Abdulrazak Gurnah - Adieu Zanzibar

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 300

Abdulrazak Gurnah

Adieu Zanzibar
r om an

Traduit de l’anglais
Par Sylvette Gleize
Partie I
1
Hassanali

Il y eut l’histoire de sa première apparition. En fait, il y en eut plusieurs,


mais les récits ont fusionné pour n’en retenir qu’une au fil du temps et de la
rumeur. Dans chacun de ces récits il apparaissait à l’aube, comme une
figure de légende. Pour les uns, c’était une ombre dressée qui avançait dans
une étrange lumière d’aquarium avec lenteur, au point que son déplacement
en était presque imperceptible : il avançait tel le destin. Pour d’autres, il ne
bougeait pas le moins du monde, pas d’un iota, pas d’un pouce. Il hantait
simplement les abords de la ville, le regard brillant et gris, attendant que
quelqu’un se présente, quelqu’un dont le destin était inévitablement de le
croiser. Et puis, quand ce quelqu’un est arrivé, il s’est approché afin
d’accomplir ce que nul n’avait prédit. On a prétendu l’avoir entendu avant
qu’il ne soit visible, avoir entendu sa plainte aux heures les plus sombres de
la nuit comme le brame d’un animal mythique. Ce qui était incontestable –
encore qu’il n’y ait eu de véritable désaccord entre les différentes versions
qui toutes concordaient sur le caractère singulier de cette apparition –, c’est
que ce fut Hassanali le marchand qui l’avait trouvé, ou qui avait été trouvé
par lui.
Le destin est partout, comme il était dans cette première rencontre, mais
le destin n’est pas le hasard, et les événements même les plus inattendus
répondent à un plan. Ainsi la suite a-t-elle laissé paraître moins
qu’accidentel le fait qu’Hassanali ait été celui qui a découvert l’homme. À
l’époque, Hassanali était toujours le premier le matin en ce lieu. Il se levait
avant le jour afin d’ouvrir les portes et les fenêtres de la mosquée. Puis
debout sur les marches il appelait à la prière, donnant de la voix dans toutes
les directions de l’esplanade qui s’ouvrait devant lui. Salla, salla. Parfois la
brise était porteuse d’autres appels en provenance de mosquées
avoisinantes, d’autres voix réprimandaient les dormeurs. As-salutu khayra
minannawm. Priez plutôt que de dormir. Sans doute Hassanali imaginait-il
les pécheurs se retournant agacés dans leur lit et en éprouvait-il une
satisfaction vertueuse et indignée. Son appel terminé, il débarrassait de la
poussière et des petits cailloux les marches de la mosquée à l’aide d’un
balai fait de rameaux plumeux de casuarina dont la silencieuse efficacité lui
procurait un plaisir intense.
Cette tâche d’ouvrir la mosquée, de nettoyer les marches, d’appeler à la
prière, il se l’était imposée pour des raisons qui étaient les siennes. Il fallait
bien que quelqu’un s’en occupe, que quelqu’un se lève le premier, ouvre la
mosquée et lance l’appel à la prière du matin, et toujours il y avait
quelqu’un qui le faisait, pour des raisons qui lui étaient propres. Quand
cette personne-là était souffrante ou qu’elle se fatiguait de sa mission,
toujours il en était une autre pour prendre la relève. L’homme qui l’avait
précédé s’appelait Sharif Mdogo, il avait été frappé deux ans plus tôt
pendant le kaskazi par une fièvre si mauvaise qu’il en était encore cloué au
lit. Qu’Hassanali se soit porté volontaire pour reprendre la charge avait de
quoi surprendre un peu, et pas le moins Hassanali lui-même. Il ne
fréquentait pas assidûment la mosquée, et il fallait de l’assiduité pour se
lever à l’aube tous les jours et arracher les gens de leur lit. Sharif Mdogo,
lui, aimait cela, il était du genre à intervenir et à faire la guerre au laisser-
aller. Hassanali, en outre, était un homme par nature inquiet, à moins que la
vie ne l’ait ainsi façonné, ne l’ait rendu anxieux et circonspect. Ces tâches
semi-nocturnes torturaient ses nerfs et troublaient ses nuits, il avait peur du
noir et des ombres, peur du trajet haletant à travers les ruelles désertes. Mais
c’étaient aussi les raisons qui lui avaient fait choisir une telle tâche, comme
pour se soumettre et faire pénitence. Il avait pris ses fonctions deux ans
avant ce matin de l’apparition, à l’arrivée de sa femme Malika. C’était
plaider pour que son mariage prospère, et prier pour que cessent les
malheurs de sa sœur.
La mosquée se trouvait à peu de distance de sa boutique de l’autre côté
de l’esplanade, mais lorsqu’il se chargea de l’appel à la prière du matin, il
se sentit obligé d’agir de la façon dont Sharif Mdogo son prédécesseur
agissait. Il arpentait les rues en s’égosillant à l’adresse des dormeurs devant
chaque fenêtre sous laquelle il passait. Suivant un itinéraire qui évitait les
gouffres et les grottes où les pires maléfices menaçaient, il n’en était pas
moins sujet à des visions spectrales qui s’éloignaient à son approche vers
les recoins les plus obscurs, fuyant devant les prières et les paroles sacrées
qu’il prononçait pour exhorter le fidèle assoupi. Ces visions étaient si
réelles – griffes monstrueuses surgies au détour d’une venelle, esprits
contrariés pantelant mollement quelque part derrière lui, frustes créatures
souterraines apparues dans un éclair puis disparues avant qu’il n’ait réussi à
les distinguer –, si réelles en vérité qu’il accomplissait sa tâche ruisselant de
sueur en dépit de la fraîcheur de la nuit. Un matin, durant l’une de ces
tournées anxieuses au cours desquelles les ruelles sombres se refermaient
sur lui comme un tunnel qui se réduit, il sentit passer un courant d’air sur
son bras et, dans son champ de vision, l’ombre d’une aile noire. Il s’enfuit
en courant, puis décida après cela de mettre un terme à ses tourments. Il se
réfugiait désormais sur les marches de la mosquée pour lancer son appel
après s’être contenté de traverser l’esplanade. Il balayait ensuite pour se
faire pardonner, même si l’imam disait que l’appel à la prière suffisait, et
que Sharif Mdogo avait été zélé à ce poste.
Hassanali traversait l’esplanade ce matin-là lorsqu’il vit au loin un
fantôme avancer dans sa direction. Il plissa les yeux, la gorge nouée par
l’effroi. Rien que de très prévisible, le monde fourmillait de morts, et cette
heure grise leur appartenait. Sa voix se fit sourde, ses paroles pieuses
tarirent, son corps l’abandonnait. Lentement la silhouette approchait et,
avec l’aube qui gagnait à grands pas, Hassanali crut voir ses yeux briller
d’une lumière froide et dure. C’était un épisode qu’il avait déjà vécu en
pensée, et il savait qu’à peine il aurait le dos tourné, la goule le dévorerait.
Dans la mosquée, il se serait senti en sécurité car la mosquée est un
sanctuaire où ne pénètre nul démon, mais il en était encore loin, et il n’en
avait pas ouvert les portes à cette heure. À la fin, succombant à la panique,
il ferma les paupières, implora plusieurs fois dans un balbutiement le
pardon de Dieu et laissa ses genoux se dérober sous lui. Il se résignait à ce
qui devait arriver.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, lentement, comme émergeant de sous le drap
qui l’aurait soustrait à un cauchemar, ce fut pour découvrir une masse
affalée sur le sol à quelques pas de lui, à moitié sur le flanc, une jambe
repliée sous le corps. Dans la lumière devenue plus vive à présent, il
comprit qu’il ne s’agissait ni d’un spectre, ni d’une ombre, ni d’une goule,
mais d’un homme au teint terreux, aux yeux gris écarquillés d’épuisement.
« Subhanallah, qui es-tu ? Es-tu humain ou esprit ? » demanda Hassanali
par précaution. L’homme émit un grognement en même temps qu’un soupir,
se signalant de la sorte comme humain sans le moindre doute.
C’est dans cet état qu’il était arrivé, épuisé, désemparé, à bout de forces,
le visage et les mains couverts de traces d’entailles et de piqûres d’insectes.
Agenouillé dans la poussière, Hassanali voulut savoir s’il respirait, et
l’haleine chaude et vigoureuse qu’il sentit sur sa paume le fit sourire de
fierté comme s’il y était pour quelque chose. L’homme avait les yeux
ouverts, mais quand Hassanali agita les mains devant lui, il ne broncha pas.
Il eut préféré le voir réagir. Hassanali se leva prudemment, il avait du mal à
croire à cette histoire à laquelle il se trouvait mêlé. Il resta un moment
debout au-dessus de la masse qui grommelait, inerte, à ses pieds avant de
courir chercher de l’aide. Le jour s’était à présent levé. L’heure précise et
bénie de la prière du matin était en train de passer – ce n’était qu’un
moment très bref – sans qu’Hassanali se soit acquitté des devoirs qu’on
attendait de lui. Il craignait la colère des fidèles du matin lorsqu’au réveil ils
découvriraient avoir dormi à l’heure de la première bénédiction de la
journée. La plupart des fidèles étaient des hommes âgés qui se devaient de
bien tenir leurs comptes à jour pour le cas où ils seraient rappelés sans
préavis. Mais Hassanali aurait dû savoir qu’ils avaient perdu le sommeil,
qu’ils passaient leurs nuits à s’agiter et n’attendaient pas l’aube et l’appel à
la prière pour se lever. Ainsi, alors qu’Hassanali partait chercher du secours,
rongé par l’idée d’avoir failli à son devoir de muezzin, certains sortaient
déjà de chez eux, se demandant pourquoi ce matin il n’y avait pas eu
d’appel. Peut-être même s’inquiétaient-ils de la santé d’Hassanali, ou
craignaient-ils qu’il ne lui soit arrivé quelque chose dans la nuit. Il y eut des
témoins, donc, à cette première apparition de l’homme, des gens massés
autour du corps aux yeux écarquillés, et qui le virent effondré, telle une
ombre sur l’esplanade de la mosquée.
Hassanali revint avec deux jeunes gens qu’il avait trouvés encore
somnolents, pelotonnés contre les portes du café. Ils travaillaient dans
l’établissement et en attendant l’heure de l’ouverture profitaient des
derniers instants de repos avant les gesticulations de la journée. Ils
s’empressèrent cependant d’apporter leur aide lorsque Hassanali les tira de
leur torpeur. Tout le monde donnait volontiers un coup de main dans le
temps. Arrivés sur les lieux en toute hâte derrière Hassanali dont le pas
devenait de plus en plus important, ils trouvèrent trois hommes âgés, debout
à quelque distance du corps qu’ils observaient avec minutie et intérêt :
Hamza, Ali Kipara et Jumaane. Ils étaient les piliers des prières du matin
pendant lesquelles ils se tenaient juste derrière l’imam dans l’assemblée ; ils
étaient aussi chaque jour les premiers clients du cafetier. Des hommes dont
les belles années étaient depuis longtemps enfuies, des hommes sages qui
désiraient qu’on considère leur existence comme sans tache, mais qui
gardaient les yeux ouverts sur le monde qui les entourait. Ils ne faisaient
d’ordinaire pas grand-chose pour autrui, estimant que leur âge les en
dispensait. Ainsi n’étaient-ils pas exactement trois hommes âgés car tout le
monde les connaissait, encore que pour l’époque et le lieu ils aient été
vieux, et que leurs infirmités aient contribué à leur dignité, et que la rigidité
qu’ils affichaient ait peut-être été une manière de réponse à ce que l’on
attendait d’eux. Quoi qu’il en soit ils étaient là, feignant l’indifférence,
faisant des remarques désinvoltes pendant que les jeunes gens et Hassanali
s’affairaient. Hassanali ouvrit la mosquée et les garçons allèrent chercher le
brancard de corde, celui qui sert à laver les morts. Hassanali sourcilla mais
ne dit mot. Ils déposèrent sur le brancard l’homme qui geignait et se tinrent
prêts à le transporter.
Soudain, il y eut un bref affrontement entre Hassanali et Hamza à
propos du lieu où emmener le malade. Hamza était un homme imposant en
dépit de son âge – un visage âpre, raviné, une barbe grise de plusieurs jours,
un regard menaçant. Il avait été un riche marchand du simsim par le passé,
et était aujourd’hui riche tout simplement. Ses fils faisaient de l’argent pour
lui dans la boucherie à Mombasa. Il était pointilleux quant au respect qu’on
lui devait et aimait à être consulté sur tous les sujets quelle qu’en soit
l’importance. Il voulait, dans le voisinage, être traité en jamadar. Du temps
de leur jeunesse, Ali Kipara et Jumaane avaient été respectivement vannier
et peintre en bâtiment. Tous deux donc savaient se situer par rapport au
jamadar et rester à leur place quand il le fallait. Hamza se mit en route,
irritable, impatient, et ordonna aux jeunes gens de le suivre. Il était évident
que, étant celui qui l’avait trouvé, Hassanali avait un devoir moral vis-à-vis
de cet homme à bout de forces, qu’il était à ce titre tenu de lui prodiguer des
soins et de lui offrir l’hospitalité. Hamza savait cela aussi bien que
quiconque, mais peut-être agissait-il comme il le faisait pour rappeler à
chacun qu’il était un homme fortuné pour lequel ces actes de compassion
constituent une obligation.
Quoi qu’il en soit, tout le monde feignit poliment d’ignorer Hamza,
même ses compagnons les autres sages. Et l’homme étendu sur le brancard
de corde fut dûment transporté jusqu’à la boutique d’Hassanali. La porte de
la cour qui jouxtait le commerce et servait également d’entrée à sa maison
était trop étroite pour permettre le passage du brancard. Les deux jeunes
gens soulevèrent la victime et la portèrent dans la cour, où ils la déposèrent
sur une natte, à l’abri de l’auvent de chaume attenant à la maison.
Les vieux dévots s’introduisirent eux aussi dans la cour et jetèrent de
rapides coups d’œil dans tous les coins. Il n’y avait pas grand-chose à voir,
mais n’étant jamais entré chez Hassanali, aucun des trois ne parvint à
réfréner sa curiosité malgré la gravité de l’heure. C’était une cour de bonne
taille qui s’étirait sur toute la longueur de la maison. Il y avait là des plantes
en pots, deux fenêtres encadrées de rideaux de part et d’autre de la porte
d’entrée en façade, une surface pavée réservée à la lessive, plusieurs
braseros pour la cuisine et, tout au fond, la salle d’eau et les lieux d’aisance
– une cour ordinaire. Ils auraient pu également remarquer les murs
récemment blanchis à la chaux et la luxuriance de la végétation dont un
rosier rouge, une lavande en fleurs et un aloès hérissé de piquants.
Les six hommes restèrent autour de l’étranger quelque temps sans
parler, comme surpris de la façon dont les choses avaient tourné. Puis, au
bout d’un moment, plusieurs avis furent émis successivement, comme un
énoncé d’obligations quant à la suite à donner à l’affaire. Il faudrait appeler
Mamake Zaituni la guérisseuse. Et envoyer quelqu’un chercher Brisejambe.
Je crois qu’il serait bon d’avertir l’imam sans tarder, pour le cas où des
prières seraient nécessaires contre la contagion ou pis. Cela venait d’Hamza
qui voyait toujours grand. Hassanali hocha la tête aux suggestions sans
protester, avant de faire sortir la petite troupe. Ils s’en allèrent à regret, mais
avaient-ils le choix ? Seul le drame de cet homme qui geignait à leurs pieds
avait permis leur présence dans l’intimité de la maison d’Hassanali, et
celui-ci n’eut qu’à tendre lentement les bras dans sa direction pour que
chacun se tourne vers la porte.
« Merci, merci pour tout. Vous voudrez bien prier Mamake Zaituni de
venir jusqu’ici ? demanda-t-il, se liant ainsi un peu plus encore à ses
voisins.
— Bien entendu, dit le marchand Hamza de sa voix pleine
d’importance, tandis qu’il agitait sa canne en direction d’un des jeunes
gens. Allons toi, cours vite la chercher, et sans traîner, il en va de la vie d’un
homme. »
Des conseils furent prodigués avant qu’on ne se sépare. Ne le touche
pas jusqu’à l’arrivée de Zaituni. Je ne le toucherai pas. Ne le bouge pas
avant la visite de Brisejambe. Je ne le bougerai pas. Si tu as besoin d’une
aide quelconque… Je vous ferai signe. Hassanali referma la porte de la cour
sans la verrouiller – il ne voulait pas paraître trop inhospitalier – puis il
retourna vers le voyageur étendu sur la natte à l’abri de l’auvent. Et il fut
soudain sur ses gardes, inquiet de se retrouver seul avec l’étranger, comme
s’il s’était risqué trop près d’une bête sauvage. Qui pouvait-il bien être ?
Quel était cet homme qui traversait seul des régions reculées ? Hassanali se
souvenait à présent de lui avoir demandé, alors qu’il gisait à terre : Qui es-
tu ? Le bruit avait dû réveiller sa femme et sa sœur qui étaient sûrement
déjà levées et attendaient derrière les rideaux de sortir voir ce qui se passait.
Il craignit soudain d’avoir commis une erreur en amenant cet étranger
malade à la maison. Un frisson d’angoisse lui vrilla la poitrine.
Il posa sur l’homme un sourire étonné. Que faisait un étranger, blessé
dans on ne sait quel endroit perdu, sur la natte de leur cour ? Pourquoi pas
un cheval volant, ou une colombe douée de parole ? Ces choses-là
n’arrivent pas à des gens comme eux. Il se souvint de sa terreur lorsqu’il
avait aperçu la silhouette et qu’il l’avait prise pour une goule hideuse. Bien
qu’homme fait, Hassanali s’alarmait souvent. Parfois la vie l’inquiétait tant
qu’il voyait des fantômes partout. Cela aurait pu être n’importe quoi
d’horrible à cette heure incertaine entre chien et loup, entre le monde des
vivants et celui des morts, mais cette chose horrible se serait-elle alors
écroulée à terre comme l’étranger l’avait fait ? S’il s’était agi d’un spectre,
il aurait ricané avant de lui broyer l’âme. Hassanali s’apitoyait autant sur sa
propre timide et frêle personne que sur l’homme qui gisait à ses pieds. Car
celui-ci n’était pas un spectre, et n’était pas plus horrible que le premier
venu. Il avait le visage exsangue et couvert d’un poil gris fatigué et rebelle.
Ses yeux restés ouverts regardaient fixement sans voir, même si à l’observer
Hassanali crut surprendre chez lui un battement de paupières. Sa respiration
ténue, légèrement haletante, laissait passer un grognement à peine audible.
Il avait les bras écorchés et plantés d’épines. La tunique d’indienne qu’il
portait par-dessus son pantalon était grise de poussière et d’usure. Déchirée,
rapiécée, couverte de traînées et de taches, elle avait sans doute été acquise
en cours de route ; elle ne pouvait pas avoir fait partie des bagages au
départ, quel qu’ait été le point de départ. Personne n’emporte de tels
oripeaux en voyage. Les sandales tenaient par des bouts de tissu, et
l’homme avait, noué à la ceinture, ce qui restait d’une chemise brune. Une
bande du même tissu ceignait son front. Hassanali sourit à voir l’aspect de
mélodrame du costume, celui d’un aventurier du désert, ou d’un
combattant. Cette pensée allégea le poids qu’il avait sur la poitrine. Avait-il
ramené un bandit à la maison, un maraudeur qui allait les massacrer tous ?
Mais non, l’étranger était à moitié mort, peut-être même victime de bandits.
« Qui est-ce ? demanda sa sœur Rehana, derrière lui.
— Il est blessé », dit-il en se retournant. Il prit alors conscience du
sourire qu’il avait encore sur les lèvres et de sa légère excitation.
Elle se tenait sur le seuil de la maison, sa main gauche écartait le rideau
de la porte. Elle venait tout juste de se réveiller, il vit cela à ses paupières
lourdes, à son œil hébété, à sa voix rauque. Elle fit trois pas en avant et posa
sur l’homme un regard scrutateur. Il avait les yeux ouverts, brillants comme
des pierres grises au bord de l’océan. Crépusculaires. Il le vit alors ciller,
sans le moindre doute. Les lèvres ravinées restèrent entrouvertes au milieu
d’un râle. Rehana recula promptement et Hassanali ne put qu’imaginer quel
espoir fou avait un bref instant envahi le cœur de cette femme.
« Que nous as-tu ramené, maître estimé ? » demanda-t-elle d’une voix
railleuse. Hassanali sourcilla malgré lui. Une journée qui commence avec
cette voix est souvent longue et humiliante. Il ferma très fort les yeux une
seconde pour se ressaisir.
« Il est blessé », répéta-t-il.
Elle avait la bouche amère, la mâchoire serrée. Il sentit son propre corps
se raidir de déplaisir. Il lui vit relever légèrement le menton, elle était
froissée, il comprit qu’elle avait sans doute remarqué son irritation. Mais il
avait aussi vu dans ses yeux la douleur en dépit de la colère, et il prit sur lui,
effaça de ses traits l’irritation. Peut-être était-elle furieuse d’avoir été
réveillée. Elle aimait à dormir le matin. Mais tout de même, il y avait un
homme affalé à ses pieds, peut-être mourant, et la seule chose qui la
préoccupait était son sommeil. C’est alors que Malika apparut derrière
l’épaule droite de Rehana, Malika sa femme, qui à la vue de l’étranger
plaqua sa main contre sa bouche d’un geste de surprise compatissante et
horrifiée. Hassanali sourit pour lui-même, cette bonté.
« Attention à toi ! Pas si vite », lança Rehana, arrêtant Malika qui
avançait d’un pas. Puis s’adressant à son frère : « Qui est cet homme ? Où
l’as-tu trouvé ? Que lui est-il arrivé ?
— Je l’ignore », dit doucement Hassanali du ton calme qu’il prenait
avec elle quand elle était contrariée, ce qui la contrariait plus encore parfois.
Il ne savait pas lui parler autrement, surtout quand il ne pouvait pas
répondre à ses questions. Et même lorsqu’il avait une réponse à lui apporter,
la mésestime qu’elle lui témoignait le faisait douter et perdre contenance.
Son hésitation à présent, en cet instant même, lui montrait, à lui aussi, qu’il
avait été crédule une fois de plus. « Il vient de par là-bas. Il est blessé.
— Où, par là-bas ? De quel côté ? Blessé par quoi ? De quoi souffre-t-
il ? » interrogea Rehana avec dans le regard un mépris incrédule. Hassanali
connaissait bien ce regard-là, et il aurait aimé qu’elle sache à quel point il
rendait laid ce visage par ailleurs agréable et séduisant. Mais il n’avait
jamais trouvé le moyen de dire ces choses-là sans aggraver encore la
situation. « Qu’est-ce que tu nous as ramené, tu nous as fait encore des
tiennes ? Un homme malade qui vient d’on ne sait où, atteint d’on ne sait
quel mal, et que tu conduis directement à la maison afin qu’on meure tous
de ce qui est en train de le tuer ? Tu connais ton affaire, ah ça oui ! Rien ne
t’échappe, sans le moindre doute. Tu l’as touché ?
— Non », dit Hassanali, surpris de ne pas l’avoir fait. Il jeta un coup
d’œil à sa femme Malika et celle-ci baissa les yeux. Elle était si jolie, si
simple, si jeune. Il éprouvait comme de la douleur à la contempler, quelque
chose entre jalousie inquiète pour le dévouement qu’elle montrait et désir
de lui plaire. « Les jeunes gens l’ont mis sur le brancard et l’ont porté
jusqu’ici. Mais tu as raison, je n’ai pas pensé à la maladie. J’ai cru qu’il
était blessé. Il vaut mieux ne pas le toucher avant que Mamake Zaituni ne
l’ait examiné. Je l’ai fait envoyer chercher. Malika, éloigne-toi de lui,
écoute Rehana.
— Te voilà plein de sagesse », reprit Rehana d’un ton sarcastique
empreint de lassitude. Puis considérant l’homme qui gisait à terre et
baissant la voix comme par égard pour lui, elle ajouta presque dans un
murmure : « Tu l’as placé sur la natte qui sert aux repas. À quoi pensais-tu
en nous ramenant un étranger malade, sans même savoir de quoi il
souffrait ? Il peut mourir. » Puis, plus bas encore : « Et sa famille viendra
nous demander des comptes.
— Tu ne voulais tout de même pas que j’abandonne à sa souffrance un
pauvre fils d’Adam quand nous pouvons lui apporter aide et soins, protesta
Hassanali.
— Ah, j’oubliais que tu étais un homme de Dieu », lança Rehana avec
légèreté, et même un vague sourire. La prochaine fois transporte-le à la
mosquée où Dieu s’occupera de lui. Il faut te remercier, je suppose, de ne
pas nous avoir amené un sauvage nauséabond. Quelqu’un est allé chercher
Mamake Zaituni ? »
Pendant des années Rehana l’avait traité comme s’il était un imbécile. Il
n’en avait pas toujours été ainsi. C’était en devenant une femme qu’elle
s’était mise à lui parler comme à un demeuré, comme à un incapable. Dans
un premier temps cela l’avait amusé que Rehana joue ainsi à la grande,
s’alliant à leur mère que l’âge et le veuvage avaient rendue irritable.
Pendant ce temps il travaillait jour et nuit pour nourrir la famille et lui
conserver son honneur. C’est une chose de plus qu’il n’avait jamais osé
dire, le fait d’avoir travaillé autant, et qu’en remerciement elles lui aient
reproché son impéritie face à la vie. Avec le temps, Rehana avait durci sa
position de mépris et Hassanali s’était inévitablement résigné à ce mépris.
Qu’y pouvait-il ? Ce n’était pas seulement le temps qui l’avait rendue ainsi.
Non, pas seulement le temps. Il y avait eu Azad et le rôle joué par
Hassanali. Il percevait parfois la voix de sa sœur en lui, et des larmes
d’impuissance alors lui montaient aux yeux.
« Oui, on est allé la chercher. » Il jeta de nouveau un œil en direction de
Malika qui lui adressa un signe de reconnaissance avant de détourner le
regard. « Il y a du café ? » demanda-t-il pour se rapprocher d’elle et oublier
Rehana.
Malika hocha la tête. « Je vais en faire », dit-elle. Et elle contourna avec
une prudence exagérée le corps de l’homme qui gémissait à terre, pour se
diriger vers le brasero.
Dans ses moments d’ennui à la boutique, quand il était fatigué d’égrener
son chapelet, Hassanali se laissait gagner par une angoisse surgie d’on ne
sait où et qui lui donnait la sensation de suffoquer. Au sujet de choses
inattendues et souvent dérisoires. Dans ces moments-là, un petit rien trop
longtemps ressassé prenait des proportions énormes qui le troublaient, et
parmi ces choses-là il y avait la crainte de voir la reconnaissance de Malika
se transformer un jour en mépris.
Rehana se laissa tomber sur un tabouret près de la porte au fond de la
cour, s’adossant au mur dans un soupir pour y attendre Mamake Zaituni.
Hassanali se détourna légèrement d’elle, il refusait de se sentir coupable. Il
était trop prompt à se croire toujours dans son tort. Il devait résister à ces
accusations implicites. Appuyé contre le pilier de l’auvent il contempla la
masse grise de l’homme qu’il avait ramené chez lui. Il se souvint du plaisir
qu’il avait eu à l’avoir là dans sa cour et il sourit en songeant qu’Hamza
avait essayé de le lui voler. Hamza ne pouvait résister à ces choses-là, il lui
fallait toujours rivaliser, toujours paraître. Aurait-il cherché à lui voler
l’étranger si celui-ci avait été le sauvage nauséabond qu’évoquait Rehana ?
Il se dit que non. Hamza était intarissable à propos des sauvages, chez
lesquels il avait voyagé dans sa jeunesse et avec lesquels il avait commercé
– évoquant leurs colères imprévisibles, leur nonchalante cupidité, leurs
incontrôlables appétits. Des animaux. Même Hassanali n’en aurait pas
ramené un chez lui. Son sourire s’élargit à cette pensée. Certainement pas,
ils étaient tous terrorisés par les sauvages. Tout le monde racontait tout le
temps des histoires de sauvages. Qui aurait pu survivre au fin fond de la
brousse hormis les bêtes sauvages et les sauvages eux-mêmes qui n’avaient
peur de rien, tout comme évidemment les Hubsh de Somalie et d’Abyssinie,
et leurs apparentés, qui avaient depuis longtemps perdu la raison dans des
querelles interminables ? Il jeta un rapide regard en direction de Rehana qui
avait remarqué son sourire. Elle secoua lentement la tête avec hostilité, elle
était à présent tout à fait réveillée.
« Masikini, laissa-t-elle tomber. Pauvre de toi.
— Je pensais à Hamza, commenta-t-il. Hamza qui voulait le prendre
chez lui. Ce vieillard, il lui faut toujours être le premier !
— Et tu l’en as empêché, n’est-ce pas ? » se moqua-t-elle d’une voix
dans laquelle la crainte perçait.
C’est alors que quelqu’un appela de la rue. Mamake Zaituni était
arrivée. En ouvrant la porte de la cour, Hassanali découvrit les vieux mages
qui attendaient les événements, installés sur le brancard de corde, et les
deux jeunes gens qui allaient et venaient derrière Mamake Zaituni comme
pour la protéger. Minuscule et infatigable, la guérisseuse passa devant lui,
l’air affairé, récitant d’un ton monocorde des prières à mi-voix tel un
moulin à paroles. D’un geste de la main il prit congé de tous les autres – un
geste ambigu pour le cas où quelqu’un s’en serait offensé – avant de
refermer la porte et de la verrouiller.
« Tout se passe bien là-dedans ? » C’était Hamza, qui à son habitude
donnait de la voix plus fort que tout le monde. Hassanali rouvrit pour
gentiment leur demander de faire silence, mais il eut la satisfaction de voir
que les trois vieillards s’étaient déjà levés et que les deux jeunes gens, qui
avaient repris possession du brancard, étaient sur le point de partir. Il les
salua de la main et referma rapidement derrière lui.
« Hassanali, quand vas-tu ouvrir ta boutique ? » lança Jumaane de
l’autre côté du mur. Ils voulaient le revoir au plus vite pour avoir des
détails.
« Je ne vais pas tarder, mes frères, leur répondit-il.
— Nous allons prier », indiqua Ali Kipara, peut-être pour lui donner
envie de les rejoindre.
Mamake Zaituni baisa les mains de Rehana et de Malika, sans
cependant les laisser réellement en faire autant. C’était une astuce dont
usaient les humbles, que de baiser la main de l’autre et de retirer la sienne
avant que l’on n’ait eu le temps de lui retourner la politesse. Ainsi montrait-
elle de l’humilité envers même le plus déshérité, et tout le monde de dire
que cela contribuait à faire d’elle une sainte et que c’était une des raisons
pour lesquelles Dieu lui avait donné le don de guérir, comme Il l’avait
auparavant accordé à son père. Tout en marmonnant des prières, elle enleva
son buibui et le plia soigneusement, comme s’il s’était agi d’un vêtement
taillé dans la soie la plus fine parfumée au bois de santal et non cette triste
toile de coton imprégnée de fumée à l’odeur de graillon. Le vieux châle
qu’elle portait serré autour de la tête lui descendait jusqu’aux poignets, de
sorte que seuls restaient visibles ses mains et son visage anguleux. Elle
retira ses sandales et posa les pieds sur la natte, puis elle tourna autour de
l’homme sans le toucher, comme un oiseau de proie famélique et voûté.
Elle récita une prière pour demander aide et protection face à l’inconnu,
avant d’inviter Rehana et Malika à se retirer à l’intérieur de la maison pour
que soit épargnée à l’homme la honte, indiqua-t-elle. Elle s’exprimait d’un
ton sec, courroucé, comme si à traîner là ainsi qu’elles le faisaient elles
cherchaient un plaisir déplacé. Elle était toujours de la sorte bourrue et
déterminée, jamais à court de remontrances.
Rehana manifesta bruyamment son impatience mais n’opposa pas de
résistance. Ce mélange d’humilité et de brusquerie que montrait Mamake
Zaituni prévenait toute opposition, et elle avait toujours la présence d’esprit
qui lui faisait trouver la bonne solution. Elle découpa la tunique de l’homme
avec la pointe d’une lame sans avoir besoin de le déplacer. De l’encolure
jusqu’à la cheville. Il avait la peau claire. Son corps maigre, décharné, parut
étrangement fragile dans la lumière qui grandissait. Hassanali l’avait
d’abord pris pour l’un de ces Arabes du Nord au teint pâle dont il avait
entendu parler, ceux qui ont les yeux gris et les cheveux blonds, mais une
fois qu’ils lui eurent ôté les sandales et le pantalon, ils virent qu’il n’était
pas circoncis. Mzungu, s’exclama Mamake Zaituni pour elle-même. Un
Européen. Il avait le corps couvert de contusions et d’égratignures mais ne
présentait aucune blessure, ni de face ni sur les flancs. Le ventre
étonnamment pâle et lisse donnait l’impression d’être celui d’un mort qui
serait déjà froid. Mamake Zaituni promena ses mains osseuses sur cette
partie de l’anatomie de l’étranger en hésitant. Hassanali vit dans cette
hésitation une fascination mêlée d’effroi, comme si la guérisseuse touchait
par curiosité. C’étaient ces mêmes mains qui pétrissaient infatigablement la
pâte donnant le pain qu’elle vendait chaque jour, ces mains qui roulaient
cette pâte, la plaçaient sur la tôle servant à la cuisson puis qui la
retournaient, avant de retirer enfin le pain du four sans se brûler. Ces mains
qui massaient un rein douloureux, pansaient un mollet sanglant, plongeaient
sans barguigner dans la douleur humaine. Ces mains qui maintenant
passaient et repassaient sur ce ventre blême.
Ils placèrent l’homme sur le flanc. Il émit un grognement et ouvrit les
yeux. Hassanali s’attendait à ce que se dégage une odeur fétide, mais
l’étranger ne sentait guère que les chemins poudreux, les haillons laissés
trop longtemps au soleil, le voyage. Il était sans doute resté plusieurs jours à
errer, à en juger par son corps famélique imprégné de poussière, que le
soleil avait desséché. Le dos aussi portait des contusions et des
égratignures, et une couleur vert sombre ombrait l’épaule droite, sans qu’il
y ait cependant ni blessure, ni sang. Ils le remirent sur le dos, puis Mamake
Zaituni le couvrit de la tunique déchirée et appela les femmes. Elle lui palpa
le visage, il grogna de nouveau et ouvrit les paupières sur des prunelles
vitreuses.
« Vous lui donnerez de l’eau chaude, sucrée d’un peu de miel, dit-elle
de ce ton brusque qui était sa manière de parler. Une mesure de miel pour
trois mesures d’eau dans une tasse à café. » Elle lança un regard en
direction de Rehana avant de détourner les yeux, évitant le contact. Rehana
répondit d’un sourire sarcastique. Pas moi, crut lire Hassanali dans ses
pensées. « Puis vous le laisserez dormir. Il n’a rien de méchant.
L’épuisement et la soif, ça c’est sûr. Une vilaine ecchymose à l’épaule, avec
peut-être une fracture ou une luxation. Faites-le examiner par Brisejambe.
Quant à moi, j’ai ma fournée à terminer, il y a des gens qui attendent. Je lui
apporterai de la soupe plus tard.
— Il n’a pas de maladie ? interrogea Rehana incrédule.
— Je ne vois aucun signe, dit Mamake Zaituni. Pas de fièvre, pas
d’éruption cutanée, pas d’odeur suspecte, pas de diarrhée. Le soleil l’aura
sans doute déshydraté, ce qui a pu provoquer des vertiges. Limemkausha na
kumtia kizunguzungu. Je repasserai plus tard, quand vous lui aurez donné le
miel et que Brisejambe sera venu le voir. Pour l’heure, je retourne à mon
pain.
Les femmes n’avaient plus, semble-t-il, besoin d’Hassanali. Très vite
elles échangèrent entre elles des instructions tandis que Mamake Zaituni
prenait congé. Hassanali s’éloigna comme à regret, en espérant que
l’homme allait parler, ou bien poser les yeux sur lui, peut-être regarder dans
sa direction. Il eut le sentiment que ce n’était pas bien de le laisser ainsi
entre d’autres mains après l’avoir trouvé. Mais l’homme resta muet, du
moins en sa présence. Hassanali finit par disparaître dans la maison pour
aller ouvrir sa boutique.
« Appelez-moi si vous avez besoin d’aide, lança-t-il. Et toi Malika,
n’oublie pas mon café.
— Bien, maître », répondit celle-ci, parodiant l’obéissance.
Voilà comment l’Anglais Pearce était arrivé, suscitant l’émotion et
provoquant un drame dont il n’eut jamais pleinement conscience.

Hassanali était un homme de petite taille. Il se savait petit et un peu ridicule


aux yeux des gens, avec ses rondeurs et ses kilos en trop. Lorsque fusaient
les plaisanteries, il faisait toujours face au flot des sarcasmes en se taisant
pour éviter les ennuis. Il vivait ainsi, timide, replié sur lui-même, dans
l’attente de ces moqueries dont bien sûr il souffrait. Il était incapable de
dissimuler son anxiété. Ceux qui le connaissaient depuis longtemps le
savaient et s’en amusaient. Ils prétendaient que c’était la faute à son jinsi, à
sa lignée. Les Indiens sont des poltrons, disaient-ils, ils sont nerveux, agités
comme des papillons. Son père n’était pas timide. Dans sa jeunesse il avait
été une tête brûlée, qui chantait et dansait, arpentant les rues avec n’importe
qui, il était l’Indien de sa lignée. C’est Dieu qui l’avait fait ainsi, lui, rien à
voir avec la lignée, et qui était-il pour discuter ? Alhamdulillah. Il gardait
les yeux ouverts pour parer à l’adversité. C’était ce qu’il avait de mieux à
faire, pensait-il. Les années passant, il avait acquis une certaine sagesse vis-
à-vis des gens qu’il côtoyait, même si cela ne le mettait pas toujours à l’abri
des ennuis. Il prenait leurs plaisanteries avec bonhomie, en prétendant n’y
voir aucune méchanceté, juste beaucoup de verve et de rugosité dans les
rapports d’amitié. Les années passant, il avait également acquis une
supériorité sur ses clients et ses voisins, en dépit de son manque d’assurance
manifeste. Il était petit sans le moindre doute, mais il était malin – en bon
commerçant, profession qui à coup sûr requiert qu’on soit plus astucieux
que ses clients, qu’on les fasse payer plus qu’ils ne sont prêts à payer, qu’on
leur donne moins qu’ils n’aimeraient recevoir. Et cela en toute discrétion,
sans rien de choquant ni d’agressif. Quand il entendait parler des ruses dont
usaient les marchands et des profits qu’ils réalisaient, une peur panique
s’emparait de lui en même temps qu’il rêvait de courir le risque. Les autres
alors se moquaient, et il les faisait payer, un peu. Des arrangements qui, à
ses yeux, allaient avec le métier.
Il lui arrivait parfois de penser qu’ils riaient de le voir prendre du plaisir
à leur soutirer ces modestes gains. Parfois il aurait aimé être autre chose,
boulanger ou charpentier, faire un métier utile. Mais il était commerçant,
comme tant d’autres. Son père avait été commerçant, et son fils le serait
quand il en aurait un. Ils étaient de petites gens.
Lorsque ce matin-là il ouvrit la boutique, trois clients attendaient déjà.
Cela l’énerva, même si l’un d’eux n’était qu’un enfant et les deux autres les
jeunes gens qui avaient transporté jusque chez lui l’Européen blessé, et qui
à présent espéraient ses remerciements. Nous t’attendons depuis un bon
moment, lui firent-ils remarquer, nous allons être en retard au travail. Il
avait l’habitude de prendre tout son temps pour ouvrir la boutique au retour
des prières du matin, il n’y avait alors encore personne alentour. C’était une
opération compliquée. La devanture comportait une série de lourds
panneaux de bois, d’une largeur de deux paumes chacun, et il y en avait
dix-huit en tout. Hassanali enleva les deux premiers et servit l’enfant. Une
louche de beurre clarifié et bien le bonjour chez toi. Il donna dix annas à
chacun des deux jeunes gens, qui acceptèrent les pièces mais ne bougèrent
pas. Ils restaient là, plantés devant lui, retenant un sourire. C’étaient de bons
garçons, Salim et Babu. Eux aussi faisaient des courses pour leur mère
autrefois, comme l’enfant auquel il avait vendu une louche de beurre
clarifié, et ils seraient sans doute chez lui des clients à vie. Il distribua dix
autres annas à chacun, puis dix autres encore avant qu’ils ne se décident à
lever le camp, ravis de la façon dont ils l’avaient contraint à se montrer
généreux. Tout le monde, en fait, croyait Hassanali plus riche qu’il n’était.
Ainsi prenait-on son sens de l’économie pour de l’avarice. C’était terrible
que de passer pour pingre, que de pécher par désobéissance à Dieu qui a
enjoint aux riches d’être charitables envers les nécessiteux. Les gens se
délestaient de leurs maigres annas et autres roupies au profit du
commerçant qui nuit et jour se prélassait sur les monceaux d’articles dont
tous rêvaient. Tandis que lui n’avait qu’à faire marcher le tiroir-caisse,
pensaient-ils. C’était ce qu’on disait des commerçants, qu’ils vivaient
comme des miséreux en ayant une fortune enfouie dans leur jardin.
Hassanali retira un à un les seize panneaux restants et les empila à
l’extérieur de la boutique. Puis il dégagea les rabats qui lui servaient de
comptoir et les cala sur la pile avant de disposer la marchandise à sa place
habituelle. Il s’installa ensuite au milieu des divers récipients qui
contenaient l’huile, le beurre clarifié, les épices, au milieu des paniers de
lentilles, de haricots secs et de dattes, des sacs de sucre et de riz. Tout cela
lui prit du temps. Quand enfin il eut terminé, ses pensées retournèrent au
café que Malika lui avait promis, peut-être accompagné d’un petit pain
sucré. De nouveau il songea à l’homme étendu sous l’auvent dans sa cour.
Et il en éprouva comme un malaise. Qui pouvait bien ainsi aller courir la
brousse à des milliers de kilomètres de chez lui ? Était-ce de sa part une
preuve de courage ou une forme d’inconscience ? Qu’y avait-il ici qu’il ne
trouvait pas ailleurs ? Hassanali n’arrivait pas à imaginer ce qui pourrait
l’amener, lui, à de pareils vagabondages. Avait-il été malavisé de laisser
entrer un étranger dont on ignorait tout dans la maison où vivaient sa
femme et sa sœur ? Si l’homme se révélait être violent ou tentait
l’impensable, Hassanali serait impardonnable d’avoir été aussi négligent.
Debout dans le couloir qui reliait la boutique à l’intérieur de la maison, il
appela Malika. « Allons, viens donc, presse-toi.
— J’arrive, je t’apporte ton café, lança-t-elle d’une voix assourdie par
les coffres et les sacs qui encombraient le corridor.
— Hâte-toi, à la fin. »
Il y avait de l’urgence dans cette injonction. La réponse de Malika le
rassura un peu. Elle n’avait pas l’air d’être terrorisée. Il voulait néanmoins
la voir au plus vite, pour la mettre en garde contre les périls du vaste
monde. « Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il lorsqu’elle arriva avec
un pot de café et un petit pain de millet enveloppé dans un linge. Que se
passe-t-il ?
— Eh bien, en fait, on vient de découvrir qu’il s’agit d’un démon qui a
pris forme humaine. » Elle avait débouché du couloir, tête nue, et le fixait
l’air égaré. « À peine Rehana lui a-t-elle administré une gorgée d’eau sucrée
qu’il s’est transformé en rokh et qu’il est allé se percher sur le toit d’où il
attend à présent que l’un de nous succombe afin de lui voler son âme.
— Vas-tu cesser de dire des bêtises, protesta Hassanali, qui aimait
cependant que Malika le taquine. Ce ne peut pas être un rokh. Je te l’ai
expliqué, ce que l’on nomme rokh n’a pas de corps tangible et ne peut donc
pas se percher sur un toit. » D’autant que le rokh est un esprit indestructible
qui quitte le corps après la mort, il n’est pas celui qui emporte les âmes.
Leur mzungu était un corps sans nom, il ne pouvait en aucun cas être un
rokh. Elle n’en avait cure et répétait en se trompant les choses qu’il lui
enseignait, dans le seul but de le faire gentiment enrager. Elle le taquinait
beaucoup dans l’intimité. L’un de leurs jeux secrets consistait pour Malika à
le réprimander tandis qu’il se répandait en excuses et en caresses. Son
existence était transformée depuis qu’elle était là.
« Que crois-tu qu’il se passe ? demanda-t-elle. Le mzungu est toujours
allongé sur le sol à grognonner. Il prend de temps en temps une gorgée du
liquide que Rehana lui fait avaler, il bave et rote comme un bébé.
Brisejambe vient d’arriver, il est en train de l’examiner. Ne t’inquiète donc
pas pour rien.
— Je ne m’inquiète pas pour rien », répliqua-t-il, le sourcil froncé, tenté
de lui rappeler qu’il avait presque deux fois son âge et qu’elle devait
montrer plus de respect. Il ne désirait pas plus de respect, il souhaitait juste
qu’elle ne parte pas tout de suite. « Je voulais m’assurer que tout allait bien.
Tu tardais à m’apporter le café, et nous ne savons pas qui est cet homme. Je
me demandais ce qui se passait.
— L’homme gît à terre, c’est à peine s’il vit, maître. »
Hassanali hocha la tête. « Que dit Brisejambe ?
— Rien pour l’instant, et ce n’est pas à nous que, le moment venu, il
dira quelque chose », répondit Malika, avant d’ajouter dans un murmure :
« C’est un vieil homme qui fait peur.
— Va maintenant », dit Hassanali en la chassant d’un geste. Il avait vu
un client approcher. « Et dis à Brisejambe de venir me trouver avant de
décider quoi que ce soit. »
Brisejambe était le rebouteux. Il devait son surnom à la fâcheuse
réputation qu’il avait acquise dans la réduction des fractures. Il lui fallait
souvent rebriser l’os qu’il avait mal ajusté, afin que celui-ci se ressoude
droit. Dans certains cas, il avait dû s’y prendre à plusieurs fois. Tomber
entre les mains de Brisejambe pouvait ainsi tourner au cauchemar. Anxieux
de devoir faire appel à ses services, les parents tremblaient quand leurs
enfants chutaient. Car personne d’autre que lui ne savait réparer les
fractures. Hassanali espérait que le pauvre mzungu n’avait rien de cassé.
Il aimait à penser au mzungu dans sa maison. Il en avait vu un une fois,
il y avait deux ou trois ans de cela, lorsqu’il était descendu en ville près du
rivage. Enfant, il fréquentait le bord de mer comme tous le faisaient, mais à
l’époque on ne rencontrait pas de mzungus. Aujourd’hui, il n’avait personne
pour garder la boutique, et ses approvisionnements en marchandise
Hassanali les négociait sur le long terme avec ses fournisseurs, si bien qu’il
n’avait plus besoin de courir après quiconque. Parfois, lorsque mourait un
voisin ou quelque notable, il abandonnait son commerce le temps de suivre
le cortège jusqu’au cimetière. Pendant le ramadan, il n’était pas utile
d’ouvrir aux heures de la journée durant lesquelles nul ne sortait. Enfin,
depuis l’arrivée de Malika, il fermait à présent boutique pour le déjeuner, et
il s’accordait une courte pause l’après-midi. Hormis ces moments-là, et un
ou deux autres de même nature, son commerce restait ouvert dès le retour
des prières du matin jusqu’à une heure après le coucher du soleil. Et
Hassanali quittait rarement son poste à la caisse. Il avait même exercé son
corps à cette implacable discipline.
La fois où il s’était rendu sur la grève, c’était à l’occasion de la fête de
l’aïd, car la coutume veut que ce jour-là on cesse le travail pour quelques
heures au moins. Il était allé comme tout le monde assister à la régate qui se
disputait chaque année dans la baie. C’est à cette occasion qu’il avait aperçu
le mzungu, debout sur le podium couvert, parmi les dignitaires arabes. Il
était grand et d’aspect massif dans sa veste verte et son pantalon clair. Le
coiffait un de ces casques coloniaux, dont Hassanali avait entendu parler
sans en avoir jamais vus. Il savait que c’était l’homme que le sultan avait
envoyé de Zanzibar pour gérer les plantations, et qui, contre toute attente,
avait libéré les esclaves et ruiné les propriétaires terriens. Ce mzungu se
trouvait à une telle distance le jour où il l’avait aperçu, qu’il n’était guère
plus qu’une veste verte et un couvre-chef. Le héros d’un récit plutôt que
quelqu’un de réel. L’autre était son hôte, qui gisait grommelant sur la natte
destinée aux repas dans sa cour.
Avoir des hôtes était toujours divertissant, surtout les premiers jours.
Tout n’était alors que joyeux remue-ménage, et chacun se donnait du bon
temps. Hassanali adorait cela. Mais cet hôte-là était d’un tout autre acabit.
Un Européen, un mzungu. Qu’allaient-ils faire d’un Européen ? Où allaient-
ils l’installer ? Il aurait dû le laisser à Hamza, qui avait chez lui des
chambres d’amis. Hamza possédait l’argent et le mobilier qui pourraient
assurer le confort du mzungu. Il n’y avait que deux chambres dans leur
maison à eux, et Hassanali aurait à partager la sienne avec lui. À en croire
ce qui se disait, l’Européen réclamerait sûrement cette pièce-là et, qui sait
même, la maison tout entière pour son usage exclusif. Avec quoi allaient-ils
le nourrir ? Comment allaient-ils lui parler ? Il était sans doute anglais, ou
allemand, peut-être italien. Hassanali ne savait pas un mot de ces langues-
là. Pourquoi d’ailleurs les connaîtrait-il ? Il n’était qu’un petit boutiquier
d’une ville perdue aux confins de la civilisation. Tandis que dans sa
boutique il disposait les sacs et les paniers, il songea qu’il lui fallait envoyer
dire à Hamza de venir chercher l’Anglais, si tant est qu’il ait été anglais.
Cette idée s’empara de lui, et son cœur timide s’emballa. Il allait tout de
suite faire prévenir Hamza. S’il te plaît reviens chercher l’Anglais, je n’ai
pas de place pour un tel hôte dans mon humble foyer. Mais quelles
plaisanteries n’allaient pas alors courir à son propos, comme on se
moquerait de lui. Les gens diraient qu’il avait le cœur sec et qu’il était
avare, qu’il avait rechigné à offrir l’hospitalité à un étranger blessé alors
qu’il possédait en vérité un trésor caché dans sa maison, les habituelles
inepties. Car le peu qu’il avait amassé en secret était bien loin de constituer
un trésor.
Et puis c’était lui qui avait vu l’homme émerger de l’ombre au petit jour
et l’avait pris pour un spectre égaré dans la lumière naissante. Lui que ce
regard gris dans la grisaille du matin avait cherché et poursuivi. C’était le
hasard de Dieu qui avait fait que les choses s’étaient passées ainsi, et Dieu
ne laisse rien au hasard. Ce fardeau avait été choisi à son intention, peut-
être pour l’éprouver, ou le punir, ou bien l’évaluer, il répondait à une
logique qui ne lui était pas encore lisible. Comment pouvait-il ne serait-ce
qu’imaginer refuser aide et hospitalité à l’homme blessé ? S’étant ainsi
convaincu que ce serait une offense à Dieu que de laisser partir l’Européen,
Hassanali sentit son corps céder à la paisible exaltation qu’il avait ressentie
un moment plus tôt à l’idée de savoir l’Anglais dans sa maison. Comme s’il
avait acquis un exotique animal de compagnie et qu’il avait failli
l’abandonner, avant de se reprendre in extremis.
Le flot des clients du matin s’écoulait doucement lorsque Brisejambe
apparut. Il arriva par le couloir qui séparait la boutique de la maison.
Hassanali lui lança très vite un regard suspicieux, craignant qu’il n’ait
chapardé quelque chose au passage. Un regard machinal, l’habitude de se
méfier. Ils le pillaient toujours, chacun leur tour. Qui l’avait autorisé à
passer par là ?
« Yahya, comment vas-tu ? » s’exclama Hassanali. Personne n’usait en
sa présence du surnom de Brisejambe, à moins de savoir courir très vite et
de ne pas avoir peur d’une fracture par accident. « Comment se porte notre
hôte ? »
Brisejambe était un vieillard solide, dont l’énorme panse bombait le
kanzu. Les récits narrant sa force juvénile et son goût pour le sexe faisaient
partie de la légende, et malgré son âge déjà avancé il avait du mal à ne pas
plastronner en guerrier victorieux. L’étroit calot d’épais coton blanc qui lui
servait de couvre-chef durcissait ses traits et faisait ressembler sa tête à un
boulet de canon. Il jetait à tous des regards mauvais lorsqu’il arpentait les
rues, les épaules en arrière et la panse en avant, balançant les bras à la
manière d’un soldat, sans curieusement avoir conscience du comique de son
allure. Les gens l’appelaient capitaine pour lui faire plaisir. Et ceux qui se
moquaient le faisaient dans son dos ou à bonne distance, car il passait pour
imprévisible et dangereux. Il occupait seul une pièce qu’il louait dans un
rez-de-chaussée dont la fenêtre ouvrait sur la rue, et, la nuit, passants et
voisins l’entendaient souvent pousser de rauques gémissements angoissés,
sans que personne cependant n’ait jamais osé le réveiller par crainte des
colères dont il était capable.
Il avait fait partie des premiers soldats baloutches que le sultan de
Zanzibar avait envoyés dans les nouvelles plantations pour les surveiller.
Les sultans d’Al-Busaïd avaient une prédilection pour les mercenaires
baloutches, ils les avaient utilisés dès le début de leur conquête de la côte.
C’est ainsi que lorsque Majid décida de donner un regain de vie au territoire
qui s’étendait par-delà cette lointaine cité de son empire, il envoya un
contingent de Baloutches pour accompagner les milliers d’esclaves qui
devaient travailler dans les plantations. C’était là, dans ces plantations, que
Brisejambe s’était fait connaître comme rebouteux. Hassanali frémit à la
pensée des pauvres esclaves qui avaient été ses premiers patients.
Informés de l’arrivée de l’Européen, les clients de la boutique
attendaient eux aussi le diagnostic de Brisejambe. Hassanali vit les trois
mages, Hamza, Ali Kipara et Jumaane, quitter le café qu’ils avaient investi
tôt dans la matinée et traverser l’esplanade en apercevant Brisejambe dans
le magasin. Ils voulaient à leur tour savoir si l’on allait devoir faire appel
aux redoutables services du rebouteux.
« Capitaine, est-il vrai que les os des Européens se remettent tout
seuls ? » demanda à Brisejambe l’un des clients d’Hassanali. C’était un
jeune homme maigrichon qui livrait des marchandises dans toute la ville
pour qui voulait bien l’employer. Il passait chaque matin à la boutique
prendre la chique de tabac qu’Hassanali lui fournissait gratuitement afin
qu’il reste à sa disposition pour les quelques courses qu’il aurait à lui
demander. Mais aussi parce qu’il lui faisait pitié. Le garçon n’avait ni
famille ni foyer, d’après ce qu’en savait Hassanali. Toujours à cran, il
n’était que rictus crispés, rires nerveux, plaisanteries obscènes et
braillements. Trop de haschich, disaient les gens. Les sourires apparurent
néanmoins sur toutes les lèvres, car au ton de la question chacun savait
qu’allait succéder une insolence d’un genre ou d’un autre. Brisejambe
risquait alors de perdre son sang-froid et de faire du raffut.
« Ne dis donc pas de bêtises, répondit Brisejambe d’un ton modéré,
indiquant par là que l’heure était trop grave pour les colères de mélodrame.
L’Européen aurait plutôt les os fragiles, à cause du froid et de l’humidité de
son pays, et parce qu’il mange le lard du cochon.
— Alors, capitaine, il vous sera plus facile de casser et de recasser
quand vous le soignerez », lança le jeune homme, qui se mit à bondir en
poussant des cris pour mimer les méthodes chirurgicales du rebouteux.
Brisejambe parut montrer de l’intérêt et resta un moment à contempler
attentivement le gringalet. Puis il se tourna lentement et comme à regret
vers Hassanali qui venait de s’adresser à lui.
« Des fractures ? demandait ce dernier.
— Non, pas de fracture, répondit Brisejambe qui secoua tristement la
tête à cause de la mauvaise nouvelle. Quelques méchantes contusions. Je lui
ai posé un cataplasme sur l’épaule, je reviendrai plus tard voir ce qu’il en
est. Tu devrais peut-être l’envoyer en ville consulter les Arabes. Ils
s’occuperont de lui jusqu’à l’arrivée du prochain bateau, ou bien le
montreront à un médecin de Mombasa ou d’ailleurs.
— En effet, intervint Hamza qui venait de faire son apparition et avait
entendu cette dernière réflexion. Il te faut l’envoyer en ville pour qu’il voie
les plus grands. Tu ne voudrais tout de même pas qu’il lui arrive quelque
chose pendant qu’il est dans ta maison.
— Ce n’est sûrement pas ce que tu souhaiterais, renchérit Ali Kipara en
agitant un index menaçant.
— Qu’on le laisse d’abord se reposer », répondit Hassanali, qui n’était
pas pressé de se séparer de son mzungu.
Il mesura un quart de riz dans une pièce de toile, la noua avec soin et la
tendit à Brisejambe qui prit son paiement sans un mot puis se dirigea à
grands pas vers la porte. Mais avant que le jeune gringalet n’ait compris ce
qui se passait, Brisejambe l’avait attrapé par le collet et lui tirait l’oreille
sans ménagement. « Tu n’as donc pas de manières, sale petite pute vérolée,
enfant de sauvage, race de quadrupède, gronda-t-il, en tirant sur l’oreille de
plus en plus fort. Espèce de macaque, de babouin décervelé, de radoteur, de
chien. Qu’est-ce que tu es donc ? » demanda Brisejambe au garçon en
s’acharnant une dernière et terrible fois sur lui. Puis dans un tohu-bohu de
ricanements, tandis que les plus vieux s’étouffaient de rire, il sortit en
balançant les bras comme un soldat à la parade tandis que le maigrichon, se
tenant douloureusement l’oreille, hurlait des injures ordurières en pleurant
de rage et d’humiliation.
Hassanali servit ses clients et, l’heure d’affluence passée, les bavardages
prirent fin, chacun s’étant égaillé en direction qui de son travail, qui de sa
maison pour y déjeuner. Il savait que les vieux sages reviendraient plus tard
dans la matinée s’asseoir sur le banc qu’il avait installé devant la boutique à
leur intention, lorsque le soleil aurait disparu derrière les maisons les plus
proches. Ils migreraient ensuite nonchalamment au cours de la journée vers
un autre coin d’ombre, ou bien retourneraient au café, puis à la mosquée,
avant de réapparaître en fin d’après-midi du côté de la boutique. À la
fraîche, les bavardages seraient plus amènes, les récits plus longs et plus
anciens. Il en allait ainsi depuis l’époque de son père. Les vieillards se
succédaient, qui allaient et venaient en traînant les pieds au gré des
événements, mais le banc restait à sa place, et ne manquait jamais
d’occupants.
Durant le répit qui succéda à l’heure d’affluence du matin, il eut le
temps de penser à leur hôte. Quand l’homme se réveillerait, après qu’il l’eut
laissé se reposer, Hassanali lui demanderait s’il voulait qu’on l’emmène
consulter les Arabes ou le mzungu du gouvernement. Mais il lui fallait
d’abord du repos. Jamais ils n’avaient eu chez eux un hôte aussi étrange et
inattendu. Depuis leur mariage deux ans plus tôt, ils recevaient de temps en
temps la mère de Malika, qui restait toujours trop longtemps. Leur tante
Mariam, sœur aînée de sa mère à lui, séjournait elle aussi régulièrement
chez eux, et il arrivait que les deux femmes se croisent. Elles étaient amies
de longue date, et c’est cette amitié ancienne qui avait permis à tante
Mariam de négocier le mariage avec Malika. Il n’était plus resté à Hassanali
qu’à dire oui à ce qui avait été arrangé et, l’heure venue, sa jolie Malika
était arrivée. Cela aurait pu être pire, mais ce ne le fut pas. Un miracle.
Quand tante Mariam venait s’installer chez eux, c’était toujours
accompagnée d’un cousin, d’un neveu, ou de quelque parent. Hassanali
était persuadé qu’ils lui pillaient son stock aussi souvent qu’ils le pouvaient.
Les neveux étaient les fils de l’oncle Hamadi qui vivait à Mombasa.
Hassanali n’avait rencontré cet oncle qu’à de rares occasions, dont l’une le
jour où il était venu présenter ses condoléances quelques semaines après les
funérailles de leur père. Ils étaient tous à l’époque convaincus que l’oncle
Hamadi, qui disait avoir fait le voyage pour s’assurer que le veuvage n’avait
pas mis sa sœur sur la paille, voulait en fait vérifier qu’il n’y avait pas
quelque chose à glaner. L’autre occasion avait été la mort de leur mère. Il
avait à l’époque expliqué s’être inquiété de savoir si son neveu et sa nièce
ne manquaient de rien. Les regards qu’alors il lança du côté de Rehana –
elle devait avoir dans les dix-neuf ans – n’avaient pas échappé à Hassanali
qui avait craint qu’il ne veuille la prendre pour énième épouse. Tante
Mariam se trouvait être là elle aussi, et sa présence l’empêcha sans doute de
se déclarer par respect humain. Elle était l’aînée des trois et possédait un
sens aigu du ridicule. Ses railleries auraient chassé de la maison oncle
Hamadi s’il avait soulevé la question d’un mariage avec Rehana. Hassanali
ne se souvenait pas vraiment s’il y avait eu d’autres visites quand il était
enfant, mais ils n’avaient plus revu l’oncle Hamadi depuis la fois où il avait
lancé ces regards terribles du côté de Rehana, quelque douze ans plus tôt.
Tante Mariam était toujours la bienvenue. À peine arrivée, elle quittait
ses beaux habits et enfilait une tenue d’intérieur, puis elle déballait potins et
nouvelles, et riait, riait, riait, avant de distribuer les fruits et les légumes
qu’elle apportait comme présents de la campagne. Très vite ensuite, elle
trouvait à s’occuper, elle triait le riz, balayait la cour, lavait les draps et tout
ce qui avait besoin d’être lavé. Elle possédait ce don. Son aide n’était ni
envahissante ni réprobatrice, mais agréable et sans contrainte. Lorsqu’elle
séjournait chez eux, toutes les tâches qu’ils reportaient depuis des mois se
faisaient alors comme par enchantement. En sa présence, la conversation et
les rires ne semblaient jamais devoir prendre fin, et l’on recevait la visite de
voisins que l’on ne voyait pas le reste du temps. Elle n’avait pas d’enfants
et vivait seule depuis des années. Elle adorait que ses neveux et nièces
viennent séjourner chez elle quelques semaines tous les ans. Hassanali
connaissait son mari de cette époque-là. C’était un homme courtaud, replet,
sympathique, qui mourut subitement d’une hémorragie interne dont nul ne
sut expliquer le pourquoi. Tante Mariam disait d’Hassanali qu’il le lui
rappelait, et même de son vivant elle menaçait son mari de le laisser un jour
tomber pour convoler avec Hassanali. Du temps où leur père était encore de
ce monde, tante Mariam lui faisait les yeux doux et parlait presque chaque
jour de devenir sa seconde épouse. Leur mère disait d’elle que c’était une
dévergondée, mais tante Mariam considérait que puisque les hommes
avaient droit à quatre épouses, elle voulait, pour sa part, quatre maris
séduisants. Lorsqu’elle se lasserait de l’un, elle pourrait ainsi le remplacer
par un autre, bien qu’en réalité elle restât veuve toute sa vie après la mort de
son mari. Elle emmenait maintenant avec elle les garçons de l’oncle
Hamadi quand ils séjournaient dans sa maison, ou bien encore des cousins
éloignés qui étaient les enfants d’une nièce à elle qu’Hassanali ne
connaissait pas. Cette nièce, qui divorçait, semble-t-il, avec une grande
facilité, avait une nombreuse progéniture qu’elle distribuait aux proches
pour qu’ils s’en occupent à sa place. Tante Mariam disait vouloir que
chacun se connaisse au sein de la famille, ce dont tout le monde se fichait,
sauf elle. Si la mère de Malika restait toujours trop longtemps, tante
Mariam savait de façon mystérieuse quand exactement, pour faire preuve de
savoir-vivre, il lui fallait partir.
Il n’y avait pas à la maison de chambre d’amis, et avoir un hôte était un
souci quant à l’organisation du coucher et des repas, ainsi que notamment
de l’utilisation du cabinet de toilette. Les mets que l’on servait étaient plus
élaborés, la conversation plus vive et ponctuée de rires, du moins au début.
Hassanali trouvait excitants les projets qu’on échafaudait puis modifiait
dans la fièvre. Quand la mère de Malika venait séjourner chez eux, elle
partageait la chambre de Rehana, qu’avec ses maladies et ses jérémiades
elle poussait dans la cour une bonne partie de la journée. Tantôt c’était la
lumière qu’elle ne supportait pas, tantôt la chaleur. Elle craignait la
fraîcheur du petit matin, et la nuit ne pouvait dormir à cause d’un
bourdonnement qu’elle avait dans les oreilles. Quand elle ne souffrait pas
de l’un ou l’autre de ces maux compliqués et subtils, sa conversation était
agréable, elle contait alors anecdotes et souvenirs avec un étonnant sens du
détail. Parfois Hassanali s’installait tout près dans la cour pour écouter la
conversation des femmes assises ou allongées sur une natte dans le noir,
réfrénant le désir de les interrompre pour demander des précisions. Elles
savaient qu’il était là et chuchotaient entre elles quand elles abordaient des
sujets trop scabreux pour ses oreilles d’homme. Qu’importe, il captait leurs
sourires dans l’obscurité.
C’était encore plus compliqué quand tante Mariam débarquait avec ses
neveux. Parfois Hassanali ignorait où il allait dormir jusqu’au moment où il
posait la tête sur l’oreiller. Comment expliquer ces choses-là à leur
mzungu ? Il serait plus simple de lui laisser tout simplement leur chambre.
Malika dormirait avec Rehana et lui s’installerait dans le vestibule. Puis
quand leur hôte aurait repris conscience, ils lui demanderaient ce qu’il
souhaitait qu’ils fassent.
2
Frederick

Frederick Turner était en route pour le domaine lorsqu’il apprit la nouvelle.


Il faisait le trajet tous les mardis matin, dans la mesure où ses occupations le
lui permettaient. Ses occupations, c’était le courrier, les rapports et les
relevés d’information, autant de tâches dans l’ensemble assommantes et
paisibles, toutes susceptibles d’être remises à plus tard, de sorte qu’en fait,
depuis son affectation dans cette ville, Frederick n’avait pas une seule fois
manqué la visite au domaine. Il partait le matin, passait sur place l’après-
midi et la soirée, avant de prendre le chemin du retour très tôt le lendemain.
Cela lui permettait de se tenir informé, de ne pas rester enfermé dans son
bureau et de juger ainsi des choses par lui-même, mais également d’inciter
Burton, l’administrateur, à être sur ses gardes, même s’il n’était pas
directement placé sous son autorité. C’est Burton qui était venu le trouver la
semaine même de son arrivée en ville, lorsqu’il était passé relever le
courrier, et qui l’avait invité à lui rendre visite autant qu’il le voudrait. Ils
étaient les seuls Anglais dans la région, il y avait donc, en un sens, comme
une obligation, outre le plaisir du voyage. Burton était un homme plutôt
aimable et consciencieux, de taille moyenne, le visage rouge et rond,
solidement bâti, fruste dans ses manières. Le fermier anglais type, au teint
cuit par le soleil. Il connaissait son affaire et était ingénieux pour tout ce qui
touchait à sa partie, il y avait même du scientifique en lui dans les projets
expérimentaux qu’il mettait en route – les retenues d’eau, les écluses, les
pépinières. Il montrait cependant un manque d’enthousiasme, une paresse et
une tendance à la marginalité qui faisaient dire à Frederick que, livré trop
longtemps à lui-même, il serait source de problèmes. Il avait cet étrange
regard fixe parfois, comme un présage de folie. Frederick savait que Burton
attendait avec impatience ses visites, pour la compagnie et la conversation,
mais aussi pour l’occasion qu’elles lui donnaient de trinquer avec
quelqu’un. Il était non seulement le seul Anglais des environs, mais
également la seule personne fréquentable, les autres étant les Bohras du
Gujarât et les Arabes, et puis bien sûr les sang-mêlé. Il eut été absurde de ne
pas entretenir de bonnes relations avec lui.
Il parlait sans cesse du protectorat en Ouganda, des hauts plateaux de
l’intérieur et des lacs, et de tous les grands domaines qu’on allait créer sur
ces hauteurs, une fois achevée la construction de la voie ferrée. Pour
Burton, c’était tout l’intérêt du protectorat. Les hommes politiques et la
presse affectionnaient les grandes idées et les actions de prestige, c’est ainsi
qu’à leurs yeux comme à ceux de tous les maîtres du monde en pantoufles,
le protectorat et le chemin de fer devaient protéger les sources du Nil des
mauvais coups des Français. Pour lui et, à l’en croire, nombre d’autres
réalistes dans son style, le protectorat devait livrer aux Européens les
magnifiques hautes terres qui leur étaient depuis toujours destinées et
qu’occupaient pour l’heure des vagabonds restés à l’âge de pierre et des
éleveurs assoiffés de sang. Burton tenait ce langage empreint de dureté
lorsqu’il voulait montrer que, dans la vie, il ne faisait pas de sentiment –
après un verre ou deux le plus souvent. Frederick ne connaissait pas les
hauts plateaux, mais il pensait s’y rendre un jour pour voir, juste voir.
C’était le travail dont Burton rêvait, gérer un superbe domaine qui
s’étendrait à l’infini, comme ceux qu’il avait vus en Afrique du Sud, dans la
province orientale du Cap. Frederick doutait que Burton ait l’étoffe pour
cela. L’autorité, la maîtrise de soi, sans parler de la détermination et du
sang-froid, ne s’acquièrent pas en une génération ou deux, sauf chez les
êtres d’exception dotés de dons hors du commun, et Burton, qui passait son
temps à jouer du tambour et à danser avec les indigènes, n’avait rien d’un
être d’exception.
Le trajet était long avant d’arriver au domaine. Frederick montait à
cheval presque tous les après-midi. Il partait soit vers le nord en longeant la
plage et ses grands espaces sur des kilomètres jusqu’au fleuve, soit vers le
sud en suivant le pourtour de la baie jusqu’à la pointe. Mais le chemin qui
menait au domaine traversait des terrains difficiles, et cela le maintenait en
forme. Le trajet permettait également à Majnoon, son étalon, de se
dépenser. Il en avait besoin, ce démon ! Idris, le valet d’écurie, montait la
jument, Sharifa. Ainsi, ses deux chevaux arabes étaient-ils assurés d’une
bonne balade bien rude chaque semaine au moins. Il les avait l’un et l’autre,
tout comme Idris, emmenés avec lui lorsqu’il avait quitté l’Inde, et il
n’avait eu qu’à le regretter. Non que les chevaux lui aient causé des ennuis,
ni Idris non plus, en dépit de son air renfrogné. Mais un redoutable parasite
transmis par les mouches sévissait dans la région et provoquait chez ces
animaux d’abord de la fièvre et des œdèmes, puis la paralysie et la mort.
Seuls les ânes s’en sortaient par ici.
Il avait des chevaux magnifiques, et le sort qui les attendait l’emplissait
de tristesse, mais il était trop tard à présent. C’était tellement absurde de sa
part de ne pas s’être renseigné plus tôt, si totalement déplorable. S’il avait
su lorsqu’il était encore en Inde, il aurait pris, bien sûr, ses dispositions, et
des plus avantageuses sans le moindre doute. Il avait fait une bonne affaire
en acquérant ces deux bêtes. Un propriétaire foncier du Sind avait eu des
problèmes avec une cargaison de coton qu’il devait expédier à une société
britannique, et Frederick avait apporté son aide. L’homme en retour l’avait
conseillé dans l’achat d’un étalon arabe et avait laissé en prime la jument
pour presque rien. C’était pour la memsahib, lorsqu’elle rentrerait de son
séjour au pays, avait-il dit. (Sauf que Christie n’était pas revenue.) Affable
et excessivement généreux, selon toute apparence, encore que l’hospitalité
et la gratitude orientales puissent être mal interprétées, surtout lorsqu’elles
s’adressent à un agent du gouvernement. Il existe, bien sûr, des exemples
fameux qui incitent aux soupçons – la fortune de Clive, de Hastings, de
Thackeray –, mais ces messieurs avaient volé l’État et vidé les entrepôts,
alors que Frederick s’était contenté d’accélérer les procédures. La
générosité de ce propriétaire terrien relevait, selon lui, d’une élégance dans
la façon de s’acquitter d’une dette que l’Angleterre avait perdue parce que
ses dirigeants étaient devenus querelleurs et envieux.
Idris faisait partie du lot, il était trop attaché aux chevaux pour qu’on
l’en sépare. Aux dires de son maître, son nom signifiait « loyal », « fidèle ».
C’était le nom d’un personnage du Livre saint. Frederick n’avait pas encore
eu le temps de se plonger dans le Coran, mais il pouvait en témoigner,
l’homme portait bien son nom. Il était noueux, nerveux et peu enclin aux
sourires, mais plein d’attention pour les chevaux qu’il considérait comme
son propre sang. Frederick nourrit un temps des rêves de reproduction, bien
que Sharifa refusât l’hommage de Majnoon en dépit des efforts de l’étalon.
Tout, cependant, n’était pas perdu pour les pauvres bêtes. Il avait fait passer
une annonce au Club à Mombasa, et reçu une demande d’information de la
part d’un certain Mr Cowan qui demeurait à Fort Smith et se trouvait être
en vacances sur la côte. Frederick avait invité Mr Cowan à venir voir sur
place les chevaux par lui-même. Mombasa n’était guère qu’à deux jours de
bateau.
Idris n’était pas favorable à ces visites hebdomadaires au domaine, il
disait que les chevaux les supportaient mal, à cause des grenouilles qui les
dérangeaient. Il y avait certes beaucoup de grenouilles du fait des bassins
destinés à l’irrigation, mais Frederick était persuadé que c’était Idris qui,
originaire du Rajputana et donc très pointilleux sur ses fréquentations,
n’appréciait pas la compagnie qu’il trouvait là-bas. Il refusait de dormir
dans les cantonnements réservés aux hommes qui travaillaient sur
l’exploitation, et dont la plupart étaient d’anciens esclaves, il faut bien le
dire. Enlevés à leurs maîtres par la ruse quelques années auparavant, ils
avaient trouvé à s’employer pour la compagnie, du temps où les terres
appartenaient encore à cette dernière. Depuis la proclamation du
protectorat, il n’était évidemment plus question d’esclavage. Burton
apprenait aux hommes à jouer au cricket et rêvait d’offrir à la ville un
tournoi lorsqu’il aurait réussi à former une équipe avec tous les Indiens de
l’endroit. Quoi qu’il en soit, Idris refusait de partager le logement avec les
autres hommes. Lorsqu’il avait fini de soigner les chevaux, il s’installait sur
les marches de la véranda, sous l’œil de son patron, pour lire le Coran à la
lumière de la lampe tempête ou somnoler en attendant la fin de la soirée. À
quelques centaines de mètres de là, les conversations et les rires montaient
du cantonnement, d’où fusait de temps à autre une plaisanterie acerbe, de
celles que font les hommes sans femmes. Çà et là, dans une douce lumière
dorée, des lampes brûlaient leur mèche imprégnée d’huile de coco. Parfois
Burton incitait d’une voix enjôleuse Idris à rejoindre les autres, ou bien
faisait semblant de lui offrir un verre, propositions auxquelles le palefrenier
répondait poliment par la négative sans un sourire. Frederick compatissait,
il trouvait détestable la cruauté de Burton. Lorsqu’il sentait le sommeil le
gagner, Idris disparaissait du côté de l’écurie que Frederick avait fait tout
spécialement construire en vue de ses visites au domaine et où, à dessein,
avait été prévue une banquette sur laquelle le valet déployait ses affaires
pour la nuit.
Peu après leur départ ce matin-là, Idris avait pressé le pas pour arriver à
sa hauteur. C’est lui qui lui avait parlé de l’homme blessé. Comme ils
bifurquaient vers le nord avant d’arriver à hauteur du marché pour éviter les
ruelles sinueuses et malodorantes où des boutiques misérables, simples
trous dans le mur, attiraient une multitude de chalands, ils étaient passés
devant l’antre obscur de Siddiq, le wakil bohra. Frederick savait
parfaitement qu’il s’agissait du wakil, c’était son rôle de le savoir. Il n’y
avait guère que deux wakils en ville. Mais il savait aussi que les wakils
indiens étaient des êtres fuyants et avides, qui menaient une existence vile
en se gorgeant, telles des tiques, du sang des faibles et des ignorants. Il les
avait vus à l’œuvre en Inde, escrocs et prêteurs sur gages sans en avoir le
titre. Il était tout disposé à entretenir des rapports officiels avec ce
personnage onctueux, mais cela n’impliquait pas de le saluer lorsqu’il était
en promenade. Le wakil sortit lorsqu’il les aperçut et leur cria quelque
chose, mais Frederick fit la sourde oreille. L’homme appela de nouveau, et
Idris répondit avant de s’arrêter pour écouter ce qu’il avait à dire. Frederick
savait qu’ils s’exprimaient en kutch et, entendant le mot Angrez, pensa qu’il
était question de lui, quelque plaisanterie puérile sans doute. Mais Idris
accéléra alors le pas pour arriver à sa hauteur et lui annoncer dans son
anglais rudimentaire qu’un « Angrez » était « blessé très beaucoup ».
Siddiq les conduisit lui-même. Il commença par fermer ses bureaux,
dont il verrouilla les hautes portes cloutées, puis ajusta son calot brodé d’or
et d’un geste important leur fit signe de le suivre. Frederick ricana devant le
petit homme contrefait. Lorsqu’il le vit se diriger vers le dédale des ruelles
conduisant au marché, il appela de la voix et lui demanda de stopper. Dans
ces rues défoncées, encombrées par la foule des passants, fidèle à sa
réputation, Majnoon refuserait d’avancer. Frederick descendit de cheval et
tendit les rênes à Idris, dont il épia la réaction. Il s’attendait à lire sur ses
traits un signe d’alarme ou d’inquiétude en le voyant pénétrer seul dans le
quartier indigène, guidé par un Indien dont il ne savait rien, mais Idris ne
parut pas troublé. Il mit à son tour pied à terre et, tenant l’étalon par la
bride, se dirigea presque aussitôt vers un arbre où trouver de l’ombre.
Frederick emboîta le pas au wakil, souriant en son for intérieur, un rien
désappointé de n’avoir pas perçu plus d’inquiétude chez son valet. Idris
était un homme dur, et c’était pour cette raison qu’il l’employait, mais il
éprouvait aussi une sorte de tendresse et un besoin de sollicitude à son
égard. Le palefrenier, pensait-il, se sentait comme lié par un pacte auquel il
avait adhéré en acceptant de le suivre en tant que valet d’écurie. Selon son
code d’honneur ancien, Idris estimait qu’en aucun cas il n’occupait le rôle
sordide d’un domestique. Frederick surprenait parfois chez lui un regard
chargé d’émotion – comment aurait-il pu le qualifier d’autre manière ? –,
regard de loyauté, et même de dévotion. Un amour viril. Il pensait que
Burton l’avait lui aussi remarqué, et il craignait de l’entendre dire un jour
tout haut : « Cet homme-là donnerait sa vie pour vous. » Frederick se
demandait ce qu’allait faire Idris quand il aurait vendu les chevaux. Il se
rappela qu’il lui fallait se renseigner sur sa famille afin de le charger d’un
cadeau pour elle.
Le wakil qui montrait le chemin était un homme maigre au teint clair et
à la peau fripée. Il avait le dos voûté, ce que Frederick mit sur le compte
d’une vie passée à se pencher sur les registres. (Un vieillard ridé, malin
comme un singe, se répéta-t-il deux ou trois fois, pour imprimer la phrase
dans son esprit avant de pouvoir la coucher sur le papier.) Vêtu d’une veste
de coton blanc boutonnée jusqu’au cou, de pantalons étroits, de babouches
de cuir, l’homme était coiffé d’un calot vert à broderies d’or. Ses
mouvements étaient amples et multiples, trop de manières, de courbettes et
de sourires forcés au goût de Frederick. Quelque chose chez lui le faisait
songer à ces personnages de Dickens qu’on range dans la catégorie des
« moyennement sinistres » – onctueux à souhait. Très vite ils s’étaient
enfoncés dans les venelles tortueuses du quartier indigène délabré où les
toits se touchaient presque au-dessus de sa tête. Frederick était en poste
dans cette ville depuis près de quatre mois, mais ce n’était que la troisième
fois qu’il s’aventurait dans ces rues à l’odeur pestilentielle. Le sol était à ce
point raviné par les pluies et les égouts fangeux, à ce point encombré
d’immondices, qu’il lui fallait prêter attention à chaque pas. À peine eurent-
ils pénétré dans l’obscurité des ruelles qu’il fut assailli par leur brouhaha,
un bruit confus d’où les mots étaient absents, comme s’il venait d’entrer
dans un lieu clos où une multitude marmonnait à mi-voix. C’était un
dépotoir qui sentait les ordures et l’égout. Il aurait fallu tout nettoyer, tout
raser, mais Frederick n’avait pas les subsides pour mener à bien pareille
tâche.
Il s’efforçait de respirer le moins possible, bien qu’instinctivement il eut
envie de prendre de grandes goulées d’air pour lutter contre l’impression
qu’il avait de suffoquer dans ces venelles grouillantes. Les gens le
dévisageaient encore et encore, et le précédait le cri de mzungu. Ceux qui
étaient assis devant leur maison se levaient, surpris et peut-être inquiets. Un
vieillard s’approcha et lui baisa la main. Frederick avait l’habitude de ces
marques de dévotion. Les anciens lui baisaient parfois la main parce qu’ils
le prenaient pour l’homme qui avait libéré les esclaves quelques années plus
tôt. Il ne décourageait pas leur déférence. Cela ne faisait de mal à personne
et simplifiait parfois les relations. Il voyait des sourires tout autour de lui,
sans trop savoir s’ils étaient amicaux ou d’une autre nature, si la foule
s’amusait du geste du vieillard ou si elle se moquait. Les marchands dans
leurs échoppes minuscules cherchaient à attirer son attention, vantant les
mérites de leur infecte marchandise dont la vente les faisait vivre, aussi
incroyable que ce fût – un minuscule tas de charbon de bois, deux oranges,
quelques œufs, le vendeur dans ses guenilles sales accroupi sur le tout.
Les enfants, surexcités, agitaient les mains dans sa direction, cherchant
à se placer sur son chemin aux cris de mzungu mzungu, comme s’ils
craignaient qu’il ne passe sans les voir. Il entendit d’autres propos, qu’il ne
réussit pas à saisir clairement. Et il fit de son mieux pour éviter de les saisir.
Qu’ils crient leurs vilains mots, après tout, pour le bien que cela leur fera !
Leurs voix l’irritaient, comme un bourdonnement d’insecte ou le bêlement
d’un animal, comme les gémissements des putains décaties des docks de
Londres. Le banian, devant lui, gesticulait comme un fou, fendant la foule,
hurlant son exaspération, alléguant l’urgence, en rajoutant dans
l’impatience. Frederick fut tenté de frapper d’un coup de cravache ce dos
qui bougeait en tous sens et, la mâchoire serrée, de demander à l’homme de
se conduire avec un peu de dignité avant d’achever de les ridiculiser l’un et
l’autre. Il continua de progresser du mieux qu’il put en laissant entre eux
pas moins de deux pas de distance, confiant dans la force irrésistible qui
animait son guide pour dégager la voie. Frederick n’était pas quelqu’un de
grand et de fort, mais il était solide et jouissait d’une bonne santé, de sorte
que la cohue et le bruit ne le dérangeaient pas, pas vraiment. Le préoccupait
davantage le fait de se retrouver dans une situation embarrassante ou
ridicule, s’il avait glissé dans la rigole visqueuse, ou si l’avait souffleté un
fanatique religieux. Dans ces régions, nul besoin de rappeler à quiconque
l’inflexibilité du pouvoir britannique, et, pour qui en doutait, les terribles
événements d’Omdurman l’an dernier, dont la nouvelle s’était répandue
jusqu’ici, auraient suffi à rafraîchir les mémoires. Mais les foules indigènes
pouvaient se révéler affreusement et dangereusement promptes à s’exalter,
et la colère et les pensées hostiles que Frederick nourrissait l’aidèrent à
surmonter son malaise.
Il se demanda qui était cet homme blessé. Très vraisemblablement
quelqu’un de la mission luthérienne installée plus au nord dans le delta et
qui était restée après la signature de l’accord de 1886 répartissant les zones
d’influence, et le départ des Allemands. Il savait par Burton que quelques
années avant sa venue à lui, il y avait eu, près d’ici, un massacre perpétré
par les Massaï, au cours duquel avaient péri un missionnaire méthodiste, sa
femme et une vingtaine de ses protégés. Un homme courageux, aux dires de
tous, qui se rendait partout armé de son seul parapluie, descendant et
remontant le fleuve comme s’il ignorait ce qu’étaient un crocodile ou une
flèche empoisonnée. Il avait dû forcer le respect des indigènes, qui avaient
accepté l’implantation de la mission et même, pour certains, l’avaient
rejointe. C’était moins courant qu’on ne l’imagine souvent, les missions qui
sauvent les âmes – tout au moins selon sa propre expérience.
Reste qu’il était étonnant que les Massaï aient mené une incursion aussi
près de la côte, et choisi pour victimes un humble homme de Dieu et ses
ouailles. Ils écumaient les vastes étendues de l’intérieur comme un terrain
de jeu où se livrer à leurs sanglantes et primitives occupations. Quel était
donc ce vers du Mont Blanc de Shelley, qui évoquait les éboulis énormes
éparpillés dans la montagne comme si ce paysage foudroyé avait été le
terrain de jeu des jeunes dieux originels du séisme et de l’orage ? Les
Massaï étaient ces jeunes dieux turbulents des paysages calcinés de
l’intérieur du territoire. D’après la croyance populaire, le peuple massaï
n’attaque que le bétail, de même que le lion chasse uniquement pour se
nourrir, mais Frederick savait que l’un et l’autre ont le goût du sang et de la
cruauté, et il priait pour ne jamais devoir se trouver en situation d’avoir à
vérifier sa théorie. Peut-être y avait-il bien eu un raid massaï sur la mission
luthérienne, mais ce pouvait aussi être le fait d’une autre tribu en quête de
butin, les Gallas ou les Somaliens, ou de n’importe quelle bande de
désœuvrés livrés à eux-mêmes. Le fleuve les avait conduits tout
naturellement ici, comme les fleuves transportent les tribus barbares depuis
la nuit des temps.
Frederick avait également reçu de Mombasa la nouvelle du projet
d’implantation d’une mission méthodiste, plus près de la ville cette fois,
afin qu’on courre moins de risques à repêcher les âmes. Un certain révérend
Holiday devait se mettre en route en temps voulu. Mais lorsque le brave
révérend serait fin prêt, il arriverait de Mombasa par la mer à coup sûr,
plutôt que par les terres. Ce pauvre diable blessé était, quant à lui, très
vraisemblablement venu de l’intérieur.
Non, l’image que Frederick avait à l’esprit, tandis qu’il avançait avec
précaution parmi les détritus et les maisons croulantes aux portes moisies,
était celle d’une troupe dépenaillée de fidèles indigènes debout près d’une
civière de fortune, civière confectionnée par leurs soins afin de conduire
leur prêtre aimé jusqu’à un endroit sûr. Cela lui fit penser aux deux dévoués
Zanzibarites qui, quelques années plus tôt, avaient transporté le corps
embaumé du vénérable Dr Livingstone sur les milliers de kilomètres qui
séparent les grands lacs de Bagamoyo, sur la côte. Ils lui avaient d’abord
ôté le cœur qu’ils avaient enterré là où il était mort, puis ils avaient
embaumé le corps. Comment avaient-ils pensé à faire cela ? Où donc deux
porteurs indigènes avaient-ils pu trouver l’idée d’un geste aussi noble et
aussi symbolique ? Imaginez deux journaliers, deux terrassiers de chez
nous, auxquels serait venue pareille idée. Peut-être le bon docteur avait-il
laissé des instructions, mais, même dans ce cas, ils auraient pu tout aussi
bien jeter sa dépouille dans le premier marigot et se hâter de rentrer chez
eux. Quel saint il avait fallu que cet homme soit pour inspirer à ses gens
pareille loyauté. Une autre troupe dépenaillée de paresseux et de vauriens le
suivait pour sa part, mais l’animait moins la loyauté que la curiosité
morbide pour la souffrance et le scandale qui afflige les esprits vides et
désœuvrés.
La rue prit fin brusquement, s’ouvrait devant eux un dégagement
sableux inondé de lumière. Frederick s’arrêta, surpris, frappé par l’aspect
plaisant du lieu. Quelqu’un le bouscula par derrière, et sans se retourner il
répondit d’un violent coup de cravache qu’il entendit claquer sur la chair et
les os. Il y eut un cri perçant, suivi d’un jappement enfantin puis d’un rire.
Frederick ne put s’empêcher de sourire. Tout au bout de la place se dressait
une petite mosquée blanchie à la chaux, que longeait une ruelle. Ses deux
fenêtres aux volets clos ainsi que sa porte entrebâillée étaient d’un beau
bleu Méditerranée, celui de la robe des madones du Titien. Plus près d’eux,
sur la droite, un café crasseux devant lequel se trouvaient des bancs et des
tables à plateau de marbre. Que faisaient ici des tables à plateau de marbre ?
Au-delà du café, c’était une succession de maisons de pierre, certaines
hautes de plus d’un étage, d’autres plus modestes mais propres et plutôt
bien entretenues. Une ruelle arrivait à la place, Frederick en découvrit ainsi
plusieurs. Sur sa gauche, des maisons encore, au rideau de porte gonflé par
une brise qui paraissait souffler de la route. Sur l’autre flanc de la mosquée,
la route ouvrait au loin sur des terres cultivées. Frederick pouvait la sentir
cette brise, de là où il était, et il se demanda où il était. Pourquoi ne lui
avait-on jamais parlé de cet endroit charmant dans cette ville délabrée ? Il
tenta par la pensée de retrouver l’emplacement sur le plan qu’il avait au
bureau. Le wakil s’était arrêté lui aussi. À demi tourné vers lui, il indiqua de
la main la direction à gauche des maisons, puis il hocha la tête d’un air
satisfait.
« Sir », dit-il, faisant signe à Frederick de le suivre avec l’air important
de qui règle une affaire urgente. La foule qui les avait accompagnés à
travers les ruelles les dépassa pour se déployer sur la place, pressant le pas
dans la direction indiquée. Frederick, qui marchait derrière le wakil, vit à
quelque distance une petite échoppe, une duka, du genre de celles bourrées
de marchandises qu’on rencontre en grand nombre dans les villes de l’Inde.
Les marchands indiens les avaient emmenées jusqu’ici avec eux. Toutes
n’étaient pas tenues par des Indiens, les commerçants de l’Hadramaout
pratiquaient, eux aussi, ce genre de commerce, mais l’idée en revenait aux
Indiens. Il se demanda si cela expliquait l’ordre qui régnait sur la place, et si
l’on n’était pas dans une enclave indienne. Partout où les Indiens
s’installaient, la prospérité s’ensuivait, mais cela dépendait aussi, bien
évidemment, de la classe sociale à laquelle ces Indiens appartenaient. À
Zanzibar il avait vu ceux de la caste des balayeurs – qui en Inde s’entassent
dans les villes où ils vivent dans une dégradante pénurie en mendiant dans
les rues – se livrer à leur racket exaspérant à force de plaintes et de cris, et
la plupart des marchands qui s’activaient dans les plus misérables des
boutiques étaient indiens. Mais l’idée générale était celle-ci : prenez le bon
banian pour votre quartier et la prospérité suivra.
Deux ou trois clients attendaient devant l’échoppe, et des hommes âgés
occupaient un banc à proximité. Frederick se demanda pourquoi tout le
monde allait dans cette direction, peut-être pour demander leur chemin.
Aucun signe pour le moment de la troupe dépenaillée des fidèles porteurs. Il
allongea le pas et, à hauteur de la boutique, rattrapa le wakil qui trottait
devant. Les vieillards se levèrent, ainsi que le dukawallah, qui s’empressa
de descendre du haut des marchandises où il était perché. Ainsi se
comportaient-ils tous à chaque fois qu’un Européen approchait – emplis
d’appréhension et de respect. Frederick savait parfaitement pourquoi.
Brusquement, tout le monde sembla parler en même temps et lancer vers lui
des regards circonspects. Il vit le wakil faire alterner à l’intention du
dukawallah un ton sévère de commandement et des dodelinements de tête
avisés et bienveillants. Après ces échanges d’une intensité peu commune,
que Frederick eut du mal à saisir avec exactitude, le dukawallah retourna à
la boutique, qu’il traversa pour aller ouvrir la porte de sa cour. Le wakil en
passa le seuil et invita Frederick à l’imiter. L’un des vieillards contenait la
foule à l’aide de sa canne, mais tous s’agglutinèrent devant la porte et
certains escaladèrent le mur d’enceinte.
Tout cela était tellement inattendu. Frederick comprit, à l’instant
d’entrer dans la cour, que le blessé se trouvait là, mais il n’eut pas le temps
d’anticiper. Il vit un homme aux cheveux ébouriffés, au visage barbu,
étendu sur une natte à l’abri d’un auvent de chaume, le corps couvert des
pieds jusqu’aux épaules d’un drap de couleur crème bordé de rouge et de
blanc. Il y avait un classicisme antique dans ces couleurs qui étaient celles
de la toge romaine. L’homme avait la tête tournée sur le côté et la bouche
entrouverte. Il semblait épuisé, comme supplicié, dans une pose si familière
qu’elle en était presque un blasphème. À son côté, une femme était assise
sur la natte, les jambes repliées, tout entière enveloppée dans son vêtement
d’un vert passé. Sur le point de se lever, elle parut indécise, figée par la
surprise. Elle détourna la tête en les voyant arriver et tira sur son châle dont
elle recouvrit le bas de son visage, mais Frederick avait eu le temps
d’apercevoir une jeune personne à la trentaine agréable, sans doute
métissée, et dont l’éclat sombre de la peau laissait supposer des origines
bajun ou somali. Il devina qu’elle était Mme Dukawallah, meilleurs vœux à
l’époux. Un instant – même pas –, le temps d’un éclair plutôt, il pensa à
Christie en Angleterre, et elle lui manqua. Enfin ce n’était pas vraiment
cela, tout juste un pincement au cœur, un seul, puis cela s’apaisa. Il
penserait à elle plus longuement plus tard.
Frederick posa un genou à terre près du blessé et plaça la main le long
de son cou. Le corps était chaud, le sang battait fort dans l’artère, mais
l’homme n’avait pas de fièvre. Il ouvrit les yeux et laissa échapper une
longue plainte sourde, qui ressemblait à un bêlement étouffé, au
gémissement rauque d’un animal qui agonise. La femme dit quelque chose
et, lorsque Frederick leva les yeux vers elle, elle hocha la tête, comme pour
le rassurer. Il écarta le drap à la recherche de traces de sang ou d’une
blessure. Le corps ne révéla que sa maigreur et la poussière qui le couvrait.
Frederick se releva, regarda autour de lui, et fut soudain frappé par
l’étrangeté de ce qui se passait, de sa présence en ce lieu, dans la cour de
cette maison, debout dans ses bottes cavalières cirées, tapotant
impatiemment de la cravache son mollet. Il se trouvait parmi des gens à la
peau sombre, qu’il ne connaissait pas et contre qui il éprouvait
inexplicablement de la colère, avec un homme malade à ses pieds. Il y avait
là quelque chose d’à la fois insolite et familier, comme si un autre en lui
observait en spectateur les événements, mais il lui fallait réagir à présent. Il
se reprit, chassa de son esprit cette sensation porteuse d’irrésolution et de
faiblesse, même si elle partait d’un sentiment on ne peut plus humain. D’un
geste il indiqua qu’il avait besoin d’un brancard. « Nous devons sortir cet
homme d’ici, déclara-t-il, s’adressant d’abord au wakil, avant de se tourner
vers le replet dukawallah à la triste figure. Le sortir d’ici au plus tôt. Jaldi,
jaldi. Pressons, pressons », répéta-t-il, mimant le fait de soulever le corps et
de le transporter hors de la cour. Inexplicablement, le wakil prit la situation
en main et se chargea de tout avec un calme et une autorité qui surprirent
Frederick, venant après ses pitreries et la déférence qu’il avait montrée un
moment plus tôt. Frederick ne comprenait pas un mot de ce que le wakil
disait. Mais ce dernier donnait, en tout, l’impression d’un être malhonnête
et intéressé. Ce furent la pagaille et le brouhaha habituels, tout le monde
s’agitait alentour, mais trois hommes finirent par soulever le pauvre bougre,
emportant la natte avec lui. Ils étaient prêts pour le départ. « Où sont ses
affaires ? demanda Frederick. Ses effets personnels. Où sont ses effets
personnels ? Ce qui lui appartient. » Le wakil fit de son mieux, sans réussir
pourtant à rien tirer du dukawallah ni de son épouse. Il les menaça
verbalement, agita devant eux un index plein de sévérité. Alors, Frederick
comprit qu’il les soupçonnait de vol, ou, plus vraisemblablement encore,
qu’il était en train de s’assurer sa part du butin. Le wakil ajouta quelques
dures paroles de son cru et de nouveau réprimanda le dukawallah, sans
obtenir le résultat escompté. Certains des badauds s’en mêlèrent, qui
déballèrent des sottises inutiles, et Frederick réfléchit à la meilleure façon
d’assurer la sécurité de l’homme avant que tout le monde ne devienne
hystérique. Ils reviendraient plus tard chercher ses affaires, dit-il au wakil,
lorsque le malheureux serait en mesure d’indiquer ce qui lui manquait.
Après que le cortège eut lentement refait à travers les ruelles le trajet en
sens inverse, Frederick trouva Idris assis sous l’énorme manguier de la
place, entouré d’un public d’enfants qui observaient en silence les chevaux.
Le valet d’écurie se leva en voyant arriver la petite troupe, mais il garda ses
distances et attendit les instructions. Frederick aimait cela, cette discipline.
Il indiqua du bout de sa cravache la direction de la maison. Idris enfourcha
alors Sharifa et ouvrit la marche. Sa présence ajoutait encore à la solennité
de la procession qui, arrivée à destination, avait pris l’allure d’un pompeux
spectacle médiéval. Ils eurent du mal à se débarrasser des uns et des autres,
en particulier du wakil. Mais Idris et Hamis, le domestique attaché à la
maison, réussirent à cantonner tout le monde dans le vestibule au rez-de-
chaussée avant de les renvoyer un à un, distribuant des pièces à ceux qui
avaient aidé à transporter le malade. Celui-ci reposait à présent dans la
chambre d’amis, où il commençait à revenir à lui. Les hommes l’avaient
déposé sur le lit, encore tout enveloppé dans la vieille natte de paille,
comme Cléopâtre lorsqu’elle fut introduite dans la chambre de César.
Frederick dégagea la natte et trouva le blessé dans son drap couleur crème
bordé de rouge. Il eut cependant, cette fois, le temps de remarquer le tissage
à la main de ce drap épais, neuf sans doute. Il toucha le front de l’homme
afin de s’assurer qu’il n’avait pas de fièvre. À ce contact, le blessé ouvrit les
paupières et le fixa droit dans les yeux.
« Comment vous sentez-vous, mon vieux ? demanda doucement
Frederick.
— Vous connaissez les Seychelles ? »
Frederick sourit à cette question inattendue et à l’inflexion de la voix
immanquablement anglaise.
« Je n’ai pas cette chance », répondit-il, soulagé de n’avoir pas affaire à
un fanatique luthérien.

« Ici, il faut toujours se tenir sur ses gardes si l’on veut éviter les sales tours,
mais vous êtes bien placé pour le savoir », déclara Frederick avant de tirer
doucement, longuement sur son cigare. Il expulsa un abondant nuage de
fumée dont la vue l’emplit d’allégresse et de satisfaction. « Je dois le dire,
je suis ravi de votre retour dans le monde des vivants, mon cher Pearce.
Cela tient du miracle de vous voir si tranquillement assis là, quand on pense
à l’état dans lequel on vous a trouvé. Il faut me dire si je vous fatigue. Si
vous en avez assez. Je meurs d’envie évidemment d’entendre le récit de vos
aventures, mais nous avons tout le temps. Vous avez déjà formidablement
bien récupéré, il ne faut pas abuser de vos forces. Au moins, n’avez-vous
rien attrapé, semble-t-il. Mais ce soleil terrible pendant des jours, il y a de
quoi vous ficher de sacrés maux de tête. Enfin, vous n’êtes pas blessé en
tout cas. Et je dirais, mon vieux, que vous avez eu drôlement de la chance.
Il y a dans l’arrière-pays des bandits démoniaques. Vous aurez réussi je ne
sais trop comment à vous montrer, j’imagine, discret dans vos déplacements
en solitaire, sinon vous ne seriez pas là. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai
pensé qu’il s’agissait de quelqu’un de la mission en amont sur le fleuve, des
luthériens. Il y a eu des morts là-bas, vous savez, voilà quelques années. La
rumeur d’ailleurs continue de courir selon laquelle des bandes armées
d’Abyssins prépareraient de mauvais coups. Ces gens vivent de rapines et
réduisent à l’esclavage tous ceux qui croisent leur chemin. Vous avez
vraiment eu beaucoup de chance de ne pas tomber entre leurs mains, encore
qu’on risque moins en étant européen. N’importe qui d’autre se retrouvera
directement sur le marché aux esclaves d’Harar, mais ils savent que nous
n’apprécions pas ce genre de chose. »
Frederick tira de nouveau sur son cigare, puis d’une pichenette se
débarrassa de la cendre avec désinvolture sur le plancher de la véranda. La
brise était tombée avec la nuit, mais elle avait joué son rôle, et l’air était
humide et doux. Plus bas, la mer entrait dans la baie par longues vagues
courbes.
« Vous connaissez les Seychelles ? reprit Frederick avec un petit rire.
Drôle de question. Vous me l’avez posée en revenant à vous, vous vous
souvenez ?
— Oui, répondit Pearce avec un sourire las. Et vous m’avez répliqué :
“Je n’ai pas cette chance.”
— Hélas, non. Vous avez vu ces vagues ? Pas un écueil dans la baie, ce
qui est très rare par ici, à cause du fleuve qui se déverse à quelques
kilomètres au nord. Il n’y a plus rien ensuite jusqu’aux Seychelles, qui se
trouvent plein est. C’est de là que sont parties ces vagues. On dit l’endroit
magnifiquement préservé, malgré la présence des Français et des
missionnaires. Comme un paradis des mers du Sud. Et vous, vous
connaissez ?
— Non.
— Le coco de mer 1, articula en français Frederick, pensif. N’est-ce pas
tout à fait répugnant, l’idée qu’un fruit puisse par sa forme évoquer des
organes génitaux ? Faisons confiance aux Français pour découvrir des îles
où la flore est cochonne. D’ailleurs, ils ne les ont même pas découvertes, à
mon avis, c’est sûrement nous qui l’avons fait, mais voyant qu’on y trouvait
ce genre de fruit, il a fallu qu’ils s’y installent. »
Frederick remplit de nouveau son verre et lança un regard du côté de
Pearce, simple politesse, car il n’était pas question de le laisser boire, même
s’il en émettait le souhait. Il était affalé dans sa chaise longue, et, à la lueur
rougeoyante de la lampe à pétrole, Frederick ne sut trop s’il dormait.
« Merveilleux, murmura Pearce. La mer.
— Oui, c’est vrai. Et sur près de deux mille kilomètres, rien d’autre
jusqu’à vos Seychelles. Une mer si sage cependant. Tel est l’océan Indien
pour vous, du moins dans cette partie-ci, un étang paisible comparé au
redoutable Atlantique. Il est pourtant passablement rude avant que ne
tombent les vents du nord-est en novembre. On m’a dit que le port était
alors impraticable. C’était peu avant mon arrivée, mais même encore
aujourd’hui le vent peut souffler avec force. Je ne suis en poste ici que
depuis quatre mois, et la mer, oui, c’est vraiment le meilleur du pays. Pas
grand chose d’autre, en fait. Ce n’est pas que la terre soit mauvaise, mais
elle est sablonneuse et peu profonde. La pluie tombe en quantité suffisante,
mais on n’arrive pas à faire travailler les gens. Ils se refusent au moindre
effort. C’est la faute à l’esclavage, voyez-vous. À l’esclavage et aux
maladies qui les minent, mais à l’esclavage surtout. Esclaves, ils ont appris
l’oisiveté et la dérobade. Ils ne peuvent plus concevoir de s’impliquer dans
le travail, d’assumer des responsabilités, même contre paiement. Ce qui
passe pour du travail dans cette ville, ce sont les hommes assis sous un
manguier à attendre que les fruits murissent. Regardez ce que la compagnie
a fait de ces terres. Les résultats sont impressionnants. Des cultures
nouvelles, l’irrigation, l’assolement, mais il a fallu pour y parvenir
radicalement changer les mentalités. Il nous faut ici de grands domaines
britanniques, et quelque chose me dit qu’on ne va pas avoir à attendre
longtemps. Les propriétaires arabes n’auront bientôt plus d’autre choix que
de vendre.
— Oui », acquiesça Pearce.
Frederick sirotait son verre, tirant sur son cigare dans le silence
environnant, et quand Pearce émit un petit grognement il prit cela pour un
encouragement à poursuivre. « La ville a été plus ou moins à l’abandon
pendant un siècle après la construction de Fort Jesus par les Portugais et
leur transfert de tout vers Mombasa. C’était montrer bien peu de gratitude
de leur part, quand on y pense. Et puis, il y a une quarantaine d’années, le
sultan Majid de Zanzibar a eu l’idée lumineuse de redonner vie à la cité en
en faisant une colonie de plantation. En théorie, il régnait naturellement en
maître sur toute cette côte. C’est ainsi qu’il a envoyé sur place ses Arabes et
une troupe de mercenaires baloutches, en même temps qu’un millier
d’esclaves. Les récoltes furent excellentes une dizaine d’années durant,
alors de nouveaux esclaves ont été envoyés en renfort, et les gens d’ici ont
commencé à ratisser les environs pour s’en procurer d’autres. La ville est
redevenue prospère, d’immenses fortunes se sont constituées. Les Bohras
sont venus faire du commerce, et vous savez ce que je dis toujours : si un
marchand indien s’installe quelque part, vous pouvez être sûr qu’il y a de
l’argent à gagner dans le coin. La présence des Indiens remonte à
longtemps, ils étaient là avant que les Portugais ne viennent planter leur
croix. On va jusqu’à dire que le pilote que Vasco de Gama a embarqué ici
même pour atteindre Calicut était un matelot indien. Je veux bien le croire –
ou plus vraisemblablement que c’était un esclave indien. Car tout passait
alors par les esclaves, et même les esclaves possédaient des esclaves.
« C’est dans ces années-là que la compagnie a déposé ses statuts et
qu’elle a commencé à se mettre à l’ouvrage. Tout le monde a beau jeu de
dire aujourd’hui qu’elle n’avait aucune chance, mais j’imagine qu’alors cela
n’avait pas ce caractère d’évidence pour McKinnon et les siens. Sûrement
pas, en tout cas, pour le sultan de Zanzibar. Je ne crois pas que le sultan ait
été Majid à l’époque, j’en suis même certain. Peut-être était-ce Barghash,
ou plus vraisemblablement celui qui lui a succédé, le dément Mahound, ou
je ne sais trop bien. En tout cas, quel qu’ait été son nom, le sultan a voulu
profiter des méthodes de travail et du savoir-faire des Britanniques, et il a
demandé à la compagnie – ou quelqu’un en a fait la demande pour lui –
d’envoyer un de ses dirigeants gérer sur place les plantations. Ce fut une
grave erreur. La compagnie a dépêché un certain Tinkle-Smith, un nom
dans ce genre, qui a immédiatement libéré les esclaves et proposé de
remployer tous ceux qui désiraient prendre un travail rémunéré. Il a fixé le
prix de la liberté et offert de verser cette somme à chaque esclave qui
accepterait de s’engager auprès de la compagnie. Du coup, les esclaves ont
déserté toutes les autres plantations, et la plupart se sont enfuis, ils ne
voulaient plus travailler du tout. Ils sont partis dans l’intérieur et se sont mis
en congé au lieu d’accepter le travail rémunéré que la compagnie leur
offrait. À cette époque, même les esclaves savaient, dès la signature de
l’accord germano-britannique délimitant les zones d’influence, que la
souveraineté territoriale du sultan n’allait pas au-delà d’une quinzaine de
kilomètres à l’intérieur du pays. Il leur suffisait donc de parcourir ces
quinze kilomètres pour se trouver à l’abri. Résultat, les Arabes se sont
appauvris. C’était il y a quelques années à peine, huit ou neuf ans, mais on
peut voir un peu partout aujourd’hui les plantations désertées. Les fuyards
sont peu à peu en train de revenir, cependant, et nous les installons sur les
terres arabes laissées à l’abandon, non loin de la ville en direction du sud.
Cela a semé la discorde, mais les Arabes n’ont guère pu que maugréer et
déguerpir vers Mombasa. Et puis tout cela a rapidement pris fin, dès la
proclamation du Protectorat en 95. Oh, mon Dieu, mais vous dormez »,
s’interrompit Frederick en entendant Pearce ronfler doucement. Il se servit
un autre verre et ralluma son cigare.
Il allait lui accorder quelques minutes avant de le réveiller ; les
moustiques le dévoreraient s’il le laissait dormir sur la véranda. Peut-être y
était-il habitué, aux moustiques, aux bestioles, aux serpents. Pearce avait
sans doute quelque chose à cacher. Personne ne voyage seul ainsi, à moins
d’être envoyé en éclaireur pour une expédition, mais l’on a dans ce cas un
porteur ou deux qui vous accompagnent. Il se peut aussi qu’il ait été
dévalisé, ou abandonné par ses guides. Dans l’un et l’autre cas, cependant,
il aurait à cette heure déjà raconté ou laissé échapper des bribes
d’information. Frederick était retourné voir le dukawallah, accompagné
d’Hamis, son domestique, qui traduisait, et il avait questionné l’homme
jusqu’à en devenir presque violent, mais le grassouillet dukawallah avait
obstinément, bien qu’en larmes à la fin, maintenu que Pearce était arrivé
sans rien. Pearce avait bien évidemment une explication à donner, mais
Frederick le soupçonnait de s’abriter derrière son épuisement. Non qu’il
n’ait été épuisé, c’était l’évidence, sans le moindre doute. Il avait dormi
toute la journée, et voilà qu’il s’était de nouveau assoupi. Il n’avait réussi à
avaler que quelques cuillerées du bouillon préparé par le cuisinier. Peut-être
d’ailleurs n’était-il pas vraiment endormi, se dit Frederick, même s’il
ronflait doucement à côté de lui. Peut-être avait-il dû quitter l’expédition à
cause d’une indélicatesse qu’il avait commise. Il n’était guère, on l’imagine,
enclin à en parler dans ce cas. Frederick jeta un coup d’œil vers la silhouette
allongée, difficile à cerner à la lueur de la lampe à pétrole. Il y avait chez lui
une austérité que n’expliquaient sans doute pas entièrement ses privations
récentes, une certaine suffisance aussi, quelque chose qui sentait le labeur et
les principes moraux. Frederick se servit un dernier verre et résolut de ne
pas se laisser davantage gagner par les soupçons. « Ne t’emballe pas, mon
garçon, se murmura-t-il pour lui-même en souriant. Il ne faut pas que le
soda dicte sa loi. C’est peut-être un homme qui a vécu une expérience
extrême, une quelconque rencontre avec le sublime, et qui n’a pas encore
retrouvé ses marques. »
Frederick était assis à son bureau lorsqu’en milieu de matinée il entendit
Pearce dans le salon qui jouxtait la pièce. Il avait donné l’ordre de laisser,
en début de journée, toutes les portes ouvertes afin que l’air puisse circuler
et rafraîchir la maison. L’après-midi, les volets restaient clos en façade, et
l’on baissait les stores de la véranda pour empêcher le soleil d’entrer.
Frederick veillait à tous ces détails de la vie domestique, scrupuleusement.
Il aimait cela, il se répétait même le mot à lui-même, en détachant chaque
syllabe, comme pour se moquer. Scrupuleusement. Il savait parfaitement ce
qui avait été acheté, consommé, ainsi que la marge à accorder au
chapardage. Il remontait lui-même les pendules une fois par semaine et
vérifiait que toutes marquaient bien la même heure. Il surveillait
régulièrement le poids du lait pour s’assurer que le laitier indien ne le
diluait pas trop. Il aimait que les domestiques le sachent : il connaissait
exactement les tâches dévolues à chacun, était attentif à leurs ruses et
attendait d’eux qu’ils prennent ses préférences en considération. Ainsi
avait-il demandé à Hamis de prévoir un couvert de plus au dîner pour le cas
où Burton se présenterait, et savait-il qu’Hamis était entré dans la chambre
de Pearce à huit heures ce matin avec une tasse de thé, comme il l’avait
enjoint de le faire.
Ayant entendu Pearce dans le salon, il écarta le rapport sur les droits de
douane de l’année sur lequel il travaillait, et sortit le saluer. Il le trouva
adossé à l’un des piliers d’angle de la véranda, dans une flaque de soleil de
cette fin de matinée. Pearce portait une chemise et une paire de pantalons
qui appartenaient à Frederick et qui n’étaient pas à sa taille. La chemise
était trop grande et les pantalons huit à dix centimètres trop courts. Ce qui
lui donnait l’allure d’un pilleur d’épaves, d’un dilettante promenant sa
culture, ou d’un de ces aventuriers des mers du Sud qui peuplent les romans
de R. L. Stevenson, surtout ainsi pieds nus avec sa barbe hirsute. Cette
pensée fit sourire Frederick, car elle ne manquait pas de pertinence, il y
avait ce quelque chose dans l’attitude de Pearce, qui n’avait rien à voir avec
sa mise, comme une décontraction tranquille, une sorte de confiance.
« Vous ne devriez pas rester au soleil, vous savez, fit observer
Frederick. Après ce coup de chaleur, ou ce je-ne-sais-trop-quoi dont vous
avez souffert.
— Pardon, s’excusa Pearce en changeant de place avec obéissance.
Vous ai-je dérangé ? Je vous en prie, n’interrompez pas votre travail.
— Ravi du dérangement, répondit Frederick en l’entraînant vers la
fraîcheur de la maison. Je rédige un rapport sur la taxation des
marchandises, en comparant les chiffres de cette année avec ceux de l’an
dernier. Des statistiques indispensables, mais bien ennuyeuses. Prendrez-
vous un café ou un fruit avec moi ? Le café ici est délicieux, Hamis le
torréfie et le moud avec amour quotidiennement. Son grain n’est pas très
fin, mais il est extrêmement parfumé.
— Ce sera volontiers. C’est l’odeur du café qui m’a fait me lever, dit
Pearce.
— Formidable. Hamis va s’occuper de nous sans tarder. Comment vous
sentez-vous ? Vous me semblez beaucoup mieux, encore qu’à mon avis, il
vous aurait fallu davantage de ce bouillon du cuisinier.
— Je me sens beaucoup mieux, indiqua Pearce en caressant le poil de
son menton.
— Nous enverrons Hamis chercher le barbier, voulez-vous ? proposa
Frederick pour lui être agréable. À moins que ne préfériez conserver votre
barbe ?
— Non, non. Je l’ai laissée pousser pendant le voyage, pour ne pas
avoir à me raser tous les jours. Mais oui, je veux bien qu’on envoie
chercher le barbier, s’il-vous-plaît. »
Frederick attendit. Le moment était venu pour Pearce de conter ce qui
lui était arrivé. Pourtant il n’en fit rien, et Frederick jubila en secret. Il allait
l’y pousser, décida-t-il. Il était prêt à entendre son récit tout entier. « Je n’ai
malheureusement pas pu récupérer vos affaires, dit-il. Je suis retourné voir
le dukawallah et me suis montré très ferme, mais n’ai pas réussi à le fléchir.
Vous souvenez-vous de ce que vous aviez sur vous en arrivant ? Nous
pouvons encore le contraindre à révéler la vérité. »
Pearce secoua la tête avec lassitude. « Je n’avais rien. Mes guides m’ont
tout pris. Ils en ont débattu entre eux, c’est du moins ce que j’ai cru
comprendre. J’étais épuisé, je ne dormais plus de tant d’inquiétude. Et puis
la dernière nuit, j’ai cédé à un sommeil profond et ils se sont emparés de
mon fusil. Je les ai entendus se quereller et me suis réveillé. L’un d’eux,
assis près de moi, me pointait le canon sur la tempe. Ils m’ont plaqué au sol,
face contre terre, et m’ont retiré mes chaussures, ainsi que ma ceinture. Ils
m’ont tout de même laissé une outre d’eau et un sac de fruits secs. Ah, et
une tunique et une paire de sandales. Je les ai entendus s’éloigner, et déjà se
disputer entre eux. Ils n’étaient pas d’accord sur le sort à me réserver,
devaient-ils me tuer, ou me dépouiller sans plus ? L’un d’eux voulait cela,
me tuer, pour être sûr, les autres l’en ont dissuadé. Peut-être en étaient-ils
encore à débattre du bien fondé de cette décision de me laisser la vie.
— Les salauds, les bandits, s’exclama Frederick. Je vous trouve d’un
calme étonnant. J’aurais été en rage. Quand exactement cela s’est-il passé ?
Dans quelle direction alliez-vous alors ? »
Pearce eut un haussement d’épaules. « Je me dirigeais par ici. Nous
étions en chemin. Après leur départ, j’ai marché vers le sud. J’ai en fait
quitté une expédition qui faisait route en direction du sud-ouest et de
l’Ouganda. Les trois guides devaient m’accompagner jusqu’à la côte, mais,
pour une raison que j’ignore, sans doute ne souhaitaient-ils pas venir par ici
ou préféraient-ils être ailleurs. Je ne supportais plus ces tueries.
— Ces tueries ! s’étonna Frederick d’une voix stridente.
— Une expédition de chasse, expliqua Pearce. En grand. Trois
gentlemen anglais, l’un d’eux accompagné de son domestique personnel,
anglais lui aussi, et un chasseur blanc chargé de tout organiser. Le chasseur
blanc s’occupait de tout, des chameaux, des guides, des provisions, tel un
quartier-maître irascible le plus souvent. »
Pearce marqua un temps, il prit une grande bouffée d’air, rassembla son
courage : « Mr Tomlinson. Il se retirait le soir sous sa tente pour rédiger son
journal comme un forcené, avec l’idée sans doute d’écrire ses mémoires.
Les gentlemen se moquaient de lui sans arrêt. Leurs extravagances, leurs
récriminations le mettaient en fureur. J’avais fait la connaissance de l’un
d’eux à Aden. Son nom est Weatherill. Je ne sais pas si vous le connaissez,
il était en Inde. Une grosse fortune. »
Pearce s’interrompit de nouveau, il avait du mal à respirer. Lorsqu’il
reprit, ce fut plus lentement, en ménageant ses forces : « Je voyageais en
Abyssinie depuis quatre mois et Weatherill a montré un grand intérêt pour
tout ce qui touchait au pays. Il voulait savoir si nous comptions attaquer, à
présent que Ménélik avait mis les Italiens dehors. C’est un homme d’une
grande curiosité en dépit de son côté chasseur et cavalier, un homme d’une
étonnante vivacité d’esprit. Il voulait débattre de Rimbaud, savoir si l’on
parlait de lui en Abyssinie. C’est ainsi qu’il m’a proposé de me joindre à
son safari en Somalie. Je n’ai pas pu résister. Je me sentais en pleine forme
à l’issue de mes voyages, vous savez ce que c’est, peut-être ai-je été
quelque peu imprudent. Weatherill m’invitait, je n’avais rien à débourser.
Cela ne prendrait que trois mois de mon temps. Rien ne m’obligeait à
rentrer directement, et je connaissais mal la Somalie. Je n’ai vraiment pas
pu résister.
— Qui a lu Rimbaud ? Le lit-on encore aujourd’hui ? On connaît
davantage, je crois, le trafiquant d’armes que le poète de nos jours »,
commenta Frederick. Le récit circonstancié de Pearce le soulageait, il sentit
se dissiper ses doutes de la veille au soir. Hamis apporta un gâteau de riz,
des fruits et du café, qu’il disposa sur deux petites tables devant eux.
Pendant qu’on le servait, Frederick récita :

Une jeune fille et son doulcemer


En apparition un jour je vis ;
C’était une jeune Abyssinienne
Qui sur ce doulcemer à jouer se mit 2.
« Ainsi je vous mettais en garde contre les troupes abyssiniennes quand
vous les considérez sans doute comme vos frères de sang. Que faisiez-vous
en Abyssinie, si je peux me permettre ? » demanda Frederick une fois
Hamis parti.
Pearce se prit d’intérêt pour le gâteau de riz, sur lequel il se pencha pour
l’examiner avec soin, puis avec détachement : « Je voyageais, je travaillais
sur un livre. Je suis historien, d’une certaine manière. En amateur, en fait.
Linguiste plutôt, j’étudie la linguistique en tout cas. J’ai été en poste en
Égypte un an, à la direction de l’éducation. Je m’étais promis de découvrir
l’Abyssinie à la fin de ma mission. C’est un pays qui m’a toujours attiré,
enfant déjà. Je voulais savoir à quoi il ressemblait, entendre parler sa
langue.
— Orientaliste. »
Pearce sourit. « Quand je serai plus calé, peut-être.
— Je vous en prie, continuez », dit Frederick, intrigué par les réticences
de Pearce sur l’Abyssinie. Et s’il s’était agi d’un espion de haut vol
préparant un rapport pour un responsable du Foreign Office ? Peut-être
Weatherill avait-il eu raison d’avoir des soupçons. Il se fichait bien de
l’Abyssinie.
« Je peux ? » demanda Pearce avant de se servir une part de gâteau de
riz. Il mastiqua longuement, prenant son temps, hochant lentement la tête de
l’air de quelqu’un qui apprécie. « Délicieux, quelle finesse. On sent le
parfum de la cardamome. Vous n’imaginez pas le raffinement que cela
représente pour moi après ces dernières semaines de voyage. »
Frederick servit le café et attendit que Pearce y ait trempé les lèvres à
plusieurs reprises. « Je vous en prie, continuez, répéta-t-il, bien calé dans
son siège, exagérant son empressement à entendre la suite.
— Nous avons embarqué sur un boutre en décembre afin de gagner
Brava. Ce furent de longues journées d’une navigation magnifique, le
meilleur du voyage. Les vents de la mousson qui soufflent du nord-est
s’étaient bien établis, et nous avons trouvé le courant de Somalie, une fois
doublée la Corne de l’Afrique. Nous sommes restés quelques jours à Brava,
avant de nous mettre en route pour Dif – un petit groupe d’hommes
accompagnés de bêtes de somme, armés comme des conquérants. Le
voyage a duré quatre semaines, ponctuées de massacres à travers tout le sud
de la Somalie. C’était insupportable, tant de destruction. Nous avons tué
tous les jours, parfois jusqu’à quatre à cinq lions dans la même journée,
ainsi que léopards, rhinocéros et antilopes. Nous empestions l’odeur du
sang et des viscères. Celui de la boucherie et des peaux mises à sécher. Les
mouches se posaient sur nous comme sur des charognes. Nous
engloutissions de telles quantités de viande carbonisée que l’air était
empuanti par notre haleine et nos déchets. Lorsque nous sommes arrivés à
Dif j’ai annoncé à Weatherill qu’il m’était impossible de continuer. Il a été
furieux, et ses amis avec lui. Ils avaient tous appartenu au même régiment
de cavalerie et ils ont dû trouver mes objections bien peu viriles. Weatherill
s’est opposé à ce que je rebrousse chemin. C’était trop dangereux, selon lui,
et il ne pouvait pas se permettre de perdre des hommes. Désormais les plans
avaient changé, nous faisions route vers l’Ouganda afin d’y tirer des
éléphants. Mes reproches étaient quotidiens. Weatherill n’était pas très
solide, mais il était enclin à me considérer comme beaucoup plus faible que
lui. J’ai fini par l’avoir à l’usure. Nous avons continué à tirer et à tuer tout
au long du chemin qui mène à Tana. Une fois là-bas, Weatherill a estimé
que je pouvais faire demi-tour sans prendre trop de risques, ou du moins
que je pouvais rejoindre la côte vers l’est. Il a demandé au chef des porteurs
de désigner trois hommes pour me servir de guides. Le temps d’atteindre la
mer, selon leurs calculs, il ne resterait guère que deux mois avant que les
vents tournent et soufflent du sud-ouest, ce qui permettrait aux hommes de
regagner Brava. Et je pourrais alors aller au diable.
— Effectivement, dit Frederick. Les vents ne devraient pas tarder à
changer, je crois. »
Pearce acquiesça de la tête. « Les hommes chargés de m’accompagner
n’aimaient pas leur mission. Je ne sais pas exactement pourquoi. Je
comprends un peu le somali, un tout petit peu. J’apprenais pendant le
voyage, en conversant une à deux heures chaque jour avec l’un de nos
guides. Les hommes qui m’accompagnaient faisaient semblant de ne pas me
comprendre lorsque je leur parlais, et j’ai tout de suite senti qu’il y avait
danger. Mais je n’ai pas songé qu’ils pouvaient me laisser en chemin ou me
tuer. C’était parfaitement impensable, à en croire Weatherill. Il connaissait
ces hommes, il les avait engagés. Leur sens de l’honneur leur interdirait de
m’abandonner. Mais il a dû se passer quelque chose, un péril peut-être a
surgi dans la direction que nous avons prise. Et leur réticence à gagner la
côte l’a emporté sur leur sens de l’honneur, car quatre jours avant que
j’arrive dans votre merveilleuse ville, ils m’ont bel et bien faussé
compagnie.
— Les Somaliens sont des bandits impénitents, dit Frederick. Ils ne se
sont pas contentés de vous fausser compagnie, mon cher Pearce, ils vous
ont dévalisé et livré à une mort certaine en plein milieu du désert.
Considérez-vous comme chanceux d’être là.
— Je ne sais pas, commenta Pearce avec un sourire. Si ce sont vraiment
des bandits impénitents, j’entends. Il y a des gens qui leur font une
confiance absolue. Weatherill est de ceux-là, qui s’est presque engagé sur
l’honneur, déclarant je ne sais trop quoi. Ces malheureux jeunes hommes
l’ont pourtant bien lâché. Peut-être seront-ils des héros parmi les leurs pour
m’avoir abandonné. Et puis ce n’était pas vraiment le désert, vous savez.
— Pearce, mon vieux, ça ne va pas ? demanda Frederick qui s’était à
demi levé de son siège en voyant les yeux de Pearce s’emplir de larmes.
— J’ai bien cru qu’ils allaient me tuer. C’est ce que j’ai d’abord cru.
Puis, après leur départ, j’ai pensé être assassiné en chemin ou attaqué par
une bête sauvage, ou mourir de soif et d’angoisse. Tout pouvait arriver. Et je
voulais tellement rester en vie. Mais non, je vais bien. Et je crois, en effet,
que j’ai eu de la chance. C’est de la joie que vous voyez sur mes traits.
— Vous n’avez plus rien à craindre à présent, dit Frederick en versant à
Pearce une autre tasse de café. Vous devez être incroyablement las.
— C’est vrai. Mais appelez-moi Martin, je vous en prie. Ces gens qui
m’ont trouvé, il faut que j’aille les remercier.
— Martin, c’est entendu, dit Frederick en levant sa tasse pour porter un
toast. Mais d’abord le barbier, puis le déjeuner, et encore un peu de repos. Il
n’y a pas le feu. »

