13 & 14 Points-De-Vue-Initiatiques 1974

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POINTS

DE VUE
INITIATIQUE S

CAHIERS DE LAGRANI)E LOGE DE FRANCE


N° 33-34 (Nouve!Ie série n° 13-14) 1er et 2 trimestres 1974
POINTS
DE VUE
IN ITIATIQjE S

SOMMAIRE
DU NUMERO 33 34
(Nouvelle série No 13-14)

Pages

La Franc-Maçonnerie Ecossaise (suite) 3

La Septiesme Repue Franche de François VILLON 17

Charles Baudelaire 35

Les Livres 50

La Grande Loge de France vous parle


Avant-dernières volontés 58
Divulgations 63
Nos Buts 68
Allocution de Nouvel an du Docteur Pierre-Simon
Grand Maïtre de la Grande Loge de FranGe 73
Histoire et Universalisme 78
Perspectives d'avenir 82

La Franc-Maçonnerie face à la Société industrielle du


XXe siècle 86
Qu'est-ce qu'un initié ? 91
LA FRANC-MAÇONNERIE
1COSSAISE (suite)*
DU REVEIL DU SUPREME CONSEIL DE FRANCE
AU CONVENT DE LAUSANNE (1821-1875)

Tout au long du XIX° siècle la Franc-Maçonnerie Ecossaise


est demeurée, dans l'ensemble, fidèle aux rites et aux traditions
que lui avait légués 'Ecossisme français du XVIII0, comme aux
conceptions libérales héritées des fondateurs anglais de la Franc-
Maçonnerie moderne. Cependant son histoire, au cours de la
période à laquelle nous voici arrivés, contraste à maints égards
avec celle de l'époque précédente.
Ç'avait alors été, en l'absence de toute organisation centrale
exerçant son autorité sur les Subhmes Degrés ', une exubérante
floraison de Grades et de Rits nouveaux venant se superposer
librement aux trois degrés régis par les Grandes Loges symbo-
liques. En 1805 encore, après que le comte de Grasse eut institué
dans le royaume d'italie un Suprême Conseil du 330 degré du Rit
Ancien et Accepté, des frères déçus de n'en point faire partie
avaient fondé à Milan le Rit de Misraïm, riche de quatre-vingt-
dix grades Dix ans plus tard ce système avait été introduit en
France par les frères Bédarride, et plusieurs dignitaires du Rit
Ancien s'y étaient affiliés, cependant que les Bidarride avaient
maille à partir avec le Grand Orient comme avec la police. Mais
après cela l'ère des créations est bien close, mise à part cefle de
l'éphémère Rit de Memphis, fondé en 1839 par Marconis de
Nègre à l'imitation de Misraïrn. Le Rit dit primitif de Narbonne,
le Rit écossais philosophique venu d'Avignon, le Rit écossais
rectifié issu de la Stricte Observance, l'Ordre pseudo-templier de
Fabré-Pellaprat s'éteignent ou entrent en sommeil, tandis que
partout se répand le Rit Ancien et Accepté, régi en tous pays

Voir Points de Vue Initiatiques ' N°' 15-16 à 25-27.

3
par ses Grandes Constitutions et gouverné par ses Suprêmes
Conseils nationaux. Ceux-ci vont nouer entre eux des relations de
plus en plus étroites et tenir à Lausanne, en 1875, un mémorable
Convent qui rendra manifeste l'unité et l'universalité du Rit en
publiant une Déclaration de Principes.

Si Ion n'élabore plus de nouveaux grades, c'est qu'on a d'autres


préoccupations. Si attachée que soit la Maçonnerie à perpétuer
ses traditions, elle est, suivant l'expression forgée dès 1737 dans
la loge parisienne de l'Anglais Coustos, « un Ordre de société
Pas plus que les Eglises ou que toute autre société particulière
elle ne saurait sans illusion se flatter d'échapper à l'évolution
générale des idées et de la société civile. Bien au contraire elle
en exprime certains courants, et il en a toujours été ainsi son :

histoire est partie intégrante de l'histoire générale. La Maçon-


nerie opérative réfractait, à travers les usages du Métier, les
idéaux d'une Société médiévale unie dans la Foi catholique. La
Franc-Maçonnerie moderne est issue au XVII0 siècle du besoin de
maintenir, dans une Europe déchirée depuis la Réforme par les
guerres civiles et religieuses, les valeurs universelles que pour
une large part la chrétienté tenait des Stoïciens. Au XVIII elle
a pu, sans que son unité fraternelle en souffrît, accueillir ici et là
dans son sein des courants de pensée fort divers rationalisme
:

et sensualisme des Lumières, hermétisme renaissant, résurgences


chevaleresques de lEcossisme, moralisme wesleyen, réminis-
cences de la Kabbale et christianisme transcendantal « des
Illuminés français disciples de Martines de Pasqually et de Louis-
Claude de Saint-Martin... Comment eût-il été possible qu'après
l'ébranlement profond produit par la Révolution française et ses
prolongements napoléoniens, la Franc-Maçonnerie n'en ressentît
pas, et pour longtemps, le contre-coup ?

A peine la Sainte-Alliance a-t-elle cru rétablir l'ordre ancien


des choses dans toute l'Europe continentale que se lève un grand
souffle de liberté, d'où sortiront d'abord l'émancipation des colo-
nies espagnoles d'Amérique, puis les révolutions de 1848. Dès
la Restauration on en décèle l'infiltration dans quelques loges
françaises, cependant qu'en Italie surtout, puis en France à un
moindre degré, se développent les activités d'une société secrète
politique, celle des carbonari, qui entreprend de noyauter
la Franc-Maçonnerie, tant pour y recruter des adhérents que pour
abriter ses menées subversives sous le manteau d'un Ordre
apolitique et respectueux des lois.
4
Cette action de carbonarisme ne dura que quelques années,
et son impact sur la Franc-Maçonnerie demeura des plus limités.
Elle devait cependant entraîner indirectement pour celle-ci des
conséquences lourdes et durables, en réveillant contre elle l'hos-
tilité du Vatican.
Au XVIII siècle, comme on sait, les condamnations portées
en 1738 et 1751 contre l'Ordre par les papes Clément XII et
Benoît XIV, pour des motifs tenant surtout à leur politique italienne,
étaient demeurées sans effet, sauf à Rome et au Portugal. Aussi
bien aurait-il fallu, en France, qu'elles aient été enregistrées par
le Parlement pour obliger les catholiques. La signature du Concor-
dat de 1801 les rendait, en droit, applicables. Mais en fait elles
étaient tombées dans l'oubli. L'Eglise de France était toute dévouée
au grand homme qui avait restauré le culte et rendu au clergé
une place enviable dans l'Etat or Napoléon protégeait l'Ordre,
:

dont la docilité lui était tout acquise. Aussi l'on ne voit pas que
sous le Consulat et l'Empire les fidèles, les prêtres, les prélats
francs-maçons aient eu maille à partir avec l'autorité ecclésias-
tique. En 1818 encore Louis XVIII nommera à l'évêché de Beauvais
son aumônier Mgr de la Châtre, reçu maçon sous Louis XVI.
A partir de 1821, au contraire, les hostilités vont se rouvrir
après soixante-dix ans d'accalmie, et tous les papes du XIX° siècle
fulmineront l'un après l'autre contre l'Ordre des bulles d'excommu-
nication. Conscients de leur innocence, les maçons catholiques
ne s'en émouvront d'abord guère, et les démissions seront rares,
Mais peu à peu les fidèles pratiquants cesseront de demander à
être admis dans les Loges, dont la composition finira par s'en
trouver radicalement modifiée.
Un certain nombre d'entre elles n'en deviendront que plus
réceptives aux bruits de la cité, aux appels de la liberté plus
sensibles aussi aux incursions de plus en plus insistantes du clergé
dans le domaine politique. En Belgique, puis en France certaines
finiront par trouver intolérable l'obligation traditionnelle de tra-
vailler à la qloire du Grand Architecte de l'Univers. Cette orientation
nouvelle affectera aussi bien les ateliers relevant du Suprême
Conseil que les Loges du Grand Orient mais elle entraînera
pour chacune des deux obédiences des conséquences bien dif-
férentes, notamment en ce qui concerne leurs relations avec les
Maçonneries étrangères.
Telles furent les grandes lignes d'une évolution qu'on va
maintenant décrire plus en détail.

5
I
DU REVEIL DU SUPREME CONSEIL DE FRANCE
AUX TROIS GLORIEUSES
FRANC-MAÇONNERIE ET SOCIETES SECRETES POLTIOUES (1)

Ce sont, avons-nous dit, les agissements du carbonarisme


italien qui devaient, l'année même où reprenaient vigueur les
travaux du Suprême Conseil de France, ranimer l'hostilité de IRome
envers les Francs-Maçons. L'entrée en scène de sociétés secrètes
politiques dont l'organisation hiérarchisée s'inspirait de celle de
l'Ordre maçonnique, et spécialement de I'Ecossisme, paraissait
en effet justifier après coup la thèse de ceux qui tels l'abbé
Lefranc, l'avocat Montjoie ou l'ancien jésuite Barruel avaient cru
voir dans Ta Révolution française le fruit d'une conspiration ourdie
dans ce que Barruel appelait les « arrière-Loges «. Aussi bien,
dans la bulle Ecclesiam a Jesu Christo du 13 septembre 1821,
Pie VII, le pape du Concordat, assimilait-il la Franc-Maçonnerie
tout entière à une société secrète politique, par un amalgame
injustifié, mais explicable.
Amalgame injustifié, à coup sûr. Car les Loges maçonniques
n'étaient nullement des sociétés secrètes, elles si empressées à
se placer sous l'autorité de Princes du sang ou de grands per-
sonnages de l'Etat, hier Joseph et Cambacérès, aujourd'hui Beur-
nonville ou Decazes, favori de Louis XVIII en même temps que
Grand Commandeur du Suprême Conseil d'Amérique Une cir- !

culaire de ce dernier, alors ministre de la Police, en date du


11 octobre 1818 venait justement de confirmer que le roi ne les
tenait point pour telles.

(1) La floraison des sociétés secrètes politiques au début du XlX siècle,


et leurs rapports avec la Maçonnerie, ont été magistralement étudiés par
Jean Baylot dans un ouvrage auquel ce paragraphe doit beaucoup : La
Voie substituée, « Recherche sur la déviation de la Franc-Maçonnerie en
Franco et en Europe, Liège 1968 (en dépôt aux Editions Vitiano). - Cepen-
dant l'auteur y érige en norme un postulat que ne paraissent pas confirmer
les travaux de l'étude britannique des Quatuor Coronati : à savoir, que la
Franc-Maçonnerie moderne aurait été conçue pour conserver à l'usage
éthique ou formatif les pratiques des confréries médiévales de construc-
teurs , et leur idéal de « la Foi fécondant la science (p. 25-26). Partant
de là Jean Baylot - et c'est son droit - condamne comme « déviation
tout ce qui dans l'histoire des Maçonneries latines s'est écarté de cet
idéal et de cette norme, conçus par lui comme immuables. On s'attachera
plutôt ici non à juger, mais à décrire les réactions de Frères qui étaient
aussi des citoyens aux grands courants d'idées de l'époque, et aux attaques
répétées de la hiérarchie catholique.

6
Amalgame explicable cependant, dans la mesure où les
sociétés secrètes politiques tentaient alors de pénétrer la Maçon-
nerie. Mais qu'en était-il exactement ?

La floraison des sociétés secrètes politiques est l'un des


caractères marquants de l'époque romantique et c'est la roman-
tique Allemagne qui en avait forgé le prototype, dès avant la
Révolution. Le 1er mai 1776 Adam Weishaupt, jeune professeur de
droit à l'université d'lngolstadt en Bavière, avait avec quatre
étudiants fondé un Ordre des Illuminés (2). Ces Illuminés-là
n'avaient de commun que le nom avec la petite phalange des
maçons théosophes français dont Joseph de Maistre devait écrire
Je n'ai trouvé chez eux que bonté, douceur et piété même,
j'entends à leur manière (3). Les Illuminés de Bavière, eux,
«

n'avaient cure d'illumination spirituelle, et les lumières dont ils


se réclamaient étaient celles du siècle des Philosophes. A l'origine
ils n'étaient point maçons. Leur but était d'acheminer l'humanité
vers la perfection et le bonheur par la réforme de la société.
Ce progrès impliquait une lutte acharnée contre l'obscurantisme,
menée par une élite secrète et hiérarchisée de « magistrats
relevant d'un chef suprême assisté d'un collège restreint d' « Aréo-
pagites «. Comme le recrutement de ces « magistrats « piéti-
nait, Weishaupt conçut - le premier l'idée de se rendre maître
du Rite maçonnique de la Stricte Observance, alors à l'apogée de
sa gloire. Il s'y fit recevoir dès 1777, et avec l'aide du baron de
Knigge parvint à conquérir une loge à Munich et une autre à
Francfort. Mais au Convent général tenu à Wilhelmsbad en 1782,
leur tendance fut battue à plate couture par les paisibles Illuminés
français conduits par Jean-Baptiste Willermoz. Bientôt la Mère-
Loge Aux Trois Globes de Berlin lançait l'anathème contre eux,
Knigge rompait avec Weshaupt, et celui-ci devait se réfugier
à Gotha pour échapper à des poursuites diligentées par
les autorités bavaroises. En 1786 l'Ordre des Illuminés
avait disparu pour toujours. C'est donc contre toute vérité que

Cf. la thèse de René Le Forestier, Les Illuminés de Bavière et la


Franc-Maçonnerie allemande, Paris 1914,

Les soirées de Saint-Pétersbourg, douzième entretien.


Sur les Illuminés français, disciples de Martines de Pasqually et de Saint-
Martin, cf. les beaux travaux de Robert Amadou et de M. Léon Cellier, la
revue l'initiation et les Cahiers de l'Homme-esprit.

7
dix ans plus tard Barruel (4) devait lui attribuer un rôle de premier
plan dans son imaginaire complot des arrière-loges
Mais la publicité posthume que lui assurait ainsi un « best
seller allait lui susciter plus d'un imitateur, après que la Révolu-
tion eut montré qu'on pouvait renverser un trône, et que Bona-
parte en eut érigé de nouveaux.
C'est en effet pour conspirer contre l'Empereur ou les souve-
rains de sa famille, et parfois... pour restaurer les Bourbons, que
se formèrent les premières sociétés secrètes politiques du XlX
siècle. Tel l'Ordre des Chevaliers de la Foi, institué en 1809 par
le comte Ferdinand de Bertier, fils de l'intendant de Paris mas-
sacré en 89. Deux ans plus tôt les frères de Bertier s'étaient,
comme Weishaupt, fait recevoir maçons pour mieux connaître
l'organisation des Loges. Leur société comportait cinq grades, et
avait pour cellules de base des « bannières « départementales.
Elle avait pour Grand Maître un Montmorency on y trouvait deux
Polignac, un Noailles, un Fitz-James, un Vibraye, et probablement
Chateaubriand. En 1814 elle joua un rôle non négligeable dans
le rétablissement de la monarchie (5).
Il semble aussi que les premiers carbonari de Naples, des-
cendants d'une inoffensive fraternité bien attestée en Franche-
Comté à la fin de l'Ancien Régime, (celle des Bons Cousins Char-
bonniers), aient d'abord lutté, sous Murat, pour la restauration
des Bourbons-Sicile. Mais quand Ferdinand IV eut retrouvé son
trône au lendemain de Waterloo, ils se lancèrent dans une lutte
ardente pour la conquête de libertés constitutionnelles, et c'est
alors qu'ils s'insinuèrent dans certaines Loges italiennes.
Le plus grand des émules franco-italiens d'Adam Weishaupt
fut sans conteste Philippe-Michel Buonarroti, un patricien toscan,
arrière-neveu de Michel-Ange et robespierriste avéré, qui avait
obtenu la nationalité française par décret de la Convention, puis
fomenté sous le Directoire, avec Gracchus Babeuf, la Conspiration
des Egaux. Il avait compris la puissance que pourrait avoir une
action politique utilisant les formes et la renommée de l'Ordre

Barruel (abbé Augustin) s Mémoires pour servir à l'histoire du jaco-


binisme français, Londres, 1797-98, 4 vol. in-8 (nombreuses rééditions et
versions abrégées).
Cf. G. de Bertier de Sauvigny s Le comte Ferdinand de Bertier et
l'énigme de la Congrégation, Paris 1948 La Restauration, Paris 1955
(chap. 1er).

B
maçonnique assigné à résidence à Genève en 1806, il entra
dans une loge du Grand Orient, celle des Amis sincères, dont il
devint le Vénérable. lI y célébrait chaque mois l'une des fêtes
patriotiques qu'avaient instituées les Jacobins, celles de la Liberté,
de l'Egalité, de la Sagesse... Mais sa tentative tourna court. Dès
1811 les autres Loges de Genève s'émurent de ces applications
contraires au but maçonnique, qui est étranger au système poli-
tique « et le préfet ferma celle des Amis sincères. Après cela
Buonarroti dirigea ou fonda des sociétés secrètes politiques dont
seule la forme était maçonnique les Sublimes Maîtres Parfaits,
:

la Société du Monde... ; et tenta, mais en vain, de prendre en 1822


le contrôle du carbonarisme italien. L'emprise sur les loges de ce
républicain passionné d'égalité, que Louis Blanc comparait aux
Sages de l'ancienne Grèce, a donc été à peu près nulle.
Pour achever la collecte des menus faits qui peuvent expliquer
l'amalgame opéré en 1821 par Pie VII entre la Maçonnerie et les
Sociétés politiques, il reste à mentionner la loge parisienne des
Amis de la Vérité, constituée en 1818 par le Grand Orient de
Fance à linitiative du futur saint-simonien Bazard, et son satellite
Les Amis de l'Armorique. Elles comptèrent rapidement des cen-
taines de membres appartenant pour la plupart à la jeunesse des
Ecoles. maçons improvisés peu soucieux de symbolisme et de
métaphysique, mais passionnés de liberté, d'égalité et de ustice.
Leurs membres formaient le gros de la Compagnie franche des
Ecoles, qui sous les ordres du capitaine ' Bazard avait conçu le
dessein de faire la famille royale prisonnière, avec l'appui d'offi-
ciers de la Garde et d'une Légion d'infanterie casernée au quartier
latin. L'attaque du Château de Vincennes et la marche sur les
Tuileries étaient prévues pour la nuit du 19 août 1820. Mais Bazard
dut donner contre-ordre vers minuit, les concours militaires escomp-
tés ayant fait défaut. La conspiration avortée fut révélée dès le
lendemain, et donna lieu à un procès en Cour royale. Il apprend
dès lors à ses auteurs que la Franc-Maçonnerie, vivant de tolé-
rance en face du Code pénal, ouverte à la Police, n'accomplirait
pas la grande oeuvre de salut du peuple... Il fallait un autre mode
Deux des jeunes conjurés allèrent alors offrir leurs bras à la
Révolution de Naples. Ils s'affilièrent aux Carbonari, et dans les
derniers jours de l'an 1820 le premier, revenu, fondait avec Bazard,
le docteur Buchez et quelques autres la Charbonnerie française, qui
allait se répandre rapidement dans les Ecoles, puis dans plusieurs
billes de province, et se montrer fort active en 1821 et 1822.
Quant à la loge, si atypique, des Amis de la Vérité, elle devait
disparaître en 1833.

9
Bien mince apparaît, au total, le dossier qu'avait pu réunir
en 1821 le Vatican pour assimiler la Franc-Maçonnerie toute entière
au carbonarisme politique. Aussi lui faisait-il, de plus, grief d'ad-
mettre dans son sein des hommes de toutes confessions, lui impu-
tant à crime, sous le nom d'indifférentisme, l'esprit de tolérance
qui la caractérisait en effet aux yeux de Pie Vil et de ses suc-
cesseurs, c'était pour un catholique pactiser avec l'erreur, mettre
en péril la vraie religion et son propre salut que nouer des rela-
tions fraternelles avec des hérétiques, des juifs ou de simples
déistes. Cette première condamnation n'eut cependant que peu
d'échos, et ce n'est guère qu'à la fin du Second Empire que la
répétition de telles attaques commença de transformer bien des
loges françaises en foyers d'anticléricalisme, voire d'hostilité
envers l'Eglise catholique.
Dans les dernières années de la Restauration c'est plutôt à
la liberté politique qu'elles se montrent de plus en plus attachées.
Aussi le pouvoir royal les soumet-il à une surveillance policière
fort étroite, mais sans leur retirer le droit de se réunir la pré-
:

sence à la tète du Grand Orient de dignitaires dévoués au régime


rassure l'orientation plus libérale des dirigeants du Suprême
Conseil pourrait inquiéter davantage ; mais les grands noms des
Grands Commandeurs successifs, - te comte de Valence, le
comte de Ségur, le duc de Choiseul - en imposent. Le marquis
de La Fayette, membre dès 1782 de la loge écossaise du Contrat
social, a beau faire profession de républicanisme et passer pour le
chef de la Vente suprême des Charbonniers français, il n'exerce
à l'époque aucune responsabilité dans la Franc-Maçonnerie. Et la
justice, saisie des complots carbonari de 1821 et 1822, se garde,
mieux que le Pape de confondre les deux sociétés au procès des
:

quatre sergents de La Rochelle, dont l'un au moins était maçon,


le procureur général marquera nettement la distinction. Aussi
bien l'affaire de Belfort devait-elle sonner, dès la fin de 1822, le
glas de la Charbonnerie française. Et en juin 1825 le préfet de
police Delavau, dans un curieux rapport à son ministre sur la Franc-
Maçonnerie, se demandera : « Son existence n'est-elle pas néces-
saire pour empêcher le carbonarisme de se fortifier en France et
de s'y naturaliser ? « Dès cette époque, il suffit qu'une loge soit
régulièrement constituée par le Grand Orient ou le Suprême
Conseil écossais pour être ipso facto autorisée à se réunir.
Surveillées de près, mais tolérées par te pouvoir, bien des
loges n'en supportent pas moins avec une impatience croissante
le despotisme de Charles X et l'alliance du trône et de l'autel.
10
En 1829 l'arrivée aux affaires de l'ancien Chevalier de la Foi
Polignac y soulève une vive émotion, qui sera portée à son comble
par les Ordonnances de juillet 1830 suspendant la liberté de la
presse, dissolvant la Chambre des Députés et modifiant la loi élec-
torale. La Franc-Maçonnerie en tant que telle n'a pas participé
aux Trois Glorieuses mais nombre de ses membres y ont joué
;

un rôle essentiel, tels Charles Teste, David d'Angers et La Fayette.


Et le nom du duc de Choiseul, alors Grand Commandeur en exer-
cice du Suprême Conseil écossais, figurait sur la liste des membres
du gouvernement provisoire dressée le 30 juillet dans les bureaux
du National ; mais il refusa d'y siéger.

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

Déjà sous le règne de Charles X le Suprême Conseil avait


coopté, avec l'académicien Viennet, légitimiste et voltairien, l'avo-
cat et député libéral Dupin l'aîné, puis son frère le jurisconsulte
Dupin e jeune. Après les journées de Juillet il reçut dans son
sein deux des figures les plus en vue du nouveau règne : le comte
Alexandre de Laborde, membre de l'institut, premier aide-de-camp
du roi, et surtout l'homme le plus populaire du royaume, La Fayette.
Le 9 octobre 1830 Choiseul préside en leur présence une « fête
maçonnique et patriotique .. Dans le discours qu'il y prononce
il exprime le juste espoir de voir l'héritier du trône, le jeune
duc d'Orléans, alors simple canonnier «, devenir le chef de
la voûte maçonnique, supportée également par deux Rites égaux ".
Le mois suivant le Grand Orient organise à son tour un banquet
à l'Hôtel de Ville, où La Fayette fait écho au voeu de Choiseul,
ne doutant pas que le mérite de rapprocher les maçons français,
quels que soient leurs rites, ne soit réservé au canonnier
Espoir vite déçu, et doublement. Louis-Philippe prend très vite
ses distances envers ceux qui ont le plus oeuvré, ou le plus applaudi,
à son avènement, et ne donne aucune suite à l'offre que lui fait
en 1831 le Grand Orient d'en asssumer lui-même la Grande Maîtrise
- vacante depuis la démission forcée de Joseph Bonaparte -,
avec Macdona!d pour adjoint. Après cela le Grand Orient offrira
bien en 1834 à Choiseul un deuxième office de Grand Maître
adjoint. Mais le duc le refusera finalement, jugeant que par cette
offre on cherchait moins à instituer entre les deux Puissances, sur
le pied d'une parfaite égalité, une union sincère et durable «,
qu'à absorber cette poignée de Maçons écossais qui seuls en France

Il
refusaient de se soumettre à l'autorité du Grand Orient. Il est de
fait qu'en 1834 celle du Suprême Conseil ne s'exerçait que sur
14 ateliers actifs. Mais le prestige du Rit se mesurait plutôt au
rang et à la qualité de ses dirigeants leur tenace volonté de
;

tolérance, d'ouverture et d'universalisme maçonniques allait bien-


tôt avoir pour résultat, en l'absence de toute propagande, un rapide
accroissement des effectifs.
Les piques continueront pour quelque temps encore entre les
deux obédiences. En 1837 le Suprême Conseil constate que « par
son système d'envahissement et d'animosité contre le Rit Ecossais,
le Grand Orient est parvenu à inspirer à la Police des préventions
fâcheuses contre les Loges de notre Obédience dans la capitale
Deux réunions ont été interdites mais on a pu faire lever l'inter-
diction.
C'est que le Suprême Conseil, gardien de la tradition maçon-
nique, s'efforce avec constance d'endiguer l'intrusion de la poli-
tique dans ses ateliers. En 1833 il n'a pas hésité à retirer sa patente
à la loge des Trois jours, fondée au lendemain de la révolution
de Juillet sous les auspices de La Fayette, par Laborde, le banquier
Laffitte et le préfet de la Seine Odilon Barrot, car ses membres
ont suivi bannière en tête Te convoi funèbre du général Lamarque,
qui a dégénéré en émeute. a parallèlement démoli la Loge des
Amis de la Liberté, qui avait décidé de s'occuper désormais de
politique générale n.
En mars 1845 cependant une circulaire du maréchal Soult,
ministre de la guerre et ancien maçon, ' sans jeter aucun blâme
sur une institution tolérée par le gouvernement «, rompt avec une
tradition séculaire en interdisant aux militaires d'apppartenir à la
Franc-Maçonnerie. Ni les efforts du Grand Orient, ni ceux du duc
Decazes, devenu Grand Commandeur au décès de Choiseul en
1838, ne peuvent faire rapporter cette décision. On s'incline, non
sans une amertume croissante à l'égard d'un régime qui trahit
de plus en plus l'idéal de liberté auquel il a dû son avènement.
Bientôt la plupart des Maçons salueront avec enthousiasme celui
de la ll République.
Aussi bien la Révolution de 48 sera-t-elle toute pénétrée de
religiosité, comme la Franc-Maçonnerie elle-même. Deux ans plus
tôt le Suprême Conseil écossais a promulgué de nouveaux Règle-
ments généraux où l'on peut lire
Adoration du Grand Architecte de l'Univers, Philosophie,
Morale, Bienveillance envers les hommes, voilà tout ce qu'un vrai

12
Maçon doit étudier sans cesse et s'efforcer constamment de
pratiquer... Tout Maçon est nécessairement un homme fidèle à sa
foi. à son prince, à sa patrie et soumis aux lois... li est expres-
sément interdit de provoquer ou d'entamer en Loge des discussions
politiques ou religieuses.
De son côté le Grand Orient a adopté en janvier 1848 un
rapport intitulé : Comment rendre à la Franc-Maçonnerie le carac-
tère religieux qui lui est propre ? « L'année suivante il placera en
tète de sa nouvelle Constitution cette formule
La Franc-Maçonnerie, institution éminemment philanthro-
pique. philosophique et progressive, a pour base l'existence de
Dieu et l'immortalité de l'âme.
Il est encore exceptionnel que des incroyants soient reçus
maçons. Tel Proudhon, qui, candidat en 1847 à la Loge écossaise
La Sincérité de Besançon, avait à la question ' Que doit l'homme
Dieu ? « répondu La guerre - et néanmoins avait été admis.
'.qais plus tard il devait écrire Le Dieu des Maçons... c'est la
:ersonnification de l'Equilibre universel Dieu est Architecte
:

tient le compas, le niveau, l'équerre, le marteau, tous les


struments de travail et de mesure. Dans l'ordre moral, il est
Justice. Voilà toute la théologie maçonnique.

La deuxième République
Sitôt après les journées de Février, le Grand Orient envoie
à l'Hôtel de Ville une délégation dont les membres, revêtus de
surs insignes, sont reçus au nom du Gouvernement provisoire
:ar Adoiphe Crémieux, Garnier-Pagès et Armand Marrast, tous
:-is Maçons. Quatre jours plus tard une autre délégation spon-
:anée. conduite par le 33 écossais Jules Barbier (6), sera
-cue par Lamartine. Dans les allocutions enthousiastes qu'on
:iange en ces occasions apparaît pour la première fois, croyons-
-: la légende suivant laquelle la devise républicaine Liberté,
E:aité. Fraternité - aurait été de tout temps « celle de la
-anc-Maconnerie. Lamartine (qui n'était pas Maçon) se déclare
: s justement convaincu que c'est du fond de vos loges que
snt émanés d'abord dans l'ombre, puis dans le demi-jour et enfin
Teine lumière, les sentiments qui ont fini par faire la sublime
z: :sion dont nous avons été témoins en 1790... «. Il conclut

6) II sera, peu après, rayé par le Suprême Conseil des contrôles de


:*e.
13
Je vous remercie au nom de ce grand peuple qui a rendu la
France et le monde témoins des vertus, du courage, de la modé-
ration et de l'humanité qu'il a puisés dans vos principes, devenus
ceux de la République française. »
Bientôt cependant un certain nombre de Maçons écossais,
las de la tutelle du Suprême Conseil, affichent sur les murs un
Appel à la Franc-Maçonnerie, puis fondent une nouvelle obé-
dience, qui sera forte de sept ateliers -, la Grande Loge
Nationale française. Celle-ci, convaincue d'accomplir « la volonté
du Grand Architecte de l'Univers «, rejette les Hauts Grades et
proclame que la Maçonnerie a pour devoir sacré de concourir
de toute sa puissance à la consolidation de la République ». Fidèle
à ses principes apolitiques, le Suprême Conseil déclare aussitôt
étrangères à la puissance écossaise « les loges qui se sont
rangées sous la bannière de la nouvelle Grande Loge. Celle-ci
sera dissoute par le Préfet de Police au début de 1851 : peu
sensible à ses offres de service, le gouvernement de la Répu-
blique, à l'exemple des régimes précédents, ne reconnaît une
existence régulière qu'aux loges qui sont placées sous l'obé-
dience du rite français et écossais [c'est-à-dire du Grand Orient]
et du Suprême Conseil
Les deux obédiences ainsi reconnues « régulières par l'au-
torité civile entretiennent alors entre elles de bons rapports. En
juillet 1851, le Suprême Conseil se félicite des relations frater-
nelles qui existent à Paris entre leurs divers ateliers «. En pro-
vince, quelques Vénérables du rite français refusent ' d'accueillir
ou de reconnaître les Maçons ou Ateliers de l'obédience du
Suprême Conseil « mais le Grand Orient donne tous apaisements
à celui-ci, qui de son côté confirme que « les Ateliers Ecossais
ne refuseront en aucune circonstance d'accueillir les Maçons
français du Rite moderne, soit en visiteurs isolés, soit en corps
ou par députation
Vient le coup d'état du 2 décembre 1851. Craignant que
l'autorité, dans les circonstances actuelles, ne voie avec déplaisir
la réunion semestrielle «, le Suprême Conseil renonce à célébrer
la Saint-Jean d'hiver, cependant que le Grand Orient suspend
jusqu'à la fin de l'année toutes les réunions maçonniques. Plusieurs
loges de tendance républicaine n'en sont pas moins dissoutes
par la police. Alors que le Suprême Conseil, toujours dirigé par
e libéral Decazes et son lieutenant le légitimiste Viennet,
demeure dans une prudente expectative, dès le 9 janvier 1852
14
LA SEPTIESME REPUE FRANCHE
de Fran cois VILLON

IES REPUES FRANCHES

Un recueil fut imprimé plusieurs fois dans le XVe siècle et


la première moitié du XVl. Il n'est pas de Villon mais le poète
y joue un tel rôle qu'on ne peut se dispenser de le joindre à ses
oeuvres, ce qu'on fait du reste depuis trois cents ans. Il est écrit
presque tout entier en strophes de huit vers, ce que les précé-
dents éditeurs n'avaient pas assez remarqué, comme l'a dit M. A.
de Montaiglon. Il y a vers la fin quelques strophes que je n'ai pu
compléter, bien que j'ai consulté plusieurs éditions anciennes, y
compris celle de Jean Trepperel que je crois la première.
(Commentaire extrait des flot es p. 226).

OEuvres complètes de François Villon


Edition préparée par La Monnoye, mise au jour avec notes
et glossaire par M. Pierre Jannet.

LA SEPTIESME REPUE

Fait auprès de Mont faulcon


Pour passer temps joyeusement,
Raconter vueil une repeue
Qui fut faite subtillement

17
Près Mont faulcon, c'est chose sceue,
Et dira y la desconvenue
Qu'il advint à de fins ouvriers
Aussi y sera ramenteue
La finesse des escolliers.

Quand compai gnons sont desbauchez,


Ilz ne cherchent que compaignie
Plusieurs ont leurs vins vendangez
Et beu quasy jusqu'à la lye.
Or advint qu'une grand mes gnie
De compaignons se rencontrèrent

Et sans trouver la saison chère,


Chascun deulx se resjouyssoit
Disant bons motz, faisant grant chère
Par ce point le temps se passoit.
Mais l'ung d'iceulx promis avoit
De coucher avec une garce,
Et aulx aultres le racontoit,
Par jeu, en manière de farce.

Tant parlèrent du bas mestier,


Que fut conclud, par leur façon,
Q u'ilz yroyent ce soitlà coucher
Près le gibet de Mont faulcon
Et auroyent pour provision
Un pasté de façon subtile,
Et méneroyent, en conclusion,
Avec eulx chascun une fille.

Ce pasté, je vous en respons,


Fut faict sans demander qu'il couste,
Car il y avoit six chapons,
18
Sans la chair que point je n'y boute.
On y eust bien tourné le coute,
Tant estoit grant, point n'en doubtez.
Le Prince des Sotz et sa routte
En eussent été bien souppez.

Deux escholliers voyant le cas


Qui ne scavoyent rien que tromper
Sans prendre conseil d'advocatz
hz se voulurent occuper
Pensant à eux, comme ntrapper
Les pourroyent d'estoc ou de trenche
Car ilz voulloyent ce soir soupper
Et avoir une repeue franche.

Sans aller parler au devin


L'ing prist ce pasté de façon,
L'autre emporta un broc de vin,
Du pain assez, selon raison,
Et allèrent vers Monifaulcon,
Où estoit toute l'assemblée
Filles y avoient à foyson
Faisant chère demmesurée.

Aussi juste comme l'orloge


Par devis et bonne manière,
Il: entrèrent dedans leur loge,
Espèrant de faire grani chière
Et tastoient devant et derrière
Les povres filles, haut et bas.

Les escholliers sans nulle fable,


J oyant ceste desconvenue,
Vestirent habits de diable,
19
Et vindrent là sans attendue
L'un g, ung croc, l'attitre une massue,

Pour avoir la franche repeue,


Vindrent assailir les gallons.

Disant : « A mort ! à mort ! à mort !


Prenez à ces chaines de fer,
Ribaulx, putains, par desconfort,
Et les amenez en enfer
hz seront avec Lucifer,
Au plus profond de la chaudière,
Et puis, pour mieux les éschauffer,
Guettez seront en la rivière ! »

L'ung des gailans, pour abbreger,


Respondit : « Ma vie est f inée !
En enfer me fault héberger.
Vecy ma dernière journée ;
Or suis.je bien ame dampnée f
Nostre péché nous a attains,
Car nous yrons, sans demourée,
En enfer avec ces putains ! »

Se vous les eussiez veu fouyr,


Jamais ne vistes si beau jeu,
L'ung amont, l'autre aval courir
Cizascun d'eux ne pensoit qu'à Dieu.
lIz s'en fouyrent de ce lieu,
Et laissèrent pain, vin et viande,
Criant sainct Jean et sainct Mathieu,
A qui ilz feroyent leur offrande.

Noz escolliers voyant cecy,


Non obstant leur habit de diable,
Furent alors hors de soulcy,
20
Et s'assirent trestous à table ;
Et dieu scait si firent la talle
Entour le vin et le pasté,
Et repeureni, pour fin finale,
De ce qui estoit appresté.

C'est bien trompé, qui rien ne paye,


Et qui peut vivre d'advantaige,
Sans desbourser or ne monnoye,
En usant de joyeux langaige.
Les escolliers, de bon couraige
Passèrent temps joyeusement,
Sans bailler ny argent ny gaige,
Et si repeurent franchement.

Si vous voulez suyvre l'escolle


De ceux qui vivent franchement,
Lisez en cestuy prothocolle,
Et voyez la façon comment
Mettez-y votre entendement
A faire comme ilz faisoyent,
Et, s'il n'y a empèchement,
Vous vivrez comme ilz vivo yent.

21
La septiesme repue franche
de François Villon
Commentaire du texte

INTRODUCTION

Ce texte bien que très connu, marque incontestablement une


étape de l'histoire de la Franc-Maçonnerie Française.
En 1325, les Maîtres-Maçons légifèrent à Strasbourg (57). Ces
dispositions statutaires seront reprises en 1459, et un article pré-
cisera les conditions d'admission dans l'organisation d'un homme
ne faisant pas partie du métier, par exemple, un intellectuel, ou
un marchand.
En 1326 (1), le Concile d'Avignon condamne des sociétés
laïques de gens qui s'assemblent en secret, et c'est vers 1500
que les Compagnons iront banqueter dans leur loge avec des vic-
tuailles et des filles.
Si l'on perçoit nettement un fond initiatique chez Vilart de
Honecourt, vers 1250, au moins l'évocation sommaire d'un rituel
dans la condamnation de 1326 aux alentours de l'an 1500, la
;

loge n'est plus qu'un simple local, bon pour tout faire, travailler
ou forniquer.

I. LA PRATIQUE DEVIENT THEORIE

De nombreux faits viendront démontrer cette vérité qui peut


sembler sévère : après la première pierre de Saïnt-Ouen de Rouen
en 1318, les Compagnons ne feront plus de géométrie.
Ils perdront leur droit de juridiction particulière, comme en
témoigne l'aventure advenue à Jacques de Chartres, maître char-
pentier du roi Charles V, lequel comparu vers 1360, par-devant
les juges ordinaires pour avoir tué l'amant de sa femme, mais ne I
22

I
fut point pendu, car on lui fit grâce de la vie, ayant pris en consi-
dération e fait qu'il était cocu (58).
Les intellectuels, chercheurs, scientifiques de tous ordres,
vont recueillir les éléments de science et tenter d'en dégager
au cours des siècles suivants les principes fondamentaux.
Holywood publie en 1523 un livre intitulé Algorism dans
:

lequel il tente de rassembler les connaissances de son époque


concernant l'art du calcul, et publie une table de multiplication
écrite avec des chiffres arabes. Par la suite cette forme de table
prendra le nom de Pythagore.
Albert Durer fait paraître en 1535 : Institution Géométri-
e (60), qui fait suite à : « Instructions sur la mesure au compas
à l'équerre « parues en 1532 (61).
s Johannes de Sacro Bosco reprend, en 1576, d'autres éléments
:is s « La Sphère de Sacro Bosco (62).
e En 1640, Girard Desargues (2) fait paraître un ouvrage La
u :atique du Trait à Preuve «. Abraham Bosse (3) en parlera en
43 pour le défendre et prendre parti contre les attaques dont son
s
:1i Desargues était l'objet.
o Le Trait à Preuve « est une codification de la stéréotomie
:s constructeurs médiévaux et représente par rapport à Vilard
:e Honecourt un immense progrès dans l'expression des connais-
e nces technologiques. Cet ouvrage contient tous les éléments
::nt Gaspard Monge fera un corps de doctrine sous le nom de
a Géométrie Descriptive
Comment donc, par quel chemin, la géométrie vectorielle,
:ilisée au moins en 1320, comme en témoigne la pierre de
uen (4), fut-elle enseignée et transmise ? Dans quelle école,
sinon dans une loge maçonnique (43) ?
En 1326, le Pape condamne des gens qui se cachent pour
penser. En 1640, Desargues est attaqué pour avoir divulgué (3) la
géométrie des Tailleurs de Pierre, que les Compagnons débouchés
n de lan 1500 connaissaient peut-être encore mais dont la Loge n'était
plus le lieu où elle était enseignée.
n On peut se demander comment un mathématicien, homme
r- détude, confiné en son bureau, a pu connaître une science née
sur les chantiers des cathédrales, entre le temps de Vilard de
e Honecourt et celui de Colin de Berneval (6).

23
I,

Deux hommes, au demeurant fort différents, ont certainement


connu les secrets de géométrie et ce que l'album de Vilard peut
nous enseigner de la philosophie des constructeurs. Le premier
est Albert Durer (1471-1528), dont la plus grande part de l'oeuvre
gravé est imprégnée de symbolisme, particulièrement la planche
représentant la Mélancolie, représentant la Veuve découragée de
voir se disperser les hommes, les secrets, les outils du métier (5).
L'autre est Gaulée (1564-1642) dont l'un des titres scientifiques le
plus connu est d'avoir affirmé, face à l'Eglise, la rotation de la
Terre, mais dont rien dans ce qui subsiste de son oeuvre nous
permet d'y trouver une démonstration.

Pourtant cette démonstration existe, et c'est après l'avoir


reçue de la Tradition et analysée scientifiquement que Gaulée
découvrit l'isochronisme des faibles oscillations.

Voici comment : il faut, chaque fois que l'on construit un


bâtiment, placer en un point élevé, situé sur un axe de symétrie,
un fil à plomb. Ce fut fait dans la majorité des cathédrales, et dès
la mise en place des nervures de la nef centrale, on mit à l'aplomb
d'une clé de voûte le centre du labyrinthe. On peut remarquer que
dans la majorité des cathédrales, les labyrinthes furent détruits
par les chanoines, sauf à Chartres, dont la partie centrale fut
détruite avec tant de précautions qu'il n'en subsiste même pas un
croquis. En ce centre venait se placer la masse tendant le fil. Il est
bien évident que recevant même une faible impulsion, cette masse
se mettait à osciller. Il était alors facile de constater que la durée
des oscillations était constante, simplement en comparant les
battements du pendule avec la cadence des chants religieux exé-
cutés pendant les offices (24). Il était possible d'observer que la
rotation du plan d'oscillation s'effectuait toujours dans le même
sens et toujours à la même vitesse. Ce fait permettait aux maîtres
d'oeuvre et aux compagnons de connaître l'heure, en tout temps,
qu'il y ait du soleil ou qu'il n'y en ait pas.
Au-delà de cette simple connaissance, à la portée de tout indi-
vidu quelque peu observateur, et les Bâtisseurs ne faisaient point
défaut de cette qualité, il était possible pour un esprit scienti-
fique de conclure à la rotation de la Terre. Ce que fit Galilée, dont
on sait qu'il était fils de musicien, et qu'il passe pour être le fon-
dateur de la science expérimentale, Il étudia les lois du pendule,
celles de la chute des corps, mais tant de titres ne furent d'aucun
poids devant la haine que lui portaient les tenants de la Scolastique

24
-e lui pardonnèrent point les preuves expérimentales qu'il
-a à l'appui du système de Copernic et le laissèrent poLirrir
un cachot.

Ei 1646. un savant anglais de réputation mondiale, Elias Ash-


e (8) est reçu Franc-Maçon le 16 octobre. Cela apporte la preuve
-efutable qu'au XVII0 siècle en Angleterre un homme n'apparte-
ait pas au métier peut être reçu dans la corporation. Une preuve
plémentaire en est fournie par les Statuts de Ratisbonne, qui,
:ut au moins dans leur rédaction de 1628 (9), au plus tard, sont
en précis : On peut accepter dans la fraternité des gens exté-
eurs au Métier «. Il est, d'autre part, incontestable qu'il existait
es sociétés secrètes depuis 1326, et des témoignages font état
existence d'une société de Rose-Croix en 1623 (10).

On conserve le souvenir d'une condamnation du Compagnon-


et de ses rites par la Sorbonne en 1655. Il est juste d'observer
- :ette condamnation ne concerne que des pratiques, des rites de
:e:tion. mais que, à aucun moment il n'est question de secret
ètier. Il n'en sera partiellement question que sous Louis XIV,
- cans une ordonnance, il est précisé qu'après son élection le
aitre de la Compagnie des Maçons sera conduit devant le ser-
t oent du Châtelet où il prêtera serment, puis ensuite devant les
- itres du Métier qui lui donneront Le Trait Géométrique «. Mais
e ui-ci est connu depuis Desargues, il ne peut donc s'agir d'un
c:ret qui se serait transmis depuis le Moyen Age.

Le processus suivant peut donc être considéré comme proche


e la vérité.

Sur les chantiers des cathédrales, lieu de rencontre de la


-eorie et de la pratique, de la science expérimentale à ses débuts
e: de la philosophie aristotélicienne sur son déclin, on perçoit la
- e ssance de la technologie moderne la Géométrie descriptive,
cc la taille des pierres, le Calcul vectoriel avec la pierre de
=
:uen. la Chimie métallurgique avec la cémentation et la trempe
t : fer et de l'acier, la mécanique appliquée avec les engins de
cage (11) (12) (13) (14) (15).

A la fin du Moyen Age, les Maîtres d'oeuvre disparaissent. Ils


:it remplacés par les Architectes dont l'apparition sera marquée
:ar le retour aux procédés de constructions gréco-romains dont
Vitruve a donné toutes les recettes dans son magistral ouvrage.

25
Les Compagnons du métier vont conserver intacte leur technique
de taille des pierres ou stéréotomie (16).
Ce retour au classicisme » des constructeurs va provoquer
une sorte de scission dans la corporation.
Les Compagnons vont survivre en tant que groupement, mais
leur lien ne sera plus la grandeur de la tâche. Ils vont cesser de
regarder le ciel pour considérer les hommes et la Cité.
Il ne faut point dauber sur des hommes qui en baissant la
tête ne virent plus que le reflet des étoiles dans une assiette
de soupe. Ils furent les premiers à concevoir la solidarité humaine,
et ils en formuleront les lois d'application. C'est de leurs caisses
de secours et de l'obligation de visiter les malades que naîtra
la fonction d'hospitalier dans la Loge, que les obédiences élar-
giront à la dimension de caisses de secours à vocation générale
d'où, par la suite, procèderont les Compagnies d'Assurances, qui
se donneront toutes le nom d'une Loge.
Ensuite, viendront les Assurances sociales dont la première
forme fut expérimentée par les Francs-Maçons du Rite Ecossais
Ancien et Accepté en 1894. lI n'est que de relire les statuts de
la « Société de secours des Francs-Maçons 8, rue Puteaux à
Paris « pour en être convaincu (29).
Les Compagnons vivant, comme Villon le décrit, les registres
de police (18) seront témoins, sans discontinuer, du XVe au XIX»
siècle de leurs écarts de conduite, mais à aucun moment la pos-
session de leur part d'un secret scientifique n'apparaîtra (19) (20).
Seule une technique, presque un tour de main : Le Trait, forme
très élémentaire de Géométrie descriptive fort bien adapté au
tracé des charpentes de bois et à la taille des pierres (21) (22) (23)
forme le fond des secrets compagnonniques des deux branches
rivales : Les Enfants de Maître Jacques, ou Compagnons du
Devoir, toujours attachés au pèlerinage de Saint-Jacques de Com-
postelle, et les Enfants de Salomon, Compagnons du Devoir de
Liberté, ou Compagnons Etrangers, descendants des constructeurs
de forteresses en pays musulman (49).
Ces deux courants compagnonniques vont tant bien que mal
vivre côte à côte sur le chemin de Saint-Jacques, au moins jusqu'à
Saint-Gilles du Gard, et à la Sainte Baume (48).
Les Enfants de Salomon, roi juif, constructeur du Temple de
Jérusalem, vont être les supports de la tradition biblique, dont on
26

I
e -:rouvera maints témoignages dans le symbolisme maçonnique
partir de l'Empire.
L'autre courant du Compagnonnage va demeurer sur la terre
--e et continuer de cheminer en direction de l'Espagne, tout
s -oins jusqu'au XVIIIe siècle, car au XlXe siècle, Agricol Perdi-
e - -:-- limitera son Tour de France aux seules routes intérieures.
Pourtant c'est du voyage en Espagne que le Compagnonnage
a Dportera le symbolisme de l'Etoile, car, à l'aller, les Chemins
:e Saint-Jacques se réunissent en Espagne, en un petit bourg
e, :nt le nom est en espagnol La Estella « à partir duquel il
s existe qu'un seul chemin : El Camino Frances pour aboutir
saint-Jacques. Au retour, à partir de ce village, il faut toujours
r- :der '[toile, c'est-à-dire la Polaire, pour retourner en France.
e ' est donc Compagnon que celui qui après avoir suivi La Route
ii aix Etoiles « en se retournant connaît l'Etoile qui lui sert de
.jide. et lui permet de retourner à son point de départ.
e Pendant toute cette période couvrant approximativement la
s oériode qu'il est convenu d'appeler la Renaissance, les maîtres
e = uvre vont entrer en contact avec des savants vivant retirés
à : monde, en ermites de la science.
Sous couvert de l'alchimie ils vont faire progresser la science
S .Dérimentale, et la science appliquée, par exemple les techni-
< :s de calcul (44), réalisant la liaison entre les mathématiques
:éalistes héritées des Grecs et les applications pratiques permet-
:ant dobtenir un résultat déterminé d'avance,
En assimilant des forces à des grandeurs, ils vont transformer
s mathématiques (45), la géométrie (46), la mécanique (47), pour
faire des éléments de culture (28) empiétant ainsi sur le do-
u aine jusqu'alors réservé à la Scolastique et à ces messieurs de
1-
Sorbonne.
e De très grandes découvertes résulteront de cette conjonc-
tion des maîtres d'oeuvre et des savants (40), mais, l'exemple de
Galilée étant là pour rendre prudent, elles ne seront connues
:j'aux alentours du XVII" siècle (41) (42) (44).
a
Ils vont donc oeuvrer à l'abri d'une science officielle l'Alchi-
:

e, qui justement ne prendra son essor et l'aspect que la litté-


e -ature moderne lui a donné qu'à partir de la fin du XV" siècle et
'n fournira au monde savant la théorie du phlogistique dont l'écroule-

27

I
ment sera le fait de la méthode expérimentale introduite dans
l'analyse des phénomènes physiques par Lavoisier.
Contrairement à une opinion trop répandue, l'Alchimie ne fait
jamais appel à la magie, mais demeure constamment dans le
domaine expérimental. Aucun alchimiste même parmi les religieux,
et il en fut, à commencer par au moins un pape, Jean XXII, ne fait
appel à la prière pour obtenir un résultat.
Entre les Alchimistes des rencontres s'organiseront, des liens
ne manqueront pas de se nouer, des groupes manifesteront leur
existence (31), certains de façon particulièrement éphémère (32)
(33).

Il. LA RESURGENCE DES LOGES

Quel rôle ont pu jouer des organisations point tellement secrè-


tes puisqu'elles ont laissé des traces (55) I'
: Achriston « des
humanistes de la Renaissance, I' Agla des imprimeurs (50), de
même que les premières assemblées des protestants dans les-
quelles nous retroLiverons Jean Valentin Andrea, I' Inventeur
de la Fraternité des Rose-Croix, Michel Maier, Robert Fludd (25)
(26), alchimistes célèbres.
Agrippa de Nettesheim (Cologne 1486 - Grenoble 1534) orga-
nisa une société secrète en France La Communauté des Mages
vers 1500 (56). Cela pourrait bien nous donner le maillon man-
quant dans la chaîne qui relie la transmission des connaissances
expérimentales du Moyen Age à la science utilitaire de la Renais-
sance (27).
Où se sont donc rencontrés ces savants, en dehors de toute
considération religieuse ? Certainement pas à la Sorbonne, qui
obligea Albert le Grand d'enseigner sur une place. A titre d'hy-
pothèse de travail on pourrait retenir le Collège de France qui,
à partir de sa fondation en 1530, exercera une influence réelle sur
la diffusion des idées modernes.
Pendant cette période, en Angleterre, survivent des Loges
fondées au Moyen Age, en grande part par des Maîtres d'oeuvre
français. Les registres conservés au moins depuis 1599 pour la
Loge d'Edimbourg font état de la présence dans la Franc-Maçon-
rie anglaise de gens n'appartenant pas au métier, et ce sont les

28
s Loges écossaises qui vont, les premières, devenir spéculatives. Or,
nous savons que la présence des [cossais en France se manifeste
dès le XVlI siècle, tant à Saint-Germain-en-Laye qu'à Aubigny-sur-
it 'e-e dont la Loge sera inscrite officiellement sur les registres de
e Grande Loge d'Angleterre en 1735, alors que la création de la
K,
-ande Loge dEcosse date de l'année suivante, le 30 novembre
it à [dimbourg.
Louis XIV meurt en 1715, l'Europe peut enfin relever la tête.
s L-:leterre la première va tenter de s'implanter partout où ses
ts commerciaux devront être défendus.
En 1723, paraît le Livre des Constitutions », charte maçon-
:ue élaborée par des partisans d'une expansion économique et
itique de l'Angleterre dont la lutte contre les .. Ancient « du rite
ork, de tendance isolationniste, ne prendra fin qu'en 1813,
la fondation de la Grande Loge Unie d'Angleterre, lorsque lEu-
pourra de nouveau relever la tête après la chute de Napoléon.
Cette fusion intéressera les Loges Anciennes et Modernes
dont on pourra suivre le développement au fur et à mesure
e etablissement de comptoirs anglais dans les colonies.
En réalité, comme le fait apparaître le « Tableau gravé des
(34), la nouvelle obédience va se trouver partout dans
e monde où le commerce britannique s'implantera « Les Anglais
les Hollandais, zélés partisans de cette société, l'ont portée
cc leur commerce dans les régions les plus éloignées, de sorte
il y a des Francs-Maçons à Constantinople et dans toutes les
1- :ielles du Levant, dans les Indes, à la Chine, même jusque dans
s e Japon. (64). Le Lloyd's, l'une des principales compagnies d'as-
-ances du monde fut créée en 1716.
Entre 1720 et 1736, la France va se couvrir de Loges maçon-
e - = es de type anglais qui pour autant n'adopteront pas la Réforme
-esteront catholiques romaines.
Faisant le compte, en 16 ans, il va se trouver en France plus
ir maçons qu'une seule obédience aurait pu en créer, ce qui pose
question de savoir d'où venaient ces nouveaux maçons et ces
velles loges dans lesquelles on trouve des survivances de
ejmétrie opérative, alors qu'il n'y avait aucun homme de métier
e = s les Loges Françaises, où l'on rencontrait des nobles, des
a iriers (comme en 1326) des banquiers, des diplomates, des
1 rimeurs. des juristes, mais pas un homme de l'art, ce qui
d difficile l'explication de la présence du tapis de Loge, inconnu

29
en Angleterre. Le ruban y est bleu, comme en France, mais ne
présente pas tout à fait la même forme.
Le ruban bleu et rouge, du Rite Ecossais Ancien et Accepté,
est d'origine française, datant de l'union entre le Chapitre de Cler-
mont et la Grande Loge de France à laquelle il vint s'agréger en
1772 (8) tout en conservant sa personnalité en plaçant le ruban
bleu des Chevaliers du Saint-Esprit, adopté par l'ancienne Grande
Loge, sur le ruban rouge du Chapitre de Clermont donnant ainsi
naissance au ruban actuel.
Pour ce qui concerne le tapis, il faut convenir que la forme
sous laquelle nous le connaissons est relativement moderne, car,
aux premiers temps de la maçonnerie française, il était tracé à
la craie sur le sol (18). Or, il s'agit bien là d'une survivance opéra-
tive, ainsi que d'une pratique du Compagnonnage. La question se
pose de savoir, pourquoi, en Angleterre, les Loges d'hommes
du métier n'ayant accepté que vers le XVII0 siècle des gens n'ap-
partenant pas à la profession, on ne retrouve rien d'opératif dans
les rituels anglais.
La présence d'éléments géométriques dans le rituel des Loges
françaises milite en faveur de la thèse d'une survivance autoch-
tone de la maçonnerie des cathédrales.
Un élément du tableau d'apprenti semble apporter un argu-
ment en faveur de cette thèse La Pierre Cubique à Pointe «.
Cette dénomination ne peut que surprendre car dans aucun texte,
aucune mention ne permet d'affirmer qu'il s'agit bien d'une pierre.
I
Par contre, on trouve dans un ouvrage (65) le même dessin repré-
sentant le « Pavillon à Toit Carré « dont un modèle typique est
fourni par les cabanes de cantonniers se trouvant en bordure des
routes. Leur charpente est exécutée suivant le Trait « par un
procédé très simple (37) (23). On trouve également dans un
ouvrage consacré à l'histoire de la Franc-Maçonnerie (66) la repro-
duction d'une gravure du XVllle siècle dans laquelle on distingue la
hache posée sur la seule charpente du pavillon il ne peut donc
;

s'agir d'une pierre.


Pour fabriquer cette charpente, on trace sur le sol un penta-
gone régulier, et on réalise seulement quatre des cinq panneaux.
En les réunissant on obtient bien les quatre panneaux d'un toit. I
Ce dessin n'est autre qu'un moyen mnémotechnique.
Nous retrouvons là un élément opératif antérieur à la date
d'introduction de la maçonnerie en France. Un autre élément est
30
e = :nstitué par l'allumage des flambeaux, pratique rituelle dont
:-igine est à rechercher dans les textes anciens, mais dont on
peut s'empêcher d'observer que la valeLir symbolique est la
r-
-- me que celle du feu autour duquel se rassemblent les voya-
n
:Jrs. Là, en cette pratique, semble résider la différence fonda-
n
-entale entre les deux rites. Le Rite Ecossais est ambulatoire,
e
tre, le Rite Anglais, est statique, sédentaire. Le premier pré-
e-,te un caractère tribal, expliquant la forte proportion qu'il recèle
gens voyageant par nécessité professionnelle, artistes, repré-
-itants, exilés, reconstituant un coin de la mère patrie, le second
e :ssemble en majorité des sédentaires, notables provinciaux, admi-
r, stratifs, militaires de carrière, enseignants, compensant leur ins-
à :ilité fonctionnelle par une stabilité personnelle. Le premier ras-
- mble des hommes d'action proches de leurs semblables, créa-
rs en 1885 de la Sécurité sociale (52), le second a formé des
s :miriistrateurs ayant créé sous la Restauration les sociétés d'as-
-ances modernes et par là même tenté d'améliorer la Cité.
5
Les deux rites ne sont pas opposés, mais complémentaires,
:rnme le Droit Coutumier et le Droit Ecrit.

n-

J- CONCLUSION
o

Aucun texte ne permet de faire remonter l'histoire de la Franc-


Yaçonnerie au-delà du début du Moyen Age. Force est donc de
nclure qu'elle est née sur les chantiers des cathédrales.
Elle fut la première école technique, alliant la théorie et la
ratique, formant un corps d'ingénieurs et créant de toutes pièces
me société de secours mutuels.
Larrêt des constructions gothiques provoque une scission qui
séparer les maîtres d'oeuvre, éléments instruits, qui vont
-rer en contact avec les savants de l'époque par l'intermédiaire
a- imprimeurs, seuls véhicules de la science et de la technolo-
x. et es compagnons charpentiers ainsi que les tailleurs de
t. auxquels vont s'agréger par la suite les autres corps de
ers.
:e Les intellectuels, dépositaires de la technologie, ne trouveront
tres moyens de communiquer qu'en se rassemblant par petits

31
I

groupes, fondant des sociétés souvent secrètes, toujours éphé-


mères, dont l'échange de correspondances personnelles sera la
seule preuve d'existence.
Dans la majorité des cas, elles procèderont les unes des
autres, se transmettant leurs connaissances en marge de la science
officielle, jusqu'à ce qu'une forme d'organisation créée à l'étran-
ger en permette la libre expression.
Dès le début, il y a opposition, puis rupture, entre la forme
de Maçonnerie importée de Londres, et une forme originale, natio-
nale, apparaissant comme une résurgence d'une ancienne tradi-
tion autochtone.

32
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34
Charles BAUDELAIRE

Tout a été dit, tout a été écrit sur ce génial penseur, sur ce
anifique découvreur qui s'est battu pour Listz, Wagner, Corot,
t, Courbet, Delacroix, Daumier. Mais on a tracé de celui POLIT
art était aussi nécessaire que le pain bien des portraits exa-
-as. Baudelaire flOUS appartient encore il reste ce poète, ce cri-
dont l'influence reste indéniable sur notre époque, puisque
particulièrement les surréalistes avec André Breton, ont mis
.'idence ses intuitions de la poésie contemporaine

ux,
LE MILIEU FAMILIAL

Baudelaire est né dans un milieu très bourgeois il voit le


;

:ur le 9 avril 1821, rue Hautefeuille à Paris. Sa maison natale


existe plus elle se trouverait sensiblement à l'emplacement
;

:tuel de la librairie Hachette, Boulevard Saint-Germain Bap-


sé le 7 juin 1821 à Saint-Sulpice, le 10 février 1827 il perd son
:ere François cet ancien chef des bureaux du Sénat a trente-
:jatre ans de plus que son épouse. Le 8 novembre 1828, Madame
euve Baudelaire se remarie avec le chef de bataillon Jacques
..jpick né à Gravelines le 28 février 1789. Les commentateurs ont
sisté sur l'inimité des deux hommes. Cependant Baudelaire n'a
as toujours détesté son beau-père il l'a nommé Mon ami «,
a estimé son esprit comme on peut le voir par la lettre du 16 juillet
1839 écrite à sa mère ou par celle du 12 août 1839 où il a félicité
son beau-père pour son avancement.
Ce n'est qu'en 1841 que ces deux caractères s'affrontent et
en mai de cette même année, Aupick fait embarquer à Bordeaux
ce jeune turbulent le voilier part à destination de Calcutta Bau-
:

delaire y acquiert son goût d'exotisme.

35
Revenu en février 1842 de son voyage à l'île Maurice, Baude-
laire atteint sa majorité le 9 avril il entre alors en possession de
l'héritage paternel, resté indivis entre lui et son frère Claude
il touche un capital d'environ 75 000 F (il ne s'entend guère avec
son demi-frère qui, magistrat à Fontainebleau, y meurt le 23 jan-
vier 1862).
Ce n'est cependant qu'en septembre 1844 que le beau-père,
las de la conduite de ce fils qu'il aurait voulu voir évoluer diffé-
remment, se décide à faire donner un conseil judiciaire en la per-
sonne de Narcisse-Désiré Ancelle, notaire à Neuilly.
Ses parents ont le désir de sauvegarder cet héritage, de per.
mettre à Charles de vivre par ses petites rentes sans ce conseil
judiciaire l'argent laissé par son père François aurait très vite
disparu. Toute sa vie Baudelaire recherche des subsides cons-
tamment il emprunte des petites sommes à ses amis, se fait
pressant auprès de sa mère afin d'en retirer quelque bénéfice.
La sagesse mondaine «, selon l'expression de sa mère et du
général Aupick, aurait été très certainement que leur fils Charles ne
s'acharne pas à poursuivre un vain idéal, qu'il se mette réellement
au travail au lieu de vivre dans l'oisiveté, en compagnie d'une
bohème tapageuse et d'une étrange compagne, une mulâtresse
se disant Jeanne Lemer, ou Jeanne Prosper, ou Jeanne Duval.
Mais Charles a détesté la ' morale de comptoir '» de la
bourgeoisie. Et cependant grâce à sa nonchalance apparente, à son
refus de se plier à une situation bien établie, nous bénéficions
aujourd'hui d'une oeuvre considérable, sans doute assez mince par
le nombre de volumes publiés, mais dont l'intérêt n'a cessé de
croître par la pureté et la valeur intrinsèque de cette pensée.
Il ne faut pas exagérer l'agressivité du général Aupick, qui a été
un parfait soldat et qui a su s'élever grâce à son propre travail
puisque tout enfant il a perdu ses parents d'origine irlandaise et
qu'il a été élevé par la famille de Louis Baudard, juge de paix
à Gravelines. Général, il commande ensuite 'Ecole Polytechnique
puis grâce à Lamartine il est nommé ambassadeur à Constantinople
(8 avril 1838), puis à Madrid (1852). Jacques Crepet campe cette
silhouette : Eh bien ! non, ce n'était ni un ogre, ni un sot, ni
une vieille baderne, mais simplement un brave soldat un peu
strict sur ses idées, sanglé dans sa droiture comme dans son
uniforme et la main prompte à atteindre son épée .

On ne peut que regretter l'incompréhension mutuelle de ces


deux hommes.

36
LE NON-CONFORMISME
le
Charles Baudelaire a été soumis à toutes les contradictions
sest révolté contre ce monde de la bourgeoisie en conservant
n-
:i goût de l'équilibre et de l'honneur. Pour afficher son cynisme,
-ône le dandysme, cette nouvelle façon de vivre qui lui
e, --et d'avoir une façade. Baudelaire porte un masque. Pourquoi
e- besoin d'écrire à son beau-père en mission à Constantinople,
r- :écembre 1848 : Actuellement à vingt-huit ans, moins quatre
avec une immense ambition poétique, moi séparé à tout
r s du monde honorable par mes goûts et par mes principes,
-porte si aboutissant mes rêves littéraires, j'accomplis de
te
E jri devoir, ou ce que je crois un devoir au grand détriment
s-
-E dées vulgaires d'honneur, d'argent, de fortune «. Baudelaire
it pas voulu se plier au conformisme, il a lutté non pas contre
e.
ui était établi, mais contre tout ce qui était faux, falsifié
--e tout ce qui recevait des honneurs et n'en méritait pas.
lu :laire est resté sincère et pur et comme le note Armand
i son oeuvre est une vocifération contre les turpitudes
«
nt nes

se Dans les salons de 1846 il a ainsi exalté Delacroix, alors très


cuté. mais il a éreinté Horace Vernet, membre de l'institut
Directeur de I'Ecole de Rome
la

is
ar LE PROCES
le
Mais cet odieux procès des Fleurs du Mal dû principale-
té -ent aux maladroits articles de Gustave Bourdin et de J. Habans
:ais les numéros du Figaro des 5 et 12 juillet 1857 a contribué
et faire à ce poète un spécialiste de la perversité prêtant à tous
ix malentendus et à l'incompréhension générale.
e
le Ces six poèmes (Le Lethé, Les Bijoux, Lesbos, Femmes Dam-
te -es. A celle qui est trop gaie, Les Métamorphoses du vampire)
ni - comptent parmi les plus beaux du recueil, donnent lieu à
-s rééditions colportées sous le manteau et dont les illustra-
)r :s manquent le plus souvent de goût.
Le livre est sorti le 11 juillet 1857 des Presses de Poulet-
assis - qui a eu pour emblème le caducée, l'éditeur étant
associé à Eugène De Broise et le 20 août il comparait
37
devant la 6 Chambre correctionnelle présidée par Dupaty. La
belle plaidoirie de M Chaix d'Est-Ange ne peut rien contre le
réquisitoire de Me Ernest Pinard qui la même année a actionné
contre Madame Bovary. Aupick n'a pu connaître ces nouvelles
tribulations puisqu'il est mort le 18 avril 1857. Charles Baudelaire
s'est alors rapproché de sa mère et a affirmé toute la puissance
de son amour filial durant des heures très douloureuses pour lui.
La première édition des Fleurs du Mal doit être vendue au
rabais, mais en 1861 paraît cependant la seconde édition. Les
Pièces condamnées sont réunies en volume, séparément, à
Bruxelles en 1869. Plus tard, une tolérance permet à nouveau de
les inclure dans les éditions des Fleurs du Mal alors que le
jugement du Tribunal de la Seine les a proscrites.

LA REHABILITATION DES FLEURS DU MAL

En 1949 la Société des Gens de Lettres de France a demandé


l'application de la loi du 25 septembre 1946 et c'est ainsi que le
31 mai 1949 la Cour de Cassation a réformé le premier jugement
et a réhabilité Les Fleurs du Mal.
A près de cent ans d'intervalle devait-on donner de l'impor-
tance à une sottise que l'on oubliait ? A-t-on réparé un outrage
fait à un homme qLii a écrit avec sa vie, avec son sang une oeuvre
qui est restée longtemps incomprise ? Baudelaire a souffert le
mépris que lui importe maintenant dans sa tombe que d'autres
;

hommes rachètent une opprobe ? Ce jugement au demeurant


tente plus de réhabiliter les juges et une époque que Baudelaire
lui-même, qui, trop grand, reste au dessus de nos lois et de
nos plates suspicions.

LE DANDYSME

Il ne faut pas voir Baudelaire sous la seule apparence de cet


homme au regard perçant, au front large et lumineux, à l'aspect
sévère et glacial. Il est vrai que son oeuvre est empreinte du
sentiment de la solitude, du spleen, mais le jeune Baudelaire a
aimé la toilette, le confort de son appartement coquet dans lequel
il voulait donner l'illusion de vivre en dilettante blasé.

38
En poète, dans sa recherche de la forme littéraire il a imaginé
son climat, transformant poétiquement sa vie, ses amours, sa
pensée les commentateurs ont pris à la lettre ses écrits litté-
raires, pensant que l'auteur avait tout dévoilé. A la base nous
retrouvons un événement réel, mais grâce au travail alchimique
de Baudelaire tout prend une autre coloration.
Dans Mon coeur mis à nu il se dépeint partiellement « Mal- :

gré la famille, et au milieu des camarades, surtout - sentiment


de destinée éternellement solitaire «, mais il ajoute immédiate-
ment Cependant goût très vif de la vie et du plaisir ».
Dans ses Journaux intimes, ses notes sur l'amour, par leur
brièveté, leur sécheresse ressemblent à des observations cli-
niques « :Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de
pédéraste '. Les nations n'ont de grands hommes que malgré
elles «. L'amour ressemble « à une torture ou à une opération
chirurgicale « Dans Fusées XX : « Une foule de petites jouis-
sances composent le bonheur « « C'est dans le mal que se
trouve toute volupté «.
Autant de fusées, autant de boutades, autant de paradoxes.
Pour comprendre une partie de ce caractère complexe, lisons ses
Curiosités esthétiques Au chapitre 13 « Le peintre de la vie
Moderne le paragraphe IX est consacré au dandy. Il faut là encore
,

faire la part de tout ce qui est voulu, calculé chez Baudelaire,


mais cependant quelques phrases peuvent nous laisser apparaître
ce qu'a recherché avec acuité ce prodigieux inventeur
C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité,
contenu dans les limites extérieures des convenances. C'est
une espèce de culte de soi-même qui peut survivre à la recherche
du bonheur à trouver dans autrui... C'est le plaisir d'étonner et
la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné
Il affirme que le dandysme confine au spiritualisme et
au stoïcisme, et voici le mot lâché : « que le dandy ne peut jamais
être un homme vulgaire ».
Cet être élevé dans les sentiments les plus nobles, veut
se révolter contre les institutions, il veut être en marge de la
société, il veut incarner un Arthur Rimbaud qui ne pourra que
se réclamer de lui, mais du dandysme il est obligé d'en faire
une sorte de religion car il ne peut parvenir à détruire l'ordre
établi ; il le remplace donc par quelque chose d'autre, cependant

39
fort proche de tout ce qu'on lui a appris : C'est une gymnastique
propre à fortifier la volonté et à discipliner l'âme «.
Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans
l'air froid qui vient de l'inébranlable résolution de ne pas être
ému on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais
qui ne veut pas rayonner «.
La misogynie de Baudelaire est feinte il s'en sert littéraire-
ment dans Fusée, dans Mon coeur mis à nu, sans doute pour
épater le bourgeois « mais aussi parce qu'il aime le paradoxe
et qu'il veut briller dans les salons. Près de Madame Sabatier,
cette belle Présidente, il parle en jetant les gemmes de son esprit,
parfois avec quelque brutalité envers quelques faux génies qui ne
comprennent rien à l'humour étincelant et critique de Baudelaire.
Jeune il a aimé le bal (Lettre à sa mère du 22 novembre
1833), il a joué la comédie, et le portrait dressé par de Banville
le dépeint largement : Baudelaire était partout et en toute
occasion un incomparable charmeur, sachant amuser les femmes,
les toucher par son respect, en même temps qu'il tenait leur
esprit en éveil par des idées des plus étrangement féminines,
et sachant aussi ravir les hommes par ses hardiesses de pensées,
dues au mépris de toute convention et une absolue sincérité... «.
Ce n'est donc pas en prenant à la lettre les écrits de Baudelaire
que l'on parvient à se faire une idée précise de son caractère.
I! a horreur de « prostituer les choses intimes de famille « (lettre
du 11 janvier 1858). Des commentateurs ont été jusqu'à recher-
cher la véritable influence de l'opium sur Charles Baudelaire
alors que son expérience est surtout littéraire d'autres ont
émis des opinions ingénieuses sur l'importance et la grosseur
des seins de sa maîtresse Jeanne Duval. C'est mal comprendre
le processus poétique où un événement de la vie quotidienne peut
provoquer le choc créateur, mais aussi tout est transformé, modi-
fié, sublimé selon l'humeur de l'auteur.
Baudelaire le révolté, postule le fauteuil de Lacordaire à
l'Académie Française en décembre 1861 (le fauteuil de Scribe
est aussi vacant). Il faut toute l'insistance de ses amis pour que
le poète retire sa candidature le 10 février 1862 alors que dans
Mon coeur mis à nu, il a écrit à propos de la Légion d'honneur
Celui qui demande la croix a l'air de dire si l'on ne me
:

décore pas pour avoir fait mon devoir, je ne recommencerai plus.


- Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer ? S'il n'en a
40
F

pas, on peut le décorer, parce que cela lui donnera un lustre.


Consentir à être décoré, c'est reconnaître à l'Etat ou au prince le
droit de vous juger, de vous illustrer etc... D'ailleurs, si ce n'est
l'orgueil, l'humilité chrétienne défend la croix
Baudelaire s'est enfermé dans son système, et ses profondes
t déceptions ne sont que celles d'autres artistes : aux profonds
abattements succèdent heureusement des heures paradisiaques.
Il a voulu être le propre reflet d'un portrait qu'il a façonné ; replié
sur lui-même il n'a pas voulu dévoiler le fond de son âme. Comme
Gérard de Nerval il transcende ses propres sentiments, il a
horreur de les mettre à la portée de tous il altère ce qu'il est.
;

Il porte un masque. Malgré les nombreux commentaires sur sa


vie amoureuse nous savons en somme fort peu de chose pour- :

quoi ne pas respecter la vision qu'il a voulu nous en laisser ?

LES INFLUENCES

Nous pouvons rechercher comment il a su créer sa pensée,


son métier, son style. Nous songeons immédiatement à l'influence
d'Edgar Poe et il est indéniable que Baudelaire a reçu un choc
lorsque le 27 janvier 1847 il lut dans la Démocratie Pacifique Le
Chat Noir traduit par Mme Isabelle Meunier.
(Il ne semble pas qu'il ait eu connaissance de la traduction
d'Aphonse Borghers le Scarabée d'or paru dans la Revue Britan-
nique en novembre 1845).
Mais au demeurant il a trouvé en Poe l'intellectuel auquel
il rêvait. Ses propres aspirations il les retrouve ainsi matériali-
sées par un autre. li est séduit par la logique mathématique du
poète américain il est enthousiaste envers ces textes où
l'apport psychologique s'enchaîne dans une analyse implacable
et logique. Baudelaire, le sensuel, aime l'étrange, le surnaturel,
l'imaginaire. Il a horreur des longs développements, des inci-
dentes, tout ce que pratique en fait le romantisme qu'il ne veut
pas imiter, car il ne peut être à la remorque de ses devanciers
de génie tels Victor Hugo, Lamartine ou Vigny. Poe lui-même a
dû réagir contre Wordsworth, Coleridge ou Shelley. Dans son
projet de préface aux Fleurs du Mal, Baudelaire prend position
fort nettement « Des poètes illustres s'étaient partagés depuis
:

longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique...


je ferai donc autre chose,

41
Grâce à cette réaction bien légitime Baudelaire non seulement
donne audience à Poe mais il influence aussi tout le roman
moderne
C'est pourquoi je ne puis souscrire entièrement à la pensée
de Paul Valéry qui dans une admirable préface aux Fleurs du
Mal parue chez Payot en 1933 affirme
Le démon de la lucidité, le génie de l'analyse, et l'inventeur
des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la
logique avec l'imagination, de la mysticité avec le calcul, le psy-
chologue de l'exception, l'ingénieur littéraire qui approfondit et
utilise toutes les ressources de l'art, lui apparaissent en Edgar
Poe et l'émerveillent. Tant de vues originales et de promesses
extraordinaires l'ensorcellent. Son talent en est transformé, sa
destinée en est magnifiquement changée ».
II faut en effet se souvenir qu'en 1847 Baudelaire a déjà écrit
bien des poèmes, qu'il a affirmé son goût pour Tes sujets maca-
bres, pour le spleen, et l'horreur de soi-même
Ses Conseils aux Jeunes Littérateurs en 1846 mentionnent
qu'aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard
ou à l'intuition, tout comme Poe le dit dans la Genèse d'un poème
(publié en avril 1859 dans la Revue Française)
Déjà Baudelaire en pariant de Delacroix pense « qu'il n'y a
a pas de hasard dans l'art, non plus qu'en mécanique ; une chose
heureusement trouvée est la simple conséquence d'un bon rai-
sonnement, dont on a quelquefois sauté les déductions intermé-
diaires
Ces deux poètes, si proches par leur pensée. vivent un même
mouvement intellectuel ; s'ils veulent survivre, ils doivent innover
après leurs grands aînés aux talents encombrants ; tous deux
ressentent l'influence de la science, et recherchent l'art pour
l'art. D'autres auteurs, en même temps que Baudelaire ont pris
connaissance de l'oeuvre américaine sans en être frappés, car leurs
tempéraments différaient. Il convient de parier d'une affinité
entre les deux hommes et non plus d'une influence formelle. Sans
doute Poe a-t-il permis à Baudelaire de prendre plus rapidement
conscience de lui-même et nous devons reconnaître une empreinte
psychologique sur un idéal de vie. Poe renforce les sentiments
de Baudelaire et permet leur cristallisation,
Les véritables influences sont plus lointaines nous en
:

retrouvons les mêmes échos sur les deux hommes,


42
Baudelaire prend l'allitération et l'assonance, ces artifices de
versification, chez Sainte-Beuve, lui-même épris des Lakistes
anglais, et plus particulièrement de Coleridge bien connu par Poe.
Le goût de l'horrible et du macabre est dans Ann Radcliffe et
dans Lews, auteurs pratiqués par nos deux hommes et l'on ne
peut passer sous silence l'importance de Thomas de Ouincey cet
ardent défenseur de la Faculté divine et mystérieuse de rêve-
rie

LA THEORIE DES CORRESPONDANCES


ET L'ESOTERISME

On a souvent parlé de cette théorie des correspondances


chère à Baudelaire, puis à Rimbaud, préconisée par Poe Là
encore les deux poètes connaissaient l'Economie du Règne Animal
de Swedenborg où l'on trouve ces principes qui conduisent vers
a vie éternelle. Il faudrait parler enfin de la profonde influence de
l'illuminisme, de Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe
inconnu '» et de l'abbé Constant qui sous le pseudonyme d'Eliphas
Levi devait faire paraître le Rituel de Haute Magie. Or Louis
Menard, un bien curieux esprit, ami de Baudelaire, s'est adonné
aux sciences occultes et peut-être est-ce pour ces raisons que
Samuel Cramer, le héros de la Fanfarlo lit le vieil illuminé suédois.
De Maistre l'influence et Baudelaire lecteur de la Kabbale com-
prend alors le langage des fleurs et des choses muettes
il parle souvent de magie et bien des poèmes (Don Juan aux
enfers, la Vie Antérieure etc...) reflètent des préoccupations éso-
tériques. Pour Baudelaire la prière est une évocation magique et
rsqu'il parle de Satan on pense au langage d'un initié, ce qui
permet de mieux comprendre ce
O mon cher Belzebuth je t'adore I

ion veut s'accorder sur la hiérarchie des puissances infernales


Ion les théories martinistes ou occultes. Les incantations magi-
mies de Baudelaire lient, unissent les isolés avides de la même
iête spirituelle. Cette morale de l'effort, cette essence transcen-
e. diffèrent par leur recherche intérieure du dandysme, école
sentiment de l'affectation extérieure. Baudelaire a recherché
pouvoirs par le jeu d'une magie incantatoire, verbale et
kkée. Nexagérons pas l'âme mystique de Baudelaire qui n'a
afleurs pas voulu dévoiler sa pensée religieuse, préchrétienne
43
pourrait-on dire - mais retenons cependant sa célèbre prière qui
peut se référer à une conscience mythique puisqu'il évoque
l'essence invisible des ancêtres disparus afin que lui-même
devienne un grand poète
Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute
force et de toute justice à mon père, à Manette et à Poe, comme
intercesseurs
Son père, sa vieille servante au grand coeur et un poète
qu'il n'a pas connu - une trinité bien Baudelairienne.
Ainsi ne parlons pas de son satanisme, étiquette placée trop
commodément sur une oeuvre qui se réfère au paganisme, à la
connaissance initiale, qui en possède l'esthétique et qui reflète
bien le sentiment d'éternité et de plénitude dans une conscience
cosmique.
Dans cette oeuvre de l'ambivalence n'oublions pas cette dra-
matique tristesse, ce repentir après le péché originel. En insurgé
Baudelaire a voulu savoir pourquoi l'homme était damné, pourquoi
Dieu avait permis ce désordre ; alors il dénonce notre monde
cette société sue le crime le journal, la muraille et le visage
:

de l'homme «. Voilà le drame de l'immortalité.

SA RECHERCHE

Sans doute Baudelaire n'a-t-il pas la valeur logique de Poe,


mais ses jugements sont motivés et malgré les difficultés atta-
chées à la critique d'art il a su exprimer des idées révolution-
naires, encore valables de nos jours. La poésie baudelairienne,
avec ses arabesques et son harmonie à la ligne très pure, ne
contient plus de leçons d'histoire, de science, de morale, de
politique celles-ci restant dans le domaine de la prose.
Il y a dans les meilleurs vers de Baudelaire, une combinai-
son de chair et d'esprit, un mélange de solennité, de chaleur et
d'amertume, d'éternité et d'intimité, une alliance rarissime de la
volonté avec l'harmonie, qui les distinguent nettement des vers
romantiques comme ils les distinguent nettement des vers par-
nassiens « - (Paul Valéry). Baudelaire n'a jamais exposé avec
netteté sa théorie, mais par son harmonie on découvre que
44
tout est nombre, que les couleurs sont des symboles, que les
Sons et parfums ont une valeur magique.
Grâce à ses dons exceptionnels servis par une intelligence
critique peu commune, par la curiosité de son esprit, Baudelaire
a su créer une émulation sans précédent. Sa vie a été très courte,
son oeuvre est peu importante et cependant ce seul petit volume
Les Fleurs du Mal provoque une rupture. Le poète sans le vouloir
forme une école la poésie s'engage dans une nouvelle voie,
;

et le Spleen de Paris confirme ce tournant décisif. La recherche


poétique bifurque grâce à Baudelaire.
Ce génie qui a tant fait pour la gloire de Poe est cependant
resté longtemps méconnu. Il doit fuir ses créanciers, forcer les
portes des journaux, des revues, des éditeurs pour avoir quelque
avance il doit quémander à sa mère qu'il adore Il se réfugie
en Belgique le 24 avril 1864 à la recherche de conférences un :

projet sans lendemain, le succès étant médiocre et les honoraires


bien inférieurs à ceux qu'on lui avait promis.
Heureusement dans cette sorte d'exil il subit la jovialité et
l'aide précieuse de Poulet-Malassis, cet ami réactionnaire connu
lors des déportations de juin 48. L'éditeur a dû fuir en Belgique;
il loge à Bruxelles dans une petite maison dont l'adresse reste
à notre mémoire grâce à l'épitre en vers du poète du Spleen
de Paris.
Monsieur Auguste Malassis
Rue de Mercelis
Numéro Trente-cinq bis
Dans le faubourg d'lxelles,
BRUXEL LES
Malgré son ' talent désagréable et impopulaire (lettre du
23 décembre 1865), de son hôtel du Grand Miroir à Bruxelles il
écrit à sa mère le 11 février 1865
Je suis convaincu, - tu trouveras peut-être mon orgueil
bien grand - que, si peu d'ouvrages que je laisse, ils se vendront
fort bien après ma mort... Je ne rêve plus la fortune. Je ne rêve
que le paiement de mes dettes, et de pouvoir faire une ving-
taine de volumes... «. Je ne sais combien de fois tu m'as
parlé de ma facilité. C'est un terme très usité, qui n'est guère
applicable qu'aux esprits superficiels Facilité de concevoir ?
ou facilité à exprimer ? Je n'ai jamais eu ni l'une ni l'autre, et
45
il doit sauter aux yeux que le peu que j'ai fait est le résultat
d'un travail très douloureux «.
Mais ne conviendrait-il pas aussi de transcrire sa magnifique
lettre du 1 janvier 1865 où l'on découvre son profond sentiment
filial et enfin bien des traits cachés de son caractère intime
J'ai l'esprit plein d'idées funèbres. Comme il est difficile
de faire son devoir tous les jours sans interruption aucune
Comme il est difficile, non pas de penser un livre, mais de l'écrire
sans lassitude enfin d'avoir du courage tous les jours
Combien de fois me suis-je dit : Malgré mes nerfs, malgré le
mauvais temps, malgré mes terreurs, malgré les créanciers, mal-
gré l'ennui de la solitude, voyons, courage Le résultat fructueux
viendra peut-être » ....Aurai-je e temps (en supposant que j'en
aie le courage) de réparer tout ce que j'ai à réparer ? Si j'étais
sûr de cela ? C'est là pour moi maintenant une idée fixe, l'idée de
la mort, non pas accompagnée de terreurs niaises j'ai tant
souffert déjà et j'ai été si puni que je crois que beaucoup de
choses peuvent m'être pardonnnées, mais cependant haïssable
parce qu'elle mettrait tous mes projets à néant, et parce que
je n'ai pas exécuté encore le tiers de ce que j'ai à faire dans
ce monde «.
Dans le Guigon (Le Speen de Paris) il confirme sa pensée
L'art est long et le temps est court

LE DRAME PHYSIQUE

Il a souvent parlé de ses maux occasionnés, pense-t-il, par


la mauvaise nourriture belge. Mais n'a-t-il pas écrit à Paris
» J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Mainte-
nant j'ai toujours le vertige, et aujourd'hui, 23 janvier 1862 j'ai subi
un singulier avertissement j'ai senti passer sur moi le vent de
l'aile de l'imbécilité »'.
Lorsque l'on songe à la lucidité de Baudelaire, que de souf-
frances Lui-même analyse son ma!, entrevoit la paralysie qui le
!

gagne.
N'est-ce pas là une des causes de cet éloignement et de cette
froideur témoignés à Madame Sabatier ? Faut-il y voir une impuis-
sance ou au contraire la sincérité d'un homme malade qui ne veut
46
pas contaminer une amie très chère ? Respectons son silence,
mais ne prenons pas trop à la lettre cette création littéraire de
Portraits de Maîtresses (Le Spleen de Paris) ' Sois donc impar-
:

faite, misérable afin que je puisse t'aimer sans malaise et sans


colère » que l'on peut d'ailleurs rapprocher de cette esquisse de
la Maîtresse vierge : La femme dont on ne jouit pas est celle
que l'on aime. Ce qui rend la Maîtresse plus chère, c'est la débau-
che avec d'autres femmes. Ce qu'elle perd en jouissance sen-
suelles, elle le gagne en adoration...
En mars 1866, l'aphasie et l'hémiplégie terrassent ce presti-
gieux poète alors qu'il visitait l'église Saint-Loup à Namur en
compagnie de Félicien-Rops et de Poulet-Malassis. Baudelaire est
hospitalisé à l'Institut Saint-Jean et Sainte-Elisabeth Madame
Aupick y rejoint son fils,
Ramené à Paris, Baudelaire entre e 3 juillet 1866 à la maison
de santé du Docteur Duval, Rue du Dôme, à Passy. li n'y meurt
que dans la matinée du samedi 31 août 1867 après avoir reçu la
visite de ses nombreux amis consternés Sainte-Beuve, Maxime
du Camp, Banville, Leconte de Lisle et la bonne Madame Sabatier.
Sa mère se rendait compte, tardivement, du génie de son fils.
Le service religieux est célébré le lundi, à onze heures, en
'église Saint-Honoré de Passy par une chaleur torride. L'inhuma-
tion a lieu au cimetinère Montparnasse, dans le caveau où repose
déjà son beau-père, le Général Aupick. Théodore de Banville et
Charles Asselineau prennent la parole devant ce mausolée où sous
l'épée qui décore le blason du Général s'inscrit : Tout par elle
- Qu'aurait pu penser Baudelaire ? Madame Aupick se consacre
à l'oeuvre de son fils et meurt le 16 août 1871.

LE DRAME MORAL

Baudelaire qui n'a pu travailler qu'entre une saisie et une


querelle, une querelle et une saisie « (lettre du 12 avril 1856) a parlé
de son précieux recueil fait avec fureur et patience « et il précise
le 9 juillet 1857 : On me refuse tout, l'esprit d'invention et même
la connaissance de la langue française Je me moque de tous
ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses
défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté
des meilleures poésies de Victor Hugo, de Théophile Gautier et
même de Byron «. Mais ce n'était pas là l'opinion la plus généra-

47
lement admise il n'est qu'à relire les articles nécrologiques,
recueillis par Raoul Besançon pour la revue Palladienne; les critiques
entérinaient pour la plupart la stupide condamnation ; Jules Vallès,
dans La Rue « le traitait de « cabotin «, « de forçat lugubre de
l'excentricité « et ne lui accordait pas plus de dix années d'im-
mortalité «. Seul Barbey dAurevilly rendit justice au novateur.
Sans doute nous touchons là le véritable drame de Baudelaire
qui a voulu cacher ses émotions derrière une façade faite de
cynisme, de dandysme, de révolté. Mais sous ces exagérations
souvent tapageuses, nous pouvons découvrir le vrai masque du
génial poète, le visage de la fraternité douloureuse, de l'amour qui
veut se dissimuler, qui a horreur d'étaler à tous des sentiments
trop personnels, trop humains..., qui déteste la grandiloquence, qui
ne veut pas « faire épanouir la rate du vulgaire
Des petites touches, des notes ténues révèlent l'esprit de
cet artisan tenace et scrupuleux
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Baudelaire a aimé les travailleurs, leur visage, leurs travaux
et il les a regardé vivre. Il a craint de les mettre en scène, voulant
s'écarter de la verbosité d'un Victor Hugo, il n'a pas voulu étaler
à tous ses sentiments dans la poésie, cet art si délicat mais
il a au contraire dénoncé cette misère intérieure, le goût humain
pour le vice, pour la chute il a voulu lutter contre la bêtise à
;

front de taureau «. Combien de tendresse, d'amour épanoui dans


cette simple boutade
Hypocrite lecteur,
Mon semblable, mon frère,
qui peut se clore par « l'homme finit pas ressembler à ce qu'il
voudrait être « de l'Art Romantique.

L'IMMORTALITE

Au demeurant c'est en lisant, et en relisant ses admirables


Fleurs du Mal - monument capital - que nous comprendrons
toute la grandeur d'âme de cet innovateur qui a su créer de mysté-
rieuses alliances entre les images et les sonorités. Ce poète
volontaire, initiateur d'un art poétique personnel,
a été d'une

48
sincérité absolue il a recherché avec avidité, allant vers un
;

art de plus en plus dépouillé, vers une perfection qui était en


lui, en cherchant à ressusciter magiquement l'extase. Il a voulu
que sa poésie régénère, qu'elle transmette ce message, cette vérité
transcendante qu'il connaissait et vivait. Par la supériorité aristo-
cratique de son esprit, il a voulu nous faire participer à sa joie
salvatrice et nous a restitué ainsi toute son émotion, toute son
exaltation sensuelle, passée au crible de son intelligence tenace,
qui lui permet d'établir une corrrespondance entre Ciel et Terre.
Je me souviens !... J'ai vu tout, fleur, source, sillon
Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite...
Alors tout ce qui a pu paraître enigme, contradiction, ambiva-
lence devient chez Charles Baudelaire un sentiment ineffable, un
amour de plénitude qui le lie finalement à tous les autres hommes,
ses frères.

49
LES LIVRES
A LA RECHERCHE D'UNE SPIRITUALITÉ
Nous avons souvent parlé de la pensée maçonnique niais de
récents travaux nous ont permis d'approfondir cet esprit. Au cours
de ce travail nous avons dû reprendre et relire ces ouvrages que
nous citerons ici très brièvement. La liste n'est cependant pas
exhaustive, on peut aisément l'imaginer. Si nous revenons sur ce
sujet c'est que, à l'heure présente, il nous apparaît que la pensée
traditionnelle peut endiguer ce grand désarroi qui s'est emparé
de l'homme des modifications surgissent de tous côtés, et
l'homme sans repère, désespère. Grâce aux procédés initiatiques,
nous pouvons retrouver un certain équilibre, avoir des données
sûres et tout en restant dans notre siècle avoir des vues plus
larges, plus hardies aussi. Les sciences traditionnelles révèlent
l'homme à lui-même, lui permettent de mieux sentir ses problèmes
et aussi de les résoudre à partir d'une métaphysique sans doute
particulière, mais qui cerne les centres actifs et affectifs de
l'homme.
Sans doute le Franc-Maçon, le Compagnon du Devoir, ne sont
pas des hommes doués de toutes les qualités, ils ne sont pas supé-
rieurs à tous les autres. Mais ils deviennent meilleurs, plLls tolé-
rants, et le nombre des hommes qualifiés « est sans doute supé-
rieur à celui de la moyenne générale. Certaines de nos institutions,
et plus particulièrement l'enseignement, devraient s'interroger sur
les méthodes appliquées par le Compagnonnage qui sait former
non seulement des ouvriers qualifiés mais aussi des hommes
de coeur.
Donc parmi ces lectures notons les trois livres de Oswald
Wirth La Franc-Maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes (L'Ap-
prenti, le Compagnon, le Maître) (1). Nous avons noté l'oeuvre si
dense, si remarquable, faite de pensées et de recherches histo-
riques, celle de Paul Naudon ces livres très documentés. sans

50
doute les plus riches, ont été publiés par les Editions Dervy (2)
mais nous mentionnerons également son remarquable petit ouvrage
La Franc-Maçonnerie (3), une édition récemment remise a jour.
Notons à ce sujet que son Histoire et Rituels des Hauts Grades
Maçonniques (Dervy) a été également revue et enrichie par rapport
à la première édition. Chez le même éditeur, nous n'omettrons
pas Jean Tourniac (4) qui a fait un travail comparable à celui de
Paul Naudon, mais en parlant cette fois du Rite Ecossais Rectifié
et non plus du Rite [cossais Ancien et Accepté. Nous avons parlé
dernièrement des Francs-Maçons de Jean Saunier (5) qui lui aussi
a axé son ouvrage sur le rite anglais Emulation et sur le Régime
[cossais Rectifié. Pierre Mariel avait fait aussi paraître un très
bon livre sur Les Francs-Maçons en France, réédité par les Editions
Marabout (6) et nous sommes aussi heureux de voir la réédition
des Authentiques fils de la Lumière (7), ouvrage excellent qui était
paru en même temps que le volumineux essai de Roger Peyrefitte
Les Fils de la Lumière. Pierre Mariel a revu cette oeuvre en partie
romancée mais que l'on peut recommander à tous, tant l'atmos-
phère est retracée avec talent il semble que dans ce petit livre
de 125 pages tout est dit, tout est exprimé car l'auteur, par petites
touches, sait faire revivre un climat et l'expression d'une pensée.
De Pierre Mariel nous noterons encore Les Hauts Lieux spiri-
tuels de l'humanité (8). Dans la même collection, Pierre Mariel,
avec l'aide de P. Havignant, avait écrit Les Maîtres Spirituels. Parmi
les lieux spirituels traités, notons Louxor, Delphes, Kamakura,
Jérusalem, La Mekke, Chartres, Mont Athos. Mais ces Hauts Lieux
donnent lieu à de multiples interprétations ésotériques Pierre
;

Mariel parfaitement documenté sait ainsi faire vivre ou revivre


des endroits privilégiés. Jean-Claude Frère, dans sa préface, a par-
faitement défini, à partir de la connaissance traditionnelle, la
nature et la signification du Haut Lieu. Notons que cette collec-
tion est dirigée par Louis Pauwels.
Les Editions Vitiano font paraître des ouvrages de tons fort
différents dans la collection Le Pour et le Contre «. Jean Baylot
qui y avait déjà publié Le Dossier Français de la Franc-Maçonne-
rie Régulière donne un nouvel ouvrage aussi vigoureux, La Franc-
Maçonnerie Traditionnelle dans notre Temps (9), dont nous avons
déjà parlé. Sans doute la position de Jean Baylot se confirme et
il défend la Franc-Maçonnerie Anglaise, et par suite la Grande
Loge Nationale Française qui seules seraient les dépositaires de la
tradition opérative et religieuse de la maçonnerie. Bien que par-
fois partial, l'ouvrage de Jean Baylot a des vues fort intéressantes

51
et si nous pouvons avoir d'autres idées sur la constitution des
quatre loges fédérées à Londres en 1717, certains arguments de
l'auteur sont à retenir. Jean Baylot pose également le problème
d'une morale maçonnique. L'ancien préfet de Paris réapparaît lors-
qu'il juge les débordements des étudiants, en généralisant sans
doute trop rapidement. L'écrit de Jean Baylot, tout en restant dans
une optique bien définie, mérite d'être lu.
Jacques Brengues, docteur ès lettres, Professeur à lUniversité
de Rennes, présente La Franc-Maçonnerie du Bois (10) aux Edi-
tions ABI qui avaient, entre autres ouvrages, publié de Papus Ce
que doit savoir un maître maçon. La Franc-Maçonnerie du Bois est
un livre dense qui, à partir du symbolisme de l'arbre, donne de
nouveaux aperçus sur les rituels maçonniques et compagnonniques.
Mais on a aussi des considérations sur la croix, l'arbre renversé.
Ce texte aux précieux renseignements, publie partiellement des
rituels des Compagnons Fendeurs et nous abordons ainsi les Car-
bonari. Ce livre riche, qui déborde sur de très nombreux sujets,
se résume difficilement, car nous y découvrons des indications
fort pertinentes aussi bien sur la hache, la rose, le figuier, ou même
la pierre, le caducée, les loups-garous. Jacques Brengues a raison
de chercher les origines corporatives de la Franc-Maçonnerie dans
le travail du bois, ce matériau dont les hommes ont dû se servir
avant la pierre, et sans doute en même temps que la glaise. Le
livre de Jacques Brengues, fort original, est la base d'une recher-
che et son livre doit être lu et relu.

Nous avons évoqué dernièrement les mystérieux Rose-Croix.


Voici de Jean-Claude Frère Vie et Mystères des Rose-Croix (11).
Cet auteur évoque brièvement la naissance du mouvement en 1614,
et ses premiers manifestes. Il s'est intéressé plus spécialement à
la Rose-Croix d'Or, ensuite aux mouvements des XIXe et XX° siè-
cles, en traçant de larges portraits aussi bien du Comte de Saint-
Germain, d'Eliphas Levi, de Balzac, que de Paul Sédir, de Marc
Haven, ou de Papus, Guaita, Péladan. Il a parlé de la Golden Dawn
et de ce curieux personnage Crowley, il a apporté des documents
nouveaux sur la Fraternité des Polaires, sur l'Hermetic Brotherhood
of Luxor (H.B. of L.) et sur lOTO. (Ordo Templi Orientis). Jean-
Claude Frère a retranscrit quelques rituels et cité partiellement
les trois conférences données par Rudolf Steiner à Neuchâtel en
1911-1912. Notons le liminaire de Pierre Mariel, excellente intro-
duction à ce livre fort intéressant qui trace le vaste panorama d'un
mouvement qui encore longtemps nous fera rêver.

52
Dans cette collection dirigée par Jean-Claude Frère, notons
de Maurice Guingand Le Berceau des Cathédrales, d'Arnold Wald-
stem Lumières de l'Alchimie et de Jean-Claude Frère L'énigme des
Gitans. Une collection qui mérite d'être suivie.
Le livre d'Yves Gaêl Talismans dévoilés (12) est un ouvrage
clair, précis, qui situe parfaitement la connaissance talismanique,
qui montre que l'homme, sous toutes les latitudes, éprouve tou-
jours le besoin de faire appel au surnaturel. Il espère en quelque
chose qui le dépasse. Mais Yves Gaêt montre aussi que l'homme
doit croire avec intensité en la vertu scellée dans cette médaille,
dans cet anneau, dans cette bague c'est la création d'une image
;

mentale. Dans un livre fort bien présenté, avec des sous-titres,


des paragraphes fort nettement établis. Yves Gaêl à l'aide de
figures montre l'ésotérisme graphique il donne en quelques pages
de nombreuses représentations dont les lettres de l'alphabet hé-
breu insistons sur ces excellentes représentations. Yves Gaèl
met l'accent sur le fait que le talisman doit être créé par celui qui
veut en tirer tout le bénéfice et il donne ainsi des conseils très pra-
tiques relatifs au support, au graphisme, aux principales lois astro-
logiques, ou aux éléments personnels à l'utilisateur. Ce volume
de 152 pages 15 x 21, très bien illustré, relié, a une présentation
fort agréable, presque luxueuse. Sur papier crème, avec de nom-
breuses indications en rouge, Yves Gaêl a établi quatre véritables
pentacles sur parchemin végétal et quatre feuilles de parchemin
vierge permettant au lecteur de tracer son talisman porte-bonheur.
Dans le même esprit Serge Hutin décrit les Techniques de
l'envoûtement. Il est malheureusement exact qu'à notre époque
il existe encore des sorciers «, qui sur des figurines placent des
aiguilles en récitant des paroles incantatoires afin d'attirer le mal
ou même la mort du patient désigné. On peut sourire devant ces
formules magiques, ces messes noires mais lorsque la police
et les tribunaux doivent s'occuper de ces déséquilibrés qui conser-
vent malgré tout la foi de personnes trop crédules, on ne peut res-
ter qu'atterrés. J'aurais aimé que Serge Hutin parle du drame
Ruffet, situé près d'Orléans toute une psychologie est en effet
mise en cause et Serge Hutin trace un historique des méthodes
de l'envoûtement, puis nous commente quelques techniques en res-
tant sur un plan littéraire il sait nous intéresser et nous passion-
ner. Mais n'oublions pas que l'envoûtement n'est qu'une phase élé-
mentaire de la magie. Hutin évoque la magie préhistorique (p. 51)
mais nous ne connaissons pas exactement la pensée de nos ancê-
tres en dehors du cheptel nourricier, il existe des représenta-

53
tions d'animaux sans utilité apparente, tels les scorpions, les ser-
pents. J'ai discuté bien souvent du cas de Gilles de Rais avec
Serge Hutin ce maréchal de France, dit Barbe Bleue, reste une
énigme. Serge Hutin a brossé d'autres portraits et nous noterons
au hasard Papus, Guaita, l'abbé Boullan pour venir aux envoûte-
ments modernes avec le lavage de cerveau «.
Nous songeons aussi au livre qu'avait écrit Roland Villeneuve
L'Envoûtement. Cet ouvrage paru aux Editions La Palatine est
malheureusement introuvable. Nous espérons qu'une réédition
nous permettra de reprendre connaissance de cet excellent texte
de 190 pages qui situait les grandes affaires d'envoûtement jus-
qu'à l'époque contemporaine, après avoir évoqué la pratique de
l'envoûtement.
Notons encore l'excellent écrit de Pierre Mariel, dont nous
avons déjà rendu compte, Magiciens et Sorciers paru aux Editions
Marabout et qui nous avait montré les dessous sataniques de l'his-
toire. Pierre Mariel avec grand talent a, grâce à sa grande docu-
mentation, apporté des faits fort troublants, ignorés et Pascal,
Richelieu. Bonaparte, Louis XVIII, Hitler, Hesse ont pu ainsi être
cités. Nous avions recommandé la lecture de ce livre passionnant,
vivant, écrit dans le meilleur esprit de la recherche diabolique et
spirituelle.
C'est aussi en partie par envoûtement, grâce à l'absorption de
certains breuvages, que les serviteurs se soumettaient totalement
au Vieux de la Montagne, ce chef puissant, guerrier sans doute
mais aussi chef spirituel. Peu après la mort de Mahomet, lis-
maélisme réformé dAlaniout se nomme souvent la secte ou
ordre des Assassins «. Ce nom provient-il de Haschisch, cette
drogue hallucinatoire, ou du fait que Hasan lbn Sabbah fit commet-
tre des crimes dans un but politique parfaitement orienté ? Jean-
Claude Frère, en écrivant ce livre L'Ordre des Assassins (15) nous
restitue une vision excellente de ce vaste mouvement qui fut évo-
qué par Henri Corbin. Ce livre de 280 pages, au ton direct, clair,
précis, aborde ainsi un problème complexe, en général mal connu
ou mal interprété. Le mérite de Jean-Claude Frère est de nous
rapporter la tradition la plus valable, avec sa conception spirituelle
la plus élevée, tout en nous faisant bénéficier d'anecdotes, de
récits vivants qui illustrent ainsi une des plus surprenantes aven-
tures à la fois temporelle et spirituelle. D'ailleurs c'est bien carac-
tériser cette époque puisque l'Ordre des Assassins eut une
influence sur l'Ordre des Templiers. Ginette Ziegler, dans la même
collection, nous avait fort intéressé en évoquant ce mystérieux

54
ordre qui portait le manteau blanc et la croix rouge. Je vous recom-
mande le livre de Jean-Claude Frère qui, lui aussi, sait nous envou-
ter par son écrit et en dehors du plaisir de la lecture vous vous
enrichirez avec la pensée métaphysique de ce Vieux de la Mon-
tagne », un prophète à la fois réaliste et idéaliste.
Voici aussi un remarquable ouvrage La fin de l'ésotérisme
de Raymond Abelllo (16). Cinq conférences président à l'ordonnan-
cement de ce texte où Raymond Abellio dégage quelques fils
conducteurs. Le premier exposé est consacré à définir la doctrine
ésotérique traditionnelle en recherchant le tronc commun à toutes
les traditions. Dans les deuxième et troisième exposés Raymond
Abelljo dit rechercher désocculter la tradition, d'en reconstituer
le sens dans notre langage d'aujourd'hui » (p. 10). On peut être
surpris de ce langage car enfin la Tradition ne peut varier, c'est
un bien immuable. Mais dans ces textes nous découvrons des
vues et des pensées fort pertinentes sur le symbolisme de la croix
(p. 96), sur la Kabbale hébraïque et le Vi-King. Ainsi Abellio cher-
che enfin à concilier la science et l'ésotérisme il désire que
l'homme parvienne à une vraie connaissance, qu'il réunifie les
pouvoirs de l'âme à ceux de l'esprit il pense que la transfigura-
;

tion du monde doit se faire dans l'homme. Un livre très dense, de


240 pages, parfois à la pensée métaphysique fort élevée, mais un
livre qu'il faut lire, qui apporte une grande somme de réflexions
sur un sujet bien actuel pour notre civilisation.

Oswald WIRTH. L'apprenti. le Compagnon, le Maître, 3 volumes, Editions


Le Symbolisme.
Paul NAUDON. Editions Dervy, 1, rue de Savoie, 75006 Paris.
Paul NAUDON. La Franc-Maçonnerie, P.U.F. Que sais-je ? n" 1064.
Jean TOURNIAC. Editions Dervy.
Jean SAUNIER. Les Francs-Maçons. C A L et Grasset. 24 F.
Pierre MARIEL. Les Francs-Maçons en France. Editions Marabout.
Pierre MARIEL. Les authentiques fils de la lumière. Le Courrier du Livre.
Pierre MARIEL. Les Hauts Lieux spirituels de l'humanité. Préface de J.C.
FRERE. Denoél.
Jean BAYLOT. La Franc-Maçonnerie Traditionnelle dans notre Temps. Editions
Vitiano, 20, rue Chauchat, 75009 Paris.
10. Jacques BRENGUES. La Franc-Maçonnerie du Bois. Editions ABI. 17, rue
Saint-Marc, 75002 Paris.
11. Jean-Claude FRERE. Vie et mystères des Rose-Croix. Mame.
12. Yves GAEL. Talismans dévoilés. Editions Dangles, 45 F.
13. Serge HUTIN. Les Techniques de l'envoûtement. Belfond, 24 F.
14. Pierre MARIEL. Magiciens et Sorciers. Marabout, n" 470.
15. Jean-Claude FRERE. L'Ordre des Assassins. CAL et Grasset.
16. Raymond ABELLIO. La fin de l'ésotérisme. Flammarion.

55
La Grande Loge de France vous parle...

"AVANT-DERNIERES VOLONTES"
Question:
Mon cher Frère et Ami, vous venez de publier, aux Editions Vitiano, à
Paris, un ouvrage intitulé Avant-dernières Volontés . Vous l'avez dédié à vos
Compagnons de route «. Dès votre introduction, vous dites que ce n'est pas
un testament que vous vous êtes proposé d'écrire. Pouvez-vous nous dire,
d'abord, ce que vous avez voulu faire ?
Réponse:
Volontiers. En ce début de mon troisième âge, je me suis trouvé devant
la tentation de faire état de ce que la vie a pu m'enseigner comme si les
leçons que j'avais apprises étaient valables aussi pour beaucoup d'autres gens.
Or, j'ai compris d'emblée que je n'avais le droit de donner de leçons à personne
que je pouvais, tout au plus, inviter mes amis à procéder à une espèce de
confrontation afin qu'ils sachent, eux aussi et chacun pour soi, quel bilan
établir de l'actif et du passif de leur existence. D'autre part, je ne tiens nulle-
ment à considérer ma vie comme finie, terminée, achevée - il est ainsi trop
tôt - du moins je l'espère - pour parler de « dernières volontés «, de testa-
ment. J'ai donc choisi un moyen terme : prendre ce que j'ai acquis, me deman-
der comment je pourrais encore l'employer utilement, en discuter avec mes
compagnons de route, A notre profit mutuel, il va de soi,
Question
Cela explique que vous vous penchiez sur de nombreux problèmes de fond.
Le matériel y a sa place, le spirituel aussi. Comment concevez-vous le spi-
rituel ?
Réponse:
Ne soyez point choqué : je ne crois pas à ce qu'on appelle l'âme. Ni à l'es-
prit. Mais je constate qu'en tant qu'être humain, j'ai conscience de moi, de ce
que je suis, je pense, je veux. C'en est assez pour me distinguer des autres
ordres de la nature. Appelez cela le spirituel - peu importe le vocable. Quand
je n'aurai plus cette conscience, quand je serai mort, ma vocation humaine
aura pris fin. Je ne puis concevoir qu'elle se continue comme si j'étais un demi-
solde, Je préfère me savoir dissous dans l'univers. Même le souvenir que
mes amis auront gardé de moi disparaîtra inexorablement.
Question
Donc, vous ne croyez pas en Dieu, au sens habituel du terme. N'est-ce
pas inquiétant pour vous ? Ne ressentez-vous aucune angoisse métaphysique ?
Réponse:
Jamais, je n'ai pu me résoudre à proclamer : Dieu n'existe pas ! » ni Il
ne saurait y avoir de Dieu « Non par suite de quelque superstition atavique,
mais parce que je conçois bel et bien que notre monde est nourri de quelque

58
chose de divin, de quelque chose qui dépasse, du moins aujourd'hui, notre
entendement, de quelque chose qui fait que le monde est ce qu'il est. Peu
importe le nom que nous donnons, vous et moi, à ce dépassement : vous avez
le droit de l'appeler Dieu, et je revendique le privilège de l'appeler le divin,
sans majuscule, et de le respecter profondément.
Question
C'est en quoi, je suppose, vous voyez aussi la différence entre Ihomme
et l'animal ?
Réponse:
Effectivement. L'animal n'en a pas conscience et ne saurait donc en tirer
aucune inspiration. Il n'en possède pas les organes et n'en éprouve pas le
besoin. Je me reconnais une certaine responsabilité, et j'essaie d'y faire face.
Le pourquoi de cet état de choses dans la nature me laisse indifférent. Je n'en
tire ni gloire, ni fierté. J'accepte. Un croyant peut-il faire plus ?
Question:
Vous admettez, néanmoins, qu'il existe un certain ordre dans l'univers
comment le concevez-vous ? comment l'homme peut-il s'y insérer pleinement?
Réponse:
Même cet ordre n'est pas immuable, à mes yeux. Et tant qu'hommes, nous
avons même la prétention de le modifier - le croyant par la prière, l'incroyant
par son action personnelle. Quand la pomme aura cessé de tomber de l'arbre
vers le sol, quand les êtres adultes iront en rajeunissant au lieu de vieillir,
quand nous aurons appris à faire des miracles, il y aura un ordre différent. En
attendant, pourtant, nous apprenons à vivre en état d'apesanteur - nous par-
venons à créer de nouveaux équilibres biologiques nous réalisons ce que
dans un passé récent, nous avons encore considéré comme impossible j'en
:

conclus que nous vivons dans un certain ordre, mais que nous évoluons avec
lui et lui avec nous.
Question:
Pensez-vous que l'homme de notre époque puisse être sauvé des dangers
qui le menacent ?
Réponse:
Pour autant que ces dangers sont le fait d'autres hommes, certainement.
A une condition, pourtant que nous prenions conscience aussi bien de ces
:

dangers que de notre faculté de les surmonter. Certains animaux y ont réussi
- l'homme échouerait-il dans cette tâche fondamentalement naturelle ?
Question:
Vous êtes donc optimiste ?
Réponse:
Dans l'ensemble et globalement, oui. Mais je n'oublie pas que des civilisa-
tions hautement développées ont disparu, que demain un accident, une bombe,
un virus peuvent mettre un terme à notre existence collective c'est encore
une loi de la nature elle sacrifie le grand nombre tout en laissant se perfec-
:

tionner ce qui est assez fort pour subsister. Je ne porte pas la responsabilité
de cette loi - seulement la responsabilité d'en faire le meilleur usage, sous
peine d'en tomber victime.

59
Question:
C'est sans doute pour cette raison que vous ne voulez pas vous enfermer
dans un carcan rigide, que vous vous réservez de changer votre itinéraire dans
la vie, et que vous refusez de dicter leur conduite aux autres ?
Réponse:
Vous m'avez bien compris.
Question:
Vous semblez n'avoir pas confiance aux vertus des révolutions, pensant
qu'elles ne servent qu'à échanger un carcan pour un autre. Comment dès lors
améliorer la situation de l'homme contemporain, comment améliorer la société
elle-même ?
Réponse:
J'ai horreur de l'idée que je risquerais de remplacer un ordre trop rigide
par un autre, peut-être plus rigide encore donc encore moins acceptable
pour l'homme. C'est cette rigidité que je considère comme mon ennemie je
voudrais la remplacer par quelque chose de souple, de malléable, de perfectible.
Tenez la rigidité, le sort impitoyable, la condamnation au malheur, c'est Satan,
pour moi plutôt : le satanique. Je le combats à tout instant, sans violence,
presque par instinct. Je réussis plus ou moins bien, parfois pas du tout, Saurez-
vous faire mieux notamment en faisant la révolution ? La guerre peut-être ?
La contrainte sans pitié ?
Question:
Vous écrivez : u Mon violon d'lngres, c'est la Paix » Je commence à
comprendre pourquoi vous y êtes si passionnément attaché. Mais croyez-vous
réellement et sans réserves qu'elle puisse régner entre les hommes ?
Réponse:
Que d'elle-même et par ses vertus propres, la paix puisse, comme une
souveraine, régner sur la terre, je ne le crois pas mais que nous puissions faire
en sorte que la paix règne parmi les hommes, alors là, oui, je suis persuadé
que c'est possible. La paix sera le fruit de nos efforts, ou elle ne sera pas.
Quels efforts ? La lutte contre tous les déséquilibres, toutes les lacunes, toutes
les souffrances, toutes les injustices, toutes les haines. Nous avons du pain
sur la planche
Question:
Comment, selon vous, les hommes peuvent-ils s'y prendre ?
Réponse:
Tout commence par la lucidité il importe de voir les hommes et les
:

choses telles qu'elles sont et en même temps telles qu'elles se transforment. La


paix n'est pas un simple contrat valable à tout jamais entre des partenaires
qui restent éternellement ce qu'ils sont aujourd'hui. Au contraire, toute la
matière bouge, vit, se transforme. li importe de discerner toutes les détério-
rations afin de les arrêter et toutes les améliorations pour les consolider, Encore
faut-il savoir s'y prendre. D'autres l'ont dit avant moi la paix dans la société,
:

c'est comme la santé de 'individu, li convient de la protéger, de la rendre


solide et durable, d'en faire la condition première de ce que nous entrepre-
nons par ailleurs. J'ai des enfants, j'ai des petits-enfants je considère comme
:

de ma responsabilité de faire en sorte que la guerre ne vienne pas les frapper

60
dans leur existence et dans leur bonheur. J'ai vu deux guerres mondiales, de
nombreuses catastrophes, des sacrifices inutiles à ne pas savoir les compter
ne croyez-vous pas qu'il vaille la peine d'en diminuer les chances et de nous
prémunir contre les risques que nous courons ?
Question:
Les résultats atteints jusqu'ici ne vous découragent-ils pas ?
Réponse:
En tant que Francs-Maçons, formulons cette question autrement : les
hommes ont-ils fait tout ce qu'il fallait pour obtenir la paix ? A mes amis
catholiques romains, je tiens encore un autre langage si l'encyclique de
:

Jean XXIII Pacem in terris avait été promulguée un demi-siècle plus tôt, les
deux grandes guerres mondiales auraient-elles eu lieu ?
Question:
Selon vous, les Francs-Maçons ont-ils une tâche particulière à remplir, en
ce domaine ?
Réponse:
Distinguons bien :la paix que nous voulons est la même que celle à
laquelle tous les hommes dignes de ce nom aspirent mais notre façon de
nous y prendre peut être particulière. Ce n'est pas un hasard si le travail pour
la paix figure en très bonne place parmi mes avant-dernières volontés je :

me sentirais responsable de tout relâchement des efforts tendus vers une meil-
leure harmonie entre les hommes, et je veux en conséquence continuer à
déployer une activité systématique sur ce plan. Le Franc-Maçon n'entend pas
seulement poser les jalons d'une Terre sans guerre, il entreprend sa propre
adaptation au monde qui pourrait être celui de demain.
Question:
Vous ne faites aucune prédiction de ce que sera ou pourrait être ce monde
de demain. Vous semblez pourtant qualifié pour le faire, avec tout ce que vous
avez déjà esquissé dans cet ordre d'idées...
Réponse:
Là encore, là surtout, entendons-nous bien ! li se peut que j'aie réussi,
à force de réflexion, d'expérience et de volonté, à pénétrer dans le fonds de
l'action maçonnique. Cette pénétration, c'est pour moi le sens même qu'on
doit donner au terme d' initiation . Je ne prétends aucunement être ce qu'on
appelle un Initié , un homme qui aurait acquis le Savoir, la Connaissance,
l'identité avec toutes choses. Loin de là ! Je m'en tiens au terme de péné-
tration « - j'ai entrepris la marche dans la direction de l'intérieur, de l'essence
de ce qui fait la Vie. Résultat je ne me sens pas un étranger dans le monde,
:

ni dans celui d'aujourd'hui ni dans celui d'hier ou de demain. C'est comme sI


j'en faisais partie intégrante - de même qu'on appartient à une famille : la
clairvoyance n'empêche pas l'amour, le sentiment n'exclut pas l'action, les tra-
gédies inévitables renforcent encore la cohésion interne. Je le répète, je ne
veux pas être considéré comme un initié porteur de quelque secret incom-
municable qui le distinguerait de ses semblables, mais au contraire comme
quelqu'un qui essaie de s'approcher au plus près possible des autres hommes,
de leur milieu, de leur comportement, en les comprenant et en se faisant
comprendre d'eux...

61
Question:
Pensez-vous que dans notre monde en proie à la peur, à l'angoisse,
au malheur - les sociétés initiatiques, et en particulier la Franc-Maçonnerie,
puissent apporter un secours efficace à l'homme d'aujourd'hui ?
Réponse:
Les hommes sont de nature trop diverse pour qu'on puisse dire que tous
pourraient recevoir une assistance efficace en provenance des sociétés initia-
tiques. Au surplus, nos sociétés s'adressent aux individualités et non aux
masses, Il faudrait trouver le moyen de rendre les structures de masse per-
méables aux courants porteurs de messages individualisés exactement comme
on réussit aujourd'hui à faire passer des milliers de communications à travers
un seul câble de transmission. Dans mes « Avant-dernières Volontés il est
,

bien question de ce problème des communications d'homme à homme, d'orga-


nisation à homme, dhomme à organisation. Je suis convaincu que la Franc-
Maçonnerie, tout comme les autres sociétés initiatiques, trouvera dans un
avenir proche une méthode qui lui permette de vaincre enfin ce problème
angoissant du blocage de la compréhension mutuelle. Mais ce résultat ne s'ob-
tiendra pas gratuitement il faudra en payer le prix...
Question
Quoi prix, et comment?
Réponse:
Nous ne réussirons pas si nous ne mettons pas le meilleur de nous-mêmes
dans les efforts à consentir si nous n'acceptons pas de réexaminer les
convictions et les idées qui nous sont les plus chères et si nous n'apprenons
pas à mieux nous faire comprendre. Les sociétés initiatiques, malgré les valeurs
durables qu'elles maintiennent vivantes, ne sont pas à l'abri des changements.
Elles auront à démontrer que l'initiation n'est pas une victoire acquise à jamais
mais une marche en avant, une pénétration toujours plus profonde dans les
mystères de notre monde, et une jouissance accrue des joies qui en découlent
pour l'homme qui s'y consacre.
Question:
Mon cher Frère et Ami, me permettrez-vous de dire, en conclusion de cet
entretien, que vous avez certainement voulu, en écrivant les Avant-dernières
Volontés », apporter votre pierre à l'édifice d'une humanité nouvelle en voie
de construction ?
Réponse:
Je serais très heureux si tel était le cas : à mes compagnons de route d'en
apporter la preuve

Note .'« Avant-dernières Volontés , par Théodore C. Pontzen, prix 15 F,


peut être commandé par toute librairie ou directement aux Editions Jean
Vitiano, 20, rue Chauchat, 75009 Paris.

OCTOBRE 1973

62
La Grande Loge de France vous parle...

((DIVULGATIONS))
Même, et peut-être surtout, avec le recul du temps, comme elles sont
piquantes, n'est-ce pas, les révélations, confessions et divulgations relatives
à la Franc-Maçonnerie ?
Cela est d'autant plus pimenté, bien sûr, qu'elles ont un petit parfum
d'espionnage ou de trahison, évoquant pour le passé l'agent secret ou la
mouche «, pour le présent le fin limier ou la « table d'écoute
Un éminent vieux Frère belge appelait naguère « cowan « le genre d'infor-
mateur, d'honorable correspondant qui renseignait ainsi sur la confrérie
un public réceptif, après s'être documenté lui-même en écoutant aux portes.
Il avait tiré ce terme, dont l'étymologie nous échappe absolument, d'un
ouvrage anglais du XVIII' siècle traitant déjà de ce sujet (1).
**
La première divulgation connue en France est en effet celle dite de
Hérault, du chevalier René de Hérault, lieutenant général de police, qui diffusa
un papier dont diverses copies circulaient sous le manteau à Paris à la fin
de 1737 et qui faisait déjà grand bruit tant à la cour qu'en province. Elle
fut publiée l'année suivante avec des variantes ou en traduction notamment
en Hollande, en Allemagne, en Angleterre. et partout largement exploitée.
De qui Hérault la tenait-il ? On sut bien vite que c'était d'LIne actrice de
l'Opéra, la Carton ou Cartou, connue par sa beauté alors sur son déclin, par
son esprit toujours scintillant et surtout par ses liaisons bruyantes, multiples
et variées. Elle-même aurait reçu les confidences d'un amant initié, peut-être
Le Noir de Cindré, peut-être Paris de la Montagne ou plutôt encore l'Anglais
lord Kingstori, admis dans une Loge de Paris peu de temps auparavant, son
amant de l'avant-veille dont elle se vengeait du même coup un beau jour ou
une belle nuit car il l'avait trahie la veille au point d'enlever sa fille (2).
On serait tenté de croire que ce sont ces divulgations qui ont déterminé le
ministre Fleury à sévir contre les Loges, alors que le Pape Clément XII (1730-
1741) ne lança sa bulle de condamnation In eminenti apostolatus specula que le
28 avril 1738.
Mais Fleury les avait devancées en demandant à Hérault dès le 17 mars
1737 d'empêcher les assemblées maçonniques, notamment dans les tavernes.
li venait de destituer et d'exiler en province le garde des sceaux Chauvelin,
et savait que lui-même peut-être et certainement plusieurs de ses proches fré-
quentaient les Loges dont son frère avec lequel il était très lié et qui vivait
dans son hôtel. Or on sait à quel point le vieux cardinal craignait les cabales
qui menaçaient son pouvoir et risquaient de lui porter ombrage.

63
Ce qu'on sait sans doute moins, c'est que les divulgations étaient bien
antérieures encore. Bien entendu, elles visaient la Grande Loge de Londres.
cette Obédience que toutes celles du monde considèrent, sinon comme leur
mère, du moins comme leur soeur aînée.
Si sa Constitution, dite encore d'Anderson, a été promulguée à la SaInt-
Jean d'été 1723, au moment où le Grand Maître duc Philippe de Wharton trans-
mettait ses pouvoirs au duc de Montagu, une révélation se donnait, et peut-être
se vendait à Londres, sous le titre A mason's Examination . et cela depuis
le mois d'avril.
Elle affirmait d'ailleurs n'être point la première et évoquait, comme Franc-
Maçon ayant fait connaître les arcanes de sa société avant que de la
ruiner en écartant ses deux colonnes, un prétendu maçon qui n'était rien moins
que Samson, séduit en trois temps par Dalila. Il est vrai qu'à cette époque
on faisait d'Adam le fondateur de la Première Loge
**
On connaît maintenant aussi un grand nombre de brochures de soi-disant
divulgateurs qui apparurent dés les premières années de la Franc-Maçonnerie
moderne, après celle de 1723, et toujours à Londres.
Citons
The Grand Mystery of Free-Masons Dlscover'd Révélation du Grand
Mystère des Francs-Maçons (1724).
The whole Institutions of Free Masons Opened . La mise au jour de
toutes les institutions des Francs-Maçons (1725),
The Grand Mystery Lair Open .. Le Grand mystère divulgué (1726), et sur-
tout, de Samuel Prichard, la célèbre brochure sur la maçonnerie disséquée
Masonry dissected qui est extrêmement utile en ce qu'elle nous transmet des
données qui n'étaient alors communiquées que de bouche à oreille et qui ont
ainsi été gardées comme sous les cendres de Pompéi le souvenir vivant de
cette cité morte.
C'est, au moins, un résultat excellent et que l'auteur ne soupçonnait
pas.

Puis il y eut comme une saturation, une satiété et on parla d'autre chose.
De même qu'il y avait eu, dans la période plus ancienne et plus secrète de
l'Ordre, des maçons plutôt manuels ou opératifs ., et des maçons plutôt
intellectuels, ou spéculatifs ., la confrérie se chercha une tradition entre
deux tendances, celle que nous pourrions appeler d'action , et celle qui
serait plutôt de pensée
li s'en suivit très vite, et d'abord en Angleterre, une divergence qui
alla parfois jusqu'à l'éclatement comme lors de la division de la Franc-
Maçonnerie anglaise en deux Obédiences, celle des soi-disant anciens et
celle des prétendus modernes
On en parla, mais peu, au dehors, et les événements politiques nationaux
et entre les pays eurent de plus en plus la priorité dans la préoccupation
des esprits.
Il faudrait pourtant, dans notre revue sommaire et discursive, faire place
à la plus connue des révélations, celle de l'abbé Barruel, émigré en Angleterre

64
sous la Révolution, Il n'appartenait plus depuis vingt-cinq années à la Compagnie
de Jésus, d'ailleurs.
Passant pour avoir été admis Franc-Maçon et promu aux plus hauts grades
sans aucune formalité, ce qui était du reste possible car on considéra quelques
rares fois comme déjà initiés .. et par conséquent admissibles sans phrase
certains prélats, esprits éminents et princes de haute lignée (3), le Père
Barruel écrivit un réquisitoire massif contre 'Ordre, l'accusant d'être l'arma-
ture d'un complot jacobin «, du complot jacobin permanent, et instigateur de
la révolution, du régicide et de la guerre.
Bien écrit, ce tissu d'affabulations et de sophismes eut un succès consi-
dérable, et ne fut pas étranger au rapprochement à Londres même entre les
Anciens et les .. Modernes «, et à l'élaboration de statuts fort éloignés du
libéralisme d'Anderson et qu'on dit parfois dogmatiques de la nouvelle
Obédience née au moment de Waterloo et qui prit le titre de Grande Loge
Unie d'Angleterre. Nous nous rapprochons dans le temps et, avec la grande
mystification luciférienne de Léo Taxil, nous sommes vraiment aux racines
de notre époque.

Sous le nom de Gabriel Jogand-Pagès, il avait été admis dans la Loge


parisienne Le Temple des Amis de l'Honneur français . C'était en février 1881.
Condamné par le tribunal correctionnel de la Seine dont le jugement
avait été confirmé par la cour d'appel, il fut radié du tableau de sa Loge. li
avait participé trois fois aux travaux de celle-ci c'était suffisant pour exploiter
:

ce qu'il savait ou devinait du secret maçonnique. On sait comment.


Sous son nom de guerre de Léo Taxil (alors qu'il en avait porté au moins
un autre, celui de Volpi, quand il était anticlérical), il entreprit un pèlerinage
à Rame.
Peut-être connaissait-il ce quatrain du Frère Ricault qu'on répète au moins
depuis 1737 pour désarmer les curiosités profanes
Pour le public un Franc-Maçon
sera toujours un vrai problème
qu'il ne saurait résoudre à fond
qu'en devenant Maçon lui-même
Sans doute offrait-il une solution à ce problème avec des preuves reten-
tissantes de la jalousie et de la haine du démon dont parlait l'encyclique
Humanum genus « du 20 avril 1884 qui divisait le genre humain en « deux
royaumes .., celui de Dieu et celui de Satan.
Toujours est-il qu'il obtint l'absolution de la Cour de Rome et put se
remettre au travail sur de nouvelles bases.
Avec la même fougue qu'il mettait à écrire des brochures anticléricales
et antireligieuses en se disant ancien élève des Jésuites, Tes désavouant
alors du même coup comme Franc-Maçon repenti, il publia en série des
prétendues divulgations sensationnelles, des pamphlets célèbres et com-
merciaux comme la Franc-Maçonnerie dévoilée (1887), la Confession d'un ex-
libre penseur, Ta France maçonnique, la Ménagerie républicaine.
Et puis brusquement, en avril 1897, par une nouvelle volte-face, il déclara
que, depuis douze ans, il n'avait cessé de mystifier ses lecteurs et le public
parce qu'il voulait voir jusqu'à quel point pouvaient aller la crédulité

65
et la bêtise humaines, d'où, comme l'écrira la revue Etudes , d'absurdes et
horrifiques Tégendes sur « le diable au XlX siècle ou les révélations de
Diana Vaughan '. Ces élucubrations avaient cependant eu une telle audience et
un tel retentissement que bien des esprits en furent ébranlés jusqu'au fond des
provinces et à l'étranger.
Un auteur contemporain rapporte comment se traduisent par exemple
dans la Sarthe ce genre de divulgations
Satan en personne apparaît dans les Tenues pour donner des ordres,
les initiés signent avec leur sang un pacte pour détruire l'Eglise et les monar-
chies (affirmation qui aurait pu faire sourire les prélats et souverains appar-
tenant, à cette époque même à cet Ordre satanique) leur maillet est le signe
de la destruction, toutes les révolutions ont été fomentées par eux. Ils sont
redoutab!es car ils sont 160 000 en France... Mais le doigt de Dieu intervient
pour les faire périr dans d'atroces souffrances.
li nous est dit aussi que les ragots antimaçonniques prennent une allure
plus dangereuse à la suite d'un programme d'action mis au point dans des
congrès à Trente et à Reims en 1896. au cours desquels fut décidée la publi-
cation des noms des Francs-Maçons et des Juifs aux fins de boycottage, sans
dérogation sous quelque prétexte que ce soit (4).
De fait parut notamment, dédié aux électeurs parisiens, un livre imposant
par ses quelque 300 à 400 pages suivant les rééditions Le Tout Paris
maçonnique.
li ne semble pas qu'au plan électoral le but des auteurs ait été atteint.
Au contraire. Mais il put justifier les mesures de prudence et de contre-
offensive entreprises par les Maçons à Paris, au Mans et ailleurs.
Sans sonder les reins et les coeurs, des spécialistes pourraient chercher
les causes profondes de ces manoeuvres et dans quelle mesure d'autres groupes
humains ont pu être attaqués avec les mêmes procédés comme le Protocole des
saqes de Sion, la Monita Secreta ou encore le Serment des Chevaliers de
Cos'omb.

Et aujourd'hui, en ce qui regarde notre Ordre ? bien sûr il y a encore sur


la carte du monde les taches noires ou rouges des pays dans lesquelles ne
peut subsister qu'une Maçonnerie de la pénombre et du silence, où on ne peut
qu'espérer qu'en la pérennité de sa lumière qui a pu, de même, être conservée
dans notre pays, au n temps du mépris n, malgré les pires délations.
Dans les pays de liberté au moins relative, ne seraient plus concevables
des affabulations comparables à celles du père Barruel ou de léo Taxil, et
nous ne parlons pas des Pérau, Gabanon, Larudan, de Mgr Juin, l'abbé Lefranc,
M. Tourmentin ou cent autres.
On critique encore les hommes, et c'est parfois leur faire beaucoup d'hon-
neur, mais c'est essentiellement dans leur comportement individuel plutôt
qu'en bloc monolithique, en n Secte n ou en machine de guerre.
Mais les rayons des librairies spécialisées ou non crouleraient encore
sous le poids des publications traitant de Franc-Maçonnerie et de Francs-Maçons.
Bien qu'elles recèlent le plus souvent un parti-pris favorable, ceux-ci ont
habituellement du mal à se reconnaître dans le portrait qu'on veut faire d'eux,
pris en gros ou en détail.

66
Enfin et surtout le climat, depuis le quart de siècle d'une ouverture qui a
commencé par les émissions sur les « divers aspects de la pensée contem-
poraine , est fondamentalement changé.
On ne divulgue plus, on étudie. On ne polémique plus au sens littéral
du terme, et dans un monde où retentissent encore, hélas ! des conflits idéolo-
giques on recherche la paix dans e labeur.
*

Qu'on nous permette, en terminant, d'évoquer la mémoire de ce vieux sage


que fut Albert Lantoine, historien de lOrdre et Grand Archiviste de la Grande
Loge de France.
Parlant, en 1934, d'une brochure documentaire sur la Maçonnerie écos-
saise celle de la Grande Loge de France, il écrivait
, : Cet opuscule ne
convaincra personne. On ne se trouve pas devant des adversaires, mais
devant des ennemis. Ainsi qu'en temps de guerre entre les nations, où l'idée
de justice est subordonnée à l'idée de force, les hostilités entre partis ne
permettent pas que s'élève la voix de la raison. (5).
Avant de mourir, pourtant, il déclarait quinze ans environ plus tard à un
confident de ce qu'il appelait l'autre bord : « Ne nous frappons pas trop.
Le temps calmera cet antagonisme et notre campagne portera ses fruits,
car la vérité est en marche (6). On est tenté de dire Ainsi en soit-il .

Li. Piéral (pseudonyme constitué avec les initiales des mots Parfaite
Intelligence - Espérance - Réunies - Orient - Liège), le Cowan, 1966, cite
(p. 47n) Pritchard : masonry dissected , 1730.
G.H. Luquet : La Franc-Maçonnerie et l'Etat, Paris 1963 (p. 45 et sui-
vantes).
Ce fut, en fait, le cas de Voltaire à la Loge des Neuf Soeurs et
peut-être celui de Napoléon V', reçu à une Loge de Nancy en visiteur.
André Bouton : Les luttes ardentes des Francs-Maçons manceaux pour
l'établissement de la République 1815/1914 (pp. 269-272).
Bulletin mensuel des Ateliers supérieurs (S.C.D.F.) novembre 1934
(p. 143).
R.P. Bertheloot, S.J. Jésuite et Franc-Maçon 1952 (p. 113).
:

NOVEMBRE 1973

67
La Grande Loge de France vous parle...

NOS BUTS
Pour les auditeurs du dimanche matin qui écoutent l'émission intitulée
Divers aspects de la pensée contemporaine », et particulièrement pour ceux
qui s'intéressent à l'émission de la Grande Loge de France du 3 dimanche
de chaque mois, il peut être instructif de connaître les vrais buts de cet Ordre,
sur lesquels on a dit, et continue même à dire, beaucoup de choses erronées.
C'est ce que nous allons essayer de faire aujourd'hui.

*
**
C'est simple. Lorsqu'un homme vient frapper à notre porte pour nous
demander d'être admis parmi nous, nous lui présentons un document qu'il doit
lire attentivement. Nous lui demandons s'il est d'accord sur son contenu. Alors
il signe ce document, confirmant son engagement à adopter notre discipline
de travail.
Dans cet écrit, il est proclamé
La Franc-Maçonnerie a pour but le perfectionnement moral de l'huma-
nité. A cet effet, les Francs-Maçons travaillent à l'amélioration constante
de la condition humaine tant sur le plan spirituel que sur le plan du bien-
être matériel.
Et plus loin
Dans la recherche constante de la vérité et de la justice, les Francs-
Maçons n'acceptent aucune entrave et ne s'assignent aucune limite. lis res-
pectent la pensée d'autrui et sa libre expression.
Voilà l'engagement qu'un candidat à notre Ordre prend envers nous avant
toute procédure d'acceptation.
Tout le reste des particularités maçonniques ne constituant que des
méthodes de travail. Nos rituels et notre symbolisme ne sont que des moyens,
des méthodes appropriées, des mises en condition de réflexion, d'aide-mémoire,
d'attention et de pensée.
*
**
Si, dans ses Déclarations de principes, la Grande Loge de France annonce
qu'elle travaille à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers «, cette for-
mule n'est en aucun cas une acceptation religieuse quelconque.
Cette invocation consacre seulement la régularité de notre Ordre par

68
I

rapport à la Constitution d'Anderson de 1723 que nous plaçons en tête de


notre propre Constitution et dont nous célébrons cette année le 25O anniver-
saire.
Son texte est le suivant
Bien que dans les temps anciens, les Maçons aient été tenus dans
chaque pays de suivre la religion quelle qu'elle fût de ce pays ou de cette
nation, on juge maintenant opportun en laissant à chacun ses opinions parti-
culières, de restreindre cette obligation à la religion sur laquelle tous les
hommes sont d'accord, c'est-à-dire être hommes bons et sincères, hommes
d'honneur et de probité, quelles que soient les dénominations ou croyances
qui peuvent les distinguer, d'où il suit que la Maçonnerie devient un Centre
d'union, et le moyen de rapprocher par une véritable amitié, des personnes
qui, sans elle, seraient restées perpétuellement éloignées.
Cette formule n'est donc qu'une invocation à la solidarité humaine et
n'inclut aucun dogmatisme. La pensée de chaque maçon reste libre quant au
jugement religieux ou son contraire.
*

Dans le silence et la quiétude de nos Loges, les maçons s'expriment libre-


ment. Ils comparent leurs points de vue dans l'ambiance de fraternité qui
domine nos efforts.
Bien sûr, nul néophyte ne peut devenir Maître-Maçon sans un dur appren-
tissage qui consiste, entre autres, en une grande maîtrise sur soi-même dans
l'acceptation d'une discipline librement consentie sans laquelle aucun travai
sérieux ne peut être accompli.
C'est toute une accoutumance à une méthode à laquelle chacun doit se
soumettre pour obtenir une ambiance propice à la découverte du rée! sur
lequel nous nous proposons d'agir pour le bien de tous.
Voilà ce qu'est la Grande Loge de France. Voilà ce que sont nos adeptes.
*
**
Si nous voulons aller un peu plus loin dans le détail, disons que nos
adeptes s'interdisent tout dogme, mais qu'en corollaire, Ils s'imposent comme
base de compréhension, la plus large tolérance devant la pensée et le juge-
ment de chacun.
Mais alors, qu'est-ce que la pensée ?
CONDILLAC donne la définition suivante J'appelle pensée tout ce que
l'on éprouve soit par des impressions étrangères soit par l'usage qu'elle
fait de la réflexion .
Vue sous cet angle, nous, Maçons, nous posons constamment la question
la pensée, résultat d'éléments, ces éléments sont-Ils toujours reçus comme
conformes à la réalité oblective, et les raisonnements qui servent de conclu-
sion sont-ils toujours exacts et exempts de sophisme ?
C'est pourquoi nous confrontons constamment nos jugements à la recher
che d'une erreur ou d'une mauvaise interprétation.

69
Vous le voyez, chers auditeurs, la tâche est immense, mais passionnante.
Nous sommes toujours dans le mouvement de la vie, car constamment dans
le temps des éléments nouveaux surgissent de partout qui remettent en ques-
tion nos conclusions précédentes. Pour prétendre suggérer des améliorations
constantes du sort moral et matériel de l'humanité, il faut savoir de quoi Il
s'agit dans tous les domaines en particulier, il ne faut pas négliger de savoir
comment fonctionnent tous les aspects économiques et sociaux de notre
temps.

Il faut connaître les aspirations de chaque groupe et suggérer ensuite


ce qui pourrait être transformé.
Si bien que, comme l'a dit récemment un de nos anciens Grands Maîtres
Les contestataires, c'est nous I » Mais il ne s'agit pas de contester n'im-
porte quoi, n'importe quand et n'importe où, Il faut savoir distinguer ce qui
est juste, ce qui n'est pas juste et ce qui devrait être ajusté, ce qui peut être
réformé, tout de suite ou progressivement.
Les Francs-Maçons ne sont pas nécessairement des révolutionnaires, ce sont
des réformateurs modérés, réfléchis, mais conscients du réel. Ce sont des
amis de la justice. Notre devise, comme celle de la République française, est
Liberté - Egalité - Fraternité. Mais nous ne nous payons pas de mots,
nous voulons savoir ce que parler veut dire, et l'enseigner.
*
**
Liberté C'est un mot vite dit, mais comment le comprendre ? LAMEN-
NAIS, ce prêtre catholique révolutionnaire, e crié C'est la liberté qui
oppresse et c'est la loi qui libère». Mme ROLAND murmura sur l'échafaud
Oh ! Liberté, que de crimes on commet en ton nom
La liberté est un mot à plusieurs significations. Selon les cas, la liberté
est une entité que nous nous efforçons d'analyser. Nous voulons la liberté
mais que cette liberté ait une limite au-delà de laquelle réside la liberté des
autres. Déjà au XVIII' siècle, notre Frère MONTESOUIEU le proclamait. Mais
cette limite est bien difficile à établir devant l'évolution des temps et des
choses. Nous pourrions dire avec Albert EINSTEIN que nous nous trouvons
devant des « mollusques de référence «. Mais la pensée, elle, est libre. Nous
lui demandons seulement d'être honnête et auto.critiquée chaque fois qu'il
en est l'occasion.

Egalité C'est aussi un mot vite prononcé, mais comment le définir ?


La Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen proclame « Les
hommes naissent libres et égaux en droit » mais, en fait, ils naissent inégaux,
normaux ou anormaux, beaux ou laids ils seront grands ou petits, gros ou
maigres, faibles ou forts, leurs parents sont riches ou pauvres, Ils seront
intelligents ou déficients, doués ou bornés.
La société se doit de réduire ces inégalités dans la mesure du possible
et du raisonnable, mais elle ne peut pas toutes les supprimer.

70
Fraternité C'est un mot de rêve, qu'il faut s'efforcer de rendre tangible.
Tous les problèmes philosophiques et sociaux sont chez nous sujets à analyse.
Les Maçons s'efforcent de les disséquer méthodiquement, de les démonter, de
les comparer, de suggérer des modifications en vue de plus de justice.
Nous ne sommes pas des rêveurs, ni des exaltés. Nous sommes des
réalistes. Nous ne projetons pas de nous battre contre des moulins à vent
comme Don Ouichotte, nous ne nous proposons pas d'être des redresseurs de
tort, comme le Cyrano d'Edmond Rostand. Nous ne prétendons pas faire des
miracles mais seulement de suggérer des attitudes justes et fraternelles, appli-
cables entre les hommes.
Aux gouvernements et aux responsables, aux législateurs de prendre en
considération nos suggestions, de les juger à leur tour et de les mettre en
pratique.

Notons avec satisfaction que nos recherches passées, nos voeux d'innova-
tion et de réforme, ont été souvent pris en considération par les législateurs.
Citons seulement l'école laïque, publique, obligatoire et gratuite, les assu-
rances sociales, les congés payés, entre autres. Et ces Innovations sont deve-
nues quasi irréversibles.

*
**
Mais ce n'est pas tout, l'évolution poursuit sa marche, les aspirations
au bonheur se transforment et comme toujours les espoirs et les idéaux de
chacun sont loin d'être les mêmes pour tous. Et lis ne peuvent être imposés.
L'un recherche la tranquillité, l'autre l'aventure. L'un la victoire sur lui-
même contre ses penchants et ses phantasmes. L'autre recherche la fantaisie
distrayante. Faust veut la folle orgie du coeur et des sens. Le stoïcien professe,
lui, l'indifférence devant ce qui affecte sa sensibilité. La recherche du but
est, comme l'on dit maintenant, du sur mesure , du à la carte ». Com-
ment harmoniser tout cela ? Que de chemin à parcourir, que de victoires sur
nous-mêmes devons-nous remporter ? Que de comoétences à acquérir pour
savoir penser, juger et agir conformément à nos buts.
Certes, la science depuis un siècle a permis de soulager beaucoup de
misère, nous e mis à même de nous procurer beaucoup de satisfactions sur
cette terre. Mais paradoxalement cela pose d'innombrables problèmes.
Si nous en avions le temps ici, nous pourrions prouver aisément que ces
problèmes sont cruciaux qu'ils ont des côtés tragiques contrairement à ce
au'un bon sens primaire et Incomplet peut suggérer. Et ces problèmes doivent
être abordés, disséqués, analysés. Des solutions doivent apparaître sous peine
de mort de l'humanité.
A chaque tournant d'époque surgissent de nouveaux problèmes, et ces
problèmes sont vitaux. Le vieux Maçon blanchi à la tâche le sait bien, Il sait
que ses investigations nécessaires sont sans limite. Il sait que son travail est
un travail de Pénélope, non qu'il détruise la nuit ce qu'il e fait le jour, mais il
est conscient que, lorsqu'il croit arriver au but, des notions nouvelles surgis-
sent, des difficultés nouvelles apparaissent, aberrantes parfois, et sans pou-
voir prévoir ou deviner d'où elles viennent ni en mesurer l'ampleur.

71
Alors, tout est encore à modifIer, tout est encore à rééquilibrer.
D'ailleurs, dans les textes symboliques de nos Rituels ii est énoncé que
le Temple que construit le Franc-Maçon ne sera jamais terminé.
***
Ainsi, chers auditeurs, pour conclure cet exposé, nous avons souhaité
vous apporter quelques éclaircissements sur ce qu'est la Franc-Maçonnerie
de la Grande Loge de France.
Certes les Francs-Maçons ne sont pas des anges, mais ils se défendent
d'être des démons. Ils sont tout simplement des hommes. Des hommes de
bonne volonté, qui s'efforcent dans la quiétude de la Loge, d'exercer un cer-
tain sacerdoce dont le but est, dans la limite de leurs forces, de faire quelque
chose d'utile pour le progrès de l'Humanité.
Oui nous approuve nous assiste.

DECEMBRE 1973

72
La Grande Loge de France vous parle...

ALLOCUTION DU NOUVEL AN
du Docteur PIERRE-SIMON
Grand Maître de la Grande Loge de France
Le nouvel initié. - Docteur PIERRE-SIMON, vous êtes Grand Maître de
la Grande Loge de France. vous avez accepté de répondre à un jeune Franc-
Maçon. Je suis encore étudiant et je suis un Franc-Maçon nouvellement initié.
Je vais vous poser quelques questions, qui ne vous paraîtront peut-être pas
essentielles, - je vous prie de bien vouloir m'en excuser mais qui
auront au moins le mérite de la spontanéité, de la sincérité, puisqu'elles
sont directement suscitées par ma toute récente expérience initiatique, mais
aussi par ma préoccupation, en tant qu'étudiant, d'être constamment en prise
directe sur les événements qui concernent l'ensemble de la société.
Or, pour tous les Français, pour tous les Européens, mais aussi pour de
nombreux hommes et femmes à travers le monde, les Fêtes de Noêl et du
Nouvel An, cette année, ont laissé un goût quelque peu amer, malgré les
traditionnels échanges de bons voeux. Aussi, dans son universalisme, quels
sont les bons voeux de la Franc-Maçonnerie tout entière et quels sont les
voeux du Grand Maître de la Grande Loge de France aux Français ?
Le Grand Maître. - Effectivement, il nous a paru plus intéressant de
transformer nos voeux en manière de dialogue. Et ce dialogue que je voulais
engager avec vous me paraît bien utile pour la compr4hension de notre
Ordre.
Pour un Franc-Maçon, sachez-le, le Nouvel An est le moment opportun
pour le bilan. Ce n'est pas le moment où l'on se congratule, mais au contraire,
c'est le moment où le Franc-Maçon dresse son bilan et examine s'il a bien
rempli son rôle.
Remplir son rôle pour un Franc-Maçon, qu'est-ce ? C'est d'avoir analysé
les objectifs qu'il s'est proposé librement, de lui-même, en concertation avec
les Frères de sa Loge et de les inventorier. En réalité Il s'interroge A-t-il
r

bien vécu sa vie de Maçon ? A-t-il de l'intérieur analysé les difficultés qu'il
aura éprouvées et se sera-t-il projeté au dehors, dans sa vie profane, dans
son métier, dans la société, dans sa famille ? Aura-t-il réussi, du premier
jour de l'année au dernier, à être l'homme qu'il était déterminé à devenir ?

73
En réalité, qu'est-ce que pour le Franc-Maçon, le devenir d'une année à
l'autre ? C'est de contribuer davantage à la promotion du bonheur. Il sait
que toutes les sociétés se sont fixé pour objectif le bonheur. Comment
pourrons-nous le définir ? Le sentiment qui accompagne le passage d'une
moindre à une plus grande perfection. En quelque sorte, pour nous, la
recherche du bonheur, c'est le perfectionnement constant, quotidien.
N.I. - Mais les voeux de la Franc-Maçonnerie ne sont-ils pas quelque
chose de plus qu'une invocation au bonheur ?
Je m'explique : les fêtes de Noél et du Nouvel An, avec leur cortège
de personnages mythiques, leurs rites, leurs références religieuses aussi, sont
de grandes fêtes symboliques. La Franc-Maçonnerie, puisque le Symbolisme est
son outil de travail privilégié, interprète-t-elle de façon particulière la nouvelle
année 7
G.M. - Non, ainsi que je vous le disais, la Franc-Maçonnerie célèbre à
sa façon la nouvelle année, car pour le Franc-Maçon, le premier janvier n'est
ni un anniversaire, ni la célébration de la circoncision d'un Prophète... pour
le Franc-Maçon, la célébration du Nouvel An coïncide, « colle « en quelque
sorte, à la célébration du Solstice d'Hiver. Vous le savez, ou vous allez
l'apprendre bientôt dans votre Loge, le Maçon est un homme qui s'accommode
d'un seul maître. Le maître, c'est la nature. Pour nous, par conséquent, la
communion est quotidienne. C'est notre grand maître, la nature. Au terme de
l'hiver, au solstice d'hiver, quand le soleil est au plus bas, quand ses rayons
ne dardent que faiblement dans la grisaille ouatée de l'horizon, notre terre
est arrivée à la phase où s'achève son repli sur elle-même. C'est l'instant
où elle bande ses forces. c'est le temps, en quelque sorte, où elle reprend
vigueur. Et c'est finalement un phénomène cosmique que nous connaissons
bien, que les scientifiques ont très bien défini dans les temps modernes
nous savons que deux mouvements président à notre Cosmos l'expansion
:

puis la condensation.
Le Nouvel An, salué par la célébration du Solstice, est le point d'invo-
lution extrême de la nature.
Nous allons repartir pour l'expansion, c'est-à-dire la reconstruction. Le
Franc.Maçon, comme la nature, part pour la construction du monde, il met sa
règle de Compagnon sur l'épaule et s'en va.
N.I. - Pour le jeune Franc-Maçon récemment initié, la recherche constante
de la vérité, cette « marche vers la Lumière que vous évoquiez à l'instant,
c'est une voie difficile et fascinante. Difficile, parce que la voie est parsemée
d'obstacles, mais fascinante, parce qu'affronter ces obstacles procède d'un
choix conscient. Or, l'initié dispose d'une seule arme, à la fois dérisoire
et puissante sa volonté de progresser sur le chemin du perfectionnement
individuel.
Mais ce choix ne le dispense pas, au contraire, de regarder, de part et
d'autre du chemin, le monde qui l'entoure. Or, de nombreux observateurs,
compétents pour en juger, nous prédisent des jours difficiles notre société,
:

74
dans ses fondements matériels et spirituels les plus établis, est aujourd'hui
fortement ébranlée et, même si elle parvenait à résister, elle demeurerait
néanmoins très sérieusement remise en cause. Alors, pourriez-vous me dire
si cela vous surprend et surtout quelle réponse la Franc-Maçonnerie peut
apporter à l'interrogation que suscite cette remise en cause de la société ?
G.M. - Votre question pourrait paraître judicieuse si elle ne s'adressait
à la Franc-Maçonnerie. La Franc-Maçonnerie ne peut être désarmée par une
remise en cause, cela simplement en raison de son principe. La Franc-Maçon-
nerie est la contestation permanente. Le travail dans la Loge, qu'est-ce ?
Vous êtes initié maintenant depuis quelques mois et peut-être vous êtes-
vous aperçu que ce que dans la Loge nous recherchons, c'est de ne jamais
conserver une vérité pour acquise. Ce que nous appelons vérité le lundi n'a
pour nous de valeur que le lundi, mais le mardi nous remettons ce concept
en cause. Et c'est peut-être là l'originalité la plus fondamentale, la plus
profonde de la Franc-Maçonnerie. Vous êtes étudiant, vous avez sans doute
connu Mai 1968, vous avez probablement participé aux réunions qui se multi-
pliaient dans le monde du travail (à 'Odéon ou à la Sorbonne) où les
jeunes essayaient de confronter leurs différentes pulsions, remettant en cause
leurs propres modalités d'existence. Ils n'ont fait que réinventer, sans en
posséder la méthode, la maïeutique maçonnique. Les étudiants l'avaient perçue,
de façon sourde, confusément et avaient tenté de l'utiliser afin de reconstruire
leur monde,

La vérité est l'objet de notre quête permanente. Alors, disons-le tout bref,
nous connaissons e leurre de la société de consommation. Vous avez pris
connaissance des questions mises à l'étude des Loges nous avons toujours
répudié le quantitatif au bénéfice du qualitatif. Pour ce faire, nous ne nous
sommes jamais référés ni au dogmatisme religieux intransigeant, ni aux
nécessités technocratiques, encore moins à la dictature idéologique et. d'ail-
leurs, vous le voyez, elles se sont avérées aujourd'hui impuissantes. Mais la
Loge, elle, réalise une micro-société, de par son fonctionnement, de par sa
conception. Elle reproduit le monde du dehors. Tous les Frères qui la compo-
sent viennent y travailler, de concert, et il se dégage des individus les aspi-
rations profondes qu'ils ont puisées chacun dans leur milieu, dans le monde
où ils sont nés. Aussi, cette prise en considération de l'aspect qualitatif de
la question fait que nous avons toujours stigmatisé le travail parcellaire, celui
qu'on appelle encore le travail « en miettes «. Cette Loge va, par conséquent,
exister en tant qu'institution non marginale, non contestataire pour le dehors
mais au-dedans seulement. Culturellement puissante, elle tourne délibérément
le dos au phénomène contre-culturel.
Référez-vous à la démographie de ceux qui frappent à notre porte, vous
constaterez qu'aujourd'hui c'est le monde technologique qui vient à nous les
jeunes hommes qui demandent à être initiés Francs-Maçons sont des hommes
qui, ayant vu les Eglises déshabitées, les partis politiques abandonnés à
eux-mêmes, viennent à nous parce qu'ils sentent qu'eux-mêmes, que l'Europe,
que le monde entier, ont soif d'une philosophie.

75
N.I. - A travers cette réponse transparaissent des références à l'idéal
maçonnique traditionnel et permanent, dont les deux maîtres-mots sont
Fraternité et Tolérance. Mais ces deux concepts ne suffisent pas à l'élabo-
ration d'une philosophie, d'une éthique ou d'une morale. Et constater l'im-
puissance des idéologies contemporaines, explicites ou implicites, est une
attitude qui comporte un prolongement immédiat le jeune Franc-Maçon,
:

parce qu'il est ouvert aux problèmes de son temps, recherche au sein de
l'Ordre initiatique les moyens de se forger son idéal, tant au plan intellectuel
qu'au plan spirituel. La Franc-Maçonnerie peut-elle les lui offrir ?
G.-M. La Franc-Maçonnerie peut les lui offrir, parce que la Franc-Maçon-
nerie pratique sa méthode propre. Fraternité et Tolérance sont les termes de
vous connus parce que, effectivement, à votre degré d'Apprenti, ils furent
significatifs de l'entrée en Franc-Maçonnerie. Mais, vous le savez, le Franc-
Maçon est un homme qui s'élève par degrés au fur et à mesure où vous
vous élèverez par degrés, Fraternité et Tolérance se transformeront en deux
autres maîtres-mots de même essence Amour et Connaissance.
Amour et Connaissance, c'est par ces clefs que, dans son année, tout
Maçon réalise trois catégories de travaux : le premier travail a nécessaire-
ment un impact sur l'actualité. Par le deuxième nos Frères sont toujours
concernés philosophiquement, dans le cadre de la morale. Vous savez que ce
qui distingue essentiellement la Franc-Maçonnerie des Eglises est la pratique
d'une morale, non point la morale figée mais évolutive. Je suis convaincu qu'en
1974, ce que demandent ceux qui viennent à nous, au sortir de leur Université,
de leurs études de technologie, de l'Ecole Nationale d'Administration ou de
Polytechnique, est la recherche d'une morale, aspiration conforme à leur
temps pour ce que l'on appelle asseoir son âme

Alors, jointe à la troisième question, question initiatique, nous sommes à


même de jeter les bases d'une recherche de la Loi Morale Universelle.
La Loi Morale Universelle, l'invocation du Grand Architecte de 'Univers,
est la spécificité, pourrait-on dire, de la Grande Loge de France, ce en quoi
elle participe au grand concert universel de la Franc-Maçonnerie interna-
tionale et Universelle. Tous ceux qui ont franchi cette même porte initiatique
cheminent vers cette recherche d'une Loi morale universelle, celle-là même
qui devra caractériser l'an 2000.
N.I. - La Franc-Maçonnerie est le lieu où tous les individus, quels que
soient leur milieu, leur formation, leur culture, peuvent non pas faire abstrac-
tion de leur identité au sein du groupe, mais au contraire consentir à leurs
divergences, c'est-à-dire les admettre, les tolérer, les confronter, à l'aide
d'une méthode traditionnelle, symbolique et initiatique, à travers l'étude des
grands problèmes du temps. Cependant, ne craignez-vous point que les mêmes
aspects qui permettent le perfectionnement individuel ne deviennent des
obstacles dès lors qu'il s'agit du perfectionnement de l'Humanité tout entière ?
Autrement dit, comment concevez-vous le passage de l'un à l'autre malgré la
discrétion dont s'entoure la Franc-Maçonnerie ?

76
I

G.M. - Sachez que ce microcosme que représente la Loge maçonnique


est à l'image de ce que l'on appelait l'honnête homme du XVlli siècle
L'honnête homme du XVIIV siècle, s'il avait pu réaliser une instruction
conforme aux acquisitions de son temps, pouvait construire cette petite
encyclopédie et pouvait assurer la fonction de Maître, de gourou. Aujourd'hui,
ce Maître collectif, c'est la Loge, et c'est la Loge parce qu'elle est un
regroupement de connaissances procédant de disciplines différentes. C'est
pourquoi celui qui vient frapper à la porte de la Grande Loge de France, qui
s'intègre par voie d'initiation dans la Loge, reçoit l'enseignement d'un « hon-
nête homme collectif ,', entité collective, la Loge.

En guise de conclusion, rappelons que c'est la conscience collective qui


oblige chacun de nous à nous façonner au dedans afin de se mieux répandre
au dehors.
S'il est vrai, comme l'a écrit Georges FRIEDMANN, que la grandeur
de l'homme, son aventure la plus héroïque serait de devenir un homme il
faut que l'on sache que le lieu privilégié de cette nouvelle naissance c'est la
Loge maçonnique, c'est la GRANDE LOGE DE FRANCE.

JANVIER 1974

77
La Grande Loge de France vous parle.,.

HISTOIRE ET UNIVERSALISME

Les origines de la Franc-Maçonnerie sont légendaires et peuvent, souvent.


sembler marquées dune fantaisie surprenante. u Lorsque, dans les commen-
taires de son livre des Constitutions, Anderson accapare Adam, ses fils et les
fils de ses fils, il provoque notre sourire u, écrit Albert Lantoine. C'est
peut-être, à tort », ajoute aussitôt l'historien, car toute fantaisie dans un
récit doit, pour ainsi parler, nous mettre la puce à l'oreille, et nous rendre cir-
conspect pour la prise en considération d'autres éléments u.
il existe une symbolique de l'histoire, comme des histoires, une vérité au
deuxième degré. Quel peut être le sens de cette légende, de ce souci d'enra-
cinement d'au-delà d'une époque connue, d'au-delà du temps ? Précisément,
pensons-nous, le désir de se situer dans une durée sans référence et sans
contingence.

Ce sera notre propos de montrer ce que cette démarche a d'exceptionnel


en Occident où l'histoire et la politique ont pris rang d'une véritable théolo-
gie. Et aussi, en quoi, la Tradition Maçonnique, échappant au temps, et à
l'histoire, offre à la réflexion une dimension supplémentaire.

*
**

Il semble que l'histoire, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, soit une


création typique de l'Occident et spécialement du monde judéo-chrétien. On
connaît, certes, en Chine et ailleurs, des recueils des hauts faits des rois et
des princes. On conçoit, aux lndes, par exemple, un enchaînement cyclique des
périodes. Le Judaisme puis le Christianisme vont introduire ces composantes
fondamentales de l'histoire : le temps et la liberté. Une alliance est conclue
avec le Seigneur, un message est adressé aux hommes. Quel parti vont-ils
en tirer ? et quand ?
C'est à partir de la naissance de Jésus-Christ que nous comptons les
années, à des fins non seulement chronologiques mais aussi eschatologiques.
Le Christianisme, regrette le philosophe Aldous Huxley, est demeuré une

78
religion dans laquelle la philosophie éternelle pure a été recouverte, tantôt
plus, tantôt moins, d'une préoccupation idolâtre d'événements et de choses
dans le temps, considérés comme des fins intrinsèquement sacrées et effec-
tivement divines
Lorsque le Christianisme cesse d'être l'idéologie dominante, l'Humanisme
prend e relais et s'efforce, après la Révolution Française, notamment, d'orga-
niser la société sur des bases équitables. L'homme prend en main son propre
destin et les progrès techniques mettent à sa disposition les moyens matériels
du bonheur sur terre. On peut croire au progrès. A cet espoir d'un succès
définitif à court terme, le Marxisme apportera bientôt l'appui d'une analyse
historique et, pour beaucoup, scientifique.
Enfin l'Existentialisme dégage clairement notre pleine et entière respon-
sabilité par le moyen du politique, c'est nous-même qui forgeons le destin
:

de notre espèce, responsabilité que nous nous devons d'assumer à la fois


collectivement et individuellement.

Dès lors, la politique envahit tout l'Université, l'Ecole, le Foyer, la


:

réflexion personnelle qui devient essentiellement prise de position sur les


problèmes sociaux, économiques, etc. Le progrès des communications nous
rend solidaires de tout événement qui se passe de l'autre côté du monde. Ouel-
ques milliers de journalistes et de chroniqueurs ont pour métier de recueillir
l'information et de nous la vendre sur le papier et sur les ondes. C'est un
aspect, aussi, de la civilisation de consommation. Pour que l'événement soit
consommable, pour qu'il échappe aux faits divers, il faut qu'il soit signi-
fiant ». Aussi, à peine la nouvelle est-elle tombée des téléscripteurs, encore
brute et chaude, sanglante ou dérisoire, que nous les voyons la prendre en
main, la pétrir, lui donner forme pour l'intégrer dans le « sens de l'histoire
Et si nous sommes si fort attachés à notre transistor et notre quotidien,
c'est que, dans cette gigantesque tragédie qui a pour scène 'Univers, c'est
l'histoire qui donne un sens à notre vie c'est elle qui distribue les rôles, les
grands et les petits, nous place du côté des bons ou des méchants. Mais
comme elle ne nous donne généralement qu'une place de spectateur nous
souffrons de notre impuissance écrits, motions, manifestations font alors
partie d'une thérapeutique destinée à libérer notre conscience malheureuse.

A cette façon de voir et de vivre les choses, on peut faire deux procès
d'une part, de relever d'un acte de foi plus que d'une analyse sérieuse de la
réalité d'autre part, d'être source d'appauvrissement au niveau de la réflexion
individuelle,

Expliquons-nous les constructions des historiens sont fort séduisantes.


Les données sociales, économiques, géographiques, jouent entre elles, en
contre-point, comme les lignes mélodiques d'une symphonie, pour aboutir à
une apothéose. Reste que des mêmes notes ils tirent des musiques fort dif-

7g
férentes, selon l'époque, la mode et le régime politique auxquels ils sont atta-
chés. Car, dans maints pays, ils sont les grands prêtres d'une nouvelle
théocratie :celle des politiciens. A leur demande, ils vaticinent et dans les
entrailles d'on ne sait quel poulet, ils lisent et disent le sens de l'histoire. Et
chacune de ces nouvelles religions a ses rites, ses lieux saints, ses chapelles
et ses Judas, son Orthodoxie, ses dogmes et ses hérétiques. Elles satisfont
en nous ce double besoin de haine et de communion ou plus exactement de
communion dans la haine qui doivent faire partie des besoins fondamentaux
de l'homme.

L'histoire, nous dit-on, est grosse du bonheur de l'humanité et il nous


appartient de la faire accoucher. Malheureusement, il semble qu'elle aille
de fausse couche en fausse couche. Ou, chaque fois qu'elle met bas, c'est un
monstre qu'elle enfante. Et par quelle étrange fatalité, ces grands hommes dont
elle fait ses saints, en arrivent-ils presque toujours à faire fonctionner la
guillotine ou le peloton d'exécution, à moins qu'ils n'en soient eux-mêmes les
victimes avant d'avoir pu s'en servir 7
Il est nécessaire, certes, de conduire les hommes et d'administrer les
cités mais c'est un rêve dangereux et intellectuellement malhonnête de croire
que la parousie est pour demain et qu'elle résoudra le problème de la souf-
france et de la mort.
C'est un rêve, donc une fuite devant le rée!, une distraction au sens pas-
calien du terme ou peut-être, pour employer un terme plus moderne, une cer-
taine forme d'aliénation. Peut-être reprendra-t-on un jour, à contre-pied, l'ex-
pression de Lénine, en parlant de la politique « opium du peuple
:

Car la politique et l'histoire ne rendent pas compte de la condition hu-


maine dans sa totalité. On cite quelquefois l'anecdote selon laquelle André
Malraux, assistant dans sa jeunesse à un Congrès Socialiste où l'on décrivait
l'organisation parfaite de la société de demain, se serait levé et aurait posé
la question suivante et l'homme écrasé par le tramway ? « question qui
soulevait le double problème de l'absurde et de la mort.
Problème insoluble sans doute mais qui fait bien partie de la condition
humaine. L'ordre social n'apporte pas de réponse à l'angoisse métaphysique.
Enfin, l'homme n'est pas seul sur terre. En contemplation devant ses pro-
pres faits et gestes, il finit par oublier le monde qui l'entoure le mythe de
:

Prométhée rejoint celui de Narcisse. Enfermé dans ces cages en ciment et en


bitume que sont les villes, il oublie le ciel et la terre, son père et sa mère.
Chaque matin le soleil se lève, la rosée dépose une perle dans chaque
fleur, sur chaque brin d'herbe, les moissons croissent, les feuilles tombent
aucun téléscripteur ne l'annonce, aucun commentateur n'en parle il s'agit
pourtant d'événements extraordinaires, tout proches de nous et dont notre vie
dépend. Que penser du jardinier qui, pour lire son journal, oublie ses salades
et ses rosiers ? et l'activisme éperdu qui nous agite n'est-il pas une sorte de
fuite devant l'essentiel ?

80
Souvenons-nous de l'enseignement de Jésus à Marthe et Marie. Marthe
se plaignait que sa soeur, attentive aux paroles du Christ, la laisse seule occu-
pée aux soins domestiques : Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites
pour beaucoup de choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la
bonne part qui ne lui sera point ôtée. »
Tout ce qui est historique est contingent, restrictif et sépare les hommes
les uns des autres. Les anciens Egyptiens, les Indous, les Chinois nous sont
étrangers par leur langue, leur costume, leur organisation sociale, leur système
religieux pourtant la joie et l'amour, la souffrance et la mort font partie de
notre lot commun. Fait aussi partie de ce lot commun, la vie religieuse,
c'est-à-dire la pratique de rites et la référence à des symboles qui, d'une tra-
dition à l'autre, montrent des convergences frappantes et si les théologies
divisent, les symboles rapprochent l'origine même du mot le dit, puisqu'il
s'agissait au départ de cette petite plaquette de bois ou sumbolon, que les
Crecs anciens brisaient en deux lors d'une séparation lorsque plus tard on
rapprochait les deux extrémités, le fait qu'elles s'ajustent parfaitement authen-
tifiait la rencontre.
Ce sont, pensons-nous à la Grande Loge de France, ces considérations
qui sont à la base de l'Institution Maçonnique. Le même Anderson que nous
citions au début de cette chronique, indique dans la Constitution de 1723 que
la Franc-Maçonnerie, laissant à chaque individu les opinions qui lui sont pro-
pres, se propose de réunir les hommes dans la religion sur laquelle ils sont
tous d'accord : d'être d'authentiques hommes de bien.
C'est pourquoi, précise-t-il encore, les querelles d'ordre personnel et, a for-
tiori, les discussions de nature religieuse ou politique ne pénètrent pas dans
le temple. Car, en tant que Maçons n et appartenant à la religion universelle
mentionnée ci-dessus, nous sommes de toutes les nations, de toutes les
langues, de toutes les espèces et n resolved against ail Politics. as what neyer
yet conduced to the Welfare of the Lodge, nor ever will ». Ce qui peut se
traduire par dressés contre la Politique qui n'a jamais contribué à l'épanouis-
sement des loges et ne le fera jamais n.
Les Maçons se réunissent dans un Temple. Certains Philologues pré.
tendent que ce mot vient du latin Temnere : couper. Le Temple c'est la part
d'espace qui est mis à part du reste du monde. Les anciens rituels maçon-
niques indiquent qu'il suffit de tracer sur le sol, les limites de l'espace consa-
cré pour établir symboliquement un Temple.
Celui-ci est ouvert à tous ceux qui, dans le cadre d'une religion établie,
:

ont déjà trouvé leur chemin, ceux qui cherchent encore le leur et ceux qui
pensent qu'ils n'auront jamais fini d'en chercher un.
Dans le Temple Maçonnique, la pratique des rites, dans la mesure où
ceux-ci furent de tout temps à la base d'une attitude religieuse, l'étude des
symboles, dans la mesure où ceux-ci furent de tout temps le support d'une
médiation tournée vers le spirituel la référence à une tradition immémoriale,
permettent à l'individu d'échapper un instant au siècle, au contingent, élargis-
sent le champ de la réflexion, mettent la personne en contact avec le
cosmos et donnent à sa pensée un goût d'éternel.

FEVRIER 1974

81
La Grande Loge de France vous parle..

PERSPECTIVES D'AVENIR
Parmi les griefs majeurs qu'adressent à l'Ordre maçonnique ses adver-
saires déclarés, on trouve en bonne place l'attribution de visées occultes à
la domination du monde Les Francs-Maçons au pouvoir Les autres à
leur service !« Tel serait le but ultime de notre institution.

Qu'aux temps anciens, les masses ignorantes aient pu se laisser troubler


par des calomnies de ce genre, cela pourrait s'expliquer, sinon s'excuser, car
ce qu'aujourd'hui nous appelons information « ou « communication n'exis-
tait encore qu'à l'état rudimentaire : il était fort difficile de procéder au
recoupement d'éléments contradictoires afin de pouvoir juger du bien-fondé
d'une accusation à la fois générale et imprécise,
Or, aujourd'hui, le réseau des communications à travers e monde est
devenu si dense et si diversifié que le caractère mensonger d'une information
peut être rapidement décelé. Cependant, et paradoxalement, l'homme a réussi
à créer en même temps tout un système de filtrage des nouvelles et de
rideaux protecteurs contre leur interprétation rien ne saurait donc garantir
à quiconque l'authenticité des messages reçus, D'où tant de doutes, d'hési-
tations et d'erreurs d'appréciation, même parmi les gens de bonne foi et
de bonne volonté.
Cela joue, tout naturellement, pour ce qui est du passé et du présent
à plus forte raison, le jugement sur ce que pourrait nous apporter l'avenir
est-il lourd d'incertitudes.

Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France en ont pris conscience;


il leur apparaît clairement qu'autour d'eux, voire parmi eux, des divergences
de vue peuvent exister. Ce danger n'aurait rien de très grave s'il n'impli-
quait pas le risque de voir les efforts les plus désintéressés s'annuler
réciproquement et par là d'affaiblir une action nécessaire et féconde.
Ne nous faisons pas d'illusions : reconnaître le danger ne signifie pas
le conjurer. lI faut, à proprement parler, d'abord le maitriser, Pour atteindre
cet objectif, il faut d'authentiques Maitres Maçons, chargés de tracer la
voie, d'authentiques Compagnons Maçons qui aient appris à manier leurs
outils selon les règles de l'Art, et d'authentiques Apprentis Maçons qui
veuillent à leur tour s'initier aux connaissances nécessaires et se préparer
aux plus rudes tâches,
A une époque où les sondages font fureur et recette, où les plans de
petite et grande envergure président aux destinées des entreprises comme des
Etats, où la juste évaluation de l'avenir semble faire litière du solide savoir

82
accumulé dans le passé, la manière dont les Francs-Maçons peuvent s'y
prendre pour concevoir, envisager et préparer cet avenir sera certainement
fondamentale, car leur méthode repose sur des piliers sûrs tels que l'objec-
tivité, le souci de la liberté, la volonté tenace d'aboutir et aussi, ne l'oublions
point, la maîtrise qui sait faire la part de ce qu'il est possible d'atteindre et
de ce qui dépasse les capacités de l'homme de notre temps.
En bref, comment les Francs-Maçons envisagent-ils l'avenir ?
Excluons d'emblée ce qu'on appelle les « utopies la construction de
ce qui n'existe encore nulle part mais qu'il serait souhaitable de voir s'ins-
taurer partout. Lorsque certains prétendent que la réalité de demain, c'est
l'utopie d'aujourd'hui, ils jouent avec les mots car sur dix, cent ou mille
:

possibilités de concevoir l'avenir, une, deux ou trois seulement vont se


réaliser, sans qu'on puisse dire d'avance laquelle. Et personne n'a le droit
de prétendre que sa solution sera celle qui l'emportera sur toutes les autres.
il en serait de même de ce qu'une majorité dûment consultée pourrait consi-
dérer comme l'éventualité la plus probable,
Ecartons aussi cette idée un peu primitive qu'une fois la solution optimale
d'un grand problème appliquée quelque part dans le monde, le reste de
l'humanité se fera une joie d'en suivre l'exemple, L'expérience tend à
prouver que, bien au contraire, les hommes se dépêchent de découvrir les
raisons pour lesquelles le modèle proposé ne saurait s'appliquer à leur cas
particulier,
Ne nous arrêtons pas davantage sur la position désabusée de ceux qui
se croient les jouets du seul hasard et nient en conséquence l'utilité de
l'intervention humaine dans le déroulement des faits et dans leur mise en
ordre pour l'avenir. li se trouvera toujours des hommes qui poussent à la
roue, ce qui modifiera inéluctablement la structure à laquelle on aboutirait
si la simple attente, le renoncement passif ou la seule intervention du hasard
devaient déterminer l'avenir.
Face à ces facteurs négatifs, qui ne sauraient satisfaire le Franc-Maçon,
où donc le choix de celui-ci se fixera-t-il ?

Cinq critères viennent d'être énoncés : objectivité, liberté, bonnes


moeurs, volonté, sagesse - ou, en d'autres termes, compatibilité avec la
science, respect du libre arbitre, échelle de valeurs morales, orientation
dynamique, équilibre interne. Ensemble et chacun, ils circonscrivent le
comportement du Franc-Maçon lorsqu'il envisage l'avenir,
Moins que quiconque, l'initié n'a le droit ou la prérogative de se perdre
dans les nuages. Il pense avoir acquis la connaissance, le savoir, la vision
objective du réel il a gravi les degrés de la pyramide dont e faîte marque
l'aboutissement heureux, le point le plus élevé que l'on puisse atteindre à
partir d'une base donnée. Pourtant, la pyramide ne joue plus aucun rôle
dans l'imagination de nos contemporains elle pourrait être remplacée par
les constructions reliant la terre au point le plus élancé que sont les
tours de télévision, elles aussi oeuvres darchitectes, elles aussi dotées d'une
forme harmonieuse, elles aussi porteuses d'un message, car elles diffusent la
lumière et font communiquer les hommes et les choses.

83
Or la sphère d'activités des êtres humains dépasse aujourd'hui l'altitude
des tours de télévision : il y a les satellites tournant autour de la Terre,
il y a les véhicules spatiaux envoyant leurs messages à travers le système
solaire il y a peut-être les communications psychiques... mais arrêtons-nous
là dans notre énumération qui ne peut être que fragmentaire, et contentons-
nous d'insister sur l'extraordinaire complexité du savoir qui doit être le
nôtre si nous voulons aborder les problèmes de l'avenir en toute objectivité.
*

Notre deuxième critère la liberté, le libre arbitre nous réserve


aussi bon nombre d'aspects inattendus.
Il va de soi que nous n'avons pas la liberté d'envisager n'importe quel
avenir, que nous sommes conditionnés, d'une part, et bridés, d'autre part,
par la société dont nous sommes à la fois les produits et les « promoteurs
Mais qu'à cela ne tienne il nous est loisible de diriger nos efforts vers
:

l'avenir or, nous nous rendons compte que chacun d'entre nous a une
vision un tant soit peu différente de lui-même et de son milieu, et qu'en
conséquence, nous envisageons chacun notre propre avenir, individuel et col-
lectif. selon notre optique personnelle. Que nous subordonnions, comme nous
le faisons généralement en Occident, l'image collective à la conception per-
sonnelle alors que, dans les pays de l'Est, la vision d'ensemble l'emporte sur
e souhait de l'individu, nous avons toujours à faire à une multitude de
comportements, et en tant que Francs-Maçons, nous nous en réjouissons.
Notre liberté d'envisager l'avenir chacun à notre façon ne va pas, faut-
il dire, jusqu'à l'anarchie dans l'exécution de nos desseins. Nous nous
le
imposons une discipline, tantôt appelée tolérance, tantôt respect d'autruI,
tantôt dignité de l'homme. La liberté de tous ne sera réalisée que par la
concertation entre tous nous saurons trouver mieux : il sera indispensable
que nous trouvions, à tout moment et en chaque époque, la meilleure manière
de garantir le respect de notre liberté mutuelle.

..
* I'

De là découle notre troisième critère : celui des bonnes moeurs, celui


d'échelles de valeurs morales compatibles les unes avec les autres. Par
là-même, nous nous sentons empêchés d'envisager un avenir qui serait
régi par une échelle de valeurs unique, générale, obligatoire.
Cette recherche de valeurs morales nouvelles est très à la mode, et
les tentatives les plus diverses sont entreprises un peu partout. La Franc-
Maçonnerie s'en préoccupe, elle aussi, très sérieusement. Il n'est guère
possible d prédire où l'on aboutira, ni même si les aboutissements seront
conformes à ce à quoi l'on s'attend. Aussi limiterons-nous notre propos à
la constatation qu'il ne saurait être question d'envisager l'avenir sans lui
donner un sens, une valeur, une portée, une signification qui relèvent d'une
éthique faisant un pas de plus, on pourrait souhaiter que chaque homme
en arrive à concevoir pour lui-même ou à rencontrer autour de lui celle
qui corresponde le mieux à ses aspirations, et que ce soit imprégné de
ces valeurs qu'il aborde les problèmes de son avenir.

84
Quatrième critère : la volonté, l'orientation dynamique. Sommes-nous
certains que nous faisons, tous et chacun, assez d'efforts pour réaliser ce
que nous concevons - voire pour concevoir ce que nous aimerions réaliser?
Il y a là un domaine peu exploré et pourtant digne d'être approfondi.

La Franc-Maçonnerie Ecossaise connait un grade où les travaux se font,


symboliquement, en « un lieu où l'on veut « c'est assez dire que les
techniques mentales ont, depuis longtemps, leur place dans les préoccu-
pations initiatiques. Lorsqu'il s'agit d'envisager l'avenir, la nécessité de dispo-
ser d'un moteur puissant et sûr devient évidente et ce précisément en
un moment de l'histoire où l'on accuse volontiers les hommes de manquer
de volonté et de dynamisme. Les Francs-Maçons se penchent tout naturel-
lement sur ce problème ils écoutent attentivement ce que l'on en dit à
l'extérieur ils ont aussi leur propre apport à faire en ce domaine,

*
**
Nous aurons fait le tour de nos réflexions en arrivant au cinquième
critère - que l'on pourrait aussi bien placer en premier, comme point de
départ : celui de la sagesse, de l'équilibre interne de chacun d'entre nous.
Fondamentalement, cela revient à exiger du Franc-Maçon qu'en envisageant
l'avenir, il sache ce qu'il veut, pourquoi il le veut et comment il compte
y parvenir. Acquérir cette sagesse - qui n'a rien à voir avec le renonce-
ment - c'est probablement le travail le plus difficile mais aussi le plus
enrichissant. Chacun doit mesurer ses forces et ses capacités, en évaluer la
portée, en doser l'emploi.
Les Francs-Maçons ne prétendent pas avoir le monopole de la sagesse
- loin de là peut-être la proportion d'hommes équilibrés est-elle simple-
!

ment un peu plus grande, parmi eux, qu'au dehors. Mais cela n'a qu'une
importance relative : les sages sans tablier
s'entendront toujours avec
«
ceux qui portent nos insignes, et inversement. Aussi est-il souhaitable que
dans les grandes tâches que nous réservent les années qui viennent, des
liens toujours plus étroits et plus confiants se créent entre tous les hommes
libres et de bonnes moeurs, tous les chercheurs désintéressés, tous les
hommes de science et tous les hommes de sagesse.
li fut un temps où de nombreux obstacles s'opposaient à un tel dessein.
Mais de nos jours, on semble avoir compris que l'avenir de tous les hommes
est lié et qu'un sort commun est devenu concevable.
Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France entendent être de
ceux qui oeuvrent à l'avènement d'un avenir fait pour apporter le bonheur
à l'humanité tout entière.

MARS 1974

85
I
La Grande Loge de France vous parle...

LA FRANCMAÇONNERIE
FACE A LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE
DU 20e SIÈCLE
La Maçonnerie symbolique avec son rituel a-t-elle sa place dans la
nouvelle société du XX. siècle, que l'on appelle la société industrielle ?
Il convient pour répondre à la question d'examiner quelques traits carac-
téristiques de notre époque.
*
**
Il est exact, comme l'avait constaté Karl MARX, qu'il existe un lien étroit,
entre le caractère structural d'une société et son évolution économique.
Nombreux sont, cependant, ceux qui ne se sont pas rendu compte des
mutations de la société.
lis continuent à voir, avec des yeux de libéraux des siècles passés, un
monde qui a subi des métamorphoses extraordinaires.
Une ère nouvelle est née qui leur échappe totalement.
Mais d'aucuns plus malins, ont appris à manipuler les hommes, qui devien-
nent entre leurs mains de simples marionnettes.
Nous devons tout d'abord, constater le déclin de la liberté dans une
société devenue de plus en plus policière.
Nous ne parlons pas, bien entendu, des pays soumis à la dictature où
la liberté est bannie purement et simplement, aussi bien d'ailleurs que les
Obédiences Maçonniques. Notre propos s'adresse essentiellement aux pays
où la liberté de l'homme est garantie par les Constitutions et les Lois, où
pour reprendre un exemple classique, si l'on sonne à votre porte à quatre
heures du matin, ce n'est pas le policier, mais le laitier 1

La caractéristique de notre société est la surveillance de l'homme par


l'homme, la mise en carte dans les ordinateurs de citoyens devenus de
simples numéros matricules, l'intimidation perpétuelle grâce au chantage.
Citons quelques exemples de pratiques, hélas trop connues : les tables
d'écoutes - les télévisions intérieures permettant aux employeurs de sur-
veiller leurs employés -. les tests destinés à déceler les secrets les
plus intimes de l'homme.

86
Cette liberté de l'homme est encore plus limitée par l'importance de la
publicité et de l'audiovisuel.
Vance PACKARD a calculé que le consommateur moyen recevait quoti-
diennement aux U.S.A. plus de 1 500 messages publicitaires.
Cette publicité, non seulement conditionne l'homme, mais l'incite à des
dépenses injustifiées et souvent ridicules.
L'Amérique consomme plus en carte de voeux qu'en recherches médi-
cales.
On gaspille les matières premières et on ne sait plus comment se
débarrasser des déchets.
Le gaspillage est d'autant plus criminel que les ressources en matières
premières sont limitées, et qu'il existe encore de véritables famines dans le
Tiers-Monde.
Des milliers, pour ne pas dire des centaines de milliers d'hommes,
meurent en Ethiopie ou en Inde, tandis que les automobilistes se lamentent
parce que les restrictions d'essence peuvent leur être imposées ou les
vitesses limitées sur les autoroutes.
Certes les problèmes démographiques n'ont pas atteint dans les pays occi-
dentaux l'ampleur tragique des pays en voie de développement, mais on
continue à contester le bien fondé du contrôle des naissances sans se
rendre compte qu'il est difficile d'imposer aux autres ce que l'on refuse
d'admettre pour soi.

A côté de ces ombres de notre monde, il existe heureusement des


aspects beaucoup plus positifs et notamment le développement constant
des loisirs, phénomène du XX' siècle.
L'homme devra vivre, nous dit Jean FOURASTIE, quatre-vingts ans de
moyenne, travailler en principe 40000 heures.
Or il disposera de 100 000 heures.
Malheureusement, l'homme du XX. siècle ne sait pas utiliser ses loisirs,
il est prisonnier des sortilèges qui lui dissimulent la réalité comme les
écrans de télévision ou les viseurs des caméras.
On comprend que face à ces phénomènes, il existe un véritable désarroi
des jeunes encore accentué par une certaine carence de 'Education Nationale
en matière de formation civique.

Les jeunes deviennent des êtres sans idéal, préoccupés trop souvent
d'avantages matériels. Comment en serait-il autrement ?
Ils ne trouvent dans leurs foyers, ni discipline, ni principes moraux. Les
pressions extérieures, comme nous l'avons vu, ne tendent qu'à accentuer le
besoin de désirs matériels.
Notre Siècle a pu devenir pour eux celui où n'existait plus de normes,
le temps de l'ANOMIE pour reprendre l'expression chère à DIJRKHEIM.
li ne faut pas exagérer. De nombreux jeunes se refusent à accepter une
telle situation, ils aspirent à la pureté et créent à l'extérieur des villes
polluées des communautés ressemblant à celles des Esséniens.

87
Dans un monde sans idéal ni foi, s'est produit une énorme mutation due
à l'accélération de l'Histoire.
La Franc-Maçonnerie Ecossaise peut-elle apporter une solution à tous ces I
problènies ? C'est ce que nous allons essayer d'examiner maintenant.

Tout d'abord, nous voulons apporter à l'initié un certain ordre, ordo ab


chao est la devise de l'Ordre Ecossais.
Le Rite, acte traditionnel efficace et l'ascèse initiatique permettent essen-
tiellement à l'homme de se libérer.
Konrad LORENZ a pu montrer que le Rite permet à l'homme de lutter
contre l'agressivité et d'échapper ainsi aux contraintes du monde extérieur
à se libérer, comme nous disons en Loge, de Métaux.
Nous ne prétendons pas avoir inventé de nouveaux Rites. Ce qui frappe
au contraire, c'est leur extraordinaire constance.
Leurs formes fondamentales semblent échapper au temps. L'initiation
ne s'adresse pas aux facultés rationnelles des hommes, mais aux racines
lointaines de son être vivant.
Nous voulons donc apprendre à l'homme à acquérir la seigneurie de
soi-même, comme le disait notre Frère GOETHE, car seul mérite la liberté,
celui qui travaille chaque jour à la conquérir.
Nous pensons qu'il faut développer la qualité de vie et ne pas se soucier
de l'aspect quantitatif de la vie économique,
Nous estimons qu'il faut tendre, grâce à l'ascèse initiatique au perfec-
tionnement de l'homme, au lieu d'engendrer son insatisfaction.
*
**
Les différents Ateliers de la Grande Loge de France devaient l'an dernier
définir la qualité de la vie, ils s'efforcent de donner dans la conjoncture actuelle
un sens à la vie.
Nous ne voulons pas faire des loisirs un simple délassement, ou un
divertissement sans prolongement, mais un développement qui permet à
l'homme de se réaliser.
Nous souhaitons donner le maximum de culture aux hommes. Au Siècle
de la galaxie, de l'audiovisuel, nous voulons faire de la Loge une école per-
manente, un laboratoire vivant où chacun apporte son savoir et où tout
est remis constamment en cause. L'honnête homme du XVIII' siècle qui
savait tout n'existe plus. La Loge où chacun apporte sa pierre, si modeste
soit-elle, est notre technostructure.
Nous voulons faire de nos membres des hommes à part entière qui ne
soient pas de simples spectateurs passifs, mais des Acteurs qui participent.
Aussi convient-il de développer l'esprit sportif véritable, le désintéresse-
ment, le goût de la règle du jeu.
*

II n'y a pas de problème pour le Franc-Maçon retraité, il reste un mili-


tant perpétuel, tant dans sa Loge que dans le monde extérieur.
Les hommes doivent se dégager de leurs milieux, d'une société en miettes
où se recréent de nouvelles castes.

88
La Loge doit être à limage de celle de R. KIPLING, sans distinction de
religion, croyance ou race et je vous rappelle ce magnifique poème de notre
Frère KIPLING
LA LOGE MERE
Il y avait Rundle, le chef de station,
Beaseiey, des voies et travaux.
Ackman, de l'intendance.
Donkin, de la prison,
Et Blacke, le sergent instructeur,
qui fut deux fois notre vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Eduljee
qui tenait le magasin « Aux Denrées Européennes
Dehors, on se disait :« Sergent, Monsieur, Salut, Salam
Dedans, c'était Mon frère », et c'était très bien ainsi.
Nous nous rencontrions sur le niveau et nous quittions sur l'Equerre.
Moi, j'étais second diacre, là-bas
Dans ma Loge-mère.
li y avait encore Sofa Nath, le comptable,
Sahi, le juif d'Aden,
Din Mohamed, clv bureau du cadastre,
le sieur Chuckerbutty,
Arnir Singh, le Sick,
Et Castro, des ateliers de réparation,
lequel était catholique romain.
Nos décors n'étaient pas riches,
Notre temple était vieux et dénudé,
Mais nous connaissions les anciens Landmarks
Et les observions scrupuleusement.
Quand je jette un regard en arrière,
Cette pensée me vient souvent à l'esprit
Au fond il n'y a pas d'incroyants
Si ce n'est, peut-être, nous-mêmes
Car, tous les mois, après la tenue,
Nous nous réunissions pour fumer,
Nous n'osions pas faire de banquets
(de peur d'enfreindre la règle de caste de certains frères)
Et nous causions à coeur ouvert de religions et d'autres choses,
Chacun de nous se rapportant
Au Dieu qu'il connaissait le mieux.
L'un après l'autre, les frères prenaient la parole
Et aucun ne s'agitait.
On se séparait à l'aurore, quand s'éveillaient les perroquets
et le maudit oiseau porte-fièvre
Comme après tant de paroles
Nous nous en revenions à cheval,
Mahomet, Dieu et Shiva
jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes.
Bien souvent, depuis lors,
Mes pas, errants au service du gouvernement,
Ont porté le salut fraternel
De l'Orient à l'Occident,
Comme cela nous est recommandé,
De Kohel à Singapour.

89
Mais combien je voudrais les revoir tous
Ceux de ma Loge-mère, là-bas
Comme je voudrais les revoir,
Mes frères noirs ou bruns,
Et sentir le parfum des cigares indigènes
Pendant que circule l'allumeur,
Et que le vieux limonadier
Ronfle sur le plancher de l'office.
Et me retrouver parlait maçon
Une fois encore, dans ma loge d'autrefois,
Dehors, on se disait : Sergent, Monsieur, Salut, Salam
Dedans c'était : Mon frère ., et c'était très bien ainsi,
Nous nous rencontrions sur le niveau et nous quittions sur l'Equerre.
Moi, j'étais second diacre, là-bas
Dans ma Loge-mère.
Mais avant tout, l'homme ne doit pas se sentir isolé dans la foule soli-
taire. La Loge doit être la structure d'accueil où chaque homme retrouve la
chaleur humaine qui lui manque,
Il ne s'agit pas pour les Francs-Maçons de se retirer dans le passé.
Le Sérénissime Grand Maître PIERRE-SIMON le disait il y a quelques
jours, de même que les Francs-Maçons opératifs ont construit les cathédrales
du Moyen Age, nous devons construire la cathédrale du savoir au XX siècle.
***
Vous voyez donc, pour répondre à la question que nous posions au
début de ce propos, que notre Obédience a sa place, plus que jamais, dans le
monde d'aujourd'hui, car elle est le lien de rassemblement par excellence
des hommes de bonne volonté de tous ceux qui veulent venir témoigner au
procès de l'homme engagé dans 'Histoire,

AVRIL 1974

90
La Grande Loge de France vous parle.,.

Qu'est-ce qu'un initie '


u

Ouest-ce donc qu'un Initié ?

Grands initiés, mots très magiques.


Par eux tout s'explique. La grâce et le génie, l'histoire et la science ne
dépendent plus d'une providence divine ni de la volonté des hommes. Le
levier qui soulève le monde ne serait même pas le trop fameux « supplément
d'âme , mais une puissance ajoutée à des êtres qui ne réussissent qu'en
perdant le meilleur d'eux-mêmes.
Grands initiés, surhommes ? Sous-hommes plutôt, robots. Voilà ce qu'il
en coûte à refuser que l'homme se réalise tel qu'en lui-même enfin l'éternité
le change.
Grands initiés, mets très magiques. Mais initié, mot magique. Il induit
les rêves de puissance à dormir debout, et qui compensent, chez les grands
initiés au petit pied. Mais les mots magiques sont à double face. Comme
la magie. Comme tout, sauf l'Absolu qui, lui, n'a ni mot ni face. La magie
tantôt poésie, et tantôt mécanique.
La haute magie éveille le réel. L'autre, en technicienne, ne produit que
des ombres.
faut exorciser les fantômes.
Il
La magie de l'initiation n'est pas celle qu'on lui prête et qui fait d'initié
un mot magique. Parce que la magie n'est pas ce qu'on croit. Ni dans les
mots ni dans les choses, ni dans les hommes.
Sciences occultes, piège à bigots, à cancres et à scientistes.
De la fausse magie, l'initié, au sens magique, possède les traits. Ce sont
ceux du technicien. Le technicien est aujourd'hui l'avatar du mage noir. Le
faux initié se forme sur son modèle. L'initiation serait donc automatique
elle habiliterait des experts. Ses dons conféreraient un pouvoir sur l'entou-
rage, avec qui les rapports s'exprimeraient en termes de force.
Fausse magie, dis-je magie noire, Industrie.
Savoir abstrait qui mortifie quand il s'applique, et convoité, au bout du
compte, à cause de ses applications.

91
Mais tout ce qui est profond est simple. Tout ce qui est intérieur, autre-
ment dit ésotérique, est profond et simple, à 'image de la vérité qui est
profonde, simple, intérieure. Esotérique. La vérité est la vie. La vie est la voie.
Esotérique. par construction.
De e comprendre achemine vers l'initiation, au sens vrai. C'est s'initier à
s'initier. Reste à vivre, et c'est l'initiation.
Caricaturer l'initiation, manière de la récupérer, convient à une civilisa-
tion qui, officiellement, l'abolit et cultive des valeurs contradictoires des
valeurs que l'initiation découvre et favorise.
Mais comment abolir le besoin de ces valeurs ? le besoin, la nostalgie
de l'initiation ? Elles sont vitales, elles disparaissent quand la mort avance.
Seule sa victoire en remplirait le vide.
Parce qu'une civilisation se détermine et doit donc se définir par ses
valeurs axiales, Te problème de notre société - l'ignorance et l'angoisse -,
le problème de toute société n'est pas d'abord un problème d'institutions,
mais un problème de mentalité.
Les sciences humaines étudient l'initiation. Tant qu'on demeure au niveau
de l'étude, elles en ont capté l'idée et gelé la réalité. C'est un peu comme
procèdent les sciences occultes, à leur façon. Mais la récupération peut
aussi s'exercer sur les sciences humaines, et sur les sciences occultes, pour
l'initiation.
Au point où nous en sommes, le premier pas consiste à comprendre, et,
préalablement, à expliquer. Expliquer les faits.
Le fait de l'initiation confirme d'abord que celle-ci est universelle, à
travers le temps et l'espace. Aussi, que son arbre a porté de bons fruits.
Le même fait, général et bénéfique, s'avère non pas une démarche tout
intellectuelle, voire scientifique, mais une expérience plénière dont les motifs
sont eux aussi constants : l'ordre du monde la sexualité la société
la mort.
Mais ordre du monde » résume tout. En le connaissant, en l'éprouvant,
en refusant d'y échapper, l'homme trouve son ordre, l'ordre de sa personne,
et sa paix, son bonheur et sa liberté.
De pareils thèmes, qui oserait prétendre qu'au-delà de formulations par-
fois exotiques, parfois archaïques, ils ne réfèrent à des soucis, à des pro-
blèmes actuels, actuellement urgents ?
L'initiation signifie à l'homme d'Occident, en 1974, ceci On ne peut
:

changer le monde sans s'être changé soi-même. Le rapport à l'autre donne


la clef.
L'autre est les autres hommes avec qui établir et maintenir en affirma.
tion du lien naturel, non pas des relations de force inspirées par la compé-
tition et l'agressivité, mais des relations de sympathie, de symbiose, de
fraternité.
Rapport aussi à la nature, envers laquelle l'homme ne peut non plus,
sans la détruire, sans se détruire, tenir le rôle d'un tyran. Opposer la culture

92
et la nature est une invention moderniste. Et catastrophique. Regardez autour
de vous. Après la civilisation rurale, la civilisation urbaine succombe.
Dans toute société, sauf la nôtre, la culture vise à comprendre la nature,
à comprendre que la nature nous comprend. li advient qu'aujourd'hui et Ici,
la culture est anti-naturelle notre culture est une contre-nature. C'est
pourquoi le passage de la nature à la culture, ainsi que les spécialistes des
sciences humaines décrivent l'initiation, prend un nouveau sens. S'initier signi-
fie maintenant revenir à la nature.
Rapport enfin, dans l'initiation, de l'homme à lui-même, à son principe,
qui est le principe de l'humanité et celui du monde leur lieu de même
qu'ils sont le sien le Grand Architecte de l'Univers.
:

Ces rapports de trois sortes ne font qu'un. Ils composent une même
mentalité, une même attitude. L'attitude, la mentalité qui tiennent pour valeur
essentielle l'harmonie. Et de l'harmonie, la profondeur, l'intériorité, la sim-
plicité sont alors valeurs corrélatives, dans la vie.
li n'est jusqu'à la sexualité et la mort sur quoi l'absence angoissante
d'un savoir concret ne se dissimule derrière le masque de la désinvolture.
On s'acharne à désacraliser le sexe et le passage à l'éternité. Et ce sont
les moyens de cette désacralisation qui deviennent I'oblet d'une si grande
révérence qu'ils ss trouvent sacrés à leur tour. Et terroristes de surcroît. Car
c'est un faux sacré, de la fausse magie, de fausses initiations.
S'initier, c'est apprendre que la sexualité n'est ni à mépriser ni à Ido-
lâtrer. Car, selon que l'écrivait le docteur Pierre-Simon dans son Rapport
sur le comportement sexuel des Français, Est-il un plus bel hymne à
l'architecture de l'univers qu'une sexualité bien entendue ? »

Quant à la mort, on en rit plus qu'on en parle. L'initiation, deuxième


naissance entre le moment où nous vimes le jour, première naissance, et la
troisième naissance quand les yeux se ferment, l'initiation prépare à la
mort.
Cette mentalité, cette attitude, qui sont le propre de l'initiation, de
quelle façon les acquérir ?
On ne s'initie jamais que soi-même, proclame-t-on un peu à tout bout
de champ. La phrase est ambigué.
N'excluons pas ce qui pourrait s'appeler l'initiation de désir, de pur désir
où, seul, un homme tâche à s'accorder, à se mettre en mesure.
Mais il n'est pas davantage question que ce désir soit jamais exclu, à
aucun stade. Ou bien revoici le piège de l'initiation, mot magique, le fan-
tôme des grands initiés.
Sur la voie, le couloir normal passe par la réception de symboles au
sein d'un groupe fraternel.
De symboles parce que ces signes, outils de liberté, sont instruments
de médiation avec les réalités supérieures qu'ils sont leur langage. Réalités
supérieures, c'est-à-dire réalités intérieures. Ce qui est en haut est comme
ce qui est en bas et le plus élevé est le plus profond.

93
Et ces symboles on les reçoit normalement au sein d'un groupe, car il
ne serait pas facile, le plus souvent il serait même impossible, de les réin-
venter dans l'isolement.
On les reçoit au sein d'un groupe que l'usage même des symboles,
I
engendrant l'harmonie qu'ils manifestent, a rendu fraternel. Il serait encore
plus difficile, et plus fréquemment encore impossible, de le constituer autour
de soi. Or, le petit milieu fraternel est indispensable à l'homme qui veut
apprendre à vivre dans le dialogue afin d'étendre ce dialogue, par contagion,
par contamination, à l'humanité,
La tradition, c'est précisément la communication de ces symboles conser-
vés, avec leur mode d'emploi, dans le groupe fraternel. Et parmi ces symboles,
les rites font répéter comme on répète au théâtre et déposent un germe,
à faire fructifier par le désir.
Aujourd'hui, en Occident, il n'existe qu'une seule école d'initiation vraie
la Franc-Maçonnerie.
La Franc-Maçonnerie n'est pas une organisation politique ni qui ait droit
de s'occuper de politique. Son travail ne s'opère pas au plan des institutions
mais au plan des mentalités ce en quoi elle est société initiatique, La
Franc-Maçonnerie n'a pas à intervenir en corps, dans le jeu d'un système.
Quand elle verse dans l'action politique, elle fait fausse route.
La Franc-Maçonnerie est une école de spiritualité. Et c'est aussi, et c'est
en même temps l'école de la contestation,
Nous sommes les vrais contestataires déclarait le passé Grand
,

Maître de la Grande Loge de France Richard Dupuy, auquel a succédé le doc-


teur Pierre-Simon,
La vraie contestation, c'est la spiritualité. La vraie spiritualité prend
aujourd'hui le visage de la contestation. Parce qu'elle s'inscrit contre la culture
ambiante. En s'enracinant dans la tradition spirituelle, la Franc-Maçonnerie
s'alimente à la source du progrès,
Spiritualité, tradition, contestation sont synonymes en Franc-Maçonnerie
parce qu'elles définissent l'initiation et que la Franc-Maçonnerie, c'est l'ini-
tiation,

MARS 1974

L'émission La Grande Loge de France vous parle ' de juin 1974


n'a pu être diffusée en raison des grèves.

94

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