Les Temps de La Cruauté Gary Victor PDF

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 104

DU MÊME AUTEUR

La Piste des sortilèges, Vents d’ailleurs, 2002


À l’angle des rues parallèles, Vents d’ailleurs, 2003
Je sais quand Dieu vient se promener dans mon jardin,
Vents d’ailleurs, 2004
Le Diable dans un thé à la citronnelle, Vents d’ailleurs, 2005
Chroniques d’un leader haïtien comme il faut,
Mémoire d’encrier, 2006
Les Cloches de La Brésilienne, Vents d’ailleurs, 2006
Treize nouvelles vaudou, Mémoire d’encrier, 2007
Clair de manbo, Vents d’ailleurs, 2007
Banal oubli, Vents d’ailleurs, 2008
Saison de porcs, Mémoire d’encrier, 2009
Le Sang et la Mer, Vents d’ailleurs, 2010
Soro, Mémoire d’encrier, 2011
Quand le jour cède à la nuit, Vents d’ailleurs, 2012
Maudite éducation, Philippe Rey, 2012
Collier de débris, Mémoire d’encrier, 2013
Histoires entendues ou vécues dans un tap-tap, Éditions C3, 2013
Cures et châtiments, Mémoires d’encrier, 2013
L’escalier de mes désillusions, Philippe Rey, 2014
L’éditeur remercie Christian Séranot-Sauron d’avoir contribué à la publication de cet ouvrage.

ISBN 978-2-84876-578-5

© 2017, Éditions Philippe Rey


7, rue Rougemont – 75009 Paris

www.philippe-rey.fr

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Arnold Antonin
Mes remerciements à Étienne
Orémil pour les relectures du
manuscrit.
Valencia est la larme de trop dans ce cimetière lourd de nos chagrins,
de nos nuits raturées et de nos jours fabriqués. Elle est assise, jambes
ballantes, sur une tombe au marbre étoilé par la fureur de la terre. Un
papillon – je ne remarque pas sur le coup l’incongruité de l’observation –
bat des ailes au-dessus d’elle avant de disparaître derrière une couronne de
fleurs fanées, passée autour d’une croix de bronze. Valencia porte une robe
bleue en lambeaux qui ferait pleurer les nuages si l’enfant dans ses bras ne
lui donnait comme un air de la Vierge des sept douleurs, devant laquelle
tant de gens, sans fausse honte et sans pudeur, font leurs dévotions. J’hésite
avant de m’avancer vers elle. Nous sommes deux douleurs, deux victimes
de la cruauté humaine, même si nous venons d’univers différents. Deux
produits d’une cruauté qui court les rues en s’affublant de masques si bien
faits qu’on peut être facilement pris au piège, et croire que l’on s’abreuve à
la source de la bonté. Je la salue. Elle me répond avec un sourire. Je me
hisse sur la tombe pour m’asseoir à côté d’elle. Je pose à Valencia quelques
banales questions. J’apprends seulement son nom et celui du bébé qu’elle
tient. Je ne veux rien connaître de plus d’elle et je le lui dis. Sa compagnie,
là, me suffit. Elle a répondu par monosyllabes. C’est sa manière de me faire
comprendre qu’elle non plus ne tient pas à dévoiler son histoire. A-t-elle
une histoire ? J’en ai une, que je vis au présent, peut-être cette image qui
surgit de ma mémoire par moments, mais que je n’arrive pas à saisir. Une
image comme un ver me grignotant de l’intérieur depuis que j’ai appuyé sur
la détente d’une arme pour tuer. Une douleur est-elle une histoire ? La
cruauté peut-être.
Valencia est très jeune. À peine dans la vingtaine. Elle est belle en
dépit de la maigreur que cache sa robe déchirée, de la crasse sur sa peau et
dans ses cheveux, de ses lèvres craquelées par la faim ou la maladie, ou les
deux à la fois. Le bébé emmitouflé dans une serviette d’un blanc immaculé
montre un visage joufflu sans traces apparentes des morsures de ce monde.
Je me sens gêné de donner un billet de banque, de faire ce que d’autres font,
non parce qu’ils sont touchés par la pauvreté de la jeune femme, mais parce
qu’ils pensent pouvoir tromper Dieu avec leur piété de pacotille.
Sur cette tombe au marbre étoilé, j’ai envie de passer mon bras autour
des épaules de Valencia, ce que je trouve inconvenant, car ce serait moins
pour la consoler que pour épancher ma propre douleur. Et que valent ma
douleur et mon abandon devant la situation de Valencia ? Le monde est un
amalgame de cruautés, de souffrances qui se superposent, se côtoient sans
jamais fusionner, sans jamais se comprendre. La cruauté ne connaît jamais
la souffrance. Jouir de la souffrance n’est pas la connaître. Elle connaît la
souffrance de son point de vue, ce qui est presque une sorte de plaisir.
Elle l’imagine, jouit de ce qu’elle croit comprendre et percevoir. Mais
la cruauté n’est jamais dans la souffrance, sinon elle perdrait sa raison
d’être.
Valencia doit se demander ce que je fais, là, assis à côté d’elle, sans
rien dire. Des putes racolent à l’intérieur de la nécropole pour aller profaner
une tombe, déjà souillée par l’oubli et l’abandon, dans un absurde jeu de
sexe et de mort. Je donne mon nom : Carl Vausier. Elle sourit. Je lui dis que
sa fille est belle. Elle me répond que c’est un fils. J’en avais voulu un, mais
Jézabel avait avorté même si elle savait que je tenais à un autre enfant
d’elle. Je n’aurais pas dû me sentir trahi, crucifié quand, quelques mois plus
tard, elle m’avait lancé au visage avec cette cruauté dont les femmes savent
faire montre quand elles le veulent : « Après douze ans, je n’ai plus besoin
de toi. » Ces mots me reviennent constamment en mémoire.

Aussi loin que mon regard porte dans le cimetière, je vois que la
décrépitude de la ville s’est insinuée en force dans cet espace où la propreté
et le silence devraient être l’ultime hommage offert aux dépouilles terrestres
des âmes parties pour ces lieux que l’esprit humain, englué dans une stupide
fierté, refuse même d’imaginer. Quelque part dans cette nécropole se trouve
la tombe de mon père. Je ne saurais, aujourd’hui, trouver son emplacement.
Je n’étais pas à l’inhumation. Je ne voulais jamais accompagner ma mère
quand elle venait prier à chaque fête des Morts sur la tombe de son mari,
qu’elle faisait auparavant repeindre. Je suis toujours fermement attaché à
l’idée que mon père, ce qu’il est vraiment, vogue loin vers ces lieux que les
grands poètes ont visités dans leurs transes créatrices. Peu de familles
honorent ainsi leurs morts comme le fait ma mère, si bien que la nécropole
est devenue ce qu’elle est maintenant. Un chaos à l’intérieur de la ville, qui
se désagrège, détruite par la fureur de la terre et la stupidité des hommes.
Des gens qui ont des moyens ont récupéré les corps de leurs disparus pour
les transférer dans des cimetières privés.
Quelqu’un s’approche de Valencia. Un homme bien mis, dans la
cinquantaine. Au vu de ses habits, il revient de l’un de ces cortèges funèbres
qu’on voit défiler dans l’allée. Valencia s’est tournée vers moi pour me
demander si je peux tenir l’enfant quelques minutes, le temps, me dit-elle,
qu’elle aille lui chercher des couches. Sans attendre ma réponse, elle me
met l’enfant dans les bras et s’éloigne avec l’homme. Durant quelques
minutes, je berce le bébé silencieux, qui me regarde avec des grands yeux
d’une pureté à rendre jaloux un ciel sans nuage et sans traînée de fumée
derrière un jet profanateur.
Le temps passe. Je commence à m’inquiéter. Si Valencia ne revient
pas, m’abandonnant ce bébé, que faire ? À ma douleur, à ma souffrance,
s’ajoute une appréhension qui prend de l’ampleur. Je pourrai toujours
m’adresser à la direction du cimetière pour expliquer qu’une femme m’a
laissé son nouveau-né. J’aurai à répondre à un tas de questions, car ici, dans
ce monde troué par nos imaginaires, rien n’est simple. Malgré tout, je pense
à ce petit être qui aurait à grandir, séparé de sa mère, avec tout ce que cela
signifie de blessures supplémentaires. Ces angoisses ont la vertu de me faire
oublier mes propres déchirures. Jézabel ne m’avait jamais aimé. Elle avait
eu juste besoin d’une échelle permettant d’atteindre le niveau qu’elle s’était
fixé. L’enfant se met à pleurer. Le ciel au-dessus de la ville est gris. Les
averses de ces derniers jours ont obstrué les artères de la cité en laissant des
masses d’alluvions et de détritus. L’enfant continue à geindre. Il doit avoir
faim. Je suis désemparé, épouvanté maintenant à l’idée que Valencia ait fui,
me laissant l’enfant, profitant de la présence de cet homme assis à côté
d’elle, qui manifestait un intérêt particulier à sa personne.
Que raconterai-je aux responsables du cimetière ? On me demandera
pourquoi c’est à moi qu’une jeune mendiante a remis son bébé. On
imaginera que j’ai un lien avec elle. Que je suis le père de l’enfant. De nos
jours, les tests d’ADN protègent les hommes de certaines perfidies
féminines, mais le temps de recevoir les résultats, je passerai un mauvais
moment. Me revient à l’idée un récurrent soupçon : l’enfant que Jézabel
n’avait pas voulu garder était-il de moi ? Je n’avais pu la dissuader
d’avorter, mais j’avais trouvé bizarre qu’elle ait passé cette épreuve sans
vouloir de moi à ses côtés, comme si je la répugnais, comme si elle avait
quelque chose à cacher. Elle avait dissimulé plein de choses. Pour se donner
un air de pureté, pour prétendre à une virginité à peine entamée. Jézabel que
j’avais tant aimée. Elle qui m’avait pourtant donné tant d’amour. Elle qui
hantait toujours mes rêves dans lesquels je la voyais de nouveau à mes
côtés.
J’aperçois Valencia qui revient. Elle est seule. Elle reprend sa place sur
le tombeau. Elle récupère son enfant en murmurant « merci ». D’une
chiquenaude, je lui enlève une feuille sèche de sa chevelure. Le papillon est
revenu battre des ailes au-dessus d’elle. Je me souviens des mots de ma fille
Hanna tout juste avant que je me fasse voler mon médaillon il y a quelques
mois : « Papa ! J’ai rêvé qu’il poussait des ailes de papillon à ton
médaillon. » L’enfant continue de pleurer. Valencia dégage son sein gauche.
L’enfant plaque goulûment ses lèvres sur la chair de sa mère. Il cesse de
pleurer. Son beau petit visage resplendit d’une jouissance qui me replonge
dans mon vide abyssal.
« Tout n’a pas été aussi noir pour moi, me souffle Valencia. Si son père
n’avait pas été tué, je ne serais pas ici. »
Elle se cloître ensuite dans un silence têtu comme si elle en avait trop
dit.

Y a-t-il une signification au fait que je suis assis ici, sur cette tombe, à
côté de cette jeune femme en détresse qui allaite un enfant encore pour
longtemps inconscient des turpitudes du monde, qui pourtant auront peut-
être raison de lui ? Nous avons toujours été présents à la table de la mort.
Une mort dont nous faisions souvent une renaissance, comme autrefois
quand, dans l’enfer des plantations, le maître nous transformait en morts-
vivants, êtres sans passé et sans avenir, êtres sans nom à qui on déniait la
possession d’une âme. Nous avions alors appris à vivre dans un monde où
nous pouvions retrouver les esprits de tous ceux qui étaient partis vers l’au-
delà, délivrés avant nous. Après avoir remis les pendules à l’heure de
l’humain, au prix de notre sang, nous avons continué à entretenir ces
mêmes relations avec la mort dans une célébration de la vie qui portait à
confusion tant nous refusions à cette vie le sens qui était le sien.
Une nuit, j’avais joué à la roulette russe. Une nuit de déprime et de
désespoir, sans savoir que d’autres nuits suivraient, peut-être encore pires,
comme celle où Jézabel m’avait laissé me rendre seul à l’hôpital passé
minuit, alors que j’étais en proie à une crise d’allergie qui aurait pu causer
ma mort. Nous revenions d’un dîner chez un ami ambassadeur, qui tenait à
avoir mon opinion sur les troubles agitant alors le pays. Jézabel semblait
heureuse que je sorte avec elle. Elle avait ri, mangé, posé plein de questions
qui m’avaient gêné, car, adressées à un personnage aussi cultivé que cet
ambassadeur, certaines étaient d’une inopportune platitude. Jézabel était
ainsi. Pour se créer une place, pour se faire valoir en ma présence, elle
parlait trop, sans s’apercevoir qu’elle obligeait son auditoire à dissimuler
son ennui ou son malaise sous une fausse courtoisie. Moi, j’avais goûté à
une soupe aux écrevisses. J’ai été pris de démangeaisons aux yeux et mes
narines coulaient. De retour à la maison, je compris que je faisais une grave
crise d’allergie. Je commençais à avoir du mal à respirer, il fallait que j’aille
à l’hôpital. Jézabel avait serré son bébé contre elle, puis m’avait suggéré
d’appeler un voisin à la rescousse pour me conduire aux urgences. Pourtant,
elle pouvait demander à une cousine qui vivait avec elle de garder la petite.
Je me sentais mal. Le voisin m’avait amené à l’hôpital. J’ai cru, ce soir-là,
revivre la nuit où je cherchais un hôpital disposant d’un service d’urgences
pour sauver mon père. C’est seulement dans le quatrième établissement où
je me présentai qu’un jeune médecin s’empressa de me prodiguer des soins.
Je suffoquais. Je me voyais déjà rendre l’âme comme mon père dans un
couloir crasseux du plus important centre hospitalier de la ville, à trois cent
trente-trois mètres du bureau du chef de l’État.
Quand je revins à la maison, Jézabel, embarrassée, certainement
consciente que son attitude révélait ses mensonges, prétendit que l’émotion
lui avait causé de terribles douleurs entériques. C’était la raison, prétendit-
elle, pour laquelle elle n’avait pu m’accompagner à l’hôpital ainsi qu’aurait
dû le faire une épouse responsable. Quand nous nous sommes séparés, elle
m’a lancé, sur un ton assassin, que je mourrais un jour seul, sans personne
auprès de moi. Je lui ai rappelé cette nuit à l’hôpital où c’est bien ce qui
avait failli m’arriver. Embarrassée, elle a eu alors la sagesse, rare chez elle,
de se taire.

Il y a une telle grâce dans la manière dont Valencia porte son enfant
pendant qu’elle l’allaite, là, assise sur une tombe, dans ce cimetière ! C’est
un pied de nez de la vie à la mort, une moquerie contre la cruauté, l’incurie
de ceux qui ont charge de cette cité que la boue et les ordures engloutissent
un peu plus à chaque averse, à chaque élection. Une brise venue on ne sait
d’où souffle à travers la nécropole. Je sens sa subtile caresse non seulement
sur ma peau d’homme, mais aussi sur une autre peau invisible, celle de mon
âme, cette peau qu’on a déchirée, lacérée, à force d’indifférentes cruautés.
Ma grande crainte ces derniers jours, c’est que cette cruauté et cette
indifférence, traversant la frontière de l’âme et du corps, viennent se
matérialiser dans mes mots et dans mes gestes. Est-ce pour cela que je me
suis assis à côté de Valencia, me cantonnant à des questions banales pour
connaître son nom, celui de son enfant ? Elle s’attend certainement que je
lui tende un billet comme le font les autres, ce que je refuse, alors que, si les
autres agissaient comme moi, elle et son enfant ne survivraient pas. Le
monde est ainsi. La charité dévoyée, programmée, tricheuse, poudre aux
yeux des dieux, peut aider des vies.
Valencia me confie, peut-être pour m’inviter à sortir un billet, qu’elle
dort sous le pont qui donne accès au cimetière et qui enjambe un ravin
devenu un égout à ciel ouvert, drainant le pus de la ville vers la baie. Elle
est à la merci d’une crue, mais elle mise sur l’Éternel pour la protéger. Le
papillon, encore, virevolte au-dessus de Valencia. Pourquoi est-ce que je
pressens une menace dans sa présence ? Un battement d’ailes de papillon,
dit-on, peut déclencher une tempête à des milliers de kilomètres. Suis-je
dans cette tourmente depuis ce matin, quand Hanna a prétendu avoir vu en
rêve des ailes de papillon pousser à mon médaillon ? Nous accordons trop
d’importance aux rêves chez nous. La tempête, c’est cette cruauté étalée ici
dans toute sa nudité. J’entends encore la voix de Jézabel à mes oreilles.
Combien de temps a-t-on eu besoin de toi, Valencia ? Le temps d’une
étreinte rapide, honteuse et foreuse de plaisirs ? Le temps d’une éjaculation
en rafale, un ovule fécondé, porte ouverte sur le rien, le chaos, le monde à
l’envers, le monde des petits-fils d’affranchis chiant sur la terre des Taïnos ?
Sur cette tombe, à côté de Valencia, mes souvenirs s’entrelacent. Je
chevauche un papillon. Pourquoi en ce moment ma mémoire tourne-t-elle
en boucle entre deux temps bien distincts ? Le premier, celui qui s’arrête à
la mort de Guerrier il y a quelques mois. Le second, qui se fige sur un
mensonge à ma mère, une promesse à Mme Bénito que je n’ai pas tenue,
plus de trente ans auparavant.

Le jeune homme me fit un signe de la main, puis il vint vers moi le


plus naturellement du monde comme s’il me connaissait. La manifestation
défilait devant l’école de ma fille. J’étais venu apporter à Hanna un livre sur
l’histoire de l’art. Elle me le réclamait depuis quelques semaines. Je l’avais
enfin trouvé, par hasard, parmi des ouvrages qu’un bouquiniste offrait,
étalés sur un trottoir. Le livre avait moins intéressé Hanna que le médaillon
que je portais et qu’elle connaissait pourtant très bien. Elle l’avait regardé
attentivement d’un air confus, avant de me dire qu’elle avait rêvé que des
ailes de papillon poussaient à mon médaillon. Elle lança ses bras autour de
mon cou, m’embrassa, me dit qu’elle m’aimait avant de rejoindre ses
camarades qui finissaient de prendre place dans leur salle de classe.
Je me tenais derrière la barrière, trop près peut-être de cette masse de
gens hurlant de colère et de rage contre le gouvernement. Les deux agents
de sécurité en faction à l’entrée s’étaient éloignés, plus intéressés par le
reportage d’un match de football à la radio. Moi, je voulais suivre le
déroulement de la manifestation, pensant au temps lointain où j’étais aussi
dans les rues, faussement persuadé qu’après la dictature tous les espoirs
devenaient permis. Le désenchantement était vite venu. J’avais compris que
la société était gangrenée par des flibustiers qui, depuis l’aube de notre
histoire, faisaient de la violence et du pillage la conduite de ses dirigeants.
Après le départ du dictateur, je flairais dans cette foule aigreur, violence,
désir de revanche, soif de pouvoir, appétit du gain. La rue voulait sa part du
gâteau, mais elle était vide d’idées. Elle était désertée par l’espoir,
l’imagination et la solidarité.
Peut-être ce sentiment de vide m’empêcha-t-il de rester assez sur mes
gardes. Le jeune était tout proche de la barrière. Sourire aux lèvres, il me
tendit la main. Je crus, cela arrivait souvent, qu’il voulait manifester son
admiration pour mes livres ou mes articles. Son bras se détendit soudain et,
en une fraction de seconde, il arracha la chaîne et le médaillon pendus à
mon cou, puis détala aussi vite, slalomant entre les grappes de manifestants
brandissant des pancartes. Quelques rares personnes avaient surpris la
scène. Deux d’entre elles, stupidement, éclatèrent de rire. Tétanisé, je
pensais moins à la chaîne et au médaillon qu’à un autre scénario : on aurait
pu tout aussi bien braquer sur moi un revolver et m’abattre. Surtout, je me
sentis bête, stupide.
Le premier moment de stupeur passé, la colère me posséda. Une colère
impuissante, car il n’y avait pas moyen de réagir. Il n’était pas question de
me lancer à la poursuite du voleur dans cette foule où les bandits étaient
légion, vu le parti politique qui organisait cette manifestation. La gauche ici
ratissait large dans les bas-fonds, dans les corridors où l’extrême précarité
avait transformé les êtres humains en bêtes féroces prêtes à tout pour
survivre. Ce qu’on appelait la droite n’était de toute manière pas meilleure.
Le pays était pris entre deux délinquances meurtrières se vouant une haine
qui ne cesserait que par l’élimination de l’une d’elles. La délinquance qui
triompherait alors serait libre d’achever la population. De la transformer en
hordes de zombis qui envahiraient ensuite tous les pays de la Caraïbe.
Je revins chez moi l’esprit en feu, refusant d’admettre que je m’étais
fait ridiculiser, dépouiller de bijoux qui avaient pour moi une signification
spéciale, qu’on avait déjà volés sur le cadavre de mon père et que j’avais
récupérés dans des conditions particulières. Jézabel, je ne sus comment,
remarqua dès mon retour ma mine défaite et surtout l’absence de la chaîne
et du médaillon à ma poitrine. « Tu t’es fait braquer, hurla-t-elle, en colère.
Je t’avais pourtant conseillé de les enlever de ton cou. Tu ne m’écoutes
jamais. Les rues de la ville ne sont plus sûres. Tu aurais pu te faire tuer. »
Elle m’énervait. C’est vrai ; j’aurais pu me faire tuer, mais ce n’était pas ma
mort qui l’aurait autant peinée. Ce serait la perte de ce que je lui rapportais.
Je l’avais entendue une fois sermonner la servante en lui rappelant qu’elle
devait mieux prendre soin de moi, car « je ramenais de l’argent à la
maison ». Ce n’était plus la femme que j’avais connue. Mais celle que
j’avais connue était-elle réelle ? Était-ce moi qui avais mis cette distance
entre nous par mes propres turpitudes, cette distance aussi que je prenais
quand je devais m’abîmer dans l’univers de mes romans ?
Je me réfugiai dans mon bureau pour réfléchir, pas à Jézabel, mais aux
chances très minces que j’avais de retrouver la chaîne et le médaillon.
J’étais furieux. C’était insupportable d’avoir été humilié de la sorte. Me vint
alors à l’esprit Doudou, un ami d’enfance que je voyais assez souvent et
qu’on disait impliqué dans des affaires douteuses. Il avait par deux fois fait
de la prison et était proche du secteur promoteur de cette manifestation. Je
pris fébrilement mon téléphone portable, espérant que le numéro de mon
ami se trouvait dans la liste de mes contacts. Le nom de Doudou était là.
Les deux premières fois, le téléphone sonna sans réponse. La troisième fois,
une voix me répondit.
« Allô !
– Doudou… C’est moi, Carl. »
J’entendis la voix de Doudou dans un brouhaha.
« Je suis dans une manifestation, Carl… Appelle-moi plus tard. »
Mon cœur battait à grands coups.
« Non ! C’est urgent… Il faut que je te parle maintenant.
– OK… Je cherche un endroit tranquille. Rappelle-moi dans cinq
minutes. »
Je raccrochai. Si Doudou était dans la manifestation où se trouvait le
voleur, il me restait une mince chance de récupérer la chaîne et le
médaillon. Jézabel frappa à la porte, puis entra. Elle tenait à savoir où je
m’étais fait braquer. Je lui avouai que c’était au passage d’une marche
antigouvernementale. Elle secoua la tête avant de dire avec un air
mystérieux que ma mère allait être furieuse que j’aie perdu des bijoux
appartenant à ma famille. Je ne savais pas pourquoi elle se préoccupait
brusquement de l’opinion de ma mère. Nos relations semblaient la gêner au
plus haut point alors que la seule complicité que je gardais avec ma mère
était purement littéraire. Jézabel était-elle jalouse parce que je ne discutais
pas avec elle de mon travail d’écrivain ? Elle ne manifestait aucun intérêt
pour mes écrits. Elle avait fait semblant, au début, de s’y intéresser et moi,
aveuglé par mes sentiments, je n’avais pas compris qu’elle me rabattait vers
ses filets. L’amour n’avait plus sa place dans ce pays ravagé par la précarité,
où on ne devait vivre qu’au présent en le torturant, en le martyrisant, en
l’arnaquant même pour qu’il accouche si possible d’un futur de toute
manière à peine vivable. Elle me demanda si j’allais partir en province, au
bord de la mer encore une fois, cette fin de semaine. Mes déplacements
étaient sa hantise. Elle pensait – et rien ne le lui enlèverait de l’esprit – que
j’entretenais des relations avec d’autres femmes alors que pendant ces trois
dernières années j’avais écrit trois romans sans qu’elle me voie jamais
penché à la maison sur une feuille blanche ou sur mon ordinateur à y
travailler. Comment avais-je écrit ces centaines de pages ? Elle n’avait
jamais formulé la question. Peut-être croyait-elle qu’un diable m’écrivait
mes récits pendant que j’en profitais pour faire des parties fines avec les
demoiselles qu’elle imaginait.
Je ne daignai pas répondre à sa question. Elle quitta la pièce, l’air
outré, m’annonçant qu’elle ne serait pas là durant l’après-midi. Elle avait
des courses à faire et des révisions à effectuer avec des amies. Elle suivait
un cours de secrétariat depuis quelques mois. Je m’empressai d’appeler
Doudou.
« Qu’est-ce qui se passe, Carl ? me demanda mon ami. J’ai dû quitter
la manifestation pour pouvoir te parler. Nous maintiendrons la mobilisation
dans les rues tant que ce gouvernement ne démissionnera pas. »
Je ne désirais pas parler politique. Je lui expliquai comment je m’étais
fait voler ma chaîne et le médaillon.
« Es-tu certain que c’est dans cette manifestation ?
– Il n’y en a pas d’autres ce matin, Doudou », lui fis-je remarquer.
Je n’ajoutai pas que les gens de son secteur devraient contrôler
l’honnêteté de leurs militants. Doudou n’était pas un enfant de chœur. Je
maintenais des relations avec lui parce qu’il était un ami d’enfance. Cela ne
l’avait pas empêché de me vendre une fois un pistolet qui s’était enrayé au
premier coup ni de prendre à ma mère et à d’autres femmes du quartier de
l’argent pour acheter des sacs de riz d’une qualité prétendument supérieure,
sacs de riz que personne n’avait jamais vus.
« Décris-moi celui qui a arraché ta chaîne et ton médaillon. »
Dans la vingtaine. Visage lunaire bon enfant, inspirant confiance.
Plutôt court. C’est assez étonnant comment les jeunes Haïtiens de cette
génération ont une taille inférieure à la moyenne. Quand j’étais jeune, dans
la cour de l’école ou sur les terrains de sport, on me considérait comme un
gringalet. Aujourd’hui – j’avais gagné quelques centimètres depuis lors –,
quand je me trouvais entouré de jeunes, j’étais en hauteur. Certains, comme
un dirigeant de notre fédération de football, confrontés à ce problème de
taille, le mettaient sur le compte de la mauvaise alimentation de nos jeunes.
Des États-Unis et de la République dominicaine venaient des tonnes de
produits alimentaires sans aucun contrôle de qualité et bien sûr les
flibustiers habituels en profitaient, au détriment des citoyens. Je continuai
en disant à Doudou que le voleur portait un jean et une chemise à manches
longues à carreaux rouges et blancs. Il toussota. J’aurais mis ma main à
couper qu’il avait identifié quelqu’un.
« Je ne te promets rien… Je vais voir ce que je peux faire. »
Sachant qu’il serait capable de s’approprier les bijoux s’il retrouvait le
voleur, je lui dis :
« Doudou ! Ces bijoux, si tu les récupères, tu me les remets. »
Il fit mine d’être offusqué.
« On est presque frères et tu ne me fais pas confiance ! Je te ferai signe
si je trouve quelque chose. Un jour, tu seras ministre dans ce pays même si
pour l’instant, la politique ne t’intéresse pas. À ce moment-là, je serai près
de toi. »
Je lui dis merci et raccrochai. C’était épuisant, cette énergie que les
gens déployaient pour me faire comprendre que je devais accepter un poste
important dans un gouvernement. On s’époumonait à me convaincre qu’il y
avait mille moyens de se faire de l’argent sans qu’on puisse vous impliquer
dans aucune combine. J’étais toujours étonné de constater cette intelligence
dans le mal dont parlait un historien, qui avait contribué à m’imposer
comme un écrivain majeur en publiant un article élogieux sur l’un de mes
premiers romans.

Valencia range son sein qu’elle a encore ferme. L’enfant, gavé du lait
de sa mère, a cessé de pleurer. Valencia me regarde, l’air interrogatif,
étonnée que je sois encore là, se demandant ce que je peux lui vouloir.
Comment pourrait-elle comprendre que son dénuement permet à ma
solitude de prendre sa propre mesure ? C’est moi qui profite d’elle en ce
moment. Mais je n’ose pas lui donner quelques gourdes, je ne veux pas
faire comme les autres. Je ne veux attirer la bienveillance d’aucune divinité.
Dans ce pays, on devrait donner aux dieux des coups de pied au cul. On n’a
pas idée d’être des divinités si c’est pour se plaire de créatures souffrantes
qui viennent constamment vous supplier de leur fournir juste de quoi passer
le pont de l’aujourd’hui à demain.
Le tonnerre gronde dans le lointain. Quelques gouttes de pluie éparses
tombent dans les allées. Des cabris passent en courant entre deux rangées de
tombes. Ce sont des animaux amenés ici pour des cérémonies où ils ont
servi de réceptacles aux maladies extirpées des corps humains. Dans ce
cimetière, notre imaginaire, s’enracinant dans un quotidien en lambeaux,
s’exprime, délire, avec une vigueur jamais prise en défaut.
« Je dois partir », dit Valencia.
Elle se lève, cale son bébé sur l’épaule après l’avoir bien protégé des
gouttes de pluie. Elle me fixe un instant, semble vouloir me dire quelque
chose, hésite, et moi, je ne me décide toujours pas à lui tendre un billet. Elle
me tourne le dos et s’en va d’une démarche rapide. Le départ de Valencia
me précipite dans une autre profondeur, un autre désarroi. Me suis-je déjà
habitué à sa présence ? Suis-je en train de glisser sans m’en apercevoir dans
la déraison ? Une image passe en flash dans ma mémoire. Je n’arrive pas à
en capter le moindre détail. Chaque fois que cela m’arrive, j’ai l’impression
d’être à la limite d’une dissociation. Suis-je moi ou quelqu’un d’autre ? Je
me dépêche de suivre Valencia. Elle marche vite, sans courir comme ces
gens que les gouttes de pluie chassent du cimetière. Valencia n’emprunte
pas le chemin qui s’enfonce dans le labyrinthe bruyant de la ville. Elle
descend au contraire un sentier en escalier qui mène vers le ravin à ciel
ouvert qui longe le cimetière. Je la perds des yeux sous le pont. Je me
hasarde à sa suite, malgré les regards étonnés de deux gardiens qui ne
manifestent aucune velléité de m’arrêter. Peut-être me prennent-ils pour un
pervers. Je vois Valencia écarter d’une main l’ouverture d’une tente de
fortune dont la toile est noircie par la crasse, la fumée et la boue. Une
inscription de la Croix-Rouge est à peine visible sur l’habitat sommaire.
Comment a-t-elle remarqué que je la suis ? C’est la première fois qu’elle se
retourne pour regarder en arrière. Mais, d’abord, elle se baisse et ramasse
une pierre. « Va-t’en. Que veux-tu de moi ? » Elle est armée maintenant
d’un lance-pierre qu’elle actionne. Sans le réflexe que j’ai de m’écarter, le
projectile aurait pu m’atteindre en plein front. Valencia paraît vraiment en
colère. Elle ramasse une autre pierre. Prudemment, je rebrousse chemin et
je me mets hors d’atteinte.

Ce soir-là, je dors d’un sommeil lourd, plongé dans un cauchemar. Je


me promène dans une ville que je vois constamment en rêve, toujours
désertée par ses habitants. Je longe une large avenue bordée d’édifices
d’une architecture inconnue. Je traverse un pont au-dessus d’un fleuve. Je
me retrouve sur une place publique surélevée, d’où j’ai une vue complète
sur la cité. Encore personne. Pas même un véhicule. Il n’y a que la
matérialité de la ville. J’aperçois un monolithe, comme celui qui apparaît au
début de L’Odyssée de l’espace et, curieux, je veux m’en approcher. Plus je
marche, plus le monolithe s’éloigne de moi. Alors je sens la terre trembler.
Il m’est difficile de garder l’équilibre. Une créature sort de terre. Tout
d’abord apparaît sa chevelure, puis un visage plein de terre que j’ai
l’impression de reconnaître. Ensuite son buste. Elle brandit une main dans
ma direction. Que tient-elle entre ses doigts ? Mon épouvante cède un
instant à ma curiosité. Je tiens à savoir ce que veut la créature. Je suis
étonné de découvrir en sa possession le médaillon que mon père portait au
cou et qu’on a volé par deux fois depuis sa mort. La créature n’est autre que
la jeune mendiante avec qui j’ai parlé dans le cimetière. Elle porte son bébé
tout en me tendant le bijou qui a pris des proportions inhabituelles. Il y a
une menace dans cette chose surgie de terre. Une menace dont je ne peux
saisir la nature car, au réveil, ce qui me reste de souvenirs est trop flou. Je
me souviens que des ailes de papillon ont poussé au médaillon qui s’est
envolé des mains de Valencia. J’ai fui. Je suis passé par-dessus le pont. Je
suis tombé dans le fleuve. Un fleuve qui est devenu un océan d’un bleu
aveuglant. Je me suis réveillé.

Je suis resté longtemps à réfléchir sur le sens de cet étrange rêve où


j’ai vu Valencia surgir de terre en me présentant le médaillon qui avait été
au cou de mon père et que, pour éviter un troisième vol, j’avais confié à ma
mère. C’est coutume chez nous d’étudier les songes, de les scruter à la
loupe pour tenter d’y découvrir un message caché. Même si certains
spécialistes des mystères prétendent qu’il est mauvais de raconter ses rêves,
on en fait part à notre entourage dans l’espoir que quelqu’un nous donne
une interprétation, dont la qualité dépend toujours des attentes du rêveur.
Qu’y a-t-il de menaçant chez cette jeune mendiante avec qui j’ai
essayé d’établir une communication dans l’espoir caché et égoïste de poser
un baume sur ma propre souffrance en prenant la mesure d’une autre
certainement plus aiguë et plus justifiée que la mienne ? Derrière ce désir de
communication égoïste se dissimule-t-il ce cuisant sentiment d’inutilité qui
m’accable en tant que citoyen et comme écrivain ? C’est peut-être aussi la
raison de la douleur que Jézabel m’a causée quand elle m’a lancé en plein
visage les mots cruels que je n’arrive pas à effacer de ma mémoire. Mon
« utilité » était une simple source dans laquelle on s’était dépêché de
s’abreuver, une source dont on avait profité sachant bien qu’elle ne durerait
pas, qu’on pouvait aussi la souiller pour que d’autres ne s’en approchent
pas.
Je ne suis pas responsable du malheur de Valencia et de son enfant, me
dis-je sans y croire vraiment. La ville, le pays charrient leurs souffrances,
leurs abandons et leurs crimes. Je les vis dans ma chair et j’en parle dans
mes écrits. Nous savons tous que la parole circule difficilement dans les
artères de la cité, obstruées par une précarité qui force les hommes à ramper
tels des animaux, à chercher leur subsistance avec la même férocité que
déploient les bêtes dans la jungle. Des intelligences dépravées qui ont
appris à faire du profit avec la détresse s’emploient aussi à empêcher la
circulation du verbe et font en sorte que personne ne soit plus en mesure de
saisir la rhétorique la plus simple. Elles ont élevé une tour de Babel à
l’envers si bien que Dieu n’a plus aucune raison d’intervenir. Les hommes
ne se comprennent plus. Ils n’ont plus envie, plus besoin de se comprendre.
Ils veulent simplement survivre, une survie pareille déjà à une mort
travestie par un silence travaillé avec une adresse hors du commun. C’est
cette résilience glorifiée par les étrangers qui se donnent bonne conscience
en prêtant une telle qualité à cette agonie rageuse, têtue, refusant la chute
dans le néant sans vouloir se battre pour revenir à la vie, tel un suicidaire
bien dans son mal-être.
Mais puis-je dire que je ne suis pas responsable du malheur de
Valencia, comme je ne suis pas coupable de celui du pays ? Pour le pays,
j’ai gueulé, j’ai fait gicler encre et larmes sur le papier, torturé mes doigts
sur les claviers d’ordinateur, en m’aventurant dans les sentiers les plus
abrupts pour essayer de faire comprendre aux citoyens, et surtout aux
jeunes, qu’il faut briser cette matrice dans laquelle on les a enfermés. Pour
Valencia qu’ai-je fait ? Je me suis assis à côté d’elle, espérant trouver moi-
même du réconfort. Je lui ai gardé son bébé pendant qu’elle se déplaçait. Je
n’ai pas voulu lui donner quelques gourdes pour éviter d’imiter ces autres à
genoux devant les dieux qui réclament tout sans rien donner, ou qui ne
donnent, comme en dérision, juste ce que les hommes réclament dans leur
ignorance, c’est-à-dire le nécessaire pour les garder incarcérés dans leur
immonde quotidien.
Valencia, elle, n’a pas eu la chance d’avoir un homme à qui elle aurait
pu lancer les mots assassins de Jézabel : « Après douze ans, je n’ai plus
besoin de toi. » Je trouve cette pensée idiote, car que sais-je de Valencia ? Je
suis allé m’asseoir à côté d’elle sur un coup de tête. Une attirance qui doit
bien avoir une raison. Sous ses hardes et sous sa crasse, elle a une certaine
beauté. J’ai vu passer des nuages dans ses prunelles. Son regard a une
somptueuse indifférence comme si, dans la place forte où elle s’est retirée
pour garder la vie en respect, rien ne pouvait l’atteindre.
Je me suis retrouvé très tôt le matin dans les rues. Je marche pour
m’éclaircir les idées. Je sais que ma décision est déjà prise. Je me dis
qu’ainsi je glisserai dans un autre univers où le souvenir de Jézabel ne me
poursuivra plus. Dans l’impossibilité où je suis de la chasser de ma tête, je
veux forger une autre émotion, un sens, une chute, pousser la porte d’un
lieu que je ne connais pas. Cela me rappelle celle qu’on a ouverte devant
moi pour que je prenne le chemin vers un autre monde. Une randonnée qui
m’a finalement mis dos à dos avec ce pays, quand mon père est mort dans
un hôpital dépourvu de tout, à trois cent trente-trois mètres du bureau du
chef de l’État.
*

Le maître de stage avait entrouvert la porte de la cabane et appelé :


« Honneur, Félicienne ! Nous sommes là. » En créole, avec un fort accent
du midi de la France. On avait marché ou plutôt gravi un sentier rocailleux
en pleine montagne pendant plus d’une heure. Mon sac à dos pesait une
tonne. J’avais les jambes en coton. Mes pieds dans mes tennis me faisaient
souffrir. Les semelles de caoutchouc ne protégeaient pas des pierres qui
jonchaient le chemin. Je suais. Ma chemise collait à ma peau. La soif brûlait
ma gorge. Un voile noir passa devant mes yeux. Je craignis une seconde le
retour du problème sanguin qui m’avait valu quelques années auparavant de
suivre un traitement contre une carence en hémoglobine. Je savais que cette
immersion en milieu paysan prévue en deuxième année de fac d’agronomie
serait difficile, mais pas à ce point. Et pourtant, je n’étais qu’au début de ma
découverte d’un pays que je n’avais jamais deviné. J’étais parti de la
capitale, tout heureux, avec mes camarades de fac, convaincu que
j’entamais une belle aventure. Difficile, j’en étais certain. Mais ces deux
heures sur un sentier à flanc de montagne où j’avais failli plusieurs fois me
casser le cou, évitant de justesse la chute, avaient commencé à entamer ma
belle assurance.
« Respect, monsieur Vincent ! dit une voix féminine.
– Vous allez bien, Félicienne ? demanda Vincent même si la femme
n’apparaissait toujours pas.
– Je vais bien, par la grâce de Notre Seigneur Jésus. Patientez le temps
que je me mette une robe. »
Par la porte à moitié ouverte, je ne vis rien, seulement une natte posée
sur le sol, une cruche et des vêtements accrochés au haut d’une fenêtre. Le
responsable m’avait fait comprendre qu’il m’emmenait chez la famille qui
me logerait pendant une semaine. Ce ne pouvait pas être ici, me dis-je. Il
s’agissait sûrement d’une halte avant de continuer. Je me demandais si je
serais capable d’aller plus loin avec cette douleur aux pieds, cette fatigue
dans les jambes. Vincent me tendit un Thermos.
« Bois », me dit-il, me fixant de ses yeux qui ne cillaient jamais.
Il y avait une certaine ironie dans son regard. J’ai soupçonné qu’il
avait fait exprès de me choisir l’expérience la plus difficile. J’étais le seul
citadin de la promotion. On tenait à me dégrossir, à me faire découvrir les
vraies conditions de la vie paysanne. Une femme se présenta devant nous.
Elle était jeune. Dans la vingtaine. Assez belle. Très claire de peau comme
l’est un pourcentage important des populations de ces régions
montagneuses, pour une raison qui devait remonter au temps des guerres
d’indépendance.
« Voici Mme Bénito, me dit Vincent.
– C’est lui ? demanda la jeune femme.
– C’est lui en effet, notre futur agronome. Il s’appelle Carl Vausier. »
La jeune femme ouvrit entièrement la porte.
« La maison est à toi, Carl », dit-elle avec un sourire.
Vincent lui tendit une enveloppe.
« Nous viendrons le chercher dans une semaine. »
Je compris que j’allais passer ici mes prochains jours. Vincent me
tendit la main.
« Bonne chance, Carl. N’oublie pas mes conseils. »
Je lui serrai la main sans mot dire. Il m’avait recommandé avec
insistance de me cantonner à mon travail, à mes observations chez Bénito,
le paysan qui m’accueillait. « C’est un homme curieux. Un fervent
protestant. Mais il ne peut s’empêcher de boire. On raconte qu’il frappe sa
femme lors de stupides crises de jalousie. Alors toi, tu n’entends rien. Tu ne
vois rien. Tu fais ton travail. Tu observes, un point c’est tout. Compris ? »
J’avais acquiescé. Vincent était d’un naturel bourru et taciturne. Il ne parlait
que pour dire le strict nécessaire. Au début, quand il était arrivé à la fac
avant qu’on nous le présente, nous croyions qu’il était allemand à cause de
ses cheveux blonds, de sa carrure et de son accent. De sa rudesse aussi. Je le
regardai partir. Il marchait vite. La montée ne l’avait pas affecté. Vincent
était de loin plus âgé que nous, mais il nous damait le pion pendant toutes
nos sorties, capable de parcourir de longues distances dans des conditions
difficiles sans manifester le moindre signe de fatigue. Parfois, il s’arrêtait
quelques minutes, comme il l’avait fait pendant qu’on venait ici, regardait
le paysage avec tendresse, les mornes dénudés, les rizières des vallées, les
cultures en escalier sur les pentes escarpées, puis il laissait échapper un
grand soupir, disant en créole d’un ton plein de tristesse : « Quel beau
pays ! » Je trouvais ses propos incongrus : c’était la première fois, en effet,
que je fréquentais de près un Français, et les Français, on nous les présentait
comme des espèces de colons qui ne nous pardonneraient jamais de les
avoir chassés de l’île, qui nous vouaient haine et mépris.
« Tu es fatigué…, dit la jeune femme. Donne-moi ton sac. »
Je lui fis comprendre que je pouvais encore le porter. Elle me regardait
avec tant d’insistance que je me sentis gêné. Elle me pria d’entrer et de faire
honneur au repas qu’elle avait préparé pour mon arrivée. Je me baissai un
peu en passant dans la cabane. Il faisait sombre à l’intérieur, bien que les
battants de l’unique fenêtre fussent ouverts. Une seule chaise devant une
table. Une assiette renversée sur une nappe blanche. Un plateau de vivres.
Dans une casserole une sauce à la couleur incertaine où nageait un morceau
de viande. Je pris place. La nourriture n’avait aucune saveur, mais je savais
que de ce premier contact dépendait la suite de mon séjour. Je fis comme si
cela me plaisait.

Pedro plonge sa cuillère dans son riz et ramène vers sa bouche une
fournée dégoulinante de sauce graisseuse. Les Haïtiens carburent au riz
même s’il est encore tôt. On voit des marchandes de plats cuisinés passer
avec leur commerce en équilibre sur leur tête. Un tissu enroulé en boucle le
maintient sur le crâne, diminuant ainsi l’effet de poids. Dans le temps, on se
nourrissait le matin de manière plus diversifiée. Depuis l’invasion du riz
venu de l’étranger, on en consomme à n’importe quelle heure.
« Bonjour, Pedro », lui dis-je.
Il lève la tête de son assiette, surpris de me voir aussi tôt. Il s’essuie les
lèvres avec un mouchoir de papier, prend une bonne gorgée de jus de citron
dans un grand pot avant de daigner me répondre.
« Je ne travaille pas pour toi tant que tu es avec cette femme », me
lance-t-il.
Pedro propose des maisons à louer. J’avais eu recours à ses services. Il
avait été ulcéré par l’attitude de Jézabel qui refusait avec obstination toutes
les offres qu’il faisait. J’avais aimé en particulier une splendide demeure
comportant une cour couverte, où j’avais pensé pouvoir organiser des
activités culturelles telles que des ateliers d’écriture, susceptibles de me
rapporter de quoi payer le loyer. Jézabel avait prétexté que l’habitation était
trop chère. Moi, j’avais commencé à soupçonner qu’elle préparait le terrain
pour un divorce. Elle voulait une maison qu’elle serait capable de payer
seule si je n’étais plus à ses côtés. Pedro, qui avait tout fait pour me
convaincre d’accepter cette offre, n’avait pas mâché ses mots quand je lui
avais appris qu’à cause de ma femme je refusais la location. Il ne digérait
surtout pas que Jézabel ne lui ait jamais versé un sou en compensation des
nombreux déplacements qu’il avait faits pour lui présenter des « affaires »
que toujours elle dédaignait. « Un homme ne va nulle part avec une femme
qui n’a que son propre plan en tête. Dans un couple, tout se planifie à
deux », m’avait-il lancé.
J’étais choqué qu’il exprime son opinion sur ma femme, mais je
comprenais sa rancœur. J’avais certifié à Pedro que je prendrais la maison.
Devant le spectacle auquel s’était livrée Jézabel – elle avait failli piquer une
crise de larmes, pour me faire croire que choisir cette demeure signifiait
notre appauvrissement irrémédiable, la fin du monde pour elle – j’avais
abandonné. Les mots de Pedro avaient cependant fait mouche. Ils m’avaient
atteint en plein dans le mille. Je m’en voulais de ne pas réagir, de laisser
É
Jézabel n’en faire qu’à sa tête. Était-ce de la faiblesse, que je cachais sous le
prétexte d’épargner à notre couple des désaccords capables d’entraîner sa
dislocation ? Pourtant, je prétendais toujours que les replâtrages, les fuites
en avant, le refus d’affronter les mésententes n’aboutissaient qu’à différer
dangereusement la déflagration.
« Nous nous sommes séparés depuis maintenant quelques mois », je
lui apprends.
Il ne dit rien. Il fait mine de compatir. Il tend son assiette à la
tenancière.
« Elle n’était pas faite pour toi. Tout le monde peut se tromper.
– Moi, je me trompe trop souvent.
– Quand les astres te seront favorables, tu trouveras celle qu’il te faut.
Alors, dis-moi. Tu veux quelque chose pour toi, maintenant ? »
Je secoue la tête, embarrassé.
« Non. Ce n’est pas pour moi.
– C’est pour qui ? » me demande-t-il.
Je déteste sa manière de fouiner dans la vie des gens, mais Pedro est le
meilleur dans le marché des maisons et appartements en location à prix
abordable.
« C’est pour quelqu’un que j’ai rencontré et que je veux sortir d’une
mauvaise situation. »
Il me scrute. Je le sens dévoré de curiosité, mais il juge préférable de
ne pas insister.
« Que veux-tu exactement ?
– Une pièce ou deux.
– Dans quel quartier ? »
Je n’obtiendrai rien si je n’explique pas à Pedro les détails de l’affaire.
On ne trouve une pièce ou deux à louer que dans des quartiers populaires.
« C’est pour une jeune femme avec un bébé. Elle mendie au cimetière.
Je veux faire une bonne action. »
Pedro s’étonne. « Habituellement, les sorciers recommandent de
coucher avec les mendiantes. Ça attire la chance. Mais leur trouver un toit,
c’est la première fois que j’entends pareille chose. »
Il commence à m’énerver.
« Pedro, je me fous de tes remarques. Il me faut rapidement ce que je
te demande. »
Il fait semblant d’être offensé.
« Ça dépend si tu comptes aller lui rendre visite. Je te vois mal
fréquenter certains quartiers, avec l’insécurité qui sévit dans la cité.
– Je te fais confiance. As-tu quelque chose ? »
Il soupire.
« Je crois que je pourrai te trouver ce que tu cherches du côté de la
Croix. »
Quand il dit la Croix, il parle d’un quartier de Port-au-Prince dont la
principale attraction était une grande croix qui surplombait la ville et qu’on
voyait depuis la baie. La fureur de la terre n’a pas respecté cet imposant
monument devant lequel des milliers de catholiques venaient chaque année
faire leurs dévotions.
« Est-ce que je peux te faire confiance ?
– Je te ferai visiter demain. Je ne peux pas te dire encore pour le prix. »
Satisfait, je lui tends deux billets de mille gourdes qu’il s’empresse de
faire disparaître. Je m’éloigne, déjà étourdi par l’odeur de la mauvaise
essence qu’on distribue dans la ville. Mon téléphone sonne. C’est Jézabel.
Je pense à ma fille. J’accepte l’appel. Elle veut savoir si j’ai de quoi la
dépanner. Elle n’arrive pas à trouver l’argent pour le loyer qu’elle aura à
payer dans deux mois. Je ne suis pas mesquin, mais je pense qu’après ce
qu’elle m’a lancé au visage, elle n’est pas conséquente avec elle-même. Je
raccroche sans répondre. Elle insiste. Je l’ignore.

Intérieurement, je bouillais de colère. C’était la première fois que


j’étais dans un tel état. Je m’en voulais de m’être laissé dépouiller par cet
inconnu pendant le passage de la manifestation. Je ne parvenais pas à
chasser de ma mémoire ces personnes qui avaient éclaté de rire devant ma
stupidité. Entre deux bières, je me dis que j’aurais dû me méfier quand ce
jeune homme s’était approché de moi en faisant semblant de me
reconnaître. Un voleur professionnel ! Son forfait accompli, il avait
déguerpi, disparaissant dans la foule. Ce genre de manifestation politique
est toujours noyauté par des délinquants à l’affût du moindre dérapage.
J’imaginai une autre version de l’histoire pour me calmer intérieurement. Je
saisis son bras passé au-dessus de la barrière. Sa main retient encore les
objets volés. Je casse son poignet sur le fer. Qu’aurait-il fait ? Avait-il une
arme sur lui ? Les manifestants auraient-ils considéré mon geste comme une
agression, malgré l’évidente tentative de vol ? J’aurais été considéré comme
un petit-bourgeois par ces activistes de gauche ayant mal lu et mal digéré
une littérature qu’ils avaient réduite à des slogans.
Contre toute logique, ce serait moi qui aurais été pris à partie. On se
serait souvenu que j’avais signé avec un groupe d’intellectuels et d’artistes
des déclarations dénonçant les dérives d’un ancien prêtre devenu président,
dont les partisans distribuaient des armes à des enfants et soutenaient
l’existence de gangs dans les quartiers populaires de la capitale. Mon geste
de défense aurait été interprété comme une attaque et aurait pu mener on ne
sait où. Quelque part, mon absence de réaction m’avait protégé. J’étais
furieux que Jézabel ait eu raison quand elle insistait pour que je ne porte
plus ce médaillon. Mais je savais aussi que ce bijou la mettait en rage parce
que c’était ma mère qui me l’avait offert. Dans la forme du médaillon
Jézabel voyait un sortilège vaudou. Elle était secrètement convaincue que
c’était une protection que m’aurait donnée ma mère. Dans ce cas, pourquoi
se sentait-elle en insécurité ? Cachait-elle son jeu, cette sournoise, comme
me l’avait laissé entendre une fois ma mère, elle qui prenait soin de ne
jamais opiner sur les relations amoureuses de ses enfants ? La méfiance de
Jézabel vis-à-vis du médaillon était donc le signe d’une schizophrénie
propre à nous. Elle tenait à aller religieusement à la messe le dimanche
matin. Souvent, elle prenait la sainte hostie, la tête religieusement baissée
devant le prêtre. Il fallait la voir s’agenouiller pour faire ses dévotions
devant la Vierge ou devant les saints ! Pour un peu, on aurait pu croire
qu’elle canalisait vers elle toute la pureté des cieux. Mais elle était aussi
superstitieuse qu’une paysanne du fin fond d’Haïti. Sur les conseils d’amies
empressées, elle avait certainement rendu visite à un sorcier pour arranger
ses petites affaires, par exemple faire obstacle à l’influence, pensait-elle,
que ma mère exerçait sur moi. Au début de ma relation avec Jézabel et
même après, je n’avais jamais été courtisé par le soupçon qu’elle entretenait
de telles fréquentations. Par la suite, peu à peu, des petits détails étaient
venus ronger ma certitude qu’elle était différente des autres. Du coup, elle
avait chuté du piédestal sur lequel je l’avais installée. Je fus capable de la
voir mieux, de mieux apprécier sa conduite et surtout d’être plus attentif à
des choses qui auparavant m’échappaient. L’envoûtement n’avait plus
d’effet. Je ne conçus pas de projet particulier. Je savais simplement que ma
relation avec Jézabel était condamnée.
La bière, mauvaise, me donnait un début de migraine. La colère que
j’éprouvais toujours à l’idée d’avoir perdu la chaîne et le médaillon faisait
certainement monter ma pression artérielle. La musique jouait trop fort dans
ce bar. La salle du fond était pleine d’étudiants, dont certains portaient des
dreadlocks, qui discutaient politique. Ils appartenaient à un groupe se
réclamant d’un philosophe et révolutionnaire allemand. La plupart de ces
jeunes venaient de quartiers pauvres. Ils jouaient aux révolutionnaires tout
en espérant secrètement trouver un emploi bien rémunéré, soit dans une
ONG, soit dans le gouvernement. Beaucoup ratissaient certains lieux à la
recherche d’une Blanche – ou d’un Blanc – afin d’obtenir un visa pour
quitter le pays et fuir la précarité. Une précarité si gluante, si désespérante
qu’elle empêchait même la pensée de prendre corps avec la réalité.
Comme j’hésitais à passer quelques minutes encore dans le bar ou à
rentrer chez moi pour affronter un autre huis clos étouffant avec Jézabel, je
vis arriver Doudou. Il me repéra et vint directement vers moi. Sans attendre
une invitation de ma part, il tira une chaise à lui et s’assit.
« Offre-moi une bière », dit-il.
J’appelai une serveuse qui s’empressa d’apporter la boisson. Doudou
portait un pantalon court arc-en-ciel ainsi qu’une large chemise qui
dévoilait plus que jamais son embonpoint. Il ressemblait à l’un de ces
Haïtiens qui veulent montrer partout où ils passent qu’ils viennent de
l’étranger, qu’ils sont en vacances en Haïti ; mais surtout pas à quelqu’un
qui participe à une manifestation lancée par des courants politiques dits
populaires, en lutte contre le gouvernement « bourgeois » en place. Il but la
bière presque d’un trait.
« Ce médaillon, me lança-t-il agressivement… C’est quoi
exactement ? »
Je le regardai sans trop comprendre la question.
« Comment, ce que c’est ? Un médaillon. Tu as l’habitude de le voir à
mon cou. »
Il secoua la tête.
« Écoute… Si tu veux que je fasse quelque chose pour toi, il faut que
tu me dises tout.
– Que je te dise quoi ?
– Ce que ce médaillon est vraiment. »
Je ne savais pas quoi répondre. Je ne m’attendais pas que notre
conversation prenne cette tournure.
« Doudou, on se connaît depuis qu’on est gamins. Qu’est-ce que
j’aurais à te cacher concernant ce médaillon ? Ma mère me l’a offert. Mon
père l’a porté. On l’a volé sur son cadavre à la morgue, mais j’ai pu le
récupérer. »
Il me pointa du doigt comme si je venais de toucher un point
important.
« Comment as-tu fait pour retrouver ce médaillon ? Cela n’a pas dû
être facile. Ceux qui détroussent les cadavres à la morgue ne sont pas des
enfants de chœur. »
Je sentis la moutarde me monter au nez.
« Si tu penses que ce médaillon a quelque pouvoir, libre à toi. Les
femmes ont toujours cru que ma mère me l’avait offert pour me protéger de
leurs charmes. Je ne crois pas avoir été tellement bien défendu si j’examine
d’un peu plus près ma vie depuis quelques années. »
Il prit l’air de l’ami offensé qu’on ne lui fasse pas confiance.
« Je te jure, Doudou, que ce médaillon n’a rien de particulier. Nous
avons l’habitude de saupoudrer la réalité de nos lubies et de nos délirantes
croyances.
– Alors peux-tu me dire pourquoi Guerrier n’est pas arrivé à vendre
ton truc ?
– Guerrier ?
– Ton voleur. On le connaît bien à la cité. Dès que tu m’as fait sa
description, j’ai su que c’était lui. J’ai mené rapidement ma petite enquête.
Je ne vais pas te laisser tomber, moi.
– Explique.
– Ce Guerrier, il ne va jamais mettre sur le marché le fruit de ses vols
sans voir son sorcier, Moustache, que je connais bien. Ce bòkò est surtout
spécialisé dans les charmes amoureux. Des femmes viennent le voir de
partout. Même des bourgeoises dans leurs belles jeeps s’aventurent dans le
ghetto pour obtenir ses services. »
Je restai sans voix. Encore une fois, ce médaillon me conduisait dans
des lieux qui ne m’étaient pas familiers et que je voulais ignorer en dehors
de mes besoins de documentation pour mes constructions romanesques. Ce
médaillon voulait-il que je sois perpétuellement à sa recherche pour une
raison que seul un dieu facétieux devait connaître ? Étais-je en train de
vivre une boucle temporelle sous toutes les variantes du même thème ?
« Qu’est-ce qui s’est passé ? finis-je par demander.
– Moustache lui a fortement recommandé de ne vendre ni la chaîne ni
le médaillon.
– Lui a-t-il conseillé de les rendre à leur propriétaire ?
– Encore plus dangereux, selon Moustache. La seule solution
bénéfique consiste à les porter, paraît-il.
– Il n’aurait pas pu me le prendre si ce médaillon avait un quelconque
pouvoir.
– De toute manière, c’est Guerrier qui porte ta chaîne et ton médaillon.
Au moins, on sait où ils sont.
– Au moins on sait où ils sont ! Moi, je veux récupérer ma chaîne et
mon médaillon. »
Doudou soupira.
« Crois-tu qu’il suffit d’aller le demander gentiment à Guerrier ? Il faut
les lui arracher.
– Comment ? »
Doudou souleva sa chemise et me montra la crosse d’un pistolet passé
dans sa ceinture.
« Avec ça. Guerrier ne connaît que ce langage. »
Je me retrouvais presque dans la même histoire. Rien ne me disait que,
cette fois, la conclusion serait aussi heureuse.
« On peut discuter. Lui offrir de l’argent.
– Tu ne comprends pas ? Moustache lui a dit que céder la chaîne et le
médaillon peut lui attirer de graves malheurs. Il fait une confiance aveugle
au sorcier. C’est son parrain.
– Je lui parlerai. Je devrais arriver à le convaincre. Je lui raconterai une
histoire et il y croira.
– Et si ton idée ne marche pas ? me demanda Doudou en faisant signe
à la serveuse de lui apporter une autre bière.
– On doit essayer, insistai-je.
– Tu tiens vraiment à ce médaillon, conclut Doudou en me fixant d’un
regard perplexe. Je me demande jusqu’où tu es prêt à aller pour le
récupérer.
– Jusqu’au bout. »
Il y avait surtout en moi cette rage de m’être laissé avoir.
« Tu ne sais pas ce que tu dis, laissa tomber Doudou. On ne sait jamais
si on est prêt à tout pour prendre ou reprendre quelque chose qui vous tient
à cœur. Il faut vivre la situation pour le savoir.
– Il y a une solution, dis-je, après une rapide réflexion.
– Laquelle ?
– Tu me dis que ce Guerrier écoute Moustache. On va voir Moustache.
Il peut convaincre Guerrier de me remettre mon bien.
– Es-tu prêt à payer le prix ?
– On peut toujours négocier, bredouillai-je.
– Très bien, dit Doudou. On ira voir Moustache. Peut-être sera-t-il plus
malléable. Je te préviens. Ce Guerrier, il n’est pas facile. Il ne porte pas son
nom pour rien.
– Je veux récupérer mon médaillon », répétai-je sur un ton qui ne
laissait place à aucune réplique.

Je suis revenu au cimetière dans le but de revoir Valencia. Il est midi.


Le ciel est lourd de ses nuages gris. Un brouillard cache au regard le
sommet des montagnes auxquelles la ville est adossée. La brume grise
laisse quand même voir le tapis des bidonvilles, qui, on ne sait par quel
miracle car il n’y a personne pour bloquer leur prolifération, se sont arrêtés
le long d’une frontière imaginaire tracée transversalement au milieu des
montagnes. Cette lisière, quelques quartiers l’ont quand même traversée
pour se propulser avec agressivité vers les hauteurs, faisant fuir les
bourgeois qui se sont dépêchés d’aller s’installer encore plus loin, encore
plus haut, veillant à ne pas être rejoints par le flot des misérables, course-
poursuite qui devra bien prendre fin faute d’espace pour continuer ce jeu.
Le nombre triompherait alors sur des cendres fumantes.
C’est l’heure où ceux qui ont suivi les derniers convois funèbres
quittent la nécropole. Les visages comme les habits sont défaits. Même les
corbillards accusent le coup de cette lourde tristesse qui vous submerge
après avoir assisté à la mise en terre d’un proche, d’un ami ou d’une simple
connaissance. On dérive pendant ces moments dans une confusion d’où on
revient avec le sentiment de la fragilité de la vie et une impuissance qui
peut vous jeter du haut des falaises du désespoir. Valencia, elle, fait de cet
espace son lieu quotidien pour tirer de la vie une pitance… pour la vie. Je
me laisse guider par une mémoire des lieux que d’habitude je ne possède
pas. Peut-être que, sans m’en apercevoir, j’avais enregistré quelques détails
qui me permettraient, à travers les dédales de cette nécropole témoignant du
même souci que la ville pour le délabrement, de retrouver mon chemin vers
Valencia. Je ne la vois pas à sa place coutumière. Sur le coup, je suis
désarçonné, ne sachant que faire. Finalement, je me laisse guider vers une
clameur issue de la chapelle du cimetière, pensant observer un moment
cette humanité qui vient chercher la grâce de Dieu dans le lieu même où Il
expose la disgrâce de l’Homme. La petite église ne peut contenir le flot des
fidèles qui se déverse, telle une eau boueuse, entre les tombes toutes
proches. Des rangées de marchands offrent des articles qui n’ont rien à voir
avec la liturgie catholique. Je vois des grappes de poupées noires et rouges,
le noir pour le sexe masculin, le rouge pour le féminin, poupées servant à
des rituels dont le but est de vous attacher l’amour de la personne aimée, ou
de vous débarrasser, par la mort si nécessaire, de celui ou de celle qui vous
empêche de posséder l’âme désirée. On trouve aussi, exposés pêle-mêle sur
des tables aux nappes blanches, des bibles, de l’alcool, des livres de
cantiques, des guides de magie rituelle jaunis par le temps ou décolorés par
la pluie, tous types de substances pour fabriquer des charmes amoureux, des
grains, des cordes, des foulards aux couleurs si vives qu’ils détonnent dans
la grisaille. Une subtile odeur de cadavre mêlée à celle de l’alcool de canne
plane sur les lieux. Dans cette église, les charismatiques carburent à plein
dans leur délire antimaçonnique et antivaudou, autre manifestation de notre
schizophrénie coutumière : tout ici s’abîme sous le poids de notre
imaginaire habituel, un boulet attaché à notre pied.
Je reviens sur mes pas à la recherche de Valencia. Elle n’est toujours
pas là. Je m’assieds à la place où j’étais pour lui parler. Un énorme cabri
noir que je n’avais pas vu, allongé derrière une croix, se lève et s’enfuit en
sautant par-dessus les tombes, suivi d’une meute de caprins. Un préposé à
l’entretien du cimetière – je ne sais pas ce qu’on entretient ici à en juger par
les herbes qui prolifèrent partout, les détritus, les crottes des caprins, l’état
d’abandon des tombes – s’approche de moi pour quémander quelques
gourdes. Il en profite pour se plaindre de la direction, clamant qu’on lui doit
treize mois de salaire alors qu’il a deux femmes et sept enfants à nourrir. Je
lui donne un billet de cent gourdes et il me remercie en souhaitant que le
ciel me soit favorable. Avant de s’éloigner, il me prévient que, si j’attends
Valencia, je ne la verrai pas à cette heure. « J’ai entendu dire qu’elle souffre
d’une mauvaise grippe. Revenez dans quelques jours. Si elle n’est pas là,
c’est que le corps ne peut absolument pas. Plusieurs personnes sont venues
la réclamer ce matin. »
Je ne supporterai pas que ce jour tire sa révérence sans que
j’accomplisse ce qui était convenu. Je dois tout tenter. Je sors du cimetière,
retrouve le chemin que j’avais emprunté pour suivre Valencia.
Heureusement, je me suis vêtu de la manière le plus anodine possible. Un
jean délavé et un simple maillot court. Je passe sous le pont, je descends
une rampe rendue glissante par la pluie du petit matin, puis je m’avance
vers la tente. J’entends les cris d’un bébé. J’appelle la jeune fille en me
disant que ce que je fais est stupide. Elle m’avait lancé une pierre pour me
signifier qu’elle ne voulait pas de ma présence auprès d’elle, d’autant que
cette présence ne lui avait pas rapporté un sou. Elle ne me répond pas. Le
bébé pleure avec plus de force. J’appelle encore Valencia, lui dis que j’ai
quelque chose d’important à lui apprendre. Comme je ne reçois toujours
aucune réponse, je me souviens que le préposé à l’entretien m’a informé
qu’elle est souffrante. Je m’approche avec précaution pour écarter, d’une
main hésitante, les deux pans de la tente. Une odeur d’urine et de nourriture
faisandée me frappe au visage. Je ne vois rien à l’intérieur sinon quelques
ustensiles de cuisine, un paquet enveloppé de journaux et un tas de haillons
sur lequel le bébé est couché sur le dos, seul. La mère n’est nulle part. Le
bébé pleure toujours. Je me glisse à l’intérieur. Je m’assois à même le sol.
Je prends le nourrisson. Je lui caresse la joue, le menton, essayant d’attraper
dans ma mémoire le refrain volatile d’une berceuse. L’enfant, dans mes
bras, cesse de pleurer. Il me regarde avec un sourire. Ses yeux me fascinent.
Je ne peux m’empêcher de trouver indigne ce monde qui condamne ainsi un
enfant dès sa naissance. Valencia entre à ce moment-là sous la tente. Elle a
en main un pot et un sachet. Ses cheveux mouillés sont plaqués contre son
visage. Elle porte une serviette autour du cou. Quand elle me surprend avec
le bébé, elle est désemparée. Elle ne veut pas se précipiter vers moi pour
reprendre l’enfant. Elle ne sait pas quelle sera ma réaction. Elle reste la
bouche ouverte, les bras pendants. Elle se décide à poser à terre ce qu’elle
tient avant de tendre ses mains vers moi.
« Je t’en prie… Ne lui fais pas de mal… C’est parce que j’ai eu peur
que je t’ai lancé cette pierre. Je ferai ce que tu veux… Sans argent… Mais
donne-moi mon enfant.
– Je ne te veux pas de mal », lui dis-je.
Je lui fais signe de venir auprès de moi.
« J’ai entendu qu’il pleurait… Je tenais seulement à te parler. »
Elle s’avance, pareille à un automate. L’enfant dans mes bras la soumet
à ma volonté. Elle s’assied. Elle a les larmes aux yeux.
« Je t’en prie…, implore-t-elle. Ne lui fais pas de mal. »
Je mets un doigt sur mes lèvres pour lui imposer silence.
« Il dort, lui dis-je. Il ne pleure plus. »
L’enfant en effet s’est endormi. Je le donne à Valencia. Elle le prend
doucement sans se lever, le calant sur son épaule. Elle me regarde, ne
sachant comment réagir.
« Je ne l’ai jamais fait ici, dit-elle enfin. Ils veulent tous dans le
cimetière.
– Pourquoi ? je la questionne, stupidement.
– Pour la chance », dit-elle après une seconde d’hésitation.
Un haut-le-cœur soulève ma poitrine. J’ai envie de fuir. Je pense
toujours avoir touché du doigt le comble de la souffrance et de la déchéance
humaine dans ce pays. Chaque fois, je constate qu’on descend plus
profondément vers les bas-fonds. J’ai commencé à comprendre ce monde
sur les couches de fortune des putes du bord de mer, qui se livraient pour
quelques gourdes à la convoitise des hommes de la cité en quête de plaisirs
crus. Ces femmes m’avaient donné moins de plaisir, mais du cœur. Ce cœur
qui crée un sentiment de lien profond avec la ville, avec l’humanité oubliée.
« Es-tu venu pour la chance ? me demande-t-elle.
– Donnes-tu vraiment de la chance ?
– Eux, ils le pensent.
– Je ne suis pas venu pour cela. »
Elle paraît effrayée.
« Si c’est pour vendre mon enfant, je préfère mourir avec lui, me
prévient-elle. Des gens sont venus m’offrir de l’argent pour m’en
débarrasser. J’ai dit non. Il n’a pas demandé à venir au monde. Je dois le
protéger. »
J’imagine sa solitude, sa terreur dans cette cité où les démunis comme
elle, surtout les femmes, sont la cible des pires prédateurs.
« Je veux simplement t’aider, lui dis-je.
– Personne ne peut m’aider, réplique Valencia. Ils ne veulent que
cela. »
Elle soulève sa jupe pour plaquer une main sur le renflement de sa
culotte sale, entre ses cuisses.
« Il n’y a que ça qui intéresse. Même les femmes. Oui. Même les
femmes viennent au cimetière. »
Elle éclate en sanglots.
« Mais cet enfant… Aurai-je de la chance à lui donner ? »
Je ne respire plus. Je pense à Jézabel. Elle a tout en comparaison de
Valencia. Mais elle veut plus. Toujours plus. Prête à tout pour avoir plus.
Une sorte de crampe agrippe ma poitrine. Mes yeux s’humectent. Le
désarroi de Valencia me ravage. C’est une armée qui vient de détruire les
quelques remparts que je me suis construits depuis des années pour résister
au chaos, à la folie, à la violence, à la haine, au mépris, qui règnent autour
de moi. Je dois effectuer une sortie en urgence. Une percée dans les lignes
de l’ennemi. Faire quelque chose. Ce qui me reste de respect pour moi-
même ne doit pas disparaître dans toute cette déliquescence.
« Je vais t’aider, dis-je à Valencia avec un tremblement dans la voix.
– Comment ? me demande-t-elle.
– Je vais te chercher un toit. Tu y seras mieux avec ton fils. En
attendant que tu trouves un petit boulot, je prendrai soin de toi. »
Elle plante son regard dans le mien.
« Qu’est-ce que je donnerai en retour ? Si c’est ça… »
Elle plaque sa main sur son sexe.
« C’est d’accord. Mais rien de mon âme. Rien de mon enfant.
– Je ne veux rien, Valencia. Seulement t’aider.
– Pas même ça ? questionne-t-elle encore, la main insistant sur son
sexe.
– Non… Rien…
– C’est peut-être un nouveau truc…, soupire-t-elle. Un moyen d’avoir
plus de chance. »
Je me lève, un peu courbé. Elle me dit de faire attention au paquet
enveloppé de journaux que je manque de heurter du pied. Je lui demande ce
qu’elle garde là. Elle se met debout sans répondre et pose une main sur mon
épaule.
« Tu n’es pas le diable, par hasard ? »
Ses paroles ont provoqué chez moi un soudain vertige. Une image
passe devant mes yeux. Je suis penché sur le cadavre de Guerrier. J’entends
un hurlement. Une odeur de sang à mes narines. Je reviens à moi.
« Simplement un homme qui veut t’aider », j’arrive à balbutier.
Elle m’examine.
« Tu te sens bien ?
– Ça va, lui dis-je. La fatigue. »
Elle hausse les épaules.
« Non ! Si tu étais un diable, je l’aurais senti la première fois où je t’ai
vu au cimetière. Les diables ont une odeur que je connais.
– Quelle odeur ?
– Je ne sais pas l’expliquer. Et puis les diables, ils seraient en danger
avec moi », continue-t-elle sur un ton mystérieux que je ne relève pas.
Comme je sors de la tente, elle me lance :
« Je te revois quand ?
– Dès que je suis prêt. »

« Je suis prêt », dis-je en calant mon sac sur l’épaule.


Bénito m’examine avec un zeste de commisération. Peut-être me
trouvait-il ridicule dans mon accoutrement de jeune étudiant venu faire son
immersion à la campagne. Casquette pour me protéger du soleil brûlant,
lunettes noires pour la réverbération, Thermos à la ceinture. Je me méfiais
de l’eau dont je l’avais rempli même si mes hôtes m’avaient juré que la
source où on l’avait puisée était aussi pure que le nectar d’une noix de coco.
Je portais des tennis aux lourdes semelles de caoutchouc, qui ne m’avaient
pas empêché de manquer me briser la nuque en glissant sur un sentier
escarpé lorsque je suivais Vincent.
« On va marcher environ une heure, m’annonça Bénito en me
montrant le sommet d’une montagne toute proche. Il faut être là-haut avant
que le soleil ne soit chaud dans le mitan de nos têtes. »
Je savais que la marche allait être rude. Bien plus que celles que
j’avais faites avec ce marcheur aux poumons d’acier qu’était Vincent. Ce
qui m’inquiétait, c’était la migraine qui cognait discrètement à mes tempes.
J’avais mal dormi. Je m’étais allongé trop tôt sur la natte qu’on m’avait
préparée, mais je n’avais pas eu le choix. À cette altitude, dès que la nuit
tombe, il faut oublier le monde dans les bras du sommeil. Il n’y a
d’électricité nulle part. Le brouillard descend des sommets en apportant
humidité et froid. La nuit, pour ces paysans, est un moment de grande
menace, car ils sont convaincus que les esprits mauvais se mettent à errer en
quête de chrétiens vivants à pousser dans les flammes de l’enfer ou à
dévorer. Le simple ululement d’une chouette plonge le plus courageux dans
une terreur extrême, et le pasteur ou le prêtre qu’ils écoutent, loin de les
inciter à voir le monde sur un mode plus réel, débarrassé des superstitions
médiévales, ne font que donner plus de consistance à leurs peurs, car la
seule manière de se protéger de ces créatures de la nuit n’est pas de les
chasser de votre imaginaire, mais de se convertir à Jésus-Christ. Comme les
esprits mauvais peuvent prendre l’apparence de n’importe quoi, même d’un
simple courant d’air invisible à l’œil, il faut tout obstruer pour ne laisser
aucun passage. J’avais dû dormir dans le noir complet. Un supplice pour
moi qui étais habitué à garder les fenêtres ouvertes, le lit toujours placé de
sorte à avoir vue sur la verdure extérieure et sur le ciel, que je souhaitais
toujours dégagé de ses nuages pour m’extasier devant la majesté des
constellations. Il ne faisait pas chaud, mais à cause du confinement je suais
abondamment. Je me soupçonnais claustrophobe. Dès que Bénito, au
premier chant du coq, ouvrait les portes de la cabane – il avait auparavant
récité à haute voix le psaume 91 pour s’assurer la protection de l’Éternel à
cette heure très matinale où quelques mauvaises engeances pouvaient
encore traîner dans le coin – je me dépêchais de le suivre au-dehors afin
d’aller me rendormir avec délice sur un banc oublié dans la cour.
« On va avec Sauveur, dit Bénito. Il pourra t’aider dans ton travail. »
Sauveur ! Je pensais alors qu’il était le fils de Bénito. Il devait avoir
une dizaine d’années. Depuis qu’il m’avait vu, il n’avait pas prononcé un
mot. Je sentais cependant que j’étais sous observation constante. Quand
j’avais tenté de nouer conversation avec lui, il s’était dérobé, se contentant
d’émettre de curieux grognements, si bien que je le crus privé de la parole
jusqu’à ce que je surprenne une conversation entre sa mère et lui, sur
l’obligation qui lui était faite de me manifester de la sympathie.
Nous entamâmes la route sous une fine pluie qui s’estompa dès que le
soleil pointa loin au-dessous de nous, au-delà des plaines perdues dans la
brume du début du jour. Le chemin était plus escarpé que la route
empruntée avec Vincent pour aller chez Bénito, qui dut par deux fois
m’aider dans des passages presque à flanc de falaise. Je restai béat
d’admiration devant les cultures réalisées sur des pentes aussi abruptes par
ces hommes et ces femmes que leur pays ignorait. Seuls, ils avaient
développé des techniques qu’aujourd’hui on s’ingéniait à comprendre.
Après plusieurs minutes d’une marche éprouvante, nous prîmes pied sur un
plateau boisé. Là, le café fleurissait sous de grands arbres. Je fus étonné de
découvrir des canaux de briques rouges presque en bon état, mais qui ne
servaient plus, car ils étaient à sec. Bénito accéléra le pas, imité par
Sauveur. J’eus l’impression à leur attitude, à leurs mouvements rapides,
presque félins, qu’une menace planait sur les lieux. Je les suivis, furieux
qu’ils ne manifestent aucune considération à mon égard, alors qu’ils
savaient que je n’avais pas la même aptitude qu’eux à me déplacer à cette
altitude et dans ces conditions. Je vis les ruines d’une habitation coloniale.
Le métal rouillé d’un grand moulin à traction animale disparaissait sous les
lianes d’arbres dont l’aspect massif me fit supposer qu’il s’agissait de
végétaux plus que centenaires. Je criai à Bénito que je voulais m’arrêter
pour une visite même sommaire des vestiges de cette habitation datant sans
doute de la colonisation française. Bénito se tourna vers moi pour me
répondre que nous ne devions surtout pas traîner en ces lieux. Il n’y avait
pas d’autres chemins, c’est pourquoi nous avions été obligés de passer près
de ces ruines. Sauveur, qui jusque-là avait gardé le silence, brandit sa
machette vers l’habitation et cria : « Blanc marron ! Blanc marron ! »
Bénito lui lança une baffe. L’enfant perdit l’équilibre et alla s’étaler sur une
masse de feuilles et d’humus. Je m’empressai de le relever.
« Pourquoi l’avoir frappé ? lançai-je à Bénito. Il n’a rien fait.
– Il ne faut pas qu’on reste ici », gronda le paysan, sans tenir compte
de mon intervention.
L’enfant eut pour moi un regard reconnaissant. Nous continuâmes
notre route dans le plus grand silence. J’avais découvert un intérêt
supplémentaire dans ce séjour chez une famille paysanne. Je me promis de
demander à Sauveur, dès que j’en aurais l’occasion, qui était ce Blanc
marron qu’il avait désigné avant que Bénito le frappe. Nous arrivâmes peu
après dans l’un des champs de Bénito, où je passai la journée à effectuer des
relevés. En fin de soirée, fourbu, je revins à la case, et je me laissai tomber
comme une masse sur le banc sur lequel j’avais sommeillé à l’aube. J’avais
des crampes aux jambes. Je me demandai où j’avais puisé l’énergie pour
suivre le paysan et Sauveur sur la route du retour. Peut-être par orgueil, je
ne voulais pas, en tant que citadin, montrer une ridicule faiblesse physique.
Mon Thermos était vide et la femme de Bénito, devinant ma fatigue et ma
soif, m’apporta de l’eau fraîche dans une cruche en argile. Je bus avec
délice. Pendant que son mari mangeait à l’intérieur, Mme Bénito me donna
un bol plein de légumes bouillis avec une sauce à base de hareng salé. Ce
n’était pas de cela que j’avais envie, mais je ne devais pas faire la fine
bouche dans ces conditions.
J’étais seulement au premier jour de l’expérience d’immersion. J’en
avais encore quatre à passer ici. Je mangeai pour apaiser ma faim. Une
sournoise colique agitait mes tripes. Je priai Dieu de n’avoir pas attrapé une
saloperie d’amibe. Par précaution j’avais apporté des comprimés, mais le
traitement pouvait être aussi douloureux que le mal si on était allergique au
médicament. Je m’endormis ensuite pendant une heure ou deux. Quand je
me réveillai, il faisait nuit. J’entendis le ronflement de Bénito à l’intérieur.
Je vis sa femme sous la tonnelle, dans la cour, penchée sur un feu. À
l’odeur, je compris qu’elle préparait une infusion de citronnelle et de
menthe. Bientôt, j’allais me retrouver enfermé dans cet espace exigu dont
les occupants, par peur de la nuit, obstruaient les moindres fentes par où
pouvait pénétrer un peu d’air. J’en étais déjà angoissé et je regrettai de
n’avoir pas pensé à apporter un somnifère. Comme je réfléchissais à la
difficile nuit qui m’attendait, quelqu’un me toucha l’épaule. Je me
retournai. C’était Sauveur.
« Viens », me dit-il.
Je le suivis de l’autre côté de la case. Il se mit à fouiller sous un amas
de pierres. Il en tira quelque chose qu’il me tendit.
« Tiens. C’est pour toi », fit-il.
C’était un lance-pierre fabriqué avec une tige et des lanières taillées
dans des pneus. Un travail qui demandait une certaine adresse.
« C’est moi qui l’ai fait, m’apprit fièrement Sauveur.
– Merci, dis-je en prenant le lance-pierre.
– J’ai deviné que tu n’es pas méchant, ajouta Sauveur.
– Pourquoi Bénito t’a-t-il frappé ?
– Je n’aurais pas dû m’arrêter pour montrer Blanc marron.
– C’est qui, Blanc marron ?
– Le zombi qui est dans les ruines.
– Bénito en a peur ?
– Blanc marron n’aime pas qu’on passe trop près des ruines ni qu’on
s’attarde sur le sentier.
– Pourquoi ?
– On dit qu’il est arrivé malheur à plein de gens.
– Quel malheur ?
– Je ne sais pas.
– Tu y crois, toi ?
– Je le vois chaque fois que je passe là-bas. C’est un Blanc plus grand
que Bénito, qui porte toujours une longue machette à sa ceinture. Il ne me
paraît pas méchant. Seulement triste. Il se bat parfois avec un nègre
manchot qui a l’air si terrible que je crains de le retrouver dans mes
cauchemars. Parfois, Blanc marron se hisse sur un mur pour regarder au
travers d’un bambou aussi long que son bras. »
Un bambou aussi long que le bras ! Je compris que Sauveur décrivait
une longue-vue. La curiosité me titillait. Je sentais qu’une histoire
intéressante était à découvrir dans ces ruines.
« Voudrais-tu qu’on aille visiter ? »
Les yeux de l’enfant se mirent à briller.
« Tu n’as pas peur ?
– Non. Et toi ?
– Je sais qu’il n’y a rien à craindre. Blanc marron est venu me le dire
plusieurs fois dans mes rêves.
– Quand pourrait-on y aller ?
– Après-demain. Bénito doit se rendre à la ville. On aura le temps d’y
faire un tour. Mais s’il le sait, il me battra.
– Il ne saura rien, je te le promets. »
Il avança son poing vers moi. Je fis de même. On était d’accord pour
cette folle visite à un Blanc marron qui hantait les ruines d’une ancienne
habitation caféière, oubliée dans une montagne d’Haïti.

J’attends Pedro une bonne heure avant de le voir descendre d’une jeep
conduite par un mulâtre qui porte casquette, lunettes noires, bracelets roses
au poignet en signe de son allégeance au régime en place. Pedro s’approche
de moi, l’air satisfait. Il m’apprend que cet homme possède une dizaine
d’appartements qu’il désire louer le plus vite possible. Il me déclare tout de
go qu’il n’a plus de temps à consacrer à ma recherche, mais qu’un ami à lui
peut me faire voir à l’instant l’« affaire » qui pourrait m’intéresser. L’ami en
question est déjà là. Pedro parlemente en aparté avec lui avant de me le
présenter. C’est un jeune homme répondant au nom de Fred. Il monte à bord
de ma vieille voiture et, sur ses indications, nous nous dirigeons vers le
quartier de la Croix. Il me fait garer derrière une file d’automobiles en
panne ou démolies – un atelier de mécanique en plein air –, puis il
m’entraîne dans un dédale de couloirs qui s’enfoncent au cœur d’un
bidonville invisible de la rue.
La fureur de la terre semble avoir épargné cet endroit, comme si elle
avait eu des lueurs d’intelligence. Devant le délabrement d’un quartier,
croyant être déjà passée par là, elle l’évitait et cherchait d’autres espaces à
ravager. Fred salue plusieurs personnes sur son chemin. Il veut me montrer
qu’il est connu dans le coin. Il s’arrête devant une sorte de quincaillerie
tenue par une énorme dame affalée dans un fauteuil à bascule. Une puanteur
subtile flotte dans l’air. Fred me présente à la grosse femme, lui disant que
je serai le locataire des deux pièces à l’arrière de sa demeure. Elle me
dévisage d’un regard glauque et remarque que ce n’est sans doute pas moi
qui vais habiter là-dedans… Je bredouille que ce sera une amie. Elle
retrousse le nez, allonge la main vers le mur derrière sa dodine, pour
prendre l’une des clés qui y sont accrochées et qu’elle tend à Fred. « S’il est
d’accord, occupe-toi de tout. Tu lui expliques surtout que le locataire se
débrouille pour l’eau et l’électricité », dit-elle au jeune courtier.
Au moment où nous la quittons, nous entendons comme un éclatement
de pneu. Une puanteur nous suffoque. Fred a un petit rire et m’apprend que
Mme Belle-Ange expulse ainsi ses flatulences. « C’est une curiosité pour
tout le quartier, explique-t-il. Elle en fait au moins une vingtaine par jour.
Bòs Mengo, un voisin d’en face, cordonnier de son état – paix à son âme –,
faisait même commerce des ventosités de Mme Belle-Ange. » Ahuri, je lui
demande comment quelqu’un peut faire commerce de flatulences. « Les
gens venaient parier chez Bòs Mengo sur le nombre qu’atteindrait
Mme Belle-Ange dans la journée. Bòs Mengo les comptabilisait, on lui
faisait confiance. Honnête comme lui, il n’y en avait pas. Le commerce a
marché pendant quelques années, puis un beau jour Bòs Mengo a fait une
fièvre qui l’a emporté rapidement. On prétend que Mme Belle-Ange n’a pas
apprécié du tout que son voisin organise une telle loterie à son insu. » J’ai
envie de rire, mais j’étouffe dans l’air raréfié du corridor où Fred
m’entraîne. Seul un homme de corpulence moyenne peut passer ici.
Autrement, c’est un exercice ardu.
Nous arrivons enfin derrière chez Mme Belle-Ange. Fred va ouvrir une
porte. On a d’ici une vue hallucinante sur un autre bidonville, qui colonise
les deux versants d’un ravin dont le lit est jonché de détritus. Fred me
presse d’entrer pour voir ce qu’on offre. Ce sont deux pièces d’à peu près
seize mètres carrés qui viennent à peine d’être repeintes. Pour l’eau, il faut
s’entendre avec le voisinage. Dans les parages, quelqu’un distribue
l’électricité, contre argent versé en sous-main. Fred me dit le prix du loyer.
C’est abominable, comme logement, mais mieux qu’une tente rafistolée
sous un pont donnant sur le cimetière. Dans l’extrême précarité, on apprend
à graduer le pire, à en dresser une échelle comme celle de Richter. À quel
moment le pire devient-il inacceptable, mortel ? On ne le sait pas. Est-ce
que je peux loger Valencia ailleurs ? Je me pose la question. Elle est dans
un sale état. Ai-je les moyens de lui trouver mieux ? Mon récent divorce
m’a épuisé financièrement. Je me dis que le plus raisonnable est d’avancer
graduellement dans mon désir de ramener Valencia à la vie. Ici, elle est à
l’abri d’une crue de l’égout à ciel ouvert. Son bébé sera en sécurité.
Personne ne viendra le marchander pour le revendre à des étrangers en
quête d’enfants, ou pour de sombres trafics d’organes sur lesquels tout le
monde ferme pudiquement les yeux.
Je compte l’argent que je donne à Fred. Il me remet les clés en me
conseillant de l’appeler s’il y a un problème. Nous quittons l’appartement,
puis nous rejoignons la rue en reprenant l’étroit passage par où on était
venus. Je ne vois pas la propriétaire. Elle a fermé les portes de sa
quincaillerie. « Elle est antipathique, la propriétaire », fais-je remarquer à
Fred. Il sourit et me dit que, de toute manière, je ne la verrai pas souvent.
Elle souffre de constipation, de terribles coliques et elle passe son temps
dans son fauteuil à bascule à s’éventer et à avaler toutes sortes de mixtures.
Si bien que les voisins disent qu’au lieu de tenir une quincaillerie elle aurait
dû ouvrir une boutique comme celles qu’on appelle chez nous Botanica, où
on vend quantité de feuilles, de racines et de poudres pour le traitement des
maladies dites normales, autant que pour celles qui sont dues à la
méchanceté des hommes.
Tandis qu’on s’éloigne, derrière les portes fermées de la quincaillerie
j’entends une autre expulsion de Mme Belle-Ange. La puanteur, retenue par
les ouvertures closes de la demeure, n’arrive pas trop jusqu’à nous. Je
demande à Fred s’il peut prendre en charge l’installation d’un lit, d’un
réchaud à gaz et d’une lampe, solaire de préférence, ce qui permettrait à
Valencia de s’installer au plus vite. Nous discutons du prix et nous nous
mettons d’accord. Je rends la clé à Fred. Il me dit de passer la récupérer le
lendemain en début d’après-midi, ce qui lui laisse le temps de tout
organiser.
Je vais prendre une bière, l’esprit torturé par l’idée que je suis peut-être
en train de faire une erreur monumentale. Je ne sais rien de Valencia. C’est
un coup de tête stupide que rien ne justifie. Il y a plein de gens en quête de
bons Samaritains dans les rues. Des femmes, je pourrais en trouver de
meilleures que Valencia. Il est vrai que l’amour est en vente libre ici. Un
amour trafiqué, coupé à l’eau de la précarité et de la délinquance. Mon coup
de tête, au fond, n’est-il pas dû au sentiment d’insécurité qui me ronge
depuis que Jézabel m’a déclaré avec ses mots assassins qu’elle n’avait plus
besoin de moi ? Existe-t-on quand on n’est plus utile à personne ? Mais
existe-t-on quand l’autre a besoin de vous ? Ce besoin qu’il a de vous est-il
spécifique à vous-même ou peut-il prendre le visage de n’importe qui ? Le
besoin de l’autre, de sa présence, peut-il être désintéressé ?
Le fait est que l’aide que je consens à apporter à Valencia n’est
nullement généreuse. C’est une tentative de conjurer la punition que me
réserve le ciel pour mon impuissance devant la situation qui perdure sous
mes yeux depuis des décennies. Une impuissance qui n’en est peut-être pas
une. Une démission ? Une peur ? Je ne voulais pas donner à Valencia un
billet de banque. Je voulais lui offrir plus, paraître meilleur que les autres,
ceux qui pratiquent la charité à la mode de ces Pharisiens que la Bible
fustige. Mais ce « plus » l’enchaînerait à moi. Dans sa tente, sous le pont,
d’une certaine façon elle est libre. Dans ces deux pièces, elle dépendrait de
moi. Plus le temps passerait, plus cette dépendance augmenterait. Pastichant
le célèbre « Mort, où est ta victoire ? », je pourrais aussi m’écrier :
« Charité, où est ta victoire ? »
J’ai envie de tout laisser tomber, de retourner à ma routine. Mon
téléphone portable sonne. C’est Jézabel. Je prends l’appel en pensant à la
petite. Jézabel commence par me demander comment je vais. Elle m’a
trouvé le visage fatigué la dernière fois que je suis passé chez elle voir ma
fille. Je fais la conversation de mauvaise grâce, car je sais pourquoi elle
m’appelle. Elle me parle une fois de plus d’argent. De ce loyer bientôt à
payer qui la tracasse. Encore une fois, je me demande si elle avait bien pesé
ses mots en me lançant qu’après douze ans elle n’avait plus besoin de moi.
Une relation amoureuse n’est pas un espace où l’un ou l’autre des
partenaires doit reconnaissance à l’autre. Une relation amoureuse se nourrit
de désintéressement. Les propos de Jézabel me ramènent aux conditions
très matérialistes sur lesquelles elle avait fondé notre union sans que je
m’en rende compte. Je coupe l’appel. Je mettrai sur le dos de la compagnie
téléphonique l’interruption de cette conversation qui me déplaît au plus haut
point.

Cette fois, je trouve Valencia assise là où elle était la première fois que
je l’ai vue. Ses cheveux sont coiffés, ses hardes troquées contre un jean
délavé, déchiré aux genoux, et un maillot propre qui exhibe le sourire figé
d’un candidat à la présidence. Elle tient le bébé contre sa poitrine avec le
bras gauche tandis qu’elle tend la main droite vers les personnes qui passent
auprès d’elle, répétant que le peu qu’on lui donnera sauvera la vie de son
enfant. Je la regarde de loin. Quelques passants s’arrêtent, touchés par les
paroles de Valencia ou comptant seulement s’assurer une possible
bénédiction du ciel. Aucun homme ne s’attarde auprès d’elle. Je me pose
une question : où laisse-t-elle l’enfant quand elle se livre à ces activités
tellement contre nature dans le cimetière ? Je me trouve bien naïf de n’avoir
rien compris quand, à sa demande, j’avais tenu le bébé – ce qui m’avait
valu une sacrée peur parce que je croyais qu’elle me l’avait abandonné.
J’hésite : Valencia est-elle la bonne personne pour me permettre d’assouvir
mon besoin de me rendre utile à quelqu’un ? Une obscure peur aussi s’agite
en moi. Je n’en connais pas la raison. Je pense à l’enfant, ce qui balaie mes
dernières réticences. Je m’avance vers Valencia comme on traverse une
frontière vers l’inconnu. Elle m’aperçoit. Son visage ne manifeste aucune
émotion.
« Je suis venu te chercher, lui dis-je.
– Je pourrai toujours revenir ici, me lance-t-elle sur un ton de défi.
Parfois, je rapporte suffisamment d’argent pour nourrir mon enfant pendant
une journée ou deux.
– De l’argent, je peux t’en fournir.
– Pourquoi ne m’as-tu même pas fait la grâce d’un billet la dernière
fois ? »
Je refuse de répondre. Elle ne comprendra pas mes raisons. Lui dire
que je ne veux pas rejoindre le rang de ceux qui laissent tomber un billet
dans une calebasse juste pour s’attirer la bienveillance de Dieu ? Je garde le
silence.
« Qu’est-ce que je fais ? me demande-t-elle.
– Je t’ai trouvé un deux-pièces dans le quartier de la Croix. Je t’y
emmène. Après, tu fais ce que tu veux. »
Elle glisse du tombeau, met pied à terre. Elle me suit jusqu’à ce qui
sert de parking au cimetière, sous les regards interrogatifs de quelques
préposés à l’entretien. Je lui ouvre la portière pour qu’elle s’installe avec le
bébé. Elle me dit qu’elle reviendra prendre ce dont elle a besoin avant la
nuit tombée. Je fais démarrer le véhicule. Je lutte contre un pesant
sentiment de chute. Dans la voiture, Valencia ne dit mot. Je hume l’odeur de
son parfum. Un parfum bon marché qui a un relent de vaudou. Je me
promets que le premier cadeau que je lui offrirai sera un bon parfum. Je
passe récupérer la clé auprès de Fred, qui m’assure que tout a été fait. Je
prends la route en pente qui mène au quartier de la Croix. Je crains que
Valencia manifeste son désaccord pour un logement trop éloigné du lieu de
ses activités coutumières. Elle ne fait aucune remarque. Je gare le véhicule
près du garage en plein air, puis je viens aider Valencia à sortir, car elle est
gênée par son bébé. Nous allons sans rien dire jusque devant la quincaillerie
où nous voyons Mme Belle-Ange assise dans sa dodine, un grand pot en
aluminium à la main, en train de boire je ne sais quoi. Cela ne l’empêche
pas de nous apercevoir. De ce lieu qu’elle occupe en permanence, elle a vue
sur tout le quartier. Rien ne doit lui échapper. Les femmes comme elle
épient tout, se nourrissent de l’observation minutieuse et même indécente
de leur voisinage immédiat. Je la salue. Elle répond d’un simple
mouvement de la tête. Je lui présente Valencia en lui disant que c’est elle
qui logera dans l’espace que je viens de louer. Même mouvement de tête. Je
capte une lueur d’intérêt dans son regard. Valencia me suit par l’étroit
corridor. J’ouvre la porte du deux-pièces. Fred a bien travaillé. Un lit a été
installé. Les draps sont propres. Il y a deux chaises, une petite table et un
réchaud à gaz avec une bonbonne neuve. Fred a même pensé à trois seaux
pleins d’eau et à une grande bouteille en plastique contenant de l’eau
traitée.
« Tu es chez toi », dis-je à Valencia.
Elle examine les lieux avec la minutie dont font toujours preuve les
femmes dans un moment pareil.
Je la préviens :
« Il n’y a pas encore d’électricité. Il faudra s’arranger avec le
voisinage. »
Autrement dit, prendre contact avec la personne responsable des prises
clandestines. C’est ainsi que les choses se passent dans ces quartiers. Une
grande partie de la population ne paie pas le courant électrique. L’autre
partie le fait pour elle.
« Ça ira, dit enfin Valencia. Merci. »
Elle s’avance et, sans me laisser le temps de réagir, elle me pose un
baiser sur les lèvres. Puis elle s’assoit sur le bord du lit pour y installer le
bébé qui dort.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? me demande-t-elle en me
regardant dans les yeux.
– Rien. Je te laisse prendre connaissance de ta maison. »
Je m’empresse de partir avant qu’elle ne termine d’enlever son tee-
shirt exhibant le sourire figé du candidat à la présidence.

Les nuages noirs au-dessus de la ville ont toujours été pour moi un
mauvais présage. Pas parce qu’ils annoncent une pluie diluvienne avec son
cortège de nuisances – les eaux torrentielles qui dévalent des montagnes
croulant sous le poids d’une bidonvillisation sauvage, les ordures dont les
habitants se débarrassent à cette occasion et qui vont ensuite tapisser les
rues de la ville, les roches et la boue qui rendent impraticables certaines
rues, les embouteillages, la poussière qui recouvrira la ville dès que le soleil
viendra stériliser par sa chaleur cette terre noyée sous le pus de
l’inconscience des hommes. Souvent des moments troubles de ma vie ont
eu pour décor la sombre luminosité d’un ciel morose, l’atmosphère calme,
mais lourde et menaçante, précédant la furie des forces naturelles qui
tiennent à rappeler aux hommes leur insignifiance. Le jour où j’étais parti à
la recherche du médaillon, le ciel avait ouvert ses vannes pour nettoyer la
cité de la folie des hommes. Aujourd’hui, il semble attendre je ne sais quoi,
préférant montrer ses muscles, à l’aide du vent sec et chaud soufflant du lac
et des rafales coupant par intermittence une pluie fine. Ce temps a fait fuir
une grande partie des commerçantes qui exposent habituellement leurs
produits jusqu’à la fin de l’après-midi, ne laissant sur les trottoirs que les
vendeuses de nourriture qui se protègent sommairement sous de grands
parapluies aux couleurs d’une compagnie téléphonique, ou sous des bâches
transparentes qu’elles étendent au-dessus de leurs marchandises. C’est entre
deux de ces vendeuses que Doudou a garé sa vieille jeep, prenant soin de
placer deux roues sur le trottoir pour dégager le plus possible la rue où les
chauffeurs de transport public ne se gênent pas pour effectuer des
dépassements hasardeux, pressés de prendre le maximum de passagers
avant que l’averse ne déferle sur la ville.
« Guerrier n’est pas loin d’ici », déclare Doudou.
Je m’inquiète. « S’il me reconnaît ? »
Il ouvre sa boîte à gants, prend des lunettes noires et un bonnet qu’il
me tend.
« Alors, tu portes ça. On ne sait jamais. »
J’obéis à Doudou, me trouvant ridicule ainsi affublé. Il descend de la
jeep et me fait signe de le suivre. Il va enlacer une grosse vendeuse de porc
frit, puis s’engage d’un pas rapide dans un corridor boueux, empuanti
d’odeurs d’urine et d’excréments, qui débouche en cul-de-sac sur une
construction basse aux toits en tôle. Sous une galerie jouent des enfants nus
au ventre gonflé. Ils s’arrêtent en nous apercevant. Comme si on avait été
averti de notre arrivée, une porte s’ouvre. Une femme apparaît sur le seuil.
Elle est maigre, le visage émacié, couvert de pustules.
« Que voulez-vous ? » nous lance-t-elle hargneusement sans répondre
à notre salut.
Doudou ignore son agressivité.
« Dites à Moustache que Doudou veut le voir. C’est urgent.
– Attendez », dit-elle, désarçonnée par la fermeté de mon ami.
Les enfants se sont tassés dans un coin sous la galerie, nous examinant
avec des regards peureux et interrogatifs. La femme nous laisse pour
revenir presque immédiatement. Elle nous fait entrer dans une pièce où un
homme est déjà assis sur une chaise basse. Il y a un lit couvert de draps
d’un blanc marmoréen. L’homme lève les yeux vers nous et nous désigne
deux autres chaises basses. Doudou prend place en premier, l’air très à son
aise. Je l’imite, pas du tout rassuré cependant.
« Pourquoi voulais-tu me voir, Doudou ? » demande l’homme, avec
l’assurance de ceux devant lesquels s’inclinent toujours les esprits faibles
en quête de réconfort et de solutions rapides à leurs problèmes terrestres.
C’est donc Moustache, celui qui a la confiance de mon voleur. Je
l’étudie à la dérobée. Il n’émane de lui aucun sentiment. On dirait une
statue de cire posée sur cette chaise. Même sa voix est dénuée de toute
émotion. Comme s’il avait capturé le cours de mes pensées, il me regarde
avant de dire :
« Je vends des émotions. C’est pourquoi je n’en ai pas. Tu ne trouveras
rien en moi. Si par contre tu veux l’amour d’une femme… ou d’un homme,
tu es à la bonne adresse. »
Je déglutis difficilement. Il me met mal à l’aise.
« Ce n’est pas moi qui voulais te voir, Moustache, dit Doudou. C’est
lui. Un ami.
– Je sais », fait le sorcier.
Il m’examine intensément. Soudain une convulsion le secoue et il
commence à parler. C’est une autre personne qui est maintenant devant
nous.
« Es-tu certain de la femme que tu aimes ? Les doutes te rongent. Tu te
diriges lentement, mais sûrement, vers un divorce. Il y a cet homme qu’elle
avait fait passer, aux premiers temps de vos amours, pour un ami de la
famille alors qu’il était son amant. Tu la conduisais chez lui, comme un
grand idiot que tu étais. Tu te souviens de cette femme qui venait chez toi ?
Une amie, avait dit ton épouse qui a ensuite trouvé un emploi. Ton épouse
citait à tout bout de champ le prénom de son patron et elle a cessé quand tu
lui en as fait la remarque. Je peux tout remettre en ordre si tu veux. »
Je me mis à suer. Je voulus me lever et fuir. La main ferme de Doudou
me retint sur la chaise. Comment cet homme avait-il pu deviner tout cela ?
« Je peux tout arranger, insista Moustache. Elle te reviendra si tu y
tiens. Elle sera alors une chienne à tes pieds.
– Mon ami n’est pas venu dans ce but, intervint Doudou.
– Comment sait-il tout cela ? hurlai-je, soudain hors de moi.
– Calme-toi, Carl, dit sèchement Doudou. Il le sait. Un pouvoir qu’il a.
Plein de gens viennent le consulter. Mais reste concentré. Tu es ici pour
autre chose. »
Je respirai profondément pour me calmer. Doudou avait raison. Je ne
devais pas me laisser distraire par ma chimérique relation avec Jézabel,
mise à nu par le numéro de Moustache. Pendant ce temps, ce dernier
revenait à lui. Son attention dériva vers Doudou. Il avait repris sa première
apparence. Je compris qu’on avait deux personnalités en face de nous.
Moustache devait être possédé par un esprit. Je ne croyais pas trop à ces
choses, mais il venait de me donner, là, une démonstration qui me laissait
pantois. Accuser Doudou d’avoir vendu la mèche au sorcier était trop
facile : mon ami était capable de n’importe quoi pour soutirer de l’argent
même à sa propre mère. Mais Doudou n’était pas au courant de ces
épisodes traumatisants de ma vie.
« Que veut-il au juste ? demanda le sorcier.
– Quelqu’un que tu connais lui a volé ce qu’il portait au cou. Une
chaîne et un médaillon auquel il accorde une très grande importance.
– Voler, c’est un bien grand mot, fit remarquer Moustache. Si on ne fait
pas attention, c’est comme si on offrait ce qu’on possède. »
Il ricana.
« Il n’y a plus de voleurs dans ce pays. On possède ou on ne possède
pas. À vous de garder ce que vous avez, car il n’y a que la possession qui
donne droit sur un objet. »
Il eut un hoquet sonore.
« Ici, c’est la loi.
– Mon ami veut récupérer ses biens, insista Doudou. Il est prêt à payer.
– Non. J’ai vu Guerrier mourir s’il se débarrassait de cette chaîne et de
ce médaillon.
– Alors c’est toi qui vas mourir », gronda Doudou.
Avant que je ne réagisse, il braquait son arme sur Moustache.
« Tu ne sais pas ce que tu fais, couina le sorcier, les yeux écarquillés
par la peur.
– Je sais ce que je fais et tu le sais aussi, fit Doudou. J’ai promis à mon
ami qu’il récupérerait sa chaîne et son médaillon, et je tiendrai ma
promesse. Ce n’est pas ton combat. Alors, tu te calmes, tu restes
tranquille. »
Le sorcier ferma les yeux, prit une profonde inspiration comme s’il
appelait à la rescousse les esprits qu’il servait.
« Comment va-t-il s’y prendre ? Guerrier n’acceptera pas.
– Mon ami décidera lui-même de ce qu’il fera. Prends ton téléphone et
appelle Guerrier. Tu lui dis que quelqu’un veut le voir. Tu le rassures. Tu lui
dis que c’est pour une affaire importante. Il te fait confiance. Compris ? »
Le sorcier hocha la tête pour dire qu’il comprenait. Il y avait de la peur
chez lui. Je savais que Doudou trempait dans pas mal de combines, mais ici
je découvrais le sang-froid d’un homme habitué à tuer. Ce constat me fit
frémir. Un ami que je fréquentais depuis ma plus tendre enfance !
Moustache prit son téléphone et composa un numéro. Doudou exigea qu’il
mette le haut-parleur.
« Allô ! dit une voix.
– Allô… Guerrier… C’est urgent. Il y a quelqu’un qui veut te voir.
– La raison ?
– Une affaire à te proposer. Un ami à moi. Tout est sous contrôle.
– Une bonne affaire ?
– Je ne t’aurais pas appelé. »
Il y eut un moment de silence.
« Je suis chez moi. Dis-lui de venir. Je veux que personne ne le sache.
Je ne partage pas.
– Sauf avec moi, parvint à rappeler le sorcier malgré sa situation.
– Je l’attends. »
On entendit le déclic signalant que l’interlocuteur de Moustache avait
raccroché. Le sorcier fit de même, avec sa grimace habituelle.
« Ça va maintenant. Tout est OK. »
Doudou secoua la tête.
« Non, je vais rester ici, le temps que mon ami revienne. On est
d’accord ? »
Le sorcier fit un signe de la tête. Il suait. Doudou lui caressa le front
avec le canon de l’arme.
« Mon ami reviendra, n’est-ce pas ?
– Oui, s’empressa de dire le sorcier. Oui. »
S’il était aussi terrifié, c’est qu’il connaissait Doudou mieux que moi.
Je regrettai de m’être adressé à mon ami, qui fit un geste auquel je ne
m’attendais pas. Il prit un petit revolver à canon court dans l’une des poches
de son jean et me le tendit.
« Il y a six balles dans le barillet. Ne prends pas de risque. »
Il me mit l’arme dans la main.
« Tu sors dans la rue. Guerrier habite tout près. Tu demandes à la
grosse marchande que je viens de saluer. »
Comme j’hésitais, il hurla.
« Va-t’en, et ne perds pas de temps ! Il faut qu’on file d’ici avant une
heure. Le gang du quartier est occupé ailleurs. Personne n’osera s’opposer à
nous, surtout qu’ici, Guerrier, on ne l’aime pas trop. »
Je reculai, fourrai le revolver dans ma poche. Le médaillon, je me
devais de le récupérer. Et puis ce Guerrier m’avait ridiculisé. Chaque fois
que j’y pensais, la colère me submergeait tant que j’étouffais.

J’entendais les coups dans le noir de la case. J’étais glacé d’une rage
impuissante. Vincent m’avait conseillé de me concentrer sur mon travail, de
fermer les oreilles et les yeux. Il savait probablement pour Bénito et sa
femme. Cela faisait un drôle de bruit, la chair qu’on frappe, qu’on cogne,
une chair de femme, une femme qui tentait en vain de se défendre. La voix
de Bénito courtisait l’obscurité. Une voix à fois sifflante et calme, sans
rapport avec la violence qui se déployait tout près de moi. J’aurais pu
avancer la main, avancer encore la main, et les toucher. J’imaginais un
serpent, là, dans cette case. Bénito était peut-être possédé par l’un de ces
esprits serpents qui peuplent notre mythologie. La femme sanglotait. Bénito
lui demandait d’ouvrir les jambes : « Tu me feras cet enfant. Je jure que tu
me feras cet enfant. » Un nouveau coup. Elle cria. Un peu plus fort. Une
autre voix dans la case. « Maman… Ça va ? » C’était Sauveur. Avait-il
entendu le coup ou était-ce le cri de sa mère qui l’avait réveillé ? Bénito
intima à l’enfant l’ordre de se rendormir. Cette fois, sa voix était menaçante.
Je perçus la frayeur de Sauveur. Je continuai à entendre les halètements de
Bénito, les gémissements et les pleurs de sa femme. Il lui susurra qu’elle
était douce, qu’elle lui plaisait bien et que, cette fois, il espérait avoir un
enfant. Bénito eut une sorte de plainte, puis tout se conclut par la chute de
son corps sur la natte. Sa respiration lourde, haletante ralentit peu à peu et
ce fut le silence. Il ne ronfla pas cette nuit. Le sexe devait avoir un effet sur
ses bronches. Les pleurs de sa femme étaient à peine perceptibles. J’eus
quand même une érection malgré la violence de ce que je venais d’écouter,
là, tout près de moi. Je ne connaissais pas la nature profonde de leur
relation, mais j’essayais de comprendre pourquoi Félicienne était obligée de
subir cette violence. Peut-être ne pouvait-elle aller nulle part ailleurs. Il y
avait aussi le poids de la religion, de cette société campagnarde qui vivait
les paroles du prêtre ou du pasteur comme les intégristes prêts à vous
condamner à mort à la moindre déviation. Qui gérait l’argent dans cette
famille ? Habituellement, ce sont les femmes qui vont au marché, mais
Vincent m’avait fait bien comprendre qu’ici c’était un cas particulier.
Bénito voulait que sa femme reste à la maison, s’occupe de la case, du
jardin proche et des quelques animaux, des volailles, qu’il possédait. Sa
femme était belle. Il ne voulait pas que les hommes s’approchent d’elle.
C’était un jaloux maladif. Un soir qu’il était ivre, il avait attaqué à coups de
machette un paysan qui s’était permis une remarque désobligeante envers sa
femme. Bénito aimait l’argent, m’avait fait comprendre Vincent. C’était
l’une des raisons pour lesquelles il avait accepté de prendre un étudiant
chez lui dans le cadre de ce programme. « Je t’ai choisi pour rester chez
Bénito parce que tu es le seul parmi tes camarades à pouvoir t’entendre
avec lui. Il a un tempérament difficile. » J’avais commencé à vérifier la
justesse des propos de Vincent quand Bénito avait frappé Sauveur, près des
ruines de l’habitation caféière.
Je dormis encore plus mal cette nuit-là dans l’atmosphère confinée de
la case. Mon sommeil fut lourd, agité, même si je n’eus souvenance
d’aucun rêve. Comme il n’était pas possible, de peur de plonger mes hôtes
dans une obscure terreur, d’ouvrir la porte pour aller pisser dehors – il n’y
avait pas de toilettes dans la case –, je dormais avec près de moi un petit
bidon pour soulager ma vessie. Au matin, dès que le chant du coq annonçait
que les esprits mauvais avaient dégagé les environs, je pouvais sortir vider
le récipient et faire mes besoins de manière plus habituelle.
Ce petit matin-là, pendant que je me brossais les dents et que l’horizon
tardait à se revêtir des premières lueurs du jour, Bénito s’approcha de moi,
me mit une main sur l’épaule et m’annonça qu’il serait absent durant la
journée et peut-être au cours de la nuit. Il devait se rendre au marché, puis
chez un notaire pour conclure une affaire qui lui tenait à cœur : la vente
d’un terrain en plaine à quelqu’un de la ville, un ami à lui – il l’avait dit
avec fierté –, qui avait de grandes chances de devenir député aux prochaines
élections. « Tu surveilles surtout le petit, m’ordonna Bénito. Il a tendance à
faire des bêtises quand je ne suis pas là. » Il partit à pied, traînant après lui
deux chevaux portant des sacs de pommes de terre et d’autres denrées à
écouler au marché. Il devrait sans doute emprunter un autre chemin,
sûrement plus long, que celui que nous avions pris, Vincent et moi, pour
arriver jusqu’ici, car les bêtes aussi surchargées ne supporteraient pas un tel
parcours, sur le sentier escarpé courtisant ravins et failles profondes.
Dès qu’il fut parti, j’allai m’asseoir sur un rocher qui surmontait le
terrain plat où était construite la case de Bénito. J’aimais d’ici suivre la
lente progression du jour qui chassait les ténèbres brumeuses vers l’ouest,
au-delà de l’océan. Je voyais les feux des navires avançant soit vers le port
de la capitale, soit vers celui de la compagnie qui, quelques centaines de
mètres plus bas, charcutait la montagne pour en extraire la bauxite. L’air
était pur, le paysage superbe. On avait peine à croire que le pays, vu d’ici,
pouvait accoucher de cette catastrophe presque aboutie dans la région de la
capitale. Une catastrophe dans l’espace physique ! Mais un désastre dans
l’espace physique n’est toujours que la manifestation d’un grave désordre
de la pensée. Quand on était à Port-au-Prince, dans cette ville qui se gavait
de discours menteurs et de tout ce qui restait de sève dans le pays, on n’était
pas capable d’imaginer qu’il existait autre chose, un autre monde, dans
lequel des hommes devaient lutter pour vivre, pour extraire de la terre leur
maigre subsistance et donner du temps, énormément de temps au temps,
même pour quelques misérables litres d’eau.
J’entendis Mme Bénito qui m’appelait. Je glissai du promontoire. Sur
un tabouret posé dans la cour devant la case, elle avait mis du pain, deux
avocats, quelques figues. Elle me tendit une tasse. Une cafetière me
chatouilla agréablement les narines de son fumet. Le café, ici, était l’un des
meilleurs que j’aie savourés. Je me fis verser le liquide chaud et noir,
attentif aux moindres marques sur le visage de Mme Bénito qui auraient pu
trahir ses misères de la nuit. Je ne vis qu’un léger renflement au niveau de
la lèvre supérieure. Une petite goutte de sang, peut-être, qu’attentive,
Mme Bénito fit disparaître d’un bref mouvement de langue.
« Pourquoi acceptez-vous qu’il vous frappe ? »
Les mots m’avaient échappé. Je me souvins des conseils de Vincent.
Mais ce que j’avais vécu au cours de la nuit était insoutenable. Je n’avais
jamais connu de tels moments de violence familiale. Vincent m’avait
seulement observé dans l’espace du campus. Il avait apprécié mon calme
devant les tentatives de mes camarades qui cherchaient à déstabiliser
l’unique citadin que j’étais parmi ces étudiants de la province, sûrs d’être
les seuls à avoir les capacités de s’atteler aux études agronomiques.
« Il veut un enfant. Je ne peux pas lui en donner.
– Vous avez Sauveur.
– Sauveur n’est pas le fils de Bénito. »
Je restai coi. Vincent ne m’avait pas confié ce détail. Je pris un avocat
que je me mis à découper avec un couteau. Je ne voulais plus poser de
questions. Je sentais le regard de la jeune femme posé sur moi.
« Cette nuit, tu as tout entendu, n’est-ce pas ? »
Je fis oui de la tête. Je cherchai Sauveur des yeux. Il dormait toujours.
Cela dut inciter Mme Bénito à parler.
« Je ne pensais pas qu’il deviendrait ainsi. Mais si j’avais su que je ne
pouvais plus avoir d’enfant, je n’aurais pas accepté de devenir sa femme.
– Où est le père de Sauveur ? »
Je me mordis les lèvres. Je savais maintenant que je ne pourrais plus
résister à ma curiosité.
« Il a disparu. Les tontons macoutes l’ont arrêté un soir qu’il sortait
d’un bar au village. Depuis, je ne l’ai plus revu. J’ai appris un mois plus
tard que j’étais enceinte. Bénito me courtisait bien avant le père de Sauveur.
Il m’a dit que, si j’acceptais de l’épouser, il prendrait soin de moi et de mon
enfant. Qui s’intéresse à une mère célibataire ? J’ai accepté. Quand je me
suis mariée, Sauveur avait un an.
– Si vous ne pouvez pas avoir d’enfant, c’est peut-être la faute de
Bénito. »
Elle secoua la tête.
« Non. C’est moi. Je suis allée après mon mariage dans une clinique
tenue par des étrangers. Ils m’ont posé un tas de questions sur ma seule
grossesse. Je me suis rappelé que je m’étais fait traiter pour une grave
infection après mon accouchement. Ils m’ont prescrit des examens. J’ai
appris que mes ovaires sont gravement endommagés. Je ne peux plus
enfanter.
– Vous l’avez dit à Bénito ?
– Non… Il me tuerait. Je ne sais pas ce qui arriverait ensuite à
Sauveur.
– S’il continue à vous frapper, il vous tuera de toute manière.
– Avec Jésus, je trouverai une solution. »
Jésus était bien loin pendant qu’elle se faisait ainsi maltraiter par son
mari qui ne se souciait même pas de l’opinion d’un étranger sous son toit.
Cependant, inutile d’aller à l’encontre de cette manière de penser, si
commune chez nous. Les étrangers l’appellent résilience. Une forme
avancée de la résignation. Ou une manière plus pudique de désigner cette
résignation qui fait que le pied sur la nuque a constamment plus
d’assurance.
« Tu pourrais m’aider », me lança-t-elle soudain.
Je la regardai sans comprendre.
« Oui. Tu viens de la capitale. Tu connais des gens là-bas. Je cuisine
bien. Je sais lessiver et faire le ménage. Mais je devrai partir avec mon fils.
Trouve-moi quelqu’un chez qui je pourrai travailler. »
Je bredouillai qu’elle me prenait là par surprise et que je devais
réfléchir, faire la proposition à quelques personnes et attendre leur réponse.
Elle me serra une main avec effusion.
« Fais cela pour moi. Dès que Bénito m’a dit qu’il accueillerait chez
lui un jeune agronome pendant une semaine de stage, j’ai su que tu étais
envoyé par Jésus. »
Sauveur apparut à ce moment sur le pas de la porte, ce qui me sauva la
mise, car je ne savais vraiment que répondre à Mme Bénito et aux espoirs
chimériques dont elle m’avait affublé.
« Bénito est parti ? demanda Sauveur.
– Oui, répondit sa mère. Tu sais bien qu’aujourd’hui est jour de
marché. Viens manger. Il y a du café, du pain, des figues, et de l’avocat. »
Le jeune garçon s’assit en face de moi. Il dédaigna la nourriture pour
s’adresser à sa mère.
« Je t’ai entendue crier hier soir, dit-il.
– Un mauvais rêve », s’empressa-t-elle d’expliquer.
L’enfant secoua la tête sans rien dire. Il n’était pas dupe. Mais, chez
nous, un enfant n’est pas censé discuter avec ses parents.
« Pourquoi ne va-t-on pas visiter l’habitation ?, proposa-t-il. Il faut en
profiter pendant que Bénito n’est pas là. »
Sa mère ouvrit de grands yeux.
« Je t’ai déjà dit qu’il ne faut pas aller là-bas. Des gens sont morts
seulement pour s’être arrêtés sur le chemin qui passe devant les ruines.
– Je m’en suis approché deux fois et il ne m’est rien arrivé, maman »,
rappela l’enfant.
Elle se mit les mains sur la tête.
« Depuis qu’il fait ce rêve où Blanc marron vient lui parler, il croit
pouvoir entrer dans les ruines sans que rien lui arrive.
– Blanc marron lui dit quoi ? demandai-je, à l’affût de tout.
– Rien… rien », s’empressa-t-elle de répondre comme si elle regrettait
d’avoir trop parlé.
Je me levai pour m’approcher d’elle. Je posai les mains sur ses
épaules.
« Il n’y a pas raison d’avoir peur. Ce ne sont que des ruines. J’irai avec
Sauveur. Il sera en sécurité avec moi. »
Elle se laissa tomber sur une chaise basse.
« Dans notre famille naissent parfois des filles protégées des mauvais
esprits. Jamais des garçons.
– Je vous dis que Sauveur sera avec moi, insistai-je. Nous ferons très
attention. »
Je m’exprimais avec grande assurance. Mon désir d’aller à l’habitation
me faisait oublier toute prudence. J’étais prêt à mentir pour satisfaire ma
curiosité.
« Je sais que c’est toi qui dois nous sauver, dit Mme Bénito après un
soupir. Il ne peut donc rien t’arriver là-bas. Mais revenez avant que le soleil
se couche. J’ai entendu, hier soir, les ricanements des engagés s’amusant
sur les arbres. Ne prenez aucun risque. »
Je lui assurai encore que tout se passerait bien, heureux de partir
bientôt pour cette habitation caféière en ruine que je serais peut-être le
premier à visiter depuis plus d’un siècle. Je regrettai de n’avoir aucun
appareil photographique pour garder des souvenirs de cette escapade. Je me
promis d’écrire au retour, le plus rapidement possible, mes observations,
mes impressions, avant qu’elles ne s’estompent dans ma mémoire.

Je ne retournai pas au quartier de la Croix pendant trois jours, juste


pour permettre à Valencia de prendre ses marques. Je ne tenais pas à lui
imposer ma présence. Je voulais surtout qu’elle comprenne que ma
démarche était désintéressée. Je lui avais laissé assez d’argent. Elle pouvait
se procurer le nécessaire pour plusieurs jours. Parfois, me revenait à la
mémoire cette faille qui s’était ouverte entre nous quand elle avait
commencé à retirer son tee-shirt. J’avais fui, titillé par un désir fauve qui
dura des heures. Valencia était une belle femme et cela se voyait malgré des
conditions de vie qui ne favorisaient pas la mise en valeur de ses charmes.
J’avais entr’aperçu la finesse de son ventre plat malgré sa récente maternité,
la crique bien dessinée de son nombril et je devinais ses petits seins encore
fermes en dépit de la gloutonnerie de son enfant. Elle s’attendait que je
m’enivre de son corps, de son sexe, comme de quelque chose qui m’était dû
après ce que je venais de faire pour elle et son enfant. Elle ne comprendrait
jamais le sens de mon geste et il se pourrait même qu’elle considère comme
une offense le fait que je ne manifeste aucun intérêt pour sa personne en
tant que femme. Comment lui en vouloir ? Elle ne connaissait rien de moi.
Une vie est toujours une expérience intime à laquelle autrui ne peut avoir
accès. J’avais écrit une fois que toute l’utilité de Dieu venait du fait qu’Il est
le seul à avoir accès à votre intériorité la plus secrète. Avec Dieu, le
dialogue est possible en toute liberté, sans crainte d’être incompris ou mal
jugé.
Entre-temps, je musais chaque jour au cimetière pour m’assurer que
Valencia avait fait le deuil de son ancienne vie. Je ne la vis plus sur la
tombe où elle tenait ses quartiers pour mendier. Le préposé au nettoyage
avec qui j’avais déjà conversé vint me parler pour me « consoler » de
l’absence de Valencia. « On ne sait pas ce qui lui est arrivé. Elle est partie il
y a de cela quelques jours sans rien dire. Elle s’est faite belle. Elle s’est mis
un nouveau parfum. Peut-être un homme veut-il garder sa chance à
domicile. Mais elle reviendra. De telles femmes ne peuvent plus se passer
de cette vie. Je suis depuis plus de trente ans dans ce cimetière. Je sais de
quoi je parle. » Il me quitte en me tapotant l’épaule, et il a la délicatesse de
ne pas demander de quoi s’acheter des cigarettes ou de l’alcool. J’ai
brusquement un haut-le-cœur. J’ai l’impression d’être dans un véhicule
lancé à vive allure, abordant les virages sans ralentir, impuissant, soumis à
la volonté d’un conducteur fou. J’entends le coup de feu. Une image, la
même, frappe ma mémoire. Je me retrouve en sueur, le corps parcouru de
frissons, les deux mains sur la tombe où Valencia s’asseyait. Je ferme les
yeux, je respire profondément pour revenir à moi. Des personnes détournent
les yeux, croyant que je suis dérangé, ou, au mieux, ravagé par une douleur
impossible à évacuer.
Je me décide à me rendre chez Valencia. Je conduis vite, dans l’espoir
chimérique que la présence de la jeune femme aura un effet bénéfique sur la
migraine qui persiste après le malaise ressenti au cimetière. Devant la
quincaillerie, Mme Belle-Ange, avec un air de suprême ennui, se balance
sur sa dodine, un pot à la main. Je me demande ce qu’elle consomme ainsi à
longueur de journée. Comme d’habitude, elle répond à mon salut par un
bref mouvement de tête. Je file prudemment par le corridor. La porte du
logis de Valencia n’est pas fermée. J’entre sans m’annoncer et je la trouve
assise sur le lit, son bébé dans les bras. Elle le berce, sur les lèvres une
chanson que je ne connais pas. Elle se tait dès qu’elle m’aperçoit. Je tire à
moi une chaise et je m’assieds.
« Bonjour, lui dis-je.
– Tu es allé au cimetière. Je sais. »
Je la regarde, surpris.
« Tu as l’odeur. J’ai l’odorat fin. Pourquoi y es-tu allé ? »
Je ne réponds pas.
« Tu pensais que j’y serais retournée malgré tout ? »
Je garde le silence. Je me sens coupable. Pas de m’être rendu au
cimetière en pensant qu’elle y serait. Pour une autre raison. Une raison
enfouie au fond de moi, un récif que les vagues de mon existence
dissimulent. À moins que ce ne soit tout simplement un naufrage. Cette
image qui cherche à se préciser est peut-être le feu d’un phare m’avertissant
d’un danger.
« Puis-je te poser une question ? me demande Valencia.
– Je te répondrai si je peux.
– Pourquoi ne m’as-tu jamais demandé qui est le père de cet enfant ?
Ni ce que je faisais avant d’être dans ce cimetière ?
– Je ne veux rien savoir, lui dis-je.
– Pourquoi ?
– Parce que je tenais à rencontrer quelqu’un qui ne veut rien savoir de
moi. Quelqu’un qui m’accepte ainsi dans mon présent.
– Quelqu’un aussi qui ne veut rien connaître de tes fautes et de tes
erreurs ?
– Il n’y a plus de faute, plus d’erreur dans le présent.
– C’est pour ça que tu ne veux rien savoir de moi ?
– Te voir, là, ici, me suffit.
– Tu n’as pas peur que je sois mauvaise ? Une délinquante ? Une
folle ? Je peux avoir le sida.
– J’ai fait un jour l’amour à une femme sans protection alors que selon
toute probabilité elle avait le sida. Elle avait été violée par des militaires. »
Je n’avais pas évoqué le souvenir de Cœur qui Saigne depuis des
années. Je me sens de nouveau en chute libre, mal dans ma peau.
« Tu l’aimais, sans doute. Tu devais peut-être aussi te sentir coupable.
Ce n’est pas la même chose avec moi. »
Je ne m’attendais pas du tout à une telle conversation avec une
mendiante que je venais de ramener d’un cimetière à cause d’un obscur
sentiment de culpabilité. Était-ce aussi parce que je voulais qu’une femme
ait besoin de moi ? Avais-je été traumatisé à ce point par les paroles de
Jézabel ? Une autre raison se cachait-elle dans ce trou de mémoire ?
« Je ne comprends pas vraiment ce que tu veux, soupire Valencia.
– Pourquoi dois-je vouloir quelque chose ?
– Parce que tout le monde veut quelque chose. Tous les hommes
veulent la chance que je donne.
– Je veux que tu te sentes bien, tout simplement. Rien d’autre. »
Elle dépose l’enfant sur le lit.
« Viens me faire l’amour. J’ai acheté des préservatifs. Ce sera plus
clair entre nous.
– Non », lui dis-je.
Je me lève et, sous son regard perplexe, je dépose des billets de banque
sur la table.
« C’est pour toi », lui dis-je.
Je m’approche d’elle. Je pose un baiser sur ses lèvres. Je sens son
frémissement. Elle veut me retenir. Je me dégage avec fermeté.
« Je dois partir.
– Tu ne veux rien savoir de moi ? me demande-t-elle encore.
– Non. Toi, maintenant, au présent. Cela me suffit.
– Tu me feras l’amour un jour ?
– Si je le fais, ce ne sera pas pour ce que je t’ai offert. »
Elle ne tente rien. Une larme coule sur sa joue. Elle l’essuie. Je
m’empresse de partir.

Je sortis de chez Moustache dans un état second. J’avais mis l’arme


dans ma poche où elle était comme un boulet. Je devais faire un effort pour
soulever le pied du côté du revolver. J’avais l’impression que les habitants
du quartier m’examinaient avec suspicion, alors que ce n’était certainement
pas le cas. Je venais de constater que mon ami Doudou était craint, à cause
de choses qu’il avait faites et que je ne tenais pas à savoir. Il était encore
temps de fuir, de laisser tomber ce médaillon et de rentrer chez moi. J’étais
un écrivain, un chroniqueur reconnu au meilleur quotidien de la capitale,
pas une espèce de personnage trouble, sorti d’un polar, qui frôle l’illégalité,
ne reculant devant aucun mauvais coup pour arriver à ses fins. Mais je ne
voulais pas perdre la face devant Doudou, passer à ses yeux pour une
mauviette, un type capable de faire de belles analyses en beau français,
mais incapable d’écraser sous son talon une blatte aventurée dans son salon.
Je tenais surtout à montrer à ce Guerrier qui m’avait ridiculisé que je n’étais
pas l’idiot qu’il croyait. Je sortis du corridor. Sur le trottoir, face à la rue,
j’eus encore une minute d’hésitation. Je me rappelai mon père, le matin où
je l’avais emmené à la mer, passant le médaillon à son cou. Je ne l’avais
jamais vu aussi serein, aussi heureux alors qu’il savait que la vieillesse
drainait ses dernières énergies et que bientôt il serait incapable de satisfaire
les femmes qu’il avait tant aimées. Je revis aussi ce jeune homme se
détachant de la manifestation et s’avançant vers moi, le sourire aux lèvres
comme s’il m’avait reconnu. Insoutenable souvenir ! J’avais été victime de
ma vanité. Je m’enorgueillissais en secret dès que quelqu’un reconnaissait
Carl Vausier dans la rue, même si je feignais une certaine humilité. Le
voleur avait allongé la main vers moi et j’avais cru qu’il voulait serrer celle
de l’écrivain, l’honorer pour son travail. En une fraction de seconde, j’avais
été désillusionné. Sa main, experte, s’était tendue vers la chaîne et le
médaillon. Surpris, je n’avais pas su réagir.
La colère gronda en moi. Une colère mêlée de honte. Je compris que je
ne voulais pas seulement récupérer le médaillon. Je tenais à prendre ma
revanche sur ce chenapan. J’allai vers la grosse vendeuse que Doudou avait
enlacée. Je la saluai et lui demandai où je pourrais trouver Guerrier. Elle me
dit que je n’avais qu’à traverser la rue et prendre le corridor qu’elle
m’indiqua du doigt jusqu’à une maison où je verrais une affiche annonçant :
Guerrier Bric-à-Brac. Un bric-à-brac chez nous est avant tout un commerce
où pour quelques sous on met en gage tout ce qu’on possède.
Je traversai la rue, évitant de justesse un motocycliste qui me lança une
bordée d’injures. Le corridor était la copie conforme de celui qui menait
chez le sorcier, sauf que celui-ci s’enfonçait dans la cité, tel un ver
gigantesque nourri du sang des habitants. Je reconnus l’affiche. Une maison
basse à un étage, au premier regard mal construite avec ses murs de
guingois, comme ravagés par un incendie, mais elle avait dû tenir le choc
du tremblement de terre. Je frappai à la porte qui s’ouvrit. Je reconnus
immédiatement Guerrier. Je lui dis que c’était Moustache qui m’envoyait. Il
devait vraiment faire confiance à son parrain de sorcier, car sans hésiter il
me fit signe d’entrer. Une ampoule éclairait faiblement une pièce où
s’alignaient, sur un comptoir et sur des étagères en bois vermoulu, les objets
les plus hétéroclites, depuis des fers à repasser jusqu’à des montres en
passant par des livres et des appareils électroniques dont personne ne
voudrait plus aujourd’hui.
« Qu’est-ce que tu as à me proposer ? me demanda Guerrier.
– Je veux récupérer une chaîne et un médaillon », lui dis-je.
Je me trouvai extrêmement calme. Je voulais être à ce moment un
personnage de mes romans : l’inspecteur de police toujours ivre, mais
honnête qui plaisait à mes lecteurs. Guerrier, me regarda, brusquement sur
la défensive.
« Quelle chaîne ? Quel médaillon ? »
Je les voyais à son cou.
« Ceux que tu portes en ce moment. »
Je surveillais ses mains au cas où il aurait un geste menaçant. Je
n’allais pas me laisser surprendre encore une fois.
« Je ne comprends pas pourquoi Moustache t’a envoyé ici.
– Je te l’ai dit. Je dois récupérer ma chaîne et mon médaillon. »
Le revolver fut dans ma main, braqué sur Guerrier. C’était exactement
ce qu’aurait fait mon inspecteur.
« Alors tu les enlèves et tu me les donnes. Sans faire aucun geste que
je pourrais mal interpréter. »
Je retirai mon bonnet et mes lunettes noires. Il me reconnut
certainement, car il éclata de rire.
« C’est toi ! Allons ! Ce n’est pas un jeu. Ce n’est pas un roman. Je t’ai
vu parfois à la télévision. Tu ferais mieux de te tirer vite d’ici. Retourne
chez toi. Va écrire pour ces donzelles qui t’aiment tant.
– Ma chaîne et mon médaillon », lui dis-je encore une fois, choqué par
ses propos qui montraient son mépris pour ma personne.
Peut-être pensait-il que je n’aurais pas ce courage. Il m’avait lancé que
ce n’était pas un jeu, pas un roman. Ce monde n’était pas pour moi, croyait-
il. Ce monde de misère, ce monde où chaque jour hommes et femmes
doivent se battre pour se nourrir. Ce ghetto où, comme le clamait un
rappeur, la faim qui noue les tripes est une compagne familière. Ce ghetto
où la mort rôde à chaque détour de corridor. Ce ghetto où la seule règle est
la survie. Le bien et le mal ici sont des notions qui se définissent seulement
en fonction des besoins de l’individu. Guerrier plongea la main sous sa
chemise pour en sortir un pistolet. Il en eut juste le temps. J’avais, moi, le
revolver déjà en main. Je pressai la détente. Je vis le jeune homme partir à
la renverse, le front sanguinolent. Sa chute renversa le comptoir. Les objets,
en tombant sur le sol, firent un boucan de tous les diables. Je m’avançai
vers le corps qui ne bougeait pas. Revenu de la transe où je m’étais vu
comme l’inspecteur de mes romans, je tremblais. Je me penchai vers
Guerrier. Il était bien mort. La balle avait creusé un trou dans son crâne
juste au-dessus de son oreille gauche qu’on ne voyait plus sous un amas de
sang, de chair et d’os. Je ne ressentais rien d’autre que de l’écœurement,
une envie de vomir. L’odeur du sang était désagréable, insoutenable. Cela
me prit quelques secondes pour détacher la chaîne au cou de Guerrier et
rentrer en possession de mon médaillon. Comme je me relevais, j’entendis,
d’une seule oreille, un hurlement en écho. L’autre avait été assourdie par la
détonation. Je vis quelqu’un apparaître au fond de la salle et se précipiter
vers le cadavre. Tout se brouilla devant moi.

Sauveur m’avait entraîné à sa suite dans un raccourci à travers la


montagne, un sentier dans les herbes sauvages dont le tracé était invisible
au simple regard. Il fallait une longue habitude pour progresser ainsi dans
ce paysage qui se révélait pareil dans sa détresse écologique, les forêts de
conifères ayant presque disparu, le déboisement sauvage n’ayant épargné
que de rares grands arbres. Des îlots de verdure avaient résisté uniquement
parce que les hommes craignaient de violer des croyances ancestrales.
Seules les ruines de l’habitation caféière hantée par Blanc marron, comme
l’appelaient les habitants de la région, étaient noyées dans une luxuriante
végétation. Ce qui restait des murs émergeait difficilement d’un
foisonnement de fougères, d’herbes, de lianes tombant d’arbres plus que
centenaires. L’armature métallique des moulins à café faisait penser aux
débris d’un navire obstinément porté par le déferlement des vagues d’une
tempête. Quand nous pénétrâmes dans les ruines après avoir enjambé ce qui
restait d’un mur de briques devenu le nid d’une colonie d’énormes fourmis
rouges, je m’immobilisai un instant pour m’imprégner de l’atmosphère des
lieux. Je demandai à Sauveur de ne pas trop s’éloigner. Je fus surpris de ne
rien entendre comme si la montagne s’était ici débarrassée de son
exubérance pour se cantonner dans une sorte de silence respectueux, pour
ne pas dire craintif. On surprenait seulement le bruissement des végétaux
agités par la brise et parfois un sifflement ténu sans doute produit par l’air
s’infiltrant dans quelque anfractuosité de ces étranges arrangements qui se
négociaient entre les ruines et les plantes. L’atmosphère était lourde de
silence et d’humidité. L’eau des dernières pluies couvrait de gouttelettes de
larges feuilles d’arbustes que je ne pouvais identifier. De grands reptiles,
peut-être une espèce d’iguanes, balayaient l’air de leur langue fourchue
pour gober des insectes dont je n’entendais pas le bourdonnement. Tout
était ordonné pour empêcher la moindre agression à l’hostile quiétude des
lieux, agression qui provoquerait peut-être une calamité telle que rien n’en
viendrait à bout. Je me permis de casser la branche d’un arbre. Je m’en
servis pour vérifier si le tapis végétal qui recouvrait le sol devant moi ne
cachait pas une trappe, une ouverture où on risquait de chuter pour se
retrouver piégé sous plusieurs mètres de sédiments.
Sauveur marchait derrière moi, comprenant mes précautions. Lui, si
bavard en chemin, n’avait pas ouvert la bouche depuis que nous étions
arrivés sur le site. Je progressai ainsi jusqu’aux moulins. L’odeur du métal
et celle de la graisse persistaient, mélangées à celle de la rouille. Je
remarquai après un rapide examen, peut-être me trompais-je, qu’une des
machines avait encore une chance de fonctionner après une bonne révision.
Ce serait une pièce inestimable pour un musée, si nous en avions un qui se
préoccupe d’exposer les pièces d’une époque capable de nous livrer encore
quelques secrets. Sauveur s’était hissé sur le tronc d’un arbre calciné abattu
par la foudre et que des touffes de lianes entouraient de leurs membranes
rugueuses. Ce tronc était coincé entre la roue d’un moulin et les restes d’un
grand mur intérieur qui révélait là l’emplacement, dans le temps, de ce que
je crus être une sorte de hangar ou de dépôt. Sauveur avança avec agilité sur
le tronc et je le suivis, me découvrant des capacités athlétiques que je ne
soupçonnais pas. Grâce au tronc jeté là comme un pont, nous réussîmes à
prendre pied, en descendant avec précaution un amoncellement de briques
soudées par un amalgame de végétaux pourris et de déjections d’oiseaux,
dans ce qui devait être une cour intérieure.
Je découvris une fontaine ornée d’un Cupidon manchot, au marbre
noirci par le temps, le bassin encore rempli d’une eau verdâtre où
s’ébattaient d’énormes crapauds. Sauveur fit la grimace en voyant les
batraciens et, sans attendre mon avis, il courut d’une traite et disparut
derrière un mur. « Reviens ! » lui criai-je, violant ainsi le silence que nous
avions respecté jusqu’ici. Mon éclat fit s’envoler à travers les arbres une
nuée de petits perroquets multicolores. Comme je ne percevais aucune
manifestation de Sauveur, je m’avançai dans la direction où je venais de le
perdre de vue. Un escalier s’enfonçait dans un fouillis végétal. La voix de
Sauveur me parvint : « Je suis en bas. C’est ici qu’en rêve Blanc marron
m’a dit de venir. » Je descendis avec précaution des marches qu’on ne
pouvait que deviner sous la masse des déchets végétaux. La pourriture
exhalait son épouvantable odeur. J’aboutis dans une chapelle où filtrait par
des fissures au plafond un peu de la lumière extérieure. J’avais pensé à
apporter des allumettes, mais je craignis de provoquer une flamme. La
décomposition végétale après tout ce temps pouvait avoir formé des poches
de gaz.
Je m’efforçai de voir dans la pénombre. Mes yeux s’habituaient
rapidement à l’environnement. Sauveur était pétrifié devant les dalles
poussiéreuses où gisait un squelette en habits datant du XIXe siècle, en partie
mis en lambeaux par le temps, les insectes, les rats et les vers. Une lame
d’épée était coincée dans les os à la hauteur du bassin. Les doigts
agrippaient un cahier que j’eus du mal à extraire. J’imaginai que cette
personne s’était traînée jusqu’à cette pièce, malgré le fer plongé dans son
corps, soutenue par une intense volonté, celle d’écrire un dernier mot dans
le cahier qu’on venait de découvrir et dont une partie s’effrita en poussière
dans mes mains. Seules quelques pages jaunies avaient résisté au temps.
Avec délicatesse, je plaçai ce qui restait du cahier dans la sacoche de cuir
que je portais à ma ceinture. Sauveur, lui, était en admiration devant une
longue table exposant des objets comme un globe terrestre, un sextant, une
longue-vue marine, un étendard napoléonien du Premier Empire, un
mousquet rouillé, une épée dans son fourreau en partie rongé par les rats.
Dans un coin de la salle, nous aperçûmes une statue de la Vierge, pas plus
grande qu’une poupée de porcelaine, ressemblant à celle d’une sainte qu’on
adorait sur les hauteurs de Port-au-Prince, sainte à qui on prêtait des
miracles et à qui toute une population vouait un culte fervent.
Sauveur s’intéressa particulièrement à la statue qu’il mit sous son bras
en me signifiant sa ferme volonté de la rapporter à sa mère, comme il l’avait
vu en rêve, m’apprit-il alors. Il y avait trop de choses à emporter.
Finalement, pour quoi faire ? me dis-je, découragé. Nous n’avions pas de
musées qui s’intéressaient à de tels trésors, et puis ces objets ramenés à
Port-au-Prince se retrouveraient assez vite dans la collection de quelques
riches personnes, n’ayant aucun respect pour l’Histoire et surtout sans
connaissance d’un passé qui faisait de cette partie d’île un lieu de souvenirs
exceptionnels pour la Caraïbe. Le cahier me suffisait. J’espérais que je
trouverais dans ces pages rescapées des informations sur l’étrange croyance
en un Blanc marron qui hantait ces ruines. Je fis comprendre à Sauveur que
nous devrions rentrer avant qu’il ne fasse trop sombre au-dehors, ainsi que
nous l’avions promis à sa mère. Il acquiesça, visiblement satisfait, la statue
de sa Vierge naine sous le bras. Pour lui, cette icône, tel un trophée,
semblait justifier le risque pris dans cette escapade. Soudain nous sentîmes
la terre vibrer. Je pris Sauveur par la main et nous nous dépêchâmes de
sortir. La terre trembla pendant quelques secondes. Le tronc sur lequel nous
étions passés à l’arrivée se détacha de ses espèces de socles et roula vers
nous, comme poussé par des mains diaboliques. Nous parvînmes à nous
hisser sur un mur, tandis que le tronc venait fracasser le bas des briques. Le
muret, malgré les ravages du temps, résista au choc. Une brume recouvrit
les ruines. Le nuage blanchâtre s’illumina et nous assistâmes, effrayés et
fascinés, à un spectacle incroyable.
Un galion, toutes voiles déployées, fendait majestueusement une mer
d’un bleu turquoise. Deux femmes coiffées de larges chapeaux, vêtues de
belles robes à volants, lançaient dans l’eau des fleurs qu’elles prenaient
dans un panier tenu par un nègre, bien vêtu, certainement un esclave. Un
Blanc s’approcha pour dire quelque chose au Noir qui s’inclina et partit
s’enfoncer par une écoutille. Le Blanc, en uniforme, enlaça l’une des
femmes, la plus jeune, qui, heureuse, éclata de rire, pendant que sa
compagne continuait à honorer l’océan de ses fleurs. Au loin se précisaient
les contours d’une ville ancienne dont l’architecture des premiers édifices
que j’apercevais me donna à penser qu’elle était espagnole. Mais la
végétation ne laissait aucun doute. On était dans les Caraïbes. Les images
que nous voyions en ce moment, Sauveur et moi, étaient comme la
projection d’un film sur un écran. La scène disparut pour faire place à une
autre.
Deux hommes s’affrontaient à l’épée avec une rage et une ardeur peu
communes. L’un était un Noir, grand et maigre, un manchot escrimant
pourtant avec adresse. L’autre, un Blanc, lui aussi très grand, portait l’habit
dont le squelette était encore revêtu. On entendait le choc du fer et on
palpait presque la haine des deux protagonistes. Une telle animosité ne se
terminerait que par la mort des deux ennemis. Je détournai les yeux de ce
spectacle, entraînant le fils de Mme Bénito, au jugé, dans les herbes,
espérant que mon sens de l’orientation me ramènerait à la route par laquelle
nous étions arrivés. Je ne pouvais plus compter sur Sauveur. L’enfant était
plongé dans une véritable transe depuis la découverte de la statue. Dans
notre course pour sortir de l’habitation, nous butâmes sur un autre squelette,
lui aussi percé d’une lame dans les os, et vêtu de ce qui restait d’un
pantalon comme celui du Noir que nous avions aperçu dans la vision
apportée par la brume. Je compris que ces deux personnages, morts ici dans
cette habitation, consumés par une haine que seule la réalité d’une époque
expliquait, s’affrontaient sans fin, dans des espaces invisibles, à la frontière
de la vie et de la mort, la colère les empêchant de trouver le repos de l’âme.
Mme Bénito nous attendait, assise sur le pas de la porte de sa case.
Elle fit le signe de la croix quand elle nous aperçut et accepta sans mot dire
la statue que lui remit son fils. Elle entra dans la hutte, en ressortit avec un
drap avec lequel elle enveloppa soigneusement la statue, me disant qu’elle
devait la cacher, car, si son mari apercevait cette relique, il la détruirait en
pensant que c’était l’œuvre du démon. « Mon fils a vu cette statue en rêve
et moi également. » Elle alla la cacher je ne sais où dans le jardin, nous
laissant seuls pendant une bonne heure, Sauveur et moi. L’enfant ne disait
mot. Ne voyant pas sa mère revenir, il rentra dans la case s’allonger sur sa
natte pour dormir.
Il faisait déjà trop sombre pour songer à me plonger dans la lecture du
cahier trouvé sur le mort de l’habitation, certainement le Blanc marron dont
parlaient les gens de la région. L’habit qu’il portait donnait à penser que
c’était quelqu’un de haut placé dans la hiérarchie sociale de la colonie. Il
était venu mourir dans cette pièce qui gardait encore, malgré le temps et ses
stigmates, quelque chose de son faste. Une mauvaise manipulation risquait
de détruire ce qui restait encore du cahier. Je devais attendre le lendemain
pour satisfaire ma curiosité.
Quand Mme Bénito revint, elle me servit à manger. Je n’avais pas le
cœur à avaler quoi que ce soit. Ma semaine d’immersion dans une famille
paysanne prenait, en vérité, une étrange tournure, surtout à cause de cet
espoir que la femme de Bénito plaçait en moi. J’allai dormir à mon tour. Ce
fut la première fois que je trouvai aussi vite le sommeil depuis mon arrivée.
Je fus rapidement dans un rêve tumultueux, à la fois envoûtant et bestial.
Un corps de femme se pressait contre moi. Chaleur brûlante. Une odeur de
terre mouillée et de légume. Une main se glissa entre mes jambes pour se
saisir de mon sexe déjà en érection, puis une bouche avide engloutit mon
membre. Je gémis de plaisir. Dans le songe, je pensai à Sauveur qui dormait
tout près et que je pouvais réveiller. J’entendis la voix de Vincent : « Ne
t’implique pas. Tu ne vois rien. Tu n’entends rien. » J’étais incapable de
contrôler mon désir dans ce rêve. Ce n’était qu’un songe. Une fiction
onirique. La femme délaissa mon organe pour me chuchoter d’entrer en
elle. Elle était nue. L’incandescence de son corps mettait à mal l’obscurité
de la case. Je vins sur elle et je la pénétrai d’un coup, son cri étouffé
décuplant mon plaisir. Je me dis encore que Sauveur entendait nos ébats.
J’imaginai Bénito se glissant sans bruit dans la case et venant me mettre la
lame de sa machette sur la nuque. Ma jouissance finale fut copieuse, à peine
ternie par une brève sensation de honte et de culpabilité. Je me réveillai
brusquement le souffle court, mon sexe encore mouillé de cette joute
onirique. J’avais du mal à croire que ce n’était qu’un rêve. J’entendis la
respiration de Mme Bénito. Je perçus un gémissement. Celui d’une femme
dans la félicité de son orgasme. Je me faisais des illusions. Ce n’était qu’un
rêve. Cela ne pouvait être qu’un songe.

J’avais laissé à Valencia assez d’argent pour qu’elle puisse subvenir à


ses besoins et à ceux de son enfant pendant au moins une semaine. Je ne
voulais pas revenir la voir entre-temps pour éviter une nouvelle
confrontation qui affecterait ma volonté de n’entretenir avec elle aucune
relation sentimentale. Je ne voulais pas dénaturer le geste que je m’étais
permis, celui de l’éloigner du cimetière où elle faisait commerce de son
corps en profitant de la chance qu’on lui prêtait. Entre-temps, je me suis
découvert un attrait particulier pour l’agitation silencieuse de la nécropole
et je m’y retrouve souvent pour de longues promenades qui me dévoilent
par bribes l’histoire de la ville au hasard des noms de famille découverts sur
des tombes abandonnées, certaines fracassées par le séisme et qu’une autre
nervosité de la terre transformerait en un tas de roches, d’armatures
rouillées et de marbre poudreux. Je fus sidéré par un arbre dont les branches
portaient toute la folie, toutes les frustrations de la ville. On y voyait,
attachées, des grappes de poupées noires et rouges. Chacune de ces poupées
avait un prénom, un nom, que seuls connaissaient celui ou celle qui avaient
commandité le rituel. La plupart étaient appariées. Quand elles étaient de
face, elles signifiaient une relation amoureuse qu’on voulait imposer. Ou
aussi une relation en passe de sombrer qu’on tentait de maintenir à flot et de
renforcer. Les figurines dos à dos révélaient une relation à détruire parce
qu’on voulait l’homme ou la femme qui était en amour avec quelqu’un
d’autre.
Je me demande, inquiet – paranoïa d’homme léché par les vagues de la
culture vaudou –, si je suis parmi ces poupées, car l’état de nombre d’entre
elles, délavées par la pluie, rendues presque informes par la poussière,
laisse à penser qu’elles sont sur ces branches depuis des années. Ma mère
m’avait suggéré plusieurs fois que Jézabel, en dépit de ses airs de bonne
catholique – elle continuait à aller entendre régulièrement le curé, à se
confesser et à prendre l’hostie sainte –, se rendait dans des lieux peu
recommandables peut-être pour m’ensorceler, me transformer en mouton,
comme dans cette nouvelle que j’ai écrite où un homme envoûté,
transformé en mouton, se réveille et, pour se venger, offre sa femme à
manger à toute sa belle-famille, convaincu que cette dernière porte la
responsabilité de son état.
Troublée par ces soupçons, ma rationalité avait sombré un après-midi
pendant une absence de Jézabel. Il existe une croyance selon laquelle
certaines femmes gardent chez elles, attaché à une chaise basse, un coq qui
sert à lier définitivement leur homme à elles. J’avais coupé la corde du coq,
pris l’oiseau pour le relâcher à plusieurs kilomètres du domicile conjugal. Je
m’étais senti stupide après cette décision même si je trouvais bizarre le
scandale que fit Jézabel quand elle constata que l’oiseau n’était pas à sa
place habituelle. Elle ne me soupçonna pas. Elle n’avait aucune raison. Le
mouton n’était pas censé avoir des réactions. Elle marqua une froideur
singulière envers des voisins avec qui elle avait pourtant des relations
courtoises, tout en s’ingéniant à les vilipender avec ses amies. Le coq, à ma
grande surprise, revint à la maison. On le découvrit le matin suivant sur la
branche basse d’un citronnier, et Jézabel exulta, laissant tomber ces mots
qui me plongèrent dans un abîme de réflexion : « On ne m’abandonne pas
ainsi. Tu devais revenir, ici, à mes pieds. » C’étaient peut-être de simples
propos sans signification spéciale, car elle s’était tellement attachée au coq
qu’elle ne l’imaginait plus dans son assiette.
Je me rappelai un épisode de mon enfance. Un jour, la cuisinière avait
coupé le cou à un canard que nous choyions depuis des mois, ma sœur, mon
frère et moi. Il y avait eu beaucoup de pleurs. Aucun de nous n’avait voulu
goûter à cette viande. Mon père, sous le regard désapprobateur de ma mère
qui avait renoncé à nous convaincre de manger, brandit toutes sortes de
menaces pour nous faire céder. Je fus le seul à pouvoir mâcher et avaler du
canard, sans mauvaises conséquences. Ma sœur passa une nuit à vomir, de
même que mon frère qui souffrit de maux d’estomac pendant plusieurs
jours.
Mais les paroles de Jézabel aggravèrent mes soupçons. Entre ma
rationalité acquise sur les bancs de l’école et de l’université et l’imaginaire
de mon lieu, le combat se révéla inégal dans ce cas particulier. Je vivais la
réalité d’une relation que je ne voulais plus, une relation dont je ne pouvais
plus ni expliquer ni justifier l’intérêt. En même temps, j’étais retenu à
Jézabel par je ne sais quoi. Était-ce ce qui me restait de l’amour que je lui
vouais au début ? Était-ce ce respect de la parole donnée, respect devenu
absurde car les temps étaient au mensonge et à la manipulation, toutes les
énergies déployées dans le but de voguer sur les flots d’une précarité
déchaînée ? J’étais en colère contre mon impuissance, ma faiblesse,
cherchant une explication qui me permette de ne pas me fustiger jusqu’à me
blesser l’âme. Je m’emparai du coq une nuit, attentif à bien détacher la
corde au lieu de la sectionner, et je passai une heure à rouler hors de la
capitale en dépit de l’insécurité. Sur une route nationale, j’ouvris la portière
de mon côté et je lançai l’oiseau sur l’asphalte. Un camion arrivant à toute
allure en sens inverse lui passa dessus.
J’en ressentis un intense soulagement. À mon retour, Jézabel ne me
soumit à aucun interrogatoire motivé par sa maladive jalousie pour savoir
où j’étais et avec qui, comme elle le faisait toujours quand je revenais de
mes isolements au bord de la plage pour écrire. Je la trouvai geignant dans
son lit, se plaignant de douleurs dans tout le corps comme si – c’étaient ses
mots – « un camion lui était passé dessus ». Je restai sans voix, épouvanté à
l’idée qu’un terrifiant sortilège avait créé un lien entre elle et le coq. Je me
dis, affolé, que je pouvais être ce soir responsable de sa mort. Je me
trouvais ainsi plongé dans toute la noirceur des superstitions vaudou et, à
partir de ce moment, je compris combien il était difficile de s’en extraire
quand on avait été nourri de cette terre et de son imaginaire. Si, avec toute
ma culture forgée de rationalité, j’étais aussi vulnérable, qu’en était-il de
ceux qui n’avaient pour instruction qu’un insignifiant vernis de
connaissances et qui nageaient dans ce fleuve de croyances et de
superstitions ancestrales ? À mon grand soulagement, Jézabel s’endormit,
d’un sommeil ponctué de plaintes et de cris, qui auraient pu faire croire au
voisinage que notre couple était revenu à un niveau normal d’entente.
Le lendemain matin, les hurlements de Jézabel me sortirent du
sommeil. Elle venait de constater la disparition du coq et elle fulminait
contre le ou les responsables de cet acte, promettant en élevant très fort la
voix, comme pour se faire entendre des voisins, que la bête reviendrait ici à
ses pieds, car on n’avait pas le droit de s’en prendre à son bien. Cette fois,
j’étais certain que l’oiseau ne réapparaîtrait pas. Je revenais à ma rationalité
et je m’y accrochais. Les roues d’un camion avaient emporté ce qui pendant
quelques semaines m’avait plongé dans un monde avec lequel je tenais à
garder mes distances.
Ce qui m’épouvante dans cet arbre aux poupées, ce sont les figurines
seules, noires ou rouges, pendues par le cou à des ficelles ou à des cordes.
Quand je demande une explication à un habitué des lieux, il m’apprend
qu’on voit ici des hommes ou des femmes qu’on veut morts, parce que leur
existence menace l’ambition ou le bonheur de quelqu’un d’autre. Il raconte
l’histoire de plein de gens qui sans le savoir se sont retrouvés pendus à cet
arbre, ont glissé mortellement d’un escalier, sont tombés d’un toit sans
raison particulière, ou ont eu un stupide accident de voiture. D’autres sont
morts frappés par une fièvre subite ou tout simplement pendant leur
sommeil. Les scénarios sont multiples, mais la fin identique. On tente de me
rassurer en me faisant comprendre que, si la main qui s’avise de faire usage
est mauvaise, le sortilège risque de se retourner contre elle. Mais n’est-on
pas déjà une main mauvaise quand on arrive à désirer la mort de
quelqu’un ? Je quitte la nécropole ce matin-là avec une migraine tenace.
J’ai constaté comment la paranoïa et sa conséquence, la violence, sont
présentes dans les artères de la cité. Personne n’y échappe. D’une manière
ou d’une autre, nous sommes tous affectés par ce mal. La suspicion est
partout. On arrive à un carrefour où les fils se méfient de leurs pères et où
les filles complotent contre leurs mères pour une bouchée de pain. Si on n’y
prend garde, si le dernier carré ne brandit pas ses fusils, prêts à faire feu, le
pays basculera dans le chaos final.
Il est encore tôt. Je me décide à rendre visite à Valencia. Je me sens
d’aplomb pour résister à toute tentative de sa part de dévier notre relation
dans un sens que je tiens à éviter. Devant le commerce de Mme Belle-Ange
c’est noir de monde. Des gens hurlent. D’autres lancent des appels qui à
Jésus, qui à la Vierge. Des femmes, mains sur la tête, effectuent une sorte de
danse mortuaire en marmonnant des mots parmi lesquels j’en saisis un
seul : loup-garou. La grande peur haïtienne ! Le mythe qui donne naissance
à toutes les fabulations ! Je me fraie un passage jusqu’à la quincaillerie de
Mme Belle-Ange dont les portes sont fermées. Les toits des maisons
environnantes risquent de s’effondrer, pris d’assaut par une population
curieuse. Un policier se tient tout juste à l’entrée du corridor qu’on doit
utiliser pour se rendre chez Valencia.
Je vois Fred venir vers moi. Il me recommande de ne pas rester là, car
le mouvement peut dégénérer. Il m’explique, visiblement émotionné, qu’on
a découvert ce matin le corps de Mme Belle-Ange, nu et sans vie, devant la
porte de Valencia : « Le corps est brûlé, monsieur Vausier. Plusieurs
témoins ont entendu ses cris et se sont précipités derrière la boutique. Ils ont
vu, c’est ce qu’ils prétendent, la statue d’une Vierge qui sautait sur son
énorme ventre en ricanant. » Je lui demande où est Valencia. Il me répond
qu’on a trouvé la porte de son logis ouverte et qu’elle s’est enfuie avec son
enfant. « Les gens pensent que Mme Belle-Ange a tenté de manger le bébé
au cours de la nuit. Elle ne savait pas que Valencia était plus forte qu’elle. »
Il me prie avec insistance de rebrousser chemin, car, si les gens du quartier
me reconnaissent comme celui qui a mené Valencia ici, ils pourraient me
prendre à partie même s’ils n’ignorent pas les activités nocturnes de
Mme Belle-Ange.
Je ne l’écoute pas. Je m’avance vers le policier, brandissant ma carte
de presse. C’est un jeune, qui ouvre grand les yeux en me reconnaissant.
« Monsieur Vausier ! Que je suis fier de vous rencontrer ! J’aime beaucoup
ce que vous écrivez. Vous pouvez passer, mais ce n’est pas beau à voir. » Il
me laisse me glisser dans le corridor. Une odeur nauséabonde emplit l’air.
Pas celle d’un corps brûlé. L’odeur des flatulences de Mme Belle-Ange ! Je
vois le corps nu allongé sur le dos. Brûlé. Boursouflé. C’est impensable que
cette femme énorme, ne quittant presque jamais son fauteuil à bascule et à
qui il faut au moins trois personnes pour l’aider à se déplacer afin d’aller
aux chiottes ou pour s’allonger sur son lit, puisse se retrouver ainsi, dans
cette cour. Il lui était impossible, vu sa difformité, de passer par le corridor
d’accès à l’arrière de la demeure. On a là matière à une vraie enquête à la
Sherlock Holmes, mais je devine déjà que tout va se noyer dans notre fatras
superstitieux.
Deux policiers examinent le cadavre. Un civil, sans doute le juge de
paix, prend des notes. Des notables du quartier se tiennent à l’écart,
discutant entre eux, l’air bouleversé et scandalisé. Une flatulence s’échappe
bruyamment du cadavre. La puanteur est telle que les policiers s’écartent, la
main sur les narines. Le juge s’évente avec son cahier dans l’attitude de
quelqu’un qui se noie et qui cherche de l’air. Un coup de vent salvateur rend
de nouveau l’air respirable. L’un des policiers s’avance vers moi pour
connaître la raison de ma présence. Je lui montre ma carte de presse. Il me
fait comprendre de manière agressive qu’on n’a pas besoin de journaliste ici
et que je ferais mieux de dégager. Je lui explique que je suis concerné par ce
qui est arrivé, car la personne habitant l’appartement devant lequel le drame
s’est déroulé est une bonne amie à moi. Je viens d’apprendre qu’elle a
disparu et cela m’inquiète. Le policier me pose alors un tas de questions
relatives à mes relations avec Valencia. Je mens à moitié en prétendant que
c’est une parente dans le besoin, et que j’aide. Les agents de l’ordre public
consentent à ce que j’entre chez la jeune femme en compagnie du juge de
paix. Valencia est partie, laissant tout comme si elle avait fui une menace.
Je vois sur le sol du carton, des journaux et des ficelles à moitié brûlés, et je
me souviens de ce petit colis qui lui semblait si précieux et dont j’avais
essayé de connaître le contenu cet après-midi où j’étais allé sous sa tente.
Dans la pièce, on ne perçoit plus qu’une odeur d’encens mêlée à celle de
roses.
« C’est la première fois de toute ma carrière que je traite une telle
affaire, dit d’un ton pompeux le juge de paix. Pourtant, j’en ai vu dans ce
pays ! »
Je ne pense qu’à quitter les lieux pour partir à la recherche de Valencia.
Où peut-elle être en ce moment ? A-t-elle regagné le cimetière pour
reprendre ses anciennes activités ? A-t-elle un autre endroit où se réfugier ?
Je touche du doigt les déficiences de mon attitude. Pour des raisons
purement égoïstes liées à mes propres expériences, je n’avais rien voulu
savoir de Valencia. Maintenant, j’en paye les conséquences.
« L’explication ne peut être que “mystique”, dit le juge d’une voix
blanche. Cette femme n’a pas quitté sa demeure depuis des années. C’est ce
que tous les habitants du quartier confirment, sauf pour des activités qu’en
bon chrétien, tout juge que je suis, je préfère ignorer. Dans tous les cas,
votre amie, cette Valencia, doit être bien protégée.
– Rien ne dit que son bébé est en vie », lui fais-je remarquer, étonné
moi-même d’entrer dans ce jeu absurde.
Le juge me regarde en tapotant son stylo sur sa lèvre inférieure.
« Vous avez raison. Raison de plus pour que je vous revoie durant la
suite de l’enquête.
– Il y aura une enquête ? » dis-je, étonné.
Le juge parvient à sourire.
« Nous ne sommes pas en politique ici. Vous seriez surpris de savoir la
somme d’affaires que nous avons quand même résolues. Finalement,
j’aimerais bien savoir ce qui s’est passé. »
Il se met à tout ranger dans sa valise.
« Je sens que ce rapport va être un casse-tête pour moi. Que vais-je
inscrire comme cause de la mort ? »
Le cadavre exhale une flatulence, toujours plus sonore.
« Étouffée et brûlée par ses ventosités, je lui propose, pince-sans-rire.
– Je retiens la suggestion », dit le juge avec un soupir de
découragement.
Il note mon adresse, mon numéro de téléphone et me conseille de me
tenir à disposition de la justice. Je sais que c’est une formule creuse qui
signifie que tout sera classé, à moins que quelque personnage bien placé
dans l’appareil d’État n’ait un intérêt à cette affaire. Je quitte les lieux.
Sortir du corridor me plonge dans une cohue hostile où quelqu’un hurle que
je suis l’homme de celle qui a tué Mme Belle-Ange. Je ne vois nulle part le
jeune policier à qui j’ai parlé en arrivant. Fred lui aussi a disparu. Des
mains rageuses m’agrippent. Je parviens d’abord à me dégager à coups de
poing. Les excités se font plus nombreux. « Il faut qu’il paie pour la mort de
Mme Belle-Ange, vocifère une espèce de grand escogriffe qui empeste
l’alcool. Mme Belle-Ange est un loup-garou, mais c’est notre loup-garou à
nous. Elle a grandi avec nous dans ce quartier. » Je succombe sous la masse
des assaillants. Je me vois déjà lacéré à coups de machette ou, pire,
subissant le supplice du collier qu’un courant politique a popularisé et dont
un prêtre a fait l’apologie. J’entends deux coups de feu. On se dépêche de
me libérer. Une main ferme me relève, me prend par le bras pour
m’entraîner plus loin dans la rue, vers l’endroit où j’ai garé mon véhicule.
« Pourquoi es-tu venu te fourrer dans un tel guêpier, Carl Vausier ? »
demande celui qui vient de me sauver la vie.
Encore abasourdi, j’avance comme un automate. Une image s’agite
dans mes souvenirs. Celle de Guerrier projeté contre le comptoir, une partie
du crâne arrachée par le projectile du revolver que m’avait donné Doudou.
Je me vois penché sur le cadavre. J’entends un cri, puis tout s’évapore dans
mes souvenirs.
« Monte dans ton véhicule et pars. Tant que je suis avec toi, tu ne
risques rien, mais évite ce quartier désormais. »
Je reconnais mon sauveur. Luckner ! L’ami de Jézabel. Du temps de
nos premières amours, elle me l’avait présenté comme un grand ami de sa
famille. Elle m’avait fait croire qu’il lui avait servi de père après la
disparition de ses parents dans un accident de voiture et que c’était lui,
Luckner, qui avait pris soin d’elle pendant des années et même payé ses
études. Parfois, c’était moi qui emmenais Jézabel chez Luckner où, disait-
elle, il fallait qu’elle le voie pour des affaires concernant la famille. Je
n’avais rien soupçonné jusqu’au jour où je découvris sur l’ordinateur de
Jézabel un mail datant de plusieurs années où elle s’excusait auprès de son
protecteur, lui assurait qu’elle l’aimerait toujours, mais lui expliquait la
nécessité de tenter une autre expérience qu’elle espérait bénéfique. Les
relations de Jézabel au moment où nous nous étions rencontrés ne
concernaient qu’elle seule, mais elle m’avait menti : bien après notre
mariage, elle avait continué à fréquenter Luckner.
C’était l’une des choses que je ne lui pardonnais pas. Bien avant la
découverte de ce message électronique, je m’étais souvent questionné sur
les regards interrogatifs et moqueurs que Luckner portait sur notre fête de
fiançailles où Jézabel avait tenu à l’inviter. S’étonnait-il que j’aie pris la
décision de me marier avec une femme qui n’était pas digne de confiance ?
Se sentait-il coupable de ne pouvoir me mettre en garde contre une erreur
qui allait hypothéquer plusieurs années de ma vie ? Ou se sentait-il gêné
d’être présent aux fiançailles de celle qu’il pouvait baiser quand il le
voulait ?
Je demande à Luckner comment il a fait pour se trouver là, prêt à me
venir en aide. Question absurde car le hasard a ses règles, ses explications
connues de lui seul. Il me répond en détournant le regard qu’il a habité ce
quartier pendant des années et qu’il y a gardé de bons amis. Il me dit qu’il
était au courant de la présence de cette jeune fille que j’y avais amenée.
« Carl Vausier ne passe pas inaperçu à Port-au-Prince. On m’a bien vite mis
au courant qu’un écrivain connu logeait une fille par ici. J’aurais dû
t’avertir qu’avec un bébé c’était risqué. » Il a un petit rire : « En fait, le
risque a été plutôt pour Mme Belle-Ange. » Sans rien dire, j’ouvre la
portière du véhicule. J’ai simplement envie de lui mettre mon poing dans la
gueule. « J’ai appris pour Jézabel, dit-il après avoir pris une soudaine
inspiration. Jézabel n’était pas faite pour toi. Mais pouvais-je t’avertir ?
J’espère qu’aujourd’hui nous sommes quittes. » Je ferme la portière. Je
démarre en trombe en marche arrière. J’effectue rageusement une
manœuvre où j’évite de justesse l’étal d’une marchande de friture. Je n’ai
plus qu’un objectif. Retrouver Valencia. Savoir ce qu’il est advenu d’elle et
de son enfant.

J’ai traversé la rue sans me faire écraser, protégé par la bonne foi des
chauffeurs de Port-au-Prince qui, en dépit de leur refus de respecter les lois
les plus élémentaires de la circulation, conservent encore un saint respect de
la vie humaine. Ils se défoulent parfois sur les animaux, en particulier les
chiens dont on remarque souvent les cadavres sur la voie publique. J’ai
repris mes sens sur le trottoir d’en face. Dans l’eau noirâtre et visqueuse du
caniveau, j’ai vomi le contenu de mon estomac. Les gens m’observaient
sans rien dire. Ils devaient penser que j’étais un ivrogne à qui le mauvais
alcool en vente partout demandait des comptes. Plein de disciples de
Bacchus crevaient ainsi dans les rues. J’avais eu la présence d’esprit, en
dépit de mon trouble, de cacher l’arme sous ma chemise. La grosse
marchande, amie de Doudou, s’approcha de moi et, d’autorité, d’une main à
la fois ferme et poisseuse, laissant des relents de mauvaise huile, me passa
de l’eau sur le visage. Je vis un peu plus clair. Je me souvins de la
recommandation de Doudou. Nous avions une heure pour vider les lieux
avant le retour des membres du gang qui contrôlent ce quartier, et qui nous
demanderaient certainement des comptes pour la mort de Guerrier. Je
remerciai la grosse femme qui ne fit qu’incliner la tête en murmurant
« Jésus est avec toi ». Je marchai rapidement jusqu’au domicile de
Moustache. Les enfants qui avaient recommencé à jouer se dépêchèrent
d’aller, une fois de plus, s’immobiliser dans leur coin, agissant avec un
synchronisme parfait comme s’il s’agissait d’un mouvement maintes fois
répété. Je trouvai Doudou toujours assis en face du sorcier. Ce dernier suait
tellement qu’on s’attendait à le voir dans une flaque d’eau fumante.
« Tout s’est bien passé ? demanda Doudou d’une voix neutre.
– J’ai la chaîne et le médaillon », parvins-je à dire.
Doudou caressa du canon de son arme les lèvres d’un Moustache au
bord de l’évanouissement.
« Tu vois ? Tout est bien qui finit bien.
– Et Guerrier ? hoqueta-t-il. Que lui avez-vous fait ?
– Surtout, fais attention à toi, lui lança Doudou en guise de réponse. Il
n’arrivera rien à mon ami, sinon je te mettrai du plomb dans le corps. Tu as
été aveugle et sourd. »
Le sorcier fit un signe de tête. Il avait compris. Dans l’état où il se
trouvait, il lui faudrait du temps pour reprendre ses esprits. Doudou l’avait
terrorisé. Nous quittâmes le « temple ». Je me souvins de ces histoires
qu’on racontait sur les féroces tortionnaires du temps de la dictature,
personnages parfois respectés dans leur quartier, d’une correction
exemplaire, venant en aide aux veuves et aux orphelins de leur entourage
dès que besoin était. Doudou était de cette trempe, même s’il se permettait
quelques arnaques aux dépens de sa famille et de ses amis. On lui
pardonnait tout parce qu’on croyait qu’il était né, comme on dit chez nous,
avec un défaut. Il souffrait de kleptomanie, arguaient les plus savants.
C’était une bonne personne. Il fallait juste surveiller son porte-monnaie
quand on était avec lui, éviter d’être pris au piège de ses boniments. Je
venais aujourd’hui de découvrir le vrai visage de mon ami.
Doudou m’ouvrit la portière de la jeep avant de s’installer derrière le
volant. Crispé en sortant de chez Moustache, il semblait maintenant plus
détendu. Il mit le moteur en marche, mais ne démarra pas. Il regarda par les
rétroviseurs, examina les alentours pour s’assurer que la voie était bien
libre.
« Donne-moi l’arme », me dit-il.
J’avais oublié le revolver à ma ceinture. Je m’en débarrassai avec
soulagement. Doudou la renifla avant de basculer le tambour.
« Il en manque une. Alors, Guerrier, tu l’as eu ? »
J’eus du mal à répondre. Une boule glacée était coincée dans ma
gorge.
« Oui, arrivai-je à dire.
– Il est mort ?
– Je pense. Il a un gros trou dans la tête.
– Personne d’autre chez lui ?
– Personne », lui dis-je, pas si sûr au fond de moi, car j’avais un trou
dans la mémoire. Entre le moment où j’avais entendu le hurlement et celui
où je m’étais retrouvé au-dehors à vomir.
« Bien », dit-il en me tapant d’une main sur l’épaule.
Il démarra cette fois, lançant sa lourde jeep à transmission automatique
dans le flot de la circulation de fin de journée. Il tourna intentionnellement
dans plusieurs directions, vérifiant chaque fois le rétroviseur pour vérifier
qu’on n’était pas suivis. J’avais des palpitations. Une sueur froide me
coulait sur la nuque et dans le dos. Une douleur me vrillait la poitrine. Je
mis cela sur le compte de mon vomissement. J’allais très mal. Je crus que
j’allais tourner de l’œil. Doudou remarqua mon état.
« Je sais ce qui t’arrive, Carl, me dit-il. Là, ce n’est pas dans tes
romans. Tu es dans la réalité. »
Il me tapota l’épaule. Il avait l’air très satisfait.
« Tu es un homme, maintenant. Personne ne doit avoir les mains
propres. Il faut les avoir sales pour vivre sur cette terre. »
Je me dis que j’avais déjà les mains sales. J’avais déjà tué dans le
passé. Un poète, Gaston Paisible, que connaissait mon père. Mais ce
meurtre se justifiait. Il avait triché. Il m’avait drogué dans le but de me
violer. C’était quand même une chance si j’avais pu réagir. Sinon, je ne
serais pas ce que je suis aujourd’hui. Qui sait ce que je serais devenu aux
mains de cet homme qui, je devais l’avouer, avait un charme, un pouvoir de
persuasion hors du commun ? Ma production littéraire aurait pris une autre
direction. Je n’aurais pas été libre de mon esprit. Mais Guerrier, c’était autre
chose. Un voleur à la tire. Je m’étais lancé sciemment à ses trousses pour
reprendre une chaîne et un médaillon n’ayant qu’une valeur symbolique à
mes yeux. Ces bijoux valaient-ils plus que la vie d’un homme ? La migraine
m’élançait de nouveau. Le paysage lépreux de la ville défilait devant moi,
enrobé d’un brouillard presque opaque. Même le brouhaha de la cité me
parvenait étouffé. Mon tympan malmené par le coup de feu me vrillait
comme si un facétieux y avait introduit une aiguille et me titillait. J’allais
devoir faire un grand effort pour ne pas tourner de l’œil. Je venais de tuer
un homme de sang-froid. Je ne me remettrais jamais de cet acte.
« Je sais ce que tu ressens, me dit Doudou. Maintenant, je me sens plus
proche de toi. »
J’essayais de comprendre ce qu’il voulait dire. Il y avait toujours eu
une barrière impalpable entre nous. Cette gêne que ressent le filou devant
l’honnête homme. Il n’y a rien de plus difficile pour l’obscur que de
supporter la lumière. Certaines créatures vivent de l’obscurité. On n’a qu’à
tourner le commutateur, faisant jaillir la lumière dans une pièce noire pour
entendre parfois, si on a les sens aux aguets, la fuite précipitée des créatures
de l’ombre. J’avais trempé mes mains dans le sang d’un homme.
Désormais, je ne pouvais me prévaloir d’aucun avantage moral sur Doudou.
C’était un poids que je venais d’enlever de ses épaules, une épine de son
pied. Il me proposa d’aller prendre une bière histoire de décompresser. Il
s’empressa d’ajouter qu’il paierait la note. Je lui fis comprendre que je
préférais aller chez ma mère. Je ne voulais pas que Jézabel me voie dans cet
état, et surtout pas en compagnie de Doudou. Depuis qu’il lui avait soutiré
quelques centaines de dollars dans une affaire bidon à laquelle elle avait
cru, Jézabel vouait à mon ami une rancune tenace qui frisait la haine.
Doudou me déposa donc devant la demeure familiale et ne consentit à
repartir que lorsque je lui eus assuré que j’allais mieux. J’entrai en
m’arrangeant pour que ma mère ne me remarque pas et me réfugiai dans la
chambre que j’occupais avant mon mariage, restée telle que je l’avais
laissée. Je me laissai choir sur le lit et sombrai dans un sommeil lourd,
peuplé du hurlement d’une femme qui me lançait injures et malédictions
pour avoir donné la mort à son homme. Dans mon cauchemar, je ne
parvenais pas à voir son visage. Guerrier était là, surgissant d’une tombe, le
front sanguinolent, tendant la main vers moi pour me restituer la chaîne et
le médaillon. Je m’enfuyais et lui, à mes trousses, se rapprochait
dangereusement. Je me vis sur un pont où une femme en pleurs s’apprêtait à
se jeter dans le vide. Je voulus lui porter secours, mais Guerrier arrivait sur
moi. La femme se retourna avec un rire démoniaque. Une main se posa sur
mon front. Je crus que Guerrier m’avait rattrapé pour me marquer d’un
sceau d’infamie. Je hurlai. Je me réveillai. Ma mère était penchée sur moi.
C’était elle qui venait de me toucher. J’avais des frissons et le corps trempé
de sueur.
« Je t’ai entendu crier dans ton sommeil, dit-elle. Pourquoi es-tu rentré
sans me prévenir ?
Elle m’examina avec inquiétude.
« C’est la première fois que je te vois dans un état pareil. Qu’est-ce qui
est arrivé, Carl ? »
Je pris dans ma poche la chaîne et le médaillon, que je lui tendis.
« Tiens. Je ne veux plus les porter.
– Je voudrais bien savoir ce qui se passe, insista ma mère,
m’examinant avec attention.
– On me les avait volés. J’ai eu tout le mal du monde à les retrouver.
Après la mort de papa, je n’aurais jamais dû les porter. »
Sa mère prit la chaîne et le médaillon.
« Sais-tu qu’ils ont lapidé Millie ? » me demanda-t-elle d’une voix
courtisée par un sanglot.
Millie, c’était une amie à elle. Une vieille dame avec qui elle allait
régulièrement à l’église.
« Non, lui répondis-je.
– Elle est allée loger seule dans un quartier où elle ne connaissait
personne. Pour prier, elle allumait des cierges et brûlait de l’encens. Un
enfant est tombé malade dans la zone, puis est décédé. On a accusé Millie
d’être une sorcière et donc d’être responsable de cette mort. On l’a lapidée
en pleine rue. La police est intervenue trop tard. »
La folie dans nos rues, pensai-je, en dépit de la fièvre qui me dévorait
déjà. On croyait que certaines femmes, surtout vieilles, avaient le pouvoir
de voler la nuit, de changer de peau, de se transformer en n’importe quoi et
de s’en prendre aux enfants. Même aux statues de saints, de saintes ou de
vierges, on prêtait des pouvoirs comme celui de se déplacer pour aller
accomplir des choses encore plus invraisemblables. Un imaginaire capable
de nourrir les délires d’un écrivain ou d’un scénariste friand de fantastique.
« C’est affreux », arrivai-je à dire.
Ma mère me mit la main sur le front.
« Tu as de la fièvre. Je vais te préparer une infusion. »
Elle me laissa. Je ne sus quand elle revint. Je restai trois jours
inconscient, consumé par une forte température et délirant par moments.
Inquiète, ma mère fit chercher le médecin de famille qui voulut me faire
entrer à l’hôpital le plus proche. Ma mère refusa. Elle fit prévenir Jézabel
que j’étais malade chez elle, inconscient et donc incapable de revenir au
domicile conjugal. Jézabel ne daigna pas répondre. Elle m’avait bien laissé
aller seul à l’hôpital le soir où j’avais failli mourir de cette grave crise
d’allergie. Quand je revins à moi, j’étais dans un tel état d’accablement que
je dus rester plusieurs jours chez ma mère, qui me gava de toutes sortes de
bouillons et de potions dont elle tenait les recettes de sa grand-mère morte à
l’âge vénérable de cent dix ans. Cette fois, je ne pardonnai pas à Jézabel son
abandon. Je décidai de rester chez ma mère en attendant que ma femme
prenne elle-même la décision d’entamer la procédure de divorce. Je savais
qu’elle avait une autre relation. Je devais lui laisser le loisir d’aller jusqu’au
bout de son plan.

Je me réveillai en sursaut, encore dans mon rêve, imaginant béatement


que j’enlevais avec tendresse un bras de Mme Bénito passé autour de mon
torse. Elle se pressait amoureusement contre moi. Si Bénito apparaissait
maintenant, ce serait la catastrophe ! J’imaginais le drame à la fac et dans
ma famille. Je ne sortirais pas indemne d’une telle mésaventure. Bénito,
dans un accès de folie dû à sa jalousie maladive, pouvait se laisser aller à
une violence extrême. Je ne supporterais pas le regard méprisant de Vincent
qui m’avait manifesté sa confiance, m’envoyant, disait-il, chez le paysan au
caractère le plus difficile de toute la région. Je me levai précipitamment
pour mettre fin à cette rêverie qui n’avait pas de sens. J’avais du vide dans
la tête. J’enfilai mes vêtements. Mme Bénito n’était pas dans la case.
Sauveur dormait, un pouce à la bouche, un sourire sur les lèvres, plongé
dans un rêve heureux. J’ouvris la porte pour aller faire de rapides ablutions.
Le soleil était déjà haut dans le ciel. C’était la première fois depuis mon
arrivée chez Bénito que j’étais sur pied aussi tard. L’absence du maître des
lieux créait une espèce de légèreté, comme si sa présence contenait une
menace permanente. L’air semblait plus fluide. Les gazouillements d’une
flopée d’oiseaux dans les arbres m’enchantèrent. La nature s’était faite belle
ce matin pour profiter de l’absence de Bénito. Il me restait deux jours à
passer ici. Il me faudrait faire preuve de beaucoup de sang-froid. Ce songe
pouvait bouleverser mes rapports avec Mme Bénito. Ce qui me perturbait,
c’était qu’elle s’attendait que je l’aide à fuir, à quitter la région en
compagnie de son fils. Une fraction de seconde, je me demandai, inquiet, si
elle ne s’était pas donnée à moi cette nuit. Si c’était le cas, elle ne
comprendrait pas que je ne fasse rien pour la soustraire aux sévices de son
mari. Je délirais. Il ne s’était rien passé. Je voulais qu’il ne se soit rien
passé. J’espérai que le temps file vite pour pouvoir retourner à la capitale.
J’allai m’isoler sur le promontoire où je me plaisais tant à rêvasser
quand j’avais terminé avec les retranscriptions de mes observations dans les
champs de Bénito. Je pris avec précaution le vieux cahier dans mon sac de
cuir. Certaines pages étaient rongées par les insectes. L’humidité avait
souvent effacé l’encre. Les dernières pages étaient un peu mieux
conservées, mais j’eus tout le mal du monde à les détacher les unes des
autres. Non sans difficulté, j’arrivai à lire le français d’autrefois. Déjà
passionné d’histoire, j’avais eu l’occasion de consulter quelques documents
rédigés dans cette langue ancienne. Je traduisis à peu près ceci : « Ce nègre
empoisonneur est parvenu à me retrouver. Je l’ai vaincu, mais je suis blessé.
Ne survivrai pas. Je suis revenu ici pour récupérer ma Vierge. C’est à toi
qu’elle revient, mon amour. Je meurs, mais elle ne sera à personne d’autre
qu’à toi. » Je pris le temps de lire quelques bribes de phrases, de ce qui dans
le cahier avait survécu au temps grâce à une tenace volonté d’outre-tombe.
Je me rendis compte que c’était un journal qui retraçait la vie d’un riche
propriétaire de Saint-Domingue. Tout le début était illisible ou avait
disparu. Je découvris que Blanc marron était un marquis. J’arrivai à déduire
du peu de texte qui restait qu’il n’avait jamais quitté la colonie même au
plus fort de l’agitation ayant secoué l’île. Peut-être pensait-il que dans ces
montagnes, à cette altitude, il était protégé. J’avais pu déchiffrer cette
phrase : « Mes esclaves m’aiment, mis à part ce nègre empoisonneur à qui
j’ai fait couper un bras avant de le mettre au cachot pendant toute une
année. » Encore la Vierge ! « Ma Vierge trouvée en Terre sainte », écrivait-
il à plusieurs reprises. Au bas d’une page, je lus : « Elle a enlevé le poison
dans mon sang. Elle m’a redonné la vie. » Je fus étonné de découvrir un
passage bien conservé où il rapportait sa fuite au plus haut des montagnes
pour échapper à ceux qui avaient juré de ne laisser aucun Blanc, aucun
Français, en vie sur cette terre. « Ce nègre, ce renégat qui a servi sous nos
drapeaux, a ordonné de nous exterminer jusqu’au dernier. » Le marquis
faisait visiblement référence à un épisode bien connu de notre histoire, le
massacre des Blancs ordonné par le général Dessalines, qui recommandait
toutefois d’épargner les Polonais ayant combattu dans les rangs de l’armée
révolutionnaire et les étrangers dont les connaissances pouvaient être utiles
au nouvel État. Mme Bénito m’appelait pour le petit déjeuner. Je ne
répondis pas, fasciné que j’étais par ce que je lisais, ce que je devinais.
Mes doigts sur les pages m’infusaient des images, une compréhension
presque intuitive. « Mes camarades et moi attendons les renforts que le
Corse enverra forcément. Cette terre est française et elle le restera. » Je
commençais à percevoir l’origine du mythe attaché au Blanc marron. Des
Blancs, comme ce marquis, avaient fui dans les montagnes pour échapper
au massacre voulu par le général Dessalines. Des Blancs, pour la première
fois, se faisaient marrons ! Ils s’étaient sans doute retranchés dans les
montagnes, presque inaccessibles à l’époque, dans l’attente du retour d’un
autre corps expéditionnaire venu de la métropole. Ils avaient bien vite
déchanté. Napoléon était occupé à ses guerres en Europe. Le temps passait.
« Dans les montagnes, les nègres hostiles ont commencé à sympathiser avec
nous. Avons pris femmes parmi cette population. Désespérons de revoir la
mère patrie. » Je m’attardai sur un passage que je mis du temps à restituer.
Je dus laisser le cahier au soleil pour aller rejoindre Mme Bénito qui
s’époumonait à m’appeler. Elle m’avait servi ce matin un déjeuner plus
copieux que d’habitude. Des œufs, des racines, de la figue-banane, de la
papaye et un grand pot de jus de corossol sucré au miel. Elle s’assit en face
de moi pour me regarder manger. Cela me mit mal à l’aise et je lui en fis la
remarque. « Fais-moi venir à Port-au-Prince, répéta-t-elle. Tu pourras
m’avoir comme tu veux. C’est vrai. Je suis une paysanne. Je ne pourrai pas
être ta femme, mais je suis prête à être ta maîtresse. Personne ne te fera
l’amour aussi bien que moi. Je t’en prie. Il va me tuer si je reste ici. Tu es
mon seul espoir. Il n’y a que Vincent qui pourrait faire venir un homme ici,
dans la case de Bénito. Je ne crois pas que cela se renouvellera. » Je voulus
lui demander si cette nuit… Non, je me fustigeai. Il ne s’était rien passé. Je
lui demandai plutôt pourquoi elle n’avait pas parlé à Vincent de son
problème. « Voilà pourquoi Bénito fait confiance au Blanc : il ne pense qu’à
son travail. Il se fout complètement de nous. Notre misère, nos pleurs, nos
faims, tout cela le laisse indifférent. » Ce que venait de dire Mme Bénito me
toucha. C’était en partie vrai. Pour Vincent, nous n’étions que d’intéressants
sujets d’observation. Mes camarades étudiants prétendaient qu’il préparait
sa thèse de doctorat en se servant de nos travaux.
« Bénito est sur le chemin du retour. Nous n’aurons pas l’occasion de
nous parler. Au marché, il y a une dame. Elle s’appelle Claudette. Tout le
monde la connaît. C’est une cousine. Elle vient parfois me voir ici. Dès que
tu es prêt, tu lui laisseras un message avec tes instructions. Je m’enfuirai
pour venir te rejoindre là où tu m’attendras. N’aie pas peur. Bénito n’en
saura rien. »
Elle ferma le poing qu’elle tendit vers moi, laissant seulement le petit
doigt allongé. C’était la manière chez nous de sceller une promesse.
Pouvais-je me dérober à cet espoir insensé que Mme Bénito plaçait en
moi ? Je fis de même et nos deux petits doigts s’accrochèrent.
« Promis, dit Mme Bénito.
– Promis », repris-je, une boule dans la gorge.
Nous avions les auriculaires joints. Elle approcha son visage du mien
pour que nos lèvres se joignent aussi. On entendit alors un éclat de voix,
celle de Bénito réclamant de l’eau à boire, de l’eau bien fraîche pour son
gosier asséché par une longue marche. Mme Bénito s’écarta avec une telle
précipitation qu’elle renversa le pot contenant le succulent jus de corossol
sucré au miel. Elle se dépêcha d’aller déposer un baiser sur la joue de son
mari qui la repoussa en lui demandant si elle ne l’avait pas entendu dire
qu’il avait soif. Elle s’excusa et fila vers la case. Sans rien dire, Bénito alla
attacher ses deux chevaux, puis revint vers moi. Je lui trouvai un regard
soupçonneux.
« Ma femme a-t-elle bien pris soin de toi pendant mon absence ? »
demanda-t-il.
Je répondis que j’avais été bien nourri, sinon je n’aurais pu effectuer le
travail planifié par Vincent. Il hocha la tête, l’air satisfait. Je me sentis
rassuré. S’il avait eu le temps de nous voir quand, sa femme et moi, nous
scellions peut-être une impossible promesse, il n’aurait pas eu une attitude
aussi détendue.
« Très bien. Aujourd’hui, repos pour moi. Demain, on ira dans les
champs de l’autre côté de la montagne. Il faut compter trois heures de
marche à l’aller et autant au retour. Vincent m’a dit qu’il doit écourter ton
séjour d’une journée. Alors, prépare-toi. Demain sera rude. »
Sa femme revenait avec l’eau. Une cruche et un grand pot. Je
m’éloignai pour regagner mon promontoire. J’ouvris le cahier et repris ma
difficile lecture. Je m’ingéniais à deviner une existence à partir des quelques
mots qui avaient ici ou là échappé à la griffe du temps. Mon imagination de
romancier faisait le reste. Le marquis et ses camarades marrons, avaient
rencontré dans les montagnes des nègres qui n’avaient plus aucun contact
avec la « civilisation ». Des nègres qui avaient fui depuis des années les
plantations de canne à sucre et de café où ils subissaient un traitement
inhumain. Ils ne savaient rien de ce qui s’était passé. Que les Français
avaient été chassés de cette terre. Que l’esclavage était aboli. Qu’un autre
État avait vu le jour. Ils n’avaient conservé que leur méfiance, leur haine du
Blanc. Mais ils avaient vite compris que ces Blancs n’étaient pas un danger.
C’étaient des hommes qui fuyaient, comme eux, une menace. Ces nègres ne
savaient pas laquelle, mais de toute manière, au sommet de ces montagnes,
ils étaient protégés. Personne, si brave soit-il, ne prendrait le risque de
s’aventurer là-haut, dans des régions parsemées de pièges, à moins de
chercher un abri, un asile. Les Blancs, encore une fois, avaient trouvé les
négresses belles. Cependant ce n’était plus comme sur les habitations. Ici,
plus de rapport de maîtres à esclaves. Le marquis parlait de sa belle
Nubienne, une certaine Nala, qui lui avait donné deux filles. Quand il avait
compris que la France n’enverrait plus de troupes, que cette terre était
définitivement perdue, il avait voulu retourner sur son habitation dans un
seul but : reprendre une statue de la Vierge, abandonnée dans sa fuite
précipitée pour échapper à ceux qui avaient reçu l’ordre de massacrer tous
les Blancs.
Je voulais avoir plus d’informations sur le nègre empoisonneur dont
parlait le marquis, ce nègre dont il avait fait couper un bras avant de le
condamner à un an de cachot. À cette époque, un nègre empoisonneur était
pendu ou écartelé en public pour que son châtiment serve d’exemple.
Pourquoi celui-ci n’avait-il pas subi le même supplice ? Le marquis avait
payé cher son manquement à une pratique bien établie. Le nègre avait
patienté des années pour se venger, attendu sans désemparer que le marquis
revienne sur son habitation. En effet, beaucoup d’anciens grands
propriétaires, même ceux qui s’étaient réfugiés en France, brûlaient du désir
de rentrer en possession de leurs biens à Saint-Domingue. Je déchiffrai une
phrase énigmatique qui disait à peu près ceci : « Il a été dit qu’elle ne veut
pas qu’on donne la mort. » J’avais découvert les restes du marquis dans une
chapelle enfouie sous la verdure, quasi noyée parmi les sédiments. Le
marquis était un croyant fervent. À la faveur d’un pèlerinage en Terre
sainte, il était entré en possession de la statue de la Vierge, relique dont il ne
s’était jamais plus séparé jusqu’au jour où il avait dû fuir son habitation. Le
culte qu’il vouait à cette Vierge l’avait empêché de sévir contre l’esclave
comme il l’aurait dû. La statue avait été laissée dans la chapelle, dissimulée
dans un endroit qu’il était le seul à connaître. Il avait voulu la léguer à cette
femme, cette négresse qui avait partagé sa vie pendant des années et lui
avait donné deux filles. Le nègre empoisonneur était à l’affût. Les deux
hommes s’étaient battus jusqu’à la mort. Le marquis avait réussi à se
réserver un temps de vie, à maintenir sa volonté pour accomplir un dernier
rituel. Reprendre la statue, écrire ces ultimes mots. « À toi, Nala, ou à une
de tes descendantes… Qu’elle vous protège toutes du mal. » Aucune
information sur le nègre empoisonneur, qui avait emporté son secret avec
lui dans l’au-delà. Je ne sais comment me vint à l’idée que le rêve de
Sauveur pouvait m’aider à mieux comprendre l’énigme du Blanc marron.
Sauveur savait ce qu’il devait trouver dans les ruines. Il y avait une raison à
cela.
Je passai la journée à étudier et à retranscrire mes observations.
Sauveur, une fois réveillé, partit chercher de l’eau. La course prenait, j’avais
calculé, deux heures aller et retour. Pourtant, tout joyeux, il effectuait cette
corvée essentielle sans trace de fatigue. Pendant que l’enfant n’était pas là
et que je me trouvais, moi, dans le seul endroit où je me sentais bien, libéré
des entraves, sur le promontoire avec vue plongeante jusque sur la baie,
j’entendis encore une fois des coups, les cris de Mme Bénito, puis un
silence qui aurait dû me donner à craindre pour la jeune femme. Mais je
doutais fort que Bénito, si violent qu’il fût, prenne le risque d’attenter à
l’intégrité physique de sa femme jusqu’à être responsable de sa mort.
Réaction lâche de ma part, une manière de justifier ma passivité devant ce
qui se passait à quelques mètres de moi. En même temps, je devais être
honnête : je n’avais aucune chance dans une confrontation avec Bénito.
Vincent m’avait averti. Je me repris : je devais être muet et aveugle pendant
mon séjour chez Bénito. Ce qui était important, c’étaient les pratiques
culturales, le mode de vie économique de ces populations, leur manière de
gérer l’eau, etc. Bénito, sa femme et Sauveur n’étaient que des sujets
d’observation.
Une fois que Sauveur eut terminé ses tâches habituelles, qui
consistaient principalement à nettoyer une demi-douzaine de cruches qu’il
devait ensuite remplir d’eau de source et ranger dans le coin le plus frais de
la case, je le pris en aparté et lui demandai de me parler du rêve qu’il faisait
souvent, où Blanc marron figurait constamment. Tout d’abord il refusa.
J’eus la présence d’esprit de prétendre que, s’il ne me racontait pas ce qu’il
avait vu en rêve, il me serait impossible de venir en aide à sa mère. Il
réfléchit quelques secondes, pesant le pour et le contre, puis se décida :
« C’est toujours le même rêve. Je marche sur le sentier qui longe les ruines.
Je vois Blanc marron. D’abord, j’ai peur et je veux m’enfuir. Mais il
m’appelle. Une force m’oblige à avancer vers lui. Il me dit qu’il ne me veut
pas de mal et que je dois l’aider à remettre quelque chose à maman. Il me
dit aussi qu’il a attendu tout ce temps jusqu’à trouver une âme qui puisse le
voir et l’entendre.
– Il t’a dit ce qu’il voulait remettre à ta mère ? »
Sauveur secoua la tête.
« Non… Mais il insistait pour que j’explore les ruines. J’en ai parlé à
ma mère. Elle m’a interdit d’y aller, sauf quand tu lui as dit que tu viendrais
avec moi. »
Je sentais qu’un détail m’échappait. Quel lien y avait-il entre cet enfant
et le marquis mort depuis plus d’un siècle ?
« Quand as-tu compris que la statue était ce que tu devais remettre à ta
mère ? »
Sauveur ouvrit de grands yeux.
« Quand je l’ai vue. C’est Blanc marron qui m’a guidé jusque dans la
chapelle. Tu ne l’as pas aperçu ? »
Il me regardait, étonné que je ne sois pas dans cette évidence.
« Il était là, avec toi ? » lui demandai-je.
Un frisson me parcourait la nuque.
« Oui. Sinon, l’autre nous aurait fait du mal.
– L’autre ?
– Le nègre avec qui Blanc marron se bat tout le temps. »

Je ne sais si c’est la puanteur des flatulences de Mme Belle-Ange que


j’ai encore dans les narines quand je reviens au cimetière ou les relents du
Bois de Chêne, le grand égout à ciel ouvert qui traverse Port-au-Prince d’est
en ouest pour venir déverser dans la baie des tonnes de produits en
plastique. Je suis poussé par un sentiment d’urgence comme si, plus le
temps passe, plus Valencia risquait de disparaître de mon univers. Je la vois
comme un ballon gonflé à l’hélium, échappé des mains d’un enfant, qui
monte vers le ciel de plus en plus rapidement, porté par un courant d’air
ascendant. J’ai peur que tout s’écroule autour de moi si je perds Valencia,
mais je ne vois pas bien ce qu’est ce « tout » qui menace de s’écrouler. Je
comprends confusément que Valencia est un mystère me concernant, un
mystère dont je suis peut-être l’une des clés. Ce qui me trouble surtout, ce
sont ces images qui passent devant moi en un éclair dans une sorte de
brouillard. Je sais seulement que tout se déroule dans la pièce où j’ai pressé
la détente d’une arme et enlevé la vie à un homme. Avais-je dit quelque
chose pendant mon délire, tandis que ma mère déployait tout son savoir-
faire pour éteindre la fièvre qui me consumait ? Si c’était le cas, elle n’avait
rien laissé transparaître. Au contraire, quand j’avais commencé à aller
mieux, elle avait insisté pour que je lui dise la raison de mon état,
convaincue que mon esprit avait subi un « grand dérangement ». C’étaient
les mots qu’elle avait employés et elle ne se doutait pas combien elle
tombait juste. Pendant mon délire, j’avais revécu en boucle, un nombre
interminable de fois, la mort de Guerrier comme si mon esprit voulait
scruter la scène du crime à la recherche d’un détail que, moi-même, je
persistais à dissimuler.
Une fanfare précède un corbillard. L’éclat aigu des cymbales est
éprouvant. J’ai dans les tympans à la fois les deux coups de feu tirés par
Luckner pour m’extraire de la foule qui en voulait à ma peau, et celui qui
pourrissait mes souvenirs. Je ne connaîtrais sans doute rien de plus
douloureux, rien de plus épouvantable. Un autre vacarme de cymbales
éclate, dont je m’éloigne le plus possible, ignorant qu’à l’intérieur de la
nécropole les musiciens viennent de conclure leur représentation. Je
slalome entre les tombes pour retrouver au plus vite l’endroit où se tient
Valencia. Elle n’y est pas et, loin de me soulager, cette absence m’inquiète.
Je tiens à ce qu’elle revienne ici, car si elle a fait une croix sur son ancienne
vie – j’admets là mon incohérence –, j’aurai tout le mal du monde à la
retrouver. Je n’ai aucun indice pour orienter ma recherche, puisque j’ai
refusé qu’elle me parle de sa vie d’autrefois avant qu’elle s’établisse sous
ce pont voisin du cimetière.
De rage, je frappe la tombe de mes poings, soulevant un nuage de
poussière qui me fait éternuer. Le préposé, qui s’approchait de moi pour me
soutirer encore quelques sous, préfère s’éloigner prudemment, se disant
peut-être que l’homme qui revient avec une telle régularité à la recherche de
Valencia doit être un dérangé, et qu’il peut à n’importe quel moment avoir
un comportement violent. Je quitte le cimetière, chacun de mes pas
mesurant je ne sais quelle distance entre la tombe où Valencia mendie et
une quelconque détresse vers laquelle je me dirige tel un condamné vers
son poteau d’exécution. Je pense retourner sous le pont où logeait Valencia.
Je dois ressentir du soulagement aussi si elle n’est pas là, car c’était bien à
cause de cela que j’avais voulu lui trouver un toit. Pour que son bébé et elle
ne reviennent plus dans le cimetière.
On a eu le temps de remonter la tente au même endroit. Il est passé
juste quelques heures depuis que Valencia a quitté le logis que je lui avais
trouvé. Je m’approche, tentant honteusement de dissimuler ma satisfaction à
retrouver la jeune femme. J’entends les pleurs de l’enfant, puis Valencia qui
chante une berceuse : « Fé dodo, ti pitit manman l. Si ou pa dodo, dyab la
ap manje w. » Je trouve une certaine dérision dans ces paroles. Je soulève la
toile sale qui sert d’entrée et je pénètre sous la tente. Valencia me voit. Elle
ne fait pas un geste. Elle continue à chanter comme si je n’étais pas là. Sans
rien dire, je m’assois sur le sol, en face d’elle. Je suis captivé par la statue
qu’elle a posée sur un bloc de béton. Une statue qui me ramène des années
en arrière. Ce n’est qu’une simple coïncidence, me dis-je, en proie de
nouveau à un léger vertige. Je cherche dans ma mémoire le nom de l’enfant
qui avait trouvé cette statue dans les ruines de l’habitation caféière.
Sauveur ! La flamme d’une bougie vacille, ce qui semble animer la statue.
Brusquement, je ne me sens pas en sécurité sous la tente. Je dois faire un
effort sur moi-même pour me convaincre que ce n’est là que de
l’autosuggestion. J’ai encore en tête les propos de ceux qui prétendaient
avoir vu la statue sauter en ricanant sur le ventre de Mme Belle-Ange. Une
Vierge ne ricane pas, je raisonne bêtement. Une Vierge ne fait que sourire.
« Qu’est-ce qui est arrivé là-bas ?
– Tu oses me le demander ? répond Valencia d’une voix si froide que
je frémis. Tu voulais que cette femme ait mon bébé. C’est la raison pour
laquelle tu t’es refusé à moi. Tu avais autre chose en tête. »
Je dois vite me tirer de ce mauvais pas. Je sens une vague de violence
prendre naissance en Valencia. Une vague qui peut m’emporter, me
fracasser.
« Si ce que tu dis est vrai, je ne serais pas parti à ta recherche. J’aurais
craint ce que ta Vierge est capable de faire. »
J’ai trouvé d’instinct un argument de poids. Moi, j’ai la sensation
d’être emporté par une vague qui me fait peur. Ma rationalité n’est plus
d’aucune utilité dans ce que je vis actuellement. Le regard de Valencia
passe de moi à la statue. On dirait qu’elle attend un geste, une parole de
cette Vierge, qui me rappelle une poupée de porcelaine. Elle dépose le bébé
sur une couche de fortune, puis vient vers moi. Elle s’accroupit et approche
ses lèvres des miennes. Sa langue demande le passage. Elle sent le lait. Cela
ne m’empêche pas de ressentir un furieux désir, qu’elle vérifie en tâtant
mon entrejambe. Elle prend ma main, la guide vers ses seins humides. Ils
sont fermes. Elle s’écarte brusquement de moi et va s’asseoir auprès de son
bébé.
« Tu aurais dû savoir que cette femme était mauvaise, dit-elle.
– Comment aurais-je pu deviner ? On fait appel à un courtier pour
trouver une maison, Valencia. »
Elle éclate en sanglots. Je m’approche d’elle et je la serre dans mes
bras.
« J’ai fait un cauchemar au petit matin. Il y avait une lueur devant la
porte. Comme un grand feu. J’ai vu cette femme passer à travers le mur.
Elle ne marchait pas. Elle flottait dans l’air. J’ai saisi mon bébé pour le
protéger. Elle a ricané, me disant que rien ne sauverait mon enfant. J’ai
appelé la Vierge à mon secours. Tout ce qui enveloppait ma statue a pris
feu. Je me suis alors réveillée. J’ai entendu des hurlements au-dehors. Ce
n’était plus à moi d’avoir peur. J’ai ouvert la porte. J’ai vu cette femme,
Mme Belle-Ange, sur le sol, la Vierge sur son ventre. J’ai pris mon bébé et
je me suis enfuie. »
Depuis ce matin, je nage en pleine folie. J’ai l’habitude de penser que,
chez nous, il faut parfois vivre sans se poser des questions. La frontière
entre le réel et l’imaginaire, quand elle existe, est tellement poreuse que
toutes sortes de situations délirantes sont possibles. Je pose une question qui
me laisse une gluante sensation de gêne.
« As-tu pris la Vierge en partant ? »
Elle me regarde comme si je venais d’exprimer un non-sens qui frisait
la stupidité.
« Comment aurais-je pu la prendre ? Elle était sur le ventre de cette
femme qui hurlait comme un cochon qu’on égorge. »
Mon regard va de Valencia à la statue. Je n’ose plus rien dire. Mon
univers subit des métamorphoses qui me font croire que je glisse lentement,
mais sûrement, sur les pentes de la folie. Si un jour j’écris cette histoire,
j’imagine déjà l’effarement de mon éditeur parisien.
« Je sais ce qui te tracasse. Ce n’est pas moi qui ai ramené cette statue.
Je l’ai trouvée ici, après avoir monté la tente et être allée acheter du lait
pour mon bébé. Heureusement que j’avais pensé à prendre de l’argent avant
de me sauver.
– On fait quoi maintenant ? » je demande à Valencia, refusant de
m’appesantir sur cette absurde histoire de Vierge.
Elle me regarde avec étonnement, puis éclate de rire.
« Tu débarques dans ce cimetière. Tu me proposes de me loger. Tu me
donnes de l’argent. Tu ne me baises pas, même si ça porte chance. Mon
bébé manque de se faire dévorer par cette femme et maintenant tu me
demandes ce que je fais ! C’est assez que je te fasse confiance. Maintenant,
laisse-moi. Heureusement, j’ai de la chance à donner pour nourrir mon
enfant.
– Laisse-moi t’aider, dis-je à Valencia sur un ton presque suppliant. La
chance que tu me donnes à moi, c’est la possibilité de ma rédemption.
Comprends-tu ? J’écris des romans, mais je ne sais plus à quoi ils servent.
Mon ex-femme ne les lisait pas. Elle m’a même jeté au visage qu’après
douze ans elle n’avait plus besoin de moi. Comprends-tu ? Je veux exister
pour une femme. Être important pour une femme. Je veux sentir qu’une
femme a besoin de moi. Voilà tout. »
J’ai crié, hurlé, je ne sais pas. Des larmes coulent sur ma joue. Des
larmes brûlantes. Des larmes qui me noient dans ma désespérante existence
de chercheur de connivence. La connivence ! Le désir de me mettre au
diapason avec une âme, une personne, une femme, un lieu ! Pour faire
échec à ce sentiment constant de n’être pas en phase avec ce qui est autour
de soi. On se sent enfermé, cloîtré dans un décor construit par un dieu
facétieux et, de rage, on cherche la première occasion pour foncer et passer
à travers la cloison du mirage. Mais le décor est un labyrinthe. Tu te
retrouves toujours dans un autre décor, avec les mêmes marionnettes, dans
les mêmes constructions factices, avec d’autres prêtres, d’autres pasteurs,
d’autres imams, d’autres psys, d’autres professeurs de morale qui
s’évertuent à te convaincre que les chaînes qu’on se passe au cou sont des
couronnes de fleurs sans épines.
« Je veux sentir qu’une femme a besoin de moi, je répète.
– Moi, j’ai besoin de tout le monde, objecte Valencia. Pourquoi toi en
particulier ? »
Je pense à Saint-Exupéry et au Petit Prince. Je n’ai pas réussi à
apprivoiser Valencia. Quand on apprivoise une femme, même ses épines
deviennent une caresse sur votre peau. Une image tente de forcer les murs
de mon oubli pour y faire une brèche. Dans une incertaine fraction de
seconde, tout s’éclaire avec netteté, mais je n’en garde aucun souvenir.
« Parce que je me suis approché de toi tout doucement et que je me
suis assis à côté de toi sans parler. J’ai entendu ton souffle. J’ai respiré ton
odeur de terre et de lait. »
L’enfant recommence à pleurer. Valencia le prend dans ses bras.
« Peut-être ai-je besoin de toi », dit-elle enfin entre les baisers qu’elle
dépose sur le front de l’enfant pour le calmer.
Je garde le silence de peur qu’un mot déplacé ne fasse éclater cette
bulle dans laquelle Valencia vient de m’emprisonner. C’est une attente
d’une douloureuse fragilité. Je devine qu’une idée s’agite dans sa tête. Un
rien peut la renvoyer au néant.
« Je dois aller voir ma grand-mère. Elle m’avait dit : “Si un jour la
Vierge entend tes prières, pense à venir me voir.” Pourrais-tu m’emmener ?
– Où ? »
Elle sourit.
« Je croyais que tu ne voulais rien connaître de moi ?
– Là, je pense que je serai obligé de rencontrer ta grand-mère. »
Elle élude ma question sur sa destination.
« Il te faut une voiture. Une jeep de préférence.
– Tu veux partir quand ?
– Disons demain dans l’après-midi. Deux heures. Ça te va ?
– Pourquoi pas avant ?
– J’ai des petites choses à acheter pour les lui apporter. Elle est très
malade.
– Alors, va pour deux heures.
– Maintenant, tu peux partir », déclare Valencia.
Je me lève, hésitant.
« Je sais à quoi tu penses, fait Valencia. Je n’irai pas au cimetière. Ni
aujourd’hui ni demain. Je le dois à la Vierge. Elle a protégé mon enfant. »

*
Mon dernier jour ! Bénito n’a pas voulu que Sauveur nous
accompagne. On s’était levés à la même heure et Mme Bénito nous avait
servi notre petit déjeuner habituel. Elle avait une ecchymose sur la joue et
elle évita que son regard croise le mien. Je sentais une certaine hostilité
dans l’attitude et les propos de Bénito, mais c’était peut-être une fausse
impression. Comme il m’en avait averti, le champ où il m’emmena était à
trois heures de marche. Je compris pourquoi il n’avait pas voulu que
Sauveur nous accompagne. Sur les lieux, une autre femme aussi jeune que
Mme Bénito nous attendait. Elle était très noire de peau, contrairement à
Mme Bénito qui était ce qu’on appelle chez nous une mulâtresse. Elle était
enceinte, une grossesse assez avancée à considérer l’énormité de son ventre.
Bénito me présenta fièrement Alina, puis il me prit à part, je ne sais
pourquoi, pour me dire qu’il comptait bien se mettre en ménage avec cette
femme, car au moins elle avait un ventre fertile. « Si je savais que
Félicienne était devenue stérile, je ne me serais pas damné pour l’avoir »,
lança-t-il avec rage. Je ne voulus pas lui demander pourquoi il se
considérait comme damné, mais il était évident pour moi qu’il y avait un
rapport avec la disparition du père de Sauveur, cet homme auquel était
promise Félicienne. Bénito avait-il arrangé la disparition de l’homme pour
conquérir la femme ? Cela expliquait ses accès de violence proches de la
folie. Je remerciai Dieu d’être arrivé à la fin de ma période d’immersion
dans la campagne profonde. En même temps, j’étais angoissé en me
remémorant ma promesse à Mme Bénito. Je n’aurais jamais dû entrer dans
son jeu, alors que je ne savais pas par quel moyen l’aider à fuir. Je n’étais
qu’un étudiant dépendant de ses parents, même si la fac nous allouait une
modique somme pour nos besoins de tous les jours.
Après avoir fait honneur à la bouteille d’alcool que lui avait laissée
Alina – il m’avait presque forcé à prendre une gorgée de la boisson –,
Bénito me conduisit au champ qu’il s’apprêtait à récolter dans la semaine,
me dit-il. Il me laissa seul. Je devais effectuer les relevés compliqués que
Vincent m’avait demandés. Le travail était assez ardu, surtout avec les
dénivellations, les pentes accentuées qui donnaient le tournis si votre
regard, oubliant l’espace immédiat, plongeait dans le vertigineux paysage
qui s’étendait au-dessous de moi, plusieurs centaines de mètres plus bas. La
fraîcheur matinale avait fait place assez vite à une chaleur torride. Il n’y
avait pas le souffle d’une brise. Un malfini tournoyait dans le ciel, toujours
à la même altitude, en quête de sa proie de la journée. Le spectacle du
rapace me mit mal à l’aise. Pour moi, la présence d’un tel oiseau, dans la
réalité comme dans un rêve, était un mauvais présage. J’allai m’asseoir sur
un rocher. Il était temps de me désaltérer. Je n’avais pas ouvert ma gourde,
car je devais économiser sur mon eau en prévision de la longue route du
retour, toujours plus difficile que l’aller. Je n’eus pas le temps de réagir. Un
bras puissant me souleva par le torse pendant que la lame d’une machette se
pressait sur ma gorge.
« Tu pensais que les choses allaient se passer comme ça, gronda
Bénito. Tu profites de mon absence ? Avoue que tu as couché avec ma
femme. Avoue pour te soulager la conscience, avant que je t’égorge comme
un porc que tu es. »
J’aurais dû paniquer. Mais je gardai mon calme. Je le voyais mal
mettre sa menace à exécution. Il allait devoir s’expliquer devant plus fort
que lui. Pas seulement devant Vincent. Mon meurtre mettrait le pays en
émoi. Le gouvernement serait obligé de réagir surtout dans un contexte où
on voulait faire oublier les années sanglantes de la dictature.
« Bénito, ne fais pas cela, parvins-je à dire. Ta femme est la plus
respectable qui soit. Elle ne ferait jamais ce dont tu l’accuses.
– Tais-toi, hurla Bénito. Tu dirais n’importe quoi pour sauver ta peau.
J’ai vu votre attitude hier matin quand je suis arrivé. J’ai un sixième sens,
moi. Même en rêve, nègre, je n’accepte pas qu’un homme touche ma
femme. »
Je n’aurais de toute manière jamais commis l’erreur de lui dire que
j’avais seulement rêvé que je sautais sa femme. Un rêve, mon Dieu ! si réel
et qui m’avait causé un plaisir que je n’avais jamais connu et que j’aurais
tout donné pour connaître dans la réalité. On accorde trop d’importance
chez nous aux songes.
« Si tu me tues, tu auras à en rendre compte, lui rappelai-je.
– Et mon honneur ! hurla Bénito… Tu veux que tous ici se moquent de
moi ?
– Ta femme est honnête, Bénito, prononçai-je péniblement. Elle t’est
fidèle. »
J’allais implorer sa pitié. Je comprenais maintenant que rien ne
pourrait le raisonner. Vincent m’avait averti. J’aurais dû être sourd et
aveugle. Ce fut alors qu’intervint la maîtresse de Bénito.
« Laisse-le tranquille, Bénito. Tu ne vas pas aller en prison et me
laisser seule à cause de cette femme qui ne peut pas te donner d’enfant.
– Cela te fera trois péchés, râlai-je. C’est l’enfer qui te menace. »
Les trois péchés de Bénito. Il avait comploté la disparition, la mort du
père de Sauveur. Il avait eu une relation en dehors des liens du mariage. À
cela s’ajouterait un meurtre, le mien. Il poussa un hurlement de colère avant
de me libérer. Il leva les bras au ciel, la lame de la machette me renvoya un
rayon de soleil en plein dans l’œil.
« Pourquoi Dieu est-il si dur avec moi ? Pourquoi ? »
La femme le prit dans ses bras. C’était pathétique de voir ces deux
personnages enlacés, ce colosse de Bénito et cette femme frêle qui portait sa
grossesse telle une énorme bosse.
« Dieu sait ce qu’Il fait. Il a un plan pour nous tous. Je ne te demande
pas de quitter ta femme. Je serai toujours là pour toi. Je suis ta femme-
jardin. »
Elle embrassait Bénito qui pleurait. Surpris, je les vis réciter un Notre
Père, puis Bénito s’écarta d’elle et revint vers moi. Un autre aurait fui, mais,
ayant repris mes esprits, je compris que je ne risquais plus rien. Bénito
craignait trop le châtiment divin pour dépasser la limite d’une violence qui
le remplissait de culpabilité.
« On rentre », me dit-il.
Il partit brusquement, sans un mot de plus, même à sa concubine qui fit
seulement le signe de croix avant de rentrer – on aurait dit une ombre –
dans la case. Nous marchâmes en silence. Bénito, pour une raison obscure,
ne prit pas le même chemin, mais passa près des ruines de l’ancienne
habitation coloniale qu’on aurait pourtant dû éviter. Le marquis continuait-il
à croiser le fer avec le nègre empoisonneur ? Ce combat ne cesserait-il que
lorsque les deux ennemis seraient consumés par la haine qui les embrasait ?
J’avais une question pour Mme Bénito. Une dernière, dont la réponse
m’aiderait à élucider, du moins partiellement, le mystère de Blanc marron.
Mais la présence de Bénito m’enlevait l’occasion d’un tête-à-tête avec sa
femme. Ma seule chance était de tirer quelque chose de Bénito. Il avait
intérêt à se montrer un peu plus coopératif avec moi, après son accès de
colère qui aurait pu me coûter la vie et à lui sa liberté. Est-ce qu’il regrettait
son geste ? En tout cas, il ne voudrait certainement pas que je raconte à
Vincent ce qui s’était passé.
« Bénito, je te comprends, lui dis-je. Si j’avais une femme comme la
tienne, je serais jaloux aussi. »
Il émit un grognement, sans même tourner la tête dans ma direction.
« On est entre hommes. Je ne dirai rien à Vincent. Tu as ma parole. »
Il s’arrêta, se retourna vers moi. Il y avait toujours de la colère dans ses
yeux.
« Je ne veux plus pécher. Le pasteur dit que je suis un exemple pour la
communauté. Il ne sait pas que j’ai une concubine. Mais, si tu approches
encore une fois de ma femme, je te tue. Compris ? »
Si je répondais oui, j’admettais que ses soupçons étaient fondés.
« Demain, Vincent vient me chercher, Bénito. Tu n’auras pas
l’occasion de me prêter des intentions malhonnêtes. Mais je voudrais savoir
quelque chose. Des Blancs se sont-ils faits marrons autrefois dans ces
montagnes ? »
Il se remit à marcher.
« Dans les hautes montagnes, tu trouveras plein de gens à peau claire,
parfois même avec des yeux bleus, m’apprit-il. Mon grand-père m’a raconté
que des Blancs en fuite ont pris femme ici quand ils ont compris qu’ils ne
rentreraient plus jamais chez eux. Dessalines avait ordonné qu’on les tue
tous.
– Ta femme ! Elle est claire de peau !
– Sa grand-mère, sa mère, claires de peau comme elle, viennent d’une
communauté peuplée de descendants des Blancs marrons. »
Dépité, Bénito envoya un jet de crachat devant lui.
« J’étais fier d’avoir une aussi belle femme, même si elle avait déjà un
enfant. Au temple, dans son prêche, le pasteur m’avait félicité pour mon
geste. Épouser une femme dans ces conditions alors qu’elle avait un enfant
qui n’était pas de moi ! Il a dit que j’étais un saint, que je marchais sur les
traces du Christ, que les portes du paradis m’étaient ouvertes, que Dieu me
bénirait en me donnant plein d’enfants robustes avec cette femme. Après
plusieurs années de mariage, rien. Et je n’ai même pas le droit de
divorcer. »
Nous continuâmes notre route sans plus parler alors que lentement le
soleil déclinait dans le ciel sans que la chaleur baisse. J’enlevai ma chemise
que j’aurais pu tordre pour en extraire la sueur. J’imaginai une théorie que
seul un écrivain pouvait élaborer. Mme Bénito était la descendante de cette
Nala, la négresse à qui le marquis voulait offrir la statue. La mort l’ayant
surpris sans qu’il puisse accomplir son vœu, sa volonté était restée
empreinte dans le lieu. Elle était entrée en phase avec le jeune Sauveur, qui
de ce fait éprouvait le désir constant d’aller dans les ruines trouver la statue.
Dans le rêve de l’enfant, le message était clair : remettre la statue à sa mère.
Il n’y avait pas d’autre explication à cette histoire. Elle n’était pas
raisonnable, mais c’était la seule manière de lui donner un sens. J’avais déjà
eu plusieurs fois l’occasion de constater comment un raisonnement
purement matérialiste pour comprendre certains faits nous emmenait dans
une impasse.
J’arrivai à destination plus fourbu que d’habitude. J’allai m’allonger
sur un banc dans la cour, et je m’endormis après avoir bu une cruche d’eau
fraîche que Mme Bénito vint rapidement déposer près de moi. Elle s’éclipsa
avant que je puisse la remercier. C’est Sauveur qui me réveilla pour me
conseiller de rentrer. Il faisait nuit. Les esprits errants allaient s’aventurer
dans les environs. J’eus du mal à me rendormir, déjà pressé que le jour
arrive pour partir de là. Dans le noir, j’entendis les râles de Bénito, les
gémissements de sa femme. Des coups ! Mais pourquoi la frappait-il
encore ? J’eus la furieuse envie de me lever, de me jeter sur lui et d’engager
le combat avec le colosse, même sans la moindre chance d’en sortir
vainqueur. Je mordis mon oreiller, respirant à pleins poumons l’air confiné
de la case pour m’empêcher de pousser un cri de colère. Finalement, je
plongeai dans un lourd sommeil ponctué de bribes de cauchemars où un
nègre brandissant de sa main unique une épée ensanglantée menaçait de me
passer la lame à travers le ventre. Chaque fois, c’était le Blanc marron qui
surgissait, repoussant le nègre empoisonneur d’une violente bourrade, et les
deux personnages croisaient ensuite le fer.
Le cauchemar se répéta durant tout mon sommeil, jusqu’au moment où
le nègre me passa effectivement sa lame à travers le corps. Je hurlai de
douleur, implorant pitié, croyant, dans cet espace flou entre sommeil et
réveil, que Bénito venait de me planter sa machette dans le ventre. Mais il
faisait jour et, complètement réveillé, je constatai que je ne portais aucune
blessure. J’avais seulement un mal au ventre atroce, qui me propulsa dans
les latrines au fond du jardin où j’expulsai tout ce que j’avais dans les
intestins. En sueur, la douleur me tordant les tripes – j’avais dû attraper des
amibes –, j’entendis la voix de Mme Bénito derrière les doubles planches
qui servaient de porte : « N’oublie pas ta promesse, Carl. Claudette au
marché. Tu es mon seul espoir. » Je ne dis rien. Elle savait que j’avais
entendu. Mais la terreur me paralysait. Cette douleur ! Cette certitude
pendant une fraction de seconde que Bénito m’avait éventré ! La voix
gutturale de Vincent et son accent bien particulier quand il s’exprimait en
créole me ramenèrent à une réalité plus tranquillisante. Je sortis des latrines,
des douleurs encore plein le ventre, allai me laver les mains, puis rejoignis
Vincent qui me demanda si mon séjour s’était bien passé.
Bénito me regardait fixement. Il y eut un moment de flottement.
J’assurai mon moniteur que tout s’était déroulé comme prévu, sauf qu’en ce
dernier jour je craignais que les amibes m’aient joué de mauvais tours.
Vincent me dit de me dépêcher de récupérer mes affaires et que, si j’avais
un besoin en cours de route, je trouverais assez d’endroits pour me soulager.
Mme Bénito ne se montrait pas. Je serrai Sauveur très fort contre moi,
n’osant pas lui promettre un possible retour dans la région. Quand nous
nous fûmes éloignés de la case de Bénito, Vincent me réclama la garantie
que j’avais dit la vérité. Il savait que Bénito pouvait m’intimider. Je lui
confirmai mes déclarations. Je dus m’arrêter par deux fois pour permettre à
mes intestins de souffler derrière des buissons. À la clinique médicale du
centre de recherches agronomiques, après de rapides examens, on me
prescrivit des médicaments appropriés à mon mal.
Mes camarades et moi revînmes à la capitale trois jours plus tard. Ma
mère m’accueillit avec joie. Connaissant la date de mon retour, elle m’avait
préparé un copieux repas. Mon père était à l’étranger pour une conférence
É
au Mexique, mon frère aux États-Unis d’Amérique et seule ma sœur
partagea cette bonne cuisine. Au cours du dîner, ma mère parut soucieuse et
je lui demandai si son inquiétude n’était pas due à mon aspect physique.
Mon séjour à la campagne, surtout les derniers jours marqués par les
souffrances dues aux amibes, m’avait considérablement amaigri. Elle me dit
que l’organisation domestique lui causait des tracas. C’était sa quatrième
servante en cinq mois et la dernière venait de s’en aller en emportant des
pièces d’argenterie de grande valeur. Elle n’avait pas voulu porter plainte,
car elle cherchait toujours des excuses aux comportements les plus
répréhensibles. « Ce qu’il me faudrait, me dit-elle, ce n’est pas quelqu’un
de la capitale. Une femme d’âge mûr, même avec un enfant à charge.
Quelqu’un qui aurait le sens des responsabilités pour m’aider à gérer cette
maison. Toi qui reviens de province, Carl, ne connais-tu pas quelqu’un ? »
Je faillis m’étrangler. Ma mère me donna deux bonnes tapes dans le
dos. Ma sœur me scrutait du regard, consciente de mon trouble. Je pensai à
la promesse que j’avais faite à Mme Bénito. « Nous avons assez d’espace
pour loger au moins deux personnes, continua ma mère, qui suivait son
idée. Une servante qui vient le matin et qui part en fin de soirée, c’est un
peu difficile à contrôler. » Mon cœur battait très fort dans ma poitrine. Je
ressentis dans le ventre la même douleur que, dans l’espace entre sommeil
et réveil, j’avais éprouvée en croyant que Bénito m’avait planté sa machette
dans le corps. Et si c’était une prémonition ? Le paysan m’avait menacé.
J’étais certain qu’il passerait à l’acte s’il apprenait que j’avais organisé la
fuite de sa femme. La machette n’était pas la seule arme à sa disposition.
J’avais entendu plein d’histoires sur les paysans qui se vengeaient des gens
de la ville en utilisant des recettes vaudou. Je ne voulais pas y croire, mais
quelque part en moi couvait une peur atavique. Je me remémorai ce rêve où
je m’étais vu faisant l’amour avec Mme Bénito. Je conclus qu’avec le désir
qu’elle suscitait chez moi, désir qu’elle devait soupçonner et qu’elle
comblerait certainement pour me remercier, sa présence serait dangereuse.
S’ajoutaient, et je ne devais pas me le cacher, mes réticences de petit-
bourgeois devant une relation aussi proche avec une servante, à plus forte
raison une paysanne. Ma promesse à Mme Bénito ne résista pas longtemps
à toutes ces peurs et ces considérations. Je répondis d’une voix que je ne
reconnus pas : « Non, maman. Je ne vois personne. Si je connaissais
quelqu’un, je te le présenterais. » Ma sœur me regarda encore une fois,
esquissa un sourire et plongea le visage dans son assiette.

*
Je reçois un appel du juge de paix. Il veut seulement que je signe une
déclaration relative à la mort de Mme Belle-Ange. Je reviens d’une agence
de location de véhicules. J’ai payé pour un 4×4 et m’apprête à passer
prendre Valencia. Heureusement, ce détour ne demande pas trop de temps.
D’après le rapport rédigé par le juge, il n’y a pas lieu de poursuivre
l’enquête. Mme Belle-Ange est morte étouffée « de l’intérieur » par ses
flatulences. Je ne comprends pas le sens de ces mots, même si je suis pour
quelque chose dans la formulation. Peut-être aussi que les flatulences de
Mme Belle-Ange l’ont propulsée, comme les moteurs d’un jet, au-dessus de
sa demeure jusqu’à la cour de l’arrière, où elle a atterri tout juste devant la
porte du logis de Valencia. Le juge concède qu’il n’y a pour l’instant
aucune explication sur la manière dont cette femme impotente a pu arriver
jusqu’au lieu de sa mort. On repousse l’idée que des mains
malintentionnées l’auraient transportée ici. Pour enlever le cadavre, on a dû
faire appel à plusieurs volontaires du quartier. Il a fallu étudier un itinéraire
permettant de transporter la dépouille. Le corps ne passait pas par les étroits
corridors. On a eu tout le mal possible à le placer dans l’ambulance, si bien
que les deux employés de l’entreprise des pompes funèbres ont menacé de
débarquer le cadavre si quelqu’un de la famille ne certifiait pas qu’il
acceptait de payer le triple de ce qui était demandé habituellement pour un
tel service. Le juge veut savoir si Valencia m’a donné sa version des faits.
Je mens en prétendant avoir appris que la jeune femme, épouvantée, s’est
réfugiée en province.
Mon passage chez le juge me vaut une heure de retard à mon rendez-
vous avec Valencia. Elle m’attend, sur le pont menant au cimetière, assise
sur un banc que quelqu’un lui a trouvé, son bébé sur les genoux, à côté
d’elle une malle et un paquet enveloppé dans des journaux et ficelé. Elle
porte comme à l’accoutumée un jean délavé, mais a troqué son tee-shirt
pour un chemisier de coton noir qui lui va à ravir. Elle a pensé que je ne
viendrais plus. Je ne lui parle pas de mon passage chez le juge. Elle me
demande de l’aider à prendre seulement la malle et, malgré son enfant sur
l’épaule, soulève le paquet pour le déposer à ses pieds, devant le siège où
elle s’assied. Je lui demande s’il s’agit de la statue. Elle se contente d’un
mouvement de tête affirmatif. Je lui dis que maintenant il est nécessaire que
je sache où on va. Elle m’indique la direction du sud. « Miragoâne », dit-
elle. Elle n’ouvre plus la bouche pendant toute la durée du trajet vers cette
petite ville. Nous ne sommes pas retardés par les embouteillages coutumiers
à la sortie de la capitale. Je ne pousse pas trop la jeep de location que je
conduis, car je sais le peu de soin qu’on prend souvent au contrôle de ces
véhicules. À Miragoâne, Valencia me dit de traverser la ville. Il faut que je
trouve la route qui mène vers la montagne, vers Salagnac, une région où je
n’ai pas mis les pieds depuis que, étudiant à la faculté d’agronomie, j’y ai
passé une semaine en stage d’immersion chez une famille paysanne.
Quand je m’engage sur la voie étroite, trouée d’ornières, qui doit me
conduire vers des souvenirs que je n’ai plus aucune raison de ramener à ma
mémoire, les battements de mon cœur ralentissent. Je me vois cheminer
vers un destin inexorable, difficile à éviter. Le rouge de la terre et des
roches de la montagne éventrée dans le temps par les flibustiers de la
bauxite est un catalyseur qui réveille en moi mille sensations, celles que
j’éprouvais quand, dans notre autobus d’étudiants, nous imaginions les
aventures qui nous attendaient dans la montagne, dans ces lieux où les
paysans entretenaient la flamme des mythes qui pourtant disparaissaient au
rythme des fuites sur les navires de fortune. Je pilote dans un état second.
J’ai envie de m’arrêter, de faire marche arrière, de laisser Valencia
poursuivre seule son chemin ; mais je continue malgré moi, comme
paralysé par un sortilège. Au volant du véhicule, je ne suis plus qu’une
loque, une somme de douleurs infinitésimales, un échec masqué par une
plume que certains jugent brillante, moi qui n’ai eu que le talent de révéler
le sombre éclat de la folie et du chaos. J’ai été envoyé au tapis plusieurs
fois. Je me suis toujours relevé titubant, déterminé envers et contre tout à
rendre les coups, sûr que grâce à mes bravades pour infléchir le destin je
réussirais à lui envoyer un coup là où cela lui ferait le plus mal. Un coup
que les dieux mêmes ressentiraient pendant une fraction de leur éternité,
juste assez pour leur signifier ma fierté d’homme.
Maintenant, tandis que le véhicule avance sans manifester aucun signe
de fatigue sur la pente raide, je sais que l’arbitre me compte à terre. Je ne
parviendrai pas à me relever. Il me reste seulement à espérer que le
décompte dans l’espace-temps du maître du jeu ne correspond pas au fleuve
de mon propre temps, et que je trouverai encore un peu d’énergie pour être
sauvé par le gong. Valencia dit qu’elle me sent tendu, comme si je craignais
la nuit qui ne tardera pas à étendre son manteau sur la montagne. La route
continue de monter. Le chemin que j’avais fait avec Vincent dans le temps
n’est plus le même, car l’asphalte s’enfonce toujours plus haut dans la
montagne. Même quand elle laisse place à la terre battue, celle-ci est assez
solide pour permettre la suite de l’ascension, qui doit tout de même être
ardue en période de pluie. Un brouillard dense flotte sur la montagne.
Valencia me fait tourner sur un sentier bordé de pins, signe d’une tentative
de reforestation. Je ralentis. Le chemin rétrécit et suit le flanc du morne. Si
un véhicule vient en sens inverse, on doit négocier pour choisir qui fera
marche arrière jusqu’à atteindre un élargissement du passage autorisant le
croisement. Ma concentration sur la conduite me dégage momentanément
des tentacules d’une confusion qui ne recule que pour revenir avec plus de
force, bien décidée à m’enlever tous mes repères, à faire sauter toutes mes
digues afin que la grande vague de mes douloureux souvenirs m’emporte
loin, sur les récifs de la culpabilité et des remords. Je veux me convaincre
qu’il s’agit d’un hasard, d’une étrange coïncidence, et que je n’ai
mathématiquement aucune chance de revenir là où je ne le voudrais surtout
pas. Le paysage a tellement changé que je ne sais pas si je vais vers ce que
je redoute ou vers le soulagement de rencontrer des gens que je ne connais
pas, la famille de Valencia, avec qui je n’ai aucun lien.
Elle m’annonce qu’on va s’arrêter bientôt. Je me rassure. Le brouillard
s’épaissit. Il devient dangereux de continuer sur cette route devenue un
sentier, où seul un conducteur connaissant bien la configuration des lieux
peut s’aventurer. On débouche sur une cour boisée. Valencia me demande
de me garer. Dès que j’arrête le moteur, elle lance un remerciement à la
Vierge, ouvre la portière et descend avec le bébé qui a dormi pendant tout le
trajet. Je prends sa malle. Elle se charge de la Vierge empaquetée. Je vois
apparaître une case que je reconnais malgré les années passées : celle de
Bénito, le paysan que Vincent avait choisi pour accueillir ma première
immersion complète à la campagne. La panique me saisit, la même que le
jeune Carl avait ressentie quand il s’était réveillé en pensant que Bénito,
dans un dernier accès de rage, lui avait planté sa machette dans le ventre.
« Viens, me dit Valencia. De quoi as-tu peur ? Rien ne t’arrivera ici. Sois
gentil avec ma grand-mère. Elle est presque aveugle. » Les derniers mots de
Valencia me dissuadent de fuir. Elle ne peut pas savoir. Elle ne doit pas
savoir. Elle ne frappe pas à la porte, mais l’ouvre en tournant la poignée
puis en poussant le battant d’une épaule. « Grand-Ma, crie-t-elle. Ta petite-
fille est venue te voir. » J’entends une voix faible qui lui dit d’avancer, de
venir l’embrasser, la serrer contre une poitrine. Il y a une telle souffrance
dans cette voix ! Un désespoir qui la rend presque inhumaine. Une joie
aussi. Une dernière joie provoquée par la présence de Valencia. L’intérieur
de la case est bien éclairé par une lampe à énergie solaire. Je découvre la
femme sur un fauteuil roulant. Elle a perdu une jambe. L’autre fait un angle
bizarre avec son corps. C’est une femme qui a vieilli trop vite et que je
reconnais.
« Voici ma grand-mère, me dit Valencia. C’est son mari qui l’a mise
dans cet état. Une nuit, il est rentré ivre et il l’a battue, lui a brisé les
jambes. Il l’a laissée pour morte ici. Claudette, une tante, l’a découverte le
lendemain encore en vie. On a pu la transporter dans un centre de santé. Les
médecins ont tout fait pour la sauver, mais ils ont dû l’amputer d’une jambe.
L’autre n’était pas mieux. Ils ont tout tenté pour remettre les os en état.
Voici le résultat.
– C’est qui, avec toi, Valencia ? demande Mme Bénito. Ma vue a
encore baissé. Quand il commence à faire nuit, je distingue très mal les
visages. »
Être réduit à l’immobilité complète, à l’impuissance, et assister à la
danse du feu qui va vous consumer, l’enfer ne doit pas être autre chose.
Votre faute à ce moment s’éclaire à la lumière de ce feu auquel on ne peut
échapper. C’est comme se faire dévorer vivant, peu à peu, par un prédateur
qui se délecte non seulement de votre chair et de votre sang, mais aussi de
votre souffrance, de votre peine, de vos regrets, de vos remords impossibles
à effacer. Il n’y a plus de place pour la confession ni pour la rédemption. Si
le couperet de la guillotine tombait, on pourrait se réjouir de plonger d’un
seul coup dans la probable inconscience de la mort. Mais, ici, le couperet ne
tombe pas. L’impuissance, la douleur vous immobilisent dans un temps figé
où il faut boire jusqu’à la lie le calice de vos inconséquences, de vos
lâchetés et de vos soumissions aux codes d’un monde fou et inhumain.
« C’est Carl, Grand-Ma. Il m’a beaucoup aidée à Port-au-Prince. Grâce
à lui, j’ai pu venir te voir ce soir. »
Les mains de Mme Bénito battent l’air comme si elles cherchaient à
attraper quelque chose.
« J’ai connu un Carl il y a très longtemps. Il doit être mort à présent.
Pendant que je souffrais à l’hôpital, j’ai tellement prié pour qu’il aille en
enfer. »
Elle a un petit rire qui me terrifie.
« Ensuite, j’ai regretté d’avoir demandé sa mort. Une bonne chrétienne
ne rend pas le mal pour le mal. Il est dit dans la Bible que c’est en
souhaitant le plus grand bien à son ennemi qu’on accumule des charbons
ardents au-dessus de lui. Viens m’embrasser, Carl. J’espère, Valencia, que
tu as trouvé un autre père pour ton enfant. »
Valencia me donne une petite bourrade pour me pousser vers sa grand-
mère. Je me penche vers Mme Bénito. Je pose un baiser sur sa joue. Le
baiser de Judas ! Je me dépêche d’éloigner mes lèvres de sa peau flasque,
comme si je craignais qu’elles y restent collées telles des mouches prises
dans la glu d’un piège. Je ne sens pas une brûlure, mais une sorte de froid
incandescent, que j’ai envie de soulager par la chaleur d’une main. Mais je
ne veux pas faire un geste qui entraîne un soupçon dans l’esprit de Valencia.
« Ton ami doit avoir faim. On m’a apporté du pain ce matin. Il y a
aussi des fruits, du sucre et un peu de lait frais. Donne-lui à manger. Je ne
suis plus utile à grand-chose. Avant, dépose la Vierge près de moi. Laisse-
moi tenir l’enfant. »
Valencia tend le bébé à Mme Bénito qui le prend avec une tendresse
infinie. La jeune femme dépaquette avec précaution la statue qu’elle place
debout sur le sol. Elle mesure à peine quarante centimètres. Valencia allume
une bougie. Mme Bénito commence à réciter le rosaire tout en berçant
l’enfant. Valencia me propose de m’asseoir, le temps de préparer la
nourriture. Je reste silencieux, tétanisé, n’osant pas regarder cette femme
vieillie trop vite et handicapée, tout cela par ma faute.
Je pleure silencieusement. Ma poitrine est soulevée de sanglots. Obligé
de les refouler, je m’enfonce au plus profond d’un cachot où je veux me
cacher du monde et même, suprême aberration, de Dieu. L’enfance, les
premières années dans le monde adulte, laissent souvent dans les souvenirs
une bienveillante nostalgie empreinte surtout du désir de se construire un
passé, un havre de paix où l’on se réfugie quand les tempêtes de l’existence
menacent de vous emporter. Moi, je n’ai plus rien. Le fruit de mon
mensonge est là. Cette femme handicapée. Cette femme qui aurait pu avoir
une autre vie. Il aurait fallu tout simplement que je dise à ma mère que je
connaissais quelqu’un qui souhaitait venir à la capitale, qui cherchait
l’accueil d’une famille digne et honnête. Il faut que je trouve l’énergie
nécessaire pour me lever et quitter cette case. Fuir ! Sans doute ne saurai-je
pas retrouver mon chemin dans le noir, mais je garerai la jeep quelque part
et j’y resterai recroquevillé en attendant la lumière du jour sans craindre que
les esprits rôdeurs s’en prennent à moi, car ils reconnaîtraient un des leurs,
un esprit aussi malfaisant qu’eux.
La main de Valencia sur mon épaule m’empêche de partir. La jeune
fille dépose devant moi, sur une table basse, de la cassave, du lait, des
tranches d’avocat, une figue-banane et des oranges pelées. Je mange sans
rien dire, cherchant dans des mouvements mécaniques un soulagement à
mes angoisses. Pendant ce temps, elle étend une grande natte sur le sol, y
installe des draps et des oreillers. « Elle dort dans son fauteuil, me dit
Valencia. C’est ainsi depuis des années. » L’enfant pleure. Il s’est réveillé.
Valencia le récupère pour lui donner le sein. Mme Bénito continue d’une
voix monocorde à réciter des litanies à la Vierge. L’enfant s’est rendormi.
Valencia le replace dans les bras de Mme Bénito. « Elle voudra le garder
toute la nuit, m’explique-t-elle. Si elle n’était pas impotente, elle aurait
demandé à l’avoir pour elle seule. » Sans gêne, elle enlève son jean et
s’allonge sur la natte, gardant son chemisier. « Viens te coucher. Il fait
nuit. » Le choix ne m’est pas offert. Je finis de manger, puis je me glisse
auprès d’elle, après avoir enlevé seulement souliers et chaussettes. Valencia
me recouvre du drap de laine sous lequel elle est déjà allongée et se presse
contre moi. Nos lèvres se frôlent, mais elle se détourne pour dormir. Je
pense à passer mon bras autour d’elle. Je vois les yeux de la statue,
traversés je ne sais par quel éclair. Valencia, avant de se coucher, a baissé
sensiblement l’intensité de la lampe solaire, si bien que la flamme de la
bougie crée des effets curieux que la présence de la statue rend plus
étranges encore.
« Où est ton grand-père ? » je murmure à Valencia.
Je ne tiens pas à ce que Mme Bénito m’entende. Valencia me donne un
coup de coude.
« Je croyais que tu ne voulais rien savoir de moi ? »
Je regrette d’avoir persisté dans une attitude qui se révèle préjudiciable
à mon propre intérêt.
« Je veux savoir, j’insiste. Où est-il ? Tu as dit que c’est lui, le
responsable de l’état de ta grand-mère. »
Elle prend quelques secondes avant de répondre.
« Il n’est jamais revenu depuis ce jour. La police l’a recherché en vain.
Peut-être a-t-elle fait semblant. Finalement, comme c’est toujours le cas
chez nous, tout a été oublié. Bénito a rejoint sa maîtresse, Alina, avec qui il
avait deux enfants. Un jour d’orage, la foudre est tombée sur leur case. On a
retrouvé les corps calcinés de toute la petite famille.
– Mon Dieu ! » je m’écrie, et aussitôt je baisse la voix pour que
Mme Bénito ne m’entende pas. « J’espère que ta Vierge n’a rien à voir là-
dedans. »
Elle étouffe un début de rire.
« Ça, je ne peux pas te le dire. Des habitants du coin ont juré avoir vu
une Vierge dans les ruines de la case. Depuis, personne ne s’en approche.
On dit que le lieu est maudit et qu’on peut voir le fantôme de Bénito pleurer
en demandant pardon à je ne sais qui.
– Ton père ? Ta mère ? Où sont-ils ?
– Morts dans le tremblement de terre à Port-au-Prince. Je n’étais pas là
quand la maison s’est effondrée sur eux. »
Je sais que Mme Bénito n’a eu qu’un fils.
« Comment s’appelait ton père ?
– Sauveur, dit-elle.
– C’est lui qui t’a montré comment manier un lance-pierre ?
– Comment tu le sais ? » me demande-t-elle brusquement.
Je m’en tire par une pirouette.
« Il n’y a qu’un père qui peut enseigner ce genre de chose à sa fille.
– Ok. Maintenant, laisse-moi dormir. »
Je ne veux surtout pas fermer l’œil, perdre conscience, à cause de cette
inquiétante statue. J’ai maintenant en mémoire, avec une grande acuité, la
douleur de la lame de Bénito dans le ventre. Est-ce encore mon sentiment
de culpabilité qui me pèse ? Je sens le regard de cette effroyable Vierge fixé
sur moi. Et puis, le chant étouffé de Mme Bénito n’en finit pas. Par deux
fois, Valencia se retourne, colle son corps contre moi en gémissant. Sa main
cherche mon sexe. La menace de la Vierge m’enlève tous mes moyens. Je
reste indifférent à son désir. Comment pourrais-je la posséder ici, sous les
yeux même presque aveugles de Mme Bénito ? Ce serait d’une insolence
stupide, une sorte de suicide par l’effet de la colère divine. Je passe la nuit à
regarder la Vierge, à surveiller le moindre frémissement de la statue de
pierre, la moindre transformation de son minéral qui annoncerait que je suis
le prochain pécheur à subir son courroux.
Je me revois, des années auparavant, penché sur le journal du marquis,
du moins ce qu’il en restait. Le mystère de la Vierge se tenait dans ces
pages que le temps avait détruites. Je savais seulement que la statue venait
de Palestine. Je me souviens de l’étrange ressemblance entre cette Vierge et
la sainte, objet d’un culte fervent sur les hauteurs de Port-au-Prince, dans
une église que l’épiscopat catholique ne reconnaît pas, sans pour autant que
la ferveur des fidèles pour la sainte en soit égratignée. J’avais visité une
seule fois ce temple. Il fallait que j’y retourne. Pour m’assurer de cette
ressemblance. Idée absurde. Cela ne servira à rien. Mais il y a des décisions
qu’on prend ainsi. Pas même pour combler un vide. Pour voguer sur le vide.
Pour donner un sens au vide. Chaque craquement dans le toit de chaume,
chaque bruit au-dehors, je les attribue dans mon esprit à un mouvement, un
déplacement de la statue, et je plonge dans une terreur folle. Je sue tant que
la partie du drap de laine qui me couvre est trempée. De plus, je suis
incommodé par mon odeur et je crains que Valencia ne se réveille et me
découvre dans cet état. Elle trouverait bizarre, même suspect, mon
comportement.
Je pêche dans mes souvenirs un chant d’espérance que mon père avait
l’habitude de nous faire entonner à une époque où chaque soir il voulait que
nous priions ensemble. Je chante d’une voix si basse qu’il faudrait
approcher les oreilles tout près de mes lèvres pour m’entendre. La flamme
de la bougie vacille. Je crois percevoir un ricanement. Ce n’est que le
hululement d’une chouette. Je perds la mélodie et les paroles du chant
s’embrouillent dans ma tête. Je referme mon bras autour du corps de
Valencia. Je la serre fortement contre moi, comme si ce geste me
prémunissait contre une attaque dévastatrice de la statue qui persiste à me
fixer d’un regard haineux, démentiel. Cette Vierge, tapie dans la pénombre
alimentée uniquement par la flamme d’une bougie – qui, par une autre
magie, ne se consume pas tandis que l’énergie de la lampe solaire est
épuisée –, m’impose le souvenir d’une autre Vierge qui m’avait englouti
dans sa mer glacée. Je pense à Jézabel pour qui, en dépit de tout, j’ai une
flamme au cœur, comme on porte une torche enflammée pour faire reculer
les garnisons du froid. Je pense à Jézabel qui dissimulait mal ses froideurs
et qui me caressait toujours les seins, comme on tourne le bouton d’un
appareil radio pour trouver la fréquence appropriée. L’image d’une autre
femme qui a marqué ma vie me revient en mémoire. Félicia ! Je la chasse
rageusement. Elle a été la seule à avoir mis de la folie, de la chaleur dans
mon lit, mais elle m’a fait fuir avec ses exigences financières et sa manie de
la propreté qui frisait la démence.
Un nouveau ricanement me terrifie et donne du champ à ma terreur.
Mme Bénito, dans son sommeil, est prise d’une soudaine hilarité, un rire
mécanique, inhumain, qui pourrait être celui d’un bourreau prenant plaisir à
enfoncer une lame dans le ventre de sa victime. Chaque interstice de cette
nuit est une mise en acte de ma folie et je parviens au petit jour, quand les
premières lueurs du soleil commencent à éclairer la case et à dissiper l’aura
démoniaque de la Vierge, dans un état de délabrement physique tel que je
ne sens plus mes jambes. Je crois que Mme Bénito, avec le concours de
cette Vierge démoniaque, me transmet l’expérience du handicap dont je suis
responsable. Ma rationalité s’abîme dans l’océan d’un imaginaire contre
lequel je me pensais immunisé. Affolé, je secoue Valencia. Elle se réveille.
Je lui demande de m’aider à me lever. Elle ne comprend pas cette question.
« Mes jambes… Je ne les sens pas. C’est une crampe. Aide-moi. » Elle se
frotte les yeux, se met debout et me tend les mains. Avec son appui, j’arrive
à me redresser, tremblant de tous mes membres car j’ai peur que cette
sensation d’impotence ne soit le signe avant-coureur d’un châtiment
concocté par la Vierge qui ne m’inspire que terreur et dégoût.
Je me précipite vers la porte que j’ouvre brutalement. Je marche vite
vers le jardin pour vomir. Je ferme les yeux. J’agrippe ma poitrine dont les
crispations sont trop douloureuses. « Tu es malade », remarque Valencia qui
m’a suivi. Elle me verse de l’eau sur la tête, me frotte vigoureusement le
visage. Je me sens mieux, malgré un léger vertige. Je crains cette image qui
me hante. « Il faut que je rentre à Port-au-Prince », dis-je à Valencia. Je ne
me vois pas passer une heure de plus dans cette case, près de cette case,
avec cette Vierge qui risque de s’animer si elle perçoit une trace de mon
ignominie passée. « Je lui avais promis de ramener la Vierge chaque fois
qu’elle se manifesterait dans ma vie. Je reviendrai dans sept jours. » Le sept
est le chiffre clé de nombreux rituels. Valencia va récupérer sa malle et son
bébé. Je reste dehors, mais Valencia m’appelle pour saluer sa grand-mère
avant de partir. Je ne peux me soustraire à cette dangereuse confrontation.
Je me penche sur Mme Bénito. Je pose mes lèvres sur sa joue. Elle agrippe
un instant mon bras pour me murmurer à l’oreille : « Valencia saura bien un
jour ce que tu caches, Carl. » Elle m’a reconnu malgré le temps passé,
malgré sa déficience visuelle et mémorielle. Dans un espace-temps figé, je
me vois penché sur le cadavre de Guerrier pour lui enlever du cou la chaîne
et le médaillon. Ma main a touché à son sang poisseux et à des morceaux de
cervelle. Comment mon désir de récupérer mes biens a-t-il pu me faire
oublier mon horreur du sang ? J’entends le cri. Quelqu’un se précipite vers
le corps de Guerrier. Je reviens à moi. Mme Bénito s’accroche toujours à
mon bras. Elle approche encore ses lèvres de mes oreilles : « Je me
souviendrai toujours de ton odeur, Carl. Cette nuit où tu m’as fait l’amour,
je ne l’ai jamais oubliée. Pourquoi m’as-tu menti, abandonnée ? Je souhaite
que tu brûles en enfer. » Je me dégage de l’étreinte de Mme Bénito et je
recule avec une telle brusquerie que je manque de tomber à la renverse. J’ai
le vertige. L’envie de vomir. Valencia, excédée, me reproche ma gaucherie,
car j’aurais pu faire mal au bébé qu’elle tient dans ses bras. Elle me
demande avec un regard que je juge soupçonneux ce que sa grand-mère m’a
dit. Je mens en lui répondant qu’elle m’a recommandé de prendre soin de sa
petite-fille dans l’enfer de Port-au-Prince. L’enfer que m’a souhaité
Mme Bénito ! Je n’imaginerais pas possible le chemin de retour si la Vierge
diabolique était du voyage.

Je n’ai jamais vu Valencia autant en colère. À Port-au-Prince, je veux


lui payer une chambre d’hôtel, le temps pour moi de lui trouver un autre
logis. J’habite la maison familiale et elle ne serait pas à son aise sous les
regards scrutateurs de ma mère qui ne comprendrait pas l’intrusion dans sa
demeure d’une femme inconnue, de surcroît avec un enfant dans les bras.
Valencia exige que je la ramène où je l’ai prise, c’est-à-dire sur le pont
donnant accès au cimetière. J’insiste en lui expliquant qu’elle doit vivre
dans un espace plus convenable avec son enfant. Elle se met dans une rage
qui me laisse coi, me lance à la face qu’elle n’a pas complètement écarté
l’idée que je suis complice dans ce qui est arrivé au quartier de la Croix.
« Si la Vierge n’avait pas été du voyage, je ne t’aurais pas demandé de
m’accompagner chez Grand-Ma. » Vexé, je lui réplique qu’au retour, si
j’avais partie liée avec Mme Belle-Ange, j’aurais pu tenter quelque chose
contre elle et son enfant. Elle me dit, d’un ton dont la froideur me rappelle
Jézabel au plus fort de sa splendeur, que les prières de sa grand-mère
avaient de toute manière cassé mes ailes et mes cornes si j’en avais.
Je lui dis que je suis mortifié d’être soupçonné d’aussi noirs desseins
alors que je ne tiens qu’à lui venir en aide. Ces paroles redoublent sa fureur.
« On ne vient jamais en aide à quelqu’un ainsi. Surtout pas à une femme
comme moi qui s’offre dans un cimetière parce qu’on croit que les esprits
distillent la chance par mon sexe. Tu n’as jamais voulu me toucher. Cette
nuit, tu aurais pu. Les hommes, tous ceux que je connais, auraient essayé.
Toi non ! » Comment puis-je lui dire que la Vierge m’avait foutu une peur
de tous les diables, parce que j’avais toutes les raisons de redouter son
courroux. Fatigué, je baisse les armes, lui disant que je ne peux l’empêcher
de retourner à son ancienne vie si cela lui plaît. Elle me crie que son
ancienne vie s’est envolée en fumée quand on a assassiné le père de son
enfant. Comprenant que je ne trouverai pas d’argument pour l’amener à de
meilleurs sentiments, je descends de la jeep. Je lui ouvre la portière et l’aide
à prendre sa malle. Dehors, elle se calme. Elle me donne un rapide baiser
sur les lèvres. « Excuse-moi, dit-elle. Chaque fois que je vois Grand-Ma
dans cet état, je suis en rage contre tout. Moi, j’avais un homme qui
m’aimait. Il prenait soin de moi. Dans cette vie, vois-tu, on ne décide de
rien. Elle n’en fait qu’à sa tête. » Je la vois partir. Je suis en pleine
confusion.
Je remonte dans la jeep, roule sans but à travers la ville, dans l’attente
qu’une destination s’impose à moi. À un carrefour, sous un feu rouge,
quelqu’un frappe à la portière de mon véhicule. Je reconnais Doudou. Voilà
quelques mois que je ne l’ai pas vu. Je m’arrête pour le prendre à bord. Il
s’installe à côté de moi. Sa chemise est trempée de sueur. Il ne montre pas
sa superbe habituelle. Un tic agite sa lèvre inférieure. Il me demande ma
destination. Je n’en ai aucune, je lui réponds. Je me rappelle ce jour où,
après avoir appris la mort de Cœur qui Saigne, je m’étais réfugié dans une
église pour en sortir désespéré de n’avoir trouvé aucun réconfort, aucune
réponse. J’avais dialogué seulement avec le silence, la froideur de la pierre
et du marbre des statues. J’avais sauté sur un taxi-moto et demandé au
conducteur de partir loin, aussi loin que ma bourse pouvait le permettre. Je
ne lui avais pas indiqué la somme contenue dans mon portefeuille, mais il
avait dû faire une estimation d’après mon apparence physique, les habits
que je portais et mon langage. Chez nous, ceux qui vivent dans les rues à
brasser la vie pour en tirer quelques sous ont appris à mettre une valeur
monétaire sur chaque visage. Je ne dois pas être beau à voir après la nuit
éprouvante passée chez Mme Bénito, et surtout cette altercation avec
Valencia qui m’a mis dans tous mes états. « Comment va Jézabel ? » me
demande Doudou. Je lui apprends que nous ne sommes plus ensemble.
« Puisque tu n’as aucune destination, emmène-moi à Désermite, me dit
Doudou. Je dois voir ma sainte. »
Je suis assez surpris de la demande de mon ami, car je ne lui connais
aucun sentiment religieux même si sa famille, en particulier sa mère,
appartient à l’Église des Mormons.
« Je l’ai vue en rêve hier soir, explique Doudou. C’est la première fois
qu’elle vient ainsi me rendre visite. Elle m’a demandé de faire pénitence à
ses pieds. Sais-tu pourquoi, Carl ? »
Je le regarde avec étonnement.
« Je ne peux pas être dans les secrets d’une sainte, Doudou.
– J’ai peur, Carl. Je lui ai toujours confessé mes péchés. Sans rien lui
cacher. Pourquoi maintenant ? »
Je hausse les épaules. Ça, c’est le problème de Doudou. Moi, je
cherche un lieu pour ancrer mon mal-être, pour échouer ma désespérance.
Je me dis toutefois que ma rencontre avec Doudou n’est pas le fruit du
hasard. Quelques heures auparavant, je trouvais une troublante
ressemblance entre la Vierge que j’avais eu l’occasion d’observer toute la
nuit et la sainte que des milliers de fidèles vénéraient dans une église, en
haut de la ville.
« Je savais que ton aventure finirait mal avec Jézabel », dit Doudou.
Comme je garde silence, il soupire et pose ses deux mains sur son
ventre, qui a pris de l’ampleur depuis la dernière fois que nous nous
sommes vus.
« J’ai appris des choses sur Jézabel, mais j’ai préféré ne pas en parler.
Tu aurais pu penser que je cherchais un moyen de t’arnaquer. J’aurais pu te
demander de l’argent pour acheter une caméra avec un zoom puissant. De
quoi filmer les ébats de Jézabel. »
Je vois rouge. J’ai envie de lui foutre mon poing dans la gueule. Il
vient de mettre le doigt, de fort mauvaise manière, dans une plaie qui n’est
pas près d’être refermée. Je brûle un feu rouge. J’évite de justesse un
motocycliste qui m’injurie.
« Fais attention, gronde Doudou. Ces gens à moto ont parfois un fer
sous leur chemise, prêts à s’en servir à la moindre occasion. »
Je lance la jeep sur la route qui mène vers les hauteurs. Des hauteurs
ceinturées à mi-parcours par la grisaille d’une urbanisation sauvage. Le
sommet, occupé par de riches demeures, est souvent protégé de murs
couronnés de fils barbelés. Les riches ont obtenu au moins que les pauvres
n’approchent pas trop près de leurs propriétés. Une végétation clairsemée
trace la frontière entre les deux mondes. C’est dans la grisaille du premier
monde que j’engage ma jeep pour atteindre le temple de la sainte, à travers
un chemin étroit envahi par des marchés publics. Il faut se frayer un
passage à grand renfort d’avertisseur.
« Ne t’étonne pas si je vais voir la sainte. Je suis encore debout dans
cette putain de ville, sans plomb dans le corps, grâce à Désermite. Alors,
souvent, je viens la remercier. Elle mérite ma reconnaissance. »
Il secoue la tête.
« Mais pourquoi me demande-t-elle de faire, aujourd’hui, pénitence à
ses pieds ? »
Nous sommes arrivés dans les parages du temple de la sainte. Je gare
la jeep dans le premier espace que je trouve. Je descends du véhicule et je
suis Doudou dans la foule des fidèles qui se pressent devant les barrières,
peintes en bleu, encore fermées. Les fidèles doivent attendre quelques
minutes avant que le « prêtre » ouvre l’église. Je vois des femmes prier
silencieusement, debout devant l’entrée comme devant les portes du
paradis, les mains levées vers le ciel, une lourde pierre sur la tête en
manière de pénitence. Ici se mélangent fidèles, marchands de nourriture, de
boissons gazeuses, d’icônes, de Bibles, de livres de cantiques et de prières,
d’images saintes, de parfums, de feuilles aux vertus médicinales ou
magiques. Doudou achète une touffe de basilic et va s’agenouiller devant la
barrière après avoir esquissé le signe de la croix.
J’ai trop vu. Je m’écarte un peu et me dirige vers une vieille dame
assise seule sur un banc. Elle plonge une cuillère dans une calebasse pleine
de riz, la ressort et l’enfourne dans sa bouche. Elle mastique avec une
ferveur comparable à celle des fidèles attendant l’ouverture du temple.
Remarquant ma présence et mon intérêt pour sa personne, la vieille femme
me dévisage, sa cuillère maintenant indécise à la main. Je lui dis que je suis
journaliste et que je viens ici pour écrire un papier sur la sainte. Elle a un
large sourire avant de me confier que je suis tombé sur la bonne personne,
car elle est l’arrière-arrière-petite-fille du paysan ayant découvert la sainte,
c’est-à-dire la statue, dans le champ où il travaillait. Il prit la statue et
l’apporta chez lui, mais sa famille lui recommanda, de peur que cette
trouvaille ne soit une malice du Malin, de remettre la statue là où il l’avait
trouvée. Le paysan ne fit pas la sourde oreille, mais la nuit suivante toute la
famille eut le même songe. La Vierge exigeait de ramener la sainte et de lui
vouer le plus grand respect, car elle serait son rayon de lumière sur cette
terre. Depuis lors, me dit la vieille, la sainte fait des miracles que personne
ne peut nier, comme en témoignent les milliers de gens qui viennent de tous
les coins du pays et même de l’étranger pour la vénérer. La sainte voulait
simplement qu’on l’habille de la plus fine dentelle et qu’on lui rende le
culte le plus fervent. Je quitte la vieille, me disant que peut-être cette statue
est pareille à celle que Sauveur avait trouvée, une relique d’un temps ancien
que les événements agitant ce pays depuis les colonisations espagnole et
française avaient enfouie sous terre.
Quelle n’est pas ma surprise de voir Doudou, menottes aux poignets,
emmené par plusieurs policiers lourdement armés, dont certains en civil.
Une voiture de police arrive sur les lieux et freine dans un nuage de
poussière, en faisant crisser ses pneus. Les policiers ouvrent une portière et
poussent brutalement Doudou à l’intérieur. Un spectateur donne son avis à
un public déjà acquis à son point de vue, à savoir qu’un malandrin peut
tromper les hommes, mais pas la sainte. À son sens, c’est elle qui a conduit
ici les policiers pour procéder à l’arrestation de Doudou. Je crois que tous
les yeux sont braqués sur moi, car on a certainement vu que je suis arrivé
avec celui qu’on vient d’emmener. En pleine indécision, alors que quitter
précipitamment les lieux pourrait attirer l’attention sur moi, on ouvre
providentiellement la barrière donnant accès à l’église. Les fidèles se
précipitent dans la cour. Avec une discipline surprenante, ils n’entrent pas
dans le temple en se bousculant, mais vont se mettre au premier rang sous
les portiques, dans l’attente d’une autorisation du « prêtre » à aller prendre
place.
Au premier signe de l’officiant, c’est la ruée à l’intérieur, mais l’église
est encore à moitié vide quand tous les fidèles se sont installés. Je suis
étonné par la propreté du lieu. Le plafond est en bois précieux et les
énormes lustres comme plaqués d’or. La statue de la sainte au-dessus de
l’autel disparaît sous des fleurs dont le parfum emplit l’église. Elle
ressemble à une poupée de porcelaine. Sa robe de dentelle blanche et bleue
avec des volants évoque une chute d’eau au-dessus de l’autel. Je réfléchis
aux similitudes entre les deux statues. Elles semblent sortir du même moule.
La couleur de la pierre dans laquelle elles ont été taillées. Le regard de cette
fixité démentielle. Une force, une aura entourent la sainte. C’est une énergie
qu’on peut expliquer par la somme des ferveurs canalisées vers l’icône. Les
gens prient, dans un murmure semblable à un bourdonnement tellurique.
J’imagine l’énergie émise par ces centaines de fidèles, qui arrachent le
temple à l’attraction terrestre pour l’élever vers les univers célestes. Les
gens ici présents seraient-ils considérés comme des élus de Dieu ? Sans
l’intervention des policiers, Doudou serait parmi nous, dans cette
assemblée, à louer la sainte de pierre.
Mon imagination à la dérive, dans un espace où le temple vogue entre
les nébuleuses, ne m’empêche pas de découvrir Jézabel agenouillée au
milieu de l’église, brandissant des deux mains une photographie. Elle est en
transe, les yeux fermés, les lèvres marmonnant des choses que j’aimerais
bien entendre. Elle s’est habillée pour l’occasion d’une longue robe blanche
qui n’arrive pas à lui donner l’air virginal qu’elle doit souhaiter. Je
m’approche assez près, poussé par la curiosité, et suffoqué de découvrir ma
propre photo dans les mains de Jézabel. Que demande-t-elle à la sainte dans
ses prières ? Veut-elle que je revienne à de meilleurs sentiments, que
j’oublie mes abandons, mes solitudes, mes frustrations, mes temps de vie
perdue pour un mirage maquillé, un sortilège de femme peut-être ? Implore-
t-elle la sainte pour m’infliger le châtiment que je dois mériter à ses yeux
pour ne pas être resté fidèle au plan qu’elle avait sans doute établi depuis
les premiers moments de notre relation ? Tout tangue autour de moi.
Chaque fois que je ferme les yeux et que je les rouvre, je vois une autre
Jézabel agenouillée, comme si toutes les femmes que j’ai aimées et avec qui
j’ai constamment sombré avaient été convoquées dans cette église pour
assister à ma désintégration.
La migraine torture mes tempes. L’image qui tente toujours de se
préciser dans ma mémoire est violemment éclairée par le trop-plein de
sensations que provoque en moi l’atmosphère de l’église. Peut-être aussi
l’arrestation de Doudou a-t-elle ouvert une brèche dans la geôle où j’ai
emprisonné à perpétuité mon souvenir. Je suis penché sur le cadavre de
Guerrier, ma main trempe dans le sang du jeune homme. Je ne peux faire
autrement pour détacher la chaîne de son cou et récupérer le médaillon.
J’entends le hurlement dans mon oreille qui n’a pas été assourdie par le
coup de feu. Une jeune femme se précipite vers le corps de Guerrier. Elle
est enceinte. Elle me bouscule avec cette force, cette brutalité, cette énergie
dont savent faire preuve les femmes chez nous quand la mort frappe l’un de
leurs proches et qu’elles veulent montrer leur peine et leur désespoir.
Je reconnais le visage. La vérité me jette à genoux, au milieu de
l’église, dans l’allée où il n’y a pas de bancs. Le sol tourbillonne avec moi,
mes mains tentent de s’accrocher à une aspérité qui n’existe que dans mon
esprit. Mon hurlement est d’autant plus puissant, plus douloureux qu’il est
silencieux. Ma première chute s’était produite sous le regard de la Vierge,
chez Mme Bénito. La seconde, encore plus brutale, survenait ici, devant la
sainte Désermite. Si j’ai le courage de me relever pour reculer en titubant
vers l’une des portes de sortie, c’est par une ultime crainte : que les Jézabel
découvrent ici ma présence et se réjouissent de mon aspect, qui doit
présenter en ce moment tous les signes de la déchéance physique et
mentale. Elles prient toujours. Le salut, avaient coutume de dire les
chrétiens, est personnel. Mon effondrement aussi est personnel, une affaire
entre moi et la sainte, entre moi et la Vierge de Valencia. Valencia que j’ai
voulu sauver pour me racheter, pour éviter les feux d’une damnation à
laquelle, de toute manière, je n’échapperai pas.

La pluie est tombée d’un coup. Une masse d’eau à odeur de paradis. Je
vous jure que la pluie a une odeur de paradis. Une odeur de fleurs. Une
odeur de papillon. Je me souviens très bien que les papillons de la Saint-
Jean avaient une odeur. Quand je les capturais avec délicatesse par leurs
deux ailes, ils laissaient sur mes doigts une sorte de duvet ou de poudre, je
ne sais trop, et j’en aimais bien le parfum. Après, j’éternuais tant que j’avais
un sacré mal d’estomac. Ma mère était obligée de me faire avaler un sirop
contre les allergies. Du ciel, une main avait dû déverser une cascade d’eau.
Pour nettoyer la ville de sa crasse. Pour nettoyer les âmes de leur noirceur.
Mais cette main n’a pas persévéré. Il aurait fallu plusieurs tentatives du
genre, car si dans un premier temps l’eau partait avec les immondices
empilées partout, incrustées dans les caniveaux, dans les égouts, dans les
ornières, au beau milieu des routes, les gens se dépêchaient de se
débarrasser encore de tout ce qui restait chez eux d’indélicat. Pour la
noirceur de l’âme, il aurait fallu beaucoup plus que ces bordées d’eau. Peut-
être un déluge comme dans la Bible, sauf que Dieu ici aurait été bien en mal
de trouver un personnage à repêcher. Quand la terre avait tremblé avec cette
rage, cette fureur, brassant la cité comme pour en extraire les impuretés, on
avait pensé que le pays se réveillerait d’un mauvais rêve et que nous ferions
en sorte de repenser nos vies. Tout est resté à l’identique, et nous avons
prouvé notre talent sans pareil à faire du profit avec la détresse de l’autre –
pire, avec nos propres souffrances, nos propres désarrois.
La pluie m’a surpris dans la rue. Je ne sais plus depuis quand j’errais.
Je ne suis pas rentré chez moi depuis que cette lumière m’a aveuglé dans
l’église de la sainte. Je ne me suis pas mis à courir pour m’abriter comme le
font les Port-au-Princiens qui craignent les gouttes de pluie comme si elles
étaient porteuses de la peste. Je reste au milieu de la chaussée, les bras
ouverts, narguant les conducteurs qui me prennent pour un fou de plus. Ce
n’est pas dans la pluie à odeur de paradis que je me trouve, mais dans les
nuages de papillons de la Saint-Jean que je vois surgir partout sur les
collines et qui s’approchent, comme du brouillard, vers la maison familiale.
C’est ce brouillard blanc des papillons que je continue à voir quand la pluie
cesse. Le blanc du cimetière parsemé des multiples taches de couleur que
font les tombes. Il y en a des grises, des mauves, des bleues, des rouges.
Peut-être n’y a-t-il aussi que la poussière. Pas celle des papillons. Je ne me
rappelle pas la couleur de la poussière des papillons. Elle n’avait
certainement pas l’éclat doré de mon médaillon.
Je rentre dans le cimetière. Je ressens une douleur au cou. Je suis dans
la fourche d’une branche de condamné et quelqu’un que je ne vois pas me
pousse en avant dans une direction que je ne peux refuser. J’aperçois la
jeune femme assise sur la tombe avec le bébé. Valencia ! Je veux qu’elle me
reconnaisse, elle, car moi, je n’aurai pas le courage de l’aveu. Il y a un
homme avec elle. Ma vision devient floue. Je dois regarder attentivement
pour me rendre compte, stupéfait, que l’homme qui lui parle n’est autre que
moi-même. Je garde encore assez de lucidité pour chercher une explication
à ce que je vois. Je dois halluciner. Après que j’ai enlevé la vie à Guerrier,
la fièvre m’a fait délirer pendant des jours durant et, n’étaient-ce les savoirs
ancestraux de ma mère, j’aurais perdu l’esprit. C’est ça, me dis-je. La
fièvre ! Je me touche le front. Il est frais de cette pluie par laquelle le ciel a
tenté de purifier la cité.
Elle est belle, Valencia ! Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle. Je
ressens l’excitation de cette nuit quand, chez Mme Bénito, elle s’est serrée
contre moi, sa main cherchant mon sexe incapable de prendre de l’ampleur
sous le regard menaçant de la Vierge de Sauveur. Valencia m’aperçoit. Elle
me fait un clin d’œil, écarte les jambes, me fait entrevoir ce que les hommes
viennent chercher auprès d’elle. Je m’approche. Un désir fauve me prend en
laisse. La jeune fille me tend le bébé que je prends dans mes bras. Je me
demande si elle ne va pas disparaître en m’abandonnant l’enfant. Je me vois
déjà en butte aux tracasseries de l’administration du cimetière, étudiant les
circonstances dans lesquelles une femme que je prétends ne pas reconnaître
m’a chargé de ce bébé. Pendant ce temps, je rejoins Valencia. Elle me prend
la main. Elle suit un sentier à travers le dédale des tombes dont beaucoup,
sauvagement giflées par le séisme, ne tiennent debout que par la volonté de
l’Éternel. Valencia s’arrête devant une tombe dont la croix, brisée, gît dans
les herbes au milieu des canettes de plastique, des préservatifs, des
seringues, des mégots… Elle me tend l’autre main. Je lui offre une poignée
de billets de banque. Elle déplace une pierre sous le caveau pour cacher son
magot, puis elle retrousse sa jupe, enlève sa culotte et s’étend sur le marbre.
Je viens sur elle. Elle a une odeur de papillon. Une odeur de mort aussi. Je
la pénètre. Elle hurle. C’est le cri de sa douleur sur le cadavre de Guerrier.
Des papillons et des médaillons ailés tracent-ils au-dessus de nos ébats un
vévé pour accueillir un ange exterminateur ? Cette chaleur sur ma nuque
est-elle le souffle de la Vierge vengeresse de Sauveur ? Valencia prend mon
visage à deux mains, me mord sauvagement les lèvres. Pendant que mon
sang coule, elle me chuchote à l’oreille son plaisir. Pourtant je suis là-bas,
sur la tombe, où j’attends avec anxiété le retour de Valencia qui m’a laissé
l’enfant sur les bras. J’ai chaud. Terriblement chaud. Il ne restera rien de
moi.
Les Jardins de l’Océan
Cap-Haïtien, 30 août 2016

Vous aimerez peut-être aussi

pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy