Le Crapaud
Le Crapaud
Le Crapaud
Une quinzaine d’années plus tôt, Victor Hugo avait écrit un poème « Le Crapaud », dans sa Légende des
Siècles. Mais c’était pratiquement une fable, très longue, en alexandrins, avec un ton sérieux et une
longue morale.
Ici, Corbière a un parti pris très différent, il se moque du classicisme des alexandrins, il préfère la
simplicité des octosyllabes, et sans aller jusqu’au vers libre, on voit bien que la ponctuation déstructure
totalement la régularité des vers. Donc, il ne s’affranchit pas de la tradition
Premier mouvement :
Un lyrisme dégradé
Le lyrisme, c’est la faculté du poète d’exprimer ses propres sentiments de manière musicale.
Le tout premier mot, c’est un article indéfini… C’est à dire qu’on ne sait pas d’où provient ce chant dont
on parle, on ne sait pas à qui il appartient. C’est une voix sans auteur. De même, le premier tiret de
dialogue est très mystérieux. Qui prend la parole, est-ce la même personne qui chante ? Dès le premier
tercet, le lecteur est assailli par des voix variées et brouillées.
Une nuit sans air, c’est une nuit étouffante, mais aussi une nuit sans musique. Le vers commence avec
un chant et se termine sans air, c’est une antithèse, le rapprochement de deux termes opposés. Le
lyrisme est mis à mal, et pourtant, c’est bien le mot « air » qui est mis à la rime. Le lyrisme n’est pas tout
à fait refusé, il est dégradé.
Le chant est d’ailleurs comme enfermé, avec la préposition « dans ». C’est une métaphore : la nuit est
comparée à une boîte, elle enferme le chant
le lyrisme est pour ainsi dire étouffé dans l'œuf.
Le poète porte atteinte au lyrisme aussi parce qu’il dégrade les thèmes romantiques : normalement, le
paysage naturel entre en écho avec les émotions du poète
« la lune » est réduite à une « plaque en métal clair ». La végétation est comme « découpée » : ces
éléments n’ont plus rien de naturel, plus de conjonction possible avec les émotions du poète.
Du coup, le poète va développer une esthétique paradoxale, qui prend son origine dans la laideur, la
dysharmonie. Par exemple, la musicalité est transformée bruit, avec des allitérations, des répétitions de
son consonnes qui sont désagréables : par exemple, le L est placé après des explosives, P et K qui revient
avec insistance. Le premier vers produit une assonance, un retour de son voyelle, avec la nasale AN qui
revient trois fois. Des contrastes frappants accentuent cette impression de dysharmonie, avec des
antithèses : clair s’oppose à sombre, la verdure s’oppose au métal.
On peut enfin insister sur la présence de la couleur verte à la fin du tercet : elle évoque déjà le crapaud
du titre, et pourtant justement, on ne le voit pas encore ! Dans un premier temps, le lecteur est pour
ainsi dire aveugle, plongé dans l’ombre, il ne sait pas qui sont les protagonistes, combien ils sont, il est
entraîné dans une énigme qui pique sa curiosité. Le paysage est mis en place, mais de façon très
lacunaire, ce ne sont que des phrases nominales, sans verbe conjugué.
C’est particulièrement visible dans ce tercet : les phrases sont coupées par des suspensions, des
moments de pause avec de la ponctuation forte ou de simples virgules. C’est ce qu’on appelle des
aposiopèses : des interruptions du discours. Elles sont accompagnée du verbe « taire ». Le poème est
donc lui-même un chant discontinu, entamé par le silence, parfois répétitif : les échos répètent
justement le son CO.
On peut imaginer que le poème imite le son du crapaud. Vous savez peut-être que le crapaud coasse,
mais il siffle aussi, de manière étrangement discontinue. Voilà ce que ça donne...
Le verbe de mouvement « viens » à l’impératif, est en plus accompagné de deux pronoms très spéciaux :
ça, et là. Les linguistes disent que ce sont des déictiques, c'est-à-dire qu’ils renvoient à la situation
d’énonciation, ou si vous préférez, tout bêtement, ils montrent du doigt. Ce n’est pas anodin dans un
poème, car c’est plutôt un procédé théâtral. On est bien dans une mise en scène de l’apparition du
crapaud, le poète guide le lecteur en aveugle.
D’ailleurs pour l’instant, le crapaud n’a pas été nommé, les pronoms « ça » et « c’est » revoient plus
loin ! C’est extrêmement rare, et c’est ce qu’on appelle une référence cataphorique : les pronoms
désignent un élément qui apparaît plus tard dans le texte. C’est bien une preuve que le poète ménage
ses effets, en prolongeant le mystère au maximum. En plus, ce sont des pronoms dépréciatifs, c'est-à-
dire qu’ils portent une connotation négative. Ce qu’on cherche à voir n’a donc pourtant rien de beau.
L’esthétique paradoxale se retrouve dans les contrastes : tout « vif », il est pourtant « enterré » : on
peut y reconnaître une locution figée, c'est à dire une expression toute faite : « enterré vivant » qui est
inversée ici « tout vif enterré ». D’ailleurs cela crée un enjambement qui déstructure le vers : la phrase
se prolonge d’un vers à l’autre. Les attentes du lecteur sont donc sans cesse en butte à des surprises, des
imprévus.
Bien sûr, c’est une esthétique liée à la mort : le crapaud est « enterré », la préposition « sous le massif »
est aggravée ensuite « dans l’ombre ». Cela forme une gradation : une progression ascendante. Si le
massif évoque la pierre tombale fleurie, l’ombre évoque carrément le royaume des morts, les Enfers.
Deuxième mouvement :
Une esthétique paradoxale
On trouve le mot « chant » en anaphore rhétorique au début de chaque strophe du sonnet, sauf ici, où
on a un couac pour ainsi dire, au moment de l’apparition du crapaud. L’animal qui chante bien,
traditionnellement, c’est le rossignol. Mais ici, c’est un rossignol de boue : c’est une antithèse qui
oppose le ciel et la terre. Le lyrisme dégradé est lié à l’esthétique paradoxale que le poète souhaite
créer.
Le crapaud est aussi un animal bien présent dans la littérature : on le trouve dans des contes et dans des
fabliaux. Il a mauvaise réputation, mais il n’est jamais complètement négatif. Au Moyen- ge par
exemple, il était censé contenir une crapaudine, une pierre capable de soigner toutes les maladies. Dans
les contes, le crapaud cache souvent un prince charmant. Cette apparition soudaine du crapaud s’inscrit
donc dans une tradition littéraire qui cultive déjà le jeu avec le paradoxe.
C’est d’ailleurs seulement dans ce quatrain que le dialogue se met réellement en place, avec un
véritable échange : « pourquoi cette peur ». La situation d’énonciation est révélée au fur et à mesure. Il
s’agit sans doute d’un couple d’amoureux, et c’est peut-être le poète lui-même, qui parle à la première
personne et se présente comme un soldat fidèle, selon la tradition galante du chevalier servant. Il se
montre protecteur « il n’y a pas de raison d’avoir peur, près de moi ».
Mais ce n’est pas tout : la personne qui parle à la première personne essaye d’atténuer l’horreur du
crapaud : il ne peut pas être dangereux, car c’est un poète. Déjà, cela prépare la révélation finale : le
poète s’identifie au crapaud.
Ce poète est défini par ce qui lui manque : tondu, il n’a pas de cheveux. On peut penser au mythe
biblique de Samson et Dalila : Samson est un guerrier si puissant qu’il parvient à tuer un lion à main
nues, mais il perd toute sa force quand Dalila lui coupe les cheveux dans son sommeil. Le crapaud
permet de représenter un poète défini par sa faiblesse.
Sans aile, entre en écho avec le « sans air » du premier vers. Et c’est bien sûr une référence à
Baudelaire : le crapaud est moins encore que L’Albatros, dont les ailes symbolisent l’imagination. C’est
un oiseau amputé. Le mot « aile » est mis cruellement au singulier, il n’a même pas une seule aile.
Contrairement à Baudelaire, il n’y a rien de sublime dans ce poète : rossignol de la boue, il n’a pas de
lien avec le ciel ou avec l’élévation. Il reste terre à terre.
La prononciation va contribuer à cela. Pour respecter la métrique, on ne peut pas prononcer la diérèse
classique, « po_ète », où chaque voyelle compte pour une syllabe. On est obligé de prononcer une
synérèse, c'est-à dire les deux voyelles sur la même syllabe : « vois-le poète tondu, sans aile ». Le poète
est ridiculisé, mais pas par les marins comme dans l’Albatros : par lui-même ! Il ne se prend pas au
sérieux, c’est de l’autodérision, déjà on voit poindre la révélation finale : on se trouve devant un
autoportrait.
Par homophonie, on peut aussi entendre « sans elle » c’est à dire sans compagne, ce qui re-motive le
titre du recueil, les Amours Jaunes : le poète est un être solitaire, incompris. Et d’ailleurs, le personnage
qui prend la défense du crapaud est incompris lui aussi. Sa réplique est encadrée visuellement par les
réactions de dégoût de sa compagne : « horreur ». La variété des voix illustre bien ce sentiment profond
d’incompréhension.
Troisième mouvement :
Le poète fatalement incompris
Le poète tente encore de défendre le crapaud : « il chante », sous entendu : comme un poète. Mais
chaque argument agrave la réaction de sa compagne qui répète « Horreur !! » avec deux points
d’exclamation cette fois (c’est un cas particulièrement rare dans la littérature). Cette gradation qui
traverse les deux quatrains illustre bien l’incompréhension dont le poète est victime.
Dernière tentative du poète pour défendre le crapaud : « vois-tu pas son œil de lumière ? » Mais il sait
qu’il fait appel à un cliché littéraire ! Déjà dans dans la préciosité, les yeux sont le miroir de l’âme. Voilà
pourquoi ça tombe à plat tout de suite, avec une négation très forte « non : il s’en va ». Si cette lumière
existe, on ne la voit pas : le poète reste incompris jusqu’au bout.
La musicalité de cette dernière strophe illustre bien le lyrisme dégradé qui traverse tout le poème. La
répétition du mot « horreur » crée un jeu d’écho, avec l’allitération en R qui illustre la peur de la
compagne. Le mot « lumière » est aussitôt transformé à la rime en « pierre » avec l’insistance de la
préposition « sous ». C’est une esthétique qui évoque le monde des morts, mais sans aucune trace de
sublime.
On peut penser au mythe d’Orphée : le poète capable de faire pleurer les pierres avec son chant, il sera
l’un des rares à descendre aux Enfers et à en revenir. Tout comme Hercule, Thésée, Ulysse, Énée, Er le
Pamphylien, euh… oui en fait ils sont plutôt nombreux à revenir des enfers dans la mythologie !
Mais bon, en tout cas, le crapaud quant à lui, il reste froid, pas vraiment vivant, pas vraiment mort,
enterré vivant, pratiquement lui-même métamorphosé en pierre. C’est une esthétique qui ne fait
référence à la mythologie que pour refuser l’héroïsme et le sublime.
La révélation finale est orchestrée par des mouvements, et une mise en scène pratiquement théâtrale
qui ménage ses effets. Le verbe « voir » à l’impératif est répété une deuxième fois en tête de vers : les
personnages se déplacent. Le crapaud également « il s’en va » c’est pratiquement une poursuite. En fait,
le poème est construit comme une devinette qui attise la curiosité du lecteur. Typographiquement, les
points de suspension séparent le dernier vers, et retardent la solution de l’énigme.
D’ailleurs, le mot « pourquoi » est répété au début de chaque quatrain, et on retrouve à la fin le son OA
à chaque vers : « pourquoi … vois-tu pas … froid … c’est moi » c’est intéressant, parce que la voix du
poète devient progressivement similaire au coassement du crapaud, et le « c’est moi » final est comme
une métamorphose accomplie. C’est certainement cette métamorphose qui explique la déstructuration
de la syntaxe, et l’oubli de l’adverbe de négation « Vois-tu pas ».
La révélation finale est mise en valeur avec une tournure emphatique « ce crapaud-là, c’est moi ». Cela
correspond à la solution de la petite énigme : le poète, la première personne du singulier qui s’exprime
depuis le début, le crapaud et les différents pronoms qui le désignent ne font qu’un. C’est aussi la pointe
que l’on attend traditionnellement dans un sonnet. C’est pratiquement une chute comme dans une
nouvelle, qui invite à relire le poème pour voir se dessiner l’autoportrait du poète incompris.
Dans cette fin de poème, il n’y a pas de morale, seulement un certain état d’esprit d’humilité et de
résignation devant la fatalité. En toute simplicité, le poète prend congé « Bonsoir » : il accepte la
solitude. On peut d’ailleurs se demander à quoi correspond le dernier tiret, puisque manifestement c’est
la même personne qui parle avant et après… Ce serait une sorte de parenthèse, un aparté comme au
théâtre : le poète se parle à lui-même, le dialogue est devenu un monologue, la solitude du poète est
une fatalité.
Conclusion
Dans ce poème, Tristan Corbière utilise la figure du crapaud pour mettre en place un lyrisme dégradé. Il
prend à contrepied les thèmes romantiques et joue avec les références littéraires traditionnelles pour
construire une esthétique paradoxale : la laideur et la mort, sans jamais être sublimes, font pourtant
l’objet d’un travail poétique étrangement fascinant.
Tout est fait pour attiser notre curiosité : l’identification du crapaud au poète et à la première personne
du singulier se fait progressivement. Elle est mise en scène dans un dialogue qui devient comme une
petite énigme où il faudrait identifier les voix qui se confrontent. Ce n’est que dans le dernier mot que le
poète révèle son identité...
Mais c’est trop tard, il est déjà seul, et il restera incompris. Et pourtant si l’on y pense bien, ce poème est
peut-être une revanche, car il permet enfin au poète d’être compris, par le lecteur qui devine ses
intentions.