle lui fit bel
accueil. Il lui dit sa prestation de serment. Elle donna tous les conseils
voulus qui se manifesteraient par la suite. Sturlaugr s'en fut chez lui, satis­
fait de son voyage. Un moment s'écoula, tout était tranquille.

22. De Mjoll et de Frosti 52

On dit qu'un jour, Sturlaugr convoqua Frosti et lui parla: «Je t'ai des­
tiné une mission.»
Il s'enquit de ce qu'elle était. «Tu vas aller au nord en Finnmark et tu
apporteras ce bout de bois que tu déposeras sur les genoux de la fille du
roi Snxr.»
Il accepta de faire ce voyage. Après cela, Frosti se prépara à partir et prit
la mer. Il arriva en Finnmark, se présenta au roi Snxr et le salua. Le roi fit
bel accueil à ses salutations et lui demanda son nom.
Il déclara s'appeler Gestr53 , «et je vais vous demander de me recevoir.»
Le roi déclara que ce serait ce qu'il ferait. Frosti n'intervenait pas beau­
coup et ne se mêlait pas de ce qui arrivait. Il passa là l'hiver et le roi fut
aimable envers lui. À peu de distance de la halle, il y avait un pavillon avec
deux cloisons de bois si élevées que nul ne pouvait les dépasser hormis les
oiseaux volant. Frosti était constamment auprès des cloisons de bois, il
voulait voir Mjoll, la fille du roi, et il ne pouvait jamais y parvenir. Lhiver
passa et il n'y eut pas d'événement.
Un jour que les gens étaient en train de jouer avec le roi, Frosti se rendit
à la cloison de bois et vit qu'elle était ouverte, de même que le pavillon. Il
entra et vit qu'une femme était assise là, qui se peignait avec un peigne
d'or. Ses cheveux, beaux comme de la soie, étaient déployés sur un coussin
auprès d'elle. Il vit son apparence et considéra n'avoir pas vu femme plus

52. Il faut prendre garde aux noms propres. Le substantif mjoll désigne aussi de la neige
fraîchement rombée, et frosti est le gel! Sn.er, le roi qui va intervenir dans le chapitre sui­
vant est la neige!
53. Poursuivons la note précédente: gestr signifie aussi «hôte», «invité».
1050 Sagas légendaires islandaises

belle. Il ne put rester tranquille, car il ne parvenait pas à en venir à ce qu'il


voulait, il prit le bâton de bois et le jeta sur ses genoux. Elle repoussa sa
chevelure et prit le morceau de bois et le regarda. Layant regardé et lu54,
elle regarda la cloison de bois et sourit, fort aimablement, de ce qui était
gravé sur le bâton. Les servantes de Mjoll vinrent alors dans le pavillon,
pour Gestr, il s'en fut et se rendit à la halle, ne pouvait jouir ni de sommeil
ni de nourriture en raison du souci que lui donnait son voyage.
Lorsque tout le monde fut endormi, on toucha la poitrine de Frosti. Il
tâtonna le long de son bras. Il y avait un anneau d'or qui lui tomba du
poignet. Il se leva et sortit. Était là Mjoll, la fille du roi, qui dit: « Est-ce
vrai, ce qui est gravé sur le morceau de bois? dit-elle.
- C'est vrai», dit-il.
Elle dit: «C'est un accord entre Sturlaugr et moi, car il n'y a personne
sous le soleil qui me plaise davantage. Je voudrais bien être sa concubine
s'il le voulait. Je ne lui épargnerais pas toutes amitiés en fait d'étreintes ou
de caresses courtoises, de baisers et de relations intimes.
- Il acceptera très joyeusement cela, dit-il, si tu viens le trouver.
- Es-tu prêt, Frosti? dit-elle.
- Il y a longtemps que j'y suis tout prêt » , dit-il. Elle se rendit alors
aux portes de la halle et y fit quelques stipulations avant de s'en aller.
Après cela, ils s'en vont et c'est à peine si Frosti pouvait la suivre. Elle
dit: « Tu es plutôt lent, mon cher Frosti, tiens-toi à ma ceinture.»
Il eut l'impression de perdre le souffle tant elle allait bon train. On ne
dit rien de leur voyage avant qu'ils arrivent en Svipjôô. Des femmes
accueillirent Mjoll, la fille du roi, chez elles dans le pavillon, pour Frosti,
il alla trouver Sturlaugr, lui parla de son voyage et aussi de ce qui s'était
produit.
Sturlaugr dit: « Voilà que le renard est sorti de son antre55 . Tu vas
maintenant fêter tes noces avec elle et porter mes meilleurs atours. Elle va
penser que c'est moi car nous sommes des hommes fort semblables à tous
égards. »
Frosti dit: «Je suivrai tous tes conseils. »
Alors, Sturlaugr dit: «Je veux, Frosti, que lorsque tu seras au lit avec
Mjoll, la fille du roi, tu lui demandes quelle est l'origine de cette corne,
car elle seule le sait, et moi, je me tiendrai en bas de la tenture pendant
que vous parlerez de cela. »

54. Comprenons que ledit bâton est gravé de signes (ou de runes*?) comme ce fut par­
fois l'usage.
55. Cette expression proverbiale doit signifier la même chose que notre « le loup est
sorti du bois», il n'y a plus de secret, la vérité éclate.
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1051

Il déclara que c'est ce qu'il ferait. Il entra alors dans la halle avec une
quantité d'hommes, en beaux autours, s'assit dans le haut-siège et tout le
monde crut que c'était Sturlaugr. Mjoll regarda très aimablement le marié
et trouva que toutes choses avaient été bien arrangées.
La soirée s'écoula jusqu'à ce qu'ils entrent dans le même lit. Alors, la
mariée se tourna vers son mari et lui parla fort aimablement.
Frosti lui dit: « Que penses-tu du tour qu'ont pris tes conseils?
- Eh bien, il me semble que cela va selon mes souhaits, mon cher
Sturlaugr, dit-elle, ne le penses-tu pas?
- Je suis d'accord aussi, dit-il, mais il est une chose que je voudrais
que tu me dises.
- Laquelle? dit-elle.
- Il se fait, dit-il, que j'ai fait serment de savoir de quelle origine pro-
vient la corne.
- Je peux te le dire, dit-elle. La première chose à dire, c'est que le roi
Haraldr guerroya par divers pays et remporta constamment la victoire, là
où il arrivait, mais il survenait une grande famine un peu partout et sur­
tout en Bjarmaland, si bien que tout était dévasté, tant le bétail que les
gens. Ils prirent alors un animal et le sacrifièrent et l'appelèrent aurochs.
Cette bête avait une gueule béante et ils y jetèrent et de l'or et de l'argent,
et ils la dotèrent par magie56 d'une telle force qu'elle devint plus malé­
fique et pire que tout animal. Elle se mit à dévorer et les hommes et le
bétail, et dévasta tout devant elle et elle détruisit tout à l'ouest de la Vfna,
aucun animal vivant n'en réchappait. Il n'était pas de champion qui osât
s'avancer contre cette bête, jusqu'à ce que le roi Haraldr apprenne cette
nouvelle et qu'il y avait là grand profit, il se rendit là-bas avec trois cents
de bateaux et ils arrivèrent en Bjarmaland. Il se trouva que le roi Haraldr
s'endormit. Survint une femme qui se comportait plutôt magnifique­
ment.
« Elle dit au roi: "Te voici couché ici, pensant triompher de notre bête
qui s'appelle aurochs."
« Le roi dit: "Quel est ton nom?
«- Guôrîôr, dit-elle, j'habite à peu de distance d'ici, et si tu veux
suivre mon conseil, tu te rendras à terre demain matin avec la moitié de ta
troupe, alors, tu verras la bête. Elle aura peur de cette quantité de gens et
elle s'échappera vers la mer. Alors, tu courras avec toute ton armée,
emportant une grosse poutre dont tu la rosseras. La bête s'échappera en en
se jetant à la mer. Alors, Guôrîôr se précipitera sur elle, elle fera un grand

56. C'est le verbe magna qui convoie en effet cette acception. Il est en relation avec le
substantif megin, idée de pouvoir, de puissance.
1052 Sagas Légendaires islandaises

plongeon à sa poursuite et je la maintiendrai par dessous. Après cela, la


bête remontera, morte. Alors, tu t'en empareras mais moi, je posséderai le
trésor de cette bête, et c'est la corne qui dépasse de sa tête.
«- D'accord", dit le roi. La nuit s'écoula et tout se passa exactement
comme elle l'avait dit, ils purent triompher de la bête. Alors, cette femme
vint s'emparer de cette corne. C'est cette corne-là que tu vas chercher,
mon cher Sturlaugr, en Bjarmaland, dans le temple. Je t'ai dit maintenant
de quelle origine provient cette corne d'aurochs.»
Il dit: «Tu as bien fait».
Après cela, Sturlaugr s'en fut et alors, on mit le feu au pavillon jusqu'à
ce que Frosti et Mjoll furent réduits en cendres froides. Ils y laissèrent
la vie. Tout cela était sur le conseil de Véfreyja parce que Mjoll était
tellement versée dans la magie qu'elle aurait tout de suite jeté un sort sur
Sturlaugr et Véfreyja si elle avait été prévenue de cela.

23. Âki épouse lngibjorg

Sur ce, il faut dire que le roi Sturlaugr et Aki envoyèrent Sighvatr le
Grand à l'est en Garôariki demander en mariage Ingibjorg, la fille du roi.
Il avait dix bateaux et après cela, il cingla jusqu'en Gautland. Il alla bien et
vaillamment jusqu'à ce qu'il arrive en Garôariki, il alla trouver le roi et le
salua bien et dignement. Le roi lui retourna ses salutations et demanda
qui il était.
Il répond: «Je m'appelle Sighvatr et le but de ma venue est de deman­
der en mariage Ingibjorg, votre fille de la part d'Aki, mon frère juré.
- C'est à la fois, dit le roi, que vous faites fort les importants, vous
autres les frères jurés et que vous vous estimez plus grands que les rois, et
vous considérez que je dois rejeter biens et cette femme, terres et sujets57
pour donner ma fille aux esclaves du roi Sturlaugr; emparez-vous d'eux,
on va leur donner la potence la plus haute.»
Sighvatr sortit précipitamment de la halle et s'échappa jusqu'à son
bateau, ordonna à ses hommes de faire diligence jusqu'à ce qu'ils arrivent
à la maison, dire à Sturlaugr ce qui s'était passé dans ce voyage.
Sturlaugr se prépare rapidement, les frères jurés l'accompagnent et se
rendent à l'ouest en Gautland. Le roi Sturlaugr s'empara du roi Dagr
parce que celui-ci n'avait pas les forces de s'opposer à eux, et il lui donna

57. Le texte porte ici un terme incongru étant donné le contexte, j,egn, qui désigne pro­
prement un homme libre, un sujet, un homme-lige (voyez l'anglais thane) n'a rien à voir
avec l'affabulation de notre saga.
Saga de Sturlaugr !'Industrieux 1053

le choix entre deux partis: il marierait sa fille à Aki, sinon il mourrait.


Étant donné que le roi se vit dominé, il choisit de donner sa fille en
mariage. Aki se fiança lngibji:irg, sur quoi un festin fut préparé et Aki
épousa lngibjorg, la fille du roi, il resta demeurer là et il sort de cette saga.
Ensuite, Sturlaugr s'en fut chez lui dans ses états et y resta tranquille.

24. Framarr prétendant

Il faut dire maintenant que Framarr voulut accomplir son serment. Il


se prépara à voyager hors du pays et avait soixante bateaux, ils prirent
la Route de l'Est et guerroyèrent pendant l'été, et menèrent leur troupe
à Aldeigjuborg58. Régnait là le roi lngvarr. C'était un homme sage et
un grand chef. Sa fille s'appelait lngigerôr. Elle était plus avenante à voir
que toute femme, sage d'entendement, bon mire59 , et nombreux étaient
ceux qui venaient la trouver quand ils avaient besoin de soins. On relate
qu'elle devait choisir elle-même l'homme à épouser 60. Beaucoup de chefs
l'avaient demandée en mariage et elle les avait tous éconduits en termes
courtois. Framarr envoya ses hommes à Aldeigjuborg, trouver le roi
lngvarr pour demander sa fille en mariage.
Le roi répliqua en disant qu'il devait convoquer un fin:( en deman­
dant à Framarr d'y venir - «et c'est elle-même qui se choisira un mari. »
Framarr resta là jusqu'à ce que vienne le jour où le ping devait se tenir.
Il s'équipa en atours royaux et se rendit au ping avec une nombreuse
troupe. Il se fit apporter un siège. Le roi vint avec nombre d'hommes
importants.
Le roi demanda: « Qui est cet homme qui se comporte si magnifique­
ment?
- Je m'appelle Sn:rkollr, dit-il, je suis venu ici vous trouver dans le but
de demander en mariage votre fille.»
Le roi dit: « Où sont ton pays et tes sujets, tes grandes propriétés et
quels sont tes hauts-faits?
- J'ai l'intention d'obtenir les uns et les autres si je deviens ton parent
par alliance», dit Framarr.

58. Cité qui se trouve effectivement sur la Route de l'Est. Larchéologie y a retrouvé des
vestiges scandinaves. Il est remarquable que cette cité s'appelle en russe Staraia Ladoga, où
Staraia renvoie à l'idée de vieux, tout comme l'élément Aldeigu-. On voit à quel point
notre auteur mêle pure fiction et réalités historiques.
59. Bon médecin, donc. Cette profession était assez souvent exercée par des femmes.
60. Pas d'invention ici non plus. Le cas se rencontre en effet, parfois, dans les sagas, de
femmes qui ne veulent pas être mariées par leur père ou par un marieur.
1054 Sagas légendaires islandaises

Le roi dit: «Tu n'as donc pas entendu dire qu'elle doit choisir elle­
même un mari?
- J'ai entendu cela. »
On envoya alors chercher lngigerôr et quand elle fut arrivée au ping,
elle salua son père. Il l'accueillit bien et honorablement.
«Tu as à saluer ici un prétendant, fille, dit-il.
- Qui est-il? dit-elle.
- Il s'appelle Sna:kollr, dit le roi.
- Cela peut bien se faire», dit-elle, elle alla devant cet homme de
grande taille et le regarda un moment puis dit en souriant: «Tu es un
homme de grande vaillance, dit-elle, du reste vous considérez, vous autres
les frères jurés, que vous vous tenez pour plus grands que les rois en fait
d'estime. Je te reconnais bien, Framarr, dit-elle, et ce n'est pas la peine de
te dissimuler devant moi. »
Après cela, le ping fut dissous.

