Jeunes Et Djihadisme: Les Conversions Interdites
Jeunes Et Djihadisme: Les Conversions Interdites
Jeunes Et Djihadisme: Les Conversions Interdites
djihadisme
Les conversions interdites
Denis Jeffrey
Jocelyn Lachance
David Le Breton
Meryem Sellami
Jihed Haj Salem
JEUNES ET DJIHADISME
Denis Jeffrey
Jocelyn Lachance
David Le Breton
Meryem Sellami
Jihed Haj Salem
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Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publi-
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ISBN 978-2-7637-3021-9
PDF : 9782763730226
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Introduction........................................................................ 1
Chapitre 1
La radicalisation des jeunes djihadistes................................ 9
Denis Jeffrey
Comprendre l’incompréhensible....................................... 12
Une morale de l’extrême................................................... 20
Les extases fusionnelles...................................................... 26
Les djihadistes martyrs...................................................... 28
Terrorisme, terroristes et décapitation............................... 31
Les sunnites et les chiites................................................... 34
Le salafisme moderne........................................................ 38
L’islam radical................................................................... 40
Djihad et djihadiste........................................................... 42
Daech et Al-Qaïda............................................................ 42
La référence aux croisades................................................. 48
Laïcité et retour du religieux.............................................. 51
Religion et intégration des minorités religieuses
à la culture nationale....................................................... 56
Une identité meurtrière..................................................... 59
Références......................................................................... 70
Chapitre 2
Le djihadisme comme rite de virilité.................................... 75
David Le Breton
Individualisation............................................................... 75
Djihadisme....................................................................... 78
Reconversion de soi........................................................... 80
Radicalisation................................................................... 83
V
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
Une renaissance................................................................. 93
Rites de virilité.................................................................. 99
Glorifier la mort................................................................ 104
L’indifférence à la cruauté.................................................. 107
Références......................................................................... 112
Chapitre 3
Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie
postrévolutionnaire : altérité, corporalité et spatialité........... 115
Meryem Sellami et Jihed Haj Salem
De la haine de l’Occident à la volonté
d’effacer toute altérité...................................................... 118
De la déculpabilité à l’état agentique................................. 124
Le cas des djihadistes de la Tunisie postrévolutionnaire...... 128
Constitution du « sur-musulman »..................................... 130
La visagéité .................................................................. 131
Le mode vestimentaire.................................................. 131
L’odeur......................................................................... 131
L’emprunt d’un pseudonyme........................................ 132
La gestualité.................................................................. 132
La ponctuation du langage............................................ 133
La temporalité.............................................................. 133
L’habilitation physique.................................................. 133
Conversion par corps........................................................ 135
Les espaces de la conversion djihadiste.............................. 143
Les réseaux de prosélytisme........................................... 144
Les tentes de prosélytisme (khaimèt daawiya)................ 145
Les rencontres (meetings) de prosélytisme..................... 147
Les tournées de prosélytisme......................................... 147
Les réseaux d’endoctrinement idéologique ................... 148
Les sessions scientifiques............................................... 149
L’apprentissage du Coran.............................................. 149
L’isolement : Al-I’tikaf................................................... 150
VI
Table des matières
VII
Introduction
« Il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte
et, croyez-moi, le jour du triomphe des martyrs c’est
l’incendie universel. »
Jacques Lacan
C
e livre présente des idées pour comprendre le parcours de
jeunes séduits par une version radicale de l’islam qui les
entraîne dans la violence, le meurtre et la terreur. Une version
de l’islam inventée au nom d’une guerre « sainte » contre tous ceux
qui ne partagent pas leur vision du monde. Plus de 10 000 d’entre
eux auraient répondu à l’appel des recruteurs de l’État islamique au
cours des dernières années. Sur les 3 142 personnes signalées en France,
un quart d’entre elles sont mineures. Provenant de milieux sociaux
diversifiés et caractérisés par des histoires de vie singulières, ces jeunes
ont pourtant en commun d’adhérer à un islam guerrier et violent.
Cela signifie qu’une part non négligeable de la jeunesse occidentale
succombe désormais à la tentation terroriste.
Pourquoi les idéaux de l’État islamique, mêlant appel au meurtre
et sacrifice de soi, trouvent-ils un écho chez des jeunes de milieux
économiques diversifiés et qui n’ont parfois aucune relation antérieure
avec l’islam ? Comment comprendre les conversions « interdites » de
1
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
ces jeunes qui optent pour la haine ? Pourquoi les jeunes recrues de
l’État islamique acceptent-elles de commettre des attentats ? Comment
ces jeunes en arrivent-ils à désirer la mort au nom d’un idéal religieux ?
Sont-ils responsables de ce qu’ils font ? L’islam est-il une religion qui
mène irrémédiablement à la violence ? Est-ce qu’Internet est devenu
le principal outil de recrutement ? Comment les médias présentent-ils
les actes de terreur commis par les djihadistes ?
Il est normal de poser de telles questions si nous désirons réflé-
chir librement aux motivations de ces jeunes qui se sont laissé séduire
par Daech. Dans le présent ouvrage, nous allons utiliser les termes
Daech et État islamique (ÉI) pour nommer l’organisation djihadiste
dirigée par Abou Bakr Al-Baghdadi. C’est le 9 avril 2013 que l’État
islamique en Irak (ÉII) devient l’État islamique en Irak et au Levant
(ÉIIL ou Daech en arabe). Or, le 29 juin 2014, le chef de cette orga-
nisation terroriste s’autoproclame calife de l’État islamique. Depuis,
les termes Daech et État islamique (ÉI) sont communément utilisés.
En fait, Daech apparaît plus souvent dans les publications françaises,
alors que État islamique est systématiquement utilisé au Québec.
Même si ce dernier terme suscite une controverse du fait qu’il évoque
l’expansionnisme du groupe terroriste, nous utilisons les deux termes
sans toutefois entériner l’une ou l’autre de leurs significations poli-
tiques.
Nous n’allons pas ici aborder les causes historiques, politiques
et sociales de l’existence de Daech. D’autres spécialistes se sont déjà
commis à cet égard. Nous faisons référence à leurs travaux pour pré-
senter dans leurs grandes lignes, notamment dans le premier chapitre,
l’identité de l’ÉI, ses ambitions et ses ancrages religieux. Aucun des
auteurs de ce livre n’est habilité à distinguer ce qui est conforme à
l’islam et ce qui ne l’est pas. Nous n’allons donc pas discuter de la
validité des positions défendues par les djihadistes. Par contre, pour
situer le contexte des conversions d’un nombre considérable de
jeunes à l’ÉI, nous allons brièvement présenter ce qui distingue les
sunnites, les chiites et les salafistes, mais aussi ce qui départage l’islam
radical des autres versions de l’islam.
2
Introduction
3
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
4
Introduction
5
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
sans défaut, sans nuance, qui leur fournit une direction de conscience.
L’engagement dans le djihadisme sublime une vie terne et sans pers-
pective. Les uns et les autres se réfugient dans des stéréotypes de genre
qui leur donnent enfin une légitimité pour exister ; les filles comme
épouses et mères alors que les jeunes hommes se donnent à corps
perdu dans un rite de virilité qui les rapproche des tueurs scolaires.
On y trouve le même ressentiment, le même sentiment de puissance
sur les autres, la même volonté d’accéder à la notoriété par la mort
des autres.
Dans le troisième chapitre, Meryem Sellami et Jihed Haj Salem
tentent d’élucider les logiques subjectives de l’adhésion au djihadisme
chez les jeunes. Ils retracent d’abord les jalons de l’évolution de l’idéo-
logie djihadiste tout en la distinguant du mouvement néofondamne-
taliste, désigné par le terme de « salafisme ». Ensuite, ils explorent la
notion de soumission à l’autorité qui conduit au passage à l’acte chez
des jeunes endoctrinés qui ne souffrent pas nécessairement de patho-
logies mentales. Puis, à partir d’une enquête ethnographique réalisée
dans un quartier pauvre de Tunis par Jihed Haj Salem, le texte projette
le lecteur au cœur des pratiques quotidiennes des jeunes séduits par
l’idéologie djihadiste. Leur engagement politique est analysé comme
une résistance au regard des États considérés comme mécréants,
hypocrites et délaissant leurs jeunes. Le corps est investi d’une mission
divine dans leurs représentations et doit se plier à une hygiène de vie
ainsi qu’à un rapport au temps différent de ceux des « non-musul-
mans », la musique, le chant et les sports sont autant de champs
exploités par les adeptes afin d’y conforter le mode de vie auquel ils
aspirent. Le totalitarisme s’imprime ainsi dans l’intime et traverse
toutes les activités de la vie quotidienne pour les ériger en espaces de
contestation politique.
Dans le dernier chapitre, Jocelyn Lachance explore en profon-
deur le rôle de l’image dans la contamination de l’imaginaire collectif,
en posant la question de la vulnérabilité des adolescents confrontés
aux informations disponibles. En comparant le traitement des atten-
tats terroristes de Munich (1972), de New-York (2001) et de Paris
6
Introduction
7
Chapitre 1
La radicalisation des jeunes djihadistes
Denis Jeffrey
P
resque 15 ans après les attentats du 11 septembre 2001 à New
York, et moins d’une année après les attentats de Charlie Hebdo
survenus le 7 janvier 2015, Paris a connu des attentats le
13 novembre 2015, revendiqués par le groupe terroriste État islamique,
qui ont fait 130 morts et plus de 350 blessés. Les attentats de Paris
marquent un point culminant dans la terreur, non pas par l’ampleur
du massacre, mais parce que des espaces publics où se partagent la joie
et le bonheur d’être ensemble ont été directement visés. D’autres
attentats plus récents visaient également les modes de vie des
Occidentaux. Pensons notamment aux attentats de Bruxelles du
22 mars 2016 revendiqués par l’ÉI ou à ceux de Ouagadougou du
15 janvier 2016 revendiqués par Al-Qaïda au Maghreb islamique lors
desquels sont décédés six Québécois en mission humanitaire. Ces
attaques meurtrières visaient à terroriser des Occidentaux qui, voya-
geurs, diplomates ou militants d’une ONG, vaquaient à des occupa-
tions de loisir. On se souvient également des attentats de Tunis du
18 mars 2015 au musée du Bardo où 24 personnes dont 21 touristes
ont trouvé la mort, et de ceux du 26 juin 2015 dans une station
* Il y a toujours dans notre enfance un moment où la porte s'ouvre pour laisser entrer l'avenir.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
COMPRENDRE L’INCOMPRÉHENSIBLE
Il y a beaucoup de fils à démêler pour comprendre les conver-
sions désormais interdites par nombre de pays occidentaux à l’isla-
misme radical. Plusieurs chemins mènent à la radicalisation religieuse.
Il y a notamment ces individus désillusionnés et en profonde crise
identitaire qui cherchent une bouée de sauvetage dans une cause
absolutiste en vue de trouver un sens à leur existence. Les conséquences
sont l’adhésion dogmatique à un ordre de vérités jugées intouchables,
le dévouement aveugle à une autorité suprême et la solidarité indé-
fectible avec leur groupe. Les djihadistes kamikazes des attentats de
Paris ou de Bruxelles et nombre de ces jeunes qui partent sur le front
syrien pour combattre auprès de Daech ne sont pas tous des musul-
mans ou des ressortissants d’un pays arabe. Olivier Roy note que la
Belgique fournit plus de djihadistes pour Daech que l’Égypte, pro-
portionnellement à la population musulmane présente sur le territoire
(2015, p. 14). La conversion de jeunes Québécois à l’islamisme radical
le montre également. Pensons aux attentats du 20 octobre à Saint-
Jean-sur-Richelieu contre des militaires canadiens commis par Martin
Rouleau et ceux du 22 octobre 2014 à Ottawa commis par Michael
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
2. Les termes « cités » ou « zones » sont utilisés en France pour nommer des territoires
peuplés de HLM, souvent en périphérie des centres urbains, habités par les classes
sociales défavorisées dont nombre de migrants venus de l’Afrique et du Moyen-
Orient.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
les autres femmes. Pour eux, une femme qui pratique une libre
sexualité est déclassée pour le mariage puisqu’elle a perdu sa chasteté.
Du coup, les jeunes garçons oscillent entre la morale sexuelle religieuse
et les modes de vie modernes où la sexualité est devenue un choix
personnel, un choix réflexif (Giddens, 2004). Daech les sort de cette
oscillation en leur faisant croire que les traditions sexuelles fondées
sur le patriarcat sont préférables aux libertés sexuelles modernes qui
nécessitent le consentement mutuel. Pour ceux qui ont connu le
machisme brutal des cités, le choix pour Daech, qui pose leur virilité
au pinacle, va de soi. Leur hypervirilisation est perçue comme une
norme refoulée par les Occidentaux qu’ils retrouvent comme un trésor
perdu (Jeffrey, 2012).
Nombre de jeunes sont séduits par la morale djihadiste qui
propose des réponses claires et définitives pour expliquer la souffrance,
le sens à la vie, la sexualité et la rédemption. Ils croient trouver dans
les vérités coraniques littérales les fondements de leur émancipation.
Ils considèrent que leurs traditions morales familiales les handica-
paient. Les embûches scolaires et sociales qu’ils ont rencontrées sont
devenues les murs de leur propre Guantanamo. Ils acceptent doréna-
vant l’ordre dogmatique de Daech pour se sortir de traditions fami-
liales qui les enfermaient dans un carcan moral. Pour eux, la morale
fanatique de Daech est perçue comme une forme d’émancipation à
côté de la morale familiale.
