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sénégalais à Casablanca :
du pèlerinage au business *
trans-localité jouant ici le rôle du signifié alors que les acteurs en seraient
le signifiant – et, ainsi, de reconnaître les espaces sociaux qui se sont ainsi
constitués.
171), est la ville des zaouïas et des courants religieux. Ses centres religieux,
(1) Le courant soufi est
un courant mystique
qui sont les mausolées et autres lieux d’initiation religieuse et d’expérience
caractérisé par la mystique, se sont transformés depuis le 18e siècle en centres d’études et de
dimension intérieure de réunions communautaires. La confrérie soufie (1) tidjane a été fondée par
l’islam et l’effacement du
paraître dans l’adoration Cheikh Ahmed Tidjani, algérien d’origine, à Fès où son fondateur chassé
de Dieu selon une par les Turcs se réfugia en 1798 et y fit élever la zaouïa où il faisait chaque
définition parmi tant jour ses prières et enseignait le Coran à ses disciples. Il y mourut en 1815
d’autres parue dans le
Matin du Sahara et du et y fut enterré (2). Une clause particulière de son testament provoqua des
Maghreb du 25/12/2002. rivalités suivies de la fragmentation de l’ordre en trois branches. C’est à la
(2) Sur Cheikh Amed branche marocaine dont le siège est à Fès que se rattache le tijânisme africain
Tdjani in Fès, cf. (Quesnot, 1962 : 133). La Tijâniyya, issue de la Qadria, et le wird tidjane
Amadou Makhtar Samb
(1994) : 55. Sur la
seront diffusés dans l’espace saharien par Mohammed al-Hafiz originaire
Tijâniyya se reporter à du Trarza qui avait rencontré le Cheikh à la Mecque en 1780. Ils trouvèrent
l’ouvrage de Triaud et un écho favorable auprès des commerçants transsahariens de Chingetti,
Robinson (2000).
Tischit et Tombouctou (3). La position de Fès sur le chemin de la caravane
(3) Schmitz (2000 : 123) du sel par Sijilmassa (Lugan, 2000 : 173) qui rejoignait l’axe transversal
donne comme raison au
succès de la propagation vers la Mecque à partir de Chingetti, elle-même point de ralliement des
de la doctrine de Si caravanes venant du sud, jouera un rôle important dans la diffusion de la
Ahmed Tidjani, d’une Tijâniyya. Fès, premier pôle d’arabisation et d’islamisation au nord de
part, le fait que la
Tijâniyya, contrairement l’Afrique depuis la conquête almoravide au 9e siècle, ne perdit jamais de
aux autres confréries, ne son aura et devint le pôle de formation des populations soudanaises (4).
condamne pas le luxe Tout au long du 19e siècle, certains éléments vont favoriser la propagation
mais y voit au contraire
une bénédiction de Dieu des préceptes de la Tijâniyyia. L’un d’entre eux est l’essor de la traite de la
et, d’autre part, la gomme dans la vallée du fleuve Sénégal où, à partir de la ville de Saint-
Tijâniyya ne permet pas
Louis, l’administration coloniale française avait permis l’installation de points
l’affiliation à une autre
confrérie, ce qui en de traite, exacerbant par là la concurrence entre les tribus maraboutiques,
augmente la solidarité et propriétaires des forêts de gommiers et des territoires pastoraux, et les tribus
les relations entre les
membres.
guerrières, qui contrôlaient les axes linéaires de la transhumance, et renversant
les rapports de force. Un autre est le rôle joué par El Hadj Oumar qui,
(4) Pour le rôle de Fès cf.
entre autres Penda Mbow, contrecarré dans ses objectifs par l’implantation coloniale française, en fut
1996 : 110. un grand résistant (5). Il avait rencontré le successeur de Cheikh Tidjane
(5) Au sujet des lors de son pèlerinage à la Mecque ; pèlerinage après lequel il était passé
polémiques quant au rôle par Fès. Il fut investi de la propagation de la tariqa comme calife en Afrique
d’El hadj Oumar, homme
noire (Samb, 1994 : 59) et, lors de la guerre sainte qu’il mena contre
de foi et/ou résistant, cf.
Iba der Thiam 2003. l’implantation coloniale, il rassembla de nombreux adeptes. A sa mort en
1862, le Fouta était complètement islamisé.
Ces commerçants descendaient dans les hôtels de la place, mais avec le temps
ils finissaient par être logés chez leurs fournisseurs et à être considérés comme
des membres de la famille. Les femmes étaient souvent logées chez leur
marabout. A partir de 1956, les Sénégalais de passage à Fès logeaient dans
“la Maison du Sénégal”, un cadeau – pris à Abdelhay El Kettani – du roi
Mohamed V aux Tidjanes.
Casablanca est également une escale importante sur la route de La
Mecque. Le vol Dakar-Djedda prévoit une escale de 24 heures à
Casablanca (dans les années 1950-1960, 72 heures), temps utilisé pour faire
les achats des marchandises commandées à partir de Dakar et dont la revente
à La Mecque financera le pèlerinage et l’achat d’autres marchandises qui
seront à leur tour importées au Sénégal. La logique dans ce genre de
commerce reste celle du commerce à longue distance, où le nombre de
rotations du capital investi augmente le capital initial ; c’est une espèce de
commerce de relais.
Si les relations diplomatiques officielles sont plus actives entre le Sénégal
et le Maroc que les échanges commerciaux, dont les montants ne sont pas
vraiment importants (cf. Wippel), il n’empêche que les échanges informels
entre Casablanca et Dakar sont particulièrement dynamiques surtout dans
le domaine de l’exportation de marchandises vers le Sénégal. Babouches,
habits pour femmes, djellabas et autres gabardines sont particulièrement
prisés et représentent les atours indispensables du musulman sénégalais à
l’occasion de la prière du vendredi (P.D. Fall, 2004 : 285) mais aussi à
l’occasion des fêtes musulmanes comme la Korité ou la Tabaski. Les plus
jeunes font le commerce de chaussures et de vêtements, jeans, bodies, tops,
etc., en général importés d’Italie, d’Espagne ou des îles Canaries, mais aussi
des vêtements de sport, des jeans fabriqués au Maroc et également de
matériels électroniques et de téléphones portables. Ce commerce est organisé
sous forme de va-et-vient entre Dakar et Casablanca à un rythme mensuel
ou bi-mensuel, à raison d’un séjour de une ou deux semaines en moyenne
dans cette dernière ville.
disciples de ces deux confréries étant à l’origine qadir, cela ne semble pas
être un problème pour que tous cumulent commerce et pèlerinage entre
Dakar, Fès et Casablanca. Une commerçante mouride qui va régulièrement
à Fès l’exprimait ainsi : « Cheikh Tidjane est bien, et c’est écrit que l’on
doit honorer les hommes pieux. » (Interview n° 23 à Casablanca, le
22/4/2003.)
Alors que par le passé ceux qui effectuaient le commerce étaient en grande
majorité des hommes, même si les femmes n’en étaient pas complètement
exclues, aujourd’hui à Casablanca, les femmes sont en majorité.
Les femmes étaient apparues dans le sillage du pèlerinage et du commerce
déjà depuis les années 50. En général, elles étaient d’un certain âge, bien
souvent des premières épouses libérées de leurs obligations maternelles, mais
aussi des hadja qui pour pouvoir faire le pèlerinage devaient être ménopausées
et ne pouvaient, socialement parlant et selon les traditions sénégalaises,
espérer prétendre élargir une activité commerçante d’une envergure
internationale qu’à partir de ce moment. En ce sens, « la voie du Maroc
sera la voie libératrice des femmes » (Fatou Sarr, 1998 : 55-56). C’est avec
l’apparition des charters dans les années 70 qu’elles vont participer aux
convois organisés. Les commerçantes que l’on rencontre à Casablanca ont
souvent eu un parent déjà actif dans le commerce avec le Maroc :
l’opportunité du pèlerinage permettait de prendre avec soi « un carton de
mangues ou d’ananas et une somme de 300 000 FCFA pour acheter la
marchandise » (interview n° 23 du 22 avril 2003 à Casablanca) qu’on
ramenait à Dakar. Depuis 1995 environ, l’organisation est nettement plus
élaborée et présente une structure professionnelle. La dévaluation du franc
CFA et la fermeture de l’Europe aux migrants potentiels (re)font du Maroc
une destination attractive. Pour les femmes sénégalaises qui veulent s’adonner
au commerce, le fait que le Maroc soit un pays musulman où la culture et
le mode de vie sont similaires aux leurs et qui, de plus, entretient des relations
traditionnellement bonnes avec le Sénégal, est un atout de taille pour que
les familles, les maris notamment, les laissent partir dans un climat de
confiance. Le va-et-vient vers le Maroc est pour les femmes sénégalaises
socialement valorisant ; ces voyages réguliers au Maroc, où elles vont tous
les deux ou trois mois, leur confèrent un statut social dans leur quartier
(17) Des sabots à 90 Dh sans doute plus en vue que pour celles qui font les voyages réguliers en
se revendent à Dakar à
20 000 FCFA ; des
Mauritanie ou dans un pays africain de la sous-région. Casablanca joue ici
chaussures à 500 Dh le rôle d’une destination finale qui permet une élévation sociale à partir
rapportent 50 000 FCFA d’un petit commerce qui est socialement admis et qui ne complique pas
quand elles sont payées
cash, à crédit en fin de
les relations dans les structures sociales. Ce qui peut expliquer le nombre
mois : 60 000 ou 70 000. important de femmes sénégalaises à Casablanca. Cependant, Casablanca
Les bijoux fantaisie peut aussi représenter le tremplin qui permettra l’essor des affaires vers Dubaï,
rapportent le double
la Mecque, l’Asie du Sud-Est. Au Maroc, les prix des marchandises sont
(interview n° 26 à
Casablanca du très peu élevés par rapport aux prix de vente au Sénégal (17), ce qui permet
23/4/2003). des bénéfices substantiels parce que les billets d’avion ne sont pas chers et
le 13/8/2003.) Les jeunes commerçantes sénégalaises estiment qu’elles pourront (19) Nous avions
constaté, lors d’un
sauter le pas au bout de 4 ou 5 ans passés à faire le commerce à Casablanca. précédent projet portant
La moyenne d’âge des Sénégalais au Maroc aujourd’hui a baissé. Le sur les opérateurs
phénomène migratoire n’est pas étranger à cette observation. Bon nombre économiques sénégalais :
les grands opérateurs des
de Sénégalais, tout comme nombre de Subsahariens qui sont au Maroc, sont années 80 avaient
des ‘’candidats‘’ à la migration. Ils y sont en transit, attendant une opportunité tendance après un fort
pour continuer leur périple vers un pays européen, les USA, le Canada ou engouement pour les
écoles de commerce
les Emirats arabes (cf. Mehdi Lahlou 2003). Ceci est particulièrement vrai américaines à préférer le
pour les hommes qui vivent souvent du commerce pour financer non Maroc. Ils légitimaient
seulement leur voyage mais également pour subsister au Maroc. En majorité, leur nouvelle option par
le fait que les études dans
les femmes font le va-et-vient entre Dakar et Casablanca. Elles jouent un la société américaine
rôle important en ce sens qu’elles sont pourvoyeuses des marchandises éloignaient les enfants des
sénégalaises (notamment fruits et artisanat, mèches, Lagos sénégalais et jembés) valeurs de la société
sénégalaise, qu’à leurs
qu’elles laisseront, souvent à crédit, aux jeunes candidats à l’émigration qui retour, ils étaient
se chargeront de leur distribution dans les villes marocaines. Une autre déconnectés des pratiques
explication au rajeunissement de la population sénégalaise au Maroc est le commerciales habituelles
au Sénégal. Le Maroc, de
fait que ce pays soit (re)devenu une destination préférentielle depuis 1994, part la similitude des
notamment pour les étudiants. Des accords bilatéraux permettent l’octroi valeurs religieuses et
de bourses (18) à ceux qui viennent étudier le commerce (19), l’informatique sociales, offre la
possibilité d’une
et la pharmacie. Le statut d’étudiant est pour nombre d’entre eux une
formation professionnelle
possibilité de cumuler études et commerce ou de faire exclusivement du alliée aux valeurs de
commerce. Ils ramènent des produits de l’artisanat sénégalais qu’ils écoulent l’islam et à un prix
en tant que commerçants ambulants dans les galeries marchandes et passages moindre que celui qui est
demandé aux USA ou au
piétions de Casablanca malgré la traque de la police marocaine qui les en Canada (Marfaing et
déloge régulièrement (cf. Libération du 9 juin 1999). Sow, 1999 : 206).
Faire venir du fret vers Dakar en provenance du Maroc n’est pas facile :
il n’y a plus de liaisons maritimes régulières, seuls les gros navires y font
des escales de fret. Les opérateurs estiment même que « les relations avec
le Maghreb ont été coupées et la route prévue demandera beaucoup de temps
pour que les mentalités la perçoivent en termes de “relations par le bas” »
(entretien n° 7 du 13/8/2002 à Dakar). Cette route entre Dakar et Tanger
ouverte en février 2002 n’est pas encore terminée, et les Sénégalais qui
l’utilisent sont ceux qui s’en servent pour un petit business de proximité
et n’ont pas les moyens de se payer un billet d’avion (Marfaing & Wippel
2004). Il est cependant possible de spéculer qu’à plus ou moins long terme,
devant les difficultés de fret que rencontrent les commerçants sénégalais à
partir de Casablanca, ils se rabattront sur la route, quitte à expédier par
containers routiers leurs marchandises, pendant qu’eux-mêmes continueront
à prendre l’avion pour leur propre trajet.
Conclusion
Aujourd’hui, ce ne sont plus les hommes qui suivent leurs marchandises,
comme à l’ère des caravanes, mais bel et bien les marchandises elles-mêmes
qui utilisent les ruptures de charge, c’est-à-dire les opportunités de fret et
d’escales des grandes compagnies de transit internationales (entretien 11
à Dakar le 6/82002 ; interview 13 à Dakar du 8/8/2002). Ainsi, ce ne sont
plus les hommes qui agissent en relais mais les marchandises elles-mêmes :
les hommes, eux, prennent l’avion, passent la commande et rentrent. Un
container de marchandises commandées à Casablanca peut très bien repartir
vers Anvers ou Amsterdam avant d’atteindre Dakar où ils le récupéreront.
Les commerçants sénégalais, tout en jonglant entre comportement formel
et informel en fonction des opportunités qui se présentent, utilisent les
avantages apportés par la mondialisation en termes de transport et de
communication et s’y adaptent en remettant stratégies, marchandises et
savoir-faire en question à chaque fois que ceux qui existent arrivent à leurs
limites ou sont confrontés à d’autres mécanismes.
Le champ d’études présenté ici permet une approche de la mondialisation
non pas comme discours mais comme processus (Cooper, 2001 : 103) et la
constatation qu’il est possible d’en tirer est qu’on se trouve face à une certaine
appropriation des mécanismes qu’elle engendre, ce qui permet une
reconfiguration du local et une re-modélisation des identités et des rapports
avec le pays d’origine. Cette re-modélisation permet de faire la synthèse entre
les modes de fonctionnement anciens – ici la représentation du pèlerinage
à Fès, le contrôle social et les habitudes économiques qui régissent tant les
comportements que les rapports entre les acteurs – et les nouveaux qui
apparaissent dans les opportunités offertes par la mondialisation. C’est dans
ce dynamisme que réside la constante re-création des rapports socio-
économiques et relationnels, tant dans l’espace qu’entre les acteurs.
Références bibliographiques
of Mauritania in the career of the Senegalese Triaud, Jean-Louis et Robinson, David (éd.)
Tidjanî Shaykh Ibrahim Niasse (1900- (2000), la Tijâniya. Une confrérie musulmane
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Transmission of Learning in Islamic Africa. Wright John (2002), « Morocco : the Last Great
Leiden : Brill. Slave Market ? » The Journal of North
Thiam Iba Der (2003), « El-Hadj Omar African Studies, vol. 7, n° 4 (Winter 2002),
Foutiyou Tall et la colonisation ou le martyre London : Frank Cass : 55-66.
d’un résistant africain, in al-Maghrib al-Ifrîqî,
revue spécialisée dans le patrimoine et les
études africaines, 4, Rabat : 7-30.