These - Samar Rouhana 2
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FACULTÉ DE LETTRES
DÉPARTEMENT DE LANGUE ET LITTÉRATURE FRANÇAISES
Kaslik-Liban
2008
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION GÉNÉRALE1
I
DEUXIÈME PARTIE : DE L’ENFANCE À L’ÂGE ADULTE139
II
INTRODUCTION DE LA TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER DÉCHIREMENT D’UN MOI, DIVISION D’UNE
SOCIÉTÉ276
1 – La dichotomie entre l’école et la famille277
2 – Des amants au passé populaire identitque290
3 – Les protagonistes influencés par leur passé populaireError: Reference
source not found
4 – La loi alliée du plus fort307
CONCLUSION GÉNÉRALE427
ANNEXE436
III
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES438
IV
INTRODUCTION GÉNÉRALE
« L’homme est un être sociable; la nature l’a fait pour vivre avec ses
semblables », affirme Aristote dans son Éthique à Nicomaque. Cette
cohabitation n’est cependant pas facile, comme le prouve l’anecdote des
porcs-épics de Schopenhauer : pour se procurer de la chaleur en hiver, les
porcs-épics se serrent les uns contre les autres, mais les piquants de chacun
s’enfoncent dans les chairs de l’autre et les déchirent. Les porcs-épics sont
donc obligés de s’éloigner les uns des autres. Ressaisis par le froid, ils se
rapprochent de nouveau, mais sont aussitôt contraints de s’écarter sous
l’effet de la douleur. De rapprochements en écarts, ils trouvent finalement le
juste milieu où ils n’auront ni trop froid ni trop mal. Ainsi en est-il des
hommes : ils ne peuvent ni tout à fait vivre ensemble, ni tout à fait en
solitaires.
Le plus souvent, cette voie moyenne idéale est dure à atteindre dans
un monde en perpétuelle ébullition sociale. Les changements rapides, de
l’époque moderne notamment, exacerbent les difficultés de communication
et de cohabitation entre les individus à cause des diversités dans les
conditions de vie, les valeurs, les langages, les expériences, etc. Cela est
particulièrement douloureux entre les membres d’une même famille, mais
aussi par extension entre les êtres humains qui, à un moment donné, sentent
un fossé se creuser et les séparer de leurs semblables. Le résultat est une
somme de vies fissurées, une dépersonnalisation des relations, une absence
de communication et de liens, une solitude et une perte de repères.
2
dans le vacarme d’une civilisation technologique et dans l’anonymat d’une
culture de masse, tiraillé entre sa vraie nature et ses masques trompeurs,
entre ce qu’il est et ce qu’il feint d’être, il ralentit le pas et essaie de se
redéfinir. Les moyens pour le faire sont multiples : la méditation, la retraite
spirituelle, la consultation d’un spécialiste, ou encore l’écriture. En effet,
l’acte d’écrire permet de lutter contre la tempête en favorisant une première
approche des problèmes, une certaine prise de contrôle en vue d’une
meilleure maîtrise. Couchées sur un papier devant soi, les difficultés
s’éclaircissent effectivement. Le but est certes de reconstituer son identité,
mais aussi d’établir un contact avec autrui par l’envoi d’une lettre ou la
publication d’un livre par exemple. Qu’il soit un individu anonyme ou un
écrivain connu, l’homme aspire à renouer avec lui-même autant qu’avec
autrui. Sigmund Freud estime justement que la règle dans la société se
résume à « être exclu ou ne pas être exclu »1, rejeté ou accepté, mais surtout
à se sentir inclus ou au contraire intrus.
3
de son âge qui commencent à travailler. Mariée avec un étudiant en
Sciences Politiques, elle quitte sa région natale et devient successivement
professeur de lycée à Bonneville, Annecy et Pontoise. Depuis 1977, elle est
rattachée au Centre national d’enseignement par correspondance où elle
rédige des corrigés de compositions littéraires pour préparer les étudiants au
CAPES. Divorcée et mère de deux garçons, elle vit aujourd’hui dans le Val-
d’Oise, à Cergy. Elle jouit actuellement d’une renommée internationale, elle
a visité de nombreux pays pour y tenir des conférences, et ses œuvres sont
traduites dans plusieurs langues dont l’arabe 2. Certains textes ont fait l’objet
de mises en scène, notamment La Femme gelée et L’Événement en 2002 par
Jeanne Champagne3, et Passion simple en 20074. Un « Prix Annie Ernaux »
attribué à l’écriture de nouvelles a été de plus initié il y a plus de trois ans,
destiné aux adultes comme aux jeunes; le thème de 2005 est par exemple
« Résistances! » alors que celui de 2006 est « Passions(s) ».
2
Annie Ernaux, La Place, traduction arabe par Amina Rachid et Sayed Al-Bahrawy, Le Caire, Dar
Charkeyyat, 1994
Annie Ernaux,Une femme et Passion simple, traduction arabe par Hoda Hussein, Le Caire, Dar
Charkeyyat, 1997
Annie Ernaux, L’Événement, traduction arabe par Hoda Hussein, Le Caire, Merit, 2003
3
www.theatre-contemporain.net
4
www.festival-theatre-sarlat.com
4
Tiraillée entre son milieu familial dont l’école et le savoir l’éloignent
progressivement, et le monde bourgeois qui l’attire irrésistiblement, Annie
Ernaux peine à définir son identité et à en trouver les contours. Plus tard,
elle souffre dans ses relations avec ses amants, confrontée à de nombreuses
difficultés, ne sachant plus qui elle est ni où elle en est. Ses pensées ne sont
pas claires, l’une la préoccupe particulièrement : elle refoule l’histoire de
son avortement de 1963 depuis des années sans toutefois parvenir à
l’oublier. La meilleure issue qu’elle entrevoit pour résoudre ses conflits est
l’écriture. Celle-ci constitue en effet un début d’analyse et d’organisation
susceptibles d’apaiser son esprit tourmenté d’abord par la culpabilité
d’avoir délaissé son monde originel et ses parents, ensuite par la douleur à
cause de ses relations amoureuses perturbées, enfin par la révolte contre un
système inégalitaire et une société injuste dont souffrent les faibles, les
pauvres et les femmes.
L’illustration ci-contre5
représente bien cette
remise en question
qu’Ernaux décide
d’entamer. Un personnage
nonchalamment assis, les
épaules affaissées, la tête
basse, les mains enfouies
entre les jambes, traduit la
souffrance, mais aussi la
perte d’identité par la blancheur qui efface toute marque distinctive de son
corps : les yeux, les cheveux, la bouche, le nez, etc. sont comme gommés.
5
« Freud en questions », Revue BT2, Paris, PEMF, 1999, p. 57
5
L’individu fait table rase de tout son être : sur un porte-manteau à l’entête
significative, il suspend d’un côté sa peau - symbole de son vrai moi
souvent caché -, de l’autre, ses vêtements avec ses chaussures placées
au-dessous - symbole de son moi social souvent inauthentique.
6
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, L’écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003
7
Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, 1983
8
Annie Ernaux, Une femme, Paris, Gallimard, 1987
9
Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, 1991
10
Annie Ernaux, L’Occupation, Paris, Gallimard, 2002
11
Annie Ernaux, L’Événement, Paris, Gallimard, 2000
6
des œuvres que nous analyserons et dont nous dévoilerons les divers aspects
au fur et à mesure de notre étude.
L’étude qui suit porte la forme d’un triptyque. La première partie est
essentiellement formelle, elle est liée au genre des cinq œuvres sus-citées.
Elle est formée de trois chapitres dont deux se basent sur les théories
narratologiques de Philippe Lejeune sur l’autobiographie, afin de cerner la
nature des écrits d’Ernaux et voir dans quelle mesure ils correspondent à ce
genre littéraire, sinon à un autre comme l’autofiction quand ils s’avèrent
hybrides. Le second chapitre, lui, est psychanalytique puisqu’il renvoie à la
théorie de « l’angoisse » élaborée par Sigmund Freud; en réalité, il fait le
pont entre les deux autres chapitres.
7
blanche » appréhendée initialement par Roland Barthes. Enfin, une étude de
la réception des œuvres d’Annie Ernaux par les internautes clôturera notre
travail, appuyée sur les théories d’Umberto Eco, de Wolfgang Iser et
d’autres critiques en la matière. Ce point est primordial car Ernaux refuse de
restreindre sa quête à sa seule personne, et affirme plutôt que ses
expériences intimes et privées constituent une passerelle vers des
phénomènes généraux et collectifs.
8
PREMIÈRE PARTIE
12
Yves Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1997, p.111.
9
INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE PARTIE
10
Le réel d’Annie Ernaux n’est pas toujours satisfaisant, les difficultés
de toutes sortes peuvent parfois s’amonceler, la communication avec autrui
devenir impossible et la souffrance dure à supporter. Une affreuse solitude
en résulte, étouffant la narrée et l’enlisant davantage dans la tristesse. Le
refuge dans un monde imaginaire reste à ce moment-là le seul salut, faute
de bonheur réel et palpable. Comme le dit la narratrice des Armoires vides,
« je me satisfais par l’imagination »13, pour compenser les lacunes
engendrées par les autres ou par la vie, pour combler les failles laissées par
une absence, une mort, pour panser les blessures causées par l’indifférence,
l’opportunisme, l’incompréhension ou au moins, pour tenter de le faire
puisque le résultat n’est pas toujours garanti.
Comment classer alors les cinq œuvres sur lesquelles porte notre
étude? La mention « Autobiographies » serait-elle appropriée? Celle de
« Roman » conviendrait-elle davantage? En fait, est-il possible de coller une
13
Annie Ernaux, Les Armoires vides, Paris, Gallimard, 1974, p. 58
11
étiquette définitive sur ces livres? Galilée, lui, prétend qu’ « un texte ne
saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs
genres, il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est
jamais une appartenance »14. Quelle est la part de réel chez Ernaux? Quelle
est celle de fiction? Comment les deux se mêlent-elles dans l’esprit puis sur
les feuilles d’Ernaux? Quel en est le résultat? La présente partie tentera d’y
répondre en étudiant les ouvrages cités qui paraissent se détacher, par leur
singularité, des œuvres littéraires traditionnelles.
CHAPITRE PREMIER
14
Galilée, Parages, p. 264, cité par Yves Stalloni , Op. cit., p. 113
12
LE RÉCIT D’UNE VIE
OU
LE PACTE D’AUTHENTICITÉ
15
15
1 – LA TRIADE IDENTITAIRE
15
“Les Écritures du Moi”, Magazine littéraire, N0 409, mai 2002, p. 18
13
Même s’il était considéré séparément du dossier consacré à
l’autobiographie dans la revue Magazine littéraire, le dessin de la page
précédente suffirait à lui seul pour expliquer le sujet traité. Une créature
bizarre y est représentée assise face à un chevalet, son unique main tenant
un stylo pointé vers son nombril en un mouvement centripète. Telle est la
signification du mot « autobiographie » : écrire (graphie) sa vie (bio)
soi-même (auto). Telle en est la définition élaborée par Philippe Lejeune :
14
dans le temps de notre histoire, juste une date, 20 janvier », écrit la
narratrice à propos de son amant à la page 74; or, la date figurant à la fin du
livre est « 6 février 91 »17. L’Événement, lui, est écrit en 1999 pour raconter
l’interruption de grossesse de la narratrice en 1963 : « Au mois d’octobre
1963, j’ai attendu pendant plus d’une semaine que mes règles reviennent »,
dit-elle à la page 17. La date finale est « de février à octobre 99 »18.
17
Passion simple, p. 71
18
L’Événement, p. 103
19
L’Occupation, p. 76
20
La Place, p. 100
15
Et dans Une femme :
De retour à Rouen, j’ai téléphoné au docteur N. qui m’a confirmé mon état et
annoncé qu’il m’envoyait mon certificat de grossesse. Je l’ai reçu le lendemain.
Accouchement de « Mademoiselle Annie Duchesne ».22
16
quelques exemples : « Il m’a semblé » - « Je me demande »23, « Je
devais » - « Il venait chez moi »24, « Je suis arrivée » - « Je m’attends »25,
« Il est venu me chercher » - « J’ai fini »26. Mais à qui renvoient tous ces
éléments linguistiques? Qui parle? Et qui est-il évoqué?
23
Passion simple, pp. 12-65
24
L’Occupation, pp. 19-45
25
Une femme, pp. 15-104
26
La Place, pp. 70-100
* Dans les citations 10-11-12-13, c’est nous qui soulignons.
27
Une femme, p.22
28
Ibid., p. 43
29
Passion simple, p. 30
30
L’Occupation, p. 37
17
La dignité ou l’indignité de ma conduite, de mes désirs, n’est pas une question
que je me suis posée en cette occasion, pas plus que je ne me la pose ici en
écrivant.31
Je n’aurai plus aucun pouvoir sur mon texte qui sera exposé comme mon corps
l’a été à l’Hôtel-Dieu.35
J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte.
31
L’Occupation, p. 40
32
La Place, p. 41
33
Passion simple, p. 42
34
Ibid., p. 69
35
L’Événement, p. 106
18
Ces diverses intrusions du narrateur dans son texte, ainsi que
l’évocation d’une publication, conduisent à l’assimilation de l’auteur et du
narrateur, soit Annie Ernaux elle-même, comme le prouve le féminin de
l’adjectif « absente » dans la dernière citation. Concernant La Place, elle
explique de toute façon, dans L’Écriture comme un couteau, que « le ‘je’ du
texte et le nom inscrit sur la couverture du livre, renvoient à la même
personne »36.
Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à
l’adolescence entre lui et moi.
[…] j’ai surmonté la terreur d’écrire dans le haut d’une feuille blanche, comme
un début de livre, non de lettre à quelqu’un, « ma mère est morte ». […] Je vais
continuer d’écrire sur ma mère.
Le récit est, par conséquent, focalisé sur les deux figures parentales,
le père dans La Place, et la mère dans Une femme. Les nombreux pronoms
36
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 21
19
personnels et adjectifs possessifs présents dans les deux œuvres désignent
ainsi les parents comme personnes principaux : « Il est resté gars de ferme
jusqu’au régiment » - « Tous les après-midi il filait à son jardin »37, « Elle
est allée à l’école communale […] » - « Ses frères et ses sœurs n’ont
échappé à rien »38. Une phrase, à la page 62 de La Place, certifie ces
propos :
C’est donc bien le « portrait » de son père qu’Ernaux brosse dans son
livre. Notons, d’autre part, la présence des pronoms personnels et des
adjectifs possessifs employés au pluriel et renvoyant tous au couple
parental : « Ils ont acheté le fonds à crédit »- « Dans leur chambre, aucune
décoration »39, « Leur petite fille était nerveuse et gaie »- « En 1945, ils ont
quitté la Vallée »40. Il ne s’agit donc pas d’une autobiographie classique,
puisque l’auteur-narrateur est différent du personnage principal.
37
La Place, pp. 28-60
38
Une femme, pp. 28-34
39
La Place, pp. 36-53
40
Une femme, pp. 42-47
*Dans les citations 25-26-27-28, c’est nous qui soulignons.
20
Les pronoms personnels de la première personne du pluriel figurant
dans les deux livres, prouvent ce double aspect : « Rien n’était allumé chez
nous » - « On ne savait pas se parler entre nous autrement que d’une
manière râleuse »41, « Au retour, nous sommes pris dans un
bombardement » - « Il y avait entre nous une connivence autour de la
lecture, des poésies que je récitais »42. Dans ce cas, le pronom personnel
indéfini « on », dans la deuxième citation, pourrait être indifféremment
remplacé par « nous », et désigner de fait Annie et ses parents, au même
titre que la première personne du pluriel.
41
La Place, pp. 37-64
42
Une femme, pp. 46-58
*Dans les citations 29-30, c’est nous qui soulignons.
21
Notons, une fois de plus, la présence du gérondif « en écrivant », du
pronom personnel relatif à la première personne du singulier « je » et des
deux adjectifs possessifs, « mon » et « ma », dans les syntagmes nominaux
successifs « mon obsession » et « ma souffrance ». L’Occupation porte
donc sur la jalousie et la souffrance de l’auteur-narrateur qui se révèle être
en même temps le personnage principal.
22
commencé par écrire un roman dont le personnage principal est son
père. Pressentant que cela ne correspondait pas à son objectif, elle s’est
aussitôt arrêtée parce qu’elle n’a « pas le droit de prendre d’abord le parti
de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de ‘passionnant’, ou
d’’émouvant’ »46. Consciente de la délicatesse de son projet, elle devine que
« le roman est impossible »47 et s’efforce de ce fait d’écrire « de la manière
la plus neutre possible »48 pour raser la vérité au plus près.
23
mémoire et aux sélections qu’elle opère automatiquement et
immanquablement – mais elle en est pleinement consciente. À
Frédéric-Yves Jeannet, elle explique que « La Place pourrait être qualifié
de récit autobiographique parce que toute fictionnalisation des événements
est écartée et que, sauf erreur de mémoire, ceux-ci sont véridiques dans
tous leurs détails »54.
Le choix des mots dans ces dires est certes significatif. Déjà, le mot
« enquête » présente un caractère juridique, comme si l’écrivain allait être
jugé pour ses écrits. Ernaux associant ironiquement l’enquête biographique
à l’enquête policière, brosse ainsi un portrait plutôt ironique du lecteur qui
se transforme en inspecteur muni d’un carnet ou d’une loupe, partant à la
54
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 21
55
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 26
56
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 21
24
recherche d’indices révélateurs, aussi consciencieux et précis qu’un policier
recherchant un coupable. L’aveu clair d’Ernaux montre qu’elle ne craint pas
cette attitude de la part de ses lecteurs; certains auraient peut-être une
mauvaise intention et voudraient dénicher un détail irréel pour dénoncer
l’écrivain; mais elle se prête fièrement à toute tentative de ce genre, armée
de sa franchise et sûre de la véracité de ses écrits.
25
auparavant, au grenier pour voir ce que les caisses là-haut contenaient?
Comment être sûre, dans ce cas, que les souvenirs et les images qui
affluent des tréfonds de la mémoire claire sont véridiques et non altérés par
le redoutable prisme du temps? Se remettre dans la peau de la jeune fille
qu’elle était en 1963, revivre ce que celle-ci a vécu durant son avortement,
revoir chaque scène et réentendre chaque phrase, semblent être le seul
moyen de s’en assurer, comme Ernaux le dit à la page 75 de L’Événement :
Seul le souvenir de sensations liées à des êtres et des choses en dehors de moi
[…] m’apporte la preuve de la réalité.
26
Je veux m’immerger à nouveau dans cette période de ma vie.
Tant que l’écrivain n’est pas bien imprégné de ses souvenirs, tant
qu’il n’opère pas une véritable marche rétrospective par les sens et l’esprit,
il ne pourra pas rendre sincèrement ce passé ni communiquer à son lectorat
la réalité de ses expériences. Le verbe « s’immerger » constitue certes une
métaphore visant à prouver combien cette tâche est délicate, puisqu’il faut
se reporter en arrière en essayant d’éviter les pièges de l’oubli et de
l’auto-sélection involontaires; puisqu’il faut aussi se hasarder dans les
couloirs sombres de la mémoire.
27
Ce projet s’applique également à L’Occupation. Ernaux y décrit la
jalousie qui l’a ravagée pendant l’été de l’année 2000 « en traquant et
accumulant les désirs, les sensations et les actes qui ont été les [s]iens en
cette période »58. Dans ce cas aussi, la narratrice doit opérer une marche
rétrospective par la mémoire et les sens pour retrouver son état d’âme et son
comportement d’autrefois. C’est à ce moment-là qu’elle pourra être sûre de
transcrire son obsession dans toute sa puissance. Mais cette exposition
s’accompagne de doutes à chaque page, comme nous le confie Ernaux à la
page 42 :
Il est évident que cet avis confirme, chez Ernaux, la ferme volonté de
relater les faits conformément à la réalité, sans le moindre ajout ni la
moindre suppression. Elle voudrait, en outre, tout écrire et tout partager
avec ses lecteurs, ne rien omettre de révélateur. C’est pourquoi elle recourt
souvent à ses journaux intimes qu’elle considère comme de précieux
documents la rassurant quant à la précision de ses écrits et à leur véracité,
puisque contenant les détails de chaque fait; elle adopte ainsi une véritable
méthode scientifique fondée sur le concret, en l’occurrence sur ses notes
prises jadis :
[…] il est vrai que, dans une sorte d’attitude positiviste – désir de ne pas oublier
des faits réels - , de scrupule – ‘ai-je oublié quelque chose de significatif?’ – une
fois le texte bien engagé, presque fini souvent, je me reporte au journal intime
s’il recouvre la même période.59
28
2001 sous le titre Se Perdre, se retrouve ainsi en quelque sorte dans Passion
simple, récit publié en 1992; de même que le journal intime publié en 1997
sous l’intitulé Je ne suis pas sortie de ma nuit, avait plus ou moins déjà fait
l’objet d’un récit publié en 1989, sous le titre Une femme. Les deux récits ne
sont cependant pas tout à fait conformes aux journaux intimes, ils en
reproduisent une partie uniquement.
61
Idem.
62
Idem.
29
deuxième cas, le journal ne présente pas assez d’informations, la jeune
Annie n’y avait noté que certains détails, semble-t-il; il n’est utile que pour
retracer les grandes lignes de l’avortement de 1963.
Ce sont les jugements, les valeurs ‘normales’ du monde qui se rapprochent avec
la perspective d’une publication.63
63
Passion simple, p. 69
30
publication de son récit dans le monde, l’attitude des lecteurs et leurs
jugements devant son œuvre. Sans oublier certes la réaction des parents,
amis ou connaissances dont le nom figure dans le livre et qui, encore
vivants, pourraient se fâcher, se révolter ou critiquer l’œuvre. C’est
pourquoi les écrivains préfèrent souvent adopter le genre romanesque qui
leur permet d’éviter les questions embarrassantes et surtout l’impossibilité
de les esquiver. Annie Ernaux en prend conscience lorsqu’elle écrit aux
pages 69-70 de Passion simple :
En effet, c’est une chose d’écrire juste pour soi (des feuilles qui
resteront intimement cachées dans un tiroir ou un classeur, et que nos yeux
seuls pourront parcourir), c’en est une autre d’écrire pour publier (des
feuilles qui deviendront des livres vendus et lus par des milliers de
personnes de par le monde). Qu’Ernaux le déclare ainsi ouvertement
confirme l’authenticité de son œuvre. Le roman, lui, offre un masque qui
tranquillise l’écrivain et assure l’anonymat. Les noms peuvent y être
modifiés, les lieux et les dates également, tout peut être déguisé de façon à
éviter l’embarras. L’autobiographie, quant à elle, se doit d’être véridique
lorsque son auteur s’engage à en respecter les règles traditionnelles.
Comment Ernaux va-t-elle s’y prendre pour faire parvenir cette passion au
lectorat? Son plan de travail est nettement présenté à la page 31 :
Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire avec une
chronologie précise […] J’accumule seulement les signes d’une passion […].
31
Elle explique donc dans chacun de ses livres comment elle va traiter
son sujet, selon l’une ou l’autre des manières suivantes : elle peut préciser,
au cours des premières pages, comment elle a l’intention de mener son
projet scripturaire; nous relevons à ce propos le futur simple, « je
rassemblerai », à la page 21 de La Place :
Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants
de sa vie […].
Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et
du social, du mythe et de l’histoire.
Je ne fais pas le récit d’une liaison, je ne raconte pas une histoire avec une
chronologie précise […]. J’accumule seulement les signes d’une passion […].
32
Pour écrire, Annie Ernaux se fonde certes sur ses souvenirs, mais
également et surtout, sur les sensations autrefois éprouvées dans sa jeunesse
et les moments cruciaux de sa vie. En effet, celles-là constituent pour elle la
principale source d’inspiration, de même qu’elles garantissent la véracité de
ses écrits. A ce propos, la narratrice dit :
64
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 41
33
Annie Ernaux évoque, à la page 97 de L’Événement, le premier livre
qu’elle a écrit et qu’elle a publié sous l’intitulé Les Armoires vides :
Ce n’était donc pas le malheur. Ce que c’était vraiment serait à chercher dans la
nécessité que j’ai eue de m’imaginer à nouveau dans cette chambre, ce
dimanche-là, pour écrire mon premier livre, Les Armoires vides, huit ans après.
Ce n’est pas gratuitement que l’auteur cite son premier livre; deux
raisons sont susceptibles de motiver cette évocation. Elle voudrait, en
premier lieu, insister sur son statut d’écrivain et se présenter à ses lecteurs
comme l’auteur d’une œuvre publiée sur le marché; son but est de
convaincre le lectorat de la réalité de son existence en tant que personne,
mais surtout en tant qu’écrivain au nom déjà connu dans le monde
littéraire.
34
Apparaît aussi, dans L’Événement, la pratique de tenir un journal et
un agenda pour y noter les faits et les sentiments, quelque peu
irrégulièrement. En effet, Annie laisse parfois passer plusieurs jours sans
rien y écrire; ainsi, les pages restent blanches du premier jusqu’au 8 janvier,
date de la première rencontre avec la faiseuse d’anges, puis jusqu’au 15
janvier, date à laquelle la sonde est posée dans son ventre. En fait, la jeune
Annie ne reprend son journal que le 17 janvier, au moment où elle attend
anxieusement que la sonde fasse enfin son effet :
Dans mon journal, où il n’y a rien d’écrit depuis le 1 er janvier, j’ai noté à la date
du vendredi 17, ‘j’attends toujours. Demain je retournerai chez la faiseuse
d’anges puisqu’elle n’a pas réussi’. 65
65
L’Événement, p. 89
35
Dans Une femme, l’«espace autobiographique » est partiellement
vérifiable. Annie Ernaux écrit ce qui suit à la page 73 :
En 1967, mon père est mort d’un infarctus en quatre jours. Je ne peux pas
décrire ces moments parce que je l’ai déjà fait dans un autre livre […].
La narratrice avoue ainsi avoir déjà écrit un livre où elle raconte les
derniers jours de son père. Mais l’œuvre demeure abstraite puisqu’elle ne
cite pas son titre, ni même l’année de sa publication ou la maison d’édition.
Face à ce manque d’informations, les lecteurs ne savent que penser, ils iront
peut-être se renseigner pour tenter de trouver l’œuvre en question et de
donner une matérialité à cet « autre livre » qu’Ernaux ne nomme pas.
Cependant, le fait de dire « qu’il n’y aura jamais aucun autre récit possible,
avec d’autres mots, un autre ordre des phrases »66 , le fait d’avouer
l’impossibilité de relater de nouveau les mêmes instants sous une autre
forme, prouvent sans doute la sincérité de la narratrice. Des moments aussi
intenses ne peuvent se plier à plusieurs formes littéraires, ils se disent d’une
seule façon, tels qu’ils sont gravés pour toujours dans la mémoire.
66
Une femme, p. 73
36
Je m’aperçois que j’avais employé les mêmes mots […]. Ce sont toujours aussi
les mêmes comparaisons qui me sont venues à chaque fois que j’ai pensé au
moment où j’avorte dans les toilettes […].67
Cette impossibilité de dire les choses avec des mots différents, cet accolement
définitif de la réalité passée et d’une image à l’exclusion de toute autre me
semblent la preuve que j’ai réellement vécu ainsi l’événement. 68
67
L’Événement, pp. 104-105
68
Ibid., p. 105
69
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 42
37
Ernaux évoque également son statut d’écrivain lorsqu’elle déclare à
la page 69 d’Une femme :
Dans ces conditions, ‘sortir’ un livre n’a pas de signification, sinon celle de la
mort définitive de ma mère. Envie d’injurier ceux qui me demandent en souriant,
‘c’est pour quand votre prochain livre?’.
Selon la même logique, cela nous mène à penser que ces autres
conditions ont déjà existé et fait l’objet d’œuvres précédentes. Une femme
n’est donc pas la première œuvre d’Ernaux à être éditée. Cette idée est,
d’ailleurs, confirmée par la suite de la citation où est transcrite la question
que les gens – c’est-à-dire les lecteurs – posent à Annie Ernaux : « C’est
pour quand votre prochain livre? ».
38
Cherchons à présent l’« espace autobiographique » dans les trois
livres qui restent. La pratique du journal intime semble avoir accompagné
Ernaux tout au long de sa vie. En écrivant L’Occupation, elle se réfère deux
fois à son journal : « Je me rappelais par-dessus tout les premiers temps de
notre histoire, l’usage de la ‘magnificence’ de son sexe, ainsi que je l’avais
écrit dans mon journal intime », dit-elle une première fois à la page 25.
L’auteur utilise donc, d’une part, la mémoire « immatérielle », c’est-à-dire
les traces que son cerveau garde de la relation entretenue avec W. ; et elle
emploie, d’autre part, la mémoire « matérielle », c’est-à-dire les notes
qu’elle a écrites au cours de cette relation.
70
L’Occupation, p. 45
39
Deux éléments typographiques prouvent la référence au journal :
d’abord, les guillemets qui encadrent la phrase « je suis décidée à ne plus le
revoir »; ensuite, la virgule qui est placée après le nom « journal », et qui a
la valeur des deux points (:) introductifs d’un discours rapporté.
Les virgules présentes dans les deux citations du milieu ont, certes,
une valeur déclarative et attestent, avec les deux points (:) des deux autres
citations, l’exactitude des faits relatés. Dans sa définition de l’«espace
autobiographique », Philippe Lejeune n’inclut ni le journal intime ni
l’agenda; il fait uniquement allusion aux livres antérieurs publiés. Nous
avons toutefois déjà expliqué l’importance de ces deux formes littéraires et
les diverses significations qu’elles ont (certifier la véracité des faits et
participer à la formation littéraire de l’écrivain).
40
œuvre n’est citée. Le lecteur trouve, cependant, à la fin de chaque livre, la
liste des œuvres de l’auteur, en tête de laquelle l’éditeur a écrit en lettres
majuscules « DU MÊME AUTEUR ». Est marquée, ensuite, la maison
d’édition, soit « Aux Éditions Gallimard », puis se situent les divers titres
avec les numéros correspondants dans la collection Folio. Nous en citons
quelques-uns : Les Armoires vides, Folio, no 1600; Ce qu’ils disent ou rien,
Folio, no 2010; La Femme gelée, Folio, no 1818; La Place, Folio, no 1722 et
Folio Plus, no 25, etc. Philippe Lejeune ne considère pas cette liste d’œuvres
comme faisant partie de l’«espace autobiographique »; c’est, en effet, un
inventaire établi par l’éditeur. La notion lejeunienne implique que l’écrivain
signale lui-même ses livres à l’intérieur de son récit, comme signe
d’authentification.
41
scientifique, ils prétendent apporter une information sur une ‘ réalité’
extérieure au texte […] »75 . Le « pacte référentiel » est ainsi le corollaire
du pacte autobiographique, tant par sa définition que par son contenu. Pour
écrire son récit, l’auteur se sert de mots qui ne sont pas d’abstraites
instances linguistiques, mais qui renvoient à la réalité extérieure et
quotidienne.
J’ai pu regarder des photos d’elle. Sur l’une, au bord de la Seine, elle est assise,
les jambes repliées.77
Les arrondissements parisiens sont aussi nommés, nous en citons, à
titre d’exemple, le XVII e :
75
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 36
76
La Place, pp. 30-88
77
Une femme, p. 21
42
De nombreuses villes sont nommées, nous en relevons Yvetot 78,
Rouen79, Bordeaux80, Lisieux81 et Annecy82. Ernaux évoque aussi, à la page
52 de La Place, les châteaux de La Loire :
Quand je disais, ‘il y a une fille qui a visité les châteaux de La Loire’, aussitôt
fâchés […].
78
Une femme, pp. 17-18-24-47
79
Ibid., pp. 24-65 ; L’Événement, pp. 17-34 ; La Place, pp. 23-31-78-80
80
La Place, pp. 69-72 ; L’Événement, p. 22
81
Une femme, p. 13 ; La Place, pp. 43-69
82
Une femme, pp. 13-72-75-81 ; L’Événement, p. 93
83
L’Occupation, pp. 16-46-47
84
L’Événement, p. 20
85
Ibid., p. 67
86
Ibid., p. 119
43
Elle s’étend quand même plus longuement sur la période passée en
Italie. Dans Passion simple, elle parle de Florence où elle a visité
l’Oltrarno, le jardin Boboli (p. 48) et la piazza San Michelangelo (p.49),
sans oublier le fleuve Arno (p. 51). Elle a de même été au Danemark, à
Copenhague en particulier (p. 63), pour participer à un colloque. D’autres
pays sont aussi nommés dans Passion simple : le Cuba (p.44), et sa capitale
La Havane (p. 15), l’Irak et Bagdad (p. 72), et finalement la Russie dont la
narratrice ne cite que Moscou (p. 67). Elle évoque, en dernier, le Japon, à la
page 102 de L’Événement :
44
également cités : Blum, à la page 93 d’Une femme :
87
La Place, p. 80
88
Passion simple, p. 58
89
L’Événement, p. 24
45
Les dates précisées à l’intérieur des pages et les autres apposées à la
fin de chaque livre, ramènent incontestablement au réel. Dans La Place, le
lecteur trouve ainsi la mention 1899-1967 sculptée sur la tombe (p. 100), et
à la fin, « Novembre 1982-juin 1983 » (p. 103). Dans Une femme, la
narratrice date sa naissance de 1940 (p. 43) et, à la page 106, elle fait
paraître les dates suivantes : « Dimanche 20 avril 86-26 février 87 ». Dans
Passion simple, nous lisons, par exemple, « 6 février 91 » (p. 71). Dans
L’Événement, nous avons « Octobre 63 » (p. 17) et, à la fin, « De février à
octobre 99 » (p. 130). Dans L’Occupation, Ernaux précise « l’été 2000 » (p.
15) et « Mai-juin et septembre-octobre 2001 » (p. 75).
90
L’Événement, p 29
91
Passion simple, p. 32
92
Ibid., p. 63 ; L’Occupation, p. 24
91
La Place, p. 98
93
46
Les journaux nommés sont Paris-Normandie94 et Le Monde95. Des
revues, nous relevons d’Une femme, La Mode du jour (p. 49) et La Redoute
(p. 87). En musique, Annie Ernaux évoque « La Mauvaise réputation » de
Brassens dans Une femme (p. 64), Piaf dans Passion simple (p. 32), le
Charleston dans La Place (p. 31), etc. En architecture, elle parle du David
de Michel-Ange :
Ma mère avait besoin du dictionnaire pour dire qui était Van Gogh […].99
94
Une femme, p. 39 ; La Place, p. 75
95
Passion simple, p. 72 ; L’Occupation, p. 18 ; L’Événement, p. 42 ; Une femme, pp. 77-79
96
Passion simple, p. 104
97
Ibid., p. 49
98
Une femme, p. 88
99
Ibid., p. 63
47
Le « pacte référentiel » s’étend jusqu’au domaine médical. Plusieurs
médicaments sont cités, dont l’ « Imovane », dans L’Occupation (p. 23) et
l’ « Hepatoum », dans L’Événement (p. 19) :
Cela s’appelle la maladie d’Alzheimer, nom donné par les médecins à une forme
de démence sénile.
100
Passion simple, p. 87
101
L’Événement, p. 110
102
La Place, p. 37
103
Une femme, p. 156
48
La religion consiste, elle aussi, une référence au réel, tant par
l’allusion au Credo104, à Saint Antoine de Padoue 105, qu’aux fêtes de
Pâques 106 et de Noël :
Une dizaine de jours avant Noël, quand je n’y comptais plus, L. B. a frappé à la
porte de ma chambre. 107
J’allais jusqu’à me sentir mortifiée qu’il puisse regarder chez l’autre femme la
chaîne Paris-Première que je ne reçois pas.
104
La Place, p. 25
105
Passion simple, p. 75
106
Une femme, p. 42
107
L’Événement, p. 66
108
La Place, p. 30 ; L’Occupation, p. 17
109
L’Occupation, p. 24
49
Un soir de décembre 79, vers six heures et demi, elle a été fauchée sur la
Nationale 15 par une CX qui a brûlé le feu rouge […]. 110
50
une rupture totale »112. Le roman entamé lui avait paru une trahison, aussi a-
t-il été écarté pour céder la place à un nouveau livre dont Ernaux dit :
Cela ne pouvait pas être le roman, ça ne pouvait être que la réalité. Fuir tout ce
qui ressemblait à la fiction et depuis, je suis dans cette voie-là. C’est la
recherche de la vérité […].113
Dans le cadre de notre présente étude, qui dont donc ces personnes
qui figurent aux côtés d’Annie Ernaux? Quelle est la nature de la relation
qui les relie? Sont-ce l’amour, la haine, la tendresse, la vengeance,
l’indifférence,…? Ces relations peuvent-elles être qualifiées
d’harmonieuses, de paisibles et de fructueuses? Ou, au contraire,
d’incompatibles, de ratées et de douloureuses? Les circonstances affectent-
elles ces relations en en modifiant, par exemple, les conséquences et les
péripéties?
DEUXIÈME CHAPITRE
112
Timothy Miller, Op. cit.
113
Idem.
51
LE CLIVAGE AVEC AUTRUI
114
114
114
Germaine Greer, La Femme eunuque, Paris, Robert Laffont, 1971, première de couverture.
52
« … C’est ainsi qu’ils vécurent ensemble et heureux jusqu’à la fin
des temps » : telle est la formule qui clôt la majorité des contes de fées,
unissant les destins des protagonistes pour toujours, dans un bonheur que
rien ne viendra troubler. Aux enfants comme aux adultes, ces contes
procurent la quiétude et rassurent l’âme craignant la douleur de l’abandon et
le néant de la solitude. Bruno Bettelheim développe cette idée dans son
ouvrage intitulé Psychanalyse des contes de fées, pour dire qu’ « il n’est pas
dans la vie de plus grande menace que d’être abandonné, de rester seul au
monde. »115
Cette anxiété est bien normale : l’être humain est une créature
sociable née pour mener avec ses semblables une vie commune aux niveaux
culturel, économique, religieux, social, etc. L’homme évolue, dès sa
naissance, au sein de divers groupes auxquels il s’habitue et dans lesquels il
s’intègre souvent à vie : la famille, les camarades de classe, les collègues de
travail, la bande d’amis, si bien qu’une séparation, une mort ou un
malentendu survenus, bouleversent le cours de sa vie.