Certains jeunes vivaient par contre dans une famille où les règles
morales n’étaient pas si contraignantes. Ils ont été socialisés par leur
famille et l’école aux libertés individuelles (liberté d’expression, liberté
de conscience, liberté de religion, liberté amoureuse, etc.). Mais
plusieurs d’entre eux n’arrivaient pas à assumer ces libertés. Dominique
Schnapper écrit à cet égard : « Ce qui est vécu comme une liberté et
une responsabilité peut aussi être ressenti par d’autres comme une
absence de sens. Le dogmatisme le plus fanatique et le plus simple
vient alors donner ce sens, et d’autant mieux qu’il est plus fanatique
et plus simple. » (2015, p. 47) Il n’est pas inutile de se demander si le
système scolaire, en France, en Belgique et au Québec, fait son travail
pour socialiser tous les élèves aux mêmes valeurs humanistes, surtout
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
4. Darth Vader retrouve son humanité et revient aux forces du bien lorsqu’il retrouve
un peu d’empathie à l’égard de son fils Lucas, le héros de la série.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
l’habitude des armes, des rixes, des combats contre un gang. Ils
connaissent déjà la violence. Ils savent s’en servir pour arriver à leurs
fins. Dans la secte djihadiste, ils découvrent des nouvelles possibilités
de violence. En fait, ils apprennent qu’ils peuvent tuer un civil pour
le seul plaisir de le tuer puisqu’il est un non-converti. Ils entrent alors
dans l’érotisme du meurtre. Pour eux, il n’y a plus de retour en arrière.
Le sacrifice de soi devient la seule option envisageable.
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
6. La citation d’origine est celle-ci : « Enfin, nous disons ceci au peuple américain :
étant donné que vous soutenez votre gouvernement dans ses crimes contre nos
femmes et nos enfants, sachez que nous répondrons par la mort. Nous vous avons
préparé des hommes qui aiment la mort autant que vous aimez la vie. Et si Dieu
le veut, nous vous surprendrons : vous serez tués ainsi que vous tuez, l’avenir le
montrera. » [En ligne]. [http ://infostrat.tumblr.com/post/26819611476/nous-
aimons-la-mort-plus-que-vous-naimez-la-vie].
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
chez eux une excitation morbide, mais profonde. La mort est désirée
pour en jouir comme d’autres désirent être aimés. Ici encore, il y aurait
lieu de reprendre les profondes analyses de Georges Bataille pour
souligner comment cet acte ultime de transgression de l’interdit de
la mort crée une jouissance sans limites. Une jouissance qui, dans les
termes freudiens, est l’état de total abandon ou de total relâchement.
Freud parle aussi d’un état océanique ou d’un état de plénitude dans
lequel baigne un individu sans souffrance, sans inquiétude, sans souci
pour demain. En fait, la mort devient un mode de résolution des
tensions psychiques.
Évidemment, la mort sacrificielle n’a pas une fonction théra-
peutique ou cathartique. Pour le kamikaze, c’est la fin, mais pour les
victimes, c’est l’horreur. Le sacrifice du terrorisme ne sert pas comme
tel une cause. Il est plutôt de l’ordre du nihilisme, du refus d’adhérer
à des valeurs qui préparent l’avenir. Olivier Roy (2015, p. 27) se
demande si nous n’avons pas affaire à un nihilisme suicidaire qui n’est
pas très différent du nihilisme des jeunes de Colombine en 1999 qui
ont tué plusieurs de leurs pairs et des enseignants. On peut parler de
folie passagère, mais inspirée par l’idée que la vie n’a pas d’issue. La
solution finale devient alors la seule option. Par conséquent, les
motivations des jeunes djihadistes ont des liens de parenté avec celles
de jeunes qui, séduits par une cause radicale, s’autorisent les pires
crimes. Ce sont souvent de jeunes « paumés », avec une conscience
déchue, obsédés par l’unique idée de la mort.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
« Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu (Allah) et Mohammed est le
messager de Dieu » ; 2. Les cinq prières de la journée avec la proster-
nation en direction de la Mecque ; 3. L’aumône (zakat) ; 4. Le jeûne
du ramadan, entre l’aube et le crépuscule, qui a une durée d’un mois ;
5. Le pèlerinage à la Mecque (hajj) au moins une fois dans la vie.
La scission entre sunnites et chiites, qui sont deux doctrines
musulmanes divergentes, remonte à l’origine de l’islam. À la mort du
Prophète, en 632, se pose la question du prochain calife, c’est-à-dire
de son successeur. Le mot calife signifie successeur. Les chiites se
réclament de la succession d’Ali, neveu du Prophète, alors que les
sunnites s’inscrivent dans la lignée d’Abou Bakr, l’un de ses proches
compagnons. Au début de l’islam, les sunnites veulent nommer leur
prochain chef selon les traditions tribales. Ils rassemblent alors les
compagnons du Prophète et les chefs des tribus qui désignent Abou
Bakr. De leur côté, les chiites pensent que le successeur doit être Ali,
son neveu, parce que le Prophète l’aurait voulu ainsi. De plus, le choix
du prochain chef est pour eux une prérogative divine, et doit se faire
selon des critères divins et non selon des critères humains. Ainsi, dès
l’aube de l’islam éclatent des guerres de clans entre chiites et sunnites
qui se poursuivent encore aujourd’hui. Évidemment, en plus des
arguments conflictuels d’autrefois se sont ajoutés des nouveaux argu-
ments de conflit, notamment des arguments géopolitiques.
Les chiites et les sunnites lisent le même Coran, mais n’accordent
pas la même importance aux différents hadiths7 du Prophète. Aussi,
pour les chiites, l’imam détient une place centrale et fait l’objet d’une
grande dévotion8. Il a un pouvoir qui se situe au carrefour de la poli-
7. Les hadiths sont les paroles (non révélées), les enseignements et les actions du
Prophète.
8. Les tensions entre catholiques et protestants en France au XVIe siècle n’étaient
pas moins violentes. Ni les tensions entre Irlandais catholiques et protestants à
Belfast. Dans la France du XVIe siècle, François Ier condamne Luther en 1540 et
qualifie les protestants d’hérétiques. Un hérétique est alors brûlé vif sur le bucher.
La liberté de culte leur sera donnée en 1562, mais des fanatiques comme le duc
français de Guise, surprenant une messe protestante, se met en colère et massacre
ceux qui y participaient. Cette tuerie marque le début d’une guerre de religion
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
LE SALAFISME MODERNE
Il s’agit d’une doctrine de l’islam qui met en avant un code
moral basé sur une lecture rigoriste du Coran. Selon Henry Lauren :
« La résurgence contemporaine du salafiste est due au choc créé par
les impérialismes européens, l’idée s’impose que, si l’Occident détient
le pouvoir, eux ‘‘ détiennent la vérité ”. Pour ces gens, l’islam cesse
d’être une adoration de Dieu pour devenir un anticolonialisme
accompagné d’une utopie politique : revenir à la Mecque des premiers
temps, société parfaite et contre-modèle de l’Occident. Comme l’a
dit le grand professeur Wilfred Cantwell Smith (1916-2000) :
‘‘ Lorsque les musulmans n’adorent plus Dieu, ils adorent leur reli-
gion ”. » (2015, p. 54)
Les salafistes sont des conservateurs doctrinaires reconnus pour
affirmer un patriarcat hyper-sexiste, c’est-à-dire une supériorité et une
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
L’ISLAM RADICAL
Islam, islamisme, islam radical et djihadisme ne recèlent pas les
mêmes significations. L’islam radical porte un projet politique et
cherche à imposer la charia à l’échelle planétaire. Ses tenants se nour-
rissent des idéaux salafistes prônés par des prédicateurs qui refusent
le pacifisme inter-religieux. Daech trouve dans l’islam un ensemble
de justifications morales pour tuer, pour violer, pour détruire et pour
terroriser les populations. En fait, ils adhèrent à une interprétation
millénariste et dogmatique des sourates et des hadiths du Prophète.
Le manichéisme de leur position les amène à diaboliser les non-
convertis à leur entreprise guerrière.
Pour eux, il n’existe qu’une seule religion, un seul Dieu, une
seule vérité. Ils n’acceptent pas la différence, la diversité, le relativisme
des modes de vie. Les djihadistes se revendiquent d’un islam pur des
origines qui n’a jamais existé. Cet islam des origines, ils vont l’inventer,
y croire et se glorifier d’y appartenir. Ils vivent dans un présent éternel
qui efface les héritages du passé et les promesses d’avenir. On se sou-
vient qu’ils ont fracassé des œuvres d’art assyriennes du musée de
Mossoul, qu’ils se sont employés à ravager l’héritage mésopotamien,
à effacer les fresques religieuses irakiennes, syriennes et moyen-orien-
tales pour motif de polythéisme. Le choix de gommer le passé sert
leur dessein ténébreux. Les djihadistes de l’ÉI s’expulsent de l’histoire
de l’humanité, de notre mémoire civilisationnelle commune. Ils
évitent ainsi de s’inscrire dans la filiation qui nous lie tous à la même
histoire humaine universelle. En s’attaquant aux monuments histo-
40
1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
DJIHAD ET DJIHADISTE
Dans la tradition musulmane, il y au moins deux versions du
djihad, soit le petit djihad et le grand djihad. Le prophète Mohammed
aurait déclaré au retour d’une expédition guerrière : « Nous voici de
retour du djihad mineur (al-djihad al-ashgar) ; il nous reste à livrer le
djihad majeur (al-djihad al-akbar) : celui des âmes. » Le petit djihad
concerne la guerre sainte, alors que le grand djihad touche au combat
sur soi-même pour se rapprocher de la pureté divine. Ce second
djihad, en fait, renvoie au combat intérieur qui, dans la vision du
Prophète, a plus de valeur et serait plus difficile à réaliser. Il vise le
dépassement de soi, la maîtrise de ses propres passions. Pour les pen-
seurs de l’ÉI, le petit djihad doit être mis en avant afin de combattre
les ennemis de l’islam. Ils se réfèrent au Coran où il est question de
lutte armée pour propager l’islam. Ils interprètent à leur manière ce
passage pour justifier la lutte contre les infidèles, mais aussi l’esclavage,
les égorgements, les viols et les assassinats. Comme nous l’avons déjà
souligné, l’ÉI accentue l’horreur des violences pour créer une situation
de menace permanente. C’est une tactique connue des régimes auto-
ritaires qui maîtrisent la population par la peur. C’est ce que fait l’ÉI
dans les territoires conquis même s’il apporte un soutien à la popu-
lation.
DAECH ET AL-QAÏDA
L’ÉI est né il y a à peu près dix ans dans l’ombre d’Al-Qaïda en
Irak. Selon Leblond (2015, p. 66), l’organisation a profité du chaos
produit par l’intervention américaine en 2003 pour installer son
42
1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
pouvoir dans une grande partie de l’Irak. À partir de 2011, l’ÉI étend
son influence en Syrie, profitant également du chaos suscité par la
guerre contre Bachar Al-Assad. Le 9 avril 2013, l’État islamique en
Irak devient l’État islamique en Irak et au Levant (Daech). Quelques
mois plus tard, Daech impose sa suprématie sur le groupe Jabhat al
Nosra soutenu par Al-Qaïda. Ces deux organisations terroristes riva-
lisent dorénavant pour s’approprier le territoire syrien. La ville de
Raqqa, prise en juin 2013, est désignée capitale politique et militaire
de leur prétendu « État » qui s’étend sur un territoire aussi vaste que
l’Angleterre.
Le 29 juin 2014, Abou Bakr Al-Baghdadi s’autoproclame calife
des musulmans. L’État islamique d’Irak et du Levant (Daech) devient
alors l’État islamique (ÉI) du fait que son chef veut rétablir un califat
sur l’ensemble des pays musulmans10. L’ÉI constitue alors une orga-
nisation militaire et terroriste qui cherche à regrouper tous les musul-
mans dans une seule identité (Oumma). C’est actuellement la
confrérie djihadiste la plus puissante du monde en termes d’effectifs
et de financement.
Abou Bakr Al-Baghdadi rêve en effet de faire renaître un ancien
califat du VIIIe siècle11 sur une partie du territoire du Moyen-Orient.
Ce nouvel État serait régi par les lois coraniques, dites charia, et
gouverné par un seul chef qui aurait en main les pouvoirs politiques
et religieux. À cet égard, la stratégie de Daech diffère radicalement de
celle d’Al Qaïda qui n’avait pas d’ancrage territorial. Hélène Thiollet
écrit à ce sujet : « Contrairement à Al Qaïda, qui se pense comme un
réseau, l’État islamique a privilégié une stratégie d’ancrage territorial,
en ciblant des ennemis proches, en nouant des alliances locales sur
une base tribale, en pratiquant le nettoyage ethnique (yazidis d’Irak
10. Même si l’ÉI refuse les frontières, dans la pratique, il renonce, souligne Luizard,
à conquérir les territoires chiites et kurdes en Irak : « Localement, la majorité des
soldats sur lesquels il s’appuie sont d’origine tribale, mais les troupes se com-
posent de combattants étrangers, tchétchènes, ainsi que de jeunes provenant de
plus d’une centaine de pays. » (2015, p. 153)
11. Il fait référence à un ancien califat abbasside de Rakka qui a régné quelques années
sur ce territoire au VIIIe siècle.
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12. C’est également en 2006 (30 décembre) que meurt pendu Saddam Hussein.
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le Pape Jean Paul II, le 13 mai 1981, avait écrit : « J’ai décidé de tuer
Jean Paul II, commandant suprême des croisés. » (2015, p. 6) Il croyait
en une idée fort répandue au Moyen-Orient. Pour plusieurs musul-
mans, le temps des croisades constitue un événement historique
marquant. Pensons notamment à Saladin (1137-1193) qui a réussi à
rassembler des tribus qui s’entredéchiraient pour vaincre les croisés.
Son nom signifie « rectitude de la foi ». Ce grand chef d’État est un
homme pieux, généreux et un fin stratège qui soigne son image. C’est
le 2 octobre 1187 qu’il gagne une bataille décisive sur les croisés en
reprenant Jérusalem.
Des dirigeants bien connus du monde arabe tels que l’ancien
président égyptien Gamel Abdel Nasser, l’ancien président irakien
Saddam Hussein ou l’ancien président libyen Muammar al-Kadhafi
se nourrissaient des récits des croisades (L’OBS, 2015). Ils ont tous
rêvé d’être un Saladin moderne. L’idée de croisade est également
reprise par l’ancien président américain Georges Bush en 2002 alors
qu’il cherche à déclencher une guerre contre l’Irak. Évidemment, Bush
simplifie à outrance son argument en disant que telle est la volonté
de Dieu. Alors que la plus grande majorité des Occidentaux conservent
un souvenir lointain des croisades du Moyen Âge chrétien, nombre
de musulmans du Moyen-Orient cultivent ce récit, car il est fondateur
de la possible unité de tous les musulmans dans une seule commu-
nauté. Aussi, les croisades, celles du Moyen Âge comme celle du
président Bush, sont interprétées comme l’expansionnisme des reli-
gions chrétiennes occidentales sur les pays musulmans. On peut citer
à cet égard ce texte d’un auteur musulman : « Hier, l’Occident euro-
péen, sous couvert de religion, s’est mis à dominer le Proche-Orient ;
aujourd’hui, l’Occident fait la même chose avec les États-Unis
d’Amérique à sa tête, sous couvert de guerre contre le terrorisme et
de réparation, en fait pour étendre son influence sur l’ensemble des
pays islamiques. Certes, nous n’assistons pas aux mêmes événements,
mais nous sommes les témoins du déploiement du même esprit croisé,
fanatique et tyrannique. D’où l’importance d’étudier l’histoire, et
notamment la période des croisades : les événements actuels ne sont
rien d’autre qu’un accomplissement du projet des croisés. C’est pour-
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14. Le terme « démocratie de droits » est un raccourci pour nommer un régime poli-
tique qui protège les libertés individuelles.
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5. Des traditions. Une religion s’institue sur des textes sacrés qui
révèlent un ordre du monde. Ces textes sacrés sont rituellement
répétés d’une génération à une autre. Les textes sacrés imposent des
interdits, des croyances et des pratiques relatives aux choses sacrées.
Les relations qui lient entre elles les dieux, les hommes et le sacré se
fondent sur l’observance des interdits. La transgression d’un interdit
met en péril l’ordre même du monde.
6. La ferveur, la piété et la foi. Les institutions religieuses cesse-
raient d’exister si les individus n’éprouvaient plus un sentiment de
piété ou de respect cultuel. Les églises se vident lorsque les individus
cessent de croire.
7. Des espaces consacrés. Dans toutes les religions, des espaces
sont désignés pour abriter la divinité, les choses sacrées, des lieux
cultuels, etc.
8. Des temporalités distinctes. Dans toutes les religions, le temps
est divisé en périodes vouées aux affaires religieuses et aux affaires non
religieuses.
9. Un Dieu, un tout autre, un transcendant, une force supérieure,
des divinités, l’absolu, l’indicible. Dans la plupart des religions, il existe
des forces divines ou surnaturelles qui s’incarnent dans une divinité
unique (monothéiste) ou dans une multitude de divinités (poly-
théiste). Les mots pour nommer une divinité sont multiples.
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accorde une foi profonde dans les narrations identitaires acquises dans
l’enfance et l’adolescence voudrait-il la remettre en question !
Les jeunes djihadistes choisissent volontairement d’adhérer à
une narration identitaire unique, celle de l’ÉI, qui leur laisse peu
de libertés morales. On leur impose une pensée commune, des com-
portements communs, un code vestimentaire commun. Ces jeunes
sont appelés à obéir à un ordre symbolique dogmatisé plutôt que de
se réinventer en se ressourçant dans les narrations identitaires de la
modernité. Pourquoi refusent-ils, en somme, d’explorer les narrations
de la modernité occidentale ? Voyons d’abord ce que contiennent ces
narrations avant de répondre à cette question.
Les narrations à l’origine de l’identité moderne puisent leur
source, depuis René Descartes, et peut-être même depuis le
Quattrocento, à cette immense entreprise qui consiste à soumettre à
la raison critique tout savoir acquis. Ces narrations, comme plusieurs
auteurs l’ont montré (de Romilly, 2000 ; Jacques, 2002), a bien sûr
ses sources lointaines dans la pensée gréco-latine qui, à la Renaissance
(XIIIe-XVe siècles), devient une référence incontournable pour se
penser et interpréter le monde. Les narrations de la modernité sont
marquées par le projet de déconstruction des positions d’autorité. Il
faut comprendre le concept d’autorité dans un sens large : l’autorité
des pouvoirs surplombants, l’autorité des textes révélés et des vérités
religieuses, l’autorité des us et coutumes. Un grand nombre d’individus
des pays occidentalisés se reconnaissent maintenant dans les narrations
identitaires de la modernité qui ont maintenant plus de cinq cents
ans d’histoire. Elles sont portées par trois grands principes : la Raison
laïque contre l’obscurantisme religieux, le Progrès moral, politique,
économique et technoscientifique, et la Reconnaissance du sujet
autonome et souverain contre les diverses formes d’assujettissement,
de mépris et de ségrégation.
L’histoire de la pensée occidentale, depuis le XIVe siècle, permet
de retracer la naissance et le rayonnement de ces principes. En fait,
les apports intellectuels qui ont conduit à la consolidation de ces trois
principes sont multiples. Parmi ceux-ci, il y a lieu de considérer,
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15. Anders Behring Breivik, né le 13 février 1979 à Oslo, est un terroriste norvégien
qui a assassiné le 22 juillet 2011 en Norvège 77 personnes en plus d’en blesser
151 dans une tuerie de masse qui visait exclusivement des enfants. Il avait d’abord
commis un attentat meurtrier à la bombe dans un édifice gouvernemental, qui a
fait 8 morts.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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1 • La radicalisation des jeunes djihadistes
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Chapitre 2
David Le Breton
INDIVIDUALISATION
L
’individualisation, et donc la particularisation du sens, en
libérant des traditions ou des valeurs communes, dégage
l’individu de toute autorité. Chacun devient son propre maître
et n’a de comptes à rendre qu’à soi-même. Le monde devrait être sans
contrainte et toujours à la disposition de l’individu pour répondre à
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
ses initiatives. Le lien social est plus une donnée d’ambiance qu’une
exigence morale. Pour certains même, il n’est plus que le théâtre
indifférent de leur déploiement personnel. Le lien à autrui est souvent
facultatif, il n’est plus une donnée d’évidence. L’individu contempo-
rain ne dispose plus de grands récits communs pour alimenter son
existence de valeurs et de significations. Il en arrive à voir les autres
sous la forme d’une masse, et le lien au social est converti en une sorte
de face à face. Il ne comprend pas que l’on ne réponde pas immédia-
tement à ses exigences, il ne supporte pas qu’on le néglige, et il
requalifie aussitôt ses interlocuteurs en ennemis ou en trouble-fêtes.
Sans autorité morale extérieure et à défaut d’avoir intégré les autres
en soi, il tend à se considérer comme seul comptable de son jugement
sur le monde. Les comportements des autres à son égard lui paraissent
arbitraires s’ils ne vont pas dans le sens auquel il aspire. La loi est
désinvestie, seule prime celle de son propre désir. Il sait profiter des
droits que la société lui confère, mais il les récuse souvent pour les
autres. Un monde en perpétuel changement et qui le sollicite en
permanence pour l’amener à s’ajuster sans toujours se retrouver induit
désarroi et désorientation. Il faut sans cesse puiser dans ses ressources
pour ne pas perdre sa place, au risque de ressentir l’inconsistance de
soi, le doute radical sur le sentiment de sa continuité au fil du temps.
L’identité se fait fragile, fragmentée, indécise, le corps à corps venant
éventuellement à la place de repères de sens ou de valeurs partagés
(Le Breton, 2007). D’autant que la mondialisation économique et la
généralisation du marché tendent également à globaliser les difficultés
sociales et notamment la violence.
Rançon de l’individualisation du lien social, l’individu contem-
porain est souvent hanté par un souci de reconnaissance qui lui
manque. D’où le ressentiment et la conviction courante de ne pas
être jugé à sa juste valeur qui touche certains individus qui ne cessent
de ruminer leur échec en l’imputant aux autres. Ainsi, par exemple,
dans la nuit du 26 mars 2002, Richard Durn abat huit conseillers
municipaux de Nanterre et en blesse dix autres. Arrêté, il se suicide
le 28 mars en se jetant d’une fenêtre. « Je n’ai pas vécu, je n’ai rien
vécu à trente ans, avait-il dit dans son journal. Je suis fatigué de
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
constater que le temps passe et que je n’ai rien. […] Je ne peux plus
être au bas de l’échelle et voir tous les gens que j’ai côtoyés, progresser
dans la vie. » (Durn et al. 2010, p. 34) Il évoque ensuite les étapes à
ses yeux normatives du cheminement personnel : vie en couple, indé-
pendance financière, rupture avec la famille, réussite professionnelle,
etc. Il dit avoir raté ses études, avoir peur de travailler et de prendre
des responsabilités et eu des échecs avec les femmes. « Depuis des
mois, les idées de carnage et de mort sont dans ma tête. Je ne veux
plus être soumis, je ne veux plus manquer d’audace et me planter.
Pourquoi devrais-je me détruire et souffrir seul comme un con ? Même
si on me maudira, si on me prendra pour un monstre, je ne me sen-
tirai plus floué et humilié. ». Trois ans plus tard, le 2 janvier 2002, il
formule la même plainte : « Je ne mérite pas de vivre. Mais je dois
crever au moins en me sentant libre et en prenant mon pied. C’est pour
cela que je dois tuer des gens. Une fois dans la vie, j’éprouverai un
orgasme. J’éprouverai le sentiment de puissance d’être quelqu’un […].
Le conformiste que je suis a besoin de briser des vies, de faire du mal
pour au moins une fois dans sa vie avoir le sentiment d’exister […].
Pourquoi continuer à faire semblant de vivre ? Je peux juste pendant
quelques instants me sentir vivre en tuant. » Aux policiers qui l’inter-
rogent, il déclare : « Je n’ai pas atteint un idéal d’humanisme et m’étant
laissé aller au désœuvrement et à l’échec, j’ai voulu tuer pour prendre
une futile et infantile revanche sur moi-même et sur ces symboles de
puissance qu’ils constituent. » (Durn et al., 2010, p. 34 et suiv.)
Devenu l’artisan des significations avec lesquelles il vit, l’individu est
le seul à réguler ses émotions, pour le meilleur tant qu’il éprouve le
sentiment d’un contrôle de son existence, mais au risque du pire s’il
sent que sa vie lui échappe.
Le djihadisme est lui aussi une perversion de cette lutte person-
nelle pour la reconnaissance qui passe par la mise à mort des autres
au nom de Dieu, comme imposition brutale de soi dans la vengeance.
Tuer est une manière d’exister de manière grandiose et d’entrer
enfin par effraction dans la reconnaissance sociale. L’une des sources
de recrutement tient dans cette quête éperdue d’une signification à
son existence et d’une reconnaissance par les autres, ici la Oumma
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
DJIHADISME
La sphère du religieux en France est aujourd’hui en poussière.
La pratique ne cesse de diminuer, de nombreux lieux de culte sont
désaffectés, faute d’assistance. À l’exception sans doute de l’islam, les
autres monothéismes sont en crise et ne donnent plus à la jeunesse
les aspirations à la transcendance, ou plus simplement les réponses à
la question du sens de la vie. Leur autorité est disqualifiée ou relativisée.
Le désenchantement du monde ne cesse de gagner du terrain. Nos
sociétés prodiguent un bien-être matériel, mais laissent en friches les
aspirations à une forme quelconque de transcendance. Le consumé-
risme ne colmate pas l’aspiration au sens ni la recherche d’un sacré
qui justifie d’exister. Certes, le religieux ne disparaît pas, il se fragmente
à l’infini, il se recompose selon les subjectivités, il tend à se transformer
en une forme intime de spiritualité. Le croire s’individualise et s’ar-
range avec le pluralisme des systèmes de croyance sur le marché.
L’islamisme radical est l’une des propositions à la carte pour des
jeunes, hommes et femmes, en rupture de perspective et en quête de
références puissantes. Il possède cet avantage de la simplicité et de la
réduction à quelques mots d’ordre puisqu’il s’agit d’un islam réinventé
au nom d’une guerre sainte autoproclamée contre les mécréants du
monde entier, y compris même contre les musulmans jugés trop tièdes
ou pervertis par les valeurs occidentales. Cet islam, ou plutôt ce kit
islamique, efface les doutes, les ambiguïtés, les ambivalences et les
nuances ; il tranche dans le vif entre le vrai et le faux, le moral et
l’immoral et il donne des réponses sans appel aux comportements
requis. Le propos revient souvent, par exemple chez les radicalisés :
« Il n’y a pas de doute dans l’islam. » Le doute est l’entrée dans l’hérésie.
À travers ce rigorisme sans faille, l’adepte reçoit les réponses qui lui
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
compter tous les musulmans qui sont leurs premières victimes lors
des attentats ou des combats en Syrie ou ailleurs. Daech est en guerre
contre le monde entier, contre tous ceux qui ne lui ont pas prêté
allégeance.
Le djihadisme s’est transformé en quelques années en modèle
de contagion sociale, il a « pris » dans le tissu social de nos sociétés,
car il répond à sa manière brutale à des attentes jusqu’alors inavouées.
Il était attendu par des milliers de jeunes qui échouaient à donner un
sens à leur vie. Il se diffuse en toute évidence en donnant une solution
à ceux qui n’y avaient jamais songé et qui en d’autres temps auraient
été marxistes ou trotskystes ou adeptes des groupuscules terroristes
des années 1970.
RECONVERSION DE SOI
Depuis 2013 et la guerre civile en Syrie le djihadisme touche
les jeunes générations, mais une infime minorité. Ce sont des hommes
qui ont grandi dans les sociétés occidentales, dans des familles musul-
manes pour la plupart, mais de nombreux autres dans des familles
catholiques ou athées. Le djihadisme est une réponse tragique et
nihiliste à la question du sens et de la valeur de leur existence pour
un certain nombre de jeunes qui se sentent en porte-à-faux avec le
monde, en échec personnel ou en manque de spiritualité. Le jeune
radicalisé retire un sentiment intime de force ; sa fragilité se dissout
dans la puissance réelle ou fantasmée de son groupe d’élection et dans
la conviction d’être désormais sous le regard de Dieu. Grâce à sa
persévérance, il a l’espoir de se rapprocher peu à peu de la Vérité ou
des prédicateurs et des instructeurs qui l’incarnent à ses yeux. En
abandonnant son ancienne identité, il participe à une aventure gran-
diose et collective qui magnifie sa personne, il baigne dans un monde
d’évidence lumineuse avec la conviction que ceux qui sont extérieurs
à sa vision du monde sont inaptes à comprendre et composent un
univers hostile d’incroyants et d’ennemis de Dieu. L’islamisme radical
ne s’insurge pas seulement contre les Occidentaux, mais aussi contre
les musulmans trop éloignés de ce que les tenants autoproclamés de
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RADICALISATION
La radicalisation traduit ici le passage d’une croyance religieuse
à la conviction de devoir l’imposer au monde, à travers la violence et
le meurtre. Pour la plupart, ces jeunes ont découvert l’islam radical
non dans une mosquée ou en prison, mais à la faveur d’Internet et
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
quête d’un soutien et d’une certitude pour vivre. Le jeune rompt ainsi
avec le sentiment que son existence est dérisoire, sans but, et qu’il est
un perdant. Il trouve dans son adhésion une affiliation, un statut, il
s’y sent enfin une personne valable. Pour la première fois peut-être,
il possède une limite sécurisante, un contenant précis pour trouver
ses marques et éprouver un élargissement du sentiment d’exister. Il
s’immerge dans une vie exaltante, marquée de transcendance, il met
un ordre moral dans son existence. Il était malmené par la vie, nul ne
le prenait au sérieux, il devient celui qui sait et est investi du pouvoir
d’imposer les normes ou de tuer. Et surtout il trouve une communauté
imaginaire, celle des « vrais » croyants prêts à mourir pour leur cause.
Il s’identifie à des figures héroïques qui lui donnent le sentiment
d’accéder enfin à une position valable. Ajoutons que nombre de jeunes
djihadistes sont passés par la délinquance et la prison, ils ont grandi
dans des familles déstructurées, avec un père absent réellement ou
symboliquement, ils ne disposent d’aucune figure paternelle. Il en va
de même de maints convertis. L’invocation est une parole sans dis-
cussion, autorité absolue qui donne en permanence un cadre symbo-
lique à des individus en quête d’orientation, quitte à se perdre en elle.
Le porte-parole de Dieu est en ce sens un tenant-lieu d’un père absent,
il incarne la toute-puissance, à la fois craint et aimé. Le groupe qu’il
anime est comme un utérus nourrissant et protégeant ses enfants des
agressions du monde extérieur.
Les jeunes recrutés sont loin d’être de malheureuses victimes.
Ils adhèrent passionnément et lucidement à l’idéologie qu’ils ont
découverte. Voir dans l’adhésion au djihadisme une contrainte serait
une naïveté. Ils y trouvent un moment une réponse, parfois durable-
ment, même si certains déchantent peu à peu, une fois arrivés en
Syrie. Ils sont acteurs de leurs choix, même par abandon ou passivité,
et responsables de leurs actes. Ce ne sont pas des enfants de chœur,
ils partent pour la guerre et la possibilité de tuer. L’adhésion répond
rarement à un coup de foudre, elle chemine lentement, la doctrine
se dévoile avec mesure, ajustée à la cible selon ce qu’en ressent le
recruteur une fois qu’ils sont appâtés. Le recrutement est individualisé,
lié à la sensibilité du jeune et à ses aspirations. À tout moment il peut
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quelques heures. » (Cité par Bouzar, 2015, p. 59) Loïc, 15 ans,
converti, déclare un jour à sa mère que si l’ordre lui en était donné il
la tuerait en premier, car il était missionné pour tuer tous les mécréants
(Bouzar, 2015, p. 110-111). « Je suis en colère contre les kuffar, dit
Husein, autrefois François avant sa conversion. Je déteste mes parents
à cause d’Allah. J’ai plus de famille. Quand je me suis converti j’ai
coupé les liens avec les copines. Avec mes parents les rapports sont
difficiles. Je dois les [sic] prêcher […]. Mon père est un kafir à 100 pour
cent. Pour lui le Prophète n’existe pas. Il fait des blasphèmes, il ne
croit pas en Dieu […] Son épouse est une kafir aussi. Qu’est-ce qu’ils
vont faire quand les anges vont les torturer ? » (Khosrokhavar, 2006,
p. 243)
Radicalisé et converti, le jeune ne connaît l’islam qu’à travers
Internet et il vit dans la hantise de mal faire au regard de la religion
qu’il vient d’embrasser. Certains dressent les listes de ce qui est auto-
risé et interdit, ils apprennent une sorte de langage de base de leur
engagement, et, comme le disent des parents ou des proches des
jeunes, « ils ne font que réciter des sourates » (Bouzar, 2015, p. 106)
ou des formules toutes faites. À ce propos, Khosrokhavar constate
que « la faiblesse de la pratique religieuse ne constitue pas un garant
contre la radicalisation. Bien au contraire, du moins en Europe. Ne
pas connaître grand-chose de l’islam rend aussi la mobilisation plus
aisée au service du djihad chez certaines catégories de la population »
(2006, p. 17). La presse a signalé que certains convertis avaient acheté
en ligne L’Islam pour les nuls en vue d’une mise à niveau rapide pour
se conformer au fantasme. Husein, autrefois François, déclare : « Nous
sommes musulmans et fiers de l’être et nous n’avons aucun doute sur
le sens de la vie et de la mort et sur ce qui distingue le Bien du Mal,
le Vrai du Faux. Un musulman sait ce qu’il faut faire et ce qu’il ne
doit pas faire, ce qui est autorisé et ce qui est prohibé. » (Cité par
Khosrokhavar, 2006, p. 242)
Le djihadisme est une parade au sentiment que la vie est inutile
et amère. La croyance qui le nourrit procure une transcendance enfin
accessible, un arrachement du quotidien, au moins pour quelque
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
temps. Elle donne des réponses simples et fermes aux grandes ques-
tions de l’existence, là où justement nos sociétés ont perdu une part
de leur orientation anthropologique en laissant l’individu, pour le
meilleur ou pour le pire, à une liberté « sans limite ». Leur allégeance
requiert aussi leur collaboration et davantage puisqu’elle implique le
meurtre et la torture. Ils y trouvent une réponse, au moins sur le
moment, à leur tension personnelle.
Le discours djihadiste, comme d’ailleurs le discours classique
des sectes, donne une interprétation du malaise du jeune et simulta-
nément de tout le malheur du monde. La réclusion dans l’entre-soi
s’impose pour éviter toute souillure supplémentaire et surtout une
lutte sans merci pour en éliminer toute source à travers la mise en
place d’un monde tout entier régi par les lois coraniques. Pour le
djihadiste, la profession de foi à l’islam ne suffit plus, elle implique
l’engagement armé pour élargir le royaume de Dieu. Un code d’une
extrême rigueur régit l’ensemble des relations au monde. Toute déro-
gation est une transgression d’autant plus intolérable qu’elle est
redéfinie comme un manque de respect envers Dieu. Les mécréants
(koffar) sont le repoussoir absolu, le lieu de l’impureté, du péché.
Husein, autrefois François, dit : « L’Occident tout entier est un repère
de voyous anti-islamiques, ce sont les futurs piliers de l’enfer […] ils
imposent l’impiété au monde parce qu’ils sont les plus forts. »
(Khosrokhavar, 2006, p. 244) Comme l’écrivait l’humoriste québécois
Albert Brie à propos des attentats meurtriers de la fraction armée
rouge ou des attentats palestiniens contre Israël dans les années 1970 :
« Fanatique : héros qui, pour le triomphe de ses préjugés, est prêt à
faire le sacrifice de votre vie. »
Ce sont des adolescents ou des hommes qui ne supportent pas
le relativisme des valeurs de nos sociétés démocratiques. À leurs yeux
la vérité est unique, il n’existe qu’un seul Dieu et une seule foi. Le
grand récit du djihadisme propose un prêt-à-penser pour des jeunes
en quête de repères, de croyances solides pour s’enraciner enfin dans
un monde où ils peinent à trouver une raison d’être. La dernière
chance de devenir in extremis quelqu’un sans avoir à fournir d’autre
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
preuve que la mise à mort de l’autre sans état d’âme. Ils n’ont pas su
sublimer leur existence par eux-mêmes, mais leur adhésion la rehausse
jusqu’à l’extase. La colère que le jeune ressentait de son existence sans
horizon, terne, souvent sous le signe de l’échec ou du moins sans
perspective, avec un sentiment d’absence de sens et de valeurs, trouve
enfin une signification lumineuse. Il n’est plus responsable de ses actes,
et particulièrement de ses manques, mais l’« Occident » est le coupable.
La honte de soi du fait de son échec personnel se transforme en mépris
pour les autres, perçus comme seuls responsables. Ils ont finalement
échoué à cause de l’acharnement des autres à les stigmatiser, et ils se
convainquent de la nécessité de se venger. Et au-delà de leur personne,
ils en finissent par croire qu’à travers eux c’est l’islam tout entier qui
est méprisé et doit être défendu.
Une rhétorique de la victimisation identifie dans le même
mouvement les responsables et la solution à tous les maux grâce à
l’islamisation radicale du monde. Le grand récit renverse le sentiment
d’infériorité et le transforme en sentiment de toute-puissance. Le
jeune radicalisé renoue aussi un ancrage social en s’immergeant, non
seulement dans une communauté rêvée, mais aussi au sein d’un groupe
bien concret se reconnaissant dans la même croyance qui l’amène à
la conviction d’être l’un des passeurs vers un nouveau monde sous
l’égide de Dieu. Il se sent insignifiant, méprisé dans sa société, réprouvé
par ses parents, mais justement parce qu’il est un élu. Il se pose comme
membre d’une élite où chacun est détenteur de connaissances inouïes
qui échappent à l’extérieur hors du giron de Dieu.
UNE RENAISSANCE
La conversion est un passage initiatique, un dépouillement de
l’ancienne personnalité pour une renaissance à travers un rite à la fois
privé et collectif qui autorise simultanément à donner une significa-
tion à sa vie et à rejoindre un groupe à la fois imaginaire et réel pour
préparer le règne de Dieu sur terre. Les proches insistent tous sur la
transformation profonde des convertis. Nombre d’entre eux étaient
perçus comme « tranquilles », « gentils » et « généreux ». Mickaël, jeune
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
Mis en garde à vue en mai 2010, il avoue son opportunisme, lui qui
est intérimaire chez Coca : « Il y a une différence entre ce que je fais
et ce que je pense. Et dans ce cas-ci, je pense avant tout à ma poire.
Je travaille, je gagne entre 2000 et 2200 euros par mois, c’est tranquille,
et c’est très bien comme cela. » [En ligne] [liberation.fr/societe
/2015/01/27] La photo où il pose avec un air satisfait, sa kalachnikov
dans les bras, en dit long sur cette quête d’affirmation de soi, lui qui
voulait richesse et gloire pour n’obtenir que la prison et un salaire à
ses yeux insuffisant pour se sentir à la hauteur. La surcompensation
après une histoire personnelle marquée par la frustration est banale.
Elle se retrouve par exemple chez Nemmouche, décrit comme « par-
ticulièrement sadique » par Gilles Keppel (2015, p. 162) s’appuyant
sur les témoignages de Nicolas Henin qui fut avec Didier François
un otage maltraité sous son égide. Il torturait les prisonniers syriens
en chantonnant des tubes de variété française. L’ancien braqueur
avouant même à ses prisonniers sa fascination pour l’émission de
télévision Faites entrer l’accusé, consacrée à des criminels médiatisés,
tout en dénonçant la mécréance de ceux qui regardent la télévision
ou s’intéressent à la musique. D’où le titre de l’ouvrage de Nicolas
Henin où il raconte sa captivité : Djihad Academy (2015), en référence
à l’émission Star Academy.
Le djihadisme est un lieu où disparaître dans l’indifférenciation
de ses membres. Il est une forme de la blancheur, un abandon des
contraintes de l’identité, un retrait en l’autre. Il délivre du fardeau du
moi, dispense du souci de l’exercice de sa vie en imposant un emploi
du temps rigide et des décisions implacables. Rien n’échappe à son
emprise. Tout l’exercice de sa vie est déjà réglé. Il s’allège ainsi de
penser et s’inscrit dans le mouvement, obéit aux ordres. Le jeune se
démet des responsabilités inhérentes à son identité en se dissolvant
sous l’autorité du groupe et des porte-paroles de Dieu (Le Breton,
2015a). Au terme d’une série d’épreuves ou d’étapes assimilées à un
parcours de renaissance, il porte des vêtements ou des signes corporels
propres au groupe qui l’impersonnalisent et le coupent de son histoire.
Ses comportements sont identiques à ceux des autres autour de lui,
son individualité s’efface. Les discours sont stéréotypés, les manières
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
RITES DE VIRILITÉ
Les anciennes cultures ouvrières qui donnaient un statut fort à
l’homme, et notamment au « fort en gueule », ont aujourd’hui disparu
et ces attitudes de rébellion sont plutôt stigmatisées. Leur effacement,
la dislocation de la société salariale, le chômage endémique, la disso-
lution des résistances politiques qui fédéraient la colère et les reven-
dications en donnant un sens à la volonté de transformer les choses
et une dignité à ses acteurs, la fragmentation culturelle des populations
dans les quartiers de grands ensembles, l’inadéquation des codes
sociaux de la rue en dehors des zones de précarité, le contexte de la
pauvreté des populations réunies dans ces mêmes lieux, tous ces
facteurs réunis ne favorisent guère la transmission qui autoriserait le
passage des adolescents ou des jeunes hommes à une pleine citoyen-
neté dans la société où ils vivent. La colère contre sa condition sociale,
l’injustice, la discrimination n’a plus de lieu fédérateur après le déclin
du mouvement ouvrier et la fin de la guerre froide. En outre, nombre
de jeunes d’origine populaire refusent l’usine ou le travail manuel et
dénigrent des rémunérations à leurs yeux dérisoires. Certains réus-
sissent à s’extraire de leur condition et de leur quartier, presque
toujours soutenus par leurs parents soucieux de leur réussite scolaire,
ils investissent l’école, à l’image d’ailleurs de nombre de filles de ces
quartiers, lucides sur le fait qu’elle est leur seule chance d’échapper à
leur condition et de décider de leur vie à venir.
Pour des garçons de milieux populaires en échec scolaire, l’affir-
mation d’une « virilité » liée à la violence, au mépris des femmes et
des « efféminés », au refus de l’école et de sa civilité, est une forme de
reconnaissance mutuelle, la certitude au moins d’avoir une valeur
personnelle aux yeux des autres garçons en dépit des circonstances.
Mais elle est difficile à soutenir, car elle implique un travail culturel
assez âpre, des épreuves à accomplir sous les yeux des pairs. Elle se
donne par l’action sur une scène sociale où le public est permanent
et dans une surcompensation qui n’est jamais suffisante pour se reposer
sur ses lauriers. Elle s’expose, elle n’a de sens que dans son ostentation
à l’égard du monde.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
le viol des filles vierges qui est même décrit comme « spirituellement
bénéfique » et « vertueux ». Ce qui n’empêche pas l’obligation du
mariage (Flandrin, 2016, p. 79). Mathieu Guidere explique en ce
sens que de nombreux jeunes hommes « frustrés sexuellement,
rejoignent Daech en raison de sa politique sexuelle et des facilités qu’il
met à la disposition des jeunes hommes et femmes pour avoir des
relations sexuelles dans un cadre prétendument “ islamique ” » (2016,
p. 117).
Qu’il s’agisse de convertis de classe moyenne ou de délinquants
de quartiers populaires, ils participent à un rite de virilité (Le Breton,
2007 ; 2015b) avec la faculté de torturer, d’éliminer l’autre de manière
épouvantable pour se démontrer leur force personnelle et préparer
l’application implacable de la charia. Le contrat narcissique avec Dieu
est une garantie de toute-puissance sur les autres avec la conviction
de contribuer à son avènement sur terre. Pour des jeunes issus de
cultures maghrébines, rappelle Nadia Tazi, la virilité, quand elle
s’affirme en situation d’échec ou de frustration, repose sur l’orgueil,
une permanente surenchère d’honneur qui amène au risque de mourir
pour venger par le sang l’humiliation ressentie. Elle est dans ce
contexte une dette tyrannique envers la Oumma, mais non sans
avantage pour l’homme, puisqu’elle implique l’obéissance des femmes.
« Les mythes nationalistes ou islamistes sont indissociables du mou-
djahid ou du chahid, hommes d’exception et hommes d’exemple,
combattants absolus qui, en des temps d’endurance, s’identifient au
rêve de puissance […], ces idéologies populistes ont “ archivirilisé ”
l’islam, elles ont de cette religion privilégié, infléchi et diffusé la ligne
agonale, la fibre apocalyptique, la passion justicière au détriment de
la pensée. » (Tazi, 2004, p. 70-71)
Les filles partent au Moyen-Orient surtout avec des visées
humanitaires : aller soigner les blessés, mais surtout épouser des com-
battants qu’elles ne connaissent pas et mettre au monde de futurs
combattants, même si certaines, rares, entendent aller jusqu’au sacri-
fice de leur vie dans la lutte armée ou le terrorisme, mais elles n’y sont
guère autorisées, car Daech craint de les mettre en valeur et de devoir
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
En outre, une série d’attentats ont été commis par des frères ou
des proches : amis d’enfance ou de voisinage, anciens codétenus ou
membres de la famille (Sageman, 2004 ; Atran, 2010 ; Kastoriano,
2015). Manière de se renforcer mutuellement, d’éliminer les dernières
préventions pour se conduire en « hommes ». Comme pour les tueries
scolaires, deux garçons passent à l’acte et se renforcent mutuellement
(Le Breton, 2014). La dyade dissout les derniers scrupules moraux.
Un ensemble de traits sociologiques rassemble les djihadistes et
les assassins des tueries scolaires : l’impossibilité de s’identifier aux
autres, une haine farouche qui leur tient lieu d’affiliation au monde,
une fascination pour l’image et le sentiment d’atteindre une sorte
d’immortalité par la virulence de leur acte. Par avance, ils s’approprient
le prestige de leur crime comme s’il s’agissait d’une œuvre, ils ima-
ginent la tragédie pour les autres et en ressentent déjà la délectation.
Ils anticipent l’admiration dont ils vont être l’objet. Ils vivent le
massacre qu’ils entendent perpétrer comme une apothéose, une
manière de tirer sa révérence en réglant son compte à une société dont
ils pensent qu’elle ne leur a pas donné la place qu’ils méritaient.
Illuminés par leur sentiment de toute-puissance, ils ne voient plus la
mort comme un fait tragique et irréversible mais comme un accom-
plissement glorieux, soigneusement mis en scène. Ils savent qu’on ne
revient pas de la mort, mais quelque part ils n’en sont pas sûrs pour
eux-mêmes. Ils s’enregistrent sur leur blogue, bardés d’armes, tiennent
des discours haineux sur le monde, travaillant ainsi à ce qu’ils ima-
ginent être leur gloire future. Beaucoup d’assassins de tueries scolaires
tuent pour « exister », pour accrocher quelque chose d’un monde qui
se dérobe à leurs efforts, et il leur faut le frisson du réel, quitte à se
perdre peu après, afin de se sentir enfin « vivants » au moins pour un
instant. Ils se sentent de surcroît rejetés ou négligés par les autres. Ils
viennent demander des comptes à une société dont ils pensent qu’elle
ne leur a jamais donné ce qu’ils méritaient. Ce sont les frères en armes
des djihadistes, leurs doubles, emportés eux aussi dans un rite brutal
de virilité où la puissance des armes et l’aisance à donner la mort tient
lieu de construction de soi (Le Breton, 2007 ; 2011 ; 2015b).
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
GLORIFIER LA MORT
La mort est l’horizon d’attente du djihadiste, car il croit surtout
ne jamais mourir. Même morcelé par un attentat, il est convaincu
que son corps sera recomposé pour qu’il puisse jouir des délices du
paradis. L’ultime obstacle au passage à l’acte, la peur de mourir, est
neutralisé par la conviction de devenir un « martyr ». David Thomson,
journaliste spécialiste de la question, annonce la mort d’un djihadiste
de 12 ans à l’un de ses amis. Ce dernier répond : « C’était un bon
petit. Déterminé. Je l’aimais beaucoup. Cette nouvelle me fait plaisir.
Je suis content pour lui. » (2014) Thomson dit la « joie immense » de
Yassine, un jeune de la Seine Saint-Denis, à l’annonce par un émir
taliban de la mort de deux de ses amis tombés en Afghanistan, Abdel
et Xavier : « Dès qu’on m’a dit ils sont morts, j’ai crié takbir Allah
ouakbar ! (Dieu est le plus grand !) Je les enviais ! Demain, si je suis
sur le champ de bataille et que je vois mon frère mourir devant moi,
je vais aussi crier : “ Allah ouakbar ” […]. Nous, on aime la mort autant
que les mécréants la vie. Autant que l’alcoolique aime l’alcool. Autant
que le fornicateur aime forniquer. La mort, c’est notre objectif. »
(Thomson, 2014, p. 17) Le même Yassine est convaincu que « la
douleur ressentie par un martyr au moment de sa mort sera extrême-
ment réduite. Comme s’il avait été piqué par un moustique » (Ibid,
2014, p. 35). Il explique : « On est entre deux félicités : soit le martyre,
soit la victoire. » (Ibid, p. 217) « Un mur impénétrable sépare le paradis
de l’enfer. Alors en pressant un détonateur, vous pouvez immédiate-
ment ouvrir cette porte du paradis. C’est le plus court chemin vers
le ciel. » (Un jeune Palestinien à Gaza en 2002) La redéfinition virile
de la mort en ôte la dimension tragique pour en faire à l’inverse une
source d’exaltation intime, une sorte de passage flamboyant vers le
paradis et ses privilèges. Et au-delà le jeune sait qu’il sera loué pour
son courage, son sacrifice, sa mémoire honorée par les siens. « Je n’ai
pas peur de la mort, mais j’ai peur de ne pas aller au paradis […]. Le
vrai musulman va direct [sic] au paradis s’il est martyr dans le djihad
pour la gloire de l’islam. J’aimerais être martyr, comme ça j’irai au
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
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L’INDIFFÉRENCE À LA CRUAUTÉ
La socialisation traduit le fait d’intérioriser en soi un « autrui
généralisé », selon la formule de George Herbert Mead, elle amène à
se concevoir comme un parmi les autres dans un mouvement de
réciprocité où l’individu sait ce qu’il peut attendre des autres, tandis
que les autres savent ce qu’ils peuvent attendre de lui. Les assassins
de tueries scolaires ou les djihadistes n’ont jamais intégré ce sentiment
d’être un parmi d’autres, ils continuent à baigner dans un sentiment
de toute-puissance et à voir les autres comme de pures utilités. Les
sentiments de honte ou de culpabilité sont absents comme pour les
tueurs en série ou les pervers de manière générale. On trouve chez ces
jeunes tueurs une impossibilité radicale à éprouver la moindre com-
passion envers leurs victimes qu’ils abattent au hasard de leur chemi-
nement ; en aucun cas ils ne peuvent s’identifier à elles (Le Breton,
2007, 2011). Bien en phase avec le cynisme et le mépris qui pénètrent
nos sociétés, ils ne peuvent se mettre à la place des autres, aucun
« autrui généralisé » n’est intégré en eux. Leur moi est sans autrui
auquel rendre des comptes. Ils illustrent jusqu’à la caricature le propos
de Marcel Gauchet observant l’émergence « d’un individu pur, ne
devant rien à la société, mais exigeant tout d’elle. L’obligation collec-
tive et l’inscription historique tendent à devenir purement et simple-
ment impensables » (2003 : 401). Cette déliaison atteint son point de
non-retour dans le djihadisme. Le lien à l’autre glisse de l’éthique à
l’instrumental, il autorise tous les comportements dès lors qu’ils sont
réalisables. L’individu est alors détaché de lui-même, coupé des liens
de sens susceptibles d’éveiller une émotion à l’égard d’un autre qui
ne lui est rien, élément indifférent de l’environnement. Dans cet état
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
d’esprit, il passe à l’action sans être touché par ses actes, il torture
même de la manière la plus cruelle sans s’émouvoir de ce qu’il fait,
les autres ne sont plus que des objets.
Le djihad est ici une fascination sans limite pour la cruauté.
Et le fait de ne pouvoir un instant se mettre à la place de l’autre, tant
il est méprisable à cause de sa mécréance, de sa « race », de sa natio-
nalité, amène à le tuer sans état d’âme, avec la conviction de rendre
grâce à Dieu. « Pour le blesser il suffit d’un regard ou d’une plaisanterie.
Il est incapable de tenir compte des sentiments d’autrui ; mais ce qu’il
ressent lui-même est sacré. » (Enzenberger, 2006, p. 15). La différence
de l’autre appelle son éradication. Alexandre, jeune converti, le dit
brutalement : « Un frère de religion c’est plus important qu’un frère
mécréant qui est sorti du même utérus. Ma religion, ça passe avant
toute chose. » (Thomson, 2014, p. 227) Éprouver honte ou respon-
sabilité au regard de ces comportements n’est plus à l’ordre du jour.
Si les victimes des attentats ou des exécutions sont redéfinies comme
de sinistres mécréants qui soutiennent les exactions contre les popu-
lations musulmanes en Irak ou en Syrie du fait d’avoir élu un gou-
vernement engagé contre Daech, elles méritent en effet la mort, sans
état d’âme puisqu’elles sont complices. La conviction d’être dans la
légitimité de la vengeance donne une énergie sans limite à la cruauté.
« Au lieu et place d’un avantage qui compense directement le dommage
causé […], il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en
matière de remboursement et de compensation – la satisfaction
d’exercer, en toute sécurité, sa puissance sur un être réduit à l’impuis-
sance, la volupté de “ faire le mal pour le plaisir de le faire ”, la jouis-
sance de tyranniser […]. La compensation consiste donc en une
assignation et un droit à la cruauté. » (Nietzsche, 1972, p. 87-88)
Les fantasmes de vengeance sont sans limites, ils ne sont
contrôlés par aucune règle, mais uniquement liés à l’arbitraire de ses
acteurs. Il y a manifestement pour ces jeunes hommes une jouissance
à cette cruauté et cette toute-puissance sur un autre, pieds et poings
liés, qui devient un pur matériau pour les fantasmes collectifs et
individuels. Volupté de celui qui torture ou égorge, volupté de celui
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
qui regarde les vidéos. La souffrance, si elle touche un autre que soi,
devient attractive comme spectacle. Pour tuer sans hésitation et sans
scrupule moral quand on est un adolescent ou un jeune homme qui,
quelques mois auparavant, partageait encore l’horreur devant la tor-
ture et l’interdit du meurtre, il faut radicalement modifier sa vision
du monde et se convaincre que les victimes ne méritent pas le nom
d’humain. Dès lors la cruauté et l’horreur n’existent plus, l’autre est
déshumanisé, réifié comme un virus néfaste à éliminer. L’interdit du
meurtre est non seulement levé mais le meurtre lui-même devient
une valeur absolue pour hâter le règne de Dieu.
L’idéologie est un mode de désensibilisation pour les amener à
tuer avec la conviction d’accomplir une action nécessaire aux yeux de
Dieu. La cruauté est renforcée par l’assentiment viril du groupe, la
conviction mutuelle de se détacher du reste de l’humanité en osant
l’impensable : « Les assassins s’excitent mutuellement. Ils exhibent
fièrement leurs trophées. » (Sofsky, 2002, p. 178) Aucune hésitation
n’est possible pour le néophyte sinon à être éjecté comme un déchet.
Tuer en commun soude le groupe dans la fascination de ce qu’il
commet.
De surcroît, les égorgements, les crucifixions, les viols, les
éventrements, les mises en esclavage, les attentats-suicides, les atrocités
commises sur les prisonniers ou sur les populations ont justement
une valeur d’attestation de la virilité : la capacité de regarder la terreur
de l’autre dans les yeux avant de le liquider. Elle s’affirme autant dans
l’exercice de la cruauté que dans l’indifférence à la souffrance des
victimes. Manière de se hisser au-delà de la foule des « faibles », des
« femmelettes » qui en seraient bien incapables et que la seule vue du
sang suffit à bouleverser. Pour des surmâles, il s’agit de terroriser
l’adversaire par la surenchère. Les modes d’exécution sont des démons-
trations de puissance, sur le plan personnel pour celui à qui elle assure
une réputation, et politique à un niveau plus général à travers la
diffusion de la terreur au sein du lien social. L’horreur soulevée par
les attentats, l’exécution des otages ou des prisonniers les raffermit
dans leur sentiment d’exister. Plus la transgression est inouïe, plus elle
est source de puissance.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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2 • Le djihadisme comme rite de virilité
chez nous tuer nos femmes, tuer nos enfants. Alors moi je viens chez
eux, je tue leurs enfants et je tue leurs femmes. Et pour ceux qui disent
que ce n’est pas halal (licite) de fait de viser les femmes et les enfants,
il y a beaucoup de hadiths sur ce point. La règle générale, c’est vrai,
c’est “tu ne tues pas les femmes et tu ne tues pas les enfants ”. Mais
il y a des exceptions à ces règles. Et dans les opérations de Mohamed
Merah, tout est halal. » (Thomson, 2015, 223) Population d’un village,
clients d’un café, passagers d’un avion ou d’un train, croyants dans
une mosquée, travailleurs humanitaires, journalistes ou chauffeurs,
traducteurs, les victimes sont des figures nécessaires du Mal et leur
mise à mort est autorisée par Dieu puisque ses porte-paroles autopro-
clamés l’affirment. Ainsi, la lettre de Ben Laden à l’Amérique, en
novembre 2002, justifie les attentats du 11 septembre 2001, consi-
dérant que tous les citoyens américains sont coupables puisqu’ils ont
voté pour un « gouvernement au moyen de leur libre arbitre, choix
qui découle de leur adhésion à des orientations politiques ».
Toute cruauté est ainsi justifiée dans l’absolu. Le jeune redéfinit
son rapport au monde en éradiquant toute pitié, en cessant de voir
le visage de l’autre dans sa singularité et sa proximité à soi, puisqu’il
est un ennemi essentialisé sous une rubrique liée aux particularités de
sa religion, de son groupe culturel ou de sa nationalité. L’autre n’est
plus un homme ou une femme mais l’ignoble représentant du Mal.
Dans l’une des vidéos de propagande de Daech, un jeune de douze
ou treize ans exécute un prisonnier arabe israélien d’une balle dans la
tête sous le regard d’un adulte, décrit comme le demi-frère de Merah.
Hormis le martyr, celui qui meurt lors d’un attentat est toujours
un ennemi. Les djihadistes ne s’identifient à leurs proies qu’en tant
qu’ils anticipent leurs faits et gestes, ils se représentent leur monde
mais uniquement pour mieux les piéger. Un abîme les sépare des
victimes qui meurent ou sont blessées selon des modalités perverses,
poussières dans l’incarnation du mal, elles se sont trouvées là au
mauvais moment. Aucune discussion, aucune controverse n’est pen-
sable. Tu n’es pas d’accord, je te tue. L’intégrisme et a fortiori le dji-
hadisme poursuivent le rêve d’une élimination absolue de la nuance,
111
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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112
2 • Le djihadisme comme rite de virilité
113
Chapitre 3
A
u début du siècle dernier, le poète Rainer Maria Rilke livrait
ces digressions sur la relation de l’adolescent à Dieu :
En vérité, la grandeur des dieux tient elle aussi à leur détresse :
à ceci que, quel que soit l’abri qu’on leur réserve, ils ne sont nulle
part en sûreté sinon dans notre cœur. Ils y sont parfois précipités
hors de leur sommeil avec des projets encore confus, ils s’y
concertent gravement, et leur décision y devient irrévocable.
Qu’importent toutes les déceptions, toutes les tombes insatisfaites,
tous les temples devenus atones, si, là, à mes côtés, Dieu se mani-
feste chez un adolescent soudain sombre. Ses parents ne discernent
encore aucun avenir pour lui, ses maîtres s’imaginent deviner les
raisons de son inappétence, son propre esprit lui rend flou les
contours du monde, et sa mort déjà cherche sans cesse où il se
briserait le mieux : mais l’insouciance du divin est si grande qu’il
déverse ses flots dans ce réceptacle peu fiable. Il y a une heure
encore, le regard le plus fugitif de sa mère était capable d’embrasser
cet être ; elle n’en a désormais plus la mesure, quand bien même
elle ajouterait la chute de l’ange à la résurrection.
Rainer Maria Rilke (2014, p. 147-149)
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
17. Plus de 3 000 jeunes Tunisiens sont partis combattre en Syrie selon le ministère de
l’intérieur tunisien dont 800 y ont trouvé la mort et 600 sont retournés en Tunisie.
Il existe par ailleurs des milliers de jeunes qui ont tenté de partir mais en ont été
empêchés. Source :[En ligne].[http ://arabic.cnn.com/middleeast/2015/12/25/
tunisia-fighters-syria].
18. Le jilbâb est une mante qui recouvre la totalité du corps des femmes, mis à part
leur visage.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
19. « En 2009, France Télévisions a produit un documentaire mettant en scène une
fausse émission de télévision, « Zone Xtrême » reproduisant l’expérience de Mil-
gram. L’autorité scientifique était représentée par une présentatrice de télévision.
L’autorité n’est plus la science mais la télévision avec à la clef une somme d’argent
à gagner. Un pourcentage de 80 % d’obéissance fut obtenu dans ce documen-
taire, réalisé par Christophe Nick, présenté comme une critique de la téléréalité. »
(Delouvée, 2010, p. 56).
20. Delouvée fait référence ici à la théorie de l’engagement dans les actes de Gilbert.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
21. Le cheikh est un théologien jouissant d’une notoriété et réunissant des fidèles sous
son école.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
CONSTITUTION DU « SUR-MUSULMAN »
Au cours de notre immersion dans les espaces locaux investis
par les partisans du courant djihadiste, nous avons relevé un ensemble
de pratiques corporelles observées par les jeunes. Ces pratiques se
réfèrent à des codes comportementaux qui s’opposent aux normes
sociales en vigueur dans la société tunisienne. Nous en présenterons
dans ce qui suit une description sommaire tirée de nos observations
ethnographiques. Ces pratiques constituent autant de « techniques
du corps » (Mauss, 1950) qui président à la constitution d’une sub-
jectivité nouvelle, celle du « sur-musulman » (Ben Slama, 2015). Cette
identité prend ancrage d’abord dans le corps à travers de nouveaux
codes affichés par les jeunes djihadistes dans des espaces d’activisme
au sein des quartiers marginalisés. La pédagogie et les pratiques cor-
porelles jouent un rôle vital dans ces nouvelles socialisations. Aussi,
le cheminement progressif vers la personnalité du sur-musulman est
soutenu par un processus de transsubstantiation d’un état de vulné-
rabilité sociale vers une affirmation de soi qui passe paradoxalement
par la négation de l’autre et la disparition de soi.
Les nouvelles pratiques quotidiennes s’articulent autour des
dimensions suivantes :
130
3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
La visagéité22
La subjectivité du sur-musulman en voie de construction prend
appui sur les visages mêmes des jeunes djihadistes. Ils adoptent com-
munément le port de la barbe tout en se rasant la moustache. Ils
différent néanmoins dans leurs choix de coiffure entre ceux qui laissent
pousser leurs cheveux mêmes jusqu’aux épaules et ceux qui se rasent
presque entièrement le crâne. Le tout est de s’abstenir d’adopter les
coiffures « modernes » attribuées à l’Occident ainsi que les produits
cosmétiques pour se coiffer.
Le mode vestimentaire
Nous avons observé chez la plupart des jeunes djihadistes le
port de ce qu’on appelle communément « l’habit afghan ». Il s’agit
d’un mode vestimentaire constitué de trois pièces : un qamis (mante)
arrivant en bas des genoux sans jamais dépasser les chevilles (les vête-
ments qui traînent par terre étant considérés comme un signe d’orgueil
par rapport à Dieu, ce sont les mantes portées par les rois. Or, seul
Dieu doit régner sur terre pour eux). La deuxième pièce est un pan-
talon ou un jean et la troisième, une veste militaire de préférence. Ils
mettent aussi aux pieds un nâal, des mules en cuir telles celles portées
du temps du Prophète, sinon n’importe quelle paire de chaussures
achetées dans un souk populaire. Ils mettent aussi de préférence une
araqiya (un bonnet rond sur la tête) ou une kouffia (écharpe).
L’odeur
Un type particulier de parfum est préconisé pour les jeunes
djihadistes, il s’agit du tîb ou aîtr provenant de Médine, du Pakistan
ou d’Inde. Il peut aussi être confectionné à la maison ou dans des
petits commerces spécialisés. Les adeptes croient que l’odeur du tîb
est similaire à celles des parfums utilisés du temps du prophète et ses
22. Nous référons au concept de « visagéité » de Deleuze et Guattari pour qui il consti-
tue l’expression fondamentale de la subjectivité (Deleuze et Guattari, 1982).
131
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
La gestualité
Lors de leurs interactions sociales quotidiennes, les jeunes se
doivent de se conformer à des normes gestuelles spécifiques comme
le fait de marcher en évitant de lever ses épaules pour éviter de paraître
orgueilleux ou condescendant, de baisser le regard en présence des
femmes « étrangères », c’est-à-dire celles qui ne leur sont pas liées par
l’alliance ou les liens de parenté, afin d’éviter toute tentation. Ils ont
tendance aussi à lier les mains en tenant le poignet gauche par la main
droite en parlant, priant ou en étant debout, car ceci constitue un
signe de respect et octroie un certain charisme à la personne.
23. La sunna est une recommandation non obligatoire mais préférable dans la juris-
prudence islamique.
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
La ponctuation du langage
Nous avons relevé l’utilisation fréquente d’un certain nombre
d’expressions lors de leurs échanges comme par exemple « Je t’aime
en Allah » pour exprimer l’affection et la solidarité entre eux, ou « Que
Allah fasse rire tes dents » pour gratifier quelqu’un qui leur a apporté
de la joie ou un soulagement, et surtout « mon frère en Allah » qui
rappelle la solidité du lien unissant un djihadiste à un autre.
La temporalité
La vie quotidienne de ces jeunes est rythmée selon un code
temporel régi essentiellement par les horaires de prière. Ainsi, toutes
les activités journalières (travail, études, loisirs, nourriture, etc.) sont
ordonnées selon les laps de temps situés entre une prière et une autre.
Par exemple, lors de l’enquête ethnographique, il nous a fallu com-
poser avec les horaires de prière afin de fixer les rendez-vous pour les
entretiens avec les enquêtés à Douar Hicher. Ils demandaient tous
une rencontre entre deux prières parmi les cinq, par exemple entre
celle du Maghrîb (coucher du soleil) et celle du ‘Ichâ (le soir), ou juste
après l’une d’elles comme juste après celle du ‘Asr (l’après-midi). Ce
rapport spécifique au temps réglé sur les horaires de prière rejette le
rapport usuel commun en vigueur – qui partage la journée en termes
d’heures et de minutes – en faveur d’une autre temporalité érigeant
la pratique religieuse comme axe principal de l’organisation de la vie
quotidienne. Ainsi, la relation à Dieu concrétisée par la prière devient
le vecteur principal de la relation à l’autre et à soi.
L’habilitation physique
Cultiver sa « force » physique afin de se préparer éventuellement
au djihad constitue une priorité pour les adeptes du courant. Nous
avons observé des cercles d’apprentissage des arts martiaux organisés
dans des mosquées, des maisons ou des salles d’entraînement.
De nombreux sportifs de haut niveau et des champions de boxe, de
judo et de karaté qui ont adhéré à la doctrine djihadiste assurent
133
Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
l’entraînement des adeptes. Parmi les arts martiaux pratiqués par les
jeunes djihadistes figure le « zamaktel ». Il s’agit d’un art de combat
individuel mis en place par le cheikh Moncef Al-Werghi, un entraîneur
connu pour son obédience djihadiste. Il est basé, selon lui, sur trois
éléments essentiels (le temps, le lieu, le combat) comme son étymologie
l’indique en Arabe24 :
Za comme zamen (le temps), qui est comme l’épée si tu ne le coupes
pas, elle te coupe. Plus tu apprends à être rapide, plus tu vaincras
le temps en le raccourcissant et l’endroit du corps qu’il faut bien
cibler. De là vient le Ma, comme maken (le lieu), frappez au-dessus
des cous et sur tous les bouts des doigts. Ensuite, le Kîtal (le combat).
Le combat vous a été prescrit alors qu’il vous est désagréable25.
La vocation djihadiste radicale du zamaktel paraît ainsi irréfu-
table. Comme d’autres cheikhs radicaux, Al-Werghi justifie la légiti-
mité du djihad meurtrier à l’encontre des non-croyants (kaffir) par
des versets du Coran extirpés de leur contexte historique. Ainsi, le
djihadiste Kamal Gadhgadhi inculpé pour l’assassinat du leader de
gauche Chokri Belaïd en 2013 a été l’un des élèves entraînés directe-
ment par Moncef Al-Werghi dans une salle privée. Cela a poussé
depuis les autorités tunisiennes à interdire officiellement la pratique
de cet art de combat ou son apprentissage.
Par ailleurs, nous avons relevé que plusieurs jeunes interrogés
étaient sous l’influence de certains écrits de théoriciens radicaux où
ils expliquent avec précision les modalités d’habilitation physique et
son importance pour le djihad. Ces exercices sont désignés par « adâ-
biyat (littérature) de la préparation ». L’un des livres les plus partagés
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
Clarification de
tableau
de marche
Course Course - Trot - Marche Marche
rapide - 2 minutes 2 minutes rapide - normale -
100 mètres 2 minutes 2 minutes
À répéter 10
fois par jour
Manières d’exercer
+10 fois par 3 jours Push-up - 10 fois
+10 fois par 3 jours Abdos - 10 fois
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
la force, à savoir que le musulman fort est plus aimé d’Allah que
le musulman faible. Le musulman faible est seul à bénéficier de
ses propres bienfaits, ou au maximum sa propre famille, à l’inverse
du musulman fort dont les bienfaits peuvent toucher un spectre
plus large, au-delà de sa personne et [de] sa famille, il serait utile
à sa société, [à] sa nation et [à] sa religion. Allah tout-puissant,
comme il veut que le musulman soit fort de croyance, et dans son
âme, ainsi que sa personne, mais aussi le veut dans son corps, pour
qu’il puisse propager la religion d’Allah. Pour cette raison, le
musulman fort est plus aimé d’Allah que le croyant faible.
De cet exemple, apparaît le chevauchement entre la langue, la
textualité et le corps dans le processus de conversion djihadiste. Par
ailleurs, le processus de conversion djihadiste comprend une purifi-
cation des souillures que porte l’individu et l’empêchent de s’engager
dans un style de vie islamique idéal et pur, à la manière que propose
l’un de nos jeunes djihadistes enquêtés : « Nous essayons de faire
propager l’unicité pure et de combattre l’hérésie sous toutes ses
formes… La laïcité a transpercé tout notre vécu et ne s’est pas limitée
à chasser l’islam du pouvoir, mais plutôt de la vie tout entière. Notre
manière de nous habiller, de manger, et même nos coutumes de
mariages sont en contradiction en maints aspects, avec la voie de nos
pieux ancêtres et de ce que l’islam nous a apporté, car l’Occident nous
a colonisés culturellement avant toute autre chose. » Le processus de
conversion djihadiste cherche donc à ancrer une réaction immunitaire
qui pousse chacun à déclencher un processus d’autopurification de
tout élément considéré comme étant non islamique, à savoir étrange
aux normes d’une authenticité imaginée. À cet effet, Jacques Derrida
a transplanté le lexique de protection du secteur biologique à celui
de la société où nous pouvons relever des réactions immunitaires
propres aux êtres organiques, à travers la synthèse d’anticorps dans le
but de combattre les corps intrus (2001, p. 67). Nous comprenons
ainsi la négation des djihadistes de tout ce qui est inscrit dans le registre
d’autrui, tant pour eux toute chose différente porte en elle des outils
de profanation. Ce qui les pousse à s’identifier à un style de vie qu’ils
considèrent sacré. Le musulman doit, de la sorte, vivre l’islam exclu-
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
qui ont soif, nous changerons les choses par nos glaives, et nous
calmerons l’aspiration par nos prières. Nous porterons l’étendard
de l’unicité, et nous serons plus forts dans cette vie, et irons au
paradis éternel, ou nous nous établirons… Nous y oublierons
l’injustice et l’éloignement, le passé avec ses plaintes. Nous élèverons
le Coran envers le monde, symbole de notre victoire et notre
générosité. Nous y cueillerons des fleurs sublimes et nous prions
Allah pour qu’il nous y ajoute encore.
Cette chanson aurait pu passer inaperçue et nous a paru au
préalable sans valeur explicative importante. Mais en réalité elle s’est
révélée précieuse et déterminante en éveillant chez nous une question
simple : « Comment ces jeunes peuvent-ils se métamorphoser d’acteurs
sociaux marginalisés et vulnérables en “ lions de la gloire sur les portes
de la dignité de la Oumma ” ? » Marcel Mauss suggère : « Ce qui peut
sembler détails futiles est en réalité un condensé de principes. » (1967,
p. 5) À ce stade, nous nous contentons de poser une hypothèse, à
savoir que ces jeunes expérimentent la conversion djihadiste comme
un acte de transsubstantiation, à travers lequel ils vivent une forme de
promotion ontologique leur permettant d’instituer en acteurs capables
d’agir et d’entreprendre dans une réalité sociale étouffante. De ce fait,
l’ordre du monde subit une inversion symbolique : un chômeur, un
délinquant, ou un déclassé, peut devenir un des « frères », des
« cheikhs » ou des « émirs », un sur-musulman à vrai dire faisant partie
intégrante du « groupe victorieux » ou de « la fraction sauvée », et se
voit accomplir la promesse d’Allah sur la terre en dépit des « mécréants »
et de leurs adeptes, souvent assimilés aux classes dominantes et aux
forces hégémoniques de ce monde « impie ».
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L’apprentissage du Coran
Il se fait au cours de sessions régulières qui s’étendent généra-
lement sur des mois et qui sont centrées sur la mémorisation d’une
partie du Coran comme Azzahrawayn (c’est-à-dire la sourate
Al-Baqara et la sourate El-Omrane) ou une partie de Kad Sami’a
(englobant la sourate Al-Moujadala et la sourate Al-Tahrim), etc. Cet
apprentissage compte également une interprétation de versets et de
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
L’isolement : Al-I’tikaf
Il consiste à s’isoler du reste du monde et à rester dans la mos-
quée dans le but de vénérer Allah par la lecture du Coran et la prière
jour et nuit. Le I’tikaf se fait durant les dix derniers jours du Ramadan,
sur l’exemple du Prophète. Nous avons remarqué à l’occasion du mois
de Ramadan 2013, que les jeunes djihadistes s’isolaient dans la plupart
des mosquées de Douar Hicher en s’organisant en groupes dans chaque
mosquée et en partageant la nourriture rapportée par des personnes
extérieures responsables de cette tâche.
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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3 • Conversion djihadiste des jeunes en Tunisie postrévolutionnaire
161
Chapitre 4
Le terrorisme en images
Les adolescents sont-ils des victimes ?
Jocelyn Lachance
E
n 2008, le célèbre dessin animé satirique South Park présente
une série de trois épisodes consacrés au terrorisme. Dans leur
style habituel, mêlant humour noir et critique acerbe de la
société américaine, les créateurs Matt Stone et Trey Parker proposent
le scénario suivant : leurs personnages fétiches, les garçonnets Stan,
Cartman, Kyle et Butters sont amenés à visiter Imaginationland, le
« monde de l’imagination », là où vivent ensemble les figures populaires
des mondes imaginaires de notre enfance. Ainsi, aux côtés d’Astor le
robot, de la Licorne et du père Noël vivent paisiblement Robin des
bois, Optimus Prime, la princesse Bouton d’or... Mais soudainement
des djihadistes débarquent dans le « monde de l’imagination », abattant
même, sans hésiter, un bisounours bleu d’une balle dans la tête. Leur
but : faire exploser le mur qui protège le monde merveilleux de l’ima-
gination de sa version sombre, là où sont retenus les monstres
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
31. Audace qui leur vaudra d’ailleurs une réception enthousiaste de la part de la cri-
tique américaine et l’obtention d’un Emmy Award du meilleur programme d’ani-
mation l’année de sa diffusion.
32. Extrait de South Park, saison 11, épisode 11.
33. Dans ce texte, par « image » nous entendrons seulement les images matérielles qui
apparaissent sur les différents médiums, par l’intermédiaire des écrans, à savoir les
photos et les vidéos. Nous en utilisons donc ici un usage restreint qui exclut toutes
références aux images mentales.
164
4 • Le terrorisme en images
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
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4 • Le terrorisme en images
mettre vidéos et photos des lieux aux policiers afin de retrouver les
terroristes (Gunther, 2015). Ainsi, la présence de caméras dans l’espace
public, qu’elles appartiennent aux forces de l’ordre, aux entreprises
ou aux citoyens, constituerait une sorte de rempart contre la fuite des
criminels, même si cette efficacité est relative, comme l’a prouvé la
disparition de certains responsables des attentats de Paris.
Cette même omniprésence de caméras dans l’espace public
assure paradoxalement aux terroristes une nouvelle forme de couver-
ture médiatique qu’ils n’ont plus à rechercher selon les modalités
d’autrefois. Ainsi peuvent-ils affranchir la nécessité d’une visibilité de
l’acte de terreur, d’une nécessité d’être « au bon endroit au bon
moment ». En d’autres termes, perpétré dans le contexte contempo-
rain, l’attentat terroriste implique automatiquement l’existence de
traces visuelles. L’exemple des attentats de Charlie Hebdo illustre bien
ce contexte relativement nouveau : des vidéos amateurs, tournées à
partir du toit d’un immeuble attenant aux locaux du célèbre journal,
ont permis la diffusion des images effroyables des terroristes abattant
en pleine rue un agent de police. Cela ne signifie pas que les grands
événements de ce monde ne sont plus à risque, ni que l’action spec-
taculaire ne soit plus employée comme stratégie de terreur, mais que
ce contexte inédit de production d’images favorise une autre tendance :
le terrorisme peut aussi descendre au coin de la rue, s’introduire dans
le quotidien pour interrompre sa quiétude, assuré, en quelque sorte,
de trouver un écho dans le monde médiatique et de bénéficier d’une
certaine visibilité.
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4 • Le terrorisme en images
35. On se souviendra d’un attentat semblable survenu à Mumbai en 2008 (La Croix,
2015).
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Jeunes et djihadisme • Les conversions interdites
LA RECHERCHE DE L’INVISIBILITÉ
En 1972, les auteurs des attentats de Munich cherchèrent la
visibilité que pouvait leur offrir la scène médiatique des Jeux olym-
piques. En 2001, le spectacle démesuré du 11 septembre attira l’atten-
tion des médias du monde entier, donnant à Al-Qaida la visibilité
que le groupe terroriste espérait tout en effaçant les traces de leur
démarche. En 2015, les terroristes ne voulaient pas simplement être
vus, ils organisèrent aussi leur disparition. C’est le second paradoxe
du terrorisme contemporain s’exprimant dans un monde de l’image :
maintenant que la visibilité est devenue la norme, le souci de visibilité
ne s’impose plus dans les mêmes termes. Il s’agit d’être vu, mais par-
tiellement. L’objectif à atteindre s’oppose parfois à celui recherché par
les terroristes de Munich : ne plus porter nécessairement un message
clair, mais produire des histoires instables, incompréhensibles,
délibérément chaotiques, parsemées de mystère. Dans ce contexte,
nul besoin de s’attaquer à un symbole. Tout devient une cible poten-
tielle.
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aujourd’hui n’est certes pas le même que celui qui, en 1972, se retrouva
confronté aux nouvelles du soir. Non seulement les journalistes
jouaient alors le rôle d’interprétants, accompagnés par des images,
leurs discours étaient reçus généralement par un groupe dont nous
pouvons sans trop de risque imaginer les conversations et les échanges.
La télévision favorisait l’apparition de nouveaux rituels inscrits fixe-
ment dans le temps et dans l’espace. La consommation d’images
constituait généralement un événement en soi, dont le sens résidait
dans le partage d’un moment vécu en groupe. Une certaine unité de
temps et de lieu traversait le rituel du journal télévisé, affublé d’un
discours journalistique que l’on commentait. Un travail de sens était
effectué par ceux qui propageaient la une et complété par les autres
qui la recevaient. Certes, de nos jours, le partage au sujet de l’actualité
est rendu visible, notamment sur les réseaux sociaux, mais il s’effectue
le plus souvent après une confrontation individuelle à l’information
reçue.
Les transformations radicales de l’accès à l’information au cours
de la dernière décennie ont renforcé l’individualisation des manières
de s’informer. Les personnes s’informent quand et où elles le veulent,
notamment parce qu’elles sont nombreuses à disposer de téléphones
intelligents. Elles ont aussi le choix des sources mobilisées. Les médias
traditionnels semblent toujours jouer un rôle important en ce sens,
mais rivalisent désormais avec eux d’autres sources d’information
moins traditionnelles, échappant partiellement aux institutions fidè-
lement établies. Lors des attentats de Paris, si environ un million de
téléspectateurs québécois se postèrent devant les journaux télévisés
des grandes chaînes, ils furent près de 4,5 millions de personnes à
partager la vidéo de Jean-François Bélanger, un correspondant de
Radio-Canada qui capta, en direct, l’assaut au Bataclan37. Au final,
17 millions de personnes auraient vu la vidéo le soir des attentats.
37. C’est d’ailleurs ce qui distingue, d’une part, la photo soutenant l’article de fond
dans la presse écrite et, d’autre part, le commentaire accompagnant la photo du
paparazzi dans les magazines people.
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38. Notons d’ailleurs que ce procédé fut exploité dans le domaine de la publicité. Une
des premières expériences dans ce registre a été celle des visuels publicitaires de
Benetton conçus par Oliviero Toscani qui ont été balancés en grands formats dans
les capitales européennes sans mot de légende (on y voyait notamment un malade
en train mourir du sida…). L’objectif était de marquer les esprits par l’image seule,
incitant le grand public à parler de la marque alors qu’aucun lien n’existait entre
l’image et le produit.
39. Rappelons à cet effet que l’équipe du président Obama aurait assisté, en direct, à
l’assassinat d’Oussam Ben Laden. La photo diffusée par la suite montrait le pré-
sident, accompagné de membres de son cabinet, en train de regarder un écran sur
lequel était apparemment projetée la scène.
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40. Une étude SOFRES publiée en 2008 révèle que 11 % des Français croient que les
Américains ont organisé eux-mêmes les attentats du 11 septembre 2001, la pro-
portion d’entre eux étant plus forte chez les 15-24 ans avec 20 %, contrairement
à 8 % des 65 ans et plus.
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L’INJONCTION DU TRAITEMENT
DE L’INFORMATION ET DE L’IMAGE
Depuis le milieu des années 2000, les personnes sont généra-
lement sommées de chercher, par elles-mêmes, l’information dont
elles ont besoin. À titre d’exemple, des consommateurs partent en
quête des informations qu’ils espèrent obtenir en investissant le Web
et en mobilisant différentes applications. Ainsi font-ils l’expérience
d’une confrontation à des sources multiples, à des informations qu’ils
doivent eux-mêmes recouper et mettre en perspective. La « conver-
gence », pour reprendre la terminologie d’Henry Jenkins, souligne
qu’un changement culturel majeur s’opère à partir du moment où les
personnes sont amenées à se connecter à des contenus disparates à
partir de dispositifs divers. Il en résulte le développement de compé-
tences chez certains, une personnalisation des modalités de recherche
pour les autres (Merzeau, 2010), mais aussi l’apparition d’une forme
d’inégalité en termes de capacité à trouver l’information voulue. Les
lecteurs d’image aussi ne sont pas toujours égaux par rapport à leur
talent à interpréter ce qu’ils voient.
Le lecteur d’information est-il armé pour se protéger contre les
effets de terreur induits par l’acte terroriste se réalisant dans une société
de l’image ? En fait, la question consiste à évaluer si ce lecteur peut
éviter les deux tendances qui rendent la place occupée par l’image
problématique. Arrive-t-il, d’une part, à conjurer les effets de disper-
sion qu’offre le paysage médiatique contemporain, tout en redonnant
à l’information une certaine cohérence ? Évite-t-il, d’autre part, de
sombrer dans une lecture fondamentalement déformée de l’image,
que ce soit sur le registre du doute systématique ou de l’émotion
exacerbée ? Comment peut-il redonner une lisibilité aux événements
dont le mystère est cultivé, dont la complexité ne facilite jamais la
mise en cohérence, dans lequel s’entremêlent les faits, les informations
démenties, les rumeurs et la terreur ? Les adolescents sont-ils moins
habiles que les adultes pour gérer les effets engendrés par des actes
terroristes dans un monde de l’image ?
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des images. Ainsi, pour la plupart des adolescents, l’image n’est géné-
ralement qu’un prétexte pour retourner à la parole, faire exister du
sens à travers les mots. Mais, parce que se multiplient des images
fondamentalement ambivalentes dans notre quotidien (Martin,
2009), les opérations d’interprétation de l’image et de prise de parole
se multiplient, favorisant éventuellement des effets d’amplification
d’incertitude et de doute. En un mot, plus les images sont présentes
dans le quotidien, autour de soi, plus il est nécessaire de prendre la
parole, de commenter, d’en discuter, sans jamais obtenir de certitude
quant à la validité de ces lectures. C’est donc dans un monde incertain,
du fait de notre contexte hypermoderne arrachant les personnes aux
modalités d’existence traditionnelles, que surgissent les écrans et les
images accentuant, à leur tour, des effets d’incertitude. Les événements
terroristes viennent donc s’imposer dans le contexte de doute des
sociétés occidentales qui subissent les effets de la fin des Grands Récits.
Ils s’immiscent aussi dans le quotidien des personnes pour qui les
images ne font pas toujours consensus, non pas par rapport à leur
contenu en tant que tel, mais plutôt par rapport à ce que serait et à
ce que ne serait pas une image.
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les éventuels dangers que son film pourrait représenter dans les cir-
constances (Blumenfeld, 2016). Au-delà du questionnement entou-
rant les images de propagande véhiculées par Daech, la tentation de
l’invisibilisation s’est tournée alors vers ces images produites par des
réalisateurs de l’Hexagone. Le documentaire intitulé Salafiste fut
censuré en raison des images de propagande que ses réalisateurs avaient
insérées dans le film, mais aussi parce que la parole était donnée à des
salafistes, « sans voix hors champ (off) » et donc sans commentaires
pour orienter l’interprétation des propos tenus et la lecture des images
choisies (Le Monde, 2016). En d’autres termes, le problème fonda-
mental du rapport entre les images et la parole fut à nouveau soulevé.
Certes, il est légitime, voire nécessaire, de se questionner sur les choix
effectués par les réalisateurs François Margolin et Lemine Ould M.
Salem. Mais il est également nécessaire de mettre en question plus
globalement le traitement que nous réservons aux images lorsque
nous acceptons tacitement de laisser circuler des vidéos mettant en
scène des actes terroristes, sans « voix hors champ (off) » et sans com-
mentaires41. Plus encore, au-delà de la position que nous pouvons
adopter concernant le documentaire salafiste, le débat révèle la crainte
partagée par plusieurs de se voir incapables de substituer une parole
d’adulte au langage des images auxquelles seront éventuellement
confrontés les adolescents.
Alors que les images occupent une grande importance dans la
vie d’aujourd’hui, les jeunes sont généralement laissés à eux-mêmes
lorsque vient le temps de s’y confronter. Comme si l’appropriation
des images allait de soi. Comme si cela était secondaire dans l’éduca-
tion des futures générations qui naîtront au XXIe siècle. Comme s’il
ne fallait agir qu’en moment de crise. Ainsi, au lendemain de la
plupart des attentats terroristes, les médias se font l’écho d’une ques-
tion importante : comment parler à nos enfants de ces images qui les
atteignent ? (FranceTV éducation, 2015). Si la démarche est louable,
elle traduit néanmoins la position de sociétés sommées d’intervenir
dans un domaine où elles ne s’engagent pas suffisamment sur la voie
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apprendre à déchiffrer les signes qui s’offrent à eux, mais aussi de saisir
comment ils s’offrent, et pourquoi il importe de les utiliser à bon
escient. En d’autres termes, c’est notamment en démystifiant la
temporalité de l’image que nous pourrons redonner à la tempo-
ralité du texte son importance.
Bien entendu, nous exerçons collectivement un travail de sym-
bolisation lorsque des événements tragiques comme un attentat ter-
roriste surgissent. Il existe des tentatives de redonner aux images le
rôle de support d’un récit intelligible, compréhensible, qui donne
sens à ce qui, à première vue, n’en a pas. Ainsi le deuil national d’une
France blessée fut accompagné de la décision de publier les photos
des victimes de l’attentat, accompagnées d’une courte biographie
permettant de les connaître un peu, une manière de redonner des
visages au nombre des morts anonymes. Mais, comme le souligne
André Gunther : « Ce processus poignant constitue à la fois une
réponse improvisée au nombre traumatisant des tués, véritable choc
dans un pays qui se croyait en paix, mais doit aussi se comprendre
dans le contexte d’une profonde incompréhension des mobiles de
l’attentat, comme un substitut narratif devenu la seule clé explicative
de l’énigme. » (L’image sociale, 2015) Même dans le deuil, à travers
les réponses données aux pires horreurs, s’expriment les dangers d’une
société soumise à la tyrannie de la visibilité cherchant à conjurer son
incompréhension par des mises en scène. L’image devient la réponse
provisoire, et parsemée de pièges, aux mystères qui favorisent les effets
de terreur. Une réflexion s’engage alors sur une éventuelle renonciation
à l’utopie du « tout voir », à ses dangers lorsqu’elle tourne à l’idéologie,
et à la formation de futurs citoyens développant un regard critique
et réflexif sur ces images qu’ils manipulent et qu’ils lisent, qu’ils pro-
duisent et diffusent, qu’ils ignorent ou qu’ils critiquent, quotidien-
nement.
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Présentation des auteurs
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Une part non négligeable de la jeunesse occidentale succombe
désormais à la tentation terroriste. Plus de 10 000 jeunes auraient
répondu à l’appel des recruteurs de l’État islamique au cours des
dernières années. Sur les milliers de personnes signalées en France,
un quart d’entre elles sont mineures. Provenant de milieux sociaux
diversifiés et caractérisés par des histoires de vie singulières, ces
jeunes ont pourtant en commun d’adhérer à un islam guerrier
et violent. Pourquoi cet appel au meurtre et au sacrifice de soi
trouve-t-il un écho chez tant de jeunes, même des jeunes qui ne
sont pas musulmans? Comment comprendre leur adhésion à un
discours de haine? Qu’est-ce qui les amène dans ces conversions
désormais interdites? Dans une perspective socio-anthropolo-
gique, les auteurs du présent ouvrage proposent plusieurs pistes
pour comprendre l’adhésion de nombre de jeunes au djihadisme
radical en insistant notamment sur les enjeux fondamentaux de
la quête de sens.
Collection Adologiques
Dirigée par Denis Jeffrey et Jocelyn Lachance Sociologie