Abdulrazak Gurnah - Adieu Zanzibar
Abdulrazak Gurnah - Adieu Zanzibar
Abdulrazak Gurnah - Adieu Zanzibar
Adieu Zanzibar
r om an
Traduit de l’anglais
Par Sylvette Gleize
Partie I
1
Hassanali
« Ici, il faut toujours se tenir sur ses gardes si l’on veut éviter les sales tours,
mais vous êtes bien placé pour le savoir », déclara Frederick avant de tirer
doucement, longuement sur son cigare. Il expulsa un abondant nuage de
fumée dont la vue l’emplit d’allégresse et de satisfaction. « Je dois le dire,
je suis ravi de votre retour dans le monde des vivants, mon cher Pearce.
Cela tient du miracle de vous voir si tranquillement assis là, quand on pense
à l’état dans lequel on vous a trouvé. Il faut me dire si je vous fatigue. Si
vous en avez assez. Je meurs d’envie évidemment d’entendre le récit de vos
aventures, mais nous avons tout le temps. Vous avez déjà formidablement
bien récupéré, il ne faut pas abuser de vos forces. Au moins, n’avez-vous
rien attrapé, semble-t-il. Mais ce soleil terrible pendant des jours, il y a de
quoi vous ficher de sacrés maux de tête. Enfin, vous n’êtes pas blessé en
tout cas. Et je dirais, mon vieux, que vous avez eu drôlement de la chance.
Il y a dans l’arrière-pays des bandits démoniaques. Vous aurez réussi je ne
sais trop comment à vous montrer, j’imagine, discret dans vos déplacements
en solitaire, sinon vous ne seriez pas là. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai
pensé qu’il s’agissait de quelqu’un de la mission en amont sur le fleuve, des
luthériens. Il y a eu des morts là-bas, vous savez, voilà quelques années. La
rumeur d’ailleurs continue de courir selon laquelle des bandes armées
d’Abyssins prépareraient de mauvais coups. Ces gens vivent de rapines et
réduisent à l’esclavage tous ceux qui croisent leur chemin. Vous avez
vraiment eu beaucoup de chance de ne pas tomber entre leurs mains, encore
qu’on risque moins en étant européen. N’importe qui d’autre se retrouvera
directement sur le marché aux esclaves d’Harar, mais ils savent que nous
n’apprécions pas ce genre de chose. »
Frederick tira de nouveau sur son cigare, puis d’une pichenette se
débarrassa de la cendre avec désinvolture sur le plancher de la véranda. La
brise était tombée avec la nuit, mais elle avait joué son rôle, et l’air était
humide et doux. Plus bas, la mer entrait dans la baie par longues vagues
courbes.
« Vous connaissez les Seychelles ? reprit Frederick avec un petit rire.
Drôle de question. Vous me l’avez posée en revenant à vous, vous vous
souvenez ?
— Oui, répondit Pearce avec un sourire las. Et vous m’avez répliqué :
“Je n’ai pas cette chance.”
— Hélas, non. Vous avez vu ces vagues ? Pas un écueil dans la baie, ce
qui est très rare par ici, à cause du fleuve qui se déverse à quelques
kilomètres au nord. Il n’y a plus rien ensuite jusqu’aux Seychelles, qui se
trouvent plein est. C’est de là que sont parties ces vagues. On dit l’endroit
magnifiquement préservé, malgré la présence des Français et des
missionnaires. Comme un paradis des mers du Sud. Et vous, vous
connaissez ?
— Non.
— Le coco de mer 1, articula en français Frederick, pensif. N’est-ce pas
tout à fait répugnant, l’idée qu’un fruit puisse par sa forme évoquer des
organes génitaux ? Faisons confiance aux Français pour découvrir des îles
où la flore est cochonne. D’ailleurs, ils ne les ont même pas découvertes, à
mon avis, c’est sûrement nous qui l’avons fait, mais voyant qu’on y trouvait
ce genre de fruit, il a fallu qu’ils s’y installent. »
Frederick remplit de nouveau son verre et lança un regard du côté de
Pearce, simple politesse, car il n’était pas question de le laisser boire, même
s’il en émettait le souhait. Il était affalé dans sa chaise longue, et, à la lueur
rougeoyante de la lampe à pétrole, Frederick ne sut trop s’il dormait.
« Merveilleux, murmura Pearce. La mer.
— Oui, c’est vrai. Et sur près de deux mille kilomètres, rien d’autre
jusqu’à vos Seychelles. Une mer si sage cependant. Tel est l’océan Indien
pour vous, du moins dans cette partie-ci, un étang paisible comparé au
redoutable Atlantique. Il est pourtant passablement rude avant que ne
tombent les vents du nord-est en novembre. On m’a dit que le port était
alors impraticable. C’était peu avant mon arrivée, mais même encore
aujourd’hui le vent peut souffler avec force. Je ne suis en poste ici que
depuis quatre mois, et la mer, oui, c’est vraiment le meilleur du pays. Pas
grand chose d’autre, en fait. Ce n’est pas que la terre soit mauvaise, mais
elle est sablonneuse et peu profonde. La pluie tombe en quantité suffisante,
mais on n’arrive pas à faire travailler les gens. Ils se refusent au moindre
effort. C’est la faute à l’esclavage, voyez-vous. À l’esclavage et aux
maladies qui les minent, mais à l’esclavage surtout. Esclaves, ils ont appris
l’oisiveté et la dérobade. Ils ne peuvent plus concevoir de s’impliquer dans
le travail, d’assumer des responsabilités, même contre paiement. Ce qui
passe pour du travail dans cette ville, ce sont les hommes assis sous un
manguier à attendre que les fruits murissent. Regardez ce que la compagnie
a fait de ces terres. Les résultats sont impressionnants. Des cultures
nouvelles, l’irrigation, l’assolement, mais il a fallu pour y parvenir
radicalement changer les mentalités. Il nous faut ici de grands domaines
britanniques, et quelque chose me dit qu’on ne va pas avoir à attendre
longtemps. Les propriétaires arabes n’auront bientôt plus d’autre choix que
de vendre.
— Oui », acquiesça Pearce.
Frederick sirotait son verre, tirant sur son cigare dans le silence
environnant, et quand Pearce émit un petit grognement il prit cela pour un
encouragement à poursuivre. « La ville a été plus ou moins à l’abandon
pendant un siècle après la construction de Fort Jesus par les Portugais et
leur transfert de tout vers Mombasa. C’était montrer bien peu de gratitude
de leur part, quand on y pense. Et puis, il y a une quarantaine d’années, le
sultan Majid de Zanzibar a eu l’idée lumineuse de redonner vie à la cité en
en faisant une colonie de plantation. En théorie, il régnait naturellement en
maître sur toute cette côte. C’est ainsi qu’il a envoyé sur place ses Arabes et
une troupe de mercenaires baloutches, en même temps qu’un millier
d’esclaves. Les récoltes furent excellentes une dizaine d’années durant,
alors de nouveaux esclaves ont été envoyés en renfort, et les gens d’ici ont
commencé à ratisser les environs pour s’en procurer d’autres. La ville est
redevenue prospère, d’immenses fortunes se sont constituées. Les Bohras
sont venus faire du commerce, et vous savez ce que je dis toujours : si un
marchand indien s’installe quelque part, vous pouvez être sûr qu’il y a de
l’argent à gagner dans le coin. La présence des Indiens remonte à
longtemps, ils étaient là avant que les Portugais ne viennent planter leur
croix. On va jusqu’à dire que le pilote que Vasco de Gama a embarqué ici
même pour atteindre Calicut était un matelot indien. Je veux bien le croire –
ou plus vraisemblablement que c’était un esclave indien. Car tout passait
alors par les esclaves, et même les esclaves possédaient des esclaves.
« C’est dans ces années-là que la compagnie a déposé ses statuts et
qu’elle a commencé à se mettre à l’ouvrage. Tout le monde a beau jeu de
dire aujourd’hui qu’elle n’avait aucune chance, mais j’imagine qu’alors cela
n’avait pas ce caractère d’évidence pour McKinnon et les siens. Sûrement
pas, en tout cas, pour le sultan de Zanzibar. Je ne crois pas que le sultan ait
été Majid à l’époque, j’en suis même certain. Peut-être était-ce Barghash,
ou plus vraisemblablement celui qui lui a succédé, le dément Mahound, ou
je ne sais trop bien. En tout cas, quel qu’ait été son nom, le sultan a voulu
profiter des méthodes de travail et du savoir-faire des Britanniques, et il a
demandé à la compagnie – ou quelqu’un en a fait la demande pour lui –
d’envoyer un de ses dirigeants gérer sur place les plantations. Ce fut une
grave erreur. La compagnie a dépêché un certain Tinkle-Smith, un nom
dans ce genre, qui a immédiatement libéré les esclaves et proposé de
remployer tous ceux qui désiraient prendre un travail rémunéré. Il a fixé le
prix de la liberté et offert de verser cette somme à chaque esclave qui
accepterait de s’engager auprès de la compagnie. Du coup, les esclaves ont
déserté toutes les autres plantations, et la plupart se sont enfuis, ils ne
voulaient plus travailler du tout. Ils sont partis dans l’intérieur et se sont mis
en congé au lieu d’accepter le travail rémunéré que la compagnie leur
offrait. À cette époque, même les esclaves savaient, dès la signature de
l’accord germano-britannique délimitant les zones d’influence, que la
souveraineté territoriale du sultan n’allait pas au-delà d’une quinzaine de
kilomètres à l’intérieur du pays. Il leur suffisait donc de parcourir ces
quinze kilomètres pour se trouver à l’abri. Résultat, les Arabes se sont
appauvris. C’était il y a quelques années à peine, huit ou neuf ans, mais on
peut voir un peu partout aujourd’hui les plantations désertées. Les fuyards
sont peu à peu en train de revenir, cependant, et nous les installons sur les
terres arabes laissées à l’abandon, non loin de la ville en direction du sud.
Cela a semé la discorde, mais les Arabes n’ont guère pu que maugréer et
déguerpir vers Mombasa. Et puis tout cela a rapidement pris fin, dès la
proclamation du Protectorat en 95. Oh, mon Dieu, mais vous dormez »,
s’interrompit Frederick en entendant Pearce ronfler doucement. Il se servit
un autre verre et ralluma son cigare.
Il allait lui accorder quelques minutes avant de le réveiller ; les
moustiques le dévoreraient s’il le laissait dormir sur la véranda. Peut-être y
était-il habitué, aux moustiques, aux bestioles, aux serpents. Pearce avait
sans doute quelque chose à cacher. Personne ne voyage seul ainsi, à moins
d’être envoyé en éclaireur pour une expédition, mais l’on a dans ce cas un
porteur ou deux qui vous accompagnent. Il se peut aussi qu’il ait été
dévalisé, ou abandonné par ses guides. Dans l’un et l’autre cas, cependant,
il aurait à cette heure déjà raconté ou laissé échapper des bribes
d’information. Frederick était retourné voir le dukawallah, accompagné
d’Hamis, son domestique, qui traduisait, et il avait questionné l’homme
jusqu’à en devenir presque violent, mais le grassouillet dukawallah avait
obstinément, bien qu’en larmes à la fin, maintenu que Pearce était arrivé
sans rien. Pearce avait bien évidemment une explication à donner, mais
Frederick le soupçonnait de s’abriter derrière son épuisement. Non qu’il
n’ait été épuisé, c’était l’évidence, sans le moindre doute. Il avait dormi
toute la journée, et voilà qu’il s’était de nouveau assoupi. Il n’avait réussi à
avaler que quelques cuillerées du bouillon préparé par le cuisinier. Peut-être
d’ailleurs n’était-il pas vraiment endormi, se dit Frederick, même s’il
ronflait doucement à côté de lui. Peut-être avait-il dû quitter l’expédition à
cause d’une indélicatesse qu’il avait commise. Il n’était guère, on l’imagine,
enclin à en parler dans ce cas. Frederick jeta un coup d’œil vers la silhouette
allongée, difficile à cerner à la lueur de la lampe à pétrole. Il y avait chez lui
une austérité que n’expliquaient sans doute pas entièrement ses privations
récentes, une certaine suffisance aussi, quelque chose qui sentait le labeur et
les principes moraux. Frederick se servit un dernier verre et résolut de ne
pas se laisser davantage gagner par les soupçons. « Ne t’emballe pas, mon
garçon, se murmura-t-il pour lui-même en souriant. Il ne faut pas que le
soda dicte sa loi. C’est peut-être un homme qui a vécu une expérience
extrême, une quelconque rencontre avec le sublime, et qui n’a pas encore
retrouvé ses marques. »
Frederick était assis à son bureau lorsqu’en milieu de matinée il entendit
Pearce dans le salon qui jouxtait la pièce. Il avait donné l’ordre de laisser,
en début de journée, toutes les portes ouvertes afin que l’air puisse circuler
et rafraîchir la maison. L’après-midi, les volets restaient clos en façade, et
l’on baissait les stores de la véranda pour empêcher le soleil d’entrer.
Frederick veillait à tous ces détails de la vie domestique, scrupuleusement.
Il aimait cela, il se répétait même le mot à lui-même, en détachant chaque
syllabe, comme pour se moquer. Scrupuleusement. Il savait parfaitement ce
qui avait été acheté, consommé, ainsi que la marge à accorder au
chapardage. Il remontait lui-même les pendules une fois par semaine et
vérifiait que toutes marquaient bien la même heure. Il surveillait
régulièrement le poids du lait pour s’assurer que le laitier indien ne le
diluait pas trop. Il aimait que les domestiques le sachent : il connaissait
exactement les tâches dévolues à chacun, était attentif à leurs ruses et
attendait d’eux qu’ils prennent ses préférences en considération. Ainsi
avait-il demandé à Hamis de prévoir un couvert de plus au dîner pour le cas
où Burton se présenterait, et savait-il qu’Hamis était entré dans la chambre
de Pearce à huit heures ce matin avec une tasse de thé, comme il l’avait
enjoint de le faire.
Ayant entendu Pearce dans le salon, il écarta le rapport sur les droits de
douane de l’année sur lequel il travaillait, et sortit le saluer. Il le trouva
adossé à l’un des piliers d’angle de la véranda, dans une flaque de soleil de
cette fin de matinée. Pearce portait une chemise et une paire de pantalons
qui appartenaient à Frederick et qui n’étaient pas à sa taille. La chemise
était trop grande et les pantalons huit à dix centimètres trop courts. Ce qui
lui donnait l’allure d’un pilleur d’épaves, d’un dilettante promenant sa
culture, ou d’un de ces aventuriers des mers du Sud qui peuplent les romans
de R. L. Stevenson, surtout ainsi pieds nus avec sa barbe hirsute. Cette
pensée fit sourire Frederick, car elle ne manquait pas de pertinence, il y
avait ce quelque chose dans l’attitude de Pearce, qui n’avait rien à voir avec
sa mise, comme une décontraction tranquille, une sorte de confiance.
« Vous ne devriez pas rester au soleil, vous savez, fit observer
Frederick. Après ce coup de chaleur, ou ce je-ne-sais-trop-quoi dont vous
avez souffert.
— Pardon, s’excusa Pearce en changeant de place avec obéissance.
Vous ai-je dérangé ? Je vous en prie, n’interrompez pas votre travail.
— Ravi du dérangement, répondit Frederick en l’entraînant vers la
fraîcheur de la maison. Je rédige un rapport sur la taxation des
marchandises, en comparant les chiffres de cette année avec ceux de l’an
dernier. Des statistiques indispensables, mais bien ennuyeuses. Prendrez-
vous un café ou un fruit avec moi ? Le café ici est délicieux, Hamis le
torréfie et le moud avec amour quotidiennement. Son grain n’est pas très
fin, mais il est extrêmement parfumé.
— Ce sera volontiers. C’est l’odeur du café qui m’a fait me lever, dit
Pearce.
— Formidable. Hamis va s’occuper de nous sans tarder. Comment vous
sentez-vous ? Vous me semblez beaucoup mieux, encore qu’à mon avis, il
vous aurait fallu davantage de ce bouillon du cuisinier.
— Je me sens beaucoup mieux, indiqua Pearce en caressant le poil de
son menton.
— Nous enverrons Hamis chercher le barbier, voulez-vous ? proposa
Frederick pour lui être agréable. À moins que ne préfériez conserver votre
barbe ?
— Non, non. Je l’ai laissée pousser pendant le voyage, pour ne pas
avoir à me raser tous les jours. Mais oui, je veux bien qu’on envoie
chercher le barbier, s’il-vous-plaît. »
Frederick attendit. Le moment était venu pour Pearce de conter ce qui
lui était arrivé. Pourtant il n’en fit rien, et Frederick jubila en secret. Il allait
l’y pousser, décida-t-il. Il était prêt à entendre son récit tout entier. « Je n’ai
malheureusement pas pu récupérer vos affaires, dit-il. Je suis retourné voir
le dukawallah et me suis montré très ferme, mais n’ai pas réussi à le fléchir.
Vous souvenez-vous de ce que vous aviez sur vous en arrivant ? Nous
pouvons encore le contraindre à révéler la vérité. »
Pearce secoua la tête avec lassitude. « Je n’avais rien. Mes guides m’ont
tout pris. Ils en ont débattu entre eux, c’est du moins ce que j’ai cru
comprendre. J’étais épuisé, je ne dormais plus de tant d’inquiétude. Et puis
la dernière nuit, j’ai cédé à un sommeil profond et ils se sont emparés de
mon fusil. Je les ai entendus se quereller et me suis réveillé. L’un d’eux,
assis près de moi, me pointait le canon sur la tempe. Ils m’ont plaqué au sol,
face contre terre, et m’ont retiré mes chaussures, ainsi que ma ceinture. Ils
m’ont tout de même laissé une outre d’eau et un sac de fruits secs. Ah, et
une tunique et une paire de sandales. Je les ai entendus s’éloigner, et déjà se
disputer entre eux. Ils n’étaient pas d’accord sur le sort à me réserver,
devaient-ils me tuer, ou me dépouiller sans plus ? L’un d’eux voulait cela,
me tuer, pour être sûr, les autres l’en ont dissuadé. Peut-être en étaient-ils
encore à débattre du bien fondé de cette décision de me laisser la vie.
— Les salauds, les bandits, s’exclama Frederick. Je vous trouve d’un
calme étonnant. J’aurais été en rage. Quand exactement cela s’est-il passé ?
Dans quelle direction alliez-vous alors ? »
Pearce eut un haussement d’épaules. « Je me dirigeais par ici. Nous
étions en chemin. Après leur départ, j’ai marché vers le sud. J’ai en fait
quitté une expédition qui faisait route en direction du sud-ouest et de
l’Ouganda. Les trois guides devaient m’accompagner jusqu’à la côte, mais,
pour une raison que j’ignore, sans doute ne souhaitaient-ils pas venir par ici
ou préféraient-ils être ailleurs. Je ne supportais plus ces tueries.
— Ces tueries ! s’étonna Frederick d’une voix stridente.
— Une expédition de chasse, expliqua Pearce. En grand. Trois
gentlemen anglais, l’un d’eux accompagné de son domestique personnel,
anglais lui aussi, et un chasseur blanc chargé de tout organiser. Le chasseur
blanc s’occupait de tout, des chameaux, des guides, des provisions, tel un
quartier-maître irascible le plus souvent. »
Pearce marqua un temps, il prit une grande bouffée d’air, rassembla son
courage : « Mr Tomlinson. Il se retirait le soir sous sa tente pour rédiger son
journal comme un forcené, avec l’idée sans doute d’écrire ses mémoires.
Les gentlemen se moquaient de lui sans arrêt. Leurs extravagances, leurs
récriminations le mettaient en fureur. J’avais fait la connaissance de l’un
d’eux à Aden. Son nom est Weatherill. Je ne sais pas si vous le connaissez,
il était en Inde. Une grosse fortune. »
Pearce s’interrompit de nouveau, il avait du mal à respirer. Lorsqu’il
reprit, ce fut plus lentement, en ménageant ses forces : « Je voyageais en
Abyssinie depuis quatre mois et Weatherill a montré un grand intérêt pour
tout ce qui touchait au pays. Il voulait savoir si nous comptions attaquer, à
présent que Ménélik avait mis les Italiens dehors. C’est un homme d’une
grande curiosité en dépit de son côté chasseur et cavalier, un homme d’une
étonnante vivacité d’esprit. Il voulait débattre de Rimbaud, savoir si l’on
parlait de lui en Abyssinie. C’est ainsi qu’il m’a proposé de me joindre à
son safari en Somalie. Je n’ai pas pu résister. Je me sentais en pleine forme
à l’issue de mes voyages, vous savez ce que c’est, peut-être ai-je été
quelque peu imprudent. Weatherill m’invitait, je n’avais rien à débourser.
Cela ne prendrait que trois mois de mon temps. Rien ne m’obligeait à
rentrer directement, et je connaissais mal la Somalie. Je n’ai vraiment pas
pu résister.
— Qui a lu Rimbaud ? Le lit-on encore aujourd’hui ? On connaît
davantage, je crois, le trafiquant d’armes que le poète de nos jours »,
commenta Frederick. Le récit circonstancié de Pearce le soulageait, il sentit
se dissiper ses doutes de la veille au soir. Hamis apporta un gâteau de riz,
des fruits et du café, qu’il disposa sur deux petites tables devant eux.
Pendant qu’on le servait, Frederick récita :
Rehana noua le fil autour du bouton qu’elle cousait sur la robe, puis le
coupa avec les dents. Elle prit un autre bouton dans la boîte de métal qu’elle
avait à côté d’elle sur la natte et le plaça face à la boutonnière suivante, tout
entière à son travail. Elle piqua l’aiguille dans l’épaisseur du tissu, puis
passa le fil dans le pied du bouton. Elle en avait ainsi déjà cousu six, elle en
était au septième, il lui en resterait deux autres après celui-ci. Malika était
assise, jambes étendues, sur la même natte à l’abri de l’auvent. Elle triait les
épinards en fredonnant ce qui semblait à Rehana être une berceuse. Peut-
être exprimait-elle par là son désir d’enfant, mais elle donnait l’impression
de ne pas savoir chanter autre chose. Du moins Rehana ne l’avait-elle
jamais entendu chanter que des berceuses et quelques qasidas durant
Maulid Nabi, ces qasidas que tout le monde connaît.
Rehana non plus n’avait pas la mémoire des mélodies, encore que
lorsque les femmes se déchaînaient à l’occasion des mariages, elle entrât en
transe avec les autres. Ce n’étaient pas vraiment, dans ces moments-là, ni
les paroles ni la mélodie qui comptaient, mais le vacarme qu’on faisait, et
les rires, et la danse. Les hommes n’étaient pas admis, bien que quelques
jeunes gens aient toujours cherché à regarder furtivement par-dessus un mur
ou à travers la fente d’un volet. Quand la danse commençait elle était
délibérément provocante. Avec des déhanchements exagérés, buste en
avant, les femmes moquaient une lascivité que la coutume leur interdisait.
Mais le plaisir venait quand on laissait son corps s’abandonner un peu. Tout
se passait dans la bonne humeur, et à ce souvenir un sourire vint à Rehana.
Peut-être que certaines femmes prenaient plus de plaisir que d’autres à
balancer les hanches, et elle avait quant à elle parfois ensuite l’impression
qu’elles avaient été comme des enfants bruyants dont on tolérait la
mauvaise conduite, car toutes les audaces étaient permises loin du regard
des hommes.
« Ils n’ont même pas rapporté la natte, tu as vu ? Ni le drap », dit
Malika, interrompant son fredonnement pour raviver sa propre indignation
et celle de Rehana, et revenir une fois de plus sur le sentiment qu’elles
avaient d’être maltraitées. Sa lèvre inférieure s’ourla, dessinant une vilaine
moue, mais le regard brillait, comme si l’humeur maussade faisait partie
d’un jeu. « Et c’était la natte qui servait aux repas. Ils sont arrivés ; ils l’ont
emballée et sont partis avec. Et en plus ils ont pris la shuka ! Tu vas
chercher un drap dans la maison pour couvrir le bonhomme et lui éviter la
honte… et qu’est-ce que font ces gens ? Ils arrivent sans saluer, sans même
un mot de courtoisie. Sans un salamalekum ou un hodi. Ils débarquent, ils
s’emparent de leur homme et ils s’en vont, avec la natte et avec tout le reste,
sans un regard ni à droite ni à gauche. Sans le moindre petit mot de
politesse. Cet Indien horrible, tu l’as vu ce banian, qui aboyait comme un
cabot devant son maître… et l’autre là, gonflé comme un furoncle, la tête
cramoisie, tout dégoulinant de sueur, avec ses bottes crottées sur la natte. Tu
les as vues ces bottes ? Elles te brisent les os du premier coup, surtout avec
les cuisses qu’il a, de vraies cuisses d’âne… Ses semelles étaient sûrement
ferrées et empoisonnées. Ce sont des tueurs, ces gens. Il avait l’air cruel,
non ?… quand il est revenu après et qu’il a menacé Hassanali, avec les
ordures qu’il a débitées. Et ce fouet qu’il avait à la main, et cette rage sur la
face, et ce cou gonflé et tout rouge. Wallahi, tu ne crois pas ? »
Rehana songea : « Mon père aussi était un banian », mais elle ne dit
mot. Elle émit un son étouffé en guise d’acquiescement, pensant que Malika
jouait en fin de compte un rôle en mettant tant d’indignation dans sa voix
pour dire que les femmes ne pouvaient rien à l’évidence contre les mauvais
traitements. Mais c’était vrai, l’Européen du gouvernement les avait
terrorisés lorsqu’il était revenu et qu’il avait agité avec impatience son fouet
devant Hassanali, et grondé contre lui en faisant d’eux tous des délinquants.
Mais sans parler de cette deuxième fois, il l’avait terrorisée dès sa première
apparition lorsqu’il leur était tombé dessus comme s’il les avait pris en
flagrant délit. Hassanali s’était précipité pour ouvrir la porte de la cour,
incapable dans son affolement de dire autre chose que mzungu wa serikali
amefika. L’Européen du gouvernement est là. Mais même alors, quand elle
s’était levée totalement paniquée, Rehana avait eu le sentiment de résister.
Quelle raison auraient-ils d’avoir peur ? Ils peuvent bien reprendre leur
cadavre. Elle n’avait jusqu’alors jamais vu ces gens-là, personne comme ce
rougeaud qui dans sa colère s’en était pris à eux. Le malade, quant à lui, ne
lui avait pas paru de façon frappante être un mzungu, il était plutôt une
complication et semait le trouble en apportant la preuve de l’incapacité
d’Hassanali devant la vie. L’homme aux bottes et au fouet était le méchant
des récits, celui qui détruit les nations. Quand le Bohra les avait agressés
verbalement, qu’il les avait accusés d’avoir volé le mzungu malade, tout le
monde alors s’était mis à pousser des cris et avait voulu expliquer ce qui
s’était vraiment passé et comment Hassanali avait fait appel à Mamake
Zaituni, la guérisseuse, et à Yahya, alias Brisejambe, et personne n’avait
rien trouvé à redire à cela. Ne vous en prenez pas à l’homme bon quand il
ne fait qu’essayer d’aider un pauvre fils d’Adam comme lui, avaient-ils
crié, ne lui faites pas de mal à tort. Prenez votre mzungu et sortez d’ici,
fidhuli we.
Ils étaient revenus dans l’après-midi, Hassanali n’était pas encore levé
de sa courte sieste. L’Européen était cette fois accompagné de son
domestique. Celui-ci avait tambouriné à la porté et hurlé des ordres comme
s’il annonçait l’arrivée d’un sultan. Ils étaient venus les accuser d’avoir
dépouillé ce mort vivant vêtu de guenilles. Tout ce qu’ils auraient pu lui
dérober, c’était son âme, et qui veut avoir à faire à l’âme d’un mzungu ?
Mais l’homme du gouvernement était encore plus remonté contre eux qu’il
ne l’avait été le matin même, au point qu’elle l’avait cru prêt à frapper
Hassanali. Il était allé jusqu’à lever son fouet au-dessus de lui et à le
menacer comme il l’aurait fait d’un enfant. Le domestique implorait
Hassanali, Mpe, mpe chochote. Humjui mambo yake mzungu huyu. Donne-
lui, donne-lui quelque chose. Tu ne sais pas de quoi il est capable. Hassanali
pensait qu’il réclamait une somme d’argent, et il avait demandé combien.
Nous n’avons pas grand-chose. Le domestique avait dit, non, non, rends-lui
tout ce qui appartient à l’homme. Alors Rehana était allée jusqu’au coin
réservé à la lessive, où l’on avait entreposé ses hardes en attendant de les
laver le lendemain, elle les avait rassemblées en un ballot qu’elle avait
tendu à l’homme au visage cramoisi. Le domestique avait fait un pas en
avant pour intercepter le paquet de vêtements. C’est tout ce qu’il y a, avait-
elle déclaré. Puis avec colère elle les avait conduits jusqu’à la porte, allez-
vous en. Partez d’ici.
« Pauvre Hassanali, dit Malika, sans arriver à réprimer un sourire
déloyal. J’ai cru que ses jambes n’allaient plus le porter. On l’entendait
claquer des dents lorsqu’il est rentré dans la maison. Et quand cet homme
horrible a commencé à le menacer de prison, j’ai failli fondre en larmes.
Mais Hassanali est resté là, tremblant, répétant humblement ce qu’il avait
déjà dit. Même l’Anglais savait que c’était la vérité. Et puis tu es sortie et tu
lui as demandé de partir… » Malika plaça alors la paume de sa main contre
sa bouche et se mit à pousser des youyous de joie avant d’applaudir.
« Pourquoi chercherions-nous à voler un frère ? Que possédait-il que nous
désirerions avoir ? Avons-nous l’air si misérables ? Le malheureux était
arrivé ici en haillons, apparemment mourant, et nous nous sommes occupés
de lui par bonté. Puis vient l’homme du gouvernement qui nous accuse de
lui avoir dérobé ses affaires. Qu’y avait-il à dérober ? »
Il y avait un carnet, de petit format, de ceux qu’on glisse dans la poche.
Il était pour moitié écrit, avec encore beaucoup de pages blanches. Rehana
l’avait découvert parmi ses hardes lorsqu’elle était assise près de lui et
qu’elle le nourrissait de miel et d’eau. Elle avait glissé le carnet dans la
poche de sa robe et, dans l’agitation du départ, n’avait pas trouvé un
moment pour le rendre, bien qu’elle ait senti son poids dans sa robe tandis
que les hommes s’affairaient. Plus tard dans l’après-midi, elle s’était
enfermée chez elle sous prétexte de se reposer après le choc et l’affront
causés par cette longue matinée, et elle avait sorti le carnet. Le matin, il
avait cogné contre ses cuisses à chaque fois qu’elle se déplaçait, mais elle
l’avait laissé au fond de sa poche. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle
n’en avait parlé à personne, peut-être voulait-elle d’abord savoir ce qu’il
contenait avant que quelqu’un s’en empare. Peut-être avait-elle honte ou
craignait-elle de paraître sournoise, dissimulée en volant un carnet sans
valeur à un homme mourant. Il était recouvert d’un cuir souple taché de
sueur, l’usure l’avait raidi. Elle l’ouvrit délicatement et découvrit que ses
pages étaient presque entièrement couvertes d’une écriture européenne,
serrée, raturée par endroits. Il y avait ici et là des dessins de boîtes, et de ce
qu’elle devinait être des maisons et des arbres. Bien que sachant lire, elle
était incapable de déchiffrer ce qui était écrit. Il s’agissait à coup sûr de
notes que son propriétaire avait consignées là, et non pas de prières ou de
dévotions que l’on aurait recopiées. Ces notes, pensa-t-elle, étaient le travail
de plusieurs mois, il les avait rédigées au cours de ses voyages et des
épreuves qu’il avait traversées. Elle a approché les pages de son visage et
humé l’odeur du cuir et de la poussière qui s’en dégageait, et l’odeur de cet
homme que le soleil avait brûlé.
« Et même après, ils n’ont pas rapporté la natte, reprit Malika avec une
nouvelle moue d’indignation exagérée. Pas plus que la shuka. Comme si
l’Européen pouvait avoir besoin de notre natte quand il a des tapis parfumés
sous les pieds. C’est un voleur, c’est tout. »
Rehana sourit de la sortie de Malika, ce qui fit sourire Malika aussi.
Rehana se disait souvent qu’ils avaient eu de la chance de la rencontrer.
Hassanali avait beaucoup de chance, sans aucun doute, mais elle aussi, qui
était condamnée à vivre avec son frère et l’épouse de celui-ci le restant de
sa vie. Jusqu’à ce qu’elle soit sûre. À moins qu’elle ne décide de se
remarier. Elle aurait pu tomber sur bien pis que Malika. Et tous autant qu’ils
étaient. Elle était si jeune, si aimante, si enjouée ; elle ne montrait pas la
moindre impatience dans son existence d’épouse cloîtrée. Et pourtant.
Malika ne faisait pas preuve d’un grand empressement à s’acquitter des
tâches ménagères, et il semblait à Rehana qu’elle était toujours prête à tout
transformer en jeu. C’était irritant parfois, puéril, mais tôt ou tard elle
arrivait à la faire sourire et à se la rallier.
« Ce n’est pas un voleur, rectifia Rehana. C’est un conquérant.
— C’était aussi une bonne natte. La natte qui servait aux repas.
— Ah, Malika, cesse de revenir sur cette natte, l’interrompit sèchement
Rehana, grimaçant pour couper le fil entre ses dents. Passe à autre chose,
petite. La nouvelle natte est mieux, elle a de jolies couleurs. Et le mzungu
du gouvernement avait marché sur l’autre avec ses bottes, et elle avait servi
à emporter l’homme malade, il aurait fallu, de toute façon, la changer.
— Il n’était pas malade, simplement fatigué, et puis c’était notre natte,
s’obstina Malika tandis qu’elle se levait, armée de son panier de feuilles
d’épinards. Ils auraient dû la rapporter. Et ils auraient dû rapporter ta shuka
toute neuve.
— Faut-il envoyer Hassanali les réclamer au mzungu ? demanda
Rehana.
— Tu l’imagines un peu ? » dit Malika avec gaieté, faisant trembler ses
genoux pour mieux mimer la terreur d’Hassanali. Elle riait encore en se
dirigeant vers la jarre pour laver les épinards, balançant paresseusement les
hanches en marchant, sans s’en rendre compte ou indifférente à l’effet
produit. Cela fit sourire Rehana. « Fais la belle, oui, tant que tu le peux »,
dit-elle dans un murmure.
Sa première pensée avait été pour lui, son mari, il était revenu malgré
tout et Hassanali l’avait trouvé et ramené à la maison. Non qu’il y ait eu la
moindre ressemblance, ni rien, l’idée l’avait traversée trop vite pour qu’il
soit question de cela. Hassanali avait ramené à la maison un voyageur
épuisé et tout de suite elle avait cru que c’était lui. Elle avait ressenti de la
peur et de la colère, en même temps qu’un début d’allégresse. Repensant à
ce moment, elle se souvenait à présent avoir aussi songé à lui, à ce à quoi il
ressemblait, à son sourire, à la sensation que lui procurait le duvet de sa
peau, tout se bousculait dans sa tête. Et puis elle avait compris que ce
n’était pas lui, et avait reculé, avec un sentiment de soulagement et de
dégoût. Le dégoût d’elle-même, pour n’avoir pas su n’éprouver que colère
et humiliation en songeant à lui, pour n’avoir pas été capable de contrôler le
désir que son corps avait de lui, pour le soulagement que lui avait causé
l’idée de son retour. Elle avait alors vu Hassanali planté là devant elle,
embarrassé comme toujours par ce qu’il avait fait, par ce qu’il avait ramené
chez eux, et elle n’avait pu contenir son irritation. Ce n’était pas de sa faute,
mais ça l’était aussi. C’était lui qui avait amené Azad à la maison. Rehana
attaqua le dernier bouton, et ne fit rien pour résister au flot de regrets qui
l’envahit à son souvenir.
Il avait dit à Hassanali venir de la même ville que leur père, et connaître
la famille. C’est ce qu’Hassanali lui avait rapporté en rentrant ce soir-là, une
fois la boutique fermée. Il avait dit avoir peut-être même entendu parler de
leur père lorsqu’il était encore en Inde, de ce jeune homme qui était parti
pour la côte africaine et n’était jamais revenu. Beaucoup partaient ainsi,
mais la plupart revenaient ensuite pour se mettre en quête d’une épouse. Il
s’appelait Azad. Il était arrivé à Mombasa avec le dernier mausim sur un
navire en provenance de Calicut. Leur capitaine avait réalisé des bénéfices
substantiels sur les marchandises qu’il transportait, des marchandises pour
la plupart commandées et payées en Inde. Nouveau dans le commerce du
mausim, il se montrait néanmoins prudent pour son premier voyage. Il
apportait aussi des tissus, des colifichets et du sucre de palme, pour les
vendre aux marchands d’ici qui escomptaient les écouler à l’intérieur du
continent, mais il avait du mal à constituer sa cargaison de retour et ne
disposait pas d’une marge suffisante dans ses profits pour pouvoir prendre
le moindre risque. Les capitaines de navire concluaient le plus souvent des
accords avec leurs fournisseurs, leur réputation et leurs relations
garantissant ces accords. C’est ainsi que le capitaine avait demandé à Azad
de rester sur place afin de lui servir d’agent jusqu’à ce qu’il revienne
l’année suivante, et de lui constituer sa cargaison de retour. Il y avait entre
eux des liens de parenté qu’Hassanali avait été incapable d’exposer avec
clarté, pour n’avoir pas écouté sans doute avec assez d’attention. Dans tous
les cas, telle était la profession d’Azad, organiser avec les marchands le
transport de leurs produits au nom de son capitaine et parent. Ce point était
important, le lien de parenté, qui exigeait l’honnêteté dans les transactions
et donnait à sa parole la valeur de celle de son frère, le capitaine. Non
qu’Azad ait été très au fait des usages en matière d’achats, mais il avait
l’aval du capitaine et faisait, pour sa part, du mieux qu’il pouvait. C’est ce
qu’il avait indiqué, et qu’avait rapporté Hassanali, tout sourire, ravi de
pouvoir exprimer tout le bien qu’il pensait du jeune homme.
Azad était en ville pour conclure l’achat d’un certain tonnage de simsim,
car comme chacun sait, l’on avait ici l’un des meilleurs simsim. Le
caoutchouc en provenance des nouvelles plantations des Européens n’était
évidemment pas accessible à des gens comme eux. Il partait directement par
les bateaux du gouvernement vers Ulaya où il servait à leur propre
consommation. Mais le simsim était bien là, ainsi que du tabac, des cuirs et
de la gomme aromatique, marchandises toutes d’excellente qualité. En ville,
il avait entendu parler de leur père. Pour être honnête, il avait entendu parler
de lui déjà lorsqu’il était à Mombasa, parce qu’évidemment il avait vécu là,
et que des marchands du Gujarât avec lesquels il traitait avaient prononcé
son nom. C’est ainsi qu’il avait entendu parler de leur père avant même
d’arriver en ville, et quand quelqu’un avait évoqué ici la présence
d’Hassanali, il avait eu l’idée de venir présenter ses respects.
Hassanali rapporta tout cela avec une fièvre qui surprit Rehana. Elle ne
pensait pas que l’Inde eût tant d’importance pour lui, ou, en tout cas, elle le
découvrit avec surprise. Leur père, qui s’appelait Zakariya, avait toujours
déclaré être un musulman parmi les musulmans, et que cela lui suffisait. Le
lieu où il était né, l’endroit d’où il venait, ce n’était ni ici ni ailleurs, tous
habitaient la maison de Dieu, dar-al-Islam, qui s’étendait aux montagnes et
aux forêts, aux déserts et aux océans, et tout y était pareil dans une même
soumission à Dieu. Il avait un don pour les langues, leur père, il parlait
couramment le kiswahili, l’arabe et le gujarati. Son kiswahili était presque
parfait. Non seulement il se faisait comprendre avec facilité, mais cette
langue il la sentait, il y cheminait avec une aisance et une assurance qui
relevaient de l’évidence. Comme pour la marche, c’était un acquis qu’il
avait si bien intégré qu’il lui venait naturellement. Durant les premiers
temps qu’il passa à Mombasa, lorsqu’il travaillait dans les entrepôts sur les
quais (il était venu par le mausim, lui aussi), il s’était fait des amis avec
lesquels il sillonnait la ville en tous sens comme s’il n’avait jamais connu
qu’elle. Les gens disaient que si on l’écoutait parler les yeux fermés, on le
prenait pour un natif de Mombasa, un vrai Mvita. Il récitait même par cœur
les poèmes de défi aux sultans de Zanzibar, qui avaient toujours cherché à
étendre leur pouvoir jusqu’aux plus petits villages et hameaux côtiers. Tout
le monde aimait chez lui le fait qu’il se soit adapté avec autant de facilité et
d’enthousiasme à ceux parmi lesquels il vivait, qu’il se soit montré aux
mariages comme aux funérailles avec les jeunes gens de son âge, qu’il ait
fait des courses pour ses aînés et accepté, comme s’il était l’un des leurs, les
remontrances de ceux qui mettaient leur nez partout. Peut-être y avait-il des
marchands du Gujarât qui le prenaient pour un renégat, mais ces gens-là
admiraient le talent et certains soupçonnaient une méthode sous ces dehors
spontanés. Mijotait-il quelque chose ? Ceux qui l’aimaient le menaçaient
toujours de lui trouver une femme afin qu’il n’ait jamais envie de les
quitter, mais ce ne fut pas nécessaire puisqu’il en trouva une par lui-même,
leur mère Zubeyda.
Rehana connaissait l’histoire de leur idylle par cœur, car l’un et l’autre
évoquaient cette époque depuis qu’ils étaient jeunes parents. Ils firent de
leur rencontre et de leur mariage une sorte de mythe, dont personne n’osait
ni ne voulait discuter avec eux, pas même tante Mariam, qui n’hésitait pas
en général à se moquer de ces sottises. Plus tard, après la mort si inattendue
de leur Ba, quand Rehana passa beaucoup de temps avec sa mère au cours
des trois années qui lui restaient à vivre, elle avait eu plus de détails sur la
façon dont ils s’étaient rencontrés et en étaient arrivés à s’aimer. Comment,
par exemple, il l’avait aperçue dans la rue et avait été séduit – elle ne l’avait
pas remarqué, car, craignant pour leur réputation, les jeunes femmes
n’osaient pas regarder les hommes quand elles sortaient. Comment il était
passé devant sa maison un soir, en espérant l’apercevoir, comment il l’avait
entendu chanter chez elle, sans qu’elle le sache, comment sa voix avait fait
naître en lui de tels sentiments qu’il avait compris qu’il était amoureux.
Comment cet amour secret en était venu à l’obséder au point qu’il n’en
restât pas longtemps secret, et que tout le monde sût et s’amusât de le voir
passer devant la maison pour la dixième fois de la journée. Comment elle se
saisit de l’occasion pour le regarder et, parce qu’elle avait aimé ce qu’elle
avait vu de lui, lui laissa voir finalement qu’elle le regardait. Comment un
jour elle lui avait souri dans la rue, et comment peu de temps après il avait
fait passer un message par l’imam de la mosquée Shimoni disant qu’il
désirait la rencontrer. Comment la mère de Zubeyda s’inquiétait, car le
jeune homme travaillait sur les docks et qu’elle ne savait rien de sa famille,
mais son père avait trouvé que c’était un garçon poli, et tout le monde
l’appréciait, bien qu’il fût indien (le père de Zubeyda aimait la courtoisie
qu’il considérait comme une vertu morale). Comment enfin elle lui avait dit
le trouver à son goût et bien vouloir de lui, et ce fut fait. Comment il s’était
montré timide dans les débuts, comment il chantait pour elle dans un
murmure, comment il la faisait rire.
Pour Rehana, tout ne se passa pas toujours si bien de leur vivant, mais
tels étaient les souvenirs que leur mère voulait garder de lui. Les dernières
années, il était devenu irritable et exigeait d’être obéi en toute chose, ce qui
rendait les autres anxieux et craintifs en sa présence. Son ouïe se mit à
décliner, et les douleurs qu’il avait parfois dans l’oreille altéraient son
humeur. Mais leur mère l’adorait, et tous l’adoraient. Il suffisait d’un
sourire ou d’une taquinerie de sa part pour qu’ils fondent devant lui. Il
suffisait qu’il parle d’un certain ton de voix et chacun alors savait qu’allait
venir une chanson ou un bon mot. Sa mort sans histoire – il était parti
paisiblement dans la nuit – fut un cataclysme. La maison changea, elle
devint plus vaste, plus vide. L’air même que l’on respirait parut s’être lui
aussi vidé de sa substance. Manquaient à Rehana ses bruits, sa voix, la
masse de son corps, sa présence, mais par la suite elle comprit que plus que
tout encore lui manquaient ses récits. Certains étaient connus, c’étaient les
récits que d’autres racontaient, peuplés d’animaux doués de parole et de
belles magiciennes, sauf qu’il les contait en leur ajoutant des variantes de
son cru, debout pour mieux mettre en scène ce qu’ils avaient de dramatique
et insister sur les plaisanteries. Hapo zamani za kale. Il y a de cela bien
longtemps. Elle aimait l’entendre prononcer ces mots, elle aimait sa façon
de raconter l’histoire du Cheval magique, surtout lorsque le jeune prince et
la jeune princesse s’élèvent au-dessus de la ville sur leur cheval d’ébène
pour s’en aller vers le royaume du père, au Yémen, dans la province de
Sanaa. Certains de ces récits, elle en était convaincue, étaient de sa propre
invention, mais il donnait toujours l’impression qu’ils venaient d’un même
fonds. Lorsqu’elle était enfant, il lui avait ainsi conté l’histoire de Zubeyda,
l’épouse d’Harun Rashid, qui chantait à merveille et que sa générosité avait
rendue célèbre. Elle avait construit des mosquées, et des routes, et des
citernes pour recueillir l’eau, une bénédiction dans un pays où règne la
sécheresse. « Voilà pourquoi j’ai épousé ta mère, avait-il dit à Rehana quand
elle était jeune, et parce qu’elle était jeune elle l’avait cru. Je savais qu’elle
s’appelait Zubeyda, elle était très jolie, et lorsque je l’ai entendue chanter
j’ai pensé que c’était la Zubeyda de la légende qui était de retour. » Puis une
nuit, celui qui emplit les tombes était doucement venu le chercher, les
laissant tous inconsolables et démunis face à ce silence qui était si nouveau
pour eux.
Non, il n’avait jamais paru ni troublé, ni intéressé par son « indianité »,
tant il était absorbé par la vie au quotidien de la famille et des voisins, et par
ses affaires. Ils avaient quitté Mombasa pour cette ville du nord à l’époque
où Rehana puis Hassanali étaient nés, et c’est ainsi que, aussi longtemps
que remonte son souvenir de lui, cette échoppe et cette ville ont constitué
son existence. Jamais il ne les a quittées pour se rendre ailleurs. Il en avait
assez des voyages, disait-il. Nul ne devrait avoir à voyager plus de quelques
centaines de miles au cours d’une vie, à moins d’être mu par la malveillance
ou l’appât du gain, et il avait eu son comptant de miles. Il aimait avoir ses
enfants dans la boutique, ou à une distance d’où il pouvait les regarder
jouer. Et chaque fois que c’était possible, s’il n’y avait pas de femmes en
visite à la maison ou une foule qui attendait devant le magasin, il
s’arrangeait pour prendre son repas avec Zubeyda et les enfants. Plus tard,
Rehana comprit ce qu’il y avait là d’insolite, qu’un père ait souhaité être
avec sa femme et avec ses enfants plutôt que de s’asseoir à l’ombre à
palabrer avec les hommes. Ce qui ne l’empêchait pas d’aimer cela aussi. Il
avait installé ce banc devant son échoppe où les gens s’asseyaient à
demeure, meublant leurs journées de conversations, de disputes et
d’interminables récits, riant et se provoquant les uns les autres comme des
enfants. Leur père aimait ces bavardages et les voix qui montaient d’un ton
et les moqueries volubiles. Ils aimaient tous cela, les hommes. On le sentait
à la violence joueuse qu’ils mettaient dans leurs paroles de dérision et de
mépris, à la joie que provoquaient les taquineries. Mais Rehana trouvait les
hommes intimidants, et leurs regards insistants, et elle remarqua que sa
mère tournait toujours à gauche en sortant de la cour sans jamais regarder
en direction du banc.
Par deux fois, il y a longtemps lorsqu’elle était enfant, Rehana était
allée à Mombasa avec leur mère et Hassanali. Leur père était resté pour
s’occuper de la boutique et faire la conversation aux hommes qui venaient
s’asseoir avec lui tous les jours. Elle était allée rendre visite à ses grands-
parents et à tante Mariam, et à oncle Hamadi et, même si lointain, le
souvenir de ces voyages était aussi vivace et lumineux que le soleil de ce
matin. Elle se souvenait de la traversée sur le dhow, du mouvement de la
houle, de la fraîcheur vivifiante des embruns tandis qu’elle s’accrochait au
bastingage, de sa mère silencieuse, nerveuse à côté d’elle. Elle se souvenait
du trajet à pied du port de Baghani jusqu’à la maison de ses grands-parents,
à travers les rues étroites et sombres d’où montaient les relents de cuisine,
l’odeur de la sueur et les parfums, et qui bruissaient de voix, et de rires, et
de vie. C’étaient les rues qu’empruntaient les femmes, les rues de derrière, à
l’écart des artères principales et des magasins, les rues sur lesquelles les
portes restaient ouvertes et où tous ceux qui les croisaient reconnaissaient
leur mère et la saluaient. En chemin, ces deux fois et à d’autres occasions
sans doute aussi, elle était si heureuse d’être de retour dans sa ville qu’elle
parlait à en oublier les caniveaux engorgés de déchets, qu’encrassait une
couche verdâtre, et l’état de délabrement des habitations. Elle expliquait à
Rehana à qui en revenait la faute si telle ou telle maison devant laquelle ils
passaient était en ruine aujourd’hui, ou bien comment ses anciens
propriétaires l’avaient perdue au profit des nouveaux. Elle expliquait que le
fils d’untel avait grandi sous ce toit. Elle lui parlait de ses amies d’enfance
qui avaient habité cette maison-ci, et celle-là, et qui, une fois mariées,
étaient parties vivre à Lamu, à Unguja, ou même à Ngazidja.
Mais leur père ne les accompagnait pas, jamais il ne retourna dans la
ville dont jusqu’à ses derniers jours il parla avec plaisir et jubilation, et qui
nourrissait tant de ses souvenirs. Mombasa était un peu ma ville, disait-il
souvent. Plus tard, Rehana se demanda si un événement ne s’était pas
produit pour qu’il ait refusé d’y retourner – une dispute, un déshonneur. Ou
bien était-ce que les notables indiens de Mombasa avaient désapprouvé son
mariage avec une Mswahili ? Rehana était elle-même beaucoup plus âgée
lorsqu’elle s’interrogea à ce sujet – et la désapprobation, elle connaissait. Il
y avait très peu d’Indiens du temps où elle était enfant, c’étaient pour la
plupart d’anciens soldats baloutches que l’on avait envoyés là pour
surveiller les esclaves des plantations. Et cela, jusqu’à ce que le sultan fou
de Zanzibar, Khalifa, ait fait venir pour gérer ces mêmes plantations un
Anglais qui les avait tous libérés. Il y avait aussi quelques commerçants
bohra, dont elle savait qu’ils travaillaient parfois comme agents pour le
compte de marchands établis en Inde et à Zanzibar, ce métier que leur
visiteur, Azad, avait dit exercer. Elle se souvenait des airs de mépris que
prenaient ces Indiens lorsqu’ils passaient devant la boutique de son père.
Sans doute parce qu’il s’était plaint des remarques qu’ils faisaient sur leur
mère. Rehana n’avait jamais personnellement entendu aucune de ces
remarques, mais elle imaginait qu’elles avaient trait au fait qu’elle n’était
pas indienne, et elle avait entendu son père s’emporter à propos du nom de
chotara dont on affublait ses enfants. Elle ignorait ce que cela signifiait,
mais elle savait qu’il s’agissait de quelque chose de laid. Elle le voyait au
regard mauvais que les Indiens posaient sur elle. Plus tard, elle apprit que le
mot voulait dire bâtard, l’enfant illicite qu’un Indien avait eu avec une
Africaine.
« Je ne veux rien savoir de ces mastiqueurs de noix de bétel qui
prennent des airs supérieurs, de ces buveurs de lait fermenté, avait dit leur
père. Regardez-les, ils ont la bouche cramoisie, toute tordue par leurs
vilaines pensées, ils raillent et raillent en permanence. J’étais las de ces
gens en Inde, toujours meilleurs que les autres, toujours purs, toujours dans
leur bon droit. Regardez où ils vivent, dans des pièces minuscules derrière
les entrepôts, comme des miséreux. Vous avez vu comment ils marchent
dans la rue en se branlant à travers le pantalon ? Ils n’amènent pas leur
famille ici parce qu’ils craignent qu’on les mange tout crus. Que croyez-
vous qu’ils se font entre eux ? Des enculeurs de chèvres, des dégonflés,
voilà ce qu’ils sont tous. D’ailleurs ils n’intéressent personne. Et pourquoi
je ne dirais pas ces mots devant les enfants ? Les enfants doivent savoir
qu’ils sont des enculeurs de chèvres, des langues de vipères et des moins
que rien. »
Non, il ne fut jamais trop préoccupé par le fait d’être indien, et les
dernières années il parlait le gujarati quand nécessaire, en exagérant le ton,
en prenant sa voix taquine, sa voix d’acteur. C’est ainsi que l’avait surprise
le fait qu’Hassanali ait été si soucieux de ces liens avec l’Inde qu’Azad
permettait de nouer. Peut-être que leur père avait eu avec lui certaines
conversations, seul à seul, et qu’avoir perdu ce lien l’angoissait, ou bien
peut-être que durant toutes ces années Hassanali avait ressenti pour l’Inde
un désir que leur père leur avait refusé, mais cela n’en restait pas moins une
surprise pour elle, une sottise aussi. Son frère était ainsi, soucieux des
choses les plus étranges, et parfois extrêmement naïf. Elle avait seize ans à
la mort de leur père, Hassanali en avait quinze, et le lendemain des
funérailles il avait rouvert la boutique et il l’avait tenue pour leur bien à
tous, avec courage et abnégation. Depuis tout petit, il aimait à compter et
peser, à ranger, à balayer, il traînait souvent du côté de la boutique à écouter
les récits oiseux des vieillards qui passaient leurs journées sur le banc.
Quand les affaires étaient calmes et que leur père sortait bavarder avec eux,
Hassanali se perchait sur la caisse avec l’air de victoire de celui qui
n’attendait que cela. De retour ensuite à la maison, il s’asseyait en silence et
écoutait leur mère se plaindre de sa santé, ou bien il se mêlait à la
conversation des femmes, le regard vide, comme rongé de l’intérieur.
Pourquoi n’allait-il pas courir les rues avec les garçons de son âge ? Puis,
quand il croisait son regard, qu’elle sentait brûlant d’impatience et
d’irritation, il détournait les yeux avec un doux sourire de culpabilité.
Le lendemain des funérailles, donc, il ouvrit la boutique, le lendemain
même, et il n’autorisa que rarement quelqu’un à l’aider. Leur père ne
permettait pas à leur mère ou à Rehana de travailler avec lui. Les gens ne
vous montreront pas de respect, prétendait-il. À présent, Hassanali refusait
obstinément leur aide lui aussi. Il se débrouillait, disait-il. Il n’avait pas
besoin de repos. « Tu n’es pas obligé d’être là toute la journée, lui opposait
Rehana. Ce n’est pas de ta faute, ce qui est arrivé. C’est la volonté de Dieu,
alhamdulillah. Ferme l’après-midi, quand tout est plus tranquille. Repose-
toi. Va voir tes amis. Tu n’es pas forcé de faire comme lui, et puis, même lui
savait prendre du bon temps. » Mais Hassanali ne fermait le magasin que
lorsqu’il lui fallait renouveler son stock ou à l’heure des prières le vendredi,
et il se contentait de sourire avec son air de culpabilité quand sa sœur ou sa
mère le sermonnait. Pour le reste, il passait ses journées derrière son
comptoir et ses soirées dans la réserve à déplacer, peser, emballer, les yeux
brillants d’une tragique agitation. Aussi, avec le temps, avait-elle eu du mal
à contrôler l’agacement qu’il lui inspirait, bien qu’elle sût qu’assurément il
méritait mieux. Il était ridicule, et il avait des peurs qu’elle ne comprendrait
jamais. C’est ainsi qu’elle jugea son enthousiasme pour cet Azad qui
connaissait leur famille en Inde. Une absurdité de plus, une obligation qu’il
se créait, sans que personne ne lui ait rien demandé. Pourquoi cet intérêt
pour l’Inde, quand leur père, qui était le seul d’entre eux à être indien, ne
voulait plus rien savoir de ce pays, et quand les seuls Indiens qu’ils
connaissaient les traitaient avec mépris ?
Azad revint le lendemain. Hassanali raconta qu’il était arrivé tout
sourire, qu’il avait dit le bonheur que lui avait causé leur rencontre de la
veille, l’émotion qu’il avait ressentie à avoir retrouvé le fils d’un homme
dont on pensait avoir perdu la trace. Aussi Hassanali l’invita-t-il à déjeuner
après les prières du vendredi. Il l’amena chez eux. Le vendredi, Hassanali
fermait boutique à midi et se rendait à la mosquée Juma pour la prière.
Après quoi il rentrait directement à la maison pour déjeuner et ne retournait
pas travailler avant 4 heures l’après-midi. C’était sa seule demi-journée de
repos dans la semaine. Rehana cherchait toujours à donner un air de fête à
ce repas du vendredi, qu’ils prenaient ensemble comme tous les autres
repas, même en la présence d’invités. Le vendredi, tous les vendredis,
Rehana cuisinait un pilaf de poulet, assaisonné de cardamome et de
gingembre, et parsemé de raisins secs. Elle le servait avec une assiette de
rougets frits ou de changu et d’une salade de radis blancs et d’oignons
kachumbar, d’une sauce au piment frais et de divers achards. Ceci
accompagné de fruits que l’on consommait avant, pendant ou après le repas.
Ce vendredi-là, elle balaya la cour, arrosa les plantes en pot, puis commença
à hacher les légumes et à mettre en route le repas en milieu de matinée. Elle
servirait les hommes et les laisserait. Jamais ils ne recevaient aucun homme
chez eux, si ce n’est un parent ou quelque ami de leur mère défunte, et elle
savait qu’Hassanali aurait été gêné si elle avait pris place à table avec un
homme qui leur était un parfait étranger.
Lorsqu’ils arrivèrent, Rehana portait son plus beau châle, qui lui
couvrait la tête et le cou. Elle se tenait, pour accueillir leur hôte, à la porte
de l’arrière-cour. Il lui serra brièvement la main en souriant de plaisir, et
balança la tête de droite à gauche pour dire à quel point il était heureux. Elle
les servit et se retira, se plaisant ensuite à écouter de loin la voix d’Azad si
pleine d’entrain. Il vint à la boutique tous les jours de la semaine qui suivit,
comme le rapporta Hassanali, puis il revint pour déjeuner le vendredi
d’après. Mais cette fois il demanda que Rehana se joigne à eux, ayant appris
que c’était ainsi qu’ils faisaient chez eux. Il avait un beau visage émacié. Il
était presque grand, et bien bâti. Plus grand qu’elle, qui était fluette, d’une
demi-largeur de main. Sa barbe était taillée avec soin, c’était un bel homme
à l’aspect propre et net, et Rehana comprit à sa manière d’être qu’il se
savait séduisant. Rien de très marqué, juste un lent sourire de contentement
lorsqu’il sentit qu’il avait plu. Et il lui plut, il ne pouvait pas ne pas l’avoir
remarqué. Quand il parlait, elle se surprenait parfois à l’écouter en silence,
le sourire aux lèvres, en contemplant intensément la mobilité de ses traits.
Il s’adressait à eux dans un kiswahili rudimentaire dont ils s’efforcèrent
d’abord de ne pas se moquer, mais Azad prit le parti d’en rire, s’exprimant
par gestes et répétant avec un zèle appuyé les mots qu’ils lui corrigeaient ou
lui soufflaient. Parfois Rehana reconnaissait sans aucun doute possible sa
voix légère parmi toutes celles qui traversaient la cour en provenance de la
boutique. Il s’y rendait apparemment souvent, et Hassanali parlait de lui
tous les jours, lançant régulièrement un regard entendu dans la direction de
Rehana. Pendant des semaines il vint ainsi très souvent le vendredi déjeuner
avec eux, il s’asseyait ensuite en compagnie d’Hassanali à l’ombre dans la
cour jusqu’à l’heure de la réouverture du magasin. Hassanali n’avait jamais
eu d’ami comme lui avec lequel il pouvait rester à rire à pleins poumons des
heures durant. Rehana ne pouvait s’empêcher de penser à lui, et, quand elle
l’entendait sans parvenir à le voir, elle ressentait dans la poitrine une
douleur qui ne pouvait être, pensait-elle, que du désir. Puis un vendredi, à
quelque trois mois de son arrivée parmi eux, le repas terminé, après que
Rehana eut débarrassé la table et laissé les hommes à leur conversation,
lorsqu’ils eurent fini de bavarder et qu’Azad s’en fut allé, Hassanali apparut
à la porte de sa chambre où elle se reposait et lui fit signe de venir. Azad
l’avait demandée en mariage, annonça-t-il sans pouvoir contenir un franc
sourire, ni parvenir à cacher son plaisir et à anticiper celui de sa sœur. Elle
sentit le sang lui monter au visage, et elle pensa d’abord que tout cela était
fou. Comment une chose tant désirée pouvait-elle lui arriver ? « Mais
regardez-la », dit Hassanali en riant, et il s’avança pour la prendre dans ses
bras. Alors, parce que c’était ce qu’elle désirait le plus, elle se sentit faire
marche arrière et, se dégageant de l’étreinte de son frère lui dit : « Attends,
attends, réfléchissons. »
Elle remarqua l’agacement d’Hassanali. Il resta aimable, accommodant,
toujours souriant, mais son sourire trahit un léger désarroi. Elle avait déjà
refusé plusieurs demandes en mariage. « Oui, bien sûr, il te faut prendre le
temps de réfléchir, lui dit-il. Mais… je pensais que… Est-ce qu’il ne te plaît
pas ? »
Elle hocha la tête avec humilité, timidement elle le reconnaissait. « Si,
répondit-elle, et elle sentit la chaleur lui monter au visage une nouvelle fois.
Je suis heureuse de sa demande… »
Hassanali rayonnait de plaisir, il tendit les bras dans sa direction.
« Attends, attends, dit-elle en reculant jusqu’au seuil de la chambre. Ce
n’est pas par suffisance… ni par vanité que j’hésite. Je me réjouis de sa
demande. C’est un homme bon, gai, poli et… séduisant. Mais nous ne
savons pas grand-chose de lui et des siens. Nous ne savons pas…
— Je sais que j’ai déjà pour lui les sentiments d’un frère, reprit
Hassanali avec obstination, et son euphorie marqua le pas. Je sais qu’il est
un ami enjoué et attentionné depuis le premier jour. Et je crois connaître
assez bien la vie pour être persuadé que c’est un homme fiable et… sincère.
J’ai honte de ta méfiance alors qu’il nous a témoigné tellement d’amitié. A-
t-il jamais été discourtois à ton égard ? Non, il s’est toujours montré correct
et digne, même si tout le monde a remarqué l’admiration que tu lui
inspirais.
— C’est vrai, dit Rehana, sans parvenir à réprimer un sourire.
— Bon, alors. Seul un aveugle n’a pu voir que tu aimais le regarder, dit
Hassanali, triomphant à présent, convaincu par la force de ses propres
sentiments et le sourire qui passa fugitivement sur le visage de Rehana.
— Oui, mais nous ne savons rien de ses… obligations.
— Quelles obligations ? Pourquoi ne pas accepter, puis nous pourrons
lui poser les questions que tu veux ? Je ne voudrais pas l’offenser. Je suis
convaincu que c’est un homme de bien, et je ne crois pas que tu pourras
trouver personne de mieux.
— Sa famille, lui opposa Rehana qui commençait à perdre patience.
Est-ce qu’il a déjà… une famille à lui ? Est-il marié ? Doit-il rentrer dans
son pays, ou a-t-il l’intention de vivre ici ? Ce n’est pas rien ce qu’il
demande.
— Marié, je n’y avais pas pensé », dit Hassanali, qui comprenait enfin.
Les trois demandes en mariage que Rehana avait déclinées avaient toutes
été le fait d’homme déjà mariés et qui cherchaient une seconde et, pour l’un
d’eux, une troisième épouse. Mais il s’agissait d’hommes plus âgés, qui
avaient eu des enfants de lits précédents, et désiraient raviver, revigorer les
plaisirs du mariage avec une nouvelle épouse plus jeune. Azad n’était guère
plus vieux qu’eux deux, et il semblait si insouciant et si gai qu’il était
difficile de l’imaginer marié.
« Si tu ne veux pas lui poser toi-même ces questions, nous pouvons
envoyer un mot à tante Mariam. Ainsi quelqu’un les posera à ta place,
puisque tu crains de les voir compliquer ta relation d’amitié.
— Non, objecta aussitôt Hassanali. Elle va le tourmenter et le faire fuir.
Et puis cela prendra des jours pour lui envoyer le message, et des jours
avant qu’elle ne se déplace jusqu’ici. Ce ne serait pas bien de le faire
attendre aussi longtemps. Non, je vais l’interroger. Je vais lui parler. Mais
puis-je lui dire que tu es heureuse de sa demande, aussi heureuse que je le
suis ?
— Dis-lui que j’en suis heureuse, oui », acquiesça-t-elle avec prudence,
plus très certaine déjà de l’insistance avec laquelle Hassanali le presserait
de répondre à ses questions.
Il la laissa pour aller ouvrir la boutique. Elle retourna dans sa chambre,
dont elle ferma la porte, puis elle s’allongea sur le lit avec l’impression de
suffoquer. Elle était prise de terreur, comme si on lui demandait d’accepter
quelque chose qui pourrait avoir des conséquences incalculables, en même
temps qu’elle souriait au souvenir d’Azad. La parcourut un léger frisson à
l’idée du contact, celui de son bras, de son épaule, puis elle ferma les yeux
et sentit son souffle sur son corps. Elle resta longtemps ainsi les yeux
fermés, perdue dans l’inventaire de ses étreintes.
Elle comprenait pourquoi Hassanali était si impatient, si désireux
qu’elle accepte la proposition. Elle avait vingt-deux ans, un âge déjà avancé
pour une femme qui n’était pas mariée. Elle savait qu’il s’inquiétait pour
elle et pour son propre honneur, car le célibat la rendait plus vulnérable à
l’inacceptable. Aux yeux d’Hassanali, comme aux yeux de tous, il aurait
échoué à la protéger si elle succombait à quoi que ce soit d’inconvenant,
tous deux seraient alors déshonorés. Il y avait des hommes qui faisaient
ainsi profession de séduire, et leurs victimes étaient en général des veuves
ou des femmes qui n’avaient pas trouvé d’époux et auprès desquelles la
surveillance des familles s’était relâchée. La situation n’était certes pas
encore à ce point désespérée, mais Rehana trouvait Hassanali inquiet. Il lui
avait dit quelque chose d’assez dur lorsqu’elle avait refusé la seconde
demande en mariage. À la première il s’était amusé de son refus, l’idée
même qu’Abdalla Magoti épouse sa sœur était ridicule, d’abord parce qu’il
n’arrivait pas à l’imaginer mariée, pensa-t-elle. Et puis il y avait du ridicule
chez Abdalla Magoti. Ce nom lui venait de ses genoux cagneux et de ses
jambes arquées, qui lui donnaient une démarche comique caractéristique. Il
avait déjà une femme et trois enfants, et tous vivaient dans l’arrière-salle
d’un minuscule café situé au fond d’une ruelle. C’était peu de temps après
la mort de leur mère, et peut-être Abdalla Magoti pensa-t-il que, se sentant
fragilisée, elle allait accepter la protection qu’il lui offrait. Hassanali avait
lui-même été pris de fou rire en l’entendant faire sa déclaration, et il sourit
avec bienveillance lorsqu’elle exprima son refus.
Le second refus l’amusa moins, ce qui fit rire cette fois Rehana à cause
des airs outrés qu’il prit. C’était au cours de l’un des longs séjours de tante
Mariam chez eux. À chaque fois qu’elle venait les voir, elle rendait visite
aux nombreuses personnes qu’elle connaissait en ville, elle était invitée aux
mariages, veillait les morts et recevait pour sa part plus de visites en
quelques jours que Rehana tout au long de l’année. Naturellement, Rehana
était tenue de l’accompagner. Il eut été bizarre et peu sociable de sa part de
s’en dispenser, tante Mariam d’ailleurs ne l’aurait pas permis. Elles se
rendirent un jour dans la maison d’un notable originaire d’Oman,
propriétaire terrien dans la région, ainsi qu’à Takaungu. Tante Mariam avait
un faible pour ces relations avec les gens huppés, et elle était aussi à l’aise
dans les grandes demeures de ce milieu qui n’était pas le sien que dans sa
maisonnette sans lumière (mais qui possédait une cour spacieuse dans
laquelle elle faisait pousser rosiers et jasmin) où elle avait vécue toute sa vie
de femme mariée, de veuve, et celle de tante dévouée. Rehana était toujours
surprise du nombre de personnes que comptaient ces vastes maisonnées, les
épouses, les parents, les domestiques. Certains étaient des esclaves, ou des
enfants d’esclaves qui avec le temps se considéraient comme faisant partie
de la famille.
Elles se trouvaient en compagnie d’une des épouses de la maison,
entourée de ses domestiques ainsi que de parentes, dans une pièce du
premier étage donnant sur une véranda. Une douce brise soufflait de la baie,
si bien que malgré la chaleur qui chatoyait en ce milieu d’après-midi, la
pièce était aussi fraîche que l’ombre d’un arbre à l’heure où le soleil se
couche. Une voix masculine se fit entendre de loin pour annoncer son
arrivée. L’une des femmes prévint qu’il y avait de la visite mais elle n’eut
pas le temps d’empêcher l’homme d’entrer dans la pièce. Toutes se hâtèrent
de se couvrir la tête, toutes à l’exception de Rehana, qui ne fut pas assez
rapide, et qui n’était de toute façon pas aussi pointilleuse sur le port du voile
que l’étaient ces femmes ibadites qui se couvraient jusque devant leurs
propres frères, c’est du moins ce qu’elle avait entendu dire. L’homme qui
apparut était trapu, il avait le teint mat et approchait la quarantaine. Il
s’arrêta dans l’encadrement de la porte, gêné. Ses yeux se posèrent un
instant sur Rehana et il se retira en présentant ses excuses. L’épouse qui les
avait reçues leur rendit visite quelques jours plus tard et les invita à revenir
la voir, l’on se revit ensuite encore une autre fois avant que le sujet ne soit
abordé ouvertement. L’homme, qui s’appelait Daud Suleiman, avait
demandé Rehana en mariage après l’avoir vue cette unique fois. La
demande fut transmise par tante Mariam, qui posa toutes les questions et
fournit toutes les informations à Rehana et à Hassanali. C’était un parent de
l’épouse du notable à laquelle elles avaient rendu visite, et tante Mariam se
perdit tant et tant dans les détails de la complexe relation de parenté que
Rehana cessa d’écouter. Elle avait déjà sa réponse. Sachant à présent de
quoi il retournait, elle se souvint d’avoir trouvé quelque chose d’abject dans
le regard de cet homme d’expérience, qui la jaugeait. Le mot « abject »
était-il trop fort ? Il l’avait, en tout cas, fait tressaillir et se détourner, et
même si elle n’avait pas alors analysé sa réaction, elle comprenait à présent
ce qu’elle avait lu dans ce regard et qui l’avait glacée. L’homme gérait pour
un propriétaire terrien une ferme près de Mambrui et, oui, il était marié et
avait quatre jeunes enfants, mais le logement à la ferme était spacieux et il y
aurait de la place pour tous. Il y avait aussi les avantages de vivre à la
campagne, les fruits et les légumes fraîchement cueillis, les œufs du jour. La
protection du propriétaire apportait aussi la garantie que l’on ne manquerait
jamais de rien.
Tante Mariam approuva en silence le refus de Rehana, puis elle lui
demanda de lui fournir des arguments pour pouvoir répondre à l’épouse du
notable. « Faut-il vraiment que je donne des explications ? Est-ce que je ne
peux pas simplement dire non ? » Il était, pensa-t-elle, impossible d’avouer
ce que ce regard lui avait fait craindre – qu’il ne cherche à la contraindre, à
l’écraser. C’était, selon toute apparence, un homme respectable et sûr de lui,
qui savait qu’il avait des devoirs dont il était soucieux de s’acquitter, et qui
lui demanderait de faire de même de son côté. Ce n’était pas qu’elle savait –
comment aurait-elle pu savoir d’après un si bref regard ? –, mais elle le
sentait, elle sentait qu’il voudrait lui dicter sa loi, la diriger, de la façon dont
son père l’avait fait et dont Hassanali croyait devoir le faire. Elle ne voulait
être la seconde épouse de personne. Jamais son père n’avait parlé de
prendre une seconde épouse. Pour quoi faire ?
« Je ne souhaite pas vivre à la campagne, finit-elle par répondre,
incapable de trouver meilleure explication.
— Pour qui donc te prends-tu ? Pour une princesse ? » lança Hassanali
d’un ton hargneux qui ne lui ressemblait pas, mais il ne parvint pas à
contrôler sa colère devant ce qu’il prenait pour un caprice. Il se leva et se
dirigea droit vers la porte de la cour. Après quelques pas il fit demi-tour.
« Est-ce vraiment si bien pour toi de vivre ici ? Tu vas dire non à cet
homme, qui t’a vue et à qui tu as plu, et qui peut subvenir à tes besoins, et
plus jamais personne ne te demandera après cela. Ils penseront que tu es
trop fière.
— S’il te plaît, petit, un ton plus bas, intervint sèchement tante Mariam.
— Il n’y a pas de quoi crier, de toute façon. C’est ma vie, ajouta
Rehana.
— Oui, c’est ta vie, et ce sera toujours ta vie, mais continue ainsi et cela
finira mal, reprit plus bas Hassanali dans un murmure de rage. Personne ne
te demandera plus jamais en mariage parce qu’on te trouvera vaniteuse, et il
n’y a vraiment pas de quoi l’être. Et puis un de ces hommes malveillants te
séduira et tu apporteras le déshonneur à la famille. » C’est ce qu’il avait dit,
avant de sortir comme un ouragan. Rehana resta le regard fixe et tante
Mariam demanda tout bas à Dieu de pardonner à son neveu cette funeste
pensée.
Ce qui survint quelques mois plus tard donna raison à Hassanali. Un
messager se présenta envoyé par Ali Abdalla, un négociant que tout le
monde appelait Msuwaki, on ne sait trop pourquoi. Ce messager était
porteur d’une demande en mariage concernant Rehana. Lorsque Hassanali
lui fit part du message, elle comprit qu’il se sentait à la fois triste et justifié
dans sa sombre prédiction. Peut-être avait-il honte pour elle. À leurs yeux,
Ali Abdalla était un vieillard, il avait soixante ans, une barbe blanche, et
faisait commerce de tout ce qui se présentait, il avait deux épouses et de
grands enfants quelque part en Arabie. Un parfum de scandale était attaché
à son nom. Rehana en ignorait les détails et ne voulait pas les connaître, ce
n’étaient pas ses affaires. Les gens inventaient toujours des ragots à partir
de rien. Sans doute avait-il formulé sa demande en raison du désir sexuel
qu’il avait d’une femme, lui qui était trop vieux pour s’autoriser l’indignité
de monnayer des rapports avec celles qui font le trottoir. Elle comprit cela.
Les Arabes d’un certain âge feignaient l’apitoiement lorsqu’ils concluaient
pareilles unions, ils choisissaient des veuves ou des divorcées qui n’avaient
plus beaucoup de moyens, et même parfois de belles jeunes femmes dont la
famille était couverte de dettes. La contrepartie financière était alors le plus
souvent négligeable, les familles voulant avant tout caser celle qui les
encombrait et lui donner une respectabilité. Tout se faisait au nom de la
compassion et de la bienveillance, loin de la luxure et de la cupidité. Voilà
pourquoi Hassanali avait honte pour elle, et peut-être honte d’elle – qu’elle
ait pu faire l’objet d’une telle proposition, comme si elle avait été sur la
paille.
« Je vais répondre que non, qu’en penses-tu ? Merci, mais non », dit
Hassanali, le nez dans sa tasse de café. Ils étaient assis sur la natte dans la
cour mal éclairée après un dîner froid composé des restes du déjeuner.
Rehana se sentait abattue, contrariée, et elle pensa qu’il en allait de même
pour Hassanali. Elle ne comprenait pas pourquoi elle éprouvait ce sentiment
de solitude et d’inutilité, de faute, pourquoi Hassanali avait l’air tellement
découragé, comme s’ils avaient tous deux échoué, comme s’ils avaient raté
leur vie. Elle aurait dû cuisiner quelque chose, ne serait-ce que des haricots
ou des épinards. Elle prit la résolution de ne plus jamais servir pareil repas,
de ne plus jamais laisser le riz et les légumes froids peser sur eux de toute
leur médiocrité.
C’est ainsi que lorsque Azad arriva dans leur existence en milieu
d’année, ce fut comme un cadeau inespéré, une bénédiction. Hassanali
aurait été heureux de l’avoir pour ami, il était fier de l’admiration qu’Azad
portait à Rehana, mais avait du mal à croire qu’il voudrait l’épouser. Il fut si
enthousiaste lorsque le jeune homme fit sa demande qu’il dut se retenir de
l’embrasser et de l’accueillir aussitôt au sein de la famille. Azad était jeune,
sympathique, ouvert, plein d’audace. Il avait parcouru des centaines de
milles marins et débarqué en terre inconnue, ce qui était courageux. Puis il
était resté pour travailler comme négociant sans même vraiment parler la
langue du pays, ce qui était encore plus courageux. Il était épanoui,
heureux, il leur avait témoigné une affection infinie, sans exiger la moindre
contrepartie. Hassanali les avait observés, lui et Rehana, avec une joie
narquoise et incrédule, notant, plein d’un espoir prudent, l’intérêt qu’ils
avaient l’un pour l’autre. En réalité, c’était plus qu’il ne pouvait espérer, et
il l’avait dit à Rehana lorsqu’elle lui avait demandé d’attendre, et de
réfléchir, et de faire appel à tante Mariam afin qu’elle vienne poser les
bonnes questions. « Jamais tu ne trouveras quelqu’un de mieux », avait-il
insisté, et elle savait qu’il avait raison. Quand Hassanali lui rapporta qu’il
avait interrogé Azad, et que celui-ci avait répondu ne pas être marié et
n’avoir d’autre désir que de vivre heureux auprès de Rehana, elle sourit et
donna son accord, puis écrivit à sa tante. Ils se marièrent le lendemain de
son arrivée.
Peut-être était-ce plus qu’elle ne méritait. Pendant des mois elle s’était
perdue en lui, comme s’il avait pris possession d’elle, comme s’il l’avait
transformée. Elle se sentait belle et forte, elle souriait en son for intérieur en
pensant à lui, elle se montrait tolérante face à toutes ces choses qui lui
avaient auparavant parues exaspérantes et mesquines. Jour après jour, elle
se réjouissait de ce corps à côté du sien, des étreintes de cet homme, de son
rire. Il voyageait pour ses affaires, mais sans que cela fût insupportable au
début, et à chacun de ses retours elle avait l’impression d’être encore plus
sienne. C’était tellement inattendu, ce sentiment d’intimité, cette proximité,
comme s’il avait fait partie d’elle, comme s’il avait été sa chair. Quand le
mausim finalement revint, et que débarqua le capitaine avec lequel il
travaillait, Azad se trouva très occupé, il se déplaçait beaucoup pour
superviser l’acheminement de toutes les marchandises qu’il avait négociées.
Ils ne le virent que rarement dans les dernières semaines.
Il avait indiqué qu’il allait devoir repartir avec le bateau, afin de
s’assurer qu’une fois les marchandises vendues il percevrait sa part des
bénéfices. Business is business, il faut veiller au grain si l’on veut être sûr
de bien toucher son dû, et ne pas se laisser escroquer. Le capitaine certes
était un parent, et il ferait en sorte qu’il soit effectivement payé, mais
l’argent corrompt les âmes les plus pures, et le capitaine lui-même, qui
n’était en aucun cas une âme des plus pures, pourrait être tenté. Aussitôt ses
affaires réglées, il serait de retour, et alors Rehana serait grosse de leur
premier enfant, espérait-il. Elle avait du mal à l’accepter, elle le supplia,
mais il l’apaisa. C’est ainsi que vivent les gens comme nous : les voyages,
le commerce, pour se faire une place au soleil. Je vais partir et revenir, et
avec un peu de chance je ramènerai certains des présents que Dieu garde en
réserve pour nous. Hassanali demanda à sa sœur de ne pas s’obstiner
sottement, et de cesser de mener la vie dure à Azad. Il en allait ainsi pour
tellement de gens d’ici, elle le savait. Quand les vents du mausim tournèrent
cette année-là, il alla s’embarquer à Mombasa, puis plus rien, rien depuis
cinq ans et sans doute à jamais.
Ils avaient pensé qu’il enverrait un mot dès qu’il le pourrait, mais il ne
le fit pas, et Rehana se mit à craindre que le bateau ait fait naufrage. Leur
père Zakariya leur raconta que c’était ainsi que son propre père avait
disparu, il avait péri pendant le retour du voyage du mausim, son bateau
ayant sombré dans la tempête en pleine mer d’Oman. Il avait fallu des
semaines avant que sa mère n’apprenne la nouvelle, et ce n’est que lorsque
les marchands eurent conclu au naufrage qu’elle dut se résoudre à sa mort.
Il s’appelait lui aussi Hassanali et, quand Zakariya fut en âge d’entreprendre
le voyage, il s’embarqua à son tour avec le mausim, peut-être à la recherche
de son père. Par chance il trouva en chemin son petit Hassanali, et
n’entreprit donc pas le voyage de retour, échappant ainsi à la noyade. Aussi,
la première pensée – terrible – qui traversa Rehana fut-elle que le navire
avait sombré avant d’arriver en Inde. Hassanali chercha à glaner des
informations auprès des uns et des autres, et l’on interrogea marchands et
marins. Non, le navire était bien arrivé à bon port, ils allaient donc voir
revenir le jeune homme avec le prochain mausim. Mais il ne revint pas, et
au bout de quelque temps Hassanali n’osa plus aller aux nouvelles. Azad les
avait abandonnés, il l’avait abandonnée, il était retourné à sa vie en Inde, se
moquant de l’amour de Rehana, de son désir, se gaussant de leur crédulité.
Mais elle n’était pas convaincue qu’il ne lui soit rien arrivé. Il pourrait bien
réapparaître un jour, et alors il leur raconterait les épreuves qu’il avait
traversées et qui l’avaient retenu au loin. Telle était la situation, bien qu’elle
ait su au fond d’elle-même, dès les premiers mois, qu’il ne reviendrait pas.
Des années durant, elle a ressassé le fait qu’il l’ait quittée, et il ne lui restait
que l’amertume aujourd’hui. Elle se laissait rarement aller à penser à
l’ivresse des premiers temps. Elle avait le sentiment de s’être fait duper et,
le souvenir qu’elle avait de lui virant à la rancœur, elle éprouva le besoin de
blâmer Hassanali, qui avait fait fi de sa prudence, bien que jamais elle ne le
lui avouât et que se taire lui pesât. Sa vie en fut bouleversée, ressentiment,
découragement, elle se levait tard, souffrait de son absence. Elle souffrait de
son absence en permanence, même si elle haïssait tout de lui – son
existence, son nom, sa voix. Elle s’occupait de la maison comme elle l’avait
toujours fait, mais sans goût à présent et avec intolérance, une part d’elle-
même s’était figée, alourdie, aigrie.
Tante Mariam leur rendait visite à intervalles réguliers comme elle le
faisait avant l’arrivée d’Azad. Elle s’était tenue à l’écart pendant les
quelque sept mois qui avaient suivi le mariage de Rehana, afin de lui laisser
l’espace et le temps d’être heureuse, disait-elle, mais une fois Azad parti
avec le mausim, elle revint les voir, pour tenir compagnie à Rehana et,
pensa-t-elle, être à portée de main en cas de grossesse. Mais il n’y eut pas
de grossesse, et, l’absence d’Azad se prolongeant, tante Mariam cessa de
poser des questions embarrassantes et tint à Rehana, lorsqu’elle désespérait,
des propos rassurants. Pour finir, ce fut elle qui prit la décision. Après
presque deux ans au cours desquels elle effectua de nombreux allers et
retours, Rehana et Hassanali étant toujours plongés dans la tristesse, elle
resta. Elle resta de Mfungo Mosi à Mfungo Mosi, une année entière. Elle
passa avec eux Muharram, Maulid Nabi, Miraj, Ramadhan, Sikukuu Ndogo
et Sikukuu Kubwa. Elle chantait même une chanson satirique sur l’invitée
qui s’incruste et s’incruste jusqu’à ce que l’on soit contraint de la mettre
dehors, les incitant ainsi à protester que sa présence ne les dérangeait pas.
Comme toujours lorsqu’elle était chez eux – et les années passant, rien
ne semblait changer –, elle continua de s’activer. Il y eut bien sûr les visites
qu’on recevait, et celles qu’on faisait. Ils vidèrent les matelas de leur kapok,
qu’ils mirent à sécher au soleil afin de le débarrasser des punaises et des
odeurs avant d’en bourrer un nouveau calicot. Elle fit réparer les fenêtres
qui donnaient sur la cour et passer les murs à la chaux. Hassanali se
plaignait des dépenses que cela occasionnait, mais avec le sourire. La cour
prit un aspect propre et neuf qui donnait aux plantes des formes plus
harmonieuses et rehaussait leur luxuriance. Tante Mariam se lança dans la
fabrication et la friture des samosas et des bajas qu’on lui commandait pour
des réceptions, en réservant une partie pour la boutique d’Hassanali. Les
pêcheurs se présentaient à la porte de la cour avec leurs chapelets de
poissons à vendre, et elle en discutait le prix comme si elle devait se fournir
pour un banquet, alors qu’une poignée leur suffisait pour accompagner leur
riz, leur cassave ou leurs bananes. Cela n’empêchait pas les pêcheurs de
revenir le lendemain et de vociférer devant la porte, proposant à l’occasion
un poisson qu’on n’avait pas demandé, pour le simple plaisir de marchander
avec tante Mariam.
Rehana ne pouvait rester au lit pendant ce temps-là, elle ne le souhaitait
même pas. Tante Mariam s’installa dans sa chambre et l’obligea à se lever
en même temps qu’elle, lui redonnant en douceur l’envie de s’activer. Elle
demanda à Rehana de lui lire chaque jour quelques pages du Coran, car ses
yeux la trahissaient à présent, et jamais elle n’avait vraiment réussi à
aborder les grandes sourates, et Rehana lisait si bien. À l’âge de dix ans,
Rehana était capable de lire le Coran du début à la fin, et elle en connaissait
des passages par cœur. (Bien qu’elle ait dû quitter l’école peu de temps
après, car elle commença à perdre le sang, ce qui devenait dangereux.)
Tante Mariam persuada Rehana de lui confectionner des robes, comme elle
le faisait pour son propre usage, et elle fit un tel éloge des résultats obtenus
que d’autres personnes souhaitèrent s’en faire confectionner aussi. Enfin,
elle sut convaincre Hassanali qu’il était temps pour lui de songer à prendre
femme. Elle ne l’exprima pas, ni peut-être même ne le pensa, mais une
femme pour Hassanali serait une compagnie pour Rehana, ce qui les
sortirait l’un et l’autre du désarroi dans lequel ils étaient plongés. Elle savait
exactement qui, dit-elle à Hassanali, pour le jour où il serait prêt, bien qu’il
valût mieux ne pas trop tarder à se décider. « Je t’épouserais bien, quant à
moi, plaisantait-elle, si je n’avais pas toutes ces demandes de riches
célibataires à examiner. »
C’est ainsi qu’arriva Malika, qui apporta le bonheur à Hassanali, et qui
changea leur vie. Rehana apprit à penser à Azad comme à une erreur qu’elle
avait commise, et contre laquelle elle était impuissante. Elle pourrait
essayer de faire annuler le mariage, mais à quoi bon ? Le temps jouait
contre elle. Il y avait dix ans que leur mère était morte, elle avait vingt-neuf
ans aujourd’hui. Vieille. Malika se tenait devant elle et s’apprêtait, ayant
lavé les épinards, à préparer à présent le poisson en fredonnant sa berceuse
ou l’on ne sait quelle chanson. Elle songeait sans doute à ce qu’elle et
Hassanali se feraient l’un à l’autre lorsqu’il rentrerait prendre du repos.
Depuis que Malika était là, il fermait la boutique deux heures durant après
le déjeuner, afin de se reposer. Cela faisait sourire Rehana, même si elle les
enviait aussi. Elle se leva de son siège et examina la robe qu’elle venait de
terminer et qu’elle tenait à bout de bras, la tournant d’un côté puis de l’autre
pour vérifier que tout était bien. Elle éprouva une certaine satisfaction à la
pensée de la femme qui lui avait commandé cette robe et qui allait venir la
chercher dans l’après-midi. Elle allait être contente, se dit-elle. Elle plia la
robe et se rassit, et ce faisant, elle sentit cogner contre sa cuisse le carnet
qu’elle avait pris au blessé. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle ait pu un
instant songer qu’il s’agissait d’Azad, l’homme qui lui avait appris le désir
autant que la haine, appris à se haïr elle-même plus encore qu’elle ne le
haïssait. Il n’était pas de retour, Dieu merci, car que ferait-elle s’il revenait ?
Et qu’allait-elle faire du carnet du mzungu ? Elle n’était même pas capable
de déchiffrer ce qui était écrit sans doute dans sa langue à lui. Il était
impossible de le jeter, car l’homme qui ramassait leurs ordures pour les
brûler les fouillait toujours dans l’espoir de trouver quelque chose à
revendre. S’il tombait sur le carnet, il l’apporterait à l’Européen du
gouvernement et les dénoncerait comme voleurs, anticipant une
récompense. Elle pourrait l’enterrer, mais s’il venait à être découvert, cela
passerait pour de la sorcellerie, ou la lubie hostile d’un esprit dérangé. Elle
allait devoir le garder sur elle comme un fardeau, le cacher jusqu’au
moment où on le trouverait, ou jusqu’à sa mort, et les gens s’amuseraient
alors de ce dérisoire chapardage de vieille fille.
4
Pearce
Alentour du délabrement
De cette ruine colossale, à l’infini et nus,
S’étendent les sables solitaires et étales.
Puis il soupira. « Je ne crois pas, vous savez. Je ne vois guère notre petit
édifice à terre. Je crois que tel sera l’ordre des choses encore longtemps.
Alors, mon bon monsieur, ne venez pas nous jouer les prophètes du
malheur. »
Martin sourit. « À propos, dit-il, fatigué à présent de façon bien
compréhensible, j’aimerais aller demain voir le marchand qui m’a recueilli
chez lui, pour le remercier lui et sa famille de leur bonté. »
Frederick eut l’air peu convaincu, mais n’en acquiesça pas moins de la
tête. « Je ne crois pas trop à leur bonté. Ils devaient espérer quelque
récompense.
— Je leur en donnerais bien une si je le pouvais, même si je préfère
penser qu’il s’agissait de bonté, dit Martin.
— Il y a beaucoup à dire sur la bonté », fit aimablement observer
Frederick. Il enleva ses lunettes et gratta distraitement une piqûre d’insecte
à son poignet. « C’est bien de vous montrer généreux. Vous pouvez
évidemment aller leur rendre visite si vous le désirez. Et je vous avancerai
ce que vous voudrez, si vous souhaitez leur laisser quelque chose, encore
que je ne pense pas que cela soit nécessaire. Nous sommes arrivés très vite
après qu’ils vous ont trouvé, juste avant qu’un de leurs sorciers
n’intervienne, en fait. Vous savez ce qui passe pour de la médecine ici ? On
blablate et on cautérise. Ils appliquent des cataplasmes n’importe comment
et brûlent les plaies au fer rouge.
— J’irais volontiers seul, déclara Martin d’un ton irrité. J’ai demandé à
Hamis ce matin de m’indiquer le chemin, cela ne paraît pas très
compliqué. » Le domestique de Frederick avait donné l’information de sa
façon laconique. Tu prends l’allée en face du grand arbre près de la tombe
du chérif, tu suis la rue jusqu’à un espace ouvert, et là à gauche c’est la
boutique, à droite le café, et de l’autre côté la mosquée. Cela paraissait
simple, mais Frederick ne voulut rien entendre. « Mon cher Martin, mon
bon ami, vous avez déjà frôlé la catastrophe, vous me semblez plutôt enclin
aux accidents et aux mésaventures. Peut-être un peu de prudence serait-elle
bienvenue, du moins jusqu’à ce que vous ayez retrouvé vos forces. Il est
hors de question que vous parcouriez seul le dédale de ces rues crasseuses.
Nous irons ensemble demain matin. »
Martin eût préféré s’y rendre par lui-même, déambuler sans hâte dans
les ruelles jusqu’à ce qu’il trouve la boutique, le café et la mosquée. « Je ne
voudrais pas d’une démarche solennelle, dit-il doucement, trop las pour
discuter.
— Il n’y aura rien de solennel, protesta gaiement Frederick. Juste merci
les gars, vous avez fait du bon travail, continuez. Puis retour à la maison
pour déjeuner. » Il sourit, plein d’indulgence et de bonne volonté, proposa
un autre verre à Martin, qui refusa, et s’en resservit un. « En ce qui
concerne vos affaires au sens large… si je puis me permettre, cher ami.
J’attends la poste, qui devrait maintenant arriver d’un jour à l’autre de
Mombasa, et je me demandais si vous auriez du courrier à expédier, des
démarches à effectuer. Vous êtes ici le bienvenu aussi longtemps que vous
le souhaiterez pour vous reposer, bavarder de Swinburne et de l’Empire
autant qu’il vous plaira. Je goûte fort votre compagnie et suis ravi de m’être
fait un nouvel ami, si j’ose me permettre. » Il leva son verre pour trinquer,
jovialement éméché.
« Merci, dit Martin, qui sentit les yeux lui picoter à cause de
l’ingratitude qu’il avait montrée par son impatience un moment plus tôt.
Vous avez été très attentionné. Je vais écrire au consul à Aden. Il connaît
mes instructions en ce qui concerne les bagages et les effets personnels que
j’ai laissés là-bas, il pourra également me faire transférer des fonds à
Mombasa. Si je peux m’imposer chez vous jusqu’à leur arrivée…
— Je vous en prie. J’apprécie de vous avoir ici. Mais pour l’heure, vous
m’avez l’air fin prêt pour une bonne nuit, déclara Frederick, puis il se
frappa l’oreille gauche avec humeur, et renversa un peu de son whisky.
Maudites bêtes. Ces foutus moustiques s’en donnent à cœur joie ce soir.
C’est à cause de ces va-nu-pieds qui dorment sur la plage, à coup sûr. Ils ont
dû amener ces bestioles avec eux. Leurs voix m’exaspèrent, ils braillent, ils
hurlent, quel tapage. » Il ralluma sa pipe à la mèche du briquet qu’il gardait
près de la lampe à pétrole et glissa dans son siège en poussant un soupir.
En face de chez eux, de l’autre côté de la rue, se dressait une grande bâtisse
qui menaçait de tomber en ruine. Le crépi extérieur disparaissait par
endroits, laissant à nu les blocs de corail et la terre qui leur servait de
ciment. Les volets de bois de certaines fenêtres tenaient par miracle, et des
rideaux en lambeaux flottaient dans l’air brûlant comme une invitation à
l’intimité. Parfois, des filets de pêche pendaient en façade. Les hommes de
la famille étaient pêcheurs, et il leur arrivait de rapporter chez eux leurs
filets qu’ils mettaient ainsi aux fenêtres sans qu’on sache trop pourquoi.
Tous ceux qui, nombreux, habitaient cet endroit entraient et sortaient sans
paraître remarquer le mauvais état du bâtiment, et les poules qui perchaient
dans tous les coins de l’escalier ne semblaient pas s’en soucier davantage.
Pour Rashid, cette maison sentait la décrépitude. Ses sens anticipaient déjà
les nuages de poussière que soulèverait l’effondrement de ses étages. Elle
sentait aussi les déchets de poisson, la fiente de volaille et l’haleine des
hommes, comme à l’intérieur de quelque chose de vivant. Il n’y avait pas
d’électricité, et, après quelques pas dans l’obscurité, on avait l’impression
d’un lieu vaste comme une grotte. Quand arrivaient les fortes pluies du
mausim, Rashid s’attendait que la bâtisse soit emportée par les eaux, mais
non. Elle restait debout, année après année, au bord de l’écroulement, têtue
comme l’histoire.
Leur maison à eux était élégante et claire, parce que leur mère l’aimait
ainsi. Son premier geste quand elle rentrait était d’ouvrir toutes grandes les
fenêtres pour faire circuler l’air, sans se préoccuper des souhaits des uns et
des autres, et elle posait sans discontinuer des questions qui mettaient tout
le monde à cran. Faut-il que je m’occupe de tout dans cette maison ? Elle
aimait cela aussi, ce rien de confusion, de pagaille autour d’elle, du moins
un temps.
Ils étaient trois : Rashid, Amin et Farida. Rashid était de deux ans le
cadet de son frère Amin, qui avait lui-même deux ans de moins que Farida,
leur sœur aînée. Deux ans, un mois et douze jours. Amin aimait à énumérer,
à compter et à scander ces jours pour mettre Rashid en colère, du temps où
ce genre de chose avait encore le pouvoir d’agacer et de diminuer. Deux
ans, un mois et douze jours, et il en serait toujours ainsi, quoi qu’on fasse,
quoi qu’on dise, à jamais. Il y eut une époque où Amin pouvait répéter cela
à l’infini, sans se lasser, sans montrer la moindre pitié, encore et encore, et
allez savoir pourquoi, cela blessait Rashid, au point qu’à la fin il se jetait à
terre et sanglotait. Alors Amin se taisait et regardait son frère tout secoué de
sanglots, terrifié par l’abîme d’angoisse où il le voyait plongé. Comment
cette souffrance pouvait-elle venir de ses taquineries ? Comment de tels
sanglots pouvaient-ils même sortir du petit corps de Rashid ? Il le caressait
doucement pour le calmer, s’asseyait à côté de lui et l’apaisait, fasciné par
ce drame sublime.
Amin avait d’autres moyens encore de tourmenter son jeune frère, mais
qui ne furent bientôt connus que d’eux seuls, l’intervention de leurs parents
ou de Farida les obligeant à garder ces tortures secrètes. Ce n’étaient pas
vraiment des tortures – ni blessures ni contusions, pas d’humiliations, juste
des mots et des rires moqueurs, avec parfois des bourrades ou des vols au
grand jour (de billes ou de bonbons), et un désir irrépressible qui n’était pas
négociable d’être le premier. Rashid comprit très tôt que ces tourments, il
ne pourrait les éviter, ils étaient le prix à payer pour l’amour de son frère,
nécessaires au rituel de leur intimité. Il ne suffisait pas toujours que Rashid
se montre docile et obéissant presque en tout. Parfois Amin souhaitait
parader, étaler sa toute-puissance, être obéi sans restriction, même si avoir
simplement le dessus le satisfaisait le plus souvent. Ce rapport de brutalité
fut à son comble durant leurs plus jeunes années. En grandissant, Rashid
devenant moins malléable, Amin dut se poser, montrer plus de finesse et
dissimuler sa domination, dissiper habilement les moments de révolte.
Certaines personnes rendirent plus difficile à Amin le renoncement
compliqué à cette ascendance qu’il avait sur son frère, en se comportant
avec eux comme s’ils étaient à l’opposé l’un de l’autre. Pendant un temps,
Farida eut tendance à faire l’inverse, feignant de les confondre parfois. Les
autres dans leur ensemble, des parents proches et moins proches jusqu’aux
voisins les plus éloignés et aux connaissances les plus vagues, ceux-là les
traitaient simplement comme deux êtres différents.
Mais dans une petite ville, il n’y a pas de voisins vraiment éloignés ni
de connaissances vraiment vagues, tout le monde se connaît. Dans tous les
cas, personne n’était disposé à renoncer au droit que chacun a de cancaner
et de s’occuper des affaires des autres, de se scandaliser des manquements
de celui-ci et des négligences de celui-là, ou d’attendre encore d’un
troisième qu’il attire le malheur sur les siens, croyez-moi. Certains n’étaient
pour les deux frères que des visages familiers croisés dans la rue, des
visages sans nom, sans histoires auxquelles les rattacher, mais qui
n’hésitaient pas à donner leur avis ou à distinguer entre l’un et l’autre. Ils
étaient différents, certes, dans ces petits riens qui en disent long sur ce qui
fait de nous des êtres à part entière, uniques quand bien même on suit le
troupeau, mais le comportement à leur égard était à l’emporte-pièce. Amin
était l’aîné et Rachid le cadet. Farida ne comptait pas dans l’équation
puisqu’elle était une fille, et donc perçue différemment, avec un autre
calendrier de transformations et d’espérances. Pour les frères, cela se
résuma ainsi dans un premier temps : il y avait l’aîné et puis le cadet. Mais
à partir de là se forgea un ensemble imperceptible de prérogatives et
d’interdictions qu’il fut difficile de changer lorsqu’ils grandirent.
À la maison Amin était toujours Amin, mais Rashid devait répondre à
des diminutifs divers. Très jeune, ce fut Shishi ou Didi, ou même Rara,
surnoms tous inconsidérément inspirés des difficultés qu’il avait lui-même à
prononcer son nom. Très tôt il apprit à s’exposer aux outrages, à prêter le
flanc à la moquerie. Il devint ensuite Kishindo, ce qui veut dire tapage, car
on le trouvait bruyant et agité. Kishindo kishafika. Pour certains, ces
surnoms sont un signe d’affection, et ceux qui n’en ont jamais eu envient
même ceux qui en ont, car ils pensent qu’on ne les aime pas, ou pas
suffisamment. Mais Rashid lui s’en irritait, il y sentait davantage la
moquerie que l’affection, et haïssait le rire général que déclenchaient ses
protestations. Surtout il haïssait le fait de ne pouvoir s’affranchir de tout
cela et rire avec les autres lui aussi. Il lui fallait lutter pour ne pas s’enfuir
en pleurs de la maison quand commençaient les moqueries. Plus tard, il fut
Mtaliana, l’Italien, surnom qui lui resta le plus longtemps.
Voici comment il acquit ce surnom-là. Son oncle Habib, le frère de son
père, travaillait au bureau des consignations dans le bâtiment des douanes
sur le front de mer. Amin et Rashid se postaient parfois devant l’entrée
principale, juste pour le voir assis à son comptoir, avec la grande pendule
accrochée au mur derrière lui et les ventilateurs qui vrombissaient au
plafond. C’était en rentrant de l’école coranique, quand ils faisaient le
détour par Forodhani et le bord de mer. Ou bien pendant les vacances
scolaires, quand les enfants et les jeunes gens sont livrés à eux-mêmes et
explorent la ville dans tous ses recoins. Lorsque l’entrée n’était pas
encombrée par les marchands et les scribes, ils franchissaient la grande
porte et restaient dans le hall au sol carrelé, minuscules entre les piliers,
sous l’immense verrière qui éclairait la salle d’une lumière d’aquarium. S’il
n’était pas trop occupé et qu’il les apercevait, oncle Habib leur faisait signe
d’approcher et se penchait par-dessus le comptoir pour leur serrer la main.
Ils rayonnaient alors de plaisir, tout gonflés d’importance.
Ils avaient plusieurs oncles, mais celui-ci était le plus prestigieux car il
avait combattu avec les forces britanniques en Abyssinie. À la maison, ils
avaient une photographie encadrée de lui en uniforme, le bord du chapeau
ramené en arrière à la manière des colons européens, avec la mentonnière
qui lui mordait les joues. C’est lui qui donna à Rashid l’édition de poche
d’un guide de conversation en italien.
Oncle Habib le tenait d’un agent de la compagnie automobile qui se
lançait dans le commerce des vespas. C’était l’époque où ces petits riens
servaient à gagner la bienveillance des agents subalternes, l’époque où ces
présents se faisaient ouvertement sous la verrière verte de la salle aux
piliers du bâtiment des douanes, face aux énormes portes cloutées qui
donnaient sur la promenade du bord de mer. (Le bâtiment des douanes est
toujours là, je crois, même s’il est aujourd’hui sans doute devenu un café
pour touristes et s’appelle Le Perroquet Bleu ou Le Marlin Bleu, ou je ne
sais quoi de bleu.) À l’époque, l’agent de la société Kapadia Motors pouvait
faire cadeau d’un guide de conversation en italien, d’une affiche
représentant Venise et ses canaux ou des cyprès au flanc d’une colline
toscane, et hâter ainsi ses démarches auprès du fonctionnaire des douanes.
S’il y avait un aspect furtif dans ces échanges, c’est parce que ces babioles
étaient précieuses. Elles témoignaient d’un monde lointain, toujours plus
propre et plus radieux que celui sombre et familier du quotidien. Ce monde
lointain n’était pas forcément européen. Le cadeau pouvait être un
calendrier japonais, avec ses maisons de papier délicatement illuminées et
ses buissons éclatants d’azalées nains. Ou bien du raisin du Liban,
enveloppé dans du papier de soie et présenté dans une boîte estampillée
d’un cèdre, ou des dattes d’Irak dans un emballage représentant une oasis.
Rien d’indien, qui faisait partie de l’odorant quotidien. L’Europe était
cependant ce qu’il y avait de mieux. Le monde européen était distant,
intimidant de façon compliquée, et ces souvenirs comme des morceaux de
son grand corps tentaculaire, que l’on manipulait et consommait avec
avidité. L’agent ne voulait pas que le déleste de ces précieuses babioles le
premier venu à l’œil brillant d’envie, et qui ne ferait rien pour lui.
À notre époque plus vorace, de tels présents seraient blessants. Ils ne
feraient qu’accentuer l’irritation et les retards. Le fonctionnaire se
souviendrait d’un travail urgent qui l’appelait ailleurs, et, quand enfin il
serait disponible, peut-être ferait-il des difficultés. Il pourrait, à la réflexion,
entreprendre une recherche méticuleuse concernant l’expédition, observer à
la lettre les procédures administratives, qui sait même songer à des
poursuites pour infraction à un règlement jusqu’alors inconnu. Cela ne veut
pas dire que le présent requis devait être considérable au point d’être déposé
sur un compte numéroté en Suisse, pas dans le cas d’un agent des douanes,
encore que cela dépendait du lieu où l’on se trouvait et de ce que l’on avait
à expédier. Non, il n’avait pas besoin du tout d’être considérable, et l’on
n’attendait bien souvent qu’un geste élégant, un signe de gratitude, un petit
rien nécessaire à l’estime de soi et aux à-côtés que le maigre salaire du
fonctionnaire ne lui permettait pas. Car, bien évidemment, la famille élargie
avait des exigences sans fin, et même les cigarettes étaient chères.
Qu’est-ce qui a à ce point changé pour que notre époque soit devenue si
indocile, ce qui n’était pas le cas auparavant ? Qu’y avait-il de si différent
alors pour qu’oncle Habib ait accepté un manuel de conversation et une
affiche avec tellement de plaisir et accéléré de bonne grâce les affaires de
Kapadia Motors, lui qui aujourd’hui se montrerait cupide et sans doute
mesquin ? Les Britanniques étaient partis, voilà. Du temps de leur présence,
ils menaient tout à la baguette, like a school for monkeys, comme on dit
dans leur langue. Ceci n’est pas autorisé, cela est interdit. C’est mal, mal,
allez, en prison. Arriérés, corrompus, infantiles, nous seuls, les
Britanniques, sommes honnêtes, intelligents et efficaces. Les plus honnêtes,
les plus justes, les plus efficaces dirigeants depuis l’aube des temps. Et puis
ils sont partis, ils sont retournés à leurs propres corruptions ingérables et les
singes ont pris la relève. L’insignifiante cupidité du fonctionnaire des
douanes n’est rien, comparée à la flagrante association de malfaiteurs que
dirigent le Président et ses ministres, évidemment, mais le ton est donné et
tout le monde en profite.
Dans tous les cas, en ces temps plus mesurés, oncle Habib avait accepté
le manuel de conversation en italien et serré la main de l’agent de Kapadia
Motors sur les marches du bâtiment des douanes, au vu et au su de tous les
passants qui déambulaient sur le front de mer. Puis dans l’après-midi il avait
offert le livre à son neveu de neuf ans, Rashid. Il avait gardé pour lui
l’affiche représentant des cyprès au flanc d’une colline toscane.
Rashid n’était pas sûr de savoir de quoi il s’agissait exactement, mais
quelque chose l’attirait dans ce livre. Peut-être était-ce l’idée d’une boîte à
formules, capable de vous sortir d’affaire en toutes circonstances. Ou bien
de contempler de l’italien écrit, ou encore, ces sons qu’il imaginait à partir
des mots figurant sur la page, car qui pouvait lui dire comment les
prononcer ? Il ne connaissait personne qui parlait l’italien ou l’avait entendu
parler, à l’exception d’oncle Habib lui-même, qui avait dû entendre
plusieurs Italiens demander grâce. Mais peut-être était-ce à la fois le livre et
le prestige d’oncle Habib, qui s’était battu comme soldat contre les Italiens,
qui exerçaient ce pouvoir de séduction. Personne ne pouvait interroger
oncle Habib sur la guerre. Si quelqu’un s’y risquait, il fronçait les sourcils,
ou riait, ou feignait d’ignorer la question, ainsi Rashid ne put tester sur lui
la prononciation.
Rashid s’exerçait et apprenait toutes sortes d’expressions et, quand il le
pouvait, répondait en italien aux questions qu’on lui posait, ou en ce qu’il
pensait être de l’italien. C’était un numéro qui plaisait beaucoup. Cela
commença d’abord à la maison, où son charabia mettait tout le monde en
joie. Puis, quand cela se sut, on le bombarda de questions dans la rue pour
simplement l’entendre pérorer. Il devint assommant en famille lorsqu’il
refusa de répondre autrement qu’en italien, mais il continuait de faire rire
bien qu’exaspérant tout le monde. Un jour Farida vola le manuel et le cacha
quelque part (sous son matelas, comme on le découvrit), parce que, disait-
elle, elle n’en pouvait plus de ce baragouin, mais Rashid en fit toute une
histoire, il refusa de parler, de manger, de regarder sa mère dans les yeux en
dépit des pires menaces, si bien qu’il fallut lui rendre le manuel. Alors le
torrent d’italien reprit, avec cette fois un triomphe mauvais à chaque fois
que Farida se trouvait à proximité en même temps que quelqu’un d’autre
pouvait le protéger de ses pincements et de ses claques. Quand il était
d’humeur, son père lui prenait parfois le livre des mains pour voir s’il
reconnaissait les mots et si Rashid les prononçait vraiment, ou s’il se
contentait d’émettre des sons. Il annonça à la famille qu’effectivement il
parlait l’italien. C’est ainsi que Rashid devint Mtaliana. Mais même ce
nom-là, qu’il avait provoqué par son exhibitionnisme, et qui l’amusa si
longtemps, il en vint à le détester une fois adolescent, car les enfants le
criaient dans la rue à son passage.
Il n’y avait d’ailleurs pas que les surnoms et les taquineries. Il y avait,
de la part de tous, cette façon de lui faire sentir combien il était faible et
irresponsable. Toutes les recommandations, c’était à Amin qu’on les faisait.
Lorsqu’il était question d’argent, pour se rendre au marché ou porter une
somme à quelqu’un, c’est Amin qui en était chargé. Parfois c’était même de
l’argent pour Rashid que l’on donnait à Amin : voilà pour ton frère, pour
acheter ses sandales, aller au cinéma, payer quelque chose à l’école. Veille
sur ce rêveur.
Pour aggraver encore son cas, et peut-être justifier les réserves qui
s’exprimaient à son sujet, la toute première fois que de l’argent lui fut
confié, Rashid le perdit. Il n’avait que huit ans à l’époque, mais tout de
même, il aurait pu mieux faire. Il aurait dû comprendre qu’il jouait sa
réputation, que l’histoire d’une vie est une suite de ces moments-là, et que
chaque acte compte. Voilà comment c’était arrivé. Son maître d’école lui
avait remis un mot pour sa mère. Il ne pensa pas, non, que cela pouvait être
pour quelque chose de mal qu’il aurait fait à l’école. Ce n’est pas ainsi que
cela se passait. D’abord, la plupart des parents ne savaient pas lire, c’était
donc le coupable qui devait lui-même se dénoncer. Et les enfants savaient
quelle attitude adopter en la circonstance. Par ailleurs, le maître était
parfaitement capable de faire savoir à un enfant ce qu’il pensait de lui, et
sans mâcher ses mots. De fait, les maîtres aimaient tout particulièrement,
semble-t-il, cet aspect de leur tâche. Rashid ne pensait pas non plus qu’il y
ait quoi que ce soit de suspect dans ce mot d’un homme à sa mère. Il était
trop jeune pour cela, et, de toute façon, le maître, on le savait, écrivait à
certains parents pour leur demander de lui prêter de l’argent de temps en
temps. C’était en général vers la fin du mois, il remboursait ensuite très
rapidement et se servait des élèves pour porter ses messages. De plus, les
enfants avaient une peur bleue de l’enseignant, qui jamais n’avait un sourire
à leur intention, et qui éclatait parfois d’un rire glacial ou s’emportait contre
eux de façon imprévisible, gesticulant, exaspéré, frappant au passage des
nuques avec ses mains osseuses. Il ne leur venait donc jamais à l’esprit de
se poser des questions quant à ses intentions, jamais. Ils courbaient l’échine
et obéissaient, car telle était la volonté du maître d’école.
Outre les prêts qu’il sollicitait auprès des parents, le maître usait
d’autres moyens pour étoffer ses revenus. Tous les matins, il commençait la
classe en demandant aux élèves de réciter ensemble une table de
multiplication – délicieuse pratique restée inchangée depuis l’école
élémentaire des Anglais. Quelle que soit la langue dans laquelle on récitait,
l’effet moral était assuré. Les enfants se tenaient debout derrière leur
pupitre, les bras le long du corps, attendant que le maître annonce la table
du jour dont il disait les premiers mots, par exemple Tatu mara moja, trois
fois un. Il faisait alors face à la classe, souriant de plaisir à entendre la
tension dans leurs voix enfantines, fermant brièvement les yeux puis se
balançant doucement au rythme de cette sonore qasida. Si un enfant se
trompait, il repérait immanquablement le coupable qu’il fixait d’un regard
annonçant la punition. Tatu mara moja tatu, Tatu mara mbili sita, Tatu mara
tatu tisa, et ainsi de suite. Parfois, lorsqu’il n’était pas satisfait ou s’il
n’avait pas eu son comptant de petites voix crispées, il réclamait une autre
table. Puis il passait à la collecte de l’argent.
Il faisait l’appel des noms, et les enfants devaient les uns après les
autres aller au bureau du maître déposer sur un plateau une pièce de cinq
cents. L’élève était alors inscrit présent sur le registre. Le maître n’indiqua
jamais à quoi cet argent servait, mais il n’était pas besoin d’être un petit
prodige pour comprendre que la précieuse monnaie finissait dans sa poche.
Il savait que les parents donnaient le plus souvent à leurs enfants quelques
cents lorsqu’ils partaient à l’école, pour s’acheter un jus de fruit à la
récréation ou un petit cornet de noix et avoir ainsi du plaisir à aller en
classe. Il les délestait de ces quelques cents avant qu’il n’en soit fait
mauvais usage. Si un enfant n’avait pas d’argent, il devait emprunter à un
camarade plus riche. Il y en avait toujours un qui craignait trop le maître
pour ne pas piocher dans ses économies. Le garçon le plus costaud de la
classe gérait un trafic à lui, chaque semaine il forçait un élève à lui acheter
un objet dont il n’avait pas l’usage en réclamant cinq cents par jour, qu’il
remettait ensuite au maître en bonne et due forme au moment de l’appel
comme contribution personnelle au bonheur de l’enseignant.
Cinq cents ce n’est rien aujourd’hui, c’est même moins que rien. La
pièce n’existe plus. À l’époque, au début des années 1950, on achetait une
belle mangue pour cette somme-là, et pour dix cents une miche de pain ou
une assiette d’épinards, une cassave toute chaude ou un plat de potato na
urojo chez Adnan, et jusqu’à un petit morceau de viande grillée. Cinq cents,
c’était quelque chose à l’époque pour un enfant de huit ans. Une petite
mangue aujourd’hui coûte vingt shillings. On aurait eu quatre cents
mangues alors pour ce prix-là, et le marchand vous en aurait sans doute mis
une douzaine de plus en cadeau parce que vous étiez un bon client.
Qu’importe. Le temps pour le maître d’achever sa collecte auprès de la
quarantaine d’élèves que comptait la classe, il avait recueilli l’argent de son
dîner. D’ordinaire, aussitôt après, il confiait quelques piécettes à un enfant
en lui demandant d’aller au café d’à côté lui chercher un verre de lait, ainsi
pouvait-il commencer sa journée de travail en soignant sa santé. Ses
collègues enseignants connaissaient ces pratiques quotidiennes, les parents
aussi les connaissaient, mais personne ne disait mot. C’était un maître
d’école, une figure respectée. On lui autorisait des excentricités, et
l’évocation de ses lubies, de son tempérament particulier, prenait les
proportions d’un mythe qui, avec le temps, pouvait paraître moins
oppressif. Tous les maîtres d’école étaient ainsi connus pour l’une ou l’autre
de leurs bizarreries. Bizarreries qui pouvaient s’apparenter à des cruautés
infligées aux enfants, à des insultes, des intimidations et des violences, rien
qui n’ait prêté à rire lorsqu’on y regarde de près, mais cela faisait rire tout le
monde, ou tout au moins sourire, et, assez curieusement, ces excès en
devenaient bénins. Il en était toujours allé ainsi. Pour les parents, s’opposer
à un maître d’école, c’était se montrer ingrats à son égard, c’était l’humilier,
et entreprendre une telle démarche pour quelques cents était impensable.
Dans tous les cas, Rashid fut chargé par le maître d’école de remettre un
mot à sa mère, qui le lendemain lui confia une enveloppe contenant une
somme d’argent destinée à l’enseignant. Quelques jours plus tard le maître
le rappela, une fois la classe terminée, et lui remit deux billets de banque
pliés, à rendre à sa mère avec toute sa gratitude. Car en dépit du
comportement qu’il avait avec les élèves, l’homme était courtois. À le voir
dans la rue, c’était une personne souriante et bien élevée, comme on dit. On
n’imaginait pas la terreur qu’il faisait régner dans sa classe.
C’était un vendredi après-midi, l’école finissait une demi-heure plus tôt
pour permettre aux enfants de se rendre aux prières. Rashid se hâta de
rentrer chez lui, jeta sans réfléchir son short d’écolier sur le tas de linge sale
que sa mère devait laver. Puis il enfila ses vêtements pour la mosquée et
partit rejoindre ses camarades sous le figuier banian du front de mer jusqu’à
l’heure des prières à Juma’a. Il ne repensa à l’argent que le lundi matin
quand, en s’habillant, il sentit dans la poche de son short une masse de
papier durci. Il n’avait pas parlé du message à Amin. Il voulait s’acquitter
seul de sa mission, sans avoir à écouter les conseils de son frère. Lui en eût-
il parlé, peut-être Amin se serait souvenu de l’existence des billets, et
Rashid n’aurait pas eu à se présenter en pleurs et tout penaud devant sa
mère, avec dans la main la boulette de papier séché, pour lui demander
pardon de pitoyable façon. « Qu’est-ce que je t’avais dit ? s’emporta-t-elle.
Cet enfant oubliera sa tête un jour. » Les mères sont toutes les mêmes de ce
point de vue-là. Elles vous débitent les mêmes clichés, assènent les mêmes
mots blessants à leurs enfants les plus jeunes. Après quoi, l’on en revint aux
bonnes vieilles habitudes : Amin, assure-toi que Rashid a bien fait ses
devoirs, qu’il est allé chez le coiffeur, qu’il rentrera directement à la maison
après l’école, etc.
Il y avait pour Rashid quelques avantages à cet état par ailleurs
déplaisant. S’il fallait s’en prendre à quelqu’un, pour quelque sottise faite
dans la rue, pour s’être attardé à un carrefour dangereux au milieu des
voitures à bras ou des cyclistes filant à toute allure, s’être battu à coups de
fruits pourris ou disputé trop bruyamment, c’était à Amin que s’en prenait
l’autorité chargée de la correction, qui allait jusqu’à lui reprocher de s’être
mal occupé de son jeune frère. À la maison, Amin portait la responsabilité
de toutes leurs inconduites, et Rashid s’arrangeait alors pour rester à l’écart
du danger, grimaçant et prenant un air désolé pour son frère en mauvaise
posture, geignant d’une petite voix nasillarde si quelqu’un regardait de son
côté. Ces scènes se terminaient de trois façons. La première : Amin recevait
calmement la réprimande, les yeux baissés, honteux et contrit, et tout
finissait bien, avec en conclusion une supplique angoissée des parents pour
que cela n’arrive plus jamais. Une pièce était même parfois glissée pour
faire oublier la dureté des mots qu’on avait prononcés. La deuxième : Amin
ne pouvait se retenir de répliquer par des grimaces aux singeries de son
frère, le parent concerné était alors exaspéré par la légèreté de son attitude
quand il aurait dû être au supplice, et le tout s’achevait par des coups et des
claques et des paroles acérées. La troisième : si Farida se trouvait dans les
parages, elle dénonçait immédiatement Rashid, le parent se tournait alors
sévèrement vers lui pour surprendre ses mimiques railleuses. C’est ainsi que
les coups et les claques atterrissaient sur lui, tandis qu’il criait et hurlait
sans la moindre retenue. Mais d’une manière générale, s’il y avait en
perspective des épreuves ou des privations, c’est à Amin qu’il était
demandé de se porter volontaire. S’il y avait une course à faire, c’était
presque à coup sûr Amin qui s’en chargeait. S’il ne restait qu’une part d’un
mets savoureux, l’on attendait de lui qu’il se sacrifie et la laisse à son cadet.
Ces principes ne s’appliquaient pas à Farida, qui, en tant que fille, était
soumise à d’autres règles et dans tous les cas savait se faire respecter.
Les remontrances et les corrections ne durèrent que le, temps de leur
jeunesse, bien sûr, mais les habitudes restaient vivaces. Tout le monde
faisait d’Amin presque un adulte, et attendait de lui calme et responsabilité.
L’on traitait en revanche Rashid un peu comme un enfant impulsif et rêveur.
Les frères le savaient, ils savaient ce que les autres pensaient d’eux,
comment on les appréhendait, et ils en tiraient profit assez agréablement. Ils
n’en parlaient jamais ouvertement, mais élaboraient des stratégies qui
tenaient compte de la façon dont on les percevait et se réjouissaient quand
ils arrivaient à leurs fins. Il était important pour eux d’être frères. Ils
partageaient tout. Ils avaient l’habitude l’un de l’autre. Ainsi s’étaient-ils
retrouvés catalogués, contre leur gré au début, plus volontiers par la suite,
dans ces rôles d’aîné responsable et de cadet fougueux, mais avec le temps
il devint évident qu’il y avait là du vrai. Coïncidence heureuse et pertinente,
adéquation des événements. Cela, comme la relation aux autres, joua dans
leur cas plus profondément qu’il n’est courant dans l’idéal d’éducation des
enfants. Amin, qu’on savait digne de confiance ; Rashid, le rêveur.
Au fur et à mesure que tous trois grandissaient, l’opinion que leurs parents
avaient d’eux se renforçait. Ils voyaient dans l’ensemble Amin et Rashid
comme on les a décrits plus haut, traçant leur chemin dans la vie avec les
atouts qui étaient les leurs. Farida, de son côté, représentait un vrai souci, en
particulier pour leur mère. Elle était facile à vivre (paresseuse) et toujours
souriante (idiote). Sans autre ambition apparemment que de s’amuser avec
ses amies ou de rendre visite aux voisins dans leur vieille maison qui
tombait en ruine. La mettre à ses devoirs du soir était un calvaire que sa
mère s’était donné pour tâche d’endurer. Elle usait de menaces et, quand
cela restait sans effet, de cajoleries, et, si les résultats n’étaient qu’en partie
concluants, elle s’asseyait avec elle et faisait plus ou moins le travail à sa
place. « Ce monde n’est pas tendre pour les femmes qui ne se prennent pas
en mains », disait-elle à sa fille, qui la regardait d’un air tragique car elle
savait que c’était ce qu’on attendait d’elle quand sa mère lui parlait du sort
difficile réservé à son sexe. Lorsqu’on lui rendait sa liberté, elle était tout
sourire et prête à faire le tour des voisins ou à aller s’asseoir bavarder avec
qui le voulait bien. Elle adorait papoter et, quand elle n’avait personne à qui
parler, elle s’adressait à un polochon ou à un parapluie ou à une chaise vide.
Elle était même heureuse d’aider aux travaux ménagers, et parfois
réussissait à converser avec les objets qu’elle nettoyait ou lavait. Cela
seulement lorsqu’elle était seule, ou qu’elle croyait l’être. Sa mère lâcha du
lest avec le temps. Elle avait dû, pour sa part, travailler dur pour devenir
enseignante, et elle avait du mal à cacher sa déception de voir le manque
d’intérêt de sa fille pour les études.
Arriva le temps où Farida finit l’école, ou plutôt où l’école en finit avec
elle. Elle avait treize ans. Elle échoua à l’examen d’entrée au collège de
jeunes filles, seul établissement d’enseignement public de la ville, et de
toute l’île, et du pays tout entier, qui compte plusieurs îles et une population
d’un demi-million d’habitants. Chaque année, des centaines, des milliers de
jeunes filles se présentaient à l’examen, et seules trente étaient reçues.
C’était, pour la plupart d’entre elles, le premier et le dernier examen de leur
scolarité. Le nom des élèves reçues était lu sur les ondes de la radio
nationale, afin que la nouvelle se répande aussi vite que possible dans tous
les recoins de ce minuscule pays, mais c’était aussi pour marquer
l’importance de leur réussite. L’on s’asseyait dans un silence tendu autour
du poste de radio, et le speaker égrenait les noms de la voix solennelle avec
laquelle on annonce la mort d’un personnage éminent. Farida fut parmi les
milliers de celles dont le nom ne fut pas prononcé.
Bien que ne s’étant jamais spécialement bagarrée pour figurer parmi les
rares élues, elle éprouva un violent sentiment d’injustice et de colère à avoir
été recalée. Elle éclata en sanglots et se blottit dans les bras de sa mère. On
l’avait exclue, disait-elle, on lui avait refusé toute chance de faire quelque
chose de sa vie. Elle n’avait plus d’avenir à présent, plus aucun avenir. Il y
avait bien une école privée gérée par des religieuses qui dépendait de
l’évêché, mais elle était réservée aux chrétiens. Aucun parent sain d’esprit
n’y aurait envoyé ses enfants, surtout des filles, pour qu’on les rende
corrompues, avilies et mécréantes. Et puis il y avait l’école Aga Khan, pour
les enfants ismaéliens. Les non-ismaéliens devaient acquitter des frais de
scolarité et posséder un bon niveau. Celui de Farida n’était pas suffisant
pour qu’elle soit admise. Il n’y avait donc plus rien pour elle.
Sa mère envisagea de quitter l’enseignement et de rester à la maison
pour se consacrer à sa fille et prendre en main ses études, mais tout le
monde lui fit observer que ce serait finalement un sacrifice absurde. Son
époux le lui déconseilla, de même que ses sœurs, son frère, et jusqu’à
Farida.
Leur père Feisal dit à leur mère : « Tu as travaillé dur, ta récompense
aujourd’hui est de te rendre utile aux autres, de faire ce qui te vaut le
respect. Les gens comme toi constituent un exemple, ils s’opposent à la
brutalité des mœurs qu’il nous faut apprendre à changer. Tout le monde peut
contempler ce que tu as réalisé et s’exclamer Alhamdulillah, et la vie n’est
peut-être pas tout à fait mauvaise si une femme peut s’instruire et exercer
une profession qui lui était interdite, si elle peut trouver une satisfaction
personnelle tout en servant la collectivité. Comment peux-tu même songer à
tout laisser tomber ? Nous allons trouver une solution. »
La sœur de leur mère, Halima, proposa : « Qu’elle vienne chez moi
jusqu’à ce que vous ayez pris une décision. J’ai besoin d’aide. Il n’y a pas
de raison que tu abandonnes ton travail, après nous avoir embêtés tous
comme tu l’as fait pour y arriver. Lo Mwana, pas de panique. Elle n’est pas
pire que des milliers d’autres.
— C’est ce qu’on disait de moi quand j’avais son âge, indiqua leur
mère. Et si je les avais tous écoutés je serais restée à la maison à faire la
cuisine et à m’occuper des enfants toute ma vie durant.
— Comme je le fais, dit Halima, qui fit claquer ses doigts en émettant
un petit rire, pour montrer que ne la touchaient pas ces propos méprisants.
Mais tu aurais alors eu le temps de profiter de tes enfants et de prendre
plaisir à cuisiner pour ton mari, tu aurais même eu tout loisir d’aller faire
des visites, au lieu de courir comme tous ces gens pris de folie.
— Je m’occupe de mes enfants, répliqua leur mère, toujours piquée au
vif par cette accusation qui l’agaçait. Et je m’occupe de mon mari.
Demande-leur s’ils ont des raisons de se plaindre. Demande-leur.
— Pas besoin de le leur demander, dit Halima dans un soupir, se sachant
arrivée dans l’impasse habituelle. Mais non, bien sûr, ils n’ont aucune
raison de se plaindre. Pourquoi en auraient-ils ? Ne fais pas tant d’histoires,
c’est tout ce que je dis. Envoie-la-moi jusqu’à ce que vous ayez décidé ce
que vous allez faire. »
C’est ainsi que Farida fut envoyée chez la sœur aînée de sa mère, Bi
Halima. Bi Halima avait une grande famille, mais elle refusait de prendre
une domestique, pour des raisons qu’elle n’avait pas à expliquer. Elle
n’aimait pas avoir quelqu’un dans les pattes, disait-elle. Elle lavait le linge,
nettoyait les braseros, balayait la maison, préparait la cuisine, s’occupait du
repassage, et tout cela toute seule. Elle faisait chaque jour ses courses à la
boutique du coin, et son mari Ali rapportait du marché en rentrant du travail
tout ce dont ils avaient besoin. À quoi aurait servi une domestique ? Farida
viendrait l’aider le matin et apprendrait à s’occuper d’un intérieur, ce que
toute femme doit savoir faire. Ses parents furent affolés qu’on en revienne à
ces méthodes d’antan, mais il n’y avait pas d’école où envoyer leur fille. La
laisser seule à la maison toute la matinée était, évidemment, impensable,
surtout à cet âge où les jeunes filles ne savent pas combien elles sont belles,
et quel désir, quel trouble elles éveillent chez les hommes si elles semblent
être à leur portée, elles qui sont tellement sans défense face à quiconque
flatte leur vanité. À la mi-journée, Farida rentrerait chez elle aider sa mère à
préparer le déjeuner.
Leurs parents avaient été des contestataires dans leur jeunesse. Non pas des
extrémistes engagés en politique, de ceux qui défilent dans la rue et font de
grands discours, le poing levé, pas ce genre tapageur. Il n’y avait pas de
place pour ces choses-là à l’époque. Les Britanniques ne l’auraient pas
autorisé. Ils se méfiaient bien trop des manifestations et des harangues
publiques ; en permanence sur le qui-vive, ils craignaient ce qu’ils
appelaient la sédition. Les Omanais ne l’auraient pas permis, parce qu’ils
tremblaient à l’idée du désordre, même s’ils ne prêtaient pas toujours
attention aux éclats de voix et aux volées de coups de bâton qui
s’échangeaient entre les hommes. Les chefs religieux, eux, l’auraient
interdit, parce qu’ils interdisaient toute discorde, tout défi à l’autorité, sauf
s’agissant de leurs incessantes querelles internes. Leurs parents étaient des
contestataires en ce qu’ils s’étaient tous deux opposés à leurs propres
parents, et parce qu’ils avaient fait des études à la nouvelle école normale
du gouvernement. Son père avait interdit à leur père de fréquenter
l’établissement parce qu’il se méfiait de l’éducation coloniale : « Ils te
feront mépriser ton peuple et manger avec une cuillère en métal, et ils
feront de toi un singe qui parle du nez », disait-il. Le père de leur père avait
usé de menaces et tempêté comme seul un père de cette génération pouvait
le faire. « Ils feront de toi un kafir, et nous aurons manqué à notre devoir
envers Dieu. Autant nous accompagner en personne jusqu’aux portes de
l’enfer. Tu n’auras pas ma bénédiction, je te renierai. Cesse immédiatement
ces sottises, stupide enfant du péché. »
Leur mère se heurta, elle aussi, à la même interdiction. Ses parents
étaient pourtant, à bien des égards, différents de ceux de leur père, la famille
était plus nombreuse et plus éparpillée, mais, sur la question des études, ils
se rejoignaient. Elle était déjà une jeune femme, lui opposèrent-ils, et
l’autoriser à vivre ainsi seule loin de la maison était une invite faite aux
prédateurs du monde entier pour attirer le désastre et le déshonneur sur elle
et sa famille.
Le défi à l’autorité est un péché chez ceux à qui Dieu demande la
soumission, à Lui ainsi qu’à leurs Père et Mère. Mais leurs deux parents
avaient défié l’autorité. Ils avaient poursuivi leurs études, ensemble, car ils
se connaissaient déjà, s’aimaient déjà. Ils étaient passés par tous les stades –
des chamailleries aux cajoleries et aux suppliques – avec leurs parents, qui
eux-mêmes agissaient du mieux qu’ils le pouvaient. Ils s’acquirent le
soutien d’autres membres de la famille ainsi que de voisins, et peu à peu
finirent par l’emporter grâce à leur détermination et à la mobilisation de tant
des leurs. Il est difficile d’aller contre la famille et les voisins lorsque tous
font bloc sur pareil sujet.
Ils s’opposèrent ensuite à leurs parents en refusant de se marier avant
d’avoir l’un et l’autre obtenu leur diplôme et de pouvoir enseigner, alors
que tout le monde les soupçonnaient d’être amants. Ils finirent par
convaincre leurs parents, qui acceptèrent des fiançailles, et de faire preuve
de discrétion. Parfois, quand elle était d’humeur, leur mère leur faisait le
récit des batailles qu’ils avaient ainsi tous deux menées contre leurs parents,
cela souvent en présence de leur père. Peut-être était-ce pour revivre avec
lui le souvenir de leur bonheur qu’elle racontait, pour y faire participer leurs
enfants, pour les associer à ce bonheur. Alors, tandis qu’elle évoquait ces
souvenirs, il leur arrivait d’échanger des sourires, ou bien leur père fronçait
les sourcils et reprochait à leur mère d’en rajouter dans le mélodrame ou
l’héroïsme.
« Tu pimentes un peu trop le plat encore une fois, disait-il, lui qui
toujours préférait la retenue et la sobriété.
— Je ne pimente rien du tout, répliquait-elle. C’est exactement ainsi que
cela s’est passé. Tu vieillis. Tu oublies, c’est tout. »
Pour des parents comme eux, pour qui l’école avait été une quête
personnelle, un engagement qui avait supplanté d’autres ambitions restées
inexprimées, et la voie vers un monde nouveau et lumineux, l’exclusion de
leur fille fut un peu vécue comme une tragédie. N’avoir d’autre choix que
d’accepter la proposition de tante Halima de la garder à la maison sous sa
protection fut pire encore, comme une trahison de leurs rêves de jeunesse.
Aussi lorsque les parents de certaines des jeunes filles qui avaient échoué à
l’examen décidèrent de prendre un professeur pour s’occuper de leur
scolarité, ils adhérèrent à l’idée avec d’autant plus d’enthousiasme que
Farida était ravie de rejoindre le groupe. La professeure, qui donnait des
cours particuliers chez elle l’après-midi, enseignait au collège public le
matin, celui-là même dont l’entrée avait été refusée à des milliers de jeunes
filles comme Farida. Elles ne pouvaient suivre, certes, l’enseignement du
collège, mais l’enseignante était la même et les livres les mêmes, se dirent
les parents. Farida allait donc le matin chez sa tante, où elle faisait ses
devoirs et donnait un coup de main quand on le lui demandait, puis se
rendait aux cours l’après-midi. C’était mieux que l’école, disait-elle, car
l’ambiance était plus sympathique et le travail plus accessible. Il était
évidemment gênant d’aller aux cours à l’heure où la classe est normalement
finie, signe que l’on avait échoué et que, sans uniforme, on fréquentait
l’enseignement privé où tout le monde était admis du moment qu’on
s’acquittait des frais de scolarité. Mais il y avait tant d’autres élèves dans le
même cas qu’au bout de quelque temps, Farida se fit à cette expérience de
la rébellion et apprécia d’être de celles qui refusaient de croupir dans le coin
où on avait voulu les reléguer.
« Je ne veux pas rester à la maison à ne rien faire, annonça-t-elle à tante
Halima. C’est ce qu’on attend des femmes. Et moi je veux faire des choses
par moi-même. » Cela fit sourire sa tante, cette idée qu’elle restait à la
maison à ne rien faire, quand presque toute sa journée, de l’aube jusqu’à
minuit, n’était qu’une succession de tâches ménagères, de soucis et de
travaux épuisants. C’était bien le discours de Mwana, ces querelles, ces
batailles pour arriver à ses fins, comme si le monde entier s’était ligué
contre elle.
Les cours durèrent quelques mois, puis la professeure et les élèves
renoncèrent, s’adressant des récriminations mutuelles. L’enseignante
estimait que les jeunes filles ne prenaient pas leur travail au sérieux et
qu’elles n’étaient sans doute pas au niveau. Elle restait parfois atterrée,
muette sur son siège, exagérant un peu l’effet par souci pédagogique, quand
la classe butait sur les principes élémentaires de l’algèbre ou de la chimie.
Les élèves, de leur côté, estimaient que la professeure ne connaissait pas les
sujets qu’elle était censée leur enseigner, ses matières à l’école étant les arts
ménagers et le kiswahili. Elles lui reprochaient de s’adresser à elles comme
si elles ne savaient rien, quand, en réalité, c’était elle qui était dans
l’incapacité d’enseigner les matières difficiles. C’était gaspiller de l’argent
que de continuer, dirent-elles à leurs parents, qui sans doute pensaient de
même, car comment une seule enseignante aurait-elle pu chez elle faire
aussi bien que tout une école avec son équipe au complet, sa bibliothèque et
ses laboratoires. Peut-être aussi les parents se disaient-ils, sans l’avouer,
qu’ils auraient préféré avoir pour leurs enfants ces brillants professeurs
européens qui enseignaient aux jeunes filles du collège public, au lieu de
celle-ci qui était comme eux, et qui, lorsqu’elle les croisait dans la rue, ne
pouvait réprimer des sourires reconnaissants.
C’est ainsi que Farida retourna à sa routine. Elle allait chez sa tante
Halima le matin, l’aidait à balayer, à faire la lessive, à hacher les légumes,
et allez savoir quoi encore, bavardant et riant avec une satisfaction qui en
disait plus long qu’elle ne le croyait. Pendant quelque temps elle continua à
emporter ses livres avec elle, comme si elle avait encore des devoirs de
classe à effectuer, mais sans y toucher. Elle n’en avait pas le temps. Quand
l’heure du déjeuner approchait, elle rentrait à la maison, passait récupérer ce
que Bi Aziza, leur voisine dans la grande baraque, avait fait prendre pour
eux au marché, et elle commençait à préparer le repas. À l’arrivée de sa
mère, tout était déjà en route, ainsi Mwana avait-elle le temps de se servir
un verre d’eau fraîche et peut-être de s’accorder une brève pause avant de
prendre les choses en mains. Le repas était prêt à l’heure, et pris de façon
moins frénétique et désordonnée. Son père était ravi de cette nouvelle
organisation, même si elle semblait le troubler parfois. Ses frères pouvaient
assouvir leur énorme appétit avant d’être expédiés à l’école coranique, et
Mwana appréciait de s’accorder le temps de quelques ablutions avant
d’aller se reposer. Tout le monde y trouvait son compte.
Farida s’organisa mieux au fur et à mesure que les mois passaient. Elle
emportait le linge de la famille chez tante Halima où elle le lavait, pour le
rapporter le lendemain à la maison. Elle faisait des courses pour sa mère,
allait de temps en temps acheter au marché un ingrédient que cette dernière
avait oublié de commander à Bi Aziza. Elle portait déjà le buibui à
l’époque, la grande robe noire dont se vêtent toutes les femmes, toutes à
l’exception de celles qu’avaient aguerries les modes de l’étranger ou la
perversité. Elle se rendait ainsi au marché, si tel était son souhait, ou faisait
le tour des boutiques ou rendait visite à des amies, puis elle rentrait préparer
le déjeuner. L’après-midi, elle lavait la vaisselle, balayait la maison, faisait
son propre repassage (elle laissait le reste à sa mère), avant de se consacrer
à sa toilette pour ressortir voir des amies. Elle s’acquittait avec le sourire et
une sorte d’excitation de ces tâches sans intérêt. Ce qui inquiétait sa mère.
« Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? Elle ne devrait pas se satisfaire de
cette vie, disait-elle à Feisal. Elle a quatorze ans. Comment n’a-t-elle pas
d’autres ambitions ? Toutes ces corvées devraient lui peser. Nous ne l’avons
pas élevée ainsi.
— Elle a l’air heureuse », répondait prudemment Feisal, craignant
d’aggraver une inquiétude qu’il ne voyait pas le moyen d’apaiser. Ils étaient
allongés sur leur lit l’après-midi, l’heure la plus paisible pour eux, la
meilleure de toute leur vie de couple marié. Personne à cette heure-là ne
venait en visite, et les enfants étaient soit à l’école coranique, soit
suffisamment grands pour savoir qu’il fallait les laisser tranquilles.
« Crois-tu qu’elle fréquente quelqu’un ? demanda-t-elle.
— Nuru, pourquoi dis-tu cela ? Il ne faut même pas y songer ». Il était
le seul à l’appeler par son vrai nom.
« On ne peut pas la laisser devenir ainsi une domestique, dit Nuru. Ce
n’est pas comme si nous ne pouvions pas faire autrement. J’arrivais
parfaitement à tout gérer avant. Il faut que je trouve un moyen de mettre fin
à cela.
— On ne va pas le lui interdire, ce serait bizarre, alors qu’elle a le
sentiment d’aider, dit-il. Cela la rend heureuse, apparemment. Tous ces
gâteaux et ces pâtisseries qu’elle apprend à préparer. Elle est très douée.
Peut-être a-t-elle un don particulier.
— C’est Halima, c’est elle qui lui a appris toutes ces choses, affirma-t-
elle avant de se tourner vers son mari et de poser un long regard sur lui.
J’espère que tu n’es pas en train de me dire qu’elle devrait se contenter de
cette vie-là, à cuire des samosas et des pâtisseries.
— Non, bien sûr. »
Bien sûr que non.
Il y eut une dernière tentative pour faire poursuivre des études à Farida.
À la fin de l’année scolaire en décembre, leur mère l’emmena avec elle voir
des parents à Mombasa. L’aînée de ses sœurs, Saïda, s’était mariée là-bas.
Et la mère de leur mère était originaire de cette ville, aussi y avait-il
également d’innombrables cousins. Leur mère avait écrit à sa sœur pour lui
demander de se renseigner sur les écoles pour Farida, qui fut ravie de cette
idée. Elle avait très envie d’aller chez sa tante Saïda et de poursuivre sa
scolarité à Mombasa. Le voyage permettrait de savoir quels résultats
avaient donné les recherches de Saïda, de voir si Mombasa plaisait à Farida,
et donc de décider, en même temps que de trouver un arrangement financier
qu’il était délicat de discuter par courrier, car personne dans la famille
n’était riche. Au bout de trois semaines, leur mère revint seule, elle avait
laissé sa fille sur place pour qu’elle y redouble la dernière année de l’école
primaire à l’âge de quinze ans, avant de faire une dernière tentative pour
entrer dans le secondaire, cette fois au Kenya.
Pendant que Farida était à Mombasa, Amin passa avec succès l’examen
auquel sa sœur avait échoué deux ans auparavant. Les garçons avaient deux
écoles où aller, ce qui n’empêchait pas qu’il soit pour eux tout aussi difficile
d’y entrer. Dans tous les cas, le nom d’Amin fut le second sur la liste, et
donc même si n’avaient été choisis que dix élèves, il aurait figuré parmi
eux. Farida rentra à la maison peu de temps après la réussite de son frère.
Mombasa n’avait pas davantage donné de résultats pour elle. Ce mois de
janvier-là, après une année qu’elle avait appréciée à plus d’un titre et dont le
souvenir lui resterait à jamais, elle rentrait sur un échec. Elle n’avait pas été
prise au Kenya non plus, et le coût d’une école privée à Mombasa dépassait
les moyens de ses parents. Elle avait fait de son mieux, disait-elle, mais elle
était trop bête.
Elle reprit les choses où elle les avait laissées, aidant le matin sa tante
Halima pour la lessive, le ménage et la préparation du déjeuner. Elle
proposa de veiller à ce qu’Amin fasse bien ses devoirs, à présent qu’il était
dans le secondaire et que le travail scolaire était devenu si dur, mais elle ne
fit en fait que le distraire par son bavardage et ses rires. Elle établit un
emploi du temps pour les révisions de Rashid, qui préparait le même
examen redouté, car elle expliquait la tragédie qui l’avait touchée par son
propre manque d’organisation. Rashid colla consciencieusement l’emploi
du temps dans son cahier d’exercices et ne le consulta jamais. Il préférait
jouer aux cartes et au football avec ses amis plutôt que d’obéir aux ordres
de sa sœur. Elle nota dans un carnet tous les accrocs de son frère à la
discipline et le menaça d’en référer aux autorités, ce qui eut un certain effet.
L’heure venue, il réussit à son tour l’examen de fin d’année. Mais tous ces
travaux et toutes ces corvées n’empêchaient pas Farida de sourire à la vie
comme avant, avec cependant comme un air amusé, un léger tremblement à
la commissure des lèvres qui faisaient penser qu’elle était détentrice d’un
agréable secret. Peut-être était-ce simplement qu’elle avait grandi. Son
année passée à Mombasa lui avait donné un éclat nouveau, et l’on ne
pouvait pas désormais ne pas voir le regard que posaient sur elle les garçons
et les jeunes gens, mais elle souriait à tous avec une telle insouciance
décomplexée et répondait avec tant d’assurance rieuse à ceux qui lui
adressaient la parole que nul n’osa plus l’approcher. Elle était une femme à
présent, qui avait passé le stade du flirt et des amourettes.
Son frère Amin, pendant ce temps, était en train de devenir sans effort tout
ce qu’on avait rêvé qu’il soit. Il était courtois, fiable, honnête, gentil. C’est
un bon garçon, disait parfois sa mère avec un rien d’émotion dans la voix. Il
était plus silencieux que dans l’enfance et avait tendance inexplicablement à
fixer du regard sans un mot, mais c’était à peine un défaut en comparaison
de ses qualités. Ses silences et la difficulté croissante qu’on avait à
comprendre parfois ce qu’il disait le faisaient paraître plus profond, plus
sage. Il avait très bien réussi au collège dès le départ, même lorsqu’il s’était
agi d’adopter de nouvelles méthodes de travail, et dans des matières qui leur
étaient étrangères à tous et sur lesquelles beaucoup de ses camarades
commencèrent par peiner. Il comprenait tout de suite ce qu’on lui
demandait et répondait de façon pertinente. Il ne s’irritait pas des règles
imposées par ce nouvel apprentissage ni ne cherchait à échapper aux tâches
qui lui étaient assignées. Ses professeurs se réjouissaient de sa minutie, qui
n’était jamais pointilleuse. En dépit de ce zèle et de cette supériorité, il était
un élève détendu et discret. Les professeurs savaient que, sans être un
rebelle, il faisait partie des meneurs. Ils trouvaient dans l’assentiment qu’il
leur apportait un soutien à leur autorité, car il était un exemple pour tous.
Amin n’était pas seul à être ainsi exceptionnel, d’autres l’étaient aussi. On
leur avait appris la modestie. Ils savaient à quel point ils avaient de la
chance de se trouver où ils étaient, que l’on n’arrivait pas où ils étaient
arrivés par la résistance et la rébellion. C’était un garçon solide et sain, sans
pour autant en imposer, avec un charme juvénile et un sourire dévastateur.
Tous étaient fiers de lui, ses parents les premiers, bien sûr, qui considéraient
sa réussite avec soulagement et reconnaissance. Qui sait comment tournent
les enfants ? Combien d’entre eux se gavent de l’amour qui leur est donné
pour devenir ensuite d’incurables propres-à-rien, d’incorrigibles démons,
gâchant chaque seconde de l’existence de leurs parents ?
Rashid aussi était fier de lui. Il aimait son frère, même s’il n’avait
jamais ne fut-ce que songé à lui avouer ces choses-là, et peut-être ne se les
était-il pas avouées à lui-même avant longtemps. Il était son cadet de deux
ans et endurait d’une humeur égale les comparaisons avec lui. Il avait le
sentiment de partager ses mérites, participait intimement aux efforts
qu’Amin déployait pour les obtenir, et donc n’y trouvait rien de
remarquable. Quand un professeur lui faisait observer qu’il n’était pas, dans
telle ou telle matière, aussi bon que son frère, il souffrait certes d’être
déprécié, mais il ne cherchait pas à rivaliser avec lui. Dans tous les cas ce
n’était pas comme si, à côté, Rashid avait été nul. Lui aussi réussissait au
collège, bien que différemment. Au départ, tout le monde ne fut pas
convaincu qu’il était fait pour les études, contrairement à Amin. Pour
certains de ses professeurs, il avait des opinions beaucoup trop arrêtées et
tendance à vouloir trop en faire, lui manquait le sens des réalités et il se
montrait parfois irresponsable. Il n’était pas aussi méthodique et se laissait
plus facilement distraire. Certains pensaient qu’il s’épuiserait dans des
effets de manche qui finalement ne le mèneraient pas à grand-chose. Il était
intelligent, à en croire ses professeurs, mais avait une multitude de petits
défauts. En classe il était bruyant, un vrai moulin à paroles, et il avait du
mal à se concentrer. Il manifestait de l’enthousiasme pour les activités
sportives sans être doué pour quelqu’une, à la différence de son frère aîné
qui réussissait dans tous les sports auxquels il s’adonnait. Il adorait les
débats, pour lesquels il s’enflammait, ce qui aurait pu être un point positif
mais ne l’était pas en fait. Pas dans le cadre de l’école en tout cas, où un
minimum de logique et de stratégie s’impose, de même que le respect des
convenances, le sens du décorum, la perspicacité, un peu de ruse aussi et le
goût du théâtre, sinon pourquoi débattrait-on ? Dans ces joutes, Rashid se
jetait à corps perdu, avec indignation et mépris, insupportable, horripilant
pour tout le monde quand il ne provoquait pas l’hilarité, jouant la comédie à
l’intention des râleurs et des mal lunés.
Il y avait aussi cette passion chez lui pour tout ce qui était italien. À vrai
dire, hormis le manuel de conversation et quelques reproductions et affiches
ayant la même origine, certains articles avec photos de Giacomo Agostini
sur sa Vespa découpés dans des magazines et une bande dessinée sur la vie
de Garibaldi que sa sœur lui avait rapportée de Mombasa, cette passion ne
reposait pas sur grand-chose, pas sur des connaissances quelque peu solides
en tous cas. Pourtant, s’agissant de style, de beauté ou de poésie, durant
notamment ses années d’adolescence, ses héros étaient tous italiens.
Shakespeare, c’est bien, c’est grand, c’est phénoménal en fait, mais sans
comparaison aucune avec Dante. Pourquoi n’est-il pas possible d’étudier
Dante ? Silvana Mangano est à mes yeux la plus belle actrice de cinéma. Et
l’équipe italienne de football vaut presque celle du Brésil. À l’école
primaire, ses instituteurs prenaient ses déclarations en italien pour un signe
de vivacité d’esprit, l’incontournable exhibitionnisme d’un garçon brillant.
Dans tous les cas, la plupart des gens à l’époque considéraient les Italiens
comme assez comiques, compte tenu des récits qui relataient leurs pitreries
pendant la guerre en Abyssinie ; c’est ainsi que l’engouement de Rashid
pour l’Italie fut également considéré comme un entêtement comique en soi.
Devenu adolescent, il eut comme professeurs au collège public des
Britanniques, dont certains voyaient dans cette tocade une affectation et une
absurdité. Le professeur d’histoire était, de façon irraisonnée, exaspéré par
la passion de Rashid pour les Italiens. Il le regardait toujours avant de citer
quelque savant ou quelque personnage politique de la Rome antique, l’un
de vos ancêtres a dit ceci, a dit cela. Le professeur de littérature déclamait à
son intention des vers en Italien, arborant un sourire glacial pour informer le
jeune élève ignare que Dante c’était cela. Il l’enjoignit de consulter la
traduction qui se trouvait à la bibliothèque du collège, et qui était selon lui
la plus accessible à un débutant avant de poursuivre ses excentricités sans
intérêt. Peut-être fallait-il apprendre à marcher avant d’essayer de courir, lui
conseilla sagement cet enseignant.
Il se trouve que Rashid avait aussi une vraie passion pour la poésie. Il
en lisait à la bibliothèque du collège et achetait des anthologies en piteux
état chez des bouquinistes. Lorsqu’il était plus jeune, il avait adoré chanter
les qasidas, il en connaissait plusieurs qu’il était capable de réciter par
cœur. Les gens aimaient à dire tout haut des passages du Coran ou des vers
ainsi tirés d’une qasida. Ceux qui en avaient le talent glissaient habilement
ces citations dans la conversation la plus banale, sans manquer de faire
impression en même temps que de charmer. Parfois, quand quelqu’un
commençait à dire de beaux vers, il était rejoint par d’autres. L’on récitait à
plusieurs voix, heureux de se mettre en valeur et de se faire plaisir. Mais à
son âge, et dans l’établissement qu’il fréquentait, l’on ne chantait plus les
qasidas. La poésie, c’était Shakespeare, Keats, Byron, Longfellow, Kipling,
c’est donc dans cette poésie-là qu’il plongea avec zèle et délice. Voilà ce
qu’étaient les études. Ce n’était pas savoir ce que tout le monde savait, et il
ne lui vint jamais à l’esprit de se plaindre d’y avoir perdu quoi que ce soit.
Il avait même son propre exemplaire de Dante à la maison, bien qu’il n’ait
pas trouvé le temps de le terminer.
Il alla jusqu’à écrire lui-même, à une époque, des poèmes en anglais,
principalement pour amuser ses amis, des poèmes comiques, excessifs, dans
le style d’Hypérion ou du Pèlerinage de Childe Harold. C’étaient des textes
interminables qui se voulaient faussement subtils. Il en avait appris
quelques passages par cœur, qu’il déclamait avec force gestes au retour de
l’école. L’un des amis en avisa le professeur de littérature, qu’irritaient déjà
les poses de Rashid à propos de Dante, et que cette nouvelle information
exaspéra encore davantage, mais n’était-ce pas le but recherché ? Il exigea
que lui soit montrée l’œuvre en question. Rashid lui remit à regret son
cahier, avec la peur d’être dénigré. Il ne trouvait pas cela drôle du tout, car
même si ces poèmes il les avait écrits sur un ton léger, il y était tendrement
attaché.
« Cette poésie est totalement immature, déclara plus tard le professeur
devant la classe, comme s’ils avaient tous impatiemment attendu son
jugement. Quand ce n’est pas le mysticisme fastidieux d’un Mille et Une
Nuits au rabais, c’est bavard et sans queue ni tête, du blabla à la manière
d’un Byron sauce satirique. Confus et incompréhensible, comme le plus
souvent lorsque les Africains cherchent à faire du style en anglais. Déjà,
vouloir écrire ainsi témoigne d’une outrecuidance, d’une estime de soi sans
commune mesure avec la réalité. Remontez vos chaussettes, jeune homme.
Vous me ferez pour aujourd’hui une analyse du personnage du capitaine
dans L’Odyssée de l’African Queen, et je veux quelque chose de clair et
d’ordonné, et pas de ces discours fumeux. » L’Odyssée de l’African Queen
de C. S. Forester, le célèbre auteur du Capitaine Hornblower, était l’œuvre
d’envergure que leur professeur jugeait adaptée à leurs capacités. Rashid fut
trop déstabilisé par le mépris du professeur pour songer à répliquer. C’est à
cette époque que le nom de Mtaliana commença à lui peser.
Ainsi les enseignants étaient-ils divisés sur l’opinion qu’ils avaient de
Rashid, ce qui n’était pas le cas pour Amin. Ses parents étaient fiers de lui
aussi, mais pas de façon aussi sereine qu’avec son frère. Sa mère, en
particulier, s’inquiétait à son sujet. Parfois, quand il s’asseyait dans la
cuisine avec elle tandis qu’elle préparait le repas et qu’il bavardait comme
si jamais il n’allait s’arrêter, elle le regardait entre deux fous rires et se
demandait s’il irait toujours bien. Pas comme ça, pas la maladie, pas
l’instabilité, Dieu nous en préserve, mais s’il aurait toujours la force de
continuer. Ses engouements étaient tellement obsessionnels, son esprit
parfois tellement irrespectueux, son assurance si désinvolte qu’elle se
demandait s’il serait capable de faire face à la désillusion. Avec les années,
elle perçut chez lui un entêtement qui grandissait, une volonté de désobéir
et de négliger ce qu’il n’aimait pas. Il était plus petit qu’Amin, petit pour
son âge, et toujours prêt à s’enflammer. Bouillant. Elle pensait se
reconnaître un peu en lui.
C’était la fin des années 1950, une époque où le monde fut plus tragi-
comique que jamais, et où l’Afrique presque tout entière se trouvait
gouvernée par les Européens d’une manière ou d’une autre : directement,
indirectement, par l’usage de la force brute ou d’une diplomatie musclée, si
tant est que ces deux termes ne soient pas trop contradictoires. Une carte
britannique de l’Afrique dans ces années-là présentait quatre couleurs : un
rouge tirant sur le rose pour les territoires sous la domination des
Britanniques, le vert foncé pour les Français, le violet pour les Portugais et
le brun pour les Belges. À ces couleurs correspondait une vision du monde,
et chacune de ces nations avait ses couleurs à elle sur ses cartes à elle.
C’était une manière de comprendre l’époque et, pour beaucoup de ceux qui
se penchaient sur les cartes, une manière de rêver à des voyages auxquels
seule l’imagination pouvait donner corps. On ne lit pas les cartes
aujourd’hui de la même façon. Le monde est devenu autrement complexe,
plein de peuples et de noms qui brouillent sa clarté. Dans tous les cas, rien
n’est plus à présent laissé à l’imagination, car l’image est partout.
Sur les cartes britanniques, le rouge était un rappel de la bannière
anglaise, il représentait la volonté de sacrifice au nom du devoir et tout le
sang versé au nom de l’Empire. Même l’Afrique du Sud était alors encore
en rouge rosé, dominion au même titre que le Canada, l’Australie et la
Nouvelle-Zélande, des lieux que les Européens avaient investis en
parcourant la moitié du monde pour trouver un peu de paix et de prospérité.
Le vert sombre était une plaisanterie aux dépens des Français, qui évoquait
les pâturages élyséens quand l’essentiel du territoire sur lequel ils régnaient
était soit désertique ou semi-désertique, soit couvert par la forêt équatoriale,
autant d’étendues inutilement gagnées par les armes et un orgueil démesuré.
Le violet était réservé à l’inquiète estime de soi des Portugais et à leur
passion pour la monarchie, la religion et les symboles de la domination,
quand durant l’essentiel des siècles de leur occupation coloniale ils avaient
dévasté ces terres avec la pire brutalité, détruisant et incendiant, déplaçant
des millions d’hommes et de femmes vers les plantations du Brésil pour y
servir d’esclaves. Le brun, enfin, était la couleur de l’impassible et cynique
efficacité des Belges, qui prirent part aux festivités plus tard mais dont le
cadeau qu’ils laissèrent aux peuples sous leur joug se révéla être sans
comparaison aucune avec celui des autres grandes puissances de cette
époque étriquée. Leur legs au Congo et au Rwanda laisserait encore pour
longtemps souillés les rivières et les lacs. Les Espagnols aussi avaient leurs
territoires, en jaune sur les cartes britanniques comme un rappel de la
couleur de leur drapeau et de leur obsession de l’or à piller. Plus tard dans
cette décennie, les couleurs allaient pâlir et passer au rose, au vert pâle, au
mauve et au beige. Peut-être était-ce le signe d’un renoncement à l’autorité
coloniale, une évolution vers l’autonomie, la situation est en main, tout
passe tout lasse.
La carte des années 1950 montrait aussi les exceptions à la domination
européenne. L’Égypte était indépendante et en proie à l’agitation depuis
1922, mais sans autre choix que d’accueillir sur son territoire l’armée de
terre, l’aviation et la marine britanniques. Le Libéria, qui ne fut jamais
officiellement une colonie, avait été créé pour devenir la terre où les
esclaves africains affranchis pouvaient revenir des États-Unis d’Amérique
afin d’y construire une Nouvelle Jérusalem, et quel beau travail ils avaient
fait là. L’Éthiopie avait tenu bon à deux reprises face à des Italiens enclins à
la pagaille. Au XIXe siècle, quand toutes les armées d’Europe qui le
souhaitaient étaient autorisées à s’emparer d’un bout d’Afrique et à
assassiner par milliers ses habitants, l’armée de l’empereur Ménélik battit
les Italiens à Adoua. Il est clair que c’est une farce qui a conduit à cette
défaite inutile, même si certaines autorités en accordent le crédit à
Rimbaud, qui fut trafiquant d’armes pour le compte de l’empereur. Plus
tard, les armées de Mussolini furent expulsées par les francs-tireurs, les
Britanniques et les forces coloniales africaines, dont l’oncle Habib faisait
partie. Puis il y avait le Soudan, une dictature militaire indépendante depuis
1952 ; et la Libye, royaume théocratique sous protection britannique depuis
1951. C’étaient des situations à part, à propos desquelles une telle carte
n’avait rien à dire. Pour le reste, tout était aux mains de la mission
civilisatrice, depuis Le Cap jusqu’à Tanger, en passant par toute l’Afrique
de l’Est, où se sont déroulés les événements qui nous occupent ici.
Ce coup d’œil jeté sur une carte des années 1950 vise à rappeler
combien le monde d’alors était différent. Personne n’a un instant imaginé la
panique à venir, ni le fait que quelques années plus tard la plupart des
gouvernements européens allaient lever le camp et retourner
précipitamment d’où ils étaient venus, abandonnant à la ténuité du papier
tout un ensemble de traités et d’accords qu’ils ne se sentaient pas la
moindre obligation d’honorer. De sorte que la perception que des jeunes
gens comme Amin et Rashid avaient d’eux-mêmes et de leur avenir ne
s’était pas encore libérée des attentes d’un peuple colonisé, eux qui vivaient
dans une petite ville, entre la fin d’une époque et le début d’une autre
(même s’ils n’étaient pas conscients de cela). Dans les dernières années de
sa scolarité, Amin était bien décidé à fréquenter l’école normale qui avait
été celle de ses parents, et personne ne lui contesta ce choix, ni n’essaya de
l’en écarter, ni ne lui suggéra d’envisager d’autres voies, à cause de
l’Indépendance qui devait survenir sept à huit ans plus tard. Nul ne savait
que l’indépendance était si proche, et bien peu avaient même réfléchi aux
opportunités qui s’en dégageraient. Dans tous les cas, il n’y avait pas de
raison pour Amin de ne pas aspirer à l’existence utile et gratifiante que ses
parents avaient menée, utile pour la communauté, gratifiante pour eux-
mêmes et pour les leurs. Sauf que tout allait effectivement changer en
Afrique, dans une pagaille monstre, et que personne n’avait apparemment
été capable d’imaginer cela, du moins personne dans l’entourage d’Amin.
Pas même son père, qui écoutait les nouvelles à la radio tous les jours, et
qui jamais n’avait fait allusion à cette indépendance qui était en route.
Son père était un enseignant connu et respecté en ville, même si tous les
enseignants étaient respectés, comme on le sait. Dans la rue, les gens lui
donnaient du Maalim Feisal, en indiquant sa profession devant son nom. Ils
faisaient un détour pour venir le saluer et lui souhaiter une bonne santé.
Chaque fois qu’il entrait dans une administration, qu’il se rendait sur les
docks ou à l’hôpital, partout où il allait alimenter l’insatiable machine
étatique, il croisait un ancien élève qui n’était que trop heureux de lui
apporter son aide. Amin était transporté lorsqu’il entendait louer son père
pour son intelligence et sa bonté, et les gens raconter leurs histoires
préférées à son sujet. Tu te souviens de cette époque, Maalim ? Amin savait
que partout où il irait et quoiqu’il fît, jamais il n’acquerrait l’importance et
l’estime dont jouissait son père dans sa communauté. Bien que sa mère
aussi ait été enseignante jusqu’à la dernière année où il fréquenta l’école,
ses anciennes élèves n’avaient pas investi l’administration de la même
façon car elles étaient des femmes.
C’était merveille que de les voir ensemble, sa mère et son père. Il était
grand et mince, et elle large et de plus en plus large avec les années. Peut-
être n’était-il pas si grand comparé aux géants bien proportionnés que l’on
voit en d’autres lieux. Ils habitaient un petit endroit peuplé de gens petits, et
il était grand pour cet endroit-là. Son visage émacié était rendu plus
ascétique par une barbe grisonnante qu’il taillait en pointe. Les manches de
chemise toujours bien boutonnées, il paraissait en tout parfaitement net et
mesuré. Une apparence qui ne pouvait être constante dans la durée, mais
telle était l’impression qu’il donnait. Il marchait légèrement voûté et
fronçait souvent quelque peu les sourcils, mais il s’exprimait toujours d’une
voix douce et le sourire n’était jamais très loin sur ses traits. Certains
l’appelaient Msafi, qui veut dire propre, un mot surtout dont les sonorités
rappelaient celles de son nom. Ailleurs, peut-être l’aurait-on qualifié de
tatillon.
Elle, en revanche, était petite et boulotte, du genre ébouriffé et pressé,
avec des mèches de cheveux rebelles échappées des pinces qui étaient
censées les dompter. Ses attitudes semblaient souvent exagérées, ses
indignations appuyées, ses yeux trop arrondis par la surprise. Elle
bouillonnait de projets, avec toujours des affaires à régler, mais elle avait
également un don d’écoute. Quand elle était à la maison, toute
conversation, toute observation passait par elle, tout convergeait vers elle et
repartait d’elle. Elle savait parfaitement quand interrompre ce qu’elle était
en train de faire pour porter à l’un ou à l’autre toute son attention. Tout le
monde l’appelait Mwana, parce qu’elle était la benjamine de la famille.
Mwana veut dire enfant. Son vrai nom était Nuru, qui signifie lumière, mais
seul Feisal à présent l’appelait ainsi.
À l’âge de dix-neuf ans, Amin entra comme prévu à l’école normale,
qui ne datait guère que d’une génération, afin de se former au métier
d’enseignant. L’un de ses camarades d’école avait été envoyé étudier la
médecine en Angleterre par des parents qui en avaient les moyens
financiers, d’autres étaient allés poursuivre leurs études en Inde, en Égypte
ou ailleurs encore. Plusieurs étaient partis se chercher un avenir dans le
réseau que formaient la famille et les proches le long de la côte et dans
l’intérieur du pays. Il en était toujours ainsi. Les gens partaient là où une
opportunité se présentait. Amin ne cherchait pas les opportunités. Il ne
voulait pas partir. Il avait pris sa décision et n’avait qu’une envie : enseigner
toute sa vie durant. Peut-être était-ce une manière de voir les choses qui ne
se conçoit que dans des lieux du bout du monde, peut-être aussi que le
monde est plus agité aujourd’hui qu’il ne l’était alors.
Farida avait, elle aussi, décidé de son avenir. Deux mois après son
retour de Mombasa, elle se plaça en apprentissage à Vuga chez une
couturière, Mrs Rodrigues, une femme originaire de Goa qui se disait
créatrice de mode parce qu’elle avait parmi ses clientes des épouses de
fonctionnaires coloniaux. Elles ne lui demandaient que des retouches, des
ourlets à refaire et des tailles à lâcher, mais pareille clientèle l’autorisait,
croyait-elle, à inscrire sur sa plaque : Fournisseur de Sa Majesté la Reine.
L’essentiel de son travail consistait dans la confection de vêtements pour
tous, même si le prestige lui venait des Européennes. Farida travaillait chez
Mrs Rodrigues le matin et l’après-midi, et emportait à la maison de
l’ouvrage à terminer le soir. Elle ne reçut aucune compensation financière
pendant les six premiers mois, puis un salaire de misère ensuite. Mrs
Rodrigues, qui était une personne calme, souriante, à la voix douce, mais
dure et inflexible dans ses opinions, disait à Farida qu’elle devrait vraiment
lui être reconnaissante du savoir-faire de haut niveau qu’elle lui enseignait,
et de la qualité de la clientèle au contact de laquelle elle la mettait. La jeune
fille ne devait en conséquence s’attendre à aucune rémunération tant qu’elle
ne serait pas une vraie professionnelle. C’était par gentillesse qu’elle lui
donnait un peu d’argent. Ne lui offrait-elle pas gratuitement tous les matins
du thé et une tranche de cake ? Farida, qui envisageait de se mettre à son
compte quand elle aurait acquis le métier, se dit qu’elle n’avait pas le choix
et qu’il fallait s’accommoder de ces mesquineries.
Sa mère, Mwana, adorait coudre et possédait sa propre machine, ce qui
n’était pas courant pour l’époque et le lieu. Aussi aidait-elle sa fille dans les
travaux difficiles qu’elle rapportait à finir le soir – pose de dentelles et de
rubans, fabrication de boutonnières, etc. –, penchée sur la flaque de lumière
que diffusait le bras bombé de la machine. C’était pour elle un
divertissement et un plaisir, disait-elle à sa fille. Parfois elles veillaient
jusque tard dans la nuit parce que Farida avait promis l’ouvrage à sa
patronne pour le lendemain et qu’elle ne supportait pas l’idée d’être
réprimandée pour n’avoir pas su terminer à temps. Sa mère se plaignait
souvent de la fatigue de ses yeux.
Elle resta chez Mrs Rodigues trois ans. Chaque fois qu’elle parlait de
partir pour s’établir à son compte, Mrs Rodrigues l’en dissuadait en lui
offrant une augmentation de salaire et en mettant en avant les risques du
métier pour l’effrayer. Farida se laissait convaincre et restait, mais au bout
de trois ans elle en savait suffisamment pour démarrer son affaire. Elle
travailla d’abord pour des amies, qui lui apportaient une photo découpée
dans un magazine pour qu’elle en copie le modèle. Farida s’appliquait,
travaillait les week-ends et le soir. Cela prenait du temps de coudre une
robe, les amies passaient, pleurnichaient, bavardaient, et nul ne s’en
plaignait. Si la robe ne ressemblait pas exactement à la photo du magazine,
le résultat n’en était pas moins réussi, car Farida était douée pour la coupe
et la couture, et, en étudiant attentivement un modèle, elle était capable de
le reproduire sans trop s’en éloigner en fin de compte.
Toute l’organisation de la maison se trouva chamboulée quand Farida
commença à travailler à domicile. Le matin, elle n’apparaissait pas avant
que tout le monde soit parti, mais, quand chacun rentrait à l’heure du
déjeuner, c’était pour la trouver en pleine action. Un à un, ils allaient la voir
à la cuisine, la mère pour demander où les choses en étaient et se mêler de
tout, le père pour apporter les fruits qu’il était toujours chargé d’acheter en
rentrant de son travail, et les frères pour renifler avec convoitise ce qui se
mijotait, et encombrer. Après le repas, chacun s’empressait d’apporter de
l’aide. Puis Feisal et Mwana se retiraient pour leur sieste quotidienne, et
Amin et Rashid partaient se livrer à leurs accaparantes activités
d’adolescents : le sport, les devoirs à faire, la rue, les jeux de cartes. Et
Farida entamait sa journée de couture.
C’est à cette époque, alors que Farida commençait à se constituer une
clientèle, qu’Amin préparait avec confiance son examen d’entrée au collège
public, que Rashid suivait dans son sillage bien qu’avec moins d’assurance
et que Maalim Feisal refusait sa première nomination à un poste de
directeur d’école, que Mwana eut un grave malaise au travail et qu’il lui fut
conseillé de renoncer à poursuivre une activité professionnelle à l’âge de
trente-neuf ans. On diagnostiqua un glaucome avec suspicion
d’hypertension. Elle fut affolée à l’idée du fardeau qu’elle allait devenir
pour tout le monde et se mettait subitement à pleurer en silence lorsqu’elle
était en société. « Je vais devenir aveugle et vous allez devoir vous occuper
de mon corps inutile, disait-elle. O yallah, alhamdulillah. »
Ils s’asseyaient près d’elle et la réconfortaient, et ils pleuraient aussi car
ils ne doutaient pas qu’elle allait devenir aveugle. Le médecin n’avait parlé
que d’une éventualité, mais cet affreux pronostic prit l’allure d’une
malédiction pour Mwana et sa famille. Ainsi leur mère resta-t-elle à la
maison et une autre existence commença pour elle. Elle devint irritable, elle
se sentait comme un navire encalminé, n’ayant plus à jongler avec toutes
sortes d’activités, mais au bout de quelque temps elle s’apaisa un peu et
lentement changea son mode de vie. Il y eut les visites chez les médecins,
un voyage à Mombasa pour consulter un spécialiste, une opération pour
réduire la tension dans son œil. Il y eut les lunettes à porter pour mieux voir,
les régimes à suivre, les médicaments à absorber, les exercices à exécuter, et
la vie redevint plaisamment chaotique, même si l’entrain n’était plus
vraiment là.
Quand Rachid eut achevé sa dernière année de scolarité, il fanfaronnait
encore devant ses amis et son frère, comme devant ses parents. Il était
devenu plus têtu et plus difficile avec les années, il aimait à se considérer un
brin dissident. Durant cette dernière année d’école, il ne cessa de parler de
quitter le pays. Cette idée avait fait son chemin en lui sans crier gare, elle
finit par devenir une évidence lorsqu’il ne parvint plus à contenir son
irritation et son mépris de tant de choses autour de lui. C’était ce qu’il avait
appris et les livres qu’il avait lus qui lui avaient donné cette certitude que le
monde était plus vaste et la vie plus riche que ce qui l’entourait. Il étouffait
ici, disait-il : l’obséquiosité des rapports sociaux, la religiosité qui relevait
d’un autre siècle, les mensonges sur l’histoire. Il usait de mots forts et
n’avait que dix-sept ans. Il ira loin, disaient ses amis, si tout cela n’est pas
que du vent. Amin écoutait et souriait, tour à tour taquinant et approuvant
son frère. Sa mère était comme toujours inquiète à son sujet, à en oublier
ses propres problèmes, mais elle non plus ne pouvait pas ne pas rester
insensible à ses colères. Que va-t-il arriver à ce jeune fou ? Son père le prit
à part un jour, pour le mettre en garde sans le décourager, ne sois pas si
rêveur, réfléchis concrètement, que veux-tu faire ? À la fin, la famille et les
amis se rallièrent à ses grands discours, ils prêtèrent l’oreille au récit peu
flatteur qu’il faisait de leur existence et le pressèrent d’œuvrer à réaliser son
rêve du vaste monde.
Ce sont ses professeurs, qui, finalement, lui proposèrent des solutions.
Ils s’émerveillaient du chemin parcouru par l’élève bavard normalement
doué, aujourd’hui devenu ce garçon confiant et sûr de lui, auteur de textes
sérieux et aboutis (rédigés dans le style d’un collégien brillant). Ils mirent à
leur crédit cette transformation. Il était aussi réfléchi sur Macaulay que sur
Shakespeare ou l’islam, en même temps que précocement spirituel sur ces
sujets. L’esprit porte à l’arrogance, mais il n’y avait chez lui qu’une bonne
humeur souriante, et le temps arrangerait les choses. De la graine
d’Oxbridge. Ses professeurs étaient des Britanniques, du moins ceux qui
avaient le plus de poids, et peut-être avaient-ils si bien enseigné leur monde
à Rashid qu’ils ne pouvaient à présent qu’être impressionnés par ce qu’ils
avaient produit. Ils l’aidèrent à se présenter aux universités britanniques, le
préparèrent aux examens en vue de l’obtention d’une bourse, lui imposèrent
un rythme qui rappelait celui de leurs lointaines années d’études. Comme
s’ils fomentaient une conspiration avec lui. Plus ils le faisaient travailler dur
pour acquérir la connaissance du monde qui était le leur, plus Rashid avait
le désir de réussir. C’était plus subtil qu’il n’y paraissait, il n’y avait pas que
le désir de réussir et de plaire, mais quelque chose de plus séduisant, car
plus il pénétrait la complexité de ce monde, plus il lui semblait qu’il
devenait sien. Les professeurs d’histoire et de littérature qui l’avaient pris
en main ; lui donnaient à étudier des textes que jamais ils n’avaient soumis
aux autres étudiants : Carlyle, J. S. Mill, Darwin, T. S. Eliot. Tous les
samedis, il devait rester après la classe pour suivre un cours supplémentaire
avec l’un ou l’autre de ces professeurs, qui souvent l’éclairait sur des
passages qu’il avait lus sans bien les comprendre. Parfois il y avait un
contrôle surprise, au cours duquel il devait à son tour exposer ce qu’il avait
assimilé.
C’est ainsi que tandis que Farida se lançait enfin dans le métier de
couturière, et qu’Amin entrait à l’école normale à l’âge de dix-neuf ans
pour préparer une carrière de professeur dans le secondaire, Rashid
franchissait les dernières difficiles étapes qui précèdent le départ.
6
Amin et Jamila
Les examens arrivèrent bientôt, chassant de leur esprit toute autre pensée. Il
était incroyable de voir à quel point les examens les renvoyaient à l’enfance
et aux bandes de copains. Rashid était soudain si convaincu de ses chances
qu’Amin se mit à craindre qu’il ne fasse preuve d’une trop grande
confiance en lui. Amin devait, lui aussi, passer des épreuves à la fin de cette
première année, mais rien à voir avec l’importance qu’on accordait à celles
de Rashid. C’était comme si personne n’avait jamais sollicité de bourse
auparavant. Avec les examens, l’année scolaire s’achevait et les jeunes gens
se mirent à arpenter les rues à plusieurs du matin au soir, ou bien ils
partaient à vélo dans la campagne, ou dormaient jusqu’à la mi-journée
avant de se livrer à toutes leurs fantaisies. Voilà ce que les vacances
signifiaient pour la plupart d’entre eux : paresser et déambuler dans les rues
sans but précis. Il y avait bien quelques infortunés dont la famille possédait
un commerce et réclamait leurs services, mais même ceux-là parvenaient à
s’échapper sans être trop sévèrement punis, notamment une fois passées les
épreuves, quand les parents se sentaient obligés de dorloter leur rejeton en
raison de l’effort fourni.
C’était aussi l’époque du mausim, et une foule de marins et de
marchands se pressaient dans les rues et les lieux publics, surveillés de plus
près que les années précédentes, du moins au regard de l’histoire récente,
par un bataillon de gardes du Coldstream. Autrefois, le mausim marquait
une période d’indiscipline et de turbulences au cours de laquelle le sang
coulait en ville en raison de la présence de ces aventuriers impénitents qui
arrivaient avec les vents. Alors les parents enfermaient leurs enfants chez
eux de peur qu’ils ne soient enlevés. Nul ne savait que ce mausim allait être
leur dernier. Les gardes étaient présents cette année-là parce qu’en plus de
tous les événements de ce mois mouvementé, était menée partout dans le
pays une campagne politique visant à inciter au vote lors du prochain
scrutin, le dernier avant l’indépendance, qui devait se tenir au début de
l’année. Amin apercevait parfois Jamila dans les rassemblements auxquels
il assistait, ainsi que dans les cours d’alphabétisation. Elle militait pour que
les femmes s’inscrivent sur les listes électorales. Et cette inscription passait
par l’alphabétisation. Jamila faisait partie de ceux qui organisaient des cours
au sein de la section principale du parti et enseignaient aux femmes à écrire
leur nom et leur date de naissance, ce qui suffisait pour que la demande soit
recevable. Rashid se porta volontaire pour aider aux cours de la section
locale, et leur mère y envoya également Amin.
Il y avait eu, six mois plus tôt, des élections ratées en raison des
émeutes et de l’impasse à laquelle on avait abouti. Les divergences
politiques entre les partis ne permettaient plus la réconciliation, comme cela
arrive dans les petites communautés où le passé et les conflits personnels ne
s’apaisent jamais, ou du moins ont rarement l’occasion d’être reconsidérés à
la lumière d’événements préoccupants. Et il ne s’était guère produit
d’événements suffisamment préoccupants pour faire réfléchir à deux fois
les gens sur la question de leur fidélité. Pas encore. Les émeutes furent un
choc pour la jeune génération, sans l’être peut-être autant pour les plus âgés
qui avaient connu les combats de rue et même quelques assassinats au tout
début du siècle. Ces nouvelles émeutes allaient, elles aussi, être mises en
perspective après les événements les plus récents, mais, compte tenu de
l’innocence de l’époque, elles prenaient l’allure d’une affreuse faute de
goût, comme une famille dont les membres s’insultent en public. Il nous
restait encore beaucoup à apprendre sur le mal que nous étions capables de
nous faire les uns les autres et sur la facilité avec laquelle on continuerait,
une fois qu’on aurait commencé. De nouvelles élections étaient donc
prévues, et l’on savait désormais que l’indépendance interviendrait à la fin
de l’année. La débandade s’était déjà amorcée ailleurs : en Afrique de
l’Ouest et au Soudan français, qui avaient soudain donné naissance à une
douzaine de nations africaines nouvelles. Les Britanniques avaient lancé le
Ghana et le Nigeria sur le long chemin de leur brillant avenir, et notre
propre voisin le Tanganyika se retrouvait brusquement et plus modestement
engagé sur la même voie. Le trafic entre les aéroports africains et Lancaster
House à Londres, où se tenaient toutes les réunions constitutionnelles
(quelle plaisanterie !), avait dû être dense et ininterrompu.
Le Ramadan arriva sur ces entrefaites, de sorte que ce fut une
succession d’événements tout au long des mois de cette année-là. Le scrutin
à venir changeait la donne, les gens déjà anticipaient la suite. Les ministres
du gouvernement provisoire se déplaçaient en Austin noires avec leurs
plaques minéralogiques caractéristiques et le drapeau du sultan flottant sur
le capot. Cela donnait plus de réalité à l’avènement de l’indépendance, ce
drapeau sur le capot.
Par un interminable après-midi de faim au milieu du ramadan, écoles et
facultés étant fermées pendant cette période, Amin lisait allongé sur le sofa
du salon, tandis que Farida, debout à sa table de travail, repassait une robe
qu’elle venait de terminer. Tout le monde se faisait confectionner des habits
neufs pour la fête de l’aïd qui marquait la fin du jeûne, aussi était-ce
l’époque de l’année pendant laquelle Farida travaillait le plus. Leurs parents
passaient ces heures de l’après-midi à dormir chacun de leur côté pour
oublier la faim, leur mère dans la chambre de Farida, leur père dans la
sienne propre. Maris et femmes se séparaient pour la sieste par précaution
car, jusque chez les couples mariés devant la loi, le seul désir rompait le
jeûne. De même pour toutes les mauvaises pensées, si bien qu’Amin se
demandait si ses propres efforts pour surmonter sa faim avaient quelque
poids dans le livre de comptes du Tout-puissant. L’une de ses découvertes
en grandissant avait été que le jeûne n’empêchait pas l’émoi sexuel, qu’il
avait même très probablement l’effet inverse.
On frappa un coup à la porte d’entrée, qui restait fermée ces après-midi-
là car elle donnait directement accès à la pièce de devant et certains voisins
ne résistaient pas à une porte ouverte. C’était Jamila venue commander des
robes pour sa nièce. Amin se leva pour lui serrer la main avant de s’asseoir
sur une chaise à proximité, et il l’écouta expliquer qu’elle désirait faire une
surprise à la fillette à l’occasion de l’aïd en espérant que Farida pourrait se
servir du modèle d’une de ses robes pour les mesures. Elle indiqua ce
qu’elle souhaitait et Farida en prit note avec un sérieux et une sobre
efficacité qui impressionnaient toujours Amin. Le visage de Farida
s’éclairait d’un sourire à peine croisait-on son regard, sauf lorsqu’elle
écoutait ses clientes exposer ce qu’elles désiraient. Amin feignait de lire
mais levait les yeux de sa page toutes les deux secondes pour contempler le
visage, les mains, les lèvres de Jamila, dont chaque mouvement était pour
lui comme une apparition. Quand elle eut achevé ses explications, elle se
tourna vers lui. Il se dit alors qu’elle avait deviné ses pensées. Elle lui
demanda ce qu’il lisait en avançant la main en direction de l’ouvrage. Il se
leva pour le lui tendre et se rassit plus près. C’était une édition de poche du
Docteur Jivago, qu’un ami lui avait rapportée de Dar-es-Salaam où il avait
rendu visite à des parents. Elle l’interrogea sur le livre et il parla de
l’écriture magnifique de ce récit ensorcelant.
« Je vous l’emprunterai quand vous l’aurez fini », dit-elle en lui rendant
l’ouvrage.
Il retourna vers le sofa, après quoi très vite elle prit congé. Elle lança un
regard dans sa direction, puis sans un mot lui adressa de la main un signe
d’adieu, et curieusement il y eut dans ce geste plus d’intimité que si elle
avait parlé. Farida se remit à son repassage, silencieuse elle aussi, mais elle
avait à présent un air pensif. Il se dit qu’elle n’était sans doute pas d’accord.
Elle a tout compris, songea Amin sans bouger du sofa, observant un silence
tendu, faisant semblant de lire, attendant une réflexion moqueuse de sa
sœur. Mais Farida continua de se taire. Puis elle lui demanda d’allumer la
radio afin de réveiller leurs parents. Leur mère aimait à préparer elle-même
les repas du ramadan, tout en ayant la gentillesse de laisser Farida l’aider
dans cette tâche. Le son de la radio allait à coup sûr tirer leur père du lit et
le chasser de la maison. La voix des cheikhs dans leurs sermons du ramadan
lui tapaient sur les nerfs. Il les trouvait tyranniques, trop pieux pour être
honnêtes, et, dès la fin du tajwid, qui marquait le début des programmes
radio de l’après-midi, il prenait le large. Il allait retrouver ses amis jusqu’à
l’heure où la sirène annonçait le coucher du soleil et où ils partageaient leur
premier café de la journée avant de se rendre à la mosquée.
Le jeûne, c’est le jour. Le soir on se nourrit bien, puis, avec les amis ou
en famille, on bavarde jusqu’au petit jour, ou bien on se promène sur le
front de mer jusque tard dans la nuit, on va à la dernière séance de cinéma,
on dispute d’interminables parties de cartes. Certains arpentent la ville en
vue d’autres jeux qu’ils préfèrent tenir secrets. Tout le monde se couche
tard, même les enfants, qui jouent sous les réverbères jusqu’à des heures
indues. Ce soir-là Amin vit Jamila passer en compagnie de sa famille sur la
promenade du bord de mer. Lorsqu’ils se croisèrent, elle lui adressa un
sourire éclatant sans prononcer une parole. Il continua jusqu’au bout de la
promenade, loin des lumières. La lune déclinante – cela lui revint plus
tard – était suspendue au-dessus de la mer comme un monde clair et
lointain. Le lendemain, incapable de fixer ses pensées sur autre chose que
Jamila si ce n’est sur sa faim, il erra dans les rues sans but précis, mais pour
s’apercevoir bientôt qu’il se dirigeait du côté de chez elle. Pour la première
fois, il la vit sortir par la petite porte au moment où il passait. Elle s’arrêta
sur le seuil et le regarda d’un air étonné, avant de lancer : « Amin, comment
allez-vous ? » Il répondit et pressa le pas, car il songea qu’elle allait finir
par le trouver envahissant.
Le soir, il n’alla pas marcher sur le front de mer, mais il ne put s’en
empêcher le lendemain. Quand il la vit avec sa famille, il se tint à distance
et l’observa de loin, captant l’éclatante blancheur des sourires, la sublime
banalité des gestes, tandis qu’ils parlaient et riaient. Enfin, il se décida à
croiser leur chemin, mais il fit semblant de ne pas les voir et il passa sans un
regard. Il n’y avait plus les cours pour le distraire à présent, plus de
fastidieux voyages en autobus, plus de faciles devoirs du soir, juste la faim
et la chaleur de la journée, avec de sombres pressentiments, et une terreur
qui le gagnait régulièrement sans qu’il parvienne à la dompter. Il ne pouvait
concevoir de lui parler, n’imaginant que trop le rire horrifié qu’elle lui
opposerait s’il décidait de se lancer. Il ne cessait, pourtant, de se répéter ce
qu’il lui dirait et par moments se persuadait qu’elle désirait qu’il se déclare.
Cela l’effrayait de se découvrir aussi obsessionnel. Parfois il éprouvait de la
colère et se sentait capable de faire du mal, il ne comprenait pas pourquoi.
Il allait s’efforcer d’éviter Jamila. C’était ce qu’il avait décidé. Ce soir-
là au coucher du soleil il revêtit un kanzu et se rendit à la mosquée. Plus
tard, après avoir rompu le jeûne, il s’assit sur le seuil de la maison et resta à
bavarder avec les voisins. Le lendemain il descendit vers la mer, vers la
plage qui jouxte l’endroit où les pêcheurs remontent leurs bateaux, loin de
la promenade. C’étaient ces gens avec lesquels il avait grandi, parmi eux se
trouvaient les occupants de la grande maison en ruine en face de chez eux.
Amin se sentait bien en leur compagnie, même s’il n’avait pas comme eux
des cals aux mains à force de remonter les lignes et les filets de pêche, ni le
visage buriné par le soleil et les embruns. C’étaient des hommes remplis
d’aplomb, des desperados qui à longueur de journée plaisantaient avec une
redoutable férocité avant de mettre à l’eau leurs frêles embarcations quand
le soleil se faisait moins cuisant. Il resta un moment avec eux et récolta plus
que sa part de moqueries en guise de bienvenue, puis il retourna à la
mosquée dans l’après-midi avant de se plonger dans la lecture jusqu’à la
tombée de la nuit. C’est ainsi qu’il essaya de l’oublier, en restant dans le
voisinage, en se rendant à la mosquée, en lisant, en jouant aux cartes, en
bavardant. Cela ne fut pas d’une grande utilité, car il pensait à elle tandis
qu’il lisait, et même tandis qu’il échangeait avec d’autres. Du moins se
tenait-il loin de sa présence.
Rashid fit une réflexion à propos de son inhabituelle piété, il le taquina
devant leurs parents, et il en fut réprimandé. « Tu ferais mieux d’aller toi
aussi à la mosquée, petit ingrat », lui dit sa mère. Ou bien encore, « tu te
prends déjà pour un mzungu ? Tu vis encore ici et te voilà prêt à tout
oublier. Tu devrais avoir honte de te moquer, acquitte-toi plutôt de tes
obligations ». Son père avait lui aussi deux mots à lui dire. Le sermon, qui
pouvait prendre des formes multiples, était en substance celui-ci :
« Ramadan est le mois le plus sacré de l’année, celui où l’ange Gabriel a
révélé le Coran au prophète. Nous jeûnons pour nous exercer à la retenue et
pour revenir à nos devoirs envers Dieu. C’est le temps du repentir, celui où
l’on corrige les mauvaises habitudes que l’on a prises au fil des mois. Et
l’une de ces mauvaises habitudes chez toi, mon garçon, est de ne pas
fréquenter la mosquée, alors tu ferais bien de suivre l’exemple de ton frère
et, plutôt que de jouer aux cartes toute la journée, de lire une sourate du
Coran tous les après-midi. Va chercher ton kanzu et disparais. » Plus tard,
une fois couchés, Amin songea à Rashid étendu dans le noir à quelques pas
de lui, qui l’écoutait respirer.
Puis Rashid demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, répondit Amin d’un ton dissuasif.
— Toutes ces prières. Tu as fait quelque chose de mal ?
— Je prie pour ta bourse. Je ne crois pas que tu l’auras sinon. Et pour
passer le temps, et faire un peu d’exercice, vois-tu, debout, au sol, à genoux,
front à terre, bon pour le dos, déclara Amin. Allons, mets ta pauvre cervelle
au repos et dors. »
Un soir tard, après plusieurs jours de ce nouveau régime, Farida lui
annonça : « Jamila est venue chercher les robes cet après-midi. Elles lui ont
beaucoup plu, elle était ravie. C’est bien, car elle me redonnera du travail
après l’aïd. Elle a demandé de tes nouvelles. Et dit qu’elle ne t’avait pas vu
depuis des jours.
— Qu’est-ce que tu lui as répondu ? » demanda-t-il avec brusquerie.
La surprise se lut sur les traits de Farida, qui parut choquée : « Bon,
bon. J’ai dit que tu allais bien. J’aurais dû répondre autre chose ? »
Le lendemain soir il retira son kanzu et partit à sa recherche sur le front
de mer. La foule déambulait par petits groupes à la clarté de la lune
déclinante, certains se tenaient par la main. La lumière des réverbères se
reflétait à la surface de l’eau, éclairant la route vide de tout trafic
automobile à cette heure. Il n’était pas tard, mais où serait-on allé en voiture
à neuf heures du soir ? Les femmes étaient entre elles, les hommes de leur
côté, ils se hélaient parfois pour se saluer ou se lancer des plaisanteries
grivoises. Ils étaient jeunes pour la plupart. Certaines femmes indiennes
étaient accompagnées d’un frère ou d’un beau-frère. Quant aux autres,
aucun jeune homme ne se serait montré marchant avec ses sœurs. Les
jeunes filles originaires de Goa se promenaient sans personne pour les
chaperonner, sûres de leur séduction. Elles étaient chrétiennes et portaient
des noms portugais, elles occupaient des postes au gouvernement, comme
presque tous les Européens. Nul n’osait les aborder, ni même leur adresser
un petit mot enjoué. Amin avançait sans hâte du côté sombre de la route, à
distance de la mer. Le palais du sultan était illuminé. En haut de la
promenade brillaient dans les arbres du parc des lampes multicolores, et les
gouttelettes d’eau qui montaient en vapeur de la fontaine étincelaient dans
leur lumière. Il la vit s’écarter de la foule et marcher dans sa direction. Elle
était accompagnée des deux femmes qu’il avait déjà croisées avec elle, des
parentes sans doute. Il traversa la route côté front de mer. Elle sourit à son
approche, et il sentit s’épanouir chez lui un sourire aussi. Il s’arrêta à
quelques pas devant elles, et elles s’arrêtèrent aussi. Tous souriaient.
« Amin, où étiez-vous passé ? demanda Jamila, ravie sans le moindre
doute. Je ne vous vois plus depuis des jours. Où sont vos amis ? Pourquoi
êtes-vous seul ?
— Ils sont là-haut quelque part, mentit-il en montrant le vieux fort. Je
partais les rejoindre. »
Les deux compagnes de Jamila, qui devaient avoir à peu près son âge
mais donnaient l’impression d’être déjà mères, échangèrent un regard et
continuèrent leur promenade. « Vous avez bonne mine », dit-elle. Il sentit
son regard parcourir son visage, comme si elle le touchait. « Vous avez fini
votre livre ? J’aimerais le lire quand vous l’aurez terminé, n’oubliez pas.
— Je n’oublierai pas », dit-il. Ces mots lui vinrent curieusement avec
plus de raideur qu’il ne l’aurait souhaité, comme s’il faisait là une promesse
solennelle. Il la regarda, embarrassé, et il comprit qu’elle en était amusée. Il
n’y avait chez elle aucune cruauté, mais la complexité de son regard lui
causa une légère douleur. Les deux femmes s’étaient arrêtées quelques
mètres plus loin et regardaient la mer. L’une d’elles se mit à rire, Amin se
retourna pensant qu’elles riaient de lui. Peut-être Jamila leur avait-elle parlé
de ses regards appuyés et de ses apparitions en tous lieux. « Ce sont vos
sœurs ?
— Mes belles-sœurs », rectifia-t-elle. Elle jeta un coup d’œil dans leur
direction avant de se remettre en route. « À plus tard. Et ne vous cachez
plus », lança-t-elle en prenant congé d’un petit geste de la main.
Les deux jours suivants, il retourna à son régime voisinage-mosquée-
lecture, mais il était heureux au souvenir de cette soirée qu’il se remémorait
à tout instant pour mieux la contempler. Puis au troisième jour, alors qu’il
se rendait l’après-midi à l’hôpital voir un ami qui avait été admis en
urgence pour une appendicectomie, il s’arrêta un moment à la librairie de la
cathédrale. Il en connaissait à peu près tous les livres, qui étaient
essentiellement des manuels scolaires, mais il adorait feuilleter les
nouvelles éditions et lire un paragraphe ou deux des histoires qui lui étaient
familières. La librairie était gérée par la Société pour la propagation du
savoir chrétien, mais sans prosélytisme, car l’on était ici soucieux de ne pas
offenser les clients pour la plupart non chrétiens. Amin en ressortit après
quelques minutes et se dirigea sans hâte vers la grand-rue. C’est alors qu’il
la vit sur l’autre trottoir. Elle ralentit le pas lorsqu’il lui fit signe et elle
attendit qu’il traverse la chaussée.
« Je vais rendre visite à un ami à l’hôpital, expliqua-t-il après l’avoir
saluée. Il a été admis en urgence hier pour y être opéré. Au moins sera-t-il,
lui, dispensé du jeûne. » Ils restèrent quelques minutes à bavarder de choses
et d’autres à l’ombre d’un margousier, mais, une fois qu’il l’eut quittée, il
sentit monter en lui une chaleur au souvenir du regard qu’elle avait posé sur
lui. Ses yeux immenses absorbaient ses paroles, ils l’étudiaient, se perdaient
en lui, sans souci de ce qu’ils révélaient. Il se dit que c’était du désir qu’ils
révélaient, pour le peu qu’il savait de ces choses. Il aurait avancé la main
pour la toucher s’ils ne s’étaient trouvés dans la grand-rue en plein milieu
d’après-midi.
À la suite de quoi, son esprit s’enfiévra et la terreur le saisit. Il ne savait
que faire à présent, ni comment. Le lendemain, il partit seul à bicyclette en
emportant un livre et roula à travers la campagne. Sur le chemin du retour,
près de Sherif Musa, il s’assit sur la plage pour lire, puis tour à tour
s’émerveilla et s’inquiéta de ce que précisément il lui fallait faire. Ce soir-
là, après avoir rompu le jeûne, tandis qu’ils prenaient le café – Rashid sans
s’asseoir, prêt à filer vers le tohu-bohu de sa soirée, leur père remuant les
pieds, impatient d’aller retrouver ses amis, leur mère glissant dans son siège
pour une petite somme après le travail à la cuisine –, Farida l’appela dans la
cour pour qu’il l’aide à débarrasser. Il l’y suivit avec un sentiment
d’apaisement. Il y avait du nouveau. Il le sentait.
« Que se passe-t-il ? J’ai à te parler, murmura-t-elle avec de la violence
dans la voix. Elle est venue aujourd’hui, elle a demandé de tes nouvelles.
Que se passe-t-il ? Tu ne serais pas en train de faire des bêtises, dis-moi ?
Plus tard ce soir, je veux que tu me dises tout. »
Il lui confia, ce soir-là, ce qu’il en était pour sa part. La journée avait été
humide et chaude, mais un vent fort et frais soufflait à présent de la mer. Il
s’était demandé ce que Jamila avait pu dire cet après-midi qui avait mis
Farida en colère, mais il avait décidé de ne pas poser de questions, de ne pas
non plus hésiter à se livrer. Il dirait ce qu’il éprouvait, il verrait bien ce qui
se passerait. Ils s’assirent sur une natte dans la cour, à la clarté d’une lune
qui déclinait à présent rapidement à quelques jours de la fin du mois. Ce lui
fut un soulagement que de parler, et il le fit sans retenue. Elle l’écouta, ne
l’interrompant qu’à de rares occasions. Puis lorsqu’il eut fini de s’épancher,
elle lui révéla qu’elle avait deviné, ou du moins craint qu’il n’ait eu des
sentiments pour elle. « Il te faut être prudent, dit-elle doucement, d’un ton
de bienveillance mais également pour ne pas être entendue du reste de la
famille. Tu ignores ce qu’elle veut, tu ignores ce qu’elle a en tête. C’est une
femme qui sait ce qui mène le monde. D’après la rumeur, elle verrait
quelqu’un, un homme politique. Ce sont les héros du jour, ils seront bientôt
aux commandes. Ces gens-là ont besoin d’une femme comme elle pour
paraître.
— Comment ça pour paraître ? » demanda Amin, car Farida était restée
silencieuse après avoir prononcé ces mots. Elle attentait qu’il la questionne.
« Une belle femme séduisante comme elle, auréolée d’un brin de
scandale dans la famille. Voilà ce qu’il leur faut, une femme comme elle,
pour le plaisir. Peut-être est-ce ce que toi aussi tu attends d’elle. J’espère
que non. Ne m’en veux pas de te dire cela, mais ce pourrait être un jeu
auquel tu ne sais pas encore jouer. C’est d’ailleurs peut-être également ce
qu’elle cherche, le plaisir. Et elle est plus âgée que toi et elle sait y faire. Tu
pourrais bien te perdre avec quelqu’un comme elle.
— Je croyais que tu l’aimais bien », s’étonna Amin avec indulgence,
avec tristesse, il n’aimait pas penser à Jamila en ces termes-là. Il fut soulagé
que Farida ne rie pas, qu’elle ne se moque pas à coups de mises en garde et
de platitudes, mais il n’aimait guère ce qu’elle avait sous-entendu, qu’il ait
pu être trop naïf pour les ruses et l’expérience de Jamila.
« Ce n’est pas que je ne l’aime pas, répliqua Farida, sans parvenir à
retenir un bref sourire qui rayonna de sa lumière légère dans le noir. Il faut
savoir que ces gens-là vivent dans un monde qui n’est pas le nôtre. C’est ce
que Ma dirait si elle savait. Ce ne sont pas des gens comme nous, voilà ce
qu’elle te dirait. Ils ont une autre idée que nous de ce qu’on attend d’eux et
de ce qui est… honorable. Il faut faire attention à ne pas te faire de mal, et à
ne pas leur faire de mal. » Elle tendit le menton en direction de la maison.
Il se tut. Elle marqua un temps puis soupira et continua. « Quand elle est
venue aujourd’hui et qu’elle a demandé de tes nouvelles, elle s’est exposée
à l’insulte et au refus. Elle m’invitait à servir d’intermédiaire entre vous.
D’abord, elle a voulu simplement savoir comment tu allais, mais ensuite
elle a demandé si tu m’avais dit quelque chose que je désirais qu’elle sache.
J’aurais pu en être offensée et lui faire honte. Tu lui plais, mais que veut-
elle de toi ? Il te faut être prudent. Cet homme politique, ce n’est peut-être
qu’une rumeur, rien de plus. On l’a vue dans sa voiture, mais il a pu
simplement la raccompagner quelque part. Il y a eu d’autres histoires, et
elle est plus âgée que toi. »
Il suait et souffrait de tant d’incertitudes, et de la peur du ridicule. Ces
sensations, il commençait à les connaître depuis des semaines qu’il les
éprouvait à présent. « Elle ne peut pas être beaucoup plus âgée que toi,
remarqua-t-il. Et tu n’as que deux ans de plus que moi.
— Elle doit avoir cinq ou six ans de plus. » Puis toujours avec douceur,
sa voix passant au murmure, elle demanda : « Tu l’aimes ? » Lorsqu’il
hocha la tête pour acquiescer, un grand sourire las s’épanouit sur le visage
de Farida, qui avança la main vers celle de son frère. Quand elle la retira,
Amin avait une enveloppe pliée dans le creux de la main. « Elle a laissé ça
pour toi. Après m’avoir interrogée à ton sujet et avoir eu de tes nouvelles,
elle est restée figée dans un silence terrible. Je savais qu’elle allait faire
quelque chose d’étrange. Elle m’a demandé si je voulais bien te transmettre
ce message et j’ai dit que oui. Je suis fatiguée à présent, petit frère, et tu
dois réfléchir à bien des choses. Tu me raconteras demain. T’ai-je dit que
j’avais reçu un message d’Abbas aujourd’hui ? Un joli poème pour l’aïd. »
Il resta quelques minutes immobile après le départ de Farida,
considérant la situation, tournant et retournant l’enveloppe dans sa main.
Elle ne portait pas d’adresse et elle était cachetée. Il entra dans la maison et
l’ouvrit à la hâte, puis déplia le fin papier bleu et lut l’unique ligne que le
texte comportait, sans en croire ses yeux : Je rêve à toi, mon bien-aimé.
C’était comme dans ses fantasmes. Il n’y avait pas de salutation, pas de
nom, seulement cette ligne. Il était transporté de joie, il la voyait, il
l’imaginait. Elle souriait et avançait la main pour caresser son visage.
Quand elle s’est blottie entre ses bras, il a senti en lui une légèreté qui
ressemblait à la panique.
Qu’attendait-elle de lui ? Que lui demandait-elle de faire ?
La première fois qu’ils se virent seuls, ce fut la seconde nuit de l’aïd, après
la fin du ramadan. Farida avait passé la consigne à Amin. Ils se retrouvèrent
à proximité de la fête foraine de Sikukuu, qui pendant les quatre jours que
dure l’aïd occupait le terrain de sport situé à côté du golf. L’après-midi, la
fête était réservée aux enfants. Ils envahissaient les stands et les carrousels,
parés de leurs habits neufs, serrant dans leur main leurs précieux pennies.
Ils achetaient des jouets, des glaces et des barbes à papa, faisaient des tours
de manèges, certains chahutaient et étaient giflés, d’autres perdaient leurs
grands frères ou leurs grandes sœurs et, pris de panique, fondaient en
larmes. Quand le soir tombait, les enfants, comme partout dans le monde,
devaient rentrer se coucher. Avec la nuit, les adultes commençaient alors à
arriver, même si les plaisirs qui étaient proposés ne différaient guère, selon
toute apparence, de ceux de l’après-midi et intéressaient surtout les enfants :
stands de jouets, barbes à papa, manèges. La fête foraine était éclairée par
des guirlandes électriques et des lampes à pétrole qui émettaient un puissant
grésillement, mais la lumière se concentrait autour des baraques et des
manèges, ainsi que de la tente qui servait d’ordinaire de vestiaire aux
joueurs de cricket et qui avec l’aïd devenait un bar à glaces. Ce qui laissait
dans l’ombre tout ce qui se trouvait à quelques pas de l’agitation, et dans
l’obscurité totale tout le reste.
Jamila prononça doucement son nom à son approche pour le guider vers
elle, et l’instant d’après leurs doigts s’effleuraient. Elle posa un baiser au
creux de sa main gauche en prononçant le mot Habibi. Puis doucement elle
le fit asseoir dans l’herbe, et leur ombre sur le sol disparut tout à fait. Elle
lui caressa le visage comme il avait toujours imaginé qu’elle le ferait, puis,
l’attirant à elle, elle l’embrassa, entrouvrant les lèvres afin qu’il sente sa
moiteur. « Tu es beau », murmura-t-elle en glissant un bras autour de lui
pour l’entraîner dans l’herbe avec elle. Il s’émerveilla de sentir son corps
sous ses doigts. Il n’avait pas imaginé cette fermeté, cette densité, ni
l’indicible sensation qu’il éprouverait à caresser ses courbes. Il s’était
attendu à plus de légèreté parce que, comprit-il, elle avait été pour lui un
être abstrait, un rêve. Ils échangèrent un baiser et il s’emplit tout entier de
son souffle parfumé. Serrés l’un contre l’autre, ils se murmurèrent des
choses, s’appelèrent bien-aimés. Après un moment, qui parut à Amin durer
quelques secondes en même temps que l’éternité, elle annonça qu’il lui
fallait partir. Elle était juste venue le prendre dans ses bras et lui dire
combien il était beau, mais elle devait rentrer avant qu’on ne découvre son
absence. Elle avait dit aux autres qu’elle allait acheter du pop-corn, pour
faire passer le goût écœurant de la crème glacée. Il lui fallait rentrer avant
qu’on ne se mette à la chercher. Viendrait-il la voir chez elle ? Ils auraient
plus de temps.
« Quand ? demanda-t-il. Ce soir ? »
Elle aima son empressement et pour cela lui donna un baiser, puis elle
se leva. Il se leva aussi et la chercha à tâtons dans le noir. Ils marchèrent
vers la lumière, se tenant enlacés. Elle lui expliqua que ses nièces passaient
la nuit chez elle, c’était un cadeau qu’elle leur faisait à l’occasion de l’aïd.
Voulait-il venir lundi ? À neuf heures le soir. Elle laisserait sa porte ouverte
pour qu’il n’ait pas à frapper. Si la porte était fermée, alors il devrait
s’éloigner et attendre de ses nouvelles. Neuf heures précises. Maintenant il
lui fallait partir. Elle sourit et lui donna un dernier rapide baiser. « Prends
soin de toi, mon chéri », dit-elle.
Il resta dans l’obscurité et la regarda s’éloigner d’un pas nonchalant,
comme si de rien n’était, en direction du bruit et de la foule. Il ne ressentait
plus aucune peur à présent, mais un trouble et une incrédulité qui faisaient
s’épanouir un large sourire sur ses traits. Elle le trouvait beau quand sans
cesse il se répétait qu’elle était incroyablement belle. Elle l’avait embrassé
avec des spasmes de plaisir quand il s’était attendu à ce qu’elle éclate de
rire. Son visage était une multitude de détails, la lumière de ses yeux, la
forme de sa bouche et ce sourire qui lui avait causé de la douleur. Tout
meurt, dans l’instant parfois, le moment se prolonge et puis s’enfuit, fût-ce
vers le cortège des souvenirs. Il savait que ces rares moments ne mourraient
pas tant qu’il en garderait le souvenir – le goût de ses lèvres pour la
première fois, ses cuisses pressées contre lui, sa main posée sur sa nuque. Il
avait senti dans son étreinte un écho de sa propre impatience, de son propre
désir. Ce devait être cela aimer et être aimé en retour, songea-t-il,
imaginant, à présent qu’il savait, combien il devait être terrible d’aimer et
d’être éconduit, d’avoir soif de l’autre et d’être rejeté par lui.
Il s’enfonça dans l’obscurité, loin de la musique et des lumières,
progressant vers la route qui jouxte les terrains de sport. Il se demanda si on
les avait vus. Il pensait avoir entendu un murmure dans le noir. Il y avait
toujours des mouvements furtifs et d’actives manœuvres de séduction aux
abords de la fête foraine les soirs d’aïd, que d’aucuns observaient avec des
regards obliques et des sourires tolérants (à moins de la présence d’un grand
frère), en espérant que rien de vraiment inconvenant ne se produirait.
Lorsqu’il regagna la route, il pivota sur lui-même, comme s’il revenait
d’une promenade sur la plage en longeant le terrain de golf, ou s’accordait
une plaisante marche en solitaire sur l’allée de casuarinas. Une douce brise
agitait le feuillage léger, et ici ou là une coque explosait sous ses sandales.
Il sourit en lui-même de ces apparences trompeuses, de cette promenade
innocente censée l’éloigner de l’agitation de l’aïd, mais au fond de lui il
avait le pressentiment que c’était ainsi que tout allait devoir être. On ne
tolérait pas en ce lieu que de telles relations s’affichent en plein jour. Et
l’implacable et rigoureux regard qu’on portait sur ces choses transformait
les ruses furtives et inquiètes des amants en une comédie sordide. Il y avait
toujours quelqu’un pour voir et ajouter sa bribe d’information à la bribe
d’information de l’autre, jusqu’à ce que tôt ou tard tout soit découvert. Pour
Amin, le ridicule et la honte d’être découvert se trouvaient émoussés par
son état d’exaltation, mais il n’en ressentit pas moins un léger frisson de
déplaisir et un rien de nausée en pensant aux mensonges qui seraient
nécessaires.
Il s’éloigna de la fête en empruntant la route qui longe la façade blanche
de l’hôpital Karimjee-Jeevanjee, du nom du philanthrope ismaélien qui
avait si généreusement participé à sa construction. Les salles n’étaient plus
éclairées que par des veilleuses à cette heure de la nuit, pourtant des carrés
de lumière illuminaient les flamboyants qui bordaient l’avenue. L’hôpital
ressemblait à un navire discrètement illuminé qui avançait sans bruit dans la
faible clarté de la nouvelle lune. Sur la route déserte et silencieuse, à
distance les uns des autres, des réverbères projetaient une lumière jaune de
lampe à huile. Côté droit, face à l’hôpital, se dressait le musée qui
commémorait l’Armistice de 1918 construit par John Sinclair, architecte en
chef de l’administration coloniale. Il portait le nom de Beit-el-Amani, la
maison de la paix. Ses coupoles, dont le blanc éclatant se détachait dans la
semi-obscurité, rappelaient en plus modeste les volumes et les toits de
Sainte-Sophie à Istanbul.
Amin passa devant le cimetière désaffecté situé en face de l’hôpital. La
nuit, tout était silencieux, mais avec le jour, les marchands se pressaient à
l’ombre de ses arbres pour vendre fruits et collations aux patients et à leur
famille. Les grilles de la Résidence étaient closes à cette heure, ce qui
n’empêchait pas un factionnaire de monter la garde dans sa guérite.
Derrière ces grilles, dans un palais mauresque d’opérette également
construit par John Sinclair, logeait le représentant du pouvoir en personne,
le seul maître à bord, le gouverneur britannique, sir Henry Potter,
commandant de l’ordre de saint Michel et de saint Georges. Les jours de
cérémonie, il sortait dans sa silencieuse Humber noire, portant un casque
colonial à plumes blanches qui émergeait du toit ouvrant comme une
fontaine duveteuse. En des temps plus anciens, le casque avait sans doute
coiffé un homme à cheval et les plumes s’étaient balancées au rythme du
pas de l’animal qui allait gracieusement l’amble, mais l’efficacité avait
remplacé la magnificence et le sens du théâtre. Ainsi la silencieuse
limousine aux lignes pures constituait-elle un symbole plus approprié de la
morosité qui présidait à la gestion de l’Empire moderne. Amin avait un jour
aperçu la Résidence depuis la mer alors qu’il naviguait avec un ami, et il
s’était senti comme un vilain petit garçon qui regarde par le trou de la
serrure.
Face à la Résidence s’étendaient les jardins Victoria, où, en ces jours si
proches de l’indépendance, la nouvelle Assemblée législative se réunissait.
Le sultan Barghash, autre grand bâtisseur du XIXe siècle, auquel on doit
routes, fontaines, égouts et palais, avait construit ce pavillon et ces jardins
ceints d’un mur qui permettait aux femmes de la maison de se promener et
de prendre discrètement leurs aises loin du regard des curieux. Il avait fait
partout planter par ses jardiniers arbustes et buissons odorants, partout fait
courir de l’eau, et, ce qu’il ne pouvait cultiver, il le leur laissait imaginer. Il
acclimata des plantes et des arbres en provenance de diverses régions du
monde, dont beaucoup étaient des présents du consul britannique de
l’époque, un victorien pur jus qui partageait avec le sultan cette passion de
l’horticulture même s’il lui arrivait de déplorer le luxe pervers de l’usage
qui était fait des plantes. Un sultan plus tardif, dans un accès de gratitude
envers les fonctionnaires de l’Empire qui avaient accéléré son ascension
aux dépens d’un rival, avait baptisé ces jardins du nom de l’impérissable
souveraine et les avait offerts au peuple. Amin dépassa, autre bâtiment dû à
Sinclair, le tribunal avec sa réplique de dôme oriental. La pendule de la
façade faisait bruyamment entendre son tic-tac en cette heure silencieuse.
Sur la droite, se trouvait un autre cimetière. La ville était pleine de petits
cimetières – aux carrefours, au pied des mosquées, dans des cours entourées
de murs –, où des multitudes de morts se pressaient contre leurs
descendants.
Amin marchait avec lenteur en direction du front de mer, savourant le
silence des rues à peine éclairées. Il aimait ce silence des villes, si
étonnamment singulier. Il aimait évoquer pour lui-même le muet
grondement de la mer, ou la muette rumeur des ruelles étroites. Sur
certaines places au cœur de la vieille ville, il entendait parfois l’écho
silencieux d’un lointain rire de femme. Il ne croisa personne, seules
passaient quelques voitures dont les passagers rentraient peut-être de la fête
foraine ou d’une visite chez des amis à l’occasion de l’aïd, mais malgré ce
vide, il avait l’impression de se trouver au milieu d’une foule. Des
murmures et des rires lui arrivaient de fenêtres ouvertes, et même des portes
restaient ouvertes sans surveillance, comme si nul ne craignait les rôdeurs.
Des promeneurs s’attardaient sur le front de mer et il y avait encore de la
lumière au palais, du côté des appartements de la famille du sultan. La
marée refluait doucement, comme à regret, léchant dans un bruit de succion
le mur de la promenade. Sur l’eau, plusieurs allèges étaient à l’ancre. À
quai, le ferry amarré attendait la traversée du lendemain à destination de
Dar-es-Salaam ou de Mombasa. Amin dépassa le poste des douanes où
travaillait l’oncle Habib et où quelqu’un dormait sur les marches, le visage
tourné vers le large. Le premier étage de la capitainerie avait ses jalousies
levées et toutes ses lumières allumées. De la véranda fusaient des rires et
des voix anglaises dans l’odeur du cigare. Il prit la route du dispensaire
Ithnaasheri et pressa le pas en longeant l’ancien emplacement de la centrale
électrique. Il se souvenait de sa démolition, mais des logements de turbines
et d’hélices avaient été abandonnés là et s’emplissaient avec les pluies
d’une épaisse eau graisseuse s’irisant au soleil. Par une nuit sans lune
comme celle-ci (le très fin croissant de son premier quartier avait depuis
longtemps sombré derrière la courbe du ciel), ces flaques étaient aussi
noires que la sterne noire de la maison Usher. Enfant, il croyait ces eaux
peuplées de créatures visqueuses qui ressemblaient à des serpents, et bien
que sachant aujourd’hui que nulle vie n’était possible dans cette soupe
toxique, il passa rapidement son chemin avec un reste d’inquiétude. Le
guichet du cinéma Sultana était dans l’ombre, mais une faible lumière
éclairait le hall d’entrée pour la dernière séance. Il s’arrêta et regarda le
programme du lundi, puis il prit la direction de la maison.
Ce fut l’explication qu’il donna, la dernière séance avec des amis. Sa mère
n’aimait pas cela. Pourquoi ne pas aller au cinéma en début de soirée ?
Parce que c’est sortir tard qui est amusant, expliqua-t-il. Pourquoi sortir tard
un lundi, quand tu as cours le lendemain ? insista-t-elle. J’ai fini mon travail
et nous n’avons qu’une visite de classe mardi. Je serai rentré avant onze
heures. Son père ne dit rien, mais Amin sentait qu’il n’était pas d’accord
non plus – à un méchant froncement de sourcils, à une lueur dans le regard.
Peut-être se doutaient-ils qu’il voyait une femme, mais comment
pourraient-ils espérer l’empêcher de fréquenter quelqu’un, tôt ou tard ?
Voilà pourquoi ils se montraient réticents, pensa-t-il. Et ils maugréaient à
cause de l’incapacité où ils étaient de trouver une raison de lui interdire de
sortir.
Le lundi à neuf heures du soir, tremblant et plein d’appréhension
comme on peut l’imaginer, Amin poussa doucement la porte de
l’appartement de Jamila, qui céda sous la pression. Elle se tenait à
proximité et, dès qu’il fut entré, elle referma la porte et tira le verrou. La
pièce était plongée dans le noir – une grotte –, mais une veilleuse qui brûlait
dans le fond lui permit de voir qu’elle souriait. Elle lui imposa le silence
d’un chut, puis le prit par la main pour le conduire vers la lumière. C’était la
chambre d’ami : un lit, un fauteuil, une commode surmontée d’un miroir au
cadre doré. Elle l’amena jusqu’au lit et s’assit à côté de lui, et, dans la semi-
obscurité, il comprit que ce visage qui souriait rayonnait de bonheur. Il
s’aperçut alors que lui aussi souriait à n’en plus pouvoir.
« Tu es venu », dit-elle, d’une voix frêle, taquine.
Il articula une vague réponse puis se pencha sur elle. Pour Amin c’était
la première fois, et il s’abandonna sans résister aux mains de Jamila. Il ne
pouvait croire à ces sensations de plaisir, de douleur et de libération qu’il
éprouvait. Peu après, il se livrait tout entier à la frénésie d’aimer, sans rien
d’autre pour l’ancrer que les caresses et la voix de Jamila.
Puis ils parlèrent, et Amin se sentit intrépide et heureux, comme s’il
avait fait ses preuves dans quelque action difficile. Elle était étendue près de
lui, elle le touchait, s’émerveillait de sa jeunesse et de la perfection de sa
personne, tandis qu’il la caressait, s’emplissant du parfum de son corps. La
veilleuse était toujours allumée et, après tout ce temps passé avec elle dans
la pièce, il distinguait à présent les choses avec clarté. Il découvrit une
fenêtre aux lourds rideaux fichée au milieu d’une des cloisons.
« Elle ouvre sur le salon, dit-elle dans un murmure. Cette chambre n’a
pas de fenêtre qui donne sur l’extérieur. J’ai pensé qu’ainsi l’on ne nous
entendrait pas. Je ne pourrais pas dormir ici, pas seule. C’est comme une
tombe.
— Pourquoi ne m’as-tu pas emmené dans ta chambre ? demanda-t-il,
mais peut-être s’aventurait-il trop loin.
— Elle donne sur la cour. On pourrait nous entendre. »
Jusque chez elle il leur fallait être discrets. Il éprouva une légère nausée
à l’idée du danger. « Ça a été comme un miracle, dit-il pour effacer de son
esprit cette pensée négative, et il l’entendit rire. Pourquoi ris-tu ?
— Parce que je suis heureuse, et parce que pour toi c’était la première
fois, non ? C’est l’impression que j’ai eue. » Elle le serra dans ses bras. « Et
parce que tu es beau. Quand je t’ai vu traverser la rue dans ma direction
l’autre jour, j’ai eu envie de toi. Vraiment envie. Voilà pourquoi je t’ai écrit
ce petit mot. Je n’ai pas pu m’en empêcher. J’ai pensé que j’allais te perdre.
Tu reviendras ?
— Demain, proposa-t-il, ce qui la fit de nouveau rire, si soudainement
qu’elle plaqua une main sur sa bouche pour étouffer le son.
— Non, non, pas demain. Il nous faut être prudents habibi, sinon… Un
autre jour, plus tard cette semaine peut-être. Viens vendredi. Veux-tu ? »
proposa-t-elle en le caressant.
Il hocha la tête. « Oui, vendredi. Sinon quoi… ?
— Sinon ils nous empêcheront de nous voir. Ils diront de vilaines
choses et nous ne pourrons plus nous voir. Tu es si jeune, tu vas encore à
l’école, et je suis une femme divorcée, j’ai vingt ans passés.
— Je fais des études supérieures et j’ai bientôt vingt ans, rectifia Amin.
Il ne doit pas y avoir tellement d’années de différence entre nous, et quand
bien même, tu es la plus belle femme que j’aie jamais rencontrée, et si
j’avais été ton mari jamais je n’aurais divorcé.
— Mon amour, il nous faut être prudents, sinon ils nous empêcheront de
nous voir, répéta-t-elle dans un sourire, lui imposant le silence une nouvelle
fois. Va à présent, ne sois pas en retard, tu sors de la dernière séance. »
Amin se glissa au dehors sans, songea-t-il, faire frémir le moindre
souffle d’air. Sur le chemin de la maison il se sentit revivre, il était beau, il
était aimé. C’est ainsi que tout a commencé, en février, l’année qui a
précédé l’indépendance, peu avant l’arrivée des longues pluies. Une fois par
semaine d’abord, puis plus souvent, et de plus en plus tôt dans la soirée, des
mois durant, Amin se rendit chez Jamila. Ils chuchotaient, faisaient l’amour,
réprimaient des rires, et quand l’heure arrivait de se quitter ils
s’accrochaient l’un à l’autre comme des insensés qui étaient prêts à tout.
Elle lui donna un anneau monté d’un rubis pour qu’il se souvienne d’elle
quand ils étaient loin l’un de l’autre, et elle glissait parfois dans la poche de
sa chemise un petit mot qui lui disait combien elle pensait à lui, et combien
son odeur, ses caresses emplissaient sa vie. Il lui révéla, de son côté, que
son propre corps meurtri avait le mal d’amour. Quand il n’était pas avec
elle, il avait peur de la perdre, peur des paroles qui l’éloigneraient de lui.
Puis il la retrouvait et il ne pensait plus qu’à ce corps, à ce souffle qui
occupaient son existence tout entière. Il avait l’impression qu’il pourrait
affronter n’importe quoi, n’importe qui.
Un après-midi Jamila vint trouver Farida, pour bavarder un moment
avec elle ou se faire prendre les mesures pour la confection d’un nouveau
vêtement, parce qu’elle avait besoin de voir son bien-aimé, même si elle
l’avait encore vu la veille au soir. Elle ne dit mot devant Farida, bien qu’elle
ne fût pas toujours capable de s’empêcher de sourire. Farida fit comme si
elle n’avait rien vu, mais le plaisir qu’on lisait dans ses yeux la trahissait.
Elle aimait leur amour secret. De son côté, il arrivait à Amin de se rendre à
l’hôtel de ville, pour demander un renseignement dans tel ou tel service,
passant d’un bureau à l’autre, faisant au passage un brin de causette avec les
personnes qu’il connaissait, pour finir au bureau de l’emploi où il pouvait
l’apercevoir.
Il était difficile d’avoir la tête au travail, un travail qui lui semblait
aujourd’hui moins mobilisateur que jamais, car il avait du mal à s’arracher à
ses pensées et désirait constamment la voir et être avec elle. Il fuyait les
gens pour mieux penser à elle et envisager la façon dont ils pourraient rester
ensemble pour les années à venir. Elle lui avait conté certains événements
de son existence, et il savait aujourd’hui qu’il ne pourrait pas dire
simplement à ses parents voici la femme que j’aime et avec laquelle je veux
vivre. Il y avait le grand-père mzungu et les années pendant lesquelles sa
grand-mère avait vécu aux yeux de tous dans le péché. Et même si cet
épisode relatif à ses aïeux pouvait être oublié, ce qui n’était pas sûr, il y
avait son divorce, son âge, et les rumeurs qui couraient sur ses aventures.
Parfois Amin pensait qu’elle faisait allusion à ces dernières, mais il n’osait
pas poser de questions. Il ne voulait pas savoir, pas encore. Ce qu’il savait
en revanche à présent, c’était ce que Farida avait peut-être toujours su : que
s’agissant d’amour, les parents imaginent toujours le pire et renforcent leur
autorité par un excès de vertu et grâce à l’argument du chantage.
Lorsqu’il allait la retrouver c’était toujours une fois la nuit tombée, et
toujours à une heure qu’ils avaient fixée d’avance. Il allait au rendez-vous à
pied, prenait son temps, variait les itinéraires autant qu’il le pouvait. Il
s’arrêtait pour bavarder avec une connaissance, ou s’asseyait un moment
dans un café devant une tasse de thé, ou bien il s’attardait à écouter une
discussion sur un match de football, jeune homme se livrant aux paisibles
passe-temps de sa ville. Il veillait à ce que la rue soit déserte avant de
pousser la porte qu’elle laissait légèrement entrouverte. S’il y avait
quelqu’un en vue il continuait son chemin et revenait à la même heure le
lendemain. Quand ils étaient ensemble, ils s’allongeaient à la lueur de la
veilleuse dans la chambre d’amis, la pièce la plus éloignée de la rue. Quand
ils parlaient, c’était dans un murmure, et ils étouffaient leurs rires et
faisaient l’amour avec une intensité furtive. Pourtant, en dépit de toutes ces
précautions, ils ne purent garder leur liaison secrète. Quelqu’un avait dû
repérer ces subterfuges élaborés, ou entendre un soupir passionné.
Quelqu’un avait dû l’apercevoir d’une fenêtre là-haut dans les étages, ou
surprendre depuis l’obscurité d’une ruelle son immanquable arrivée,
quelqu’un en tout cas avait dû le voir et en parler à quelqu’un d’autre. Et ce
fragment d’information ajouté à un autre avait rendu la découverte de leur
amour inévitable.
Partie III
7
Rashid
À mon père et à ma mère qui m’ont appris à aimer. À Amin qui est bon et à
Rashid qui ne nous a jamais quittés. À Abbas avec tout mon amour.
Elle m’a raconté son histoire. Elle n’a gardé qu’un vague souvenir de sa
grand-mère, qu’elle a vue une fois à l’âge de quatre ans. C’était une dame
corpulente au regard perçant qui souriait et parlait peu. Ses frères se la
rappelaient mieux qui l’évoquaient souvent quand ils étaient plus jeunes.
Elle a été la grande affaire de la famille, celle par qui le scandale est arrivé.
Longtemps les récits se sont embrouillés, une histoire chevauchant l’autre,
certaines manquant à l’appel, si bien que par la suite quand elle a cherché à
savoir ce qui s’était vraiment passé, elle n’a pas réussi à démêler comment
tout avait commencé et tout avait fini.
Il s’appelait Pearce, et il a surgi un jour de la brousse pour tomber dans
les bras de sa grand-mère Rehana. Non, cela ne s’est pas passé ainsi, dit-
elle, elle plaisante quand elle dit qu’il est tombé dans les bras de sa grand-
mère. Il s’était perdu et avait erré des jours dans l’arrière-pays, ses guides
somaliens l’ayant détroussé et abandonné. Quand on l’a amené à la maison,
c’est Rehana qui a donné à l’Anglais sa première gorgée d’eau. Elle a dû y
verser quelque chose, car dès l’instant où il a ouvert les yeux, il a été
éperdument amoureux. C’est sa grand-mère, Malika elle-même, qui le lui a
raconté. Elle était l’épouse de son grand-père Hassanali. Elle a survécu à
tous et était encore de ce monde quand Jamila a eu quinze ou seize ans,
l’âge de poser des questions sur ces choses. Elle n’a pas connu son grand-
père. La voix de sa grand-mère Malika se faisait toujours plus rauque quand
elle prononçait le nom d’Hassanali. Il était mort sans doute avant qu’elle ne
soit née. J’ai du mal à prononcer son nom à elle. Comme si c’était osé.
Sa grand-mère Rehana avait été mariée à un marchand indien qui est
parti pour ne jamais revenir. Elle eut plusieurs propositions après cela
(kaposwa na watu wengi) qu’elle refusa toutes. Elle était difficile. Quand
l’Anglais est arrivé elle n’était plus toute jeune, et il y avait déjà eu des
cancans à son sujet. Personne ne pouvait rien lui dire. Quand l’Anglais est
arrivé et qu’il l’a aimée, elle est allée vers lui. Sans un mot, tous les après-
midi elle s’enveloppait dans son buibui et partait seule, et personne ne
pouvait rien lui dire. Cela aurait été l’accuser de commettre le zinah. Et nul
ne s’y serait risqué. C’était un crime terrible, passible d’une peine
innommable : la lapidation. La seule personne qui pouvait lui parler était
son frère, Hassanali. Il était, en outre, le tuteur de Rehana en l’absence
prolongée de son mari, même si le frère était plus jeune que la sœur. Une
femme devait toujours avoir un tuteur, que ce soit son père, son époux, ou
en l’absence de l’un et de l’autre, l’aîné de ses frères. À défaut, le parent
mâle le plus proche. J’ignorais cela. Quand elle me l’a expliqué, je n’arrivai
pas à le croire au début, que n’importe quel homme de la famille ait pu
devenir le tuteur d’une femme et diriger sa vie. Hassanali refusa d’aborder
la question de ses après-midi. Que devait-il faire si elle confessait
commettre le zinah ? Demander sa lapidation ?
Jusqu’à ce qu’à la fin, dans l’obscurité d’une venelle où elle passait un
soir, on l’injurie. Dans sa colère elle s’en ouvrit à Malika de retour à la
maison, mais sans reprendre le mot dont on l’avait traitée. Je ne vais pas me
laisser salir par leurs paroles ordurières, avait-elle dit. Quelqu’un se plaignit
de Pearce à l’administrateur colonial. Sans doute parmi les nobles omanais
(watukufu wamanga) qui aiment à étaler leur sainteté et leur étroitesse
d’esprit. L’on ne s’était pas plaint directement. Cela n’était pas digne d’eux.
Un mot glissé peut-être à l’oreille du wakil, qui discrètement transmettait
ensuite à l’administrateur colonial. Les Omanais avaient une conception
très stricte de la morale et des convenances. La vue même d’un nombril leur
était une offense (makruh), et un pet lâché en leur présence pouvait
constituer un préjudice. On imagine la torture que les rumeurs sur Pearce et
Rehana avaient pu être pour eux.
C’est ainsi que les amants étaient allés vivre à Mombasa, Pearce
d’abord, rejoint ensuite par Rehana. Ils emménagèrent dans un appartement
pour quelques semaines, quelques mois. Ce même appartement où Rehana
resta toute sa vie, celui où elle est morte. C’est là que sa mère, Asmah, est
née. Celle qui est sans péché – le nom que Rehana lui avait donné. Pleine
d’espoir. Pearce était alors parti. Parti après être revenu, avant de la quitter
pour de bon cette fois.
Cela n’est pas rien qu’il soit revenu, meurtri de l’avoir abandonnée,
faisait-elle observer. Et l’on se dit qu’il avait dû l’aimer, même s’il était
parti. À un moment donné, il a repris ses esprits et il est retourné chez lui. Il
y avait bien des motifs pouvant expliquer ce départ. C’était une histoire
impossible pour l’un comme pour l’autre. Elle a été forte et courageuse
d’aller jusqu’où elle est allée. C’est ce que je pense, aujourd’hui que je
cherche à me la représenter. Quelqu’un de calme et de fier. Une femme
calme et fière.
« À quoi ressemblait Pearce ? » ai-je demandé.
Elle a souri et dit qu’elle appréciait que je l’aie appelé par son nom. Il
était son grand-père, et parfois, en secret, elle disait ce nom, elle se le
donnait. Sa grand-mère Malika le lui avait décrit comme étant grand et
mince, avec des yeux étincelants. Elle ne pensait pas que sa grand-mère
Malika ait aimé son regard, ni l’ait même aimé lui. Asmah, sa mère, lui
avait indiqué qu’aux dires de Rehana, il était toujours enjoué.
Elle m’avait conté ces choses, étendue près de moi sur le lit à la lumière de
la veilleuse. Parfois je ne pouvais voir son visage car j’étais dans ses bras,
sa voix alors frôlait mes tempes. Ou bien elle s’adossait contre le mur et je
posais ma tête sur ses genoux, la masse de ses cheveux effleurait ma joue et
je levais les yeux vers elle et l’écoutais parler en caressant ses cuisses, ses
seins. Ou bien encore, allongés l’un contre l’autre, nous bavardions sans
que nos corps jamais ne se quittent un instant. Quand elle se sentait forte et
qu’elle était heureuse, elle faisait des projets. Combien nous faudrait-il
attendre avant que j’aie fini ma formation ? Une fois que j’aurais du travail,
je pourrais mettre mes parents au courant et m’installer avec elle dans
l’appartement. Elle emplissait ma vie de bonheur, elle était en permanence
joyeuse. Quand j’étais loin d’elle, je ne parvenais pas toujours à faire face à
l’inquiétude, à la terreur. Une nuit où nous étions en nage après l’amour,
nous avons entendu quelqu’un marcher sur la route, ses sandales claquèrent
en passant devant la maison, il sifflotait. Elle se serra contre moi en silence
et frémit. « Qu’y a-t-il ? Qu’y-a-t-il ? » demandai-je. J’ai peur, répondit-
elle. Je tentai de plaisanter. De quelqu’un qui sifflote ? Les esprits qui
erraient une fois la nuit tombée sifflaient ainsi pour s’appeler l’un l’autre.
D’eux tous. De cet homme qui sifflote. N’entends-tu pas comme il est sûr de
lui ? J’ai peur que tu me quittes. « Jamais je ne te quitterai », ai-je dit.
Elle ne m’a pas tout de suite parlé de l’autre homme. Elle ne voulait pas, je
pense, que je juge trop vite sa grand-mère. Elle voulait que je l’aime
d’abord. Pearce avait pris des dispositions sur le plan financier, mais
Rehana savait que cela ne suffirait pas longtemps. Il avait réglé la location
de l’appartement pour six mois, ainsi le bébé naîtrait dans un endroit
décent. Il avait également déposé une petite somme sur un compte en
banque au nom de Rehana. Peut-être pensait-il qu’une fois qu’il n’y aurait
plus d’argent elle retournerait vivre dans l’arrière-boutique avec son frère. Il
lui avait laissé une adresse en Angleterre en cas d’urgence. Pearce
n’expliqua pas comment retirer la somme, si bien qu’après son départ
quand Rehana se rendit à la banque, on lui refusa cet argent. Elle ne comprit
pas pourquoi. Elle n’était jamais entrée dans une banque auparavant et elle
n’était même pas sûre qu’on lui ait refusé le retrait. Dans son désarroi elle
pensa, honteuse, que c’était parce qu’ils désapprouvaient sa conduite. Elle
n’écrivit pas à Pearce. Elle demanda à son frère Hassanali et à sa femme
Malika de prendre Asmah un moment, le temps de mieux s’organiser. Ce ne
devait pas être pour longtemps, mais Asmah resta chez eux toute sa jeune
vie. Ce fut le seul enfant qu’ils eurent.
À Mombasa, Pearce s’était lié à un Écossais du nom d’Andrew Mills.
C’était un ingénieur en hydraulique qui avait une chambre au Mombasa
Club (Accès Réservé), réservé en fait aux Européens. Les voyageurs venus
d’Europe y résidaient lorsqu’ils étaient en déplacement ou qu’ils rendaient
visite à des amis. Andrew Mills habitait là en permanence. Il aimait
trinquer. Il venait les voir à l’appartement quand Pearce y était encore, et il
continua de venir après son départ. Il s’y installa quelque temps plus tard et
prit le loyer à sa charge.
« C’est quoi un ingénieur en hydraulique ? » ai-je demandé.
Elle écarta la question d’un haussement d’épaules et fit courir son doigt
humide sur mes lèvres. « Tant de discrétion, dit-elle. Tu me demandes ce
qu’est un ingénieur en hydraulique quand tu t’interroges sur cet ami qui
vient s’installer comme ça. Ou sur le genre de femme qu’est devenue
Rehana.
— Une courtisane, dis-je, testant le mot anglais. » Un mot que l’on n’a
pas souvent l’occasion d’utiliser.
« C’est ce que tout le monde a pensé, dit-elle.
— Pouvaient-ils penser autrement ? » demandai-je.
Elle haussa de nouveau les épaules comme pour dire qu’elle se moquait
de leur avis. « C’était un homme d’un certain âge, reprit-elle. Il s’est
installé dans l’appartement et l’a aidée à monter une petite affaire de textile.
Elle a ouvert une boutique et engagé un tailleur pour confectionner et
vendre des rideaux, des dessus-de-lit et autres articles de ce type.
— Comment a-t-elle eu cette idée ? Tu aurais pensé à quelque chose de
ce genre ?
— Sans doute la bosse du commerce dans la famille, dit-elle. C’était
son rêve, c’était ainsi qu’elle comptait s’en sortir. Une fois l’affaire
prospère, elle récupérerait Asmah chez son frère et s’en occuperait elle-
même. C’est à ce moment-là je crois qu’elle s’est mise à boire. »
Je sus alors que cela allait être une histoire tragique. Comment une
femme qui a été abandonnée par son mari, qui a eu un enfant né du péché
avec un Européen et qui s’adonne à la boisson peut-elle retrouver le chemin
du bonheur ? Je restai silencieux ; elle me regarda avec un sourire triste et je
sentis mes yeux s’emplir de larmes d’amour pour elle. J’ignorais ce que
cette tristesse signifiait alors, mais elle gonfla mon cœur de chagrin.
« Nul ne sait ce qu’ils vécurent ensemble, dit-elle. Elle continua à voir
la famille, mais jamais ne parla de sa vie avec l’ingénieur en hydraulique.
J’ignore quels parents elle voyait. Il y a toujours de la famille. La
domestique ne fut jamais native de Mombasa et ne put donc donner
d’information. Mais il y avait des bouteilles vides. L’homme qui collectait
les ordures chaque jour les rapportait aux commerçants pour empocher la
consigne. Il expliqua d’où elles venaient et combien il en ramassait dans la
semaine au cours de ses allées et venues. Personne ne leur rendait jamais
visite, et Rehana sortait rarement le soir. Tous ces éléments d’information
font aujourd’hui penser que Rehana aussi buvait, mais personne n’en a
jamais su plus sur ce qui se passait dans la maison, ni si elle était vraiment
une courtisane. Quand Malika et Hassanali accompagnés d’Asmah se
rendaient à Mombasa, ils séjournaient chez des parents et venaient saluer
Rehana dans la journée. L’ingénieur en hydraulique ne rentrait qu’après leur
départ, si bien qu’ils ne le virent pas une seule fois.
« Ils vécurent ainsi de nombreuses années, quatorze ans, jusqu’à ce
qu’éclate la guerre de 1914. Il était remonté contre la guerre, l’ingénieur en
hydraulique. Puis un soir, alors que Rehana cousait l’ourlet d’une jupe ou
était occupée à quelque autre tâche ordinaire de ce type, Andrew Mills
s’effondra, victime d’un coma éthylique alors qu’il était dans sa chambre.
Elle l’entendit tomber, et le retrouva mort. Attends, attends. Il lui avait
laissé de l’argent dans son testament, si bien qu’elle put rester dans
l’appartement et continuer son affaire de textile. »
Le petit Italien est parti aujourd’hui. L’air hébété, proche des larmes à la fin.
Ce qui a fait pleurer Ma et Farida, et se plisser le visage torturé de Pa qui
cherchait à se contrôler. J’ai dû cesser de sourire. Avec l’impression qu’il
partait pour toujours. C’est ce qu’il désire, je veux le leur dire. Il en rêve
depuis des années. Il s’éveille parfois d’un sommeil profond et se met à
parler anglais. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il rêve en anglais. Il va aller
là-bas et réussir. J’en suis sûr. Il est prêt. Il continuera d’avancer tant il est
sûr de lui et passionné, et quand le moment viendra d’être évalué il réussira
sans difficulté.
C’est une libération que de le voir partir. La vie sera moins épuisante en
son absence, et j’aurai plus de place dans la chambre. J’ai besoin de plus
d’espace. Cela peut paraître mesquin, mais ce n’est pas ainsi que je le vois.
J’ai davantage besoin d’être seul à présent. Il y aura moins de vie en nous
tous, moins de vie du fait de son absence, mais il sera vite de retour. La
semaine dernière, il a pris congé de ses amis, il est allé les voir chez eux.
Individuellement, un drame à chaque fois. Ils sont pires les uns que les
autres, ils ont promis de se retrouver au Caire ou à Budapest l’été prochain.
Et puis hier soir il y a eu une longue discussion sur la question de savoir s’il
devait mettre son costume ou bien choisir une tenue plus informelle pour le
voyage. Ba pensait qu’il lui fallait porter un pantalon et une chemise propre,
de préférence de couleur claire car les couleurs claires sont toujours
élégantes. Ce qu’il ne disait pas, et ne s’est sans doute pas rendu compte
qu’il avait dit, c’est que c’était ainsi qu’il le préférait. Ma penchait pour le
costume. Il ne savait pas qui viendrait l’attendre à l’arrivée. Ah, peut-être la
reine d’Angleterre, ironisa Ba de façon inhabituelle ; Ma ne releva pas.
« De toute façon, tu ne veux pas que les gens pensent que tu n’as pas de
costume, dit-elle. C’est la manière de s’habiller des Anglais là-bas, même
s’ils portent de grands shorts flottants quand ils viennent ici, et puis c’est un
joli costume. » Farida approuva de la tête, je ne pris pas part au débat et
laissai les aînés décider. Ce fut le costume.
J’aurais été terrifié. Je crois qu’il l’était. Ni lui ni moi n’avons jamais
voyagé nulle part. Est-ce que je l’envie ? Oui, ce me serait un soulagement
que d’échapper au quotidien. Peut-être est-ce à cause d’elle que je ressens
les choses ainsi, même si je ne veux pas mettre de distance entre nous. Je ne
crois pas, au fond, que je l’envie vraiment. Un regret lancinant peut-être de
n’avoir pas été convié au festin. Je n’attends pas de la vie qu’elle soit un
défi ni un stimulant, et je ne suis pas insatisfait. J’aimerais aller pêcher plus
souvent et apprendre à manœuvrer un outrigger avec plus de talent. Je
voudrais connaître les plantes et les arbres, leur nom, leur saison, leur
usage. Me séduit le nom des différentes essences, j’adore voir les gens
sentir le bois pour confirmer leur jugement. J’aimerais savoir ce qu’ils
sentent. Je souhaite être enseignant à la campagne, découvrir ce style de vie.
J’aime à lire lentement. Je lui ai demandé de m’envoyer tout ce qu’il lirait
d’intéressant. Peut-être le fera-t-il, sinon il rapportera bien quelques livres
en rentrant.
Ce qu’il cherche me fait peur. On ne peut pas s’en aller au loin comme
ça, voir ce qu’il y a à voir et revenir. Ce que l’on voit nous change. J’ai peur
qu’en rentrant il ait ces manières supérieures de ceux qui sont allés là-bas.
Qu’à une question que quelqu’un lui pose il réponde avec un sourire
tolérant. Puis s’exprime avec lenteur, afin que nul ne perde un mot de ce
qu’il est en train de dire. Qu’il s’efforce d’être clair pour ne pas embrouiller
son interlocuteur dans son raisonnement, tout en escomptant qu’on l’écoute
avec respect. Qu’il pense enfin avoir accompli quelque chose d’important.
Quand l’heure du départ est arrivée, il est monté gauchement dans
l’avion. Nous avons agité les mains, mais il était trop absorbé pour se
retourner. Il a marqué un temps avant de s’engouffrer dans l’obscurité de la
carlingue. L’instant d’après, il réapparaissait dans l’embrasure de la porte, il
nous a cherchés et nous a adressé un signe d’adieu. Lorsque l’avion a
décollé, Ma s’est vraiment mise à pleurer, disant que cet idiot allait se
perdre quelque part. Ba a dit qu’on ne pouvait pas se perdre dans un avion.
Il va se perdre, a-t-elle répété, ou se faire voler ses livres sterling. Elle a
continué sur le même ton, les larmes en moins, pendant tout le trajet en taxi
jusqu’en ville. En arrivant à la maison, elle était silencieuse et lui aussi. Un
sourire brillait dans leurs yeux, je crois qu’ils étaient fiers de notre petit
Italien, et sans doute déjà pensaient-ils à son retour.
J’ai songé à l’ingénieur en hydraulique en la voyant dans la voiture du
ministre. C’est l’homme politique à propos duquel les rumeurs ont couru. Il
a une femme et des enfants mais ne se cache pas de mener une double vie.
Deviendra-t-elle sa maîtresse ? C’est ce que tout le monde pense. Dans trois
semaines nous aurons l’indépendance et le ministre sera alors assez puissant
pour ne pas prêter attention aux rumeurs. Peut-être les hommes de pouvoir
ont-ils besoin d’une maîtresse.
Je l’ai vue tous les jours ces derniers mois. Je m’imagine avec elle
chaque nuit. Nous échangeons à voix basse comme autrefois, puis nous
faisons l’amour. Nous discutons des précautions qu’il nous faut prendre
pour éviter d’être découverts. Je ne suis jamais retourné à l’appartement, ni
n’ai jamais cherché à la revoir. Elle n’est pas revenue chez nous. Farida lui
a parlé en mon nom. Elle a, de son côté, envoyé un mot à Farida afin de lui
demander si nous pouvions nous rencontrer pour revenir sur ce qui s’est
passé. J’ai dit que je ne pouvais pas. Je leur ai promis de ne plus jamais la
revoir. J’avais trop honte de me retrouver devant elle. Je sais qu’elle aussi
aura honte de moi, qu’elle pensera que je la juge mal. Elle sera furieuse
contre moi, qui mérite pis.
Je l’ai aperçue à deux reprises, et à chaque fois mon cœur a bondi mais
j’ai détourné les yeux avant de véritablement la voir. Je la retrouve chaque
jour. Nous nous rencontrons à l’abri des regards, tard le soir, derrière les
portes closes. Je m’appelle Msiri Amin, celui à qui a été confié un secret.
Aujourd’hui je l’ai vue dans la voiture du ministre et n’ai pas détourné
les yeux. Je suis descendu de bicyclette et j’ai regardé. Il n’est pas encore
ministre à part entière, aussi sa voiture ne porte-t-elle pas de fanion, mais
bientôt, dans trois semaines, elle en portera un. J’ai pédalé en direction de la
mer en passant derrière le palais de justice, et je me suis assis sur la pelouse
où je suis resté des heures à penser à des choses que je savais déjà. Aucun
signe des jardiniers ni des policiers qui gardent le tribunal. J’étais si calme,
si silencieux que je me suis entendu respirer. Jusqu’à la mer qui s’est
infiltrée paisiblement en moi. Et j’ai songé que nos maîtres s’étaient déjà
discrètement esquivés, et que nous étions tellement habitués à obéir que
nous continuions de vaquer à nos occupations d’esclaves même après leur
départ.
Aujourd’hui je suis resté là des heures et j’ai su une fois de plus que
j’avais commis une terrible erreur. Je n’avais pas le choix. J’aurais dû aller
la rejoindre et vivre la vie secrète que je feignais de vivre. La rumeur nous
aurait jugé sournois, nous aurait ridiculisés, la vie nous serait devenue
intolérable, mais peut-être ne nous serions-nous pas sentis aussi salis. La
voir dans la voiture du ministre m’a fait mal.
Quand je suis rentré, Ma était assise près de la fenêtre. Elle a un air
tragique assise là, et je n’arrive pas à l’en déloger. Elle dit qu’elle a besoin
de la lumière. Elle était en train de relire une lettre du petit Italien. Il nous
approvisionne régulièrement, mais il y en a trois ou quatre qui lui sont
chères et qu’elle garde dans sa corbeille à couture. Le soir était tombé, la
radio diffusait un programme choisi par les auditeurs. Farida était sortie ou
s’était retirée dans sa chambre. C’est quand elle a levé les yeux en
m’entendant rentrer qu’elle m’est apparue tellement tragique. Elle a cherché
mon visage sans bien le voir dans ce peu de lumière. Essayant de savoir à
l’air que j’avais si j’étais allé la retrouver. Cela faisait des mois que je
l’avais quittée, mais elle continuait de scruter ainsi mes traits à chaque fois
que je rentrais. J’ai pris sur moi et suis allé m’asseoir à côté d’elle sur le
sofa afin qu’elle puisse bien me voir et qu’elle soit rassurée. Elle perd
progressivement la vue, et cette menace la terrorise. Parfois je m’aperçois
soudain qu’elle est là tout près à pleurer en silence.
J’ai écrit à Rashid aujourd’hui. Je voulais lui écrire parce que demain est un
jour particulier. C’est le jour de l’indépendance. J’ai ressenti ce besoin de
lui écrire, je ne sais pas pourquoi. J’ai donc rédigé une lettre sérieuse, celle
d’un adulte à un autre adulte, ce qui veut dire sans doute que je me suis
montré solennel et sagace. Je ne voulais pas qu’il passe à côté de ce jour-là,
je voulais qu’il s’en souvienne même s’il n’y participait pas. C’est alors
qu’il m’a adressé une pompeuse missive pleine de réflexions pontifiantes,
pour se moquer de moi sans doute. Cela aurait été drôle s’il avait été là,
c’est pour cette raison, je crois, qu’il me manque parfois, même si jamais je
n’irais le lui dire. Ses amis sont constamment à demander de ses nouvelles.
Ils doivent lui manquer. Ils étaient toujours ensemble.
Il aurait écrit un poème à propos de l’indépendance s’il avait été là. Il
aurait organisé un concours de poésie pour récompenser les meilleurs vers
sur le sujet chacun dans la langue de son choix. Il aurait fait souffler un vent
de folie pour qu’amis et voisins y aillent tous de leur poème. Il se serait
procuré l’ensemble des gadgets liés à l’événement, tous les souvenirs des
célébrations : le badge portant la nouvelle bannière, l’enregistrement du
nouvel hymne national, la banderole à poser sur la porte, et peut-être même
le grand drapeau à hisser à un mât, à condition que Ba l’y autorise. Le
nouveau drapeau n’est pas bien différent de l’ancien, c’est la bannière d’Al-
Busaïd, mais avec au centre des feuilles de trèfle à l’intérieur d’un cercle
vert. Cela aurait pu être pire. Un perroquet perché sur une branche frêle ou
un barracuda sur fond bleu avec ondulations noires pour représenter les
vagues. Ce sont là de si fragiles emblèmes d’un État. Le nouvel hymne
national a été diffusé à la radio ce soir, pour nous le faire connaître et éviter
que nous n’échangions des regards ahuris demain, l’heure venue. Je n’ai pas
réussi à le mémoriser. On va s’y faire, comme on va se faire au drapeau.
Tout a changé d’un coup. Nous n’avons eu le temps de nous faire à rien. Il a
fallu trouver d’autres mots pour parler de ce que nous étions en train de
vivre. Ils n’aiment pas entendre dire certaines choses, ni chanter certaines
chansons. Nous ne sommes pas autorisés à prononcer le nom du sultan ni à
évoquer l’ancien gouvernement. Cela a duré un mois à peine, puis une
nouvelle fois tout a changé d’un coup. Le nouveau drapeau n’est plus. Il est
illégal de l’avoir chez soi, même en souvenir. Je suis déjà en train de
l’oublier. Je ne me rappelle pas la couleur des feuilles de trèfle, si elles
étaient brunes ou or. L’hymne national aussi est déjà oublié. Je ne pense pas
qu’il y ait aujourd’hui quelqu’un capable d’en fredonner une portée. Et
celui qui le fera recevra à coup sûr la bastonnade dans le meilleur des cas.
Des gens ont été tués. Je ne peux pas écrire ces choses-là. Nous avons eu
tellement peur, il serait en outre stupide d’être pris à gribouiller ce qu’on
nous demande de ne pas savoir.
Elle a été agressée. C’est arrivé le soir du soulèvement. Ils cherchaient
le ministre, qui n’était pas chez lui, et ils sont allés voir s’ils le trouvaient
chez elle. Elle leur a ouvert. Ce que nous faisions tous. Personne ne
s’oppose, comment le pourrait-on quand ils cognent à la porte à coups de
botte et de crosse de fusil. Après quoi ils s’en sont pris à elle. Quand la
rumeur a couru dans les jours qui ont suivi, j’ai essayé de ne pas me
dérober, je me suis rendu à l’appartement. C’était le matin, mais le couvre-
feu interdisait les rassemblements dans les rues. Il y avait partout des
hommes en armes, et des murs criblés de balles. Des maisons avaient été
incendiées. Quand je suis arrivé devant sa porte, j’ai frappé longtemps, mais
personne n’a ouvert. J’ai dit mon nom, pas de réponse. J’ai eu comme
l’impression d’une présence à l’étage et j’ai levé les yeux. Quelqu’un était à
la fenêtre du premier, qui s’est retiré quand j’ai reculé pour mieux voir. J’ai
pensé que c’était un de ses frères. Je suis resté au milieu de la rue une
minute ou deux, les yeux rivés sur la fenêtre, à attendre, mais personne
n’est réapparu. Je n’ai pas osé appeler, j’ignorais si les assaillants avaient
réussi à s’introduire dans le reste de la maison. Peut-être y avait-il d’autres
femmes blessées, et l’on ne voulait pas d’un étranger venu prendre des
nouvelles après d’aussi infamantes blessures.
Peut-être est-ce à cause du ministre qu’ils l’ont agressée. Ou bien parce
qu’elle est belle et qu’on disait du mal d’elle. Un jour, j’ai appris qu’elle
était partie. La famille tout entière est partie et la grande maison est
aujourd’hui fermée et vide. Des centaines de gens partent, des milliers sont
expulsés, d’autres ont l’interdiction de fuir. Ils veulent qu’on oublie tout ce
qu’on a connu avant, sauf les choses qui ont déclenché leur colère et les ont
poussés à agir avec autant de cruauté. Je m’égare en écrivant ces lignes qui
peuvent me causer des ennuis si on les trouve. J’ignore comment elle est
partie et où elle est allée. Je me demande parfois si ceux qui partent savent
ce qu’ils font. Ils pourraient bien ne pas pouvoir revenir.
Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à écrire. Sans doute parce que
j’avais tellement de temps à moi et parce que j’ai senti que quelque chose
de capital m’était arrivé. Je me suis mis à écrire pour revivre cette angoisse.
En un sens, je crois que j’ai pensé que je pouvais encore la retrouver. Que
me voyant un tel air tragique, quelqu’un forcément allait me prendre en
pitié et dire : retourne vers elle, tu la mérites, tu as souffert suffisamment.
Depuis qu’il y a des semaines je l’ai vue dans la voiture du ministre…
Pauvre ministre, ils l’ont arrêté et humilié comme ils l’ont fait de tous les
autres. Ils sont à présent tous en prison sur le continent, hôtes du président
Julius Nyerere du Tanganika, rayonnant de plaisir à voir ce qui nous arrive.
Depuis que je l’ai vue il y a des semaines, écrire est devenu un fardeau. À
l’heure qu’il est, après les tueries et les expulsions, c’est aussi devenu
dangereux. Je crois qu’aujourd’hui j’ai trouvé une raison de continuer à
griffonner ces lignes. Elle est partie, Rashid est parti, tant d’autres sont
partis. Ceux d’entre nous qui sont restés ont presque trop d’angoisse pour
continuer de vivre. Écrire ces quelques lignes c’est me dire que je suis
vivant. Une manière de ne pas oublier.
Il est tard. Ba donne des signes d’impatience dans la pièce d’à côté, il ne
tardera pas à venir frapper à ma porte pour me demander d’éteindre
l’électricité. Il s’inquiète quand la lumière reste allumée tard. Il pense que
cela attire les hommes armés, qui vont nous prendre pour des conspirateurs
ou se saisir de l’occasion pour nous intimider. Farida n’a plus le droit de
coudre tard le soir comme elle avait l’habitude de le faire, et je ne suis pas
autorisé à lire jusqu’aux petites heures du jour. Ba ferme les fenêtres et
verrouille les portes à 9 heures du soir. Les rues sont vides. Personne ne sort
une fois la nuit tombée.
C’est il y a neuf mois que je me suis promis de rédiger ces notes pour me
sentir vivant. Je n’ai rien écrit et pourtant je suis encore en vie. C’est idiot.
J’ai obtenu mon diplôme d’enseignant et un poste dans une école à la
campagne. Ba a perdu son travail. Des dizaines d’enseignants ont perdu leur
travail, pour être remplacés par des gens comme moi ou par des jeunes qui
ont terminé leurs études secondaires. C’est pure mesquinerie. Il est anéanti.
Quand nous étions jeunes et que Rashid était encore là, je pensais que rien
de mal ne pouvait nous arriver. Ma et Ba étaient si travailleurs, si modestes,
c’étaient des gens tellement bons. Que pouvait-il arriver ? Et puis je l’ai
perdue, et Rashid est parti et tout a changé. Ma et Ba sont découragés, ils
ont peur. Ma ne veut pas que j’accepte ce poste à la campagne. Je lui
explique que la campagne est devenue un lieu sûr aujourd’hui, à moins que
les soldats n’en décident autrement, mais cela est valable partout. Elle
s’emporte contre moi, me traite de naïf, de sot. Je promets de demander une
autre affectation, mais ne vais pas le faire. J’ai envie de travailler à la
campagne. Je sais oublier mes promesses. Je voudrais connaître le nom des
arbres, apprendre à distinguer une essence d’une autre à l’odeur de son bois.
Ba parle peu. Il se voûte de plus en plus, fronce en permanence les
sourcils et se met soudain à bégayer parfois. Il continue d’aller rituellement
au café mais la plupart de ceux qu’il y retrouvait ont fui ou bien sont en
prison. Il passe l’essentiel de ses journées à lire à la maison en attendant
l’heure de se rendre à la mosquée. Quand Farida leur a parlé d’Abbas, son
amoureux à Mombasa, et qu’elle leur a dit vouloir aller le rejoindre là-bas,
il a pleuré. Sans sanglots ni cris, juste des larmes silencieuses qui ont coulé
sur ses joues. Pauvre Ba, son existence n’a aucune raison d’intéresser
quiconque, pourtant d’une certaine manière il me fait croire à la vertu,
croire qu’elle est possible.
Nous fréquentons tous de plus en plus assidûment la mosquée. Le
gouvernement profère ses mensonges socialistes et nous nous ruons vers les
mosquées. Les jours sont plus sombres à tout point de vue. Les denrées
alimentaires se font rares. L’électricité est souvent coupée et l’eau manque.
Ainsi, inévitablement les mosquées se remplissent et les prières se
prolongent. Je trouve un plaisir inattendu à cette communion.
Nous avons très vite saisi les limites de ce qu’il était possible d’attendre, et
curieusement la peur a du coup quelque peu reculé. On reste chez soi ou
l’on s’assoit dans son coin préféré de la rue, et on évoque les rumeurs, les
derniers cataclysmes. Nous avons moins d’exigences, pour la plupart. On se
persuade que la situation s’améliore de jour en jour. Ceux qui ont déclaré ne
pas vouloir traiter avec les malfrats qui gèrent aujourd’hui nos affaires ont
dû apprendre à le faire. Personne ne se moque d’eux. Les gens travaillent
quand ils ont du travail. Ils se marient et ont des enfants. Les vieilles
inimitiés refont surface. Les jeunes grandissent et partent s’ils le peuvent.
Les rues sont si vides. Beaucoup ont fermé leur maison et ont fui – vers
Dar-es-Salaam, Mombasa, Nairobi, Dubaï, l’Inde. Sans doute ont-ils mis
leur clé dans un endroit sûr en pensant à leur retour. Les maisons pourtant
ne sont pas restées inhabitées longtemps. Le gouvernement s’en est emparé
pour les répartir entre ses membres, mais leur occupation est triste, sombre
et sans amour. Beaucoup de ces maisons tombent en ruine faute d’entretien.
Un jour, avec les dernières pluies, la maison de nos voisins a fini par
s’effondrer. Le mur de l’étage a cédé en premier, ce qui a laissé le temps
d’évacuer les occupants avant que tout ne soit plus bientôt qu’un tas de
mortier et de vieilles pierres et de poutres pourries avec des poulets courant
dans tous les sens. Personne n’a été blessé, il y a même eu des rires et de la
gaîté à voir la vieille ruine enfin s’écrouler, encore que nos voisins n’aient
pas trouvé cela si drôle. Il y a eu aussi l’impression que quelque chose
d’autre avait changé, qu’une masse énorme s’était dérobée à la vue. Tout
semblait différent en regardant par la fenêtre.
Le chagrin a ses bienfaits. Ma est partie voici quatre jours, et ce fut la fin de
ses souffrances. Ba semble avoir trouvé quelque énergie dans ce départ, il a
commencé à revenir sur le passé, à parler d’elle et de leur vie commune.
Farida est venue pour les funérailles et elle a apporté son livre. Ainsi enfin
ai-je pu découvrir ses poèmes. Elle en a lu un hier soir, Ba a écouté et
apprécié alors que j’aurais pensé qu’il pleurerait. C’était un poème sur Ma
du temps où nous étions enfants. Il a écouté et souri et dit que oui, que
c’était ainsi qu’elle était. Il veut que Farida l’aide à trier les affaires de
Ma. Je crois qu’il la veut simplement près de lui, pour lui tenir compagnie.
Je ne sais pas combien de temps il tiendra le coup. Il semble curieusement
plein d’énergie. Cela m’attriste qu’il ne puisse pas revoir Rashid avant de
partir à son tour. Cela m’attriste que je puisse ne pas revoir le petit Italien
avant que ma vue ne m’abandonne, ne pas l’entendre respirer à côté de moi
ni baragouiner dans son charabia.
La radio a rendu l’âme et nous n’avons plus les nouvelles. L’eau a été
coupée presque toute la journée, à cause d’une panne à la station de
pompage. Nous ne savons plus rien faire marcher. Nous ne savons plus
nous occuper de nous-mêmes, ni rien faire de ce qui nous est utile ou
agréable, nous n’avons même pas un pain de savon ou un paquet de lames
de rasoir. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Suite
Partie I
Hassanali
Frederick
Rehana
Pearce
Pause
Partie II
Amin et Rashid
Amin et Jamila
Partie III
Rashid
Amin
Suite
Ouvrage traduit avec l’aide du Centre national du livre.
Titre original :
Desertion
© Abdulrazak Gurnah, 2005
Couverture : © Flickr
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
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DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS DENOËL