1. En français dans le texte.


2. Coleridge, Kubla Khan.
3
Rehana

Rehana noua le fil autour du bouton qu’elle cousait sur la robe, puis le
coupa avec les dents. Elle prit un autre bouton dans la boîte de métal qu’elle
avait à côté d’elle sur la natte et le plaça face à la boutonnière suivante, tout
entière à son travail. Elle piqua l’aiguille dans l’épaisseur du tissu, puis
passa le fil dans le pied du bouton. Elle en avait ainsi déjà cousu six, elle en
était au septième, il lui en resterait deux autres après celui-ci. Malika était
assise, jambes étendues, sur la même natte à l’abri de l’auvent. Elle triait les
épinards en fredonnant ce qui semblait à Rehana être une berceuse. Peut-
être exprimait-elle par là son désir d’enfant, mais elle donnait l’impression
de ne pas savoir chanter autre chose. Du moins Rehana ne l’avait-elle
jamais entendu chanter que des berceuses et quelques qasidas durant
Maulid Nabi, ces qasidas que tout le monde connaît.
Rehana non plus n’avait pas la mémoire des mélodies, encore que
lorsque les femmes se déchaînaient à l’occasion des mariages, elle entrât en
transe avec les autres. Ce n’étaient pas vraiment, dans ces moments-là, ni
les paroles ni la mélodie qui comptaient, mais le vacarme qu’on faisait, et
les rires, et la danse. Les hommes n’étaient pas admis, bien que quelques
jeunes gens aient toujours cherché à regarder furtivement par-dessus un mur
ou à travers la fente d’un volet. Quand la danse commençait elle était
délibérément provocante. Avec des déhanchements exagérés, buste en
avant, les femmes moquaient une lascivité que la coutume leur interdisait.
Mais le plaisir venait quand on laissait son corps s’abandonner un peu. Tout
se passait dans la bonne humeur, et à ce souvenir un sourire vint à Rehana.
Peut-être que certaines femmes prenaient plus de plaisir que d’autres à
balancer les hanches, et elle avait quant à elle parfois ensuite l’impression
qu’elles avaient été comme des enfants bruyants dont on tolérait la
mauvaise conduite, car toutes les audaces étaient permises loin du regard
des hommes.
« Ils n’ont même pas rapporté la natte, tu as vu ? Ni le drap », dit
Malika, interrompant son fredonnement pour raviver sa propre indignation
et celle de Rehana, et revenir une fois de plus sur le sentiment qu’elles
avaient d’être maltraitées. Sa lèvre inférieure s’ourla, dessinant une vilaine
moue, mais le regard brillait, comme si l’humeur maussade faisait partie
d’un jeu. « Et c’était la natte qui servait aux repas. Ils sont arrivés ; ils l’ont
emballée et sont partis avec. Et en plus ils ont pris la shuka ! Tu vas
chercher un drap dans la maison pour couvrir le bonhomme et lui éviter la
honte… et qu’est-ce que font ces gens ? Ils arrivent sans saluer, sans même
un mot de courtoisie. Sans un salamalekum ou un hodi. Ils débarquent, ils
s’emparent de leur homme et ils s’en vont, avec la natte et avec tout le reste,
sans un regard ni à droite ni à gauche. Sans le moindre petit mot de
politesse. Cet Indien horrible, tu l’as vu ce banian, qui aboyait comme un
cabot devant son maître… et l’autre là, gonflé comme un furoncle, la tête
cramoisie, tout dégoulinant de sueur, avec ses bottes crottées sur la natte. Tu
les as vues ces bottes ? Elles te brisent les os du premier coup, surtout avec
les cuisses qu’il a, de vraies cuisses d’âne… Ses semelles étaient sûrement
ferrées et empoisonnées. Ce sont des tueurs, ces gens. Il avait l’air cruel,
non ?… quand il est revenu après et qu’il a menacé Hassanali, avec les
ordures qu’il a débitées. Et ce fouet qu’il avait à la main, et cette rage sur la
face, et ce cou gonflé et tout rouge. Wallahi, tu ne crois pas ? »
Rehana songea : « Mon père aussi était un banian », mais elle ne dit
mot. Elle émit un son étouffé en guise d’acquiescement, pensant que Malika
jouait en fin de compte un rôle en mettant tant d’indignation dans sa voix
pour dire que les femmes ne pouvaient rien à l’évidence contre les mauvais
traitements. Mais c’était vrai, l’Européen du gouvernement les avait
terrorisés lorsqu’il était revenu et qu’il avait agité avec impatience son fouet
devant Hassanali, et grondé contre lui en faisant d’eux tous des délinquants.
Mais sans parler de cette deuxième fois, il l’avait terrorisée dès sa première
apparition lorsqu’il leur était tombé dessus comme s’il les avait pris en
flagrant délit. Hassanali s’était précipité pour ouvrir la porte de la cour,
incapable dans son affolement de dire autre chose que mzungu wa serikali
amefika. L’Européen du gouvernement est là. Mais même alors, quand elle
s’était levée totalement paniquée, Rehana avait eu le sentiment de résister.
Quelle raison auraient-ils d’avoir peur ? Ils peuvent bien reprendre leur
cadavre. Elle n’avait jusqu’alors jamais vu ces gens-là, personne comme ce
rougeaud qui dans sa colère s’en était pris à eux. Le malade, quant à lui, ne
lui avait pas paru de façon frappante être un mzungu, il était plutôt une
complication et semait le trouble en apportant la preuve de l’incapacité
d’Hassanali devant la vie. L’homme aux bottes et au fouet était le méchant
des récits, celui qui détruit les nations. Quand le Bohra les avait agressés
verbalement, qu’il les avait accusés d’avoir volé le mzungu malade, tout le
monde alors s’était mis à pousser des cris et avait voulu expliquer ce qui
s’était vraiment passé et comment Hassanali avait fait appel à Mamake
Zaituni, la guérisseuse, et à Yahya, alias Brisejambe, et personne n’avait
rien trouvé à redire à cela. Ne vous en prenez pas à l’homme bon quand il
ne fait qu’essayer d’aider un pauvre fils d’Adam comme lui, avaient-ils
crié, ne lui faites pas de mal à tort. Prenez votre mzungu et sortez d’ici,
fidhuli we.
Ils étaient revenus dans l’après-midi, Hassanali n’était pas encore levé
de sa courte sieste. L’Européen était cette fois accompagné de son
domestique. Celui-ci avait tambouriné à la porté et hurlé des ordres comme
s’il annonçait l’arrivée d’un sultan. Ils étaient venus les accuser d’avoir
dépouillé ce mort vivant vêtu de guenilles. Tout ce qu’ils auraient pu lui
dérober, c’était son âme, et qui veut avoir à faire à l’âme d’un mzungu ?
Mais l’homme du gouvernement était encore plus remonté contre eux qu’il
ne l’avait été le matin même, au point qu’elle l’avait cru prêt à frapper
Hassanali. Il était allé jusqu’à lever son fouet au-dessus de lui et à le
menacer comme il l’aurait fait d’un enfant. Le domestique implorait
Hassanali, Mpe, mpe chochote. Humjui mambo yake mzungu huyu. Donne-
lui, donne-lui quelque chose. Tu ne sais pas de quoi il est capable. Hassanali
pensait qu’il réclamait une somme d’argent, et il avait demandé combien.
Nous n’avons pas grand-chose. Le domestique avait dit, non, non, rends-lui
tout ce qui appartient à l’homme. Alors Rehana était allée jusqu’au coin
réservé à la lessive, où l’on avait entreposé ses hardes en attendant de les
laver le lendemain, elle les avait rassemblées en un ballot qu’elle avait
tendu à l’homme au visage cramoisi. Le domestique avait fait un pas en
avant pour intercepter le paquet de vêtements. C’est tout ce qu’il y a, avait-
elle déclaré. Puis avec colère elle les avait conduits jusqu’à la porte, allez-
vous en. Partez d’ici.
« Pauvre Hassanali, dit Malika, sans arriver à réprimer un sourire
déloyal. J’ai cru que ses jambes n’allaient plus le porter. On l’entendait
claquer des dents lorsqu’il est rentré dans la maison. Et quand cet homme
horrible a commencé à le menacer de prison, j’ai failli fondre en larmes.
Mais Hassanali est resté là, tremblant, répétant humblement ce qu’il avait
déjà dit. Même l’Anglais savait que c’était la vérité. Et puis tu es sortie et tu
lui as demandé de partir… » Malika plaça alors la paume de sa main contre
sa bouche et se mit à pousser des youyous de joie avant d’applaudir.
« Pourquoi chercherions-nous à voler un frère ? Que possédait-il que nous
désirerions avoir ? Avons-nous l’air si misérables ? Le malheureux était
arrivé ici en haillons, apparemment mourant, et nous nous sommes occupés
de lui par bonté. Puis vient l’homme du gouvernement qui nous accuse de
lui avoir dérobé ses affaires. Qu’y avait-il à dérober ? »
Il y avait un carnet, de petit format, de ceux qu’on glisse dans la poche.
Il était pour moitié écrit, avec encore beaucoup de pages blanches. Rehana
l’avait découvert parmi ses hardes lorsqu’elle était assise près de lui et
qu’elle le nourrissait de miel et d’eau. Elle avait glissé le carnet dans la
poche de sa robe et, dans l’agitation du départ, n’avait pas trouvé un
moment pour le rendre, bien qu’elle ait senti son poids dans sa robe tandis
que les hommes s’affairaient. Plus tard dans l’après-midi, elle s’était
enfermée chez elle sous prétexte de se reposer après le choc et l’affront
causés par cette longue matinée, et elle avait sorti le carnet. Le matin, il
avait cogné contre ses cuisses à chaque fois qu’elle se déplaçait, mais elle
l’avait laissé au fond de sa poche. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle
n’en avait parlé à personne, peut-être voulait-elle d’abord savoir ce qu’il
contenait avant que quelqu’un s’en empare. Peut-être avait-elle honte ou
craignait-elle de paraître sournoise, dissimulée en volant un carnet sans
valeur à un homme mourant. Il était recouvert d’un cuir souple taché de
sueur, l’usure l’avait raidi. Elle l’ouvrit délicatement et découvrit que ses
pages étaient presque entièrement couvertes d’une écriture européenne,
serrée, raturée par endroits. Il y avait ici et là des dessins de boîtes, et de ce
qu’elle devinait être des maisons et des arbres. Bien que sachant lire, elle
était incapable de déchiffrer ce qui était écrit. Il s’agissait à coup sûr de
notes que son propriétaire avait consignées là, et non pas de prières ou de
dévotions que l’on aurait recopiées. Ces notes, pensa-t-elle, étaient le travail
de plusieurs mois, il les avait rédigées au cours de ses voyages et des
épreuves qu’il avait traversées. Elle a approché les pages de son visage et
humé l’odeur du cuir et de la poussière qui s’en dégageait, et l’odeur de cet
homme que le soleil avait brûlé.
« Et même après, ils n’ont pas rapporté la natte, reprit Malika avec une
nouvelle moue d’indignation exagérée. Pas plus que la shuka. Comme si
l’Européen pouvait avoir besoin de notre natte quand il a des tapis parfumés
sous les pieds. C’est un voleur, c’est tout. »
Rehana sourit de la sortie de Malika, ce qui fit sourire Malika aussi.
Rehana se disait souvent qu’ils avaient eu de la chance de la rencontrer.
Hassanali avait beaucoup de chance, sans aucun doute, mais elle aussi, qui
était condamnée à vivre avec son frère et l’épouse de celui-ci le restant de
sa vie. Jusqu’à ce qu’elle soit sûre. À moins qu’elle ne décide de se
remarier. Elle aurait pu tomber sur bien pis que Malika. Et tous autant qu’ils
étaient. Elle était si jeune, si aimante, si enjouée ; elle ne montrait pas la
moindre impatience dans son existence d’épouse cloîtrée. Et pourtant.
Malika ne faisait pas preuve d’un grand empressement à s’acquitter des
tâches ménagères, et il semblait à Rehana qu’elle était toujours prête à tout
transformer en jeu. C’était irritant parfois, puéril, mais tôt ou tard elle
arrivait à la faire sourire et à se la rallier.
« Ce n’est pas un voleur, rectifia Rehana. C’est un conquérant.
— C’était aussi une bonne natte. La natte qui servait aux repas.
— Ah, Malika, cesse de revenir sur cette natte, l’interrompit sèchement
Rehana, grimaçant pour couper le fil entre ses dents. Passe à autre chose,
petite. La nouvelle natte est mieux, elle a de jolies couleurs. Et le mzungu
du gouvernement avait marché sur l’autre avec ses bottes, et elle avait servi
à emporter l’homme malade, il aurait fallu, de toute façon, la changer.
— Il n’était pas malade, simplement fatigué, et puis c’était notre natte,
s’obstina Malika tandis qu’elle se levait, armée de son panier de feuilles
d’épinards. Ils auraient dû la rapporter. Et ils auraient dû rapporter ta shuka
toute neuve.
— Faut-il envoyer Hassanali les réclamer au mzungu ? demanda
Rehana.
— Tu l’imagines un peu ? » dit Malika avec gaieté, faisant trembler ses
genoux pour mieux mimer la terreur d’Hassanali. Elle riait encore en se
dirigeant vers la jarre pour laver les épinards, balançant paresseusement les
hanches en marchant, sans s’en rendre compte ou indifférente à l’effet
produit. Cela fit sourire Rehana. « Fais la belle, oui, tant que tu le peux »,
dit-elle dans un murmure.
Sa première pensée avait été pour lui, son mari, il était revenu malgré
tout et Hassanali l’avait trouvé et ramené à la maison. Non qu’il y ait eu la
moindre ressemblance, ni rien, l’idée l’avait traversée trop vite pour qu’il
soit question de cela. Hassanali avait ramené à la maison un voyageur
épuisé et tout de suite elle avait cru que c’était lui. Elle avait ressenti de la
peur et de la colère, en même temps qu’un début d’allégresse. Repensant à
ce moment, elle se souvenait à présent avoir aussi songé à lui, à ce à quoi il
ressemblait, à son sourire, à la sensation que lui procurait le duvet de sa
peau, tout se bousculait dans sa tête. Et puis elle avait compris que ce
n’était pas lui, et avait reculé, avec un sentiment de soulagement et de
dégoût. Le dégoût d’elle-même, pour n’avoir pas su n’éprouver que colère
et humiliation en songeant à lui, pour n’avoir pas été capable de contrôler le
désir que son corps avait de lui, pour le soulagement que lui avait causé
l’idée de son retour. Elle avait alors vu Hassanali planté là devant elle,
embarrassé comme toujours par ce qu’il avait fait, par ce qu’il avait ramené
chez eux, et elle n’avait pu contenir son irritation. Ce n’était pas de sa faute,
mais ça l’était aussi. C’était lui qui avait amené Azad à la maison. Rehana
attaqua le dernier bouton, et ne fit rien pour résister au flot de regrets qui
l’envahit à son souvenir.
Il avait dit à Hassanali venir de la même ville que leur père, et connaître
la famille. C’est ce qu’Hassanali lui avait rapporté en rentrant ce soir-là, une
fois la boutique fermée. Il avait dit avoir peut-être même entendu parler de
leur père lorsqu’il était encore en Inde, de ce jeune homme qui était parti
pour la côte africaine et n’était jamais revenu. Beaucoup partaient ainsi,
mais la plupart revenaient ensuite pour se mettre en quête d’une épouse. Il
s’appelait Azad. Il était arrivé à Mombasa avec le dernier mausim sur un
navire en provenance de Calicut. Leur capitaine avait réalisé des bénéfices
substantiels sur les marchandises qu’il transportait, des marchandises pour
la plupart commandées et payées en Inde. Nouveau dans le commerce du
mausim, il se montrait néanmoins prudent pour son premier voyage. Il
apportait aussi des tissus, des colifichets et du sucre de palme, pour les
vendre aux marchands d’ici qui escomptaient les écouler à l’intérieur du
continent, mais il avait du mal à constituer sa cargaison de retour et ne
disposait pas d’une marge suffisante dans ses profits pour pouvoir prendre
le moindre risque. Les capitaines de navire concluaient le plus souvent des
accords avec leurs fournisseurs, leur réputation et leurs relations
garantissant ces accords. C’est ainsi que le capitaine avait demandé à Azad
de rester sur place afin de lui servir d’agent jusqu’à ce qu’il revienne
l’année suivante, et de lui constituer sa cargaison de retour. Il y avait entre
eux des liens de parenté qu’Hassanali avait été incapable d’exposer avec
clarté, pour n’avoir pas écouté sans doute avec assez d’attention. Dans tous
les cas, telle était la profession d’Azad, organiser avec les marchands le
transport de leurs produits au nom de son capitaine et parent. Ce point était
important, le lien de parenté, qui exigeait l’honnêteté dans les transactions
et donnait à sa parole la valeur de celle de son frère, le capitaine. Non
qu’Azad ait été très au fait des usages en matière d’achats, mais il avait
l’aval du capitaine et faisait, pour sa part, du mieux qu’il pouvait. C’est ce
qu’il avait indiqué, et qu’avait rapporté Hassanali, tout sourire, ravi de
pouvoir exprimer tout le bien qu’il pensait du jeune homme.
Azad était en ville pour conclure l’achat d’un certain tonnage de simsim,
car comme chacun sait, l’on avait ici l’un des meilleurs simsim. Le
caoutchouc en provenance des nouvelles plantations des Européens n’était
évidemment pas accessible à des gens comme eux. Il partait directement par
les bateaux du gouvernement vers Ulaya où il servait à leur propre
consommation. Mais le simsim était bien là, ainsi que du tabac, des cuirs et
de la gomme aromatique, marchandises toutes d’excellente qualité. En ville,
il avait entendu parler de leur père. Pour être honnête, il avait entendu parler
de lui déjà lorsqu’il était à Mombasa, parce qu’évidemment il avait vécu là,
et que des marchands du Gujarât avec lesquels il traitait avaient prononcé
son nom. C’est ainsi qu’il avait entendu parler de leur père avant même
d’arriver en ville, et quand quelqu’un avait évoqué ici la présence
d’Hassanali, il avait eu l’idée de venir présenter ses respects.
Hassanali rapporta tout cela avec une fièvre qui surprit Rehana. Elle ne
pensait pas que l’Inde eût tant d’importance pour lui, ou, en tout cas, elle le
découvrit avec surprise. Leur père, qui s’appelait Zakariya, avait toujours
déclaré être un musulman parmi les musulmans, et que cela lui suffisait. Le
lieu où il était né, l’endroit d’où il venait, ce n’était ni ici ni ailleurs, tous
habitaient la maison de Dieu, dar-al-Islam, qui s’étendait aux montagnes et
aux forêts, aux déserts et aux océans, et tout y était pareil dans une même
soumission à Dieu. Il avait un don pour les langues, leur père, il parlait
couramment le kiswahili, l’arabe et le gujarati. Son kiswahili était presque
parfait. Non seulement il se faisait comprendre avec facilité, mais cette
langue il la sentait, il y cheminait avec une aisance et une assurance qui
relevaient de l’évidence. Comme pour la marche, c’était un acquis qu’il
avait si bien intégré qu’il lui venait naturellement. Durant les premiers
temps qu’il passa à Mombasa, lorsqu’il travaillait dans les entrepôts sur les
quais (il était venu par le mausim, lui aussi), il s’était fait des amis avec
lesquels il sillonnait la ville en tous sens comme s’il n’avait jamais connu
qu’elle. Les gens disaient que si on l’écoutait parler les yeux fermés, on le
prenait pour un natif de Mombasa, un vrai Mvita. Il récitait même par cœur
les poèmes de défi aux sultans de Zanzibar, qui avaient toujours cherché à
étendre leur pouvoir jusqu’aux plus petits villages et hameaux côtiers. Tout
le monde aimait chez lui le fait qu’il se soit adapté avec autant de facilité et
d’enthousiasme à ceux parmi lesquels il vivait, qu’il se soit montré aux
mariages comme aux funérailles avec les jeunes gens de son âge, qu’il ait
fait des courses pour ses aînés et accepté, comme s’il était l’un des leurs, les
remontrances de ceux qui mettaient leur nez partout. Peut-être y avait-il des
marchands du Gujarât qui le prenaient pour un renégat, mais ces gens-là
admiraient le talent et certains soupçonnaient une méthode sous ces dehors
spontanés. Mijotait-il quelque chose ? Ceux qui l’aimaient le menaçaient
toujours de lui trouver une femme afin qu’il n’ait jamais envie de les
quitter, mais ce ne fut pas nécessaire puisqu’il en trouva une par lui-même,
leur mère Zubeyda.
Rehana connaissait l’histoire de leur idylle par cœur, car l’un et l’autre
évoquaient cette époque depuis qu’ils étaient jeunes parents. Ils firent de
leur rencontre et de leur mariage une sorte de mythe, dont personne n’osait
ni ne voulait discuter avec eux, pas même tante Mariam, qui n’hésitait pas
en général à se moquer de ces sottises. Plus tard, après la mort si inattendue
de leur Ba, quand Rehana passa beaucoup de temps avec sa mère au cours
des trois années qui lui restaient à vivre, elle avait eu plus de détails sur la
façon dont ils s’étaient rencontrés et en étaient arrivés à s’aimer. Comment,
par exemple, il l’avait aperçue dans la rue et avait été séduit – elle ne l’avait
pas remarqué, car, craignant pour leur réputation, les jeunes femmes
n’osaient pas regarder les hommes quand elles sortaient. Comment il était
passé devant sa maison un soir, en espérant l’apercevoir, comment il l’avait
entendu chanter chez elle, sans qu’elle le sache, comment sa voix avait fait
naître en lui de tels sentiments qu’il avait compris qu’il était amoureux.
Comment cet amour secret en était venu à l’obséder au point qu’il n’en
restât pas longtemps secret, et que tout le monde sût et s’amusât de le voir
passer devant la maison pour la dixième fois de la journée. Comment elle se
saisit de l’occasion pour le regarder et, parce qu’elle avait aimé ce qu’elle
avait vu de lui, lui laissa voir finalement qu’elle le regardait. Comment un
jour elle lui avait souri dans la rue, et comment peu de temps après il avait
fait passer un message par l’imam de la mosquée Shimoni disant qu’il
désirait la rencontrer. Comment la mère de Zubeyda s’inquiétait, car le
jeune homme travaillait sur les docks et qu’elle ne savait rien de sa famille,
mais son père avait trouvé que c’était un garçon poli, et tout le monde
l’appréciait, bien qu’il fût indien (le père de Zubeyda aimait la courtoisie
qu’il considérait comme une vertu morale). Comment enfin elle lui avait dit
le trouver à son goût et bien vouloir de lui, et ce fut fait. Comment il s’était
montré timide dans les débuts, comment il chantait pour elle dans un
murmure, comment il la faisait rire.
Pour Rehana, tout ne se passa pas toujours si bien de leur vivant, mais
tels étaient les souvenirs que leur mère voulait garder de lui. Les dernières
années, il était devenu irritable et exigeait d’être obéi en toute chose, ce qui
rendait les autres anxieux et craintifs en sa présence. Son ouïe se mit à
décliner, et les douleurs qu’il avait parfois dans l’oreille altéraient son
humeur. Mais leur mère l’adorait, et tous l’adoraient. Il suffisait d’un
sourire ou d’une taquinerie de sa part pour qu’ils fondent devant lui. Il
suffisait qu’il parle d’un certain ton de voix et chacun alors savait qu’allait
venir une chanson ou un bon mot. Sa mort sans histoire – il était parti
paisiblement dans la nuit – fut un cataclysme. La maison changea, elle
devint plus vaste, plus vide. L’air même que l’on respirait parut s’être lui
aussi vidé de sa substance. Manquaient à Rehana ses bruits, sa voix, la
masse de son corps, sa présence, mais par la suite elle comprit que plus que
tout encore lui manquaient ses récits. Certains étaient connus, c’étaient les
récits que d’autres racontaient, peuplés d’animaux doués de parole et de
belles magiciennes, sauf qu’il les contait en leur ajoutant des variantes de
son cru, debout pour mieux mettre en scène ce qu’ils avaient de dramatique
et insister sur les plaisanteries. Hapo zamani za kale. Il y a de cela bien
longtemps. Elle aimait l’entendre prononcer ces mots, elle aimait sa façon
de raconter l’histoire du Cheval magique, surtout lorsque le jeune prince et
la jeune princesse s’élèvent au-dessus de la ville sur leur cheval d’ébène
pour s’en aller vers le royaume du père, au Yémen, dans la province de
Sanaa. Certains de ces récits, elle en était convaincue, étaient de sa propre
invention, mais il donnait toujours l’impression qu’ils venaient d’un même
fonds. Lorsqu’elle était enfant, il lui avait ainsi conté l’histoire de Zubeyda,
l’épouse d’Harun Rashid, qui chantait à merveille et que sa générosité avait
rendue célèbre. Elle avait construit des mosquées, et des routes, et des
citernes pour recueillir l’eau, une bénédiction dans un pays où règne la
sécheresse. « Voilà pourquoi j’ai épousé ta mère, avait-il dit à Rehana quand
elle était jeune, et parce qu’elle était jeune elle l’avait cru. Je savais qu’elle
s’appelait Zubeyda, elle était très jolie, et lorsque je l’ai entendue chanter
j’ai pensé que c’était la Zubeyda de la légende qui était de retour. » Puis une
nuit, celui qui emplit les tombes était doucement venu le chercher, les
laissant tous inconsolables et démunis face à ce silence qui était si nouveau
pour eux.
Non, il n’avait jamais paru ni troublé, ni intéressé par son « indianité »,
tant il était absorbé par la vie au quotidien de la famille et des voisins, et par
ses affaires. Ils avaient quitté Mombasa pour cette ville du nord à l’époque
où Rehana puis Hassanali étaient nés, et c’est ainsi que, aussi longtemps
que remonte son souvenir de lui, cette échoppe et cette ville ont constitué
son existence. Jamais il ne les a quittées pour se rendre ailleurs. Il en avait
assez des voyages, disait-il. Nul ne devrait avoir à voyager plus de quelques
centaines de miles au cours d’une vie, à moins d’être mu par la malveillance
ou l’appât du gain, et il avait eu son comptant de miles. Il aimait avoir ses
enfants dans la boutique, ou à une distance d’où il pouvait les regarder
jouer. Et chaque fois que c’était possible, s’il n’y avait pas de femmes en
visite à la maison ou une foule qui attendait devant le magasin, il
s’arrangeait pour prendre son repas avec Zubeyda et les enfants. Plus tard,
Rehana comprit ce qu’il y avait là d’insolite, qu’un père ait souhaité être
avec sa femme et avec ses enfants plutôt que de s’asseoir à l’ombre à
palabrer avec les hommes. Ce qui ne l’empêchait pas d’aimer cela aussi. Il
avait installé ce banc devant son échoppe où les gens s’asseyaient à
demeure, meublant leurs journées de conversations, de disputes et
d’interminables récits, riant et se provoquant les uns les autres comme des
enfants. Leur père aimait ces bavardages et les voix qui montaient d’un ton
et les moqueries volubiles. Ils aimaient tous cela, les hommes. On le sentait
à la violence joueuse qu’ils mettaient dans leurs paroles de dérision et de
mépris, à la joie que provoquaient les taquineries. Mais Rehana trouvait les
hommes intimidants, et leurs regards insistants, et elle remarqua que sa
mère tournait toujours à gauche en sortant de la cour sans jamais regarder
en direction du banc.
Par deux fois, il y a longtemps lorsqu’elle était enfant, Rehana était
allée à Mombasa avec leur mère et Hassanali. Leur père était resté pour
s’occuper de la boutique et faire la conversation aux hommes qui venaient
s’asseoir avec lui tous les jours. Elle était allée rendre visite à ses grands-
parents et à tante Mariam, et à oncle Hamadi et, même si lointain, le
souvenir de ces voyages était aussi vivace et lumineux que le soleil de ce
matin. Elle se souvenait de la traversée sur le dhow, du mouvement de la
houle, de la fraîcheur vivifiante des embruns tandis qu’elle s’accrochait au
bastingage, de sa mère silencieuse, nerveuse à côté d’elle. Elle se souvenait
du trajet à pied du port de Baghani jusqu’à la maison de ses grands-parents,
à travers les rues étroites et sombres d’où montaient les relents de cuisine,
l’odeur de la sueur et les parfums, et qui bruissaient de voix, et de rires, et
de vie. C’étaient les rues qu’empruntaient les femmes, les rues de derrière, à
l’écart des artères principales et des magasins, les rues sur lesquelles les
portes restaient ouvertes et où tous ceux qui les croisaient reconnaissaient
leur mère et la saluaient. En chemin, ces deux fois et à d’autres occasions
sans doute aussi, elle était si heureuse d’être de retour dans sa ville qu’elle
parlait à en oublier les caniveaux engorgés de déchets, qu’encrassait une
couche verdâtre, et l’état de délabrement des habitations. Elle expliquait à
Rehana à qui en revenait la faute si telle ou telle maison devant laquelle ils
passaient était en ruine aujourd’hui, ou bien comment ses anciens
propriétaires l’avaient perdue au profit des nouveaux. Elle expliquait que le
fils d’untel avait grandi sous ce toit. Elle lui parlait de ses amies d’enfance
qui avaient habité cette maison-ci, et celle-là, et qui, une fois mariées,
étaient parties vivre à Lamu, à Unguja, ou même à Ngazidja.
Mais leur père ne les accompagnait pas, jamais il ne retourna dans la
ville dont jusqu’à ses derniers jours il parla avec plaisir et jubilation, et qui
nourrissait tant de ses souvenirs. Mombasa était un peu ma ville, disait-il
souvent. Plus tard, Rehana se demanda si un événement ne s’était pas
produit pour qu’il ait refusé d’y retourner – une dispute, un déshonneur. Ou
bien était-ce que les notables indiens de Mombasa avaient désapprouvé son
mariage avec une Mswahili ? Rehana était elle-même beaucoup plus âgée
lorsqu’elle s’interrogea à ce sujet – et la désapprobation, elle connaissait. Il
y avait très peu d’Indiens du temps où elle était enfant, c’étaient pour la
plupart d’anciens soldats baloutches que l’on avait envoyés là pour
surveiller les esclaves des plantations. Et cela, jusqu’à ce que le sultan fou
de Zanzibar, Khalifa, ait fait venir pour gérer ces mêmes plantations un
Anglais qui les avait tous libérés. Il y avait aussi quelques commerçants
bohra, dont elle savait qu’ils travaillaient parfois comme agents pour le
compte de marchands établis en Inde et à Zanzibar, ce métier que leur
visiteur, Azad, avait dit exercer. Elle se souvenait des airs de mépris que
prenaient ces Indiens lorsqu’ils passaient devant la boutique de son père.
Sans doute parce qu’il s’était plaint des remarques qu’ils faisaient sur leur
mère. Rehana n’avait jamais personnellement entendu aucune de ces
remarques, mais elle imaginait qu’elles avaient trait au fait qu’elle n’était
pas indienne, et elle avait entendu son père s’emporter à propos du nom de
chotara dont on affublait ses enfants. Elle ignorait ce que cela signifiait,
mais elle savait qu’il s’agissait de quelque chose de laid. Elle le voyait au
regard mauvais que les Indiens posaient sur elle. Plus tard, elle apprit que le
mot voulait dire bâtard, l’enfant illicite qu’un Indien avait eu avec une
Africaine.
« Je ne veux rien savoir de ces mastiqueurs de noix de bétel qui
prennent des airs supérieurs, de ces buveurs de lait fermenté, avait dit leur
père. Regardez-les, ils ont la bouche cramoisie, toute tordue par leurs
vilaines pensées, ils raillent et raillent en permanence. J’étais las de ces
gens en Inde, toujours meilleurs que les autres, toujours purs, toujours dans
leur bon droit. Regardez où ils vivent, dans des pièces minuscules derrière
les entrepôts, comme des miséreux. Vous avez vu comment ils marchent
dans la rue en se branlant à travers le pantalon ? Ils n’amènent pas leur
famille ici parce qu’ils craignent qu’on les mange tout crus. Que croyez-
vous qu’ils se font entre eux ? Des enculeurs de chèvres, des dégonflés,
voilà ce qu’ils sont tous. D’ailleurs ils n’intéressent personne. Et pourquoi
je ne dirais pas ces mots devant les enfants ? Les enfants doivent savoir
qu’ils sont des enculeurs de chèvres, des langues de vipères et des moins
que rien. »
Non, il ne fut jamais trop préoccupé par le fait d’être indien, et les
dernières années il parlait le gujarati quand nécessaire, en exagérant le ton,
en prenant sa voix taquine, sa voix d’acteur. C’est ainsi que l’avait surprise
le fait qu’Hassanali ait été si soucieux de ces liens avec l’Inde qu’Azad
permettait de nouer. Peut-être que leur père avait eu avec lui certaines
conversations, seul à seul, et qu’avoir perdu ce lien l’angoissait, ou bien
peut-être que durant toutes ces années Hassanali avait ressenti pour l’Inde
un désir que leur père leur avait refusé, mais cela n’en restait pas moins une
surprise pour elle, une sottise aussi. Son frère était ainsi, soucieux des
choses les plus étranges, et parfois extrêmement naïf. Elle avait seize ans à
la mort de leur père, Hassanali en avait quinze, et le lendemain des
funérailles il avait rouvert la boutique et il l’avait tenue pour leur bien à
tous, avec courage et abnégation. Depuis tout petit, il aimait à compter et
peser, à ranger, à balayer, il traînait souvent du côté de la boutique à écouter
les récits oiseux des vieillards qui passaient leurs journées sur le banc.
Quand les affaires étaient calmes et que leur père sortait bavarder avec eux,
Hassanali se perchait sur la caisse avec l’air de victoire de celui qui
n’attendait que cela. De retour ensuite à la maison, il s’asseyait en silence et
écoutait leur mère se plaindre de sa santé, ou bien il se mêlait à la
conversation des femmes, le regard vide, comme rongé de l’intérieur.
Pourquoi n’allait-il pas courir les rues avec les garçons de son âge ? Puis,
quand il croisait son regard, qu’elle sentait brûlant d’impatience et
d’irritation, il détournait les yeux avec un doux sourire de culpabilité.
Le lendemain des funérailles, donc, il ouvrit la boutique, le lendemain
même, et il n’autorisa que rarement quelqu’un à l’aider. Leur père ne
permettait pas à leur mère ou à Rehana de travailler avec lui. Les gens ne
vous montreront pas de respect, prétendait-il. À présent, Hassanali refusait
obstinément leur aide lui aussi. Il se débrouillait, disait-il. Il n’avait pas
besoin de repos. « Tu n’es pas obligé d’être là toute la journée, lui opposait
Rehana. Ce n’est pas de ta faute, ce qui est arrivé. C’est la volonté de Dieu,
alhamdulillah. Ferme l’après-midi, quand tout est plus tranquille. Repose-
toi. Va voir tes amis. Tu n’es pas forcé de faire comme lui, et puis, même lui
savait prendre du bon temps. » Mais Hassanali ne fermait le magasin que
lorsqu’il lui fallait renouveler son stock ou à l’heure des prières le vendredi,
et il se contentait de sourire avec son air de culpabilité quand sa sœur ou sa
mère le sermonnait. Pour le reste, il passait ses journées derrière son
comptoir et ses soirées dans la réserve à déplacer, peser, emballer, les yeux
brillants d’une tragique agitation. Aussi, avec le temps, avait-elle eu du mal
à contrôler l’agacement qu’il lui inspirait, bien qu’elle sût qu’assurément il
méritait mieux. Il était ridicule, et il avait des peurs qu’elle ne comprendrait
jamais. C’est ainsi qu’elle jugea son enthousiasme pour cet Azad qui
connaissait leur famille en Inde. Une absurdité de plus, une obligation qu’il
se créait, sans que personne ne lui ait rien demandé. Pourquoi cet intérêt
pour l’Inde, quand leur père, qui était le seul d’entre eux à être indien, ne
voulait plus rien savoir de ce pays, et quand les seuls Indiens qu’ils
connaissaient les traitaient avec mépris ?
Azad revint le lendemain. Hassanali raconta qu’il était arrivé tout
sourire, qu’il avait dit le bonheur que lui avait causé leur rencontre de la
veille, l’émotion qu’il avait ressentie à avoir retrouvé le fils d’un homme
dont on pensait avoir perdu la trace. Aussi Hassanali l’invita-t-il à déjeuner
après les prières du vendredi. Il l’amena chez eux. Le vendredi, Hassanali
fermait boutique à midi et se rendait à la mosquée Juma pour la prière.
Après quoi il rentrait directement à la maison pour déjeuner et ne retournait
pas travailler avant 4 heures l’après-midi. C’était sa seule demi-journée de
repos dans la semaine. Rehana cherchait toujours à donner un air de fête à
ce repas du vendredi, qu’ils prenaient ensemble comme tous les autres
repas, même en la présence d’invités. Le vendredi, tous les vendredis,
Rehana cuisinait un pilaf de poulet, assaisonné de cardamome et de
gingembre, et parsemé de raisins secs. Elle le servait avec une assiette de
rougets frits ou de changu et d’une salade de radis blancs et d’oignons
kachumbar, d’une sauce au piment frais et de divers achards. Ceci
accompagné de fruits que l’on consommait avant, pendant ou après le repas.
Ce vendredi-là, elle balaya la cour, arrosa les plantes en pot, puis commença
à hacher les légumes et à mettre en route le repas en milieu de matinée. Elle
servirait les hommes et les laisserait. Jamais ils ne recevaient aucun homme
chez eux, si ce n’est un parent ou quelque ami de leur mère défunte, et elle
savait qu’Hassanali aurait été gêné si elle avait pris place à table avec un
homme qui leur était un parfait étranger.
Lorsqu’ils arrivèrent, Rehana portait son plus beau châle, qui lui
couvrait la tête et le cou. Elle se tenait, pour accueillir leur hôte, à la porte
de l’arrière-cour. Il lui serra brièvement la main en souriant de plaisir, et
balança la tête de droite à gauche pour dire à quel point il était heureux. Elle
les servit et se retira, se plaisant ensuite à écouter de loin la voix d’Azad si
pleine d’entrain. Il vint à la boutique tous les jours de la semaine qui suivit,
comme le rapporta Hassanali, puis il revint pour déjeuner le vendredi
d’après. Mais cette fois il demanda que Rehana se joigne à eux, ayant appris
que c’était ainsi qu’ils faisaient chez eux. Il avait un beau visage émacié. Il
était presque grand, et bien bâti. Plus grand qu’elle, qui était fluette, d’une
demi-largeur de main. Sa barbe était taillée avec soin, c’était un bel homme
à l’aspect propre et net, et Rehana comprit à sa manière d’être qu’il se
savait séduisant. Rien de très marqué, juste un lent sourire de contentement
lorsqu’il sentit qu’il avait plu. Et il lui plut, il ne pouvait pas ne pas l’avoir
remarqué. Quand il parlait, elle se surprenait parfois à l’écouter en silence,
le sourire aux lèvres, en contemplant intensément la mobilité de ses traits.
Il s’adressait à eux dans un kiswahili rudimentaire dont ils s’efforcèrent
d’abord de ne pas se moquer, mais Azad prit le parti d’en rire, s’exprimant
par gestes et répétant avec un zèle appuyé les mots qu’ils lui corrigeaient ou
lui soufflaient. Parfois Rehana reconnaissait sans aucun doute possible sa
voix légère parmi toutes celles qui traversaient la cour en provenance de la
boutique. Il s’y rendait apparemment souvent, et Hassanali parlait de lui
tous les jours, lançant régulièrement un regard entendu dans la direction de
Rehana. Pendant des semaines il vint ainsi très souvent le vendredi déjeuner
avec eux, il s’asseyait ensuite en compagnie d’Hassanali à l’ombre dans la
cour jusqu’à l’heure de la réouverture du magasin. Hassanali n’avait jamais
eu d’ami comme lui avec lequel il pouvait rester à rire à pleins poumons des
heures durant. Rehana ne pouvait s’empêcher de penser à lui, et, quand elle
l’entendait sans parvenir à le voir, elle ressentait dans la poitrine une
douleur qui ne pouvait être, pensait-elle, que du désir. Puis un vendredi, à
quelque trois mois de son arrivée parmi eux, le repas terminé, après que
Rehana eut débarrassé la table et laissé les hommes à leur conversation,
lorsqu’ils eurent fini de bavarder et qu’Azad s’en fut allé, Hassanali apparut
à la porte de sa chambre où elle se reposait et lui fit signe de venir. Azad
l’avait demandée en mariage, annonça-t-il sans pouvoir contenir un franc
sourire, ni parvenir à cacher son plaisir et à anticiper celui de sa sœur. Elle
sentit le sang lui monter au visage, et elle pensa d’abord que tout cela était
fou. Comment une chose tant désirée pouvait-elle lui arriver ? « Mais
regardez-la », dit Hassanali en riant, et il s’avança pour la prendre dans ses
bras. Alors, parce que c’était ce qu’elle désirait le plus, elle se sentit faire
marche arrière et, se dégageant de l’étreinte de son frère lui dit : « Attends,
attends, réfléchissons. »
Elle remarqua l’agacement d’Hassanali. Il resta aimable, accommodant,
toujours souriant, mais son sourire trahit un léger désarroi. Elle avait déjà
refusé plusieurs demandes en mariage. « Oui, bien sûr, il te faut prendre le
temps de réfléchir, lui dit-il. Mais… je pensais que… Est-ce qu’il ne te plaît
pas ? »
Elle hocha la tête avec humilité, timidement elle le reconnaissait. « Si,
répondit-elle, et elle sentit la chaleur lui monter au visage une nouvelle fois.
Je suis heureuse de sa demande… »
Hassanali rayonnait de plaisir, il tendit les bras dans sa direction.
« Attends, attends, dit-elle en reculant jusqu’au seuil de la chambre. Ce
n’est pas par suffisance… ni par vanité que j’hésite. Je me réjouis de sa
demande. C’est un homme bon, gai, poli et… séduisant. Mais nous ne
savons pas grand-chose de lui et des siens. Nous ne savons pas…
— Je sais que j’ai déjà pour lui les sentiments d’un frère, reprit
Hassanali avec obstination, et son euphorie marqua le pas. Je sais qu’il est
un ami enjoué et attentionné depuis le premier jour. Et je crois connaître
assez bien la vie pour être persuadé que c’est un homme fiable et… sincère.
J’ai honte de ta méfiance alors qu’il nous a témoigné tellement d’amitié. A-
t-il jamais été discourtois à ton égard ? Non, il s’est toujours montré correct
et digne, même si tout le monde a remarqué l’admiration que tu lui
inspirais.
— C’est vrai, dit Rehana, sans parvenir à réprimer un sourire.
— Bon, alors. Seul un aveugle n’a pu voir que tu aimais le regarder, dit
Hassanali, triomphant à présent, convaincu par la force de ses propres
sentiments et le sourire qui passa fugitivement sur le visage de Rehana.
— Oui, mais nous ne savons rien de ses… obligations.
— Quelles obligations ? Pourquoi ne pas accepter, puis nous pourrons
lui poser les questions que tu veux ? Je ne voudrais pas l’offenser. Je suis
convaincu que c’est un homme de bien, et je ne crois pas que tu pourras
trouver personne de mieux.
— Sa famille, lui opposa Rehana qui commençait à perdre patience.
Est-ce qu’il a déjà… une famille à lui ? Est-il marié ? Doit-il rentrer dans
son pays, ou a-t-il l’intention de vivre ici ? Ce n’est pas rien ce qu’il
demande.
— Marié, je n’y avais pas pensé », dit Hassanali, qui comprenait enfin.
Les trois demandes en mariage que Rehana avait déclinées avaient toutes
été le fait d’homme déjà mariés et qui cherchaient une seconde et, pour l’un
d’eux, une troisième épouse. Mais il s’agissait d’hommes plus âgés, qui
avaient eu des enfants de lits précédents, et désiraient raviver, revigorer les
plaisirs du mariage avec une nouvelle épouse plus jeune. Azad n’était guère
plus vieux qu’eux deux, et il semblait si insouciant et si gai qu’il était
difficile de l’imaginer marié.
« Si tu ne veux pas lui poser toi-même ces questions, nous pouvons
envoyer un mot à tante Mariam. Ainsi quelqu’un les posera à ta place,
puisque tu crains de les voir compliquer ta relation d’amitié.
— Non, objecta aussitôt Hassanali. Elle va le tourmenter et le faire fuir.
Et puis cela prendra des jours pour lui envoyer le message, et des jours
avant qu’elle ne se déplace jusqu’ici. Ce ne serait pas bien de le faire
attendre aussi longtemps. Non, je vais l’interroger. Je vais lui parler. Mais
puis-je lui dire que tu es heureuse de sa demande, aussi heureuse que je le
suis ?
— Dis-lui que j’en suis heureuse, oui », acquiesça-t-elle avec prudence,
plus très certaine déjà de l’insistance avec laquelle Hassanali le presserait
de répondre à ses questions.
Il la laissa pour aller ouvrir la boutique. Elle retourna dans sa chambre,
dont elle ferma la porte, puis elle s’allongea sur le lit avec l’impression de
suffoquer. Elle était prise de terreur, comme si on lui demandait d’accepter
quelque chose qui pourrait avoir des conséquences incalculables, en même
temps qu’elle souriait au souvenir d’Azad. La parcourut un léger frisson à
l’idée du contact, celui de son bras, de son épaule, puis elle ferma les yeux
et sentit son souffle sur son corps. Elle resta longtemps ainsi les yeux
fermés, perdue dans l’inventaire de ses étreintes.
Elle comprenait pourquoi Hassanali était si impatient, si désireux
qu’elle accepte la proposition. Elle avait vingt-deux ans, un âge déjà avancé
pour une femme qui n’était pas mariée. Elle savait qu’il s’inquiétait pour
elle et pour son propre honneur, car le célibat la rendait plus vulnérable à
l’inacceptable. Aux yeux d’Hassanali, comme aux yeux de tous, il aurait
échoué à la protéger si elle succombait à quoi que ce soit d’inconvenant,
tous deux seraient alors déshonorés. Il y avait des hommes qui faisaient
ainsi profession de séduire, et leurs victimes étaient en général des veuves
ou des femmes qui n’avaient pas trouvé d’époux et auprès desquelles la
surveillance des familles s’était relâchée. La situation n’était certes pas
encore à ce point désespérée, mais Rehana trouvait Hassanali inquiet. Il lui
avait dit quelque chose d’assez dur lorsqu’elle avait refusé la seconde
demande en mariage. À la première il s’était amusé de son refus, l’idée
même qu’Abdalla Magoti épouse sa sœur était ridicule, d’abord parce qu’il
n’arrivait pas à l’imaginer mariée, pensa-t-elle. Et puis il y avait du ridicule
chez Abdalla Magoti. Ce nom lui venait de ses genoux cagneux et de ses
jambes arquées, qui lui donnaient une démarche comique caractéristique. Il
avait déjà une femme et trois enfants, et tous vivaient dans l’arrière-salle
d’un minuscule café situé au fond d’une ruelle. C’était peu de temps après
la mort de leur mère, et peut-être Abdalla Magoti pensa-t-il que, se sentant
fragilisée, elle allait accepter la protection qu’il lui offrait. Hassanali avait
lui-même été pris de fou rire en l’entendant faire sa déclaration, et il sourit
avec bienveillance lorsqu’elle exprima son refus.
Le second refus l’amusa moins, ce qui fit rire cette fois Rehana à cause
des airs outrés qu’il prit. C’était au cours de l’un des longs séjours de tante
Mariam chez eux. À chaque fois qu’elle venait les voir, elle rendait visite
aux nombreuses personnes qu’elle connaissait en ville, elle était invitée aux
mariages, veillait les morts et recevait pour sa part plus de visites en
quelques jours que Rehana tout au long de l’année. Naturellement, Rehana
était tenue de l’accompagner. Il eut été bizarre et peu sociable de sa part de
s’en dispenser, tante Mariam d’ailleurs ne l’aurait pas permis. Elles se
rendirent un jour dans la maison d’un notable originaire d’Oman,
propriétaire terrien dans la région, ainsi qu’à Takaungu. Tante Mariam avait
un faible pour ces relations avec les gens huppés, et elle était aussi à l’aise
dans les grandes demeures de ce milieu qui n’était pas le sien que dans sa
maisonnette sans lumière (mais qui possédait une cour spacieuse dans
laquelle elle faisait pousser rosiers et jasmin) où elle avait vécue toute sa vie
de femme mariée, de veuve, et celle de tante dévouée. Rehana était toujours
surprise du nombre de personnes que comptaient ces vastes maisonnées, les
épouses, les parents, les domestiques. Certains étaient des esclaves, ou des
enfants d’esclaves qui avec le temps se considéraient comme faisant partie
de la famille.
Elles se trouvaient en compagnie d’une des épouses de la maison,
entourée de ses domestiques ainsi que de parentes, dans une pièce du
premier étage donnant sur une véranda. Une douce brise soufflait de la baie,
si bien que malgré la chaleur qui chatoyait en ce milieu d’après-midi, la
pièce était aussi fraîche que l’ombre d’un arbre à l’heure où le soleil se
couche. Une voix masculine se fit entendre de loin pour annoncer son
arrivée. L’une des femmes prévint qu’il y avait de la visite mais elle n’eut
pas le temps d’empêcher l’homme d’entrer dans la pièce. Toutes se hâtèrent
de se couvrir la tête, toutes à l’exception de Rehana, qui ne fut pas assez
rapide, et qui n’était de toute façon pas aussi pointilleuse sur le port du voile
que l’étaient ces femmes ibadites qui se couvraient jusque devant leurs
propres frères, c’est du moins ce qu’elle avait entendu dire. L’homme qui
apparut était trapu, il avait le teint mat et approchait la quarantaine. Il
s’arrêta dans l’encadrement de la porte, gêné. Ses yeux se posèrent un
instant sur Rehana et il se retira en présentant ses excuses. L’épouse qui les
avait reçues leur rendit visite quelques jours plus tard et les invita à revenir
la voir, l’on se revit ensuite encore une autre fois avant que le sujet ne soit
abordé ouvertement. L’homme, qui s’appelait Daud Suleiman, avait
demandé Rehana en mariage après l’avoir vue cette unique fois. La
demande fut transmise par tante Mariam, qui posa toutes les questions et
fournit toutes les informations à Rehana et à Hassanali. C’était un parent de
l’épouse du notable à laquelle elles avaient rendu visite, et tante Mariam se
perdit tant et tant dans les détails de la complexe relation de parenté que
Rehana cessa d’écouter. Elle avait déjà sa réponse. Sachant à présent de
quoi il retournait, elle se souvint d’avoir trouvé quelque chose d’abject dans
le regard de cet homme d’expérience, qui la jaugeait. Le mot « abject »
était-il trop fort ? Il l’avait, en tout cas, fait tressaillir et se détourner, et
même si elle n’avait pas alors analysé sa réaction, elle comprenait à présent
ce qu’elle avait lu dans ce regard et qui l’avait glacée. L’homme gérait pour
un propriétaire terrien une ferme près de Mambrui et, oui, il était marié et
avait quatre jeunes enfants, mais le logement à la ferme était spacieux et il y
aurait de la place pour tous. Il y avait aussi les avantages de vivre à la
campagne, les fruits et les légumes fraîchement cueillis, les œufs du jour. La
protection du propriétaire apportait aussi la garantie que l’on ne manquerait
jamais de rien.
Tante Mariam approuva en silence le refus de Rehana, puis elle lui
demanda de lui fournir des arguments pour pouvoir répondre à l’épouse du
notable. « Faut-il vraiment que je donne des explications ? Est-ce que je ne
peux pas simplement dire non ? » Il était, pensa-t-elle, impossible d’avouer
ce que ce regard lui avait fait craindre – qu’il ne cherche à la contraindre, à
l’écraser. C’était, selon toute apparence, un homme respectable et sûr de lui,
qui savait qu’il avait des devoirs dont il était soucieux de s’acquitter, et qui
lui demanderait de faire de même de son côté. Ce n’était pas qu’elle savait –
comment aurait-elle pu savoir d’après un si bref regard ? –, mais elle le
sentait, elle sentait qu’il voudrait lui dicter sa loi, la diriger, de la façon dont
son père l’avait fait et dont Hassanali croyait devoir le faire. Elle ne voulait
être la seconde épouse de personne. Jamais son père n’avait parlé de
prendre une seconde épouse. Pour quoi faire ?
« Je ne souhaite pas vivre à la campagne, finit-elle par répondre,
incapable de trouver meilleure explication.
— Pour qui donc te prends-tu ? Pour une princesse ? » lança Hassanali
d’un ton hargneux qui ne lui ressemblait pas, mais il ne parvint pas à
contrôler sa colère devant ce qu’il prenait pour un caprice. Il se leva et se
dirigea droit vers la porte de la cour. Après quelques pas il fit demi-tour.
« Est-ce vraiment si bien pour toi de vivre ici ? Tu vas dire non à cet
homme, qui t’a vue et à qui tu as plu, et qui peut subvenir à tes besoins, et
plus jamais personne ne te demandera après cela. Ils penseront que tu es
trop fière.
— S’il te plaît, petit, un ton plus bas, intervint sèchement tante Mariam.
— Il n’y a pas de quoi crier, de toute façon. C’est ma vie, ajouta
Rehana.
— Oui, c’est ta vie, et ce sera toujours ta vie, mais continue ainsi et cela
finira mal, reprit plus bas Hassanali dans un murmure de rage. Personne ne
te demandera plus jamais en mariage parce qu’on te trouvera vaniteuse, et il
n’y a vraiment pas de quoi l’être. Et puis un de ces hommes malveillants te
séduira et tu apporteras le déshonneur à la famille. » C’est ce qu’il avait dit,
avant de sortir comme un ouragan. Rehana resta le regard fixe et tante
Mariam demanda tout bas à Dieu de pardonner à son neveu cette funeste
pensée.
Ce qui survint quelques mois plus tard donna raison à Hassanali. Un
messager se présenta envoyé par Ali Abdalla, un négociant que tout le
monde appelait Msuwaki, on ne sait trop pourquoi. Ce messager était
porteur d’une demande en mariage concernant Rehana. Lorsque Hassanali
lui fit part du message, elle comprit qu’il se sentait à la fois triste et justifié
dans sa sombre prédiction. Peut-être avait-il honte pour elle. À leurs yeux,
Ali Abdalla était un vieillard, il avait soixante ans, une barbe blanche, et
faisait commerce de tout ce qui se présentait, il avait deux épouses et de
grands enfants quelque part en Arabie. Un parfum de scandale était attaché
à son nom. Rehana en ignorait les détails et ne voulait pas les connaître, ce
n’étaient pas ses affaires. Les gens inventaient toujours des ragots à partir
de rien. Sans doute avait-il formulé sa demande en raison du désir sexuel
qu’il avait d’une femme, lui qui était trop vieux pour s’autoriser l’indignité
de monnayer des rapports avec celles qui font le trottoir. Elle comprit cela.
Les Arabes d’un certain âge feignaient l’apitoiement lorsqu’ils concluaient
pareilles unions, ils choisissaient des veuves ou des divorcées qui n’avaient
plus beaucoup de moyens, et même parfois de belles jeunes femmes dont la
famille était couverte de dettes. La contrepartie financière était alors le plus
souvent négligeable, les familles voulant avant tout caser celle qui les
encombrait et lui donner une respectabilité. Tout se faisait au nom de la
compassion et de la bienveillance, loin de la luxure et de la cupidité. Voilà
pourquoi Hassanali avait honte pour elle, et peut-être honte d’elle – qu’elle
ait pu faire l’objet d’une telle proposition, comme si elle avait été sur la
paille.
« Je vais répondre que non, qu’en penses-tu ? Merci, mais non », dit
Hassanali, le nez dans sa tasse de café. Ils étaient assis sur la natte dans la
cour mal éclairée après un dîner froid composé des restes du déjeuner.
Rehana se sentait abattue, contrariée, et elle pensa qu’il en allait de même
pour Hassanali. Elle ne comprenait pas pourquoi elle éprouvait ce sentiment
de solitude et d’inutilité, de faute, pourquoi Hassanali avait l’air tellement
découragé, comme s’ils avaient tous deux échoué, comme s’ils avaient raté
leur vie. Elle aurait dû cuisiner quelque chose, ne serait-ce que des haricots
ou des épinards. Elle prit la résolution de ne plus jamais servir pareil repas,
de ne plus jamais laisser le riz et les légumes froids peser sur eux de toute
leur médiocrité.
C’est ainsi que lorsque Azad arriva dans leur existence en milieu
d’année, ce fut comme un cadeau inespéré, une bénédiction. Hassanali
aurait été heureux de l’avoir pour ami, il était fier de l’admiration qu’Azad
portait à Rehana, mais avait du mal à croire qu’il voudrait l’épouser. Il fut si
enthousiaste lorsque le jeune homme fit sa demande qu’il dut se retenir de
l’embrasser et de l’accueillir aussitôt au sein de la famille. Azad était jeune,
sympathique, ouvert, plein d’audace. Il avait parcouru des centaines de
milles marins et débarqué en terre inconnue, ce qui était courageux. Puis il
était resté pour travailler comme négociant sans même vraiment parler la
langue du pays, ce qui était encore plus courageux. Il était épanoui,
heureux, il leur avait témoigné une affection infinie, sans exiger la moindre
contrepartie. Hassanali les avait observés, lui et Rehana, avec une joie
narquoise et incrédule, notant, plein d’un espoir prudent, l’intérêt qu’ils
avaient l’un pour l’autre. En réalité, c’était plus qu’il ne pouvait espérer, et
il l’avait dit à Rehana lorsqu’elle lui avait demandé d’attendre, et de
réfléchir, et de faire appel à tante Mariam afin qu’elle vienne poser les
bonnes questions. « Jamais tu ne trouveras quelqu’un de mieux », avait-il
insisté, et elle savait qu’il avait raison. Quand Hassanali lui rapporta qu’il
avait interrogé Azad, et que celui-ci avait répondu ne pas être marié et
n’avoir d’autre désir que de vivre heureux auprès de Rehana, elle sourit et
donna son accord, puis écrivit à sa tante. Ils se marièrent le lendemain de
son arrivée.
Peut-être était-ce plus qu’elle ne méritait. Pendant des mois elle s’était
perdue en lui, comme s’il avait pris possession d’elle, comme s’il l’avait
transformée. Elle se sentait belle et forte, elle souriait en son for intérieur en
pensant à lui, elle se montrait tolérante face à toutes ces choses qui lui
avaient auparavant parues exaspérantes et mesquines. Jour après jour, elle
se réjouissait de ce corps à côté du sien, des étreintes de cet homme, de son
rire. Il voyageait pour ses affaires, mais sans que cela fût insupportable au
début, et à chacun de ses retours elle avait l’impression d’être encore plus
sienne. C’était tellement inattendu, ce sentiment d’intimité, cette proximité,
comme s’il avait fait partie d’elle, comme s’il avait été sa chair. Quand le
mausim finalement revint, et que débarqua le capitaine avec lequel il
travaillait, Azad se trouva très occupé, il se déplaçait beaucoup pour
superviser l’acheminement de toutes les marchandises qu’il avait négociées.
Ils ne le virent que rarement dans les dernières semaines.
Il avait indiqué qu’il allait devoir repartir avec le bateau, afin de
s’assurer qu’une fois les marchandises vendues il percevrait sa part des
bénéfices. Business is business, il faut veiller au grain si l’on veut être sûr
de bien toucher son dû, et ne pas se laisser escroquer. Le capitaine certes
était un parent, et il ferait en sorte qu’il soit effectivement payé, mais
l’argent corrompt les âmes les plus pures, et le capitaine lui-même, qui
n’était en aucun cas une âme des plus pures, pourrait être tenté. Aussitôt ses
affaires réglées, il serait de retour, et alors Rehana serait grosse de leur
premier enfant, espérait-il. Elle avait du mal à l’accepter, elle le supplia,
mais il l’apaisa. C’est ainsi que vivent les gens comme nous : les voyages,
le commerce, pour se faire une place au soleil. Je vais partir et revenir, et
avec un peu de chance je ramènerai certains des présents que Dieu garde en
réserve pour nous. Hassanali demanda à sa sœur de ne pas s’obstiner
sottement, et de cesser de mener la vie dure à Azad. Il en allait ainsi pour
tellement de gens d’ici, elle le savait. Quand les vents du mausim tournèrent
cette année-là, il alla s’embarquer à Mombasa, puis plus rien, rien depuis
cinq ans et sans doute à jamais.
Ils avaient pensé qu’il enverrait un mot dès qu’il le pourrait, mais il ne
le fit pas, et Rehana se mit à craindre que le bateau ait fait naufrage. Leur
père Zakariya leur raconta que c’était ainsi que son propre père avait
disparu, il avait péri pendant le retour du voyage du mausim, son bateau
ayant sombré dans la tempête en pleine mer d’Oman. Il avait fallu des
semaines avant que sa mère n’apprenne la nouvelle, et ce n’est que lorsque
les marchands eurent conclu au naufrage qu’elle dut se résoudre à sa mort.
Il s’appelait lui aussi Hassanali et, quand Zakariya fut en âge d’entreprendre
le voyage, il s’embarqua à son tour avec le mausim, peut-être à la recherche
de son père. Par chance il trouva en chemin son petit Hassanali, et
n’entreprit donc pas le voyage de retour, échappant ainsi à la noyade. Aussi,
la première pensée – terrible – qui traversa Rehana fut-elle que le navire
avait sombré avant d’arriver en Inde. Hassanali chercha à glaner des
informations auprès des uns et des autres, et l’on interrogea marchands et
marins. Non, le navire était bien arrivé à bon port, ils allaient donc voir
revenir le jeune homme avec le prochain mausim. Mais il ne revint pas, et
au bout de quelque temps Hassanali n’osa plus aller aux nouvelles. Azad les
avait abandonnés, il l’avait abandonnée, il était retourné à sa vie en Inde, se
moquant de l’amour de Rehana, de son désir, se gaussant de leur crédulité.
Mais elle n’était pas convaincue qu’il ne lui soit rien arrivé. Il pourrait bien
réapparaître un jour, et alors il leur raconterait les épreuves qu’il avait
traversées et qui l’avaient retenu au loin. Telle était la situation, bien qu’elle
ait su au fond d’elle-même, dès les premiers mois, qu’il ne reviendrait pas.
Des années durant, elle a ressassé le fait qu’il l’ait quittée, et il ne lui restait
que l’amertume aujourd’hui. Elle se laissait rarement aller à penser à
l’ivresse des premiers temps. Elle avait le sentiment de s’être fait duper et,
le souvenir qu’elle avait de lui virant à la rancœur, elle éprouva le besoin de
blâmer Hassanali, qui avait fait fi de sa prudence, bien que jamais elle ne le
lui avouât et que se taire lui pesât. Sa vie en fut bouleversée, ressentiment,
découragement, elle se levait tard, souffrait de son absence. Elle souffrait de
son absence en permanence, même si elle haïssait tout de lui – son
existence, son nom, sa voix. Elle s’occupait de la maison comme elle l’avait
toujours fait, mais sans goût à présent et avec intolérance, une part d’elle-
même s’était figée, alourdie, aigrie.
Tante Mariam leur rendait visite à intervalles réguliers comme elle le
faisait avant l’arrivée d’Azad. Elle s’était tenue à l’écart pendant les
quelque sept mois qui avaient suivi le mariage de Rehana, afin de lui laisser
l’espace et le temps d’être heureuse, disait-elle, mais une fois Azad parti
avec le mausim, elle revint les voir, pour tenir compagnie à Rehana et,
pensa-t-elle, être à portée de main en cas de grossesse. Mais il n’y eut pas
de grossesse, et, l’absence d’Azad se prolongeant, tante Mariam cessa de
poser des questions embarrassantes et tint à Rehana, lorsqu’elle désespérait,
des propos rassurants. Pour finir, ce fut elle qui prit la décision. Après
presque deux ans au cours desquels elle effectua de nombreux allers et
retours, Rehana et Hassanali étant toujours plongés dans la tristesse, elle
resta. Elle resta de Mfungo Mosi à Mfungo Mosi, une année entière. Elle
passa avec eux Muharram, Maulid Nabi, Miraj, Ramadhan, Sikukuu Ndogo
et Sikukuu Kubwa. Elle chantait même une chanson satirique sur l’invitée
qui s’incruste et s’incruste jusqu’à ce que l’on soit contraint de la mettre
dehors, les incitant ainsi à protester que sa présence ne les dérangeait pas.
Comme toujours lorsqu’elle était chez eux – et les années passant, rien
ne semblait changer –, elle continua de s’activer. Il y eut bien sûr les visites
qu’on recevait, et celles qu’on faisait. Ils vidèrent les matelas de leur kapok,
qu’ils mirent à sécher au soleil afin de le débarrasser des punaises et des
odeurs avant d’en bourrer un nouveau calicot. Elle fit réparer les fenêtres
qui donnaient sur la cour et passer les murs à la chaux. Hassanali se
plaignait des dépenses que cela occasionnait, mais avec le sourire. La cour
prit un aspect propre et neuf qui donnait aux plantes des formes plus
harmonieuses et rehaussait leur luxuriance. Tante Mariam se lança dans la
fabrication et la friture des samosas et des bajas qu’on lui commandait pour
des réceptions, en réservant une partie pour la boutique d’Hassanali. Les
pêcheurs se présentaient à la porte de la cour avec leurs chapelets de
poissons à vendre, et elle en discutait le prix comme si elle devait se fournir
pour un banquet, alors qu’une poignée leur suffisait pour accompagner leur
riz, leur cassave ou leurs bananes. Cela n’empêchait pas les pêcheurs de
revenir le lendemain et de vociférer devant la porte, proposant à l’occasion
un poisson qu’on n’avait pas demandé, pour le simple plaisir de marchander
avec tante Mariam.
Rehana ne pouvait rester au lit pendant ce temps-là, elle ne le souhaitait
même pas. Tante Mariam s’installa dans sa chambre et l’obligea à se lever
en même temps qu’elle, lui redonnant en douceur l’envie de s’activer. Elle
demanda à Rehana de lui lire chaque jour quelques pages du Coran, car ses
yeux la trahissaient à présent, et jamais elle n’avait vraiment réussi à
aborder les grandes sourates, et Rehana lisait si bien. À l’âge de dix ans,
Rehana était capable de lire le Coran du début à la fin, et elle en connaissait
des passages par cœur. (Bien qu’elle ait dû quitter l’école peu de temps
après, car elle commença à perdre le sang, ce qui devenait dangereux.)
Tante Mariam persuada Rehana de lui confectionner des robes, comme elle
le faisait pour son propre usage, et elle fit un tel éloge des résultats obtenus
que d’autres personnes souhaitèrent s’en faire confectionner aussi. Enfin,
elle sut convaincre Hassanali qu’il était temps pour lui de songer à prendre
femme. Elle ne l’exprima pas, ni peut-être même ne le pensa, mais une
femme pour Hassanali serait une compagnie pour Rehana, ce qui les
sortirait l’un et l’autre du désarroi dans lequel ils étaient plongés. Elle savait
exactement qui, dit-elle à Hassanali, pour le jour où il serait prêt, bien qu’il
valût mieux ne pas trop tarder à se décider. « Je t’épouserais bien, quant à
moi, plaisantait-elle, si je n’avais pas toutes ces demandes de riches
célibataires à examiner. »
C’est ainsi qu’arriva Malika, qui apporta le bonheur à Hassanali, et qui
changea leur vie. Rehana apprit à penser à Azad comme à une erreur qu’elle
avait commise, et contre laquelle elle était impuissante. Elle pourrait
essayer de faire annuler le mariage, mais à quoi bon ? Le temps jouait
contre elle. Il y avait dix ans que leur mère était morte, elle avait vingt-neuf
ans aujourd’hui. Vieille. Malika se tenait devant elle et s’apprêtait, ayant
lavé les épinards, à préparer à présent le poisson en fredonnant sa berceuse
ou l’on ne sait quelle chanson. Elle songeait sans doute à ce qu’elle et
Hassanali se feraient l’un à l’autre lorsqu’il rentrerait prendre du repos.
Depuis que Malika était là, il fermait la boutique deux heures durant après
le déjeuner, afin de se reposer. Cela faisait sourire Rehana, même si elle les
enviait aussi. Elle se leva de son siège et examina la robe qu’elle venait de
terminer et qu’elle tenait à bout de bras, la tournant d’un côté puis de l’autre
pour vérifier que tout était bien. Elle éprouva une certaine satisfaction à la
pensée de la femme qui lui avait commandé cette robe et qui allait venir la
chercher dans l’après-midi. Elle allait être contente, se dit-elle. Elle plia la
robe et se rassit, et ce faisant, elle sentit cogner contre sa cuisse le carnet
qu’elle avait pris au blessé. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle ait pu un
instant songer qu’il s’agissait d’Azad, l’homme qui lui avait appris le désir
autant que la haine, appris à se haïr elle-même plus encore qu’elle ne le
haïssait. Il n’était pas de retour, Dieu merci, car que ferait-elle s’il revenait ?
Et qu’allait-elle faire du carnet du mzungu ? Elle n’était même pas capable
de déchiffrer ce qui était écrit sans doute dans sa langue à lui. Il était
impossible de le jeter, car l’homme qui ramassait leurs ordures pour les
brûler les fouillait toujours dans l’espoir de trouver quelque chose à
revendre. S’il tombait sur le carnet, il l’apporterait à l’Européen du
gouvernement et les dénoncerait comme voleurs, anticipant une
récompense. Elle pourrait l’enterrer, mais s’il venait à être découvert, cela
passerait pour de la sorcellerie, ou la lubie hostile d’un esprit dérangé. Elle
allait devoir le garder sur elle comme un fardeau, le cacher jusqu’au
moment où on le trouverait, ou jusqu’à sa mort, et les gens s’amuseraient
alors de ce dérisoire chapardage de vieille fille.
4
Pearce

Ils s’installèrent sur la véranda après un dîner de ragoût de chèvre et de riz.


Burton, le régisseur de Bondeni, était venu voir le malade et faire
connaissance avec lui. C’était un homme massif aux cheveux noirs en
broussaille, à la moustache taillée net. Le soin porté à cette moustache lui
donnait un air affecté, pensa Martin. Dans ses vêtements trop amples, il
paraissait soufflé, et peut-être souffrant, pas pis en tout cas que lorsqu’il
était arrivé en treillis. Depuis que le soleil s’était couché, ils avaient bu sans
discontinuer, gin-fizz pour Burton, Scotch pour Frederick et Martin. Il avait
pu les accompagner quelque temps, bien que sans la soif ni le plaisir qui
étaient les leurs, mais il n’avait pas voulu jouer les rabat-joie ou se montrer
inamical. Une fois embarqués dans leurs chamailleries sur les questions
touchant à l’Empire, les voix montant au fur et à mesure que la
conversation s’échauffait, Frederick ne pensa plus à remplir le verre de
Martin, qu’il abandonna à lui-même, ne revenant vers lui que de temps à
autre pour prendre parti en sa faveur sur tel ou tel sujet.
Burton ne voulait pas d’alliés, convaincu que l’avenir des possessions
britanniques en Afrique passait par le déclin progressif et la disparition des
populations locales, qui seraient remplacées par les colons venus d’Europe.
C’était une évolution inévitable, inéluctable, il en était persuadé, tant qu’ils
resteraient aux commandes en tous cas et que n’interféreraient pas des
fonctionnaires fouineurs, du genre de ceux du moins qui font de l’ingérence
obstructive et jacassent à longueur de temps sur le devoir qu’il y a à aider
les indigènes.
Martin trouva quelque chose d’artificiel à cet échange entre deux colons
anglais débattant avec sérieux de questions d’intérêt général. La voix de
Burton se fit même plus claire, plus forte, plus précise, et prit un ton
d’autorité. C’était sans doute pour lui, mais peut-être aussi pour eux, afin de
se donner le sentiment de leur importance, de leur présence au monde.
Oubliés la solitude, les domestiques, la maladie et l’angoisse tenace de
vivre où ils vivaient, de faire ce qu’ils faisaient. Il y avait le monde à
sauver. Telle était la conversation des hommes après un verre ou deux, qui
évacuait les petites misères de l’existence au quotidien pour aborder les
questions essentielles.
« Ce continent a le potentiel d’une autre Amérique, déclara Burton avec
une emphase têtue, comme s’il s’attendait à ce que ses paroles soient
accueillies avec scepticisme. Mais rien n’en sortira tant qu’il y aura les
Africains. Regardez ce qui s’est passé ici. Les nègres ont été corrompus par
les Arabes, par leur religion, par leur… leur parfum de courtoisie. Les
Arabes eux-mêmes ne valent pas grand-chose. Ce sont pour la plupart des
fanfarons, qui ne sont pas capables de travailler une journée si leur vie n’est
pas menacée, ou s’il n’y a pas quelque butin, quelque pillage à espérer.
Avant notre arrivée, cet endroit était livré aux pirates. Quand les vents le
permettaient, les Arabes razziaient toute la côte, ils enlevaient et
rançonnaient à leur gré, capturaient des esclaves. Puis, quand les vents
tournaient, ils repartaient vers leurs cavernes jouer avec leur butin. Plus vite
on les aura appauvris et chassés, et mieux cela vaudra.
— Peut-être », dit Frederick, cédant sur les Arabes, mais cherchant
l’affrontement. Martin en avait suffisamment entendu pour comprendre que
Burton était celui qui disait les horreurs, tandis que Frederick le poussait
délibérément à ces excès de langage. « Il vous faut bien admettre qu’ils ont
mis un peu d’ordre par ici. Il vous faut bien l’admettre. »
Burton prit son temps, faisant bruire son gin dans le verre avec
contentement. Lorsqu’il reprit, ce fut d’une voix douce, en résistant aux
provocations de Frederick. « Malgré le semblant d’ordre que représente le
sultan de Zanzibar, le pays sans notre présence redeviendrait bien vite un
repaire de brigands. Quant au sauvage de l’intérieur, c’est encore une autre
affaire. Il est condamné, pour ce qu’il en reste du moins. Il ne peut que
dépérir, mourir de faim et disparaître au contact de la civilisation. Inutile de
me déballer vos sornettes sur la morale et la responsabilité. C’est inévitable,
c’est scientifique. Il n’y a aucune cruauté à ce dénouement, il s’est produit
partout, encore et encore, exactement de la même façon.
— Je vous trouve quelque peu négligent pour ce qui est de vos devoirs
au service de l’Empire, reprit Frederick d’une voix pompeuse qui entendait
montrer qu’il n’était pas sérieux dans son accusation. À la vérité, je vous
trouve négligent sur le plan humain. J’ai une réelle responsabilité vis-à-vis
des indigènes, le devoir de les surveiller, de les guider pour les amener
progressivement à l’obéissance et au travail méthodique.
— C’est bien ce que je disais, ingérence obstructive. Plus on en fait
pour eux, ajouta Burton, dont la voix montait de nouveau, plus ils exigent
de nous, sans contrepartie aucune. À terme, ce qu’ils veulent c’est être
entretenus par nous sans renoncer à se comporter en barbares. Ils vont nous
haïr, mais continuer d’attendre de nous l’obligation de les aider. Ce sera
comme un droit pour eux. Et vous n’obtiendrez guère de leur part de travail
méthodique, pas s’ils sont livrés à eux-mêmes.
— Voilà pourquoi je dis qu’il faut les guider, renchérit Frederick. C’est
là notre responsabilité.
— Les contraindre, vous voulez dire. On ne parvient pas à les faire
travailler sans user de la force ou bien de manœuvres, on ne peut pas leur
faire comprendre qu’il y a une valeur morale dans le travail et la réussite.
C’est évident pour nous. Eux ne le comprennent pas. Voilà pourquoi ils
continuent de se vêtir de peaux de bêtes et de vivre dans des cases faites de
branchages et de bouse de zébus. Ils s’en satisfont parfaitement, et ils
tueront pour défendre ce mode de vie. Vous pouvez invoquer le devoir
autant que vous voudrez, mais vous n’aurez pas la prospérité ni l’ordre en
Afrique sans l’établissement d’une colonie européenne. Nous ferons alors
de ce pays une autre Amérique.
— Cela n’aura pas lieu sans un massacre, répondit Frederick, le regard
furieux, avant d’avaler une grande gorgée de Scotch. Encore qu’à vous
entendre, il ne semble pas que cela soit une chose si terrible.
— Non, votre position manque de courage intellectuel », suggéra
aimablement Burton. Martin comprit qu’il avait réussi à ne pas se laisser
piéger par les provocations de Frederick et que c’était à lui de le provoquer
à présent. « C’est déjà un massacre. Et cela pour les faire obéir. De fait, il
n’y a qu’à les laisser se dépatouiller seuls, sans intervenir, et ils
disparaîtront d’eux-mêmes. »
Martin les écoutait en silence revenir interminablement sur tout ce qui
les séparait des nègres, c’est-à-dire d’à peu près tous ceux qu’ils avaient
aujourd’hui soumis par la contrainte à leur domination. Ce n’était pas
uniquement le fait des Britanniques. Il avait entendu ces conversations chez
d’autres Européens, des Français et des Hollandais, et même des Polonais et
des Suédois, qui n’avaient pourtant pas d’indigènes sur lesquels régner ou à
condamner à une mort imminente. Il ne supportait pas ce type de propos.
Cela le rendait malade. Aussi craignait-il d’avoir été percé à jour. Il se
demandait si Burton avait perçu le dégoût que provoquaient chez lui ses
paroles, et s’il n’en rajoutait pas justement pour l’irriter, à moins que ce
n’ait été le gin.
« Alors, Pearce ? Ou plutôt Martin, eh bien, mon vieux ? interrogea
Frederick à moitié ivre et un rien agacé, peut-être parce que Pearce ne
prenait pas parti contre les égarements et la vulgarité de Burton. Que
pensez-vous de tout cela ? Nous sommes en 1899, comment voyez-vous le
siècle à venir ? Ferons-nous mieux que nos prédécesseurs qui se sont
montrés inflexibles ? Cet endroit sera-t-il débarrassé de ses indigènes et
deviendra-t-il une nouvelle Amérique, ou bien verrons-nous ces ballots se
transformer en sujets civilisés, durs à la peine ? Allons, donnez-nous votre
opinion, mon bon monsieur.
— Je crois qu’avec le temps nous jugerons moins héroïques les actions
que nous avons menées dans des endroits comme celui-ci, répondit Martin.
Et nous aurons du mal à nous trouver nous-mêmes sympathiques. Je crois
qu’avec le temps nous aurons honte de certains des actes que nous avons
commis.
— Un wallah hostile à l’Empire, commenta Frederick avec délice. Eh
bien, Burton, que dites-vous de cela ?
— Quant à ces sauvages que nous avons tellement voulu faire évoluer,
poursuivit Martin, sachant parfaitement qu’il ferait mieux de se taire, nous
nous devons de les aider en raison de la façon dont nous avons fait irruption
dans leur mode de vie. »
Burton se détourna avec un ricanement désenchanté. « Nous ne leur
devons rien, si ce n’est de la patience, s’exclama-t-il, en attendant que leur
heure vienne. Cette patience qu’on montre devant un animal à l’agonie.
Nous n’avons rien fait pour qu’ils vivent et meurent comme des bêtes. Nous
leur devons uniquement de les laisser patiemment en finir avec leur
existence misérable.
— Burton, vous parlez parfois comme une brute, dit Frederick avec une
grimace de déplaisir. Vous avez raison, Martin, je n’en doute pas,
notamment sur la question de ces sombres prophéties dont Burton est
friand. Je n’attends pas du siècle à venir qu’il s’annonce meilleur que celui
dont nous sortons tant bien que mal. On ne peut pas attendre grand chose
d’un siècle qui se clôt en réduisant au silence de la façon dont il l’a fait un
esprit comme Oscar Wilde.
— Oscar Wilde ! s’exclama Pearce en riant. Oh, nous avons fait bien
pis.
— Je vais vous dire, si je pensais que Burton devait avoir raison dans
ses prédictions, dit Frederick en butant légèrement sur les mots, je ferais
mes bagages et je repartirais demain, et au diable l’Empire ! Burton reprend
dans ses propos les divagations de ces insensés avec lesquels il a passé tant
de temps en Afrique du Sud. Des Anglais cupides et des Hollandais
fanatiques qui ont brouillé son esprit scientifique perspicace avec leurs
théories sur les races en voie de disparition. Ce n’est pas l’idée qui sous-
tend l’Empire. Jamais on n’a entendu pareilles choses en Inde.
— L’Inde n’est pas l’Afrique, intervint Burton. Et même en Inde,
l’Empire a montré que les pratiques propres à ce pays étaient dépassées.
Elles n’ont plus de raison d’être. Le mieux pour les Indiens est encore de
nous laisser agir, et de nous imiter pour autant qu’ils le peuvent. Mais
même cela est mieux que ce que nous avons ici. L’Inde est une civilisation
ancienne qui a joué son rôle salutaire. Ici il n’y a que des bêtes et de la
sauvagerie.
— Vous divaguez, dit Frederick en remplissant les verres. Si vous
considérez vraiment ces gens comme des bêtes, pourquoi leur apprenez-
vous à jouer au cricket ?
— Pour m’amuser. Et certainement pas parce je pense qu’il y a parmi
eux un Ranjitsinhji », répondit Burton en souriant de sa difficulté à
prononcer le mot.
Martin se leva tard le matin suivant, épuisé par l’alcool qu’il avait
absorbé. La tasse de thé qu’on lui avait apportée en début de matinée avait
refroidi à côté de son lit, et Hamis avait roulé la moustiquaire sans le
réveiller. Il trouva Frederick à son bureau, vêtu d’une chemise blanche et
d’un large short kaki, chaussettes aux genoux, chaussures marron
impeccablement cirées. Il poursuivait la rédaction de son rapport sur les
rentrées des taxes douanières de l’année précédente. Burton était parti pour
le domaine aux premières lueurs du jour. « Sur son âne, indiqua Frederick,
qui sourit en s’enfonçant dans son siège. On voit de tout dans les colonies,
non ? Il sera chez lui dans la matinée, arpentera les terres, donnera un coup
de main aux indigènes comme s’il était l’un des leurs, dans la boue des
fossés jusqu’aux cuisses. S’il est d’humeur dans la soirée, il ira s’asseoir
parmi ses hommes pour chanter avec eux et, demain après-midi, il les
poussera peut-être à une partie de cricket. Puis dans quelques jours il sera
de retour ici sur ma véranda, et il déclarera qu’ils sont tous en train de
disparaître au contact de la civilisation, et qu’il n’y a qu’à attendre qu’ils
crèvent comme des animaux. Il adore jouer les durs, donner l’image du
technicien à esprit pratique, sans état d’âme, et qui ne rêve que d’efficacité.
Il y a pourtant de la réflexion chez lui, il est très sérieux dans son travail.
Comment vous sentez-vous ? Vous avez l’air… mal fichu. Encore épuisé,
j’imagine. Très chaud ce matin.
— Je n’ai pas, je crois, votre résistance à tous les deux lorsqu’il s’agit
de boire. Vous êtes là, rasé de frais, épanoui, souriant, heureux, qui
accomplissez votre devoir à la barre de l’Empire, et moi je me sens comme
vidé. Hamis m’a apporté mon thé et a roulé la moustiquaire sans même me
réveiller », dit Martin.
Frederick rit. « Oh, c’est simplement que vous êtes encore exténué, j’en
suis sûr. Nous allons reconstituer vos forces en un rien de temps. En fait, je
crois que je supporte moins bien l’alcool qu’avant. Avec la chaleur, ça
mine. Oui, Hamis peut être très discret dans l’exercice de ses fonctions. Que
pensez-vous de cette idée que les Noirs ont un instinct pour ces choses ? Je
ne sais plus qui disait que le Noir est parfaitement adapté à ces métiers au
service de la personne. Serait-ce le Dr Johnson ? Non, c’est Melville. Cette
histoire de révolte des esclaves. Il a une prose à tailler à la serpe, à mon
goût, mais qui convient peut-être à son sujet. Essayez donc pourtant de
forcer un de ces guerriers Massaï à s’occuper de votre personne. Vous
manquerez d’un ou deux articles essentiels avant peu de temps, s’il faut en
croire ce qu’on raconte. Je pensais ce matin à votre marche harassante dans
la brousse et aux terribles épreuves que vous avez endurées. Non, non, mon
cher Pearce, inutile de les minimiser, encore que je ferais la même chose si
j’avais eu la force et le courage de survivre à de telles épreuves. Je pensais à
ces égorgeurs, à ces assassins qui vous ont servi de guides et qui étaient
censés vous protéger, à leur scandaleuse trahison. Qui peut sonder l’esprit
de ces gens ? Je me souviens que vous avez parlé de ces régions hostiles
que vous avez traversées seul, et je sais que j’ai alors, à ce moment-là,
pensé au poème de Browning, “Le chevalier Roland s’en vint à la tour
noire”, à ce chemin terrible vers la tour. Je n’aime pas Browning, et vous ?
J’ai beaucoup de mal avec lui, tous ces enjambements me restent en travers
de la gorge. Et ce matin j’ai pensé non, pas Browning du tout. Pas “Le
chevalier Roland”, mais Swinburne. Swinburne, exactement. Vous aimez la
poésie, Martin ? J’ai repensé à une chose que vous avez dite hier soir à
propos du siècle à venir. J’ai cherché dans Swinburne ce matin et j’ai trouvé
ces vers. Vous les jugerez peut-être quelque peu improbables, et sans
rapport aucun avec vos propos, mais j’y ai perçu comme un écho. J’espère
que vous ne m’en voudrez pas, je les ai cochés pour vous les lire :

Seul le vent ici flotte et se délecte


En une ronde où la vie semble aride comme la mort.

Le poème ne parle pas du paysage, je sais – il traite de la mort de l’amour,


et tout et tout, ce bon vieux Swinburne –, mais c’était pour cette image d’un
lieu désolé, devenu désert cruel et calciné, et qui ne l’a sans doute pas
toujours été. Je me demandais si vous n’aviez pas raison, et si, en dépit de
tous nos efforts, ce qui a rongé le cœur de ce continent n’achèvera pas de le
ronger dans son entier, de sorte qu’il ne restera plus rien ici après nous. »
Frederick fixa longuement Martin d’un œil rond et fiévreux. Martin le
fixa en retour, mais silencieux, incapable de trouver quelque chose à
répondre. Il voyait Frederick ému par ses propres paroles, par ses propres
pensées, il sentait qu’il lui fallait dire quelque chose, mais il était comme
frappé de stupeur par cet orgueil qu’il lisait sur ses traits, et il ne restera
plus rien ici après nous. Frederick sourit. « Vous avez raison, nous n’y
pouvons pas grand chose, alors autant faire au mieux et en tirer le meilleur
parti. Il me semble sentir l’odeur du café. Eh bien, Martin, quels sont vos
plans pour la journée ? Je vous prête Swinburne ? L’estimez-vous être un
grand poète ? C’est un incorrigible mélancolique, un ronchon de première,
mais mon Dieu, il sait écrire. Aimeriez-vous, confortablement installé, vous
complaire un brin dans la pénitence et le remords ?
— Je pensais descendre jusqu’à la mer et marcher sur la grève, dit
Martin en jetant un regard par-dessus son épaule en direction de la véranda.
Frederick se leva de son bureau et tous deux traversèrent la pièce pour aller
contempler la baie.
— Le soleil tape trop fort pour sortir marcher, me semble-t-il, dit
Frederick. Et il y a beaucoup d’agitation en bas, des gens ont dormi sur la
plage. Regardez-moi un peu cette plage, cette saleté qu’il y a. Je vais faire
placer des écriteaux quand ils auront quitté les lieux. Défense de Déposer
des Ordures. Ou Qu’on Leur Coupe la Tête. Trop tard pour cette fois. Les
vents de la mousson sont en train de tourner, et les bateaux arrivent de
Mombasa et d’au-delà pour embarquer leur chargement. Quand on regarde
au loin, la baie est belle, n’est-ce pas ? Mais la navigation y est dangereuse,
surtout quand débute la mousson. La houle peut drosser un navire à la côte
en un rien de temps. Et il paraît que c’est encore plus violent quand se
lèvent les vents du nord-est. Ils venaient de cesser quand je suis arrivé. Il
faut voir les épaves sur la plage pour le croire. Les vents s’engouffrent droit
dans la baie et la mer monte jusqu’à la route, et tous les bateaux qui se
laissent surprendre échouent sur la grève, dans le meilleur des cas. Ici, seuls
s’en sortent les dhows des Bajuns et autres embarcations locales. Pour le
reste, il leur faut s’amarrer le long de la pointe. C’est du sud-ouest que les
vents ont à présent commencé de souffler, et la pointe fait un peu barrière à
la houle. Les dhows arrivent sans encombre à se glisser dans le creux de la
baie. Vous les voyez ? Ils embarquent là leur chargement et mettent le cap
sur Mombasa et Lamu où ils vont attendre des vents favorables. L’année a
été bonne, m’a-t-on dit, et c’est ici en bas que l’on perçoit les droits de
douanes. Sauf pour les scélérats qui font de la contrebande la nuit, ces
misérables. Vous voyez ce hangar, là-bas ? On y pèse tout ce qui est chargé
sur les bateaux, pour s’assurer que Sa Majesté britannique prélève bien la
part qui lui revient en contrepartie de sa présence rassurante ici parmi eux.
C’est plus tranquille l’après-midi. Nous pourrons aller y faire un tour plus
tard, quand le soleil sera moins accablant.
— Volontiers. Ce sera très bien cet après-midi », acquiesça Martin, qui
sentait que Frederick ne voulait pas qu’il se mêle à la foule, tout en étant
trop bien élevé pour le lui interdire franchement. Un agent du
gouvernement pouvait-il lui interdire de sortir faire quelques pas ?
Frederick le Tyran, au sens antique et bienveillant du terme, celui qui sait et
qui exige d’être obéi, même s’il cache son caprice sous les euphémismes et
la modestie. Et puis, la désapprobation d’un hôte si loin de la patrie
constituait une manière d’interdiction, surtout quand l’invité était arrivé en
si mauvais état. Il n’aurait pas été élégant de ne pas obtempérer. Encore que
ce que Frederick pensait qu’il allait lui arriver dans cette foule de gens
affairés, Martin l’ignorait. Peut-être craignait-il qu’il ne soit insulté lorsqu’il
se frayerait un chemin au milieu des ordures et des cendres de cuisine
éparpillées sur le sol. Ou peut-être était-ce qu’il voulait l’accompagner, lui
montrer son territoire en personne.
« Ah, voilà le café. Ensuite une bonne dose de Swinburne pour vous
pendant que je termine ce satané rapport, puis le déjeuner, annonça
Frederick. J’aime le déjeuner. »
Ils sortirent en fin d’après-midi, Frederick compact et blond dans son
short flottant, le poil doré et fourni couvrant comme une fourrure la partie
visible de ses jambes, une pipe calée entre les dents sous l’épaisse
moustache couleur bronze. C’était pour Martin l’image publique du
fonctionnaire colonial en promenade, faite d’autorité et de décontraction.
Martin lui-même était rasé de près et s’était fait couper les cheveux, mais il
portait un pantalon d’emprunt trop court pour lui. L’agitation du matin et du
début d’après-midi avait cessé, et les gens qu’ils croisaient, ou bien
flânaient, ou bien étaient assis à l’ombre des maisons, et de jeunes garçons
nageaient et couraient sur la plage. « Ce n’est qu’une toute petite ville
délabrée, commenta Frederick, le sourcil froncé, feignant d’ignorer les
remarques lancées par une bande de jeunes gens installés sous un arbre,
mais retournant leur salut aux hommes âgés d’un petit geste bien à lui. Une
ville riche d’histoire pourtant. Parfois fantaisiste, je dois dire, comme celle
qui voudrait que les Égyptiens et les Grecs de l’Antiquité y aient accosté à
la recherche de l’ivoire. Il y a un récit qu’on entend souvent, c’est celui du
prince persan qui, fuyant son pays, établit ici un royaume qui fonda la
civilisation métisse swahili. » Frederick grimaça un sourire dont on ne
savait s’il était féroce ou bienveillant. Peut-être avait-il simplement grimacé
au mot de civilisation, qu’il jugeait inapproprié dans le contexte. « Le Perse
est sans doute arrivé sur son tapis volant. Il y a du vrai dans cette histoire,
j’en suis sûr, mais on l’habille d’un exotisme sot destiné à séduire les
fainéants. J’ai le sentiment que les hommes qui ont construit ces villes
anciennes étaient ceux que Burton appelaient des pirates hier soir, et que ce
n’étaient pas des princes en fuite, quoi qu’il en soit. Ce que l’on sait en
revanche de façon certaine, c’est que lorsque les Portugais ont abordé ces
côtes, la ville était déjà prospère et rivalisait avec Mombasa. Il y avait le
commerce avec la Chine, dit-on, encore que j’aie des doutes à ce sujet. Si
les Chinois sont venus jusqu’ici au XVIe siècle, pour quelle raison en sont-ils
repartis ? C’est un long périple qu’ont entrepris ces hommes, pourquoi
n’être pas resté et n’avoir pas pris la conduite des affaires ici ?
— Peut-être parce qu’ils n’ont rien trouvé ici de mieux que ce qu’ils
avaient chez eux, suggéra Martin. »
Frederick posa sur lui un regard souriant et acquiesça. « Bien vu, mon
vieux. De toute façon, le temps que les Portugais en aient fini avec la ville,
celle-ci n’était déjà plus qu’un comptoir côtier sur le déclin. Vous savez ce
qu’il est advenu, les razzias, le pillage, le fanatisme. Puis la cité a presque
disparu sous les assauts des Oromos et des peuplades de l’intérieur, qui ont
campé et déféqué sur ses ruines pendant des siècles, jusqu’à ce que le sultan
de Zanzibar décide de lui redonner vie. La terre est pauvre mais elle produit
suffisamment, et nous introduisons en permanence de nouvelles cultures. Il
y a de l’avenir, je crois. »
Ils passèrent sur le front de mer, et Martin hésita devant la mosquée. Un
groupe de vieillards étaient assis sur le baraza, tous barbus, certains
blanchis par les ans, d’autres enturbannés. La porte de la cour d’un vert
délavé était ouverte, et Martin aperçut deux autres portes qui flanquaient la
mosquée elle-même. Il fit un pas en arrière et en découvrit une troisième,
constatant avec bonheur que l’architecture traditionnelle pouvait se loger
jusque dans un lieu aussi modeste qu’une mosquée tellement loin de ses
origines. L’un des hommes prononça quelques mots, le sourire de Martin
s’épanouit et il lui répondit. Il y eut un mouvement dans le groupe, des
sourires, des regards qui se croisent, joyeux et surpris, tandis que l’échange
se prolongeait. Martin esquissa un salut de la main, et ils reprirent leur
chemin.
« Mon cher Pearce, je suis extrêmement impressionné, déclara
Frederick. Qu’ont-ils dit ?
— Oh, le premier que c’était la bonne heure pour une promenade, et je
l’ai invité à se joindre à nous. À quoi il a répondu qu’il avait déjà pris de
l’exercice. Simples propos plaisants. J’aimerais beaucoup voir l’intérieur de
la mosquée à une autre occasion, indiqua Martin en posant les yeux sur le
short que portait Frederick.
— Comment se fait-il que vous parliez la langue ? Ne seriez-vous pas,
par hasard, un… agent, un représentant du gouvernement ? »
Martin rit. « Un espion, vous voulez dire ? Cet homme parlait arabe, et
je viens de passer un peu plus d’un an en Égypte, comme conseiller à
l’éducation. À faire de l’ingérence, plutôt. De l’ingérence au département
des antiquités, quand ils m’y autorisaient, j’y ai étudié les édifices et les
cartes. Je crois avoir beaucoup plus appris que les malheureux qui étaient
obligés d’écouter mes conseils.
— Mais oui, bien sûr, c’est stupide de ma part, reconnut Frederick,
s’écartant légèrement pour prendre du recul et poser sur Martin un regard
franchement admiratif. Je m’essaie, quant à moi, à l’hindi, surtout quand je
n’ai pas à comprendre ce que mon interlocuteur me dit. Je n’en reste pas
moins impressionné. Je devrais vous réquisitionner et vous garder ici.
Burton parle un peu le swahili, mais je ne pense pas qu’il serait capable de
disserter dans cette langue sur le destin des possessions britanniques en
Afrique. C’est plutôt du porte-moi ceci, dégage-moi cela, ou n’essaie pas de
recommencer. Cela sonne mal quand on l’entend baragouiner. La façon
remarquable dont il réussit à gérer ce domaine est un mystère. À propos,
Burton a insisté pour que vous lui rendiez visite dès que vous vous sentirez
d’attaque.
— Oui, répondit Martin d’une voix sourde.
— Oh, il n’est pas méchant. Il s’échauffe après quelques verres, et
s’emballe sur le destin de l’homme blanc, mais il n’est pas méchant. Il est
caustique par provocation. Il fait partie de ces aventuriers qui vivent de
combines, vous savez, ah, ah, ah.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit Martin.
— Eh bien, de ces types qui, chez Stevenson par exemple, abandonnent
le navire pour aller prendre du bon temps avec les femmes indigènes. Et je
pense à Melville encore. Mais Stevenson regorge de ces hommes qui vivent
d’expédients. Je vois Burton un peu comme ces gens, là-haut sur le
domaine. Oh mon Dieu, il ne faut pas que je dise du mal de ce pauvre
garçon, ne faites pas attention, je raconte des bêtises. »
Ils suivirent la courbe de la baie, laissant les abords de la ville à leur
gauche. Bientôt, une végétation noueuse et dense les obligea à s’éloigner de
quelques mètres de la côte, et ce détour leur fit découvrir les restes de
constructions de pierre qui se dressaient entre la mer et eux. « Vous avez là,
indiqua Frederick, la tombe et la mosquée du chérif. Je ne peux pas vous en
dire beaucoup plus. C’est vous le spécialiste. Je dirais XVIe siècle, après le
départ des Portugais. »
La mosquée comportait trois voûtes sur son mur latéral. Martin esquissa
de nouveau un sourire et faillit parler à Frederick des Perses sur leur tapis
volant, mais il s’abstint. Le mortier des murs avait en partie disparu et il ne
restait plus rien du toit, le mur du fond était effondré, celui du mihrab
pourtant tenait encore debout, et le mihrab lui-même paraissait en très bon
état. Il était entouré d’un carré, à l’intérieur duquel se dressait l’arc en
pointe de la qibla. Au-dessus du mihrab, une tablette taillée dans une pierre
différente, peut-être du marbre, portait une inscription. Le soleil de la fin
d’après-midi se réfléchissait sur le corail nu du sol et dorait de ses rayons
l’enceinte de la qibla. Martin passa sous l’unique voûte du second mur
latéral, et découvrit d’abord des tombes et d’autres constructions à demi
effondrées, puis au-delà, partiellement dans l’ombre d’un énorme mimosa,
la tombe du chérif et sa colonne. Comparée aux autres tombes alentour,
celle-ci était à l’évidence entretenue. La colonne, impeccablement passée à
la chaux, s’élevait sur plusieurs mètres et dépassait les branches basses du
mimosa. Elle se dressait à la tête du rectangle que dessinait la tombe, elle-
même ouverte en sa partie supérieure. Chaque angle formait un petit dôme,
surmonté d’un pommeau de cuivre ou de bronze. Le bâtiment à proprement
parler n’était pas aussi bien entretenu que la colonne, ses réparations
n’avaient pas été passées au blanc de chaux et une partie du mortier était
noircie par la mousse. Martin remarqua un plat de porcelaine fiché dans le
mur au pied de la colonne, qui portait une inscription en caractères arabes,
trop ornés pour qu’il puisse les déchiffrer au premier coup d’œil. Il repensa
à son carnet, qu’il aurait bien aimé avoir avec lui afin d’y dessiner ce qu’il
avait sous les yeux. Il l’avait gardé sur lui tout le temps de son séjour en
Abyssinie et en Somalie, et même après que ses guides l’eurent abandonné,
il avait dû le perdre dans la ruée vers le salut.
« La tombe du chérif Hamidi, indiqua Frederick, en agitant sa pipe en
direction de l’édifice. Les gens viennent ici apporter des offrandes. Jetez un
coup d’œil à l’intérieur. »
Il encouragea Martin d’un hochement de tête, pensant que cela lui ferait
plaisir. Les murs étaient trop hauts pour qu’il puisse apercevoir quelque
chose. Frederick plaça ses mains en coupe pour lui faire la courte échelle, et
Martin se hissa sur le mur latéral, où il s’assit. Des herbes folles poussaient
sur la tombe où étaient posés plusieurs paquets enveloppés dans des linges.
Il y en avait des bleus, des rouges, des blanc crème, et d’autres encore qui
devaient être là depuis longtemps, décolorés, informes. Certains étaient
attachés avec de la ficelle. Il y avait un bateau miniature, d’une dizaine de
centimètres de long, avec un petit mât, et des outriggers. À l’intérieur du
bateau, une poche ronde autour de laquelle était entortillée une lanière de
feuille de bananier séchée. À l’autre bout du quadrilatère, côté colonne, une
pièce sculptée dans un bois sombre était disposée dans le sens supposé du
corps du défunt. Martin changea de position sur le mur et se pencha en
avant pour mieux voir. Il ressentit alors un violent élancement le long de la
fesse gauche, sans doute avait-il heurté un morceau de maçonnerie saillant.
La pièce de bois sculptée portait des motifs d’arcs et de lignes, mais n’avait
pas de forme reconnaissable.
Martin sauta en bas du mur et sentit ses genoux se dérober sous lui en
touchant le sol. Il était encore tellement faible. Frederick le fixait, retenant
un sourire, dans l’attente de l’étonnement qu’il allait exprimer. « Vous
pensiez trouver là d’horribles lambeaux de chair, n’est-ce pas ? Des
rongeurs éviscérés, des corbeaux crucifiés. Mais non, juste ces petits riens
que les gens déposent comme une prière pour aller mieux, pour avoir des
fils, pour demander protection en mer, ces choses-là. J’ai eu envie de
dérober un de ces paquets, au nom de la science bien sûr, pour voir ce qu’il
contenait. Mais quand je suis venu ici la première fois, c’était avec Idris,
mon domestique, et cette idée l’a complètement affolé, comme si j’allais
interférer dans le cours du destin. Que pensez-vous qu’ils contiennent ? »
Martin haussa les épaules, dubitatif. « Des dévotions rédigées sur du
parchemin. Un morceau de quartz. Un rosaire.
— De la pacotille quoi, résuma Frederick. Des objets sans valeur, c’est
sûr, et inoffensifs, je suppose. Mumbo jumbo, dirait-on chez nous. Savez-
vous que ces deux mots désignaient de petits bouts de tissus accrochés aux
branches des arbres ? Mungo Park rapporta l’expression de ses voyages en
Afrique de l’Est. Mungo Park. Quel nom bizarre. Mungo, on dirait le nom
d’un de nos amis indigènes, non ? Mungo jumbo. Un drôle de zigoto, ce
vieux Mungo. »
Martin se demanda comment Frederick se serait défini lui-même. Se
considérait-il comme un colon idéaliste, un lettré féru de poésie, un presque
débauché, peut-être un homme d’esprit à l’humour subtil ? « Il me semble
avoir vu une blague à tabac à l’intérieur d’un bateau miniature », déclara
Martin en faisant demi-tour pour repartir. Il se dit qu’il allait revenir plus
tard pour essayer de déchiffrer ce qui était écrit sur le plat de porcelaine
fiché dans le mur.
« Peut-être le chérif était-il amateur de tabac à priser, suggéra Frederick
dans un sourire qui découvrit toutes ses dents. Un chérif a-t-il le droit de
priser ? Il était apparemment un rien poète, notre chérif, ce qui pour moi est
une très bonne chose. Ce sont sans doute des dévotions destinées à être
psalmodiées, mais il vous faudrait étudier cela de plus près, Pearce.
— Oui, acquiesça Martin.
— C’est étonnant, n’est-ce pas, que ces gens aient vécu pendant des
siècles sans avoir recours à l’écriture, fit observer Frederick en se penchant
pour enlever la bardane accrochée à ses chaussettes. Tout s’est transmis
oralement. Il leur a fallu attendre que monseigneur Steere arrive à Zanzibar
dans les années 1870 pour que quelqu’un songe à produire une grammaire.
Je pense ne pas me tromper en disant que cela vaut pour toute l’Afrique.
C’est stupéfiant qu’aucune langue africaine n’ait été écrite avant l’arrivée
des missionnaires. Et je crois bien que dans nombre de ces langues, le seul
ouvrage existant est la traduction du Nouveau Testament. Incroyable, non ?
Ils n’ont même pas encore inventé la roue. Cela donne une idée du chemin
qui leur reste à parcourir. »
Ils n’étaient pas encore rentrés que la douleur dans la hanche et le dos
de Martin était devenue presque intolérable. Son visage était couvert de
sueur, et il traînait légèrement la jambe. Frederick mit quelque temps avant
de remarquer la détresse croissante de son compagnon, il ne s’en aperçut
qu’à peu de distance de la maison. Il passa alors un bras autour de lui et
l’aida à faire le reste du chemin en boitillant. Ils pensaient que Martin avait
été piqué par un insecte, Hamis parla de kenge, et, au geste qu’il fit de
l’index et du pouce pour évoquer l’idée de pinces, ils en déduisirent qu’il
s’agissait d’un scorpion. Le pourtour de la piqûre était en train de passer du
clair au sombre et commençait à enfler. Martin était allongé sur le côté droit
tandis qu’Hamis nettoyait posément la blessure à l’eau froide à l’aide d’un
linge, sans se laisser troubler par les questions pressantes que posait
Frederick. Est-ce dangereux ? Existe-t-il un antidote ? Pearce, mon vieux,
vous cumulez décidément les ennuis, les uns après les autres. Le cuisinier
arriva avec un bol contenant une bouillie verdâtre qu’il avait préparée
pendant qu’Hamis nettoyait la plaie, et il l’appliqua comme un cataplasme.
Cela sentait très fort la menthe. Après quoi, il cala Martin entre les coussins
pour éviter une chute, et Hamis déchira un morceau de tissu propre avec
lequel il épongea la sueur au front du blessé, qui, soulagé par ces soins,
poussa un soupir d’aise et ferma les yeux.
À la grande surprise de Frederick, Martin était sur pied à l’heure du
dîner. Il parla d’un nouveau miracle : un jour ou deux pour se remettre d’un
coup de chaleur, et quelques heures à peine pour surmonter une piqûre de
scorpion. « Mais peut-être n’était-ce tout simplement pas une piqûre de
scorpion, objecta Martin en s’asseyant sous la véranda après le dîner. Dans
tous les cas, les piqûres de scorpion ne sont pas aussi graves qu’on le dit, et
la compresse froide du cuisinier a été un excellent remède. Ce devait être, je
pense, un mille-pattes. Quoi qu’il en soit, je vais m’arranger pour remercier
d’une manière ou d’une autre vos domestiques…
— Ce ne sera pas nécessaire, je leur ai donné quelque monnaie de votre
part, dit Frederick en levant la main, paume en avant pour décourager toute
protestation. Vous ne pouvez pas faire grand chose pour le moment, privé
que vous êtes de vos biens personnels. J’ai expliqué à Hamis où nous nous
trouvions quand vous avez été piqué, ou plutôt où vous étiez assis. Il a été
choqué. C’est apparemment très mal vu que de s’asseoir sur la tombe du
chérif. Et pire, pour ce qui vous concerne, mon cher Martin, on dit que celui
qui est piqué par un insecte, assis où vous l’étiez, sera dans l’incapacité de
quitter les lieux. J’espère vivement pour vous que ces dires ne sont que
boniments sans conséquence. À propos, il y a d’autres ruines à quelques
kilomètres au sud qu’il nous faut aller visiter quand vous irez mieux. En les
voyant, vous vous poserez de nouvelles questions, j’en suis certain, sur la
civilisation. Comment le peuple à l’origine de ces constructions a-t-il pu
devenir ce qu’il est aujourd’hui ? C’était la question que je me posais en
Inde et je ne doute pas que vous vous l’êtes aussi posée en Égypte, ainsi
qu’au cours de vos autres voyages. Comment ces foules brouillonnes et
infantiles peuvent-elle descendre des bâtisseurs de monuments aussi
magnifiques ? Il semble que quand l’inspiration vous quitte, elle vous quitte
totalement.
— Peut-être faut-il prendre ces paroles pour nous, dit Martin à voix
basse, refusant de se laisser embarquer dans les déclarations et les
raccourcis de Frederick.
— Ozymandias, prononça ce dernier en hochant la tête. L’orgueil de
l’Empire, c’est à lui que vous pensez, n’est-ce pas ? Ce qui paraît grand et
puissant aujourd’hui sera poussière et ruines demain. Mais Ozymandias
était un despote oriental, mon cher Martin, et donc fort éloigné de nos bons
vieux esprits rationnels. Ne pensez-vous pas que c’est ce que Shelley
voulait dire ? Que dans les époques de grandeur, il nous faut rester fidèle à
nos traditions de liberté et ne pas nous laisser tenter par un orgueil
despotique. Encore que, lorsqu’il a écrit ce poème, il n’ait pas eu la moindre
idée de la grandeur à venir. »
Après un long silence, Frederick récita le poème en entier sous la brise
nocturne qui fraîchissait. Il avait profité de cette pause pour se le remettre
en mémoire, et il en déclama les derniers vers avec une emphase
prophétique :

Alentour du délabrement
De cette ruine colossale, à l’infini et nus,
S’étendent les sables solitaires et étales.

Puis il soupira. « Je ne crois pas, vous savez. Je ne vois guère notre petit
édifice à terre. Je crois que tel sera l’ordre des choses encore longtemps.
Alors, mon bon monsieur, ne venez pas nous jouer les prophètes du
malheur. »
Martin sourit. « À propos, dit-il, fatigué à présent de façon bien
compréhensible, j’aimerais aller demain voir le marchand qui m’a recueilli
chez lui, pour le remercier lui et sa famille de leur bonté. »
Frederick eut l’air peu convaincu, mais n’en acquiesça pas moins de la
tête. « Je ne crois pas trop à leur bonté. Ils devaient espérer quelque
récompense.
— Je leur en donnerais bien une si je le pouvais, même si je préfère
penser qu’il s’agissait de bonté, dit Martin.
— Il y a beaucoup à dire sur la bonté », fit aimablement observer
Frederick. Il enleva ses lunettes et gratta distraitement une piqûre d’insecte
à son poignet. « C’est bien de vous montrer généreux. Vous pouvez
évidemment aller leur rendre visite si vous le désirez. Et je vous avancerai
ce que vous voudrez, si vous souhaitez leur laisser quelque chose, encore
que je ne pense pas que cela soit nécessaire. Nous sommes arrivés très vite
après qu’ils vous ont trouvé, juste avant qu’un de leurs sorciers
n’intervienne, en fait. Vous savez ce qui passe pour de la médecine ici ? On
blablate et on cautérise. Ils appliquent des cataplasmes n’importe comment
et brûlent les plaies au fer rouge.
— J’irais volontiers seul, déclara Martin d’un ton irrité. J’ai demandé à
Hamis ce matin de m’indiquer le chemin, cela ne paraît pas très
compliqué. » Le domestique de Frederick avait donné l’information de sa
façon laconique. Tu prends l’allée en face du grand arbre près de la tombe
du chérif, tu suis la rue jusqu’à un espace ouvert, et là à gauche c’est la
boutique, à droite le café, et de l’autre côté la mosquée. Cela paraissait
simple, mais Frederick ne voulut rien entendre. « Mon cher Martin, mon
bon ami, vous avez déjà frôlé la catastrophe, vous me semblez plutôt enclin
aux accidents et aux mésaventures. Peut-être un peu de prudence serait-elle
bienvenue, du moins jusqu’à ce que vous ayez retrouvé vos forces. Il est
hors de question que vous parcouriez seul le dédale de ces rues crasseuses.
Nous irons ensemble demain matin. »
Martin eût préféré s’y rendre par lui-même, déambuler sans hâte dans
les ruelles jusqu’à ce qu’il trouve la boutique, le café et la mosquée. « Je ne
voudrais pas d’une démarche solennelle, dit-il doucement, trop las pour
discuter.
— Il n’y aura rien de solennel, protesta gaiement Frederick. Juste merci
les gars, vous avez fait du bon travail, continuez. Puis retour à la maison
pour déjeuner. » Il sourit, plein d’indulgence et de bonne volonté, proposa
un autre verre à Martin, qui refusa, et s’en resservit un. « En ce qui
concerne vos affaires au sens large… si je puis me permettre, cher ami.
J’attends la poste, qui devrait maintenant arriver d’un jour à l’autre de
Mombasa, et je me demandais si vous auriez du courrier à expédier, des
démarches à effectuer. Vous êtes ici le bienvenu aussi longtemps que vous
le souhaiterez pour vous reposer, bavarder de Swinburne et de l’Empire
autant qu’il vous plaira. Je goûte fort votre compagnie et suis ravi de m’être
fait un nouvel ami, si j’ose me permettre. » Il leva son verre pour trinquer,
jovialement éméché.
« Merci, dit Martin, qui sentit les yeux lui picoter à cause de
l’ingratitude qu’il avait montrée par son impatience un moment plus tôt.
Vous avez été très attentionné. Je vais écrire au consul à Aden. Il connaît
mes instructions en ce qui concerne les bagages et les effets personnels que
j’ai laissés là-bas, il pourra également me faire transférer des fonds à
Mombasa. Si je peux m’imposer chez vous jusqu’à leur arrivée…
— Je vous en prie. J’apprécie de vous avoir ici. Mais pour l’heure, vous
m’avez l’air fin prêt pour une bonne nuit, déclara Frederick, puis il se
frappa l’oreille gauche avec humeur, et renversa un peu de son whisky.
Maudites bêtes. Ces foutus moustiques s’en donnent à cœur joie ce soir.
C’est à cause de ces va-nu-pieds qui dorment sur la plage, à coup sûr. Ils ont
dû amener ces bestioles avec eux. Leurs voix m’exaspèrent, ils braillent, ils
hurlent, quel tapage. » Il ralluma sa pipe à la mèche du briquet qu’il gardait
près de la lampe à pétrole et glissa dans son siège en poussant un soupir.

Le bateau du courrier arriva finalement de Mombasa au matin. L’agent des


messageries était un Mombasais courtois, à l’allure nette, vêtu comme les
fonctionnaires, chemise blanche et pantalon kaki, qui resta debout, les
mains derrière le dos pendant que Frederick, le sourcil froncé, réfléchissait
à ce qu’il allait faire. Il dut finalement s’excuser de ne pouvoir
accompagner Martin, car il lui fallait achever certaines tâches
administratives, afin que l’envoyé, qui avait exprimé le souhait de repartir
au plus vite à cause du changement de vents, puisse prendre le large tôt le
lendemain. L’homme remercia et s’en alla, refusant d’un sourire le repas et
l’hébergement qui lui étaient offerts. Martin avait rédigé, avant le petit-
déjeuner, la lettre adressée au consul à Aden, et n’était plus guère accaparé
que par Swinburne, mais il n’allait pas être livré à lui-même comme il avait
commencé de l’espérer. Frederick envoya chercher le wakil qui l’avait
accompagné la première fois à la boutique.
« J’ai eu de nouveau à faire au bonhomme, dit Frederick avec un rictus
mauvais. Et je me demandais s’il ne pourrait pas être utile. Il s’est présenté
tous les jours au bureau du rez-de-chaussée, pour s’informer de votre santé
et offrir ses services. Il est resté là planté, à se tordre les mains et à se
tortiller, mais avec une lueur fourbe dans les yeux sous ses airs de
déférence. J’ai aimé l’habileté avec laquelle il a expédié tout le monde
quand nous sommes venus vous chercher à la boutique. Ce n’était que de
l’esbroufe, bien sûr, car ce parasite n’a aucun pouvoir, mais je commence à
penser que je pourrais utiliser son bluff au profit du gouvernement. Il
possède quelques rudiments d’anglais, a un minimum d’instruction et
comprend comment les choses fonctionnent. Il s’est cru malin, mais je crois
l’être plus encore que lui. N’allez pas penser que je me vante en disant cela,
je connais simplement par expérience les limites des indigènes. J’imagine,
néanmoins, que l’onctueux gentleman se révélera précieux de temps à
autre. »
C’est ainsi que Frederick envoya chercher le wakil et qu’il lui demanda
comme une faveur faite au gouvernement d’accompagner Mr Pearce chez le
dukawallah qui l’avait recueilli quelques jours plus tôt. La matinée était
déjà bien avancée lorsqu’ils partirent. Le wakil n’avait pas eu le moindre
contact avec Martin, nulle suite n’avait été donnée à ses demandes de
nouvelles, et il n’était pas sûr de la nature exacte de cette visite à Hassanali,
aussi se contenta-t-il de saluer et de se mettre en route. Martin comprit qu’il
était disposé à s’adapter à tout ce qui pourrait lui être demandé. C’était une
matinée radieuse et chaude. Le wakil avait apporté une ombrelle qu’il ouvrit
et maintint au-dessus de la tête de Martin comme un baldaquin.
« La la, ma’esh », dit celui-ci en s’écartant d’un pas.
Le wakil lui lança un regard de surprise et, sans aucun doute, changea
d’attitude à son égard. Il répondit en arabe, et ce fut au tour de Martin d’être
surpris. Donc, il connaissait quelques mots d’arabe, parlait un anglais
épouvantable et savait un peu de swahili. On ne fait pas d’affaires ici sans
l’arabe. « Mais comment se fait-il que vous maîtrisiez cette langue ? »
demanda le wakil. Martin expliqua qu’il avait vécu en Égypte. « Ah,
répondit l’autre, l’Angleterre est partout. »
Le wakil avait raison, c’était une matinée très chaude sans un souffle
d’air, mais, comme Martin refusait l’ombrelle, par politesse il ne se
protégea pas non plus. Ils trouvèrent un peu de fraîcheur en s’enfonçant
dans les ruelles, et Martin s’arrêta un instant pour laisser ses yeux
s’accoutumer au changement de lumière. Il marchait lentement derrière le
wakil qui avait commencé par avancer à grands pas avant de s’apercevoir
que Martin flânait. Il y avait dans ces rues une odeur étrange et familière,
celle du temps qui passe et de la misère : l’égout à ciel ouvert, le flot
noirâtre des rejets, les maisons délabrées, imbriquées les unes dans les
autres, imprégnées depuis des décennies par l’haleine et la sueur des
hommes. Une odeur qui faisait penser à la chair qui guérit, à la boue qui
sèche, une odeur qui pouvait virer à la pourriture et à la maladie,
bouillonnement d’où s’échappent des gaz délétères. Le paludisme était dans
l’air. Et les gens vivaient au milieu de cet air-là, vivaient et commerçaient,
allaitaient leurs jeunes enfants, leur chantaient des berceuses pour les
endormir. Aussi Martin prit-il une inspiration profonde, bien résolu à s’y
faire. Les enfants lui souriaient timidement en l’appelant mzungu, et il leur
retourna leurs sourires. Les vieillards l’inspectaient de haut en bas sans mot
dire, contemplant ses sandales, ses vêtements flottants, ses cheveux ras,
sans pouvoir s’empêcher de prendre un air narquois. Mzungu hafifu, lança
l’un d’eux. Drôle d’Européen. Tout le monde rit, et Martin aussi, ce qui les
fit rire encore plus, car ils pensaient qu’il n’avait pas compris qu’ils riaient
de lui. D’autres huées suivirent, des insultes aussi, qui firent glousser et
pouffer tout le monde : kelb, sheitan, majnoon, punda. Chien, démon, fou,
âne. La plupart de ces mots empruntés à l’arabe.
« Anafahamu », cria le wakil en agitant son ombrelle vers le plus proche
des joyeux lurons. Il comprend tout. Il y eut d’autres rires, et les gens
sortirent sur le pas de leur porte pour voir le mzungu qui comprenait tout.
Ce furent de nouveau des cris et des rires, mais ces facéties les dépassaient
tous deux à présent, estima Martin. Assurément, il ne pouvait guère saisir
qu’un mot par-ci par-là. L’hilarité générale semblait rester bon enfant, aussi
haussa-t-il les épaulés dans le but de montrer sa perplexité, avant
d’ébaucher un salut de la main, comme l’idiot du village qui prétend ne pas
se vexer afin de désarmer ceux qui le tourmentent. Il y en eut un ou deux
pour lui retourner son salut, puis soudain les enfants s’en prirent au wakil.
Kumbaro, se mirent-ils à crier. Martin ne connaissait pas le mot, mais il vit
le wakil s’accrocher ferme à son ombrelle et lancer dans leur direction un
regard furibond. Kumbaro, kumbaro, anakumba uharo, scandaient-ils en
dansant, évitant de se mettre à portée de l’ombrelle du wakil. Une femme
sortit de chez elle, attrapa un des gamins et lui administra une grande claque
sur la joue. Tu n’as donc pas de manières ! lança-t-elle en lui appliquant une
deuxième claque sur la même joue. Le garçonnet fondit en pleurs et partit le
cœur gros, bronchant et dérapant sur le sol inégal, aveuglé par les larmes.
La femme courut derrière lui en l’appelant par son nom, elle en était toute
retournée.
Ils arrivèrent sur la place et Martin jeta un coup d’œil en direction du
wakil, afin de savoir s’il partageait son soulagement. C’était comme s’ils
étaient entrés dans une grande maison qu’ils auraient contemplée dans
l’intimité de sa vie domestique. Si bien qu’il mit un moment avant de
prendre la mesure de l’espace et de l’ordonnancement du lieu, des
dimensions pertinentes et justes de la mosquée dans un angle, avec ses
portes bleues, ouvertes à présent que la matinée avançait, puis des champs
au-delà, du café et de ses tables à plateau de marbre, des maisons proprettes
aux rideaux de porte gonflés par la brise. Il émit alors, trahissant son plaisir,
un petit son nasal de reconnaissance et d’approbation. Telle est notre idée
de la beauté, songea-t-il, cet agencement, cet équilibre, et il sentit les yeux
lui picoter au souvenir du pays natal, même si rien de ce qu’il voyait ici ne
ressemblait à l’Angleterre.
Le wakil pointa vers la gauche son ombrelle à tout faire, puis il secoua
lentement la tête et sourit. Avant même qu’ils n’aient atteint la boutique,
Martin comprit que leur arrivée était en train de susciter une certaine
émotion. L’un des hommes assis sur le banc se leva pour lancer un appel en
direction de l’épicier, et quelques-uns des enfants qui les avaient suivis à
travers les ruelles se mirent à courir en quête d’une bonne place pour
assister au spectacle. Tous les autres hommes qui occupaient le banc
s’étaient eux aussi levés. Ils serrèrent la main du wakil puis celle de Martin,
qui ne put se soustraire à ces salutations, comme s’il avait été l’invité
d’honneur à un mariage. Il se dirigea vers la boutique, ses corbeilles et ses
cageots débordant de marchandises, ses cascades de riz et de haricots, ses
rhizomes de gingembre, ses blocs de sel, ses gousses de tamarin, et, quand
ses yeux se furent habitués à l’obscurité, il aperçut celui qui se tenait devant
lui au milieu de tout cela, les épaules rentrées, se préparant au pire. Martin
lui adressa un signe de la main, et l’autre lui retourna son salut. La foule
s’était massée en demi-cercle autour de lui, faisant fi des coups d’ombrelle
du wakil. Martin se pencha par-dessus les marchandises pour serrer la main
de l’épicier, qu’il vit se réjouir avant de lui tendre la main à son tour. Il
descendit de son estrade, ouvrit la porte latérale de la boutique et sortit sur
la place. La foule, moins compacte, avait commencé de se disperser et la
tension était en train de retomber. Martin comprit qu’ils s’étaient tous
attendus qu’il formule avec morgue des exigences, comme peut-être l’avait
fait Frederick lors de sa première visite. Le marchand lui serra de nouveau
la main et sourit avec une sorte de pudeur, soulagé. Mais Martin voyait bien
qu’il gardait, malgré tout, un regard inquiet à cause des badauds qui
stationnaient trop près de sa marchandise pour qu’il puisse la surveiller,
alors il se tourna vers la foule des curieux et fit signe à tous de s’égailler, il
le leur demandait comme une faveur, s’il-vous-plaît. Anafahamu, expliqua
le wakil, agitant son ombrelle dans leur direction à la manière d’une
baguette magique qui pouvait les faire disparaître tous. L’on s’y reprit à
plusieurs fois, et la foule finit par accepter de reculer comme à regret, mais
elle refusa de s’en aller. Les trois vieillards retournèrent à leur banc, et le
marchand put enfin regarder Martin avec un sourire moins crispé.
« Je suis venu vous remercier pour votre gentillesse. Je m’appelle
Martin. »
Le marchand hocha la tête pour montrer qu’il avait compris et donna
son nom : Hassanali. Et Martin hocha la tête à son tour. Le wakil approuva
l’échange d’un mouvement de tête, lui aussi. Peut-être n’était-ce pas ce à
quoi il s’était attendu, mais Martin supposa qu’en homme d’expérience il
savait ne rien laisser au hasard et tirer avantage de toutes les situations.
Mashaallah, mashaallah, disaient les vieillards, étonnés de l’entendre parler
arabe. Martin adorait la façon dont sa connaissance hésitante de la langue
lui avait toujours acquis des amis au cours de ses voyages, comme en ce
moment même ici. Il n’était pas compliqué de comprendre pourquoi. Après
quelques minutes de ces politesses, Martin se retrouva assis sur le banc avec
les hommes âgés qui lui avaient fait place à leurs côtés, eux qui d’ordinaire
prenaient probablement davantage leurs aises sur ce même banc, et il se
laissa soumettre à un interrogatoire. Le banc se trouvait à l’ombre et une
brise soufflait en provenance de la mosquée, mais Martin était en nage. Le
wakil agita furieusement son ombrelle en direction des badauds, qu’il
éloignait un peu plus à chacun de ses mouvements. Martin vit qu’Hassanali
n’avait guère envie de les abandonner pour aller s’occuper de ses clients, et
que le wakil restait à proximité, appuyé sur son ombrelle face au banc,
gardant un œil sur ce qui se passait, sans aucune intention de renoncer à ses
responsabilités le concernant. L’homme sûr de lui au visage taillé à la serpe
et à la barbe grise mal rasée présidait la séance. Il effleura de la main la
cuisse de Martin et lui indiqua s’appeler Hamza bin Massud, et ses
compagnons Ali Kipara et Jumaane.
Ainsi, dit Hamza, s’exprimant en arabe avec lenteur afin que tout le
monde puisse comprendre, Mashaalah, vous nous avez étonné, oh cheikh
mzungu. J’ai voyagé de Lindi à Kismaayo et jusqu’à Aden, mais jamais je
n’ai rencontré de mzungu qui parlait l’arabe ou le kiswahili. Si vous aviez
parlé quand nous vous avons trouvé il y a quelques jours, alors que vous
étiez comme un cadavre, et si vous aviez parlé en arabe, si vous aviez parlé
en cette heure de tous les dangers, je crois que nous vous aurions pris pour
un valet du Grand Satan. Racontez-nous, Martin, comment tout est arrivé et
ce qui vous a amené ici, vêtu de haillons et si près de la mort. Dites-nous. »
Cela aurait pu être l’amorce d’un nouvel épisode des Mille et Une Nuits,
une invitation à conter. Et c’est ainsi que Martin le prit, s’en tenant à un bref
récit, même s’il savait que son auditoire avait tout son temps et rêvait
d’avoir plus de détails. Il voyageait avec une expédition de chasse dans
l’intérieur du pays, mais ses compagnons avaient voulu s’enfoncer
davantage vers l’ouest, et il avait décidé, quant à lui, de descendre vers la
côte.
Tout seul ?
Non, non, mais en chemin il avait été séparé de ses guides et il avait dû
continuer seul jusqu’ici.
Qui étaient ces guides ? Ils l’avaient sans doute dépouillé avant de
l’abandonner. Étaient-ce des sauvages ?
Des Somaliens.
Un Somalien ne se perd jamais. Ils ont dû vous voler. Vous avez
beaucoup de chance d’être parmi nous, Martin. Dieu vous a protégé,
alhamdulillah, il faut Le remercier. Et votre santé ? L’avez-vous recouvrée ?
Vos frères et vos enfants seront soulagés de l’apprendre.
C’était le marchand qu’il était venu remercier, il était à présent retourné
à son comptoir et lançait des regards inquiets en direction du petit groupe. Il
vit Hassanali appeler quelqu’un, puis aperçut la silhouette d’une femme
dans l’obscurité du couloir, au fond de la boutique. Il se demanda s’il
s’agissait de la femme dont Frederick avait dit qu’elle le nourrissait d’on ne
sait quelle saleté lorsqu’ils s’étaient portés à son secours. Un peu plus tard,
alors que Martin écoutait poliment le récit d’autres voyageurs qui s’étaient
égarés et avaient retrouvé leur chemin, il distingua de nouveau la silhouette
dans l’ombre, il vit Hassanali se lever, aller vers la femme et revenir avec
un gobelet de porcelaine, qu’il donna au wakil, qui le donna à Martin.
C’était une citronnade, il en sentait la fraîcheur. Il n’y avait qu’un seul
gobelet, aussi Martin hésita-t-il, mais le wakil l’encouragea d’un geste zélé.
Buvez, buvez. Martin le proposa aux hommes qui étaient assis sur le banc,
tous refusèrent sans un mot, mais avec d’aimables mimiques de
remerciement. Et Martin engloutit la citronnade, sans cacher le plaisir
qu’elle lui procurait. C’est alors que le muezzin lança son premier appel à la
prière de la mi-journée, et les vieillards comme la plupart des badauds qui
traînaient encore dans les parages se mirent en route pour la mosquée ou
leur maison. Hassanali descendit de son perchoir et invita Martin à se
joindre à eux pour le déjeuner. Rien qui ne sorte de l’ordinaire, juste leur
repas quotidien, le wakil aussi pouvait rester s’il le souhaitait. Martin
protesta qu’il avait suffisamment dérangé Hassanali et les siens, qu’il était
simplement venu les remercier de leur gentillesse et non pas s’imposer de
nouveau, qu’il leur était déjà beaucoup trop redevable. Pas besoin le repas,
intervint le wakil en anglais. Cet homme demande bonne politesse. Non, sir,
déjeuner avec l’administrateur colonial.
Mais Martin voulait rester, il avait protesté pour la forme, pour laisser
au marchand la liberté de ne pas insister. Y aurait-il assez ? Il imaginait que
des instructions avaient été données quelque temps plus tôt quand la femme
s’était montrée la première fois. Il voulait rester à cause du récit que
Frederick avait fait de son sauvetage d’entre leurs mains, des soupçons qu’il
avait portés sur eux alors que Martin savait qu’il n’y avait rien à lui voler,
du mépris avec lequel il imaginait que Frederick les avait traités. La
manière dont il avait rapporté être retourné leur faire la leçon l’embarrassait
terriblement. Frederick avait brandi sa cravache et menacé le marchand en
lançant : « Si tu me mens, sale chien, je te frapperai à t’en arracher la peau
du dos. » Sur la véranda, Frederick avait lui-même raconté les faits, prenant
une voix de stentor et faisant d’horribles grimaces dignes du Grand-
Guignol, debout pour être plus crédible, la main droite levée sans lâcher son
cigare, le verre dans la main gauche. L’évocation de la scène était sûrement
exagérée, mais Martin savait que les terribles menaces, elles, ne l’étaient
pas. Il voulait rester, et faire quelque chose qui ne lui était pas facile,
s’asseoir avec eux dans leur modeste maison, partager leur modeste repas,
trouver tant bien que mal un sujet de conversation. Non pas serrer des
mains et laisser quelques pièces et merci les amis, il voulait leur montrer
qu’il n’éprouvait que gratitude à leur égard, qu’il n’avait à leur encontre ni
soupçon, ni mépris. Ainsi, il renvoya finalement le wakil, qu’il chargea d’un
message pour Frederick, disant qu’Hassanali le marchand le
raccompagnerait dans l’après-midi.
Hassanali ferma la boutique avec un soin particulier, mais peut-être
prenait-il son temps à cause de la chaleur accablante, puis il introduisit son
hôte chez eux en le faisant passer par derrière. Il signala leur arrivée à haute
voix et poussa la porte. Ils débouchèrent dans la cour, où ils ne trouvèrent
personne. Le blanc et le vert dominaient. Les murs étaient passés à la
chaux, les fenêtres peintes en vert, des plantes en pot poussaient avec
exubérance – rosiers et touffes de lavande, ainsi que des buissons aux
feuilles d’un vert tendre qui ressemblaient à des géraniums et dont le
parfum, il le savait, embaumait l’air la nuit venue. À droite, un auvent de
chaume reposait sur des piliers entre lesquels, au sol, une natte était
déployée aux motifs entrelacés, bleus, verts, roses. Martin fut surpris de
trouver le repas déjà prêt, un grand linge de couleur crème le protégeait des
mouches et de la poussière. Comment avait-on pu préparer si vite un
déjeuner comptant un couvert de plus ? Hassanali lui montra la salle d’eau
au fond de la cour, qui, au grand soulagement de Martin, était obscure mais
propre. Il se demandait ce qu’on avait bien pu trouver à cuisiner en à peu
près une heure de temps, depuis que l’invitation avait été lancée, mais en la
circonstance c’était l’intention qui comptait, plus que les mets que l’on
offrait. Il lui semblait avoir humé l’odeur d’un riz au poisson, et il y aurait
très certainement des fruits. Jamais il n’avait vu autant de variétés de fruits
que dans cette ville.
Hassanali l’invita à s’asseoir sur la natte et apprécia de le voir
commencer par retirer ses sandales. Il passa à son tour par la salle d’eau
tandis que Martin s’installait, conscient d’être observé de l’intérieur de la
maison par la femme qui se tenait sans doute derrière une fenêtre dans la
pénombre. À son retour, la moustache poivre et sel scintillante d’humidité,
Hassanali entra dans la maison pour en ressortir suivi de deux femmes. Ses
deux épouses, pensa immédiatement Martin. Hassanali le désigna d’un
geste et prononça son nom, l’air réjoui. La plus jeune des deux femmes
sourit, mais pas l’autre, qui posa sur lui de beaux yeux noirs brillants. C’est
ce qu’il vit en premier, ces yeux.
« J’espère que vous ne vous offenserez pas si nous prenons le repas en
commun, lui dit-elle en arabe, d’un ton égal, sans animosité. Nous prenons
toujours nos repas en commun.
— C’est vraiment très aimable à vous, merci », répondit Martin.
Ils s’installèrent sur la natte, Martin bataillant avec ses genoux, ses
chevilles et ses pieds, qui faisaient manifestement saillie de tous côtés
quand ses hôtes semblaient parfaitement à l’aise avec leurs articulations. On
retira le linge qui couvrait le repas, et Martin découvrit un grand plat de riz,
ainsi que toutes sortes d’accompagnements servis séparément : épinards,
poissons frits, légumes cuits à l’étouffée, pommes de terre au romarin, pain
pita parsemé de graines de sésame. Hassanali versa l’eau d’un broc de
cuivre pour que Martin se rince les mains, puis il fit de même à l’intention
des deux femmes. Ils mangèrent tous avec les doigts directement dans le
grand plat, piochant copieusement parmi les accompagnements selon leurs
envies.
« C’est délicieux », dit Martin, aussitôt avalée la première bouchée.
Personne ne répondit et il se tut à son tour, se concentrant sur le repas pour
essayer de faire le moins de saletés possible. Il était distrait par la proximité
des mains des femmes et aurait aimé pouvoir lever les yeux sur la plus âgée
des deux.
Au bout d’un moment, Hassanali interrompit sa rapide et efficace
absorption de nourriture pour laisser place à la conversation. Son arabe était
hésitant, et il dut à plusieurs reprises faire appel au savoir de sa sœur
Rehana (ah !), qui avait un don pour les langues, comme leur père. Quand
Hassanali appela Rehana à l’aide, Martin à son tour posa sur elle un long
regard. Elle avait retiré le châle qui couvrait sa tête et le portait sur les
épaules comme une étole afin de ne pas le tacher au cours du repas. Parfois
Rehana devait prendre le relais de la conversation quelques instants durant
lorsque Hassanali bafouillait, alors Martin portait toute son attention sur elle
avec comme de l’incrédulité devant la beauté inquiète de son regard et la
délicate mobilité de ses traits. Elle ne souriait pas beaucoup, ne baissait pas
les yeux ni ne les détournait quand il la contemplait tandis qu’elle parlait,
aussi ne baissa-t-il pas les siens non plus. Il sentit grandir une tension entre
eux et, se faisant violence, il finit tout de même par détourner le regard afin
de ne pas l’offenser. Il sut que tous avaient vu la façon dont il avait posé les
yeux sur elle, et il sentit le rouge lui monter aux joues pour avoir été si
discourtois. Qu’allaient-ils penser de lui ? Être venu chez ces gens et y
dévisager les femmes.
« Est-ce vous qui me donniez à manger quand ils sont arrivés », lui
demanda-t-il, pour revenir au véritable motif de sa visite. Oh mon Dieu,
mais va-t-en donc si tu n’es pas capable de te conduire correctement. Elle
acquiesça de la tête. Il poursuivit : « Je suis venu vous remercier tous de
votre bonté, et vous présenter mes excuses pour les soupçons qui ont pesé
sur vous. Vous vous êtes montrés généreux, et je vous suis redevable à
jamais de votre gentillesse…
— Pas du tout, c’est nous qui vous présentons nos excuses,
l’interrompit Hassanali. Nous ne sommes pas allés prendre de vos nouvelles
par crainte d’offenser votre frère du gouvernement, mais ne pas le faire était
une offense encore plus grande à Dieu et à la bonté qu’Il nous demande
d’avoir envers notre prochain. Nous ne savions pas non plus comment
entrer en contact avec vous. Nous nous sommes donc tenus à l’écart par
peur du mzungu et de ses colères, alors qu’en réalité nous voulions vraiment
savoir si vous vous remettiez, si vous vous portiez mieux. »
Il en fut ainsi pendant de longues minutes radieuses d’une courtoisie
empreinte de douceur et de générosité. Mais durant tout ce temps, Martin
resta conscient de la présence de Rehana à son côté, et se tournait vers elle à
chaque fois que l’occasion lui en était offerte. Elle écoutait les enthousiastes
effusions d’Hassanali avec un sourire d’ironie quelque peu incrédule.
Comment en savoir plus sur cette femme ? Qu’espérait-il d’elle ? Était-elle
mariée ? Était-ce une bonne chose ? Comment pourrait-il la revoir ?
Oserait-il ? Cesse ces idioties, c’est ridicule. Qu’est-ce qui lui arrivait ? S’il
avait pu simplement au moins la voir, la contempler, regarder son visage
s’animer et ses yeux briller, prendre plaisir à sa présence. Quand l’heure fut
venue de prendre congé, il dit : « J’espère vous revoir sans tarder », mais de
la façon dont il le dit, il les englobait tous, alors qu’il aurait voulu en fait le
lui dire à elle.
Pause

J’ignore comment c’est arrivé. L’invraisemblance de l’événement me


dépasse. Pourtant je sais que c’est bien arrivé, que Martin et Rehana sont
devenus amants. L’imagination me fait défaut et cela me chagrine. J’avais
pensé que sans entrer dans le détail de leur liaison j’aurais pu atteindre à sa
vérité, car l’imagination est une forme de vérité. Je n’en fais pas un
solipsisme romantique, n’est vrai que ce que je peux imaginer. L’idée est
que même ayant une connaissance très incomplète de ce qui s’est passé, il
est possible de concevoir ce qui a pu être, la façon dont c’est arrivé et dont
cela a continué, mais je m’aperçois que dans le cas de Martin et de Rehana
je ne parviens pas à établir l’enchaînement des faits qui paraît le plus
plausible.
Ou peut-être que je ne veux pas l’imaginer, comme j’ai compris que ce
fut le cas pour les événements qui avaient précédé, parce que je refusais de
m’immiscer dans une histoire que l’on n’aurait pu composer qu’à partir de
petits riens sans fiabilité. Peut-être ne l’ai-je pas voulu par peur de n’être
pas capable de résister au cliché du miracle qu’on ne peut qu’évoquer dans
une rencontre comme celle-là. Je ne veux pas me surprendre à dire qu’ils
sont tombés amoureux au premier regard et que le reste a suivi, qu’ils ont lu
chacun dans les yeux de l’autre, dans l’âme de l’autre, renonçant à tout ce
que la situation leur commandait d’autre. Ces choses-là peuvent-elles être
vraies ? Ces choses-là se produisent-elles ? Et en admettant qu’elles se
produisent, comment les couche-t-on sur le papier ? Le caractère prévisible
d’un commentaire aussi banal me met mal à l’aise car je ne puis y croire.
Telle est notre époque. Nous pensons savoir que le miracle est mensonge et
lui cherchons toujours une explication cachée ou refoulée. Nous préférons
comme motivation la cupidité et la luxure plutôt que l’amour. Nous sommes
plus rassurés par l’évocation sournoisement moqueuse de nos petites
misères, de nos odeurs et de nos excrétions que par la modestie, la
discrétion, ou un vibrant désir d’affection en nous. On ne nous laisse même
plus avoir une âme, et le jardin secret qui est le nôtre n’est que lieu de
tourmente sans fin, plaie à vif, lancinante blessure.
Pourtant, que j’arrive ou n’arrive pas à l’imaginer, je sais que Rehana
Zakariya et Martin Pearce sont devenus amants. Je ne peux donc que tenter
de rendre compte de la façon dont leur histoire a commencé. Martin est
retourné chez Frederick, la tête près d’éclater de tant de chaleur et de
lumière. Son esprit revenait sans cesse au doux visage de Rehana, à ses
traits mobiles, à la profondeur compliquée de ses yeux noirs. Il a serré la
main d’Hassanali, qui avait insisté pour le raccompagner jusqu’à la porte de
la Résidence, et l’a remercié pour son hospitalité et sa gentillesse. Il ne lui
avait finalement pas donné la somme d’argent qu’il avait empruntée à
Frederick, car il avait senti que ce geste pourrait l’offenser, ou du moins
provoquer une gêne, et dans l’un et l’autre cas diminuer la générosité qu’ils
avaient montrée en l’accueillant chez eux. Il aurait eu le sentiment de se
conduire de façon mesquine, étriquée, comme s’il pensait avoir trouvé avec
l’argent un rapport proportionnel à la bonté. Il s’est pourtant demandé si le
moment n’était pas venu de le faire à présent, entre hommes conscients de
la regrettable valeur de cet élément en ce monde imparfait. Ce n’était pas
récompenser leur générosité, c’était un geste généreux en soi, une amabilité
qu’il leur retournait. Mais quelque chose qui ne trompait pas dans le
comportement d’Hassanali l’en a dissuadé, quelque chose de sensible et
fragile.
« Merci d’être venu nous voir. Vous serez toujours le bienvenu. Notre
maison est la vôtre », a dit Hassanali avant de disparaître dans
l’éblouissante lumière.
C’est ainsi que cela avait commencé. Il ne pouvait pas en rester là. Il ne
pouvait pas se dire qu’Hassanali et ses voisins avaient fait leur devoir en
s’occupant de lui comme le requéraient leur coutume et la compassion. Il ne
pouvait pas dire à ces gens qu’en reconnaissance du secours qu’ils lui
avaient porté, il s’efforcerait de montrer la même bonté à l’égard de toute
personne dans le besoin, et qu’ainsi la chaîne de la solidarité humaine
gagnerait un minuscule maillon de plus. Il ne pouvait pas se dire non plus
qu’il avait fait, pour sa part, plus que l’on attendait de lui comme
représentant d’un peuple souverain. Il était allé les remercier des soins
attentifs qu’ils lui avaient prodigués et leur présenter ses regrets pour les
insultes et les soupçons inutiles et grossiers dont ils avaient été victimes. On
aurait pu en rester là, et Hassanali et ses voisins seraient retournés à leurs
subtilités d’un autre âge, et Martin aurait poursuivi sa convalescence en
attendant le bateau qui l’aurait ramené chez lui. (S’il avait été un prince
d’un autre âge, il aurait envoyé un sac empli de pièces d’or et de joyaux une
fois de retour sain et sauf parmi ses sujets, et il serait devenu une légende
sous ces latitudes.)
Simplement il ne parvenait pas à oublier cette femme. Peut-être qu’il
s’était dit, « je ne peux pas résister, je ne peux pas arrêter ». Lorsqu’il
pensait à elle, son désir (il en était très vite arrivé là) s’exacerbait chaque
fois davantage. Il y eut des moments où, au cours des jours et des nuits qui
suivirent, quand il fermait les yeux pour la revoir en pensée, il la sentait
toute proche, il sentait son regard posé sur lui et son souffle effleurer son
visage dans un tremblement léger. Dans tous les cas, il n’avait pas
suffisamment remercié, et c’était se montrer bien vaniteux que de croire
qu’une unique visite allait l’acquitter de sa dette à leur égard. Hassanali
avait insisté. « Notre maison est la vôtre. » Ils jugeraient peu courtois et
prétentieux venant de lui qu’il ne retourne pas les voir.
Dans les jours qui suivirent sa première visite, il se rendit une nouvelle
fois à la boutique et s’assit avec les vieillards qui furent flattés que le
mzungu vienne bavarder avec eux, et ils appelèrent le cafetier pour qu’il lui
serve quelque chose. Ils n’avaient pas l’habitude de tant de naturel, d’une
politesse aussi inattendue de la part d’un mzungu. Ils n’avaient pas
l’habitude des Européens. Ceux qui avaient vécu dans cette ville ou y
avaient séjourné ces dernières années n’avaient pas le temps pour ces
futilités, ils vaquaient à leurs affaires avec importance et sérieux, ne
supportaient pas les retards, montraient une détermination qui les
impressionnait. Ceux que certains d’entre eux avaient vus à Mombasa se
comportaient pareillement, ils étaient réfléchis et décidés, toujours vigilants,
facilement irritables. Celui-ci, en revanche, prenait son temps, il aimait à
écouter et à parler de choses et d’autres, conversant dans cet arabe qui
surprenait.
Peut-être Martin avait-il eu la bonne idée de faire porter par Hamis un
présent de poissons et de bananes un jour ou deux avant de retourner chez
Hassanali, se présentant ainsi en intime de la famille, ou tout au moins en
obligé, ce qui rendait possible une autre invitation. Dans sa boutique,
Hassanali lançait des regards jaloux du haut de son perchoir, cherchant à
écouter l’irréductible papotage des vieillards, puis il invita son mzungu à
venir de nouveau déjeuner chez lui, afin de montrer à ces bavards de qui
Martin était vraiment l’ami. C’est ainsi que Martin revit Rehana et qu’il eut
l’occasion de se rapprocher d’elle. Mais Hassanali l’avait-il effectivement
invité une nouvelle fois ? La première invitation avait été spontanée, un
geste généreux qu’imposait l’hospitalité, une deuxième était plus
compliquée, elle relevait du calcul, trahissait un dessein. Et même s’il y
avait bien eu une deuxième invitation, parce que l’élan de générosité était
resté intact chez Hassanali, comment Martin avait-il abordé Rehana ?
Comment avait-il trouvé le moyen de lui dire ce qui avait conduit à cette
inimaginable, issue ?
Il lui écrivit une lettre où il déclarait sa passion et demandait un
entretien. Il l’avait écrite en arabe, laborieusement, car cette langue qui lui
était si étrangère, s’il la parlait en répétant ce qu’il entendait, il n’en avait
pas l’expérience de l’écrit. Une lettre d’amour en arabe – comme dans toute
autre langue d’ailleurs – requiert la maîtrise de conventions et de
métaphores qui ne relevaient guère sans doute du champ de compétence de
Martin. Mais il avait passé beaucoup de temps en Égypte et probablement
lu Les Égyptiens modernes d’Edward Lane, ainsi que sa traduction des
Mille et Une Nuits, deux ouvrages dans lesquels nombre de passages
pouvaient le guider en matière d’amour. Ce pays n’était cependant pas
l’Égypte, ni la terre rêvée d’Haroun al-Rashid, pas plus qu’il n’était ici
question de princesses fabuleuses venues de Perse ou de Chine, et la prose
fleurie de Lane n’était pas forcément dans la note non plus. Martin écrivit
néanmoins une lettre en arabe et, malgré la difficulté, sut exposer ses
intentions et ses desseins. Pour le tuteur d’une femme, l’interception d’une
correspondance fournit la preuve patente d’avances déplacées, aussi le
risque d’être découvert dit-il la force du désir qui s’exprime. En outre,
écrire fut de tout temps une manière de courtiser là où les rencontres
informelles ne sont pas aisées, en particulier bien sûr, chez les gens riches et
cultivés, mais également parmi les moins fortunés. C’était une démarche
dont le sens ne pouvait échapper, sans même qu’on ait à déchiffrer un seul
mot de la lettre. Peut-être Martin Pearce s’était-il répété encore et encore, je
ne peux pas résister, je ne peux pas arrêter. Oh mon Dieu, pourquoi ne
m’enseignes-tu pas la sagesse ?
Dans tous les cas, la liaison s’imposa à Rehana, qui n’avait de son côté
cessé de penser à l’Anglais. Elle lui répondit avec prudence, sans cependant
le décourager, attendant une deuxième, peut-être une troisième lettre avant
d’accepter un rendez-vous.
Hamis servait de messager, bien entendu. Martin le choyait, s’adressait
à lui avec amabilité, le complimentait poliment sur les soins qu’il prodiguait
à sa personne, rémunérant généreusement (avec l’argent de Frederick) les
diverses courses qu’il avait à lui demander. Il savait combien les gens de
peu sont sensibles à ces gestes ordinaires, quelle valeur ils accordent à tout
ce qui peut ressembler à la générosité, à l’humilité. Ainsi après avoir
déjeuné pour la deuxième fois dans la maison d’Hassanali, Martin envoya
en remerciement du thé et des fruits à la famille et, en remettant ce présent,
Hamis glissa dans la main de Rehana un minuscule billet plié serré. Si
Hamis avait eu quelque objection à être ainsi le messager de l’amour –
comme c’est le cas pour certains hommes, bien qu’étant d’humble
condition, parce qu’ils estiment dégradante cette mission –, peut-être le
cuisinier s’en serait-il chargé. De fait, les cuisiniers sont des messagers
parfaits, car leur travail est celui des femmes. Ils fréquentent les lieux de la
maison où les hommes qui ont les moyens d’employer des cuisiniers ne
pensent pas toujours à se rendre, et où des billets soigneusement pliés
peuvent être transmis en toute sécurité. Et parce que leur travail n’est pas
celui des hommes, ils donnent l’impression d’être moins menaçants pour la
vertu des femmes. Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains dans ce
métier sont si furieusement agressifs et si mal embouchés.
Ou alors le wakil ! Non, le wakil n’aurait pas porté de billet. Il était trop
respectable pour cela, et ni Martin Pearce ni Rehana n’étaient assez
importants pour qu’il courre ce risque-là. Se faire prendre aurait été
préjudiciable à quelqu’un dont la profession repose sur une réputation de
décence et d’intégrité, même si tout le monde sait que les hommes de loi
n’ont ni l’une ni l’autre. Il n’aurait d’ailleurs pas disposé de cet accès à la
maison et aux femmes qu’a un domestique, et il n’aurait pas pu porter les
lettres à Rehana. Il fallait que ce fût Hamis ou le cuisinier.
Comment un Anglais, si visible en ce lieu, avait-il su ruser pour
parvenir ainsi à ses fins ? Les gens qu’il fréquentait étaient certainement
curieux de la façon dont il conduisait ses affaires. Ils avaient dû avoir un œil
sur lui. Et commenté sans doute ces choses sans importance qu’il faisait, et
qu’ils trouvaient étranges et inhabituelles. Comment aurait-il pu accomplir
quelque chose d’aussi peu habituel sans que le monde entier en ait été
informé ? Peut-être que le monde entier était informé et que Martin s’en
fichait. Frederick savait, parce que Martin lui avait parlé après sa deuxième
visite. Il se souvenait de cette belle femme qui l’avait chassé de la maison,
et hocha prudemment la tête au récit enthousiaste de Martin. Il se retint de
lui demander s’il n’avait pas perdu l’esprit, il lui dit cependant espérer qu’il
savait ce qu’il faisait. Martin expliqua qu’il avait voulu le mettre au courant
de l’affaire afin qu’il n’y ait pas d’ambigüité. Peut-être cela n’irait-il pas
plus loin, mais il avait fait porter un billet, et il voulait que Frederick le
sache pour le cas où cela aurait mal tourné.
« Tant que la Résidence et ce bureau restent en dehors de tout cela,
déclara Frederick. Faites attention, mon vieux. On prend ici ces choses très
au sérieux. Mais bon, on prend partout ces choses au sérieux. Laissez-moi
vous narrer une histoire qui s’est passée en Inde. Un collègue s’était trouvé
dans une situation semblable à la vôtre, séduit par une beauté indigène, il
eut une histoire avec elle. Il se trouva bientôt tellement empêtré dans cette
affaire qu’il fallut prendre une décision pour le soustraire à la colère de la
famille. Le secrétaire divisionnaire n’apprécia pas du tout, le bonhomme fut
déplacé, sans compter que les ragots et le ridicule le précédèrent dans son
nouveau poste. Ne pas s’apitoyer sur le sort des beautés d’ici. En plus de la
coquette somme qu’elle obtint pour les siens, elle ne tarda pas à faire les
yeux doux à un sahib planteur de thé avant de partir s’installer dans les
collines avec lui.
— Oui », dit Martin.
Frederick avait-il osé faire ainsi la leçon à Pearce ? Avait-il dépassé les
limites que se fixe un gentleman, même s’il n’appartient pas à l’aristocratie
et est issu des classes moyennes ? Dans tous les cas, ce soir-là (peut-être)
Frederick parla pour la première fois de sa femme Christabel, Christie, qui
était rentrée en Angleterre et avait ensuite refusé de retourner en Inde. Les
voix indiennes lui portaient sur les nerfs. Il lui expliqua que les voix
indiennes portaient sur les nerfs de tout le monde, mais elle ne voulut rien
entendre. Elle ajouta que ces voix la rendaient malade. Ces voix stridentes,
geignardes, lui vrillaient le crâne. Elle pensait que l’Empire était une
mauvaise chose, qui les rendait cupides et cruels envers ces populations
misérables et tellement ignorantes. « C’est une poétesse, dit Frederick, et
quelque chose en elle se révolte contre cette brutalité qui a détérioré les
rapports humains et fait de nous, selon ses propres termes, des imposteurs et
des tyrans. L’Empire fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous, notait-elle.
Elle ne reviendrait pas sur sa décision ». Il avait dit cela en secouant la tête
de façon laconique. Puis après un temps, il ajouta : « Je ne sais pas si elle
n’a pas raison pour ce qui est des imposteurs et des tyrans. »
Mais même s’il était possible de nouer de tels liens, qu’est-ce qui avait
pu rendre Martin assez imprudent pour vouloir entamer une liaison avec
une femme comme Rehana ? Ce n’étaient pas des gens en vue, ni des
mondains, Rehana, Hassanali et Malika, ni de ces aristocrates oisifs qui
dissimulent leurs écarts derrière de hauts murs ou l’écran de jardins
luxuriants. Ils occupaient une arrière-boutique, vivaient dans la promiscuité
sous le regard scrutateur de leurs voisins, obéissant à un code d’honneur
rigoureux sur la question des femmes et de la sexualité. Les femmes ne
sortaient que pour se rendre visite entre elles, ou aller au marché quand
c’était nécessaire, ou bien accomplir certains rites sociaux : assister à un
mariage ou aux lectures du Coran qui suivent les funérailles, soutenir et
féliciter une voisine à l’occasion d’une naissance, quémander un prêt en cas
de besoin. Ce n’étaient pas des gens qui avaient l’expérience des amours
clandestines, ils n’avaient d’ailleurs pas le moindre intérêt pour elles, mais
dans ce domaine ils étaient impitoyables face à tout manquement, que
punissaient le ridicule, la honte, et pis.
L’on était en 1899, et non pas à l’époque de Pocahontas, princesse
indienne d’Amérique, où une intrigue avec une sauvage pouvait être
présentée comme une simple passade. L’Empire se montrait rigide en
matière de propriété sexuelle. Il incarnait la respectabilité britannique et,
s’il comblait un certain goût de l’aventure, il ne permettait plus les fredaines
avec des femmes de mauvaise vie, du moins pour les fonctionnaires, et en
tout cas officiellement. Il fallait tenir compte des épouses et des mères, ainsi
que des missionnaires, et de l’opinion publique, et du sens de la dignité, et
des répercussions de tout cela sur les valeurs boursières. Martin Pearce
n’était pas un jeune marin naïf fraîchement sorti de sa cambrousse, ni un
fanfaron enhardi par l’orgueil de l’Empire et qu’aurait subjugué l’étrangeté
des lieux, ou envoûté la beauté d’une perle exotique ou d’une amazone tout
en muscles. Qu’est-ce qui pouvait pousser un Anglais de son milieu –
l’université, les colonies, c’était un lettré – à engager une affaire de ce
genre avec la sœur d’un boutiquier d’une petite ville côtière d’Afrique
orientale ?
Peut-être n’était-ce pas du tout lui qui avait pris l’initiative. Peut-être
était-ce elle qui avait donné suite à leur première rencontre. Rehana n’avait
pu s’empêcher de sourire quand Hassanali était venu lui dire qu’il avait de
nouveau invité Martin à déjeuner. Elle avait souri de le voir tellement
content de lui. Mwengereza wetu kaja kututizama, avait indiqué Hassanali,
en lui retournant son sourire. Notre Anglais est venu nous rendre visite.
Tandis que Malika retirait en toute hâte le linge de l’étendage, puis balayait
la cour et lavait à grande eau les cabinets, Rehana rinça des lentilles et de la
salade afin d’étoffer le menu et de rendre le déjeuner digne d’un invité. Il
s’était montré si agréable et amical, et tellement à l’aise, il les avait traités
comme des bienfaiteurs dont il était l’obligé, l’avait contemplée avec une
déroutante spontanéité. Elle ne s’était pas attendue à cela. Après cette
seconde visite, et les aimables présents qu’il leur avait fait porter, garder
son carnet n’eût pas été correct. Deux jours après la visite de Martin,
Rehana était sortie de chez elle, le cœur battant, pour se rendre où résidait le
mzungu du gouvernement. Son cœur battait la chamade à cause du mzungu
du gouvernement et des accusations qu’il avait portées, mais il battait aussi
parce qu’elle craignait une gêne, une rebuffade, ou une attitude offensante
de la part de celui qu’elle était venue voir. Elle avait d’abord songé à
demander à Hassanali de l’accompagner, puis pensé qu’elle s’acquitterait
mieux seule de sa tâche. Elle en avait été convaincue par la simplicité des
manières de Pearce, elle s’était dit qu’il n’allait pas faire d’histoire pour le
carnet, qu’il le récupérerait sans rien dire et garderait cela pour lui. Elle
voulait aussi sentir sur elle une fois encore l’impudique désir de son regard.
Lorsqu’elle arriva devant l’édifice du gouvernement, elle trouva le
bureau fermé et la porte d’entrée verrouillée de l’intérieur. Elle suivit le mur
qui formait un coude, jusqu’à la porte du jardin, qui était juste tirée. Elle
entra et appela pour s’annoncer. C’était un lieu ombragé, avec un jeune
palmier en son centre et de la verdure tout au long du mur. La rue au dehors
vibrait de chaleur, mais la cour était fraîche et parfumée, même en ce début
d’après-midi. Face à la maison, recouvert d’un treillage sur lequel grimpait
une plante fleurie, était le bâtiment qui logeait les domestiques et abritait les
cuisines. Personne ne se montra. Elle appela de nouveau et se dit qu’elle
allait repartir si on ne lui répondait pas. Mais au bout d’un moment, le
visage surpris de Martin apparut à une fenêtre à l’étage.
Peut-être s’était-elle convaincue qu’elle n’avait rien à perdre, elle dont
l’avenir se limitait à une cour écrasée de soleil qui faisait suite à la
boutique, et où elle cousait des robes pour des femmes qui la payaient une
misère, ou qui se contentaient de lui offrir leur affection en la berçant de
promesses. Ce n’était pas, il est vrai, une situation tellement insupportable
pour qui n’a connu qu’une arrière-boutique dans cette ville et qui a
l’habitude de ces vies de femmes semblables à la sienne. Peut-être était-elle
d’ailleurs beaucoup plus insouciante, ou courageuse, ou volontaire que je ne
l’imagine. L’abandon d’Azad l’avait rendue rétive, moins réceptive à ce que
les autres pensaient devoir être son bien, plus indifférente à leur opinion
aussi. Les hommes partaient et les femmes restaient seules, puis elles
mouraient au bout d’une existence tout entière passée à quémander et à se
restreindre. Aussi lorsqu’elle lui tendit le carnet et qu’il s’en saisit avant de
sourire largement, puis qu’il avança la main pour l’inviter à entrer, prit-elle
sa main et le suivit-elle dans la maison.
Que pensait Burton de tout cela ? Qu’avait-il à dire à propos de Pearce ?
Un dur à cuire tel que lui peut-il éprouver de la sympathie à l’égard d’un de
ses semblables ? Il aurait vu dans cette affaire un divertissement sans
complication, l’assouvissement d’un désir sexuel peut-être, et Martin aurait
baissé dans son estime pour son manque de retenue et de discrétion, et pour
tout ce bruit autour d’une histoire aussi banale. Au début du moins. Par la
suite, il aurait raillé l’aveuglement d’une telle passion, sans le moindre
doute. L’homme est allé trop loin, aurait-il dit. Il est vraiment allé trop loin
cette fois. L’affaire avait-elle provoqué une querelle entre Rehana et
Hassanali ? Probablement. Il lui avait reproché d’avoir perdu le sens des
convenances et des limites à ne pas franchir. Il avait dû s’emporter contre
elle pour l’avoir mis dans une situation pareille. Il avait dû penser qu’elle
n’avait plus toute sa raison.
Ce que je sais par mon frère Amin, c’est que cela est bien arrivé, que
Rehana Zakariya et Martin Pearce sont devenus amants, que Martin Pearce
est parti pour Mombasa, et que, quelque temps plus tard, sous le prétexte de
rendre visite à des parents, Rehana l’a rejoint dans cette ville. Elle a vécu
avec lui dans un appartement qu’il louait au milieu de la verdure dans le
quartier où se trouve aujourd’hui l’hôpital, et qui était celui des Européens à
l’époque. Martin et Rehana ont vécu ensemble ouvertement pendant un
temps, jusqu’à ce qu’il retourne dans son pays. Car il y a eu un moment où
Pearce a recouvré ses esprits et est rentré chez lui.
Mon frère Amin connaissait l’histoire à cause des conséquences qu’elle
avait eues pour lui, mais il n’était pas parvenu à m’en dire davantage pour
diverses raisons, la première étant que j’étais parti à l’époque où il aurait pu
le faire. Plutôt que de m’écrire, il avait choisi de se taire, de nombreuses
années durant. Il y a des choses que l’on ne peut pas dire dans une lettre,
qui exigent le secret, réclament la présence. Et puis, voilà quelques mois,
dans un courrier, il a évoqué Jamila pour la première fois depuis mon
départ. J’avais souvent pensé à Jamila et à Amin, à ce qui s’était passé entre
eux, à ce qui restait de tout cela. À certains égards, son silence m’a fait
comprendre des choses que je n’aurais pas imaginées venant de lui, il m’a
fait réfléchir à la ténacité et à l’angoisse. Quand je lui ai écrit au sujet de
Grace, il m’a répondu que la nouvelle l’emplissait de tristesse et qu’elle lui
avait fait repenser à Jamila. C’était la première fois qu’il faisait allusion à
elle dans une de ses lettres, la première fois depuis tout ce temps que j’avais
quitté la maison, et ce retour soudain de Jamila dans notre vie m’a donné
envie de raconter leur histoire, à Jamila et à Amin. Peut-être était-ce un
moyen de ne pas penser à Grace. Je ne sais pas. J’avais du temps sur les
bras. Personne à qui donner du réconfort ou quémander de l’affection, je
voulais penser à Amin, me le rendre plus proche, me remémorer ces choses
qui n’existaient plus pour moi.
À l’époque, je trouvais du tragique à la vie d’Amin, j’y sentais une
détresse profonde, alors que les moments de tristesse de ma propre
existence étaient la conséquence de mes maladresses et de ma timidité.
Dans tous les cas, le désir d’écrire leur histoire ne m’a pas quitté, et après
en avoir écarté l’idée un temps, j’ai décidé de m’y atteler. Mais quand j’ai
commencé à réfléchir à ces événements et à cette existence qui avait été la
sienne, j’ai compris qu’il me fallait raconter comment tout avait dû
commencer. Il était impossible de me mettre à l’ouvrage sans dire la façon
dont Rehana et Martin s’étaient rencontrés, et je n’avais pour ce faire que
des bribes d’information, les commérages et la calomnie. Je décidai
d’ouvrir mon récit sur la première apparition de l’Anglais. Mais j’en étais
arrivé au moment critique et me trouvais soudain en difficulté devant ce que
je peinais à imaginer tout à fait.
Il y a, vous le voyez, un je dans cette histoire, mais je n’en suis pas le
sujet. C’est une histoire sur nous tous, Farida et Amin, nos parents, Jamila.
Elle dit que chaque histoire en contient beaucoup d’autres, et qu’elles ne
nous appartiennent pas mais se confondent avec les aléas de notre époque,
qu’elles s’emparent de nous et nous lient à jamais.
Partie II
5
Amin et Rashid

En face de chez eux, de l’autre côté de la rue, se dressait une grande bâtisse
qui menaçait de tomber en ruine. Le crépi extérieur disparaissait par
endroits, laissant à nu les blocs de corail et la terre qui leur servait de
ciment. Les volets de bois de certaines fenêtres tenaient par miracle, et des
rideaux en lambeaux flottaient dans l’air brûlant comme une invitation à
l’intimité. Parfois, des filets de pêche pendaient en façade. Les hommes de
la famille étaient pêcheurs, et il leur arrivait de rapporter chez eux leurs
filets qu’ils mettaient ainsi aux fenêtres sans qu’on sache trop pourquoi.
Tous ceux qui, nombreux, habitaient cet endroit entraient et sortaient sans
paraître remarquer le mauvais état du bâtiment, et les poules qui perchaient
dans tous les coins de l’escalier ne semblaient pas s’en soucier davantage.
Pour Rashid, cette maison sentait la décrépitude. Ses sens anticipaient déjà
les nuages de poussière que soulèverait l’effondrement de ses étages. Elle
sentait aussi les déchets de poisson, la fiente de volaille et l’haleine des
hommes, comme à l’intérieur de quelque chose de vivant. Il n’y avait pas
d’électricité, et, après quelques pas dans l’obscurité, on avait l’impression
d’un lieu vaste comme une grotte. Quand arrivaient les fortes pluies du
mausim, Rashid s’attendait que la bâtisse soit emportée par les eaux, mais
non. Elle restait debout, année après année, au bord de l’écroulement, têtue
comme l’histoire.
Leur maison à eux était élégante et claire, parce que leur mère l’aimait
ainsi. Son premier geste quand elle rentrait était d’ouvrir toutes grandes les
fenêtres pour faire circuler l’air, sans se préoccuper des souhaits des uns et
des autres, et elle posait sans discontinuer des questions qui mettaient tout
le monde à cran. Faut-il que je m’occupe de tout dans cette maison ? Elle
aimait cela aussi, ce rien de confusion, de pagaille autour d’elle, du moins
un temps.
Ils étaient trois : Rashid, Amin et Farida. Rashid était de deux ans le
cadet de son frère Amin, qui avait lui-même deux ans de moins que Farida,
leur sœur aînée. Deux ans, un mois et douze jours. Amin aimait à énumérer,
à compter et à scander ces jours pour mettre Rashid en colère, du temps où
ce genre de chose avait encore le pouvoir d’agacer et de diminuer. Deux
ans, un mois et douze jours, et il en serait toujours ainsi, quoi qu’on fasse,
quoi qu’on dise, à jamais. Il y eut une époque où Amin pouvait répéter cela
à l’infini, sans se lasser, sans montrer la moindre pitié, encore et encore, et
allez savoir pourquoi, cela blessait Rashid, au point qu’à la fin il se jetait à
terre et sanglotait. Alors Amin se taisait et regardait son frère tout secoué de
sanglots, terrifié par l’abîme d’angoisse où il le voyait plongé. Comment
cette souffrance pouvait-elle venir de ses taquineries ? Comment de tels
sanglots pouvaient-ils même sortir du petit corps de Rashid ? Il le caressait
doucement pour le calmer, s’asseyait à côté de lui et l’apaisait, fasciné par
ce drame sublime.
Amin avait d’autres moyens encore de tourmenter son jeune frère, mais
qui ne furent bientôt connus que d’eux seuls, l’intervention de leurs parents
ou de Farida les obligeant à garder ces tortures secrètes. Ce n’étaient pas
vraiment des tortures – ni blessures ni contusions, pas d’humiliations, juste
des mots et des rires moqueurs, avec parfois des bourrades ou des vols au
grand jour (de billes ou de bonbons), et un désir irrépressible qui n’était pas
négociable d’être le premier. Rashid comprit très tôt que ces tourments, il
ne pourrait les éviter, ils étaient le prix à payer pour l’amour de son frère,
nécessaires au rituel de leur intimité. Il ne suffisait pas toujours que Rashid
se montre docile et obéissant presque en tout. Parfois Amin souhaitait
parader, étaler sa toute-puissance, être obéi sans restriction, même si avoir
simplement le dessus le satisfaisait le plus souvent. Ce rapport de brutalité
fut à son comble durant leurs plus jeunes années. En grandissant, Rashid
devenant moins malléable, Amin dut se poser, montrer plus de finesse et
dissimuler sa domination, dissiper habilement les moments de révolte.
Certaines personnes rendirent plus difficile à Amin le renoncement
compliqué à cette ascendance qu’il avait sur son frère, en se comportant
avec eux comme s’ils étaient à l’opposé l’un de l’autre. Pendant un temps,
Farida eut tendance à faire l’inverse, feignant de les confondre parfois. Les
autres dans leur ensemble, des parents proches et moins proches jusqu’aux
voisins les plus éloignés et aux connaissances les plus vagues, ceux-là les
traitaient simplement comme deux êtres différents.
Mais dans une petite ville, il n’y a pas de voisins vraiment éloignés ni
de connaissances vraiment vagues, tout le monde se connaît. Dans tous les
cas, personne n’était disposé à renoncer au droit que chacun a de cancaner
et de s’occuper des affaires des autres, de se scandaliser des manquements
de celui-ci et des négligences de celui-là, ou d’attendre encore d’un
troisième qu’il attire le malheur sur les siens, croyez-moi. Certains n’étaient
pour les deux frères que des visages familiers croisés dans la rue, des
visages sans nom, sans histoires auxquelles les rattacher, mais qui
n’hésitaient pas à donner leur avis ou à distinguer entre l’un et l’autre. Ils
étaient différents, certes, dans ces petits riens qui en disent long sur ce qui
fait de nous des êtres à part entière, uniques quand bien même on suit le
troupeau, mais le comportement à leur égard était à l’emporte-pièce. Amin
était l’aîné et Rachid le cadet. Farida ne comptait pas dans l’équation
puisqu’elle était une fille, et donc perçue différemment, avec un autre
calendrier de transformations et d’espérances. Pour les frères, cela se
résuma ainsi dans un premier temps : il y avait l’aîné et puis le cadet. Mais
à partir de là se forgea un ensemble imperceptible de prérogatives et
d’interdictions qu’il fut difficile de changer lorsqu’ils grandirent.
À la maison Amin était toujours Amin, mais Rashid devait répondre à
des diminutifs divers. Très jeune, ce fut Shishi ou Didi, ou même Rara,
surnoms tous inconsidérément inspirés des difficultés qu’il avait lui-même à
prononcer son nom. Très tôt il apprit à s’exposer aux outrages, à prêter le
flanc à la moquerie. Il devint ensuite Kishindo, ce qui veut dire tapage, car
on le trouvait bruyant et agité. Kishindo kishafika. Pour certains, ces
surnoms sont un signe d’affection, et ceux qui n’en ont jamais eu envient
même ceux qui en ont, car ils pensent qu’on ne les aime pas, ou pas
suffisamment. Mais Rashid lui s’en irritait, il y sentait davantage la
moquerie que l’affection, et haïssait le rire général que déclenchaient ses
protestations. Surtout il haïssait le fait de ne pouvoir s’affranchir de tout
cela et rire avec les autres lui aussi. Il lui fallait lutter pour ne pas s’enfuir
en pleurs de la maison quand commençaient les moqueries. Plus tard, il fut
Mtaliana, l’Italien, surnom qui lui resta le plus longtemps.
Voici comment il acquit ce surnom-là. Son oncle Habib, le frère de son
père, travaillait au bureau des consignations dans le bâtiment des douanes
sur le front de mer. Amin et Rashid se postaient parfois devant l’entrée
principale, juste pour le voir assis à son comptoir, avec la grande pendule
accrochée au mur derrière lui et les ventilateurs qui vrombissaient au
plafond. C’était en rentrant de l’école coranique, quand ils faisaient le
détour par Forodhani et le bord de mer. Ou bien pendant les vacances
scolaires, quand les enfants et les jeunes gens sont livrés à eux-mêmes et
explorent la ville dans tous ses recoins. Lorsque l’entrée n’était pas
encombrée par les marchands et les scribes, ils franchissaient la grande
porte et restaient dans le hall au sol carrelé, minuscules entre les piliers,
sous l’immense verrière qui éclairait la salle d’une lumière d’aquarium. S’il
n’était pas trop occupé et qu’il les apercevait, oncle Habib leur faisait signe
d’approcher et se penchait par-dessus le comptoir pour leur serrer la main.
Ils rayonnaient alors de plaisir, tout gonflés d’importance.
Ils avaient plusieurs oncles, mais celui-ci était le plus prestigieux car il
avait combattu avec les forces britanniques en Abyssinie. À la maison, ils
avaient une photographie encadrée de lui en uniforme, le bord du chapeau
ramené en arrière à la manière des colons européens, avec la mentonnière
qui lui mordait les joues. C’est lui qui donna à Rashid l’édition de poche
d’un guide de conversation en italien.
Oncle Habib le tenait d’un agent de la compagnie automobile qui se
lançait dans le commerce des vespas. C’était l’époque où ces petits riens
servaient à gagner la bienveillance des agents subalternes, l’époque où ces
présents se faisaient ouvertement sous la verrière verte de la salle aux
piliers du bâtiment des douanes, face aux énormes portes cloutées qui
donnaient sur la promenade du bord de mer. (Le bâtiment des douanes est
toujours là, je crois, même s’il est aujourd’hui sans doute devenu un café
pour touristes et s’appelle Le Perroquet Bleu ou Le Marlin Bleu, ou je ne
sais quoi de bleu.) À l’époque, l’agent de la société Kapadia Motors pouvait
faire cadeau d’un guide de conversation en italien, d’une affiche
représentant Venise et ses canaux ou des cyprès au flanc d’une colline
toscane, et hâter ainsi ses démarches auprès du fonctionnaire des douanes.
S’il y avait un aspect furtif dans ces échanges, c’est parce que ces babioles
étaient précieuses. Elles témoignaient d’un monde lointain, toujours plus
propre et plus radieux que celui sombre et familier du quotidien. Ce monde
lointain n’était pas forcément européen. Le cadeau pouvait être un
calendrier japonais, avec ses maisons de papier délicatement illuminées et
ses buissons éclatants d’azalées nains. Ou bien du raisin du Liban,
enveloppé dans du papier de soie et présenté dans une boîte estampillée
d’un cèdre, ou des dattes d’Irak dans un emballage représentant une oasis.
Rien d’indien, qui faisait partie de l’odorant quotidien. L’Europe était
cependant ce qu’il y avait de mieux. Le monde européen était distant,
intimidant de façon compliquée, et ces souvenirs comme des morceaux de
son grand corps tentaculaire, que l’on manipulait et consommait avec
avidité. L’agent ne voulait pas que le déleste de ces précieuses babioles le
premier venu à l’œil brillant d’envie, et qui ne ferait rien pour lui.
À notre époque plus vorace, de tels présents seraient blessants. Ils ne
feraient qu’accentuer l’irritation et les retards. Le fonctionnaire se
souviendrait d’un travail urgent qui l’appelait ailleurs, et, quand enfin il
serait disponible, peut-être ferait-il des difficultés. Il pourrait, à la réflexion,
entreprendre une recherche méticuleuse concernant l’expédition, observer à
la lettre les procédures administratives, qui sait même songer à des
poursuites pour infraction à un règlement jusqu’alors inconnu. Cela ne veut
pas dire que le présent requis devait être considérable au point d’être déposé
sur un compte numéroté en Suisse, pas dans le cas d’un agent des douanes,
encore que cela dépendait du lieu où l’on se trouvait et de ce que l’on avait
à expédier. Non, il n’avait pas besoin du tout d’être considérable, et l’on
n’attendait bien souvent qu’un geste élégant, un signe de gratitude, un petit
rien nécessaire à l’estime de soi et aux à-côtés que le maigre salaire du
fonctionnaire ne lui permettait pas. Car, bien évidemment, la famille élargie
avait des exigences sans fin, et même les cigarettes étaient chères.
Qu’est-ce qui a à ce point changé pour que notre époque soit devenue si
indocile, ce qui n’était pas le cas auparavant ? Qu’y avait-il de si différent
alors pour qu’oncle Habib ait accepté un manuel de conversation et une
affiche avec tellement de plaisir et accéléré de bonne grâce les affaires de
Kapadia Motors, lui qui aujourd’hui se montrerait cupide et sans doute
mesquin ? Les Britanniques étaient partis, voilà. Du temps de leur présence,
ils menaient tout à la baguette, like a school for monkeys, comme on dit
dans leur langue. Ceci n’est pas autorisé, cela est interdit. C’est mal, mal,
allez, en prison. Arriérés, corrompus, infantiles, nous seuls, les
Britanniques, sommes honnêtes, intelligents et efficaces. Les plus honnêtes,
les plus justes, les plus efficaces dirigeants depuis l’aube des temps. Et puis
ils sont partis, ils sont retournés à leurs propres corruptions ingérables et les
singes ont pris la relève. L’insignifiante cupidité du fonctionnaire des
douanes n’est rien, comparée à la flagrante association de malfaiteurs que
dirigent le Président et ses ministres, évidemment, mais le ton est donné et
tout le monde en profite.
Dans tous les cas, en ces temps plus mesurés, oncle Habib avait accepté
le manuel de conversation en italien et serré la main de l’agent de Kapadia
Motors sur les marches du bâtiment des douanes, au vu et au su de tous les
passants qui déambulaient sur le front de mer. Puis dans l’après-midi il avait
offert le livre à son neveu de neuf ans, Rashid. Il avait gardé pour lui
l’affiche représentant des cyprès au flanc d’une colline toscane.
Rashid n’était pas sûr de savoir de quoi il s’agissait exactement, mais
quelque chose l’attirait dans ce livre. Peut-être était-ce l’idée d’une boîte à
formules, capable de vous sortir d’affaire en toutes circonstances. Ou bien
de contempler de l’italien écrit, ou encore, ces sons qu’il imaginait à partir
des mots figurant sur la page, car qui pouvait lui dire comment les
prononcer ? Il ne connaissait personne qui parlait l’italien ou l’avait entendu
parler, à l’exception d’oncle Habib lui-même, qui avait dû entendre
plusieurs Italiens demander grâce. Mais peut-être était-ce à la fois le livre et
le prestige d’oncle Habib, qui s’était battu comme soldat contre les Italiens,
qui exerçaient ce pouvoir de séduction. Personne ne pouvait interroger
oncle Habib sur la guerre. Si quelqu’un s’y risquait, il fronçait les sourcils,
ou riait, ou feignait d’ignorer la question, ainsi Rashid ne put tester sur lui
la prononciation.
Rashid s’exerçait et apprenait toutes sortes d’expressions et, quand il le
pouvait, répondait en italien aux questions qu’on lui posait, ou en ce qu’il
pensait être de l’italien. C’était un numéro qui plaisait beaucoup. Cela
commença d’abord à la maison, où son charabia mettait tout le monde en
joie. Puis, quand cela se sut, on le bombarda de questions dans la rue pour
simplement l’entendre pérorer. Il devint assommant en famille lorsqu’il
refusa de répondre autrement qu’en italien, mais il continuait de faire rire
bien qu’exaspérant tout le monde. Un jour Farida vola le manuel et le cacha
quelque part (sous son matelas, comme on le découvrit), parce que, disait-
elle, elle n’en pouvait plus de ce baragouin, mais Rashid en fit toute une
histoire, il refusa de parler, de manger, de regarder sa mère dans les yeux en
dépit des pires menaces, si bien qu’il fallut lui rendre le manuel. Alors le
torrent d’italien reprit, avec cette fois un triomphe mauvais à chaque fois
que Farida se trouvait à proximité en même temps que quelqu’un d’autre
pouvait le protéger de ses pincements et de ses claques. Quand il était
d’humeur, son père lui prenait parfois le livre des mains pour voir s’il
reconnaissait les mots et si Rashid les prononçait vraiment, ou s’il se
contentait d’émettre des sons. Il annonça à la famille qu’effectivement il
parlait l’italien. C’est ainsi que Rashid devint Mtaliana. Mais même ce
nom-là, qu’il avait provoqué par son exhibitionnisme, et qui l’amusa si
longtemps, il en vint à le détester une fois adolescent, car les enfants le
criaient dans la rue à son passage.
Il n’y avait d’ailleurs pas que les surnoms et les taquineries. Il y avait,
de la part de tous, cette façon de lui faire sentir combien il était faible et
irresponsable. Toutes les recommandations, c’était à Amin qu’on les faisait.
Lorsqu’il était question d’argent, pour se rendre au marché ou porter une
somme à quelqu’un, c’est Amin qui en était chargé. Parfois c’était même de
l’argent pour Rashid que l’on donnait à Amin : voilà pour ton frère, pour
acheter ses sandales, aller au cinéma, payer quelque chose à l’école. Veille
sur ce rêveur.
Pour aggraver encore son cas, et peut-être justifier les réserves qui
s’exprimaient à son sujet, la toute première fois que de l’argent lui fut
confié, Rashid le perdit. Il n’avait que huit ans à l’époque, mais tout de
même, il aurait pu mieux faire. Il aurait dû comprendre qu’il jouait sa
réputation, que l’histoire d’une vie est une suite de ces moments-là, et que
chaque acte compte. Voilà comment c’était arrivé. Son maître d’école lui
avait remis un mot pour sa mère. Il ne pensa pas, non, que cela pouvait être
pour quelque chose de mal qu’il aurait fait à l’école. Ce n’est pas ainsi que
cela se passait. D’abord, la plupart des parents ne savaient pas lire, c’était
donc le coupable qui devait lui-même se dénoncer. Et les enfants savaient
quelle attitude adopter en la circonstance. Par ailleurs, le maître était
parfaitement capable de faire savoir à un enfant ce qu’il pensait de lui, et
sans mâcher ses mots. De fait, les maîtres aimaient tout particulièrement,
semble-t-il, cet aspect de leur tâche. Rashid ne pensait pas non plus qu’il y
ait quoi que ce soit de suspect dans ce mot d’un homme à sa mère. Il était
trop jeune pour cela, et, de toute façon, le maître, on le savait, écrivait à
certains parents pour leur demander de lui prêter de l’argent de temps en
temps. C’était en général vers la fin du mois, il remboursait ensuite très
rapidement et se servait des élèves pour porter ses messages. De plus, les
enfants avaient une peur bleue de l’enseignant, qui jamais n’avait un sourire
à leur intention, et qui éclatait parfois d’un rire glacial ou s’emportait contre
eux de façon imprévisible, gesticulant, exaspéré, frappant au passage des
nuques avec ses mains osseuses. Il ne leur venait donc jamais à l’esprit de
se poser des questions quant à ses intentions, jamais. Ils courbaient l’échine
et obéissaient, car telle était la volonté du maître d’école.
Outre les prêts qu’il sollicitait auprès des parents, le maître usait
d’autres moyens pour étoffer ses revenus. Tous les matins, il commençait la
classe en demandant aux élèves de réciter ensemble une table de
multiplication – délicieuse pratique restée inchangée depuis l’école
élémentaire des Anglais. Quelle que soit la langue dans laquelle on récitait,
l’effet moral était assuré. Les enfants se tenaient debout derrière leur
pupitre, les bras le long du corps, attendant que le maître annonce la table
du jour dont il disait les premiers mots, par exemple Tatu mara moja, trois
fois un. Il faisait alors face à la classe, souriant de plaisir à entendre la
tension dans leurs voix enfantines, fermant brièvement les yeux puis se
balançant doucement au rythme de cette sonore qasida. Si un enfant se
trompait, il repérait immanquablement le coupable qu’il fixait d’un regard
annonçant la punition. Tatu mara moja tatu, Tatu mara mbili sita, Tatu mara
tatu tisa, et ainsi de suite. Parfois, lorsqu’il n’était pas satisfait ou s’il
n’avait pas eu son comptant de petites voix crispées, il réclamait une autre
table. Puis il passait à la collecte de l’argent.
Il faisait l’appel des noms, et les enfants devaient les uns après les
autres aller au bureau du maître déposer sur un plateau une pièce de cinq
cents. L’élève était alors inscrit présent sur le registre. Le maître n’indiqua
jamais à quoi cet argent servait, mais il n’était pas besoin d’être un petit
prodige pour comprendre que la précieuse monnaie finissait dans sa poche.
Il savait que les parents donnaient le plus souvent à leurs enfants quelques
cents lorsqu’ils partaient à l’école, pour s’acheter un jus de fruit à la
récréation ou un petit cornet de noix et avoir ainsi du plaisir à aller en
classe. Il les délestait de ces quelques cents avant qu’il n’en soit fait
mauvais usage. Si un enfant n’avait pas d’argent, il devait emprunter à un
camarade plus riche. Il y en avait toujours un qui craignait trop le maître
pour ne pas piocher dans ses économies. Le garçon le plus costaud de la
classe gérait un trafic à lui, chaque semaine il forçait un élève à lui acheter
un objet dont il n’avait pas l’usage en réclamant cinq cents par jour, qu’il
remettait ensuite au maître en bonne et due forme au moment de l’appel
comme contribution personnelle au bonheur de l’enseignant.
Cinq cents ce n’est rien aujourd’hui, c’est même moins que rien. La
pièce n’existe plus. À l’époque, au début des années 1950, on achetait une
belle mangue pour cette somme-là, et pour dix cents une miche de pain ou
une assiette d’épinards, une cassave toute chaude ou un plat de potato na
urojo chez Adnan, et jusqu’à un petit morceau de viande grillée. Cinq cents,
c’était quelque chose à l’époque pour un enfant de huit ans. Une petite
mangue aujourd’hui coûte vingt shillings. On aurait eu quatre cents
mangues alors pour ce prix-là, et le marchand vous en aurait sans doute mis
une douzaine de plus en cadeau parce que vous étiez un bon client.
Qu’importe. Le temps pour le maître d’achever sa collecte auprès de la
quarantaine d’élèves que comptait la classe, il avait recueilli l’argent de son
dîner. D’ordinaire, aussitôt après, il confiait quelques piécettes à un enfant
en lui demandant d’aller au café d’à côté lui chercher un verre de lait, ainsi
pouvait-il commencer sa journée de travail en soignant sa santé. Ses
collègues enseignants connaissaient ces pratiques quotidiennes, les parents
aussi les connaissaient, mais personne ne disait mot. C’était un maître
d’école, une figure respectée. On lui autorisait des excentricités, et
l’évocation de ses lubies, de son tempérament particulier, prenait les
proportions d’un mythe qui, avec le temps, pouvait paraître moins
oppressif. Tous les maîtres d’école étaient ainsi connus pour l’une ou l’autre
de leurs bizarreries. Bizarreries qui pouvaient s’apparenter à des cruautés
infligées aux enfants, à des insultes, des intimidations et des violences, rien
qui n’ait prêté à rire lorsqu’on y regarde de près, mais cela faisait rire tout le
monde, ou tout au moins sourire, et, assez curieusement, ces excès en
devenaient bénins. Il en était toujours allé ainsi. Pour les parents, s’opposer
à un maître d’école, c’était se montrer ingrats à son égard, c’était l’humilier,
et entreprendre une telle démarche pour quelques cents était impensable.
Dans tous les cas, Rashid fut chargé par le maître d’école de remettre un
mot à sa mère, qui le lendemain lui confia une enveloppe contenant une
somme d’argent destinée à l’enseignant. Quelques jours plus tard le maître
le rappela, une fois la classe terminée, et lui remit deux billets de banque
pliés, à rendre à sa mère avec toute sa gratitude. Car en dépit du
comportement qu’il avait avec les élèves, l’homme était courtois. À le voir
dans la rue, c’était une personne souriante et bien élevée, comme on dit. On
n’imaginait pas la terreur qu’il faisait régner dans sa classe.
C’était un vendredi après-midi, l’école finissait une demi-heure plus tôt
pour permettre aux enfants de se rendre aux prières. Rashid se hâta de
rentrer chez lui, jeta sans réfléchir son short d’écolier sur le tas de linge sale
que sa mère devait laver. Puis il enfila ses vêtements pour la mosquée et
partit rejoindre ses camarades sous le figuier banian du front de mer jusqu’à
l’heure des prières à Juma’a. Il ne repensa à l’argent que le lundi matin
quand, en s’habillant, il sentit dans la poche de son short une masse de
papier durci. Il n’avait pas parlé du message à Amin. Il voulait s’acquitter
seul de sa mission, sans avoir à écouter les conseils de son frère. Lui en eût-
il parlé, peut-être Amin se serait souvenu de l’existence des billets, et
Rashid n’aurait pas eu à se présenter en pleurs et tout penaud devant sa
mère, avec dans la main la boulette de papier séché, pour lui demander
pardon de pitoyable façon. « Qu’est-ce que je t’avais dit ? s’emporta-t-elle.
Cet enfant oubliera sa tête un jour. » Les mères sont toutes les mêmes de ce
point de vue-là. Elles vous débitent les mêmes clichés, assènent les mêmes
mots blessants à leurs enfants les plus jeunes. Après quoi, l’on en revint aux
bonnes vieilles habitudes : Amin, assure-toi que Rashid a bien fait ses
devoirs, qu’il est allé chez le coiffeur, qu’il rentrera directement à la maison
après l’école, etc.
Il y avait pour Rashid quelques avantages à cet état par ailleurs
déplaisant. S’il fallait s’en prendre à quelqu’un, pour quelque sottise faite
dans la rue, pour s’être attardé à un carrefour dangereux au milieu des
voitures à bras ou des cyclistes filant à toute allure, s’être battu à coups de
fruits pourris ou disputé trop bruyamment, c’était à Amin que s’en prenait
l’autorité chargée de la correction, qui allait jusqu’à lui reprocher de s’être
mal occupé de son jeune frère. À la maison, Amin portait la responsabilité
de toutes leurs inconduites, et Rashid s’arrangeait alors pour rester à l’écart
du danger, grimaçant et prenant un air désolé pour son frère en mauvaise
posture, geignant d’une petite voix nasillarde si quelqu’un regardait de son
côté. Ces scènes se terminaient de trois façons. La première : Amin recevait
calmement la réprimande, les yeux baissés, honteux et contrit, et tout
finissait bien, avec en conclusion une supplique angoissée des parents pour
que cela n’arrive plus jamais. Une pièce était même parfois glissée pour
faire oublier la dureté des mots qu’on avait prononcés. La deuxième : Amin
ne pouvait se retenir de répliquer par des grimaces aux singeries de son
frère, le parent concerné était alors exaspéré par la légèreté de son attitude
quand il aurait dû être au supplice, et le tout s’achevait par des coups et des
claques et des paroles acérées. La troisième : si Farida se trouvait dans les
parages, elle dénonçait immédiatement Rashid, le parent se tournait alors
sévèrement vers lui pour surprendre ses mimiques railleuses. C’est ainsi que
les coups et les claques atterrissaient sur lui, tandis qu’il criait et hurlait
sans la moindre retenue. Mais d’une manière générale, s’il y avait en
perspective des épreuves ou des privations, c’est à Amin qu’il était
demandé de se porter volontaire. S’il y avait une course à faire, c’était
presque à coup sûr Amin qui s’en chargeait. S’il ne restait qu’une part d’un
mets savoureux, l’on attendait de lui qu’il se sacrifie et la laisse à son cadet.
Ces principes ne s’appliquaient pas à Farida, qui, en tant que fille, était
soumise à d’autres règles et dans tous les cas savait se faire respecter.
Les remontrances et les corrections ne durèrent que le, temps de leur
jeunesse, bien sûr, mais les habitudes restaient vivaces. Tout le monde
faisait d’Amin presque un adulte, et attendait de lui calme et responsabilité.
L’on traitait en revanche Rashid un peu comme un enfant impulsif et rêveur.
Les frères le savaient, ils savaient ce que les autres pensaient d’eux,
comment on les appréhendait, et ils en tiraient profit assez agréablement. Ils
n’en parlaient jamais ouvertement, mais élaboraient des stratégies qui
tenaient compte de la façon dont on les percevait et se réjouissaient quand
ils arrivaient à leurs fins. Il était important pour eux d’être frères. Ils
partageaient tout. Ils avaient l’habitude l’un de l’autre. Ainsi s’étaient-ils
retrouvés catalogués, contre leur gré au début, plus volontiers par la suite,
dans ces rôles d’aîné responsable et de cadet fougueux, mais avec le temps
il devint évident qu’il y avait là du vrai. Coïncidence heureuse et pertinente,
adéquation des événements. Cela, comme la relation aux autres, joua dans
leur cas plus profondément qu’il n’est courant dans l’idéal d’éducation des
enfants. Amin, qu’on savait digne de confiance ; Rashid, le rêveur.
Au fur et à mesure que tous trois grandissaient, l’opinion que leurs parents
avaient d’eux se renforçait. Ils voyaient dans l’ensemble Amin et Rashid
comme on les a décrits plus haut, traçant leur chemin dans la vie avec les
atouts qui étaient les leurs. Farida, de son côté, représentait un vrai souci, en
particulier pour leur mère. Elle était facile à vivre (paresseuse) et toujours
souriante (idiote). Sans autre ambition apparemment que de s’amuser avec
ses amies ou de rendre visite aux voisins dans leur vieille maison qui
tombait en ruine. La mettre à ses devoirs du soir était un calvaire que sa
mère s’était donné pour tâche d’endurer. Elle usait de menaces et, quand
cela restait sans effet, de cajoleries, et, si les résultats n’étaient qu’en partie
concluants, elle s’asseyait avec elle et faisait plus ou moins le travail à sa
place. « Ce monde n’est pas tendre pour les femmes qui ne se prennent pas
en mains », disait-elle à sa fille, qui la regardait d’un air tragique car elle
savait que c’était ce qu’on attendait d’elle quand sa mère lui parlait du sort
difficile réservé à son sexe. Lorsqu’on lui rendait sa liberté, elle était tout
sourire et prête à faire le tour des voisins ou à aller s’asseoir bavarder avec
qui le voulait bien. Elle adorait papoter et, quand elle n’avait personne à qui
parler, elle s’adressait à un polochon ou à un parapluie ou à une chaise vide.
Elle était même heureuse d’aider aux travaux ménagers, et parfois
réussissait à converser avec les objets qu’elle nettoyait ou lavait. Cela
seulement lorsqu’elle était seule, ou qu’elle croyait l’être. Sa mère lâcha du
lest avec le temps. Elle avait dû, pour sa part, travailler dur pour devenir
enseignante, et elle avait du mal à cacher sa déception de voir le manque
d’intérêt de sa fille pour les études.
Arriva le temps où Farida finit l’école, ou plutôt où l’école en finit avec
elle. Elle avait treize ans. Elle échoua à l’examen d’entrée au collège de
jeunes filles, seul établissement d’enseignement public de la ville, et de
toute l’île, et du pays tout entier, qui compte plusieurs îles et une population
d’un demi-million d’habitants. Chaque année, des centaines, des milliers de
jeunes filles se présentaient à l’examen, et seules trente étaient reçues.
C’était, pour la plupart d’entre elles, le premier et le dernier examen de leur
scolarité. Le nom des élèves reçues était lu sur les ondes de la radio
nationale, afin que la nouvelle se répande aussi vite que possible dans tous
les recoins de ce minuscule pays, mais c’était aussi pour marquer
l’importance de leur réussite. L’on s’asseyait dans un silence tendu autour
du poste de radio, et le speaker égrenait les noms de la voix solennelle avec
laquelle on annonce la mort d’un personnage éminent. Farida fut parmi les
milliers de celles dont le nom ne fut pas prononcé.
Bien que ne s’étant jamais spécialement bagarrée pour figurer parmi les
rares élues, elle éprouva un violent sentiment d’injustice et de colère à avoir
été recalée. Elle éclata en sanglots et se blottit dans les bras de sa mère. On
l’avait exclue, disait-elle, on lui avait refusé toute chance de faire quelque
chose de sa vie. Elle n’avait plus d’avenir à présent, plus aucun avenir. Il y
avait bien une école privée gérée par des religieuses qui dépendait de
l’évêché, mais elle était réservée aux chrétiens. Aucun parent sain d’esprit
n’y aurait envoyé ses enfants, surtout des filles, pour qu’on les rende
corrompues, avilies et mécréantes. Et puis il y avait l’école Aga Khan, pour
les enfants ismaéliens. Les non-ismaéliens devaient acquitter des frais de
scolarité et posséder un bon niveau. Celui de Farida n’était pas suffisant
pour qu’elle soit admise. Il n’y avait donc plus rien pour elle.
Sa mère envisagea de quitter l’enseignement et de rester à la maison
pour se consacrer à sa fille et prendre en main ses études, mais tout le
monde lui fit observer que ce serait finalement un sacrifice absurde. Son
époux le lui déconseilla, de même que ses sœurs, son frère, et jusqu’à
Farida.
Leur père Feisal dit à leur mère : « Tu as travaillé dur, ta récompense
aujourd’hui est de te rendre utile aux autres, de faire ce qui te vaut le
respect. Les gens comme toi constituent un exemple, ils s’opposent à la
brutalité des mœurs qu’il nous faut apprendre à changer. Tout le monde peut
contempler ce que tu as réalisé et s’exclamer Alhamdulillah, et la vie n’est
peut-être pas tout à fait mauvaise si une femme peut s’instruire et exercer
une profession qui lui était interdite, si elle peut trouver une satisfaction
personnelle tout en servant la collectivité. Comment peux-tu même songer à
tout laisser tomber ? Nous allons trouver une solution. »
La sœur de leur mère, Halima, proposa : « Qu’elle vienne chez moi
jusqu’à ce que vous ayez pris une décision. J’ai besoin d’aide. Il n’y a pas
de raison que tu abandonnes ton travail, après nous avoir embêtés tous
comme tu l’as fait pour y arriver. Lo Mwana, pas de panique. Elle n’est pas
pire que des milliers d’autres.
— C’est ce qu’on disait de moi quand j’avais son âge, indiqua leur
mère. Et si je les avais tous écoutés je serais restée à la maison à faire la
cuisine et à m’occuper des enfants toute ma vie durant.
— Comme je le fais, dit Halima, qui fit claquer ses doigts en émettant
un petit rire, pour montrer que ne la touchaient pas ces propos méprisants.
Mais tu aurais alors eu le temps de profiter de tes enfants et de prendre
plaisir à cuisiner pour ton mari, tu aurais même eu tout loisir d’aller faire
des visites, au lieu de courir comme tous ces gens pris de folie.
— Je m’occupe de mes enfants, répliqua leur mère, toujours piquée au
vif par cette accusation qui l’agaçait. Et je m’occupe de mon mari.
Demande-leur s’ils ont des raisons de se plaindre. Demande-leur.
— Pas besoin de le leur demander, dit Halima dans un soupir, se sachant
arrivée dans l’impasse habituelle. Mais non, bien sûr, ils n’ont aucune
raison de se plaindre. Pourquoi en auraient-ils ? Ne fais pas tant d’histoires,
c’est tout ce que je dis. Envoie-la-moi jusqu’à ce que vous ayez décidé ce
que vous allez faire. »
C’est ainsi que Farida fut envoyée chez la sœur aînée de sa mère, Bi
Halima. Bi Halima avait une grande famille, mais elle refusait de prendre
une domestique, pour des raisons qu’elle n’avait pas à expliquer. Elle
n’aimait pas avoir quelqu’un dans les pattes, disait-elle. Elle lavait le linge,
nettoyait les braseros, balayait la maison, préparait la cuisine, s’occupait du
repassage, et tout cela toute seule. Elle faisait chaque jour ses courses à la
boutique du coin, et son mari Ali rapportait du marché en rentrant du travail
tout ce dont ils avaient besoin. À quoi aurait servi une domestique ? Farida
viendrait l’aider le matin et apprendrait à s’occuper d’un intérieur, ce que
toute femme doit savoir faire. Ses parents furent affolés qu’on en revienne à
ces méthodes d’antan, mais il n’y avait pas d’école où envoyer leur fille. La
laisser seule à la maison toute la matinée était, évidemment, impensable,
surtout à cet âge où les jeunes filles ne savent pas combien elles sont belles,
et quel désir, quel trouble elles éveillent chez les hommes si elles semblent
être à leur portée, elles qui sont tellement sans défense face à quiconque
flatte leur vanité. À la mi-journée, Farida rentrerait chez elle aider sa mère à
préparer le déjeuner.

Leurs parents avaient été des contestataires dans leur jeunesse. Non pas des
extrémistes engagés en politique, de ceux qui défilent dans la rue et font de
grands discours, le poing levé, pas ce genre tapageur. Il n’y avait pas de
place pour ces choses-là à l’époque. Les Britanniques ne l’auraient pas
autorisé. Ils se méfiaient bien trop des manifestations et des harangues
publiques ; en permanence sur le qui-vive, ils craignaient ce qu’ils
appelaient la sédition. Les Omanais ne l’auraient pas permis, parce qu’ils
tremblaient à l’idée du désordre, même s’ils ne prêtaient pas toujours
attention aux éclats de voix et aux volées de coups de bâton qui
s’échangeaient entre les hommes. Les chefs religieux, eux, l’auraient
interdit, parce qu’ils interdisaient toute discorde, tout défi à l’autorité, sauf
s’agissant de leurs incessantes querelles internes. Leurs parents étaient des
contestataires en ce qu’ils s’étaient tous deux opposés à leurs propres
parents, et parce qu’ils avaient fait des études à la nouvelle école normale
du gouvernement. Son père avait interdit à leur père de fréquenter
l’établissement parce qu’il se méfiait de l’éducation coloniale : « Ils te
feront mépriser ton peuple et manger avec une cuillère en métal, et ils
feront de toi un singe qui parle du nez », disait-il. Le père de leur père avait
usé de menaces et tempêté comme seul un père de cette génération pouvait
le faire. « Ils feront de toi un kafir, et nous aurons manqué à notre devoir
envers Dieu. Autant nous accompagner en personne jusqu’aux portes de
l’enfer. Tu n’auras pas ma bénédiction, je te renierai. Cesse immédiatement
ces sottises, stupide enfant du péché. »
Leur mère se heurta, elle aussi, à la même interdiction. Ses parents
étaient pourtant, à bien des égards, différents de ceux de leur père, la famille
était plus nombreuse et plus éparpillée, mais, sur la question des études, ils
se rejoignaient. Elle était déjà une jeune femme, lui opposèrent-ils, et
l’autoriser à vivre ainsi seule loin de la maison était une invite faite aux
prédateurs du monde entier pour attirer le désastre et le déshonneur sur elle
et sa famille.
Le défi à l’autorité est un péché chez ceux à qui Dieu demande la
soumission, à Lui ainsi qu’à leurs Père et Mère. Mais leurs deux parents
avaient défié l’autorité. Ils avaient poursuivi leurs études, ensemble, car ils
se connaissaient déjà, s’aimaient déjà. Ils étaient passés par tous les stades –
des chamailleries aux cajoleries et aux suppliques – avec leurs parents, qui
eux-mêmes agissaient du mieux qu’ils le pouvaient. Ils s’acquirent le
soutien d’autres membres de la famille ainsi que de voisins, et peu à peu
finirent par l’emporter grâce à leur détermination et à la mobilisation de tant
des leurs. Il est difficile d’aller contre la famille et les voisins lorsque tous
font bloc sur pareil sujet.
Ils s’opposèrent ensuite à leurs parents en refusant de se marier avant
d’avoir l’un et l’autre obtenu leur diplôme et de pouvoir enseigner, alors
que tout le monde les soupçonnaient d’être amants. Ils finirent par
convaincre leurs parents, qui acceptèrent des fiançailles, et de faire preuve
de discrétion. Parfois, quand elle était d’humeur, leur mère leur faisait le
récit des batailles qu’ils avaient ainsi tous deux menées contre leurs parents,
cela souvent en présence de leur père. Peut-être était-ce pour revivre avec
lui le souvenir de leur bonheur qu’elle racontait, pour y faire participer leurs
enfants, pour les associer à ce bonheur. Alors, tandis qu’elle évoquait ces
souvenirs, il leur arrivait d’échanger des sourires, ou bien leur père fronçait
les sourcils et reprochait à leur mère d’en rajouter dans le mélodrame ou
l’héroïsme.
« Tu pimentes un peu trop le plat encore une fois, disait-il, lui qui
toujours préférait la retenue et la sobriété.
— Je ne pimente rien du tout, répliquait-elle. C’est exactement ainsi que
cela s’est passé. Tu vieillis. Tu oublies, c’est tout. »
Pour des parents comme eux, pour qui l’école avait été une quête
personnelle, un engagement qui avait supplanté d’autres ambitions restées
inexprimées, et la voie vers un monde nouveau et lumineux, l’exclusion de
leur fille fut un peu vécue comme une tragédie. N’avoir d’autre choix que
d’accepter la proposition de tante Halima de la garder à la maison sous sa
protection fut pire encore, comme une trahison de leurs rêves de jeunesse.
Aussi lorsque les parents de certaines des jeunes filles qui avaient échoué à
l’examen décidèrent de prendre un professeur pour s’occuper de leur
scolarité, ils adhérèrent à l’idée avec d’autant plus d’enthousiasme que
Farida était ravie de rejoindre le groupe. La professeure, qui donnait des
cours particuliers chez elle l’après-midi, enseignait au collège public le
matin, celui-là même dont l’entrée avait été refusée à des milliers de jeunes
filles comme Farida. Elles ne pouvaient suivre, certes, l’enseignement du
collège, mais l’enseignante était la même et les livres les mêmes, se dirent
les parents. Farida allait donc le matin chez sa tante, où elle faisait ses
devoirs et donnait un coup de main quand on le lui demandait, puis se
rendait aux cours l’après-midi. C’était mieux que l’école, disait-elle, car
l’ambiance était plus sympathique et le travail plus accessible. Il était
évidemment gênant d’aller aux cours à l’heure où la classe est normalement
finie, signe que l’on avait échoué et que, sans uniforme, on fréquentait
l’enseignement privé où tout le monde était admis du moment qu’on
s’acquittait des frais de scolarité. Mais il y avait tant d’autres élèves dans le
même cas qu’au bout de quelque temps, Farida se fit à cette expérience de
la rébellion et apprécia d’être de celles qui refusaient de croupir dans le coin
où on avait voulu les reléguer.
« Je ne veux pas rester à la maison à ne rien faire, annonça-t-elle à tante
Halima. C’est ce qu’on attend des femmes. Et moi je veux faire des choses
par moi-même. » Cela fit sourire sa tante, cette idée qu’elle restait à la
maison à ne rien faire, quand presque toute sa journée, de l’aube jusqu’à
minuit, n’était qu’une succession de tâches ménagères, de soucis et de
travaux épuisants. C’était bien le discours de Mwana, ces querelles, ces
batailles pour arriver à ses fins, comme si le monde entier s’était ligué
contre elle.
Les cours durèrent quelques mois, puis la professeure et les élèves
renoncèrent, s’adressant des récriminations mutuelles. L’enseignante
estimait que les jeunes filles ne prenaient pas leur travail au sérieux et
qu’elles n’étaient sans doute pas au niveau. Elle restait parfois atterrée,
muette sur son siège, exagérant un peu l’effet par souci pédagogique, quand
la classe butait sur les principes élémentaires de l’algèbre ou de la chimie.
Les élèves, de leur côté, estimaient que la professeure ne connaissait pas les
sujets qu’elle était censée leur enseigner, ses matières à l’école étant les arts
ménagers et le kiswahili. Elles lui reprochaient de s’adresser à elles comme
si elles ne savaient rien, quand, en réalité, c’était elle qui était dans
l’incapacité d’enseigner les matières difficiles. C’était gaspiller de l’argent
que de continuer, dirent-elles à leurs parents, qui sans doute pensaient de
même, car comment une seule enseignante aurait-elle pu chez elle faire
aussi bien que tout une école avec son équipe au complet, sa bibliothèque et
ses laboratoires. Peut-être aussi les parents se disaient-ils, sans l’avouer,
qu’ils auraient préféré avoir pour leurs enfants ces brillants professeurs
européens qui enseignaient aux jeunes filles du collège public, au lieu de
celle-ci qui était comme eux, et qui, lorsqu’elle les croisait dans la rue, ne
pouvait réprimer des sourires reconnaissants.
C’est ainsi que Farida retourna à sa routine. Elle allait chez sa tante
Halima le matin, l’aidait à balayer, à faire la lessive, à hacher les légumes,
et allez savoir quoi encore, bavardant et riant avec une satisfaction qui en
disait plus long qu’elle ne le croyait. Pendant quelque temps elle continua à
emporter ses livres avec elle, comme si elle avait encore des devoirs de
classe à effectuer, mais sans y toucher. Elle n’en avait pas le temps. Quand
l’heure du déjeuner approchait, elle rentrait à la maison, passait récupérer ce
que Bi Aziza, leur voisine dans la grande baraque, avait fait prendre pour
eux au marché, et elle commençait à préparer le repas. À l’arrivée de sa
mère, tout était déjà en route, ainsi Mwana avait-elle le temps de se servir
un verre d’eau fraîche et peut-être de s’accorder une brève pause avant de
prendre les choses en mains. Le repas était prêt à l’heure, et pris de façon
moins frénétique et désordonnée. Son père était ravi de cette nouvelle
organisation, même si elle semblait le troubler parfois. Ses frères pouvaient
assouvir leur énorme appétit avant d’être expédiés à l’école coranique, et
Mwana appréciait de s’accorder le temps de quelques ablutions avant
d’aller se reposer. Tout le monde y trouvait son compte.
Farida s’organisa mieux au fur et à mesure que les mois passaient. Elle
emportait le linge de la famille chez tante Halima où elle le lavait, pour le
rapporter le lendemain à la maison. Elle faisait des courses pour sa mère,
allait de temps en temps acheter au marché un ingrédient que cette dernière
avait oublié de commander à Bi Aziza. Elle portait déjà le buibui à
l’époque, la grande robe noire dont se vêtent toutes les femmes, toutes à
l’exception de celles qu’avaient aguerries les modes de l’étranger ou la
perversité. Elle se rendait ainsi au marché, si tel était son souhait, ou faisait
le tour des boutiques ou rendait visite à des amies, puis elle rentrait préparer
le déjeuner. L’après-midi, elle lavait la vaisselle, balayait la maison, faisait
son propre repassage (elle laissait le reste à sa mère), avant de se consacrer
à sa toilette pour ressortir voir des amies. Elle s’acquittait avec le sourire et
une sorte d’excitation de ces tâches sans intérêt. Ce qui inquiétait sa mère.
« Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? Elle ne devrait pas se satisfaire de
cette vie, disait-elle à Feisal. Elle a quatorze ans. Comment n’a-t-elle pas
d’autres ambitions ? Toutes ces corvées devraient lui peser. Nous ne l’avons
pas élevée ainsi.
— Elle a l’air heureuse », répondait prudemment Feisal, craignant
d’aggraver une inquiétude qu’il ne voyait pas le moyen d’apaiser. Ils étaient
allongés sur leur lit l’après-midi, l’heure la plus paisible pour eux, la
meilleure de toute leur vie de couple marié. Personne à cette heure-là ne
venait en visite, et les enfants étaient soit à l’école coranique, soit
suffisamment grands pour savoir qu’il fallait les laisser tranquilles.
« Crois-tu qu’elle fréquente quelqu’un ? demanda-t-elle.
— Nuru, pourquoi dis-tu cela ? Il ne faut même pas y songer ». Il était
le seul à l’appeler par son vrai nom.
« On ne peut pas la laisser devenir ainsi une domestique, dit Nuru. Ce
n’est pas comme si nous ne pouvions pas faire autrement. J’arrivais
parfaitement à tout gérer avant. Il faut que je trouve un moyen de mettre fin
à cela.
— On ne va pas le lui interdire, ce serait bizarre, alors qu’elle a le
sentiment d’aider, dit-il. Cela la rend heureuse, apparemment. Tous ces
gâteaux et ces pâtisseries qu’elle apprend à préparer. Elle est très douée.
Peut-être a-t-elle un don particulier.
— C’est Halima, c’est elle qui lui a appris toutes ces choses, affirma-t-
elle avant de se tourner vers son mari et de poser un long regard sur lui.
J’espère que tu n’es pas en train de me dire qu’elle devrait se contenter de
cette vie-là, à cuire des samosas et des pâtisseries.
— Non, bien sûr. »
Bien sûr que non.
Il y eut une dernière tentative pour faire poursuivre des études à Farida.
À la fin de l’année scolaire en décembre, leur mère l’emmena avec elle voir
des parents à Mombasa. L’aînée de ses sœurs, Saïda, s’était mariée là-bas.
Et la mère de leur mère était originaire de cette ville, aussi y avait-il
également d’innombrables cousins. Leur mère avait écrit à sa sœur pour lui
demander de se renseigner sur les écoles pour Farida, qui fut ravie de cette
idée. Elle avait très envie d’aller chez sa tante Saïda et de poursuivre sa
scolarité à Mombasa. Le voyage permettrait de savoir quels résultats
avaient donné les recherches de Saïda, de voir si Mombasa plaisait à Farida,
et donc de décider, en même temps que de trouver un arrangement financier
qu’il était délicat de discuter par courrier, car personne dans la famille
n’était riche. Au bout de trois semaines, leur mère revint seule, elle avait
laissé sa fille sur place pour qu’elle y redouble la dernière année de l’école
primaire à l’âge de quinze ans, avant de faire une dernière tentative pour
entrer dans le secondaire, cette fois au Kenya.
Pendant que Farida était à Mombasa, Amin passa avec succès l’examen
auquel sa sœur avait échoué deux ans auparavant. Les garçons avaient deux
écoles où aller, ce qui n’empêchait pas qu’il soit pour eux tout aussi difficile
d’y entrer. Dans tous les cas, le nom d’Amin fut le second sur la liste, et
donc même si n’avaient été choisis que dix élèves, il aurait figuré parmi
eux. Farida rentra à la maison peu de temps après la réussite de son frère.
Mombasa n’avait pas davantage donné de résultats pour elle. Ce mois de
janvier-là, après une année qu’elle avait appréciée à plus d’un titre et dont le
souvenir lui resterait à jamais, elle rentrait sur un échec. Elle n’avait pas été
prise au Kenya non plus, et le coût d’une école privée à Mombasa dépassait
les moyens de ses parents. Elle avait fait de son mieux, disait-elle, mais elle
était trop bête.
Elle reprit les choses où elle les avait laissées, aidant le matin sa tante
Halima pour la lessive, le ménage et la préparation du déjeuner. Elle
proposa de veiller à ce qu’Amin fasse bien ses devoirs, à présent qu’il était
dans le secondaire et que le travail scolaire était devenu si dur, mais elle ne
fit en fait que le distraire par son bavardage et ses rires. Elle établit un
emploi du temps pour les révisions de Rashid, qui préparait le même
examen redouté, car elle expliquait la tragédie qui l’avait touchée par son
propre manque d’organisation. Rashid colla consciencieusement l’emploi
du temps dans son cahier d’exercices et ne le consulta jamais. Il préférait
jouer aux cartes et au football avec ses amis plutôt que d’obéir aux ordres
de sa sœur. Elle nota dans un carnet tous les accrocs de son frère à la
discipline et le menaça d’en référer aux autorités, ce qui eut un certain effet.
L’heure venue, il réussit à son tour l’examen de fin d’année. Mais tous ces
travaux et toutes ces corvées n’empêchaient pas Farida de sourire à la vie
comme avant, avec cependant comme un air amusé, un léger tremblement à
la commissure des lèvres qui faisaient penser qu’elle était détentrice d’un
agréable secret. Peut-être était-ce simplement qu’elle avait grandi. Son
année passée à Mombasa lui avait donné un éclat nouveau, et l’on ne
pouvait pas désormais ne pas voir le regard que posaient sur elle les garçons
et les jeunes gens, mais elle souriait à tous avec une telle insouciance
décomplexée et répondait avec tant d’assurance rieuse à ceux qui lui
adressaient la parole que nul n’osa plus l’approcher. Elle était une femme à
présent, qui avait passé le stade du flirt et des amourettes.

Son frère Amin, pendant ce temps, était en train de devenir sans effort tout
ce qu’on avait rêvé qu’il soit. Il était courtois, fiable, honnête, gentil. C’est
un bon garçon, disait parfois sa mère avec un rien d’émotion dans la voix. Il
était plus silencieux que dans l’enfance et avait tendance inexplicablement à
fixer du regard sans un mot, mais c’était à peine un défaut en comparaison
de ses qualités. Ses silences et la difficulté croissante qu’on avait à
comprendre parfois ce qu’il disait le faisaient paraître plus profond, plus
sage. Il avait très bien réussi au collège dès le départ, même lorsqu’il s’était
agi d’adopter de nouvelles méthodes de travail, et dans des matières qui leur
étaient étrangères à tous et sur lesquelles beaucoup de ses camarades
commencèrent par peiner. Il comprenait tout de suite ce qu’on lui
demandait et répondait de façon pertinente. Il ne s’irritait pas des règles
imposées par ce nouvel apprentissage ni ne cherchait à échapper aux tâches
qui lui étaient assignées. Ses professeurs se réjouissaient de sa minutie, qui
n’était jamais pointilleuse. En dépit de ce zèle et de cette supériorité, il était
un élève détendu et discret. Les professeurs savaient que, sans être un
rebelle, il faisait partie des meneurs. Ils trouvaient dans l’assentiment qu’il
leur apportait un soutien à leur autorité, car il était un exemple pour tous.
Amin n’était pas seul à être ainsi exceptionnel, d’autres l’étaient aussi. On
leur avait appris la modestie. Ils savaient à quel point ils avaient de la
chance de se trouver où ils étaient, que l’on n’arrivait pas où ils étaient
arrivés par la résistance et la rébellion. C’était un garçon solide et sain, sans
pour autant en imposer, avec un charme juvénile et un sourire dévastateur.
Tous étaient fiers de lui, ses parents les premiers, bien sûr, qui considéraient
sa réussite avec soulagement et reconnaissance. Qui sait comment tournent
les enfants ? Combien d’entre eux se gavent de l’amour qui leur est donné
pour devenir ensuite d’incurables propres-à-rien, d’incorrigibles démons,
gâchant chaque seconde de l’existence de leurs parents ?
Rashid aussi était fier de lui. Il aimait son frère, même s’il n’avait
jamais ne fut-ce que songé à lui avouer ces choses-là, et peut-être ne se les
était-il pas avouées à lui-même avant longtemps. Il était son cadet de deux
ans et endurait d’une humeur égale les comparaisons avec lui. Il avait le
sentiment de partager ses mérites, participait intimement aux efforts
qu’Amin déployait pour les obtenir, et donc n’y trouvait rien de
remarquable. Quand un professeur lui faisait observer qu’il n’était pas, dans
telle ou telle matière, aussi bon que son frère, il souffrait certes d’être
déprécié, mais il ne cherchait pas à rivaliser avec lui. Dans tous les cas ce
n’était pas comme si, à côté, Rashid avait été nul. Lui aussi réussissait au
collège, bien que différemment. Au départ, tout le monde ne fut pas
convaincu qu’il était fait pour les études, contrairement à Amin. Pour
certains de ses professeurs, il avait des opinions beaucoup trop arrêtées et
tendance à vouloir trop en faire, lui manquait le sens des réalités et il se
montrait parfois irresponsable. Il n’était pas aussi méthodique et se laissait
plus facilement distraire. Certains pensaient qu’il s’épuiserait dans des
effets de manche qui finalement ne le mèneraient pas à grand-chose. Il était
intelligent, à en croire ses professeurs, mais avait une multitude de petits
défauts. En classe il était bruyant, un vrai moulin à paroles, et il avait du
mal à se concentrer. Il manifestait de l’enthousiasme pour les activités
sportives sans être doué pour quelqu’une, à la différence de son frère aîné
qui réussissait dans tous les sports auxquels il s’adonnait. Il adorait les
débats, pour lesquels il s’enflammait, ce qui aurait pu être un point positif
mais ne l’était pas en fait. Pas dans le cadre de l’école en tout cas, où un
minimum de logique et de stratégie s’impose, de même que le respect des
convenances, le sens du décorum, la perspicacité, un peu de ruse aussi et le
goût du théâtre, sinon pourquoi débattrait-on ? Dans ces joutes, Rashid se
jetait à corps perdu, avec indignation et mépris, insupportable, horripilant
pour tout le monde quand il ne provoquait pas l’hilarité, jouant la comédie à
l’intention des râleurs et des mal lunés.
Il y avait aussi cette passion chez lui pour tout ce qui était italien. À vrai
dire, hormis le manuel de conversation et quelques reproductions et affiches
ayant la même origine, certains articles avec photos de Giacomo Agostini
sur sa Vespa découpés dans des magazines et une bande dessinée sur la vie
de Garibaldi que sa sœur lui avait rapportée de Mombasa, cette passion ne
reposait pas sur grand-chose, pas sur des connaissances quelque peu solides
en tous cas. Pourtant, s’agissant de style, de beauté ou de poésie, durant
notamment ses années d’adolescence, ses héros étaient tous italiens.
Shakespeare, c’est bien, c’est grand, c’est phénoménal en fait, mais sans
comparaison aucune avec Dante. Pourquoi n’est-il pas possible d’étudier
Dante ? Silvana Mangano est à mes yeux la plus belle actrice de cinéma. Et
l’équipe italienne de football vaut presque celle du Brésil. À l’école
primaire, ses instituteurs prenaient ses déclarations en italien pour un signe
de vivacité d’esprit, l’incontournable exhibitionnisme d’un garçon brillant.
Dans tous les cas, la plupart des gens à l’époque considéraient les Italiens
comme assez comiques, compte tenu des récits qui relataient leurs pitreries
pendant la guerre en Abyssinie ; c’est ainsi que l’engouement de Rashid
pour l’Italie fut également considéré comme un entêtement comique en soi.
Devenu adolescent, il eut comme professeurs au collège public des
Britanniques, dont certains voyaient dans cette tocade une affectation et une
absurdité. Le professeur d’histoire était, de façon irraisonnée, exaspéré par
la passion de Rashid pour les Italiens. Il le regardait toujours avant de citer
quelque savant ou quelque personnage politique de la Rome antique, l’un
de vos ancêtres a dit ceci, a dit cela. Le professeur de littérature déclamait à
son intention des vers en Italien, arborant un sourire glacial pour informer le
jeune élève ignare que Dante c’était cela. Il l’enjoignit de consulter la
traduction qui se trouvait à la bibliothèque du collège, et qui était selon lui
la plus accessible à un débutant avant de poursuivre ses excentricités sans
intérêt. Peut-être fallait-il apprendre à marcher avant d’essayer de courir, lui
conseilla sagement cet enseignant.
Il se trouve que Rashid avait aussi une vraie passion pour la poésie. Il
en lisait à la bibliothèque du collège et achetait des anthologies en piteux
état chez des bouquinistes. Lorsqu’il était plus jeune, il avait adoré chanter
les qasidas, il en connaissait plusieurs qu’il était capable de réciter par
cœur. Les gens aimaient à dire tout haut des passages du Coran ou des vers
ainsi tirés d’une qasida. Ceux qui en avaient le talent glissaient habilement
ces citations dans la conversation la plus banale, sans manquer de faire
impression en même temps que de charmer. Parfois, quand quelqu’un
commençait à dire de beaux vers, il était rejoint par d’autres. L’on récitait à
plusieurs voix, heureux de se mettre en valeur et de se faire plaisir. Mais à
son âge, et dans l’établissement qu’il fréquentait, l’on ne chantait plus les
qasidas. La poésie, c’était Shakespeare, Keats, Byron, Longfellow, Kipling,
c’est donc dans cette poésie-là qu’il plongea avec zèle et délice. Voilà ce
qu’étaient les études. Ce n’était pas savoir ce que tout le monde savait, et il
ne lui vint jamais à l’esprit de se plaindre d’y avoir perdu quoi que ce soit.
Il avait même son propre exemplaire de Dante à la maison, bien qu’il n’ait
pas trouvé le temps de le terminer.
Il alla jusqu’à écrire lui-même, à une époque, des poèmes en anglais,
principalement pour amuser ses amis, des poèmes comiques, excessifs, dans
le style d’Hypérion ou du Pèlerinage de Childe Harold. C’étaient des textes
interminables qui se voulaient faussement subtils. Il en avait appris
quelques passages par cœur, qu’il déclamait avec force gestes au retour de
l’école. L’un des amis en avisa le professeur de littérature, qu’irritaient déjà
les poses de Rashid à propos de Dante, et que cette nouvelle information
exaspéra encore davantage, mais n’était-ce pas le but recherché ? Il exigea
que lui soit montrée l’œuvre en question. Rashid lui remit à regret son
cahier, avec la peur d’être dénigré. Il ne trouvait pas cela drôle du tout, car
même si ces poèmes il les avait écrits sur un ton léger, il y était tendrement
attaché.
« Cette poésie est totalement immature, déclara plus tard le professeur
devant la classe, comme s’ils avaient tous impatiemment attendu son
jugement. Quand ce n’est pas le mysticisme fastidieux d’un Mille et Une
Nuits au rabais, c’est bavard et sans queue ni tête, du blabla à la manière
d’un Byron sauce satirique. Confus et incompréhensible, comme le plus
souvent lorsque les Africains cherchent à faire du style en anglais. Déjà,
vouloir écrire ainsi témoigne d’une outrecuidance, d’une estime de soi sans
commune mesure avec la réalité. Remontez vos chaussettes, jeune homme.
Vous me ferez pour aujourd’hui une analyse du personnage du capitaine
dans L’Odyssée de l’African Queen, et je veux quelque chose de clair et
d’ordonné, et pas de ces discours fumeux. » L’Odyssée de l’African Queen
de C. S. Forester, le célèbre auteur du Capitaine Hornblower, était l’œuvre
d’envergure que leur professeur jugeait adaptée à leurs capacités. Rashid fut
trop déstabilisé par le mépris du professeur pour songer à répliquer. C’est à
cette époque que le nom de Mtaliana commença à lui peser.
Ainsi les enseignants étaient-ils divisés sur l’opinion qu’ils avaient de
Rashid, ce qui n’était pas le cas pour Amin. Ses parents étaient fiers de lui
aussi, mais pas de façon aussi sereine qu’avec son frère. Sa mère, en
particulier, s’inquiétait à son sujet. Parfois, quand il s’asseyait dans la
cuisine avec elle tandis qu’elle préparait le repas et qu’il bavardait comme
si jamais il n’allait s’arrêter, elle le regardait entre deux fous rires et se
demandait s’il irait toujours bien. Pas comme ça, pas la maladie, pas
l’instabilité, Dieu nous en préserve, mais s’il aurait toujours la force de
continuer. Ses engouements étaient tellement obsessionnels, son esprit
parfois tellement irrespectueux, son assurance si désinvolte qu’elle se
demandait s’il serait capable de faire face à la désillusion. Avec les années,
elle perçut chez lui un entêtement qui grandissait, une volonté de désobéir
et de négliger ce qu’il n’aimait pas. Il était plus petit qu’Amin, petit pour
son âge, et toujours prêt à s’enflammer. Bouillant. Elle pensait se
reconnaître un peu en lui.

C’était la fin des années 1950, une époque où le monde fut plus tragi-
comique que jamais, et où l’Afrique presque tout entière se trouvait
gouvernée par les Européens d’une manière ou d’une autre : directement,
indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclée, si
tant est que ces deux termes ne soient pas trop contradictoires. Une carte
britannique de l’Afrique dans ces années-là présentait quatre couleurs : un
rouge tirant sur le rose pour les territoires sous la domination des
Britanniques, le vert foncé pour les Français, le violet pour les Portugais et
le brun pour les Belges. À ces couleurs correspondait une vision du monde,
et chacune de ces nations avait ses couleurs à elle sur ses cartes à elle.
C’était une manière de comprendre l’époque et, pour beaucoup de ceux qui
se penchaient sur les cartes, une manière de rêver à des voyages auxquels
seule l’imagination pouvait donner corps. On ne lit pas les cartes
aujourd’hui de la même façon. Le monde est devenu autrement complexe,
plein de peuples et de noms qui brouillent sa clarté. Dans tous les cas, rien
n’est plus à présent laissé à l’imagination, car l’image est partout.
Sur les cartes britanniques, le rouge était un rappel de la bannière
anglaise, il représentait la volonté de sacrifice au nom du devoir et tout le
sang versé au nom de l’Empire. Même l’Afrique du Sud était alors encore
en rouge rosé, dominion au même titre que le Canada, l’Australie et la
Nouvelle-Zélande, des lieux que les Européens avaient investis en
parcourant la moitié du monde pour trouver un peu de paix et de prospérité.
Le vert sombre était une plaisanterie aux dépens des Français, qui évoquait
les pâturages élyséens quand l’essentiel du territoire sur lequel ils régnaient
était soit désertique ou semi-désertique, soit couvert par la forêt équatoriale,
autant d’étendues inutilement gagnées par les armes et un orgueil démesuré.
Le violet était réservé à l’inquiète estime de soi des Portugais et à leur
passion pour la monarchie, la religion et les symboles de la domination,
quand durant l’essentiel des siècles de leur occupation coloniale ils avaient
dévasté ces terres avec la pire brutalité, détruisant et incendiant, déplaçant
des millions d’hommes et de femmes vers les plantations du Brésil pour y
servir d’esclaves. Le brun, enfin, était la couleur de l’impassible et cynique
efficacité des Belges, qui prirent part aux festivités plus tard mais dont le
cadeau qu’ils laissèrent aux peuples sous leur joug se révéla être sans
comparaison aucune avec celui des autres grandes puissances de cette
époque étriquée. Leur legs au Congo et au Rwanda laisserait encore pour
longtemps souillés les rivières et les lacs. Les Espagnols aussi avaient leurs
territoires, en jaune sur les cartes britanniques comme un rappel de la
couleur de leur drapeau et de leur obsession de l’or à piller. Plus tard dans
cette décennie, les couleurs allaient pâlir et passer au rose, au vert pâle, au
mauve et au beige. Peut-être était-ce le signe d’un renoncement à l’autorité
coloniale, une évolution vers l’autonomie, la situation est en main, tout
passe tout lasse.
La carte des années 1950 montrait aussi les exceptions à la domination
européenne. L’Égypte était indépendante et en proie à l’agitation depuis
1922, mais sans autre choix que d’accueillir sur son territoire l’armée de
terre, l’aviation et la marine britanniques. Le Libéria, qui ne fut jamais
officiellement une colonie, avait été créé pour devenir la terre où les
esclaves africains affranchis pouvaient revenir des États-Unis d’Amérique
afin d’y construire une Nouvelle Jérusalem, et quel beau travail ils avaient
fait là. L’Éthiopie avait tenu bon à deux reprises face à des Italiens enclins à
la pagaille. Au XIXe siècle, quand toutes les armées d’Europe qui le
souhaitaient étaient autorisées à s’emparer d’un bout d’Afrique et à
assassiner par milliers ses habitants, l’armée de l’empereur Ménélik battit
les Italiens à Adoua. Il est clair que c’est une farce qui a conduit à cette
défaite inutile, même si certaines autorités en accordent le crédit à
Rimbaud, qui fut trafiquant d’armes pour le compte de l’empereur. Plus
tard, les armées de Mussolini furent expulsées par les francs-tireurs, les
Britanniques et les forces coloniales africaines, dont l’oncle Habib faisait
partie. Puis il y avait le Soudan, une dictature militaire indépendante depuis
1952 ; et la Libye, royaume théocratique sous protection britannique depuis
1951. C’étaient des situations à part, à propos desquelles une telle carte
n’avait rien à dire. Pour le reste, tout était aux mains de la mission
civilisatrice, depuis Le Cap jusqu’à Tanger, en passant par toute l’Afrique
de l’Est, où se sont déroulés les événements qui nous occupent ici.
Ce coup d’œil jeté sur une carte des années 1950 vise à rappeler
combien le monde d’alors était différent. Personne n’a un instant imaginé la
panique à venir, ni le fait que quelques années plus tard la plupart des
gouvernements européens allaient lever le camp et retourner
précipitamment d’où ils étaient venus, abandonnant à la ténuité du papier
tout un ensemble de traités et d’accords qu’ils ne se sentaient pas la
moindre obligation d’honorer. De sorte que la perception que des jeunes
gens comme Amin et Rashid avaient d’eux-mêmes et de leur avenir ne
s’était pas encore libérée des attentes d’un peuple colonisé, eux qui vivaient
dans une petite ville, entre la fin d’une époque et le début d’une autre
(même s’ils n’étaient pas conscients de cela). Dans les dernières années de
sa scolarité, Amin était bien décidé à fréquenter l’école normale qui avait
été celle de ses parents, et personne ne lui contesta ce choix, ni n’essaya de
l’en écarter, ni ne lui suggéra d’envisager d’autres voies, à cause de
l’Indépendance qui devait survenir sept à huit ans plus tard. Nul ne savait
que l’indépendance était si proche, et bien peu avaient même réfléchi aux
opportunités qui s’en dégageraient. Dans tous les cas, il n’y avait pas de
raison pour Amin de ne pas aspirer à l’existence utile et gratifiante que ses
parents avaient menée, utile pour la communauté, gratifiante pour eux-
mêmes et pour les leurs. Sauf que tout allait effectivement changer en
Afrique, dans une pagaille monstre, et que personne n’avait apparemment
été capable d’imaginer cela, du moins personne dans l’entourage d’Amin.
Pas même son père, qui écoutait les nouvelles à la radio tous les jours, et
qui jamais n’avait fait allusion à cette indépendance qui était en route.

Son père était un enseignant connu et respecté en ville, même si tous les
enseignants étaient respectés, comme on le sait. Dans la rue, les gens lui
donnaient du Maalim Feisal, en indiquant sa profession devant son nom. Ils
faisaient un détour pour venir le saluer et lui souhaiter une bonne santé.
Chaque fois qu’il entrait dans une administration, qu’il se rendait sur les
docks ou à l’hôpital, partout où il allait alimenter l’insatiable machine
étatique, il croisait un ancien élève qui n’était que trop heureux de lui
apporter son aide. Amin était transporté lorsqu’il entendait louer son père
pour son intelligence et sa bonté, et les gens raconter leurs histoires
préférées à son sujet. Tu te souviens de cette époque, Maalim ? Amin savait
que partout où il irait et quoiqu’il fît, jamais il n’acquerrait l’importance et
l’estime dont jouissait son père dans sa communauté. Bien que sa mère
aussi ait été enseignante jusqu’à la dernière année où il fréquenta l’école,
ses anciennes élèves n’avaient pas investi l’administration de la même
façon car elles étaient des femmes.
C’était merveille que de les voir ensemble, sa mère et son père. Il était
grand et mince, et elle large et de plus en plus large avec les années. Peut-
être n’était-il pas si grand comparé aux géants bien proportionnés que l’on
voit en d’autres lieux. Ils habitaient un petit endroit peuplé de gens petits, et
il était grand pour cet endroit-là. Son visage émacié était rendu plus
ascétique par une barbe grisonnante qu’il taillait en pointe. Les manches de
chemise toujours bien boutonnées, il paraissait en tout parfaitement net et
mesuré. Une apparence qui ne pouvait être constante dans la durée, mais
telle était l’impression qu’il donnait. Il marchait légèrement voûté et
fronçait souvent quelque peu les sourcils, mais il s’exprimait toujours d’une
voix douce et le sourire n’était jamais très loin sur ses traits. Certains
l’appelaient Msafi, qui veut dire propre, un mot surtout dont les sonorités
rappelaient celles de son nom. Ailleurs, peut-être l’aurait-on qualifié de
tatillon.
Elle, en revanche, était petite et boulotte, du genre ébouriffé et pressé,
avec des mèches de cheveux rebelles échappées des pinces qui étaient
censées les dompter. Ses attitudes semblaient souvent exagérées, ses
indignations appuyées, ses yeux trop arrondis par la surprise. Elle
bouillonnait de projets, avec toujours des affaires à régler, mais elle avait
également un don d’écoute. Quand elle était à la maison, toute
conversation, toute observation passait par elle, tout convergeait vers elle et
repartait d’elle. Elle savait parfaitement quand interrompre ce qu’elle était
en train de faire pour porter à l’un ou à l’autre toute son attention. Tout le
monde l’appelait Mwana, parce qu’elle était la benjamine de la famille.
Mwana veut dire enfant. Son vrai nom était Nuru, qui signifie lumière, mais
seul Feisal à présent l’appelait ainsi.
À l’âge de dix-neuf ans, Amin entra comme prévu à l’école normale,
qui ne datait guère que d’une génération, afin de se former au métier
d’enseignant. L’un de ses camarades d’école avait été envoyé étudier la
médecine en Angleterre par des parents qui en avaient les moyens
financiers, d’autres étaient allés poursuivre leurs études en Inde, en Égypte
ou ailleurs encore. Plusieurs étaient partis se chercher un avenir dans le
réseau que formaient la famille et les proches le long de la côte et dans
l’intérieur du pays. Il en était toujours ainsi. Les gens partaient là où une
opportunité se présentait. Amin ne cherchait pas les opportunités. Il ne
voulait pas partir. Il avait pris sa décision et n’avait qu’une envie : enseigner
toute sa vie durant. Peut-être était-ce une manière de voir les choses qui ne
se conçoit que dans des lieux du bout du monde, peut-être aussi que le
monde est plus agité aujourd’hui qu’il ne l’était alors.
Farida avait, elle aussi, décidé de son avenir. Deux mois après son
retour de Mombasa, elle se plaça en apprentissage à Vuga chez une
couturière, Mrs Rodrigues, une femme originaire de Goa qui se disait
créatrice de mode parce qu’elle avait parmi ses clientes des épouses de
fonctionnaires coloniaux. Elles ne lui demandaient que des retouches, des
ourlets à refaire et des tailles à lâcher, mais pareille clientèle l’autorisait,
croyait-elle, à inscrire sur sa plaque : Fournisseur de Sa Majesté la Reine.
L’essentiel de son travail consistait dans la confection de vêtements pour
tous, même si le prestige lui venait des Européennes. Farida travaillait chez
Mrs Rodrigues le matin et l’après-midi, et emportait à la maison de
l’ouvrage à terminer le soir. Elle ne reçut aucune compensation financière
pendant les six premiers mois, puis un salaire de misère ensuite. Mrs
Rodrigues, qui était une personne calme, souriante, à la voix douce, mais
dure et inflexible dans ses opinions, disait à Farida qu’elle devrait vraiment
lui être reconnaissante du savoir-faire de haut niveau qu’elle lui enseignait,
et de la qualité de la clientèle au contact de laquelle elle la mettait. La jeune
fille ne devait en conséquence s’attendre à aucune rémunération tant qu’elle
ne serait pas une vraie professionnelle. C’était par gentillesse qu’elle lui
donnait un peu d’argent. Ne lui offrait-elle pas gratuitement tous les matins
du thé et une tranche de cake ? Farida, qui envisageait de se mettre à son
compte quand elle aurait acquis le métier, se dit qu’elle n’avait pas le choix
et qu’il fallait s’accommoder de ces mesquineries.
Sa mère, Mwana, adorait coudre et possédait sa propre machine, ce qui
n’était pas courant pour l’époque et le lieu. Aussi aidait-elle sa fille dans les
travaux difficiles qu’elle rapportait à finir le soir – pose de dentelles et de
rubans, fabrication de boutonnières, etc. –, penchée sur la flaque de lumière
que diffusait le bras bombé de la machine. C’était pour elle un
divertissement et un plaisir, disait-elle à sa fille. Parfois elles veillaient
jusque tard dans la nuit parce que Farida avait promis l’ouvrage à sa
patronne pour le lendemain et qu’elle ne supportait pas l’idée d’être
réprimandée pour n’avoir pas su terminer à temps. Sa mère se plaignait
souvent de la fatigue de ses yeux.
Elle resta chez Mrs Rodigues trois ans. Chaque fois qu’elle parlait de
partir pour s’établir à son compte, Mrs Rodrigues l’en dissuadait en lui
offrant une augmentation de salaire et en mettant en avant les risques du
métier pour l’effrayer. Farida se laissait convaincre et restait, mais au bout
de trois ans elle en savait suffisamment pour démarrer son affaire. Elle
travailla d’abord pour des amies, qui lui apportaient une photo découpée
dans un magazine pour qu’elle en copie le modèle. Farida s’appliquait,
travaillait les week-ends et le soir. Cela prenait du temps de coudre une
robe, les amies passaient, pleurnichaient, bavardaient, et nul ne s’en
plaignait. Si la robe ne ressemblait pas exactement à la photo du magazine,
le résultat n’en était pas moins réussi, car Farida était douée pour la coupe
et la couture, et, en étudiant attentivement un modèle, elle était capable de
le reproduire sans trop s’en éloigner en fin de compte.
Toute l’organisation de la maison se trouva chamboulée quand Farida
commença à travailler à domicile. Le matin, elle n’apparaissait pas avant
que tout le monde soit parti, mais, quand chacun rentrait à l’heure du
déjeuner, c’était pour la trouver en pleine action. Un à un, ils allaient la voir
à la cuisine, la mère pour demander où les choses en étaient et se mêler de
tout, le père pour apporter les fruits qu’il était toujours chargé d’acheter en
rentrant de son travail, et les frères pour renifler avec convoitise ce qui se
mijotait, et encombrer. Après le repas, chacun s’empressait d’apporter de
l’aide. Puis Feisal et Mwana se retiraient pour leur sieste quotidienne, et
Amin et Rashid partaient se livrer à leurs accaparantes activités
d’adolescents : le sport, les devoirs à faire, la rue, les jeux de cartes. Et
Farida entamait sa journée de couture.
C’est à cette époque, alors que Farida commençait à se constituer une
clientèle, qu’Amin préparait avec confiance son examen d’entrée au collège
public, que Rashid suivait dans son sillage bien qu’avec moins d’assurance
et que Maalim Feisal refusait sa première nomination à un poste de
directeur d’école, que Mwana eut un grave malaise au travail et qu’il lui fut
conseillé de renoncer à poursuivre une activité professionnelle à l’âge de
trente-neuf ans. On diagnostiqua un glaucome avec suspicion
d’hypertension. Elle fut affolée à l’idée du fardeau qu’elle allait devenir
pour tout le monde et se mettait subitement à pleurer en silence lorsqu’elle
était en société. « Je vais devenir aveugle et vous allez devoir vous occuper
de mon corps inutile, disait-elle. O yallah, alhamdulillah. »
Ils s’asseyaient près d’elle et la réconfortaient, et ils pleuraient aussi car
ils ne doutaient pas qu’elle allait devenir aveugle. Le médecin n’avait parlé
que d’une éventualité, mais cet affreux pronostic prit l’allure d’une
malédiction pour Mwana et sa famille. Ainsi leur mère resta-t-elle à la
maison et une autre existence commença pour elle. Elle devint irritable, elle
se sentait comme un navire encalminé, n’ayant plus à jongler avec toutes
sortes d’activités, mais au bout de quelque temps elle s’apaisa un peu et
lentement changea son mode de vie. Il y eut les visites chez les médecins,
un voyage à Mombasa pour consulter un spécialiste, une opération pour
réduire la tension dans son œil. Il y eut les lunettes à porter pour mieux voir,
les régimes à suivre, les médicaments à absorber, les exercices à exécuter, et
la vie redevint plaisamment chaotique, même si l’entrain n’était plus
vraiment là.
Quand Rachid eut achevé sa dernière année de scolarité, il fanfaronnait
encore devant ses amis et son frère, comme devant ses parents. Il était
devenu plus têtu et plus difficile avec les années, il aimait à se considérer un
brin dissident. Durant cette dernière année d’école, il ne cessa de parler de
quitter le pays. Cette idée avait fait son chemin en lui sans crier gare, elle
finit par devenir une évidence lorsqu’il ne parvint plus à contenir son
irritation et son mépris de tant de choses autour de lui. C’était ce qu’il avait
appris et les livres qu’il avait lus qui lui avaient donné cette certitude que le
monde était plus vaste et la vie plus riche que ce qui l’entourait. Il étouffait
ici, disait-il : l’obséquiosité des rapports sociaux, la religiosité qui relevait
d’un autre siècle, les mensonges sur l’histoire. Il usait de mots forts et
n’avait que dix-sept ans. Il ira loin, disaient ses amis, si tout cela n’est pas
que du vent. Amin écoutait et souriait, tour à tour taquinant et approuvant
son frère. Sa mère était comme toujours inquiète à son sujet, à en oublier
ses propres problèmes, mais elle non plus ne pouvait pas ne pas rester
insensible à ses colères. Que va-t-il arriver à ce jeune fou ? Son père le prit
à part un jour, pour le mettre en garde sans le décourager, ne sois pas si
rêveur, réfléchis concrètement, que veux-tu faire ? À la fin, la famille et les
amis se rallièrent à ses grands discours, ils prêtèrent l’oreille au récit peu
flatteur qu’il faisait de leur existence et le pressèrent d’œuvrer à réaliser son
rêve du vaste monde.
Ce sont ses professeurs, qui, finalement, lui proposèrent des solutions.
Ils s’émerveillaient du chemin parcouru par l’élève bavard normalement
doué, aujourd’hui devenu ce garçon confiant et sûr de lui, auteur de textes
sérieux et aboutis (rédigés dans le style d’un collégien brillant). Ils mirent à
leur crédit cette transformation. Il était aussi réfléchi sur Macaulay que sur
Shakespeare ou l’islam, en même temps que précocement spirituel sur ces
sujets. L’esprit porte à l’arrogance, mais il n’y avait chez lui qu’une bonne
humeur souriante, et le temps arrangerait les choses. De la graine
d’Oxbridge. Ses professeurs étaient des Britanniques, du moins ceux qui
avaient le plus de poids, et peut-être avaient-ils si bien enseigné leur monde
à Rashid qu’ils ne pouvaient à présent qu’être impressionnés par ce qu’ils
avaient produit. Ils l’aidèrent à se présenter aux universités britanniques, le
préparèrent aux examens en vue de l’obtention d’une bourse, lui imposèrent
un rythme qui rappelait celui de leurs lointaines années d’études. Comme
s’ils fomentaient une conspiration avec lui. Plus ils le faisaient travailler dur
pour acquérir la connaissance du monde qui était le leur, plus Rashid avait
le désir de réussir. C’était plus subtil qu’il n’y paraissait, il n’y avait pas que
le désir de réussir et de plaire, mais quelque chose de plus séduisant, car
plus il pénétrait la complexité de ce monde, plus il lui semblait qu’il
devenait sien. Les professeurs d’histoire et de littérature qui l’avaient pris
en main ; lui donnaient à étudier des textes que jamais ils n’avaient soumis
aux autres étudiants : Carlyle, J. S. Mill, Darwin, T. S. Eliot. Tous les
samedis, il devait rester après la classe pour suivre un cours supplémentaire
avec l’un ou l’autre de ces professeurs, qui souvent l’éclairait sur des
passages qu’il avait lus sans bien les comprendre. Parfois il y avait un
contrôle surprise, au cours duquel il devait à son tour exposer ce qu’il avait
assimilé.
C’est ainsi que tandis que Farida se lançait enfin dans le métier de
couturière, et qu’Amin entrait à l’école normale à l’âge de dix-neuf ans
pour préparer une carrière de professeur dans le secondaire, Rashid
franchissait les dernières difficiles étapes qui précèdent le départ.
6
Amin et Jamila

Un après-midi où Amin rentrait de l’école normale, il trouva Farida en


compagnie d’une cliente. Rien de surprenant à cela. C’était l’heure où les
femmes se rendent visite entre elles et mènent leurs activités ordinaires de
femmes, qui est d’entretenir le tissu de la vie. On se donne des nouvelles,
on échange amabilités et courtoisies, félicitations et condoléances, ainsi que
les derniers potins, acerbes ou bienveillants. On discute des fiançailles pour
les années à venir des enfants nouveau-nés. On s’apitoie sur les corps
souffrants. On débat des faveurs et des prêts, et l’on énumère en les
déplorant les défauts des maris et des fils, et du monde auquel ils président.
C’était aussi l’heure propice pour parler d’un modèle de robe, mettre en
balance les qualités du satin et de la soie, de l’empiècement haut et d’une
taille bien prise, et donc l’heure où Farida s’activait avec ses clientes.
Il savait qu’elle s’appelait Jamila, il l’avait déjà vue mais jamais d’aussi
près, et jamais il ne lui avait parlé. Il l’avait toujours trouvée belle. D’aussi
près, il pouvait observer la finesse des traits, la délicatesse d’un visage
mobile en permanence. Ses yeux avaient la couleur de l’ambre sombre. Ils
avaient la lumière et le mouvement, la vie en quelque sorte, et le désir
d’être divertis. Le corps était parfait. Sur ses genoux était ouvert l’un des
catalogues de Farida, et une pièce de tissu s’étalait sur la natte où elles
étaient assises, ce qui lui fit penser qu’elle était venue se faire prendre les
mesures pour une robe. Elle lui sourit – un salut poli, mais il y avait dans ce
salut quelque chose d’alangui et un air entendu qui donnaient à la jeune
femme la séduction de qui a voyagé et connaît bien le monde. Il se tenait
debout devant elle, figé d’admiration, puis il vit s’épanouir son sourire et
ses yeux s’embraser l’espace d’une seconde. Farida souriait elle aussi.
« Mon jeune frère, indiqua-t-elle.
— Amin ? demanda Jamila d’une voix plus grave qu’il ne l’attendait
d’une personne aussi mince et aussi délicatement belle. Votre mère vous
cherchait tout à l’heure. »
Amin posa sa sacoche de livres et s’assit sur la première chaise. Si sa
mère avait été là, elle l’aurait fait sortir dare-dare. Elle n’aimait pas voir que
ce soit Rashid ou Amin s’attarder dans la pièce où venaient en visite les
femmes. Ils étaient censés présenter leurs respects et, si elles les
connaissaient depuis qu’ils étaient tout petits, écouter en souriant leurs
affectueuses plaisanteries, avant de disparaître. Ils étaient trop grands à
présent pour rester en leur présence, ils ne faisaient qu’empêcher la
conversation et se bâtir une mauvaise réputation. Elle était spécialement
vigilante avec les clientes de Farida car il s’agissait en général de jeunes
femmes, non qu’elle ait pensé que des choses terribles allaient se produire,
mais elle ne voulait pas de commérages. Elle ne voulait pas qu’on accuse
ses fils de manquer de respect envers l’une des filles à marier de leurs
voisins. Sa mère n’étant pas là, il s’assit donc et dévisagea Jamila. Farida
manifesta son impatience en émettant un petit bruit, ce qui le fit se
retourner. Elle avait les sourcils levés, qui l’interrogeaient et le mettaient en
garde.
« Qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle. Amin lui sourit et se leva pour partir,
mais resta. « Qu’est-ce qui va pas ?
— Rien, rien, répondit-il.
— Il parle, s’étonna Jamila, taquine, d’une voix plus chaude à présent.
— Karibu, dit Amin en se tournant vers elle. Bienvenue.
— Vous êtes étudiant ? s’enquit-elle en posant les yeux sur sa sacoche.
Où ça ?
— À l’école normale. » Et sur le seuil, il s’arrêta.
« Maman te cherche », le pressa Farida en lui lançant des regards
faussement furieux dans le dos de Jamila. Il leur fit un petit signe d’adieu et
passa la porte.
« Elle m’a posé des questions sur toi », lui dit Farida, une fois leurs
parents couchés. Elle travaillait souvent tard à sa couture dans la pièce qui
donnait sur la rue, en écoutant la radio, qu’elle mettait tout bas. Amin venait
parfois s’asseoir un moment avec elle, pour laisser Rashid réviser plus
longtemps dans la chambre que les deux frères partageaient. Rashid ne
pouvait pas faire ses devoirs si Amin était là, même tranquillement allongé
à lire sur son lit, même endormi. Et s’il n’arrivait pas à faire ses devoirs,
alors menaçaient la crise, le doute de soi et les bouderies. Dans tous les cas,
Amin aimait à veiller tard et à lire près de Farida en faisant un brin de
conversation, tandis qu’à la radio passait la musique demandée par les
auditeurs d’ici et d’ailleurs. Le travail qu’on lui réclamait à l’école normale
ne lui prenait pas un temps énorme, ses lectures étaient pour l’essentiel
celles de son choix, et ne l’inquiétait pas le fait de devoir ensuite en parler
intelligemment. Aussi cela ne le dérangeait-il pas de lever de temps en
temps le nez de sa page pour écouter Farida, car il reprenait ensuite sa
lecture avec le même plaisir lorsqu’elle s’était tue. Il aimait sa compagnie
paisible, son babillage n’était pas gênant. Elle parlait, il écoutait, et parfois
il parlait à son tour et c’était elle qui écoutait. Puis il retournait à son livre
ou à ses notes, et elle à ses corsages et à ses boutons. Il se réjouissait
d’avoir avec elle un rapport si facile. Elle parlait des gens la plupart du
temps, de ce qu’ils avaient fait, de ce qu’elle pensait qu’ils allaient faire.
Leur père appelait cela des commérages quand Farida et leur mère
commençaient à bavarder, mais pour Amin ce n’était pas bien différent de
ce que faisaient les hommes quand ils échangeaient entre eux, sauf que les
hommes étaient beaucoup plus méchants. Peut-être que les femmes l’étaient
aussi, quand elles se retrouvaient entre elles.
« Celle qui est venue aujourd’hui, reprit Farida. Elle m’a posé des
questions sur toi.
— Quelles questions ?
— Ton âge, tes études, savoir quand tu aurais terminé, enfin tu vois,
répondit-elle avec un sourire entendu. Elle a dit t’avoir déjà vu, mais sans
savoir qui tu étais. Tu connais son nom ?
— Jamila. Je l’ai déjà vue moi aussi, dit Amin. Continue. Parle-moi
d’elle. Qu’a-t-elle dit ? »
Farida eut un large sourire. Il la voyait se régaler, il savait qu’elle
adorait les confidences que l’on fait à mi-voix et les secrets qui vous
tourmentent. Elle en avait un à elle qu’elle lui avait confié, en le faisant
jurer de n’en rien révéler. Il crut d’abord qu’elle lui avait parlé pour
partager avec quelqu’un les tensions et les peurs de cet amour caché, mais il
avait ensuite compris qu’elle était heureuse et fière d’être amoureuse. Elle
avait fait la connaissance de l’élu de son cœur au cours de l’année qu’elle
avait passée à Mombasa. Après la classe, elle rentrait à la maison avec les
plus âgées de ses camarades, et sans qu’on sache trop comment des garçons
d’un collège voisin croisaient régulièrement leur chemin. Ils ne s’arrêtaient
même pas. Ils marchaient tous ensemble un moment, riant, se taquinant, se
faisant les yeux doux. Puis entre elles, les filles choisirent celui avec lequel
elles voulaient sortir et, par l’intermédiaire des sœurs et des cousines, elles
le firent savoir aux garçons. Farida choisit le sien, un grand jeune homme
mince et sérieux, Abbas, qu’elle indiqua à ses propres cousines qui en
parlèrent à sa sœur à lui, et il commença à lui écrire. Il n’y eut pas de
rendez-vous, pas de baisers, pas de sorties au cinéma ni quoi que ce soit de
ce genre. Rien de furtif, pas de cancans. C’était l’amour tel qu’il devait être,
avec ces rencontres quotidiennes dans la rue, au cours desquelles des mains
pouvaient s’effleurer et des billets inquiets passer secrètement de sœur à
cousine pour arriver jusqu’à Farida.
Lorsqu’il lui fallut retourner à Zanzibar après avoir échoué à son
examen d’entrée, ce fut une tragédie. Avoir échoué était triste. Cela lui
donnait l’impression d’être un cancre quand elle voyait des imbéciles
réussir simplement parce qu’elles arrivaient mieux qu’elle à venir à bout de
longues divisions, et parce que leurs parents pouvaient leur payer des cours
particuliers. C’était donc déjà dur, mais la vraie tragédie fut de quitter
Abbas, qui lui avait confié dans une de ses lettres qu’elle était présente à
chaque instant dans son cœur qui souffrait (et il l’était aussi dans le sien, lui
avait-elle avoué). Les cousines estimèrent que la séparation était un malheur
si grand que les deux tourtereaux méritaient un rendez-vous galant, rien de
trop osé, peut-être rester quelques minutes seuls à marcher sur la plage.
Elles entamèrent des négociations avec les sœurs d’Abbas, mais tante Saïda
découvrit le pot aux roses et empêcha la rencontre. De fait, elle ne découvrit
rien de très précis, mais devina que quelque chose d’anormal se tramait et
elle posa une interdiction absolue sous peine de la pire punition. Personne
ne voulut lui faire de la peine ni causer d’histoires aux amoureux. Ainsi ne
purent-ils même pas marcher main dans la main sur la plage, ni rien faire de
ce dont rêvent ceux qui s’aiment. Amin était sceptique sur ce point, il pensa
que Farida voulait épargner l’honneur de son frère et protéger Abbas de ses
foudres. Marcher main dans la main était une offense qui imposait le
mariage dans certains milieux.
Dans tous les cas, Farida rentra à Zanzibar, dubu sans son amoureux, et
les premières semaines, elle eut le cœur brisé – elle pressa son poing sur sa
poitrine pour montrer à Amin où cela faisait mal –, le cœur brisé d’avoir
laissé Abbas, ainsi que ses cousines à Mombasa. C’était comme d’être
amputée d’une partie de soi. Avait-il déjà ressenti cela, lui ? De fait, il
n’avait pas encore connu de vrai chagrin d’amour. Les images et les odeurs
de Mombasa revenaient en rêve à Farida et, quand elle s’éveillait dans son
lit à la maison, elle ne parvenait pas à retenir ses larmes.
Sans attendre, elle retourna passer ses matinées chez tante Halima, pour
l’aider à l’entretien de la maison comme elle le faisait avant son départ, et
sa tante un jour la fit s’asseoir et lui raconter tout. Elle ne supportait plus
ces regards fixes et ces soupirs soudains. Sa peine était telle que Farida
pleura pendant toute l’heure que dura sa confession, geignant autant qu’elle
parlait, contrainte à se répéter afin que tante Halima puisse comprendre ce
qu’elle disait. Tante Halima commença par s’affoler, puis, lorsqu’elle vit
tous ses efforts pour consoler sa nièce échouer, devant l’immensité de sa
détresse, elle finit par proposer qu’Abbas lui écrive chez eux, à leur adresse.
Son époux Ali devait, bien entendu, être mis au courant, car c’était lui qui
allait chercher le courrier, mais l’on pouvait compter sur sa discrétion.
Amin se réjouit en pensant à la tête qu’avait dû faire oncle Ali lorsqu’on lui
avait demandé de participer à la conspiration. Il adorait les facéties et les
situations délibérément ambiguës. Quand quelqu’un racontait une histoire
qui tournait à la méprise, surtout si elle avait été manigancée avec cynisme,
oncle Ali était toujours le premier à la voir venir et à s’en délecter. Les gens
lui réservaient ces histoires-là et s’amusaient de le voir jubiler. Il avait dû se
réjouir d’une correspondance secrète dans laquelle il voyait, en fait, une
bonne blague.
C’est ainsi qu’il en allait depuis. Abbas continuait d’écrire à Farida, et
Farida lui répondait, et quatre ans après ils étaient plus amoureux que
jamais. Dans toutes ses lettres, il lui disait qu’il se mourait de désir pour
elle. Farida avait, pour la première fois, livré son secret à Amin lorsqu’il
avait quitté l’école, l’initiant ainsi aux intrigues, aux passions clandestines
et aux lois compliquées qui régissent le monde des adultes.
« Pourquoi est-ce que c’est un secret ? demanda Amin, qui n’y
comprenait rien. Tu as vingt et quelques années et lui sans doute quelques-
unes de plus. Pourquoi ne pas avouer à Ma et à Ba que vous vous aimez et
que vous souhaitez vous marier ?
— Ne fais pas l’enfant, répliqua Farida, ouvrant toute grande la bouche
de façon exagérée en signe d’épouvante devant pareille folie. Parce qu’on
ne peut pas, pas encore. Tu comprendras plus tard. Je ne peux rien te dire
pour le moment.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es mon frère », déclara-t-elle, sidérée par sa naïveté.
Cela n’avança guère Amin, qui dut se contenter de ces confidences
chuchotées, terriblement excitantes, mais qui ne menaient pour l’heure qu’à
d’autres secrets. Et il dut se contenter de prendre part à l’occasion aux
tourments que causaient les malentendus et les doutes. Ces malentendus et
ces doutes venaient, comme il se doit, de ce que les deux amoureux
s’écrivaient, et de l’interprétation qui était faite des lettres et surtout des
poèmes où s’exprimaient, l’on pouvait en croire Farida, leurs sentiments
profonds et leurs incertitudes. Telle phrase devait-elle être prise sur le mode
plaisant, ou laissait-elle percer l’irritation ? Le poème qu’elle lui avait écrit
parvenait-il à traduire le fond de sa pensée ? Son poème à lui disait-il
vraiment ce qu’il semblait dire, ou tout bonnement l’opposé ? « Tu sais ce
qu’il en est des poèmes, dit Farida. Un poème peut te remplir de joie un
jour, puis à le lire un autre jour te plonger au plus profond de l’abîme. Je lui
ai dit que je ne voulais plus de poèmes, mais il n’y arrive pas, ni moi non
plus.
— N’arrive pas à quoi ?
— À ne plus en écrire.
— Ah, parce qu’il les écrit. Je croyais qu’il les recopiait de quelque part.
— D’où ? demanda-t-elle, lui jetant un rapide regard suspicieux.
— Il y en a plein les livres, tu sais.
— Non, il les rédige lui-même, affirma-t-elle après un moment de
réflexion. Et moi aussi.
— Tu écris toi aussi des poèmes ? s’étonna Amin. Je ne te crois pas.
Fais voir.
— Non, répliqua-t-elle avec vivacité. Ils ne sont pas pour toi. D’ailleurs
je ne vois pas pourquoi tu es si surpris que j’écrive des poèmes. Tu me crois
donc idiote ? »
Pas idiote, non, mais il n’avait pas imaginé que Farida pouvait
s’intéresser à quelque chose en particulier, et sûrement pas écrire de la
poésie. Il la voyait toujours rire et papoter amicalement avec d’autres
femmes, et il pensait qu’elle ne faisait, ni ne désirait rien de plus. Et voilà
qu’elle avait un soupirant à Mombasa à qui elle écrivait des lettres d’amour
et avec lequel elle échangeait des poèmes. C’était donc à cela qu’elle
employait tout le temps qu’elle était seule, et c’était le sens des sourires qui
ponctuaient chacun des mots qu’elle prononçait. Songeant à tante Halima et
à oncle Ali en postiers clandestins, il sourit lui aussi, mais il pensa aux mots
cinglants qui, bien que prononcés à voix basse, siffleraient dans un climat
tendu lorsque sa mère apprendrait tout. Il regarda Farida différemment
après cela, il vit en elle quelqu’un capable de mener une intrigue amoureuse
de cette importance, quelqu’un qui écrivait des poèmes qu’elle refusait de
montrer à d’autres qu’à Abbas, qui avait une vie qu’elle gardait pour elle.
La première fois qu’il vit tante Halima après sa conversation avec Farida, il
ne put retenir un sourire réjoui. Tante Halima le regarda longuement d’un
air suspicieux et fronça les sourcils en lui interdisant de prononcer ne serait-
ce qu’un mot sur ce qui le faisait sourire ainsi.
Malgré la surprise plutôt malvenue qu’il avait montrée à propos des
poèmes, Farida continua de lui faire de précieuses confidences, exhibant
une enveloppe à l’occasion ou lui parlant de son amoureux d’un air distrait
(elle s’arrangeait pour le faire croire). Abbas poursuivait une formation
d’ingénieur dans la Marine à Mombasa et avait presque terminé son premier
cycle d’études. Le directeur de l’établissement l’avait félicité pour son
travail et inscrit à un stage de perfectionnement en Angleterre lorsqu’une
place se libérerait. Le directeur est un mzungu, lui dit-elle, sans douter
qu’Amin comprendrait que cela donnait à ses avis encore plus de poids. Les
félicitations d’un mzungu étaient frappées au même coin de vérité que ses
machines ingénieuses et l’immensité de ses compétences. Amin était aussi
le seul à savoir qu’Abbas projetait de venir lui rendre visite l’an prochain
lorsqu’il aurait terminé son stage préliminaire. Il avait de la famille qui
habitait la ville, un peu à l’extérieur, il ne se souvenait pas exactement de
comment s’appelait l’endroit. Abbas projetait de s’installer chez eux au
moins un mois. Sa mère serait du voyage. Et ce serait la première fois que
Farida le reverrait après quatre ans et plus. Elle avait pourtant curieusement
l’impression que tout datait d’hier.
« Il vient faire sa demande ? » l’interrogea Amin. C’étaient d’ordinaire
les mères ou les tantes qui intervenaient auprès des autres mères et tantes à
cette occasion. « C’est la raison de la venue de sa mère ? Tu ferais bien d’en
parler à Ma, tu sais. »
Elle le fit aussitôt taire, et il se demanda si l’heure n’était pas passée
pour lui, à ce stade du récit, d’obtenir plus d’information sur l’affaire, qui
restait bien sûr secrète. À moins qu’elle ne lui ait interdit d’anticiper
l’avenir par crainte que cela ne lui porte malheur. Elle afficha un sourire
épanoui pour qu’il se contente de ce qu’il savait.
« Vous allez vivre à Mombasa ? s’enquit Amin, et Farida l’arrêta une
nouvelle fois, élargissant son sourire. Tu l’accompagneras en Angleterre
quand il ira faire son stage ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas voir les
poèmes ?
— Parce qu’ils appartiennent à quelqu’un d’autre », répondit-elle, mais
il le voyait, elle aimait qu’il lui pose toutes ces questions.
Aussi quand elle lui raconta que Jamila l’avait interrogée à son sujet,
elle baissa la voix comme pour parler de son propre amour secret. Voici ce
qu’elle révéla à Amin concernant Jamila. « Tu connais cette grande maison
à Kiponda, dit-elle. Quand on longe le vieux cimetière à droite, là où pousse
l’énorme baobab. Tu laisses à ta gauche l’atelier de cycles, après quoi, juste
en face de l’école indienne, la rue tourne à gauche pour aller au hammam.
Tu vois ces ruelles, et cette grande maison après le tournant… C’est là
qu’elle habite. C’est leur maison, leur maison de famille, cette grande
maison. Elle vit au rez- de-chaussée, et la famille aux étages supérieurs, sa
mère, son père et ses deux frères aînés avec leur propre famille. Elle vit en
bas toute seule. Je ne pourrais pas, moi, pas dans une grande maison comme
celle-là. Tu vois laquelle ? Tu vois de quelle maison il s’agit ? Ça doit être
sombre à l’intérieur, comme une tombe ou une grotte. Comme chez Bi
Aziza. Bien que la maison de Jamila ne soit pas la ruine hantée par les
fantômes qui était celle de nos voisins. Tu imagines une femme vivre là, au
rez-de-chaussée, toute seule ? C’est chercher les ennuis. J’aurais bien trop
peur… et du shetani et du qu’en-dira-t-on. Quand Jamila s’est mariée, la
famille les a installés, elle et son mari, dans ces pièces du bas. C’était sans
doute autrefois des commerces avec leur entrée indépendante. Les gens
jasent à son sujet, tu sais. Ils jasent énormément.
— Que disent-ils ? demanda Amin, en ressentant de la tristesse pour
Jamila.
— C’est-à-dire qu’elle a tenu à avoir sa propre entrée, et les gens ont dit
qu’elle aimait le secret, qu’elle était arrogante, et pis encore. Pourquoi ne
pas faire comme tout le monde ? Pourquoi vouloir vivre seule ? Qu’est-ce
qu’elle a à cacher ? Il a fallu abattre un mur et repercer une fenêtre. Son
mari avait de l’argent, elle l’a rencontré au cours de ses voyages, à Nairobi
ou Dar-es-Salaam, je ne sais pas trop. Peut-être a-t-il investi dans des
travaux pour qu’ils puissent être tranquilles chez eux. Il était dans les
affaires. Je ne sais pas lesquelles. Dans les affaires en tout cas. Au bout
d’un an ou deux, il l’a quittée, puis il a divorcé et il est retourné d’où il était
venu. Cela te surprend, non ? Pourquoi ?
— Elle donne l’impression de ne pas s’en laisser conter. De connaître la
vie, commenta Amin.
— Et elle épouse un rigolo, acheva Farida pour lui, avec un hochement
de tête. Au fond, peut-être qu’elle ne connaît pas si bien la vie que ça. Il a
profité d’elle quelque temps et puis il l’a quittée, comme ces vieux cochons
qui prennent une nouvelle femme tous les ans puis en divorcent quelques
mois plus tard. Cela surprend que Jamila se soit laissée piéger ainsi. Sa
famille a les moyens, je ne vois pas pourquoi elle est allée s’embarrasser de
cet homme.
— Peut-être qu’elle l’aimait, laissa tomber Amin d’un ton qu’il voulut
sarcastique, mais Farida le regarda d’un air béat, comme s’il avait dit
quelque chose de charmant.
— Quoi qu’il en soit, tout le monde s’attendait à ce que Jamila retourne
vivre à l’étage avec sa famille une fois son mari parti, quelqu’un a même
demandé si l’appartement était à louer, mais elle a refusé de déménager.
Alors les gens ont commencé à dire qu’elle devait avoir une idée derrière la
tête, à vouloir vivre seule avec sa propre entrée. Après quoi elle s’est mise à
voyager. On a parlé de voyages d’affaires, mais je ne sais pas, j’ignore
quelles affaires elle fait. Je sais qu’elle a des parents à Mombasa et même
plus loin sur la côte. Je m’étonne que tu n’aies rien entendu à son sujet. Les
gens parlent beaucoup.
— Les gens ! Ils disent des choses si terribles sur tout le monde qu’il
m’arrive de ne pas écouter, déclara Amin.
— C’est donc que tu as entendu certaines rumeurs, s’exclama Farida
d’un air de triomphe. Alors qu’est-ce que tu sais, dis ? »
Amin hésita. « Je l’ai vue passer, et j’ai entendu prononcer son nom et
des gens dire qui elle était. Mais je ne me souviens pas de quoi que ce soit
de méchant à son sujet, si c’est ce dont tu veux parler. Simplement que sa
grand-mère était la femme d’un Européen, enfin, sa maîtresse. »
Farida hocha pompeusement la tête. « En effet. À Mombasa. Je ne crois
pas qu’elle soit encore en vie. Non, ce n’est pas possible. Mais de son
vivant, personne n’allait lui rendre visite, et elle n’allait jamais nulle part.
Nous sommes passés un jour devant la maison qui avait été la sienne. La
mère de Jamila, Bi Asmah, est née de cette union. Tu verrais la peau qu’elle
a. Tellement claire, laiteuse, même avec l’âge. Elle est venue se marier ici,
pour échapper sans doute aux ragots à Mombasa. Je crois que ce sont des
parents qui l’ont élevée, mais tout le monde a dû, j’imagine, lui parler de la
vie scandaleuse de sa mère. Les ragots peuvent faire des dégâts.
— Pourtant cela ne la concerne pas, ce qu’a fait sa grand-mère, fit
observer Amin. C’est pure méchanceté, et sans intérêt. Je ne sais pas
pourquoi les gens font cela. Il y a tant de choses gentilles à dire. Quand
revient-elle ? Qu’a-t-elle demandé d’autre à mon sujet ? »