25. De Framarr et Ingigerdr

Framarr alla à son bateau et se dirigea parmi les îles qui se trouvaient
le plus proches de la côte. Il fit dresser les tentes sur ses bateaux. Puis
Framarr mit des vêtements de marchand et se rendit à la halle et
demanda de prendre là ses quartiers d'hiver. Le roi le lui accorda, et il se
fit appeler Gestr. Souvent, il cherchait l'occasion de parvenir dans le
pavillon de la fille du roi, mais il ne réussit jamais.
Un jour, il se fit qu'il partit de la halle et suivit une route. Il entendit
des voix humaines en bas, dans le sol, près de lui. Il vit l'ouverture d'un
souterrain et descendit et vit là trois sorciers.
Il dit: « Il est bien que nous nous soyons rencontrés. Je vais vous
dénoncer. »
Ils dirent: «Ne fais pas cela, Framarr, nous ferons ce que tu voudras,
quoi que ce soit. »
Alors, Framarr répondit: «Tu vas m'infliger la lèpre et je serai guéri
quand je le voudrai.
- D'accord, dirent-ils, ce n'est pas grand-chose à faire pour nous.»
Alors, ils lui tournèrent la chair tout entière en sorte qu'il n'était que
croûtes et ecchymoses des talons à la nuque. Il s'en fut et se rendit au
pavillon de la fille du roi, et s'assit en bas de la cloison de bois.
lngigerôr la fille du roi envoya sa chambrière à la halle, et quand celle­
ci vit ce misérable homme, elle fit demi-tour pour parler à la fille du roi de
cet homme - «il doit avoir besoin de ta miséricorde. »
Saga de Sturlaugr l'Industrieux 1055

Elles allèrent à la cloison, et la fille du roi le regarda longtemps, cet


homme misérable, elles n'avaient jamais vu son pareil en fait de maladie.
La fille du roi dit: « Misérable est cet homme, et très malade, pourtant,
il t'en faudra davantage pour parvenir à me conquérir avant que tu ne
m'aies trompée, car je te reconnais, Framarr, tant que tes yeux sont tous
deux en bonne santé, quelque abomination dont tu t'affubles.»
Elle retourna à son pavillon, et Framarr s'en fut chez les sorciers, ils lui
enlevèrent ce mauvais mal. Il s'en fut sans se soucier de ce qui arrivait.

26. Framarr accomplit son serment

Il alla à une forêt et prit une route. Il vit venant à sa rencontre un homme
de grande taille qui tenait à deux mains son ventre. Il était en broigne, casque
sur la tête et la courroie de son épée pendait devant sa poitrine. C'était
Guttormr, son frère juré. Il y eut joyeuse rencontre entre eux. Framarr
demanda d'où il venait. Il dit s'être battu contre le viking Sna:kollr, y avoir
perdu et des hommes et du bien, mais pour lui, il s'était échappé à la nage,
et il demanda à quelle distance se trouvait le pavillon de la fille du roi.
Framarr dit: « Il y a une journée de marche jusque là.
- C'est bien loin » , dit Guttormr.
Framarr dit: « Combien de temps as-tu marché de la sorte?»
Guttormr dit: « Deux jours avant que nous nous rencontrions.»
Framarr dit: « La différence est grande entre nos prouesses. J'ai pré-
tendu épouser une jeune fille et ne l'ai pas obtenue, et je n'ai pas livré de
bataille, mais va toi, dont on peut voir que les entrailles sortent, et je vou­
drais que tu m'introduises dans son pavillon si elle te reçoit.
- D'accord, si je le peux», dit Guttormr.
Ils prirent le même chemin que venait de suivre Framarr, jusqu'à ce
qu'ils arrivent aux cloisons de bois, il y avait piètre espoir de trouver un
homme là où était Guttormr. Comme ils étaient arrivés là, Framarr s'en
alla. À ce moment-là, une chambrière était sortie dans la cour, faire ses
besoins, elle regarda cet homme dont les entrailles sortaient, elle rentra
dans le pavillon dire à la fille du roi dans quel état était cet homme. La
fille du roi réagit promptement ainsi que onze autres femmes, et elles vin­
rent à la porte. La fille du roi vit cet homme en détresse et comme il avait
été rudement traité puisque ses entrailles sortaient. Elle lui demanda son
nom. Il déclara s'appeler Guttormr.
« Es-tu frère juré du roi Sturlaugr? dit-elle.
- C'est moi-même, dit-il, et je voudrais demander que tu m'apportes
quelque secours. »
1056 Sagas légendaires islandaises

Elle dit: « Que ferais-je de plus envers Sturlaugr que de soigner son
frère juré, mais ne me trompe pas.»
Après cela, elles le portèrent dans le pavillon. La fille du roi avait une
petite infirmerie et il était délicieux pour des hommes malades d'y tou­
cher de la tendre chair de femme pleine de pitié. Guttormr fut quelque
temps dans l'infirmerie de la fille du roi, et très bien traité. La fille du roi
fut là longtemps avec ses chambrières et soigna Guttormr avec l'art et la
sagacité qu'elle possédait amplement et grâce auxquels elle avait soigné et
guéri riches et pauvres, femmes et hommes.
Il se fit qu'un jour, le roi envoya chercher sa fille. Elle se rendit aussitôt à
la halle avec ses chambrières et la porte du pavillon fut laissée ouverte de
même que les cloisons de bois, et la porte n'était pas fermée. Framarr était
à proximité; Guttormr vint l'introduire dans le pavillon et dans l'infirme­
rie, et Framarr se tint derrière la tenture. La journée s'écoula jusqu'à ce que
la fille du roi arrive dans le pavillon et elle alla aussitôt trouver Guttormr
pour lui défaire ses pansements, la guérison de ses plaies était très avancée.
« Tu es allé dehors aujourd'hui, dit la fille du roi, et tu dois m'avoir
trompée.»
Et alors qu'ils conversaient, Framarr bondit de derrière la tenture et,
d'une main, il lui prit le menton, de l'autre, la nuque, et lui donna un
baiser.
Cela la fâcha et elle lui ordonna de décamper au plus vite. «Je ne veux
pas que vous soyez tué ici sous mes yeux comme il serait mérité. Guttormr
a été ici un moment et c'est grâce à Sturlaugr, mais vous en avez suffisam­
ment fait tous les deux pour perdre la vie, mais j'aime bien Sturlaugr en
raison de son accomplissement.»
Ils s'en allèrent donc comme elle le disait. Framarr s'en fut aussitôt jus­
qu'à ses bateaux et ils se dirigèrent sur la Svipjôô dire à Sturlaugr en quel
état était leur affaire. Ils lui demandèrent assistance.

27. Expédition guerrière à Aldeigjuborg

Sturlaugr y consentit et fit rassembler des troupes par tout son


royaume, équiper une grande flotte de sorte qu'il eut trois cents de
bateaux bien équipés à tous égards, puis il se dirigea sur le Garôariki avec
grande liesse et en grande pompe. Quand ils accostèrent, ils sautèrent à
terre avec leur armée, tuant et exterminant, brûlant et incendiant
hommes et bétail.
Cela ayant duré un moment, ils s'aperçurent que l'on rassemblait des
troupes, quand Snxkollr et le roi lngvarr s'en aperçurent, ils se préparè-
Saga de Sturlaugr l'industrieux 1057

rent de part et d'autre à un affrontement. Lorsqu'ils se rencontrèrent il y


eut là bataille fort rude et violente attaque; Sturlaugr s'avançait sans pro­
tection, selon son habitude. Les frères jurés se battirent par grande valeur
et courage. La bataille dura trois jours avec grande hécatombe.
Tombèrent dans cette bataille devant Sturlaugr le roi lngvarr et
Sna:kollr. Hvitserkr se mit en déroute et beaucoup d'hommes avec lui.
Sturlaugr fit élever alors le bouclier de trêve et alla à Aldeigjuborg avec
toute son armée. Il y eut là grande liesse et joie et clameur de victoire dans
les rangs de Sturlaugr, la ville tout entière fut en leur pouvoir. Les gens qui
étaient dans la forteresse allèrent demander trêve à Sturlaugr.

28. Framarr épouse lngigerôr

Puis Sturlaugr donna en mariage à Framarr lngigerôr la fille du roi.


Cette fête fut splendide à tous égards et pour tout ce qui était nécessaire,
et après le banquet les chefs furent renvoyés avec d'excellents présents, ils
se quittèrent ainsi et chacun s'en fut à son foyer. Sturlaugr remit la forte­
resse d'Aldeigja, avec tous ses biens, que le roi Ingvarr avait possédés, au
pouvoir de Framarr, et en outre le titre de roi. Framarr s'installa dans ce
pays et régenta les biens meubles, gouvernant son royaume avec le conseil
des meilleurs hommes, et de Framarr et lngigerôr descend une grande
famille et maint homme important, bien que cela ne soit pas rapporté
dans cette saga.
Après cela, Sturlaugr revint en Svfpjôô et s'établit dans son royaume, il
fut fort savant et très riche, il fut tout le temps d'accord avec le souverain
de Svfpjôô, celui-ci le tenait pour vaillant en toutes épreuves car ses frères
jurés maintinrent amitié et foi jurée tant qu'ils vécurent tous.
Sturlaugr et Asa eurent deux fils. [un s'appelait Heinrekr et l'autre,
lngôlfr. C'étaient tous les deux des hommes de grande taille et promet­
teurs, ils interviennent dans maintes sagas, ils apprirent toutes sortes
d'exercices physiques dans leur jeune âge. Ils furent tous deux rois après
Sturlaugr, leur père, et ils eurent une grande descendance. Sturlaugr mou­
rut de vieillesse après le roi Friô-Frôôi61 •
S'achève ici cette saga.

61. Encore un roi légendaire, voire une sorte de dieu, qui était renommé parce que,
durant son règne, une paix incomparable (frid-) régna.
Annexe

SAGA DE BÔSI ET DE HERRAUDR

Bôsa saga ok Herrauos


Deux raisons justifient que ce texte fort intéressant intervienne seulement en annexe.
La première est qu'il est difficile de le foire figurer sous l'une des trois rubriques qui
ont été proposées pour la présentation du présent ouvrage1 , car il tient tout autant de
l'histoire (supposée) que de la magie et de la pure légende, sans coloration majeure à
cet égard. La deuxième est que nous avons là un texte de transition, le dernier peut­
être avant ce que l'on est convenu, dans une optique moderne (et non selon la défini­
tion du célèbre roi norvégien Sverrir qui appliquait la formule à toutes les sagas
légendaires) d'appeler les lygisi:.igur, « sagas mensongères», comprenons: sagas où l'élé­
ment fabuleux est trop poussé à l'invraisemblable. Des éléments insolites comme cet
œuf de griffon (gammsegg) qui occupera les protagonistes et surtout les traits d'un
érotisme appuyé qui interviennent à diverses reprises doivent être tenus pour des gages
de décadence du genre (car cette coloration est tout simplement absente de toutes les
grandes sagas, de quelque catégorie qu'elles relèvent). Elle a dû, du reste, voir le jour
au cours du XIV siècle et c'est assurément un texte fort intéressant, compte tenu des
réserves que je viens de poser.
Au demeurant, nous n'évoluons pas dans un cadre élitiste ou princier comme dans
les autres fornaldarsi:.igur. Le héros, par exemple, est un simple fils de paysan, Bôsi,
que les circonstances amènent tout de même à fréquenter les rois comme Hringr de
Gautland. Il a, bien entendu, un frère juré, Herrauôr, qui, lui, est fils de roi, de
Hringr en l'occurrence. Intervient également une créature fort intéressante, la nour­
rice Busla qui est une sorcière familière de la magie runique (on se rappelle que les
runes ne sont pas des signes magiques, elles sont une écriture comme les autres, mais le
mot connaissait une autre acception: sign e secret, chuchoté qui incitait, déjà, à leur
conflrer une valeur ésotérique). C'est cette Busla qui est créditée d'un célèbre poème,
dit la « Prière de Busla», texte considérablement plus ancien que le récit en prose - en
fait une formule de conjuration destinée à obtenir la liberté de Herrauôr et de Bôsi
prisonniers du roi Hringr - compliquée d'une brève inscription runique dont jean
Renaud propose une explication. Suit le récit d'une expédition fabuleuse en Bjarma­
land, dont on constate le prestige aux yeux des auteurs de sagas légendaires, avec men­
tion étofjèe d'un héros mythique connu de plusieurs autres sources, Guômundr de
G!tesisvellir. Divers épisodes bien érotiques aidant, les frères jurés parviennent à leurs
fins, conquérir les princesses qu'ils aiment. L'Église n'entendait pas de tels propos et
une édition de 1830 supprima tout simplemem cet épisode de la saga!
En fait, ce texte demeure attachant malgré sa disparate, non seulement par son
style qui est vivant et alerte, mais aussi par le nombre des topoï littéraires qu'il déploie

1. Voir l'introduction à ce livre p. 21-22.


1062 Sagas légendaires islandaises

et dont on a pu prendre une idée rapide ici. J'ajoute que, visiblement, l'auteur ne
répugne pas à l'ironie ou à l'humour, nous savons que c'est un trait plutôt rare dans
cette littérature.

Cette saga, traduite par jean Renaud, a été publiée par Assor BD, Saint-Martin du Bec,
1993, édition illustrée.
1.

l y avait un roi du nom de Hringr qui régnait sur l'est du Gautland2 •


I Il était le fils du roi Gauti, fils du roi Ôôinn de Suède. Ôôinn était
venu d'Asie et c'est de lui que descendent toutes les plus nobles
familles royales de Scandinavie3. Le roi Hringr était le demi-frère de
Gautrekr le Généreux du côté paternel, et la famille de sa mère n'était
pas moins noble. Hringr avait épousé Sylgja, la fille du Jarl* Sa:fari de
Smâland4 ; elle était belle et agréable. Ses frères s'appelaient Dagfari et
Nâttfari. Ils étaient tous deux dans la hirô* du roi Haraldr Dent de
Guerre5 qui, à cette époque-là, régnait sur le Danemark et la majeure
partie de la Scandinavie. Hringr et Sylgja eurent un fils qui s'appelait
Herrauôr. Il était grand et beau, fort et accompli en tout, au point que
bien peu l'égalaient. Il était aimé de tous, seul son père n'avait pas grande
affection pour lui. Il est vrai que le roi avait un autre fils, né hors
mariage, et qu'il le lui préférait. Il s'appelait Sjôôr. Le roi était encore
jeune lorsqu'il avait eu ce fils, et celui-ci était déjà adulte. Le roi céda de
vastes domaines à Sjôôr, qui devint son conseiller et fut chargé de collec­
ter les impôts, les droits pour la levée et les taxes sur les propriétés
royales. Il contrôlait les revenus et les dépenses, et la plupart le trouvaient
âpre au gain quand il devait percevoir de l'argent et intraitable quand
c'était à lui de payer. Mais il était loyal envers le roi et veillait toujours au
mieux de ses intérêts, si bien que son nom est devenu proverbial et qu'on

2. Il s'agit de l'actuel Ôstergodand, région de Suède comprise entre le lac Vattern et la


mer Baltique.
3. Lauteur de la saga devait connaître la Ynglinga saga («saga des Ynglingar»), première
saga de la Heimskringla, qui décrit les origines mythiques des dynasties scandinaves: le
dieu Ôôinn - selon l'interprétation évhémeriste de Snorri Sturluson (ce terme remonte au
philosophe grec Evhemeros, IV" s. avant J.-C., q11i pensait que les dieux étaient des
hommes divinisés) - y a le statut de roi mortel, venu d'Asie s'établir au Septentrion.
4. Lactuel Smaland est la région située au sud de l'Ôstergodand.
5. Haraldr hilditônn (Dent de Guerre) est un des grands souverains danois de l'époque
légendaire. Son origine ancestrale varie selon les textes, mais il est probable que depuis
Lejre, son siège royal, il ait été le premier à prendre pied au Jutland et à unir effectivement
le royaume.
1064 Sagas légendaires islandaises

dit d'une personne qui recherche son profit et le garde jalousement


qu'elle est sjôôfelldr6 •
Pour conserver l'argent qui avait servi à payer les impôts, Sjôôr utilisait
des sacs que, depuis lors, on appelleft,dôoar 7 . Et ce qu'il percevait en trop,
il le mettait de côté dans de plus petits sacs qu'il appelait des bourses. Il uti­
lisait cet argent pour les dépenses et ne touchait pas au trésor. Sjôôr n'était
pas très populaire, mais le roi l'aimait beaucoup et le laissait décider en tout.