115
John Killinger in La Solitude de l’enfant, Paris, Robert Laffont, 1983, pp. 32-33
116
Sigmund Freud, Inhibition, sympôme et angoisse, Paris, PUF, 1978
53
Le destin ne ménage pas Annie Ernaux dans ce domaine; elle vit
effectivement à plusieurs reprises la crainte de se voir abandonnée ou
séparée de la personne aimée; elle lutte aussi pour ne pas perdre l’amour et
la compagnie de l’être chéri. Ses craintes se réalisent parfois et ses
tentatives pour y échapper ne sont pas toujours fructueuses. Aussi fait-elle
l’expérience d’une solitude amère qui blesse son corps et son âme. D’autant
plus que cette solitude s’étend sur de longues périodes de sa vie, allant de
quelques mois à plusieurs années.
54
deviendront une consolation, mais qui, d’autre part, remueront le couteau
dans la plaie en rappelant un passé révolu et en accentuant la solitude
présente.
Pour retenir son amant à ses côtés, Annie agit sagement : elle ne lui
envoie pas de lettres par la poste, ne laisse aucune marque sur sa peau ni
sur ses habits et ne le rencontre pas en compagnie de son épouse; tout cela
« pour ne pas encourir de sa part une rancune qui l’aurait conduit à [la]
quitter »117. Raisonnable, elle sait qu’un regard involontaire ou qu’un geste
spontané peut les trahir; aussi est-elle très prudente pour ne pas regretter
plus tard de ne pas l’avoir été assez.
Annie est tellement hantée par la peur de perdre son amant que « son
appel cent fois espéré ne changeait rien, [elle restait] dans la même tension
douloureuse qu’avant [et] même la réalité de sa voix n’arrivait pas à [la]
rendre heureuse »119. La crainte de perdre l’objet aimé devient si intense
117
Passion simple, p. 37
118
Ibid., p. 22
119
Passion simple, p. 45
55
que la narrée semble ne plus goûter aucune joie. La chère voix ne suffit
même pas à dissiper l’inquiétude, ni à ramener la confiance en soi.
Imaginer son amant en train de faire l’amour avec son épouse est, en
outre, une torture pour la narrée qui est seule à se morfondre. Se le
représenter entouré de belles femmes, accentue l’horreur de la vision. Elle
opère alors mentalement de multiples comparaisons, et le résultat n’est
jamais en sa faveur. Dans le premier cas, la loi civile ou le sacrement
religieux protège l’épouse légitime; dans le deuxième cas, la beauté, le
charme et l’intelligence d’une rencontre de hasard sont susceptibles d’attirer
A. à tout moment.
56
personnel du pluriel « nous » figurant la fusion des amants, dans
l’expression « nous avions fait l’amour » (p.20), se divise et aboutit aux
deux pronoms personnels du singulier « je » et « il » sus-cités, désignant
non plus un couple, mais deux personnes distinctes.
124
Annie Ernaux, Se Perdre, Paris, Gallimard, 2001, p. 151
125
Passion simple, p. 20
57
La différence entre l’arrivée du jeune homme et son départ apparaît
d’ailleurs clairement : en arrivant, il est joyeux et impatient, « aper[çoit] à
peine cinq minutes [le] chemisier [d’Annie] ou [ses] escarpins neufs qui
seraient abandonnés n’importe où »126, lui avoue parfois avoir « roulé
comme un fou pour venir »127, etc. Par contre, « avant de partir, il se
rhabillait posément »128 sous le regard de la narrée qui note, mentalement
puis sur papier, ses habits enfilés un à un, dans une énumération dont la
lenteur et la longueur traduisent le calme des sens apaisés et s’opposent à
l’impatience du début où le désir, intense et vif, n’est pas encore assouvi.
« Qu’est-ce qui prouve que ce n’est pas la dernière fois? », se demande la
narratrice à la page 28. Son angoisse marque de peur chaque jour et chaque
nuit, dans l’horrible attente de l’instant fatal, celui de l’ultime séparation.
126
Passion simple, p. 22
127
Ibid., p. 34
128
Ibid., p. 20
129
Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1955, p. 78
130
Passion simple, p. 35
58
Cela m’était égal de vivre ou de mourir. Le corps entier me faisait mal. J’aurais
voulu arracher la douleur mais elle était partout.131
131
Ibid., p. 52
132
Ibid., p. 53
59
Elle le caresse mais « son sexe restait inerte »133, elle a perdu tout pouvoir
sur lui. L’échec de la réalité se transpose ainsi dans les rêves. Puis, de
nouveau, il la désire et ils refont l’amour. De ce chaos onirique, Annie
s’éveille épuisée et passe la nuit dans la souffrance, en proie à l’insomnie.
60
signification, juste pour être à la mode »135. Pourquoi et pour qui faut-il
encore être à la mode? L’emploi du substantif familier « fringues » dénote
la décristallisation de ces habits, insipides désormais aux yeux de la narrée.
De nouveau, « tout était manque sans fin »136, mais cette fois, manque
définitif « de l’homme dont je n’entendais plus la voix, l’accent étranger, ne
touchais plus la peau », écrit la narratrice à la page 62. « Je ne le reverrai
sans doute jamais », se plaint-elle à la page 52. La perte est foncièrement
pénible à assumer.
61
narratrice à la page 13, bouleversée par l’entrée en scène de cette inconnue
qui allait dès lors occuper toutes ses pensées.
139
L’Occupation, p. 66
62
Apparaît de nouveau la dichotomie du moi que Freud analyse dans
son Abrégé de psychanalyse : d’une part, la narrée avoue que la bataille est
perdue d’avance et que W. ne lui appartient plus, disant qu’elle ne sera
« plus jamais […] amoureuse et sûre de son amour à lui »140 ; d’autre part,
elle s’acharne à lutter, affirmant hautement qu’elle veut « le ravoir »141.
D’un côté, elle dit sa « déréliction de femme qui n’est plus aimée »142, mais
ne cache pas, d’un autre côté, son « désir de l’être encore »143.
Comme les gens fragilisés par la maladie ou la dépression, j’étais une caisse de
résonnance de toutes les douleurs.146
63
(une caisse […] douleurs), elle, atteste par le pluriel (toutes les douleurs), la
forme géométrique close de la caisse et l’image suscitée (la résonnance est
la prolongation des sons) à quel point la narrée souffre.
64
semble ne pas se rendre compte de l’impasse dont elle s’obstine à vouloir
sortir; « seul son regard imaginaire me rendait à moi-même », écrit la
narratrice à la page 21.
151
Ibid., p. 51
152
L’Occupation, p. 58
65
Il n’avait plus rien à me demander, sinon peut-être que je lui fiche la paix.153
J’avais mis des chaussettes trop courtes et le pantalon relevé découvrait une
bande de peau blanche.154
66
chevilles dénudées? La narratrice n’en dit rien, elle précise seulement qu’il
se montre « évasif et prudent »156, après ce qu’elle lui fait endurer sans
doute.
156
L’Occupation, p. 69
157
Idem.
67
Annie et W. se quittent au métro, lui retourne chez l’autre femme
dans un « chez eux » intime et chaleureux, mais elle retourne seule dans un
« chez soi » froid et sombre. « C’est trop destroy », écrit Ernaux à la page
70. Cette expression « dit et prouve l’excès de souffrance »158 ressentie en
l’an 2000, lors de cette liaison; l’expression est transcrite en anglais sans
être traduite en français, parce qu’elle est lourde de signification telle
quelle, telle que la narrée l’a eue à l’esprit en ce temps-là.
La nuit même, Annie se sent suffoquer sous l’effet d’une grande dose
« de souffrance et de folie »159. Elle laisse un message sur le répondeur de
W. lui disant qu’elle ne veut plus le voir. Elle récite, ensuite, les prières de
son enfance, espérant être apaisée. Puis, elle rédige une lettre de rupture
« ne réclamant aucune réponse », assure-t-elle à la page 71. En fait, toute
lettre expédiée espère une réponse du destinataire, ou au moins une réaction
de sa part. Bien qu’elle affirme ne rien attendre, Annie espère que W.
réagira d’une façon ou d’une autre. Le fait qu’elle écrive à la page 72
« [qu’]il n’a pas répondu à la lettre », prouve sa déception. La finalité de
cet envoi est, en fait, de « maintenir […] un lien »160, quel qu’il soit, même
douloureux.
158
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 130
159
L’Occupation, p. 70
160
L’Occupation, p. 60
161
Ibid., p. 72
68
demeure anonyme, sans pourtant jamais cesser d’être « une réalité
indestructible et atroce »162, qui empoisonne sa vie.
S’il fallait illustrer la situation par une image, nous choisirions celle
de la balance et nous mettrions dans un plateau, W. et sa compagne, dans
l’autre, Annie seule. Le couple uni et amoureux se dresse tout puissant face
à la triste solitude de la narrée. La récurrence des mots « souffrance » (12
fois) et « douleur » (6 fois) dans un livre de 76 pages, renforce cette image
boiteuse. La crainte de perdre l’objet aimé est finalement devenue un fait et
une perte réelle et, surtout, définitive. Annie doit pourtant trouver le moyen
de résister et la force de ne pas sombrer dans le désespoir. À l’instar de la
chanson interprétée par Gloria Gaynor, « moi aussi, il le faudrait, I will
survive », se dit-elle à la page 27.
162
Ibid., p. 32
69
punissant de prison ou d’amende quiconque favorise ou subit un
avortement.
Nous nous étions quittés incertains sur la suite de notre relation et j’éprouvais de
la satisfaction à troubler son insouciance, même si je n’avais aucune illusion sur
le profond soulagement que lui causerait ma décision d’avorter.165
70
profiter d’elle en lui proposant de coucher avec lui, prétextant que le mal est
déjà fait. Il lui parle toutefois de L.B., jeune femme susceptible de l’aider,
ayant elle-même déjà avorté. À le voir gai et insouciant, mangeant avec
appétit dans la brasserie où ils discutent, Ernaux écrit tristement : « J’avais
mal au cœur et je me suis sentie seule ».166
L’une des injections est faite par une étudiante en médecine. À la voir
jolie et gaie, Annie comprend qu’elle est « en train de devenir une pauvre
fille »168, « seule et perdue »169, ne sachant vers qui se tourner. Cette belle
étudiante devient alors une synecdoque de toutes les autres filles joyeuses et
épanouies, s’occupant de leurs études avec enthousiasme. La narrée, elle,
est soucieuse, indifférente à son mémoire de Lettres, uniquement obsédée
par la catastrophe qu’elle endure dans son corps et dans sa vie.
166
L’Événement, p. 38
167
Ibid., p. 44
168
L’Événement, p. 47
169
Ibid., p. 43
170
Ibid., p. 30
71
forment un groupe, et la solitude du moi d’Ernaux. Le ventre devient la
partie la plus importante du corps, selon qu’il abrite ou non un fœtus,
affectant de ce fait positivement ou négativement le reste du corps. Chez
Annie, il agit d’abord sur le côté physique, engendrant des nausées; sur le
côté psychique ensuite, la rendant triste et inquiète; enfin, sur le côté
culturel, puisqu’elle ne trouve ni envie ni courage de travailler son
mémoire. Que certaines filles racontent minutieusement des détails de leur
quotidien, horripile la narrée. En écoutant leurs propos triviaux, elle se rend
compte, terrifiée, de son « exclusion du monde normal »171.
72
les confidences n’existant plus entre eux, elle peut facilement cacher sa
grossesse. Son ironie est claire quand elle explique sa tactique pour ne pas
se trahir : les parents s’imaginent « détecter infailliblement au premier coup
d’œil le moindre signe de dérive. Pour les rassurer, il suffisait d’aller les
voir régulièrement, avec le sourire et un visage lisse, apporter son linge
sale et remporter des provisions »172. Aussi ne laisse-t-elle rien paraître de
son grave souci.
73
pour lui-même, mais plutôt pour elle-même. Il ne lui est utile en rien, ne se
soucie même pas d’elle, mais Annie est déjà assez ébranlée pour en
supporter plus. Rester liée à P. d’une façon ou d’une autre lui permet de ne
pas creuser le vide dans lequel elle est déjà plongée. C’est une présence qui,
même indifférente, reste une présence. Ainsi, elle secoue son calme et
l’empêche de vivre tranquillement, en lui rappelant qu’il est aussi
responsable qu’elle dans cette histoire.
74
eu de place en moi que pour la peur », se rappelle Ernaux à la page 81. À
ses camarades, elle parle d’une ablation d’un grain de beauté; confier son
anxiété, même en en modifiant la cause, la soulage. Nous retrouvons ainsi
le besoin d’une oreille attentive et d’une chaleur humaine réconfortante.
177
Ibid., p. 82
178
Ibid., p. 84
179
L’Événement, p. 91
75
toutefois susciter une autre interprétation : se limer les ongles
interminablement serait un défoulement semblable à se les ronger. La
femme du train serait, elle aussi, plongée dans ses pensées et ses problèmes
qu’elle extériorise par cette lime allant et venant sans cesse. Le temps qui
s’étire, suggéré par le même adverbe, est aussi celui de l’attente d’Annie,
qui dure trois longs mois. « C’est une scène lente », écrit d’ailleurs la
narratrice à la page 87 pour décrire son cheminement aux côtés de Mme
P.-R. vers la gare; en fait, toutes les scènes sont lentes pour dénoter les
difficultés et les problèmes qui n’en finissent plus.
180
Ibid., p. 95
181
L’Événement, p. 97
76
La nuit se passe en pleurs et en douleurs jusqu’à l’expulsion du bébé
et le début d’une hémorragie qui nécessite l’appel d’un médecin. Celui-ci
rudoie Annie sans le moindre ménagement, comme le fait plus tard le
chirurgien à l’hôpital. Brutalité et blâmes sont donc le lot de celle qui
ose enfreindre la loi. L’Événement relate ainsi la lutte d’une jeune fille
seule, engagée dans un dur combat dont l’issue est incertaine et peut être
même fatidique.
77
romain »182. Cela ne l’empêche pourtant pas de remarquer certaines
différences entre elle et ses camarades. Les conflits l’opposant à ses parents
éclatent, creusant entre eux un fossé de plus en plus grand. À l’école, puis à
l’université, Annie remarque que son mode de vie diffère de celui de ses
amies, et ce, à plus d’un niveau.
78
davantage l’écart entre le milieu familial et le milieu scolaire : il faut parler
« en détachant les mots »185, et non « avec toute la bouche »186, ne pas
hausser la voix alors que les parents crient entre eux, éternuer discrètement
alors que le père « crachait et […] éternuait avec plaisir »187 dans la cour.
L’argent engendre aussi les disputes. Dans « un monde où tout coûte
cher »188, il faut prendre soin de ses affaires, parce que chaque sou est le
fruit d’un dur labeur.
185
Ibid., p. 57
186
Idem.
187
Ibid., p. 62
188
Ibid., p. 52
189
La Place, p. 71
190
Idem.
191
Idem.
192
Idem.
79
Son père devient de « la catégorie des gens simples »193, avec
lesquels les échanges sont limités, voire absents. « On n’avait plus rien à se
dire », avoue-t-elle à la page 75. Aucune crainte de séparation n’est donc
décelable à ce niveau, c’est plutôt une ferme volonté de quitter son milieu.
Le mariage de la narrée avec un étudiant en Sciences Politiques accentue
cette situation. Le couple habite une ville dans les Alpes et Annie revient
seule, de temps en temps, voir ses parents. Elle accepte l’indifférence de
son mari à leur égard; elle-même adopte, de jour en jour, le mode de vie
bourgeois : « j’ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l’autre
n’est qu’un décor », dit-elle à la page 87. Est-elle cependant satisfaite, elle
qui a délibérément choisi cette voie? Pas tout à fait, puisqu’elle avoue à la
page 88 : « je me sentais séparée de moi-même ».
193
Ibid., p. 72
194
La Place, p. 38
195
Ibid., p. 36
196
Ibid., p. 35
197
Ibid., p. 76
80
Outre ce déchirement au niveau professionnel, le père d’Annie
souffre dans ses relations avec sa fille. Quand celle-ci étai petite, il la
« conduisait à la foire, au cirque, aux films de Fernandel, [lui] apprenait à
monter à vélo, à reconnaître les légumes de son jardin »198, etc. Quelques
années plus tard, ces habitudes ont cessé, remplacées par une attitude glacée
et lointaine du côté d’Annie, par une crainte et une colère du côté du père. À
ce niveau, l’ « angoisse de séparation » freudienne s’applique bien. Le père
constate que la complicité est désormais impossible, sa fille fuit vers un
ailleurs qu’il ne peut lui assurer, et il assiste, impuissant, à la distance qui se
creuse entre eux.
Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de
mes études.199
198
Une femme, p. 58
199
La Place, p. 72
200
Ibid., p. 58
81
extrême, espérant gommer par cette affection sincère les écarts de culture.
Mais sa tentative échoue ici aussi. Le père perd ainsi sa fille comme il perd
son amour et son attention. Il se sent différent et même inférieur : « devant
les personnes qu’il jugeait importantes, [il] avait une raideur timide »201, se
tait ou parle avec précaution, craignant de susciter les moqueries. S’il
espère être reconnu et apprécié par sa fille pour compenser sa solitude et
son dépaysement en société, il est bien déçu. Sa fille le rejette et s’éloigne
de plus en plus du monde familial où il a grandi. Situation dure à accepter
pour ce père qui se voit, non seulement exclu parmi les gens, mais aussi et
surtout, au sein même de sa famille et de la part de sa propre progéniture.
Sans doute, c’est là que le bât blesse.
82
me suis détachée d’elle et il n’y a plus eu que la lutte entre nous deux », se
rappelle la narratrice à la page 60. « Elle a cessé d’être mon modèle »,
poursuit-elle à la page 63. Lisant L’Écho de la mode et rencontrant les
mères de ses camarades bourgeoises, elle voit la différence entre ces figures
féminines gracieuses et oisives, et sa mère au corps laborieux et fort. Elle
s’ennuie alors, se révolte contre « les conventions sociales, les pratiques
religieuses, l’argent »203, et ne rêve que de partir.
Elle a accepté de me laisser aller au lycée de Rouen, plus tard à Londres. Prête à
tous les sacrifices […], même le plus grand, que je me sépare d’elle.204
83
« craignant de ne pas être aimée pour elle-même, elle a espéré l’être pour
ce qu’elle donnerait »205. Le père, lui aussi, « a voulu que ses économies
servent à aider le jeune ménage »206. Tous deux font de leur mieux pour se
rapprocher de leur fille et de leur gendre, espérant peut-être que celui-ci
plaiderait en leur faveur. La mère se risque encore : « en tête à tête toutes
les deux, elle semblait désireuse que je lui fasse des confidences sur mon
mari et mes relations avec lui, déçue à cause de mon silence », raconte la
narratrice à la page 72. Mais toute tentative échoue et la perte est
considérable.
205
Ibid., p. 71
206
Ibid., p. 86
207
Une femme, p. 73
208
Idem.
209
Ibid., p. 101
84
Criée du fond du cœur, cette phrase dévoile tellement de douleur et
rappelle les dires freudiens : l’homme est angoissé à l’idée de perdre l’objet
aimé pour quelques jours, que serait-ce alors quand c’est pour la vie?
85
théorie freudienne du morcellement du moi menacé dans son intériorité.
« Par moments, il me semble que je suis dans le temps où elle vivait encore
à la maison […]. Fugitivement, tout en ayant clairement conscience de sa
mort, je m’attends à la voir descendre l’escalier […] », explique justement
la narratrice à la page 104.
86
confidents, non de chair mais de papier. Ainsi, c’est à son agenda et à son
journal qu’Annie confie sa lutte acharnée pour interrompre sa grossesse :
Souvent, j’écrivais sur une feuille, la date, l’heure, et ‘il va venir’ avec
d’autres phrases […]. Le soir, je reprenais cette feuille, ‘il est venu’,
notant en désordre des détails de cette rencontre.217
Le cahier cesse donc d’être un simple objet pour devenir un ami à qui
l’on confie ses pensées, pour apaiser sa douleur. Ernaux parle en effet à la
page 45 de L’Occupation, de l’ « allègement de la souffrance par
l’écriture ». Voilà pourquoi certains titres d’œuvres ou d’articles traitant ce
sujet ont une connotation affective, illustrée par l’emploi de l’adjectif
213
L’Événement, p. 50
214
Ibid., p. 97
215
L’Occupation, p. 25
216
Ibid. p. 45
217
Passion simple, p. 18
87
possessif « mon » et de l’adjectif qualificatif « cher », comme dans ces
exemples :
88
Ernaux raconte qu’au retour de l’hôpital, « il lui fallait à toute force écrire
sur [sa mère], ses paroles, son corps, [elle écrivait] très vite, dans la
violence des sensations sans réfléchir ni chercher d’ordre »220.
89
pages 11 et 100. Ensuite, la scène de la réussite scolaire qui engendre la
réussite sociale. A la page 9, la narratrice relate sa réussite au Capes qui
favorise son passage à la bourgeoisie; à la page 103, elle raconte sa
rencontre avec une ancienne élève qui a échoué aux études et qui est
finalement devenue caissière.
90
Mme P.-R. pour vérifier si celle-ci y habite encore, alors que dans
L’Événement (en 1999), le bâtiment est muni d’un digicode interdisant
l’accès à toute personne.
Cette écriture circulaire, tant sur le plan de la forme que sur celui du
fond, dessine un cercle qui se referme chaque fois sur Ernaux, et dont elle
semble ne pas pouvoir sortir. Cette situation est parfaitement illustrée par
l’image figurant sur la page de présentation de ce chapitre. Une femme y est
représentée, les jambes pliées sous son corps dans l’attitude de
l’agenouillement, le dos voûté, les épaules collées aux cuisses, la tête
enfouie entre les genoux; la femme est tellement recroquevillée sur
elle-même que son corps forme un ovale circonscrit.
91
et de la sécurité perdue et regrettée, surtout dans les difficultés et la
souffrance; la forme ovale, elle, rappelle l’œuf qui est l’équivalent de
l’utérus humain du point de vue de la gestation, de la chaleur et de la
sécurité. La position fœtale suggère en plus une carapace faite par soi pour
se défendre contre la dureté des gens et de la vie.
92
ses problèmes, pour faire face aux difficultés créées par certains ou tout
simplement par la vie. C’est, par exemple, P. qui est responsable de sa
grossesse, mais c’est vers Jean T., L.B. et le docteur N. qu’elle se tourne
pour demander de l’aide. C’est la différence entre le milieu familial et le
milieu scolaire qui engendre son exil intérieur, mais c’est auprès des
bourgeois qu’elle espère trouver le bonheur. Ses espoirs déçus et ses
demandes d’aide rejetées, ignorées, ou incomprises, ses craintes de
séparation et de perte de la personne aimée réalisées, Annie Ernaux se replie
sur elle-même et choisit de s’évader dans la fiction, en espérant s’y sentir
mieux.
93
TROISIÈME CHAPITRE
221
Paul Nizan, “Je cours après une vie de roman », in « Les Écritures du Moi », Magazine littéraire, p. 49
94
1 – COMBLER UNE PASSION BOITEUSE
Annie Ernaux est insatisfaite dans son milieu de vie, et ses relations
avec autrui ne sont guère harmonieuses. Aussi, essaie-t-elle de compenser
en se réfugiant dans un monde fictif fait sur mesure selon ses besoins.
Parfois, ses parents adoptent eux aussi une attitude similaire. Chaque cas
95
sera analysé à part, dans chaque œuvre de notre corpus avec, comme point
de départ, le modèle sémiologique des personnages élaboré par Philippe
Hamon222.
96
En outre, « il ne m’offrait plus rien – quand je recevais des fleurs ou
un livre de la part d’amis, je pensais aux attentions que lui ne jugeait pas
nécessaires d’avoir à mon égard », écrit la narratrice à la page 34. C’est
comme si A. était sûr de posséder Annie, sans jamais craindre de la perdre,
de sorte qu’il ne fait aucun effort pour alimenter leur passion ou prouver
son attachement. Il vient et part au gré de sa fantaisie et de son désir, ses
coups de fil sont imprévisibles et ses questions concernant l’emploi de
temps de la narrée ne sont nullement dictées par la jalousie, mais pour
savoir simplement si une rencontre est possible.
De toute façon […], je ne serais jamais sûre que d’une chose : son désir ou son
absence de désir. La seule vérité incontestable était visible en regardant son
sexe.223
Mais cette preuve n’est pas suffisante. Dans cette passion, la narrée
constitue, en fait, la principale protagoniste; c’est elle qui se dépense pour
animer cette relation. Les critères d’héroïté avancés par Philippe Hamon ne
correspondent pas tous à A. puisque celui-ci ne remplit pas le facteur de
fonctionnalité. Annie est donc obligée de combler ce manque qui lui pèse
lourdement, en vivant sa passion « sur le mode romanesque »224.
97
Transfigurées, l’amante et sa demeure se parent de leurs plus beaux atours.
La garde-robe est même renouvelée chaque fois de fond en comble. Il faut
atteindre l’idéal, sinon ce serait « une faute, un relâchement dans l’effort
vers une sorte de perfection »226, à laquelle la narrée tend.
Chaque toilette est un costume qu’Annie endosse pour toute nouvelle
apparition sur scène, et cela pour éloigner la routine. Ainsi, son amant a
l’impression d’avoir à chaque rencontre une nouvelle personne devant lui.
La transformation de la narrée en personnage théâtral apparaît bien à la
page 73 : Annie y raconte comment elle s’apprête avant l’arrivée de A.,
puis poursuit : « j’ai attendu ensuite dans le couloir, enveloppée dans le
châle qu’il n’avait jamais vu. Je regardais la porte avec stupeur ». Le
couloir serait les coulisses où la narrée en costume attend le lever du rideau
symbolisé par la porte. L’entrée de A. déclenche l’action et le personnage
d’Ernaux entre en scène pour jouer son rôle.
98
ailleurs ce qu’il n’aurait pas trouvé avec elle. Cette perfection « ne peut être
que dans le don, la perte de toute prudence »227. Annie Ernaux répond donc
aux critères d’héroïté de Philippe Hamon, beaucoup plus que A. « J’ai
voulu faire de cette passion une œuvre d’art dans ma vie, ou plutôt cette
liaison est devenue passion parce que je l’ai voulue œuvre d’art »228 ,
dit-elle justement. La relation entre la littérature ou l’art en général, et
l’amour, apparaît à plusieurs reprises. « J’écris mes histoires d’amour et je
vis mes livres », écrit la narratrice à la page 269 de Se Perdre. Réalité et
écriture vont de pair, et la littérature est souvent « ce redoublement du
plaisir et de la douleur »229.
Dans Passion simple, Annie a l’habitude de noter sur une feuille ses
pensées avant l’arrivée de son amant, puis de refaire la même chose après
son départ, dans le but de « fixer » (p. 19) par l’écriture les beaux instants
de leur rencontre, si prompts à finir. Coucher ces détails sur papier les sauve
du néant et retarde leur oubli; c’est aussi une façon de revivre
scripturairement ces merveilleuses heures. « J’ai parfois l’impression de
vivre sur deux plans à la fois, celui de la vie et celui de l’écriture »230, écrit
d’ailleurs Ernaux. Si vivre « réellement » n’assure pas le bonheur, autant
vivre « virtuellement » pour compenser la réalité. En effet, « écrire est
devenu une façon d’exister »231. La narratrice affirme qu’il lui serait égal de
mourir après avoir été au bout de sa passion, comme après avoir fini
d’écrire ce livre. Cela met l’accent sur son côté extrémiste : même si elle
227
Se Perdre, p. 22
228
Se Perdre, p. 281
229
Annie Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, p. 73
230
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 119
231
Ibid., p. 147
99
mourrait, elle aurait pleinement vécu son amour par deux moyens, la réalité
et l’écriture.
Pour la narrée, écrire n’est pas juste possible à l’aide d’un crayon et
d’une feuille. Les yeux peuvent, eux aussi, imprimer son histoire partout où
elle va. Ainsi, en revenant d’un voyage à Florence, elle a « l’impression
d’avoir écrit littéralement [s]a passion »232 dans cette ville parce qu’elle y
était constamment obsédée par A. Le seul lien tissé avec le monde extérieur
est de retrouver sa propre passion dans les chansons (C’est fatal, animal de
Sylvie Vartan), les films (La Femme d’à côté), l’église de la Badia où Dante
avait rencontré Béatrice, les musées où les statues d’hommes nus lui
rappellent le corps de A., etc. Rien n’a plus sa signification particulière, tout
reflète sa relation avec son amant, et cela lui apparaît « comme une épreuve
qui perfectionnait encore l’amour. Une sorte de dépense supplémentaire,
cette fois de l’imagination et du désir dans l’absence »233.
100
clandestinité et dans l’espace clos d’une maison, est maintenant
« présentée » au vu et au su de tous, dans une ville touristique visitée par
des milliers de gens. La narrée n’est plus la maîtresse qu’on doit cacher, elle
peut au contraire étaler sa passion au monde. D’ailleurs, que des dragueurs
l’accostent la surprend, « n’auraient-ils pas dû voir [son amour pour A.] en
transparence dans [s]on corps? »234. C’est le désir vif d’être vue en
compagnie de son amant, d’être reconnue publiquement par lui, quoique
impossible à réaliser véritablement.
234
Passion simple, p. 51
235
Ibid., p. 21
236
Ibid., pp. 41-42
101
De même, se souvenir de tous les gestes de l’amour pour jouir dans la tête
encore plus.237
237
Journal du dehors, p. 73
238
Passion simple, p. 20
102
mais surtout la même peur : « je me demande si contempler et décrire nos
photos n’est pas pour moi une façon de me prouver l’existence de [l’amour
de Marc], et devant l’évidence, devant la preuve matérielle qu’elles
constituent, d’esquiver la question, à laquelle je ne vois aucune réponse,
‘est-ce qu’il m’aime?’ »239. Rien ne semble avoir changé durant toutes ces
années : la même angoisse et la même incertitude entourent la relation
amoureuse d’Annie Ernaux.
239
Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, pp. 121-122
240
Passion simple, p. 36
241
Ibid., p. 41
242
Ibid., p. 49
243
Ibid., p. 56
103
La perpétuelle inquiétude à l’égard de l’avenir incite la narrée à
consulter une cartomancienne, mais la peur d’une mauvaise prédiction la
retient de le faire. Dans le but de se protéger d’une rupture ou de faire
revenir son amant, elle fait également des vœux : envoyer une somme
d’argent à un organisme humanitaire ou la mettre dans le gobelet d’un
mendiant. Pour la même cause, elle applique la photo de A. sur le tombeau
de Saint Antoine de Padoue. Chercher le secours dans l’univers fictif des
cartes et des voyantes, ou faire une promesse divine, tout est fait à
l’intention de cet homme.
Ce serait comme une lettre ouverte, le dernier tour à jouer après avoir
tout essayé, publier cette passion, s’exposer au danger, pour l’obliger à
réagir d’une façon ou d’une autre, à téléphoner ou à revenir pour déverser
sa colère ou pour renouer, furieux ou nostalgique, mais présent
physiquement ou « phonétiquement », et là est l’essentiel.
Des plans échafaudés dans l’esprit d’Ernaux, voilà ce que tout cela
est; A., lui, n’y pense pas. Mais envers et contre tout, Annie vit dans « la
répétition d’avant [et veut] forcer le présent à redevenir du passé ouvert
sur le bonheur »245. Le passé n’est pas complètement dénué de douleur,
mais il reste mieux que le présent après la rupture. « Je voulais à toute force
me rappeler son corps, des cheveux aux orteils », explique la narratrice à la
page 54, arrêtée au stade de la présence de A., refusant d’assumer sa perte et
de dépasser cette étape.
244
Passion simple, p. 63
245
Ibid., p. 58
104
Cet homme n’a jamais été réellement présent. Son nom est réduit à
une initiale, A., connotant peut-être justement son peu de présence aux
côtés de la narrée. Ce serait aussi pour rappeler sa lointaine ressemblance
avec Alain Delon, donc pour unir une fois de plus réalité et art, un
personnage connu de près et un autre vu uniquement à la télévision. La
voyelle [a] est en outre ouverte, sur le vide peut-être, c’est-à-dire le peu de
consistance intellectuelle et de profondeur chez cet amant qui « n’était pas
attiré par les choses intellectuelles et artistiques, malgré le respect qu’elles
lui inspiraient. À la télévision, il préférait les jeux et Santa Barbara »246. La
narrée considère ces goûts comme des différences culturelles puisque A. est
étranger. Par rapport à un Français, elle les aurait vus comme des
différences sociales intolérables.
246
Passion simple, p. 33
105
L’être que j’attends n’est pas réel. […] je le crée et je le recrée sans cesse à
partir de ma capacité d’aimer, à partir du besoin que j’ai de lui […] Et s’il ne
vient pas, je l’hallucine : l’attente est un délire.247
247
Winnicott, Jeu et Réalité, p. 21 in Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 49
248
Se Perdre, p. 99
249
Passion simple, p. 74
250
Ibid., p. 69
106
souffrance, elle multiplie les efforts pour atteindre son but. Les échecs
réitérés la font de plus en plus enrager. Indifférent et même embêté par le
comportement de la narrée, W. observe le silence et entoure de mystère sa
vie avec sa nouvelle compagne, se laissant à grand peine extirper quelques
renseignements. Annie se caractérise ainsi par l’action, W. par l’inaction,
dans le sens où elle se déchaîne follement alors que lui poursuit calmement
sa vie. Le paramètre de la fonctionnalité élaboré par Philippe Hamon
s’applique donc à la narrée uniquement.
107
anticipant mentalement sa beauté et l’impact qu’elle exercerait sur son
ancien amant. « Son regard imaginaire me rendait à moi-même », avoue la
narratrice à la page 21. L’ouvrage ne rapporte aucune réaction positive de la
part de W., la narrée doit donc éprouver, chaque fois, l’inutilité de ses
efforts.
Pour se calmer, Annie imagine, en outre, que l’autre femme découvre
que W. la rencontre encore, et qu’il vient surtout de lui offrir de la lingerie
pour son anniversaire. « Je baignais dans la béatitude » en imaginant la
douleur de cette femme, explique Ernaux à la page 53. Mais ces rares
moments « de jouissance »252 sont fabriqués par un cerveau rongé par la
jalousie, pour se détendre, ne serait-ce que « provisoirement »253. Ils n’ont
rien de naturel, ni surtout, de véridique.
108
« délibérations »), militaire (« stratégies ») et même médical
(« fiévreuses », « fièvre »).
D’une autre part, les clichés figurant dans les revues attirent
l’attention d’Annie. Elle avoue se les être appropriés sans vergogne. Elle se
255
L’Occupation, p. 59
256
Idem.
109
persuade, par exemple, que la fille de l’autre femme ne supporterait pas ce
jeune amant et que les disputes éclateraient. Un simple détail lu dans un
magazine déclenche des histoires aussi folles que fictives, nées d’un esprit
s’acharnant à détruire le couple W./ femme inconnue. Pourtant, se persuader
prouve que la narrée est consciente que ces fables sont insensées. Mais elle
fait taire la voix du Surmoi et se livre au déchaînement du Ça, en se forçant
à croire ses propres illusions. Le pire, c’est qu’elle risque de croire vraiment
ses affabulations, quitte à devenir mythomane.
110
couleurs, l’atmosphère d’une après-guerre avec le climat hivernal, tout
concourt à rappeler à Annie sa vie triste et dépourvue d’amour, donc de
couleurs et de lumière. « Quelque soit le scénario, si l’héroïne était dans la
souffrance, c’était la mienne qui était représentée », avoue la narratrice à la
page 26.
La narrée vit la même situation dans Passion simple, ne supportant
plus, après le départ de A., les publicités ni les films où une femme attend
un homme. En outre, un acteur ou un animateur ressemblant à A.
l’énervent, même si elle les avait admirés jusque là en raison de cette
ressemblance même. C’est dire combien l’imagination est fertile. La fiction
sert d’échappatoire certes, mais parfois, elle fait encore plus mal que le réel,
parce que ces chansons ou ces films risquent de passer plus d’une fois, donc
de remuer le couteau dans la plaie assez souvent.
Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karénine à l’instant où elle va se
jeter sous le train, avec son petit sac rouge.258
258
L’Occupation, p. 24
259
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 164
260
Idem.
111
frappant la narrée, ce sont au moins les prémisses d’un échec. Le rouge
connoterait le sang et la mort d’Anna dans l’œuvre de Tolstoï, mais
signifierait la colère et la violence d’Annie dans l’œuvre d’Ernaux.
La fusion entre les deux amants n’existe donc plus et l’homme est
absent de la vie d’Annie. Il lui manque certes, mais elle doit dorénavant
jouer les deux rôles et se suffire à elle-même. « Une fois, à plat ventre, je
me suis fait jouir », avoue la narratrice à la page 54 de Passion simple. Ce
serait une compensation à la solitude et à la frustration vécues après le
départ de A. Ce pourrait être aussi un remède contre l’insomnie, quand la
jouissance libère la tension et soulage les nerfs : « [en espérant
l’apaisement], je me suis fait jouir », écrit Ernaux à la page 70 de
L’Occupation.
112
D’ailleurs, les fantasmes qui entrent en jeu en pratiquant
l’auto-érotisme, aident la personne à imaginer son amant et à se replonger
dans leur passé amoureux. Si cela apporte un plaisir immédiat, la souffrance
qui en résulte est immense, car on se rend compte qu’on est seul et que tout
n’est qu’illusion. Le cercle se referme, plus infernal que jamais. Ernaux le
constate à la page 70 de L’Occupation : « L’étendue de douleur avant le
matin était infinie ».
Que reste-t-il alors, sinon se réfugier dans les pages d’un journal
intime, comme dans les bras d’un ami? Cela permettrait d’y déverser sa
261
L’Occupation, p. 62
262
Idem.
113
souffrance, mais aussi de sauver cette histoire du néant et de la transformer
en fiction.
Écrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité, c’est-à-dire
une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenue
‘l’occupation’, un temps circonscrit et achevé.263
L’adjectif possessif « ma » dans le syntagme nominal « ma réalité »,
montre qu’Annie est consciente que la réalité objective vécue par tout
le monde est différente de la sienne qui se réduit à W. et sa compagne. À
présent, cet adjectif possessif peut céder la place à l’article général « la ».
263
Ibid., p. 74
264
L’Occupation, p. 42
114
même, la nuit durant laquelle elle rédige la lettre de rupture, La Nuit du
Walpurgis classique265, titre emprunté à un poème de Verlaine.
115
les conflits intérieurs ou extérieurs. Un des moyens est de retourner
« l’angoisse en son contraire, c’est-à-dire en agressivité » (p. 39). Dans
Passion simple, Annie s’attend toujours à voir A. en compagnie d’une autre
femme, roulant gaiement en voiture.
Je marchais très droite, dans une attitude par avance orgueilleusement
indifférente à cette rencontre. 267
267
Passion simple, p. 44
268
L’Occupation, p. 61
269
Idem.
270
Idem.
271
Anna Freud, Op. cit., p. 105
116
répondeur : « je ne veux plus te voir »272, lance-t-elle. Puis, elle rédige une
lettre de rupture, selon la même logique.
272
L’Occupation, p. 70
117
La narrée se distingue donc par la forme affirmative traduisant la
volonté d’agir; les autres par la forme négative révélant leur passivité et leur
impuissance. Ainsi, le paramètre de fonctionnalité ne s’applique qu’à
Annie. L.B. et Mme P.-R. participent toutefois activement à la situation de
la narrée, elles sont toutes deux ses adjuvants. La seule à être vraiment au
cœur du problème reste la narrée, se débattant à droite et à gauche, essayant
tous les moyens imaginables, demandant de l’aide par-ci et par-là pour
interrompre sa grossesse. L’Événement pourrait donc bien s’intituler Mon
Combat, car c’est un véritable combat que la jeune fille mène pour résoudre
son problème. Par analogie de titres, Hitler n’est donc pas le seul à avoir
mené un « kampf », Annie connaît le sien aussi. C’est pourquoi le film
Mein Kampf suggère ce rapprochement; la jeune fille ayant noté, dans son
journal, qu’elle l’a vu au cinéma avec ses amies.
273
L’Événement, p. 18
118
attente qui n’en finit plus, puis celles de difficultés qui semblent
impossibles à résoudre.
274
L’Événement, p. 66
275
Ibid., p. 65
276
Ibid., p. 41
119
ce qui s’oppose au passage de la lumière qui, elle, ternit les choses
palpables et les endommage, comme le temps affaiblit les souvenirs.
120
roman »277. La question ne se serait pas posée à l’égard d’un personnage
romanesque puisque celui-ci est, par définition, fictif. Mais se la poser à
l’égard de sa propre personne est bizarre
Outre le prisme du temps qui déforme souvent les faits vécus, les
rendant incertains, la violence de l’événement passé sème aussi le doute
dans l’esprit de la personne qui se demande si c’est bien elle qui a pu
supporter et dépasser ces problèmes. Le champ lexical du théâtre présent
dans tout l’ouvrage donne l’impression que ce qui se passe appartient plus à
la fiction qu’à la réalité.
277
Passion simple, p. 65
278
L’Événement, p. 38
279
Ibid., p. 91
280
Ibid., p. 103
* Dans les citations relevées, c’est nous qui soulignons.
121
L’œuvre/pièce se composerait donc de deux actes : le premier serait
la clandestinité, symbolisée par Mme P.-R., le second serait la loi,
symbolisée par le médecin; dès que l’aide-soignante entre en coulisses, le
médecin rentre sur scène pour poursuivre l’action.
À la fin de L’Événement, la narrée relate son retour au passage
Cardinet. L’itinéraire est retranscrit en détails, avec les noms des rues, les
directions prises, les choses vues, comme pris par une caméra en
un travelling latéral, lors du tournage d’un film justement. « J’avais
l’impression de reproduire les gestes d’un personnage sans rien
éprouver »281, comme si elle avait été un personnage sur cette scène,
passage Cardinet, d’une pièce trop douloureuse à jouer. Les preuves
matérielles attestent qu’elle l’a été vraiment, ainsi que la découverte de
scènes écrites plus d’une fois, en utilisant les mêmes mots.
122
Le rapport réel/fiction existe fréquemment dans les œuvres d’Ernaux,
et cela semble aller de soi. A la page 62 de Journal du dehors, la narratrice
raconte comment elle écoute « un disque trois, cinq, dix fois de suite,
attendant une chose qui n’arrivait jamais ». Elle espère peut-être que ce
serait une compensation de son pénible état, ou une catharsis l’aidant à
s’affranchir d’une situation quelconque. Elle peut aussi en espérer la
réalisation d’un ardent désir, comme par magie ou transposition de la
chanson dans la vie réelle.
285
L’Événement, p. 130
123
En tout cas, ce qui est évident, c’est qu’Annie Ernaux crée souvent la
scène dans son esprit, de tous les points de vue, personnages, décor, paroles,
et même résultat de la représentation; et elle va la jouer physiquement et
mentalement, en y croyant vraiment, comme elle semble croire aux signes
prémonitoires, aux répétitions de faits, à une sorte de vie irréelle possible à
transposer dans la réalité.
124
décisif de la mère apparaît par le présentatif emphatique : « c’est elle qui a
eu l’idée [de] prendre un commerce »287 d’alimentation, « il l’a suivie, elle
était la volonté sociale du couple »288. Le paramètre de fonctionnalité
s’applique donc à la mère plus qu’au père, et les deux ouvrages le certifient.
Dans son épicerie, la mère travaille « avec passion »289, « force et
rapidité »290, le père se contentant de servir au café adjacent, oubliant petit à
petit, par « crainte de se lancer encore »291, son rêve d’avoir un beau café au
centre-ville. La mère de la narrée s’occupe seule des achats, des ventes et
des impôts, rencontre les fournisseurs et les commerçants, élargissant ainsi
son monde, ce qui l’aide à évoluer considérablement. « Elle désirait
apprendre »292, si bien que toute nouvelle connaissance la comble de joie.
Par contre, « [le] père n’évoluait pas aussi vite qu’elle »293, plus à
l’aise dans ses habitudes. Timide et honteux, il « admirait »294 son épouse
ambitieuse et courageuse. Pour lui, il fallait « apprendre à toujours être
heureux de son sort »295, tel qu’il l’a appris à l’école. Dans son milieu, le
courage ne lui manque pas; la différence apparaît quand il doit sortir de son
mode de vie habituel, il se sent alors mal à l’aise et y renonce souvent.
Son refuge est son jardin « toujours net »296 et bien arrangé. Il y
travaille avec plaisir tous les après-midi, oubliant le monde et ses injustices,
les gens et leurs différences sociales, sa timidité et sa gêne devant ceux qu’il
287
La Place, p. 34
288
Une femme, p. 39
289
Ibid., p. 40
290
Ibid., p. 54
291
La Place, p. 67
292
Une femme, p. 56
293
Ibid., p. 41
294
La Place, p. 39
295
Ibid., p. 26
296
Ibid., p. 60
125
juge supérieurs à lui. Son hésitation dans les affaires et la société sont
compensées par un dur labeur et une volonté sans pareille au jardin. Il
façonne cette parcelle de terre à sa guise, s’y adonnant entièrement pour en
faire un petit chef-d’œuvre dont il est fier. Il se crée ce monde végétal et ne
l’échangerait pour rien au monde. Les légumes ne l’embarrassent pas
comme le font les humains, il n’a nullement besoin de se surveiller comme
devant les gens, et peut agir en toute spontanéité.
126
ou des cabinets, etc. « Toujours l’envie de démolir et de reconstruire »298,
image d’un pouvoir qu’il s’attribue, et d’un art qu’il forge personnellement,
même si c’est à une petite échelle.
127
même : jeune, elle commence par modifier son apparence; plus tard, elle
bouleverse le train de vie de son couple et se lance dans le commerce. Le
premier changement annonce donc le second, plus décisif certes.
300
www.evene.fr
128
journaux et les livres [et qui s’offre] sa petite part de folie hebdomadaire en
s’enfermant loin des conserves et des clientes à crédit »301.
En plus, la mère d’Annie se livre à l’autocritique, « rognant
d’elle-même sa violence »302, se grondant ou se félicitant.
Fière, même, de conquérir sur le tard ce savoir inculqué dès la jeunesse aux
femmes bourgeoises de sa génération.303
301
Annie Ernaux, La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981, p. 26
302
Une femme, p. 79
303
Ibid., pp. 79-80
304
Ibid., pp. 64-65
129
Peut-être s’invente-t-elle aussi un « roman familial » où elle place un
père et une mère, une maison et un mode de vie, plus conformes à ses
désirs. Cette notion, analysée par Sigmund Freud dans Névrose, psychose et
perversion305, est reprise par Marthe Robert dans Roman des origines et
origines du roman306. Elle désigne, en fait, une sorte de fiction dans laquelle
une personne s’invente des parents idéaux, une famille dotée de meilleurs
attributs que la sienne, une généalogie plus prestigieuse et dont elle serait
fière si elle existait vraiment. Cette personne se berce d’illusions pour
combler sa frustration et échapper à un réel considéré décevant.
130
insatisfaits, mais qui se heurtent aux critiques des autres et aux obstacles
érigés par ceux-ci. Annie est incapable de changer réellement sa vie, aussi
le fait-elle en imagination. En fait, ce phénomène d’identification est
fréquent chez les adolescents; ceux-ci rejettent, dans la plupart des cas, les
figures parentales (qu’ils avaient admirées avant) pour se rapprocher des
idoles, des chanteurs, des vedettes de cinéma ou des héros de roman. Ces
personnalités deviennent leurs modèles, nourrissent leurs rêves et comblent
leurs attentes; elles constituent un support qui aide les adolescents à grandir,
un exemple qu’ils veulent imiter et auquel ils aimeraient ressembler. Durant
cette période, le modèle féminin de la jeune narrée n’est plus sa mère
comme avant, mais les belles femmes gracieuses et coquettes des revues,
figures retrouvées dans les mères des amies bourgeoises de l’école.
131
à ses cahiers, fidèles compagnons de « voyage ». Étrangère dans sa propre
maison, là où elle a pourtant grandi, elle s’enferme dans sa chambre pour
étudier, écouter des disques, lire, ou tout simplement, pour s’éloigner de
tout ce qui lui est devenu insupportable. C’est une sorte de drogue où elle
s’enfonce avec plaisir, baignant dans les mots et les lettres, bercée par la
musique. Sa chambre devient de ce fait un microcosme construit sur
mesure, un refuge où elle aime s’isoler et d’où elle ne sort que pour manger.
Cela ressemble à un voyage dans le temps et l’espace, fait par
l’imagination, entre les notes d’une symphonie, les paragraphes d’un livre
ou les traits d’un visage.
La littérature des bonnes gens est futile et sans grande valeur, pense
la jeune Annie; la « vraie » littérature est celle des professeurs, des
bourgeois et des riches copines de l’école. Les vers et les phrases recopiés
appartiennent à ce genre, ils réussissent à traduire ce que le vocabulaire
ordinaire, celui des parents d’Annie et de sa classe, échoue à exprimer.
Denise, la narratrice des Armoires vides, exprime cette même idée : « la
littérature […], c’est un symptôme de pauvreté, le moyen classique pour
fuir son milieu »310, citation applicable à Annie comme à sa mère.
132
femme, passant des heures à rêvasser d’un ailleurs différent où tout serait
meilleur. Finalement, elle part à Rouen, puis à Londres. Là-bas, en plein
dans le monde auquel elle aspire, dans son rêve devenu réalité, elle se plaît
à modifier quelque peu sa mère. La notion de « roman familial » resurgit,
par conséquent, avec toutefois une petite nuance : la narrée ne s’invente pas
une nouvelle mère, elle garde la sienne mais la transforme en greffant, sur
une base réelle, un ajout fictif. « J’avais d’elle une image épurée, sans cris
ni violence », dit la narratrice à la page 66. Elle ne veut donc pas une autre
mère; elle garde la sienne, mais la pare de douceur pour la rendre plus
adaptée à ses souhaits. L’éloignement aide à cultiver cette illusion. Annie se
calme alors, elle oublie les conflits et vit avec l’image d’une mère qu’elle
s’est créée.
133
l’église, le prêtre prie, parle de résurrection et chante des
cantiques. « J’aurais voulu que cela dure toujours, qu’on fasse encore
quelque chose pour ma mère », avoue la narratrice à la page 17 d’Une
femme. Elle a même envie de payer le fossoyeur : « il était le dernier
homme à s’occuper de ma mère en la recouvrant de terre tout l’après-
midi », poursuit-elle à la page 19.
134
À Frédéric-Yves Jeannet qui lui demande la signification des dates à
la fin de ses livres, Annie Ernaux répond que « le besoin de dater est plus
ancien que celui d’écrire, dans [s]on souvenir »314. Enfant, elle a enfoui
dans le jardin une boîte contenant son nom et la date du jour, où elle sera
découverte par quelqu’un dans l’avenir. Elle a même été contente
d’apprendre ce goût chez Restif La Bretonne qui a laissé ses inscriptions
dans l’île Saint-Louis. C’est un véritable « besoin compulsif de marquer le
temps qui fuit, le fixer, me faire histoire dans tous les sens du terme… »315,
explique Ernaux, soit cesser d’être une personne anonyme, laisser des traces
et se transformer en personnage pour voyager dans le temps, pour
« revivre » dans le futur, tout en témoignant du passé.
314
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit. p. 126
315
Ibid., p. 127
135
SYNTHÈ DE LA PREMIÈRE PARTIE
136
que la tristesse l’anéantit. La fiction panse alors quelque peu les blessures,
distillant une certaine joie dans la souffrance quotidienne.
Les relations avec les parents, durant la jeunesse, ne sont pas toujours
harmonieuses; celles avec les hommes non plus dans l’âge adulte. Comme
si la même situation se répétait, causant chaque fois, malgré le passage des
années, la peine tant physique que morale. Les événements suivraient-ils la
même trame depuis qu’Annie est petite? Y aurait-il un même fil qui les unit
tous en un rapport de cause à conséquence, par exemple, sans que le temps
ne puisse rien modifier ni même atténuer?
Pourtant, les divers faits survenus au cours des ans semblent être
bénéfiques pour la narrée, d’une façon ou d’une autre. Bien que les rapports
avec autrui soient, le plus souvent, infructueux, ils paraissent contribuer à
changer un aspect quelconque chez Annie, un point de vue, un sentiment,
une idée, etc. Chaque personnage, et en premier lieu les parents, qu’il soit
de passage ou qu’il s’attarde plus longuement, imprime sa marque dans le
cœur et la vie de la narrée. Celle-ci en témoigne dans ses œuvres en
consacrant un récit à chaque nouvel événement ou chaque relation qui
engendrent un certain changement.
Les humains ne sont pas les seuls à graver ainsi leur empreinte;
certains objets sont comme dotés d’une vie particulière, pour jouer un rôle
important dans certains livres. Ils perdent, pour ainsi dire, leur insignifiance
et leur inertie de choses pour marquer à leur manière la narrée et ajouter
leur touche, non moins décisive, au déroulement de l’action.
137
DEUXIÈME PARTIE
Eleanor Farjeon
317
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138
INTRODUCTION DE LA DEUXIÈME PARTIE
139
contractées avec les hommes dans la maturité paraissent, en effet,
reproduire celles forgées avec les parents autrefois. La progression normale
de la personnalité semble avoir été bloquée quelque part, entravant le
développement habituel qui permet l’épanouissement.
140
en avant un point positif, si minime soit-il. Annie voit ainsi chaque étape
vécue ajouter un nouvel élément à sa personne, l’aidant à traverser un
chemin, à creuser une route, à ouvrir une fenêtre jusque là close, à passer
d’une rive à l’autre, car toutes les personnes qu’elle connaît sont, chacune à
sa façon, des personnages passeurs, comme l’indique le titre du troisième
chapitre.
141
CHAPITRE PREMIER
Antoine de Saint-Éxupéry
1 – UNE DOUBLE TRANSGRESSION
143
parent. En compagnie de son père, Annie va à la mer, au cirque, à la foire,
s’amuse au jardin ou fait du vélo. La mère, elle, l’incite à la lecture,
l’emmène aux musées, aux cathédrales et aux salons de thé. Ces moments
sont décrits en toute objectivité selon une écriture plate et neutre, celle du
constat dont parle Ernaux. Les débordements affectifs et les manifestations
sentimentales sont rarement évoqués, la narratrice s’efforçant de sortir de
l’individuel pour atteindre le général.
319
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Bernard Grasset, 1961
144
Dans le cas La mère
d’Annie Ernaux, le
sujet est la narrée,
le médiateur est sa
mère. Toutes les
deux désirent le
même objet qui est
le père, comme
présenté ci-contre. Annie Le père
145
père/mère et A./épouse. Annie A.
Annie connaît la femme de son amant, elle l’a déjà vue et s’est même
comparée à elle, animée par de vifs sentiments de rivalité et de jalousie.
Qu’elle la juge « insignifiante »320 est normal, même si ladite dame ne lest
pas réellement. La narrée tente de déprécier sa rivale en lui attribuant cet
adjectif, puis en énonçant une cause justifiant qu’A. lui fasse
l’amour : « peut-être parce qu’il l’avait ‘sous la main’ »321, écrit la
narratrice avec effronterie. L’expression « avoir quelqu’un sous la main »
est grossière; le procédé en entier implique qu’Annie ramène l’amour entre
A. et son épouse à un simple acte sexuel destiné à assouvir les besoins de
l’homme, nullement dicté par l’affection, signifiant aussi indirectement
qu’avec elle, l’acte est différent parce qu’il se déroule dans une ambiance de
passion intense et parce qu’il est volontairement choisi. Dans l’esprit de la
narrée, l’épouse devient un objet utilisé par le mari en attendant de retrouver
son amante qui, elle, est une véritable femme inspirant la sensualité.
Les multiples efforts d’Annie pour paraître belle sont dictés par son
besoin de séduire son amant pour lui faire oublier son épouse, et de
320
Passion simple, p. 38
321
Idem.
146
l’éblouir pour se l’approprier et évincer sa femme. C’est également un
besoin intense de se prouver sa beauté face à l’épouse neutralisée. Dans
l’esprit de la narrée, A. est censé comparer son amante et son épouse, et
choisir la meilleure, celle qui flatterait le plus son égo. La perfection
qu’Annie cherche à atteindre par l’achat de nouvelles robes, de fleurs, de
nourriture, etc., vise à attirer le jeune homme définitivement dans son camp.
147
Ernaux évoque ailleurs aussi ce goût mutin de l’infraction en parlant
du langage. Les mots français obscènes qu’A. connaît, ne détiennent aucun
plaisir de violation puisqu’ils sont étrangers à sa langue et aux règles
langagières inculquées par son Surmoi. Pour lui, ces mots ne sont guère
« chargés d’interdit social »322.
322
Passion simple, p. 21
323
Ibid., p. 25
324
Idem.
148
reste plus ou moins cachée, dans le sens de non dite ouvertement, mais
déduite, surtout par des jalouses trop peureuses pour les imiter.
325
Passion simple, p. 25
326
Idem.
327
Idem.
149
Le mécanisme qui
justifie cette sensation se L’amante
ramène, dans ce cas aussi,
au triangle œdipien tel
qu’il est constitué dans
l’enfance, comme à la
théorie du « désir
mimétique » de René
Girard. W. remplace le
père, objet de désir; son Annie W.
amante remplace la mère,
médiatrice du désir, alors
que la narrée redevient le sujet désirant. Tant que W. est libre, sans la
moindre compagnie féminine à part la sienne, Annie est rassurée, il lui
appartient encore et leur duo n’est pas menacé par une intrusion extérieure.
La triangulation ne tarde cependant pas à se former avec l’irruption d’une
nouvelle femme. Les vieux démons œdipiens se réveillent alors dans
l’esprit de la narrée : une femme s’immisce entre W. et elle.
En réalité, cette inconnue apparaît dans la vie de W., pas dans celle
d’Annie, et avec le consentement du jeune homme. Mais la narrée se sent
encore tellement liée à son ancien amant qu’elle pense que tout ce qui le
concerne la concerne aussi, comme quand ils vivaient ensemble et
partageaient tout.
328
L’Occupation, pp. 13-14
150
À l’image de la fille disputant son père à sa mère, Annie tente
d’écarter la nouvelle compagne de W. pour ramener son amant vers
elle : « je voulais le ravoir », avoue Ernaux à la page 25. Mais pour
combattre un ennemi, il faut le connaître. La narrée essaie de découvrir
l’identité de « l’autre » : son nom, son âge, son métier, son apparence
physique, etc. Ce sont des points qu’elle se démène à éclaircir pour
« accaparer un petit quelque chose d’elle »329 et se donner une quelconque
supériorité en la dépouillant du mystère dont W. l’entoure, en une première
petite réussite préparant la grande victoire : l’éliminer pour prendre sa place
auprès du jeune homme.
329
L’Occupation, p. 29
330
Ibid., p. 51
151
à déprécier la nouvelle compagne dont le sort ne serait pas différent de celui
de la narrée, et qui finirait par se voir détrônée par une autre.
331
L’Occupation, p. 57
152
physique, je baignais dans la béatitude de la vérité révélée »332, avoue
justement Ernaux dans des propos rappelant l’orgasme survenu à la fin de
l’acte sexuel, et procurant la satisfaction. La « vérité révélée » serait que
W. trompe sa nouvelle compagne, non par le corps physique mais par le
comportement; trahison traduite par des cadeaux propices à des amants, non
à d’anciens amants. D’ailleurs, le geste semble pareil à un lapsus dans
lequel le jeune homme dévoile son intériorité sans s’en rendre compte.
Cette situation n’est pas exclusive d’Annie Ernaux. Dans son ouvrage
intitulé Jalousie, Nancy Friday cite plusieurs cas similaires. Certaines
femmes aiment seulement des hommes mariés ou engagés, « répétant sans
cesse la lutte œdipienne où elles essai[ent] de conquérir l’homme d’une
autre femme »333, soit leur père en premier. Friday transcrit son entretien
avec une certaine Sally qui avoue n’être attirée que par des hommes mariés.
Cette jeune femme explique elle-même la raison de son attitude :
153
gagnante se répercutant sur les épouses et les amantes invaincues des
hommes, femmes qui sont son prolongement puisque le complexe œdipien
n’a pu être normalement liquidé.
154
pouvant probablement mener à une rupture. Cette affaire serait déjà finie
pour Annie mais elle ne ferait que commencer pour « l’autre ».
Parfois, j’entrevoyais que s’il m’avait dit brusquement, ‘je la quitte et je reviens
avec toi’, passé une minute d’absolu bonheur, d’éblouissement presque
insoutenable, j’aurais éprouvé un épuisement […] et je me serais demandé
pourquoi j’avais voulu obtenir cela ».339
338
L’Occupation, p. 74
339
Ibid., p. 65
155
Girard, supposent une triple présence. Une tierce personne doit être présente
dès le début (cas de l’épouse de A.) ou intervenir par la suite (cas de la
compagne de W.), pour susciter la rivalité. « La seule chose vraie […],
c’était :’je veux baiser avec toi et te faire oublier l’autre femme’ », écrit la
narratrice à la page 58 de L’Occupation, mettant justement l’accent sur la
compétition.
340
L’Occupation, p. 28
341
Ibid., p. 44
342
Ibid., p. 47
343
Ibid., p. 41
344
Ibid., p. 47
156
tire » quand elle pense fouiller la serviette de cours de W. pour y trouver
des documents révélant l’identité de l’inconnue. Chaque idée folle et
audacieuse accomplie est « un saut exaltant dans l’illicite »345. Annie
n’ignore donc pas que son comportement est condamnable. Mais chaque
pas exécuté lui procure une sensation enivrante et c’est le plaisir de
l’infraction autant que de la clandestinité, qui est éprouvé.
157
en juge désapprouvant l’attitude de la narrée qu’il suit d’un regard
infaillible, couvrant toute l’étendue de la ville, ne lui laissant aucun coin
pour se dérober au terrible verdict. Annie devient en quelque sorte
agoraphobique, éprouvant une peur intense mais occasionnelle lors de la
traversée de cette région.
158
De plus, de par leur forme longitudinale identique, le pinceau
lumineux du phare serait comme un doigt dénégatoire qui montre à la
narrée l’endroit en question, ou qui s’agite en l’air pour la mettre en garde
de ne pas s’en approcher. Le lieu est donc clos et la zone interdite, à l’image
de la vie de W. dont l’accès est désormais prohibé à Annie. Si le faisceau
lumineux désigne « obstinément » cette zone, c’est pour faire, par son
va-et-vient incessant, comme un lavage de cerveau à la narrée, destiné à lui
faire comprendre l’incongruité de son comportement et la nécessité
d’abandonner son projet insensé.
Par ailleurs, la situation triangulaire d’un œdipe mal résolu n’est pas
le seul prolongement des conflits de l’enfance dans l’âge adulte. Outre la
transgression de l’interdit déjà analysé, figure celle d’une tradition
attribuant généralement la force et la primauté à l’homme, la faiblesse et la
passivité à la femme. La maîtresse de maison s’occupant de cuisine et de
lessive, fragile et effacée devant son mari, n’existe pas dans la famille de la
petite Annie. Est aussi absent l’homme à la voix puissante, imposant l’ordre
et la loi chez lui, image de la volonté et de la fermeté. Cette situation peut
bien être la plus répandue, donc considérée comme la norme, mais dans la
famille de la jeune narrée, elle se trouve complètement bouleversée.
Reprenons le La mère
triangle initial. Les
parents sont le
premier modèle
d’Annie; elle les
regarde vivre et agir Annie Le père
159
pendant des années, influencée par eux au fil des jours. D’après La Place et
Une femme, la narrée grandit auprès d’un père simple et bon qui vit selon la
modestie et la résignation prônées à l’école. Heureux et fier d’appartenir à
la classe populaire, il est attaché à ses racines et ne cherche guère à se
rapprocher du monde bourgeois. Mi-commerçant, mi-ouvrier, il travaille
calmement, respectant tout le monde, évitant la politique, ne se mêlant
nullement des affaires d’autrui, et toujours inquiet des impairs qu’il pourrait
commettre s’il sortait de son milieu habituel. Dérouté devant le savoir
spécialisé, les raisonnements abstraits et les discussions culturelles, il
préfère les choses simples, le travail manuel, le langage parlé, les
promenades amusantes et les rencontres avec les voisins du quartier.
160
ses relations amoureuses. Elle sera à l’image de sa mère et l’homme aimé à
l’image de son père. Les personnages se placent selon la théorie du « désir
mimétique » de René Girard : le sujet Annie désirant A. dans Passion
simple et W. dans L’Occupation, objets en même temps désirés par les deux
médiatrices, l’épouse de A. et l’amante de W.
Cela rappelle sans doute le courage dont fait preuve sa mère devant
un contremaître, lorsqu’elle défend ses intérêts en refusant d’être jugée
350
L’Occupation, p. 41
161
comme inférieure, au point qu’il dit d’elle : « elle se croirait sortie de la
cuisse de Jupiter, celle-là! »351. L’ex-mari d’Ernaux dit d’ailleurs qu’il
l’aurait bien vue en tricoteuse de la Révolution vu sa force et sa
détermination352.
En somme, le père et l’amant sont tous deux des étrangers mais à des
niveaux différents. Deux scènes illustrent cette distance entre la narrée et
eux. La première se situe à la page 88 de La Place : Annie mesure la
différence qui la sépare de son père quand celui-ci déballe le cadeau qu’elle
lui apporte, un flacon d’after-shave qu’il regarde, gêné, en riant
351
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 68
352
Idem.
353
Passion simple, p. 33
162
nerveusement et en demandant à quoi il sert. Profonde déception pour la
jeune femme qui s’attend à une autre réaction.
163
autonome et décidée à le quitter au début, puis à briser le couple qu’il forme
avec une inconnue. Audacieuse, elle brave tous les scrupules, rappelant la
détermination de sa mère. Cette domination serait peut-être ce qui attire W.
dans la personnalité d’Annie : un caractère fort, une nature indépendante,
un esprit résolu qui tient tout en main.
354
L’Occupation, p. 30
164
l’autonomie économique, une situation stable, la pratique acquise, sinon le
goût, du maternage et la douceur sexuelle »355.
165
déménage-t-il pas chez une nouvelle femme après la rupture, voulant
retrouver la compagnie, l’amour et la sécurité qui lui ont été arrachées? W.
semble justement rechercher une situation stable, dans laquelle il se sentirait
apaisé, sans que rien ne menace cette sédentarité bienfaisante. La narrée est
d’ailleurs consciente que le pain partagé et les vêtements mélangés lieraient
W. à « l’autre » beaucoup plus que l’érotisme qui peut se trouver partout et
à tout heure.
Un collègue avec qui je buvais un café m’a confié qu’il avait eu une liaison très
physique avec une femme mariée plus âgée que lui : ’Quand je sortais de chez
elle, le soir, je respirais l’air de la rue en éprouvant une formidable sensation de
virilité’.359
166
qualité de bon amant, face à une femme qui a de l’expérience, qui sait
comparer et qui, en outre, initie et dispense un savoir sexuel qu’elle a acquis
lors de ses diverses liaisons. Cela rappelle, une fois de plus, le titre du film
L’École de la chair, en mettant l’accent sur le mot « école ».
167
Cela justifie son amour pour « les costumes Saint-Laurent, les
cravates Cerruti et les grosses voitures »361; il semble attentif aux grandes
marques comme aux gros objets voyants, symbole de richesse et de
pouvoir. Au fond, A. est resté l’adolescent avide de belles choses, et les
petites merveilles préparées par la narrée à son intention (fleurs, habits,
cadeaux, collation, etc.) comblent, elles aussi, ce manque qui semble
subsister encore en lui. Qu’il choisisse une amante plus âgée
et matériellement aisée s’explique selon la même logique : il est digne
de plaire malgré son passé infortuné, et tout gain supplémentaire
au présent est une vengeance du passé. Qu’elle soit Française, donc
appartenant à l’Occident longtemps désiré, ajoute certes à son charme aux
yeux de A.
168
sensation d’être libre, bien habillé, en situation dominante sur une
autoroute française »362, dénotent le passage vers une nouvelle tranche de
vie. De par son emploi, il semble voyager beaucoup, ce qui lui permet de
lier des connaissances dans chaque pays. La narrée lui attribue « des accès
d’érotisme, peut-être d’amour, pour une femme nouvelle tous les deux ou
trois ans »363. Pour elle, le passage à un milieu aisé et différent est marqué
par des noms de magasins, Tati ou René Clair, d’écrivains, Rimbaud ou
Prévert, sans oublier les fauteuils de velours, la chaîne hi-fi, les stations de
ski et le whisky.
Je voyais dans ce choix la preuve évidente qu’il n’avait pas aimé en moi l’être
unique que je croyais être à ses yeux, mais la femme mûre avec ce qui la
caractérise le plus souvent, l’autonomie économique, une situation stable, la
pratique acquise, sinon le goût, du maternage et la douceur sexuelle.
362
Passion simple, p. 32
363
Ibid., p. 40
364
Ibid., p. 73
169
La plupart de ces attributs féminins ont déjà été analysés au cours de
ce chapitre; il en reste un : « le maternage ».
[Ce retour] n’est nulle part dans le temps de notre histoire, juste une date, 20
janvier. L’homme qui est revenu ce soir-là n’est pas non plus celui que je portais
en moi durant l’année où il était là, ensuite quand j’écrivais.
365
Passion simple, p. 51
170
fatigue vide, sans souvenir d’un autre corps »366. Annie se sent vide après le
départ de son amant, comme la mère après la naissance de son enfant; elle
se retrouve victime d’une « perte d’objet » en termes freudiens.
J’ai publié seulement deux journaux intimes, Je ne suis pas sortie de ma nuit et
Se Perdre, l’un et l’autre rédigés dix ans auparavant et dont le contenu, la
période vécue, avaient déjà fait l’objet d’un récit autobiographique,
respectivement Une femme et Passion simple.367
366
Passion simple, p. 60
367
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 38
171
‘P.S’ - ce qui voulait dire ‘Passion pour S.’ »368. La narratrice ne se contente
pas d’enfanter son amant par l’écriture, mais elle lui choisit en plus un nom,
comme le fait une mère pour son nouveau-né. L’équation résumant cela
serait la suivante :
368
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 48
369
Annie Ernaux, Marc Marie, Op. cit., p. 151
172
Scène typique d’un accouchement, tant par la posture des
protagonistes que par le titre choisi. Que l’ouvrage s’achève sur cette note
est une fin pleine de promesses mais cela n’est en fait qu’illusion.
La narrée se sent ainsi menacée par les autres femmes qui pourraient
séduire le jeune homme, mais elle se sent surtout menacée par l’épouse qui
se révèle infaillible. Le nom masculin réduit à une initiale serait significatif
à ce niveau : la lettre A par laquelle l’amant est désigné, est une lettre
graphiquement fermée par un petit trait joignant les deux côtés latéraux. La
narrée échoue à s’immiscer dans le couple conjugal, réplique du couple
parental, clos lui aussi. Elle se retrouve constamment exclue, consciente que
les quelques moments où elle accapare l’homme d’une autre femme, ne sont
que momentanés. A. quitte effectivement la France pour retourner dans son
pays, laissant la narrée plongée dans le désespoir.
173
Cette défaite transparaît sous forme de rêves angoissants, rongeant
sans cesse Annie. « Je regardais A. au milieu des gens, il ne me regardait
pas », raconte Ernaux à la page 59. L’amant se détourne complètement
d’elle, il refuse de la reconnaître et la renie en public. « Nous étions
ensemble dans un taxi, je le caressais, son sexe restait inerte », poursuit-
elle. Le taxi symbolise sans doute un nouveau départ avec cet homme, le
renouvellement de leur liaison. Il est aussi un petit espace intime, substitut
de la maison d’Annie, endroit fermé accueillant secrètement les amours des
protagonistes, alors que la foule des gens serait l’espace public où ils ne
doivent pas se montrer ensemble. A. ne réagit cependant pas à la caresse de
la narrée qui semble ne plus le troubler.
Je ne serai jamais sûre que d’une chose : son désir ou son absence de désir. La
seule vérité incontestable était visible en regardant son sexe.
Plus tard, il m’est apparu de nouveau avec son désir. On se retrouvait dans les
toilettes d’un café, dans une rue le long d’un mur, il me prenait sans un mot.370
370
Passion simple, p. 60
174
Les toilettes sont un lieu retiré mais situé quand même dans un
endroit public, un café. La rue est un emplacement traversé à tout heure par
les gens. Les deux ne sont guère adéquats : le premier renforce l’idée d’une
clandestinité malsaine et le danger est encore plus redoutable dans la rue.
Serait-ce un désir latent chez la narrée de révéler leur relation au monde et
de se montrer exprès? Serait-ce pour obliger le jeune homme à avouer
ouvertement leur liaison, causant la ruine de son mariage et la victoire
d’Annie? Dans tous les cas, ce retour de A. semble plus dépréciatif que
mélioratif. L’acte sexuel est consommé rapidement dans les toilettes ou
dans une rue, loin de toute belle intimité, sans la moindre communion sinon
celle des sexes, même pas celle des corps en entier. En outre, l’idée de la
prostitution s’insinue vaguement d’après l’expression « dans une rue le
long d’un mur » et avec l’absence de tout échange verbal, comme si A.
revenait pour satisfaire ses besoins sexuels uniquement.
Il y a quelques semaines, l’une de mes tantes m’a dit que ma mère et mon père,
au début où ils se fréquentaient, avaient rendez-vous dans les cabinets, à l’usine.
Maintenant que ma mère est morte, je voudrais n’apprendre rien de plus sur elle
que ce que j’ai su pendant qu’elle vivait.
175
La narratrice relate aussi un rêve où une petite fille en maillot de bain
disparaît puis ressuscite pour expliquer au juge chargé d’enquêter, ce qui lui
est arrivé. Cette petite fille serait la mère ou l’épouse que la narrée souhaite
éliminer. Figure de la loi, le juge intervient pour démasquer le criminel et le
punir, ce qui rejoint un autre rêve : Annie se voit en train de parler et de se
disputer avec sa mère décédée, tout en sachant dans son rêve que celle-ci est
morte. Mais cette mort apparaît comme « une bonne chose de faite »371. La
narrée voudrait justement éliminer la rivale comme une bonne action à faire
pour ôter tout danger. Mais elle ressent en même temps de la culpabilité
envers sa mère qui ressuscite en signe de remords. Le dilemme est donc
évident.
371
Passion simple, p. 59
372
L’Événement, p. 100
176
Le résultat est similaire dans L’Occupation. Annie ne réussit pas à
supplanter la nouvelle compagne de W. qui, lui, reste « pris entre deux
femmes »373. La lettre W représentant son nom connote cette dualité : double
V donc double femme. Elle est en outre ouverte graphiquement par deux
fois, signifiant que cet homme est apte à toutes les rencontres possibles qui
répondent à ses goûts. Hésitant entre les deux femmes, ne sachant rompre
avec la première pour se donner entièrement à la seconde, il garde les deux,
chacune différemment.
Je regarde cette femme qui marche à mes côtés, cette femme qui rit, si vivante,
dont la naissance fut subordonnée à la mort de sa sœur.
Les parents « ne voulaient qu’un seul enfant pour qu’il soit plus
heureux »375, ayant eux-mêmes souffert dans de grandes familles. La petite
fille née après leur mariage meurt à sept ans de diphtérie. Trois ans plus
tard, Annie naît pour remplacer l’enfant décédée. Ce cas révèle le contraire
du complexe de Caïn habituel qui se produit à la naissance d’un deuxième
enfant en famille, quand l’aîné croit perdre sa place unique dans le cœur de
ses parents. Annie, elle, est jalouse de l’enfant qui l’a précédée et que les
373
L’Occupation, p. 61
374
Ibid., p. 50
375
Une femme, p. 42
177
parents appellent en pleurant « une petite sainte »376. « C’est un problème
douloureux, au cœur de ma création »377, explique Ernaux; des photos qui
représentent sa sœur bébé, on lui dit que c’est elle ou une cousine. À l’âge
de huit ans, elle apprend l’existence de sa sœur. « J’ai compris que je devais
ma vie à la mort de ma sœur. Mais ce n’est que bien plus tard que je me le
suis dit, quand j’ai écrit La Place »378, avoue-t-elle.
L’échec est rendu encore plus puissamment dans la scène qui clôt
L’Occupation aux pages 75-76. Annie y relate son retour à Venise sur les
376
La Place, p. 42
377
www.lire.fr, Art. cit.
378
Idem.
379
L’Occupation, p. 72
178
lieux visités auparavant avec W. Depuis, tout a changé. « Il n’y a plus de
fleurs sur la terrasse devant la chambre », donc plus d’amour ni de beauté.
« Les volets sont clos […], le rideau de fer du café Cucciolo est baissé et
l’enseigne a disparu », image d’une pièce de théâtre achevée, dont les
rideaux se sont fermés et dont l’annonce a disparu, car l’histoire est finie et
les personnages dispersés.
179
Cette douloureuse situation se répète en 2005, un soir où Annie et
Marc sont étendus sur le lit. « Il a dit de la femme qu’il avait quittée :
‘Crois-tu qu’elle me soit devenue indifférente?’ »380, écrit la narratrice. La
narrée quitte alors la chambre et va s’asseoir seule dans la cuisine. Le
lendemain, elle va apprendre si l’ablation de son sein atteint de cancer sera
nécessaire.
La blessure semble ainsi rester la même au fil des ans, au fil des
hommes, dans une infinie répétition. D’ailleurs, la première compagne de
Marc est elle aussi divorcée et mère d’une fille (comme celle de W.). Et
c’est Annie qui décide de s’engager dans cette relation en avouant à Marc
son désir de l’emmener à Venise, voulant vivre un nouvel amour, essayer
une fois de plus avec un homme ressemblant aux précédents puisque plus
jeune qu’elle et ayant eu des problèmes dans sa jeunesse.
180
volonté. L’idée de le garder ne l’effleure pas du tout. Commence alors la
course conte le temps pour se débarrasser de cet intrus.
181
les deux, était refusée, mal vécue? », se demande la narratrice à la page 255
de Se Perdre. La narrée se retrouve enceinte une seconde fois après
l’avortement de 1963; le mariage s’impose alors non par amour de fonder
une famille mais pour couvrir légitimement la grossesse :
Je ne voulais pas être mère fille […], ni avorter de nouveau, la seule solution
était le mariage.384
182
Les corps des parents d’Annie connaissent, eux aussi, un intense
séisme dû à la maladie, ou une stagnation paralysante due à l’embarras.
Dans chaque cas, l’être humain est frappé d’une marée plus ou moins haute
qui emporte sur son passage la dignité, la joie, la santé, la vitalité, etc. À
cette dévalorisation de la personne, s’oppose l’émergence de l’objet qui
acquiert une importance extrême, envahissant l’espace, animé d’une
mystérieuse vie, détrônant même parfois l’élément humain.
DEUXIÈME CHAPITRE
183
387
« Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits sur les choses
qui nous entourent? »388, se demande Balzac dans La Bourse. Les hommes
et les objets coexistent effectivement dans tout espace, liés par une vie
invisible qui fait que les premiers déteignent souvent leur situation sur les
387
www.theatredelacommune.com
388
Honoré de Balzac, La Bourse, La comédie Humaine, Tome I, p.413, cité par Juliette Froliche in Des
hommes, des femmes et des choses, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, p.132.
184
seconds. Ce rapport se manifeste clairement dans les œuvres d’Annie
Ernaux, les objets reflétant une situation de colère, de culpabilité, de
maladie, d’intimidation, etc. Mais il va même jusqu’à l’antinomie: ainsi,
plus le personnage se trouvera affaibli par les difficultés, plus l’objet
traduisant cette situation deviendra puissant et symbolique.
Début octobre, j’avais fait l’amour plusieurs fois avec P. […]. Je me savais dans
une période à risques […] mais je ne croyais pas que ‘ça puisse prendre’ à
l’intérieur de mon ventre. Dans l’amour et la jouissance, je ne me sentais pas un
corps intrinsèquement différent de celui des hommes.390
389
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1998.
390
L’Événement, p. 22
391
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, p. 236
185
poursuite coûte que coûte. La narrée répond donc fortement au critère du
« vouloir ».
392
L’Événement, p. 52
393
Ibid., p. 89
394
L’Événement, p. 54
186
Au début, la narrée croit que son projet d’avortement se réalisera
facilement puisqu’elle n’est ni la première ni la dernière à le faire. En
réalité, elle sous-estime la difficulté de la démarche et surtout les
conséquences que cette histoire aura sur sa vie à tous les niveaux. Annie
pense posséder un « savoir en excès »395 mais les obstacles contre lesquels
elle bute lui font comprendre combien son « savoir » est « en défaut »396. De
plus, à la page 275 du Personnel du roman, Hamon rapporte certains
propos de Valéry extraits de son ouvrage Tel Quel :
Savoir, ce n’est jamais qu’un degré – Un degré pour être. Il n’est de véritable
savoir que celui qui peut se changer en être et en substance d’être, c’est-à-dire
en acte.
187
La dégradation est encore plus vive au niveau intellectuel. Annie a
choisi avec enthousiasme un sujet de mémoire portant sur la femme dans le
surréalisme, s’apprêtant à le travailler brillamment comme elle l’a toujours
fait dans ses études. Mais avec la découverte de son état, le projet perd
tout intérêt, ne suscitant que l’indifférence de la jeune fille. Elle s’efforce de
lire, de prendre des notes, sans toutefois être capable de relier les
informations pour commencer à rédiger. « Le ‘ciel des idées’ m’était devenu
inaccessible, je me traînais au-dessous avec mon corps embourbé dans la
nausée », se plaint Ernaux à la page 50. Deux champs lexicaux s’opposent
dans cette citation : celui du monde céleste composé des mots « ciel » et
« idées », et celui du monde terrestre formé du syntagme verbal « je me
traînais », de l’adverbe « au-dessous », de l’adjectif participial
« embourbé » et du substantif « corps ». La chute est donc totale : après
avoir plané dans les hauteurs du savoir, habile et intelligente, Annie tombe
dans les abîmes corporels, enlisée et l’esprit paralysé. L’aigle devient ainsi
un reptile.
Dans mon agenda ‘Je n’écris plus, je ne travaille plus […]’. J’avais cessé d’être
‘intellectuelle’.398
L’échec de la rédaction du mémoire est « le signe indubitable de [l]a
déchéance »399 et ce sentiment cause une souffrance indicible. La
dégradation émiette ainsi la narrée qui semble perdre toutes ses facultés.
Elle se sent de plus en plus « lourde »400 et la pose de la sonde accentue cet
état en lui créant « une sensation de pesanteur dans le ventre »401.
398
Ibid., p. 50
399
L’Événement, p. 50
400
Ibid., p. 65
401
Ibid., p. 86
188
Au niveau social, l’échec est également flagrant. Personne ne veut ni
ne peut aider la jeune fille à avorter : le médecin se contente de vagues
conseils, craignant de ruiner sa carrière; Jean et André essaient de la
dissuader de commettre une folie; les amies avouent leur peur face à ce
projet; et P., le père du fœtus, est complètement insouciant. « J’avais mal
au cœur et je me suis sentie seule », écrit Ernaux à la page 38,
« abandonnée du monde », poursuit-elle à la page 88. Annie se détache,
jour après jour, de la masse des humains qui poursuivent leur vie
normalement. Elle se compare surtout aux autres filles, ses semblables
naguère, mais ses opposées maintenant avec « leurs ventres vides »402,
contrastant avec son propre ventre portant un embryon indésirable. Ce vide
dans le ventre rejoint certes le vide dans l’esprit c’est-à-dire l’absence de
problèmes, comme le vide dans le cœur soit l’absence d’angoisse.
La chute est traduite par Ernaux qui emploie à deux reprises le verbe
« devenir », signe de la transformation subie : la première à la page 47 où la
narratrice explique qu’en voyant une étudiante gaie et à l’aise, « [elle]
mesure [qu’elle est] en train de devenir une pauvre fille »; la deuxième,
lorsqu’elle se compare aux autres étudiants : « par rapport à eux, à ce
monde de référence, j’étais devenue intérieurement une délinquante »,
dit-elle. Violent, le substantif « délinquante » témoigne à quel point Annie
est consciente d’avoir commis une infraction et d’avoir dévié du droit
chemin; « je n’étais plus dans le même monde », dit Ernaux à la page 30.
Ainsi, malgré tout son « vouloir », la narrée est totalement impuissante.
402
Ibid., p. 30
189
Finalement, L.B. donne à Annie l’adresse d’une aide-soignante, Mme
P.-R., capable d’interrompre la grossesse à l’aide d’une sonde. La dame
détient donc le « pouvoir » et le « savoir » qui font défaut à la narrée mais
dont elle a désespérément besoin pour mettre fin à son état. Mme P.-R.
travaille dans une clinique d’où elle peut rapporter une sonde dont elle
connaît sans doute le mode d’emploi pour avoir longtemps côtoyé les
médecins. Son « savoir » est, par conséquent, « en excès » et il semble
surtout de bonne « qualité »403, donc fiable et certain de résoudre le
problème. En effet, lorsque la narrée se rend chez elle, Mme P.-R. lui
explique clairement sa technique et ses principes de travail. Cette
aide-soignante possède, en outre, un inébranlable « vouloir » comme l’écrit
Ernaux à la page 80 :
Sur la table, dans la maison de Mme P.-R., est placée une cuvette
d’eau bouillante où flotte la sonde, un tuyau mince et rouge qui
« ressembl[e] à un serpent »404. Cette comparaison connote l’idée de la
chute puisque le serpent symbolise le mal. Que la narrée voit la sonde sous
cet angle dénote combien, dans son inconscient, elle se sent coupable parce
qu’elle sait qu’elle a commis un délit. La comparaison instaure, par
conséquent, un champ lexical religieux présent dans tout L’Événement.
Celui-ci commence par l’opposition entre le « ciel des idées » et « le corps
embourbé », puis par la délinquance évoquée. L’exclusion du « monde
normal »405 ressentie par Annie serait donc l’exclusion du paradis de la joie
403
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, p. 277
404
L’Événement, p. 90
405
L’Événement, p. 54
190
et de l’existence saine, pour avoir passé outre les principes de la mère et
ceux de la société. L’avortement que la narrée s’apprête à vivre se présente
comme une seconde infraction ajoutée à la première, puisque cet acte est
condamné par la loi. D’ailleurs, Ernaux affirme à la page 20 que « le temps
de la religion était fini pour [elle] ».
191
l’illustration présente une silhouette
féminine en contre jour, devant des
rideaux éclairés par la lumière de
l’extérieur. La fille paraît entièrement
noire, ses traits ne sont pas visibles, elle
semble porter une longue robe informe.
Qu’elle soit réduite à une ombre de
laquelle il est impossible de distinguer
quoi que ce soit, renforce l’idée de
néantisation. En outre, la silhouette semble légèrement penchée vers la
droite, comme ployée sous l’angoisse, en appui sur une chaise contre le mur
de couleur sombre qui constitue la bordure droite de l’image, symbolisant
une impasse. Les rideaux laissent filtrer une lumière pâle, signe d’une
situation douloureuse.
À chaque fois que j’ai pensé à cette semaine au Mont-Dore, j’ai vu une étendue
éblouissante de soleil et de neige débouchant sur les ténèbres du mois de janvier.
Sans doute parce qu’une mémoire primitive nous fait voir toute la vie passée
sous la forme élémentaire de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit.407
407
L’Événement, p. 74
192
le « corps embourbé ». Le blanc visible sur l’illustration symbolise le
monde paradisiaque quitté par Annie qui s’enfonce dans la noirceur de la
terre. Pour intituler cette période, la narratrice dit « par-delà le bien et le
mal »408, citant une fois de plus un duo contradictoire. La double postulation
de Baudelaire irait de pair avec le texte d’Ernaux puisqu’elle renvoie aux
deux principes opposés du bien et du mal. Cette notion se poursuit jusqu’à
la fin de l’ouvrage. Ainsi, attendant impatiemment la mort du fœtus, la
narrée note dans son journal la gaieté de la vie symbolisée par le clairon
jouant La Marseillaise et le rire des étudiants à l’étage supérieur. Puis,
quand l’embryon est expulsé, Ernaux écrit à la page 102 que « c’est une
scène sans nom, la vie et la mort en même temps ».
193
entrailles, laissant sur l’oreiller de la petite narrée une tache rosée,
anticipant symboliquement le sang que la jeune fille allait perdre en
avortant. La sonde aurait dû déclencher l’expulsion du fœtus uniquement,
mais une hémorragie se déclare aussitôt et nécessite l’appel d’un médecin.
Comme si Annie devait être punie publiquement pour ce qu’elle a cru
pouvoir réussir clandestinement. La sonde-serpent interrompt la grossesse
mais cause un mal affreux suscitant « exposition et jugement »410. Affolés,
le médecin de garde puis le chirurgien à l’hôpital secouent violemment la
jeune Annie qui se sent sombrer sans la moindre attache.
194
semble incrédule, se disant en se regardant dans la glace des toilettes d’un
café où elle se rend avant d’aller chez Mme P.-R., « c’est à moi que ça
arrive »412.
Dans la lumière de la rue, hors de son antre, avec sa peau grise, elle m’inspirait
de l’aversion. La femme qui me sauvait ressemblait à une sorcière ou une vieille
maquerelle.413
Nous avons croisé des passants, il me semblait qu’ils me regardaient et qu’à voir
notre couple, ils savaient ce qui venait d’avoir lieu.414
412
L’Événement, p. 83
413
Ibid., p. 88
414
L’Événement, pp. 87-88
195
trois pharmaciens […] me regardaient. L’absence d’ordonnance signalait
ma culpabilité. J’avais l’impression qu’ils voyaient la sonde à travers mes
vêtements », se rappelle la narratrice à la page 95. C’est l’œil de la société
qui condamne, comme c’est l’œil de Dieu qu’Annie a connu durant son
enfance par l’intermédiaire de sa mère et dont elle s’est éloignée.
À partir du mois de septembre de l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre
qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi.418
415
Ibid., p. 87
416
Idem.
417
Ibid., p. 70
418
Passion simple, p. 13
196
Le champ lexical de l’attente jalonne tout Passion simple; nous
en relevons quelques exemples : « mon attente indéfinie » (p. 16),
« attendre un appel » (p. 22), « [le] temps que je perdais en rêveries et en
attente » (p. 28), « ces contraintes mêmes étaient source d’attente et de
désir » (p. 38), « au printemps, mon attente est devenue continuelle »
(p. 43). Roland Barthes écrit que « l’identité fatale de l’amoureux n’est
rien d’autre que : je suis celui qui attend »419. La souffrance est d’autant
plus grande que c’est l’amoureux seul qui attend, « l’autre, lui, n’attend
jamais »420.
419
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 50
420
Ibid., p. 49
421
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 50
197
Pour Annie, c’est bien le contraire puisque sa vie tourne uniquement
autour de son amant. Dans Le Roman féminin, Michel Mercier cite un
extrait d’Elsa Triolet où il est question de l’attente vide de toute action mais
si pleine de l’image de l’aimé : « je ne faisais que t’attendre. J’étais
possédée par ton absence. Et aussi par ta présence. Il ne restait rien de ce
que je suis »422. Ernaux parle longuement de cette néantisation de soi : « les
seules actions où j’engageais ma volonté, mon désir […], avaient toutes un
lien avec cet homme », écrit-elle à la page 14, ajoutant plus loin que « les
seuls sujets qui perçaient [s]on indifférence avaient un rapport avec [lui] ».
Les sorties au restaurant, les voyages, les rencontres entre amis, tout
devient insipide et Annie aspire au désœuvrement complet pour rêver
librement à son amant : « je ne voulais pas détourner mon esprit vers autre
chose », explique la narratrice à la page 18, refusant tout ce qui pourrait
l’arracher à son obsession. Les obligations sociales et professionnelles
l’ennuient, elle désire « n’avoir rien d’autre à faire que l’attendre »423. A.
est donc comme une drogue qui s’insinue dans le corps de la narrée, la
possédant entièrement et annihilant le reste du monde. Après son départ,
elle tombe « dans un demi-sommeil où [elle a] l’impression de dormir dans
son corps à lui »424, comme si son âme avait déserté son corps pour aller
habiter celui de son amant qui aurait emporté avec lui son souffle de vie.
Annie reste dans cet état léthargique où elle semble absente à elle-même
jusqu’à ce que cette « anesthésie »425 se dissipe progressivement. Les
limites de chaque corps deviennent poreuses, du moins pour Annie qui se
422
Elsa Triolet, Le Rossignol se tait à l’aube in Michel Mercier, Le Roman féminin, Paris, P.U.F., 1976, p.
47
423
Passion simple, p. 17
424
Passion simple, p. 21
425
Idem.
198
sent fondre dans A. jusqu’à devenir lui, pour écarter la séparation. « Une
fois, à plat ventre, je me suis fait jouir, il m’a semblé que c’était sa
jouissance à lui », écrit justement Ernaux à la page 54.
199
que la désolation commence avant son départ, quand le temps s’écoule sous
le regard anxieux d’Annie. L’axe temporel du vécu des événements est
alors formé de flèches ascendantes symbolisant la présence de A. dès
l’annonce de sa visite (point 1) jusqu’à son entrée dans la maison (point 2),
moment de bonheur intense. Le point 3 correspond aux heures – empreintes
d’inquiétude – que les amants passent ensemble. Au point 4, le moment de
la séparation approche, affolant la narrée qui se retrouve ensuite au point 5,
seule après le départ de A. Ces flux et reflux constituent tout l’axe de cette
époque et chaque sinusoïde (flux + reflux) est séparée de l’autre par un
temps mort, le point 6, celui de l’attente qui n’en finit plus.
2 3 4 2 3 4
1 5 6 1 5 6
429
Nancy Friday, Jalousie, p. 139
200
Finalement, Annie répond au critère du « vouloir » puisqu’elle aspire
de tout cœur à être avec A. et à ne pas le perdre. Elle n’a cependant aucun
« pouvoir » pour garantir la présence du jeune homme à ses côtés. Son
« savoir » paraît à la fois « en défaut » et « en excès ». Il est d’abord « en
défaut » parce qu’elle ignore par quels moyens retenir A. Il est également
« en excès » car la narrée sait pertinemment que son amant finit toujours par
repartir et retrouver sa propre vie où elle n’a guère de place.
Par contre, A. n’a point le « vouloir » de rester avec Annie. Pour lui,
leur relation semble être un épisode qu’il mène en marge de l’essentiel et du
durable, son mariage, son emploi, son mode de vie et son pays. Il doit sans
doute « savoir » combien Annie lui est attachée mais ce « savoir » ne le fera
pas changer de « vouloir » : le moment venu, il quitte la narrée et la France
pour retrouver son épouse et son pays. Il possède seul le « pouvoir » de
rendre la narrée heureuse ou malheureuse. Il semble néanmoins user de ce
« pouvoir » d’une façon inconsciente, s’intéressant plus à ses envies et son
humeur plutôt qu’à celles d’Annie, ne faisant jamais exprès de la faire rire
ou pleurer. Lui seul détient le « pouvoir » de ne pas quitter la narrée; mais
le « vouloir » étant absent, il ne passe jamais à l’acte de rester.
En opposition à la douloureuse situation d’Annie, se dresse un objet
qui occupe une place de choix dans Passion simple : le téléphone qui figure
au centre de l’illustration sur la première de couverture, pareil à la voile
blanche ou noire de Tristan et Iseult, présage de bonheur ou de malheur 430,
car il peut emballer le cœur de la narrée ou l’alourdir selon qu’il annonce
une rencontre ou non. Il affiche, par conséquent, un immense « pouvoir »
430
Denis Fernandez Recatala, Annie Ernaux, Paris, Éd. Du Rocher, 1994, p. 151
201
par le simple fait de sonner ou de rester muet, de laisser entendre la chère
voix ou une autre voix insignifiante, de proclamer un rendez-vous ou
d’allonger une attente. C’est donc lui qui est porteur d’un « savoir »
douloureux ou apaisant se résumant à deux brûlantes questions : est-ce A.
au bout du fil? Va-t-il venir?
202
voix chère et la bonne nouvelle.
La couleur rouge dont l’image
est teintée signifierait la passion
mais aussi la douleur et les larmes.
Nancy Friday évoque aussi cette attente intense, elle cite les dires
d’une femme interviewée qui avoue son incapacité de sortir de chez elle
pour rester près du téléphone au cas où son amant appellerait :
Quand j’attends, je n’ai pas de doux fantasmes à propos de l’homme que j’aime.
Non, je suis terriblement nerveuse, rongée par l’anxiété.432
431
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, pp. 48-49
432
Nancy Friday, Jalousie, p. 303
203
reste. Cette passion apparaît ainsi
dotée d’un immense « pouvoir »
d’accaparer intensément Annie en la
détournant de tout autre sujet. Un
élément abstrait peut donc s’avérer aussi puissant qu’un élément concret.
204
fournit quelques renseignements avec hésitation : sa compagne a quarante-
sept ans, elle est divorcée et mère d’une fille, enseigne à la Sorbonne et
habite avenue Rapp.
205
joie, mais dont elle est exclue. L’héroïne souffre ainsi d’un sentiment
d’infériorité. Son travail apprécié de tous perd tout intérêt à ses yeux,
simplement parce qu’il est différent de celui de la rivale. Même les
compliments ne parviennent pas à lui rendre confiance en elle, et chaque
détail prend désormais de l’envergure comme le fait qu’elle ne puisse
recevoir chez elle la chaîne Paris-Première, comme l’autre femme.
Ce n’était pas seulement mon corps, mon visage qui étaient dévalués, mais aussi
mes activités, mon être entier.434
J’avais l’impression que ce n’était pas mon cerveau qui produisait cette image,
elle faisait irruption de l’extérieur. On aurait dit que cette femme entrait et
sortait de ma tête à sa guise.437
434
L’Occupation, p. 52
435
Ibid., p. 47
436
Ibid., p. 19
437
L’Occupation, p. 20
206
Les rêveries de l’héroïne sont également envahies par les images de
l’inconnue. « Le Moi n’est pas maître dans sa propre demeure », affirme
Freud, puisque c’est l’Inconscient qui le manipule. « J’étais le squat d’une
femme que je n’avais jamais vue », écrit la narratrice à la page 21. Annie
est aussi la proie des scènes de son passé amoureux avec W. qui se
succèdent dans sa tête sans arrêt, jusqu’à ce qu’elle se sente devenir folle
de douleur, impuissante à interrompre ce flux n’obéissant d’ailleurs guère à
sa volonté.
Cette néantisation d’Annie est donc due à des forces externes qui la
malmènent, se rapportant toutes à sa rivale qui prend parfois la figure d’une
sorcière jetant des sorts et dépossédant sa victime de ses facultés. La narrée
se sent ainsi « maraboutée »438, mot exprimant la possession dont on se croit
l’objet de la part d’un ennemi. Elle pense qu’elle pourrait « faire cesser
cette occupation, rompre le maléfice »439, mais un élément manque encore
pour que cette histoire prenne fin. Annie a donc l’impression d’être
manipulée par des fils invisibles, habitée par une instance abstraite qui la
meut indépendamment de sa volonté. Deux phrases prouvent que la narrée
subit d’une façon impuissante cette tension; la première se situe à la page
48 lorsque la narratrice écrit :
J’ai fini de dégager les figures d’un imaginaire livré à la jalousie, dont j’ai été la
proie et la spectatrice […].
438
Ibid., p. 21
439
Ibid., p. 68
207
La forme passive attire automatiquement l’attention dans ces deux
citations puisqu’elle renforce l’idée d’une manipulation externe s’abattant
sur Annie. Si elle était maîtresse d’elle-même, la narrée agirait à la forme
active et ne serait pas agie à la forme passive, comme c’est le cas. Les trois
substantifs « siège », « proie » et « spectatrice » accentuent cette idée : la
narrée « reçoit » de violents soubresauts qui la secouent et la transforment
en victime assistant au dérèglement de sa personne sans pouvoir y remédier,
malgré son vif « vouloir » de « redevenir libre »440.
440
L’Occupation, p. 35
208
Dans ce sens, l’Internet serait son complice, et les deux
comploteraient le coup fatal. L’ordinateur, et l’Internet en particulier,
recèlent ainsi un puissant degré de « savoir » qui atteint même l’« excès »
puisqu’il livre un grand nombre de renseignements et paraît, de ce fait, doté
d’un grand « pouvoir », celui de dévoiler l’identité de la rivale. Si un sujet
de projet littéraire lui semble s’appliquer à la compagne de W., la narrée
s’imagine s’en moquer devant le jeune homme, « essayant toutes les
variantes d’une phrase destinée à tuer de ridicule les travaux auxquels
l’autre femme se consacr[e] »441. Cette mort symbolique prouve la rancœur
d’Annie. Une deuxième forme de tuerie symbolique est celle de planter des
épingles dans une mie de pain représentant l’ennemi, déversant toute la rage
sur la pâte faute de pouvoir le faire sur la personne réelle, moyen qui
s’apparente bien à une pratique chamanique. Notion abstraite, la jalousie
enchaîne pourtant violemment la narrée et la soumet à son « pouvoir »
tyrannique sans répit.
441
L’Occupation, p. 33
442
L’Occupation, p. 34
209
méthodiquement et de tout noter scrupuleusement comme un meurtrier qui
examine tous les indices pour ne pas rater sa proie.
443
Ibid., p. 38
444
L’Occupation, p. 46
210
Dans un film représentant cette scène, la caméra aurait fixé tout à
tour les yeux d’Annie et la serviette en un gros plan renforçant l’importance
de cet objet, le tout au son d’une musique de suspens connotant l’interdit.
La couleur noire accentue cette impression, d’autant que la narrée s’apprête
à violer un objet personnel, métonyme du couple qu’elle essaie de briser.
211
vengée et elle l’aura puni de l’avoir facilement remplacée par une autre. La
narrée sent sa valeur personnelle ébranlée, elle perd W. comme elle perd sa
confiance en elle en voyant que la nouvelle compagne réussit à la
supplanter auprès du jeune homme.
212
fait a-t-elle voulu le ravoir? Elle gagnerait la bataille face à sa rivale mais
W. ne l’intéresserait plus à ce moment-là.
L’histoire semble être la même avec tous les hommes, Annie voulant
être choisie toujours, irremplaçable et unique comme la princesse d’un
conte de fées. « Je ne rêve que de cette perfection-là […] : être la ‘dernière
femme’, celle qui efface les autres, dans son attention, sa science de son
corps à lui, l’’histoire sublime’ », écrit Ernaux à la page 70 de Se Perdre.
Rêverie utopique comme l’indique le mot « perfection », mais sans cesse
souhaitée et toujours déçue puisque la narrée se découvre chaque fois de
passage dans la vie de ses amants, ne réussissant gère à garder l’un d’eux
exclusivement à elle.
213
limitée et le personnage s’agite dans
tous les sens, voulant détruire la
rivale sans voir à quel point son
comportement est insensé. La
physionomie triste reflète, par ailleurs, la souffrance. Le fourmillement qui
brouille l’image symbolise la néantisation de la narrée ainsi que sa
dégradation physique et morale, son effritement et sa perte d’identité, car la
femme qui se mire pourrait être deux femmes : Annie, et la rivale qui
déteint sur elle, l’habite et l’occupe au point de l’éliminer symboliquement.
214
Dans Une femme, Annie Ernaux retrace l’histoire de sa mère dès sa
naissance à Yvetot en 1906. Le portrait qui s’en dégage est celui d’une
petite fille gaie, à l’appétit insatiable, qui aime les promenades et les jeux,
mais aussi au savoir-faire aussi large que celui des garçons de cette époque.
À l’école quittée à douze ans, elle excelle au catéchisme, l’apprenant avec
passion. Fière de travailler dans une usine, elle rêve de s’améliorer
davantage. Orgueilleuse, elle refuse d’être traitée en inférieure par les
bourgeois. « C’était une belle blonde assez forte »449, qui avoue timidement
avoir été beaucoup courtisée.
La femme de ces années-là était belle, teinte en rousse. Elle avait une grande
voix large, criait souvent sur un ton terrible. Elle riait aussi beaucoup.451
449
Une femme, p. 32
450
Ibid., p. 38
451
Une femme, p. 45
215
Elle se lève tôt, se couche tard, « travaille[e] avec force et
rapidité »452, trouvant toujours le temps de lire et d’apprendre. Après le
décès de son mari, cette dame vient habiter chez sa fille mariée. « Ses
cheveux étaient tout blancs, elle riait, débordante de vitalité », raconte
Ernaux à la page 75. Tous les jours, elle emmène ses petits-fils à la fête
foraine, au lac, aux champs, ne disant jamais « ‘je suis trop vieille pour’
aller à la pêche avec les garçons, à la foire du Trône, se coucher tard,
etc. »453. Jusqu’en 1979, elle est « rayonnante sous ses cheveux très
blancs »454. Cette année-là, une voiture la renverse sur la Nationale 15, lui
causant de graves blessures desquelles elle se remet pourtant.
452
Ibid., p. 54
453
Ibid., p. 84
454
Ibid., p. 80
216
où elle gagne plus d’argent et évolue à
tous les niveaux. La longue frise
verticale pourrait marquer l’année
1979 lorsque survient l’accident qui va
tout bouleverser. Cette frise semble
formée de trois minces lignes
verticales : une noire au milieu qui renvoie à l’accident et aux blessures qui
en ont résulté, et deux bleues de part et d’autre évoquant le rétablissement
de la vieille femme. Parce qu’elle amalgamée au noir, cette guérison n’est
qu’illusoire et momentanée. Des séquelles bien graves, encore enfouies, ne
tarderont pas à se manifester sous la forme d’un mal incurable introduisant
la dame dans une période noire comme l’indique la seconde tranche qui
apparaît à droite de l’image. Le noir renvoie certes à la douleur et à la mort.
Cette partie noire pourrait également représenter la porte de la chambre de
la dame, fermée sur la santé, la joie et la vie.
Elle attendait sur le quai de la gare un train déjà parti. Au moment d’acheter ses
commissions, elle trouvait tous les magasins fermés. Ses clés disparaissaient
sans arrêt.456
455
Une femme, p. 86
456
Une femme, p. 87
217
Ce train déjà parti serait la vie saine et normale que cette femme tente
de rattraper sans pourtant y parvenir. L’attente sur le quai est, en outre, la
solitude qu’elle ressent dans son for intérieur comme une exclusion du
monde normal, des horaires de départ et d’arrivée, de l’écoulement du
temps qui se poursuit différemment pour elle. La vie s’est arrêtée pour elle,
figée en un lieu terrible et s’apprêtant même à régresser : elle ne pourra plus
jamais reprendre ce train ni faire partie de nouveau de ses voyageurs. C’est
un autre train qui l’attend, il roule en sens inverse.
218
labyrinthe de l’appartement comme dans celui de l’esprit. Elle égare ses
affaires, ne sachant plus où elle les a mises, s’attachant excessivement à sa
trousse de toilette, affolée quand elle ne la retrouve pas. Elle cherche en fait
une attache quelconque à laquelle s’agripper en voyant le monde lui
échapper inexorablement. Elle reste en colère et méfiante quoi qu’elle fasse,
impatiente et insatisfaite. Elle ne comprend plus ce qu’elle lit, ne sait plus
comment éteindre la lumière, appelle sa fille « madame » se croyant
employée dans une ferme.
458
Ibid., p. 92
219
Elle est entrée définitivement dans cet espace sans saisons, la même chaleur
douce, odorante, toute l’année, ni temps, juste la répétition bien réglée des
fonctions, manger, se coucher, etc.459
459
Une femme, p. 97
460
Une femme, p. 100
220
La régression frappe donc de toutes parts, atteignant même la
sexualité. Ernaux raconte à plusieurs reprises que sa mère a honte et rougit
des baisers, des caresses, de la menstruation, de tout ce qui se rapporte au
corps. Durant sa maladie, tout lui devient égal et elle oublie toute notion de
pudeur et de honte. Son sexe n’apparaît qu’une seule fois dans Une femme,
un soir où elle dort, « allongée par-dessus les draps, en combinaison, les
jambes relevées, montrant son sexe »461, image qui fait tellement pleurer
Annie en voyant sa mère si métamorphosée.
221
la narrée, son embarras et sa crainte de sortir de son monde habituel; en fait,
il s’agit d’une phobie. Cet homme passe sa jeunesse dans les fermes,
d’abord celle de ses parents puis celle des maîtres chez qui il travaille. Le
régiment est pour lui l’occasion de découvrir la ville et de vivre
différemment. Au retour, il devient ouvrier dans une usine. Dans le livre de
lecture de l’école, il apprend qu’il faut « toujours être heureux de notre
sort »462; aussi craint-il de s’aventurer hors des sentiers battus.
Un jour, il est monté par erreur en première classe avec un billet de seconde. Le
contrôleur lui a fait payer le supplément. Autre souvenir de honte : chez le
notaire, il a dû écrire le premier « lu et approuvé », il ne savait pas comment
orthographier, il a choisi « à prouver ». Gêne, obsession de cette faute, sur la
route du retour.
222
beaucoup de choses, il disait qu’elles n’étaient pas pour lui »463, raconte la
narratrice. Ce qu’il aime, c’est cultiver son jardin, se promener dans la
nature, jouer aux cartes ou aux dominos avec les amis. Les fêtes scolaires et
la perspective d’y rencontrer des professeurs et des parents bourgeois
l’effraient; il refuse d’y aller même quand Annie y joue un rôle. Pour lui,
l’école est un endroit prestigieux, plein de savoir auquel il se sent étranger.
« Il prononçait le pen-sion-nat, la chère Soeu-oeur […] en détachant, du
bout des lèvres, dans une déférence affectée »464, comme s’il ne se sent
même pas susceptible de s’approcher de ce lieu, ni par sa présence physique
ni par son langage.
Englué par sa peur, cet homme ne fait guère d’efforts pour changer.
Contrairement à son épouse qui fonce partout, il n’ose pas prendre de risque
et reste retranché dans son milieu. S’il évolue, c’est lentement et de façon à
peine palpable; son « savoir » est donc « en défaut » et il peut être qualifié
de stagnant ou de fixe sur « l’axe syntagmatique ». Il conserve ainsi ses
anciennes habitudes en mangeant, en s’habillant, en parlant, en grondant la
petite Annie; il s’efforce de s’exprimer correctement devant les étrangers
mais retrouve aussitôt son ton brusque et ses expressions normandes pour
interdire à sa fille de grimper au tas de cailloux, ruinant le bon effet qu’il
veut donner. Ses efforts sont artificiels et il ne parvient pas à dominer son
côté naturel.
223
parmi tant d’autres, marque cette différence entre les époux : essayant
d’améliorer l’état de la maison, la mère d’Annie fait installer un cabinet de
toilettes à l’étage. Il ne l’utilise jamais, « continuant de se débarbouiller
dans la cuisine »465, comme autrefois. Sur « l’axe paradigmatique de
classement des personnages », la mère apparaît ainsi plus savante que le
père. Pourtant, à certains moments, la narrée les considère semblables
puisque tous deux dénotent le mode de vie ancien malgré les progrès
réalisée par la mère. Ernaux raconte à ce titre que ses parents viennent la
chercher un jour à la fin d’une colonie d’été où elle a été monitrice :
Sur le trottoir, devant la cathédrale, ils parlaient très fort en se chamaillant sur
la direction à prendre pour le retour. Ils ressemblaient à tous ceux qui n’ont pas
l’habitude de sortir.466
465
La Place, p. 62
466
Ibid., p. 77
467
La Place, p. 57
468
Idem.
224
Le juge le plus redoutable auquel le père est confronté est sa propre
fille. Par un renversement des rôles traditionnels, la narrée repère les fautes
de son père et tente de les corriger. Mais il ne reçoit pas ses remarques de
bon cœur et cela se termine invariablement en disputes, d’autant qu‘Annie
le juge d’après les critères bourgeois et les notions apprises à l’école. Il la
sent s’éloigner de lui sans savoir comment se comporter avec elle.
225
« pouvoir », mais un ensemble d’individus appartenant à une classe sociale
qui se juge supérieure aux autres.
226
limitait à cet espace qui offre peu d’horizons, symbole du train de vie du
père.
Durant cette période, Annie vient avec son petit fils passer le
week-end chez ses parents. Le premier matin, son père vomit à l’aube.
Inquiet, le médecin ne sait que diagnostiquer. La nuit, la respiration du vieil
homme « est devenue profonde et déchirée. Puis un bouillonnement très
fort […], continu, s’est fait entendre », raconte la narratrice aux pages 96 et
97. Annie voit son père essayer de parler, de se soulever en un « effort pour
se raccrocher au monde [qui signifiait] qu’il s’en éloignait »473. Ce jour-là,
la narrée est en train de lire Les Mandarins de Simone de Beauvoir sans
pouvoir se concentrer, pensant qu’à une certaine page de ce livre, son père
472
La Place, p. 78
473
La Place, p. 97
227
ne vivrait plus. Le dimanche matin, elle est justement réveillée par les
prières de l’extrême-onction.
Sa figure n’offrait plus qu’un rapport lointain avec celle qu’il avait toujours eue
pour moi. Autour du dentier […], ses lèvres se retroussaient au-dessus des
gencives.474
474
Ibid., p. 99
475
La Place, pp. 11-100
228
nombreux manques lui ayant causé beaucoup de problèmes, le père paraît
encore plus démuni. La narratrice détaille davantage la métamorphose qui
s’accentue d’heure en heure, « ce n’était plus mon père »476, dit-elle.
L’odeur est arrivée le lundi. Je ne l’avais pas imaginée. Relent doux puis terrible
de fleurs oubliées dans un vase d’eau croupie.477
476
Ibid., p. 13
477
Ibid., p. 14
229
Qu’elle est la situation de la narrée, d’une autre part? Elle affiche un
« vouloir » tenace de quitter la maison familiale et de s’éloigner de son
mode de vie habituel. Déçue et honteuse lorsqu’elle découvre combien son
« savoir » est « en défaut » par rapport à celui de ses camarades
bourgeoises, Annie s’acharne à apprendre pour progresser. Petit à petit, son
« savoir » devient « en excès » par rapport à celui de son milieu familial, ce
qui lui permet de surpasser ses parents sur « l’axe syntagmatique de
classement des personnages ». Survient alors la dichotomie entre les trois
protagonistes, le père et la mère ne réussissant guère à égaler leur fille. Au
début, la narrée n’a pas le « pouvoir » d’exécuter son rêve de départ. Une
fois l’école achevée, sa mère la laisse partir au lycée de Rouen; le
« pouvoir » conféré à Annie ne provient donc pas d’elle, il est plutôt
accordé par la mère.
Au sein de tous ces malheurs qui frappent Annie et ses parents, que
ce soit physiquement ou moralement, un élément positif demeure quand
même. La dégradation qui ronge les protagonistes, aux sens propre et
figuré, offre un revers bénéfique, aussi impensable que cela puisse paraître.
Dans chaque cas relaté, une étape est franchie et un nouveau degré de
maturité s’ajoute, ou au moins un nouvel acquis quelconque. Car les
230
personnages qui défilent dans la vie de la narrée semblent inconsciemment
investis d’une mission : celle de rester un temps plus ou moins long avec
Annie pour lui apprendre quelque chose de nouveau et pour la faire passer
d’une rive à l’autre.
231
TROISIÈME CHAPITRE
478
Damien Zanone, L’Autobiographie, Paris, Édition Marketing S.A., 1996, p. 14
1 – LES FRUITS DE LA PASSION
233
cette « dysphorie » qui la torture constitue en fait une nouvelle « euphorie »
dans le sens où cette relation se révèle bénéfique à plus d’un égard.
Il m’avait dit ‘tu n’écriras pas un livre sur moi’. Mais je n’ai pas écrit un livre
sur lui, ni même sur moi. J’ai seulement rendu en mots […] ce que son existence,
par elle seule, m’a apporté.481
Ce qui m’a frappé, c’est ce que m’a apporté cette passion, à partir du moment
– c’est le privilège de l’âge – où je l’ai assumée : le besoin de l’humanité, le
besoin des autres, de les comprendre par-delà les différences. Comme l’écrit
Christa Wolf : ‘Pour me compléter, il me faudrait le monde entier’.482
Il est facile de juger les gens et de les critiquer, mais il est difficile de
les comprendre et de ne pas les condamner. C’est la passion qui transforme
Annie en adoucissant ses sentiments vis-à-vis des autres. « J’éprouvais à
l’égard des gens un mélange de compassion, de douleur et de fraternité. Je
comprenais les marginaux allongés sur les bancs, les clients des
prostituées, une voyageuse plongée dans un Harlequin », écrit la narratrice
à la page 29. Les marginaux dans les rues suscitent généralement la colère
ou l’indifférence; or, la narrée se sent peut-être proche d’eux d’une certaine
façon parce qu’elle semble marginalisée elle aussi, puisque sa relation avec
A. est en marge des liaisons légitimes et son amour pour lui est clandestin.
481
Passion simple, pp. 76-77
482
« Annie Ernaux: la passion est extraconjugale à 100% », Entrevue avec Magali Jauffret in
www.humanite.fr
234
La condamnation qui s’abat d’habitude sur ces gens-là serait la même sur
Annie si sa relation avec le jeune homme était découverte.
235
homme et non une femme, qui ait manifesté sublimement la beauté du corps
masculin »483.
483
Passion simple, p. 50
484
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, p. 277
236
chez les autres tant que je n’y avais pas moi-même recours. À son insu, A. m’a
reliée davantage au monde.485
237
deux temporalités uniques : « il va venir » et « il est venu »487; le temps
devient alors « délimité par deux bruits de voiture, sa R25 freinant,
redémarrant »488.
Pour Annie, le temps est indiqué par ses mains moites d’impatience,
son cœur battant de joie, son enthousiasme et son affolement en s’apprêtant
à recevoir l’aimé et sa vive énergie en préparant leur rencontre. L’absence
de l’amant, elle, est marquée par la mine triste de la narrée, ses larmes, son
désespoir et ses traits anxieux. Quant au rétablissement après la séparation
définitive, il est marqué par un cœur paisible, un esprit libre de la pensée de
A. et des sensations de sérénité interne. Le corps revêt ainsi la fonction de
thermomètre indiquant le temps de la passion et ses divers degrés.
238
ranger. Ces choses apparemment banales s’animent d’une émotion
particulière, elles sont « les dépouilles d’une fête déjà lointaine. Les
retrouver à la lumière du jour, [c’est] ressentir le temps »489. Le tapis de la
salle de séjour brûlé une fois par une cafetière bouillante devient aussi
précieux. « Cela m’était indifférent. Même à chaque fois que j’apercevais
cette marque, j’étais heureuse en me rappelant cet après-midi avec [A.] »,
raconte Ernaux à la page 29 de Passion simple.
489
L’Usage de la photo, p. 10
490
Ibid., p. 25
491
Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 31
239
page 31 que « le crime ne résidait pas dans ce qu’[ils] ven[aient] de faire,
mais dans l’action de le défaire ».
492
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 205
493
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, p. 277
494
Idem.
495
Philippe Hamon, Texte et Idéologie, p. 28
496
Idem.
497
Philippe Hamon, Le Personnel du roman, p. 279
240
Personnage passeur, cet homme l’est certainement même s’il ne s’en
rend pas compte. Le paramètre de « fonctionnalité »498 élaboré par Hamon
dans le cadre du « statut sémiologique du personnage » s’applique bien à
cet amant. Malgré sa passivité et sa présence irrégulière (idée développée
dans le chapitre intitulé « L’invention d’une vie ou l’autofiction »), A.
s’avère pouvoir assurer un nouveau « savoir » à la narrée. Le jeune homme
répond également au critère de « distribution différentielle » selon la
terminologie de Hamon499. Il apparaît en effet fréquemment, est le seul à
venir chez Annie et à être impatiemment attendu. A. répond enfin au
paramètre du « commentaire explicite »500 puisque c’est la narratrice elle-
même qui le désigne comme pourvoyeur de « savoir », à travers plusieurs
expressions telle que, à la page 76 « : « à son insu, il m’a reliée davantage
au monde ».
« Tout homme avec qui j’ai eu une histoire, me semble avoir été le
moyen d’une révélation différente à chaque fois. La difficulté que j’ai à me
passer d’un homme, vient moins d’une nécessité purement sexuelle que
d’un désir de savoir », avoue Ernaux à la page 65 de L’Usage de la photo,
en ajoutant : « je ne sais pas encore pour quelle révélation j’ai rencontré
M. ». La narratrice explique ainsi le rôle initiatique joué dans sa vie par
chaque homme chez qui la fonction de passeur va de pair avec celle
d’amant.
498
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 156
499
Ibid., p. 155
500
Ibid., p. 158
241
Après A. dans Passion simple et avant M. dans L’Usage de la photo,
se situe W. dans L’Occupation. À son insu, le jeune homme mène Annie
dans de nouvelles voies où elle se découvre davantage. L’illustration sur la
première de couverture (analysée dans le chapitre intitulé « Humain, objet
et aliénation ») connoterait cela : la femme dont l’image se reflète dans
le miroir rappelle la notion du « stade du miroir » élaboré par Jacques
Lacan. D’après lui, l’enfant prend conscience de son unité personnelle en
reconnaissant « l’autre » qui voit dans le miroir comme sa propre image.
Par analogie, Annie se place devant le miroir en se demandant si c’est
vraiment elle qui vit cette occupation et qui atteint ce degré de folie et de
violence, contre toute morale parfois.
242
épingles ne me semblait plus si débile », avoue Ernaux à la page 36. Ce
n’est que lorsqu’elle s’y trouve confrontée elle aussi qu’elle comprend la
portée de ce geste. Selon la même logique, elle tire au sort des papiers pliés,
examinant ses sentiments à la lueur du message retiré et agissant en
fonction de la réponse lue.
501
L’Occupation, p. 37
502
Ibid., p. 23
243
violence qui se déchaîne dans les éléments naturels et qui fulmine dans
l’âme d’Annie. « Je comprenais la nécessité des comparaisons et des
métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été
vécues, un jour, par quelqu’un », remarque Ernaux aux pages 23-24. Ces
figures de style, banales auparavant et employées automatiquement,
prennent subitement sens dans l’esprit de la narrée qui en fait alors la
critique génétique. Celles-ci sont nées d’un fait fondateur vécu par une vraie
personne. À son tour, Annie vit ces métaphores dont elle peut désormais
saisir l’origine et la signification réelles.
244
s’éloigner des flammes. À la même page, elle avoue que « devant [le] refus
[de W.] de discuter, [elle] fon[d] en larmes ». La douleur est si intense
qu’Annie a l’impression de se vider de toute force, pleurant tellement
comme si elle se transformait en larmes jusqu’à la fusion totale.
503
L’Occupation, p. 71
504
Voir Annexe I
245
la « sensation de débâcle »505 qui envahit la narrée. Dans le jardin,
apparaissent des « spectres » parmi les arbres; ce sont les démons de la
jalousie qui ravagent la narrée. Ils sont empreints « d’un désespoir
profond » qui fait écho à celui d’Annie.
246
suggéré par le savon de couleur rose
foncé placé à la droite du lavabo :
d’abord, par la couleur vive, la seule
entre le noir et le blanc du reste de
l’image, puis par l’idée de lavage et
de propreté qu’il suscite. Cette
illustration traduit donc parfaitement
les phases de l’occupation : rupture,
réminiscence et évacuation.
247
La rivale répond également au critère de la « distribution
différentielle » puisqu’elle apparaît fréquemment dans le récit, instaurant
l’enquête de la narrée et la nourrissant à chaque étape. Enfin, plusieurs
« commentaires explicites » énoncés par la narratrice confèrent un statut
considérable à l’inconnue. Nous en relevons deux exemples :
3 – LA RENAISSANCE
248
douloureuse que la narrée est une jeune étudiante à une époque où
l’avortement est interdit et susceptible même de mener en prison.
Consciente de sa chute (idée développée dans le chapitre intitulé « Humain,
objet et aliénation »), la narrée utilise, en parlant d’elle, un vocabulaire
relatif généralement aux animaux, et ce, à deux reprises : d’abord, à la page
101 : « j’étais une bête », pense Ernaux en avançant dans le couloir vers sa
chambre, le fœtus pendant entre ses cuisses; puis, à la page 114 quand elle
dit qu’elle a « mis bas ».
249
L’idée d’un passage est d’ailleurs émise à la page 75 quand Annie
évoque les mots effrayants ou réconfortants qui la « condui[sent] vers
l’épreuve, [l’] accompagn[ent] comme un viatique ». Le substantif
« viatique » est significatif parce qu’il désigne « les provisions et l’argent
donnés à un voyageur ». Or, la grossesse et l’avortement sont pareils à un
voyage pour la narrée, dans le sens où elle s’enlise dans la douleur jusqu’à
frôler la mort et revenir ensuite à la vie. Le « viatique » signifie également
« la communion portée à un mourant »; or, les mois de grossesse précèdent
la mort symbolique d’Annie. L’Événement se présente en fait comme le
récit d’une mort mais aussi celui d’une renaissance. C’est, d’après Ernaux,
« le voyage au bout de la nuit »510 qui débouche sur un nouveau jour.
510
Ibid., p. 24
511
Ibid., p. 78
512
Ibid., p. 87
513
L’Événement, pp. 96-97
250
et d’espace, et le substantif « déchirure » connote la souffrance plus
violemment que le mot « fente ». La narrée ne vient-elle pas d’être déchirée
par une sonde? Tel qu’il est décrit, le passage Cardinet ressemble donc à un
sexe féminin; les passants traversent cette rue comme l’homme, et
particulièrement P., traverse le sexe d’Annie, mais aussi comme la sonde
traverse le sexe de la jeune fille, puisque c’est un symbole phallique par
excellence. D’ailleurs, à la page 170 des Armoires vides, la narratrice
raconte comment, adolescente, elle est « traversée pour la première fois,
écartelée entre les sièges de la bagnole » par son premier amant.
251
P.-R. comme le dit Ernaux selon le procédé du « commentaire explicite » de
Hamon : « sans le savoir, cette femme […] m’a arrachée à ma mère et m’a
jetée dans le monde. C’est à elle que je devrais dédier ce livre »515.
515
L’Événement, p. 123
516
L’Événement, p. 102
252
au 21 janvier a été un anniversaire », fêté chaque an comme c’est le cas
habituellement pour la naissance d’un enfant.
517
Ibid., p. 116
518
Ibid., p. 118
253
l’opposition entre le verbe « flotter » dans la citation ci-dessus et le verbe
« plonger » dans la phrase qui résume la situation de l’ancienne Annie : « le
rêve m’avait redonné exactement l’accablement et l’impuissance dans
lesquels j’étais alors plongée »519.
C’est un événement inoubliable, une véritable épreuve initiatique qui m’a révélé
tout à la fois mes rapports avec ma mère, mon pouvoir de reproduction et le fait
que j’étais porteuse de vie et de mort. Il m’a fait descendre là où je n’aurais
jamais pensé aller, rencontrer des gens, comme cette faiseuse d’anges, dont je ne
soupçonnais pas l’existence.520
519
L’Événement, p. 60
520
www.livres.lexpress.fr
521
L’Événement, p. 124
254
Dans cette chaîne de femmes, figure certes la mère d’Annie. La
narrée prend sans doute conscience de la véritable nature d’une grossesse,
ce qui la rapproche de sa mère. Paradoxalement, cet événement l’éloigne de
sa mère car la mentalité de la honte sexuelle l’empêche de se confier à elle.
La jeune fille trouve dans son esprit un substitut à cette figure féminine; ce
sont les artistes, les écrivains et les héroïnes qui ont défié la société et la loi
par leur vécu. « J’ai l’impression que mon histoire est en elles », écrit
Ernaux à la page 43.
522
Ibid., p.119
523
Ibid., p. 122
255
à l’autre au travers du corps »524. Annie découvre cela petit à petit au fil des
jours mais elle n’en est vraiment consciente qu’après son rétablissement.
256
situation; comme pour dire que cette rue qui a été le théâtre d’un fait
douloureux n’existe plus, remplacée par une nouvelle.
257
teinte plus foncée alors que celle du
bas est plus claire. Cette dégradation
marque la transformation de la
« dysphorie » en « euphorie ». De
plus, un gros plan est fait sur le ventre d’une femme dont on voit le nombril,
symbole de vie puisque c’est le cordon ombilical relié au placenta qui
nourrit le fœtus. Une main apparaît au-dessus du nombril tenant
délicatement une poire qui représente l’embryon par sa petite forme. Ce
n’est pas un ventre rond qui est mis en évidence puisque l’avortement a
bien lieu. La poire/fœtus est donc à l’extérieur du corps maternel; elle est le
seul élément coloré donc indiquant la vie, celle de la narrée qui n’est
possible que par la mort du bébé. Le jaune clair, lui, marque le soleil, la
joie.
258
son état. La troisième est la chambre dans l’appartement de Mme P.-R. où
la sonde est introduite dans le corps de la jeune fille.
4 – L’HÉRITAGE PARENTAL
259
Le père d’Annie, quant à lui, fréquente l’école au rythme des travaux
agricoles jusqu’à ce que son père l’en retire à douze ans pour le placer
comme vacher dans une ferme. « Il a réussi à savoir lire et écrire sans
faute. Il aimait apprendre […]. Dessiner aussi, des têtes, des animaux »,
raconte la narratrice à la page 26. Plus tard, il ne cherche pas à améliorer
son savoir, se contentant de ce qu’il connaît. Il s’intéresse plutôt aux
jardins, aux promenades dans la nature, aux jeux et aux blagues. Il emmène
sa petite fille à la mer, au cirque, au cinéma léger, là où il est possible de
jouer, de rire et de bavarder spontanément. S’il ne l’emmène jamais au
musée, c’est parce qu’il s’y sent mal à l’aise, devant se surveiller
constamment et observer un comportement artificiel différent du sien.
260
L’école, d’un autre côté, symbolise le milieu bourgeois car la narrée
y apprend le bon français, le comportement surveillé et les lectures
approfondies. Les deux lieux sont différents, et le père est d’autant plus
plongé dans le premier qu’à l’écart du second. Pourtant, c’est lui qui assure
le passage de l’un à l’autre quelque soit le temps. Lui-même faisait deux
kilomètres à pied pour arriver à l’école chaque jour, étant jeune; qu’il
conduise Annie sur son vélo connote une attention à l’égard de sa fille qui
consiste à lui épargner la fatigue; comme elle traduit la volonté que son
enfant profite pleinement de l’école sans s’absenter ni rater les cours
comme il a dû le faire dans son enfance.
261
me prouver qu’il avait une bonne orthographe », raconte Ernaux à la page
66. L’ambivalence persiste donc toujours en lui.
Un dimanche après la messe, j’avais douze ans, avec mon père j’ai monté le
grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale.
Jamais nous n’y étions allés. Je m’en faisais une fête. On n’entendait aucun bruit
derrière la porte. Mon père l’a poussée toutefois.534
262
À la mort de son père, Annie trouve dans son portefeuille une
coupure de journal donnant les résultats du concours d’entrée des
bachelières à l’école normale d’institutrices, où elle-même figure en
deuxième place. Elle a entre temps accédé à l’aisance de la classe
bourgeoise, surtout après avoir épousé un étudiant en Sciences Politiques.
« Il m’avait élevée pour que je profite d’un luxe que lui-même ignorait »,
écrit Ernaux à la page 89. C’est donc grâce à son père qu’Annie devient
instruite et cultivée. Le « savoir » qu’il lui rend possible d’acquérir est « en
excès » et il est surtout d’excellente « qualité ». Annie l’assimile au cours
des multiples années d’étude, ayant tout le temps nécessaire pour s’y
concentrer contrairement aux autres filles de son âge qui doivent travailler
dès l’âge de douze ans. Un détail paru à la page 9 de La Place connote déjà
les sacrifices du père pour l’amour de sa fille : l’allusion au Père Goriot
dont Annie doit commenter un extrait lors de l’épreuve du Capes. Cette
figure paternelle de l’œuvre de Balzac est emblématique du sacrifice du
père pour ses enfants.
263
le temps de lire un roman ou une revue. Ses lectures ne sont certes pas
profondes, mais elles sont dictées par une soif de connaissance et un plaisir
évident de se renseigner sur les nouvelles expressions, les grands écrivains,
les règles du savoir-vivre, etc. Pour elle, « rien [n’est] plus beau que le
savoir »536 et elle y encourage constamment sa fille qu’elle place dans une
institution scolaire privée :
C’était la liberté de lire autant que je voulais, l’absence totale de travaux dits
féminins, l’ignorance de la couture, de la cuisine, etc., la valorisation des études
et de l’indépendance matérielle pour une femme.537
La mère refuse ainsi que sa fille l’aide dans les travaux ménagers, lui
répétant sans cesse « laisse ça, tu as mieux à t’occuper »538, c’est-à-dire
apprendre les leçons et faire les devoirs. La narratrice raconte également
que sa mère lui offre des livres à la moindre occasion, l’incitant à se cultiver
continuellement.
264
mère ne comprend pas toujours les sculptures ou les peintures, elle les
admire pour leur beauté et leur valeur. Cet émerveillement se communique
à la jeune narrée contente de voir sa mère l’accompagner lors de ces visites.
C’est comme si la mère aurait voulu être guidée elle aussi vers cet
univers, mais sans avoir jamais trouvé quelqu’un pour le faire. Pour cela,
elle y pousse sa fille comme une compensation de ce qu’elle n’a pu
elle-même réaliser. La mère s’engage donc en personne sur le chemin où
elle mène la narrée, autant qu’elle le peut et qu’elle le sait, contrairement au
père qui reste en retrait. Ernaux raconte d’ailleurs la connivence qui la lie à
sa mère concernant les lectures, les poésies, les gâteaux aux salons de thé,
les achats dans les grands magasins, dont le père reste exclu.
Lui était très attaché à sa culture populaire à l’inverse de ma mère qui était
désireuse de sortir de son milieu. Je dis de mon père dans La Place « son monde
ne peut plus rentrer dans le mien », alors que j’explique dans Une femme que
ma mère s’intéressait aux peintres. Elle ne comprenait pas vraiment mais elle
admirait. Ma mère m’a poussée. Lui était fier de sa culture populaire.540
539
Une femme, p. 58
540
« Entretien avec Annie Ernaux », The French Review, octobre 1995 in Claire-Lise Tondeur, Annie
Ernaux ou L’Exil intérieur, Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 87
541
Une femme, p. 106
542
“Entretien avec Annie Ernaux”, The French Review in Claire-Lise Tondeur, p. 106
265
transmet finalement à sa fille l’admiration et l’amour qu’elle voue aux
livres et au savoir. Le projet avorté chez la mère est réalisé par la fille. Pour
le bien de son enfant, la mère multiplie les sacrifices et les efforts. C’est
donc grâce à elle qu’Annie avance énormément sur le « syntagme du
savoir ».
266
narratrice à la page 75 de Je ne suis pas sortie de ma nuit. Cela transparaît
effectivement dans les déchirements et les contradictions visibles dans les
œuvres d’Annie Ernaux, comme dans sa vie dont les textes ne sont
d’ailleurs que la transposition.
544
La Femme gelée, p. 15
267
À ce propos, le réalisateur du film L’École de la chair, Benoît
Jacquot, explique dans une entrevue que ce qui l’intéresse, « c’est de
raconter des histoires qui mettent en jeu des moments de l’existence de
femmes, des moments où il faut passer un seuil pour changer de vie ou pour
continuer à vivre »545. Il serait donc intéressé à transposer les œuvres
d’Ernaux sur écran puisqu’elles répondent justement à ces dires. En effet,
Annie traverse chaque fois un seuil identitaire, et ses livres en sont les
récits.
268
difficultés ne sont cependant pas exemptes de profit. Elles contribuent
effectivement à faire mûrir Annie qui en sort finalement métamorphosée et
plus expérimentée qu’auparavant. Un proverbe chinois dit que « le lieu le
plus sombre est toujours sous la lampe »547. Tant qu’elle souffre, Annie voit
les problèmes « en existence, non en essence »548 : elle ne remarque que le
côté destructeur pour sa vie. Une fois dépassés, ils se révèlent bénéfiques;
Annie est sensible à cette nouvelle optique, elle peut alors en témoigner.
269
mondes constituent le début de l’analyse intime. Celle-ci est déclenchée par
la culpabilité ressentie par Annie concernant ses attitudes et ses
comportements passés. Le besoin de réparation se fait aussitôt sentir et
Ernaux s’y livre par la pensée et l’écriture à la fois. Ce projet ne se limite
pas à la narratrice; il concerne également les lecteurs qui réagiront, chacun à
sa façon, à la publication des œuvres d’Annie Ernaux.
270
TROISIÈME PARTIE
LA LITTÉRATURE, MOYEN DE
RACHAT DE SOI ET D’AUTRUI
INTRODUCTION DE LA TROISIÈME PARTIE
272
apparaissent, comme nous le montrerons dans le chapitre premier de cette
partie.
273
n’est pas une fin en soi, qu’elle peut servir aussi à éclairer, dévoiler, agir
sur le monde »551, explique Ernaux. L’expiation de la culpabilité passe donc
par la réhabilitation de la classe ouvrière et paysanne en mettant en
évidence l’injustice sociale et les préjugés non équitables. Il s’agit d’attirer
l’attention du lectorat sur ce point, en vue de modifier leur vision et leur
attitude. Ernaux voudrait, de plus, leur transmettre la véritable signification
d’une passion, comme partager avec eux les ravages d’une jalousie, parce
qu’au fond, les êtres humains se ressemblent et, qu’en partant de ses propres
expériences personnelles, Ernaux aspire à viser l’universel.
551
“Entretien avec Annie Ernaux”, mené par Catherine Argand, avril 2000, in www.lire.fr
274
CHAPITRE PREMIER
552
553
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 87
276
est composé d’un « capital économique » (les revenus et l’héritage), d’un
« capital social » (les connaissances et les relations) et d’un « capital
culturel » (l’instruction et les diplômes). Les trois sont reliés et confèrent le
pouvoir à ceux qui les possèdent. Le concept d’ « habitus », lui, désigne les
dispositions à agir, penser, parler, percevoir de façon déterminée; lesquelles
sont si intériorisées qu’elles donnent l’impression d’être innées 554. Bourdieu
distingue trois types d’ « habitus » : d’abord, « culturel » ou « national »,
qui caractérise l’identité collective d’un peuple ; ensuite, « l’habitus de
classe », qui concerne une classe sociale précise et qui se rapporte au
« capital culturel » ; enfin, « l’habitus sexué », qui correspond aux rôles
sexuels définis par la société555.
277
livres et fourniture scolaire, mais cela coûte bien « cher »556. La jeune fille
ne reçoit naturellement aucun héritage financier, ses parents proposant
toutefois de l’aider pécuniairement après son mariage en voulant lui donner
leurs économies. Le « capital social », lui, est encore plus absent : les
parents sortent rarement de leur milieu habituel et ne connaissent donc que
les amis et la famille. Ce n’est que plus tard, à l’université puis après son
mariage, qu’Annie acquiert un « capital social » en établissant des relations
avec des gens connus, cultivés, appartenant à la bourgeoisie.
278
parterrer » ou « quart moins d’onze heures »557. Les camarades bourgeoises
d’Annie adoptent presque le même langage pour lui parler, soulignant
inconsciemment la différence entre elles et lui : « bonjour monsieur, comme
ça va-ti? »558. Un ton brusque, une voix forte, des cris et des injures
caractérisent également les parents de la narrée et leurs semblables.
557
La Place, p. 58
558
Ibid., p. 84
559
Ibid., p. 62
560
Une femme, p. 50
561
Ibid., p. 27
279
prennent soin de leurs vêtements. Ils le font aussi quand il s’agit de se faire
photographier mais cela n’a lieu que pour un mariage, une communion, un
événement important. La narratrice explique que ses parents ont un air
sérieux sur la photo de mariage, fixant l’objectif sans sourire, sa mère
ressemblant à Sara Bernhardt, ce qui renforce le caractère factice et solennel
de la photographie. En outre, Annie possède « deux tenues, l’une pour le
tous-les-jours, l’autre pour le dimanche »562, parce que « les classes
populaires font du vêtement un usage réaliste, ou, si l’on préfère,
fonctionnaliste »563.
280
l’importance que l’individu accorde au regard de l’autre concernant le
maintien de sa propre identité568. « Obsession : ‘Qu’est-ce qu’on va penser
de nous?’ (les voisins, les clients, tout le monde) », écrit justement la
narratrice à la page 54 de La Place. Il faut donner une image positive de soi
pour être apprécié et respecté, en cherchant à ne froisser personne, à ne pas
paraître curieux ni envieux, à ne poser aucune question indiscrète, etc. C’est
donc le regard d’autrui qui accorde la valeur et il est primordial de mériter
l’estime des autres. Le père est ainsi gêné et presque honteux qu’Annie ne
travaille pas encore à dix-sept ans : « il craignait qu’on me prenne pour une
paresseuse et lui pour un crâneur », explique Ernaux à la page 73. Il faut
« être comme tout le monde » et ne pas se faire remarquer en cherchant à se
distinguer. Réussir dans ses études et les poursuivre, comme choisir un
emploi en ville, sont considérés comme une prétention et sont souvent mal
vus et mal jugés.
281
tendance à s’occuper uniquement de leur intérieur et de leur famille, passant
le reste du temps en loisirs.
282
s’assoit sur des fauteuils de velours rouge près de la chaîne hi-fi, etc., en un
mot, elle est aisée. La mère a « un corps resté mince, un visage lisse, des
mains soignées »574, elle sait jouer du piano et bien recevoir ; c’est une
maîtresse de maison qui s’occupe bien de sa demeure. Le « capital social »
n’est pas explicité par Ernaux mais le mari occupe un poste administratif, ce
qui laisse supposer qu’il fréquente des personnalités éminentes.
283
de l’école je ne sais pas me conduire », explique à juste titre la narratrice
des Armoires vides à la page 58. Or, un « soi » divisé est condamné à la
solitude. Pour retrouver la stabilité, la narrée doit opérer un choix sinon elle
se sentirait encore plus tiraillée.
577
Les Armoires vides, p. 181
578
Christian Baylon, Sociolinguistique: société, langue et discours, Paris, Nathan, 1996, p. 30
579
“Les Dégâts du changement”, Entretien avec Vincent De Gaulejac, Propos recueillis par Nicolas
Journet, in Sciences Humaines, no 45, décembre 1994, in Jean-Claude Ruano-Borbalan, Op. cit., p. 73
284
l’ascension sociale se réalise par les efforts certes, mais surtout par le rejet
des parents pauvres et incultes dont la narrée a d’ailleurs honte. Annie
ressent un vif sentiment de culpabilité parce qu’elle a l’impression d’avoir
trahi sa classe d’origine, et surtout ses parents qui font tant de sacrifices
pour lui offrir le meilleur. Elle regrette ainsi son mépris et son hostilité
envers eux; aujourd’hui, elle a honte d’avoir eu honte d’eux autrefois. Elle
se sent même responsable de la démence de sa mère : « il me semblait que
c’était moi qui l’avais conduite dans cet état »580, avoue Ernaux.
Le moment où j’ai éprouvé le plus de culpabilité, c’est dans les premières années
de mon mariage, quand j’ai quitté complètement mon milieu, en allant vivre en
Haute-Savoie, en devenant professeur et en me voyant vivre comme la
bourgeoisie culturelle. […]. Je ne m’aimais pas, je n’aimais pas ma vie.581
580
Je ne suis pas sortie de ma nuit, p. 61
581
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 63
582
Monique Saigal, Op. cit., p. 122
583
Une femme, p. 9
285
déçoit ses parents et ne comble pas leur désir de la voir réussir pour avoir
une situation meilleure que la leur. Or, son père et sa mère font tant de
sacrifices et d’efforts pour leur fille unique ; tromper leur confiance et leurs
espoirs est presqu’un crime dans ce cas. Si, par contre, la narrée poursuit le
projet parental et progresse, elle trahit sa classe d’origine et ses parents en
s’éloignant d’eux et en devenant différente, puisqu’elle n’emprunterait pas
alors les voies traditionnelles de l’usine et du comptoir. Tel est le dilemme
d’Annie : devoir progresser et réussir tout en restant semblable à son milieu.
584
Jacques Salomé, Le Courage d’être soi, Paris, Les Éd. Du Relié, 1999, p. 55
286
seulement penser, mais oser écrire »585, parce qu’elle découvre chez lui ce
qu’elle sait déjà dans les moindres fibres de son corps et de sa mémoire,
mais sans avoir osé le formuler ni même le penser : la lutte des classes, la
stratification de la société, l’humiliation, la honte et la trahison.
287
quelque peu ses distances en utilisant des initiales et des abréviations,
comme « Madame veuve A…D… » à la page 19, « Y… » à la page 34 ou
« L… » à la page 43. Cela se fait en 1984 ; sa mère est encore vivante
comme certains membres de la famille ou des amis : elle se doit alors de
respecter les vivants et de ne pas les exposer sans la moindre discrétion
pour ne pas les blesser et générer un second déchirement.
Dans Une femme, par contre, les choses sont nettement nommées :
« Yvetot » à la page 17 et « Lillebonne » à la page 39 par exemple. C’est en
1988, la mère est décédée comme beaucoup de connaissances, Annie est
divorcée et ses fils sont en mesure de comprendre. Pourtant, cela n’atténue
pas le danger d’entreprendre une autobiographie à la première personne du
singulier. Cette fois, ce n’est pas « une autre » qui s’exprime, mais bien
Ernaux à travers un « je » franc. « Je n’ai pas le droit de prendre [...] le
parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de ‘passionnant’ ou
d’’émouvant’ », explique la narratrice à la page 21 de La Place, mettant
l’accent sur la dimension morale de l’acte d’écriture. Celui-ci est perçu
comme une tâche quasi sacrée.
288
une activité « luxueuse » puisqu’elle y consacre l’essentiel de son temps, et
librement surtout, loin de toute contrainte de production et de publication.
Les risques et la souffrance endurés à cause de l’écriture sont pour elle une
façon de payer de sa personne, elle qui n’a jamais travaillé de ses mains 587.
Le participe passé « privé » montre que cet amant n’a pas connu une
jeunesse aisée : il n’a apparemment pas eu de « capital économique » élevé,
puisqu’il parle un jour de son enfance à la narrée, en évoquant « la Sibérie
où il a travaillé au flottage du bois »589. Ses revenus sont probablement
587
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 52
588
Passion simple, p. 33
589
Se Perdre, p. 57
289
limités, le travail manuel est dur et fatigant d’autant que la région n’est
guère agréable. Le « capital social » n’existe pas non plus, sinon le jeune
homme n’aurait pas occupé un tel emploi dans une telle région. Il grandit
donc dans une ambiance de privation et de manques divers, pensant à
l’Occident et rêvant de posséder les belles choses qui s’y trouvent.
Le peuple duquel A. est issu vit les mêmes conditions que lui,
contrairement au peuple occidental qui vit aisément. L’« habitus national »,
qui caractérise l’identité des deux peuples, est donc différent. A. semble
pourtant posséder un « capital culturel », une bonne instruction et des
diplômes sinon il n’aurait pas pu exercer la fonction de diplomate. Dans
tous les cas, il est certain qu’il a dû travailler fort pour accéder à ce stade : il
connaît ainsi une importante « mobilité sociale », lui permettant de s’élever
du bas de l’échelle stratifiée jusqu’aux classes plus favorisées de la société.
Désormais, il mène une vie meilleure, il peut voyager facilement et s’offrir
le luxe dont il a été longtemps privé. C’est pourquoi il aime « les costumes
Saint-Laurent, les cravates Cerruti et les grosses voitures »590, tous les
signes voyants d’une richesse récoltée sur le tard. Sa fierté et sa joie font
qu’il prend plaisir à énumérer les marques occidentales de ses
vêtements : « sa chemise Saint-Laurent, son veston Saint-Laurent, la
cravate Cerruti, le pantalon Ted Lapidus. Le goût du luxe, de ce qui
manque en URSS », explique Ernaux aux pages 42-43 de Se Perdre.
*Nous avons déjà montré que Passion simple et Se Perdre se rapportent à la même relation amoureuse et
au même amant.
590
Passion simple, p. 32
290
Perdre, la narratrice raconte que son amant porte « un slip russe, à
l’évidence : blanc, avec un élastique légèrement décousu, trop large ».
Qu’il soit de mauvaise qualité et de mauvaise taille indique le lieu de sa
fabrication, contrairement aux habits bien cousus et coupés de l’Occident.
Le slip ramène donc A. à sa jeunesse populaire et le rapproche du père de la
narrée qui porte des sous-vêtements semblables 591. Les deux hommes sont
donc originaires de la même classe sociale. Le caractère factice de ces
vêtements luxueux se manifeste clairement à la page 134 de La Vie
extérieure : la narratrice se souvient comment son amant se rhabillait en
énumérant fièrement les marques de ses habits :
Il s’agit bien d’une armure pour cet homme, en ce sens que ces habits
le protègent et cachent la vérité sur son passé. L’adverbe « religieusement »
marque toute la peine pour en arriver là. L’image intégrale connote l’idée
d’un personnage de théâtre enfilant son costume sur sa véritable identité. En
outre, « [A.] appréciait qu’on lui trouve une ressemblance avec Alain
Delon »592, celle-ci le rapprochant de cet Occident tant désiré en l’éloignant
simultanément de l’Est pauvre et démuni. Que ses traits rappellent ceux
d’un acteur célèbre est une marque supplémentaire en sa faveur.
Il conduisait vite, avec appels de phares, sans parler, comme entièrement livré à
la sensation d’être libre, bien habillé, en situation dominante sur une autoroute
française.593
591
Se Perdre, p. 68
592
Passion simple, p. 32
593
Idem.
291
A. se livre donc à tout ce qui venge ses privations de jeunesse : il
conduit vite, s’impose avec les appels de phare face aux autres voitures,
heureux d’être bien habillé, d’écouter de la belle musique, libre de ses
gestes, libre surtout de toute pensée négative liée à la pauvreté. Maintenant
qu’il possède le « capital économique » et le « capital social », grâce à son
poste de diplomate, il se sent fort et imposant, bien doté pour affronter
l’existence et chasser son passé. En un mot, il domine.
292
Pourtant, sous les dehors d’un homme d’affaires brillant à la carrière
réussie, se cache encore un fils du peuple qui transparaît parfois. Ernaux
raconte en effet que son amant n’est « pas attiré par les choses
intellectuelles et artistiques, malgré le respect qu’elles lui inspir[ent]. À la
télévision, il préfèr[e] les jeux et Santa Barbara »594. Voilà qui rappelle les
goûts du père d’Annie : lui non plus n’est pas attiré par le savoir et l’art,
bien qu’il les respecte. Ernaux écrit à plusieurs reprises qu’il considère
l’école comme une institution sacrée dotée d’un grand prestige. Il n’est
toutefois pas intéressé par la culture, préférant, à l’instar de A., les jeux, les
films légers, les divertissements faciles. Ce côté matériel exempt presque
d’intellectuel caractérise souvent le peuple qui, faute de possibilités
sérieuses, n’y a pas accès.
594
Passion simple, p. 33
595
Ibid., p. 34
596
La Place, p. 31
293
De plus, la narratrice explique que son amant a des manières
brusques et qu’il est parfois peu délicat, ce qui rappelle la brutalité et la
violence des parents d’Annie relativement au ton, au langage, au
comportement, etc. A. semble ne pas comprendre la portée symbolique des
cadeaux et des petites attentions dans une relation, guère habitué sans doute
à de telles gâteries durant sa jeunesse. « Il ne m’offrait plus rien », raconte
Ernaux à la page 34 de Passion simple ; or, un homme dans son poste
devrait normalement avoir de telles délicatesses. Mais les gens du peuple ne
sont guère familiers avec ces gestes : le père d’Annie est nerveux en ouvrant
le cadeau offert par sa fille, à l’instar de la mère qui n’accorde pas assez
d’attention aux napperons brodés par Annie à l’école pour la fête des mères.
Enfin, Ernaux estime que son amant est « un peu gigolo : il [lui] boit
une demi-bouteille de Chivas, [lui] réclame le paquet de Marlboro
entamé »597. La cause de ce comportement est sans doute la pénible
privation qu’A. endure pendant sa jeunesse et qui le pousse à sacraliser
presque les choses et à en profiter quand il en a la possibilité, c’est-à-dire
quand il peut en obtenir sans payer et perdre son argent.
294
la même dualité chez elle et chez son amant. Issus du monde populaire, ils
intègrent tous deux par la suite la classe bourgeoise sans se libérer
complètement de leur passé.
598
Se Perdre, p. 96
599
“Entretien avec Annie Ernaux”, The French Review, octobre 1995, p. 40, in Claire-Lise Tondeur, Op.
cit., p. 115
600
Une femme, p. 65
295
l’anorexie, les voyages, les achats et les dépenses folles, et surtout la
sexualité. A., lui, cumule les vêtements luxueux, les grosses voitures, les
voyages, les amantes, la boisson, se vengeant de son passé infortuné.
296
elle pense avoir recours à une cartomancienne pour savoir si A. reviendrait
ou non. Cette idée réveille peut-être en elle le beau souvenir de sa mère
auprès d’une « diseuse de bonne aventure » qui lui prédit l’avenir. La petite
narrée en est ravie dans le temps et cet épisode la fait longtemps rêver.
Le caractère social est donc visible dans Passion simple à plus d’un
niveau. Annie et A. ont beau intégrer la bourgeoisie, ils manifestent tous
deux des signes de leur origine populaire. Passé et présent sont ainsi mêlés
dans l’identité des deux protagonistes, et cela transparaît dans leur
comportement.
297
biographie n’est pas très étoffée dans l’œuvre, certains détails avancés par
la narratrice permettent toutefois de reconstituer quelque peu la trajectoire
du jeune homme. Il semble avoir eu une enfance difficile à cause de
l’alcoolisme de son père604. Une telle situation ne permet pas à l’enfant de
s’épanouir dans la joie, la quiétude et l’aisance. W. est donc apparemment
issu d’une famille populaire souffrant de manques et de privations. Voilà
qui rappelle une fois de plus l’alcoolisme des oncles et des tantes maternels
de la narrée, souvent ivres, menant une vie dure à cause de leur penchant
pour la boisson.
298
de George Mead, W. camoufle son vrai « je » porteur de blessures pour
afficher un « moi » apparemment décontracté en société. Son « soi » est
donc lésé.
Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs […], leur trouvant un
air déterminé, sans faille. Renouant ainsi avec la perception que j’avais d’elles
607
L’Occupation, p. 66
299
quand j’étais lycéenne et qu’elles m’impressionnaient au point de penser que je
ne pourrais jamais faire ce métier et leur ressembler. 608
300
qu’elle est pratiquement la seule élève issue d’une classe populaire. Dans le
premier cas, elle devrait s’abstenir de se mêler de la vie de W., et dans le
second, elle devrait généralement se retrouver dans une usine ou derrière le
comptoir comme les filles de son milieu. C’est bien la situation commune
dans son quartier et Pierre Bourdieu certifie cela dans son « habitus de
classe ».
En outre, Ernaux parle des femmes qui ornent les magazines d’été,
belles et radieuses, heureuses en amour, jouissant d’une sexualité épanouie,
dont elle se sent « exclue »609. Ces femmes représenteraient les camarades
bourgeoises de la petite Annie qui proviennent de familles aisées et qui ont
les capacités de richesse et de luxe dont la narrée est privée faute d’argent
dans sa famille. Face à elles, elle se sent démunie, en marge, délaissée, ne
pouvant rivaliser avec elles puisque ne possédant nullement leur « capital
économique ».
301
alors que pour Annie, les deux espaces sont nettement différents et il est
quelque peu anormal qu’elle fréquente cette école.
De la même façon, elle se sent « en fraude »610 quand elle se rend aux
alentours de l’avenue Rapp qui constitue pour elle un lieu « interdit » en
quelque sorte. Que le milieu soit géographique comme cette avenue, ou
culturel comme l’école, Annie se sent étrangère. Ce sentiment semble
même durer longtemps quand il s’agit du savoir; ainsi, à la page 21 de La
Vie extérieure, Ernaux écrit qu’elle a « toujours cette sensation de fraude
quand [elle] utilise un mot savant pour la première fois, aujourd’hui item »,
parce que c’est justement un mot issu du monde culturel et même
linguistiquement étranger au français, non du monde habituel de la narrée.
La jeune Annie se plonge alors dans les livres, elle dévore les
dictionnaires, s’exerce à écrire, travaille et fait de grands efforts pour
progresser, réussir et être la première élève de sa promotion. Parallèlement,
la narrée adulte se lance « dans des recherches tortueuses et infatigables sur
l’Internet »611 pour découvrir l’identité de sa rivale, elle multiplie les efforts
et les ruses pour démasquer son ennemie et surtout la supplanter auprès de
W.; en un mot, pour être la première dans la vie du jeune homme comme la
première en classe naguère, la première à mériter son amour comme à
mériter l’estime des professeurs autrefois.
302
tente de ridiculiser sa rivale en se moquant par exemple de ses travaux
universitaires pour mieux la neutraliser et la surpasser dans le cœur de W.
[W.] n’avait pas voulu me dire son nom ni son prénom. Ce nom absent était un
trou, un vide, autour duquel je tournais. […] Enfant, à l’école, je cherchais
absolument à connaître le nom de telle ou telle fille d’une autre classe que
j’aimais à regarder en cour de récréation. Adolescente, c’était le nom d’un
garçon que je croisais souvent dans la rue et dont je gravais en classe les
initiales dans le bois du pupitre.612
612
Ibid., pp. 28-29
613
L’Occupation, p. 29
614
Idem.
303
Jeune, la narrée compare les activités de ses camarades bourgeoises à
celles que les faibles revenus de ses parents lui permettent de réaliser.
Quand je disais, ‘il y a une fille qui a visité les châteaux de la Loire’ aussitôt
[mes parents étaient] fâchés […].615
Annie se sent alors tellement triste de ne pas avoir les mêmes chances
que ses amies d’école; elle a l’impression de vivre « un manque continuel,
sans fond »616 où s’accumulent les privations faute d’un bon « capital
économique ». Plus tard, en 2000, Annie se sent inférieure à la compagne de
W. parce que celle-ci reçoit la chaîne Paris-Première, contrairement à elle.
Le manque subsiste donc chez la narrée et engendre la souffrance.
Mais la douleur ne naît pas uniquement du manque; ainsi, Annie n’est
plus fière d’avoir obtenu son permis de conduire à vingt ans lorsqu’elle
apprend que sa rivale ne sait pas conduire. Elle perçoit ceci chez son
ennemie « comme un signe de distinction intellectuelle, une marque
supérieure d’indifférence aux choses pratiques »617. Dans tous les cas, la
narrée se compare à la nouvelle compagne de W. comme elle se comparait
aux autres élèves du pensionnat ou à ses professeurs, en se dévaluant
constamment quelque soit le sujet.
304
examens et ses compositions; la question qui l’inquiète est la suivante :
va-t-elle surpasser ses camarades et être la première de sa classe? C’est la
même question qui se pose en 2000 : va-t-elle détrôner l’autre femme
auprès de W.?
305
extraordinaire. Elle se perd alors dans ses dédales et peine à se retrouver. Il
faut attendre que la jalousie atteigne son apogée pour qu’elle se dissipe
graduellement. En écrivant cette « aliénation » subie, la narratrice saisit les
dangers qui la guettent à la publication de son œuvre; elle mène quand
même son projet à terme, animée par une nécessité incontournable.
Sur le quai de la gare de Cergy, dans le bas du panneau indicateur des stations,
il y a écrit Pont Cardinet. Ni le train ni le RER ne s’y arrêtent.620
306
début du récit de sa longue quête pour avorter, est bien significatif : la page
est comme un mur auquel se heurte le lecteur, image de la loi toute
puissante à laquelle se heurte la jeune Annie en 1963, d’autant que l’article
énumère sèchement les personnes concernées et les sanctions à leur égard,
le tout étant précédé d’un « Dr. » abréviation de « Droit » et connotation
d’une force incontournable.
Devant cette impasse, Annie ne sait que faire, elle est tiraillée,
complètement perdue, ignorant qui accuser : elle-même ou les autres?
« J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce
qui m’arrivait », écrit la narratrice à la page 31. Bien qu’étant la première à
poursuivre ses études dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants,
elle se retrouve au même niveau qu’une vendeuse ou qu’une ouvrière
enceinte ou alcoolique, deux états emblématiques de la classe populaire 622.
621
L’Événement, p. 29
622
L’Événement, p. 32
307
Ernaux raconte par exemple à la page 26 d’Une femme que sa grand-mère
maternelle couve de près ses enfants, hantée par « deux images de terreur,
la prison pour les garçons, l’enfant naturel pour les filles ».
308
désirs liés au plaisir sexuel, à l’autonomie, à la liberté et au détachement de
son milieu originel. C’est bien le cas d’Annie dans L’Événement.
309
monde d’origine. Si elle part avec un verdict positif certifiant qu’elle a le
sida, elle sera comme ces gens, elle retombera dans cette classe inférieure.
Le médecin lui annonce toutefois que « c’est négatif »631, la chute n’a donc
pas lieu.
J’ai descendu l’escalier à toute vitesse, refait le trajet en sens inverse sans rien
regarder. Je me disais que j’étais sauvée encore.632
631
Ibid., p. 15
632
Idem.
310
C’est pourquoi le sentiment d’Annie à l’égard de Mme P.-R. est
ambivalent : d’un côté, elle perçoit la faiseuse d’anges comme une
précieuse source d’aide allant jusqu’à vouloir lui dédier son œuvre, d’un
autre côté, elle voit en elle « une figure du milieu populaire, dont [elle est]
en train de [s’]éloigner »633. Dès qu’elle la voit, la jeune narrée trouve
effectivement que Mme P.-R. « ressembl[e] aux femmes âgées de la
campagne [étant] courte et replète, avec des lunettes, un chignon gris, des
vêtements sombres »634. En ce temps-là, Annie cherche effectivement à
remplacer les images de ces femmes dans son esprit par celles des
bourgeoises belles et élégantes.
Pour la narrée, la chute est en rapport avec la notion de classe, ce qui
rappelle le stéréotype associant les filles de la classe ouvrière aux mœurs
faciles. Cette idée est évoquée à la page 33 d’Une femme, Ernaux raconte
comment sa mère s’efforce, pendant sa jeunesse, « de se conformer au
jugement le plus favorable porté sur les filles travaillant en usine :’ouvrière
mais sérieuse’ ». L’italique de « mais » met en évidence les préjugés de
l’époque : les filles de classes inférieures dont le « destin le plus probable
[est] la pauvreté sûrement, l’alcool peut-être »635 auraient tendance à se
laisser aller à des comportements guère moraux.
Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. Sans argent et sans
relations - sinon elles ne seraient pas venues échouer à l’aveuglette chez eux - ,
elles les obligeaient à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur
interdire d’exercer pour toujours.636
311
préalablement mentionné. La société fait donc assumer l’erreur d’une
grossesse à la « demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque »637.
Le premier dans la liste des dominants est P., le père du fœtus, jeune
homme bourgeois s’occupant de ses études et de ses loisirs, insouciant et
complètement désintéressé du problème d’Annie. Figurent ensuite les
divers étudiants que la jeune héroïne croise : Jacques S. d’abord, « un
étudiant en Lettres, fils d’un directeur d’usine de la région »639; Jean T.
ensuite, « un étudiant marié et salarié »640 qui lui propose effrontément de
coucher avec lui; enfin, André X., « étudiant en première année de
637
Ibid., p. 46
638
Ibid., pp. 50-51
639
L’Événement, p. 20
640
Ibid., p. 33
312
Lettres »641 qui essaie de la « persuader de suivre la ‘loi naturelle’ »642. Plus
tard, Annie revoit Jacques S. et lui mentionne son avortement réussi.
C’était peut-être par haine de classe, pour défier ce fils de directeur d’usine,
parlant des ouvriers comme d’un autre monde, ou par orgueil.643
Annie estime que Jean T. ne la traite pas avec mépris en lui proposant
de coucher avec lui, parce qu’il considère qu’elle est « passée de la
catégorie des filles dont on ne sait pas si elles acceptent de coucher, à celle
des filles qui, de façon indubitable, ont déjà couché »645. Or, à cette époque,
la distinction entre les deux est importante et révèle une fois de plus la
division de la société. Apparaît à ce niveau l’importance du regard d’autrui
comme le souligne Erving Goffman : aux yeux de Jean T., la narrée passe
de l’image de fille sage et chaste à celle de fille licencieuse et facile, ce qui
explique son changement d’attitude à son égard. De plus, toute la société de
l’époque observe la même vision et classe les filles selon cet angle. La
curiosité du jeune homme et son air de jouissance comme s’il voyait Annie
« les jambes écartées, le sexe offert »646 rejoignent le trouble et la
« fascination effrayée »647 d’André X. face au projet d’avortement. En outre,
641
Ibid., p. 62
642
Ibid., p. 63
643
Ibid., p. 121
644
Ibid., p. 44
645
L’Événement, p. 36
646
Ibid., p. 34
647
Ibid., p. 63
313
P. estime d’ailleurs le couple d’amis qui les accompagnent en vacances
« trop bourgeois conformistes »648 pour leur avouer l’état d’Annie, les deux
jeunes gens sont fiancés et ne couchent pas ensemble. L’insinuation est
qu’une fille bourgeoise sait se protéger en se respectant et en restant à l’abri
des risques, contrairement à une fille issue du peuple.
648
Ibid., p. 71
649
L’Événement, p. 116
314
Il s’est planté devant mes cuisses ouvertes, en hurlant : « Je ne suis pas le
plombier! ».650
650
Ibid., p. 107
651
Barbara Havercroft, “Subjectivité féminine et conscience féministe dans L’Événement » (Université de
Toronto), in Fabrice Thumerel, Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Études réunies par Fabrice
Thumerel, Paris, Artois Presses Université, 2004, p. 130
652
L’Événement, p. 110
653
Ibid., p. 108
654
Ibid., p. 62
315
soutient, surtout durant la nuit de l’avortement, dans le rôle improvisé d’une
sage-femme. La narratrice pense que cette jeune fille se souvient
probablement aujourd’hui de cet épisode comme d’une erreur du passé, vu
ses croyances. Pourtant, en 1963, elle aide de son mieux la narrée sans la
juger ni la critiquer, l’écoutant et la consolant, pleurant avec elle à
l’expulsion de l’embryon et appelant le médecin d’urgence.
655
Ibid., p. 111
656
L’Événement, p. 111
316
condamnés. Pourtant, rien n’empêche les uns ni les autres de poursuivre
leur projet.
La fille avortée et la fille mère des quartiers pauvres de Rouen étaient logées à la
même enseigne. Peut-être avait-on plus de mépris pour elle que pour moi.657
Celui qui concerne la vie. Quand j’écris, je suis dans une obsession, ailleurs. Ce
n’est pas facile, cela suppose toutes sortes de sacrifices de la vie. Et celui qui
concerne l’écriture, ce n’est pas si évident de dire en 1999 : je vais parler d’un
avortement clandestin.659
657
Ibid., p. 107
658
L’Événement, p. 110
659
www.lirefr, Art.cit.
317
rapportent. Elle reste quelque peu anxieuse parce qu’elle estime qu’après la
publication de son œuvre, elle n’aura « plus aucun pouvoir sur [s]on texte
qui sera exposé »660 au vu et au su de tous les lecteurs. Ses motifs sont
toutefois puissants et elle en est profondément convaincue : rien ne peut
contrecarrer son entreprise.
318
les deux recèlent des failles. L’écriture sera par conséquent une tentative de
réparation.
319
DEUXIÈME CHAPITRE
Précepte spinoziste
321
d’écriture qui s’adapte à son projet et dont nous étudierons quelques
aspects. Ce chapitre comprendra donc également un volet stylistique qui
découle en fait de l’aspect social.
J’ai dû […] récrire [mon texte] plusieurs fois. Cela devenait de plus en plus
froid. C’est ce que je voulais écrire, avec toute la réflexion, aller jusqu’au bout,
choisir une méthode.665
664
La Place, p. 10
665
« Entretien avec Annie Ernaux » mené par Josyane Savigneau in Le Monde, 3 février 1984, in Claire-
Lise Tondeur, Op. cit., p. 77
666
Annie Ernaux, Fédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 33
322
« [s’]arrache[r] du piège de l’individuel »667 qui pourrait influencer son
écriture.
Chez Hédiard, dans le quartier des boutiques chic de la Ville Nouvelle, une
femme noire en boubou est entrée. Immédiatement, l’œil de la gérante se
transforme en couteau, surveillance sans répit de cette cliente qu’on soupçonne
de s’être trompée de magasin, qui ne sent pas qu’elle n’est pas à sa place.
667
La Place, p. 41
323
laquelle les étrangers doivent obligatoirement s’adapter sous peine d’être
rejetés. Que le classement des individus se fasse par la couleur de la peau, la
langue, le métier ou l’éducation, le résultat reste le même : ils sont mal vus
lorsqu’ils sortent de leurs territoires pour se retrouver dans d’autres. Le père
d’Annie connaît une vie difficile et travaille durement avec son épouse pour
subvenir à leurs besoins. Le destin ne les ménage pas, la société non plus.
Pour celle-ci, ils appartiennent à « la catégorie des gens simples ou
modestes ou braves gens »668. Ernaux dénonce ces appellations lancées par
la bourgeoisie pour désigner ceux qui ne lui ressemblent pas en les jugeant
inférieurs à elle. La narratrice tente de justifier son père et ses semblables :
ils ne peuvent agir autrement dans leurs conditions de vie, ils ne sont donc
pas fautifs et ne doivent pas être jugés de cette façon, ni humiliés pour ce
qu’ils sont et ont. La classe populaire n’est inférieure que dans la mesure où
une autre en décide ainsi parce qu’elle se croit supérieure. Ernaux parle
plutôt de différences entre les deux, refusant tout jugement.
La plus grande honte, c’est d’avoir eu honte de mes parents. Ce qui me fait
honte, c’est cette honte-là, dont je ne suis pas vraiment responsable, c’est la
société inégalitaire qui impose cette honte.669
324
- L’homme actif ne perd pas une minute et, à la fin de la journée, il se trouve que
chaque heure lui a apporté quelque chose.
Ces extraits dénoncent la morale élaborée par les riches à l’usage des
pauvres, et qui se limite au travail continuel, à la soumission résignée et à
l’importance de la famille. Quant à l’argent des riches, il sert à aider les
pauvres, affirme ce système aliénant qui s’avère efficace puisque le père se
souvient encore de ces leçons : « ‘Ça nous paraissait réel’ », dit-il à la page
27. La narratrice rapporte également une chanson que son père a l’habitude
de chanter et qui se résume à ces quelques mots : « C’est l’aviron qui nous
mène en rond »670. Cette mention connote la circularité du système qui se
révèle clos pour le père et ses semblables figés à leur place dans une société
fortement hiérarchisée.
670
La Place, p. 102
671
Ibid., p. 67
672
Josyane Savigneau, Art. cit., p. 87
325
attributs possédés véritablement (Annie dans son milieu familial) et une
identité sociale virtuelle formée des facteurs attendus dans un groupe
déterminé (Annie dans le milieu bourgeois). C’est pourquoi Ernaux
revendique le droit de retrouver cette tranche de sa vie qu’elle a « dû
déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé »673.
326
devoir habiter un petit logement humide et sans électricité faute d’argent, et
même de perdre un enfant faute de vaccin. Que les parents sacralisent les
objets et la nourriture devient donc compréhensible. Ernaux comprend
maintenant pourquoi sa mère « ose entrer dans la classe pour réclamer à la
maîtresse qu’on retrouve l’écharpe de laine [qu’elle a] oubliée dans les
toilettes et qui a coûté cher »676; chaque sou est le fruit d’innombrables
sacrifices. C’est dans ces pénibles conditions que la mère de la narrée « a
dû devenir elle, avec ce visage, ces goûts et ces façons d’être, que [sa fille
a] cru longtemps avoir toujours été les siens »677.
L’article indéfini « une », qui figure dans le titre Une femme, favorise
la généralisation, de sorte que toute femme dont la vie est proche de celle de
la mère d’Ernaux pourrait s’y retrouver. Ces gens cherchent à s’entraider
malgré leurs moyens limités, le père d’Annie est le héros du ravitaillement
676
Une femme, p. 49
677
Ibid., p. 40
678
La Place, p. 102
327
lors de la guerre, et son épouse s’efforce de nourrir les plus démunis comme
de rendre visite aux malades et aux vieux. Olivier Schwartz revendique
l’existence d’une culture ouvrière malgré la pauvreté du peuple, celle-ci
« se compose de savoirs mais aussi de valeurs […] comme la dignité, la
fierté, la solidarité… »679, l’acharnement au travail accompli, la bonté
envers le prochain, la piété, le courage, etc. dont la narratrice parle souvent
pour souligner les mérites de cette classe. « [M]es parents » ne
manifestaient jamais aucun mépris, en privé ou en public, vis-à-vis de leurs
clients les plus défavorisés »680, raconte justement Ernaux; ils essaient au
contraire de les aider « comme [s’ils se sentaient] redevable[s] de s’en être
mieux ‘sorti[s]’ »681. « Une femme toujours prête à rendre service, à
s’occuper des malades et des vieux du quartier, très généreuse »682, dit
Ernaux de sa mère.
679
La culture ouvrière, « Entretien avec Olivier Schwartz » mené par Sylvain Allemand, Sciences
Humaines, Hors série no 10, septembre/octobre 1995, in Jean-Claude Ruano-Borbalan, Op. cit., p.151
680
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 68
681
Idem.
682
Idem.
328
sensible à l’injustice qui domine le monde. « Moi aussi, je pourrais
retomber dans la pauvreté »683, déclare-t-elle.
Or, influencée par le milieu scolaire, Annie est éblouie par le monde
nouveau qui s’ouvre devant elle : elle s’y précipite, croyant trouver le
bonheur. Ses parents eux-mêmes ont « une représentation idéale du monde
intellectuel et bourgeois »684. La narrée émigre ainsi dans la bourgeoisie
mais elle ne tarde pas à découvrir l’ampleur du leurre : sous le masque
élégant qui l’a attirée se cache une classe loin d’être aussi supérieure qu’elle
le prétend. Ainsi, les bonnes manières manifestées à l’égard d’Annie, « ces
questions posées avec l’air d’un intérêt pressant, ces sourires, n’[ont] pas
plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher
discrètement »685. Ernaux dénonce une certaine hypocrisie chez sa
belle-famille qui consiste à cacher « sous les dehors d’une exquise
politesse »686 le mépris ressenti à l’égard de ses parents. De même, le père
refuse de croire une institutrice de sa fille lorsqu’elle dit que leur maison est
jolie, une vraie maison normande. Pour lui, ces paroles sont dictées par la
politesse sans plus.
Annie découvre que l’argent cause les différences entre les individus,
influençant leur vie. Ses parents sont donc victimes de leur pauvreté, ils ne
sont pas satisfaits mais ils n’ont pas le choix. Ernaux raconte longuement sa
déception dans La Femme gelée où elle démasque les failles d’une classe
qui se prétend supérieure mais dont les apparences se révèlent trompeuses.
C’est pourquoi elle décide de rétablir la vérité sur les deux mondes, pour
683
Claire-Lise Tondeur, Op. cit., p. 128
684
La Place, p. 83
685
Ibid., p. 65
686
Une femme, p. 71
329
inciter les gens à plus de réflexion. Elle ramène au jour l’héritage familial
refoulé et ose maintenant brosser le portrait de son père qu’elle a eu honte
autrefois de révéler à l’école. Elle entame ensuite celui de sa mère. Elle sait
bien aujourd’hui que les professeurs ne sont pas aussi prestigieux qu’elle l’a
cru au point de penser qu’elle ne pourrait jamais leur ressembler. L’épreuve
du Capes à la page 9 de La Place est relatée avec une nuance d’ironie :
« une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. Il suffisait de
franchir correctement l’heure suivante pour être autorisée à faire comme
elle toute ma vie ». Sur le chemin du retour, Annie y pense « avec colère et
une espèce de honte »687, consciente de la fausseté de la situation, comme
dans une comédie sociale ou un « tribunal » composé de « profs de lettres
très confirmés » et assez vaniteux. « J’écrirai pour venger ma race »688,
écrit spontanément Annie sur une page de cahier, décidée à réhabiliter la
classe populaire, comme à dénoncer l’arrogance des bourgeois.
687
La Place, p. 10
688
Annie Ernaux, “Littérature et politique”, Nouvelles Nouvelles, été 1989, no 15, p. 103, in Revue
littéraire de l’Association des Conservateurs Littéraires, Op. cit., p. 99
689
« Entretien avec Annie Ernaux » in Loraine Day et Tony Jones, Ernaux: La Place/Une femme, Glascow
Introductory Guides to French Literature, 1990, in www.sunderland.ac.uk
690
La Place, p. 103
330
femmes, l’une a réussi son ascension sociale et est devenue professeur,
alors que l’autre a échoué et travaille comme caissière. La narrée aurait pu
devenir comme elle, travailler dans une usine ou derrière un comptoir si elle
n’avait pas eu la chance de poursuivre ses études grâce à ses parents. Elle
leur est redevable, et son écriture est un don reversé pour souligner leur
mérite. Ils lui avaient permis de passer dans le monde dominant, à son tour
de les y faire passer.
Mes livres répondent certes au désir personnel que j’avais de faire entrer mes
parents dans la littérature. Mais avec eux, c’est aussi toute une classe sociale
que j’emmène.691
691
Loraine Day et Tony Jones, Op. cit., p. 75, in Lyn Thomas, Annie Ernaux, à la première personne,
Paris, Stock, 2005, pp. 278-279
692
Annie Ernaux, ’’Le fil conducteur qui me lie à Beauvoir’’, in Simone de Beauvoir Studies, « Beauvoir in
the New Millennium », Vol. 17, 2000-2001, in Tra-jectoires, pp. 114-115
331
qu’écrire, c’est choisir ‘l’aire sociale’ au sein de laquelle l’écrivain décide de
situer la Nature de son langage.693
« Plate » parce que je décris la vie de mon père ni avec mépris, ni avec pitié, ni à
l’inverse en idéalisant. J’essaie de rester dans la ligne des faits historiques, du
document. Une écriture sans jugement, sans métaphore, sans comparaison
romanesque, […] objective, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits racontés.695
332
impersonnel, et le « dénuement stylistique [fait] écho au dénuement culturel
et linguistique des parents »697. Ernaux refuse d’employer le passé simple
parce qu’elle le sent comme une mise à distance qui lui rappelle ses
rédactions d’élève et l’artifice que ce temps de la conjugaison engendre.
Elle préfère plutôt le passé composé, « temps de la proximité des choses,
dans le temps et l’espace, […] du lien entre l’écriture et la vie »698. La
Place et Une femme sont ainsi rédigés au passé composé et à l’imparfait,
avec le présent selon les faits racontés et les interventions de la narratrice.
Dans tous les cas, « aucune poésie du souvenir, pas de dérision
jubilante »699.
697
Claire-Lise Tondeur, Op. cit., p. 145
698
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p.130
699
La Place, p. 21
700
Ibid., p. 76
701
Une femme, p. 63
333
Nous relevons un autre exemple de litote à la page 19 de La Place.
La narrée vide le portefeuille de son père après sa mort, elle y trouve entre
autres une coupure de journal qui « donn[e] les résultats, par ordre de
mérite, du concours d’entrée des bachelières à l’école normale
d’institutrices. Le deuxième nom, c’[est elle] ». Cette trouvaille
bouleversante dénote la fierté et l’amour muet du père qui garde
précieusement ce document sur lui. Même s’il n’approuve pas vraiment que
sa fille poursuive ses études, il est heureux de sa réussite, mais il ne sait pas
manifester sa tendresse. Pour Annie, cette coupure de journal est une preuve
posthume de l’amour paternel, et pour Ernaux une culpabilité
supplémentaire sans doute qui incite à l’écriture réparatrice.
Il y a l’odeur du linge frais […], la dernière chanson du poste qui bruit dans la
tête. Soudain, ma robe s’accroche par la poche à la poignée du vélo, se déchire.
Le drame, les cris, la journée est finie. « Cette gosse ne compte rien! ».
Quelques phrases simples suffisent pour dire les moyens limités des
parents, si bien qu’une robe déchirée cause un drame alors que dans une
famille aisée, elle aurait été remplacée sans problème.
334
La phrase « mon père m’a laissé demander :’On voudrait emprunter des
livres’ » montre l’embarras du père mais aussi son effort d’emmener sa fille
à la bibliothèque. « On a choisi à notre place » marque l’ignorance à savoir
citer des titres ou des préférences de lectures. Alors que « nous ne sommes
pas retournés à la bibliothèque, c’est ma mère qui a dû rendre les livres »
révèle l’embarras et la honte d’Annie et de son père, comme le courage de
la mère qui ose foncer. L’ellipse participe aussi à cette écriture économe et
favorise la suggestion : « c’était silencieux, plus encore qu’à l’église, le
parquet craquait et surtout cette odeur étrange, vieille »; l’absence du verbe
à la fin renvoie le malaise des deux personnages. « Un roman léger de
Maupassant » est donné au père : l’italique de l’adjectif « léger » implique
un jugement dépréciatif du bibliothécaire que la narratrice dénonce.
335
sont chargées de douleur et d’humiliation. C’est par fidélité sociologique
qu’elle se tient « au plus près des mots et des phrases entendues […] non
pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une
complicité »706, d’autant plus qu’il est bourgeois. Elle cherche à transmettre
exactement les composantes de son monde. Nous en relevons quelques
exemples qui font de la résignation (« Il fallait bien vivre malgré tout »707),
une fière satisfaction comme une compensation des efforts (« La gosse n’est
privée de rien »708), le surmenage (« Je n’ai pas quatre bras. Même pas une
minute pour aller au petit endroit »709), l’infériorité face à une bourgeoise
(« Est-ce que mademoiselle Geneviève aime les tomates? »710), etc.
706
Ibid., p. 41
707
Ibid., p. 43
708
Ibid., p. 50
709
Ibid., p. 52
710
Ibid., p. 84
711
Une femme, p. 42
712
Ibid., p. 55
336
Place, p. 38). De même, « manger le fonds » (La Place, p. 36) évoque la
hantise de la pauvreté. Ainsi, les mots, comme les sous-entendus et les
intonations, marquent une hypertrophie du sens. Ernaux explique la raison
de la reprise littérale du vocabulaire paternel, qui s’applique en fait au
langage maternel aussi :
J’avais commencé un roman [mais] cela ne fonctionnait pas, parce que même si
c’est de mon père dont je parlais, je me mettais à sa place […]. J’ai donc écrit
avec ses paroles, […] et rien d’autre. Pas de reconstitution de son être : il fallait
suggérer, faire voir, mais à travers des paroles entendues, des regards, des récits
qu’il m’a fait, rien d’autre, pas de spectacle.713
713
Annie Ernaux, Portraits croisés Claire Simon-Annie Ernaux in Cinémas Croisés no 2, printemps-été
2002, in www.grec-info.com
714
La Place, pp. 20-21
715
La place, p. 69
337
verbe à la page 102 d’Une femme dans la phrase : « Plusieurs fois, le désir
brutal de l’emmener, de ne plus m’occuper que d’elle », connote
l’impossibilité de passer à l’acte malgré ce violent désir, ce qu’Ernaux
constate dans la suite de la phrase : « et savoir aussitôt que je n’en étais pas
capable ».
Une photo prise dans la courette […] Il a quarante ans. […] les signes clairs du
temps, un peu de ventre, les cheveux noirs qui se dégagent aux tempes, ceux, plus
discrets, de la condition sociale, ces bras décollés du corps, les cabinets et la
buanderie […].
338
Barbéris relève l’addition indifférente des termes : « les
cabinets – curieusement mis en parallèle avec les bras du père –
surviennent comme une incongruité à la fois dans la phrase et dans le
champ de la photographie. Le mouvement de cette phrase […] épouse la
vitesse du regard, aplatit tout, confond les signes, les égalise »716.
716
Dominique Barbéris, “La parataxe dans l’écriture d’Annie Ernaux », in Tra-jectoires, pp. 66-67
717
Claire-Lise Tondeur, Op. cit., p. 87
718
www.lire.fr, Art. Cit.
339
de la mère. L’écriture tend à combler l’absence et à renouer le lien affectif.
Le verbe écrit, comme les aliments lors d’un banquet funéraire, aspirent à
vaincre l’inertie de la mort par l’action du mot et de la nourriture, et par
conséquent à réinstaurer la vie.
719
Une femme, p. 62
720
Idem.
721
Ibid., p. 105
722
Simone de Beauvoir studies, Art. Cit.
340
théories que l’autre pratique quotidiennement et lui enseigne même : le
piège des travaux ménagers, l’indépendance financière de la femme, etc.
Dans Les Armoires vides, « c’est la faute de [l]a mère, c’est elle qui a
fait la coupure »723 en incitant sa fille à se cultiver. Dans Une femme au
contraire, la mère unit la femme Ernaux du monde bourgeois et intellectuel
à l’enfant Annie du milieu ouvrier et populaire. Le livre tisse en quelque
sorte un cordon ombilical, mais cette fois c’est la fille qui met au monde sa
mère724 et qui s’occupe d’elle pendant sa maladie, comme d’un enfant.
Parallèlement, la fille unit par son écriture sa mère démente « à celle forte
et lumineuse qu’elle avait été »725. La narratrice garde enfin d’elle l’image
de son enfance, celle d’ « une ombre large et blanche au-dessus
[d’elle] »726, sécurisante et presque angélique.
341
pubiens et évoquent donc l’adolescence où la jeune fille se détache de sa
mère pour fuir son image et ne pas lui ressembler. Elle oscille en fait entre
les eaux du passé et celles du présent, celles de la vie et celles de la mort,
dans un espace instable caractéristique de l’épreuve du deuil. La mort est
évoquée par l’image d’Ophélie flottant sur l’eau, alors que la vie est
marquée par l’eau symbole de renaissance, comme par la verdure des
plantes signe de renouveau. L’oscillation d’Annie est connotée par la
mollesse des plantes que l’eau fait flotter négligemment. « Le deuil amène
le moi à renoncer à l’objet en déclarant l’objet mort, et […] offre au moi la
prime de rester en vie […] »728, explique Freud. L’écriture du deuil consiste
donc pour Ernaux à sortir de cet entre-deux bouleversant en acceptant la
mort de la mère et en reprenant une vie normale. L’apaisement se fait peu à
peu comme le prouve Une femme achevé par la continuité des images
maternelle et filiale. En ce sens, les plantes présentes dans le rêve sont la
métaphore d’une œuvre de régénérescence et, donc, de réconciliation.
728
Sigmund Freud, “Deuil et Mélancolie”, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 169
342
beaucoup d’aspects du monde »729, explique justement Ernaux lors d’une
entrevue dans Révolution le 22 février 1985.
343
silences significatifs. Le récit se construit objectivement sans le moindre
jugement de la part du narrateur qui présente son père tel qu’il est
véritablement. La complexité et l’émotion naissent ainsi d’un récit simple et
sobre.
344
ne peut écrire Passion simple qu’après la mort de sa mère. « Tant que ma
mère vivait, quelque part il y avait un frein »734, explique Ernaux, « ma
mère, c’est l’œil de Dieu » capable de tout voir, poursuit-elle, sidérée par le
pouvoir divinatoire de sa mère lors d’une visite chez elle à l’hôpital :
M’accueille très mal. Renfrognée. « Tes visites ne me font pas plaisir! Comment
tu te conduis, tu n’as pas honte? » Je suis dans une stupeur sans nom, je viens de
passer la nuit avec A., à faire l’amour. Comment SAIT-ELLE?735
345
interdite aux « jeunes oreilles »740. La narrée découvre ce domaine
mystérieux seule à travers ses expériences personnelles et des confidences
avec des amies. Ernaux écrit de plus que sa mère n’aime pas la voir grandir
et que son corps nu semble la dégoûter741. Elle craint sans doute que sa fille
s’intéresse plus à son corps qu’à ses études. Les disputes ont ainsi toutes
rapport à la coiffure, la robe, les chaussures, etc. tout ce qui pourrait mener
Annie au « malheur ». Or, en évitant le sujet, la mère lui donne une
importance accrue dans l’esprit de sa fille.
346
l’histoire incompréhensible et imprévisible. La téléspectatrice distingue
toutefois les phases de l’acte sexuel qu’elle regarde comme un voyeur. Pour
elle, « on s’habitue certainement à cette vision, la première fois est
bouleversante »743. Ces scènes impossibles à regarder auparavant
deviennent « aussi facile[s] à voir qu’un serrement de mains », dit-elle à la
page 12. C’est cette nouvelle esthétique – celle de la série X mais non
décodée – que la narratrice revendique :
Il m’a semblé que l’écriture devrait tendre à cela, cette impression que provoque
la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du
jugement moral.744
743
Passion simple, p. 12
744
Idem.
745
Ibid., p. 76
347
adopte un style sobre et extrêmement dépouillé en affirmant vouloir
« prend[re] le contre-pied du romanesque »746. Elle rejoint ainsi une fois de
plus « l’écriture blanche » étudiée par Barthes et fondée sur les silences et
les suggestions. La narratrice explique à la page 31 qu’elle ne fait pas le
récit d’une liaison, comme elle ne raconte pas une histoire avec une
chronologie précise. Elle ignore sur quel mode écrire sa passion : le
témoignage voire la confidence, le manifeste ou le procès-verbal, ou même
le commentaire de texte? Elle ne tranche pas, probablement parce que son
texte joint toutes ces formes. La narratrice rejette une explication culturelle
de sa passion, comme une interprétation psychanalytique. Elle « expose »747
sa liaison avec A. de façon synchronique en accumulant les indices, les
effets, les manifestations d’une passion, sous la forme d’un « inventaire »748
qui lui permettrait d’atteindre la réalité.
Jacques Lecarme parle d’une « ascèse des moyens »749 dans Passion
simple, parce qu’Ernaux évite le style pompeux aux tournures recherchées
et aux tropes travaillés. Le vocabulaire employé est simple, appartenant au
registre courant, avec parfois des termes du niveau familier comme à la
page 22 : « Je savais aussi l’inutilité des fringues devant un nouveau désir
qu’il aurait eu pour une autre femme ». Ernaux souligne, dans le fond et la
forme, l’insignifiance des habits achetés pour plaire à son amant : le désir
de A. pour une autre femme ôterait toute valeur à ces apparats qui
deviendraient alors insipides, comme le montre le substantif « fringues ».
746
Claire-Lise Tondeur, Op. Cit., p. 117
747
Passion simple, p. 32
748
Ibid., p. 31
749
Jacques Lecarme, Eliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997, p. 287
348
De plus, la narratrice écrit parfois de façon crue, déjouant les
censures habituelles de la bienséance. Ainsi, en racontant le film
pornographique visionnée à la télévision, elle note que « la queue est
réapparue entre la main de l’homme, et [que] le sperme s’est répandu sur
le ventre de la femme »750. Le ton est donné dès les premières pages : la
passion va être traduite de façon directe et sans détours comme l’est le film.
Celui-ci devient donc comme une entrée en matière qui permet à Ernaux de
rapprocher les effets de l’écriture de la scène d’un acte sexuel. De même, à
la page 20, la narratrice avoue qu’après le départ de son amant, « elle ne
[s]e lav[e] pas avant le lendemain pour garder son sperme ». L’écriture se
poursuit à la page 21, à l’image de la violente passion qui envahit la narrée :
Ernaux se souvient comment « dans le R.E.R., au supermarché, [elle]
enten[d] [l]a voix [de A.] murmurer ‘caresse-moi le sexe avec ta bouche’ ».
Ainsi, la narratrice débloque les « freins » et trace franchement les
composantes de cette relation, sans penser encore à la publication.
750
Passion simple, p. 12
349
et pimente leur relation; elle s’y intéresse donc dans l’espoir d’en tirer le
même profit.
À la page 51, elle écrit que la semaine passée seule à Florence lui
apparaît « comme une épreuve qui perfectionn[e] encore l’amour. Une
sorte de dépense supplémentaire, cette fois de l’imagination et du désir
dans l’absence ». L’ellipse du verbe dans la seconde phrase marque
justement la dépense d’Ernaux et l’absence de l’amant. Enfin, à la page 75,
elle écrit une suite de fragments relatant ses actes et connotant son vif
amour pour A. :
J’ai voulu apprendre sa langue. J’ai conservé sans le laver un verre où il avait
bu. J’ai désiré que l’avion dans lequel je revenais de Copenhague s’écrase si je
ne devais jamais le revoir.
350
à construire une syntaxe complète et parfaite qui serait de la pure littérature;
ce qui compte pour elle, ce sont les idées, les sentiments, les faits qui se
profilent derrière le texte simple et brut. Parfois, les paragraphes
eux-mêmes sont juxtaposés sans raccords, mélangeant deux temporalités (p.
66), deux voix (p. 76), ou le récit de la passion aux commentaires de la
narratrice (pp. 42- 60). Cela montre le caractère désordonné de cette relation
qui ne suit pas une trajectoire normale ni une diachronie habituelle,
obéissant plutôt à un mouvement binaire défini par l’absence ou la présence
de l’amant. La synchronie dans le déroulement de la passion est ainsi
transposée dans le texte.
351
d’avoir à mon égard, mais aussitôt :’Il me fait cadeau de son désir’ »).
Ernaux certifie de cette façon son authenticité et insiste à s’en tenir aux faits
bruts sans les élaborer dans un cadre littéraire travaillé ni en changer
certains points. C’est dans ce sens qu’elle qualifie cette œuvre « de
féministe, bien qu’[elle] ne le soit pas en apparence […] : le féminisme,
c’est dire franchement les choses, […] exprimer ce que l’on est. Passion
simple pour [elle], c’est féministe, dans la mesure où celle qui dit ‘je’ fait
ce qu’elle veut, elle choisit la passion »752. Toutefois, Ernaux se sent
quelque peu angoissée devant l’imminence d’une publication qui engendre
alors « une sorte de honte »753 en elle. « Ce sont les jugements, les valeurs
‘normales’ du monde qui se rapprochent »754 et qu’elle craint car son texte,
encore privé jusque là, va bientôt devenir public.
352
tente donc de désubjectiviser son expérience en conférant à son témoignage
personnel un cachet général. Elle semble rassurer ses futurs lecteurs en se
donnant comme exemple, et les inciter à vivre des situations similaires par
eux-mêmes. Elle explique que Passion simple est « une sorte de don
reversé »755 à l’égard de son amant qui lui a permis de changer et d’évoluer.
Enfant souffrant de manques et de privations, Ernaux associe le luxe aux
manteaux de fourrure, aux robes longues et aux villas près de la mer.
Adolescente avide de savoir, elle croit que c’est de mener une vie
d’intellectuel. « Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre
une passion pour un homme ou une femme », estime Ernaux à la page 77.
Passion simple serait également écrit pour les hommes et les femmes
qui éprouvent une forte passion non réciproque, afin qu’ils en voient les
acquis et transforment les échecs en gains. Cette œuvre serait de plus une
755
Passion simple, p. 77
756
www.evene.fr
353
lettre indirecte aux personnes qui sont fortement aimées et qui manifestent
de la négligence vis-à-vis de leur partenaire, comme le fait A., pour qu’ils
s’occupent sans doute davantage de leur relation amoureuse. Dans tous les
cas, une passion reste une belle expérience à vivre pour chacun et chacune,
insinue la narratrice.
3 – LA JALOUSIE AU PLURIEL
354
mariage et de la maternité, comme si celles-ci permettaient de forger
l’identité sociale apparente de l’individu, alors que l’amour, la passion et la
jalousie concernent principalement son intériorité et sa vraie personnalité.
Il n’est cependant pas facile d’atteindre une telle vérité à cause des
censures et des refoulements qui s’imposent, ou faute de courage et de
détermination. Ernaux place en exergue à la page 9 une citation de Jean
Rhys résumant cette situation :
355
la folle rage de la narratrice qui ne maîtrise plus son langage et qui laisse
jaillir toute sa jalousie. Ils certifient en outre l’authenticité d’Ernaux qui
transcrit fidèlement ses pensés et ses paroles sans en modifier le niveau de
langue, car c’est surtout la forme familière qui exprime justement toute la
violence de cette expérience. La jalousie est un sentiment presque
« sauvage » qui peut pousser aux pires actes, et il est difficile de raconter
une telle situation dans un langage recherché.
Nous avons fait l’amour sur le canapé du salon […]. Il m’a dit que j’étais belle
et que je suçais merveilleusement.759
759
L’Occupation, p. 62
356
Elle constate toutefois que ce n’est pas suffisant pour être délivrée, et
qu’une certaine chanson de carabin ne s’applique pas à son cas : « Ah!
Fous-moi donc ta pine dans le cul / Et qu’on en finisse / Ah! (etc.) / Qu’on
n’en parle plus », note-t-elle à la page 62. Ces divers termes crus employés
renvoient certes au caractère cru et cruel de la jalousie qui s’empare de
l’être jusqu’à le pousser à la sauvagerie naturelle dépourvue de maîtrise,
avide de vengeance, de folie et de meurtre. Le langage semble ainsi épouser
cette sauvagerie dans ses mots.
760
Idem.
761
Idem.
762
L’Occupation, p. 72
763
Passion simple, p. 35
357
d’écriture, les larmes, les questionnements intérieurs, l’insomnie, etc. Nous
relevons de plus un exemple de coupure syntaxique inhabituel à la page 58 :
[…] ces rêves de plaisir et de bonheur avaient laissé la place à un stérile et aride
discours de la persuasion. Dont le caractère artificiel m’apparaissait lorsque
[W.] réduisait [tout] à néant d’un sobre et perspicace ‘je n’aime pas qu’on me
mette la pression’.
358
Ernaux en est touchée au point de s’en souvenir. Les guillemets renvoient
également à la compagne du jeune homme, cette inconnue que la narratrice
désigne, faute de prénom, par « ‘elle’ » (pp. 17-39-etc.). Ce pronom
personnel devient hautement significatif puisqu’à travers lui se faufile la
personne de cette femme mystérieuse, et se basent la rivalité, la rage et la
vengeance d’Ernaux.
359
pour indiquer une nouvelle étape de l’enquête; en effet, Ernaux va orienter
maintenant ses recherches en fonction de ce nouvel indice.
Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de
la jalousie et je travaille dans l’invisible.
360
Cette vérité-là est plus importante que ma personne, que le souci de ma
personne, de ce que l’on pensera de moi, elle mérite, elle exige que je prenne des
risques.
Je me disais aussi que je pourrais mourir sans avoir rien fait de cet événement.
S’il y avait une faute, c’était celle-là.766
766
L’Événement, p. 25
361
Or, cet avortement constitue une phase primordiale dans la vie de la
narrée qui éprouve donc le besoin de le « sauver »767 en l’écrivant et en le
publiant puisqu’ « il appartient à l’histoire des femmes »768 dans le monde,
en plus d’être individuel. Ernaux le perçoit « comme un don reçu » qu’elle
ne doit pas gaspiller; « les choses me sont arrivées pour que j’en rende
compte », assure-t-elle à la page 125 :
Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps,
mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque
chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la
tête et la vie des autres.
362
d’obliger les anciennes victimes à se taire, au nom de « c’est fini tout ça », si
bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu.770
770
L’Événement, p. 27
771
www.lire.fr. Art. Cit.
772
Un moment violent, « Entrevue avec Annie Ernaux » menée par Marianne Payot, 13 avil 2000, in
www.livres.lexpress.fr
363
incapables de suggérer la réalité. C’est pourquoi Ernaux décrit tous les
détails violents et douloureux (souvent méconnus) de l’intimité féminine :
Aujourd’hui, l’érotisme n’est plus une transgression mais le sexe comme lieu de
vie et de mort, le sexe dissocié de sa fonction sexuelle, oui. C’était important de
le dire. Car jusqu’à nouvel ordre, c’est à la femme que revient le pouvoir de vie
de mort d’un enfant; ce pouvoir fait peur aux hommes. Il les fascine aussi.773
773
Annie Ernaux, Entretien à Libre essentielle/La Belgique, 15 avril 2000, in Fabrice Thumerel, Op. cit., p.
55
364
de nombreuses interventions du jargon médical et des descriptions d’un
accouchement ou d’un avortement figurent dans son œuvre (dépassant 700
pages), documentation qu’il avait notamment recueillie auprès de son
grand-père médecin.
774
www.livres.lexpress.fr, Art. Cit.
775
Les Armoires vides, p. 15
776
L’Événement, p. 58
365
À travers sa narration, Ernaux « accouche » de son déchirement
socio-familial, des difficultés engendrées par l’instruction chez une fille du
peuple, de sa révolte et de sa détermination à changer la vision des choses.
Son œuvre irait de pair avec son adhésion au mouvement Choisir de Gisèle
Halimi777, puis au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la
contraception (MLAC)778 dans les années 1970. Elle se place toutefois en
décalage avec les mouvements féministes qui placent les femmes au même
niveau, alors qu’en fait elles ne sont pas égales dans leur classe sociale et
leurs conditions de vie. Ce qui la heurte le plus, c’est « que le silence
retombe toujours sur l’histoire des femmes alors qu’on continue à parler de
la Seconde Guerre mondiale »779.
Mais comment écrire ce qui est interdit? Ernaux est tellement
influencée par son épreuve que le temps de la rédaction égale celui d’une
grossesse, de février à octobre 99, soit neuf mois, d’autant plus qu’elle
commence à écrire une semaine après l’anniversaire de son avortement la
nuit du 20 au 21 janvier. C’est donc comme si elle revivait cette grossesse
mais cette fois celle-ci est scripturaire, le livre représente les entrailles, et
chaque jour fait mûrir l’œuvre comme grandir un fœtus, jusqu’à la
délivrance finale. Le livre serait le métonyme de l’embryon tué qu’Ernaux
fait revivre à travers la littérature de façon posthume. D’ailleurs, le
parallélisme se poursuit dans la double quête de la narratrice : en 1963,
777
Gisèle Halimi est avocate et écrivain, elle a occupé de nombreux postes dont Députée à l’Assemblée
Nationale et Ambassadrice Déléguée permanente de la France auprès de l’UNESCO. En 1971, elle fonde
– avec notamment Simone de Beauvoir – le mouvement féministe Choisir qui lutte pour l’avortement et la
contraception libre, l’égalité professionnelle des femmes, contre le viol, etc., in
www.choisirlacausedesfemmes.org
778
Créé en 1973, le MLAC regroupe de nombreux militants dont ceux du Planning familial, du Mouvement
de Libération des femmes et du Groupe Information santé. Il lutte pour la liberté de la contraception et de
l’avortement, leur remboursement par les pouvoirs publics, la création de centres d’échange et de dialogue
pour les femmes, etc., in www.ancic.asso.fr (Association Nationale des Centres d’Interruption de
Grossesse et de Contraception).
779
www.lire.fr, Art. Cit.
366
chercher un médecin ou une faiseuse d’anges sans savoir si elle en trouvera,
et en 1999, écrire sans savoir « quels mots [lui] viendront [ni] ce que
l’écriture fait arriver »780. Cette fois pourtant, la « grossesse » est
libératrice, elle est vécue par un sujet libre qui décide d’agir, alors qu’en
1963, elle est aliénante et vécue par un objet écrasé par la loi.
L’action est d’autant plus nécessaire que les gains tenus pour acquis
aujourd’hui pourraient être menacés si la loi d’interdiction et de sanctions
était adoptée à nouveau comme le souhaitent certains anti-IVG. Ernaux
aurait en outre le désir de renvoyer la honte par un effet de miroir à ceux qui
ont refusé de l’aider dans le passé. Leur retourner leur lâcheté serait une
façon d’inciter les autres à agir pour protéger les femmes. La narratrice
réussit finalement à utiliser le traumatisme vécu de manière constructive en
associant son regard de sociologue à son entreprise autobiographique et en
cherchant « l’objectivité à travers la plus grande subjectivité »781.
Dans L’Événement, Ernaux adopte le même type d’écriture que dans
ses œuvres précédentes, nommée « plate » ou « blanche ». Comme un
greffier, elle recense ses gestes, ses pensées et ses paroles en recourant à
son agenda et son journal intime de 1963, éclairant en même temps les
codes et les normes sociales de l’époque. Elle favorise la simplicité
stylistique, son vocabulaire est clair et précis, appartenant au registre
courant. La narratrice va droit au but dans les moindres détails sans occulter
les aspects douloureux ou violents. Elle affirme ne pas craindre la réaction
du lectorat qui pourrait taxer l’œuvre d’impudique; « certaines choses
pourraient paraître de mauvais goût » ou provoquer de l’irritation ou de la
780
L’Événement, p. 76
781
Aliette Armel, Michal Leiris, L’Autobiographe en costume d’ethnologue, Magazine littéraire, no 409, p.
54
367
répulsion, mais cela ne devrait pas être car tout aspect de la vie mérite d’être
écrit782.
Ce livre, je l’ai écrit à l’économie, je ne voulais pas faire dans l’écriture ce que
je n’avais pas fait dans la vie : crier. Que les mots atteignent ce que je sens, sans
un mot de plus, que le style s’efface au profit de la chose vue.783
782
www.lire.fr Art. Cit.
783
Idem.
784
L’Événement, p. 85
368
« grossesse » ou « maternité » sont joyeusement évoqués. La jeune Annie
rejette ceux-ci puisqu’ils désignent ce qu’elle refuse de garder :
785
L’Événement, pp. 30-31
369
du langage par ce verbe vulgaire ou cette comparaison guerrière : « Cela a
jailli comme une grenade ».
Je suis réduite aux initiales pour désigner celle qui m’apparaît maintenant
comme la première des femmes qui se sont relayées auprès de moi […]. Je
voudrais écrire ici son nom et son beau prénom symbolique […]. Mais la raison
qui me pousse à le faire […] est précisément celle qui me l’interdit. Je n’ai pas le
droit […] d’exposer, dans l’espace public d’un livre, L.B. une femme réelle,
vivante – comme vient de me le confirmer l’annuaire - , qui pourrait me
rétorquer à juste titre qu’elle « ne m’a rien demandé ».786
786
L’Événement, pp. 68-69
370
Si j’avais connu le nom de cet interne de garde la nuit du 20 au 21 janvier 64 et
que je m’en souvienne, je ne pourrais m’empêcher maintenant de l’écrire ici.
Mais il s’agirait d’une vengeance inutile […].787
787
L’Événement, p. 112
371
paroles des médecins (pp. 45-59-104-107-115-etc.), de Mme P.-R. (pp.
83-85-91) ou d’étudiants (p. 121-etc.); ce qui crée une multitude de voix et
une densité dans le texte. Pour rapporter les mots d’autrui, la narratrice
utilise souvent le discours direct, signe d’un impact particulier en elle et
d’une charge émotive certaine. C’est le cas pour les paroles d’une femme
qui a avorté : « J’avais tellement mal que je me cramponnais au lavabo »788,
« elle a gémi toute la nuit »789, comme pour celles du chirurgien : « Je ne
suis pas le plombier »790. Cette technique assure la véracité des propos,
comme elle réactualise les scènes sous les yeux du lecteur afin qu’il en
éprouve à son tour la violence. Ernaux insère en outre dans son discours des
phrases d’autrui au style indirect, comme à la page 35 : « [Jean T.] m’a
prise dans ses bras et dit que nous avions le temps de faire l’amour ». La
narratrice juge l’épisode « déplaisant » mais justifiable à une époque où on
classe les filles; l’impact est donc moindre tout en restant important.
788
L’Événement, p. 33
789
Ibid., p. 75
790
Ibid., p. 107
372
deux à la page 106 : « Je n’aurai plus aucun pouvoir sur mon texte qui sera
exposé comme mon corps l’a été à l’Hôtel-Dieu ».
Il est des textes que je crains de publier seuls. L’Événement est de ceux-là. C’est
pourquoi je l’ai accompagné d’un journal. […] mais c’est idiot : un livre ne peut
en recouvrir un autre…791
791
www.lire.fr, Art.cit.
792
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 100
373
En fin de compte, le titre La Place pourrait bien s’appliquer à toutes
les œuvres étudiées. Dans La Place et Une femme, il renvoie à la place des
parents et du peuple en général dans la société, où chacun doit rester à sa
place selon la hiérarchie établie sinon il serait mal vu, ou déplacé (comme le
mari bourgeois d’Annie lors de l’enterrement du père), ou obligé de se
dépouiller de son ancienne identité pour en revêtir une nouvelle, comme
c’est le cas pour la narratrice. Le titre désigne aussi la place d’Ernaux dans
son monde originel puis dans la bourgeoisie, qui est en fait un manque de
place et une double exclusion qui se résout toutefois à la fin par la
complémentarité des deux univers.
374
375
TROISIÈME CHAPITRE
793
Michael Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979, p. 9
1 – DE L’ENNUYEUSE PLATITUDE AU BEL HOMMAGE
Plusieurs études ont déjà été faites sur la réception des œuvres
d’Ernaux, nous en citons à titre d’exemple celles d’Isabelle Charpentier et
de Lynn Thomas798. Celles-ci se basent sur les lettres écrites par les lecteurs
et les lectrices, et adressées directement à l’auteur chez laquelle elles ont pu
consulter ces documents. Notre étude sera différente puisqu’elle se fera à
794
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948, p. 48
795
“Rencontres”, Entrevue avec Annie Ernaux et Marc Marie, menée par Philippe Sendek, Juillet 2006, in
www.jowebzine.com
796
Jean-Paul Sartre, Op. cit., p. 53
797
Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1998, p. 29
798
Isabelle Charpentier, “Lectrices et lecteurs de Passion simple d’Annie Ernaux: les enjeux sexués de la
réception d’une écriture de l’intime sexuel », in N. Burch et alii, Émancipation sexuelle ou contrainte des
corps?, Paris, L’Harmattan, 2004
Lynn Thomas, Annie Ernaux, à la première personne, Paris, Stock, 2005
377
partir d’avis écrits par des internautes, et publiés dans divers sites de lecture
sur Internet où chacun peut exprimer librement son opinion. Les internautes
emploient souvent des pseudonymes que nous signalerons, avec le sexe,
l’âge, le lieu géographique et la date lorsqu’ils seront identifiés. De plus,
notre analyse prendra appui sur des théories de réception élaborées par
Umberto Eco, Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss et autres, que nous
illustrerons par notre corpus au fil du chapitre.
Le texte est […] un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […]. Un texte
est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens
qui y est introduite par le destinataire […]. [En outre], un texte veut laisser au
lecteur l’initiative interprétative, [il] veut que quelqu’un l’aide à fonctionner.799
799
Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, pp. 66-67
800
Ibid., p. 43
801
Ibid., p. 71
378
conséquent le travail commencé par l’auteur. Le lecteur est donc le second
créateur de l’œuvre littéraire, comme le dit Sartre.
802
Wolfgang Iser, L’acte de lecture:théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 48
803
Ibid., p. 298
804
Ibid., p. 299
805
Idem.
379
lecteur fait que ces deux horizons internes du texte ne cessent de s’ouvrir
pour se fondre l’un dans l’autre :
806
Wolfgang Iser, Op. cit., p. 205
380
la compréhension de certaines tournures plus ou moins figées, tel « Il était
une fois ». Eco cite également la familiarité avec les « scénarios communs
et intertextuels » : les premiers sont des événements rencontrés
quotidiennement et fondés sur l’expérience ordinaire régulière (par
exemple, voyager implique acheter un billet), alors que les seconds
proviennent de la connaissance des textes (le lecteur s’attend à trouver des
situations stéréotypées dans des récits d’un même genre).
807
Bertrand Gervaix, À l’écoute de la lecture, Montréal, VLB, 1993, p. 82
381
C’est pourquoi Eco fait la différence entre le « Lecteur Modèle » que
l’auteur anticipe comme collaborateur et qu’il essaie de susciter, et le
« Lecteur Empirique » plus réel qui peut lire de plusieurs façons et utiliser
le texte conformément à ses intérêts, ses souvenirs, son époque etc. D’une
certaine manière, les lecteurs « ‘écrivent’ ou ‘ré-écrivent’ à leur propre
usage le ‘roman lu’ de telle sorte que ce qu’ils [en] tirent, ce qu’ils en font
ne dépend pas tant du texte que de leurs propres structures psychiques et
idéologiques »808. Ainsi, lorsqu’ils échangent avec autrui leurs impressions
personnelles sur un texte, ils renseignent l’autre sur eux-mêmes en plus de
le renseigner sur le texte. Ce sera alors une occasion pour eux de mieux
connaitre leur imaginaire, leur sensibilité et leurs goûts.
808
L. Rosenblatt, The Reader, the text, the poem. The transactional theory of the literary work, Carbonal,
Southern Illinois University Press, 1994, in J. Leenhardt et P. Jozsa, Lire la lecture. Essai de sociologie de
la lecture, Paris, Le Sycomore, 1982, p. 35
382
Revenons une fois de plus à Eco, qui forge les notions de « texte
fermé » et de « texte ouvert ». Le premier est conçu pour un lecteur bien
défini, l’auteur cerne donc avec précision son « Lecteur Modèle » selon
qu’il s’agit d’un enfant, d’un médecin, d’un historien, etc., et se fixe ainsi
une « cible ». Eco souligne toutefois que les prévisions de l’auteur
concernant les « compétences » de son lecteur peuvent être insuffisantes, ou
la « cible » différente; c’est pourquoi tout texte reste ouvert selon lui. Les
textes d’Ernaux ne visent pas un lectorat précis et ne sont donc pas fermés.
La simplicité du style et du sujet traité en font des « textes ouverts » à la
portée de tous. Néanmoins, la densité implicite pourrait ne pas être
décelable par tous, et nécessiter par conséquent un lectorat plus spécifique.
Seulement ce ne sont pas juste les implicites qui peuvent ne pas être
compris; il arrive que la trame du récit soit mal établie par le lecteur. C’est
le cas d’un homme qui donne son avis concernant La Place sur un site
d’Internet en disant que la narratrice apprend le décès de son père après son
Capes; « de suite, elle décide de se précipiter à la maison de son enfance
pour passer un dernier moment avec l’homme de sa vie. Arrivée dans la
morne chambre, elle le voit, là, sur le lit. Inerte! »809. Ce lecteur échoue à
actualiser les « structures narratives » puisqu’il retrace la chronologie de
façon erronée. En fait, la narratrice va passer la fin de semaine chez ses
parents, son père tombe brusquement malade et meurt deux jours plus tard.
De plus, à cette époque, un fossé d’incompréhension sépare la jeune femme
de son père. Les fausses interprétations peuvent être encore plus graves
parfois; pour cela, Eco insiste, notamment dans Les Limites de
l’interprétation, qu’un texte ne peut autoriser n’importe quelle lecture
809
Walkeman, 27 novembre 2006, in www.ciao.fr
383
même s’il en existe d’infinies. Il n’est pas aisé de dire laquelle est la
meilleure mais celle qui est fausse saute rapidement aux yeux 810.
Dans tous les cas, Eco et Iser expliquent que toute œuvre met en
place une représentation de son lecteur et guide sa lecture tout en lui
laissant une marge de liberté. L’auteur tente d’anticiper les réactions en
prenant toutefois en compte les imprévus (des lacunes dans les
compétences, une modification de son intention, etc.). Par ses nombreuses
interventions dans le texte, Annie Ernaux définit ses intentions pour mener
le lectorat sur la bonne voie. Il s’agit de certaines directives à l’intention du
destinataire pour lui épargner de fausses pistes, mais c’est également le
souci d’être bien comprise et de ne pas laisser son texte être défiguré. Un
passage significatif de La Place (p. 41) contient un avertissement sévère :
384
Les multiples notions présentées jusque là trouvent souvent écho
dans les avis des internautes sur La Place et Une femme qui constituent
notre échantillon d’étude. Commençons par les commentaires dépréciatifs
sur La Place. Plusieurs lecteurs ont du mal à actualiser les « structures
narratives » comme les « règles de co-référence » selon la terminologie
d’Eco. Ils disent que le récit « est mal construit car [Ernaux] passe d’un
souvenir à un autre et cela porte à confusion »811, « on s’embrouille car les
souvenirs ne sont pas tous classés chronologiquement », ou encore « le
livre est orienté d’une manière bizarre »812.
811
Anonymes, les 4 janvier 2003 et 3 mars 2003, in www.livres-online.com
812
Anonynme, 30 décembre 2005, in www.entrenous74.com
813
Émeline, 24 avril 2007, in www.bonslivresbonsamis.over-blog.com
814
Veneziano, 29 ans, Paris, 8 mai 2005, in www.critiqueslibres.com
815
Anonyme, 17 février 2005, in www.fnac.com
385
affligeante […], écrit sans style »816, à tel point qu’il baille plusieurs fois en
lisant. Une femme nommée Darius définit, elle, La Place comme une
œuvre écrite sans grand talent de conteur, sans surprise, avec peu de
rebondissements; elle explique avoir été attirée par le sujet, pensant
elle-même rédiger l’histoire de son père et cherchant à s’en inspirer. Déçue,
elle se demande ce qui a motivé le jury du prix Renaudot.
Nous citons enfin l’avis d’un internaute qui avoue avoir voulu
« prendre connaissance d’un ouvrage au programme de français de sa
belle-sœur de quinze ans, et [s’être] retrouvé à lire La Place »817 qu’il
critique à deux niveaux : d’abord, le style n’est pas apprécié, cette « façon
froide, quasi clinique […], très loin d’être chaleureuse et émouvante » met
mal à l’aise; il se demande ensuite si « faire lire ce livre à une adolescente
en pleine crise [est] une bonne idée [car] le mépris omniprésent ne fera
sans doute que conforter l’esprit de ces jeunes déjà en butte avec des
816
Don Quichotte, Thionville, 24 octobre 2004, in www.critiqueslibres.com
817
Jediknight, 1er juin 2003, in www.ciao.fr
386
parents ‘dépassés’ ». Ce lecteur s’attaque donc aux composantes textuelles
(style et sujet) et à leur influence sur la vie des jeunes.
818
Anonyme, 30 décembre 2005, in www.entrenous74.com
819
Réaliste-Romantique, Canada, 15 mai 2005, in www.critiqueslibres.com
820
Patricia, 4 mars 2007, in www.mry.blogs.com
821
Catherine, 30 décembre 2006, in www.bonslivresbonsamis.com
822
Josha, 2 janvier 2007, in www.bonslivresbonsamis.com
387
merveilleusement une relation entre ce père issu d’un milieu modeste et sa
fille ayant suivi le parcours dont il rêvait pour elle »823.
823
Ichampas, 43 ans, Lamballe, 27 Septembre 2005, in www.critiqueslibres.com
824
Josh, 30 ans, décembre 2005, in www.critiqueslibres.com
825
Lilou73, 26 octobre 2004, in www.ciao.fr
826
Imerege, 25 juillet 2006, in www.ciao.fr
827
Isabelle Dugenest, France, 7 janvier 2006, in www.guidelecture.com
828
Imerege, Art. Cit.
388
D’un autre côté, le repérage des « sélections contextuelles et
circonstancielles » fait réfléchir certains lecteurs qui tentent d’actualiser les
« structures discursives » définies par Eco. Ils se demandent quelle est la
signification du titre, exploitant le champ sémantique du mot « place » de la
dénotation à la connotation : la place que tient le père dans la vie d’Annie,
la place qu’elle ne peut lui accorder quand elle aspire à s’éloigner de son
milieu, sa propre place dans la société, la place de chacun, etc. « Ce qui est
plaisant, c’est que l’auteur ‘donne à voir’, ensuite c’est le rôle du lecteur de
percevoir puis d’interpréter son histoire »829, explique un internaute,
mettant l’accent sur la complémentarité entre l’auteur et le lecteur.
829
Anonyme, 18 juin 2004, in www.livres-online.com
830
Anonyme, 14 janvier 2004, in www.livres-online.com
831
Gaëlle, 4 décembre 2003, in www.livres-online.com
832
Ten Ton, 12 mai 2004, in www.livres-online.com
389
Deux internautes estiment que ce livre touche particulièrement les
gens issus de milieux modestes, alors qu’un troisième affirme adorer cette
œuvre bien qu’étant d’une famille aisée, car Ernaux lui permet de voir une
réalité qu’il n’a jamais connue, ce qui le rend sensible au mode de vie
modeste qu’il cherchera à mieux connaître à l’avenir. C’est dans ce sens
qu’Iser distingue le « sens » (déchiffrement pendant la lecture) et la
« signification » (ce qui va changer dans la vie du sujet). Barthes nomme
celle-ci « transmigration du texte dans la vie du sujet »833. C’est pourquoi
Ernaux qualifie son travail de « politique, parce que c’est changer, changer
la perception, faire voir des choses »834 aux lecteurs auxquelles ils ne sont
pas sensibles généralement. À la différence du roman qui présente la réalité
de façon fictive et imagée, Ernaux écrit la réalité telle quelle, quelque crue,
douloureuse, scandaleuse ou décevante soit-elle.
833
www.univ-lille3.fr
834
“Portraits croisés Claire Simon-Annie Ernaux”, paru dans Cinémas Croisés, no 2, Printemps-Été 2002,
propos recueillis par Anne Luthaud, in www.grec-info.com
835
Lauryanne, 25 septembre 2003, in www.livres-online.com
836
Anonyme, 15janvier 2003, in www.livres-online.com
390
beaucoup de choses »837, estime une lectrice. « Le père d’Annie Ernaux a
des valeurs que j’aime et que je défendrai auprès de mes enfants », assure
un père de famille, « pour ne jamais oublier d’où l’on vient! Ce livre
permet de se recentrer et de se retrouver, et ça fait un bien fou »838,
poursuit-il. « Ce qui compte, dans les livres, c’est ce qu’ils font advenir en
soi et hors de soi »839, estime justement Ernaux.
391
père bourru dans son genre, mais aimant et aimé pour ce qu’il était. À lire,
le mouchoir à la main »842.
J’ai été surprise en lisant ce livre, je ne m’attendais pas du tout à ça. De plus,
Ernaux relate la vie de son père de manière détachée. Au début, je m’attendais à
un rapprochement entre l’auteur et son père, mais c’est le contraire.844
Une autre trouve le livre déconcertant, au début elle s’est dit qu’elle
allait s’ennuyer tout en décidant pourtant de poursuivre la lecture. Or, elle
trouve que c’est un « récit extrêmement poignant qui prend de l’ampleur au
fil des pages »845. Dans un style familier, un jeune lecteur explique que La
842
Clarabel, in www.ratsdebiblio.net
843
Blaise28, in www.evene.fr
844
Lilou73, Art. Cit.
845
Jemangeleslivres, 33 ans, 12 janvier 2005, in www.critiqueslibres.com
392
Place lui a paru « barbant » aux premières lignes, mais tellement dense
après une lecture attentive. Ce phénomène est analysé par Hans Robert
Jauss dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception. Il l’appelle
« horizon d’attente » et le rapproche des « scénarios intertextuels » d’Eco.
Pour Jauss, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté
absolue dans un désert à sa parution; le public est déjà prédisposé à un
certain mode de réception grâce aux caractéristiques familières 846 léguées de
ses lectures antérieures (le genre d’un texte, la tonalité, le dénouement,
etc.). Si la nouvelle œuvre reproduit les composantes des productions
habituelles connues, elle rejoint « l’horizon d’attente » du lecteur et connaît
le succès puisqu’elle provoque chez lui un plaisir de reconnaissance.
Le facteur le plus important du progrès, dans la science aussi bien que dans
l’expérience de la vie, c’est ‘la déception de l’attente’ […]. C’est en constatant
846
Hans Robert Jaus, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 55
847
Ibid., p. 58
848
Ibid., p. 59
393
que nos hypothèses étaient fausses que nous entrons vraiment en contact avec la
‘réalité’.849
Les commentaires que nous avons trouvés sur les sites électroniques
concernant Une femme sont moins nombreux. Certains ressemblent à ceux
que nous venons d’analyser : « le portrait qu’Annie Ernaux fait de sa mère
est écrit au plus juste, sans tendance lacrymale […], il est tendre avec de
très beaux passages […]. Ce livre est une belle déclaration d’amour, pleine
de délicatesse et d’acuité »852, écrit un internaute, commentant à la fois le
sujet et le style. Une lectrice avoue aimer beaucoup la façon dont Ernaux
parle de sa mère, « avec justesse et lucidité, qualités et défauts
confondus »853, mettant l’accent sur l’objectivité de l’auteur. Elle évoque de
plus l’aspect socioculturel où elle reconnaît « l’éducation assez stricte des
anciennes générations », manifestant ainsi sa familiarité avec les
849
Hans Robert Jauss, Op. cit., p. 82
850
Ibid., p. 49
851
Anonyme, mars 2005, in www.ciao.fr
852
Clarabel, 30 ans, in www.ratsdebiblio.net
853
Felindra, in www.ratsdebiblio.net
394
« scénarios communs » issus de la vie quotidienne. Cette lectrice décèle
également un mélange de sentiments comme l’amour, la haine, la tendresse,
la culpabilité, actualisant les « structures discursives » (qui lui permettent
de suivre l’évolution du récit) et les « structures actantielles » (où Annie et
sa mère sont tantôt des opposantes tantôt des adjuvantes l’une pour l’autre).
395
« écart esthétique » puisque leurs expériences littéraires antérieures sont
d’une autre nature, issues de livres d’action principalement en raison de leur
âge et de leur sexe. Ce lecteur semble en outre ne guère actualiser les
diverses « structures » établies par Eco, à cause de « l’écart » et peut-être
faute de bonnes « compétences ».
396
« représentation féminine de la jalousie féminine »859. Pour elle, « voilà le
résumé du livre et il ne faut pas chercher autre chose car vraiment il n’y a
rien d’autre ». Elle écrit que le livre apparaît comme un journal intime
dévoilé au public, or cela est « rarement intéressant » car les personnes et
les événements auxquels il fait référence sont inconnus du lecteur, « ce qui
a l’inconvénient de ne pas l’accrocher assez ». Ces situations sont certes
importantes pour Ernaux elle-même, mais beaucoup moins pour le public
« du fait de l’absence totale d’actions aussi minimes soient-elles ».
397
parfois d’une petite aide, d’un simple éclaircissement pour que l’œuvre
dévoile sa densité. La jeune fille note en effet qu’elle a étudié L’Occupation
en cours « avec un professeur très calé dans son domaine et passionnant
lorsqu’il parle […] qui [lui] a fait découvrir durant son étude de passages
bien précis quelques connotations qu’[elle] n’avai[t] pas vues ». Ce
professeur a par exemple facilité le repérage des « sélections contextuelles
et circonstancielles », ou actualisé les « structures idéologiques » pour
révéler les implicites qui ont échappé à un esprit habitué à des formes plus
simples et plus dénotatives. Selon la terminologie d’Iser, ce professeur a
activé la « dialectique du dire et du taire » pour prouver à ses étudiants la
richesse de l’œuvre et stimuler leur imagination. L’auteur du commentaire
pense toutefois que beaucoup de lecteurs n’auront pas l’occasion d’avoir un
cours sur L’Occupation et de bénéficier d’une telle aide. Pour ceux qui
hésiteraient, elle les rassure quant au petit format du livre.
Le commentaire que nous analysons est long; la jeune fille ajoute par
ailleurs que certaines lectrices peuvent s’identifier à la narratrice, avouant
« que cela a parfois été le cas pour [elle] qui [est] d’une nature assez
jalouse, le roman a alors l’avantage de nous placer face à nous-mêmes et à
nos comportements parfois complètement stupides ». Cette dimension
psychologique de la lecture est primordiale. Des interférences mentales
purement subjectives ont lieu au cours de la lecture, ce qui actualise des
souvenirs personnels qui donnent davantage de consistance à telle scène ou
tel personnage. Cela a pour effet de rapprocher le lecteur de l’auteur pour
avoir vécu la même situation. En même temps, cela favorise un recul grâce
auquel le lecteur observe plus objectivement ses attitudes en les voyant chez
une personne étrangère, comme lors d’un dédoublement où il peut se
398
critiquer tel que le fait cette étudiante, dans l’espoir de changer son
comportement et de s’améliorer.
Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de
la jalousie et je travaille dans l’invisible.
860
Felindra, in www.ratsdebiblio.net
861
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 156
399
cette sensation d’avoir perdu une exclusivité, une place, un homme, car au
fil du récit, c’est plus l’impression d’être flouée d’un acquis, d’être
remplacée par cette Autre qui prédomine ». Ce lecteur semble bien
actualiser les « structures narratives » et les « structures actantielles » en
insistant sur la perte de l’aimé qui donne un coup dur à l’amour-propre,
transformant cet aimé en haï presque, puisque la narratrice le poursuit non
par amour mais par vengeance et rivalité. L’internaute explique que
l’écriture aidera la narratrice à sortir de cet engrenage, l’écriture de l’œuvre
d’abord mais également celle de la lettre de rupture adressée à W. « Une
jolie leçon, fatalement courte, excisée par Annie Ernaux », termine-t-il : une
« leçon » dont chacun devrait profiter, aussi « courte » qu’un amour qui
peut se transformer en jalousie en un laps de temps, engendrant haine et
rivalité dès qu’on se sent menacé dans ses biens et son territoire; « excisée »
grâce à style tranchant comme la jalousie elle-même, à une narration
économe qui va droit au fait, comme un jaloux qui foncerait sauvagement
sur sa proie.
J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte.
Écrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges.
400
mort, hors de portée presque pour que les jugements ne l’atteignent pas.
Indirectement, elle prévient donc ses lecteurs, « ne me jugez pas »
semble-t-elle leur dire. La citation en exergue de Jean Rhys 862 annonce déjà
qu’elle usera de courage pour aller au bout de ses sentiments.863
401
personnel « je » prime ici, ce qui marque combien la narratrice se concentre
sur elle-même, sur ses besoins, ses désirs, ses peurs qu’elle essaie de
contrôler en s’accrochant au jeune homme. C’est sa personne qui la
préoccupe, et elle semble attachée à W. pour elle-même, pour sa propre
sécurité et sa paix intérieure beaucoup plus que pour eux deux en tant que
couple. De plus, sa main refermée sur le sexe de cet homme connote la
possession, d’autant plus qu’elle emploie le verbe « saisir » qui marque une
hâte, une précipitation comme si sa vie en dépendait, comme si elle
craignait de perdre cela.
Je n’ai plus aucune envie de chercher le nom de l’autre femme ni quoi que ce
soit sur elle (autant prévenir que je décline d’avance la sollicitude d’éventuels
informateurs).
Elle devance ainsi les réactions des lecteurs qui auraient deviné de
qui il s’agit et qui seraient prêts à l’aider. Freiné avant même d’agir, le
public sait à quoi s’en tenir : recevoir l’œuvre telle quelle, comme un
« don » adressé à tous puisqu’il s’agit « de la jalousie et du désir » en
402
général. Ernaux le veut ainsi en transformant « l’individuel et l’intime en
une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au
moment [de la rédaction], s’approprieront »865. C’est ce qu’elle nomme « la
valeur collective du ‘je’ autobiographique »; pour elle « c’est le
dépassement de la singularité de l’expérience […], c’est la possibilité pour
le lecteur de s’approprier le texte, de se poser des questions ou de se
libérer »866.
Que pensent les internautes de Passion simple d’un autre côté, œuvre
où la passion ravage la narrée aussi bien que la jalousie dans L’Occupation?
Nous relevons dans notre échantillon trois commentaires négatifs
concernant le style et le sujet. « J’ai lu cette plaquette lors de sa sortie,
debout dans les rayons d’un supermarché. Je me souviens que cela m’avait
865
L’Occupation, p. 48
866
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 80
867
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, p. 13
868
Ibid., p. 29
869
Ibid., p. 85
403
paru mince, plat, simpliste, convenu (si vous désirez plus d’adjectifs,
utilisez un dictionnaire de synonymes) »870, écrit un lecteur. L’ironie est
évidente dans l’emploi du terme dépréciatif « plaquette » d’abord, dans la
station debout ensuite, guère propice à une lecture surtout pas dans un
supermarché, enfin dans le renvoi à un dictionnaire pour plus d’adjectifs par
désintéressement total à commenter davantage le livre.
Le troisième avis est celui d’une femme qui avoue s’être obligée à
lire Passion simple jusqu’à la fin, « profondément agacée »872 par le style.
« Aucune spontanéité, une impression désagréable de froideur et de
correction après coup » où le naturel se perd. « L’écriture manque de
chaleur et de vivacité. La passion, ça doit respirer et pas être
soigneusement alignée de manière faussement désordonnée », poursuit-elle.
Cette lectrice semble, elle aussi, aborder l’œuvre avec les « scénarios
870
Lucien, 52 ans, 12 juillet 2004, in www.critiqueslibres.com
871
Veneziano, 29 ans, Paris, 5 mai 2005, in www.critiqueslibres.com
872
Sahkti, 32 ans, Genève, 7 juillet 2004, in www.critiqueslibres.com
404
textuels » retenus de ses précédentes lectures sur la passion (et même
peut-être « les scénarios communs » issus de la vie quotidienne) : beaucoup
d’émotion étalée, une écriture lyrique et pathétique, des cris de cœur, etc.
C’est ce qu’elle s’attend à trouver dans Passion simple, elle le cherche sans
toutefois le trouver; son « horizon d’attente » n’est donc pas comblé.
Désorientée par une nouvelle façon de relater la passion, cette femme
n’apprécie guère le livre : « je trouvais très intéressante l’idée de ces
confessions intimes d’une femme prête à se réduire au rang de carpette par
passion pour un homme », explique-t-elle, déçue au bout de quelques pages.
873
Samanti, 18 juin 2006, in www.vlaclair.canalblog.com
874
Tristana, 15 juin 2006, in www.valclair.canalblog.com
405
qui favorise de nouvelles acquisitions en tant qu’expérience enrichissante et
nécessaire (Annie Ernaux énumère à la fin de son livre ce qu’elle acquiert
grâce à cette passion dont elle est en quelque sorte reconnaissante, au point
de l’associer à un luxe, point que nous avons déjà analysé).
406
Sans doute, la plus grande souffrance, comme le plus grand bonheur, vient de
l’Autre. Je comprends que certains la redoutent et s’efforcent de l’éviter en
aimant avec modération, en privilégiant un accord fait d’intérêts communs […],
en multipliant les partenaires sexuels […].
Puis, aux pages 69-70, Ernaux explique qu’elle regarde les pages
écrites « avec étonnement et une sorte de honte » à cause d’une angoissante
879
Cynthia Wiseman, Art. Cit.
407
éventuelle publication qui la confrontera aux jugements du monde. Son
« innocence sera finie » lorsque ces notes privées deviendront publiques,
car elle montrera sa véritable face de femme passionnée, tourmentée, prête à
tout pour l’amour d’un homme, alors que le lectorat connaît d’elle la face de
l’écrivain imposante, sûre d’elle, maîtrisant sa vie. Les propos d’un
internaute certifient cela :
C’est gênant par moments combien cette femme brillante et intelligente peut
s’abaisser à une telle désolation pour un homme qui la mérite à peine.880
408
s’applique à toutes ses œuvres. Annie Ernaux affirme que dans Passion
simple, c’est Emma Bovary elle-même qui écrit, sans fards, et c’est
complètement diffèrent de ce que raconte Flaubert.
On ne peut tout dire, or, Ernaux dit tout dans Passion simple et
davantage dans Se Perdre. Elle prépare le chemin aux lecteurs dès la
première page en relatant une scène d’un film X : rien ne sera occulté.
« L’horizon d’attente » est donc déjà formé pour orienter la lecture comme
l’entendent Eco et Iser. Une consigne est adressée au public aux pages
30-31 lorsque la narratrice tente de définir son projet en refusant en fin de
compte toute étiquette (pour n’être exclusivement aucun de ceci, son récit
est à la fois un manifeste, un témoignage, une confidence, etc.) D’ailleurs,
si elle écrit, c’est peut-être « pour savoir si les autres n’ont pas fait ou
ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les
ressentir »884. Le lecteur est donc déjà présent dans l’esprit d’Ernaux, il est
le destinataire de son texte et c’est une question qu’elle lui adresse
indirectement, pour le soulager comme pour se soulager elle-même.
Le résultat ne se fait pas attendre comme le prouvent les propos d’une
internaute :
Ce livre est bouleversant : quand je l’ai lu, j’ai cru qu’elle parlait de moi […].
En lisant ce livre, on se sent moins seule, moins engluée dans son histoire de
cœur, on comprend aussi que si la passion est destructrice, elle n’en est pas
moins indispensable à la complétude de notre existence […]. C’est un livre de
résurrection.885
884
Passion simple, p. 65
885
Cécile Caëls, France, in www.guidelecture.com
409
simple. Elle semble si émue qu’elle commente l’œuvre dans un second site
d’Internet en disant que « c’est comme une introspection [car] on a toutes
vécu un épisode similaire »886. Elle répète qu’elle a « l’impression au fil des
pages que cet auteur raconte [s]on histoire, l’histoire vraie de toutes les
passions en fait ». Après cette lecture, elle comprend qu’on ne peut être
affectivement heureux « car le bonheur de serrer, une heure […], le corps
de l’autre, c’est la certitude du malheur à travers toutes les heures […]
pendant lesquelles il faudra vivre sans ».
Enfin, une troisième internaute écrit que « toute femme qui a vécu un
grand amour, se remémorera au cours des pages les émois qu’elle a
connus, les mêmes pensées, les mêmes impressions que l’auteur »887. La
projection subjective dans le texte permet ainsi au lecteur d’investir le récit
de façon vivante en s’identifiant à un ou plusieurs personnages. Cette
identification assure une fonction cathartique : la possibilité de revivre et de
surmonter ses traumatismes, ses expériences ratées ou ses souvenirs
douloureux. C’est la « catharsis » que Jauss emprunte à la Poétique
d’Aristote et qu’il nomme « effets communicatifs ».
886
In www.livres-online.com
887
Darius, 49 ans, Bruxelles, 26 août 2001, in www.critiqueslibres.com
888
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 133
410
Les frontières entre les deux deviennent alors floues; or, ceci
bouleverse le lecteur beaucoup plus qu’un roman qu’il apprécierait
simplement, car c’est toute sa personne qui est bouleversée et remise en
question, son passé, son présent, son futur, « on n’en sort pas indemne »889,
note justement une internaute. Pour elle, ce livre est un « hymne sur la
passion […], un chef-d’œuvre peu volumineux et plein de silences », ce qui
mène à la « dialectique du dire et du taire » d’Iser, où chaque blanc est
significatif.
411
Ce commentaire attire une jeune lectrice qui assure qu’elle achètera
bientôt Passion simple. Elle a par contre déjà lu La Place et l’a adoré,
« avant je ne m’intéressais pas à la lecture, et avec ce livre tout a
changé »893, certifie-t-elle, enthousiaste.
Lire Annie, c’est comme après un long hiver mordre à belles dents dans une
fraise du Québec. C’est comme après une journée sous la neige boire un
chocolat chaud, ou encore comme prendre un bon thé glacé alors que le soleil
brille de tous ses feux. Lire Annie pour moi, c’est un pur bonheur, un délice! Je
l’adore, me croyez-vous?!
893
Luciecool, 7 octobre 2004, in www.livres-online.com
894
Dytal, 6 janvier 2004, in www.guidelecture.com
412
4 – UN RÉCIT BOULEVERSANT
413
pèsent sur l’avortement. Pourtant, elle se rend compte que cette pratique
reste encore souvent mal considérée et même interdite dans plusieurs
sociétés. L’Événement est « un récit impudique mais magistralement
honnête »900 où « rien ne nous est épargné [et] où les descriptions sont
brutales »901 autant que le sujet est « choquant » et le livre « dérangeant ».
Sartre explique cette violence qui perturbe les lecteurs :
[L’écrivain engagé] sait qu’il est l’homme qui nomme ce qui n’a pas encore été
nommé ou ce qui n’ose dire son nom […]. Il sait que les mots, comme dit
Brice-Parrain, sont des « pistolets chargés ». S’il parle, il tire.902
Le texte oriente les lecteurs quand même dès le début par une citation
en exergue à la page 9 : « Qui sait si la mémoire ne consiste pas à regarder
les choses jusqu’au bout »; celle-ci « nous prévient d’emblée », écrit
justement une internaute, qu’Ernaux ne va rien occulter, or, cela demande
du « courage à l’auteur pour ne pas faillir et renoncer en cours de récit, et
à son lecteur pour la suivre »903. Cette femme a raison de dire que c’est
éprouvant pour les deux côtés, cela prouve l’impact de l’auteur sur son
900
Tocade, Art. cit.
901
Jediknight, 2 mai 2004, in www.ciao.fr
902
Jean-Paul Sartre, Op. cit., p. 31
903
Terpsichore, Femme, 38 ans, Marseille, in www.critiqueslibres.com
414
lectorat et sa force à l’entrainer avec elle dans son œuvre 904. Sa
détermination à avorter puis à raconter cela touche plus d’un, « on ne
revient pas indemne d’un tel voyage, on ne ressort pas intact, on n’est plus
tout à fait le même au terme de cette lecture »905, estime une lectrice qui se
pose plein de questions, fait des recherches sur le sujet, s’implique
davantage. C’est la « signification » telle que la conçoit Iser, ou la
« transmigration du texte dans la vie du sujet » selon Barthes.
904
Nous avons déjà cité cette phrase de Sartre qui appuie cela : « La force d’un écrivain réside dans son
action directe sur le public, dans les colères, les enthousiasmes, les méditations qu’il provoque », in
Qu’est-ce que la littérature?, p. 192
905
Terpsichore, Art. Cit.
906
Tocade, Art. Cit.
907
Sana2269, Art. Cit.
415
elle doit raconter cette expérience sinon elle participerait à la domination
masculine et à l’injustice envers les femmes.
Les espaces blancs dont parle Iser et qui figurent dans L’Événement
touchent particulièrement un internaute, il y voit la douleur indicible
qu’aucun mot ne peut exprimer. Il y voit également un temps d’arrêt pour
que le lecteur se ressaisisse, reprenne souffle, pense à ce qu’il a lu, à des
expériences similaires, qu’il se questionne, qu’il réunisse le tout et en fasse
quelque chose. Annie Ernaux trouve que c’est « important d’essayer
d’éviter de présenter une vision totalisée, donc totalitaire de la réalité. [Il
faut plutôt] laisser une sorte de démultiplication des choses »908 pour que le
lecteur active sa pensée, réunisse les fragments, décèle les implicites,
reconstitue le tout et agisse si c’est possible.
C’est peut-être pour cette raison également qu’elle ne conclut pas ses
textes, comment les conclure d’ailleurs puisqu’ils reflètent la vie or, celle-ci
reste « ouverte » jusqu’à la fin. Le lecteur a tendance à prendre « la
dernière phrase d’un récit pour un lieu du texte où le sens est condensé »909.
Or, la fin des textes d’Ernaux s’avère différente : « elle ne propose pas une
évasion, mais provoque une confrontation »910 qui incite le lecteur à
poursuivre sa réflexion et sa tâche, en se rendant compte que la vie ne se
termine pas après le point final d’une phrase. C’est juste l’écriture qui
s’arrête.
908
www.grec-info.com , Art. Cit.
909
Jean Roudaut, “Comment taire”, in Tra-jectoires, p. 59
910
Idem.
416
Par ailleurs, « chacun reste libre de son opinion quant à
l’avortement, reste que l’on ne peut fermer les yeux quant aux conditions
d’hygiène déplorables qui ont motivé sa légalisation »911, écrit un lecteur,
visiblement choqué par les horreurs que vivent les femmes qui avortent en
cachette et se remettent aux mains d’une faiseuse d’anges dont elles
ignorent tout. Ernaux relate d’ailleurs le cas d’une femme retrouvée morte,
laissée par une avorteuse qui lui avait injecté de l’eau de Javel (pp. 83-84);
sans oublier les hémorragies qui peuvent se déclencher, les microbes
attrapés, les infections, etc. Ce lecteur ajoute qu’il trouve « le parallèle avec
le Sida judicieux » en faisant allusion aux premières pages de L’Événement
lorsque la narratrice va à l’hôpital retirer le résultat de son test de Sida.
Il y aura toujours des imbéciles pour trouver que ceux à qui ce genre de
mésaventures arrivent l’ont ‘cherché’; il est tellement rassurant de penser que
les moyens existent pour éviter la maladie ou une grossesse indésirable.
911
Jediknight, Art. Cit.
417
Merci Annie pour cette merveilleuse peinture de la France avant le grand
chambardement de mai 68, j’espère que ceux qui n’ont pas su te tendre la main
pendant ces quatre mois-là se reconnaîtront entre tes lignes.912
Une peinture certes réussie, mais si douloureuse pour celles qui ont
connu cette époque et auxquelles devraient penser les femmes
d’aujourd’hui si chanceuses de pouvoir contrôler leur corps librement.
Qu’en est-il des personnes dont il est question dans l’œuvre? Se sont-elles
reconnues, ont-elles du regret, sentent-elles de la colère ou de
l’indifférence? Il est dur de le savoir. Ernaux, elle, ne crie pas vengeance,
elle voudrait plutôt témoigner et dénoncer, ne plus se taire, mais rester sobre
et imposante. Ses mots vont toutefois « droit au cœur […], juste à y penser,
j’en ai le cœur qui frissonne et les larmes qui montent »913, avoue une
lectrice.
912
Cécile Caëls, France, 7 janvier 2004, in www.guidelecteure.com
913
Dytal, in www.ratsdebiblio.net
418
Concernant l’égocentrisme, Annie Ernaux s’explique dans la revue
Tra-jectoires :
Sans doute, la présence massive et répétée dans mes textes [du] je, commun à
toutes les autobiographies […], favorise-t-il une confusion entre ce que je fais et
la « confidence », l’intimisme, entraînant les jugements dépréciatifs d’usage,
narcissisme, impudeur, etc. Alors qu’il s’agit d’une démarche radicalement
différente dans laquelle l’intime est le lieu du social et de l’historique.914
Elle explique qu’elle rapporte les faits personnels sans les signes
émotionnels généralement présents dans l’écriture autobiographique, d’un
point de vue extérieur, comme s’ils étaient indépendants du je qui les
énonce. « Celui-ci est d’ailleurs plus ‘transpersonnel’ qu’impersonnel, dans
la mesure où il inclut le lecteur dans cette mise en situation socio-historique
de l’expérience individuelle »915. Il ne s’agit donc ni de narcissisme ni
d’égocentrisme comme le pense le lecteur sus-cité, puisque le champ
d’action d’Ernaux ne se limite pas à sa propre personne. La preuve est que
beaucoup de lecteurs se reconnaissent dans ses œuvres, se sentent proches
d’elle, parce qu’elle ne sépare pas le « moi profond » du « moi social ».
914
Annie Ernaux, “Raisons d’écrire”, p. 108
915
Idem.
916
Annie Ernaux, « Raisons d’écrire », p. 108
419
enfouis »917. Cela s’applique à toutes ses œuvres, comme le prouvent de
nombreux commentaires de lecteurs. Son avortement est perçu comme un
« don » qu’elle refuse de gaspiller, car s’il lui est arrivé, c’est pour qu’elle
en rende compte, affirme-t-elle aux pages 124-125 de L’Événement :
Le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes
sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose
d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et
la vie des autres.
En somme, que son événement devienne écrit pour aider les autres,
comme un moyen, un pont; puis que cet écrit devienne événement dans leur
vie, qu’il leur soit utile, qu’il la change 918. La citation que nous venons de
transcrire évoquerait ainsi une sorte de transsubstantiation de la personne
d’Annie Ernaux en une essence éclatée et diffusée dans les gens.
917
Idem.
918
Ernaux cite à la page 9 comme phrase en exergue Michel Leiris: « Mon double vœu: que l’événement
devienne écrit. Et que l’écrit soit événement ».
919
Terpsichore, Art. Cit.
920
Francine Voyer-Lessard, Canada, in www.guidelecture.com
420
Nombreux sont donc les internautes qui ont lu et commenté les
œuvres d’Annie Ernaux sur des sites d’Internet. Pour analyser leurs avis,
nous avons adopté une grille de classement comportant la nature du
commentaire (mélioratif ou dépréciatif), sa matière (le sujet du livre, le
style de l’auteur, le déroulement du récit, etc.) et l’application des diverses
notions présentes dans les théories de la réception (« compétences »,
« performances », « horizon d’attente », etc.).
421
SYNTHÈSE DE LA TROISIÈME PARTIE
921
Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, Op. cit., p. 35
422
qu’elle est convaincue que la littérature peut contribuer à modifier la
société.
423
lecteur a un rôle primordial dans la triade qu’il forme avec l’auteur et
l’œuvre : c’est lui qui actualise le texte. Sa réception n’est donc pas passive,
elle peut aussi avoir une conséquence sur sa vie.
926
Annie Ernaux, “Littérature et politique”, p. 99
927
Jean-Paul Sartre, Op. cit., p.30
928
Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte. L’écriture du deuil au féminin chez Yourcenar, Beauvoir et
Ernaux, Paris, Imago, 2007, p. 105
424
425
CONCLUSION GÉNÉRALE
Un pénible déchirement psychologique est à l’origine du projet
scripturaire d’Annie Ernaux. Au cours des cinq œuvres étudiées, l’auteur
analyse chaque expérience qui constitue un seuil primordial dans sa vie.
Objective, elle décèle et reconnaît en quoi chacune lui a été importante,
difficile, douloureuse, joyeuse, stimulante, etc. Au bout du parcours, elle
renoue avec elle-même, unit les deux facettes de son être et retrouve un
paisible équilibre interne. Du porte-manteau figurant dans l’illustration de
l’introduction générale, Ernaux retire sa peau et ses vêtements pour les
endosser simultanément, parce qu’elle se rend compte que sa richesse vient
de cette hybridité.
427
désormais conciliées. Le sable représenterait la période de tristesse et de
perte, alors que la mer celle de la renaissance et de la réconciliation. La
position debout des personnages féminins connote l’idée d’un élan vers
l’avant, si différente de l’attitude affaissée dans l’image de l’introduction.
« J’ai rompu avec la dérision… Je suis réconciliée avec beaucoup
d’aspects du monde »929, affirme justement Annie Ernaux lors d’une
entrevue. Cela n’a certes pas été un parcours aisé, mais l’écriture s’est
révélée salvatrice en mettant court à des années de silence et de
refoulement. Grâce à elle, Ernaux peut enfin passer des coupures aux
sutures. « Je suis heureuse de pouvoir exister en écrivant. Pas d’exister tout
court. Mais d’exister en écrivant. C’est sûrement le meilleur »930, explique-
t-elle.
428
Ernaux. Celle-ci refuse par exemple d’écrire (ou même de lire) des
nouvelles, car le petit format ne l’engage pas assez. Elle a en effet besoin de
vivre longtemps avec le texte jusqu’à ce que sa réalisation soit presque une
affaire de vie et de mort.
Il est vrai que ses œuvres sont courtes, mais d’une extrême densité.
La maison d’édition Les Allusifs cite à titre d’exemple de son répertoire
Passion simple. Fondée en 2001 par Brigitte Bouchard, celle-ci se consacre
exclusivement à la publication de livres miniatures adaptés à notre époque
pressée, fervente du zapping, assure-t-elle. Même si l’art d’évoquer y est
poussé à sa quintessence, ceux-ci sont d’une grande richesse. Pour avoir
trop souvent entendu la question du genre, Ernaux certifie que le label n’a
aucune importance; ce qui compte à ses yeux c’est que le livre bouleverse le
lecteur, qu’il l’incite à réfléchir, le pousse à rêver ou à désirer et lui donne
même envie d’écrire.
429
faire des livres qui ne mettent pas en cause ce que l’on vit, qui ne soient pas
des interrogations, des observations de la réalité […]. Une littérature qui
m’engage et qui engage le lecteur »934, affirme-t-elle, considérant l’écriture
comme un moyen de connaissance, voire une mission de toute importance.
C’est pourquoi sa prédilection va aux écrivains dont la démarche littéraire
est une action sur le monde, un témoignage et une mise en question du réel.
Écrire constitue à ses yeux une activité politique qui peut contribuer au
changement du monde, ou au contraire conforter l’ordre existant. Ernaux ne
conçoit nullement la littérature comme une activité purement esthétique
mettant en jeu l’imaginaire et excluant toute détermination sociale. C’est
bien le contraire, comme nous l’avons longuement démontré. Elle avoue se
heurter souvent à la forte tradition dans le champ littéraire qui associe la
littérature à la transfiguration. Elle rejette une telle définition car « pour
[elle], la littérature c’est la recherche, la recherche du réel, parce que le
réel n’est pas donné d’emblée »935. De plus, elle refuse d’hiérarchiser les
sujets en littérature, car tous méritent d’être remarqués et décrits, qu’ils se
rapportent à des gens, des choses, des situations, etc.
430
soi, d’autrui et du monde, dans laquelle elle tente d’entraîner le lectorat, son
idéal étant de penser et de sentir dans les autres, et que les autres pensent et
sentent en elle. Elle est donc loin d’être narcissique, comme certains la
taxent parfois.
431
des pierres de Régine Robin936 qui présente des récits
pseudo-autobiographiques sous forme de nouvelles. Le texte contient des
poèmes, des fragments d’un agenda et d’un journal intime, des messages
électroniques, les paroles d’une chanson et même une série d’illustrations
de pierres. Par ce mélange, Robin exprime l’hybridité existentielle des
immigrants. Qu’il soit géographique ou psychologique, l’exil reste
douloureux, comme la mobilité sociale. Il serait intéressant d’étudier ce
thème en comparaison chez Annie Ernaux et François Bon par exemple
dans Mécanique (2001), Albert Memmi dans La Statue de sel (1966) ou
Jean Guéhenno dans Changer la vie (1961), où il est également question de
culpabilité, de trahison, etc.
936
Écrivain, historienne, traductrice et sociologue québécoise d’origine française, née à Paris en 1939. Ses
écrits portent principalement sur les thèmes de la culture, l’identité, la mémoire collective et la judéité.
432
Concernant Une femme, une comparaison pourrait se faire avec le
portrait de la mère chez Albert Cohen dans Le Livre de ma mère (1954), ou
celui de l’actrice Annie Girardot dans La Mémoire de ma mère (2007) écrit
par sa fille Giulia Salvatori. Ce dernier est émouvant parce qu’il reprend le
thème de l’Alzheimer : à l’instar d’Annie, Giulia sent que sa mère malade
devient sa fille, elle en souffre et cherche à exorciser la maladie par
l’écriture pour rester elle-même en santé. De plus, les deux femmes ont des
liens très forts en dépit des disputes, comme Annie et sa mère.
937
www.filmdeculte.com
433
s’y aventurerait une fois de plus pour y cueillir de nouvelles idées jusque-là
lovées entre les lignes.
434
ANNEXE
435
Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite
L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein ? - tous
Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,
Ou bien des morts qui seraient fous ?
436
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
I – CORPUS
- ERNAUX Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1983
- ERNAUX Annie, Une femme, Paris, Gallimard, 1987
- ERNAUX Annie, Passion simple, Paris, Gallimard, 1991
- ERNAUX Annie, L’Événement, Paris, Gallimard, 2000
- ERNAUX Annie, L’Occupation, Paris, Gallimard, 2002
b) Autobiographie
- ERNAUX Annie, La Honte, Paris, Gallimard, 1997
d) Divers
- ERNAUX Annie, JEANNET Frédéric-Yves, L’Écriture comme un
437
couteau, Paris, Stock, 2003
- ERNAUX Annie, MARIE Marc, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard,
2005
438
sociobiographique d’Annie Ernaux ou les incertitudes d’une posture
improbable », Versailles, Université de Versailles, 2006
- CHARPENTIER Isabelle, « De corps à corps : réceptions croisées
d’Annie Ernaux », in Politix, no 27, 1994, pp. 45-75
- MEIZOZ Jérôme, « Annie Ernaux, une politique de la forme », in
Versants, no 30, 1996, pp. 45-64
- THUMEREL Fabrice (Études réunies par), Annie Ernaux, une œuvre de
l’entre-deux, Premier colloque international sur Annie Ernaux, Arras, Artois
Presses Université, 2004
- « Annie Ernaux/Albert Memmi, Tra-jectoires », in Revue littéraire de
l’Association des Conservateurs Littéraires, Paris, no3, 2006
439
- MIRAUX Jean-Philippe, L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité,
Paris, Nathan, 1996
- OUELLETTE-MICHALSKA Madeleine, Autofiction et dévoilement de
soi, Montréal, XYZ Éditeur, 2007
- ZANONE Damien, L’autobiographie, Paris, Ellipses, 1996
V – OUVRAGES GÉNÉRAUX
a) Ouvrages psychanalytiques
440
- FREUD Sigmund, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1981
- GREER Germaine, La femme eunuque, Paris, Robert Laffont, 1970
- JACCARD Roland, L’exil intérieur. Schizoïdie et civilisation, Paris,
P.U.F., 1975
- JEAMMET Nicole, Les violences morales, Paris, Odile Jacob, 2001
- KILLINGER John, La solitude de l’enfant, Paris, Robert Laffont, 1983
- KLEIN Mélanie, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968
- KLEIN Mélanie, L’amour et la haine; le besoin de réparation, Paris,
Payot, 1984
- KRISTEVA Julia, Les nouvelles maladies de l’âme, Paris, Fayard, 1993
- KOK Nathalie, Confession et perversion : une exploration
psychanalytique du discours pervers dans la littérature française, Leuven,
Peters Vrin, 2000
- OLIEVENSTEIN Claude, Le non-dit des émotions, Paris, Odile Jacob,
1987
- PERROT Philippe, Le corps féminin, Paris, Seuil, 1984
- SCHAEFFER Jacqueline, Le refus du féminin, paris, P.U.F., 1997
441
- ROBERT Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris,
Grasset, 1972
c) Ouvrages de psychocritique
- DIDIER Béatrice, Le journal intime, Paris, P.U.F., 1976
- DIDIER Béatrice, L’écriture-femme, Paris, P.U.F., 1991
- MAURON Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel,
Paris, José Corti, 1962
442
e) Ouvrages structuraux, narratologiques et de poétique romanesque
- AUDET René et alii, Enjeux des genres dans les écritures
contemporaines, Québec, Ed. Nota bene, 2001
- BARTHES Roland, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963
- BARTHES Roland et alii, Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977
- BERGEZ Daniel, L’explication de texte littéraire, Paris, Dunod, 1996
- BREMOND Claude, Logique du récit, Paris, Seuil, 1973
- GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972
- HAMON Philippe, Texte et idéologie, Paris, P.U.F., 1984
- HAMON Philippe, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993
- HAMON Philippe, Le personnel du roman, Genève, Droz, 1998
- JOUVE Vincent, L’effet-personnage dans le roman, Paris, P.U.F, 1992
- JOUVE Vincent, La poétique du roman, Paris, Sedes, 1999
- LAVERGNE Gérard (textes réunis par), Le personnage romanesque,
Colloque international, Centre de narratologie appliquée, Cahiers de
narratologie no 6, Paris, Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines,
1994
- MERCIER Michel, Le roman féminin, Paris, P.U.F., 1976
- MIRAUX Jean-Philippe, Le personnage de roman, Paris, Nathan, 1997
- MORTIER Daniel (Études recueillies et présentées par), Les grands
genres littéraires, Paris, Honoré Champion, 2001
- PICARD Michel, Lire le temps, Paris, Éd. De Minuit, 1989
- PREVOST Claude et LEBRUN Jean-Claude, Nouveaux territoires
romanesques, Paris, Messidor/Éd. Sociales, 1990
- RAIMOND Michel, Le roman, Paris, Armand Colin, 1989
- REY Pierre-Louis, Le roman, Paris, Hachette Supérieur, 1992
- RIFFATERRE Michael, La production du texte, Paris, Seuil, 1979
443
- STALLONI Yves, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1997
- TODOROV Tzvetan, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971
- TODOROV Tzvetan, Poétique du récit suivi de Nouvelles recherches sur
le récit, Paris, Seuil, 1978
f) Ouvrages sociocritiques
- ANTHONY E. J. et CHILAND C., L’enfant dans sa famille. Parents et
enfants dans un monde en changement, Paris, P.U.F., 1983
- ARON Raymond, La lutte des classes, Paris, Gallimard, 1964
- BADIN Pierre, Aspects psychosociaux de la personnalité, Paris,
Centurion, 1977
- BAUGNET Lucy, L’identité sociale, Paris, Dunod, 1998
- BAYLON Christian, Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris,
Nathan, 1996
- BOURDIEU Pierre et Passeron Jean-Claude, Les héritiers. Les étudiants
et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964
- BOURDIEU Pierre, Questions de sociologie, Tunis, Cérès, 1993
- BOURDIEU Pierre et alii, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993
- BOURDIEU Pierre, La distinction I, Tunis, Cérès, 1995
- BOURDIEU Pierre, La distinction II, Tunis, Cérès, 1996
- BOURDIEU Pierre, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998
- CACOUAULT-BITAUD Madeleine, Professeurs…mais femmes,
carrières et vies privées des enseignantes du secondaire au XX e siècle,
Paris, La Découverte, 2007
- CAMPEAU Robert et alii, Individu et société. Introduction à la
sociologie, Montréal, Gaëtan Morin, 1998
444
- COSNIER Colette, Le silence des filles. De l’aiguille à la plume, Paris,
Fayard, 2001
- DETREZ Christine et SIMON Anne, À leur corps défendant. Les femmes
à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Le Seuil, 2006
- GAULEJAC Vincent de, La névrose de classe : trajectoire sociale et
conflits d’identité, Paris, Hommes et groupes Éditeur, 1987
- GRENOUILLET Corinne et REVERZY Éléonore (Textes réunis par), Les
voix du peuple dans la littérature des XIX e et XXe siècles, Strasbourg,
Presses Universitaires de Strasbourg, 2006
- LIMBOS Édouard, Les barrages personnels dans les rapports humains,
Paris, ESF Éditeur, 1993
- MARC Edmond, Psychologie de l’identité, Paris, Dunod, 2005
- MAINGUENEAU Dominique, Le contexte de l’œuvre littéraire :
énonciation et société, Paris, Dunod, 1993
- PARSONS Talcott, Sociétés. Essai sur leur évolution comparée, Paris,
Dunod, 1973
- RUANO-BORBALAN Jean-Claude (Coordonné par), L’identité :
l’individu, le groupe, la société, Auxerre, Sciences Humaines, 1998
- SNYDERS Georges, École, classe et lutte des classes, Paris, P.U.F., 1976
- WEISS Pierre, La mobilité sociale, Paris, P.U.F., 1986
445
publics, Paris, Créaphis, 2006
- ECO Umberto, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985
- ECO Umberto, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992
- GERVAIX Bertrand, À l’écoute de la lecture, Montréal, VLB, 1993
- GOULEMOT Jean-Marie, Pratiques de la lecture, Paris, Payot-Rivages,
2003
- ISER Wolfgang, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique,
Bruxelles, Mardaga, 1985
- JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris,
Gallimard, 1978
- JOUVE Vincent, La lecture, Paris, Hachette, 1993
- LEENHARDT J. et JOZSA P., Lire la lecture. Essai de sociologie de la
lecture, Paris, Le Sycomore, 1982
- SARTRE Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948
- STAROBINSKY Jean, L’œil vivant II, la relation critique, Paris,
Gallimard, 2001
- WEINRICH Harald, Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris,
Maison des Sciences de l’homme, 1989
446
- BACHELARD Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1966
- BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F., 1978
- BLANCHOT Maurice, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1971
VI – ARTICLES DIVERS
- « Méditations, questions et perspectives », Argos, la revue des BCD et
CDI, no 23, Le Perreux-sur-Marne, Éditée par le CRDP de l’Académie de
Créteil, avril 1999
- « Freud en questions », BT2, Paris, PEMF, 1999
- « Les Écritures du Moi », Magazine littéraire, no 409, mai 2002
- « L’angoisse », Magazine littéraire, no 422, juillet-août 2003
- « George Sand, une rebelle face à son siècle », Magazine littéraire, no 431,
mai 2004
447
- BARTHES Roland, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil,
1977
- ERALY Alain et MOULIN Madeleine (Textes réunis pas), Sociologie de
l’amour. Variation sur le sentiment amoureux, Bruxelles, Université de
Bruxelles, 1995
- FRIDAY Nancy, Jalousie, Paris, Robert Laffont, 1990
- MONNEYRON Frédéric, L’écriture de la jalousie, Grenoble, ELLVG,
1997
448
X – USUELS
- BEAUMARCHAIS Jean-Pierre de et COUTY Daniel, Dictionnaire des
ouvres littéraires de langue française, Tome K-P, Paris, Bordas, 1994
- CAZENAVE Michel (Sous la direction de), Encyclopédie des symboles,
Paris, Librairie Générale Française, 1996
- DIDIER Béatrice (Sous la direction de), Dictionnaire universel des
littératures, Tome 2, Paris, P.U.F., 1994
- LEMAITRE Henri, Dictionnaire de littérature française, Paris, Bordas,
1994
- MALOUX Maurice, Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes,
Italie, Larousse, 1998
XI – SITES ELECTRONIQUES
a) Sites de maisons d’édition
www.editions-harmattan.fr
www.gallimard.fr
www.lesallusifs.com
www.leseditionsdeminuit.fr
b) Sites culturels
www.cief.info
www.culture-commune.fr
www.e-litterature.net
www.evene.fr
www.fabula.org
www.filmdeculte.com
449
www.fnac.fr
www.grec-info.com
www.humanite.fr
www.ina.fr
www.jowebzine.com
www.les-citations.com
www.lire.fr
www.passiondulivre.com
www.peripheries.net
www.portail.lettres.net
www.sciences-sociales.ens.fr
www.theatredelacommune.com
www.weblettres.net
c) Sites universitaires
www.sunderland.ac.uk
www.univ-paris3.fr
www.univ-lille3.fr
www.vdl.ac-grenoble.fr
450
e) Sites de forums de discussion
www.amour-des-livres.skyrock.com
www.bonslivresbonsamis.over-blog.com
www.ciao.fr
www.critiqueslibres.com
www.entrenous74.com
www.guidelecture.com
www.livres-online.com
www.membres.aol.com
www.psychologies.com
www.ratsdebiblio.net
www.valclair.canalblog.com
f) Site de santé
www.passeportsante.net
h) Sites gouvernementaux
www.ambafrance-cn.org
www.diplomatie.gouv.fr
i) Sites divers
www.ancic.asso.fr
451
www.cannes-fest.com/1998
www.choisirlacausedesfemmes.org
www.tati.fr
XII – FIMOGRAPHIE
MILLER Timothy, Annie Ernaux, Histoires d’écrivains, Cinéma
documentaire, Production de la Cinquième, MK2 TV, avec la
participation de la Direction du livre et de la lecture, Distribution de
France Télévision, Cergy, 2000
452
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