Il y a tant de choses gentilles à dire. C’était tellement Amin, cela, que


Farida sourit à l’entendre. Quand ses amis racontaient des histoires où il
était question de cruauté ou de manque d’égard, de mesquinerie ou
d’indifférence, ou quelque autre forme de méchanceté, après un temps de
réflexion, c’était cette phrase qui lui venait. Ses amis se moquaient de lui à
ce sujet. Ceux qui étaient moins ses amis percevaient dans ces paroles les
propos aimables de qui affecte des airs bienveillants, le désir de paraître
vertueux. Ses vrais amis, eux, ne voyaient aucun cynisme en lui, et
lorsqu’ils se moquaient ce n’était pas toujours sans aménité et pas toujours
en sa présence, mais ils ne se moquaient pas moins, prenant sa façon de
réagir pour une forme de naïveté. Ils s’efforçaient d’aller pêcher les pires
récits de brutalité au quotidien pour l’entendre prononcer ces paroles
attristées. Et l’entendant les prononcer, ils gloussaient convulsivement pour
ne pas éclater de rire. Ou bien, s’ils étaient des amis suffisamment proches,
alors ils riaient ouvertement et ils le taquinaient sur son invraisemblable
bonté. Tu es trop bon pour le monde où nous vivons, disaient-ils.
La nuit qui avait suivi le récit de l’histoire de Jamila, il avait rêvé d’elle.
Il était sûr qu’il s’agissait bien d’elle, encore qu’au début il n’ait eu de ce
rêve que le souvenir d’une présence dans l’obscurité. Tout d’abord
silencieuse, et pourtant il la savait là. Il la sentait là. Il y avait dans l’air
comme une vibration. Puis d’une voix à peine audible elle se mit à
chantonner. Le son peu à peu s’éleva, flotta dans l’air puis s’évanouit. Mais
il la sentait toujours là, sa voix vibrait contre sa peau. Sa silhouette se fit
plus compacte comme la nuit qui s’épaissit. Dans son chant il perçut les
accents d’un chagrin primitif, ceux de la solitude et de la peur de souffrir.
Plus tard il la vit dans une pièce faiblement éclairée, un sous-sol peut-être
ou une grotte, elle était allongée sur le dos toute habillée à même une natte.
Une bête hirsute était installée sur son ventre avec un air coupable, qui
restait immobile, figée par la peur. Le désespoir de la bête était si patent
qu’Amin s’éveilla, craignant d’avoir crié, mais Rashid respirait
tranquillement à quelques pas de lui. Sans doute en train de rêver
d’Oxbridge, se dit-il.
Le lendemain, il passa à vélo devant sa maison. Deux à trois fois par
semaine après les cours il allait nager avec ses amis et, pour aller les
retrouver ce jour-là, il prit le chemin qui menait au hammam. La rue était
étroite et bien ombragée à cette heure de l’après-midi. La maison se dressait
tout au bout, à un carrefour d’où partait une autre rue dans deux directions,
une rue qui, elle aussi, allait devoir tournicoter pour éviter d’autres maisons
et ainsi de suite. Telle était la vieille ville – des ruelles étroites aux silences
bruissants. Si vous rouliez à bicyclette en descendant ces rues, vous aviez
constamment le pouce sur le timbre et les mains sur les freins. La couleur
crème de la façade était quelque peu délavée par les intempéries. Aux
étages, les fenêtres peintes d’un vert cendré étaient surmontées d’un petit
vitrail cintré. Certaines de celles du premier étaient closes, d’autres avaient
leurs persiennes entrebâillées pour permettre à l’air de circuler. Au second,
les fenêtres étaient grandes ouvertes, de même que les deux imposants
battants sculptés de la porte d’entrée, qui laissaient largement entrevoir une
cour pavée. La maison n’avait rien pour lui d’une ruine. Il la trouvait
spacieuse, aérée, de bon goût. Il remarqua une autre porte, plus petite, plus
banale, sur le côté, qui ressemblait à l’entrée d’un bureau ou d’un magasin.
Au rez-de-chaussée, une seule fenêtre donnait sur la rue et elle était fermée
mais elle avait ses persiennes relevées. Amin fit longuement,
mystérieusement sonner son timbre en passant. Non, cela n’avait vraiment
pas l’air d’une ruine.
Leurs rendez-vous de baignade étaient impromptus. Celui qui avait
envie d’aller nager passait voir si les autres voulaient l’accompagner.
Parfois ils se retrouvaient à cinq ou six, parfois ils n’étaient que deux.
Jamais ils n’allaient se baigner seuls, surtout à cette époque de l’année où le
mausim commençait d’agiter la mer. Certains baigneurs évitaient cette
saison, mais il faisait si chaud et il y avait tant de poussière qu’Amin
préférait encore être chahuté par les vagues, même si nager était alors
épuisant. Il ne trouva aucun de ses amis et renonça après la troisième
tentative. Il longea tranquillement les terrains de sport, prit l’avenue de
casuarinas qui était toujours fraîche, quelle que soit l’heure de la journée, et
pédala en direction de la plage voisine du terrain de golf. Personne là non
plus.
Amin fit demi-tour par la route de l’hôpital, laissant derrière lui les
jardins Victoria, puis il tourna à gauche après le tribunal pour accéder à une
autre plage plus petite et située à l’écart où ils se retrouvaient souvent.
Derrière le tribunal, une pelouse dégringolait jusqu’au rivage avec, de part
et d’autre, deux grandes demeures aux jardins clos qui surplombaient
l’océan. Il avait entendu dire que des étages supérieurs l’on pouvait
apercevoir par-delà le bras de mer la côte africaine, sans cependant très bien
savoir d’où lui venait l’information. Dans un passé lointain, les deux
maisons avaient appartenu à des marchands et à la noblesse omanaise. Elles
étaient bâties dans le style qu’ils affectionnaient, avec leurs créneaux et
leurs terrasses, avec leurs hauts murs dépourvus d’ouvertures pour
décourager les curieux. À l’époque où Amin fréquentait les lieux, toutes les
maisons du bord de mer étaient occupées par des fonctionnaires coloniaux
britanniques : ici le président du tribunal, là le médecin ou le procureur.
Mais il n’y avait personne en vue. Près de lui, un jeune palmier balançait de
façon improbable sa frondaison dans tous les sens. Serpent sinueux, il se
contorsionnait sous le vent avec un charme provocant, soulevant sa
chevelure folle comme s’il nourrissait de claires arrière-pensées. Amin
s’assit parmi les coques qui jonchaient le sol sous un énorme casuarina,
d’où il contempla l’océan déchaîné. Il aimait le sourd grondement de la mer
à cette distance du rivage.
Il songea alors qu’il ne savait rien des fonctionnaires britanniques qui
vivaient dans ces maisons. Parfois certains sortaient sur leur terrasse qui
avait vue sur la plage et ils les regardaient nager, les saluaient même d’un
geste de la main, mais parfois aussi ils donnaient l’impression de souhaiter
qu’ils s’en aillent. Ni lui ni ses amis ni qui que ce soit qu’il connaissait
n’avait la moindre idée de qui étaient ces gens qui habitaient ces immenses
demeures, sauf qu’ils étaient les maîtres du pays et s’arrangeaient en toutes
circonstances pour ne pas se mêler au reste de la population. Il y avait
évidemment des personnes qui savaient qui ils étaient et ce qu’ils faisaient :
leurs domestiques, ou le personnel des bureaux d’où ils dirigeaient tout.
Amin, pour sa part, croisait rarement un Européen dans la rue, sauf peut-
être l’un ou l’autre de ses professeurs ou bien, immédiatement
reconnaissables, les touristes d’un jour dont le bateau faisait escale sur le
chemin de l’Europe. Ils devaient pourtant être nombreux à se cacher
derrière les murs de ces maisons où ils vivaient en paix. Amin se demanda
comment ils percevaient ces gens qu’ils gouvernaient. Il songea que les
siens devaient tout simplement leur faire l’impression d’un peuple de
râleurs et d’agités, dont les vociférations et les indignations n’étaient jamais
que plaintes d’assujettis.
Il s’aperçut qu’une porte du jardin qui se trouvait derrière lui était
maintenant ouverte, et que se tenait sur le seuil un homme qui pouvait être
le jardinier. Il portait de longs shorts marron et une chemise blanche
déguenillée. Il avait les pieds nus. Amin aperçut le jardin ombragé dans
l’entrebâillement de la porte. Les mains sur les hanches, le jardinier regarda
Amin quelques minutes durant, comme pour lui demander le pourquoi de sa
présence ici. Amin le salua de la main et détourna les yeux, puis il s’étira
dans l’herbe, en refusant de se laisser intimider. Ils faisaient cela parfois,
que ce soit le jardinier du palais de justice ou ceux des autres maisons. Ils
les regardaient ainsi avec insistance quand ils se baignaient sur cette plage,
comme s’ils venaient violer l’intimité de leur maître. Mais la présence du
jardinier dans son dos lui gâchait le sentiment de tranquillité qu’il avait
d’abord éprouvé sous les casuarinas. Leurs coques sur lesquelles il était
allongé se firent plus douloureuses, c’est ainsi qu’il reprit sa bicyclette et
décampa. Sur le chemin du retour, il passa de nouveau devant la maison de
Jamila. Une fillette cette fois sortait par l’imposante porte sculptée, dont
l’un des battants était maintenant fermé. Il envoya un petit coup de sonnette
joyeux, et elle sourit.
Il avait ce soir-là un travail de statistiques à effectuer à la maison avec
Rashid qui commençait à être inquiet pour son examen et l’obtention de sa
bourse. Amin passait la plupart de ses soirées à refaire avec lui les mêmes
exercices de révision. Il lui tenait ainsi compagnie, testait ses
connaissances, l’écoutait formuler ses angoisses. Les épreuves avaient lieu
dans six semaines et Amin avait déjà indiqué à Rashid qu’il ne tiendrait pas
le coup s’il ne parvenait pas à se calmer d’ici là.
« Tu es drôle, toi, répliqua Rashid. Cela ne sert à rien de me dire de ne
pas m’inquiéter. Certains d’entre nous doivent se battre sur tellement de
fronts. Je ne comprends rien aux statistiques. Que je trouve démoniaques et
inutiles. Pour toi c’est facile, elles ont même peut-être à tes yeux une utilité.
Comment pourrais-je me calmer quand je sais que je vais échouer ?
— Tes professeurs t’adorent. Tu ne vas pas échouer.
— Que veux-tu dire ? demanda Rashid, l’air à la fois ravi et inquiet.
Qu’ils vont s’arranger avec les résultats ? J’aimerais bien. Ou es-tu en train
de me faire savoir que je suis un nullard ?
— Tout le monde le sait que tu es un nullard », le provoqua Amin. Les
statistiques durent un moment passer au second plan pour laisser les deux
frères régler une affaire autrement urgente : sauter sur les lits et se pousser
l’un l’autre contre les murs. Ils firent un tel raffut que leur mère vint cogner
à leur porte pour leur demander s’ils n’étaient pas devenus fous.
« Non, Ma, répondit Rashid d’une voix plaintive. C’est Amin qui est
encore en train de m’embêter.
— Arrêtez, tous les deux, lança-t-elle d’une voix forte. Ouvrez-moi
cette porte, ouvrez immédiatement. » Elle se tenait devant eux, furieuse, et
ce fut une fois de plus Amin qui fit les frais de sa colère. Il refusa ensuite de
coopérer lorsqu’elle fut partie, mais Rashid savait qu’ils se remettraient au
travail dès le lendemain.
Le lendemain était un vendredi et ils allèrent en bande assister à un
match de football l’après-midi. Puis il y eut une longue balade à vélo dans
la campagne le dimanche, jusqu’à Bububu, suivie d’un pique-nique et d’une
baignade. Enfin ce fut le retour des cours le lundi, avec la routine des bus
qu’on attend l’après-midi, des devoirs à faire le soir, des amis, des
révisions. Les pluies arrivèrent, avec un ciel bas pendant des jours, avant
que ne se déversent des trombes d’une eau claire comme du cristal qui
rafraîchirent tout le monde. D’abord ce fut comme une renaissance de
chaque chose, les arbres se balançaient plus fièrement qu’avant, les toits des
maisons étincelaient malgré la rouille, les routes scintillaient, mais, la pluie
continuant jour après jour, les gouttières s’engorgèrent du fait des déchets
que l’eau transportait avec elle, les égouts débordèrent et des flaques et des
mares se formèrent un peu partout. Les toits fuyaient, l’eau s’infiltrait dans
la chaux des murs, délitant la structure des maisons, qui parfois
brusquement s’effondraient dans la nuit. La ruine en face de chez eux perdit
une partie de son mortier et un ou deux volets, révélant un peu plus encore
son ossature, mais sans donner d’autres signes de capitulation. Il était
impossible d’échapper à la gadoue, à la saleté des rues, il fallait s’y frayer
un chemin du mieux que l’on pouvait. Les sandales de cuir éclaboussaient
de boue les vêtements, et le cuir s’abîmait rapidement. Avant quelques
jours, des hordes de moustiques allaient débarquer, et les fièvres feraient
leur apparition. Les enfants qui jouaient dans les rigoles attrapaient des
chiques et des infections aux pieds. Après la classe, il n’y avait rien d’autre
à faire que de s’asseoir à l’abri pour jouer aux cartes ou bavarder. Quand les
pluies arrivaient, c’était un soulagement, car l’oppressant soleil jour après
jour prenait l’allure d’un persécuteur. Un mois de ciel noir et de pluies
torrentielles mettait tout le monde en joie à chaque fois que le soleil perçait.
Un après-midi pendant cette saison, plusieurs jours, plusieurs semaines
peut-être après la première rencontre, Amin trouva en rentrant Jamila à la
maison. Elle était, comme la fois d’avant, installée sur la natte, un catalogue
de vente par correspondance (pour la mode) ouvert sur les genoux. Comme
la fois d’avant, une pièce de tissu satiné s’étalait sur la natte entre elle et
Farida. Sa mère, assise sous la fenêtre pour capter la lumière, écrivait une
lettre. Il fut étonné d’éprouver, à la vue de Jamila, un sentiment de
soulagement comme s’il avait craint de ne jamais la revoir. Il avait souvent
songé à elle depuis cette première fois, mais en refoulant des pensées qu’il
jugeait coupables, nourries de rêves déplacés. Elle lui tendit la main, l’air
ravi, il s’avança pour la lui serrer, mais c’est à peine s’il l’effleura. Puis il
prit place sur une chaise à proximité, il avait le sourire, et une douleur dans
la poitrine. Elle était si belle que cela faisait mal de la regarder. Il se l’était
souvent représentée. Allongé dans le noir, il imaginait ses traits – des traits
pourtant bien ternes et figés comparés à ceux qu’il avait devant lui. Elle
avait un teint éblouissant, un visage délicatement mobile, des yeux qui
souriaient avec une tranquille simplicité.
« Comment allez-vous ? demanda-t-elle de sa voix grave et d’un ton
léger, pour alimenter la conversation. Ils vous gardent bien tard au cours ?
— On a classe l’après-midi, répondit-il, notant un imperceptible aigu
dans sa voix à lui, qui trahissait l’excitation.
— Farida a si bien réussi ma robe l’autre fois que je suis venue lui en
commander une autre. »
Il voulut lui demander si c’était celle qu’elle portait, mais il craignit de
se montrer trop hardi. « C’est une très bonne couturière, préféra-t-il
remarquer, et il entendit de façon certaine sa voix trembler.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda sa mère dans son dos. Tu as attrapé
froid ? Tu n’auras pas été surpris par la pluie, dis-moi ? En tout cas, tu n’as
rien à faire ici. Va ranger tes livres et apporte ses lunettes à ton père. Il est
au café. Il les a oubliées, et je suis sûre qu’il croit les avoir perdues. Va vite,
disparais. Ah, et pourrais-tu m’acheter un timbre de trente cents ? Je suis en
train d’écrire à tante Saïda et j’aimerais que tu me postes cette lettre tout à
l’heure. »
Amin lança un regard en direction de Jamila, qui avait un air amusé,
presque réjoui de la façon dont sa mère était en train de le mettre dehors.
Ainsi sont les mères, disaient ses yeux, il leur faut toujours vous envoyer
quelque part. Il s’avança et déposa un baiser sur la main de sa mère pour la
saluer, comme il le faisait chaque soir en rentrant à la maison depuis qu’il
avait commencé l’école à l’âge de sept ans. Et comme chaque fois, elle
déposa, elle aussi, sur la main de son fils un baiser. L’effort d’écrire avait
fait pleurer ses yeux et les rendait lumineux. « Va, répéta-t-elle. Va porter
ses lunettes à ton père. Elles sont à côté du lit.
— J’ai adoré étudier, déclara soudain Jamila.
— Tu étais douée. » Amin vit sa mère s’adoucir un instant. « Tout le
monde le disait. Je ne t’ai jamais eue comme élève, mais tous ceux qui t’ont
eue dans leur classe le disaient.
— Quelle école fréquentais-tu ? » interrogea Amin, qui savourait la
présence de Jamila, son visage, sa voix, son sourire. C’était une sensation
nouvelle pour lui que ce plaisir sensuel intense qu’il prenait à la regarder, à
l’écouter.
« Forodhani, d’abord, puis Saint-Joseph. Après Saint-Joseph, j’ai suivi
une formation à l’école de commerce à Mombasa, où j’ai appris la sténo et
la dactylo. J’ai travaillé deux ans là-bas, nous sommes ensuite revenus ici
monter une affaire de services aux entreprises.
— C’était quoi ? »
Jamila haussa les épaules. « Oh, de toute façon cela n’a pas marché »,
lui répondit-elle dans un sourire. Il avait entendu le nous et pensa à son
divorce, elle ne paraissait pas en être affectée. On demandait toujours où
l’on avait fait ses études, songea Amin, et qui on avait connu. C’était une
manière parfois de se trouver des liens.
« Amin, range tes livres et va porter ses lunettes à ton père, s’impatienta
sa mère. Et n’oublie pas le timbre. Vois si Rashid a besoin de quelque
chose, ou emmène-le avec toi. Il n’a pas bougé d’ici depuis qu’il est rentré
de ses cours. Il va se rendre malade à étudier autant. » L’irritation qu’elle
montrait, sa façon de les houspiller, c’était aussi un peu pour se faire valoir.
Voyez comme mes fils m’obéissent gentiment, même quand je suis
capricieuse. Voyez comme ils travaillent dur.
Cette nuit-là, il rêva de Jamila une nouvelle fois, il rêva de la bête tapie
sur ses genoux. Il était cette bête, pensa-t-il en se réveillant. Il était cette
bête depuis le tout début, mais il avait refusé de le voir et repoussé
l’affreuse créature obsessionnelle toute frémissante de sentiments et de
désirs qu’il valait mieux faire disparaître et renier. Mais pourquoi au fond la
renier ? Ce n’était qu’un fantasme, un jeu très agréable au cours duquel il
imaginait ses traits, la rêvait serrée contre lui, dormant avec lui. Il voyait ses
yeux sourire et briller pour lui. Elle s’en serait amusée si elle avait su, et
tous les autres auraient été horrifiés. Pour elle, et pour tous, il n’était sans
doute qu’un grand enfant gauche et maladroit, qui ignorait tout de la vie.
Elle était femme, elle avait voyagé, avait connu l’amour, car il était
persuadé que c’était par amour qu’elle avait épousé l’homme avec lequel
elle était revenue de Mombasa. C’était une femme qui se savait belle, et elle
rirait, incrédule, si elle découvrait quelles rencontres il imaginait avec elle.
Mais finalement, était-il besoin qu’elle sache qu’il partageait sa couche
dans le noir, qu’il la caressait et lui parlait ?
Il passait souvent à vélo devant chez elle l’après-midi, tous les deux
jours peut-être, quelquefois tous les jours. Les imposantes portes sculptées
étaient en permanence ouvertes la journée, et il voyait de temps à autre des
enfants jouer dans la cour. La petite porte sur le côté restait toujours fermée.
Un après-midi, il vit Jamila sortir des bureaux de l’hôtel de ville et il se
demanda si elle y travaillait. Elle marchait à quelque distance devant lui, il
la suivait sans chercher à la rattraper. Dans la rue elle portait le buibui,
comme il convenait aux femmes, mais avait le visage découvert.
Elle passa un jour devant lui en entrant au cinéma tandis qu’il attendait
sur le trottoir d’entrer à son tour avec un groupe d’amis. Elle était
accompagnée de deux autres femmes et d’une fillette habillée comme pour
une sortie. Il reconnut la fillette : c’était celle qu’il avait vue devant la
maison cette première fois, quand sur sa bicyclette il avait donné un coup
de sonnette joyeux. Jamila lui sourit avec décontraction en prononçant son
nom. Il lui répondit d’un signe de la main. L’une des deux autres femmes se
retourna et lui sourit à son tour. Ses amis le taquinèrent, ils lui donnèrent
des noms de séducteurs de cinéma pour s’être attiré ces sourires, et il entra
dans leur jeu, redressant les épaules et plastronnant un peu, mais il savait
comme eux que ces sourires n’étaient rien d’autre qu’amicaux. Ou en tout
cas, qu’aucun d’entre eux ne saurait en tirer quoi que ce soit. Elles étaient
de vraies femmes, et il fallait de vrais hommes pour savoir ce qu’il y avait à
faire afin que des sourires mènent quelque part.

Les examens arrivèrent bientôt, chassant de leur esprit toute autre pensée. Il
était incroyable de voir à quel point les examens les renvoyaient à l’enfance
et aux bandes de copains. Rashid était soudain si convaincu de ses chances
qu’Amin se mit à craindre qu’il ne fasse preuve d’une trop grande
confiance en lui. Amin devait, lui aussi, passer des épreuves à la fin de cette
première année, mais rien à voir avec l’importance qu’on accordait à celles
de Rashid. C’était comme si personne n’avait jamais sollicité de bourse
auparavant. Avec les examens, l’année scolaire s’achevait et les jeunes gens
se mirent à arpenter les rues à plusieurs du matin au soir, ou bien ils
partaient à vélo dans la campagne, ou dormaient jusqu’à la mi-journée
avant de se livrer à toutes leurs fantaisies. Voilà ce que les vacances
signifiaient pour la plupart d’entre eux : paresser et déambuler dans les rues
sans but précis. Il y avait bien quelques infortunés dont la famille possédait
un commerce et réclamait leurs services, mais même ceux-là parvenaient à
s’échapper sans être trop sévèrement punis, notamment une fois passées les
épreuves, quand les parents se sentaient obligés de dorloter leur rejeton en
raison de l’effort fourni.
C’était aussi l’époque du mausim, et une foule de marins et de
marchands se pressaient dans les rues et les lieux publics, surveillés de plus
près que les années précédentes, du moins au regard de l’histoire récente,
par un bataillon de gardes du Coldstream. Autrefois, le mausim marquait
une période d’indiscipline et de turbulences au cours de laquelle le sang
coulait en ville en raison de la présence de ces aventuriers impénitents qui
arrivaient avec les vents. Alors les parents enfermaient leurs enfants chez
eux de peur qu’ils ne soient enlevés. Nul ne savait que ce mausim allait être
leur dernier. Les gardes étaient présents cette année-là parce qu’en plus de
tous les événements de ce mois mouvementé, était menée partout dans le
pays une campagne politique visant à inciter au vote lors du prochain
scrutin, le dernier avant l’indépendance, qui devait se tenir au début de
l’année. Amin apercevait parfois Jamila dans les rassemblements auxquels
il assistait, ainsi que dans les cours d’alphabétisation. Elle militait pour que
les femmes s’inscrivent sur les listes électorales. Et cette inscription passait
par l’alphabétisation. Jamila faisait partie de ceux qui organisaient des cours
au sein de la section principale du parti et enseignaient aux femmes à écrire
leur nom et leur date de naissance, ce qui suffisait pour que la demande soit
recevable. Rashid se porta volontaire pour aider aux cours de la section
locale, et leur mère y envoya également Amin.
Il y avait eu, six mois plus tôt, des élections ratées en raison des
émeutes et de l’impasse à laquelle on avait abouti. Les divergences
politiques entre les partis ne permettaient plus la réconciliation, comme cela
arrive dans les petites communautés où le passé et les conflits personnels ne
s’apaisent jamais, ou du moins ont rarement l’occasion d’être reconsidérés à
la lumière d’événements préoccupants. Et il ne s’était guère produit
d’événements suffisamment préoccupants pour faire réfléchir à deux fois
les gens sur la question de leur fidélité. Pas encore. Les émeutes furent un
choc pour la jeune génération, sans l’être peut-être autant pour les plus âgés
qui avaient connu les combats de rue et même quelques assassinats au tout
début du siècle. Ces nouvelles émeutes allaient, elles aussi, être mises en
perspective après les événements les plus récents, mais, compte tenu de
l’innocence de l’époque, elles prenaient l’allure d’une affreuse faute de
goût, comme une famille dont les membres s’insultent en public. Il nous
restait encore beaucoup à apprendre sur le mal que nous étions capables de
nous faire les uns les autres et sur la facilité avec laquelle on continuerait,
une fois qu’on aurait commencé. De nouvelles élections étaient donc
prévues, et l’on savait désormais que l’indépendance interviendrait à la fin
de l’année. La débandade s’était déjà amorcée ailleurs : en Afrique de
l’Ouest et au Soudan français, qui avaient soudain donné naissance à une
douzaine de nations africaines nouvelles. Les Britanniques avaient lancé le
Ghana et le Nigeria sur le long chemin de leur brillant avenir, et notre
propre voisin le Tanganyika se retrouvait brusquement et plus modestement
engagé sur la même voie. Le trafic entre les aéroports africains et Lancaster
House à Londres, où se tenaient toutes les réunions constitutionnelles
(quelle plaisanterie !), avait dû être dense et ininterrompu.
Le Ramadan arriva sur ces entrefaites, de sorte que ce fut une
succession d’événements tout au long des mois de cette année-là. Le scrutin
à venir changeait la donne, les gens déjà anticipaient la suite. Les ministres
du gouvernement provisoire se déplaçaient en Austin noires avec leurs
plaques minéralogiques caractéristiques et le drapeau du sultan flottant sur
le capot. Cela donnait plus de réalité à l’avènement de l’indépendance, ce
drapeau sur le capot.
Par un interminable après-midi de faim au milieu du ramadan, écoles et
facultés étant fermées pendant cette période, Amin lisait allongé sur le sofa
du salon, tandis que Farida, debout à sa table de travail, repassait une robe
qu’elle venait de terminer. Tout le monde se faisait confectionner des habits
neufs pour la fête de l’aïd qui marquait la fin du jeûne, aussi était-ce
l’époque de l’année pendant laquelle Farida travaillait le plus. Leurs parents
passaient ces heures de l’après-midi à dormir chacun de leur côté pour
oublier la faim, leur mère dans la chambre de Farida, leur père dans la
sienne propre. Maris et femmes se séparaient pour la sieste par précaution
car, jusque chez les couples mariés devant la loi, le seul désir rompait le
jeûne. De même pour toutes les mauvaises pensées, si bien qu’Amin se
demandait si ses propres efforts pour surmonter sa faim avaient quelque
poids dans le livre de comptes du Tout-puissant. L’une de ses découvertes
en grandissant avait été que le jeûne n’empêchait pas l’émoi sexuel, qu’il
avait même très probablement l’effet inverse.
On frappa un coup à la porte d’entrée, qui restait fermée ces après-midi-
là car elle donnait directement accès à la pièce de devant et certains voisins
ne résistaient pas à une porte ouverte. C’était Jamila venue commander des
robes pour sa nièce. Amin se leva pour lui serrer la main avant de s’asseoir
sur une chaise à proximité, et il l’écouta expliquer qu’elle désirait faire une
surprise à la fillette à l’occasion de l’aïd en espérant que Farida pourrait se
servir du modèle d’une de ses robes pour les mesures. Elle indiqua ce
qu’elle souhaitait et Farida en prit note avec un sérieux et une sobre
efficacité qui impressionnaient toujours Amin. Le visage de Farida
s’éclairait d’un sourire à peine croisait-on son regard, sauf lorsqu’elle
écoutait ses clientes exposer ce qu’elles désiraient. Amin feignait de lire
mais levait les yeux de sa page toutes les deux secondes pour contempler le
visage, les mains, les lèvres de Jamila, dont chaque mouvement était pour
lui comme une apparition. Quand elle eut achevé ses explications, elle se
tourna vers lui. Il se dit alors qu’elle avait deviné ses pensées. Elle lui
demanda ce qu’il lisait en avançant la main en direction de l’ouvrage. Il se
leva pour le lui tendre et se rassit plus près. C’était une édition de poche du
Docteur Jivago, qu’un ami lui avait rapportée de Dar-es-Salaam où il avait
rendu visite à des parents. Elle l’interrogea sur le livre et il parla de
l’écriture magnifique de ce récit ensorcelant.
« Je vous l’emprunterai quand vous l’aurez fini », dit-elle en lui rendant
l’ouvrage.
Il retourna vers le sofa, après quoi très vite elle prit congé. Elle lança un
regard dans sa direction, puis sans un mot lui adressa de la main un signe
d’adieu, et curieusement il y eut dans ce geste plus d’intimité que si elle
avait parlé. Farida se remit à son repassage, silencieuse elle aussi, mais elle
avait à présent un air pensif. Il se dit qu’elle n’était sans doute pas d’accord.
Elle a tout compris, songea Amin sans bouger du sofa, observant un silence
tendu, faisant semblant de lire, attendant une réflexion moqueuse de sa
sœur. Mais Farida continua de se taire. Puis elle lui demanda d’allumer la
radio afin de réveiller leurs parents. Leur mère aimait à préparer elle-même
les repas du ramadan, tout en ayant la gentillesse de laisser Farida l’aider
dans cette tâche. Le son de la radio allait à coup sûr tirer leur père du lit et
le chasser de la maison. La voix des cheikhs dans leurs sermons du ramadan
lui tapaient sur les nerfs. Il les trouvait tyranniques, trop pieux pour être
honnêtes, et, dès la fin du tajwid, qui marquait le début des programmes
radio de l’après-midi, il prenait le large. Il allait retrouver ses amis jusqu’à
l’heure où la sirène annonçait le coucher du soleil et où ils partageaient leur
premier café de la journée avant de se rendre à la mosquée.
Le jeûne, c’est le jour. Le soir on se nourrit bien, puis, avec les amis ou
en famille, on bavarde jusqu’au petit jour, ou bien on se promène sur le
front de mer jusque tard dans la nuit, on va à la dernière séance de cinéma,
on dispute d’interminables parties de cartes. Certains arpentent la ville en
vue d’autres jeux qu’ils préfèrent tenir secrets. Tout le monde se couche
tard, même les enfants, qui jouent sous les réverbères jusqu’à des heures
indues. Ce soir-là Amin vit Jamila passer en compagnie de sa famille sur la
promenade du bord de mer. Lorsqu’ils se croisèrent, elle lui adressa un
sourire éclatant sans prononcer une parole. Il continua jusqu’au bout de la
promenade, loin des lumières. La lune déclinante – cela lui revint plus
tard – était suspendue au-dessus de la mer comme un monde clair et
lointain. Le lendemain, incapable de fixer ses pensées sur autre chose que
Jamila si ce n’est sur sa faim, il erra dans les rues sans but précis, mais pour
s’apercevoir bientôt qu’il se dirigeait du côté de chez elle. Pour la première
fois, il la vit sortir par la petite porte au moment où il passait. Elle s’arrêta
sur le seuil et le regarda d’un air étonné, avant de lancer : « Amin, comment
allez-vous ? » Il répondit et pressa le pas, car il songea qu’elle allait finir
par le trouver envahissant.
Le soir, il n’alla pas marcher sur le front de mer, mais il ne put s’en
empêcher le lendemain. Quand il la vit avec sa famille, il se tint à distance
et l’observa de loin, captant l’éclatante blancheur des sourires, la sublime
banalité des gestes, tandis qu’ils parlaient et riaient. Enfin, il se décida à
croiser leur chemin, mais il fit semblant de ne pas les voir et il passa sans un
regard. Il n’y avait plus les cours pour le distraire à présent, plus de
fastidieux voyages en autobus, plus de faciles devoirs du soir, juste la faim
et la chaleur de la journée, avec de sombres pressentiments, et une terreur
qui le gagnait régulièrement sans qu’il parvienne à la dompter. Il ne pouvait
concevoir de lui parler, n’imaginant que trop le rire horrifié qu’elle lui
opposerait s’il décidait de se lancer. Il ne cessait, pourtant, de se répéter ce
qu’il lui dirait et par moments se persuadait qu’elle désirait qu’il se déclare.
Cela l’effrayait de se découvrir aussi obsessionnel. Parfois il éprouvait de la
colère et se sentait capable de faire du mal, il ne comprenait pas pourquoi.
Il allait s’efforcer d’éviter Jamila. C’était ce qu’il avait décidé. Ce soir-
là au coucher du soleil il revêtit un kanzu et se rendit à la mosquée. Plus
tard, après avoir rompu le jeûne, il s’assit sur le seuil de la maison et resta à
bavarder avec les voisins. Le lendemain il descendit vers la mer, vers la
plage qui jouxte l’endroit où les pêcheurs remontent leurs bateaux, loin de
la promenade. C’étaient ces gens avec lesquels il avait grandi, parmi eux se
trouvaient les occupants de la grande maison en ruine en face de chez eux.
Amin se sentait bien en leur compagnie, même s’il n’avait pas comme eux
des cals aux mains à force de remonter les lignes et les filets de pêche, ni le
visage buriné par le soleil et les embruns. C’étaient des hommes remplis
d’aplomb, des desperados qui à longueur de journée plaisantaient avec une
redoutable férocité avant de mettre à l’eau leurs frêles embarcations quand
le soleil se faisait moins cuisant. Il resta un moment avec eux et récolta plus
que sa part de moqueries en guise de bienvenue, puis il retourna à la
mosquée dans l’après-midi avant de se plonger dans la lecture jusqu’à la
tombée de la nuit. C’est ainsi qu’il essaya de l’oublier, en restant dans le
voisinage, en se rendant à la mosquée, en lisant, en jouant aux cartes, en
bavardant. Cela ne fut pas d’une grande utilité, car il pensait à elle tandis
qu’il lisait, et même tandis qu’il échangeait avec d’autres. Du moins se
tenait-il loin de sa présence.
Rashid fit une réflexion à propos de son inhabituelle piété, il le taquina
devant leurs parents, et il en fut réprimandé. « Tu ferais mieux d’aller toi
aussi à la mosquée, petit ingrat », lui dit sa mère. Ou bien encore, « tu te
prends déjà pour un mzungu ? Tu vis encore ici et te voilà prêt à tout
oublier. Tu devrais avoir honte de te moquer, acquitte-toi plutôt de tes
obligations ». Son père avait lui aussi deux mots à lui dire. Le sermon, qui
pouvait prendre des formes multiples, était en substance celui-ci :
« Ramadan est le mois le plus sacré de l’année, celui où l’ange Gabriel a
révélé le Coran au prophète. Nous jeûnons pour nous exercer à la retenue et
pour revenir à nos devoirs envers Dieu. C’est le temps du repentir, celui où
l’on corrige les mauvaises habitudes que l’on a prises au fil des mois. Et
l’une de ces mauvaises habitudes chez toi, mon garçon, est de ne pas
fréquenter la mosquée, alors tu ferais bien de suivre l’exemple de ton frère
et, plutôt que de jouer aux cartes toute la journée, de lire une sourate du
Coran tous les après-midi. Va chercher ton kanzu et disparais. » Plus tard,
une fois couchés, Amin songea à Rashid étendu dans le noir à quelques pas
de lui, qui l’écoutait respirer.
Puis Rashid demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, répondit Amin d’un ton dissuasif.
— Toutes ces prières. Tu as fait quelque chose de mal ?
— Je prie pour ta bourse. Je ne crois pas que tu l’auras sinon. Et pour
passer le temps, et faire un peu d’exercice, vois-tu, debout, au sol, à genoux,
front à terre, bon pour le dos, déclara Amin. Allons, mets ta pauvre cervelle
au repos et dors. »
Un soir tard, après plusieurs jours de ce nouveau régime, Farida lui
annonça : « Jamila est venue chercher les robes cet après-midi. Elles lui ont
beaucoup plu, elle était ravie. C’est bien, car elle me redonnera du travail
après l’aïd. Elle a demandé de tes nouvelles. Et dit qu’elle ne t’avait pas vu
depuis des jours.
— Qu’est-ce que tu lui as répondu ? » demanda-t-il avec brusquerie.
La surprise se lut sur les traits de Farida, qui parut choquée : « Bon,
bon. J’ai dit que tu allais bien. J’aurais dû répondre autre chose ? »
Le lendemain soir il retira son kanzu et partit à sa recherche sur le front
de mer. La foule déambulait par petits groupes à la clarté de la lune
déclinante, certains se tenaient par la main. La lumière des réverbères se
reflétait à la surface de l’eau, éclairant la route vide de tout trafic
automobile à cette heure. Il n’était pas tard, mais où serait-on allé en voiture
à neuf heures du soir ? Les femmes étaient entre elles, les hommes de leur
côté, ils se hélaient parfois pour se saluer ou se lancer des plaisanteries
grivoises. Ils étaient jeunes pour la plupart. Certaines femmes indiennes
étaient accompagnées d’un frère ou d’un beau-frère. Quant aux autres,
aucun jeune homme ne se serait montré marchant avec ses sœurs. Les
jeunes filles originaires de Goa se promenaient sans personne pour les
chaperonner, sûres de leur séduction. Elles étaient chrétiennes et portaient
des noms portugais, elles occupaient des postes au gouvernement, comme
presque tous les Européens. Nul n’osait les aborder, ni même leur adresser
un petit mot enjoué. Amin avançait sans hâte du côté sombre de la route, à
distance de la mer. Le palais du sultan était illuminé. En haut de la
promenade brillaient dans les arbres du parc des lampes multicolores, et les
gouttelettes d’eau qui montaient en vapeur de la fontaine étincelaient dans
leur lumière. Il la vit s’écarter de la foule et marcher dans sa direction. Elle
était accompagnée des deux femmes qu’il avait déjà croisées avec elle, des
parentes sans doute. Il traversa la route côté front de mer. Elle sourit à son
approche, et il sentit s’épanouir chez lui un sourire aussi. Il s’arrêta à
quelques pas devant elles, et elles s’arrêtèrent aussi. Tous souriaient.
« Amin, où étiez-vous passé ? demanda Jamila, ravie sans le moindre
doute. Je ne vous vois plus depuis des jours. Où sont vos amis ? Pourquoi
êtes-vous seul ?
— Ils sont là-haut quelque part, mentit-il en montrant le vieux fort. Je
partais les rejoindre. »
Les deux compagnes de Jamila, qui devaient avoir à peu près son âge
mais donnaient l’impression d’être déjà mères, échangèrent un regard et
continuèrent leur promenade. « Vous avez bonne mine », dit-elle. Il sentit
son regard parcourir son visage, comme si elle le touchait. « Vous avez fini
votre livre ? J’aimerais le lire quand vous l’aurez terminé, n’oubliez pas.
— Je n’oublierai pas », dit-il. Ces mots lui vinrent curieusement avec
plus de raideur qu’il ne l’aurait souhaité, comme s’il faisait là une promesse
solennelle. Il la regarda, embarrassé, et il comprit qu’elle en était amusée. Il
n’y avait chez elle aucune cruauté, mais la complexité de son regard lui
causa une légère douleur. Les deux femmes s’étaient arrêtées quelques
mètres plus loin et regardaient la mer. L’une d’elles se mit à rire, Amin se
retourna pensant qu’elles riaient de lui. Peut-être Jamila leur avait-elle parlé
de ses regards appuyés et de ses apparitions en tous lieux. « Ce sont vos
sœurs ?
— Mes belles-sœurs », rectifia-t-elle. Elle jeta un coup d’œil dans leur
direction avant de se remettre en route. « À plus tard. Et ne vous cachez
plus », lança-t-elle en prenant congé d’un petit geste de la main.
Les deux jours suivants, il retourna à son régime voisinage-mosquée-
lecture, mais il était heureux au souvenir de cette soirée qu’il se remémorait
à tout instant pour mieux la contempler. Puis au troisième jour, alors qu’il
se rendait l’après-midi à l’hôpital voir un ami qui avait été admis en
urgence pour une appendicectomie, il s’arrêta un moment à la librairie de la
cathédrale. Il en connaissait à peu près tous les livres, qui étaient
essentiellement des manuels scolaires, mais il adorait feuilleter les
nouvelles éditions et lire un paragraphe ou deux des histoires qui lui étaient
familières. La librairie était gérée par la Société pour la propagation du
savoir chrétien, mais sans prosélytisme, car l’on était ici soucieux de ne pas
offenser les clients pour la plupart non chrétiens. Amin en ressortit après
quelques minutes et se dirigea sans hâte vers la grand-rue. C’est alors qu’il
la vit sur l’autre trottoir. Elle ralentit le pas lorsqu’il lui fit signe et elle
attendit qu’il traverse la chaussée.
« Je vais rendre visite à un ami à l’hôpital, expliqua-t-il après l’avoir
saluée. Il a été admis en urgence hier pour y être opéré. Au moins sera-t-il,
lui, dispensé du jeûne. » Ils restèrent quelques minutes à bavarder de choses
et d’autres à l’ombre d’un margousier, mais, une fois qu’il l’eut quittée, il
sentit monter en lui une chaleur au souvenir du regard qu’elle avait posé sur
lui. Ses yeux immenses absorbaient ses paroles, ils l’étudiaient, se perdaient
en lui, sans souci de ce qu’ils révélaient. Il se dit que c’était du désir qu’ils
révélaient, pour le peu qu’il savait de ces choses. Il aurait avancé la main
pour la toucher s’ils ne s’étaient trouvés dans la grand-rue en plein milieu
d’après-midi.
À la suite de quoi, son esprit s’enfiévra et la terreur le saisit. Il ne savait
que faire à présent, ni comment. Le lendemain, il partit seul à bicyclette en
emportant un livre et roula à travers la campagne. Sur le chemin du retour,
près de Sherif Musa, il s’assit sur la plage pour lire, puis tour à tour
s’émerveilla et s’inquiéta de ce que précisément il lui fallait faire. Ce soir-
là, après avoir rompu le jeûne, tandis qu’ils prenaient le café – Rashid sans
s’asseoir, prêt à filer vers le tohu-bohu de sa soirée, leur père remuant les
pieds, impatient d’aller retrouver ses amis, leur mère glissant dans son siège
pour une petite somme après le travail à la cuisine –, Farida l’appela dans la
cour pour qu’il l’aide à débarrasser. Il l’y suivit avec un sentiment
d’apaisement. Il y avait du nouveau. Il le sentait.
« Que se passe-t-il ? J’ai à te parler, murmura-t-elle avec de la violence
dans la voix. Elle est venue aujourd’hui, elle a demandé de tes nouvelles.
Que se passe-t-il ? Tu ne serais pas en train de faire des bêtises, dis-moi ?
Plus tard ce soir, je veux que tu me dises tout. »
Il lui confia, ce soir-là, ce qu’il en était pour sa part. La journée avait été
humide et chaude, mais un vent fort et frais soufflait à présent de la mer. Il
s’était demandé ce que Jamila avait pu dire cet après-midi qui avait mis
Farida en colère, mais il avait décidé de ne pas poser de questions, de ne pas
non plus hésiter à se livrer. Il dirait ce qu’il éprouvait, il verrait bien ce qui
se passerait. Ils s’assirent sur une natte dans la cour, à la clarté d’une lune
qui déclinait à présent rapidement à quelques jours de la fin du mois. Ce lui
fut un soulagement que de parler, et il le fit sans retenue. Elle l’écouta, ne
l’interrompant qu’à de rares occasions. Puis lorsqu’il eut fini de s’épancher,
elle lui révéla qu’elle avait deviné, ou du moins craint qu’il n’ait eu des
sentiments pour elle. « Il te faut être prudent, dit-elle doucement, d’un ton
de bienveillance mais également pour ne pas être entendue du reste de la
famille. Tu ignores ce qu’elle veut, tu ignores ce qu’elle a en tête. C’est une
femme qui sait ce qui mène le monde. D’après la rumeur, elle verrait
quelqu’un, un homme politique. Ce sont les héros du jour, ils seront bientôt
aux commandes. Ces gens-là ont besoin d’une femme comme elle pour
paraître.
— Comment ça pour paraître ? » demanda Amin, car Farida était restée
silencieuse après avoir prononcé ces mots. Elle attentait qu’il la questionne.
« Une belle femme séduisante comme elle, auréolée d’un brin de
scandale dans la famille. Voilà ce qu’il leur faut, une femme comme elle,
pour le plaisir. Peut-être est-ce ce que toi aussi tu attends d’elle. J’espère
que non. Ne m’en veux pas de te dire cela, mais ce pourrait être un jeu
auquel tu ne sais pas encore jouer. C’est d’ailleurs peut-être également ce
qu’elle cherche, le plaisir. Et elle est plus âgée que toi et elle sait y faire. Tu
pourrais bien te perdre avec quelqu’un comme elle.
— Je croyais que tu l’aimais bien », s’étonna Amin avec indulgence,
avec tristesse, il n’aimait pas penser à Jamila en ces termes-là. Il fut soulagé
que Farida ne rie pas, qu’elle ne se moque pas à coups de mises en garde et
de platitudes, mais il n’aimait guère ce qu’elle avait sous-entendu, qu’il ait
pu être trop naïf pour les ruses et l’expérience de Jamila.
« Ce n’est pas que je ne l’aime pas, répliqua Farida, sans parvenir à
retenir un bref sourire qui rayonna de sa lumière légère dans le noir. Il faut
savoir que ces gens-là vivent dans un monde qui n’est pas le nôtre. C’est ce
que Ma dirait si elle savait. Ce ne sont pas des gens comme nous, voilà ce
qu’elle te dirait. Ils ont une autre idée que nous de ce qu’on attend d’eux et
de ce qui est… honorable. Il faut faire attention à ne pas te faire de mal, et à
ne pas leur faire de mal. » Elle tendit le menton en direction de la maison.
Il se tut. Elle marqua un temps puis soupira et continua. « Quand elle est
venue aujourd’hui et qu’elle a demandé de tes nouvelles, elle s’est exposée
à l’insulte et au refus. Elle m’invitait à servir d’intermédiaire entre vous.
D’abord, elle a voulu simplement savoir comment tu allais, mais ensuite
elle a demandé si tu m’avais dit quelque chose que je désirais qu’elle sache.
J’aurais pu en être offensée et lui faire honte. Tu lui plais, mais que veut-
elle de toi ? Il te faut être prudent. Cet homme politique, ce n’est peut-être
qu’une rumeur, rien de plus. On l’a vue dans sa voiture, mais il a pu
simplement la raccompagner quelque part. Il y a eu d’autres histoires, et
elle est plus âgée que toi. »
Il suait et souffrait de tant d’incertitudes, et de la peur du ridicule. Ces
sensations, il commençait à les connaître depuis des semaines qu’il les
éprouvait à présent. « Elle ne peut pas être beaucoup plus âgée que toi,
remarqua-t-il. Et tu n’as que deux ans de plus que moi.
— Elle doit avoir cinq ou six ans de plus. » Puis toujours avec douceur,
sa voix passant au murmure, elle demanda : « Tu l’aimes ? » Lorsqu’il
hocha la tête pour acquiescer, un grand sourire las s’épanouit sur le visage
de Farida, qui avança la main vers celle de son frère. Quand elle la retira,
Amin avait une enveloppe pliée dans le creux de la main. « Elle a laissé ça
pour toi. Après m’avoir interrogée à ton sujet et avoir eu de tes nouvelles,
elle est restée figée dans un silence terrible. Je savais qu’elle allait faire
quelque chose d’étrange. Elle m’a demandé si je voulais bien te transmettre
ce message et j’ai dit que oui. Je suis fatiguée à présent, petit frère, et tu
dois réfléchir à bien des choses. Tu me raconteras demain. T’ai-je dit que
j’avais reçu un message d’Abbas aujourd’hui ? Un joli poème pour l’aïd. »
Il resta quelques minutes immobile après le départ de Farida,
considérant la situation, tournant et retournant l’enveloppe dans sa main.
Elle ne portait pas d’adresse et elle était cachetée. Il entra dans la maison et
l’ouvrit à la hâte, puis déplia le fin papier bleu et lut l’unique ligne que le
texte comportait, sans en croire ses yeux : Je rêve à toi, mon bien-aimé.
C’était comme dans ses fantasmes. Il n’y avait pas de salutation, pas de
nom, seulement cette ligne. Il était transporté de joie, il la voyait, il
l’imaginait. Elle souriait et avançait la main pour caresser son visage.
Quand elle s’est blottie entre ses bras, il a senti en lui une légèreté qui
ressemblait à la panique.
Qu’attendait-elle de lui ? Que lui demandait-elle de faire ?

La première fois qu’ils se virent seuls, ce fut la seconde nuit de l’aïd, après
la fin du ramadan. Farida avait passé la consigne à Amin. Ils se retrouvèrent
à proximité de la fête foraine de Sikukuu, qui pendant les quatre jours que
dure l’aïd occupait le terrain de sport situé à côté du golf. L’après-midi, la
fête était réservée aux enfants. Ils envahissaient les stands et les carrousels,
parés de leurs habits neufs, serrant dans leur main leurs précieux pennies.
Ils achetaient des jouets, des glaces et des barbes à papa, faisaient des tours
de manèges, certains chahutaient et étaient giflés, d’autres perdaient leurs
grands frères ou leurs grandes sœurs et, pris de panique, fondaient en
larmes. Quand le soir tombait, les enfants, comme partout dans le monde,
devaient rentrer se coucher. Avec la nuit, les adultes commençaient alors à
arriver, même si les plaisirs qui étaient proposés ne différaient guère, selon
toute apparence, de ceux de l’après-midi et intéressaient surtout les enfants :
stands de jouets, barbes à papa, manèges. La fête foraine était éclairée par
des guirlandes électriques et des lampes à pétrole qui émettaient un puissant
grésillement, mais la lumière se concentrait autour des baraques et des
manèges, ainsi que de la tente qui servait d’ordinaire de vestiaire aux
joueurs de cricket et qui avec l’aïd devenait un bar à glaces. Ce qui laissait
dans l’ombre tout ce qui se trouvait à quelques pas de l’agitation, et dans
l’obscurité totale tout le reste.
Jamila prononça doucement son nom à son approche pour le guider vers
elle, et l’instant d’après leurs doigts s’effleuraient. Elle posa un baiser au
creux de sa main gauche en prononçant le mot Habibi. Puis doucement elle
le fit asseoir dans l’herbe, et leur ombre sur le sol disparut tout à fait. Elle
lui caressa le visage comme il avait toujours imaginé qu’elle le ferait, puis,
l’attirant à elle, elle l’embrassa, entrouvrant les lèvres afin qu’il sente sa
moiteur. « Tu es beau », murmura-t-elle en glissant un bras autour de lui
pour l’entraîner dans l’herbe avec elle. Il s’émerveilla de sentir son corps
sous ses doigts. Il n’avait pas imaginé cette fermeté, cette densité, ni
l’indicible sensation qu’il éprouverait à caresser ses courbes. Il s’était
attendu à plus de légèreté parce que, comprit-il, elle avait été pour lui un
être abstrait, un rêve. Ils échangèrent un baiser et il s’emplit tout entier de
son souffle parfumé. Serrés l’un contre l’autre, ils se murmurèrent des
choses, s’appelèrent bien-aimés. Après un moment, qui parut à Amin durer
quelques secondes en même temps que l’éternité, elle annonça qu’il lui
fallait partir. Elle était juste venue le prendre dans ses bras et lui dire
combien il était beau, mais elle devait rentrer avant qu’on ne découvre son
absence. Elle avait dit aux autres qu’elle allait acheter du pop-corn, pour
faire passer le goût écœurant de la crème glacée. Il lui fallait rentrer avant
qu’on ne se mette à la chercher. Viendrait-il la voir chez elle ? Ils auraient
plus de temps.
« Quand ? demanda-t-il. Ce soir ? »
Elle aima son empressement et pour cela lui donna un baiser, puis elle
se leva. Il se leva aussi et la chercha à tâtons dans le noir. Ils marchèrent
vers la lumière, se tenant enlacés. Elle lui expliqua que ses nièces passaient
la nuit chez elle, c’était un cadeau qu’elle leur faisait à l’occasion de l’aïd.
Voulait-il venir lundi ? À neuf heures le soir. Elle laisserait sa porte ouverte
pour qu’il n’ait pas à frapper. Si la porte était fermée, alors il devrait
s’éloigner et attendre de ses nouvelles. Neuf heures précises. Maintenant il
lui fallait partir. Elle sourit et lui donna un dernier rapide baiser. « Prends
soin de toi, mon chéri », dit-elle.
Il resta dans l’obscurité et la regarda s’éloigner d’un pas nonchalant,
comme si de rien n’était, en direction du bruit et de la foule. Il ne ressentait
plus aucune peur à présent, mais un trouble et une incrédulité qui faisaient
s’épanouir un large sourire sur ses traits. Elle le trouvait beau quand sans
cesse il se répétait qu’elle était incroyablement belle. Elle l’avait embrassé
avec des spasmes de plaisir quand il s’était attendu à ce qu’elle éclate de
rire. Son visage était une multitude de détails, la lumière de ses yeux, la
forme de sa bouche et ce sourire qui lui avait causé de la douleur. Tout
meurt, dans l’instant parfois, le moment se prolonge et puis s’enfuit, fût-ce
vers le cortège des souvenirs. Il savait que ces rares moments ne mourraient
pas tant qu’il en garderait le souvenir – le goût de ses lèvres pour la
première fois, ses cuisses pressées contre lui, sa main posée sur sa nuque. Il
avait senti dans son étreinte un écho de sa propre impatience, de son propre
désir. Ce devait être cela aimer et être aimé en retour, songea-t-il,
imaginant, à présent qu’il savait, combien il devait être terrible d’aimer et
d’être éconduit, d’avoir soif de l’autre et d’être rejeté par lui.
Il s’enfonça dans l’obscurité, loin de la musique et des lumières,
progressant vers la route qui jouxte les terrains de sport. Il se demanda si on
les avait vus. Il pensait avoir entendu un murmure dans le noir. Il y avait
toujours des mouvements furtifs et d’actives manœuvres de séduction aux
abords de la fête foraine les soirs d’aïd, que d’aucuns observaient avec des
regards obliques et des sourires tolérants (à moins de la présence d’un grand
frère), en espérant que rien de vraiment inconvenant ne se produirait.
Lorsqu’il regagna la route, il pivota sur lui-même, comme s’il revenait
d’une promenade sur la plage en longeant le terrain de golf, ou s’accordait
une plaisante marche en solitaire sur l’allée de casuarinas. Une douce brise
agitait le feuillage léger, et ici ou là une coque explosait sous ses sandales.
Il sourit en lui-même de ces apparences trompeuses, de cette promenade
innocente censée l’éloigner de l’agitation de l’aïd, mais au fond de lui il
avait le pressentiment que c’était ainsi que tout allait devoir être. On ne
tolérait pas en ce lieu que de telles relations s’affichent en plein jour. Et
l’implacable et rigoureux regard qu’on portait sur ces choses transformait
les ruses furtives et inquiètes des amants en une comédie sordide. Il y avait
toujours quelqu’un pour voir et ajouter sa bribe d’information à la bribe
d’information de l’autre, jusqu’à ce que tôt ou tard tout soit découvert. Pour
Amin, le ridicule et la honte d’être découvert se trouvaient émoussés par
son état d’exaltation, mais il n’en ressentit pas moins un léger frisson de
déplaisir et un rien de nausée en pensant aux mensonges qui seraient
nécessaires.
Il s’éloigna de la fête en empruntant la route qui longe la façade blanche
de l’hôpital Karimjee-Jeevanjee, du nom du philanthrope ismaélien qui
avait si généreusement participé à sa construction. Les salles n’étaient plus
éclairées que par des veilleuses à cette heure de la nuit, pourtant des carrés
de lumière illuminaient les flamboyants qui bordaient l’avenue. L’hôpital
ressemblait à un navire discrètement illuminé qui avançait sans bruit dans la
faible clarté de la nouvelle lune. Sur la route déserte et silencieuse, à
distance les uns des autres, des réverbères projetaient une lumière jaune de
lampe à huile. Côté droit, face à l’hôpital, se dressait le musée qui
commémorait l’Armistice de 1918 construit par John Sinclair, architecte en
chef de l’administration coloniale. Il portait le nom de Beit-el-Amani, la
maison de la paix. Ses coupoles, dont le blanc éclatant se détachait dans la
semi-obscurité, rappelaient en plus modeste les volumes et les toits de
Sainte-Sophie à Istanbul.
Amin passa devant le cimetière désaffecté situé en face de l’hôpital. La
nuit, tout était silencieux, mais avec le jour, les marchands se pressaient à
l’ombre de ses arbres pour vendre fruits et collations aux patients et à leur
famille. Les grilles de la Résidence étaient closes à cette heure, ce qui
n’empêchait pas un factionnaire de monter la garde dans sa guérite.
Derrière ces grilles, dans un palais mauresque d’opérette également
construit par John Sinclair, logeait le représentant du pouvoir en personne,
le seul maître à bord, le gouverneur britannique, sir Henry Potter,
commandant de l’ordre de saint Michel et de saint Georges. Les jours de
cérémonie, il sortait dans sa silencieuse Humber noire, portant un casque
colonial à plumes blanches qui émergeait du toit ouvrant comme une
fontaine duveteuse. En des temps plus anciens, le casque avait sans doute
coiffé un homme à cheval et les plumes s’étaient balancées au rythme du
pas de l’animal qui allait gracieusement l’amble, mais l’efficacité avait
remplacé la magnificence et le sens du théâtre. Ainsi la silencieuse
limousine aux lignes pures constituait-elle un symbole plus approprié de la
morosité qui présidait à la gestion de l’Empire moderne. Amin avait un jour
aperçu la Résidence depuis la mer alors qu’il naviguait avec un ami, et il
s’était senti comme un vilain petit garçon qui regarde par le trou de la
serrure.
Face à la Résidence s’étendaient les jardins Victoria, où, en ces jours si
proches de l’indépendance, la nouvelle Assemblée législative se réunissait.
Le sultan Barghash, autre grand bâtisseur du XIXe siècle, auquel on doit
routes, fontaines, égouts et palais, avait construit ce pavillon et ces jardins
ceints d’un mur qui permettait aux femmes de la maison de se promener et
de prendre discrètement leurs aises loin du regard des curieux. Il avait fait
partout planter par ses jardiniers arbustes et buissons odorants, partout fait
courir de l’eau, et, ce qu’il ne pouvait cultiver, il le leur laissait imaginer. Il
acclimata des plantes et des arbres en provenance de diverses régions du
monde, dont beaucoup étaient des présents du consul britannique de
l’époque, un victorien pur jus qui partageait avec le sultan cette passion de
l’horticulture même s’il lui arrivait de déplorer le luxe pervers de l’usage
qui était fait des plantes. Un sultan plus tardif, dans un accès de gratitude
envers les fonctionnaires de l’Empire qui avaient accéléré son ascension
aux dépens d’un rival, avait baptisé ces jardins du nom de l’impérissable
souveraine et les avait offerts au peuple. Amin dépassa, autre bâtiment dû à
Sinclair, le tribunal avec sa réplique de dôme oriental. La pendule de la
façade faisait bruyamment entendre son tic-tac en cette heure silencieuse.
Sur la droite, se trouvait un autre cimetière. La ville était pleine de petits
cimetières – aux carrefours, au pied des mosquées, dans des cours entourées
de murs –, où des multitudes de morts se pressaient contre leurs
descendants.
Amin marchait avec lenteur en direction du front de mer, savourant le
silence des rues à peine éclairées. Il aimait ce silence des villes, si
étonnamment singulier. Il aimait évoquer pour lui-même le muet
grondement de la mer, ou la muette rumeur des ruelles étroites. Sur
certaines places au cœur de la vieille ville, il entendait parfois l’écho
silencieux d’un lointain rire de femme. Il ne croisa personne, seules
passaient quelques voitures dont les passagers rentraient peut-être de la fête
foraine ou d’une visite chez des amis à l’occasion de l’aïd, mais malgré ce
vide, il avait l’impression de se trouver au milieu d’une foule. Des
murmures et des rires lui arrivaient de fenêtres ouvertes, et même des portes
restaient ouvertes sans surveillance, comme si nul ne craignait les rôdeurs.
Des promeneurs s’attardaient sur le front de mer et il y avait encore de la
lumière au palais, du côté des appartements de la famille du sultan. La
marée refluait doucement, comme à regret, léchant dans un bruit de succion
le mur de la promenade. Sur l’eau, plusieurs allèges étaient à l’ancre. À
quai, le ferry amarré attendait la traversée du lendemain à destination de
Dar-es-Salaam ou de Mombasa. Amin dépassa le poste des douanes où
travaillait l’oncle Habib et où quelqu’un dormait sur les marches, le visage
tourné vers le large. Le premier étage de la capitainerie avait ses jalousies
levées et toutes ses lumières allumées. De la véranda fusaient des rires et
des voix anglaises dans l’odeur du cigare. Il prit la route du dispensaire
Ithnaasheri et pressa le pas en longeant l’ancien emplacement de la centrale
électrique. Il se souvenait de sa démolition, mais des logements de turbines
et d’hélices avaient été abandonnés là et s’emplissaient avec les pluies
d’une épaisse eau graisseuse s’irisant au soleil. Par une nuit sans lune
comme celle-ci (le très fin croissant de son premier quartier avait depuis
longtemps sombré derrière la courbe du ciel), ces flaques étaient aussi
noires que la sterne noire de la maison Usher. Enfant, il croyait ces eaux
peuplées de créatures visqueuses qui ressemblaient à des serpents, et bien
que sachant aujourd’hui que nulle vie n’était possible dans cette soupe
toxique, il passa rapidement son chemin avec un reste d’inquiétude. Le
guichet du cinéma Sultana était dans l’ombre, mais une faible lumière
éclairait le hall d’entrée pour la dernière séance. Il s’arrêta et regarda le
programme du lundi, puis il prit la direction de la maison.

Ce fut l’explication qu’il donna, la dernière séance avec des amis. Sa mère
n’aimait pas cela. Pourquoi ne pas aller au cinéma en début de soirée ?
Parce que c’est sortir tard qui est amusant, expliqua-t-il. Pourquoi sortir tard
un lundi, quand tu as cours le lendemain ? insista-t-elle. J’ai fini mon travail
et nous n’avons qu’une visite de classe mardi. Je serai rentré avant onze
heures. Son père ne dit rien, mais Amin sentait qu’il n’était pas d’accord
non plus – à un méchant froncement de sourcils, à une lueur dans le regard.
Peut-être se doutaient-ils qu’il voyait une femme, mais comment
pourraient-ils espérer l’empêcher de fréquenter quelqu’un, tôt ou tard ?
Voilà pourquoi ils se montraient réticents, pensa-t-il. Et ils maugréaient à
cause de l’incapacité où ils étaient de trouver une raison de lui interdire de
sortir.
Le lundi à neuf heures du soir, tremblant et plein d’appréhension
comme on peut l’imaginer, Amin poussa doucement la porte de
l’appartement de Jamila, qui céda sous la pression. Elle se tenait à
proximité et, dès qu’il fut entré, elle referma la porte et tira le verrou. La
pièce était plongée dans le noir – une grotte –, mais une veilleuse qui brûlait
dans le fond lui permit de voir qu’elle souriait. Elle lui imposa le silence
d’un chut, puis le prit par la main pour le conduire vers la lumière. C’était la
chambre d’ami : un lit, un fauteuil, une commode surmontée d’un miroir au
cadre doré. Elle l’amena jusqu’au lit et s’assit à côté de lui, et, dans la semi-
obscurité, il comprit que ce visage qui souriait rayonnait de bonheur. Il
s’aperçut alors que lui aussi souriait à n’en plus pouvoir.
« Tu es venu », dit-elle, d’une voix frêle, taquine.
Il articula une vague réponse puis se pencha sur elle. Pour Amin c’était
la première fois, et il s’abandonna sans résister aux mains de Jamila. Il ne
pouvait croire à ces sensations de plaisir, de douleur et de libération qu’il
éprouvait. Peu après, il se livrait tout entier à la frénésie d’aimer, sans rien
d’autre pour l’ancrer que les caresses et la voix de Jamila.
Puis ils parlèrent, et Amin se sentit intrépide et heureux, comme s’il
avait fait ses preuves dans quelque action difficile. Elle était étendue près de
lui, elle le touchait, s’émerveillait de sa jeunesse et de la perfection de sa
personne, tandis qu’il la caressait, s’emplissant du parfum de son corps. La
veilleuse était toujours allumée et, après tout ce temps passé avec elle dans
la pièce, il distinguait à présent les choses avec clarté. Il découvrit une
fenêtre aux lourds rideaux fichée au milieu d’une des cloisons.
« Elle ouvre sur le salon, dit-elle dans un murmure. Cette chambre n’a
pas de fenêtre qui donne sur l’extérieur. J’ai pensé qu’ainsi l’on ne nous
entendrait pas. Je ne pourrais pas dormir ici, pas seule. C’est comme une
tombe.
— Pourquoi ne m’as-tu pas emmené dans ta chambre ? demanda-t-il,
mais peut-être s’aventurait-il trop loin.
— Elle donne sur la cour. On pourrait nous entendre. »
Jusque chez elle il leur fallait être discrets. Il éprouva une légère nausée
à l’idée du danger. « Ça a été comme un miracle, dit-il pour effacer de son
esprit cette pensée négative, et il l’entendit rire. Pourquoi ris-tu ?
— Parce que je suis heureuse, et parce que pour toi c’était la première
fois, non ? C’est l’impression que j’ai eue. » Elle le serra dans ses bras. « Et
parce que tu es beau. Quand je t’ai vu traverser la rue dans ma direction
l’autre jour, j’ai eu envie de toi. Vraiment envie. Voilà pourquoi je t’ai écrit
ce petit mot. Je n’ai pas pu m’en empêcher. J’ai pensé que j’allais te perdre.
Tu reviendras ?
— Demain, proposa-t-il, ce qui la fit de nouveau rire, si soudainement
qu’elle plaqua une main sur sa bouche pour étouffer le son.
— Non, non, pas demain. Il nous faut être prudents habibi, sinon… Un
autre jour, plus tard cette semaine peut-être. Viens vendredi. Veux-tu ? »
proposa-t-elle en le caressant.
Il hocha la tête. « Oui, vendredi. Sinon quoi… ?
— Sinon ils nous empêcheront de nous voir. Ils diront de vilaines
choses et nous ne pourrons plus nous voir. Tu es si jeune, tu vas encore à
l’école, et je suis une femme divorcée, j’ai vingt ans passés.
— Je fais des études supérieures et j’ai bientôt vingt ans, rectifia Amin.
Il ne doit pas y avoir tellement d’années de différence entre nous, et quand
bien même, tu es la plus belle femme que j’aie jamais rencontrée, et si
j’avais été ton mari jamais je n’aurais divorcé.
— Mon amour, il nous faut être prudents, sinon ils nous empêcheront de
nous voir, répéta-t-elle dans un sourire, lui imposant le silence une nouvelle
fois. Va à présent, ne sois pas en retard, tu sors de la dernière séance. »
Amin se glissa au dehors sans, songea-t-il, faire frémir le moindre
souffle d’air. Sur le chemin de la maison il se sentit revivre, il était beau, il
était aimé. C’est ainsi que tout a commencé, en février, l’année qui a
précédé l’indépendance, peu avant l’arrivée des longues pluies. Une fois par
semaine d’abord, puis plus souvent, et de plus en plus tôt dans la soirée, des
mois durant, Amin se rendit chez Jamila. Ils chuchotaient, faisaient l’amour,
réprimaient des rires, et quand l’heure arrivait de se quitter ils
s’accrochaient l’un à l’autre comme des insensés qui étaient prêts à tout.
Elle lui donna un anneau monté d’un rubis pour qu’il se souvienne d’elle
quand ils étaient loin l’un de l’autre, et elle glissait parfois dans la poche de
sa chemise un petit mot qui lui disait combien elle pensait à lui, et combien
son odeur, ses caresses emplissaient sa vie. Il lui révéla, de son côté, que
son propre corps meurtri avait le mal d’amour. Quand il n’était pas avec
elle, il avait peur de la perdre, peur des paroles qui l’éloigneraient de lui.
Puis il la retrouvait et il ne pensait plus qu’à ce corps, à ce souffle qui
occupaient son existence tout entière. Il avait l’impression qu’il pourrait
affronter n’importe quoi, n’importe qui.
Un après-midi Jamila vint trouver Farida, pour bavarder un moment
avec elle ou se faire prendre les mesures pour la confection d’un nouveau
vêtement, parce qu’elle avait besoin de voir son bien-aimé, même si elle
l’avait encore vu la veille au soir. Elle ne dit mot devant Farida, bien qu’elle
ne fût pas toujours capable de s’empêcher de sourire. Farida fit comme si
elle n’avait rien vu, mais le plaisir qu’on lisait dans ses yeux la trahissait.
Elle aimait leur amour secret. De son côté, il arrivait à Amin de se rendre à
l’hôtel de ville, pour demander un renseignement dans tel ou tel service,
passant d’un bureau à l’autre, faisant au passage un brin de causette avec les
personnes qu’il connaissait, pour finir au bureau de l’emploi où il pouvait
l’apercevoir.
Il était difficile d’avoir la tête au travail, un travail qui lui semblait
aujourd’hui moins mobilisateur que jamais, car il avait du mal à s’arracher à
ses pensées et désirait constamment la voir et être avec elle. Il fuyait les
gens pour mieux penser à elle et envisager la façon dont ils pourraient rester
ensemble pour les années à venir. Elle lui avait conté certains événements
de son existence, et il savait aujourd’hui qu’il ne pourrait pas dire
simplement à ses parents voici la femme que j’aime et avec laquelle je veux
vivre. Il y avait le grand-père mzungu et les années pendant lesquelles sa
grand-mère avait vécu aux yeux de tous dans le péché. Et même si cet
épisode relatif à ses aïeux pouvait être oublié, ce qui n’était pas sûr, il y
avait son divorce, son âge, et les rumeurs qui couraient sur ses aventures.
Parfois Amin pensait qu’elle faisait allusion à ces dernières, mais il n’osait
pas poser de questions. Il ne voulait pas savoir, pas encore. Ce qu’il savait
en revanche à présent, c’était ce que Farida avait peut-être toujours su : que
s’agissant d’amour, les parents imaginent toujours le pire et renforcent leur
autorité par un excès de vertu et grâce à l’argument du chantage.
Lorsqu’il allait la retrouver c’était toujours une fois la nuit tombée, et
toujours à une heure qu’ils avaient fixée d’avance. Il allait au rendez-vous à
pied, prenait son temps, variait les itinéraires autant qu’il le pouvait. Il
s’arrêtait pour bavarder avec une connaissance, ou s’asseyait un moment
dans un café devant une tasse de thé, ou bien il s’attardait à écouter une
discussion sur un match de football, jeune homme se livrant aux paisibles
passe-temps de sa ville. Il veillait à ce que la rue soit déserte avant de
pousser la porte qu’elle laissait légèrement entrouverte. S’il y avait
quelqu’un en vue il continuait son chemin et revenait à la même heure le
lendemain. Quand ils étaient ensemble, ils s’allongeaient à la lueur de la
veilleuse dans la chambre d’amis, la pièce la plus éloignée de la rue. Quand
ils parlaient, c’était dans un murmure, et ils étouffaient leurs rires et
faisaient l’amour avec une intensité furtive. Pourtant, en dépit de toutes ces
précautions, ils ne purent garder leur liaison secrète. Quelqu’un avait dû
repérer ces subterfuges élaborés, ou entendre un soupir passionné.
Quelqu’un avait dû l’apercevoir d’une fenêtre là-haut dans les étages, ou
surprendre depuis l’obscurité d’une ruelle son immanquable arrivée,
quelqu’un en tout cas avait dû le voir et en parler à quelqu’un d’autre. Et ce
fragment d’information ajouté à un autre avait rendu la découverte de leur
amour inévitable.
Partie III
7
Rashid

J’aurais dû comprendre, mais non. Il dormait à portée de battement de cœur,


j’aurais dû l’entendre ce cœur battre autrement ces derniers mois. J’aurais
dû deviner ce sommeil haché par les rêves et les fantasmes, cette respiration
plus profonde certains soirs de tant d’émotion et de plénitude. J’aurais dû
saisir ce qui avait changé en lui. J’aurais dû voir qu’il se passait quelque
chose, remarquer ses airs assurés et même triomphants, mais non. Ce que
j’ai vu je ne l’ai pas compris, et je n’ai rien entendu ni rien perçu ni rien
senti, en tout cas rien que j’aie reconnu, ou seulement plus tard, longtemps
après qu’ils eurent été découverts, quand par bribes le souvenir a refait
surface comme une matière putride.
Quand je dis qu’ils ont été découverts, je ne dis pas qu’ils ont été surpris
faisant l’amour. Je ne crois pas que cela soit arrivé. Nos aînés ont occulté
tant de choses, et nous en ont caché tant d’autres, des choses souvent
tellement ordinaires et banales que je me demande parfois pourquoi il a
fallu qu’ils en viennent là. Était-ce pour nous épargner la laideur du
monde ? S’agissait-il des cachotteries d’usage qui n’avaient à l’époque
d’autre but que de tenir les jeunes le plus longtemps possible dans
l’ignorance, afin qu’ils demeurent ainsi obéissants et dociles ? J’éprouve
parfois un choc quand je vois à quel point j’ai échoué à comprendre les
événements que j’ai vécus. Je suis sûr, cependant, que n’aurait pu rester
secret le fait qu’ils aient été découverts faisant l’amour. J’ignore comment
exactement ils ont été découverts, mais je ne crois pas que cela se soit passé
ainsi, car il y aurait eu un vrai scandale et des histoires qu’on raconte avec
jubilation et peut-être des meurtrissures. Il est aussi possible qu’ils n’aient
même pas été découverts et se soient simplement trahis par de petites
imprudences, certains qu’ils étaient d’être invincibles et que la beauté de
leurs sentiments les protégeait de la censure et de la mesquinerie de leur
entourage. Je n’étais pas, de toute façon, capable à l’époque de comprendre
quoi que ce soit de cet ordre-là, de comprendre ce pouvoir de l’amour.
J’étais trop plein de mes propres triomphes, de mon succès à l’examen, de
l’obtention de ma bourse d’études à l’université de Londres. C’était vers la
fin de juillet 1963, juste un mois avant mon départ, et il n’y avait pas de
place dans mon esprit pour une chose aussi subtile que les sentiments que
pouvait éprouver quelqu’un d’autre tant j’étais absorbé par mes rêves
égoïstes. Je savais seulement que j’avais réussi ce que tellement de gens
souhaitaient pour moi et que je désirais personnellement. Je me disais que
par mon succès j’apportais à tous du bonheur. Je me sentais aimé et
héroïque, et chaque jour je savourais l’admiration de ma famille et de mes
amis. Les mots me manquent pour dire le poison violent qui infiltre le
départ et l’exil, mais ce sentiment je l’ignorais également à l’époque.
Comment aurais-je pu savoir ? Comment aurais-je pu même l’imaginer une
seconde ?
Le soir où la nouvelle a éclaté, je lisais étendu sur mon lit. Sans doute
un polar ou un roman historique, si je me rappelle bien mes goûts d’alors.
Nous dévorions tout ce qui nous passait sous la main, sans scrupule ni
honte : des BD pour les filles à Anna Karénine, Hemingway, les
encyclopédies. Comme des bêtes à l’estomac solide, comme l’autruche de
Melville qui engloutit sans discrimination pierres, asticots, herbes rares et
savoureuses. L’heure du dîner approchait, nous le prenions le plus souvent
après les prières de l’isha, passé huit heures, au retour de notre père à la
maison. Tous les jours, sauf maladie (et il était rarement à ce point malade à
l’époque), il passait l’après-midi et le début de la soirée à bavarder avec ses
amis au café, où il feuilletait le journal, écoutait la radio, saluait les uns et
les autres, avait un œil sur le monde. S’il manquait à l’appel, quelqu’un
venait prendre des nouvelles, pour le cas où il aurait été souffrant ou
empêché par quelque contretemps qui aurait surgi à la maison. Quand le
muezzin appelait à l’isha, il se rendait à la mosquée, disait tout seul la
prière du maghrib qu’il manquait régulièrement parce qu’il bavardait au
café, puis il attendait que l’imam entame l’isha.
Parfois il rentrait à la maison entre le café et la mosquée, pour nous
emmener, Amin et moi, à la prière. Peut-être qu’alors la conversation au
café l’ennuyait, ou que des propos l’avaient irrité et qu’il ne voulait pas
faire d’histoire. Ou bien était-ce qu’il avait entendu annoncer quelque
hommage rendu à la mosquée à l’intention d’un voisin décédé. Quelle
qu’en soit la raison, il se souvenait de temps à autre qu’il avait deux garçons
qui grandissaient et qui traînaient à la maison au lieu de se rendre à la
prière, et il venait s’occuper d’eux, dérogeant à sa routine. Aussi lorsque je
l’entendis donner de la voix, comme j’avais manqué l’appel du muezzin à
l’isha, je crus qu’il réclamait ma présence à la mosquée. Naam, répondis-je
avec diligence (j’adore ce mot de diligence), car je savais combien il
s’offensait lorsqu’il jugeait que nous lui manquions de respect. Naam est la
forme la plus polie du oui, et rien ne comptait davantage pour nous que le
respect dû à notre père. Dans le séjour, je vis Amin près de la porte
d’entrée, il avait ses sandales encore aux pieds et venait à l’évidence tout
juste d’arriver. Le visage paraissait serein, mais il avait les yeux écarquillés
par la panique. Mon père lui faisait face, me tournant le dos, raide, les
épaules voûtées, dans la posture qui était chez lui celle de la colère. Il avait
dû s’emporter contre Amin à peine celui-ci avait-il franchi le seuil de la
maison. Assise dans son coin habituel près de la fenêtre, tête baissée, ma
mère se massait le front de la main droite. Farida se tenait debout près de sa
machine à coudre, le dos collé au mur, les yeux rivés sur notre père. Son
regard glissa un instant vers moi et j’y lus l’inquiétude. Elle eut un bref
froncement de sourcils affolé, comme si ma présence compliquait les
choses.
« Feisal, s’il-te-plaît, ne crie pas, dit ma mère, ce n’est pas utile. » Je
compris à sa voix qu’elle avait pleuré. Amin le comprit aussi et la
dévisagea. Mon père se retourna vers moi, il avait les traits tirés, le front
bas, le regard incandescent, peut-être se demandait-il qui j’étais et ce que je
faisais là. Il revint à Amin, fit deux pas dans sa direction et leva une main
paume ouverte, mais il n’acheva pas son geste, incapable de frapper son fils
chéri, qui attendait d’être gracié. Il n’avait pas levé la main sur nous depuis
des années, et si rarement auparavant, tout juste une claque excédée ici ou
là ou une tape sur le bras pour ponctuer un sermon bien senti. Ma mère
répéta son nom, il laissa retomber son bras et alla s’asseoir sur le sofa à côté
d’elle. Je vis que son corps tremblait – était-ce de colère, était-ce de douleur
ou d’effroi ?
« Comment as-tu pu faire une chose pareille ? demanda-t-il. Tu as attiré
la honte sur nous et sur toi-même. Tu ne penses donc qu’à ton plaisir ? Tu
saccages ta vie, comme si tu n’avais rien dans la tête. Comme si personne
ne t’avait jamais rien enseigné, ni donné la notion de ce qui est bien et de ce
qui est mal. Comme si tu n’étais qu’un animal dénué de sentiment, sans
respect pour toi-même ni pour qui que ce soit. Je ne sais même pas que te
dire. »
Que s’est-il passé ? voulus-je demander, qu’a-t-il fait ? Mais la surprise
et l’inquiétude me laissèrent sans voix, ce qui valait mieux, car je crois bien
que j’aurais prononcé un mot, j’aurais été jeté dehors sur-le-champ. Mon
père avait parlé d’un ton calme, son visage pourtant traduisait le mépris, et
la véhémence de ses propos plombait la pièce. Il s’exprimait toujours avec
douceur, même lorsqu’il était inflexible.
« S’il-te-plaît, explique-nous ce qui est arrivé », dit ma mère en relevant
la tête. Sa main ne massait plus son front, elle fixait Amin de ses yeux
immenses et brillants, le visage dévasté, les doigts de ses deux mains
soudés entre eux sur ses genoux, tout entière tendue mais patiente. Le
silence qui s’ensuivit parut durer de longues minutes.
« Qui vous a dit ? demanda Amin d’une voix tragique et sourde.
— Amin, lui opposa mon père avec lassitude, sans parvenir à réprimer
un imperceptible sourire d’ironie amusée. Qu’importe. Chacun de tes gestes
est l’aveu que ce qu’on nous a dit est vrai.
— J’ignore ce qu’on vous a dit », répliqua-t-il aussitôt. Moi aussi je
l’ignore, désirai-je ajouter. Que s’est-il passé ? Je veux savoir.
« Nous cherchons à comprendre, reprit mon père. Ce que ta mère
demande c’est que tu nous expliques comment cela a pu arriver. Comment
tu as pu être aussi stupide. »
L’appel du muezzin nous parvint. Nous attendîmes sans un mot qu’il ait
pris fin, comme le veut la coutume. Un silence providentiel, car je vis mon
père soupirer et ses traits se décrisper. Il ferma les yeux un instant et remua
silencieusement les lèvres pour accompagner les paroles du religieux :
Allahu akbar Allahu akbar, Ashhadu an laillaha ila llah, Ashhadu ana
Muhammad rasulu llah. À la fin de l’appel, il eut un mouvement convulsif
de la bouche qui lui était familier, entre résignation et perplexité. Je vis ma
mère lancer un coup d’œil dans sa direction et quelque chose passer, me
semble-t-il, sur le visage d’Amin, dont le regard glissa de l’un à l’autre.
Peut-être est-ce à ce moment-là qu’il s’est décidé.
« Je l’aime », a-t-il laissé tomber dans le profond silence qui avait suivi
l’appel du muezzin. Ce fut tout ce qu’il dit, la seule explication qu’il donna,
du moins pour l’heure, et le regard qui fut le sien après avoir prononcé ces
mots, lèvres serrées, donnait l’impression que de son point de vue cette
explication suffisait.
Mon père se leva, le visage comme un masque, les yeux baissés. Il
chaussa ses sandales et partit pour la mosquée, sans rien dire, sans nous
demander de le suivre. Il savait ménager ses sorties. Il lui arrivait ainsi de
s’éclipser sur un long regard, sans un mot de rancœur ou de reproche, vous
laissant mijoter dans le péché, si bien qu’à son retour, on était presque
disposé à l’aveu et au repentir. C’était sans doute le pédagogue en lui qui
nous amenait de cette façon à l’obéissance sans brutalité.
« Il aime qui ? Qu’a-t-il fait ? Que se passe-t-il ? laissai-je échapper
aussitôt mon père parti.
— Toi, file à la prière », lança ma mère, mais je ne tins pas compte de
son injonction, ce que jamais je ne me serais permis avec mon père. Il
prenait tellement à cœur ces petits défis à son autorité que je ne me risquais
pas à lui désobéir, mais les ordres de ma mère coulaient comme un flot
permanent et régulier dont il était parfois possible de ne pas tenir compte.
Elle essuya rapidement ses larmes et fit signe à Amin d’approcher. Il s’assit
sur le sofa, là où mon père avait pris place quelques minutes plus tôt ; ses
yeux restaient rivés au sol.
« Elle t’a pris à son piège ? C’est ça, n’est-ce pas ? C’est sûrement ça »,
dit-elle sans ménagements, sûre et certaine de la crédulité de son fils. Amin
ne répondit pas, il gardait les yeux baissés, son visage luisait de sueur. Elle
avait dans la voix un mépris qui ne cessait de croître.
« Sais-tu qui elle est ? Qui est sa famille ? Quels sont ces gens ? Sa
grand-mère était une chotara, une enfant du péché, que sa mère avait eue
avec un Indien, une bâtarde. Devenue femme, elle a été, des années durant,
la maîtresse d’un Anglais. Avant, un autre mzungu lui avait fait à elle aussi
une enfant du péché, autre bâtarde. Voilà ce qu’a été sa vie, une vie de
souillure avec des Européens. La mère, celle-là même qui vit dans leur
grande maison, et qui se croit quelqu’un parce qu’elle porte des soieries,
des parfums et des bijoux en or, est l’enfant de ce mzungu, elle ne sait
même pas qui est son père, à part qu’il est anglais, un ivrogne ramené à la
maison. Quand son mari est venu avec elle de Mombasa, il savait tout cela,
mais la famille est riche, ils se moquent de ce que pensent les gens. Ils ont
toujours fait ce qu’ils ont voulu. Cette femme que tu dis aimer, elle est
comme sa grand-mère, elle mène une vie de péché, une vie secrète. Elle a
déjà été mariée et divorcée. Personne ne sait ce qu’elle fait au juste, ni qui
elle voit. Ce ne sont pas des gens comme nous. Ce sont des gens sans
vergogne, qui ne pensent qu’à eux. Tu dis l’aimer, mais que sais-tu de
l’amour ? Tu ne connais pas ceux de son espèce. Nous te faisions confiance.
Ton père… tu as vu, tu lui as brisé le cœur. »
Amin frissonna.
« Tu le connais », poursuivit-elle d’une voix un tout petit peu moins
méprisante, s’adoucissant un rien pour mieux l’amadouer. C’était sa
manière de procéder, matraquer puis enjôler, nous attendrir afin de nous
amener à céder. Ils étaient très au point, mais nous étions sans doute faciles
à manipuler, car élevés dans l’obéissance. « Il rentrera à la maison et il ne
dira rien, mais tu sauras qu’il a le cœur brisé. Il était si fier de toi, tu ne dois
plus la revoir. Demande pardon à ton père, ou bien alors ce sera fini entre
vous. Il se fait vieux, je ne sais pas comment il va prendre tout cela. Et ma
vue baisse chaque jour, je ne lui serai plus guère utile bientôt. Nous avons
confiance en toi, en dépit de tout, ne l’oublie pas. Promets-moi que tu vas
cesser de la voir. »
Amin hocha imperceptiblement la tête de droite à gauche sans rien dire,
comme un enfant boudeur et buté qui refuse de coopérer.
« Promets, se fâcha-t-elle, en lui appliquant une tape derrière la tête. Et
regarde-moi quand je te parle. Tu veux donc le tuer ? »
Amin se leva et partit, la rage se lisait sur ses traits. Il se retourna
comme pour répondre, mais pas un mot ne passa ses lèvres. Sans doute
avait-il voulu dire que non, il ne promettrait rien, mais il n’avait pas pu. Il
se dirigea vers notre chambre et s’y enferma en tirant le verrou. J’avais
compris de cet échange que Jamila était la personne en question, car tout le
monde connaissait l’histoire de sa grand-mère et de l’amant anglais qu’elle
avait eu à Mombasa. Cela me laissa songeur, qu’Amin l’ait aimée, qu’il ait
pu tenir tête à ses parents et leur faire cet aveu. Mais qu’impliquait au juste
cette relation ? Qu’ils s’écrivaient des lettres d’amour, qu’ils s’étreignaient
et s’embrassaient, qu’ils contemplaient leurs corps nus et faisaient
l’amour ? Jamais je n’avais imaginé Amin faisant l’amour à quiconque,
encore moins à une femme comme Jamila. Elle avait à mes yeux un
prestige et une séduction qui l’apparentaient au monde des adultes, plus, au
monde du péché, à celui des maîtresses et des scandales, alors que je ne
voyais même pas, je crois, mon frère comme un adulte. Je croisai le regard
de Farida et m’aperçus que je souriais à la pensée des folies d’Amin. Elle
sourit elle aussi, du moins avec les yeux.
« Quel démon, dis-je.
— Il n’y a pas de quoi rire, lança ma mère avec emportement. Je ne t’ai
pas dit de te rendre à la prière, toi ? Allez, de l’air, va, va. Et que cette
histoire ne sorte pas de la maison. C’est bien compris, grand bavard ? »
Quand j’arrivai à la mosquée, l’on en était déjà au second rakaa. Je
m’alignai sur les autres et pris la prière où elle en était. Impossible
d’apercevoir mon père. Il y avait beaucoup de monde et je me trouvais
contre le mur du fond, alors qu’il occupait sans doute le premier rang des
fidèles. Cela ne se faisait pas, de toute façon, de regarder autour de soi
pendant la prière, car alors chaque parole que l’on prononce, chaque
mouvement que l’on fait s’adresse à Dieu, et Dieu n’aime pas que l’on soit
distrait lorsqu’on s’adresse à Lui, que l’on tourne la tête d’un côté puis de
l’autre en pensant à on ne sait trop quoi. On croise les bras sur sa poitrine,
on baisse les yeux et on se soumet tout entier. La prière terminée, je dus
rattraper ce que j’avais manqué du rakaa, et ce n’est qu’une fois ce devoir
accompli que je pus parcourir du regard la mosquée pour y chercher mon
père. Il se tenait sur les marches de l’entrée, avec aux lèvres un sourire
amical et courtois, il bavardait avec quelqu’un, attendant que ce dernier ait
retrouvé ses sandales pour descendre les marches avec lui. D’autres
personnes restaient ainsi à converser, ou bien s’éloignaient par groupes de
deux ou trois, avant de se disperser pour rentrer dîner chez eux ou se rendre
au café écouter les nouvelles que donnait la radio. Ce fut un choc que de le
voir si tranquille alors qu’il savait quelle sale besogne l’attendait à la
maison, et à le voir ainsi tellement à l’aise je compris pourquoi il était si
vital pour lui d’amener Amin à renoncer à son amour.
Amin ne pouvait pas lutter contre eux. Ils mirent un terme à toute
l’affaire. Ce soir-là, on nous envoya nous coucher, Farida et moi (elle
protesta, je ne dis mot). Et ils restèrent avec Amin jusqu’à ce qu’il s’engage
à ne plus la revoir. J’ignore ce qu’ils lui ont dit, quelles promesses
exactement il leur a faites, mais je devine. Ils ne l’auraient pas lâché de
toute façon avant qu’il n’ait promis, invoquant à la fois leur propre douleur
et leur crainte de le voir couvert d’opprobre, et Amin avec sa gentillesse et
son sens du devoir n’était pas armé pour résister à leur amour. Peut-être que
ce fut même plus simple encore, et qu’il a su ce qu’il avait à faire dès
l’instant où ils en ont appelé à la confiance qu’ils avaient placée en lui. Il
avait toujours été celui sur qui l’on pouvait compter. C’était l’image qu’il
avait de lui-même, c’était ainsi qu’il avait gagné l’amour et le respect de ses
parents et au-delà ; il lui était, j’imagine, impossible d’envoyer promener
tout cela. Ainsi, d’une certaine manière, l’affaire avait-elle pris fin avant
même que je ne la découvre, après quoi Amin refusa d’en parler avec moi.
Je plaisantai à son sujet, tentai de le flatter en mettant en avant ses dons
de séducteur, mais il refusa de me dire comment tout était arrivé et ce qui
s’était passé entre lui et Jamila. Je tentai même d’avoir recours à l’hypnose,
projetant au plafond la lumière d’une torche lorsque nous étions couchés, en
lui disant qu’il était en mon pouvoir, mais il continua de se taire. Et puis il
réussit si bien à donner l’impression qu’il en avait fini avec cette histoire
qu’il n’y avait pas de raison de ne pas le croire. Il me fut terriblement
difficile de garder tout cela pour moi, surtout une fois Amin apparemment
tiré d’affaire, lorsque rien n’empêchait plus d’en parler aux amis. Il allait à
ses cours, rentrait à la maison, sortait avec ses amis à lui comme il le faisait
autrefois, sauf peut-être qu’il se montrait plus silencieux et lisait la nuit de
plus en plus tard. Dans tous les cas, j’étais alors sur le départ et j’avais mes
propres préoccupations, et si je pensais à Amin et à sa liaison c’était sous
l’angle d’une banale aventure qui avait failli mal tourner.
Il y a de cela si longtemps. J’étais alors aux prises avec mon propre
avenir et absorbé par lui, au seuil de ma grande aventure que je jugeais
noble et méritée, j’en suis conscient aujourd’hui. Je ne pouvais m’empêcher
de penser que ce qui était arrivé à Amin avait quelque chose de comique et
était de l’ordre de la frasque. Je tentai encore de le faire parler de Jamila
avec des questions du genre : mais qu’est-ce que tu nous as fabriqué là,
bourreau des cœurs ? Il refusa de répondre et j’en fus réduit à m’imaginer
leur liaison en invoquant les maigres éléments de ma propre expérience, qui
n’allait pas bien loin. Son silence même semblait révéler un grand savoir-
vivre, une certaine finesse alliée à l’élégance. C’était être courtois pour
l’amante sans diminuer le triomphe de la conquête quand les fanfaronnades
et les détails auraient été sordides et maladroits.
J’étais jeune, et de l’amour et du sexe je n’avais que des récits de
seconde main, ceux liés au lieu où j’avais grandi et aux gens qui
m’entouraient, comme tous les garçons de mon âge, qui étaient aussi
ignorants que moi. Mon frère aîné avait fait l’amour à une femme belle et
divorcée, et l’impudent avait été découvert. Je ne pense pas que j’aie été
envieux. J’avais l’habitude qu’Amin me devance à peu près en tout, et
jamais je n’ai douté de voir venir mon tour. Non, en réalité, j’ai même sans
doute pensé être celui qu’on devait envier, qui avait décroché une bourse
d’études en récompense de son talent et de son habileté, quand Amin avait
tout simplement commis les dangereuses bêtises si irrésistibles aux jeunes
gens.
Quand on avait l’âge qui était le mien au moment de mon départ et
l’éducation qui avait été la mienne, on ne connaissait de l’amour et du sexe
que ce qu’on surprenait dans les conversations. On entendait ce que disaient
les grands quand ils parlaient mal. Les gens respectables, de toute façon, ne
parlaient pas de ces choses-là, du moins pas en présence des plus jeunes, et,
si certains le faisaient, c’était par provocation ou par moquerie, pour faire
étalage de leur expérience, affirmer leur virilité. Ceux-là, qui pour la plupart
avaient leur réputation, ne détestaient pas que des adolescents écoutent ces
conversations de rue et se divertissent de leur cynisme de mâle. Ils faisaient
de l’amour une chose comique qui ressemblait à une farce dont le
dénouement se devait d’être brutal. Les amants étaient épiés, et leur intimité
suscitait sourires narquois et fous rires. Tel amoureux reçut de sa famille
une bonne correction et subit l’humiliation d’être tourné en ridicule. Tel
autre devint célèbre pour la brutalité avec laquelle il avait plaqué sa
conquête. L’amour était comique et transgressif, une pantomime, une
prouesse tout au plus. Dans le cas d’Amin c’était une prouesse, que son
silence transformait en autre chose encore, qu’il avait planifié, calculé, pour
sans le moindre doute être adroitement mis à exécution aux dépens de
quelqu’un le moment venu. C’était en cela que ce qu’il avait fait
apparaissait comme une action mauvaise et dangereuse, de celles que
commettent ces jeunes effrontés en quête de plaisir.
Sauf que j’étais présent lors de la confrontation qui révéla l’affaire,
cette affaire à laquelle ils firent mettre un terme. Me frappèrent alors
l’angoisse d’Amin, son visage luisant de sueur, son silence. Je sentis la
tension et saisis le sens de cette conversation dont Farida et moi avions,
cette nuit-là, été exclus, j’en imaginai les suppliques et les ultimatums.
Pourtant je choisis de ne pas comprendre ce qui se passait et de faire de
mon frère un séducteur, je choisis d’oublier son silence et sa vulnérabilité,
préférant le récit comique de l’amour auquel j’étais habitué. Je ne crois pas
que j’aurais pu me comporter différemment. J’étais jeune, je l’ai dit, plein
de mon importance, et rien ne m’intéressait plus que ce que je faisais, moi.
Je ne me souviens pas de mon départ, pas vraiment. Je me souviens de
l’aéroport, de qui m’y a accompagné, je me souviens d’être monté dans
l’avion, mais absolument pas des jours ni même de la nuit qui ont précédé
ce départ. Pas en tout cas de ce que j’ai alors éprouvé précisément. Je me
souviens qu’Amin m’a dit le dernier soir que j’allais rater les fêtes de
l’indépendance, et qu’il m’a demandé de lui envoyer tout ce que je lirais qui
me plairait. J’ai promis. Je me souviens que Farida pleurait à l’aéroport, et
me souviens de l’embarras que cela engendrait, et du sourire de mes parents
quand je me suis retourné pour la dernière fois. Je me rappelle leur geste de
la main. Malgré mes efforts, ne me revient aucun des mots qu’ils ont
prononcés. Piètres souvenirs.

Londres Londres ! Voici ce que j’ai vu Londres Londres ! Comme


s’exclame dans son grand poème « New York » Léopold Sédar Senghor en
découvrant Harlem :

Harlem Harlem ! Voici ce que j’ai vu Harlem Harlem !


Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les pieds nus de
danseurs

Je ne connaissais pas le poème à l’époque, mais, lorsque je l’ai lu, il m’a


rappelé cette vision que j’avais eue de Londres tout là-bas en bas, depuis
l’avion qui amorçait son virage avant d’atterrir. Ce fut comme une
apparition miraculeusement sortie du néant, dont j’ignorais qu’elle existait
au-delà de l’horizon. Senghor savait qu’Harlem était là, il exprimait quant à
lui un cri de joie à la vue d’une chose abstraite et désirée, disant
l’émerveillement d’avoir enfin atteint ce lieu, le lieu du renouveau et de la
vitalité africaine au sein de cette diaspora que célèbre sa poésie. Londres
n’avait pas pour moi ce pouvoir d’identification, et je n’ai pas eu la vision
de pieds nus labourant les pavés vers une vie subtile. Londres n’était pas
empreinte de cette résonance spirituelle et créatrice que Senghor cherchait
et sentait en Harlem (« Écoute au loin battre ton cœur nocturne ») ; ni
davantage porteuse des illusions de la mère patrie qui a découragé plus d’un
Jamaïcain, mais elle était pour moi, comme pour tant d’autres de multiples
manières, une abstraction aux dimensions mythiques, une destination
impossible que j’avais atteinte à présent, chargée d’un pouvoir et d’un
mystère inexplicables, riche des liens qu’elle entretenait avec nos désirs.
Mon cri à moi, si j’avais su que j’en exprimais un, aurait été celui de l’ego.
C’est là, et m’y voici. Ne suis-je pas le meilleur !
Je n’ai gardé que des bribes de souvenir, non de façon délibérée, ni par
déni, mais parce que la mémoire de cette époque un peu folle est
curieusement restée limitée, et parce qu’un savoir nouveau masque parfois
ce qu’on savait avant, et que je suis resté ici longtemps. J’aimerais pouvoir
me souvenir davantage. Je sais que je n’ai été ni inquiet ni intimidé, pas
plus en tout cas que ne l’est normalement un étranger qui s’aventure en un
lieu inconnu de lui, doutant d’une direction à prendre, craignant de mal
faire, se méfiant des moqueries. Je me considérais comme quelqu’un qui a
entrepris un long voyage pour intégrer un établissement où il va retrouver
des gens comme lui, consciencieux, modestes quant à leurs talents mais
secrètement ambitieux, novices en l’art des choses de l’esprit. Dans cet
établissement je ferais de mon mieux pour briller, rechercher les éloges et
m’épanouir. Aussi n’étais-je pas inquiet, je n’avais d’ailleurs pas la moindre
idée de ce qui aurait pu m’inquiéter.
J’arrivai vers la fin août et fus pris en main par un homme mince et
gauche du British Council. Il semblait embarrassé par la rencontre et me
posa les questions rituelles, entrecoupées de longs silences. Je me souviens
qu’il portait l’écharpe d’une université et je lui enviai cette écharpe, me
promettant d’en porter une à mon tour le moment venu. Nous avons pris un
autocar en direction de Londres, puis un bus rouge à étage pour Euston où
je devais loger provisoirement dans une résidence universitaire en attendant
la rentrée. L’homme du British Council m’a dit en souriant mollement qu’il
reviendrait me voir le lendemain, mais je ne l’ai jamais revu. Il y avait de
longs couloirs qui donnaient sur des pièces vides, et quelques étudiants
étrangers comme moi qui rasaient timidement les murs. Pas très loin se
trouvait le réfectoire (dans un bâtiment qui s’avéra être de l’autre côté de la
route) où je devais aller prendre un repas, mais je n’ai pas saisi cette
information que le concierge me donna, de même que je n’ai réussi à
enregistrer quasiment rien de tout ce qu’il m’a dit. J’ai passé la première
nuit sans rien manger. Le lendemain, je suis sorti faire un tour et, avec les
livres sterlings que mon père m’avait obtenues dans un bureau de change et
remises comme cadeau d’adieu, je m’achetai une grosse barre de chocolat
chez un marchand de journaux – un petit homme d’un certain âge au
cardigan vert, dont la boutique minuscule dégageait l’odeur douce et forte
du tabac pour la pipe. Mais même une fois le réfectoire repéré, je n’arrivai
pas tout de suite à me décider à aller y prendre un repas, hésitant sur ce que
j’allais demander, craignant de ne pas savoir comment tout fonctionnait.
Donc oui, j’étais finalement un peu inquiet. Ce que j’avais vu de la ville
m’avait effrayé par son gigantisme et son rythme effréné. Je ne devais pas
m’y sentir plus à l’aise avant des mois, peut-être même que jamais je ne
m’y habituai tout à fait.
Quand ont débuté les séminaires d’intégration organisés par le British
Council, je commençais à en ressentir sérieusement le besoin. Nous
écoutions, inconfortablement vêtus de nos costumes divers, un chauve
rubicond à la bedaine éhontée s’adresser à nous dans ce que je reconnus
plus tard être l’esprit badin de l’administration. Il souriait en hochant la tête
dans notre direction pour nous encourager à goûter son intelligence autant
qu’il la goûtait, et nous inviter à profiter de l’existence. Ses phrases étaient
parsemées de mots comme palaver, badmash, hatari, inshaalah, qui
indiquaient que l’on avait affaire à un initié quant à nos cultures. Il nous
appelait les garçons – nous étions tous de sexe masculin –, et c’était je
pense par affection, nous étions embarqués sur le même bateau, membres
de la même équipe. Il nous parla de l’étiquette, de ce qu’il fallait faire et ne
pas faire quand on était invité dans un foyer anglais. On devait, en arrivant,
bien essuyer ses pieds avant d’entrer, pour le cas où l’on aurait marché dans
de la boue ou pis. Ne pas retirer ses chaussures, car ce serait montrer une
familiarité déplacée. Si l’on était convié à un repas, l’on ne devait pas
manger trop, ni trop vite, ni non plus roter. Ne pas redemander d’un plat, et
encore moins se resservir à moins qu’on ne nous y engage. Il fallait toujours
laisser quelque chose dans son assiette. Et ne jamais quitter la table avant
d’y être invité. Je mis quelques années avant d’arriver à intégrer ces
instructions, mais il fallut aussi du temps pour que se présentent les
invitations. Notre conférencier nous expliqua également comment compter
l’argent, comment nous déplacer dans le métro et où trouver nos fournitures
d’étudiants, certaines de ces informations étant effectivement d’une utilité
plus immédiate.
J’emménageai, l’heure venue, dans la résidence universitaire qui devait
m’accueillir de façon permanente. J’y fis la connaissance d’un autre groupe
d’étudiants étrangers. J’avais réglé toutes les formalités auprès de
l’administration, prenant le bus comme on me l’avait indiqué, trouvant les
bureaux de l’université pour m’inscrire aux cours, le tout dans l’agitation
car je craignais toujours de me tromper. À chaque épreuve surmontée
succédait un bref sentiment de triomphe. C’est dans cet état d’esprit, celui
de maîtriser la situation, que je rédigeai ma première vraie lettre à la
maison. J’avais écrit en arrivant (et gardé le pli sur moi pendant des jours
avant de trouver un bureau de poste où oser entrer), mais c’était là ma
première lettre mûrie, pensée. Je ne me souviens pas de son contenu dans le
détail, mais je revois la table où j’étais assis, sa surface lisse de formica gris
que je trouvais si élégant, si propre. J’avais dû, j’imagine, exprimer dans
cette lettre mon soulagement d’avoir réussi un parcours sans faute, faisant
démentir ma réputation de rêveur impénitent. J’avais sans doute dit avoir
une chance inimaginable d’être là où je me trouvais et que j’allais faire de
mon mieux pour être à la hauteur. J’avais dû parler du gigantisme de la
ville, de la foule qui se pressait dans les rues. Malgré mes tentatives pour
faire de l’esprit et de l’autodérision, peut-être n’avais-je pas réussi à cacher
mon inquiétude devant ce qui restait à affronter : la banque, la cantine, le
médecin, les magasins, autant de lieux où je pouvais encore me ridiculiser.
Je sais que je n’ai pas avoué combien j’aurais aimé être encore avec
eux, à quel point j’avais le mal du pays. Combien me manquaient mes amis,
l’odeur des venelles, la brise venue du large. Combien glacés et méprisants
peuvent être les yeux bleus. Je ne leur avais pas écrit cela, pas encore, pas si
tôt. Je ne voulais pas qu’ils me trouvent puéril, qu’ils me pensent accablé.
Et lorsque je le fis, ce fut seulement dans mes lettres à Amin, après avoir,
dans les mois qui suivirent, entamé une véritable correspondance avec lui.
Je me suis fait des amis dans le foyer, un groupe d’étudiants étrangers
comme moi, qui en étaient tous à leur deuxième ou troisième année. Ils
m’ont fait signe d’approcher quand la faim m’a forcé à descendre jusqu’au
restaurant universitaire, où ils m’ont accueilli, s’intéressant à moi parce que
j’étais un nouveau venu. Je me souviens de tous, et, parce qu’il est
important de ne pas prendre de tels cadeaux comme allant de soi, je vais ici
nommer chacun d’eux. D’abord il y avait Andrew Kwaku, originaire du
Ghana, tranquille et attentif, mais qui souriait dès l’instant où il croisait un
regard. Il parlait lentement, comme pour se donner le temps de bien
réfléchir à ce qu’il disait. Puis il y avait Saad, qui venait d’Égypte, génial
grassouillet porteur d’une grosse moustache semblable aux policiers de
comédie qu’on voyait chez nous dans les films égyptiens. Il était toujours à
parler et à grimacer, toujours à s’esquiver. Il était le plus âgé du groupe, en
dernière année de spécialisation en radiographie. Ramesh Rao, lui, était
indien, et d’une manière générale silencieux et réfléchi dans ce qu’il faisait,
un rien ennuyeux d’un certain point de vue. Il avait en permanence un air
aimable mais on voyait à son regard qu’il comptait et classait, évaluait tout
ce qui défilait devant ses yeux. Il était la cible de nombreuses allusions
grivoises de Saad, qui pensait que Ramesh ne comprenait pas, ce qui rendait
la plaisanterie encore plus drôle. Et puis il y avait Sundeep, indien lui aussi,
mais fringant et doux quand Ramesh se montrait prudent et sur la défensive.
Saad disait de lui qu’il était cosmopolite, ce qui n’était pas pour déplaire à
Sundeep. Il avait une épaisse chevelure gominée dont il prenait un soin
amoureux et une garde-robe de prix qu’il exhibait au moins une fois par
semaine quand de riches amis venaient le chercher en voiture. Il ricanait
beaucoup, bien que jamais à nos dépens, et en la circonstance son arrogance
m’aidait à supporter certains des affronts que nous avions à endurer. Enfin il
y avait Amur Baadawi, le Soudanais, qui devint avec Andrew l’ami avec
lequel je me liai le plus cette première année.
Il n’était pas facile d’approcher les étudiants anglais, même lorsqu’on
était dans la même classe. Le sentiment d’une résistance exista dès le
départ, un sentiment que j’éprouvais sans cependant être bien sûr de sa
réalité. Je ne savais pas alors à quoi m’attendre, mais je sentais cette
résistance dans la réserve des réponses à mes sourires épanouis. Je la voyais
dans les regards qui se détournaient, dans les froncements de sourcils quand
je suivais les autres après la classe en tentant de me joindre à eux. Je n’étais
pas convié, je le voyais bien, aux rendez-vous de la bibliothèque, ou du
café, ou d’ailleurs. Je surprenais les brefs regards mauvais qu’ils
échangeaient, les sourires qu’ils retenaient. Parfois je remarquais de la gêne,
notamment chez les filles, même si je me disais que les garçons les
intimidaient d’une certaine manière. Un jour où je m’attardais à proximité
d’un groupe à la fin d’un cours, j’entendis un étudiant demander d’une voix
sifflante dans un murmure exaspéré : qu’est-ce qu’il fait là ? C’était un
garçon joufflu de taille moyenne portant une frange de cheveux bruns, il
avait une élocution soignée et s’appelait Charles. Sauf qu’il n’avait pas dit
il, mais je ne me souviens pas exactement du terme qu’il avait employé. J’ai
donc d’abord senti cette résistance, puis entendu les ricanements
embarrassés, et remarqué les airs surpris ou irrités sur des visages
anonymes dans les couloirs ou dans la rue, et j’ai fini par comprendre qu’ils
étaient contrariés et qu’ils manifestaient leur antipathie. Ce fut tout de
même une surprise. Il me fallut du temps pour apprendre à ne pas y prêter
attention, toute une vie.
Mon apprentissage au cours de ces premières semaines ne se limita pas
à cela, mais le sentiment que me laissèrent ces rencontres est resté, quand
les autres leçons ont évolué du fait de la répétition et des nouveaux acquis.
J’ai vu et entendu beaucoup d’autres choses, et j’ai appris à vivre, ou du
moins à tracer mon chemin dans la vie, comme chacun le fait en toutes
circonstances, mais la première leçon que j’ai apprise à Londres fut
d’intégrer le mépris. C’est cette même leçon que nombre d’entre nous
durent assimiler chacun à leur façon. Comme beaucoup en pareil cas, j’en
vins à me considérer avec un sentiment croissant de déplaisir et
d’insatisfaction, et à me voir avec leurs yeux. À me regarder comme
quelqu’un qui mérite l’antipathie qu’on lui porte. J’ai d’abord cru que
c’était à cause de ma façon de parler, parce que j’étais médiocre et
maladroit, ignorant et muet, peut-être même trop visiblement désireux
d’être aimé et mettant tout en œuvre pour y arriver. Ces sourires béats,
doucereux, devaient embarrasser chacun de ceux auxquels je les adressais et
qui se retenaient de rire. Puis j’ai pensé que c’était à cause des vêtements
que je portais, des vêtements bon marché, sans allure, pas aussi propres non
plus qu’ils auraient pu l’être, et qui peut-être me donnaient l’air d’un clown
ou d’un déséquilibré. Mais les explications que j’essayais de trouver ne
m’empêchaient pas d’entendre les paroles offensantes, le ton irrité dans les
rencontres au quotidien, l’hostilité contenue dans les regards fortuits.
Je m’aperçus que je ne savais pas grand-chose de l’Angleterre, que tous
les livres que j’avais étudiés et les cartes sur lesquelles je m’étais penché ne
m’avaient rien appris de ce que l’Angleterre pensait du reste du monde et
des gens comme moi. Peut-être ne devrais-je pas dire l’Angleterre, comme
si ce pays n’était pas un lieu divers et varié, encore que je sois convaincu
que sur la façon de percevoir ce qui n’est pas l’Europe et ses ressortissants,
il y ait eu un large consensus. Ainsi aurais-je pu formuler mon observation
sur cette hostilité contenue relativement à la Grande-Bretagne ou à l’Europe
et à leurs semblables de par le monde, tout en ayant le sentiment qu’il y
avait sur ce point une part de vérité. À vivre dans notre petite île plongée
dans le tumulte de nos drames compliqués et de nos histoires égoïstes, je
n’avais pas saisi l’intérêt de ces professeurs d’anglais qui nous parlaient de
Shakespeare et de Keats et du juste milieu, je n’avais pas saisi la dimension
planétaire de ce qui ne semblait être qu’une particularité locale. Partout
dans le monde asservi, il y avait des professeurs d’anglais qui parlaient de
Shakespeare et de Keats et du juste milieu, et l’important n’était pas ce que
les sujets asservis pensaient de ces écrits, c’était ce qu’on leur en disait. Les
professeurs eux-mêmes n’étaient pas tous anglais, mais comment aurions-
nous pu le savoir et quelle différence cela aurait-il fait ?
J’ai donc dû apprendre à ce propos, et sur l’impérialisme, et sur la
manière dont les récits qui établissaient notre infériorité et la suprématie de
l’Europe étaient profondément gravés dans les esprits et passaient pour du
savoir. Il fallait tout de même que je découvre cela avant d’avoir la moindre
idée de ce qu’impliquait cette antipathie, cette gêne que je rencontrais, et
que j’eus dans un premier temps du mal à supporter. L’un des professeurs
s’entretint avec moi à ce sujet. Il avait dû me voir grincer des dents, ou
peut-être était-il familier de l’expérience que je faisais. Les Anglais, dit-il,
aiment à se dire froids et inamicaux. Cela leur donne l’impression d’être
forts, de ne pas s’en laisser conter. Si vous les jugez accueillants, ils vont se
mettre à pleurnicher et à s’apitoyer sur eux-mêmes, à penser que vous les
croyez crédules. Soyez froid et désagréable, vous vous ferez rapidement des
amis.
Nous parlions de ces choses entre nous, bien sûr, mais pas de l’effet
qu’elles produisaient sur nous. Nous évitions, je crois, de considérer dans sa
complexité la blessure que provoquait le fait de se sentir ainsi rabaissé, du
moins dans mon cas, mais également le sentiment d’injustice et
d’incompréhension, celui de se voir à la fois abusé et méprisé. De quoi
pouvaient-ils s’offusquer quand c’étaient eux qui régnaient sur le monde et
emplissaient nos têtes de notre inanité ? Le choc produit était plus proche de
ce que j’éprouvais que de la manière dont nous en parlions quand nous
répondions, sur la défensive et de façon sommaire, en nous montrant à notre
tour injurieux et condescendants. Alors, nous faisions l’inventaire de nos
propres expériences et de celles des autres, celles sans importance comme
les plus significatives, assaisonnées à la sauce qu’imposait le moment pour
peindre la mesquinerie des gens parmi lesquels nous vivions. Nous ne
comprenions pas que nos protestations aient été anticipées et déjà
présentées comme la manifestation d’une susceptibilité et d’une faiblesse de
caractère. J’appris à éluder les questions qui semblaient inviter à aborder
ces sujets car elles s’accompagnaient de ce regard sceptique qui faisait
qu’avant même d’avoir ouvert la bouche pour exprimer nos pauvres griefs,
nous comprenions ce que disaient les yeux, une inclinaison de tête, un
sourire crispé. C’est ça, allez-y, plaignez-vous, égrenez vos banalités sur les
préjugés raciaux, après tout ce qu’on a fait pour vous.
Si Sundeep était présent, il assurait la direction des récriminations
contre les Anglais. Son regard alors s’embrasait et étincelait d’amertume,
celle que lui avait acquise l’expérience. Il avait vécu plus longtemps que
nous en Angleterre et manifestement connaissait son affaire. De notre
groupe d’étudiants étrangers il était, à l’évidence, celui qui menait la vie la
plus déréglée. Il avait une organisation compliquée, des rendez-vous et des
coups de fil sur lesquels il restait discret et quelque peu mystérieux, pinçant
les lèvres avec une courtoise réticence si quelqu’un l’interrogeait trop
directement. Il concluait nos conversations en usant d’invectives d’une telle
violence et d’un tel mépris que j’en frissonnais de mauvaise conscience :
« C’est de la racaille. Je les connais mieux que vous tous. J’ai été à l’école
ici, souvenez-vous. Ils prennent à peine un bain par semaine, et, quand ça
leur arrive, c’est la même eau crasseuse pour toute la famille. Ils se torchent
avec du papier. Quand tu serres la main à l’un d’entre eux, n’oublie pas
d’aller te laver très vite, et surtout ne touche pas à la nourriture avant. Leurs
femmes sont des putains. Elles se nourrissent de sang, de corne et de
fourrure, elles ont des rapports sexuels avec les animaux. Quand tu les
entends parler, tous autant qu’ils sont, tu as l’impression que le monde, ils
l’ont inventé. La poésie, la science, la philosophie, ce sont eux, et pourtant
tout ce qu’ils savent, ils l’ont appris de nous. » Il était assez élégant pour
inclure Andrew et moi dans ce nous, hochant fermement la tête dans notre
direction. Nous étions originaires d’Afrique noire, et Sundeep ne voulait
pas, je crois, que nous nous sentions exclus, même s’il ne pensait pas sans
doute qu’on ait beaucoup appris de nous. Je ne pouvais imaginer, quant à
moi, que quiconque ait appris de moi et des miens quelque chose qu’il
n’aurait acquis de lui-même le moment venu, mais la rhétorique arrogante
de Sundeep nous faisait rire et nous sentir suffisamment bien pour qu’à
notre tour nous lancions des regards de mépris. Il devait plus tard devenir
célèbre comme écrivain pour avoir raillé l’intolérance des Africains et des
musulmans, mais nous étions tous, à l’époque, heureux de partager ses
fanfaronnades et ses jugements sommaires sur les Anglais.
De retour dans ma chambre, je rédigeais ma correspondance, trois,
parfois quatre lettres par semaine. J’étudiais un moment le soir, puis quand
j’étais fatigué je me mettais à mon courrier pendant une heure ou plus, le
transistor Sony que j’avais hérité de Saad réglé sur le World Service de la
BBC. Je lisais ensuite jusqu’à minuit. Les mots me venaient facilement
dans des lettres que j’imagine aujourd’hui filiales, solitaires, nostalgiques,
animées ou hautaines selon leur destinataire. Je n’étais sans doute pas très
circonspect sur ce que j’y disais, n’ayant pas, je pense, le sentiment d’avoir
grand-chose à cacher. J’écrivais à Amin toutes les semaines, le reste du
courrier se répartissant entre les parents et les amis. Dans les premiers
temps, je trouvais quotidiennement une lettre dans mon casier. Elles ne
mettaient que trois jours à arriver, ainsi pouvais-je écrire et recevoir une
réponse dans la même semaine, bien que cela ne se produisît pas assez
souvent à mon goût. Très vite j’épuisais mes correspondants, à l’exception
de mon frère. Ma mère invoqua le manque de temps et ses yeux qui la
faisaient souffrir ; elle m’envoyait son bon souvenir ou un petit mot
d’encouragement par l’intermédiaire d’Amin, qui ajoutait parfois une
tournure railleuse de son cru. Mon père a écrit une fois, au tout début, une
lettre sérieuse, sévère, prodiguant des conseils, rédigée avec un soin évident
mais dont le contenu m’a échappé complètement avec le temps. Je ne crois
pas qu’elle ait été très longue, elle tenait en fait du rituel. C’était la lettre
d’un père à son fils auquel il accordait sa bénédiction, et qui m’a fait me
sentir adulte et quelque peu abandonné, même si je sais que telle n’était pas
l’intention.
J’écrivais à Amin, en toute liberté, des lettres dans lesquelles je
m’épanchais et me plaignais, me lamentais sur ma solitude, décrivais le
froid indescriptible de l’hiver, les tempêtes de neige et les lacs gelés. Il me
répondait, me donnait des nouvelles et me réconfortait. Le mal du pays est
inévitable. Tu t’es fait des amis, disait-il, et c’est ce qui compte. Tu auras
bientôt tellement d’amis que tu nous oublieras. Sérieusement, tu ne dois pas
te sentir seul et déprimé, il ne le faut pas, tu ne dois pas te laisser aller à
cela. Tire le meilleur parti de ce que tu vis, car l’important est que tu fasses
fructifier tes talents, que tu mettes en valeur tes dons, c’est cela qui
importe. Dis-m’en plus sur ces amis qui m’ont l’air bien sympathiques.
Raconte-moi la neige. Ça fait quoi de la toucher ? Décris-moi ce que ça
fait. Je m’exécutais, et narrais les débats et les conversations avec mes amis
et parlais des lieux que je visitais. Il me suggérait parfois de me rendre à tel
ou tel endroit, de faire ceci ou cela. Je t’envie d’avoir la possibilité de
découvrir tant de choses. As-tu été au British Museum ? Es-tu allé au
théâtre ? Il te faut voir une pièce de Shakespeare, voir comment ils montent
ça à Londres dans les règles de l’art. As-tu vu Bush House ? J’étais passé
devant Bush House, le grand sanctuaire d’où la BBC émet son World
Service et qui a pour certains plus de pouvoir d’évocation s’agissant de
Londres que Trafalgar Square ou Downing Street. Je m’arrêtai devant
l’énorme édifice qui ressemble à un cuirassé ou bien encore, selon l’angle
sous lequel on le voit, à un village troglodyte au flanc d’une montagne.
J’observai du trottoir d’en face les gens qui entraient et sortaient par ses
portes à tambour, avec une pointe de déception. J’avais dû m’attendre à un
feu d’artifice, à des ondes sonores crépitant dans les airs autour du
bâtiment. Je racontais à Amin ces visites, mes cours, mes triomphes sans
importance. J’étais fier de mes notes en dissertation, qui justifiaient toutes
ces heures passées seul dans ma chambre, fier des commentaires des
professeurs. Amin demandait à lire ces devoirs, je préférais lui adresser
quelques-uns des livres que j’avais lus.
Je me souviens des premiers que je lui envoyai : Le Masseur mystique,
Les Élus du Seigneur, Route des Indes. Je les achetai dans une librairie
d’ouvrages d’occasion sur Charing Cross Road. J’étais resté des siècles sur
le trottoir à fixer la vitrine, incapable de trouver le courage de passer la
porte. Pour finir, le libraire, un Indien d’âge mûr, est sorti et m’a invité à
entrer. Il m’a demandé si j’étais à Londres depuis longtemps, avec sérieux,
avançant même légèrement le menton en parlant, parle plus fort, froussard.
Je n’éprouvai aucune hostilité à son égard. J’ai reconnu dans son attitude
renfrognée le privilège de l’âge, mais j’y sentais aussi comme une forme
d’attention, un supplément d’intimité, j’imaginais mon père ou ma mère
s’adressant à moi de cette façon. Je lui ai répondu que j’étais à Londres
depuis quelques semaines, et il a hoché la tête en guise d’acquiescement, en
même temps que je l’ai vu réprimer un sourire. Il m’a demandé si je
cherchais quelque chose en particulier. Je lui ai dit que je cherchais des
livres intéressants à envoyer à mon frère, et il a suggéré ceux-là. Je
m’interroge aujourd’hui à son sujet, sur ce qui l’a amené à vendre des livres
dans cette rue, et je me demande s’il n’y avait pas dans son sourire quelque
chose de sardonique. Encore un empoté qui va apprendre ce que c’est que
l’angoisse, j’imagine qu’il s’est dit. Je me demande s’il savait qu’en me
suggérant la lecture de ces livres, il avait comme éclairé mon chemin dans
le noir.
J’y suis retourné pas mal de temps plus tard, un an peut-être après cette
première fois, c’était un autre qui tenait la boutique. À son accent lorsqu’il
m’a salué, je le jugeai Allemand ou Hollandais. Mon oreille n’était pas
alors suffisamment exercée pour faire la différence, je ne captais qu’un peu
plus d’épaisseur dans la voix. L’apparence sans doute compta tout autant
dans ma supposition. L’homme a souri et repris son travail. Après un
moment à feuilleter les livres sans parvenir à me décider, je suis sorti d’un
pas nonchalant.
Amin m’écrivit à la veille de la célébration de l’indépendance. J’ai
gardé sa lettre, une belle lettre toute en demi-teintes, réfléchie, et dans
laquelle il espérait que tout irait au mieux en cette heure de pompeux
optimisme. Je ne l’ai pas relue depuis des années, et je ne crois pas que je le
ferai jamais, mais je me souviens du ton qui était le sien, de son élégance,
de sa retenue. Amin écrivait si bien, avec tellement d’esprit et de maîtrise
de soi que je me surprenais souvent à sourire lorsque je le lisais, non que ce
qu’il écrivait ait été drôle mais par simple plaisir.
Il y eut un sujet aux infos sur notre cérémonie d’indépendance. On
passait à la télé. Les images étaient en noir et blanc à l’époque, et les
festivités avaient lieu à minuit comme c’est souvent le cas, afin d’ajouter un
rien de symbolisme au rituel mystique, en donner une représentation sacrée
pour une passation au sens propre de la charge du pouvoir. Sur ces brèves
images tournées de nuit dans une lumière insuffisante, il était impossible de
reconnaître les lieux, de voir les casuarinas qui longeaient la plage ou
d’entendre le bruit de la mer à quelques mètres de là. Tout ce que l’on put
voir fut le drapeau qu’on amenait, et les soldats qui défilaient, et le Prince
Philip au garde-à-vous. À sa droite, le sultan en longue robe noire, à sa
gauche le représentant britannique dans son uniforme blanc, le casque
colonial surmonté d’une plume. La voix forcée du reporter faisait de la
scène un épisode de la géographie de l’Empire si familière des actualités, où
chacun se conduit honorablement, selon son rang. Ce fut l’affaire de
quelques instants, et l’on passa à autre chose. Presque exactement un mois
plus tard, j’entendis aux nouvelles du soir sur le World Service un reportage
relatant le renversement du nouveau gouvernement. C’était celui d’une
radio amateur, épouse d’un des fonctionnaires coloniaux restés sur place
pour assurer la transition. Peut-être d’ailleurs n’était-elle pas du tout radio
amateur, mais entraînée et armée pour faire exactement ce qu’elle faisait
dans l’éventualité où arriverait ce qui arrivait. Elle parlait fort, d’une voix
inquiète, ses mots se bousculaient, elle était réfugiée sous un lit dans son
bungalow. Elle se cachait car les balles sifflaient au-dessus de sa tête. Le
journaliste donna son nom, et je reconnus celui du professeur de sport qui
entraînait à la natation à l’école normale des filles. Toujours fringante à
l’occasion des rencontres sportives entre établissements, donnant des coups
de sifflet, distribuant les billets gagnants, arpentant les lieux à grands pas
ambitieux. C’est elle, en tout cas, qui révéla au monde notre ultime vilenie.
Dans les jours qui suivirent il y a eu l’annonce de violences accrues et
de massacres, de rapides et fines analyses de la part de journalistes et
d’experts, mais pas un mot, pas une lettre – pas avant des semaines, lorsque
ce qui s’était passé ne fut plus contestable, que l’incrédulité et la peur et la
honte laissèrent la place à la réflexion sur la terreur qui avait submergé le
pays. Quand la première lettre d’Amin arriva des semaines plus tard, elle
était brève, prudente, et à l’évidence avait été ouverte. Elle me disait qu’ils
avaient reçu le jour même un courrier de moi mais aucun des autres que
j’indiquais avoir envoyés. Que tout le monde se portait bien, que je devais
prendre soin de moi. J’ai compris qu’il ne pouvait écrire librement, et qu’il
en était de même pour moi. J’ai annoncé à mes amis que j’avais enfin reçu
des nouvelles, et que personne de ma famille n’avait été tué ou blessé,
comme nous l’avions tous redouté. Ils ont partagé mon soulagement comme
ils avaient partagé mon inquiétude et ma tristesse durant les semaines qui
avaient précédé, par la suite j’ai rarement abordé le sujet avec eux. Tôt ou
tard chacun aurait son lot de tragédies lointaines, et il faudrait apprendre à
contenir sa peine.
Quelque temps plus tard, j’ai reçu une lettre de mon père. L’enveloppe
était en mauvais état, et elle avait été postée de Mombasa. Elle m’informait
que des choses terribles s’étaient produites, qu’il y avait danger et que je ne
devais pas songer à rentrer au pays. Je ne sus que répondre, de peur de leur
causer des ennuis. Les lettres d’Amin qui arrivèrent ensuite, espacées, se
firent courtes et neutres. Ba a perdu son travail, de même que tant d’autres.
Beaucoup de choses ont changé. Ma n’a pas pu se procurer le médicament
pour ses yeux et sa vue la préoccupe. Cela la fait rager, comme on peut s’y
attendre. Mais tout va bien et tous envoient leur souvenir affectueux.
Au cours des mois suivants, j’ai commencé à me considérer comme un
exclu, un exilé. Je donne l’impression que tout a été progressif, et il est vrai
qu’il m’a fallu deux mois pour arriver à évaluer ma situation, mais j’avais
tout senti beaucoup plus tôt. La lettre dans laquelle mon père m’enjoignait
de ne pas revenir m’avait sonné, paralysé, réduit au silence et paniqué. Que
voulait-il dire exactement par là ? Où irais-je si je ne rentrais pas au pays ?
Où pouvais-je aller ? Ce n’est qu’une fois cette peur panique retombée,
lorsque les jours passèrent sans apporter de répit dans l’inquiétude, aucun
nouveau courrier ne venant annuler le premier, que je cherchai les mots
pour expliquer ce qui s’était passé, des mots que je me murmurai en secret
dans la honte et l’autodérision. Pour la première fois depuis que j’étais
arrivé en Angleterre, je me sentais un étranger. Je le compris, je m’étais cru
à mi-chemin de mon voyage, entre l’aller et le retour, réalisant un projet
avant de retourner chez moi, mais brusquement j’ai craint que le voyage ne
s’arrête là et que je n’aie à passer toute ma vie en Angleterre, étranger au
milieu de nulle part.
Avec le temps je me laissai aller à un sentiment de supportable
étrangeté. Jour après jour, ce sentiment devint comme un emblème,
imprécis quant à ses origines. Bientôt, j’en vins à parler des noirs et des
blancs, à l’instar de tout le monde, proférant le mensonge avec une facilité
croissante, acceptant la communauté de notre différence, concédant la
vision abrutissante d’un monde « racialisé ». Car reconnaître que l’on est
noir ou blanc, c’est limiter la complexité des possibles, c’est accepter le
caractère mensonger qui a servi pendant des siècles et continuera de servir
les soifs grossières du pouvoir et les affirmations de soi pathologiques.
Qu’importe, je proférais mes mensonges en pensant qu’ils étaient de
géniales vérités, et trouvais une manière d’affirmation de ma personne dans
les chants rauques de la plainte et de la rébellion (à laquelle je prenais part
plus en esprit que par la voix). Je découvrais les mensonges plus énormes
encore qui nous avaient, tous autant que nous étions, mêlés et liés au-delà
de toute réparation. Dans le tumulte des guerres, des droits civiques, de
l’apartheid, avec le sentiment d’être présent à l’heure où se discutaient et se
plaidaient les grandes causes de ce monde, je prenais mes distances avec les
hostilités compliquées de mon pays. Elles n’avaient pas leur place dans
cette conversation aux clivages limités avec ses sobres certitudes, et je ne
pouvais guère que les subir en silence et dans la culpabilité lorsque je me
retrouvais seul.
J’étudiais, je m’éloignais de mes amis étrangers, chacun suivait son
chemin. Andrew était le plus ancien dans le pays. Pour ses dernières
vacances avant qu’il ne rentre au Ghana, nous avons fait ensemble un
voyage très divertissant dans le Lake District. Il était à l’époque encore
possible de croiser, au coin d’une rue dans un gros bourg ou au détour d’une
route de campagne, un quidam stupéfait, sidéré, abasourdi de voir une
personne à la peau sombre. Il y a eu au cours du voyage beaucoup de ces
rencontres, et toutes ne furent pas franchement drôles, mais nous en avons
joué en prétendant être tout sauf ce que nous étions. Des Brésiliens, deux
princes de Madagascar, des prêtres novices panaméens, et quand j’ai parlé à
Andrew de mon enfance italienne, nous avons même essayé d’être italiens
un temps. Nous avions l’impression que les gens étaient prêts à croire
n’importe quoi nous concernant, même s’il se peut qu’ils aient cherché à
nous faire plaisir parce qu’ils nous trouvaient fragiles et voyaient en nous
des enfants. Nous nous sommes bien amusés, quoi qu’il en soit, en jeunes
gens persuadés que leurs plaisanteries sont plus drôles que celles des autres
et qui font mine de voir sous une forme affadie l’absurde en toute chose.
Il vit aujourd’hui aux États-Unis, où il enseigne la sociologie dans une
université du Montana. Le Ghana n’avait pas marché, qui se révéla être un
cloaque comme partout ailleurs. Andrew m’appelle une fois l’an, ou peut-
être moins souvent que cela, mais curieusement nous n’avons pas réussi à
nous revoir, même les fois où il est passé par Londres. Je ne crois pas à
présent que nous le ferons un jour. Comment pourrais-je jamais me rendre
au Montana et pourquoi le ferais-je ? La conversation est à chaque fois plus
difficile, et la jovialité forcée. Les questions que l’on se pose mutuellement
sont des faux-semblants pour retrouver une amitié qui plus jamais ne sera
ce qu’elle a été. Je me demande pourquoi il continue de m’appeler à ce qui
me paraît être des heures tellement bizarres. Je ne lui téléphone jamais, tout
en me disant que je devrais. Je ne sais pas quoi lui dire, ni comment
amorcer la conversation. Je me demande s’il m’appelle parce que les
souvenirs le rendent nostalgique, ou si c’est qu’il est seul dans la vie, ou s’il
éprouve le désir de me parler dans un élan de générosité, afin de se sentir en
accord avec lui-même, ou bien encore parce qu’il vient de se remémorer
quelque chose de notre passé qui l’a amusé. Aujourd’hui, en pensant à cela,
je m’attriste que nos affections et nos amitiés soient si régulièrement et
inconsidérément minées par l’apathie. À ce propos, voilà ce que je sais de
ce que sont devenus les bons amis que je me suis faits en arrivant en
Angleterre. Amur a obtenu un emploi temporaire au service en arabe du
World Service de la BBC. Il avait le projet de travailler à la radio en
rentrant au Soudan, et ce poste a été pour lui une façon de se former. Ainsi
enfin j’ai pu pénétrer dans Bush House, passer les portes monstres du
bâtiment, frimer en montant le majestueux escalier et parcourir son
labyrinthe de bureaux et de studios d’enregistrement. Je me souviens
qu’Amur avait dû échafauder un plan pour m’introduire dans l’édifice en
prétendant qu’il devait m’interviewer. Sans doute la sécurité était-elle plus
laxiste à l’époque, car je ne me rappelle pas qu’on ait vérifié mon identité ni
qu’on m’ait posé la moindre question. Bush House ne pouvait que décevoir
quand on l’a toujours imaginé comme une voix qui crépite dans les airs sur
des milliers de kilomètres pour porter les nouvelles du monde avec une
impartiale solennité. L’entrée et les escaliers répondaient à ce qu’on
attendait, mais les studios et les bureaux étaient bas de plafond, exigus, mal
aérés et surpeuplés. Partout cependant, c’était le travail et la détermination
d’une ruche bourdonnante, et je dois avouer que j’enviais Amur. Il n’est
resté là que quelques mois avant de rentrer au Soudan, après quoi j’ai
totalement perdu sa trace. Parfois, dans ces moments d’oisiveté pleine de
nostalgie où l’on veut retrouver tous ses amis perdus depuis des lustres mais
qui jamais ne durent jusqu’au lever du jour, j’ai songé à chercher la
fréquence de Radio Soudan pour l’écouter décrire les eaux du Nil ou les
arides plaines du Dofar, et avoir au moins confirmation que la voix était
bonne. Mais au matin, je me disais que les mots qu’il dirait n’auraient pas
de sens pour moi, que je n’aurais aucunement la certitude qu’il s’agissait du
même Amur, et qu’il devait sans doute plutôt travailler aujourd’hui dans
une école de Dubaï ou de Sharjah que donner libre cours à son lyrisme sur
Radio Soudan.
Sundeep, je l’ai dit, s’est rendu célèbre en tant qu’écrivain. Il a passé un
an au Malawi et a écrit un roman satirique de bonne tenue sur ce pays, texte
drôle et irrévérencieux sur les absurdités d’après l’indépendance se
moquant des bwanas coloniaux, devenus tout naturellement des expatriés
sans quitter le propret bungalow mis à leur disposition par le gouvernement.
Je ne pense pas que le roman ait gêné les bwanas, ni qu’ils s’en soient
tellement préoccupés. Ils savaient parfaitement qui avait construit ces
bungalows ainsi que bien d’autres choses encore, et qui avait le droit moral
de les occuper et de déambuler dans leur jardin aux plantations élaborées.
Mais le président Banda n’a pas apprécié et a fait interdire l’ouvrage au
Malawi. Sundeep était alors déjà hors de portée, et avoir son livre interdit
par un président à vie au faîte de sa carrière et de son autorité ne fit aucun
tort à sa réputation. Il a, depuis, écrit d’autres ouvrages provocateurs et de
bonne tenue, et rencontré nombre d’admirateurs. J’ai lu presque tous ses
livres, mais je n’attends plus avec impatience leur sortie. Je trouve qu’en
dépit du piquant et de la fluidité de la langue, ils sont devenus très
péremptoires, et tant de certitude dans le jugement est le début du
sectarisme. C’est un dogme libéral, un paradoxe en soi qui, s’il est poussé
trop loin, conduit à l’idée que la frivolité est le seul authentique gage de
sérieux. Je ne veux pas m’aventurer aussi loin. Sundeep a trouvé son sujet
en Afrique, et il y revient encore et encore dans ses livres, mais ce qu’il
écrit des gens qui y vivent est un tissu d’intolérances inutilement méprisant,
une manière de se donner en spectacle, comme dans sa jeunesse. Je ne l’ai
pas revu, lui non plus, mais je lui ai écrit un petit mot de félicitation à la
parution de son premier roman.
Ramesh est aujourd’hui un économiste de renom international, un
avocat de l’éthique du développement économique. Il est cité dans des
éditoriaux au ton empreint de gravité, consulté par les gouvernements et les
agences des Nations unies, il occupe une chaire d’économie dans une
prestigieuse université américaine (je ne me rappelle pas laquelle). Je suis
allé écouter une conférence qu’il était venu donner à la London School of
Economics. Il s’y est montré prudent et mesuré comme toujours, mais
l’assurance et la conviction avec lesquelles il s’exprimait ne faisaient aucun
doute. Je me suis approché pour le saluer, et il m’a adressé un sourire poli
qui n’est pas arrivé jusqu’à ses yeux ; je devinai à son regard qu’il ne
m’avait pas reconnu d’emblée. M’ayant identifié, il a ensuite esquissé de la
tête un salut guindé auquel j’ai répondu par un large sourire dans l’attente
de quelque chose de plus amical, puis il m’a demandé si tout allait bien
pour moi. Je lui ai répondu que cela n’allait pas mal et que j’espérais qu’il
en était de même pour lui. Il a hésité alors un instant avant de détourner les
yeux. Je m’en serais voulu de ne pas lui avoir parlé. J’ai alors pensé à Saad,
qui martyrisait tant Ramesh, et cette pensée m’a réjoui. J’ignore ce qu’est
devenu Saad après son départ.
Quoi qu’il en soit, c’était plus tard. À l’époque, après la dispersion de
mes amis, j’ai suivi le parcours logique dans ma situation, vivant au jour le
jour, étudiant, me jetant sur une ambition dont je ne savais pas qu’elle
m’attendait là. Être à la hauteur de cette ambition qui n’était pas
officiellement reconnue m’obligeait à surpasser les standards qu’ils
s’étaient fixés pour eux-mêmes, quand je trouvais en grande partie haïssable
ce qu’ils représentaient. Ainsi haïssais-je ce que j’avais à faire, et haïssais-je
d’avoir à le faire, tout en éprouvant un sentiment de triomphe quand je
réussissais. À tous ceux qui me connaissaient, je donnais sans doute
l’impression d’être plus préoccupé par la langue critique dans laquelle
développer de façon appropriée les arguments de ma dissertation que par les
affaires du pays lointain que j’avais quitté des années auparavant, alors que
seul dans mes chambres sordides d’étudiant, plein d’un sentiment de
culpabilité, je donnais libre cours à mon chagrin en pensant à ceux que
j’avais perdus. Quand les lettres sans joie d’Amin arrivaient, je les redoutais
comme si elles m’accusaient, bien que leur ton ait toujours été anodin et
même apaisé quand leur situation se fit moins inquiétante. Je répondais
régulièrement sinon fréquemment à son courrier, pesant mes mots. J’avais
souvent l’impression que ce que j’avais à dire était fade, et même feint, je
m’efforçais alors davantage encore d’envoyer des nouvelles qui aient de la
substance, en donnant des détails : où j’étais allé, ce que j’avais fait, la
grève des chemins de fer, le temps, beau ou mauvais. Les primevères sont
en fleurs et j’aimerais pouvoir te décrire la délicatesse de leur couleur
crème, aussi subtile à sa manière que le parfum du jasmin dans la fraîcheur
du soir. Il fait soudain soleil et le paysage en est transformé. Les jardins
sont partout fleuris et les arbres des parcs déploient leur frondaison. Tu
n’imagines pas à quoi ressemble l’Angleterre lorsqu’elle verdoie ainsi. Une
fois, à la fin du printemps, j’ai vu des soucis percer sous la neige tombée
par surprise dans la nuit.
Je me représentais Amin lisant ces mots à mes parents et à Farida, je
voyais leur regard déçu, perplexe. Pourquoi nous parle-t-il de ces choses-
là ? Ne comprend-t-il pas que nous vivons dans la peur, le chaos et la
pénurie ? Pourquoi ne nous envoie-t-il pas quelque chose au lieu de ce
blabla ? Je leur envoyai un jour un calendrier avec des photographies de
paysages. J’étais incapable de donner aux difficultés et à l’inquiétude dans
lesquelles je vivais assez d’importance pour les leur faire partager. Je
n’arrivais même pas à leur donner assez d’importance à mes yeux, par le
biais des mots en tout cas.
Puis enfin, après des années de ce qui semble aujourd’hui un labeur
incompréhensible, je pus écrire un jour que j’avais terminé mes études et
réussi mon diplôme, que j’avais aussi miraculeusement décroché un poste
dans une université. Celle-ci n’était pas à Londres, mais dans le Sud, ce qui
me convenait très bien. J’étais heureux de quitter la vieille mégapole, ses
foules et sa saleté, pour m’installer dans une petite ville. Cela me convenait
tout à fait. J’allais vivre dans une rue calme en périphérie, cultiver un
jardinet et exercer ma profession. Pour me détendre, j’irais tranquillement
marcher à l’heure où subitement la nuit tombe, ou bien voir un film au
cinéma. J’ai reçu une réponse dans la semaine, comme autrefois.
Rashid aimé, tu es notre fierté. Toutes nos félicitations. Quand j’ai lu ta
lettre à Ma et à Ba cet après-midi, ils se sont tous deux mis à pleurer.
D’abord Ba, les larmes lui coulaient le long des joues, il reniflait et
cherchait à se contrôler, puis Ma, qui s’est jointe au concert en sanglotant,
et pour finir nous tous, ensemble, comme si nous avions perdu la raison.
C’était, je crois, parce que nous étions fiers de toi. Malgré l’éloignement, et
la solitude, et toutes les difficultés que tu as dû rencontrer au quotidien,
malgré tout cela, tu as montré courage et persévérance jusqu’à
l’aboutissement de ce que tu étais allé chercher si loin. Je pense que nous
avons aussi pleuré parce que la vie t’avait arraché à nous, et parce que
nous aurions aimé te voir à présent de retour. Bravo, mon petit Italien.
Quand j’ai eu terminé ma lecture, Ba a pris la lettre et l’a lue d’un bout à
l’autre une nouvelle fois. Il ne va pas très bien ces temps-ci, Allah le
protège, il ne s’éloigne plus beaucoup de la maison quand il met le nez
dehors. Nous avons traversé des temps difficiles, difficiles pour tous, mais
pour certains plus que pour d’autres. Ta lettre relue, il l’a glissée dans la
poche de sa chemise et il est sorti faire quelques pas, et partout où il passait
– je l’ai découvert quand à mon tour je suis sorti un moment plus tard –, il
annonçait la bonne nouvelle. S’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait diffusée
sur les ondes le soir même. Il a atteint la limite de ses forces, je crois, et il
dort à présent profondément sur le sofa. Farida est encore avec nous, elle
t’adresse elle aussi toutes ses félicitations. Elle a épousé Abbas, enfin. Il
leur a fallu attendre les papiers. Le mariage a été célébré il y a quelques
semaines, et elle part dans les jours qui viennent le rejoindre à Mombasa.
Elle me charge de te dire qu’elle t’écrira de là-bas. N’y compte pas trop.
Donne des nouvelles de ta petite maison à la campagne quand tu auras
déménagé, mais pour l’heure Ma et Ba t’envoient leur bénédiction, baisers
de nous tous. Amin.
Comme on peut l’imaginer, j’ai versé des larmes moi aussi en lisant ce
courrier, au passage notamment où ils pleurent tous comme une madeleine.
J’ai fait comme eux. Et j’ai recommencé à l’endroit où il est question de
courage et de persévérance. Quand je songeais à la vie qu’ils menaient, je
me disais que j’étais un privilégié et que j’avais bien de la chance, sans
doute d’ailleurs le pensaient-ils aussi. Je me disais également qu’il m’avait
fallu la force de persévérer, même si je n’avais guère eu d’autre choix, et
j’étais heureux d’apprendre qu’ils l’avaient compris. Quand Grace est
rentrée du travail, je lui ai fait lire la lettre et j’ai attendu que les larmes lui
viennent, et évidemment arrivée au passage où tout le monde pleure elle a
pleuré, et je n’ai pu que pleurer avec elle. Ah, c’était une lettre tellement
joyeuse !
Je n’avais rien dit à Amin au sujet de Grace, alors qu’elle savait tout
d’eux.
Il m’a fallu plus de temps que je ne l’aurais cru avant d’aborder le sujet.
Je n’avais pas voulu entrer dans le détail de mon arrivée en Angleterre.
Qu’y avait-il finalement à dire qui n’ait déjà été dit par tant d’autres avant
moi. J’avais voulu expliquer comment j’avais commencé à écrire l’histoire
d’Amin et Jamila. Comment lorsque je m’étais mis à y penser, j’avais dû
imaginer la façon dont Rehana, la grand-mère de Jamila, et l’Anglais Pearce
avaient pu se rencontrer, comment ils avaient réussi à nouer des liens à une
époque où leurs univers étaient si distincts, si éloignés l’un de l’autre. Mais
à partir du moment où je me suis mis à écrire sur mon arrivée ici, je n’ai pu
m’empêcher, semble-t-il, de dire bien d’autres choses. Je n’ai pu
m’empêcher de revivre cette époque, de goûter l’amertume et la déception
qui lui étaient associées même après tant d’années. C’est la faute à mon ego
– quand je me mets à parler de moi, je ne sais pas m’arrêter, je fais taire tout
le monde et j’exige l’attention. C’est ce que Grace avait l’habitude de dire,
et c’est une des choses qui l’avaient fait s’éloigner de moi. Cette chose-là et
beaucoup d’autres encore, mais c’est là une histoire que j’ai bien l’intention
de laisser de côté.
Il a fallu des années à Grace pour partir, et pendant presque tout ce
temps la vie à deux a été plus que supportable. À certains moments nous
étions heureux, comblés, nous nous aidions l’un l’autre à grandir, à
échapper à nos souvenirs et à nos insuffisances. Mais à la fin, les
antagonismes ont tourné à l’absurde et au poison, et elle a déclaré qu’elle
s’en allait pendant qu’elle avait encore le désir de vivre et qu’il lui était
possible de retrouver l’amour. J’ai bien sûr tenté de la dissuader, mais à
partir du moment où elle a commencé à tenir ce discours, elle n’a plus
cessé, et plus elle en disait, plus il lui devenait facile de poursuivre. Un jour
elle a chargé la voiture et elle a mis le cap sur une nouvelle vie (pour
revenir plus tard prendre ce qu’elle n’avait pas pu emporter ce jour-là). J’ai
continué à vivre dans ma rue calme à la périphérie de la ville, je pouvais me
rendre à l’université à pied, je n’avais pas besoin de voiture.
J’étais épuisé lorsqu’elle est partie, et j’ai pensé que finalement je
n’allais éprouver que du soulagement. Mais je me suis senti terriblement
seul et j’ai eu le cœur brisé comme jamais dans mon existence. J’ai alors
compris que j’avais adopté sa façon d’appréhender les choses, de les penser,
que j’avais calqué ma vie mentale en partie sur la sienne. En son absence, je
ne parvenais plus soudain à vivre en accord avec moi-même. J’ai écrit à
Amin dans ma détresse. Nous échangions encore une correspondance à
l’époque, même si c’était moins fréquemment. Je n’avais d’ordinaire pas
grand-chose d’intéressant à raconter, les détails de ma vie étaient trop
banals et trop compliqués pour qui ne les partageait pas. Par où aurais-je
commencé ? Il écrivait quand il avait des nouvelles à me donner, mais ces
nouvelles étaient souvent tristes, et je pense que cela l’attristait de me les
communiquer. Quand j’ai mentionné Grace, il m’a répondu par retour du
courrier, et dans sa compassion il a parlé de sa propre douleur lorsque vingt
ans plus tôt il avait perdu Jamila. C’est alors que m’est venue l’idée de
conter leur histoire. J’avais compris avec le temps que la liaison qu’Amin
avait eue avec Jamila ne pouvait pas être ce que j’avais cru qu’elle était au
moment où je l’avais apprise. J’avais alors vu en lui le fringant séducteur
embarqué dans une aventure risquée, mais c’était parce que je ne pouvais
pas imaginer l’amour autrement que comme un cliché. Quand j’ai mieux
compris, durant mes années avec Grace, j’ai pu imaginer la tragédie que
cela avait été dans la vie d’Amin, et peut-être aussi de Jamila, même si
j’ignorais presque tout d’elle. Mais je connaissais Amin, et me souvenais du
soir où sa relation avait été découverte et du silence qui avait marqué les
jours précédant mon départ, et de son silence depuis la concernant. À la
longue, que son nom ne soit jamais prononcé ni aucune plainte exprimée
sur la séparation d’avec elle avait quelque chose de mystérieux, de plus en
plus présent en raison même de son absence. Lettre après lettre, je le
taquinais sur son mariage, et il plaisantait en répondant qu’il appréciait le
célibat. Aussi, lorsqu’après le départ de Grace il a évoqué Jamila pour la
première fois depuis que j’avais quitté la maison, comparant ma détresse à
la sienne, ai-je mieux saisi ce à quoi il avait renoncé. J’ai alors eu le temps
de réfléchir à bien des choses que j’avais jusqu’alors laissées de côté, et
c’est ainsi que j’ai songé à écrire sur ce qui avait pu se passer entre eux.
Un jour où j’étais plongé dans l’écriture, je reçus un télégramme
d’Amin qui m’annonçait que ma mère était morte. Il n’y avait pas de
téléphone à la maison là-bas, j’ai donc appelé la branche locale du parti et
laissé un message, c’était ainsi que nous communiquions en cas d’urgence.
J’ai rappelé plus tard et l’on m’a répondu que le message avait été transmis
et qu’Amin avait été heureux de savoir que la nouvelle m’était parvenue. Je
restai silencieusement chez moi, dans ma rue tranquille en périphérie de la
ville, et pleurai ma mère que je n’avais pas vue depuis vingt-deux ans.
Quand je considère ce que je suis devenu, je pense à ces batailles que ma
mère et mon père ont livrées afin de vivre et d’aimer comme ils le
souhaitaient. Je pense à leurs projets, à leurs inquiétudes quant à notre
avenir, à mon propre travail sur un sujet qui ne va pas de soi, à ma vie
planifiée, à la peine que je me suis donnée pour en arriver à cette pauvre
existence apathique à laquelle j’aurais pu accéder sans le moindre effort.
L’ironie est un miroir impitoyable qui nous renvoie tout.
Quelques semaines après le télégramme j’ai reçu une lettre d’Amin (je
m’étais mis à redouter ses lettres). Il m’y parlait pour la première fois de sa
cécité. Il était totalement aveugle d’un œil, et l’autre était déjà atteint.
C’était la même affection qui avait ôté la vue à Ma, et il n’y avait pas sur
place de médicament ni d’hôpital pour le traiter, comme il n’y en avait pas
eu pour Ma. Pourquoi ne m’avoir pas parlé de cela plus tôt ? Viens, ne sois
pas stupide. J’hypothéquerai la maison, on te fera soigner dans le privé. Ne
gâche pas ce qui te reste de vie. Mais il m’a répondu qu’il était trop tard,
que la maladie ne pouvait plus être stoppée. C’était ce qu’avait dit le
médecin qu’il avait consulté à Dar-es-Salaam. Et puis, il ne pouvait pas
laisser Ba seul. Pour tout te dire, écrivait-il, je crois que cela m’est devenu
égal de ne plus voir. J’ai compris, ces dernières années, qu’au pays des
aveugles, un œil c’est déjà beaucoup d’ennuis. Plus importante que ces
plaintes de vieillards sur leur corps qui les lâche est la nouvelle concernant
Farida. Elle a publié l’an dernier un recueil de ses poèmes à Mombasa.
Elle en a apporté un exemplaire quand elle est venue pour l’enterrement de
Ma. Qui aurait cru que Farida serait un jour une poétesse ? Elle écrit
depuis des années, tu sais ; simplement, comme elle est toujours souriante
et qu’elle plaisante tout le temps, les gens la prennent pour une sotte. Ce
qu’elle n’est pas, je m’en suis rendu compte depuis longtemps. En tout cas,
l’ouvrage a été extrêmement bien accueilli, Farida a même lu certains de
ses textes à la radio. Elle est invitée à Rome pour des rencontres culturelles
et elle te postera le livre de là-bas. J’ignore pourquoi elle tient à te
l’envoyer de Rome plutôt que de Mombasa, mais elle le sait sûrement. C’est
son premier séjour en Europe et peut-être que t’expédier le livre d’Italie la
fera se sentir plus près de toi. J’ai moi aussi un petit quelque chose à te
faire parvenir que je vais lui donner. Pour l’heure, je t’adresse mes
affectueuses pensées.
Quelques semaines plus tard, un colis arrivait de Rome, c’était un
exemplaire du recueil de poèmes de Farida, Kijulikano. Ce que l’on Sait. Il
y avait un paquet dans le colis, emballé dans du papier kraft et noué avec de
la ficelle, mon nom y était inscrit de la main d’Amin. Farida n’avait pas
joint de mot à son envoi, ni rien écrit dans le livre. Ce n’était pas quelqu’un
qui écrivait, jamais au cours de ces années elle n’avait répondu à aucun de
mes courriers, en dépit des promesses qu’à de multiples reprises elle
m’avait faites par l’intermédiaire d’Amin de donner des nouvelles dès
qu’elle aurait terminé telle corvée, telle tâche. Il y avait une photo d’elle au
dos de l’ouvrage. Le genre photo d’identité, celle de quelqu’un qui arrive et
demande au photographe de prendre un cliché sans chichi et de faire vite.
Peut-être était-elle, ce jour-là, en route pour l’hôpital où elle se rendait
auprès d’une tante souffrante et ne voulait-elle pas trop empiéter sur l’heure
des visites. Elle avait gardé son buibui et simplement rabattu le voile en
arrière pour les besoins de la photo avant de le remettre en place aussitôt la
porte franchie. Farida portait maintenant des lunettes, à monture de
plastique sombre dans leur partie haute, bordée de métal dans le bas. Elle
arborait aussi un large sourire, comme si elle avait été surprise par quelque
chose qu’aurait dit le photographe, à moins qu’elle n’ait souri à son mari,
Abbas, qui l’avait accompagnée et qui restait hors champ. Contemplant la
photographie de cette femme à la cinquantaine aimable et gaie, je
m’aperçus que c’était l’image de quelqu’un que je connaissais à peine
aujourd’hui.
Le livre portait cette dédicace :

À mon père et à ma mère qui m’ont appris à aimer. À Amin qui est bon et à
Rashid qui ne nous a jamais quittés. À Abbas avec tout mon amour.