2.

Il y avait un homme qui s'appelait l>vari et qu'on surnommait Halle­


barde8 . Il habitait tout près de la résidence royale. Il avait été un grand
viking* dans sa jeunesse et, lors d'une expédition, il avait affronté une
vierge au bouclier qui s'appelait Brynhildr9• Elle était la fille du roi Agnarr
de Nôatûn 10. Il se mesura à elle et bientôt Brynhildr, blessée, dut cesser le
combat. l>vari la prit avec lui, ainsi qu'un important butin. Il fit tout pour
qu'elle guérisse de ses blessures, mais elle resta pliée et déhanchée le reste
de ses jours et c'est pourquoi on l'appela la Torte. l>vari l'épousa et, même
si elle portait un casque et une cotte de mailles le jour de ses noces, leur
union fut heureuse. l>vari abandonna les expéditions et s'établit dans une
ferme. Ils eurent deux fils. I..:aîné se nommait Smiôr; il n'était pas très
grand mais il était extrêmement beau et accompli, et si adroit qu'il pou­
vait tout faire de ses mains. Le second fils se nommait Bôsi. Il était grand
et robuste, noiraud et pas très beau, il avait le physique et le tempérament
de sa mère. Il était gai et malicieux, persévérant dans ce qu'il entreprenait
et circonspect, quels que soient ceux à qui il avait affaire. Sa mère avait
énormément d'affection pour lui et c'est pour cela qu'on l'appelait Bôsi
Fils de la Torte. Il était plein de ressources, tant dans ses paroles que dans
ses actes, et portait bien son surnom.

6. On pourrait traduire sjôôfel!dr par l'expression «boîte-à-sous». Le mot sjôlfr lui­


même signifie en réalité «bourse». On trouve de curieuses explications étymologiques
dans les textes norrois.
7. Fésjôlfar signifie « sacoches».
8. En islandais Bryn-Pvari, ce qui signifie aussi « Pvari la Cuirasse».
9. Brynhildr est la femme héroïque dont le nom évoque à la fois celui de Brynhildr, la
valkyrie* qui, après avoir désobéi à Ôôinn, fut piquée par l'épine du sommeil, et celui de
Brünhild, la vierge au bouclier du Niebelungenlied.
10. Agnarr est aussi de famille divine. Quant à Nôatün, c'était, dans la mythologie nor­
dique, la résidence de Njorôr, dieu de la mer, qu'on invoquait pour la navigation et pour
la pêche.
Saga de Bosi et de Herrauôr 1065

Il y avait une vieille femme qui s'appelait Busla l l. Elle avait été la
concubine de J:>vari et élevait ses deux fils. Elle pratiquait la sorcellerie.
Smiôr lui était très obéissant et il apprit beaucoup de choses d'elle. Elle
proposa à B6si de lui enseigner la magie, mais il dit qu'il ne voulait pas
qu'on écrive dans sa saga qu'il avait obtenu quoi que ce soit de façon
occulte au lieu de compte� sur sa propre virilité. Le fils du roi, Herrauôr,
et les fils de J:>vari étaient à peu près du même âge et ils s'entendaient fort
bien. B6si était très souvent à la cour du roi, où Herrauôr et lui étaient
toujours ensemble. Sj6ôr n'appréciait pas que Herrauôr offre ses propres
habits à B6si, car celui-ci les déchirait fréquemment. On estimait que
B6si était brutal avec les autres quand il jouait, mais personne n'osait se
plaindre parce que Herrauôr prenait toujours son parti. C'est pourquoi
Sj6ôr demanda aux gardes du roi de lui faire passer l'envie de participer
aux Jeux.

3.

Un jour que les gardes 12 jouaient à un jeu de balle et qu'ils y met­


taient beaucoup d'ardeur, ils harcelèrent B6si qui répliqua violemment et
démit le poignet d'un des hommes du roi. Le lendemain, il cassa la
jambe d'un autre d'entre eux. Le surlendemain, deux hommes restèrent
de son côté mais beaucoup d'autres l'assaillirent. Il creva l'œil de l'un
d'eux avec la balle et en abattit un autre, lui brisant le cou. Les gardes
coururent à leurs armes avec l'intention de tuer B6si, mais Herrauôr prit
sa-défense avec tous ceux qu'il put réunir. Ils étaient sur le point de se
battre, lorsque le roi arriva. Sur le conseil de Sj6ôr, le roi déclara B6si
hors-la-loi 13, mais Herrauôr l'aida à s'enfuir de sorte que nul ne parvint
à s'emparer de lui.
Quelque temps plus tard, Herrauôr demanda à son père de lui donner
plusieurs bateaux de guerre et des hommes courageux pour l'accompagner,
car il voulait partir et se forger une réputation s'il en avait la possibilité. Le

11. Le nom de Busla semble composé de bûsi (« mauvais couteau») et hûsla (« adminis­
trer le saint sacrement»). Or Busla est une sorcière: cette association de païen et de chré­
tien est caractéristique d'une certaine forme de ma(e- noire.
12. Les gardes (hirômenn) étaient fidèlement attachés au service du roi qui, en contre­
partie, se devait de les entretenir. La garde (hirô) représentait une petite force armée dont
il disposait en cas de besoin.
13. Mis hors-la-loi (ûtlagr), le proscrit n'avait guère d'autre ressource que de se cacher
ou, le plus souvent, de s'exiler: ses biens et sa personne étaient à la merci de tous. La pros­
cription était le châtiment le plus sévère.
1066 Sagas légendaires islandaises

roi en référa à Sj6ôr, qui répondit qu'à son avis le trésor serait dilapidé si on
accordait à Herrauôr tout l'équipement qu'il souhaitait. Le roi dit qu'il fal­
lait faire l'effort et sa volonté l'emporta. On entreprit les préparatifs de
l'expédition de Herrauôr en ne lésinant sur rien, et lui-même était très
attentif à tous les détails. Les deux frères ne se fréquentaient guère. À la tête
de cinq navires, anciens pour la plupart, Herrauôr emmena avec lui des
hommes braves et beaucoup de richesses, aussi bien de l'or que de l'argent.
Il quitta le Gautland et mit le cap au sud, vers le Danemark.
Par un jour de gros temps, ils aperçurent un homme en haut d'une
falaise, qui leur demanda de le prendre à leur bord. Herrauôr répondit
qu'il ne ferait pas de détour pour lui, mais qu'il était le bienvenu à bord
s'il réussissait à atteindre le bateau. Lhomme sauta de la falaise et retomba
près de la barre du gouvernail, un saut de quinze aunes. On comprit alors
que c'était B6si. Herrauôr fut ravi de l'accueillir et lui offrit d'être
l'homme de proue à bord de son navire. De là ils firent voile vers la Saxe
et guerroyèrent partout où ils abordaient. Ils amassèrent un important
butin et continuèrent ainsi pendant cinq ans.

4.

Cependant au Gautland, après le départ de Herrauôr, Sj6ôr inspecta le


trésor de son père. Tous les coffres étaient vides, et les sacs pareillement, et
il répétait souvent le même refrain: «Je me souviens d'un temps, disait-il,
où ces sacoches offraient un tout autre spectacle».
Ensuite, il s'en fut percevoir les impôts et les droits du roi et, la plupart
du temps, il se montra intransigeant en réclamant son dû. Il arriva chez
I>vari et le somma comme les autres de payer ses droits pour la levée. I>vari
dit qu'il était trop vieux pour faire la guerre et refusa de contribuer à la
levée. Sj6ôr répliqua qu'il devait verser encore plus que les autres, étant
donné qu'il était responsable du départ de Herrauôr. Il exigea aussi de lui
qu'il paie compensation pour les hommes que B6si avait blessés. Mais
I>vari répondit que celui qui prenait part à un jeu le faisait à ses risques et
périls, et il ajouta qu'il ne gaspillerait pas son argent pour ce genre de
choses. Une dispute éclata entre eux et Sj6ôr finit par entrer de force dans
la réserve de I>vari. Il emporta deux coffres remplis d'or et quantité d'ob­
jets de valeur, des habits et des armes notamment, prenant congé là-des­
sus. Sj6ôr rentra avec toute une fortune et raconta son périple au roi.
Celui-ci dit qu'il avait mal agi en volant I>vari de la sorte et qu'il en subi­
rait sans doute un jour les conséquences. Mais Sj6ôr répondit qu'il n'en
avait que faire.
Saga de Bosi et de Herrauor 1067

Il faut dire maintenant que Herrauôr et Bôsi s'apprêtaient à revenir de


leur expédition, quand ils apprirent que Sjôôr avait volé I>vari. Herrauôr
décida alors de défendre la cause de Bôsi devant le roi afin d'obtenir leur
réconciliation. Ils subirent une si forte tempête que leurs bateaux parti­
rent à la dérive et que tous ceux que Herrauôr avait commandés depuis le
départ se perdirent corps et biens. Mais avec deux autres navires il réussit
à gagner les Elfarsker 14 • Celui de Bôsi dériva jusqu'au Vindland 15 .
Or c'est là que Sjôôr mouillait avec ses deux navires. Il revenait tout
juste d'un voyage à l'est, où il avait acheté de précieuses marchandises
pour le roi. Dès qu'il apprit cela, Bôsi ordonna à ses hommes de s'armer et
alla trouver Sjôôr pour lui demander quand il rembourserait I>vari de ce
qu'il lui avait volé. Sjôôr répondit qu'il ne manquait pas d'audace pour
oser parler ainsi, alors qu'il avait lui-même été banni par le roi, et qu'il
devrait s'estimer heureux s'il ne perdait rien de plus. Alors les deux parties
prirent les armes et s'affrontèrent. Bôsi finit par tuer Sjôôr, mais il laissa la
vie sauve aux autres et s'empara des bateaux et de tout ce qui était à bord.
Dès qu'il eut un vent favorable, Bôsi fit voile vers le Gautland, où il
rencontra Herrauôr, son frère juré, et lui apprit ce qui était arrivé. Her­
rauôr dit que ce n'était pas fait pour améliorer ses rapports avec le roi -
« mais pourquoi es-tu venu me voir, alors que tu as frappé un de mes
proches? demanda-t-il.
- Je savais, répondit Bôsi, qu'il serait vain de chercher à t'éviter si tu
voulais te retourner contre moi. Et d'ailleurs, il m'a semblé que tu étais le
seul qui puisse m'aider.
- Il est vrai, dit Herrauôr, que la mort de Sjôôr n'est pas une grosse
perte, même s'il était mon parent. Je vais aller trouver mon père et tenter
de vous réconcilier.» Bôsi dit qu'il n'attendait pas grand chose du roi,
mais Herrauôr affirma qu'il valait la peine de tout essayer. Puis il partit
trouver le roi et le salua avec respect. Son père le reçut plutôt froidement,
car il savait déjà ce qui s'était passé entre Bôsi et Sjôôr.
Herrauôr dit à son père: « Tu es en droit d'exiger compensation de la
part de Bôsi, mon compagnon, car il a fait beaucoup de mal. Il a tué
Sjôôr, ton fils, même si ce n'est pas sans raisons. Nous voudrions te pro­
poser un accord et autant d'argent que tu en décideras toi-même. En
outre, nous t'offrons notre soutien et notre fidélité et Bôsi te servira
comme bon te semblera.» Le roi répondit d'un ton furieux: « Tu mets

14. Les Elfarsker sont des îlots rocheux à l'embouchure de l'actuel Gota Elv, sur la côte
ouest de la Suède.
15. Le Vindland est le pays des Vendes (des peuplades slaves), sur le littoral au sud-est
du Danemark.
1068 Sagas légendaires islandaises

beaucoup d'ardeur, Herrauôr, à défendre ce bandit. Mais nombreux sont


ceux qui auraient cru qu'il était davantage de ton devoir de venger ton
frère et notre déshonneur.»
Herrauôr répliqua: « La mort de Sjôôr n'est pas une grande perte. Je ne
sais même pas s'il était mon frère ou non, bien que tu aies beaucoup d'af­
fection pour lui. Et tu fais preuve de bien peu d'estime pour moi en refu­
sant la réconciliation que je viens plaider, d'autant plus qu'il me semble
que c'est un meilleur homme que Sj6ôr que je te propose pour servir à sa
place.»
Le roi entra dans une grande colère et dit: « Ton plaidoyer pour B6si
ne fait qu'empirer les choses. Quand je l'aurai capturé, il sera pendu haut
et court, plus haut que quiconque ait jamais vu un voleur se balancer à
une potence.»
Herrauôr s'emporta lui aussi. « Il y a bien des gens, répondit-il, qui
diront que vous ne savez pas faire amende honorable. Et puisque tu n'as
guère de respect pour moi, tu peux être certain que B6si et moi partage­
rons le même sort. Je le défendrai comme moi-même aussi longtemps que
je vivrai et qu'il me restera du courage. Il y en a beaucoup qui diront que le
fils de l'esclave était cher payé, si tu nous sacrifies pour lui, Bôsi et moi.»
Herrauôr s'en alla, hors de lui. Il n'eut de cesse de rejoindre B6si et lui
raconta comment son père et lui s'étaient quittés.

5.
Le roi Hringr fit sonner le rassemblement des troupes et marcha contre
les frères jurés. Ils engagèrent le combat aussitôt et le roi avait deux ou
trois fois plus d'hommes qu'eux. Herrauôr et Bôsi se battirent vaillam­
ment et tuèrent beaucoup d'hommes. Mais ils succombèrent sous le
nombre et ils furent capturés, enchaînés et jetés dans un cachot. Le roi
était dans une telle rage qu'il voulait les faire exécuter. Mais Herrauôr était
si populaire que tous implorèrent sa grâce. On partagea alors le butin et
on enterra les morts. Nombreux furent ceux qui tinrent conseil avec le roi
pour le persuader de faire la paix avec Herrauôr, qu'on amena ensuite
devant lui. Le roi lui accorda grâce, ce qui fut largement approuvé, mais
Herrauôr refusa si B6si n'était pas gracié lui aussi. Le roi dit qu'il n'en était
pas question. Herrauôr menaça de tuer de ses propres mains quiconque
attenterait aux jours de B6si, même si c'était le roi en personne. Celui-ci
déclara que Herrauôr méritait le châtiment qu'il avait demandé pour lui.
Il était si furieux que personne ne pouvait lui parler, et il ordonna qu'on
reconduise Herrauôr au cachot et qu'on exécute les deux hommes dès le
Saga de Bosi et de Herrau/Jr 1069

lendemain matin. Le roi était inflexible et personne ne voyait guère


d'autre issue.
Ce soir-là, la vieille Busla vint parler avec Pvari. Elle lui demanda s'il
n'avait pas l'intention d'offrir de l'argent pour la vie de son fils. Il répon­
dit qu'il ne voulait pas ga�piller sa fortune, car il savait bien qu'il ne pour­
rait pas racheter un condamné sur le point d'être exécuté. Mais il la
questionna à son tour sur ses dons de sorcellerie et lui demanda si elle ne
pouvait pas venir en aide à B6si. Elle répondit qu'elle ne serait pas plus
mesquine que lui.
Le même soir, Busla apparut dans la chambre du roi Hringr et déclama
une conjuration que, depuis lors, on appelle la« Prière de Busla » et qui est
partout devenue célèbre. Elle contient beaucoup de vilenies qu'il re sied
pas aux chrétiens de dire. Cependant elle commence ainsi:

1. Il dort, Hringr,
le roi des Gauts,
le plus obstiné
de tous les hommes;
vas-tu toi-même
occire ton fils?
D'une telle atrocité
le bruit court vite.

2. Écoute la prière de Busla!


Elle sera chantée à l'instant
et le monde entier
pourra l'entendre.
Elle nuira à tous ceux
qui l'écouteront
et pire encore
à celui que je veux maudire.

3. Que se fourvoient les esprits tutélaires 16,


que vienne le malheur,
éclatent les montagnes,
tremble la terre,
se déchaînent les éléments,

16. C'est aux esprits tutélaires qu'appartenait la terre. Les figures de proue grimaçantes
et terrifiantes des bateaux vikings étaient faites pour les effrayer lorsqu'on abordait un pays
ennemi, on les enlevait quand on arrivait en territoire ami.
1070 Sagas légendaires islandaises

que vienne le malheur


si toi, Hringr,
tu ne libères Herrauôr
et ne laisses Bôsi
vivre en paix17 !

4. Je t'enfoncerai
la poitrine
pour que les vipères
te rongent le cœur,
que tes oreilles
jamais n'entendent,
que tes yeux
se révulsent
si tu n'accordes
grâce à Bôsi
et n'apaises ton courroux
envers Herrauôr !

5. Si tu navigues,
que s'arrache le gréement,
que se détachent les crochets
du gouvernail,
que se déchire la voile
et tombe sur le pont,
que se rompent tous les bras de vergue
si tu poursuis
Herrauôr de ta haine
et n'offres à Bôsi
une réconciliation!

6. Si tu chevauches,
que se mêlent les rênes,
que boitent les chevaux
et s'abattent les rosses,
que sur tous les chemins
et les sentiers
te poursuivent

17. Cette strophe rappelle le ton général des strophes de Voluspd, « prédiction de la
Volva » (Edda poétique), où les Ragnarok ou « crépuscule des dieux» sont dépeints.
Saga de Bosi et de HerrauiJr 1071

les maléfices,
si tu ne pardonnes à Bôsi
et calmes ton courroux
pour Herrauèlr!

7. Sois d�ns ton lit


comme dans un feu de paille,
et sur ton haut siège
comme sur les vagues!
Et pour toi ensuite
ce sera pire encore,
car si des jeunes filles
tu veux tirer plaisir d'homme,
que tu te perdes en route!
En veux-tu davantage?

Le roi répondit: « Tais-toi, horrible sorcière, et disparais, sinon je te


ferai torturer pour tes malédictions!
- Maintenant que nous sommes face à face, dit Busla, je ne te quitte­
rai pas avant d'avoir obtenu gain de cause.»
Le roi voulut se lever, mais il était cloué sur son lit et aucun de ses
pages ne se réveillait. Busla incanta alors le deuxième tiers de la conjura­
tion, mais je préfère ne pas le mettre par écrit car nul n'a intérêt à ce qu'il
soit consigné, bien qu'il risque d'être oublié s'il n'est pas écrit. En voici
toutefois le début:

8. Que les trolls, les alfes


et les sorcières,
les gobelins et les géants des montagnes
brûlent ta halle,
que les géants du givre te haïssent,
les étalons te saillent,
la paille te pique,
les orages te frappent de folie!
Maudit sois-tu
si tu ne fais à mon vouloit 18!

18. Cette strophe énumère tous les êtres malfaisants. Les trolls (troll*) sont d'horribles
créatures gigantesques et les alfes (d/far*) doivent être ici des alfes noirs, qu'on confond
avec les nains maléfiques. Les sorcières sont ici des tofranornir ou « Nornes* sorcières» et
les gobelins des buar, littéralement« ceux qui habitent les trous», « les rochers», etc. Quant
1072 Sagas légendaires islandaises

Lorsque la conjuration fut terminée, le roi dit à Busla: « Plutôt que de


te laisser continuer à me maudire, j'accorde la vie sauve à Herrauôr. Mais
Bôsi devra quitter le pays et si je mets la main sur lui, il sera exécuté.
- Alors il faut que je m'occupe encore de toi», dit Busla.
Puis elle entonna ce qu'on appelle le « Chant de Syrpa», qui comporte
à lui seul beaucoup de magie et qu'il n'est pas permis de déclamer après le
coucher du soleil. Cette strophe se trouve vers la fin 19 :

9. Voilà six guerriers!


Dis-moi leurs noms tous déchiffrés!
Je vais te les montrer:
si tu ne réponds pas,
comme il me semble sûr,
que les chiens
te rongent à mort
et ton âme descende en enfer!
20
R. �. �. Y. î. tl 111111 J!MJ! : 111111 . 1111 Il . fffîff :
aux géants, ils sont divisés ici comme dans !'Edda, en géants des montagnes (bergrîsar) et
en géants du givre (hrimj,ursar).
19. Le «Chant de Syrpa» - Syrpa était sans doute une sorcière - est conservé dans deux
manuscrits du XIXe siècle où, dans le plus complet des deux, cette strophe est la huitième
et dernière. Les noms des six «guerriers» y sont Freyr, Fjolnir, Feingur, l>undur, l>rekkur et
l>râsir: il n'y a pas de formule runique.
20. Les runes* sont une forme d'écriture rypiquement germanique apparue à la fin du
If siècle, auxquelles on a très tôt pris l'habitude de conférer des pouvoirs magiques. Le
poème eddique intitulé Hdvamdl («paroles du Très-Haut») nous dit, entre autres, com­
ment le dieu Ôôinn s'est pendu à l'arbre du monde, sans manger ni boire, pendant neuf
nuits, pour acquérir la maîtrise des runes. Mais les runes ne sont pas magiques en elles­
mêmes et c'est en Scandinavie, à l'époque viking, qu'on en a fait le plus grand usage. Elles
constituaient alors un alphabet de seize signes (dont il existait plusieurs variantes) qu'on a
coutume d'appeler fuj,ark, du nom des six premières.
On peut transcrire ainsi la présente formule: rapkmuiiiiiissssssttttttiiiiiillllll, qui rap­
pelle plusieurs inscriptions de toute la Scandinavie: pmkiiissstttiiilll sur la pierre de Gor­
lev (Danemark) et sur celle de Ledberg (Suède), «mtpkrgbiiiiiissssssttttttiiiiiillllll» sur un
des bâtons runiques de Bergen (Norvège), ou encore «tistilmistilok-npiripipistil» («tistil,
mistil et le troisième pistil») de l'église en bois debout de Borgund, qui suggère ainsi la
façon de lire les autres.
La formule de la B6sa saga se lirait donc: «ristil, aistil, pistil, kistil, mistil, uistil», où
seul le sens des mots pistil! et mistil! ne fait aucun doute, puisqu'ils désignent des plantes
liées à la magie: le chardon et le gui. On remarquera encore que les six premiers caractères
peuvent aussi conjuguer le verbe rdj,a: raj,umk («je décide», «j'ordonne», «je conseille»).
Saga de Bosi et de Herrauôr 1073

« Interprète ces noms correctement, sinon toutes les malédictions que


j'ai prononcées contre toi se réaliseront, à moins que tu ne fasses ce que je
veux.» Quand Busla eut fini, le roi ne savait guère comment souscrire à
ces exigences. « Que veux�tu donc? demanda-t-il.
- Charge-les d'une dangereuse mission, dit la vieille, dont l'issue soit
douteuse, et qu'ils prennent en main leur propre sécurité!»
Le roi la pria de partir, mais elle refusa de s'en aller avant qu'il ne lui ait
juré solennellement de tenir la promesse qu'il lui avait faite. Alors seule­
ment la« Prière de Busla» resterait pour lui sans effet. Après quoi la vieille
disparut.

Le lendemain matin, le roi se leva tôt et fit sonner la trompe pour


convoquer le ping*". On y amena Bôsi et Herrauôr. Le roi demanda à ses
conseillers ce qu'il fallait faire d'eux, et la plupart le prièrent de s'incliner
devant la volonté de Herrauôr.
Le roi s'adressa alors à son fils: «Tu ne me montres guère de respect,
dit-il, mais je vais céder à la prière de mes amis et gracier Bôsi. Il devra
quitter le pays et ne pourra revenir que lorsqu'il m'apportera l'œuf de vau­
tour21 qui est gravé de lettres d'or; c'est la condition de notre réconcilia­
tion. S'il n'y parvient pas, il sera considéré par tous comme un traître. Toi,
Herrauôr, tu es libre d'aller où tu veux, de suivre Bôsi ou de faire comme
bon te semble, car après ce qui s'est passé, il n'est pas question que nous
restions ensemble.»
On les libéra tous les deux et ils se rendirent chez Pvari, où ils passèrent
l'hiver. Au retour du printemps, ils préparèrent leur départ; ils avaient un
bateau et vingt-quatre hommes d'équipage. Suivant avant tout les conseils
de Busla, ils partirent vers l'est et arrivèrent au Bjarmaland, où ils mouillè­
rent devant une forêt sauvage.

7.

Le roi qui régnait alors sur ce pays s'appelait Harekr. Il était marié et
avait deux fils. Lun se nommait Hrxrekr, l'autre Siggeir. C'étaient deux
grands guerriers et ils faisaient partie de la hirô du roi Guômundr de Glx-

21. Ce vautour (gammr) est un animal fabuleux, une sorte de griffon.


1074 Sagas légendaires islandaises

sisvellir22, et étaient chargés de la défense de son royaume. Le roi Harekr


avait une fille nommée Edda. Elle était belle et avait de nombreux talents.
Il faut maintenant revenir aux deux frères jurés, qui étaient arrivés au
Bjarmaland et mouillaient devant la forêt dite de Vîna. Ils dressèrent la
tente sur la terre ferme, en un lieu particulièrement désolé.
Le lendemain matin, B6si dit à ses hommes qu'il descendait à terre
avec Herrauôr afin d'explorer la forêt et de voir ce qu'ils y découvriraient.
«Attendez-nous ici pendant un mois. Si nous ne sommes pas revenus d'ici
là, vous pourrez faire voile où vous voudrez.»
Leurs hommes n'étaient guère enchantés, mais il leur fallait obéir.
Ensuite les deux frères jurés s'enfoncèrent dans la forêt. Ils avaient pour
toute nourriture ce qu'ils chassaient, oiseaux et bêtes sauvages, et parfois
ils devaient se contenter de baies et de sève. Les arbres déchiraient leurs
vêtements.
Un jour, ils atteignirent une ferme. Un paysan fendait du bois dehors.
Il les salua et leur demanda qui ils étaient. Ils lui répondirent et lui
demandèrent son nom. Il dit s'appeler H6ketill. Il leur proposa de passer
la nuit chez lui et ils acceptèrent. Lhomme les fit entrer dans la grande
pièce, où il y avait peu de gens. La maîtresse de maison n'était pas très
jeune, mais leur fille était belle. Celle-ci prit les vêtements des invités et
leur en donna d'autres qui étaient secs. Elle leur présenta une bassine pour
qu'ils se lavent les mains, puis la table fut mise et on leur servit une excel­
lente bière. C'était la jeune fille qui versait. B6si ne cessait de la regarder et
de lui sourire. Il posa ses pieds sur son cou-de-pied et elle continua le jeu.
Le soir, on les invita à dormir dans un bon lit. Le paysan couchait dans
une alcôve et sa fille au milieu de la pièce. On avait fait le lit des frères
jurés contre le mur latéral, près de la porte. Quand tout le monde fut
endormi, B6si se leva, s'approcha du lit de la jeune fille et souleva sa cou­
verture. Elle demanda qui était là et B6si dit que c'était lui.
« Pourquoi viens-tu ici? dit-elle.
- Parce que ce n'était pas assez confortable pour moi là-bas, répondit-
il, et il ajouta qu'il voulait la rejoindre sous ses couvertures.
- Qu'as-tu l'intention de faire? demanda-t-elle.
- Je veux endurcir mon guerrier, dit B6si Fils de la Torte.
- Quelle sorte de guerrier est-ce donc? dit-elle.
- Il est jeune et n'a jamais vu le feu, mais c'est quand il est jeune que
le guerrier doit s'endurcir.»

22. Le roi Guômundr de Glœsisvellir est un personnage bien connu des fornaldarsogur,
mais c'est un personnage mythique dont l'identité est ambiguë. Le nom de son royaume
signifie littéralement« Plaines étincelantes».
Saga de Bôsi et de Herrauôr 1075

Il lui donna une bague en or et se glissa dans son lit. Elle lui demanda
où était le guerrier. Il la pria de toucher entre ses jambes, mais elle retira
ses mains en disant que le diable pouvait le prendre. Puis elle lui demanda
pourquoi il portait sur lui un tel monstre, aussi dur que du bois. Bôsi
répondit qu'il ne manquerait pas de s'assouplir dans le trou noir. Elle lui
dit alors de faire comme il l'entendait. Il plaça le guerrier entre ses jambes,
le chemin devant lui était assez étroit, pourtant il parvint à son but. Ils
restèrent ainsi un instant, pour leur plus grande joie, puis la jeune fille
demanda si le guerrier était suffisamment endurci. Bôsi lui demanda en
retour si elle voulait l'endurcir davantage. Elle dit qu'elle y prendrait
grand plaisir s'il y consentait.
On ignore combien de fois ils jouèrent ainsi ensemble cette nuit-là,
mais on dit que Bôsi lui demanda: « Ne saurais-tu pas où chercher l'œuf
de vautour gravé de lettres d'or que mon frère adoptif et moi avons pour
mission de trouver? »
Elle répondit qu'en échange de la bague et des plaisirs nocturnes, elle
ne pouvait faire moins que de lui dire ce qu'il voulait savoir - « mais qui
t'en veut au point de vouloir ta mort en te chargeant d'une si dangereuse
mission?
- À quelque chose malheur est bon, dit-il, on ne se taille pas une
réputation sans efforts. Bien des choses finissent par vous sourire, même si
elles sont périlleuses au départ.»

8.

« Dans cette forêt il y a un grand temple23 . C'est celui du roi Harekr,


qui règne ici sur le Bjarmaland. Le temple est dédié à un dieu qu'on
appelle Jômali24, et il s'y trouve quantité d'or et de richesses. C'est la mère
du roi, Kolfrosta, qui a la garde du temple. Elle tire sa force des sacrifices
et rien ne peut la prendre par surprise. En usant de sorcellerie, elle a appris
qu'il lui restait à peine un mois à vivre, aussi s'est-elle rendue sous un
déguisement magique à Gla:sisvellir, à l'est, où elle a enlevé Hleiôr, la
sœur du roi Guômundr. Elle veut qu'elle lui succède comme prêtresse du

23. Lépisode qui suit, à propos du temple et de sa mise à sac, est emprunté au chapitre
133 de la Old.fi saga helga (Saga de saint Old.fr, dans la Heimskringla) de Snorri Sturluson,
où il est question d'une expédition au Bjarmaland de trois Hâlogalandais, dont l>6rir le
Chien.
24. J6mali, le nom donné à cette divinité dans la Bôsa saga comme la Old.fi saga helga,
signifie tout simplement «dieu» (cf. jumala en finnois).
1076 Sagas légendaires islandaises

temple. Mais c'est grand dommage, car Hleiôr est la plus belle et la plus
courtoise des femmes, et tout serait pour le mieux si on pouvait empêcher
cela.
- En quoi le temple est-il difficile d'accès? demanda Bosi.
- Il y a un vautour, répondit-elle, si horrible et si féroce qu'il tue tout
ce qui s'en approche. Il surveille la porte et remarque tout ce qui la fran­
chit. Il n'y a aucun espoir de survie pour quiconque vient à portée de ses
serres ou de son venin. C'est sous ce vautour que se trouve l'œuf qu'on t'a
envoyé quérir. Il y a aussi un esclave dans le temple, qui a pour tâche de
nourrir la prêtresse. Elle mange une génisse de deux ans à chaque repas.
Enfin, il y a dans le temple un jeune taureau sacré et ensorcelé. Il est atta­
ché avec des chaînes. Il doit couvrir la génisse et empoisonner sa chair,
dont tous ceux qui en mangeront seront ensorcelés. La génisse sera prépa­
rée pour Hleiôr, la sœur du roi, qui se changera en ogresse, comme la prê­
tresse avant elle. Il me semble donc que tu as fort peu de chances de
triompher de ces monstres, tant il y a de sorcellerie là-dessous.»
Bosi la remercia de lui avoir raconté tout cela et joua encore avec elle
pour la récompenser. Tous deux y prirent beaucoup de plaisir, puis ils dor­
mirent jusqu'à l'aube. Au matin, il alla trouver Herrauôr et lui dit ce qu'il
avait appris. Ils passèrent là trois autres nuits, et la fille du paysan leur
expliqua comment atteindre le temple. Elle leur souhaita bonne chance
au moment de se quitter et ils poursuivirent leur route.
Un matin de bonne heure, ils aperçurent un homme de grande taille,
portant un manteau gris, qui tirait une vache. Ils comprirent qu'il devait
s'agir de l'esclave et se jetèrent sur lui. Bosi lui assena un tel coup de gour­
din qu'il tomba raide mort.
Puis ils tuèrent la génisse, la dépecèrent et la bourrèrent de mousse et
de bruyère. Herrauôr enfila le manteau de l'esclave et tira derrière lui la
peau de la génisse. Bosi couvrit le corps de l'esclave de son propre man­
teau et le porta sur son dos jusqu'à ce qu'ils soient en vue du temple. Alors
Bosi prit son javelot et empala l'esclave de telle sorte que la pointe, entrée
par le fondement, ressortit entre les deux épaules. Puis ils s'approchèrent
du temple. Vêtu du manteau de l'esclave, Herrauôr y pénétra. La prêtresse
était endormie. Herrauôr mena la génisse à l'étable et détacha le taureau.
Celui-ci bondit aussitôt sur la génisse. Mais la peau remplie de mousse
s'affaissa et le taureau heurta le mur de la tête, se cassant les deux cornes.
Herrauôr le prit par les oreilles et le mufle, et lui tordit si violemment le
cou qu'il le lui brisa.
C'est alors que l'ogresse se réveilla et se leva d'un bond. À cet instant,
Bosi entra dans le temple, portant l'esclave au-dessus de lui sur son jave­
lot. Le vautour le remarqua aussitôt et, depuis son nid, fondit sur l'intrus
Saga de Bôsi et de Herrauor 1077
avec l'intention de n'en faire qu'une bouchée. Mais il n'avala que le haut
du cadavre. B6si enfonça la lance dans le gosier du vautour et lui trans­
perça le cœur. Le vautour planta ses griffes dans les fesses de l'esclave et
cogna du bout de ses ailes les oreilles de B6si, qui perdit connaissance.
Puis le vautour s'écrasa sur lui, luttant horriblement contre la mort. Her­
rauôr se jeta sur la prêtresse et leur combat fut des plus rudes. Elle avait
des ongles taillés en pointe, dont elle lui labourait les chairs jusqu'à l'os.
Tout en se battant, ils arrivèrent à l'endroit où gisait B6si, et il y avait du
sang partout. Logresse glissa dans le sang du vautour et tomba à la ren­
verse, mais la lutte continua de plus belle, et tantôt Herrauôr avait le des­
sus, tantôt le dessous. B6si revint alors à lui. Il s'empara de la tête du
taureau et en frappa violemment le nez de la sorcière. Herrauôr lui arra­
cha le bras de l'épaule. Elle commença alors à faiblir mais, dans son ago­
nie, elle provoqua un tremblement de terre.
B6si et Herrauôr parcoururent le temple et le fouillèrent de fond en
comble. Dans le nid du vautour, ils découvrirent l'œuf gravé de lettres
d'or. Ils trouvèrent aussi tellement d'or que c'était plus qu'ils n'en pou­
vaient porter. Puis ils parvinrent à l'autel où trônait J6mali. Ils lui arra­
chèrent sa couronne d'or, sertie de douze pierres précieuses, et un collier
qui valait trois cents marks d'or. Sur ses genoux, ils prirent une coupe en
argent si large que quatre hommes y buvant n'auraient pu la vider. Elle
était pleine d'or rouge. Le dais qui recouvrait J6mali avait plus de valeur
que la cargaison de trois de ces très riches dromons qui naviguent en mer
Egée. Et ils prirent tout cela.
Ils découvrirent aussi dans le temple une pièce secrète, fort bien dissi­
mulée. Elle était fermée par une porte de pierre, solidement verrouillée, et
il leur fallut toute la journée pour la forcer et pénétrer dans la pièce. Là, ils
virent une femme, assise sur une chaise. Jamais ils n'avaient vu femme
aussi belle. Ses cheveux, attachés aux montants de la chaise, étaient cou­
leur de blé battu ou de fils d'or. Elle était retenue à la taille par des chaînes
et elle était en pleurs.
Quand elle vit les deux hommes, elle leur demanda quelle avait été la
cause du tumulte de la matinée. « Tenez-vous si peu à la vie que, de vous­
mêmes, vous veniez vous mettre entre les mains de monstres? Les maîtres
de ces lieux vous tueront dès qu'ils vous verront ici. »
Ils répondirent qu'ils auraient le temps d'en discuter plus tard. Puis ils
lui demandèrent comment elle s'appelait et pourquoi elle était retenue si
durement. Elle dit que son nom était Hleiôr et qu'elle était la sœur du roi
Guômundr de Gl:rsisvellir. « Logresse qui veille sur le temple m'a emme­
née ici par magie et veut que j'en devienne la prêtresse et que je pratique
les sacrifices après sa mort. Mais je préférerais être brùlée vive.
1018 Sagas légendaires islandaises

-Alors tu seras sans doute bonne envers l'homme qui te sauvera», dit
Herrauor. Elle répondit qu'elle était sûre que jamais personne n'y parvien­
drait.
Herrauor dit: «M'épouseras-tu si je t'enlève d'ici?
-Je ne connais pas l'homme, serait-ce le plus vil au monde, que je ne
préférerais épouser plutôt que d'être adorée ici dans ce temple. Mais qui
es-tu?
- Je m.' appelle Herrauor, dit-il, je suis le fils du roi Hringr, de l'est du
Gautland. Tu n'as plus à redouter la prêtresse, parce que B6si et moi lui
avons réglé son compte. Mais tu dois bien t'attendre à ce que j'exige une
récompense si je te libère!
-Je n'ai rien d'autre à t'offrir que moi-même, dit-elle, si ma famille y
consent.
- Je n'ai pas l'intention de leur demander ta main, dit Herrauor, je
veux que ce soit bien clair, car il me semble que je ne te suis nullement
inférieur. Mais je te libère quoi que tu décides!
- Parmi les hommes que j'ai vus, dit-elle, je n'en connais pas d'autres
que je voudrais plus que toi. »
Alors ils la délivrèrent. Herrauor lui demanda si elle préférait qu'il
l'emmène avec eux et qu'il la prenne pour femme, ou bien qu'il la renvoie
à l'est, chez son frère, et qu'ils ne se revoient jamais plus. Elle choisit de
l'accompagner et ils se jurèrent d'être fidèles.
Après quoi ils portèrent l'or et les trésors hors du temple. Ils y mirent
le feu et il n'en resta plus que des cendres. Puis ils partirent en emportant
tout ce qu'ils avaient pris et ne firent pas de halte avant d'atteindre la
ferme de H6ketill. Ils ne demeurèrent pas longtemps chez lui, mais il lui
donnèrent beaucoup d'argent. Puis ils chargèrent l'or et toutes les
richesses sur de nombreux chevaux et les transportèrent jusqu'au bateau.
I..:équipage fut ravi de les revoir.

9.

Ils quittèrent le Bjarmaland dès que les vents leur furent favorables. On
ne dit rien de leur voyage avant qu'ils ne soient de retour au Gautland. Ils
avaient été absents pendant deux ans. Ils se présentèrent devant le roi et
B6si lui remit l'œuf. Il y avait une fente dans la coquille et, à l'intérieur, dix
marks d'or. Le roi utilisa la coquille comme coupe à boire. B6si lui donna
aussi la coupe qu'il avait prise à J6mali, et ils se réconcilièrent tout à fait.
C'est à cette époque-là que les frères de la reine, Dagfari et Nattfari,
s'en vinrent à la cour du roi. Ils avaient été dépêchés par le roi Haraldr
Saga de BrJsi et de HerrauiJr 1079

Dent de Guerre pour demander des renforts, car on avait fixé le moment
de la bataille de Bravellir2 5 , la plus formidable bataille jamais livrée en
Scandinavie, comme le raconte la saga de Sigurôr Bracelet26, le père de
Ragnarr aux Braies velues27 . Le roi Hringr pria Herrauôr d'y aller à sa
place, offrit de prendre soin de sa fiancée entre temps, et déclara que leur
réconciliation couvrait tous les différents qui les avaient opposés. Her­
rauôr fit comme son père lui demandait. B6si et lui se joignirent aux deux
frères avec une armée de cinq cents hommes, et ils s'en furent trouver le
roi Haraldr. Celui-ci périt au cours de cette bataille et, avec lui, quinze
autres rois, comme il est dit dans sa saga, et quantité d'autres champions
qui étaient encore de plus grands guerriers que les rois. Dagfari et Nattfari
tombèrent tous les deux, tandis que Herrauôr et B6si furent blessés et sur­
vécurent aux combats. Cependant, de grands bouleversements avaient eu
lieu au Gautland pendant leur absence, ainsi qu'on va le dire bientôt.

10.

Mais comme il est impossible de raconter plus d'une histoire à la fois,


il convient d'expliquer tout d'abord ce qui s'était passé auparavant. Il faut
reprendre au moment où Hleiôr, la sœur du roi Guômundr, disparut de
Glxsisvellir. Dès que le roi s'aperçut de sa disparition, il la fit chercher sur
mer comme sur terre, mais personne ne retrouva sa trace. Les deux frères,
Hrxrekr et Siggeirr, séjournaient alors auprès du roi. Celui-ci demanda à
Siggeirr de prendre les recherches en main: il épouserait Hleiôr en récom­
pense, s'il la retrouvait. Siggeirr déclara qu'il ne pensait pas que ceci serait
chose facile, à moins que la prêtresse du temple, au Bjarmaland, ne sache
ce qu'elle était devenue. Ils s'apprêtèrent à partir, à la tête de cinq navires.
Ils firent voile vers le Bjarmaland, s'en vinrent auprès du roi Harekr et lui
exposèrent leur mission. Il leur conseilla d'aller au temple et dit qu'il n'y
aurait pas grand espoir si ni J6mali, ni la prêtresse ne savait où était

25. La bataille de Brâvellir (ou Bravalla) est restée la plus célèbre bataille rangée jamais
livrée en Scandinavie. Elle a dû avoir lieu vers le milieu du VIII siècle, au nord de Norrko­
e

ping. Elle opposait les Suédois à Haraldr hilditêinn et ses alliés.


26. Sigurôr hringr (Bracelet) était le fils du roi ·suédois Ingjaldr et le neveu de Haraldr
hilditêinn. Devenu roi de Suède à la mort de son père, il l'emporta sur son oncle à la
bataille de Brâvellir puis régna également sur le Danemark.
27. Ragnarr loôbrôk (Braies velues) est la plus populaire figure de viking tant en Scan­
dinavie qu'ailleurs en Europe. Il a pu mettre le siège devant Paris en 845 et on lui attribue
le célèbre poème scaldique intitulé Krdkumdl. Ses exploits légendaires et ceux de ses fils
nous sont contés dans la saga qui leur est consacrée (voir p. 177).
1080 Sagas légendaires islandaises

Hleiôr. Ils se rendirent au temple et découvrirent un immense tas de


cendres, sans la moindre trace de ce qui aurait dû s'y trouver.
Ils parcoururent alors la forêt et arrivèrent à la ferme de H6ketill. Ils
demandèrent si lui ou les siens ne savaient pas qui avait détruit le temple.
Le paysan répondit qu'il l'ignorait, mais il ajouta que deux Gauts avaient
mouillé pendant longtemps devant la forêt de Vina: l'un s'appelait Her­
rauôr, l'autre B6si Fils de la Torte. Il pensait, pour sa part, que c'étaient là
les deux hommes les plus susceptibles d'avoir commis pareille exaction. Et
la fille du paysan déclara qu'elle les avait rencontrés alors qu'ils repartaient
vers leur bateau, emmenant avec eux Hleiôr, la fille du roi Guômundr de
Glxsisvellir. Ils lui avaient dit que, si quiconque voulait voir Hleiôr, il
devrait venir les trouver.
Quand Siggeirr et ses compagnons surent ce qui s'était passé, ils appri­
rent la nouvelle au roi. Ils levèrent alors des troupes dans tout le Bjarma­
land et rassemblèrent vingt-trois navires. Ensuite ils firent voile vers le
Gautland, où ils arrivèrent au moment où les frères jurés prenaient part à
la bataille de Bravellir. Le roi Hringr ne disposait que de quelques
hommes. Hrxrekr et Siggeirr lui proposèrent soit de se battre, soit de relâ­
cher la jeune fille. Le roi choisit de se battre et le sort du combat fut vite
décidé. Le roi Hringr périt et, avec lui, la majeure partie de ses troupes.
Les vainqueurs prirent la jeune fille, volèrent tout l'argent et repartirent.
Ils ne firent pas escale avant d'être de retour à Glxsisvellir. Le roi Guô­
mundr fut enchanté de revoir sa sœur et il les remercia très sincèrement
pour cette expédition couronnée de succès. Siggeirr demanda la main de
Hleiôr, mais elle se montra réticente, disant qu'il convenait mieux qu'elle
épouse l'homme qui l'avait arrachée aux mains des monstres.
Le roi dit que Siggeirr l'avait bien méritée et ajouta qu'il décidait lui­
même de son mariage. «Aucun chef étranger n'aura le droit de te prendre
pour femme, même si tu refuses d'entendre ma décision.» Et elle dut se
plier à la volonté du roi. Laissons-les aux préparatifs de ce mariage qu'ils
attendent avec impatience, mais il se pourrait que la fête soit gâchée.

li.

Il faut maintenant parler du retour de Herrauôr et B6si au Gautland,


quinze jours après que Siggeirr en fut reparti. Ils ressentirent un grand
vide et tinrent conseil. B6si demanda l'aide de son père. Pvari dit qu'il
était trop tard pour rassembler une grande armée et qu'il valait mieux aller
rechercher la fille du roi selon un plan bien pensé et une exécution auda­
cieuse. Ils décidèrent donc d'équiper un seul bateau, avec une trentaine
Saga de Bosi et de Herrauôr 1081

d'hommes. Smiôr les accompagnerait et commanderait l'expédition.


Pvari leur donna beaucoup de conseils, Busla fit de même, et ils firent
voile dès qu'ils furent prêts. Smiôr bénéficiait toujours de vents favorables
lorsqu'il était à la barre, si bien que leur traversée fut beaucoup plus rapide
qu'ils ne l'auraient cru. Les deux frères ne tardèrent pas à atteindre GLe­
sisvellir, à l'est, et mouillèrent devant une forêt sauvage. Smiôr mit sur le
navire un casque qui rendit celui-ci invisible.
Herrauôr et Bôsi descendirent à terre. Ils marchèrent jusqu'à une
humble petite ferme. Un paysan vivait là avec sa femme. Ils avaient une
fille qui était belle et accomplie. I.:homme les invita à passer la nuit, ce
qu'ils acceptèrent. Ils eurent bon gîte et reçurent une généreuse hospita­
lité. On dressa la table et on leur servit une bonne bière. Le paysan était
réservé et parlait peu. Sa fille, en revanche, était la plus sociable et c'est elle
qui versait à boire à leurs hôtes. Bôsi était de bonne humeur et il lui fit de
petites avances. Et elle lui en fit de même.
Le soir, on leur montra leurs lits mais, dès que la lumière fut éteinte,
Bôsi Fils de la Torte alla jusqu'à l'endroit où la jeune fille était couchée et
souleva ses couvertures. Elle demanda qui était là et Bôsi dit que c'était lui.
« Que veux-tu? demanda-t-elle.
- J'aimerais abreuver mon poulain à ta source de vin, dit-il
- Crois-tu que ce soit possible, mon ami? dit-elle. Il n'est guère habi-
tué à un puits comme le mien.
- Je le mènerai jusqu'au bord, reprit-il, et le pousserai dedans, s'il
refuse de boire autrement.
- Où est ton poulain, mon cœur? demanda-t-elle.
- Entre mes jambes, ma chérie, répondit-il, attrape-le, mais douce-
ment, parce qu'il est terriblement ombrageux!»
Elle lui prit la verge et la caressa en disant: «C'est un poulain fringant,
même s'il a le cou très raide.
- La tête n'est pas bien placée, dit-il, mais il courbera mieux la cri-
nière quand il aura bu.
- Eh bien, vas-y maintenant! dit-elle.
- Écarte bien les jambes, dit-il, et ne bouge pas!»
Il abreuva son poulain sans réserve, l'immergeant tout entier. La fille
du paysan y prit tant de plaisir que c'est à peine si elle pouvait parler. « Ne
risques-tu pas de noyer le poulain? demanda-t-elle.
- Il peut boire autant qu'il voudra, répondit-il, car il est souvent dif­
ficile à tenir quand il ne peut pas boire tout son soûl»
Bôsi continua comme il lui plut, puis il se reposa. La jeune fille se
demandait d'où venait le liquide qu'elle avait entre les cuisses, car tout le
lit moussait sous elle.
1082 Sagas légendaires islandaises

Elle déclara: « Ne crois-tu pas que ton poulain s'est désaltéré de façon
excessive et qu'il a vomi davantage qu'il n'a bu?
- Il lui arrive sûrement quelque chose, dit-il, car il est mou comme
tout!
- Il ne doit plus supporter la boisson, dit-elle, comme beaucoup
d'autres ivrognes.
- Sans doute», dit-il. Ils s'amusèrent tout à leur guise, et la jeune fille
était tantôt dessus, tantôt dessous. Elle déclara qu'elle n'avait jamais
monté de poulain aussi lent que celui-là.
Après avoir beaucoup joué de la sorte, elle lui demanda quel homme il
était. Il se présenta et demanda en retour les nouvelles du pays. Elle dit
qu'elle avait appris dernièrement que les frères Hrxrekr et Siggeirr avaient
repris Hleiôr, la sœur du roi, et tué Hringr, le roi du Gautland.
« Et cette expédition les couvre d'une telle gloire que personne, ici à
l'est, ne peut se mesurer à eux. Le roi a accordé à Siggeirr la main de sa
sœur, contre sa volonté, et le mariage aura lieu dans trois jours. Mais ils
sont tellement sur leurs gardes qu'ils ont placé des espions sur chaque
route et dans chaque port. Il est impossible de les prendre par surprise.
Pourtant ils s'attendent à ce que Herrauôr et B6si viennent chercher la
jeune fille. Le roi a fait construire une halle si vaste qu'elle ne compte pas
moins de cent portes, chacune à égale distance l'une de l'autre. Une cen­
taine d'hommes peuvent tenir sans peine entre elles. Il y a deux gardes à
chaque porte et nul ne peut entrer s'il n'est pas connu d'au moins un des
deux. Quiconque n'est pas reconnu aux portes est arrêté et mis au cachot
jusqu'à ce que son identité soit établie. Un lit est dressé au milieu de la
halle: on l'atteint en gravissant cinq marches. Ce sera le lit des jeunes
mariés et toute la garde du roi veillera sur eux, de sorte que personne ne
pourra les surprendre.
- Quel est le préféré du roi parmi sa suite? demanda B6si.
- Il s'appelle Sigurôr, dit-elle, c'est le conseiller du roi et un très grand
musicien qui n'a nulle part son pareil, surtout lorsqu'il joue de la harpe.
En ce moment, il est chez sa concubine, la fille d'un paysan qui habite ici,
aux abords de la forêt. Elle lui coud ses habits pendant qu'il accorde ses
instruments.»
Là-dessus, ils se turent et dormirent le reste de la nuit.

12.

Tôt le lendemain matin, B6si alla dire à Herrauôr ce qu'il avait appris
pendant la nuit. Ils s'apprêtèrent à prendre congé du paysan et B6si
Saga de Bosi et de Herrauor 1083

donna une bague en or à sa fille. Puis ils suivirent le chemin qu'elle avait
indiqué jusqu'à ce qu'ils arrivent en vue de la ferme où Sigurôr se trouvait.
Ils l'aperçurent alors qui sortait en compagnie d'un domestique et prenait
la direction de la halle du roi. Les frères jurés lui barrèrent la route. B6si le
transperça de son javelot et Herrauôr étrangla le domestique. Après quoi
B6si dépeça les corps. Ils' retournèrent au navire et racontèrent à Smiôr ce
qu'ils avaient fait. Ensemble ils élaborèrent un plan. Smiôr appliqua à
B6si le masque mortuaire de Sigurôr et lui fit enfiler ses habits, s'affublant
lui-même de la peau du domestique et de ses vêtements.
Ils expliquèrent à Herrauôr ce qu'ils attendaient de lui, puis ils se rendi­
rent au palais. Ils arrivèrent devant la porte de la halle où Guômundr
attendait. Croyant qu'il s'agissait de Sigurôr, le roi l'accueillit cordialement
et le fit entrer. Il le chargea des coffres du trésor, des coupes à boire et de la
cave. C'est lui qui déciderait de la première bière à servir, et il dit à ceux qui
allaient le faire avec quelle générosité ils devaient verser à boire. Il affirma
qu'il importait avant tout que les invités soient aussi soûls que possible dès
la première nuit, car de cette façon, ils le resteraient beaucoup plus long­
temps. Ensuite on fit asseoir les chefs et on introduisit la fiancée, qui prit
place sur un banc en compagnie de nombreuses et élégantes jeunes filles.
Le roi Guômundr s'assit à la place d'honneur et le fiancé à ses côtés.
Hr.erekr veillait sur son frère. Il n'est pas dit comment les autres chefs
étaient placés, mais on sait que « Sigurôr28 » jouait de la harpe pour le
jeune couple. Quand on porta le premier toast29 , il joua si bien qu'on dit
dans l'assistance que nul ne le surpassait. Il déclara que ce n'était que le
début. Le roi lui dit de ne pas ménager ses efforts. Au moment de boire en
l'honneur du dieu P6rr30, « Sigurôr » changea d'air. Et tout ce qui n'était
pas fixé se mit en mouvement, couteaux, écuelles et tout ce que les gens

28. Il est curieux de constater que le texte parle de Sigurôr comme si Bôsi ne l'avait pas
tué dans la forêt. Sans doute a-t-il existé à l'origine deux versions différentes de ce récit,
d'où la confusion. Dans l'une de ces versions, Bôsi et Herrauôr n'ont pas rencontré
Sigurôr dans la forêt, mais Smiôr a réussi à pénétrer dans la halle où le vrai Sigurôr joue de
la harpe; et le bel homme qui entre et frappe le roi au visage n'est autre que Bôsi. Dans
l'autre version, Bôsi et Herrauôr tuent effectivement Sigurôr et son domestique et se font
passer pour eux pour entrer dans la halle. Bôsi ensorcelle l'assistance en jouant de la harpe
et réussit à s'enfuir avec la princesse, emportant des objets de valeur. Ils sont poursuivis
entre autres par Siggeirr qui manque d'être tué en arrivant au bateau.
29. Il était habituel, au cours de tout banquet, de porter des toasts (drekka minni) à la
mémoire des ancêtres et des dieux.
30. 1:>ôrr est le plus fort et le plus populaire des dieux. Fils d'Ôôinn, mais moins aristo­
cratique que lui, il se déplace sur un chariot tiré par deux boucs et, lorsqu'il manie son mar­
teau, Mjolnir, il déclenche le tonnerre et les éclairs. Le marteau de l:>ôrr a longtemps été
porté comme amulette, et c'est son culte que les chrétiens ont eu le plus de mal à éliminer.
1084 Sagas légendaires islandaises

ne tenaient pas. Beaucoup se levèrent et se mirent à danser. Et ceci dura


un bon moment. Puis vint le toast en l'honneur de tous les Ases31 .
« Sigurôr» changea d'air à nouveau et joua si fort que cela résonnait dans
toute la halle. Tous ceux qui étaient là se mirent debout, à l'exception du
roi et des deux fiancés. Lanimation était à son comble dans la salle. Et cela
dura un bon moment.
Le roi lui demanda s'il connaissait encore d'autres morceaux. Il lui
répondit qu'il en savait encore de petits et il conseilla à tous de se reposer
un instant. Les invités s'assirent et continuèrent à boire. Il joua alors l'air
de« LÜgresse», celui du« Rêveur» et le« Chant du Guerrier». Puis vint le
toast à Ôôinn32. « Sigurôr» ouvrit la harpe. Elle était si grande qu'un
homme aurait pu s'y tenir debout; et elle était entièrement dorée. Il prit à
l'intérieur une paire de gants blancs, brodés d'or, et joua l'air qu'on appe­
lait le « Tourbillon des Coiffes», et toutes les coiffes s'envolèrent de la tête
des femmes et dansèrent au-dessus des poutres de la halle. Les femmes se
levèrent et les hommes aussi, et tous se trémoussèrent.
Après ce toast, il n'en restait qu'un, en l'honneur de Freyja33.
« Sigurôr» prit alors la corde tendue en travers des autres et dit au roi qu'il
allait jouer un air appelé « Le Puissant». Le roi en fut troublé au point
qu'il se leva, le jeune couple en fit autant, et personne ne dansa avec
autant d'entrain. Et cela dura un bon moment. Smiôr prit alors la main
de la fiancée et la fit danser de façon endiablée. Chaque fois qu'il en avait
l'occasion, il prenait des pièces du service de table et les dissimulait dans le
lit. Mais il faut revenir à Herrauôr, qui ordonna à ses hommes d'endom­
mager tous les navires qui mouillaient le long de la côte, de sorte qu'ils
soient hors d'état de prendre la mer. Il en envoya d'autres à la ville cher­
cher l'or et les joyaux que Smiôr avait préparés pour eux. La nuit était
tombée maintenant. Certains d'entre eux, grimpés sur le toit de la halle
pour voir ce qui se passait à l'intérieur, hissaient par la lucarne tout ce qui
avait été jeté dans le lit. Les autres l'emportaient jusqu'au navire dont on
avait mis la proue face au large.

31. Les Ases sont la famille des dieux à laquelle appartiennent Ôôinn, I>ôrr et Baldr, par
opposition aux Vanes, la famille de Njiirôr, Freyr et Freyja.
32. Ôôinn est le maître borgne des dieux. Son pouvoir est immense mais repose davan­
tage sur la ruse que la force. Il habite la Va!ho!f, d'où il surveille le monde (aidé par ses
corbeaux), et il se déplace sur son cheval à huit jambes, Sleipnir. Il est omniscient, connaît
les runes, la magie et la poésie.
33. Freyja, fille de Njiirôr et sœur de Freyr, est la déesse de l'amour et de la fécondité, et
le culte qui lui était voué devait être érotique. Elle est belle et lascive, et se déplace dans un
char que tirent des chats. Elle aime la poésie amoureuse et elle est célèbre pour sa légèreté:
pour obtenir le fameux collier des Brisingar, elle a couché avec les nains qui l'avaient forgé.
Saga de Bosi et de HerrauiJr 1085

13.

Cependant que la fête battait son plein, un homme entra dans la halle.
Il était grand et beau, il portait une tunique d'écarlate, une ceinture d'ar­
gent autour de la taille et un ruban doré au front. Il n'avait pas d'arme et
il se mit à danser comme les autres. En arrivant devant le roi, il leva le
poing et lui cogna le nez avec une telle violence qu'il en perdit trois dents.
Le sang gicla de son nez et de sa bouche et il s'écroula, sans connaissance.
« Sigurâr », voyant cela, jeta la harpe sur le lit et voulut planter ses deux
poings entre les omoplates de l'étranger. Mais celui-ci prit la fuite et
« Sigurâr » se lança à sa poursuite, de même que Siggeirr et tous les autres,
tandis que certains se pressaient autour du roi. Smiâr prit la fiancée par la
main, la mena jusqu'au lit et l'enferma à l'intérieur de la harpe. Les
hommes sur le toit la hissèrent par la lucarne et firent de même pour
Smiâr. Après quoi ils coururent jusqu'au bateau et montèrent à bord.
Celui qui avait frappé le roi s'y trouvait déjà. « Sigurâr » embarqua aussi
dès son arrivée et Siggeirr le suivait, l'épée tirée. « Sigurâr » se retourna vers
lui et le poussa à l'eau. Ses hommes durent le repêcher, plus mort que vif
Alors Smiâr coupa les amarres, les hommes hissèrent la voile et, s'aidant
aussi des rames, ils gagnèrent le large aussi vite que possible. Hra:rekr et
beaucoup d'autres se précipitèrent vers leurs propres navires et les mirent
à la mer. Mais l'eau noire s'y engouffra et ils durent regagner la terre
ferme. Ils ne purent rien faire de plus, car ils étaient tous désespérément
soûls.
Quand le roi revint à lui, il était très affaibli. On voulut le faire man­
ger, il en était incapable. La fête avait tourné au vinaigre. Mais il finit par
se remettre et tous tinrent conseil. Il fut décidé qu'ils ne partiraient pas
chacun de leur côté, mais qu'ils s'apprêteraient aussi vite que possible à
pourchasser les frères jurés. Laissons-les se préparer et revenons à ces deux
compagnons et à leurs hommes. Ils naviguèrent jusqu'à ce que deux
routes s'offrent à eux: l'une d'elles menait au Bjarmaland. Bôsi dit à Her­
rauâr de continuer vers le Gautland et ajouta que lui-même avait affaire
au Bjarmaland.
Herrauâr répondit qu'il ne le quitterait pas - « mais qu'as-tu donc à
faire là-bas?»
Bôsi dit qu'il comprendrait bientôt. Smiâr se proposa de les attendre
cinq jours et Bôsi affirma que ce serait suffisant. Les deux hommes
gagnèrent la côte à bord d'un canot, qu'ils cachèrent dans une petite
anse. Puis ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils arrivent à une maison où
1086 Sagas légendaires islandaises

vivaient un paysan et sa femme, qui avaient une très belle fille. Ils furent
bien reçus et, le soir, on leur servit un excellent vin.
Bosi Fils de la Torte fit les yeux doux à la jeune fille et elle loucha sou­
vent vers lui. Peu après, tous allèrent se coucher. Bôsi s'approcha du lit de
la fille du paysan et elle lui demanda ce qu'il voulait. Il la pria de fretter
son manche. Elle voulut savoir où était la frette et il lui demanda si elle
n'en avait pas. Elle répondit ne pas en avoir qui lui aille.
«Je peux l'agrandir si elle est trop étroite, dit-il.
- Où est ton manche? dit-elle. Je crois savoir ce que doit être ma
petite frette. »
Il lui dit de tâter entre ses jambes. Elle retira ses mains et dit qu'elle
n'avait que faire de son manche.
«À quoi te fait-il penser? demanda+il.
-À la tige de la balance de mon père, dont l'anneau est cassé.
- Tu ne manques pas d'humour » , dit Bôsi Fils de la Torte. Il ôta une
bague en or de son doigt et la lui donna. Elle lui demanda ce qu'il voulait
en échange.
«Je veux boucher ta bonde, répondit-il.
-Je ne sais pas comment, dit-elle.
- Écarte les jambes autant que tu peux! » , reprit-il. Elle lui obéit. Il se
mit entre ses jambes et pénétra en elle si profondément qu'il atteignit
presque les côtes. Elle sursauta et dit: « Tu as poussé le bondon trop loin,
mon ami!
-Je vais le ressortir, dit-il, mais comment as-tu trouvé cela?
- Aussi bon que si j'avais bu de l'hydromel tout frais, répondit-elle.
Mais continue à passer ton goupillon! »
Il n'épargna pas sa peine, jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus et soit prête
à défaillir, et elle le pria de s'arrêter. Ils firent une pause et elle lui demanda
qui il était. Il le lui dit sans détours et l'interrogea sur ses rapports avec
Edda, la fille du roi. Elle répondit qu'elle lui rendait souvent visite chez
elle et qu'elle était toujours bien reçue.
«J'ai besoin de ta complicité, dit-il. Je te donnerai quatre marks d'ar­
gent si, en échange, tu fais en sorte que la princesse me rejoigne dans la
forêt. »
Puis il sortit de sa bourse trois noix qu'on aurait dit en or. Il les lui
remit et la pria de dire à la fille du roi qu'elle connaissait un endroit dans
la forêt où l'on trouvait quantité de ces noix-là.
Elle l'avertit que la fille du roi était bien gardée, car un eunuque l' ac­
compagnait partout où elle allait. « Il s'appelle Skâlkr, il est aussi fort que
douze hommes réunis, quelle que soit l'épreuve. »
Bôsi répliqua qu'il ne s'en souciait guère, s'il était son seul adversaire.
Saga de Bôsi et de Herrauôr 1087

Le lendemain matin, elle partit sans tarder trouver la fille du roi et lui
montra les noix d'or en disant qu'elle savait où en trouver beaucoup
d'autres.
«Allons-y toute de suite, dit la fille du roi, et emmenons l'esclave
Skâlkr avec nous!» Et c'est ce qu'elles firent.
Les deux compagnons, qui étaient déjà dans la forêt, allèrent à leur
rencontre. Bôsi salua la princesse et lui demanda pourquoi elle se dépla­
çait avec une si petite suite. Elle répondit qu'il n'y avait pas de danger à
cela.
« Ce n'est pas aussi sûr, dit Bôsi. Tu as le choix: ou bien tu me suis de
ton propre gré, ou bien je fais de toi ma femme à l'instant, ici dans les
bois!»
Lesclave demanda alors qui était le bandit qui avait l'audace de déba­
gouler ainsi. Herrauôr le pria de se taire et de ne pas faire l'idiot. Lesclave
le frappa de son énorme gourdin et Herrauôr se protégea de son bouclier,
mais celui-ci se brisa sous la violence du coup. Herrauôr se jeta sur l'es­
clave, qui le reçut de pied ferme. La lutte fut acharnée mais Skâlkr ne céda
pas d'un pouce. Bôsi vint à la rescousse et envoya l'esclave à terre en le
tirant par les pieds. Après quoi ils passèrent une corde à son cou et le pen­
dirent à un chêne.
Puis Bôsi prit la fille du roi dans ses bras et la porta jusqu'au canot. Ils
s'éloignèrent de la côte et rejoignirent Smiôr à bord du navire. La fille du
roi n'était pas très rassurée mais, après que Smiôr lui eut parlé un peu, elle
retrouva sa bonne humeur, et ils firent voile jusqu'au Gaudand.

14.

Pendant ce temps, Siggeirr et Hrxrekr avaient rassemblé une immense


armée. Comme le roi Guômundr était incapable de participer à l'expédi­
tion après le coup que Herrauôr lui avait assené, les deux frères en prirent
le commandement. Ils avaient quarante navires au départ de Glxsisvellir
et d'autres les rejoignirent ensuite. Ils s'en vinrent au Bjarmaland trouver
leur père, le roi Harekr, juste après le passage de Bôsi et Herrauôr. Harekr
savait maintenant que c'étaient eux les ravisseurs de sa fille. Il avait levé ses
troupes et était à la tête de quinze grands navires. Il s'associa à l'expédition
des deux frères, si bien qu'en tout ils disposaient de soixante bateaux. Et
cette flotte mit le cap sur le Gaudand.
Il faut dire maintenant de Herrauôr et Bôsi qu'ils se mirent à réunir
des troupes dès leur retour au pays. Ils voulaient être prêts pour le cas où
on les poursuivrait, mais ils tenaient à célébrer les noces dès qu'ils en
1088 Sagas légendaires islandaises

auraient le loisir. Pendant leur absence, Pvari avait fait fabriquer des jave­
lots, des haches et des flèches, et l'armée commença à grossir.
Ils apprirent alors que le roi Hârekr et ses fils approchaient et que ce ne
serait pas de tout repos. Herrauôr lança ses navires à leur rencontre. Il avait
une grande et belle armée, mais elle était beaucoup moins nombreuse que
celle de Hârekr. Smiôr, fils de Pvari, dirigea son bateau contre celui du roi,
Bôsi attaqua Hra:rekr, et Herrauôr Siggeirr. Inutile de dire que la bataille
fit rage aussitôt et que les hommes étaient acharnés des deux côtés.
Peu après le début des hostilités, Siggeirr aborda le navire de Herrauôr
et tua bientôt un de ses hommes. Lhomme de proue de Herrauôr, qui
s'appelait Sniôill, lança un javelot contre Siggeirr. Celui-ci l'attrapa en l'air
et le lui renvoya. Le javelot transperça Sniôill et s'enfonça dans la proue, le
clouant sur place. Herrauôr fit alors face à Siggeir, en brandissant une
pique qui traversa son bouclier. Siggeirr secoua le bouclier si violemment
que Herrauôr lâcha son arme, puis il lui assena un coup qui emporta une
partie de son casque ainsi que son oreille droite. Herrauôr ramassa une
massue qu'il trouva là, sur le pont, et en frappa Siggeirr au nez. Lui enfon­
çant le nasal dans la figure, il lui brisa le nez et lui fit sauter toutes ses
dents. Siggeirr tomba à la renverse sur son propre navire, où il resta long­
temps sans connaissance.
Smiôr se battit vaillamment. Le roi Hârekr monta à son bord avec
onze hommes et causa de grands ravages. Smiôr se tourna vers lui et le
frappa de la sax* que Busla lui avait donnée, car les armes habituelles
n'avaient pas de prise sur lui. Il l'atteignit au visage, lui faisant sauter
toutes ses dents et lui tranchant les lèvres et le palais. Le sang jaillit de sa
bouche. Or ce coup le mit dans un tel état qu'il se changea en dragon
ailé34 et cracha son venin sur le bateau, tuant quantité d'hommes. Puis il
fondit sur Smiôr, le happa et l'avala entièrement.
Ils aperçurent alors un énorme oiseau voler depuis la terre. Cet
oiseau3 5 a une tête si grosse et si horrible qu'on ne peut le comparer qu'au
diable en personne. Il attaqua le dragon et leur lutte fut féroce. Ils finirent
par tomber tous les deux, l'oiseau dans la mer et le dragon sur le bateau de
Siggeirr. Herrauôr était à bord et faisait tournoyer la massue qu'il tenait à
deux mains. Il cogna Siggeirr à l'oreille et lui brisa le crâne, l'envoyant
par-dessus bord, et on ne le revit jamais.
Le roi Hârekr revint à lui et se changea en sanglier. Il se jeta sur Her­
rauôr pour le mordre, lui arracha toute sa cotte de mailles et lui enfonça
ses dents dans la poitrine, lui arrachant les seins et la chair jusqu'à l'os.

34. Il s' agit d'un jlugdreki, animal monstrueux.


35. Cet autre animal fabuleux est appelé skergipr dans la saga.
Saga de Bosi et de Herraudr 1089

Herrauôr frappa le groin du sanglier, qu'il trancha net juste devant les
yeux. Mais il était si épuisé qu'il tomba à la renverse. Le sanglier se mit à
le piétiner, mais il ne pouvait pas mordre car il n'avait plus de groin.
Une chienne monstrueuse, aux crocs énormes, apparut alors sur le bateau.
Elle creusa ce qui restait du groin du sanglier et lui arracha ses tripes, puis
elle sauta par-dessus bord. Hârekr reprit forme humaine et plongea à sa
suite. Tous deux coulèrent à pic et aucun d'eux ne refit surface. On pensa
que cette chienne n'était autre que Busla, car jamais on ne la revit.

15.

Bôsi Fils de la Torte était maintenant à bord du bateau de Hr.rrekr et


se battait des plus courageusement. Il aperçut son père flotter dans l'eau
tout près du bateau, à bout de forces. Il sauta à la mer et l'aida à remonter
à bord de son propre navire. Hr.rrekr s'y trouvait déjà et il avait tué un
grand nombre d'hommes. En remontant à bord, Bôsi était épuisé; mais il
affronta Hr.rrekr et, d'un grand coup, fendit en deux son bouclier et lui
coupa la jambe au-dessus de la cheville. Son épée finit sa course contre le
guindeau et se brisa net en son milieu. Hr.rrekr frappa en retour, alors que
Bôsi pivotait sur ses talons. I.:épée heurta son casque et le toucha à
l'épaule, coupant la cotte de mailles et le blessant à l'omoplate; puis elle
glissa le long de son dos, lui arrachant tous ses vêtements, si bien qu'il se
retrouva tout nu, l'os de son talon gauche sectionné. Bôsi prit un morceau
de vergue et Hr.rrekr voulut sauter par-dessus bord. Bôsi le frappa au
moment où il se penchait sur le bastingage et lui coupa le corps en deux.
Les ennemis avaient déjà péri pour la plupart, et on accorda grâce à ceux
qui vivaient encore.
Les frères jurés passèrent leurs troupes en revue. Il ne restait pas plus
d'une centaine d'hommes encore en état de se battre. Ils avaient remporté
une grande victoire dont ils pouvaient être fiers. Les hommes se partagè­
rent les prises de guerre et on soigna les blessés qui avaient une chance de
survivre.

16.

Herrauôr et Bôsi s'apprêtèrent ensuite à célébrer leurs noces, et rien ne


manquait de ce qu'il fallait. La fête dura un mois et les invités repartirent
avec de magnifiques cadeaux. Herrauôr devint roi de tous les territoires
que son père avait gouvernés.
1090 Sagas légendaires islandaises

Quelque temps plus tard, ils regroupèrent leurs forces et s'en furent au
Bjarmaland. B6si demanda qu'on l'y prenne pour roi, étant donné
qu'Edda, qu'il avait épousée, héritait de son père l'ensemble du pays. Il dit
aux gens que la meilleure façon pour lui de compenser les pertes
humaines dont il était responsable, c'était de régner sur eux et de les
rendre forts par la loi et la justice. Et comme ils n'avaient plus de chef, ils
ne virent pas d'autre issue que de l'accepter. Ils connaissaient bien Edda et
toutes ses qualités. B6si devint donc roi du Bjarmaland. B6si eut un fils de
l'une de ses concubines, celle qui avait endurci son guerrier. On l'appela
Sviôi le Martial ; il fut le père de Vilmundr l'Étourdi.
B6si se rendit à Gla:sisvellir, à l'est, et réconcilia le roi Guômundr et
Herrauôr. Hleiôr et Herrauôr s'aimèrent beaucoup. Ils eurent une fille,
I>6ra Cerf de la Forteresse, que Ragnarr aux Braies velues épousa.
On raconte que dans l'œuf de vautour que B6si et Herrauôr avaient
rapporté du Bjarmaland, on avait trouvé un petit serpent. Il était tout
doré et Herrauôr l'avait offert à sa fille lorsqu'elle avait eu sa première
dent. Elle lui fit une couche en or et ensuite il grandit tellement qu'il
entoura son pavillon, et il devint si féroce que personne n'osait l'appro­
cher, sauf le roi et celui qui le nourrissait. Le serpent mangeait un vieux
bœuf à chaque repas et tout le monde était d'avis que c'était la plus hor­
rible des créatures. Le roi Herrauôr jura alors solennellement qu'il ne
marierait I>6ra, sa fille, qu'à celui qui irait lui parler dans son pavillon et
tuerait le serpent. Mais personne n'en eut le courage avant que n'arrive
Ragnarr, fils de Sigurôr Bracelet. C'est lui qu'on surnomma par la suite
Ragnarr aux Braies velues, à cause des vêtements qùil s'était fait faire pour
aller tuer le serpent36•
Ainsi se termine la saga de B6si Fils de la Torte.

36. Ceci est raconté en détails dans la Ragnars saga loôbrôkar, que l'auteur de la Bôsa
saga, par ce biais, présente comme la suite de son propre texte.
Glossaire
dl.fr (pl. dlfar) : créature surnaturelle de statut imprécis, semble avoir régi
nos facultés mentales, à ne pas confondre avec la forme romantique,
dévaluée par l'Église, elfe (voir aussi plus haut la note 41, p. 431).
ausa barn vatni: littéralement «asperger un enfant d'eau», rite païen de
lustration qui correspond à notre baptême.
austrvegr et vestrvegr: ce sont les dénominations des deux principaux iti­
néraires que suivaient les vikings, l'un vers l'est (austr-), l'autre, vers
l'ouest (vestr-). Sont détaillés dans Les Vikings. Histoire. Mythes. Dic­
tionnaire, p. 582-588.
bateaux (knorr, skeiô, snekkja, skûta, byrlfingr, langskip, herskip): ce sont les
principaux types de navires connus des anciens Scandinaves. Ils ser­
vaient indifféremment à transporter des hommes ou des marchan­
dises. Seul herskip = «bateau de guerre» était sans doute plus
spécialisé, et langskip (long bateau) aussi, probablement.
berserkr (pl. berserkir) et berserksgangr: guerrier fauve ou guerrier furieux,
rendu frénétique à la faveur de circonstances érotiques, poétiques,
guerrières ou magiques. Il faut détruire la légende qui voulait qu'ils
aient ingurgité on ne sait quelle boisson magique (évidemment!)
pour entrer dans le berserksgangr (état de berserkr). Ce sont des per­
sonnages comme obligés des sagas légendaires, le héros se chargeant,
par définition, de les occire (voir aussi plus haut la note 42, p. 432).
b/6/Jorn (littéralement, «aigle de sang»): supplice atroce qui consistait à
pratiquer deux longues entailles dans le dos de la victime, à en extraire
les poumons et les déployer comme des ailes. A pu avoir une
signification rituelle, semble avoir existé dès l'âge du bronze!
bl6t: sacrifice païen de type divinatoire et communiel, le pratiquant s'ap­
pelle bl6tmalfr (malfr = «homme»).
bondi (pl. bœndr) : terme capital, désigne le paysan-pêcheur-propriétaire
libre capable de récapituler son lignage sur plusieurs générations,
s'applique à l'élite de cette société, sans doute immémoriale, s'oppo­
sera aux rois et formera l'ossature de la société islandaise. Son exis­
tence interdit de considérer ces sociétés comme démocratiques.
disesldisir (spddisir): créatures surnaturelles féminines au statut incertain,
président peut-être à la guerre, au combat, sont douées de pouvoirs
1094 Sagas légendaires islandaises

prophétiques (spâ = «prophétiser») et ont pu être tutélaires de la fer­


tilité-fécondité: elles présidaient à la naissance des êtres humains.
drâpa: type de poème scaldique.
dreki: «dragon», figure de proue amovible des bateaux vikings. Par méto­
nymie, il peut aussi désigner un bateau. l:impossible «drakkar», l'er­
reur la plus grossière que commet le Français parlant des vikings,
vient de là.
erfi: l'ensemble des rites funéraires, donnait lieu à banquet.
ergi (argr, ragr): grossière insulte, de type inexpiable, revenant à taxer
quelqu'un d'homosexualité, notamment passive. Ergi est le substantif
abstrait, argr ou, par métathèse, ragr désigne l'accusé.
eyrir (pl. aurar) : litt. «once», c'est le nom de la monnaie en cours.
Jèigr: «qui a peur de mourir» ou «qui est voué à la mort» (son état est
alors appelé JèigiJ).
félag et félagi: lorsque deux ou plusieurs individus mettent (verbe leggja,
subst. lag) leur bien (fé) en commun à des fins précises (achats, expé­
ditions, etc.) ils sont dits félagar, l'opération étant un félag. La pra­
tique était très commune.
fjolkynngi: le fait de savoir beaucoup de choses, donc magie, sorcellerie.
C'est un substantif, l'adjectif correspondant est fjolkunnigr. Com­
mentaire et description de tous les rites magiques dans Le Monde du
double. La magie chez les anciens Scandinaves.
flagiJ: type de créature monstrueuse, ou bien géante, ou bien sorcière, ou
bien les deux. A survécu longtemps dans la conscience populaire
puisque la saga de l'évêque islandais Guômundr (XIIIe siècle) nous le
montre aux prises avec une flagiJ.
fostbrœiJralag, fostbroifir: rite plus ou moins magique de la fraternité jurée
par lequel deux individus mêlaient leur sang, prononçaient un ser­
ment et se trouvaient liés de la sorte par une fraternité aussi contrai­
gnante que la consanguine. Motif récurrent dans les fornaldarsogur
(on peut aussi se reporter dans le présent ouvrage à la note 96 p. 84
de la Saga des Volsungar).
fostr, fostri: pratique répandue qui consistait à prendre l'enfant d'un autre
(un ami, un parent pauvre ou de rang inférieur) pour l'élever. Était
utile aussi pour élargir l'aire d'influence du clan.
ftilla: concubine. La pratique était banale dans la société nordique
ancienne. Un chef avait une épouse légitime et une ou plusieurs
concubines. Cela ne tirait pas à conséquence puisque seule (sauf si
l'époux faisait d'autres stipulations) l'épouse légitime entrait dans la
famille et avait droit à la succession.
fylgja: esprit tutélaire qui suit («accompagne», sens du verbe fylgja) un
Glossaire 1095

individu et représente son destin personnel. Qui voit sa fj,lgja sait


qu'il va mourir; voir Régis Boyer: «Lâme chez les anciens Scandi­
naves, hugr, hamt; fj,lgja» dans Heimdal n° 38, 1981.
jj,lki: en Norvège, province, district, division administrative.
garpr: fier-à-bras, m'as-tu-vu, individu méprisé par la communauté pour
cette raison.
goôi (fém. gyôja): initialement, a dû être l'officiant (éviter de dire prêtre)
chargé de l'exécution des rites païens. Le titre est demeuré, avec des
connotations élitistes.
goôorô et goôorôsmaôr: très difficile notion qui désigne un certain type de
pouvoirs et temporels et juridiques et moraux qu'exerçaient certains
chefs en Islande.
hamfor: opération magique par laquelle un individu pouvait amener sa
forme interne ou hamr à exécuter des déplacements dans le temps ou
l'espace à toutes sortes de fins. Peut revenir au thème de la migration
des âmes ou de la métempsycose. Celui qui était capable de cette
prestation était dit hamrammr («puissant par son hamr», voir ce der­
nier mot un peu plus bas) ou eigi einhamr («qui n'a pas qu'une seule
forme»).
hamingja: figure féminine, symbolique de la qualité de chance attachée à
une famille ou un clan.
hamr: la «forme» interne que possède tout individu, voir plus haut
hamfor.
heimanfj,lgja (et mundr): le premier de ces termes désigne la dot de la
mariée, le second, le douaire que devait apporter le marié.
heiti: figure convenue de la poésie scaldique, sorte de synonyme.
hersir: en Norvège, chef, le terme est ancien et a pu s'appliquer à un chef
de guerre (herr = «troupe», «armée»).
heror: «flèche de guerre» de type convenu que l'on faisait circuler parmi
ses partisans si se présentait un casus belli.
hirô, hirômaôr: la hirô est la «maison» d'un roi ou d'un grand de ce
monde, nous disions mesnie à égalité d'époque. Sa garde, si l'on veut,
mais aussi ses dignitaires importants, et encore les membres rappro­
chés de sa famille, ses fidèles, ses partisans, etc. Qui en faisait partie
était appelé hirômaôr (maôr = «homme»).
hneftafl (litt. «tables»): une sorte de jeu de tables, ressemblait à notre jeu
du renard et des agneaux.
holmganga: duel, pratique très répandue à l'époque. Se faisait souvent
dans un îlot, d'où son nom, holmr = «îlot». A pu suivre des règles
précises.
hundraô: «cent», en vérité la grande centaine germanique, soit 120.
1096 Sagas légendaires islandaises

jar!: désigne un personnage éminent (sans parler d'aristocratie, notion


étrangère à cette culture), venant hiérarchiquement juste après le roi,
mais certainement plus ancien que celui-ci. Correspondrait plus ou
moins à notre duc. Son domaine est appelé jarldomr. Semble avoir
initialement été lié plutôt à une famille ou un clan.
jol: la grande fête du solstice d'hiver, équivalent de Noël mais durant
beaucoup plus longtemps et donnant lieu à toutes sortes de sacrifices
rituels (blot, voir ce mot supra) d'animaux. Modernejul.
jotunn (ou risi): ces deux noms désignent des géants qui sont des créatures
primitives, peut-être les premières figures des dieux. jotunn est fabri­
qué sur le verbe eta, «manger», voyez l'anglais to eat ou l'allemand
essen, a donc pu renvoyer à«ogre».
kenning (pl. kenningar): une autre figure convenue de la poésie scaldique
(voir heiti plus haut), revient à une sorte de métaphore filée sur plu­
sieurs lignes.
knattleikr: jeu assez brutal de batte avec boule de cuir, en quelque sorte
ancêtre du base-ball, admet peut-être un autre nom: skinnleikr.
kolbitr: notion fort intéressante, s'applique à un jeune enfant puis jeune
homme que nous dirions «demeuré», qui reste au coin du feu (d'où
son nom: kolbitr = «mord-braises») puis, tout soudain, sort de sa
torpeur et, bien entendu, va devenir un grand héros.
kurteis, kurteisi (drengskapr): termes empruntés évidemment au français
courtois, courtoisie mais dans un sens plus social, plus physique
peut-être, moins moral. Cette dernière connotation convient mieux
au synonyme drengr, d'où drengskapr.
luor: le seul instrument de musique du Nord ancien, une sorte d'alpen­
horn.
mannbjorn (et varû/ft): les deux termes s'appliquent à des hommes qui
sont capables de se métamorphoser en ours (bjorn) ou en loup (ûlft).
Relève de la magie. Voyez nos loups-garous.
mannjafnaor: jeu très prisé selon lequel deux camps se choisissaient cha­
cun un champion et le défendaient par tous les moyens possibles.
Dégénérait souvent.
nio: rite magique qui consistait à flétrir la réputation de l'ennemi au prix
de toute une série d'opérations pratiques et symboliques, trancher la
tête d'un cheval, l'empaler sur un piquet gravé de runes, déclamer un
poème infamant.
Nornes: divinités du destin. En dépit de l'interprétation à la grecque
qu'en fait Snorri Sturluson dans son Edda en prose (il en voit trois
qu'il appelle Urôr, Verôandi et Skuld, passé, présent et avenir), il y en
avait une pour chaque être humain.
Glossaire 1097

ôfteskr: personne douée de seconde vue.


ondvegi: le «haut-siège» (le trône) dans lequel siège le maître de maison
(le roi). Avait une valeur rituelle sacrée.
rûna, rûnar: le terme admet deux acceptions. Très majoritairement, il
s'applique à l'écriture que les Germains possédèrent dès le ne siècle de
notre ère et qui, pou� des raisons diverses, fut abandonné et repris par
les Scandinaves. 11 n'a pas de valeur religieuse ni magique. Il s'ap­
plique à une écriture comme une autre. Mais il peut aussi - extrême­
ment rarement, notons-le bien - renvoyer à un signe ésotérique, un
secret chuchoté. Il faut quand même combattre d'ardeur l'opinion
qui veut en faire un signe magique. Voyez l'exploitation visiblement
ironique qu'en fait l'auteur de la Bôsa saga à propos de la « Prière de
Busla».
sax (français scramasaxe): épée courte (et courbe) à un seul tranchant.
sejôr, sejômaôr, sejôkona, sejôhjallr: le sejôr est le grand rite magique connu
de cette culture. De type avant tout divinatoire, voire prophétique,
mais peut également avoir des effets maléfiques. Est abondamment
décrit dans mainte saga et pas seulement les farnaldarsogur. Se prati­
quait selon tout un rituel élaboré abondamment décrit, notamment,
le pratiquant devait s'installer sur une espèce d'échafaudage ou sejô­
hjallr. Le texte de référence est la Saga d'Eirikr le Rouge, chap. 5.
sjdlfdœmi: pratique juridique connue, c'est le droit de juger seul que l'ac­
cusé accorde au plaignant, c'était lui faire grand honneur.
skdli: désigne la pièce principale de la maison scandinave médiévale.
strandhogg: s'applique à la descente sur «le rivage» (strand) dont avaient
coutume les vikings, un coup de main rapide, passager, une sorte
d'opération de commando, dirions-nous.
jdttr: c'est le nom d'une saga lorsqu'elle garde des dimensions minimes. Il
y en a un dans le présent livre à propos des fils de Ragnarr loôbr6k.
jing: c'est le nom de l'assemblée des hommes libres pour régler en com­
mun les problèmes législatifs, juridiques et commerciaux (ou
sociaux) mais sans prérogative exécutive. Se perd dans la nuit des
temps germaniques. Les participants avaient le droit de parole et les
décisions devaient être prises à l'unanimité.
troll: voyez d/ft, plus haut, car troll appelle le même commentaire. C'est
un géant le plus souvent dangereuY. Là encore, c'est l'Église qui le
dévaluera pour en faire le petit bonhomme du folklore norvégien
moderne.
vaômdl: désigne l'étoffe faite de la laine des moutons angoras de la Scan­
dinavie médiévale. On en faisait des vêtements de très haute qualité.
Le vaômdl en rouleaux servait souvent de monnaie d'échange.
1098 Sagas légendaires islandaises

Vieringr: nom du viking lorsqu'il opère à l'est (voir austrvegr) et non à


l'ouest. I.:Histoire voudra qu'en raison de leur jeunesse et de leur
énergie, les varègues aient été accueillis par le basileus (I'empereur de
Constantinople) pour faire partie de sa garde rapprochée. Ils dispa­
raîtront en tant que tels avec le mouvement viking (au cours du
XIe siècle donc) mais leur nom restera attaché à la garde impériale
même lorsqu'elle ne sera plus scandinave.
Valholl: c'est le nom que, dans la mythologie scandinave, porte le «para­
dis» où, en principe, se rendent les guerriers morts au combat et des­
tinés à assurer la survie de ce monde lors de l'affrontement
apocalyptique des Ragnarok. Les guerriers en question, ou einherjar
(guerriers uniques) sont choisis (désignés) par les valkyries, voir pro­
chaine entrée.
valkyries (skjaldmeyjar): créatures surnaturelles vouées au dieu Ôôinn et
chargées expressément, comme leur nom l'indique (val- = «hommes
tombés au combat», kyrja étant un déverbatif de kjôsa, «choisir»), de
choisir les occis appelés à peupler la Valholl en vue des Ragnarok.
Comme elles ont souvent une figure martiale, on les appelle volon­
tiers «vierges au bouclier» (sens de skjaldmeyjar). Elles jouent un rôle
important dans les poèmes héroïques de l'Edda.
vetrntRtr: litt. «nuits d'hiver», ce sont trois jours du mois d'octobre qui
inaugurent solennellement l'hiver. Donnaient lieu à festivités qui se
situaient vers la fin d'octobre, entre un mardi qui terminait l'été (il
n'y avait que deux saisons dans ce calendrier) et le samedi suivant,
qui inaugurait l'hiver.
vfkingr (masc.) et viking (fém.): il faut distinguer. Au masculin, tout le
monde sait de quoi il retourne. Notons seulement que, dans les tra­
ductions de textes latins apportés par l'Église, vikingr traduit le latin
tyrannus! Au féminin (le terme perd alors son «r» final), il s'agit de
l'expédition qu'entreprennent les vikings. Hann var f vfkingu, «il
était en expédition de vfkingr».
visa: nom d'une strophe dans un poème scaldique
volva: désigne la voyante ou prophétesse qui se manifeste en contexte
magique. Le chef-d'œuvre de l'Edda poétique s'intitule Voluspd, «Pré­
diction de la volva».
Table des matières
Introduction .......................................................7
Bibliographie sommaire ...........................................23
Deux mots sur la traduction .......................................25
Éléments de prononciation ........................................27
Carte du monde des sagas légendaires ...........................28-29

Saga des Volsungar ...............................................31


Saga de Hervor et du roi Heièlrekr ................................115
Saga de Ragnarr aux Braies velues .................................177
Dit des fils de Ragnarr ...........................................221
Chant de Krâka .................................................233
Saga des Vikings de J6msborg ....................................245
Saga d'Yngvarr le Grand Voyageur ................................353
Dit d'Eymundr Ryngsson ........................................383
Saga de Hr6lfr kraki .............................................405
Saga de Gautrekr ................................................501
Saga de Hr6lfr fils de Gautrekr ...................................543
Saga de Bârèlr ....................................................629
Saga des hommes de H6lmr .....................................675
Saga de Hr6lfr sans Terre .........................................741
Saga d'Oddr aux Flèches .........................................829
Saga de Ketill le Saumon .........................................947
Saga de Grîmr à la Joue velue ..................................... 969
Saga d'Egill le Manchot et d'Asmundr Meurtrier des Berserkir ......979
Saga de Sturlaugr l'industrieux .................................. 1015
Saga de B6si et de Herrauèlr ..................................... 1059

Glossaire ......................................................1091

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