Qui ne nous a jamais quittés. Faites confiance au poète pour les


mensonges du sentiment. Il nous a bien quittés, mais j’appréciai la
gentillesse derrière les mots. Quand je lus les poèmes, je fus surpris,
évidemment. Ils étaient formidablement émouvants, pleins de délicatesse, et
d’une intimité que je n’attendais pas, et tellement intelligents, sans
concession dans l’observation. Beaucoup traitaient de ces existences
dérisoires que je connaissais si bien. Ils débordaient d’esprit et d’ironie sur
la vie des femmes, et je vis dans son titre même une référence à l’œuvre de
Shaaban Robert. L’un d’eux avait pour thème Amin et Jamila, bien que sans
les nommer. Il me fit monter les larmes aux yeux. Oui, j’ai été surpris.
J’imagine qu’on l’est toujours à lire ce qu’écrit un frère ou une sœur,
quelqu’un dont on a été si proche dans l’enfance. Amin pourtant avait
raison, j’avais toujours pensé de Farida qu’elle était un peu nunuche – tous
ces examens ratés et ces sourires à tous propos –, non dénuée d’intelligence,
mais simplette dans sa volonté de bien faire. Depuis des années je n’avais
pas eu à réviser mon jugement à son sujet ; ces poèmes me firent
comprendre combien je m’étais trompé. Je lui ai écrit pour la féliciter très
sincèrement, sans rien dire de ma surprise.
J’ai lu plusieurs fois ces poèmes, celui sur Amin et Jamila plus que les
autres encore. Il m’a donné l’envie d’avoir le courage et le talent d’écrire
avec autant de vérité, autant d’humilité. J’ai lu plusieurs fois ces poèmes
aussi pour retarder le moment d’ouvrir le paquet d’Amin. Je devinai au
toucher qu’il s’agissait d’un livre, et redoutai un peu qu’il y ait là un texte
rédigé par lui. Cela curieusement me rendait nerveux de songer qu’Amin
aurait pu écrire de son côté.
8
Amin

Suis-je un ? Je suis l’étang où elle se mêle à moi. Je n’ai jamais connu


pareil manque ni pareil désir, comme si j’allais mourir de soif ou de folie si
je ne la tenais pas entre mes bras, si je ne m’étendais pas à côté d’elle.
Pourtant je ne meurs pas et je ne la tiens pas entre mes bras. Mais je n’ai
jamais su grand-chose, et peut-être en est-il ainsi de tout amour tôt ou tard.
Une chose aveugle s’est logée en moi de façon permanente, ses crocs
s’enfoncent dans une partie tendre de moi que je ne puis localiser, que je ne
puis atteindre. Je sens qu’elle me fait du mal. Cette douleur affreuse passe,
elle est sur le point de passer, quand je n’ai au début pas eu même la force
d’élever la voix, d’articuler les mots pour me l’expliquer. J’ai aimé
imprudemment, mais ce ne fut pas une servitude. J’ai eu de la chance dans
ma sottise. Jamais je ne l’abandonnerai. Je la verrai chaque jour aussi
longtemps que je le pourrai, aussi longtemps que les années m’autoriseront
à me souvenir d’elle. Loue la beauté du jour dans la nuit qui le suit, et ma
nuit sera longue et sa beauté infinie.
Elle leur fait peur. Ils craignent qu’elle ne fasse de moi un bouffon, que
les gens rient de nous. Les gens rient de tout, leur ai-je dit. Songe à sa
réputation, a dit Ma. Songe à ton nom, a-t-il dit. On n’est rien sans un nom.
Ils ne pensaient pas ainsi quand par le passé ils ont mené ensemble leurs
propres combats. Ils ont acquis une dignité depuis et le respect de leurs
voisins et de tous les autres, et par négligence voilà que j’étais en train de
me ridiculiser et de les ridiculiser. Les gens vont rire de nous. Ils vont rire
d’elle plus fort encore, ai-je fait remarquer.
Ceux-là se moquent bien que l’on rie d’eux, a dit Ma. Ils ont la peau
dure. Sa grand-mère s’est salie en menant une vie de péché avec un
Anglais. Ils sont tous, sa mère et la famille qui vit dans cette grande maison,
tellement influents de par leur fortune. Pour nous, tous les êtres sont égaux,
leur piété mise à part, a écrit al-Biruni. Cela, c’est tout Ba. Il a toujours, à
chaque fois qu’il le faut, la citation de poids qui traverse les siècles. Alors il
frémit avec la morbide assurance dont ses paroles l’emplissent. Elle vit
seule dans un appartement qui a sa propre entrée. On l’a vue dans la voiture
d’un homme politique. Elle n’a aucun sens de l’honneur. Pour autant que je
sache, m’avoir introduit chez elle est l’acte le plus honteux qu’elle ait
jamais commis.
Cela fait des semaines maintenant. Chaque jour, quand je rentre à la
maison, ma mère me dévisage en cherchant à savoir si je l’ai vue, à savoir si
je suis malheureux de ne pas l’avoir vue. Aucun des deux ne parle d’elle,
peut-être parce que cela les gêne. Ou par peur d’un affrontement comme
celui de l’autre soir. Menaces, intimidations, larmes. Les larmes ont été les
miennes, et les voyant couler ils ont compris qu’ils avaient gagné. Ne
parlons plus de cette affaire, a-t-il dit, comme il le fait toujours lorsqu’il
sent le moment venu d’affirmer sa supériorité en se montrant clément. Je
sais comment ils l’ont appris. Oncle Ali a rapporté chez lui une rumeur. Il y
a constamment des rumeurs, et sans doute a-t-il parlé de celle-là comme ça,
pour se moquer. Le chien ! Sais-tu ce qu’on dit de lui ? Tante Halima a dû
froncer les sourcils, et elle a fait appeler Farida. C’est Farida qui me l’a
raconté. Tante Halima a insisté, usé de l’éventail complet de ses jurons, et
menacé de mettre Ma au courant de toute façon. Alors Farida lui a dit que si
elle faisait cela, ce serait comme de me tuer, parce que Ma en parlerait à Ba
et qu’ils m’obligeraient à mettre un terme à tout cela ou bien à leur
désobéir. Farida pensait que tante Halima, qui avait gardé le secret sur
Abbas, garderait aussi mon secret. Mais tante Halima nourrissait tant de
haine à l’encontre de Jamila, une traînée à ses yeux, qu’elle s’est empressée
de tout raconter à Ma, tandis que Farida s’agitait auprès d’elle, plaidant et
suppliant jusqu’au dernier moment. Farida s’en voulait.
J’ai été incapable d’aller la voir. J’avais trop honte. Farida l’a fait, pour
expliquer et demander pardon. Je n’en ai pas été capable. Elle a dû penser
que je ne l’aimais pas assez, mais c’est faux. Ou que j’étais trop faible pour
lutter, et peut-être est-ce vrai. Je ne pouvais pas leur désobéir, après tant
d’années.
Je suis en manque d’elle. J’ignorais ce que le mot signifiait avant
d’avoir le manque d’elle. Je réfléchis dans le noir à ce besoin que j’ai, je
fais des rêves de déserts jonchés de fragments d’os, de cadavres d’insectes
et de bris de roche. Le sol est dur comme du métal et je me réveille, les
pieds douloureux alors que je suis resté allongé sur le dos toute la nuit. Je
vois en rêve un lit couvert de chenilles mortes, j’entends le vent comme
soupirer dans les casuarinas. Jamais je n’ai rien entendu de plus triste,
hormis les mots qu’elle a dû prononcer pour dire sa déception à mon sujet.
Un cri m’arrache au sommeil au milieu de la nuit. Mes draps sont trempés
de sueur, et mon corps est au toucher comme s’il avait baigné dans la flaque
rouge d’une lumière incandescente. Je fais l’inventaire de ces symptômes
comme un malade, ou comme un étudiant en science des fous. Quelle
science est-ce là ? Celle de l’obéissance.
Je me dis qu’il va se réveiller parce que je ne dors pas. Qu’il va remuer,
au moins, à cause des gémissements et des soupirs involontaires que je
pousse en gigotant pour calmer une hanche ou une épaule endolorie.
Impossible de me lever. Ils m’entendraient et penseraient que je m’en vais
la retrouver. Au sortir d’un cauchemar je reste un moment immobile et
j’écoute, pour le cas où je l’aurais dérangé. J’attends de voir si j’ai dit
quelque chose qu’il va me répéter. Mais rien ne le dérange, apparemment.
Son souffle est léger, son sommeil celui d’un innocent, il sourit en rêvant à
l’Angleterre. Il est déjà loin d’ici. Même les yeux ouverts, on voit bien qu’il
regarde au loin. Je souhaite presque qu’il s’éveille et m’oblige à lui parler
d’elle. Il m’observe. Il veut savoir mais ne comprendra pas, pas encore.
Quand il parle d’elle, il fait des plaisanteries, il est admiratif, et moi je ne
m’avance pas. S’il répète quelque chose que j’ai dit dans mon sommeil, je
lui réponds que nul ne peut être tenu pour responsable des paroles qu’il
prononce la nuit parce qu’il se peut qu’il dorme, et qu’alors ce n’est pas lui
qui parle. Ou bien l’obscurité aura pu se saisir de ses paroles et les déformer
pour leur faire dire ce qu’elles n’ont pas dit. Je la porte aux nues la nuit.
Comment en sont-ils tous venus à la haïr autant ? J’ai tellement de haine.

Elle m’a raconté son histoire. Elle n’a gardé qu’un vague souvenir de sa
grand-mère, qu’elle a vue une fois à l’âge de quatre ans. C’était une dame
corpulente au regard perçant qui souriait et parlait peu. Ses frères se la
rappelaient mieux qui l’évoquaient souvent quand ils étaient plus jeunes.
Elle a été la grande affaire de la famille, celle par qui le scandale est arrivé.
Longtemps les récits se sont embrouillés, une histoire chevauchant l’autre,
certaines manquant à l’appel, si bien que par la suite quand elle a cherché à
savoir ce qui s’était vraiment passé, elle n’a pas réussi à démêler comment
tout avait commencé et tout avait fini.
Il s’appelait Pearce, et il a surgi un jour de la brousse pour tomber dans
les bras de sa grand-mère Rehana. Non, cela ne s’est pas passé ainsi, dit-
elle, elle plaisante quand elle dit qu’il est tombé dans les bras de sa grand-
mère. Il s’était perdu et avait erré des jours dans l’arrière-pays, ses guides
somaliens l’ayant détroussé et abandonné. Quand on l’a amené à la maison,
c’est Rehana qui a donné à l’Anglais sa première gorgée d’eau. Elle a dû y
verser quelque chose, car dès l’instant où il a ouvert les yeux, il a été
éperdument amoureux. C’est sa grand-mère, Malika elle-même, qui le lui a
raconté. Elle était l’épouse de son grand-père Hassanali. Elle a survécu à
tous et était encore de ce monde quand Jamila a eu quinze ou seize ans,
l’âge de poser des questions sur ces choses. Elle n’a pas connu son grand-
père. La voix de sa grand-mère Malika se faisait toujours plus rauque quand
elle prononçait le nom d’Hassanali. Il était mort sans doute avant qu’elle ne
soit née. J’ai du mal à prononcer son nom à elle. Comme si c’était osé.
Sa grand-mère Rehana avait été mariée à un marchand indien qui est
parti pour ne jamais revenir. Elle eut plusieurs propositions après cela
(kaposwa na watu wengi) qu’elle refusa toutes. Elle était difficile. Quand
l’Anglais est arrivé elle n’était plus toute jeune, et il y avait déjà eu des
cancans à son sujet. Personne ne pouvait rien lui dire. Quand l’Anglais est
arrivé et qu’il l’a aimée, elle est allée vers lui. Sans un mot, tous les après-
midi elle s’enveloppait dans son buibui et partait seule, et personne ne
pouvait rien lui dire. Cela aurait été l’accuser de commettre le zinah. Et nul
ne s’y serait risqué. C’était un crime terrible, passible d’une peine
innommable : la lapidation. La seule personne qui pouvait lui parler était
son frère, Hassanali. Il était, en outre, le tuteur de Rehana en l’absence
prolongée de son mari, même si le frère était plus jeune que la sœur. Une
femme devait toujours avoir un tuteur, que ce soit son père, son époux, ou
en l’absence de l’un et de l’autre, l’aîné de ses frères. À défaut, le parent
mâle le plus proche. J’ignorais cela. Quand elle me l’a expliqué, je n’arrivai
pas à le croire au début, que n’importe quel homme de la famille ait pu
devenir le tuteur d’une femme et diriger sa vie. Hassanali refusa d’aborder
la question de ses après-midi. Que devait-il faire si elle confessait
commettre le zinah ? Demander sa lapidation ?
Jusqu’à ce qu’à la fin, dans l’obscurité d’une venelle où elle passait un
soir, on l’injurie. Dans sa colère elle s’en ouvrit à Malika de retour à la
maison, mais sans reprendre le mot dont on l’avait traitée. Je ne vais pas me
laisser salir par leurs paroles ordurières, avait-elle dit. Quelqu’un se plaignit
de Pearce à l’administrateur colonial. Sans doute parmi les nobles omanais
(watukufu wamanga) qui aiment à étaler leur sainteté et leur étroitesse
d’esprit. L’on ne s’était pas plaint directement. Cela n’était pas digne d’eux.
Un mot glissé peut-être à l’oreille du wakil, qui discrètement transmettait
ensuite à l’administrateur colonial. Les Omanais avaient une conception
très stricte de la morale et des convenances. La vue même d’un nombril leur
était une offense (makruh), et un pet lâché en leur présence pouvait
constituer un préjudice. On imagine la torture que les rumeurs sur Pearce et
Rehana avaient pu être pour eux.
C’est ainsi que les amants étaient allés vivre à Mombasa, Pearce
d’abord, rejoint ensuite par Rehana. Ils emménagèrent dans un appartement
pour quelques semaines, quelques mois. Ce même appartement où Rehana
resta toute sa vie, celui où elle est morte. C’est là que sa mère, Asmah, est
née. Celle qui est sans péché – le nom que Rehana lui avait donné. Pleine
d’espoir. Pearce était alors parti. Parti après être revenu, avant de la quitter
pour de bon cette fois.
Cela n’est pas rien qu’il soit revenu, meurtri de l’avoir abandonnée,
faisait-elle observer. Et l’on se dit qu’il avait dû l’aimer, même s’il était
parti. À un moment donné, il a repris ses esprits et il est retourné chez lui. Il
y avait bien des motifs pouvant expliquer ce départ. C’était une histoire
impossible pour l’un comme pour l’autre. Elle a été forte et courageuse
d’aller jusqu’où elle est allée. C’est ce que je pense, aujourd’hui que je
cherche à me la représenter. Quelqu’un de calme et de fier. Une femme
calme et fière.
« À quoi ressemblait Pearce ? » ai-je demandé.
Elle a souri et dit qu’elle appréciait que je l’aie appelé par son nom. Il
était son grand-père, et parfois, en secret, elle disait ce nom, elle se le
donnait. Sa grand-mère Malika le lui avait décrit comme étant grand et
mince, avec des yeux étincelants. Elle ne pensait pas que sa grand-mère
Malika ait aimé son regard, ni l’ait même aimé lui. Asmah, sa mère, lui
avait indiqué qu’aux dires de Rehana, il était toujours enjoué.

Elle m’avait conté ces choses, étendue près de moi sur le lit à la lumière de
la veilleuse. Parfois je ne pouvais voir son visage car j’étais dans ses bras,
sa voix alors frôlait mes tempes. Ou bien elle s’adossait contre le mur et je
posais ma tête sur ses genoux, la masse de ses cheveux effleurait ma joue et
je levais les yeux vers elle et l’écoutais parler en caressant ses cuisses, ses
seins. Ou bien encore, allongés l’un contre l’autre, nous bavardions sans
que nos corps jamais ne se quittent un instant. Quand elle se sentait forte et
qu’elle était heureuse, elle faisait des projets. Combien nous faudrait-il
attendre avant que j’aie fini ma formation ? Une fois que j’aurais du travail,
je pourrais mettre mes parents au courant et m’installer avec elle dans
l’appartement. Elle emplissait ma vie de bonheur, elle était en permanence
joyeuse. Quand j’étais loin d’elle, je ne parvenais pas toujours à faire face à
l’inquiétude, à la terreur. Une nuit où nous étions en nage après l’amour,
nous avons entendu quelqu’un marcher sur la route, ses sandales claquèrent
en passant devant la maison, il sifflotait. Elle se serra contre moi en silence
et frémit. « Qu’y a-t-il ? Qu’y-a-t-il ? » demandai-je. J’ai peur, répondit-
elle. Je tentai de plaisanter. De quelqu’un qui sifflote ? Les esprits qui
erraient une fois la nuit tombée sifflaient ainsi pour s’appeler l’un l’autre.
D’eux tous. De cet homme qui sifflote. N’entends-tu pas comme il est sûr de
lui ? J’ai peur que tu me quittes. « Jamais je ne te quitterai », ai-je dit.

Elle ne m’a pas tout de suite parlé de l’autre homme. Elle ne voulait pas, je
pense, que je juge trop vite sa grand-mère. Elle voulait que je l’aime
d’abord. Pearce avait pris des dispositions sur le plan financier, mais
Rehana savait que cela ne suffirait pas longtemps. Il avait réglé la location
de l’appartement pour six mois, ainsi le bébé naîtrait dans un endroit
décent. Il avait également déposé une petite somme sur un compte en
banque au nom de Rehana. Peut-être pensait-il qu’une fois qu’il n’y aurait
plus d’argent elle retournerait vivre dans l’arrière-boutique avec son frère. Il
lui avait laissé une adresse en Angleterre en cas d’urgence. Pearce
n’expliqua pas comment retirer la somme, si bien qu’après son départ
quand Rehana se rendit à la banque, on lui refusa cet argent. Elle ne comprit
pas pourquoi. Elle n’était jamais entrée dans une banque auparavant et elle
n’était même pas sûre qu’on lui ait refusé le retrait. Dans son désarroi elle
pensa, honteuse, que c’était parce qu’ils désapprouvaient sa conduite. Elle
n’écrivit pas à Pearce. Elle demanda à son frère Hassanali et à sa femme
Malika de prendre Asmah un moment, le temps de mieux s’organiser. Ce ne
devait pas être pour longtemps, mais Asmah resta chez eux toute sa jeune
vie. Ce fut le seul enfant qu’ils eurent.
À Mombasa, Pearce s’était lié à un Écossais du nom d’Andrew Mills.
C’était un ingénieur en hydraulique qui avait une chambre au Mombasa
Club (Accès Réservé), réservé en fait aux Européens. Les voyageurs venus
d’Europe y résidaient lorsqu’ils étaient en déplacement ou qu’ils rendaient
visite à des amis. Andrew Mills habitait là en permanence. Il aimait
trinquer. Il venait les voir à l’appartement quand Pearce y était encore, et il
continua de venir après son départ. Il s’y installa quelque temps plus tard et
prit le loyer à sa charge.
« C’est quoi un ingénieur en hydraulique ? » ai-je demandé.
Elle écarta la question d’un haussement d’épaules et fit courir son doigt
humide sur mes lèvres. « Tant de discrétion, dit-elle. Tu me demandes ce
qu’est un ingénieur en hydraulique quand tu t’interroges sur cet ami qui
vient s’installer comme ça. Ou sur le genre de femme qu’est devenue
Rehana.
— Une courtisane, dis-je, testant le mot anglais. » Un mot que l’on n’a
pas souvent l’occasion d’utiliser.
« C’est ce que tout le monde a pensé, dit-elle.
— Pouvaient-ils penser autrement ? » demandai-je.
Elle haussa de nouveau les épaules comme pour dire qu’elle se moquait
de leur avis. « C’était un homme d’un certain âge, reprit-elle. Il s’est
installé dans l’appartement et l’a aidée à monter une petite affaire de textile.
Elle a ouvert une boutique et engagé un tailleur pour confectionner et
vendre des rideaux, des dessus-de-lit et autres articles de ce type.
— Comment a-t-elle eu cette idée ? Tu aurais pensé à quelque chose de
ce genre ?
— Sans doute la bosse du commerce dans la famille, dit-elle. C’était
son rêve, c’était ainsi qu’elle comptait s’en sortir. Une fois l’affaire
prospère, elle récupérerait Asmah chez son frère et s’en occuperait elle-
même. C’est à ce moment-là je crois qu’elle s’est mise à boire. »
Je sus alors que cela allait être une histoire tragique. Comment une
femme qui a été abandonnée par son mari, qui a eu un enfant né du péché
avec un Européen et qui s’adonne à la boisson peut-elle retrouver le chemin
du bonheur ? Je restai silencieux ; elle me regarda avec un sourire triste et je
sentis mes yeux s’emplir de larmes d’amour pour elle. J’ignorais ce que
cette tristesse signifiait alors, mais elle gonfla mon cœur de chagrin.
« Nul ne sait ce qu’ils vécurent ensemble, dit-elle. Elle continua à voir
la famille, mais jamais ne parla de sa vie avec l’ingénieur en hydraulique.
J’ignore quels parents elle voyait. Il y a toujours de la famille. La
domestique ne fut jamais native de Mombasa et ne put donc donner
d’information. Mais il y avait des bouteilles vides. L’homme qui collectait
les ordures chaque jour les rapportait aux commerçants pour empocher la
consigne. Il expliqua d’où elles venaient et combien il en ramassait dans la
semaine au cours de ses allées et venues. Personne ne leur rendait jamais
visite, et Rehana sortait rarement le soir. Tous ces éléments d’information
font aujourd’hui penser que Rehana aussi buvait, mais personne n’en a
jamais su plus sur ce qui se passait dans la maison, ni si elle était vraiment
une courtisane. Quand Malika et Hassanali accompagnés d’Asmah se
rendaient à Mombasa, ils séjournaient chez des parents et venaient saluer
Rehana dans la journée. L’ingénieur en hydraulique ne rentrait qu’après leur
départ, si bien qu’ils ne le virent pas une seule fois.
« Ils vécurent ainsi de nombreuses années, quatorze ans, jusqu’à ce
qu’éclate la guerre de 1914. Il était remonté contre la guerre, l’ingénieur en
hydraulique. Puis un soir, alors que Rehana cousait l’ourlet d’une jupe ou
était occupée à quelque autre tâche ordinaire de ce type, Andrew Mills
s’effondra, victime d’un coma éthylique alors qu’il était dans sa chambre.
Elle l’entendit tomber, et le retrouva mort. Attends, attends. Il lui avait
laissé de l’argent dans son testament, si bien qu’elle put rester dans
l’appartement et continuer son affaire de textile. »

Le petit Italien est parti aujourd’hui. L’air hébété, proche des larmes à la fin.
Ce qui a fait pleurer Ma et Farida, et se plisser le visage torturé de Pa qui
cherchait à se contrôler. J’ai dû cesser de sourire. Avec l’impression qu’il
partait pour toujours. C’est ce qu’il désire, je veux le leur dire. Il en rêve
depuis des années. Il s’éveille parfois d’un sommeil profond et se met à
parler anglais. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il rêve en anglais. Il va aller
là-bas et réussir. J’en suis sûr. Il est prêt. Il continuera d’avancer tant il est
sûr de lui et passionné, et quand le moment viendra d’être évalué il réussira
sans difficulté.
C’est une libération que de le voir partir. La vie sera moins épuisante en
son absence, et j’aurai plus de place dans la chambre. J’ai besoin de plus
d’espace. Cela peut paraître mesquin, mais ce n’est pas ainsi que je le vois.
J’ai davantage besoin d’être seul à présent. Il y aura moins de vie en nous
tous, moins de vie du fait de son absence, mais il sera vite de retour. La
semaine dernière, il a pris congé de ses amis, il est allé les voir chez eux.
Individuellement, un drame à chaque fois. Ils sont pires les uns que les
autres, ils ont promis de se retrouver au Caire ou à Budapest l’été prochain.
Et puis hier soir il y a eu une longue discussion sur la question de savoir s’il
devait mettre son costume ou bien choisir une tenue plus informelle pour le
voyage. Ba pensait qu’il lui fallait porter un pantalon et une chemise propre,
de préférence de couleur claire car les couleurs claires sont toujours
élégantes. Ce qu’il ne disait pas, et ne s’est sans doute pas rendu compte
qu’il avait dit, c’est que c’était ainsi qu’il le préférait. Ma penchait pour le
costume. Il ne savait pas qui viendrait l’attendre à l’arrivée. Ah, peut-être la
reine d’Angleterre, ironisa Ba de façon inhabituelle ; Ma ne releva pas.
« De toute façon, tu ne veux pas que les gens pensent que tu n’as pas de
costume, dit-elle. C’est la manière de s’habiller des Anglais là-bas, même
s’ils portent de grands shorts flottants quand ils viennent ici, et puis c’est un
joli costume. » Farida approuva de la tête, je ne pris pas part au débat et
laissai les aînés décider. Ce fut le costume.
J’aurais été terrifié. Je crois qu’il l’était. Ni lui ni moi n’avons jamais
voyagé nulle part. Est-ce que je l’envie ? Oui, ce me serait un soulagement
que d’échapper au quotidien. Peut-être est-ce à cause d’elle que je ressens
les choses ainsi, même si je ne veux pas mettre de distance entre nous. Je ne
crois pas, au fond, que je l’envie vraiment. Un regret lancinant peut-être de
n’avoir pas été convié au festin. Je n’attends pas de la vie qu’elle soit un
défi ni un stimulant, et je ne suis pas insatisfait. J’aimerais aller pêcher plus
souvent et apprendre à manœuvrer un outrigger avec plus de talent. Je
voudrais connaître les plantes et les arbres, leur nom, leur saison, leur
usage. Me séduit le nom des différentes essences, j’adore voir les gens
sentir le bois pour confirmer leur jugement. J’aimerais savoir ce qu’ils
sentent. Je souhaite être enseignant à la campagne, découvrir ce style de vie.
J’aime à lire lentement. Je lui ai demandé de m’envoyer tout ce qu’il lirait
d’intéressant. Peut-être le fera-t-il, sinon il rapportera bien quelques livres
en rentrant.
Ce qu’il cherche me fait peur. On ne peut pas s’en aller au loin comme
ça, voir ce qu’il y a à voir et revenir. Ce que l’on voit nous change. J’ai peur
qu’en rentrant il ait ces manières supérieures de ceux qui sont allés là-bas.
Qu’à une question que quelqu’un lui pose il réponde avec un sourire
tolérant. Puis s’exprime avec lenteur, afin que nul ne perde un mot de ce
qu’il est en train de dire. Qu’il s’efforce d’être clair pour ne pas embrouiller
son interlocuteur dans son raisonnement, tout en escomptant qu’on l’écoute
avec respect. Qu’il pense enfin avoir accompli quelque chose d’important.
Quand l’heure du départ est arrivée, il est monté gauchement dans
l’avion. Nous avons agité les mains, mais il était trop absorbé pour se
retourner. Il a marqué un temps avant de s’engouffrer dans l’obscurité de la
carlingue. L’instant d’après, il réapparaissait dans l’embrasure de la porte, il
nous a cherchés et nous a adressé un signe d’adieu. Lorsque l’avion a
décollé, Ma s’est vraiment mise à pleurer, disant que cet idiot allait se
perdre quelque part. Ba a dit qu’on ne pouvait pas se perdre dans un avion.
Il va se perdre, a-t-elle répété, ou se faire voler ses livres sterling. Elle a
continué sur le même ton, les larmes en moins, pendant tout le trajet en taxi
jusqu’en ville. En arrivant à la maison, elle était silencieuse et lui aussi. Un
sourire brillait dans leurs yeux, je crois qu’ils étaient fiers de notre petit
Italien, et sans doute déjà pensaient-ils à son retour.
J’ai songé à l’ingénieur en hydraulique en la voyant dans la voiture du
ministre. C’est l’homme politique à propos duquel les rumeurs ont couru. Il
a une femme et des enfants mais ne se cache pas de mener une double vie.
Deviendra-t-elle sa maîtresse ? C’est ce que tout le monde pense. Dans trois
semaines nous aurons l’indépendance et le ministre sera alors assez puissant
pour ne pas prêter attention aux rumeurs. Peut-être les hommes de pouvoir
ont-ils besoin d’une maîtresse.
Je l’ai vue tous les jours ces derniers mois. Je m’imagine avec elle
chaque nuit. Nous échangeons à voix basse comme autrefois, puis nous
faisons l’amour. Nous discutons des précautions qu’il nous faut prendre
pour éviter d’être découverts. Je ne suis jamais retourné à l’appartement, ni
n’ai jamais cherché à la revoir. Elle n’est pas revenue chez nous. Farida lui
a parlé en mon nom. Elle a, de son côté, envoyé un mot à Farida afin de lui
demander si nous pouvions nous rencontrer pour revenir sur ce qui s’est
passé. J’ai dit que je ne pouvais pas. Je leur ai promis de ne plus jamais la
revoir. J’avais trop honte de me retrouver devant elle. Je sais qu’elle aussi
aura honte de moi, qu’elle pensera que je la juge mal. Elle sera furieuse
contre moi, qui mérite pis.
Je l’ai aperçue à deux reprises, et à chaque fois mon cœur a bondi mais
j’ai détourné les yeux avant de véritablement la voir. Je la retrouve chaque
jour. Nous nous rencontrons à l’abri des regards, tard le soir, derrière les
portes closes. Je m’appelle Msiri Amin, celui à qui a été confié un secret.
Aujourd’hui je l’ai vue dans la voiture du ministre et n’ai pas détourné
les yeux. Je suis descendu de bicyclette et j’ai regardé. Il n’est pas encore
ministre à part entière, aussi sa voiture ne porte-t-elle pas de fanion, mais
bientôt, dans trois semaines, elle en portera un. J’ai pédalé en direction de la
mer en passant derrière le palais de justice, et je me suis assis sur la pelouse
où je suis resté des heures à penser à des choses que je savais déjà. Aucun
signe des jardiniers ni des policiers qui gardent le tribunal. J’étais si calme,
si silencieux que je me suis entendu respirer. Jusqu’à la mer qui s’est
infiltrée paisiblement en moi. Et j’ai songé que nos maîtres s’étaient déjà
discrètement esquivés, et que nous étions tellement habitués à obéir que
nous continuions de vaquer à nos occupations d’esclaves même après leur
départ.
Aujourd’hui je suis resté là des heures et j’ai su une fois de plus que
j’avais commis une terrible erreur. Je n’avais pas le choix. J’aurais dû aller
la rejoindre et vivre la vie secrète que je feignais de vivre. La rumeur nous
aurait jugé sournois, nous aurait ridiculisés, la vie nous serait devenue
intolérable, mais peut-être ne nous serions-nous pas sentis aussi salis. La
voir dans la voiture du ministre m’a fait mal.
Quand je suis rentré, Ma était assise près de la fenêtre. Elle a un air
tragique assise là, et je n’arrive pas à l’en déloger. Elle dit qu’elle a besoin
de la lumière. Elle était en train de relire une lettre du petit Italien. Il nous
approvisionne régulièrement, mais il y en a trois ou quatre qui lui sont
chères et qu’elle garde dans sa corbeille à couture. Le soir était tombé, la
radio diffusait un programme choisi par les auditeurs. Farida était sortie ou
s’était retirée dans sa chambre. C’est quand elle a levé les yeux en
m’entendant rentrer qu’elle m’est apparue tellement tragique. Elle a cherché
mon visage sans bien le voir dans ce peu de lumière. Essayant de savoir à
l’air que j’avais si j’étais allé la retrouver. Cela faisait des mois que je
l’avais quittée, mais elle continuait de scruter ainsi mes traits à chaque fois
que je rentrais. J’ai pris sur moi et suis allé m’asseoir à côté d’elle sur le
sofa afin qu’elle puisse bien me voir et qu’elle soit rassurée. Elle perd
progressivement la vue, et cette menace la terrorise. Parfois je m’aperçois
soudain qu’elle est là tout près à pleurer en silence.

J’ai écrit à Rashid aujourd’hui. Je voulais lui écrire parce que demain est un
jour particulier. C’est le jour de l’indépendance. J’ai ressenti ce besoin de
lui écrire, je ne sais pas pourquoi. J’ai donc rédigé une lettre sérieuse, celle
d’un adulte à un autre adulte, ce qui veut dire sans doute que je me suis
montré solennel et sagace. Je ne voulais pas qu’il passe à côté de ce jour-là,
je voulais qu’il s’en souvienne même s’il n’y participait pas. C’est alors
qu’il m’a adressé une pompeuse missive pleine de réflexions pontifiantes,
pour se moquer de moi sans doute. Cela aurait été drôle s’il avait été là,
c’est pour cette raison, je crois, qu’il me manque parfois, même si jamais je
n’irais le lui dire. Ses amis sont constamment à demander de ses nouvelles.
Ils doivent lui manquer. Ils étaient toujours ensemble.
Il aurait écrit un poème à propos de l’indépendance s’il avait été là. Il
aurait organisé un concours de poésie pour récompenser les meilleurs vers
sur le sujet chacun dans la langue de son choix. Il aurait fait souffler un vent
de folie pour qu’amis et voisins y aillent tous de leur poème. Il se serait
procuré l’ensemble des gadgets liés à l’événement, tous les souvenirs des
célébrations : le badge portant la nouvelle bannière, l’enregistrement du
nouvel hymne national, la banderole à poser sur la porte, et peut-être même
le grand drapeau à hisser à un mât, à condition que Ba l’y autorise. Le
nouveau drapeau n’est pas bien différent de l’ancien, c’est la bannière d’Al-
Busaïd, mais avec au centre des feuilles de trèfle à l’intérieur d’un cercle
vert. Cela aurait pu être pire. Un perroquet perché sur une branche frêle ou
un barracuda sur fond bleu avec ondulations noires pour représenter les
vagues. Ce sont là de si fragiles emblèmes d’un État. Le nouvel hymne
national a été diffusé à la radio ce soir, pour nous le faire connaître et éviter
que nous n’échangions des regards ahuris demain, l’heure venue. Je n’ai pas
réussi à le mémoriser. On va s’y faire, comme on va se faire au drapeau.

Tout a changé d’un coup. Nous n’avons eu le temps de nous faire à rien. Il a
fallu trouver d’autres mots pour parler de ce que nous étions en train de
vivre. Ils n’aiment pas entendre dire certaines choses, ni chanter certaines
chansons. Nous ne sommes pas autorisés à prononcer le nom du sultan ni à
évoquer l’ancien gouvernement. Cela a duré un mois à peine, puis une
nouvelle fois tout a changé d’un coup. Le nouveau drapeau n’est plus. Il est
illégal de l’avoir chez soi, même en souvenir. Je suis déjà en train de
l’oublier. Je ne me rappelle pas la couleur des feuilles de trèfle, si elles
étaient brunes ou or. L’hymne national aussi est déjà oublié. Je ne pense pas
qu’il y ait aujourd’hui quelqu’un capable d’en fredonner une portée. Et
celui qui le fera recevra à coup sûr la bastonnade dans le meilleur des cas.
Des gens ont été tués. Je ne peux pas écrire ces choses-là. Nous avons eu
tellement peur, il serait en outre stupide d’être pris à gribouiller ce qu’on
nous demande de ne pas savoir.
Elle a été agressée. C’est arrivé le soir du soulèvement. Ils cherchaient
le ministre, qui n’était pas chez lui, et ils sont allés voir s’ils le trouvaient
chez elle. Elle leur a ouvert. Ce que nous faisions tous. Personne ne
s’oppose, comment le pourrait-on quand ils cognent à la porte à coups de
botte et de crosse de fusil. Après quoi ils s’en sont pris à elle. Quand la
rumeur a couru dans les jours qui ont suivi, j’ai essayé de ne pas me
dérober, je me suis rendu à l’appartement. C’était le matin, mais le couvre-
feu interdisait les rassemblements dans les rues. Il y avait partout des
hommes en armes, et des murs criblés de balles. Des maisons avaient été
incendiées. Quand je suis arrivé devant sa porte, j’ai frappé longtemps, mais
personne n’a ouvert. J’ai dit mon nom, pas de réponse. J’ai eu comme
l’impression d’une présence à l’étage et j’ai levé les yeux. Quelqu’un était à
la fenêtre du premier, qui s’est retiré quand j’ai reculé pour mieux voir. J’ai
pensé que c’était un de ses frères. Je suis resté au milieu de la rue une
minute ou deux, les yeux rivés sur la fenêtre, à attendre, mais personne
n’est réapparu. Je n’ai pas osé appeler, j’ignorais si les assaillants avaient
réussi à s’introduire dans le reste de la maison. Peut-être y avait-il d’autres
femmes blessées, et l’on ne voulait pas d’un étranger venu prendre des
nouvelles après d’aussi infamantes blessures.
Peut-être est-ce à cause du ministre qu’ils l’ont agressée. Ou bien parce
qu’elle est belle et qu’on disait du mal d’elle. Un jour, j’ai appris qu’elle
était partie. La famille tout entière est partie et la grande maison est
aujourd’hui fermée et vide. Des centaines de gens partent, des milliers sont
expulsés, d’autres ont l’interdiction de fuir. Ils veulent qu’on oublie tout ce
qu’on a connu avant, sauf les choses qui ont déclenché leur colère et les ont
poussés à agir avec autant de cruauté. Je m’égare en écrivant ces lignes qui
peuvent me causer des ennuis si on les trouve. J’ignore comment elle est
partie et où elle est allée. Je me demande parfois si ceux qui partent savent
ce qu’ils font. Ils pourraient bien ne pas pouvoir revenir.
Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à écrire. Sans doute parce que
j’avais tellement de temps à moi et parce que j’ai senti que quelque chose
de capital m’était arrivé. Je me suis mis à écrire pour revivre cette angoisse.
En un sens, je crois que j’ai pensé que je pouvais encore la retrouver. Que
me voyant un tel air tragique, quelqu’un forcément allait me prendre en
pitié et dire : retourne vers elle, tu la mérites, tu as souffert suffisamment.
Depuis qu’il y a des semaines je l’ai vue dans la voiture du ministre…
Pauvre ministre, ils l’ont arrêté et humilié comme ils l’ont fait de tous les
autres. Ils sont à présent tous en prison sur le continent, hôtes du président
Julius Nyerere du Tanganika, rayonnant de plaisir à voir ce qui nous arrive.
Depuis que je l’ai vue il y a des semaines, écrire est devenu un fardeau. À
l’heure qu’il est, après les tueries et les expulsions, c’est aussi devenu
dangereux. Je crois qu’aujourd’hui j’ai trouvé une raison de continuer à
griffonner ces lignes. Elle est partie, Rashid est parti, tant d’autres sont
partis. Ceux d’entre nous qui sont restés ont presque trop d’angoisse pour
continuer de vivre. Écrire ces quelques lignes c’est me dire que je suis
vivant. Une manière de ne pas oublier.
Il est tard. Ba donne des signes d’impatience dans la pièce d’à côté, il ne
tardera pas à venir frapper à ma porte pour me demander d’éteindre
l’électricité. Il s’inquiète quand la lumière reste allumée tard. Il pense que
cela attire les hommes armés, qui vont nous prendre pour des conspirateurs
ou se saisir de l’occasion pour nous intimider. Farida n’a plus le droit de
coudre tard le soir comme elle avait l’habitude de le faire, et je ne suis pas
autorisé à lire jusqu’aux petites heures du jour. Ba ferme les fenêtres et
verrouille les portes à 9 heures du soir. Les rues sont vides. Personne ne sort
une fois la nuit tombée.

C’est il y a neuf mois que je me suis promis de rédiger ces notes pour me
sentir vivant. Je n’ai rien écrit et pourtant je suis encore en vie. C’est idiot.
J’ai obtenu mon diplôme d’enseignant et un poste dans une école à la
campagne. Ba a perdu son travail. Des dizaines d’enseignants ont perdu leur
travail, pour être remplacés par des gens comme moi ou par des jeunes qui
ont terminé leurs études secondaires. C’est pure mesquinerie. Il est anéanti.
Quand nous étions jeunes et que Rashid était encore là, je pensais que rien
de mal ne pouvait nous arriver. Ma et Ba étaient si travailleurs, si modestes,
c’étaient des gens tellement bons. Que pouvait-il arriver ? Et puis je l’ai
perdue, et Rashid est parti et tout a changé. Ma et Ba sont découragés, ils
ont peur. Ma ne veut pas que j’accepte ce poste à la campagne. Je lui
explique que la campagne est devenue un lieu sûr aujourd’hui, à moins que
les soldats n’en décident autrement, mais cela est valable partout. Elle
s’emporte contre moi, me traite de naïf, de sot. Je promets de demander une
autre affectation, mais ne vais pas le faire. J’ai envie de travailler à la
campagne. Je sais oublier mes promesses. Je voudrais connaître le nom des
arbres, apprendre à distinguer une essence d’une autre à l’odeur de son bois.
Ba parle peu. Il se voûte de plus en plus, fronce en permanence les
sourcils et se met soudain à bégayer parfois. Il continue d’aller rituellement
au café mais la plupart de ceux qu’il y retrouvait ont fui ou bien sont en
prison. Il passe l’essentiel de ses journées à lire à la maison en attendant
l’heure de se rendre à la mosquée. Quand Farida leur a parlé d’Abbas, son
amoureux à Mombasa, et qu’elle leur a dit vouloir aller le rejoindre là-bas,
il a pleuré. Sans sanglots ni cris, juste des larmes silencieuses qui ont coulé
sur ses joues. Pauvre Ba, son existence n’a aucune raison d’intéresser
quiconque, pourtant d’une certaine manière il me fait croire à la vertu,
croire qu’elle est possible.
Nous fréquentons tous de plus en plus assidûment la mosquée. Le
gouvernement profère ses mensonges socialistes et nous nous ruons vers les
mosquées. Les jours sont plus sombres à tout point de vue. Les denrées
alimentaires se font rares. L’électricité est souvent coupée et l’eau manque.
Ainsi, inévitablement les mosquées se remplissent et les prières se
prolongent. Je trouve un plaisir inattendu à cette communion.

Nous avons très vite saisi les limites de ce qu’il était possible d’attendre, et
curieusement la peur a du coup quelque peu reculé. On reste chez soi ou
l’on s’assoit dans son coin préféré de la rue, et on évoque les rumeurs, les
derniers cataclysmes. Nous avons moins d’exigences, pour la plupart. On se
persuade que la situation s’améliore de jour en jour. Ceux qui ont déclaré ne
pas vouloir traiter avec les malfrats qui gèrent aujourd’hui nos affaires ont
dû apprendre à le faire. Personne ne se moque d’eux. Les gens travaillent
quand ils ont du travail. Ils se marient et ont des enfants. Les vieilles
inimitiés refont surface. Les jeunes grandissent et partent s’ils le peuvent.
Les rues sont si vides. Beaucoup ont fermé leur maison et ont fui – vers
Dar-es-Salaam, Mombasa, Nairobi, Dubaï, l’Inde. Sans doute ont-ils mis
leur clé dans un endroit sûr en pensant à leur retour. Les maisons pourtant
ne sont pas restées inhabitées longtemps. Le gouvernement s’en est emparé
pour les répartir entre ses membres, mais leur occupation est triste, sombre
et sans amour. Beaucoup de ces maisons tombent en ruine faute d’entretien.
Un jour, avec les dernières pluies, la maison de nos voisins a fini par
s’effondrer. Le mur de l’étage a cédé en premier, ce qui a laissé le temps
d’évacuer les occupants avant que tout ne soit plus bientôt qu’un tas de
mortier et de vieilles pierres et de poutres pourries avec des poulets courant
dans tous les sens. Personne n’a été blessé, il y a même eu des rires et de la
gaîté à voir la vieille ruine enfin s’écrouler, encore que nos voisins n’aient
pas trouvé cela si drôle. Il y a eu aussi l’impression que quelque chose
d’autre avait changé, qu’une masse énorme s’était dérobée à la vue. Tout
semblait différent en regardant par la fenêtre.

Aujourd’hui nous avons eu des nouvelles de Rashid. Il a terminé ses études


après toutes ces années. Cela semble incroyable, comme semble incroyable
qu’il ait quelque chose à voir avec nous. Ba a attendu que je rentre du
travail, puis il a tiré la lettre de la poche de sa chemise. Il va lui-même à la
poste ces temps-ci, tous les jours, il a tellement de temps à lui. Le plus
souvent, il n’y a pas de courrier. Aussi à peine arrivé ai-je repéré
l’enveloppe « par avion » qui dépassait de son vêtement, avant même qu’il
ne l’en ait extraite. Il me l’a tendue, me demandant de lire pour Ma qui ne
peut plus déchiffrer à cause de ses yeux. L’enveloppe était ouverte, Ba
devait déjà connaître son contenu. Farida se trouvait quelque part dans la
maison et il l’a appelée pour qu’elle vienne. J’ai lu la lettre de Rashid à la
famille au complet. Les larmes de Ba ont commencé de couler dès les
premières lignes, dès la principale information à laquelle heureusement
Rashid arrivait très vite, car j’ai saisi l’inquiétude sur les traits de Ma qui
attendait la suite. À l’annonce qu’il avait terminé ses études, elle a remercié
Dieu à voix basse, et les larmes silencieuses de Ba se sont muées en
sanglots. Elle a prononcé le nom de Ba, forçant sur ses yeux pour mieux le
voir assis seul sur le sofa, mais d’un « Lis », il m’a commandé de
poursuivre. J’ai poursuivi. Rashid disait sa reconnaissance d’avoir été élevé
dans l’amour de l’étude et le culte de l’excellence, sa tristesse d’être
aujourd’hui si loin, son bonheur d’avoir décroché un poste universitaire en
Angleterre, il décrivait la maison dans une rue calme où il allait pouvoir
cultiver un jardin. Avant que je n’aie achevé ma lecture nous étions tous en
pleurs. Je ne sais pas très bien pourquoi – soulagement d’apprendre qu’il
n’avait pas failli, tristesse de ne pas l’avoir auprès de nous. Nous pleurions
également sur nos propres souffrances que nous ne pouvions pas partager
avec lui, sur ce qu’était aussi devenu le pays.
J’ai senti à ce moment-là… non, j’ai alors su que nous l’avions perdu.
Ce n’était pas la première fois que j’avais ce sentiment, mais la description
de cette rue tranquille en périphérie de la ville m’a donné la certitude que
nous ne le reverrions pas. Cela me fait rêver de cette rue pour moi. Dans
une de ses lettres il avait joint une photo, découpée dans un calendrier,
représentant un petit lac dans un paysage de collines verdoyantes. Il disait
être allé là en vacances avec un de ses amis, et que c’était très beau. Qu’est-
ce qui le ferait revenir ici ? Pour faire quoi ?
Ba m’a pris la lettre des mains et il est sorti porter la nouvelle au
monde. Je suis resté avec Ma et Farida à évoquer le souvenir du petit Italien
et à regretter son absence. J’ai ensuite commencé de rédiger une réponse,
que j’ai terminée ce matin. C’est comme la fin de quelque chose. Farida
part dans quelques jours retrouver Abbas. Je les aurai pour moi tout seul
bientôt.

Il y a des jours où tout paraît tellement proche, où les événements vieux de


plusieurs années semblent dater d’hier, où les choses se bousculent en un
trop-plein qui menace d’exploser. Je pense à elle chaque jour. Personne ne
prononce plus son nom, et je n’ose pas demander ce qu’elle est devenue.
J’ai interrogé Farida une fois, elle a eu l’air peiné, ennuyé pour moi. J’ai
voulu lui demander si elle avait une adresse où je pouvais lui écrire, mais je
me suis retenu, je ne serais peut-être pas allé jusqu’à écrire. Je n’ai pas
cherché à en savoir plus, et Farida s’est tue. La douleur que j’ai lue dans ses
yeux me disait, je crois, de l’oublier. Je ne peux pas l’oublier. Je m’imagine
être avec elle. Pendant des heures et des heures parfois. Je revis les
moments passés en sa compagnie et je m’étonne de la précision des
souvenirs même après tant d’années, de leur force aussi. Aujourd’hui je suis
allongé sur le lit à côté d’elle à l’écouter parler de ce soir de l’aïd où dans le
noir pour la première fois je l’ai serrée dans mes bras en l’appelant ma bien-
aimée. Elle aimait à évoquer ces instants, à se jouer de mon désir brûlant.
Mes mains la caressent tandis qu’elle parle, caressent la chair ferme de ses
cuisses, le relief de ses hanches. Au bruit sourd d’une porte qu’on ferme
trop vigoureusement à l’étage, elle s’interrompt. Je veux savoir si elle a eu
peur, si elle a sursauté, mais elle n’est plus là et je reste étendu seul dans le
noir. Le souvenir de ce bruit de porte m’a traversé comme s’il venait de se
produire à l’instant.
Je me rappelle mon retour chez moi à pied après l’avoir croisée pour la
première fois, la terreur que j’ai alors éprouvée en songeant à l’avenir. Cette
terreur ne m’a jamais quitté, mais l’ivresse que je ressentais en sa présence,
et même en son absence, me la faisait presque oublier. Parfois, revenant de
chez elle, je ne pouvais m’empêcher de sourire de joie à chaque pas. Puis je
me répétais les mots tendres et toutes les promesses que nous nous étions
faites, dubitatif. J’entends encore ces paroles et ces promesses, qui ne me
laissent plus dubitatif. Parfois elles m’emplissent de honte et d’un étrange et
irrésistible dégoût. Je me bouche les oreilles et je rentre sous terre, ce qui ne
m’empêche pas de les entendre malgré tout. Je n’arrive pas à imaginer la
façon dont elle a réagi, ce qu’elle a ressenti, ce qu’elle a pensé de moi
quand on lui a dit ce que j’avais fait. Je n’arrive pas à imaginer l’épouvante
qui a été la sienne quand ces hommes l’ont agressée.
Je ne pouvais pas les abandonner. Je ne pouvais pas leur désobéir. Tels
qu’ils sont. Elle est aveugle à présent et anxieuse. Elle reste à la maison du
matin au soir. Parfois j’oublie sa présence dans la pièce tant elle est
silencieuse. Elle aime à parcourir l’album de photographies. Nous n’en
avons qu’un. Elle passe la main sur les photos et les décrit tandis que je
tourne les pages. Celle-ci c’est Farida à Mombasa avec ses cousines sur la
plage près de Tiwi le jour où nous avons pris le ferry à Likoni. Celle-là c’est
Rashid dans la pièce qu’il a jouée à l’école. Il porte une longue fausse barbe
dans le rôle du vizir Barmaki. Elle ne parle de Rashid qu’enfant. Quand il
nous a annoncé dans un courrier qu’il était marié à Grace elle a juste
demandé si elle était anglaise avant de retourner à son silence. Des jours
plus tard elle a réclamé du papier à lettre. « Écris exactement ce que je vais
te dicter », a-t-elle dit. Puis elle a prononcé de vilains mots et des menaces
que j’ai fait semblant de transcrire. Au royaume des aveugles les borgnes
sont rois. Je n’ai pas posté la lettre, comme je l’ai prétendu. Ils n’ont jamais
fait allusion à elle, à Grace. Je ne sais pas pourquoi ils sont si surpris, si
perturbés. Que croyaient-ils ? Qu’il allait rester seul toute sa vie ? Comment
se fait-il que même les meilleurs puissent être cruels ?
Elle rit et reprend goût à la vie quand elle fait courir ses doigts sur les
photographies qu’elle ne peut plus voir. Elle n’éprouve pas de chagrin à ne
pas les voir. Mais elle est souvent triste et reste sans rien dire si on ne lui
parle pas. Et quand je lui parle, elle me dit simplement de continuer mon
travail, de corriger mes copies ou de lire, sans m’occuper d’elle. Je
m’efforce de lui raconter ce que je fais, de m’adresser à elle sans inflexion
de voix, comme dans une conversation normale. Parfois cela l’amuse, car
l’intention est trop évidente, et elle me demande d’arrêter de jacasser. Elle
ne s’entend pas penser. Les silences peuvent être mortels, et l’on reste assis
ainsi paralysés.
Quand Ba est à la maison, il allume souvent la radio, alors elle attaque
les journalistes, conteste leur façon de présenter les nouvelles, les surprend
à mentir. « Au pays des aveugles, qui a besoin d’yeux ? » lance-t-elle aux
commentateurs.
Ba fait de longues marches le matin. Il part en direction du bord de mer
et flâne parmi les bateaux de pêche. Puis il s’engouffre dans les ruelles pour
arriver au marché. Il achète des fruits et des légumes et revient à la maison
en passant par la poste. À son retour, il fait cuire les légumes, découpe des
fruits en tranches et m’en met une part de côté pour quand je rentre de mon
école à la campagne. Tante Halima nous fait porter un panier pour le
déjeuner, parce que Ma s’est trop souvent brûlée au brasero. Farida a
envoyé une plaque chauffante mais il y a des pannes d’électricité, et même
avec une plaque chauffante Ma n’est plus en sécurité. Elle a renoncé, je
crois. Brisée par les événements et par la solitude.
Il tremble. Il ne sort jamais après le déjeuner. Parfois, il s’installe dans
la cour pour lire, et si une prière est dite à la mosquée en hommage à un
voisin défunt il s’y rend. Sinon il reste à la maison et il tremble en
entendant à la radio les voix qui s’enflent et les discours braillards et
haineux des ministres du gouvernement. Il ne me laisse pas sortir le soir,
non pas comme on le fait pour un enfant pour lequel on a peur, ou dont on
craint les bêtises. Je ne crois pas, non. C’est parce qu’il a peur qu’il
m’arrive quelque chose et qu’ils se retrouvent seuls. Je suis heureux de
penser qu’ils vont mourir un jour prochain. Je ne dis pas cela parce que je
les hais ou que j’ai quoi que ce soit à leur reprocher, mais parce que cela
mettra fin à la solitude et au vide. Je crois qu’eux aussi sont heureux de
savoir qu’ils vont mourir bientôt. Je le suis aussi de savoir que je vais
mourir.
Je commence à jouer un petit rôle dans les cérémonies de deuil. Cela a
débuté par une présence assidue à la mosquée. J’ai trouvé cette communion
étrangement réconfortante, même si je n’arrive pas toujours à adhérer à ce
que je dis. Je me suis familiarisé avec toutes sortes de prières et de rituels.
Cela s’est imposé à moi. Au bout de quelque temps les gens m’ont
m’adressé leurs questions comme si j’étais un érudit en la matière, ou m’ont
demandé de réciter une prière, preuve qu’ils voyaient bien de la piété en
moi. C’est ainsi que je me suis retrouvé à aider lors des funérailles et des
veillées mortuaires. On attend à présent cela de moi. Quand quelqu’un
meurt dans le voisinage, je fais partie de ceux auxquels on fait appel pour
organiser les cérémonies. Tant de gens sont partis, il ne reste plus
aujourd’hui que les enfants et les vieillards, qui aiment à penser que des
voix amicales vont pleurer leur trépas. On n’a pas l’impression de s’occuper
de morts.
Je ne dis presque rien sur les morts. J’applique les procédures prescrites.
Je plaide pour qu’ils aient une vie dans l’au-delà. C’est comme un tour de
passe-passe. Il n’y a pas d’au-delà, mais si cela peut vous aider à vous sentir
mieux, étendu que vous êtes sans voix ni souffle, je vais demander que vous
soit accordée la miséricorde dans l’autre monde. Les vivants trouvent un
sens à cela, à imaginer un lieu où vont les morts et à prier pour la sérénité et
le repos de leur âme.

Aujourd’hui il a plu. À verse. De l’aube jusqu’au début de l’après-midi. La


pluie a fait se lever les vieillards, qui ont ri et poussé des cris, elle a fait se
pencher Ma sur Ba et le tirer par la manche avec un rien de l’espièglerie
d’autrefois. Et sortir les enfants dans les rues, qui ont couru et pataugé dans
les torrents nés de ce déluge et du débordement des gouttières des toits. Elle
leur a fait faire la course à des esquifs hâtivement bricolés dans des boîtes
d’allumettes et des coques de noix de coco.
Un courrier est arrivé de Rashid. Je ne me suis pas précipité pour
l’ouvrir. Il écrit à intervalles irréguliers des lettres brèves et décousues, en
envoyant toujours à Ma et à Ba le bon souvenir de Grace. Je transmets, sans
effet aucun, et adresse leur bon souvenir à Grace quand je réponds. Je
perçois son abattement dans les lettres qu’il écrit, et j’ai le sentiment que
mes réponses laborieuses sont tout aussi révélatrices. Quand j’ai fini par la
lire ce soir, la lettre disait que Grace l’avait quitté. C’était une lettre pleine
d’angoisse, et j’ai eu mal pour lui. Il restait dans mon esprit ce petit frère
bavard et bravache, vulnérable aussi, et j’ai eu mal en pensant à sa solitude
dans ce pays inconnu. J’ai commencé de lui répondre et finirai demain,
mais je m’aperçois que pour comprendre ce qu’il ressent j’ai repensé à
Jamila, et j’y ai fait allusion dans ma lettre. Je n’ai ni écrit ni prononcé son
nom depuis des années. C’est pourquoi je veux attendre demain, pour me
relire avec le jour et voir à quoi ma lettre ressemble.
Je ne pense pas que je vais leur parler de Grace, surtout pas à Ma. Sa
santé est fragile, elle respire avec difficulté et se plaint de douleurs.
L’infirmière à l’hôpital nous a dit que c’étaient les poumons et qu’on n’y
pouvait rien. Il n’y a pas de médecin pour l’examiner en ce moment, pas
avant plusieurs jours, pour une raison que nous n’avons pas réussi à
élucider. Le pharmacien a refusé de me délivrer quelque médicament que ce
soit avant de savoir de quoi elle souffrait. Elle peine à respirer à l’heure
qu’il est dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil, tandis qu’il peste,
allongé à côté d’elle. Je les entends tandis que j’écris ces lignes.
Cela m’a fait du bien de parler à Rashid de Jamila. J’ignore si ces mots
griffonnés pourront être utiles à quelque chose, mais ce que j’ai écrit à son
sujet lui montrera la bêtise des gens, ma bêtise. Peut-être lui enverrai-je ces
quelques lignes. J’ignore combien de temps encore je vais pouvoir écrire et
travailler, j’ignore ce qui se passera ensuite et comment nous allons tous
vivre. J’ai quasiment perdu l’usage d’un œil.
Je commence à trouver dans l’obscurité et le silence une manière de
bonheur suprême. Si nos dirigeants nous supprimaient la musique et
interdisaient la radio et la télévision, je ne pense pas que je le déplorerais.
Cela peut sembler mal d’interdire la musique, ainsi que le font les plus
austères Wahhabites, comme si l’on interdisait la gaîté et la vie, mais
j’aurais le silence en retour.

Le chagrin a ses bienfaits. Ma est partie voici quatre jours, et ce fut la fin de
ses souffrances. Ba semble avoir trouvé quelque énergie dans ce départ, il a
commencé à revenir sur le passé, à parler d’elle et de leur vie commune.
Farida est venue pour les funérailles et elle a apporté son livre. Ainsi enfin
ai-je pu découvrir ses poèmes. Elle en a lu un hier soir, Ba a écouté et
apprécié alors que j’aurais pensé qu’il pleurerait. C’était un poème sur Ma
du temps où nous étions enfants. Il a écouté et souri et dit que oui, que
c’était ainsi qu’elle était. Il veut que Farida l’aide à trier les affaires de
Ma. Je crois qu’il la veut simplement près de lui, pour lui tenir compagnie.
Je ne sais pas combien de temps il tiendra le coup. Il semble curieusement
plein d’énergie. Cela m’attriste qu’il ne puisse pas revoir Rashid avant de
partir à son tour. Cela m’attriste que je puisse ne pas revoir le petit Italien
avant que ma vue ne m’abandonne, ne pas l’entendre respirer à côté de moi
ni baragouiner dans son charabia.
La radio a rendu l’âme et nous n’avons plus les nouvelles. L’eau a été
coupée presque toute la journée, à cause d’une panne à la station de
pompage. Nous ne savons plus rien faire marcher. Nous ne savons plus
nous occuper de nous-mêmes, ni rien faire de ce qui nous est utile ou
agréable, nous n’avons même pas un pain de savon ou un paquet de lames
de rasoir. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Suite

Quelque temps avant de lire les carnets d’Amin, je participai à un colloque


organisé à Cardiff par quelqu’un que j’avais connu pendant mes études
supérieures et avec lequel je renouai récemment. Étudiants, nous rédigions
nos dissertations en même temps, suivions les mêmes séminaires de
recherche, jouions au squash deux fois par semaine. Nous étions amis, de
cette façon-là. Puis, entrés dans la vie active, nous avons pris des chemins
différents et complètement perdu le contact. Je n’ai plus ensuite entendu
parler de lui, ni ne suis jamais tombé sur des écrits dont il aurait été l’auteur.
Je suis d’ailleurs à peu près sûr qu’il pourrait dire la même chose de moi. Il
m’est bien arrivé de penser à lui, soit parce qu’un nom me rappelait le sien
soit pour tout autre raison accidentelle de ce type. Puis il m’a envoyé un
courrier électronique, ayant trouvé mon adresse sur le site de l’université où
une absurde vanité nous pousse à figurer. Il m’écrivait, disait-il, parce qu’il
se souvenait d’une conversation que nous avions eue au sujet d’Othello, et
qu’il avait été à l’époque si impressionné par mes propos qu’il avait tenté de
me persuader d’écrire sur la pièce. Il espérait dans son courrier que je
l’avais fait. Dans tous les cas, il organisait un colloque sur la sexualité
interraciale dans les écrits en langue anglaise, et il voulait savoir si
j’accepterais d’apporter ma contribution. Ce serait sympathique de se
revoir, ajoutait-il, et d’échanger des nouvelles. Je le pensais aussi, et lui
donnai mon accord.
Au lieu d’un texte sur Othello, que jamais je n’écrivis en dépit de sa
flatteuse suggestion, j’en proposai un autre sur race et sexualité dans les
œuvres des colons au Kenya. J’y faisais quelques observations simples
concernant la fiction et quelques essais, en montrant l’absence des
rencontres sexuelles dans ces écrits, comme de leur sublimation à travers
des témoignages de soutien peiné ou des rumeurs d’écarts tragiques. Au
cours du débat qui suivit mon intervention, j’évoquai l’histoire de Rehana,
ou ce que j’en savais, la présentant comme un exemple du type d’histoire
qui fait défaut dans ces textes. Je nommai la ville et l’époque approximative
où les événements s’étaient déroulés, soulignant les conséquences
inattendues qu’ils avaient eues pour sa petite-fille Jamila. J’ignorais alors le
nom de Pearce. Mon intervention n’avait rien d’extraordinaire, ni de
provocateur ni d’ambitieux, et tenait davantage d’une brève causerie sur des
questions qui m’intéressaient.
Il n’y avait que six personnes dans la salle, l’essentiel du public ayant
fait le choix d’un débat qui se tenait à la même heure sur William Faulkner.
C’est sans doute ce que j’aurais moi aussi choisi si je n’avais eu ma
communication à assurer. Après mon intervention, une personne s’est
approchée. Elle m’a félicité (cela fait partie des politesses convenues en la
circonstance), et m’a demandé s’il lui était possible de s’entretenir avec moi
de l’histoire de Rehana et de sa liaison avec un Anglais. J’ai attendu d’en
savoir plus, déjà sur la défensive. C’était une femme séduisante, qui
approchait la quarantaine, de quelques années plus jeune que moi. J’ai
attendu car je voulais savoir comment nous allions nous y prendre. J’étais
las, et prudent dans mes rencontres. Depuis Grace, je n’avais fait aucun
effort pour entamer une autre histoire sentimentale, ma vie s’en trouvait
triste et solitaire, mais elle était paisible et gérable. Je n’ai généralement pas
la vanité de voir en tout échange une tentative de séduction, c’est même
plutôt le contraire, mais il y a parfois des complications qui vont à
l’encontre de la séduction, des méprises, des blessures, une gêne. Alors j’ai
attendu.
Elle m’a expliqué que son grand-père avait été pendant une brève
période au début du siècle administrateur colonial dans une petite ville de la
côte kenyane, cette ville même que j’avais présentée comme étant celle de
l’histoire que Rehana avait vécue. Il avait laissé des notes sur cette époque
et dans ce court texte qui était resté inachevé faisait allusion à une liaison
entre une femme du pays et un voyageur britannique, sans cependant
donner de noms. Elle se demandait s’il ne pourrait pas s’agir de l’histoire
que j’avais évoquée, car la raison pour laquelle son grand-père relatait cette
affaire était que le voyageur anglais avait ouvertement vécu un certain
temps avec cette femme, ce qui était inhabituel. Il insistait également,
comme je l’avais fait dans mon intervention, sur l’impossibilité de telles
relations qui sont inéluctablement vouées à l’échec. L’amant anglais est
rentré dans son pays et la femme s’est attachée à un autre homme.
C’est ainsi que j’ai rencontré Barbara Turner.
Nous avons passé la soirée ensemble, et elle m’a donné une quantité
d’informations que jamais je n’aurais espérées. Son grand-père s’appelait
Frederick Turner, il rentra en Angleterre en 1903 et ne reprit jamais du
service dans les colonies. Christabel, sa femme, ne pouvait souffrir
l’Empire, et elle lui manquait trop pour qu’il poursuive dans cette voie. Il
s’était tourné vers le professorat et enseignait la littérature à l’université de
Nottingham où, poétesse aujourd’hui publiée, Christabel avait des
admirateurs et de l’influence. C’est à cette époque que Frederick Turner a
commencé la rédaction de ses mémoires. À chaque fois qu’il prenait la
plume, il inscrivait la date dans la marge. Le texte s’arrêtait à juin 1905.
Son premier fils, John, le père de Barbara, était né en juin 1905. C’est peut-
être la raison pour laquelle Frederick avait renoncé à poursuivre, comblé
par l’arrivée d’un petit être idéal. J’ignore si l’écriture de ces mémoires était
pour lui une chose sérieuse, ou si elle venait remplir le vide de ses journées,
ou bien apaiser des poussées de nostalgie qui se dissipèrent aussitôt que le
petit John vint au monde. Il avait alors sans doute également repris contact
avec Martin Pearce, qui vivait tout près à Newark. Ceci aussi avait pu être
une raison de renoncer à ces mémoires. Il ne voulait pas offenser un ami.
De fait, Martin et Frederick étaient devenus d’excellents amis, et même
après que Martin se fut installé à Londres où il avait accepté un poste de
chercheur au British Museum, les familles se rendirent visite et restèrent en
relation.
Rien là qui n’ait été dans l’ordre des choses. J’avais maintenant le nom
de l’amant anglais de Rehana et celui de l’officier colonial qui l’avait
recueilli. Que Martin Pearce soit devenu un orientaliste n’a rien de vraiment
surprenant, même si voir Frederick Turner en professeur de littérature
surprend davantage. Il ne pouvait pourtant faire pire que bien d’autres dans
cette discipline. Martin et Frederick ont tous deux survécu à la guerre par
chance. Martin fut envoyé en Mésopotamie comme spécialiste des
antiquités et Frederick resta à l’abri chez lui. Ce qui est moins dans l’ordre
des choses, c’est que la fille de Pearce, Elisabeth, ait été la mère de Barbara.
Elle m’a brièvement conté l’histoire de ces liens au cours de notre première
rencontre, mais elle m’en a dit davantage par la suite. Pour ce qui
m’intéresse ici, je me contenterai d’indiquer que la mère de Barbara,
Elisabeth, était la fille unique de Martin Pearce (bien que nous sachions que
cela n’était pas le cas), et qu’elle a épousé le fils aîné de Frederick Turner.
C’est Elisabeth qui a révélé à Barbara l’identité de l’Anglais qui avait eu
une liaison affichée avec une femme de là-bas. Après la mort de Frederick
(1940), Elisabeth s’est plongée dans ses mémoires et a demandé à sa belle-
mère, Christie Turner, si elle savait qui était l’amant anglais. Ton père, a-t-
elle dit. Martin Pearce avait alors lui aussi disparu (1939), et garder le secret
n’avait plus de sens. La mort était partout autour d’eux.
J’ai expliqué mon intérêt pour cette histoire. J’ai parlé à Barbara de
Jamila et d’Amin, mais elle n’a tout d’abord retenu, semble-t-il, que le fait
qu’il y ait eu un enfant, le fait que son grand-père ait eu une fille de sa
maîtresse indigène.
Elle s’appelait Rehana, l’ai-je reprise. Rehana Zakariya, pas sa
maîtresse indigène. Elle a donné à sa fille le nom d’Asmah, celle qui est
sans péché. Et Asmah a donné à sa fille le nom de Jamila, ce qui veut dire
belle.
« Jamila est ma cousine, a dit Barbara.
— Il y avait aussi deux frères aînés, ai-je ajouté.
— J’ai deux frères aînés aussi, a-t-elle dit. »
Quelques jours plus tard, la mère de Barbara, Elisabeth, m’a envoyé un
mot pour m’inviter à déjeuner. J’avais demandé à consulter ces mémoires,
et elle avait alors souhaité me connaître. Barbara n’était pas conviée.
Elisabeth ne voulait pas que je pense du mal de son père. Elle avait près de
quatre-vingts ans, mais elle était encore alerte et vive, presque imposante
par son physique, en aucun cas d’aspect fragile ou donnant l’impression de
quelqu’un de fatigué. Elle avait préparé un déjeuner léger mais raffiné : un
potage de maïs, du saumon rôti servi avec des épinards, et une tarte aux
pommes et aux épices. Barbara lui avait rapporté mon récit. Elle voulait en
savoir plus sur Jamila et sur sa mère. Je lui ai dit ce que je savais. Elle
ignorait qu’il y avait eu un enfant. Même Frederick l’ignorait, mais son père
avait dû savoir. Du moins savoir qu’elle était enceinte quand il l’a quittée
pour rentrer en Angleterre. Elle m’a demandé si je savais si son père avait
jamais écrit à Rehana et à l’enfant, ou s’il était allé les voir. J’ai répondu
que je ne savais pas. « Ainsi j’ai une sœur », a dit Elisabeth. Son mari, John,
aurait adoré. Il était mort deux ans plus tôt, a-t-elle indiqué avant d’ajouter
après une courte pause : « Je n’arrive toujours pas à croire qu’il est parti. »
Elle a demandé si sa sœur vivait toujours et si je connaissais son nom. J’ai
dit qu’elle s’appelait Asmah, mais que j’ignorais si elle vivait toujours. Elle
m’a demandé de lui écrire le nom, m’a demandé s’il y avait un moyen
d’entrer en contact avec Jamila, ou avec sa mère si celle-ci était encore en
vie. J’ai dit que j’allais me renseigner.
J’ai reçu et lu les carnets d’Amin peu de temps après, et j’ai compris
qu’en dépit du réel désir qui était le mien, je n’aurais pas été capable
d’imaginer l’angoisse dans laquelle ils avaient vécu. Alors j’ai su ce que
j’allais faire. Il était temps de retourner à la maison, si je puis m’exprimer
ainsi, de leur rendre visite, d’enterrer mes peurs, de demander pardon pour
mes manquements. Cela leur ferait plaisir, me ferait plaisir, et réveillerait en
moi des fibres et des nerfs restés en sommeil depuis trop longtemps.
Barbara m’a demandé si elle pouvait m’accompagner. « Pour quoi faire ?
ai-je répondu, surpris. Ce ne sera pas facile pour toi là-bas, les coutumes qui
diffèrent, l’inconfort. » J’ai dit cela parce que je voulais qu’elle insiste. Je
voulais qu’elle dise qu’elle souhaitait venir quelle que soit ma réponse,
parce qu’elle voulait être avec moi et partager tout cela. Je voulais qu’elle
dise que je lui manquerais si je partais longtemps, comme elle me
manquerait, elle. Elle me connaissait sans doute suffisamment à présent
pour savoir combien j’étais timide en réalité et que je désirais qu’elle
m’accompagne sans vouloir le lui imposer.
« Peut-être réussirons-nous à retrouver Jamila, a-t-elle glissé.
— Je ne sais pas, ai-je dit. Tout est éparpillé, dispersé aux quatre coins
du monde. Personne ne peut retrouver personne.
— Quelqu’un saura », a-t-elle repris. Elle avait lu ce que j’avais écrit.
J’en avais assez, et je le lui dis, assez de l’écriture, autres mémoires
abandonnés. Cela m’avait amené au point de vouloir aujourd’hui
redémarrer, de vouloir repartir. Même si ce n’était qu’une illusion, elle était
de celles qui font se sentir bien, et cela suffit.
« Je vais devoir envoyer un courrier pour expliquer que tu viens, pour le
cas où cela perturberait Ba. Il nous faudra dormir dans des chambres
séparées, tu sais », lui ai-je dit, et l’idée de cette comédie à nos âges nous a
fait tous les deux sourire.
Table

Partie I
Hassanali
Frederick
Rehana
Pearce
Pause

Partie II
Amin et Rashid
Amin et Jamila

Partie III
Rashid
Amin
Suite
Ouvrage traduit avec l’aide du Centre national du livre.

Titre original :
Desertion
© Abdulrazak Gurnah, 2005

Et pour la traduction française :


© Denoël, 2022

Couverture : © Flickr

Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DENOËL

Près de la mer, 2021


Paradis, 1995, 2021
Un matin de 1899, dans une petite ville côtière d’Afrique de l’Est,
Hassanali se met en chemin pour la mosquée dont il est le muezzin. Sa
marche est interrompue et son destin vacille lorsqu’il croise la route d’un
Anglais épuisé qui s’effondre à ses pieds. Cet homme écrivain, voyageur et
orientaliste, se lie bientôt avec le muezzin et lui raconte son existence
chahutée.
Rapidement, et malgré tout ce qui les sépare, l’étranger voyageur va tomber
fou d’amour pour la sœur d’Hassanali. De cette passion naîtra une fille, puis
une petite-fille qui auront aussi à subir les conséquences de cet amour
maudit. De l’Afrique coloniale au Londres des sixties, Abdulrazak Gurnah
fait entendre la fragile voix des réprouvés.

« Adieu Zanzibar est l’œuvre d’un grand


maître. »
The Guardian

Abdulrazak Gurnah est né en 1948 à Zanzibar, en Tanzanie. Il a enseigné à


l’université du Kent et il est l’auteur de dix romans. Il a reçu le prix Nobel
de littérature en 2021.

Traduit de l’anglais par Sylvette Gleize.


Cette édition électronique du livre
Adieu Zanzibar d’Abdulrazak Gurnah
a été réalisée le 5 mai 2022 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782207165454 - Numéro d’édition : 440556).
Code Sodis : U44685 - ISBN : 9782207165492.
Numéro d’édition : 440560.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

Vous aimerez peut-être aussi

pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy