Les Temps de La Cruauté Gary Victor PDF
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Les Temps de La Cruauté Gary Victor PDF
ISBN 978-2-84876-578-5
www.philippe-rey.fr
Aussi loin que mon regard porte dans le cimetière, je vois que la
décrépitude de la ville s’est insinuée en force dans cet espace où la propreté
et le silence devraient être l’ultime hommage offert aux dépouilles terrestres
des âmes parties pour ces lieux que l’esprit humain, englué dans une stupide
fierté, refuse même d’imaginer. Quelque part dans cette nécropole se trouve
la tombe de mon père. Je ne saurais, aujourd’hui, trouver son emplacement.
Je n’étais pas à l’inhumation. Je ne voulais jamais accompagner ma mère
quand elle venait prier à chaque fête des Morts sur la tombe de son mari,
qu’elle faisait auparavant repeindre. Je suis toujours fermement attaché à
l’idée que mon père, ce qu’il est vraiment, vogue loin vers ces lieux que les
grands poètes ont visités dans leurs transes créatrices. Peu de familles
honorent ainsi leurs morts comme le fait ma mère, si bien que la nécropole
est devenue ce qu’elle est maintenant. Un chaos à l’intérieur de la ville, qui
se désagrège, détruite par la fureur de la terre et la stupidité des hommes.
Des gens qui ont des moyens ont récupéré les corps de leurs disparus pour
les transférer dans des cimetières privés.
Quelqu’un s’approche de Valencia. Un homme bien mis, dans la
cinquantaine. Au vu de ses habits, il revient de l’un de ces cortèges funèbres
qu’on voit défiler dans l’allée. Valencia s’est tournée vers moi pour me
demander si je peux tenir l’enfant quelques minutes, le temps, me dit-elle,
qu’elle aille lui chercher des couches. Sans attendre ma réponse, elle me
met l’enfant dans les bras et s’éloigne avec l’homme. Durant quelques
minutes, je berce le bébé silencieux, qui me regarde avec des grands yeux
d’une pureté à rendre jaloux un ciel sans nuage et sans traînée de fumée
derrière un jet profanateur.
Le temps passe. Je commence à m’inquiéter. Si Valencia ne revient
pas, m’abandonnant ce bébé, que faire ? À ma douleur, à ma souffrance,
s’ajoute une appréhension qui prend de l’ampleur. Je pourrai toujours
m’adresser à la direction du cimetière pour expliquer qu’une femme m’a
laissé son nouveau-né. J’aurai à répondre à un tas de questions, car ici, dans
ce monde troué par nos imaginaires, rien n’est simple. Malgré tout, je pense
à ce petit être qui aurait à grandir, séparé de sa mère, avec tout ce que cela
signifie de blessures supplémentaires. Ces angoisses ont la vertu de me faire
oublier mes propres déchirures. Jézabel ne m’avait jamais aimé. Elle avait
eu juste besoin d’une échelle permettant d’atteindre le niveau qu’elle s’était
fixé. L’enfant se met à pleurer. Le ciel au-dessus de la ville est gris. Les
averses de ces derniers jours ont obstrué les artères de la cité en laissant des
masses d’alluvions et de détritus. L’enfant continue à geindre. Il doit avoir
faim. Je suis désemparé, épouvanté maintenant à l’idée que Valencia ait fui,
me laissant l’enfant, profitant de la présence de cet homme assis à côté
d’elle, qui manifestait un intérêt particulier à sa personne.
Que raconterai-je aux responsables du cimetière ? On me demandera
pourquoi c’est à moi qu’une jeune mendiante a remis son bébé. On
imaginera que j’ai un lien avec elle. Que je suis le père de l’enfant. De nos
jours, les tests d’ADN protègent les hommes de certaines perfidies
féminines, mais le temps de recevoir les résultats, je passerai un mauvais
moment. Me revient à l’idée un récurrent soupçon : l’enfant que Jézabel
n’avait pas voulu garder était-il de moi ? Je n’avais pu la dissuader
d’avorter, mais j’avais trouvé bizarre qu’elle ait passé cette épreuve sans
vouloir de moi à ses côtés, comme si je la répugnais, comme si elle avait
quelque chose à cacher. Elle avait dissimulé plein de choses. Pour se donner
un air de pureté, pour prétendre à une virginité à peine entamée. Jézabel que
j’avais tant aimée. Elle qui m’avait pourtant donné tant d’amour. Elle qui
hantait toujours mes rêves dans lesquels je la voyais de nouveau à mes
côtés.
J’aperçois Valencia qui revient. Elle est seule. Elle reprend sa place sur
le tombeau. Elle récupère son enfant en murmurant « merci ». D’une
chiquenaude, je lui enlève une feuille sèche de sa chevelure. Le papillon est
revenu battre des ailes au-dessus d’elle. Je me souviens des mots de ma fille
Hanna tout juste avant que je me fasse voler mon médaillon il y a quelques
mois : « Papa ! J’ai rêvé qu’il poussait des ailes de papillon à ton
médaillon. » L’enfant continue de pleurer. Valencia dégage son sein gauche.
L’enfant plaque goulûment ses lèvres sur la chair de sa mère. Il cesse de
pleurer. Son beau petit visage resplendit d’une jouissance qui me replonge
dans mon vide abyssal.
« Tout n’a pas été aussi noir pour moi, me souffle Valencia. Si son père
n’avait pas été tué, je ne serais pas ici. »
Elle se cloître ensuite dans un silence têtu comme si elle en avait trop
dit.
Y a-t-il une signification au fait que je suis assis ici, sur cette tombe, à
côté de cette jeune femme en détresse qui allaite un enfant encore pour
longtemps inconscient des turpitudes du monde, qui pourtant auront peut-
être raison de lui ? Nous avons toujours été présents à la table de la mort.
Une mort dont nous faisions souvent une renaissance, comme autrefois
quand, dans l’enfer des plantations, le maître nous transformait en morts-
vivants, êtres sans passé et sans avenir, êtres sans nom à qui on déniait la
possession d’une âme. Nous avions alors appris à vivre dans un monde où
nous pouvions retrouver les esprits de tous ceux qui étaient partis vers l’au-
delà, délivrés avant nous. Après avoir remis les pendules à l’heure de
l’humain, au prix de notre sang, nous avons continué à entretenir ces
mêmes relations avec la mort dans une célébration de la vie qui portait à
confusion tant nous refusions à cette vie le sens qui était le sien.
Une nuit, j’avais joué à la roulette russe. Une nuit de déprime et de
désespoir, sans savoir que d’autres nuits suivraient, peut-être encore pires,
comme celle où Jézabel m’avait laissé me rendre seul à l’hôpital passé
minuit, alors que j’étais en proie à une crise d’allergie qui aurait pu causer
ma mort. Nous revenions d’un dîner chez un ami ambassadeur, qui tenait à
avoir mon opinion sur les troubles agitant alors le pays. Jézabel semblait
heureuse que je sorte avec elle. Elle avait ri, mangé, posé plein de questions
qui m’avaient gêné, car, adressées à un personnage aussi cultivé que cet
ambassadeur, certaines étaient d’une inopportune platitude. Jézabel était
ainsi. Pour se créer une place, pour se faire valoir en ma présence, elle
parlait trop, sans s’apercevoir qu’elle obligeait son auditoire à dissimuler
son ennui ou son malaise sous une fausse courtoisie. Moi, j’avais goûté à
une soupe aux écrevisses. J’ai été pris de démangeaisons aux yeux et mes
narines coulaient. De retour à la maison, je compris que je faisais une grave
crise d’allergie. Je commençais à avoir du mal à respirer, il fallait que j’aille
à l’hôpital. Jézabel avait serré son bébé contre elle, puis m’avait suggéré
d’appeler un voisin à la rescousse pour me conduire aux urgences. Pourtant,
elle pouvait demander à une cousine qui vivait avec elle de garder la petite.
Je me sentais mal. Le voisin m’avait amené à l’hôpital. J’ai cru, ce soir-là,
revivre la nuit où je cherchais un hôpital disposant d’un service d’urgences
pour sauver mon père. C’est seulement dans le quatrième établissement où
je me présentai qu’un jeune médecin s’empressa de me prodiguer des soins.
Je suffoquais. Je me voyais déjà rendre l’âme comme mon père dans un
couloir crasseux du plus important centre hospitalier de la ville, à trois cent
trente-trois mètres du bureau du chef de l’État.
Quand je revins à la maison, Jézabel, embarrassée, certainement
consciente que son attitude révélait ses mensonges, prétendit que l’émotion
lui avait causé de terribles douleurs entériques. C’était la raison, prétendit-
elle, pour laquelle elle n’avait pu m’accompagner à l’hôpital ainsi qu’aurait
dû le faire une épouse responsable. Quand nous nous sommes séparés, elle
m’a lancé, sur un ton assassin, que je mourrais un jour seul, sans personne
auprès de moi. Je lui ai rappelé cette nuit à l’hôpital où c’est bien ce qui
avait failli m’arriver. Embarrassée, elle a eu alors la sagesse, rare chez elle,
de se taire.
Il y a une telle grâce dans la manière dont Valencia porte son enfant
pendant qu’elle l’allaite, là, assise sur une tombe, dans ce cimetière ! C’est
un pied de nez de la vie à la mort, une moquerie contre la cruauté, l’incurie
de ceux qui ont charge de cette cité que la boue et les ordures engloutissent
un peu plus à chaque averse, à chaque élection. Une brise venue on ne sait
d’où souffle à travers la nécropole. Je sens sa subtile caresse non seulement
sur ma peau d’homme, mais aussi sur une autre peau invisible, celle de mon
âme, cette peau qu’on a déchirée, lacérée, à force d’indifférentes cruautés.
Ma grande crainte ces derniers jours, c’est que cette cruauté et cette
indifférence, traversant la frontière de l’âme et du corps, viennent se
matérialiser dans mes mots et dans mes gestes. Est-ce pour cela que je me
suis assis à côté de Valencia, me cantonnant à des questions banales pour
connaître son nom, celui de son enfant ? Elle s’attend certainement que je
lui tende un billet comme le font les autres, ce que je refuse, alors que, si les
autres agissaient comme moi, elle et son enfant ne survivraient pas. Le
monde est ainsi. La charité dévoyée, programmée, tricheuse, poudre aux
yeux des dieux, peut aider des vies.
Valencia me confie, peut-être pour m’inviter à sortir un billet, qu’elle
dort sous le pont qui donne accès au cimetière et qui enjambe un ravin
devenu un égout à ciel ouvert, drainant le pus de la ville vers la baie. Elle
est à la merci d’une crue, mais elle mise sur l’Éternel pour la protéger. Le
papillon, encore, virevolte au-dessus de Valencia. Pourquoi est-ce que je
pressens une menace dans sa présence ? Un battement d’ailes de papillon,
dit-on, peut déclencher une tempête à des milliers de kilomètres. Suis-je
dans cette tourmente depuis ce matin, quand Hanna a prétendu avoir vu en
rêve des ailes de papillon pousser à mon médaillon ? Nous accordons trop
d’importance aux rêves chez nous. La tempête, c’est cette cruauté étalée ici
dans toute sa nudité. J’entends encore la voix de Jézabel à mes oreilles.
Combien de temps a-t-on eu besoin de toi, Valencia ? Le temps d’une
étreinte rapide, honteuse et foreuse de plaisirs ? Le temps d’une éjaculation
en rafale, un ovule fécondé, porte ouverte sur le rien, le chaos, le monde à
l’envers, le monde des petits-fils d’affranchis chiant sur la terre des Taïnos ?
Sur cette tombe, à côté de Valencia, mes souvenirs s’entrelacent. Je
chevauche un papillon. Pourquoi en ce moment ma mémoire tourne-t-elle
en boucle entre deux temps bien distincts ? Le premier, celui qui s’arrête à
la mort de Guerrier il y a quelques mois. Le second, qui se fige sur un
mensonge à ma mère, une promesse à Mme Bénito que je n’ai pas tenue,
plus de trente ans auparavant.
Valencia range son sein qu’elle a encore ferme. L’enfant, gavé du lait
de sa mère, a cessé de pleurer. Valencia me regarde, l’air interrogatif,
étonnée que je sois encore là, se demandant ce que je peux lui vouloir.
Comment pourrait-elle comprendre que son dénuement permet à ma
solitude de prendre sa propre mesure ? C’est moi qui profite d’elle en ce
moment. Mais je n’ose pas lui donner quelques gourdes, je ne veux pas
faire comme les autres. Je ne veux attirer la bienveillance d’aucune divinité.
Dans ce pays, on devrait donner aux dieux des coups de pied au cul. On n’a
pas idée d’être des divinités si c’est pour se plaire de créatures souffrantes
qui viennent constamment vous supplier de leur fournir juste de quoi passer
le pont de l’aujourd’hui à demain.
Le tonnerre gronde dans le lointain. Quelques gouttes de pluie éparses
tombent dans les allées. Des cabris passent en courant entre deux rangées de
tombes. Ce sont des animaux amenés ici pour des cérémonies où ils ont
servi de réceptacles aux maladies extirpées des corps humains. Dans ce
cimetière, notre imaginaire, s’enracinant dans un quotidien en lambeaux,
s’exprime, délire, avec une vigueur jamais prise en défaut.
« Je dois partir », dit Valencia.
Elle se lève, cale son bébé sur l’épaule après l’avoir bien protégé des
gouttes de pluie. Elle me fixe un instant, semble vouloir me dire quelque
chose, hésite, et moi, je ne me décide toujours pas à lui tendre un billet. Elle
me tourne le dos et s’en va d’une démarche rapide. Le départ de Valencia
me précipite dans une autre profondeur, un autre désarroi. Me suis-je déjà
habitué à sa présence ? Suis-je en train de glisser sans m’en apercevoir dans
la déraison ? Une image passe en flash dans ma mémoire. Je n’arrive pas à
en capter le moindre détail. Chaque fois que cela m’arrive, j’ai l’impression
d’être à la limite d’une dissociation. Suis-je moi ou quelqu’un d’autre ? Je
me dépêche de suivre Valencia. Elle marche vite, sans courir comme ces
gens que les gouttes de pluie chassent du cimetière. Valencia n’emprunte
pas le chemin qui s’enfonce dans le labyrinthe bruyant de la ville. Elle
descend au contraire un sentier en escalier qui mène vers le ravin à ciel
ouvert qui longe le cimetière. Je la perds des yeux sous le pont. Je me
hasarde à sa suite, malgré les regards étonnés de deux gardiens qui ne
manifestent aucune velléité de m’arrêter. Peut-être me prennent-ils pour un
pervers. Je vois Valencia écarter d’une main l’ouverture d’une tente de
fortune dont la toile est noircie par la crasse, la fumée et la boue. Une
inscription de la Croix-Rouge est à peine visible sur l’habitat sommaire.
Comment a-t-elle remarqué que je la suis ? C’est la première fois qu’elle se
retourne pour regarder en arrière. Mais, d’abord, elle se baisse et ramasse
une pierre. « Va-t’en. Que veux-tu de moi ? » Elle est armée maintenant
d’un lance-pierre qu’elle actionne. Sans le réflexe que j’ai de m’écarter, le
projectile aurait pu m’atteindre en plein front. Valencia paraît vraiment en
colère. Elle ramasse une autre pierre. Prudemment, je rebrousse chemin et
je me mets hors d’atteinte.
Pedro plonge sa cuillère dans son riz et ramène vers sa bouche une
fournée dégoulinante de sauce graisseuse. Les Haïtiens carburent au riz
même s’il est encore tôt. On voit des marchandes de plats cuisinés passer
avec leur commerce en équilibre sur leur tête. Un tissu enroulé en boucle le
maintient sur le crâne, diminuant ainsi l’effet de poids. Dans le temps, on se
nourrissait le matin de manière plus diversifiée. Depuis l’invasion du riz
venu de l’étranger, on en consomme à n’importe quelle heure.
« Bonjour, Pedro », lui dis-je.
Il lève la tête de son assiette, surpris de me voir aussi tôt. Il s’essuie les
lèvres avec un mouchoir de papier, prend une bonne gorgée de jus de citron
dans un grand pot avant de daigner me répondre.
« Je ne travaille pas pour toi tant que tu es avec cette femme », me
lance-t-il.
Pedro propose des maisons à louer. J’avais eu recours à ses services. Il
avait été ulcéré par l’attitude de Jézabel qui refusait avec obstination toutes
les offres qu’il faisait. J’avais aimé en particulier une splendide demeure
comportant une cour couverte, où j’avais pensé pouvoir organiser des
activités culturelles telles que des ateliers d’écriture, susceptibles de me
rapporter de quoi payer le loyer. Jézabel avait prétexté que l’habitation était
trop chère. Moi, j’avais commencé à soupçonner qu’elle préparait le terrain
pour un divorce. Elle voulait une maison qu’elle serait capable de payer
seule si je n’étais plus à ses côtés. Pedro, qui avait tout fait pour me
convaincre d’accepter cette offre, n’avait pas mâché ses mots quand je lui
avais appris qu’à cause de ma femme je refusais la location. Il ne digérait
surtout pas que Jézabel ne lui ait jamais versé un sou en compensation des
nombreux déplacements qu’il avait faits pour lui présenter des « affaires »
que toujours elle dédaignait. « Un homme ne va nulle part avec une femme
qui n’a que son propre plan en tête. Dans un couple, tout se planifie à
deux », m’avait-il lancé.
J’étais choqué qu’il exprime son opinion sur ma femme, mais je
comprenais sa rancœur. J’avais certifié à Pedro que je prendrais la maison.
Devant le spectacle auquel s’était livrée Jézabel – elle avait failli piquer une
crise de larmes, pour me faire croire que choisir cette demeure signifiait
notre appauvrissement irrémédiable, la fin du monde pour elle – j’avais
abandonné. Les mots de Pedro avaient cependant fait mouche. Ils m’avaient
atteint en plein dans le mille. Je m’en voulais de ne pas réagir, de laisser
É
Jézabel n’en faire qu’à sa tête. Était-ce de la faiblesse, que je cachais sous le
prétexte d’épargner à notre couple des désaccords capables d’entraîner sa
dislocation ? Pourtant, je prétendais toujours que les replâtrages, les fuites
en avant, le refus d’affronter les mésententes n’aboutissaient qu’à différer
dangereusement la déflagration.
« Nous nous sommes séparés depuis maintenant quelques mois », je
lui apprends.
Il ne dit rien. Il fait mine de compatir. Il tend son assiette à la
tenancière.
« Elle n’était pas faite pour toi. Tout le monde peut se tromper.
– Moi, je me trompe trop souvent.
– Quand les astres te seront favorables, tu trouveras celle qu’il te faut.
Alors, dis-moi. Tu veux quelque chose pour toi, maintenant ? »
Je secoue la tête, embarrassé.
« Non. Ce n’est pas pour moi.
– C’est pour qui ? » me demande-t-il.
Je déteste sa manière de fouiner dans la vie des gens, mais Pedro est le
meilleur dans le marché des maisons et appartements en location à prix
abordable.
« C’est pour quelqu’un que j’ai rencontré et que je veux sortir d’une
mauvaise situation. »
Il me scrute. Je le sens dévoré de curiosité, mais il juge préférable de
ne pas insister.
« Que veux-tu exactement ?
– Une pièce ou deux.
– Dans quel quartier ? »
Je n’obtiendrai rien si je n’explique pas à Pedro les détails de l’affaire.
On ne trouve une pièce ou deux à louer que dans des quartiers populaires.
« C’est pour une jeune femme avec un bébé. Elle mendie au cimetière.
Je veux faire une bonne action. »
Pedro s’étonne. « Habituellement, les sorciers recommandent de
coucher avec les mendiantes. Ça attire la chance. Mais leur trouver un toit,
c’est la première fois que j’entends pareille chose. »
Il commence à m’énerver.
« Pedro, je me fous de tes remarques. Il me faut rapidement ce que je
te demande. »
Il fait semblant d’être offensé.
« Ça dépend si tu comptes aller lui rendre visite. Je te vois mal
fréquenter certains quartiers, avec l’insécurité qui sévit dans la cité.
– Je te fais confiance. As-tu quelque chose ? »
Il soupire.
« Je crois que je pourrai te trouver ce que tu cherches du côté de la
Croix. »
Quand il dit la Croix, il parle d’un quartier de Port-au-Prince dont la
principale attraction était une grande croix qui surplombait la ville et qu’on
voyait depuis la baie. La fureur de la terre n’a pas respecté cet imposant
monument devant lequel des milliers de catholiques venaient chaque année
faire leurs dévotions.
« Est-ce que je peux te faire confiance ?
– Je te ferai visiter demain. Je ne peux pas te dire encore pour le prix. »
Satisfait, je lui tends deux billets de mille gourdes qu’il s’empresse de
faire disparaître. Je m’éloigne, déjà étourdi par l’odeur de la mauvaise
essence qu’on distribue dans la ville. Mon téléphone sonne. C’est Jézabel.
Je pense à ma fille. J’accepte l’appel. Elle veut savoir si j’ai de quoi la
dépanner. Elle n’arrive pas à trouver l’argent pour le loyer qu’elle aura à
payer dans deux mois. Je ne suis pas mesquin, mais je pense qu’après ce
qu’elle m’a lancé au visage, elle n’est pas conséquente avec elle-même. Je
raccroche sans répondre. Elle insiste. Je l’ignore.
J’attends Pedro une bonne heure avant de le voir descendre d’une jeep
conduite par un mulâtre qui porte casquette, lunettes noires, bracelets roses
au poignet en signe de son allégeance au régime en place. Pedro s’approche
de moi, l’air satisfait. Il m’apprend que cet homme possède une dizaine
d’appartements qu’il désire louer le plus vite possible. Il me déclare tout de
go qu’il n’a plus de temps à consacrer à ma recherche, mais qu’un ami à lui
peut me faire voir à l’instant l’« affaire » qui pourrait m’intéresser. L’ami en
question est déjà là. Pedro parlemente en aparté avec lui avant de me le
présenter. C’est un jeune homme répondant au nom de Fred. Il monte à bord
de ma vieille voiture et, sur ses indications, nous nous dirigeons vers le
quartier de la Croix. Il me fait garer derrière une file d’automobiles en
panne ou démolies – un atelier de mécanique en plein air –, puis il
m’entraîne dans un dédale de couloirs qui s’enfoncent au cœur d’un
bidonville invisible de la rue.
La fureur de la terre semble avoir épargné cet endroit, comme si elle
avait eu des lueurs d’intelligence. Devant le délabrement d’un quartier,
croyant être déjà passée par là, elle l’évitait et cherchait d’autres espaces à
ravager. Fred salue plusieurs personnes sur son chemin. Il veut me montrer
qu’il est connu dans le coin. Il s’arrête devant une sorte de quincaillerie
tenue par une énorme dame affalée dans un fauteuil à bascule. Une puanteur
subtile flotte dans l’air. Fred me présente à la grosse femme, lui disant que
je serai le locataire des deux pièces à l’arrière de sa demeure. Elle me
dévisage d’un regard glauque et remarque que ce n’est sans doute pas moi
qui vais habiter là-dedans… Je bredouille que ce sera une amie. Elle
retrousse le nez, allonge la main vers le mur derrière sa dodine, pour
prendre l’une des clés qui y sont accrochées et qu’elle tend à Fred. « S’il est
d’accord, occupe-toi de tout. Tu lui expliques surtout que le locataire se
débrouille pour l’eau et l’électricité », dit-elle au jeune courtier.
Au moment où nous la quittons, nous entendons comme un éclatement
de pneu. Une puanteur nous suffoque. Fred a un petit rire et m’apprend que
Mme Belle-Ange expulse ainsi ses flatulences. « C’est une curiosité pour
tout le quartier, explique-t-il. Elle en fait au moins une vingtaine par jour.
Bòs Mengo, un voisin d’en face, cordonnier de son état – paix à son âme –,
faisait même commerce des ventosités de Mme Belle-Ange. » Ahuri, je lui
demande comment quelqu’un peut faire commerce de flatulences. « Les
gens venaient parier chez Bòs Mengo sur le nombre qu’atteindrait
Mme Belle-Ange dans la journée. Bòs Mengo les comptabilisait, on lui
faisait confiance. Honnête comme lui, il n’y en avait pas. Le commerce a
marché pendant quelques années, puis un beau jour Bòs Mengo a fait une
fièvre qui l’a emporté rapidement. On prétend que Mme Belle-Ange n’a pas
apprécié du tout que son voisin organise une telle loterie à son insu. » J’ai
envie de rire, mais j’étouffe dans l’air raréfié du corridor où Fred
m’entraîne. Seul un homme de corpulence moyenne peut passer ici.
Autrement, c’est un exercice ardu.
Nous arrivons enfin derrière chez Mme Belle-Ange. Fred va ouvrir une
porte. On a d’ici une vue hallucinante sur un autre bidonville, qui colonise
les deux versants d’un ravin dont le lit est jonché de détritus. Fred me
presse d’entrer pour voir ce qu’on offre. Ce sont deux pièces d’à peu près
seize mètres carrés qui viennent à peine d’être repeintes. Pour l’eau, il faut
s’entendre avec le voisinage. Dans les parages, quelqu’un distribue
l’électricité, contre argent versé en sous-main. Fred me dit le prix du loyer.
C’est abominable, comme logement, mais mieux qu’une tente rafistolée
sous un pont donnant sur le cimetière. Dans l’extrême précarité, on apprend
à graduer le pire, à en dresser une échelle comme celle de Richter. À quel
moment le pire devient-il inacceptable, mortel ? On ne le sait pas. Est-ce
que je peux loger Valencia ailleurs ? Je me pose la question. Elle est dans
un sale état. Ai-je les moyens de lui trouver mieux ? Mon récent divorce
m’a épuisé financièrement. Je me dis que le plus raisonnable est d’avancer
graduellement dans mon désir de ramener Valencia à la vie. Ici, elle est à
l’abri d’une crue de l’égout à ciel ouvert. Son bébé sera en sécurité.
Personne ne viendra le marchander pour le revendre à des étrangers en
quête d’enfants, ou pour de sombres trafics d’organes sur lesquels tout le
monde ferme pudiquement les yeux.
Je compte l’argent que je donne à Fred. Il me remet les clés en me
conseillant de l’appeler s’il y a un problème. Nous quittons l’appartement,
puis nous rejoignons la rue en reprenant l’étroit passage par où on était
venus. Je ne vois pas la propriétaire. Elle a fermé les portes de sa
quincaillerie. « Elle est antipathique, la propriétaire », fais-je remarquer à
Fred. Il sourit et me dit que, de toute manière, je ne la verrai pas souvent.
Elle souffre de constipation, de terribles coliques et elle passe son temps
dans son fauteuil à bascule à s’éventer et à avaler toutes sortes de mixtures.
Si bien que les voisins disent qu’au lieu de tenir une quincaillerie elle aurait
dû ouvrir une boutique comme celles qu’on appelle chez nous Botanica, où
on vend quantité de feuilles, de racines et de poudres pour le traitement des
maladies dites normales, autant que pour celles qui sont dues à la
méchanceté des hommes.
Tandis qu’on s’éloigne, derrière les portes fermées de la quincaillerie
j’entends une autre expulsion de Mme Belle-Ange. La puanteur, retenue par
les ouvertures closes de la demeure, n’arrive pas trop jusqu’à nous. Je
demande à Fred s’il peut prendre en charge l’installation d’un lit, d’un
réchaud à gaz et d’une lampe, solaire de préférence, ce qui permettrait à
Valencia de s’installer au plus vite. Nous discutons du prix et nous nous
mettons d’accord. Je rends la clé à Fred. Il me dit de passer la récupérer le
lendemain en début d’après-midi, ce qui lui laisse le temps de tout
organiser.
Je vais prendre une bière, l’esprit torturé par l’idée que je suis peut-être
en train de faire une erreur monumentale. Je ne sais rien de Valencia. C’est
un coup de tête stupide que rien ne justifie. Il y a plein de gens en quête de
bons Samaritains dans les rues. Des femmes, je pourrais en trouver de
meilleures que Valencia. Il est vrai que l’amour est en vente libre ici. Un
amour trafiqué, coupé à l’eau de la précarité et de la délinquance. Mon coup
de tête, au fond, n’est-il pas dû au sentiment d’insécurité qui me ronge
depuis que Jézabel m’a déclaré avec ses mots assassins qu’elle n’avait plus
besoin de moi ? Existe-t-on quand on n’est plus utile à personne ? Mais
existe-t-on quand l’autre a besoin de vous ? Ce besoin qu’il a de vous est-il
spécifique à vous-même ou peut-il prendre le visage de n’importe qui ? Le
besoin de l’autre, de sa présence, peut-il être désintéressé ?
Le fait est que l’aide que je consens à apporter à Valencia n’est
nullement généreuse. C’est une tentative de conjurer la punition que me
réserve le ciel pour mon impuissance devant la situation qui perdure sous
mes yeux depuis des décennies. Une impuissance qui n’en est peut-être pas
une. Une démission ? Une peur ? Je ne voulais pas donner à Valencia un
billet de banque. Je voulais lui offrir plus, paraître meilleur que les autres,
ceux qui pratiquent la charité à la mode de ces Pharisiens que la Bible
fustige. Mais ce « plus » l’enchaînerait à moi. Dans sa tente, sous le pont,
d’une certaine façon elle est libre. Dans ces deux pièces, elle dépendrait de
moi. Plus le temps passerait, plus cette dépendance augmenterait. Pastichant
le célèbre « Mort, où est ta victoire ? », je pourrais aussi m’écrier :
« Charité, où est ta victoire ? »
J’ai envie de tout laisser tomber, de retourner à ma routine. Mon
téléphone portable sonne. C’est Jézabel. Je prends l’appel en pensant à la
petite. Jézabel commence par me demander comment je vais. Elle m’a
trouvé le visage fatigué la dernière fois que je suis passé chez elle voir ma
fille. Je fais la conversation de mauvaise grâce, car je sais pourquoi elle
m’appelle. Elle me parle une fois de plus d’argent. De ce loyer bientôt à
payer qui la tracasse. Encore une fois, je me demande si elle avait bien pesé
ses mots en me lançant qu’après douze ans elle n’avait plus besoin de moi.
Une relation amoureuse n’est pas un espace où l’un ou l’autre des
partenaires doit reconnaissance à l’autre. Une relation amoureuse se nourrit
de désintéressement. Les propos de Jézabel me ramènent aux conditions
très matérialistes sur lesquelles elle avait fondé notre union sans que je
m’en rende compte. Je coupe l’appel. Je mettrai sur le dos de la compagnie
téléphonique l’interruption de cette conversation qui me déplaît au plus haut
point.
Cette fois, je trouve Valencia assise là où elle était la première fois que
je l’ai vue. Ses cheveux sont coiffés, ses hardes troquées contre un jean
délavé, déchiré aux genoux, et un maillot propre qui exhibe le sourire figé
d’un candidat à la présidence. Elle tient le bébé contre sa poitrine avec le
bras gauche tandis qu’elle tend la main droite vers les personnes qui passent
auprès d’elle, répétant que le peu qu’on lui donnera sauvera la vie de son
enfant. Je la regarde de loin. Quelques passants s’arrêtent, touchés par les
paroles de Valencia ou comptant seulement s’assurer une possible
bénédiction du ciel. Aucun homme ne s’attarde auprès d’elle. Je me pose
une question : où laisse-t-elle l’enfant quand elle se livre à ces activités
tellement contre nature dans le cimetière ? Je me trouve bien naïf de n’avoir
rien compris quand, à sa demande, j’avais tenu le bébé – ce qui m’avait
valu une sacrée peur parce que je croyais qu’elle me l’avait abandonné.
J’hésite : Valencia est-elle la bonne personne pour me permettre d’assouvir
mon besoin de me rendre utile à quelqu’un ? Une obscure peur aussi s’agite
en moi. Je n’en connais pas la raison. Je pense à l’enfant, ce qui balaie mes
dernières réticences. Je m’avance vers Valencia comme on traverse une
frontière vers l’inconnu. Elle m’aperçoit. Son visage ne manifeste aucune
émotion.
« Je suis venu te chercher, lui dis-je.
– Je pourrai toujours revenir ici, me lance-t-elle sur un ton de défi.
Parfois, je rapporte suffisamment d’argent pour nourrir mon enfant pendant
une journée ou deux.
– De l’argent, je peux t’en fournir.
– Pourquoi ne m’as-tu même pas fait la grâce d’un billet la dernière
fois ? »
Je refuse de répondre. Elle ne comprendra pas mes raisons. Lui dire
que je ne veux pas rejoindre le rang de ceux qui laissent tomber un billet
dans une calebasse juste pour s’attirer la bienveillance de Dieu ? Je garde le
silence.
« Qu’est-ce que je fais ? me demande-t-elle.
– Je t’ai trouvé un deux-pièces dans le quartier de la Croix. Je t’y
emmène. Après, tu fais ce que tu veux. »
Elle glisse du tombeau, met pied à terre. Elle me suit jusqu’à ce qui
sert de parking au cimetière, sous les regards interrogatifs de quelques
préposés à l’entretien. Je lui ouvre la portière pour qu’elle s’installe avec le
bébé. Elle me dit qu’elle reviendra prendre ce dont elle a besoin avant la
nuit tombée. Je fais démarrer le véhicule. Je lutte contre un pesant
sentiment de chute. Dans la voiture, Valencia ne dit mot. Je hume l’odeur de
son parfum. Un parfum bon marché qui a un relent de vaudou. Je me
promets que le premier cadeau que je lui offrirai sera un bon parfum. Je
passe récupérer la clé auprès de Fred, qui m’assure que tout a été fait. Je
prends la route en pente qui mène au quartier de la Croix. Je crains que
Valencia manifeste son désaccord pour un logement trop éloigné du lieu de
ses activités coutumières. Elle ne fait aucune remarque. Je gare le véhicule
près du garage en plein air, puis je viens aider Valencia à sortir, car elle est
gênée par son bébé. Nous allons sans rien dire jusque devant la quincaillerie
où nous voyons Mme Belle-Ange assise dans sa dodine, un grand pot en
aluminium à la main, en train de boire je ne sais quoi. Cela ne l’empêche
pas de nous apercevoir. De ce lieu qu’elle occupe en permanence, elle a vue
sur tout le quartier. Rien ne doit lui échapper. Les femmes comme elle
épient tout, se nourrissent de l’observation minutieuse et même indécente
de leur voisinage immédiat. Je la salue. Elle répond d’un simple
mouvement de la tête. Je lui présente Valencia en lui disant que c’est elle
qui logera dans l’espace que je viens de louer. Même mouvement de tête. Je
capte une lueur d’intérêt dans son regard. Valencia me suit par l’étroit
corridor. J’ouvre la porte du deux-pièces. Fred a bien travaillé. Un lit a été
installé. Les draps sont propres. Il y a deux chaises, une petite table et un
réchaud à gaz avec une bonbonne neuve. Fred a même pensé à trois seaux
pleins d’eau et à une grande bouteille en plastique contenant de l’eau
traitée.
« Tu es chez toi », dis-je à Valencia.
Elle examine les lieux avec la minutie dont font toujours preuve les
femmes dans un moment pareil.
Je la préviens :
« Il n’y a pas encore d’électricité. Il faudra s’arranger avec le
voisinage. »
Autrement dit, prendre contact avec la personne responsable des prises
clandestines. C’est ainsi que les choses se passent dans ces quartiers. Une
grande partie de la population ne paie pas le courant électrique. L’autre
partie le fait pour elle.
« Ça ira, dit enfin Valencia. Merci. »
Elle s’avance et, sans me laisser le temps de réagir, elle me pose un
baiser sur les lèvres. Puis elle s’assoit sur le bord du lit pour y installer le
bébé qui dort.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? me demande-t-elle en me
regardant dans les yeux.
– Rien. Je te laisse prendre connaissance de ta maison. »
Je m’empresse de partir avant qu’elle ne termine d’enlever son tee-
shirt exhibant le sourire figé du candidat à la présidence.
Les nuages noirs au-dessus de la ville ont toujours été pour moi un
mauvais présage. Pas parce qu’ils annoncent une pluie diluvienne avec son
cortège de nuisances – les eaux torrentielles qui dévalent des montagnes
croulant sous le poids d’une bidonvillisation sauvage, les ordures dont les
habitants se débarrassent à cette occasion et qui vont ensuite tapisser les
rues de la ville, les roches et la boue qui rendent impraticables certaines
rues, les embouteillages, la poussière qui recouvrira la ville dès que le soleil
viendra stériliser par sa chaleur cette terre noyée sous le pus de
l’inconscience des hommes. Souvent des moments troubles de ma vie ont
eu pour décor la sombre luminosité d’un ciel morose, l’atmosphère calme,
mais lourde et menaçante, précédant la furie des forces naturelles qui
tiennent à rappeler aux hommes leur insignifiance. Le jour où j’étais parti à
la recherche du médaillon, le ciel avait ouvert ses vannes pour nettoyer la
cité de la folie des hommes. Aujourd’hui, il semble attendre je ne sais quoi,
préférant montrer ses muscles, à l’aide du vent sec et chaud soufflant du lac
et des rafales coupant par intermittence une pluie fine. Ce temps a fait fuir
une grande partie des commerçantes qui exposent habituellement leurs
produits jusqu’à la fin de l’après-midi, ne laissant sur les trottoirs que les
vendeuses de nourriture qui se protègent sommairement sous de grands
parapluies aux couleurs d’une compagnie téléphonique, ou sous des bâches
transparentes qu’elles étendent au-dessus de leurs marchandises. C’est entre
deux de ces vendeuses que Doudou a garé sa vieille jeep, prenant soin de
placer deux roues sur le trottoir pour dégager le plus possible la rue où les
chauffeurs de transport public ne se gênent pas pour effectuer des
dépassements hasardeux, pressés de prendre le maximum de passagers
avant que l’averse ne déferle sur la ville.
« Guerrier n’est pas loin d’ici », déclare Doudou.
Je m’inquiète. « S’il me reconnaît ? »
Il ouvre sa boîte à gants, prend des lunettes noires et un bonnet qu’il
me tend.
« Alors, tu portes ça. On ne sait jamais. »
J’obéis à Doudou, me trouvant ridicule ainsi affublé. Il descend de la
jeep et me fait signe de le suivre. Il va enlacer une grosse vendeuse de porc
frit, puis s’engage d’un pas rapide dans un corridor boueux, empuanti
d’odeurs d’urine et d’excréments, qui débouche en cul-de-sac sur une
construction basse aux toits en tôle. Sous une galerie jouent des enfants nus
au ventre gonflé. Ils s’arrêtent en nous apercevant. Comme si on avait été
averti de notre arrivée, une porte s’ouvre. Une femme apparaît sur le seuil.
Elle est maigre, le visage émacié, couvert de pustules.
« Que voulez-vous ? » nous lance-t-elle hargneusement sans répondre
à notre salut.
Doudou ignore son agressivité.
« Dites à Moustache que Doudou veut le voir. C’est urgent.
– Attendez », dit-elle, désarçonnée par la fermeté de mon ami.
Les enfants se sont tassés dans un coin sous la galerie, nous examinant
avec des regards peureux et interrogatifs. La femme nous laisse pour
revenir presque immédiatement. Elle nous fait entrer dans une pièce où un
homme est déjà assis sur une chaise basse. Il y a un lit couvert de draps
d’un blanc marmoréen. L’homme lève les yeux vers nous et nous désigne
deux autres chaises basses. Doudou prend place en premier, l’air très à son
aise. Je l’imite, pas du tout rassuré cependant.
« Pourquoi voulais-tu me voir, Doudou ? » demande l’homme, avec
l’assurance de ceux devant lesquels s’inclinent toujours les esprits faibles
en quête de réconfort et de solutions rapides à leurs problèmes terrestres.
C’est donc Moustache, celui qui a la confiance de mon voleur. Je
l’étudie à la dérobée. Il n’émane de lui aucun sentiment. On dirait une
statue de cire posée sur cette chaise. Même sa voix est dénuée de toute
émotion. Comme s’il avait capturé le cours de mes pensées, il me regarde
avant de dire :
« Je vends des émotions. C’est pourquoi je n’en ai pas. Tu ne trouveras
rien en moi. Si par contre tu veux l’amour d’une femme… ou d’un homme,
tu es à la bonne adresse. »
Je déglutis difficilement. Il me met mal à l’aise.
« Ce n’est pas moi qui voulais te voir, Moustache, dit Doudou. C’est
lui. Un ami.
– Je sais », fait le sorcier.
Il m’examine intensément. Soudain une convulsion le secoue et il
commence à parler. C’est une autre personne qui est maintenant devant
nous.
« Es-tu certain de la femme que tu aimes ? Les doutes te rongent. Tu te
diriges lentement, mais sûrement, vers un divorce. Il y a cet homme qu’elle
avait fait passer, aux premiers temps de vos amours, pour un ami de la
famille alors qu’il était son amant. Tu la conduisais chez lui, comme un
grand idiot que tu étais. Tu te souviens de cette femme qui venait chez toi ?
Une amie, avait dit ton épouse qui a ensuite trouvé un emploi. Ton épouse
citait à tout bout de champ le prénom de son patron et elle a cessé quand tu
lui en as fait la remarque. Je peux tout remettre en ordre si tu veux. »
Je me mis à suer. Je voulus me lever et fuir. La main ferme de Doudou
me retint sur la chaise. Comment cet homme avait-il pu deviner tout cela ?
« Je peux tout arranger, insista Moustache. Elle te reviendra si tu y
tiens. Elle sera alors une chienne à tes pieds.
– Mon ami n’est pas venu dans ce but, intervint Doudou.
– Comment sait-il tout cela ? hurlai-je, soudain hors de moi.
– Calme-toi, Carl, dit sèchement Doudou. Il le sait. Un pouvoir qu’il a.
Plein de gens viennent le consulter. Mais reste concentré. Tu es ici pour
autre chose. »
Je respirai profondément pour me calmer. Doudou avait raison. Je ne
devais pas me laisser distraire par ma chimérique relation avec Jézabel,
mise à nu par le numéro de Moustache. Pendant ce temps, ce dernier
revenait à lui. Son attention dériva vers Doudou. Il avait repris sa première
apparence. Je compris qu’on avait deux personnalités en face de nous.
Moustache devait être possédé par un esprit. Je ne croyais pas trop à ces
choses, mais il venait de me donner, là, une démonstration qui me laissait
pantois. Accuser Doudou d’avoir vendu la mèche au sorcier était trop
facile : mon ami était capable de n’importe quoi pour soutirer de l’argent
même à sa propre mère. Mais Doudou n’était pas au courant de ces
épisodes traumatisants de ma vie.
« Que veut-il au juste ? demanda le sorcier.
– Quelqu’un que tu connais lui a volé ce qu’il portait au cou. Une
chaîne et un médaillon auquel il accorde une très grande importance.
– Voler, c’est un bien grand mot, fit remarquer Moustache. Si on ne fait
pas attention, c’est comme si on offrait ce qu’on possède. »
Il ricana.
« Il n’y a plus de voleurs dans ce pays. On possède ou on ne possède
pas. À vous de garder ce que vous avez, car il n’y a que la possession qui
donne droit sur un objet. »
Il eut un hoquet sonore.
« Ici, c’est la loi.
– Mon ami veut récupérer ses biens, insista Doudou. Il est prêt à payer.
– Non. J’ai vu Guerrier mourir s’il se débarrassait de cette chaîne et de
ce médaillon.
– Alors c’est toi qui vas mourir », gronda Doudou.
Avant que je ne réagisse, il braquait son arme sur Moustache.
« Tu ne sais pas ce que tu fais, couina le sorcier, les yeux écarquillés
par la peur.
– Je sais ce que je fais et tu le sais aussi, fit Doudou. J’ai promis à mon
ami qu’il récupérerait sa chaîne et son médaillon, et je tiendrai ma
promesse. Ce n’est pas ton combat. Alors, tu te calmes, tu restes
tranquille. »
Le sorcier ferma les yeux, prit une profonde inspiration comme s’il
appelait à la rescousse les esprits qu’il servait.
« Comment va-t-il s’y prendre ? Guerrier n’acceptera pas.
– Mon ami décidera lui-même de ce qu’il fera. Prends ton téléphone et
appelle Guerrier. Tu lui dis que quelqu’un veut le voir. Tu le rassures. Tu lui
dis que c’est pour une affaire importante. Il te fait confiance. Compris ? »
Le sorcier hocha la tête pour dire qu’il comprenait. Il y avait de la peur
chez lui. Je savais que Doudou trempait dans pas mal de combines, mais ici
je découvrais le sang-froid d’un homme habitué à tuer. Ce constat me fit
frémir. Un ami que je fréquentais depuis ma plus tendre enfance !
Moustache prit son téléphone et composa un numéro. Doudou exigea qu’il
mette le haut-parleur.
« Allô ! dit une voix.
– Allô… Guerrier… C’est urgent. Il y a quelqu’un qui veut te voir.
– La raison ?
– Une affaire à te proposer. Un ami à moi. Tout est sous contrôle.
– Une bonne affaire ?
– Je ne t’aurais pas appelé. »
Il y eut un moment de silence.
« Je suis chez moi. Dis-lui de venir. Je veux que personne ne le sache.
Je ne partage pas.
– Sauf avec moi, parvint à rappeler le sorcier malgré sa situation.
– Je l’attends. »
On entendit le déclic signalant que l’interlocuteur de Moustache avait
raccroché. Le sorcier fit de même, avec sa grimace habituelle.
« Ça va maintenant. Tout est OK. »
Doudou secoua la tête.
« Non, je vais rester ici, le temps que mon ami revienne. On est
d’accord ? »
Le sorcier fit un signe de la tête. Il suait. Doudou lui caressa le front
avec le canon de l’arme.
« Mon ami reviendra, n’est-ce pas ?
– Oui, s’empressa de dire le sorcier. Oui. »
S’il était aussi terrifié, c’est qu’il connaissait Doudou mieux que moi.
Je regrettai de m’être adressé à mon ami, qui fit un geste auquel je ne
m’attendais pas. Il prit un petit revolver à canon court dans l’une des poches
de son jean et me le tendit.
« Il y a six balles dans le barillet. Ne prends pas de risque. »
Il me mit l’arme dans la main.
« Tu sors dans la rue. Guerrier habite tout près. Tu demandes à la
grosse marchande que je viens de saluer. »
Comme j’hésitais, il hurla.
« Va-t’en, et ne perds pas de temps ! Il faut qu’on file d’ici avant une
heure. Le gang du quartier est occupé ailleurs. Personne n’osera s’opposer à
nous, surtout qu’ici, Guerrier, on ne l’aime pas trop. »
Je reculai, fourrai le revolver dans ma poche. Le médaillon, je me
devais de le récupérer. Et puis ce Guerrier m’avait ridiculisé. Chaque fois
que j’y pensais, la colère me submergeait tant que j’étouffais.
J’entendais les coups dans le noir de la case. J’étais glacé d’une rage
impuissante. Vincent m’avait conseillé de me concentrer sur mon travail, de
fermer les oreilles et les yeux. Il savait probablement pour Bénito et sa
femme. Cela faisait un drôle de bruit, la chair qu’on frappe, qu’on cogne,
une chair de femme, une femme qui tentait en vain de se défendre. La voix
de Bénito courtisait l’obscurité. Une voix à fois sifflante et calme, sans
rapport avec la violence qui se déployait tout près de moi. J’aurais pu
avancer la main, avancer encore la main, et les toucher. J’imaginais un
serpent, là, dans cette case. Bénito était peut-être possédé par l’un de ces
esprits serpents qui peuplent notre mythologie. La femme sanglotait. Bénito
lui demandait d’ouvrir les jambes : « Tu me feras cet enfant. Je jure que tu
me feras cet enfant. » Un nouveau coup. Elle cria. Un peu plus fort. Une
autre voix dans la case. « Maman… Ça va ? » C’était Sauveur. Avait-il
entendu le coup ou était-ce le cri de sa mère qui l’avait réveillé ? Bénito
intima à l’enfant l’ordre de se rendormir. Cette fois, sa voix était menaçante.
Je perçus la frayeur de Sauveur. Je continuai à entendre les halètements de
Bénito, les gémissements et les pleurs de sa femme. Il lui susurra qu’elle
était douce, qu’elle lui plaisait bien et que, cette fois, il espérait avoir un
enfant. Bénito eut une sorte de plainte, puis tout se conclut par la chute de
son corps sur la natte. Sa respiration lourde, haletante ralentit peu à peu et
ce fut le silence. Il ne ronfla pas cette nuit. Le sexe devait avoir un effet sur
ses bronches. Les pleurs de sa femme étaient à peine perceptibles. J’eus
quand même une érection malgré la violence de ce que je venais d’écouter,
là, tout près de moi. Je ne connaissais pas la nature profonde de leur
relation, mais j’essayais de comprendre pourquoi Félicienne était obligée de
subir cette violence. Peut-être ne pouvait-elle aller nulle part ailleurs. Il y
avait aussi le poids de la religion, de cette société campagnarde qui vivait
les paroles du prêtre ou du pasteur comme les intégristes prêts à vous
condamner à mort à la moindre déviation. Qui gérait l’argent dans cette
famille ? Habituellement, ce sont les femmes qui vont au marché, mais
Vincent m’avait fait bien comprendre qu’ici c’était un cas particulier.
Bénito voulait que sa femme reste à la maison, s’occupe de la case, du
jardin proche et des quelques animaux, des volailles, qu’il possédait. Sa
femme était belle. Il ne voulait pas que les hommes s’approchent d’elle.
C’était un jaloux maladif. Un soir qu’il était ivre, il avait attaqué à coups de
machette un paysan qui s’était permis une remarque désobligeante envers sa
femme. Bénito aimait l’argent, m’avait fait comprendre Vincent. C’était
l’une des raisons pour lesquelles il avait accepté de prendre un étudiant
chez lui dans le cadre de ce programme. « Je t’ai choisi pour rester chez
Bénito parce que tu es le seul parmi tes camarades à pouvoir t’entendre
avec lui. Il a un tempérament difficile. » J’avais commencé à vérifier la
justesse des propos de Vincent quand Bénito avait frappé Sauveur, près des
ruines de l’habitation caféière.
Je dormis encore plus mal cette nuit-là dans l’atmosphère confinée de
la case. Mon sommeil fut lourd, agité, même si je n’eus souvenance
d’aucun rêve. Comme il n’était pas possible, de peur de plonger mes hôtes
dans une obscure terreur, d’ouvrir la porte pour aller pisser dehors – il n’y
avait pas de toilettes dans la case –, je dormais avec près de moi un petit
bidon pour soulager ma vessie. Au matin, dès que le chant du coq annonçait
que les esprits mauvais avaient dégagé les environs, je pouvais sortir vider
le récipient et faire mes besoins de manière plus habituelle.
Ce petit matin-là, pendant que je me brossais les dents et que l’horizon
tardait à se revêtir des premières lueurs du jour, Bénito s’approcha de moi,
me mit une main sur l’épaule et m’annonça qu’il serait absent durant la
journée et peut-être au cours de la nuit. Il devait se rendre au marché, puis
chez un notaire pour conclure une affaire qui lui tenait à cœur : la vente
d’un terrain en plaine à quelqu’un de la ville, un ami à lui – il l’avait dit
avec fierté –, qui avait de grandes chances de devenir député aux prochaines
élections. « Tu surveilles surtout le petit, m’ordonna Bénito. Il a tendance à
faire des bêtises quand je ne suis pas là. » Il partit à pied, traînant après lui
deux chevaux portant des sacs de pommes de terre et d’autres denrées à
écouler au marché. Il devrait sans doute emprunter un autre chemin,
sûrement plus long, que celui que nous avions pris, Vincent et moi, pour
arriver jusqu’ici, car les bêtes aussi surchargées ne supporteraient pas un tel
parcours, sur le sentier escarpé courtisant ravins et failles profondes.
Dès qu’il fut parti, j’allai m’asseoir sur un rocher qui surmontait le
terrain plat où était construite la case de Bénito. J’aimais d’ici suivre la
lente progression du jour qui chassait les ténèbres brumeuses vers l’ouest,
au-delà de l’océan. Je voyais les feux des navires avançant soit vers le port
de la capitale, soit vers celui de la compagnie qui, quelques centaines de
mètres plus bas, charcutait la montagne pour en extraire la bauxite. L’air
était pur, le paysage superbe. On avait peine à croire que le pays, vu d’ici,
pouvait accoucher de cette catastrophe presque aboutie dans la région de la
capitale. Une catastrophe dans l’espace physique ! Mais un désastre dans
l’espace physique n’est toujours que la manifestation d’un grave désordre
de la pensée. Quand on était à Port-au-Prince, dans cette ville qui se gavait
de discours menteurs et de tout ce qui restait de sève dans le pays, on n’était
pas capable d’imaginer qu’il existait autre chose, un autre monde, dans
lequel des hommes devaient lutter pour vivre, pour extraire de la terre leur
maigre subsistance et donner du temps, énormément de temps au temps,
même pour quelques misérables litres d’eau.
J’entendis Mme Bénito qui m’appelait. Je glissai du promontoire. Sur
un tabouret posé dans la cour devant la case, elle avait mis du pain, deux
avocats, quelques figues. Elle me tendit une tasse. Une cafetière me
chatouilla agréablement les narines de son fumet. Le café, ici, était l’un des
meilleurs que j’aie savourés. Je me fis verser le liquide chaud et noir,
attentif aux moindres marques sur le visage de Mme Bénito qui auraient pu
trahir ses misères de la nuit. Je ne vis qu’un léger renflement au niveau de
la lèvre supérieure. Une petite goutte de sang, peut-être, qu’attentive,
Mme Bénito fit disparaître d’un bref mouvement de langue.
« Pourquoi acceptez-vous qu’il vous frappe ? »
Les mots m’avaient échappé. Je me souvins des conseils de Vincent.
Mais ce que j’avais vécu au cours de la nuit était insoutenable. Je n’avais
jamais connu de tels moments de violence familiale. Vincent m’avait
seulement observé dans l’espace du campus. Il avait apprécié mon calme
devant les tentatives de mes camarades qui cherchaient à déstabiliser
l’unique citadin que j’étais parmi ces étudiants de la province, sûrs d’être
les seuls à avoir les capacités de s’atteler aux études agronomiques.
« Il veut un enfant. Je ne peux pas lui en donner.
– Vous avez Sauveur.
– Sauveur n’est pas le fils de Bénito. »
Je restai coi. Vincent ne m’avait pas confié ce détail. Je pris un avocat
que je me mis à découper avec un couteau. Je ne voulais plus poser de
questions. Je sentais le regard de la jeune femme posé sur moi.
« Cette nuit, tu as tout entendu, n’est-ce pas ? »
Je fis oui de la tête. Je cherchai Sauveur des yeux. Il dormait toujours.
Cela dut inciter Mme Bénito à parler.
« Je ne pensais pas qu’il deviendrait ainsi. Mais si j’avais su que je ne
pouvais plus avoir d’enfant, je n’aurais pas accepté de devenir sa femme.
– Où est le père de Sauveur ? »
Je me mordis les lèvres. Je savais maintenant que je ne pourrais plus
résister à ma curiosité.
« Il a disparu. Les tontons macoutes l’ont arrêté un soir qu’il sortait
d’un bar au village. Depuis, je ne l’ai plus revu. J’ai appris un mois plus
tard que j’étais enceinte. Bénito me courtisait bien avant le père de Sauveur.
Il m’a dit que, si j’acceptais de l’épouser, il prendrait soin de moi et de mon
enfant. Qui s’intéresse à une mère célibataire ? J’ai accepté. Quand je me
suis mariée, Sauveur avait un an.
– Si vous ne pouvez pas avoir d’enfant, c’est peut-être la faute de
Bénito. »
Elle secoua la tête.
« Non. C’est moi. Je suis allée après mon mariage dans une clinique
tenue par des étrangers. Ils m’ont posé un tas de questions sur ma seule
grossesse. Je me suis rappelé que je m’étais fait traiter pour une grave
infection après mon accouchement. Ils m’ont prescrit des examens. J’ai
appris que mes ovaires sont gravement endommagés. Je ne peux plus
enfanter.
– Vous l’avez dit à Bénito ?
– Non… Il me tuerait. Je ne sais pas ce qui arriverait ensuite à
Sauveur.
– S’il continue à vous frapper, il vous tuera de toute manière.
– Avec Jésus, je trouverai une solution. »
Jésus était bien loin pendant qu’elle se faisait ainsi maltraiter par son
mari qui ne se souciait même pas de l’opinion d’un étranger sous son toit.
Cependant, inutile d’aller à l’encontre de cette manière de penser, si
commune chez nous. Les étrangers l’appellent résilience. Une forme
avancée de la résignation. Ou une manière plus pudique de désigner cette
résignation qui fait que le pied sur la nuque a constamment plus
d’assurance.
« Tu pourrais m’aider », me lança-t-elle soudain.
Je la regardai sans comprendre.
« Oui. Tu viens de la capitale. Tu connais des gens là-bas. Je cuisine
bien. Je sais lessiver et faire le ménage. Mais je devrai partir avec mon fils.
Trouve-moi quelqu’un chez qui je pourrai travailler. »
Je bredouillai qu’elle me prenait là par surprise et que je devais
réfléchir, faire la proposition à quelques personnes et attendre leur réponse.
Elle me serra une main avec effusion.
« Fais cela pour moi. Dès que Bénito m’a dit qu’il accueillerait chez
lui un jeune agronome pendant une semaine de stage, j’ai su que tu étais
envoyé par Jésus. »
Sauveur apparut à ce moment sur le pas de la porte, ce qui me sauva la
mise, car je ne savais vraiment que répondre à Mme Bénito et aux espoirs
chimériques dont elle m’avait affublé.
« Bénito est parti ? demanda Sauveur.
– Oui, répondit sa mère. Tu sais bien qu’aujourd’hui est jour de
marché. Viens manger. Il y a du café, du pain, des figues, et de l’avocat. »
Le jeune garçon s’assit en face de moi. Il dédaigna la nourriture pour
s’adresser à sa mère.
« Je t’ai entendue crier hier soir, dit-il.
– Un mauvais rêve », s’empressa-t-elle d’expliquer.
L’enfant secoua la tête sans rien dire. Il n’était pas dupe. Mais, chez
nous, un enfant n’est pas censé discuter avec ses parents.
« Pourquoi ne va-t-on pas visiter l’habitation ?, proposa-t-il. Il faut en
profiter pendant que Bénito n’est pas là. »
Sa mère ouvrit de grands yeux.
« Je t’ai déjà dit qu’il ne faut pas aller là-bas. Des gens sont morts
seulement pour s’être arrêtés sur le chemin qui passe devant les ruines.
– Je m’en suis approché deux fois et il ne m’est rien arrivé, maman »,
rappela l’enfant.
Elle se mit les mains sur la tête.
« Depuis qu’il fait ce rêve où Blanc marron vient lui parler, il croit
pouvoir entrer dans les ruines sans que rien lui arrive.
– Blanc marron lui dit quoi ? demandai-je, à l’affût de tout.
– Rien… rien », s’empressa-t-elle de répondre comme si elle regrettait
d’avoir trop parlé.
Je me levai pour m’approcher d’elle. Je posai les mains sur ses
épaules.
« Il n’y a pas raison d’avoir peur. Ce ne sont que des ruines. J’irai avec
Sauveur. Il sera en sécurité avec moi. »
Elle se laissa tomber sur une chaise basse.
« Dans notre famille naissent parfois des filles protégées des mauvais
esprits. Jamais des garçons.
– Je vous dis que Sauveur sera avec moi, insistai-je. Nous ferons très
attention. »
Je m’exprimais avec grande assurance. Mon désir d’aller à l’habitation
me faisait oublier toute prudence. J’étais prêt à mentir pour satisfaire ma
curiosité.
« Je sais que c’est toi qui dois nous sauver, dit Mme Bénito après un
soupir. Il ne peut donc rien t’arriver là-bas. Mais revenez avant que le soleil
se couche. J’ai entendu, hier soir, les ricanements des engagés s’amusant
sur les arbres. Ne prenez aucun risque. »
Je lui assurai encore que tout se passerait bien, heureux de partir
bientôt pour cette habitation caféière en ruine que je serais peut-être le
premier à visiter depuis plus d’un siècle. Je regrettai de n’avoir aucun
appareil photographique pour garder des souvenirs de cette escapade. Je me
promis d’écrire au retour, le plus rapidement possible, mes observations,
mes impressions, avant qu’elles ne s’estompent dans ma mémoire.
J’ai traversé la rue sans me faire écraser, protégé par la bonne foi des
chauffeurs de Port-au-Prince qui, en dépit de leur refus de respecter les lois
les plus élémentaires de la circulation, conservent encore un saint respect de
la vie humaine. Ils se défoulent parfois sur les animaux, en particulier les
chiens dont on remarque souvent les cadavres sur la voie publique. J’ai
repris mes sens sur le trottoir d’en face. Dans l’eau noirâtre et visqueuse du
caniveau, j’ai vomi le contenu de mon estomac. Les gens m’observaient
sans rien dire. Ils devaient penser que j’étais un ivrogne à qui le mauvais
alcool en vente partout demandait des comptes. Plein de disciples de
Bacchus crevaient ainsi dans les rues. J’avais eu la présence d’esprit, en
dépit de mon trouble, de cacher l’arme sous ma chemise. La grosse
marchande, amie de Doudou, s’approcha de moi et, d’autorité, d’une main à
la fois ferme et poisseuse, laissant des relents de mauvaise huile, me passa
de l’eau sur le visage. Je vis un peu plus clair. Je me souvins de la
recommandation de Doudou. Nous avions une heure pour vider les lieux
avant le retour des membres du gang qui contrôlent ce quartier, et qui nous
demanderaient certainement des comptes pour la mort de Guerrier. Je
remerciai la grosse femme qui ne fit qu’incliner la tête en murmurant
« Jésus est avec toi ». Je marchai rapidement jusqu’au domicile de
Moustache. Les enfants qui avaient recommencé à jouer se dépêchèrent
d’aller, une fois de plus, s’immobiliser dans leur coin, agissant avec un
synchronisme parfait comme s’il s’agissait d’un mouvement maintes fois
répété. Je trouvai Doudou toujours assis en face du sorcier. Ce dernier suait
tellement qu’on s’attendait à le voir dans une flaque d’eau fumante.
« Tout s’est bien passé ? demanda Doudou d’une voix neutre.
– J’ai la chaîne et le médaillon », parvins-je à dire.
Doudou caressa du canon de son arme les lèvres d’un Moustache au
bord de l’évanouissement.
« Tu vois ? Tout est bien qui finit bien.
– Et Guerrier ? hoqueta-t-il. Que lui avez-vous fait ?
– Surtout, fais attention à toi, lui lança Doudou en guise de réponse. Il
n’arrivera rien à mon ami, sinon je te mettrai du plomb dans le corps. Tu as
été aveugle et sourd. »
Le sorcier fit un signe de tête. Il avait compris. Dans l’état où il se
trouvait, il lui faudrait du temps pour reprendre ses esprits. Doudou l’avait
terrorisé. Nous quittâmes le « temple ». Je me souvins de ces histoires
qu’on racontait sur les féroces tortionnaires du temps de la dictature,
personnages parfois respectés dans leur quartier, d’une correction
exemplaire, venant en aide aux veuves et aux orphelins de leur entourage
dès que besoin était. Doudou était de cette trempe, même s’il se permettait
quelques arnaques aux dépens de sa famille et de ses amis. On lui
pardonnait tout parce qu’on croyait qu’il était né, comme on dit chez nous,
avec un défaut. Il souffrait de kleptomanie, arguaient les plus savants.
C’était une bonne personne. Il fallait juste surveiller son porte-monnaie
quand on était avec lui, éviter d’être pris au piège de ses boniments. Je
venais aujourd’hui de découvrir le vrai visage de mon ami.
Doudou m’ouvrit la portière de la jeep avant de s’installer derrière le
volant. Crispé en sortant de chez Moustache, il semblait maintenant plus
détendu. Il mit le moteur en marche, mais ne démarra pas. Il regarda par les
rétroviseurs, examina les alentours pour s’assurer que la voie était bien
libre.
« Donne-moi l’arme », me dit-il.
J’avais oublié le revolver à ma ceinture. Je m’en débarrassai avec
soulagement. Doudou la renifla avant de basculer le tambour.
« Il en manque une. Alors, Guerrier, tu l’as eu ? »
J’eus du mal à répondre. Une boule glacée était coincée dans ma
gorge.
« Oui, arrivai-je à dire.
– Il est mort ?
– Je pense. Il a un gros trou dans la tête.
– Personne d’autre chez lui ?
– Personne », lui dis-je, pas si sûr au fond de moi, car j’avais un trou
dans la mémoire. Entre le moment où j’avais entendu le hurlement et celui
où je m’étais retrouvé au-dehors à vomir.
« Bien », dit-il en me tapant d’une main sur l’épaule.
Il démarra cette fois, lançant sa lourde jeep à transmission automatique
dans le flot de la circulation de fin de journée. Il tourna intentionnellement
dans plusieurs directions, vérifiant chaque fois le rétroviseur pour vérifier
qu’on n’était pas suivis. J’avais des palpitations. Une sueur froide me
coulait sur la nuque et dans le dos. Une douleur me vrillait la poitrine. Je
mis cela sur le compte de mon vomissement. J’allais très mal. Je crus que
j’allais tourner de l’œil. Doudou remarqua mon état.
« Je sais ce qui t’arrive, Carl, me dit-il. Là, ce n’est pas dans tes
romans. Tu es dans la réalité. »
Il me tapota l’épaule. Il avait l’air très satisfait.
« Tu es un homme, maintenant. Personne ne doit avoir les mains
propres. Il faut les avoir sales pour vivre sur cette terre. »
Je me dis que j’avais déjà les mains sales. J’avais déjà tué dans le
passé. Un poète, Gaston Paisible, que connaissait mon père. Mais ce
meurtre se justifiait. Il avait triché. Il m’avait drogué dans le but de me
violer. C’était quand même une chance si j’avais pu réagir. Sinon, je ne
serais pas ce que je suis aujourd’hui. Qui sait ce que je serais devenu aux
mains de cet homme qui, je devais l’avouer, avait un charme, un pouvoir de
persuasion hors du commun ? Ma production littéraire aurait pris une autre
direction. Je n’aurais pas été libre de mon esprit. Mais Guerrier, c’était autre
chose. Un voleur à la tire. Je m’étais lancé sciemment à ses trousses pour
reprendre une chaîne et un médaillon n’ayant qu’une valeur symbolique à
mes yeux. Ces bijoux valaient-ils plus que la vie d’un homme ? La migraine
m’élançait de nouveau. Le paysage lépreux de la ville défilait devant moi,
enrobé d’un brouillard presque opaque. Même le brouhaha de la cité me
parvenait étouffé. Mon tympan malmené par le coup de feu me vrillait
comme si un facétieux y avait introduit une aiguille et me titillait. J’allais
devoir faire un grand effort pour ne pas tourner de l’œil. Je venais de tuer
un homme de sang-froid. Je ne me remettrais jamais de cet acte.
« Je sais ce que tu ressens, me dit Doudou. Maintenant, je me sens plus
proche de toi. »
J’essayais de comprendre ce qu’il voulait dire. Il y avait toujours eu
une barrière impalpable entre nous. Cette gêne que ressent le filou devant
l’honnête homme. Il n’y a rien de plus difficile pour l’obscur que de
supporter la lumière. Certaines créatures vivent de l’obscurité. On n’a qu’à
tourner le commutateur, faisant jaillir la lumière dans une pièce noire pour
entendre parfois, si on a les sens aux aguets, la fuite précipitée des créatures
de l’ombre. J’avais trempé mes mains dans le sang d’un homme.
Désormais, je ne pouvais me prévaloir d’aucun avantage moral sur Doudou.
C’était un poids que je venais d’enlever de ses épaules, une épine de son
pied. Il me proposa d’aller prendre une bière histoire de décompresser. Il
s’empressa d’ajouter qu’il paierait la note. Je lui fis comprendre que je
préférais aller chez ma mère. Je ne voulais pas que Jézabel me voie dans cet
état, et surtout pas en compagnie de Doudou. Depuis qu’il lui avait soutiré
quelques centaines de dollars dans une affaire bidon à laquelle elle avait
cru, Jézabel vouait à mon ami une rancune tenace qui frisait la haine.
Doudou me déposa donc devant la demeure familiale et ne consentit à
repartir que lorsque je lui eus assuré que j’allais mieux. J’entrai en
m’arrangeant pour que ma mère ne me remarque pas et me réfugiai dans la
chambre que j’occupais avant mon mariage, restée telle que je l’avais
laissée. Je me laissai choir sur le lit et sombrai dans un sommeil lourd,
peuplé du hurlement d’une femme qui me lançait injures et malédictions
pour avoir donné la mort à son homme. Dans mon cauchemar, je ne
parvenais pas à voir son visage. Guerrier était là, surgissant d’une tombe, le
front sanguinolent, tendant la main vers moi pour me restituer la chaîne et
le médaillon. Je m’enfuyais et lui, à mes trousses, se rapprochait
dangereusement. Je me vis sur un pont où une femme en pleurs s’apprêtait à
se jeter dans le vide. Je voulus lui porter secours, mais Guerrier arrivait sur
moi. La femme se retourna avec un rire démoniaque. Une main se posa sur
mon front. Je crus que Guerrier m’avait rattrapé pour me marquer d’un
sceau d’infamie. Je hurlai. Je me réveillai. Ma mère était penchée sur moi.
C’était elle qui venait de me toucher. J’avais des frissons et le corps trempé
de sueur.
« Je t’ai entendu crier dans ton sommeil, dit-elle. Pourquoi es-tu rentré
sans me prévenir ?
Elle m’examina avec inquiétude.
« C’est la première fois que je te vois dans un état pareil. Qu’est-ce qui
est arrivé, Carl ? »
Je pris dans ma poche la chaîne et le médaillon, que je lui tendis.
« Tiens. Je ne veux plus les porter.
– Je voudrais bien savoir ce qui se passe, insista ma mère,
m’examinant avec attention.
– On me les avait volés. J’ai eu tout le mal du monde à les retrouver.
Après la mort de papa, je n’aurais jamais dû les porter. »
Sa mère prit la chaîne et le médaillon.
« Sais-tu qu’ils ont lapidé Millie ? » me demanda-t-elle d’une voix
courtisée par un sanglot.
Millie, c’était une amie à elle. Une vieille dame avec qui elle allait
régulièrement à l’église.
« Non, lui répondis-je.
– Elle est allée loger seule dans un quartier où elle ne connaissait
personne. Pour prier, elle allumait des cierges et brûlait de l’encens. Un
enfant est tombé malade dans la zone, puis est décédé. On a accusé Millie
d’être une sorcière et donc d’être responsable de cette mort. On l’a lapidée
en pleine rue. La police est intervenue trop tard. »
La folie dans nos rues, pensai-je, en dépit de la fièvre qui me dévorait
déjà. On croyait que certaines femmes, surtout vieilles, avaient le pouvoir
de voler la nuit, de changer de peau, de se transformer en n’importe quoi et
de s’en prendre aux enfants. Même aux statues de saints, de saintes ou de
vierges, on prêtait des pouvoirs comme celui de se déplacer pour aller
accomplir des choses encore plus invraisemblables. Un imaginaire capable
de nourrir les délires d’un écrivain ou d’un scénariste friand de fantastique.
« C’est affreux », arrivai-je à dire.
Ma mère me mit la main sur le front.
« Tu as de la fièvre. Je vais te préparer une infusion. »
Elle me laissa. Je ne sus quand elle revint. Je restai trois jours
inconscient, consumé par une forte température et délirant par moments.
Inquiète, ma mère fit chercher le médecin de famille qui voulut me faire
entrer à l’hôpital le plus proche. Ma mère refusa. Elle fit prévenir Jézabel
que j’étais malade chez elle, inconscient et donc incapable de revenir au
domicile conjugal. Jézabel ne daigna pas répondre. Elle m’avait bien laissé
aller seul à l’hôpital le soir où j’avais failli mourir de cette grave crise
d’allergie. Quand je revins à moi, j’étais dans un tel état d’accablement que
je dus rester plusieurs jours chez ma mère, qui me gava de toutes sortes de
bouillons et de potions dont elle tenait les recettes de sa grand-mère morte à
l’âge vénérable de cent dix ans. Cette fois, je ne pardonnai pas à Jézabel son
abandon. Je décidai de rester chez ma mère en attendant que ma femme
prenne elle-même la décision d’entamer la procédure de divorce. Je savais
qu’elle avait une autre relation. Je devais lui laisser le loisir d’aller jusqu’au
bout de son plan.
*
Mon dernier jour ! Bénito n’a pas voulu que Sauveur nous
accompagne. On s’était levés à la même heure et Mme Bénito nous avait
servi notre petit déjeuner habituel. Elle avait une ecchymose sur la joue et
elle évita que son regard croise le mien. Je sentais une certaine hostilité
dans l’attitude et les propos de Bénito, mais c’était peut-être une fausse
impression. Comme il m’en avait averti, le champ où il m’emmena était à
trois heures de marche. Je compris pourquoi il n’avait pas voulu que
Sauveur nous accompagne. Sur les lieux, une autre femme aussi jeune que
Mme Bénito nous attendait. Elle était très noire de peau, contrairement à
Mme Bénito qui était ce qu’on appelle chez nous une mulâtresse. Elle était
enceinte, une grossesse assez avancée à considérer l’énormité de son ventre.
Bénito me présenta fièrement Alina, puis il me prit à part, je ne sais
pourquoi, pour me dire qu’il comptait bien se mettre en ménage avec cette
femme, car au moins elle avait un ventre fertile. « Si je savais que
Félicienne était devenue stérile, je ne me serais pas damné pour l’avoir »,
lança-t-il avec rage. Je ne voulus pas lui demander pourquoi il se
considérait comme damné, mais il était évident pour moi qu’il y avait un
rapport avec la disparition du père de Sauveur, cet homme auquel était
promise Félicienne. Bénito avait-il arrangé la disparition de l’homme pour
conquérir la femme ? Cela expliquait ses accès de violence proches de la
folie. Je remerciai Dieu d’être arrivé à la fin de ma période d’immersion
dans la campagne profonde. En même temps, j’étais angoissé en me
remémorant ma promesse à Mme Bénito. Je n’aurais jamais dû entrer dans
son jeu, alors que je ne savais pas par quel moyen l’aider à fuir. Je n’étais
qu’un étudiant dépendant de ses parents, même si la fac nous allouait une
modique somme pour nos besoins de tous les jours.
Après avoir fait honneur à la bouteille d’alcool que lui avait laissée
Alina – il m’avait presque forcé à prendre une gorgée de la boisson –,
Bénito me conduisit au champ qu’il s’apprêtait à récolter dans la semaine,
me dit-il. Il me laissa seul. Je devais effectuer les relevés compliqués que
Vincent m’avait demandés. Le travail était assez ardu, surtout avec les
dénivellations, les pentes accentuées qui donnaient le tournis si votre
regard, oubliant l’espace immédiat, plongeait dans le vertigineux paysage
qui s’étendait au-dessous de moi, plusieurs centaines de mètres plus bas. La
fraîcheur matinale avait fait place assez vite à une chaleur torride. Il n’y
avait pas le souffle d’une brise. Un malfini tournoyait dans le ciel, toujours
à la même altitude, en quête de sa proie de la journée. Le spectacle du
rapace me mit mal à l’aise. Pour moi, la présence d’un tel oiseau, dans la
réalité comme dans un rêve, était un mauvais présage. J’allai m’asseoir sur
un rocher. Il était temps de me désaltérer. Je n’avais pas ouvert ma gourde,
car je devais économiser sur mon eau en prévision de la longue route du
retour, toujours plus difficile que l’aller. Je n’eus pas le temps de réagir. Un
bras puissant me souleva par le torse pendant que la lame d’une machette se
pressait sur ma gorge.
« Tu pensais que les choses allaient se passer comme ça, gronda
Bénito. Tu profites de mon absence ? Avoue que tu as couché avec ma
femme. Avoue pour te soulager la conscience, avant que je t’égorge comme
un porc que tu es. »
J’aurais dû paniquer. Mais je gardai mon calme. Je le voyais mal
mettre sa menace à exécution. Il allait devoir s’expliquer devant plus fort
que lui. Pas seulement devant Vincent. Mon meurtre mettrait le pays en
émoi. Le gouvernement serait obligé de réagir surtout dans un contexte où
on voulait faire oublier les années sanglantes de la dictature.
« Bénito, ne fais pas cela, parvins-je à dire. Ta femme est la plus
respectable qui soit. Elle ne ferait jamais ce dont tu l’accuses.
– Tais-toi, hurla Bénito. Tu dirais n’importe quoi pour sauver ta peau.
J’ai vu votre attitude hier matin quand je suis arrivé. J’ai un sixième sens,
moi. Même en rêve, nègre, je n’accepte pas qu’un homme touche ma
femme. »
Je n’aurais de toute manière jamais commis l’erreur de lui dire que
j’avais seulement rêvé que je sautais sa femme. Un rêve, mon Dieu ! si réel
et qui m’avait causé un plaisir que je n’avais jamais connu et que j’aurais
tout donné pour connaître dans la réalité. On accorde trop d’importance
chez nous aux songes.
« Si tu me tues, tu auras à en rendre compte, lui rappelai-je.
– Et mon honneur ! hurla Bénito… Tu veux que tous ici se moquent de
moi ?
– Ta femme est honnête, Bénito, prononçai-je péniblement. Elle t’est
fidèle. »
J’allais implorer sa pitié. Je comprenais maintenant que rien ne
pourrait le raisonner. Vincent m’avait averti. J’aurais dû être sourd et
aveugle. Ce fut alors qu’intervint la maîtresse de Bénito.
« Laisse-le tranquille, Bénito. Tu ne vas pas aller en prison et me
laisser seule à cause de cette femme qui ne peut pas te donner d’enfant.
– Cela te fera trois péchés, râlai-je. C’est l’enfer qui te menace. »
Les trois péchés de Bénito. Il avait comploté la disparition, la mort du
père de Sauveur. Il avait eu une relation en dehors des liens du mariage. À
cela s’ajouterait un meurtre, le mien. Il poussa un hurlement de colère avant
de me libérer. Il leva les bras au ciel, la lame de la machette me renvoya un
rayon de soleil en plein dans l’œil.
« Pourquoi Dieu est-il si dur avec moi ? Pourquoi ? »
La femme le prit dans ses bras. C’était pathétique de voir ces deux
personnages enlacés, ce colosse de Bénito et cette femme frêle qui portait sa
grossesse telle une énorme bosse.
« Dieu sait ce qu’Il fait. Il a un plan pour nous tous. Je ne te demande
pas de quitter ta femme. Je serai toujours là pour toi. Je suis ta femme-
jardin. »
Elle embrassait Bénito qui pleurait. Surpris, je les vis réciter un Notre
Père, puis Bénito s’écarta d’elle et revint vers moi. Un autre aurait fui, mais,
ayant repris mes esprits, je compris que je ne risquais plus rien. Bénito
craignait trop le châtiment divin pour dépasser la limite d’une violence qui
le remplissait de culpabilité.
« On rentre », me dit-il.
Il partit brusquement, sans un mot de plus, même à sa concubine qui fit
seulement le signe de croix avant de rentrer – on aurait dit une ombre –
dans la case. Nous marchâmes en silence. Bénito, pour une raison obscure,
ne prit pas le même chemin, mais passa près des ruines de l’ancienne
habitation coloniale qu’on aurait pourtant dû éviter. Le marquis continuait-il
à croiser le fer avec le nègre empoisonneur ? Ce combat ne cesserait-il que
lorsque les deux ennemis seraient consumés par la haine qui les embrasait ?
J’avais une question pour Mme Bénito. Une dernière, dont la réponse
m’aiderait à élucider, du moins partiellement, le mystère de Blanc marron.
Mais la présence de Bénito m’enlevait l’occasion d’un tête-à-tête avec sa
femme. Ma seule chance était de tirer quelque chose de Bénito. Il avait
intérêt à se montrer un peu plus coopératif avec moi, après son accès de
colère qui aurait pu me coûter la vie et à lui sa liberté. Est-ce qu’il regrettait
son geste ? En tout cas, il ne voudrait certainement pas que je raconte à
Vincent ce qui s’était passé.
« Bénito, je te comprends, lui dis-je. Si j’avais une femme comme la
tienne, je serais jaloux aussi. »
Il émit un grognement, sans même tourner la tête dans ma direction.
« On est entre hommes. Je ne dirai rien à Vincent. Tu as ma parole. »
Il s’arrêta, se retourna vers moi. Il y avait toujours de la colère dans ses
yeux.
« Je ne veux plus pécher. Le pasteur dit que je suis un exemple pour la
communauté. Il ne sait pas que j’ai une concubine. Mais, si tu approches
encore une fois de ma femme, je te tue. Compris ? »
Si je répondais oui, j’admettais que ses soupçons étaient fondés.
« Demain, Vincent vient me chercher, Bénito. Tu n’auras pas
l’occasion de me prêter des intentions malhonnêtes. Mais je voudrais savoir
quelque chose. Des Blancs se sont-ils faits marrons autrefois dans ces
montagnes ? »
Il se remit à marcher.
« Dans les hautes montagnes, tu trouveras plein de gens à peau claire,
parfois même avec des yeux bleus, m’apprit-il. Mon grand-père m’a raconté
que des Blancs en fuite ont pris femme ici quand ils ont compris qu’ils ne
rentreraient plus jamais chez eux. Dessalines avait ordonné qu’on les tue
tous.
– Ta femme ! Elle est claire de peau !
– Sa grand-mère, sa mère, claires de peau comme elle, viennent d’une
communauté peuplée de descendants des Blancs marrons. »
Dépité, Bénito envoya un jet de crachat devant lui.
« J’étais fier d’avoir une aussi belle femme, même si elle avait déjà un
enfant. Au temple, dans son prêche, le pasteur m’avait félicité pour mon
geste. Épouser une femme dans ces conditions alors qu’elle avait un enfant
qui n’était pas de moi ! Il a dit que j’étais un saint, que je marchais sur les
traces du Christ, que les portes du paradis m’étaient ouvertes, que Dieu me
bénirait en me donnant plein d’enfants robustes avec cette femme. Après
plusieurs années de mariage, rien. Et je n’ai même pas le droit de
divorcer. »
Nous continuâmes notre route sans plus parler alors que lentement le
soleil déclinait dans le ciel sans que la chaleur baisse. J’enlevai ma chemise
que j’aurais pu tordre pour en extraire la sueur. J’imaginai une théorie que
seul un écrivain pouvait élaborer. Mme Bénito était la descendante de cette
Nala, la négresse à qui le marquis voulait offrir la statue. La mort l’ayant
surpris sans qu’il puisse accomplir son vœu, sa volonté était restée
empreinte dans le lieu. Elle était entrée en phase avec le jeune Sauveur, qui
de ce fait éprouvait le désir constant d’aller dans les ruines trouver la statue.
Dans le rêve de l’enfant, le message était clair : remettre la statue à sa mère.
Il n’y avait pas d’autre explication à cette histoire. Elle n’était pas
raisonnable, mais c’était la seule manière de lui donner un sens. J’avais déjà
eu plusieurs fois l’occasion de constater comment un raisonnement
purement matérialiste pour comprendre certains faits nous emmenait dans
une impasse.
J’arrivai à destination plus fourbu que d’habitude. J’allai m’allonger
sur un banc dans la cour, et je m’endormis après avoir bu une cruche d’eau
fraîche que Mme Bénito vint rapidement déposer près de moi. Elle s’éclipsa
avant que je puisse la remercier. C’est Sauveur qui me réveilla pour me
conseiller de rentrer. Il faisait nuit. Les esprits errants allaient s’aventurer
dans les environs. J’eus du mal à me rendormir, déjà pressé que le jour
arrive pour partir de là. Dans le noir, j’entendis les râles de Bénito, les
gémissements de sa femme. Des coups ! Mais pourquoi la frappait-il
encore ? J’eus la furieuse envie de me lever, de me jeter sur lui et d’engager
le combat avec le colosse, même sans la moindre chance d’en sortir
vainqueur. Je mordis mon oreiller, respirant à pleins poumons l’air confiné
de la case pour m’empêcher de pousser un cri de colère. Finalement, je
plongeai dans un lourd sommeil ponctué de bribes de cauchemars où un
nègre brandissant de sa main unique une épée ensanglantée menaçait de me
passer la lame à travers le ventre. Chaque fois, c’était le Blanc marron qui
surgissait, repoussant le nègre empoisonneur d’une violente bourrade, et les
deux personnages croisaient ensuite le fer.
Le cauchemar se répéta durant tout mon sommeil, jusqu’au moment où
le nègre me passa effectivement sa lame à travers le corps. Je hurlai de
douleur, implorant pitié, croyant, dans cet espace flou entre sommeil et
réveil, que Bénito venait de me planter sa machette dans le ventre. Mais il
faisait jour et, complètement réveillé, je constatai que je ne portais aucune
blessure. J’avais seulement un mal au ventre atroce, qui me propulsa dans
les latrines au fond du jardin où j’expulsai tout ce que j’avais dans les
intestins. En sueur, la douleur me tordant les tripes – j’avais dû attraper des
amibes –, j’entendis la voix de Mme Bénito derrière les doubles planches
qui servaient de porte : « N’oublie pas ta promesse, Carl. Claudette au
marché. Tu es mon seul espoir. » Je ne dis rien. Elle savait que j’avais
entendu. Mais la terreur me paralysait. Cette douleur ! Cette certitude
pendant une fraction de seconde que Bénito m’avait éventré ! La voix
gutturale de Vincent et son accent bien particulier quand il s’exprimait en
créole me ramenèrent à une réalité plus tranquillisante. Je sortis des latrines,
des douleurs encore plein le ventre, allai me laver les mains, puis rejoignis
Vincent qui me demanda si mon séjour s’était bien passé.
Bénito me regardait fixement. Il y eut un moment de flottement.
J’assurai mon moniteur que tout s’était déroulé comme prévu, sauf qu’en ce
dernier jour je craignais que les amibes m’aient joué de mauvais tours.
Vincent me dit de me dépêcher de récupérer mes affaires et que, si j’avais
un besoin en cours de route, je trouverais assez d’endroits pour me soulager.
Mme Bénito ne se montrait pas. Je serrai Sauveur très fort contre moi,
n’osant pas lui promettre un possible retour dans la région. Quand nous
nous fûmes éloignés de la case de Bénito, Vincent me réclama la garantie
que j’avais dit la vérité. Il savait que Bénito pouvait m’intimider. Je lui
confirmai mes déclarations. Je dus m’arrêter par deux fois pour permettre à
mes intestins de souffler derrière des buissons. À la clinique médicale du
centre de recherches agronomiques, après de rapides examens, on me
prescrivit des médicaments appropriés à mon mal.
Mes camarades et moi revînmes à la capitale trois jours plus tard. Ma
mère m’accueillit avec joie. Connaissant la date de mon retour, elle m’avait
préparé un copieux repas. Mon père était à l’étranger pour une conférence
É
au Mexique, mon frère aux États-Unis d’Amérique et seule ma sœur
partagea cette bonne cuisine. Au cours du dîner, ma mère parut soucieuse et
je lui demandai si son inquiétude n’était pas due à mon aspect physique.
Mon séjour à la campagne, surtout les derniers jours marqués par les
souffrances dues aux amibes, m’avait considérablement amaigri. Elle me dit
que l’organisation domestique lui causait des tracas. C’était sa quatrième
servante en cinq mois et la dernière venait de s’en aller en emportant des
pièces d’argenterie de grande valeur. Elle n’avait pas voulu porter plainte,
car elle cherchait toujours des excuses aux comportements les plus
répréhensibles. « Ce qu’il me faudrait, me dit-elle, ce n’est pas quelqu’un
de la capitale. Une femme d’âge mûr, même avec un enfant à charge.
Quelqu’un qui aurait le sens des responsabilités pour m’aider à gérer cette
maison. Toi qui reviens de province, Carl, ne connais-tu pas quelqu’un ? »
Je faillis m’étrangler. Ma mère me donna deux bonnes tapes dans le
dos. Ma sœur me scrutait du regard, consciente de mon trouble. Je pensai à
la promesse que j’avais faite à Mme Bénito. « Nous avons assez d’espace
pour loger au moins deux personnes, continua ma mère, qui suivait son
idée. Une servante qui vient le matin et qui part en fin de soirée, c’est un
peu difficile à contrôler. » Mon cœur battait très fort dans ma poitrine. Je
ressentis dans le ventre la même douleur que, dans l’espace entre sommeil
et réveil, j’avais éprouvée en croyant que Bénito m’avait planté sa machette
dans le corps. Et si c’était une prémonition ? Le paysan m’avait menacé.
J’étais certain qu’il passerait à l’acte s’il apprenait que j’avais organisé la
fuite de sa femme. La machette n’était pas la seule arme à sa disposition.
J’avais entendu plein d’histoires sur les paysans qui se vengeaient des gens
de la ville en utilisant des recettes vaudou. Je ne voulais pas y croire, mais
quelque part en moi couvait une peur atavique. Je me remémorai ce rêve où
je m’étais vu faisant l’amour avec Mme Bénito. Je conclus qu’avec le désir
qu’elle suscitait chez moi, désir qu’elle devait soupçonner et qu’elle
comblerait certainement pour me remercier, sa présence serait dangereuse.
S’ajoutaient, et je ne devais pas me le cacher, mes réticences de petit-
bourgeois devant une relation aussi proche avec une servante, à plus forte
raison une paysanne. Ma promesse à Mme Bénito ne résista pas longtemps
à toutes ces peurs et ces considérations. Je répondis d’une voix que je ne
reconnus pas : « Non, maman. Je ne vois personne. Si je connaissais
quelqu’un, je te le présenterais. » Ma sœur me regarda encore une fois,
esquissa un sourire et plongea le visage dans son assiette.
*
Je reçois un appel du juge de paix. Il veut seulement que je signe une
déclaration relative à la mort de Mme Belle-Ange. Je reviens d’une agence
de location de véhicules. J’ai payé pour un 4×4 et m’apprête à passer
prendre Valencia. Heureusement, ce détour ne demande pas trop de temps.
D’après le rapport rédigé par le juge, il n’y a pas lieu de poursuivre
l’enquête. Mme Belle-Ange est morte étouffée « de l’intérieur » par ses
flatulences. Je ne comprends pas le sens de ces mots, même si je suis pour
quelque chose dans la formulation. Peut-être aussi que les flatulences de
Mme Belle-Ange l’ont propulsée, comme les moteurs d’un jet, au-dessus de
sa demeure jusqu’à la cour de l’arrière, où elle a atterri tout juste devant la
porte du logis de Valencia. Le juge concède qu’il n’y a pour l’instant
aucune explication sur la manière dont cette femme impotente a pu arriver
jusqu’au lieu de sa mort. On repousse l’idée que des mains
malintentionnées l’auraient transportée ici. Pour enlever le cadavre, on a dû
faire appel à plusieurs volontaires du quartier. Il a fallu étudier un itinéraire
permettant de transporter la dépouille. Le corps ne passait pas par les étroits
corridors. On a eu tout le mal possible à le placer dans l’ambulance, si bien
que les deux employés de l’entreprise des pompes funèbres ont menacé de
débarquer le cadavre si quelqu’un de la famille ne certifiait pas qu’il
acceptait de payer le triple de ce qui était demandé habituellement pour un
tel service. Le juge veut savoir si Valencia m’a donné sa version des faits.
Je mens en prétendant avoir appris que la jeune femme, épouvantée, s’est
réfugiée en province.
Mon passage chez le juge me vaut une heure de retard à mon rendez-
vous avec Valencia. Elle m’attend, sur le pont menant au cimetière, assise
sur un banc que quelqu’un lui a trouvé, son bébé sur les genoux, à côté
d’elle une malle et un paquet enveloppé dans des journaux et ficelé. Elle
porte comme à l’accoutumée un jean délavé, mais a troqué son tee-shirt
pour un chemisier de coton noir qui lui va à ravir. Elle a pensé que je ne
viendrais plus. Je ne lui parle pas de mon passage chez le juge. Elle me
demande de l’aider à prendre seulement la malle et, malgré son enfant sur
l’épaule, soulève le paquet pour le déposer à ses pieds, devant le siège où
elle s’assied. Je lui demande s’il s’agit de la statue. Elle se contente d’un
mouvement de tête affirmatif. Je lui dis que maintenant il est nécessaire que
je sache où on va. Elle m’indique la direction du sud. « Miragoâne », dit-
elle. Elle n’ouvre plus la bouche pendant toute la durée du trajet vers cette
petite ville. Nous ne sommes pas retardés par les embouteillages coutumiers
à la sortie de la capitale. Je ne pousse pas trop la jeep de location que je
conduis, car je sais le peu de soin qu’on prend souvent au contrôle de ces
véhicules. À Miragoâne, Valencia me dit de traverser la ville. Il faut que je
trouve la route qui mène vers la montagne, vers Salagnac, une région où je
n’ai pas mis les pieds depuis que, étudiant à la faculté d’agronomie, j’y ai
passé une semaine en stage d’immersion chez une famille paysanne.
Quand je m’engage sur la voie étroite, trouée d’ornières, qui doit me
conduire vers des souvenirs que je n’ai plus aucune raison de ramener à ma
mémoire, les battements de mon cœur ralentissent. Je me vois cheminer
vers un destin inexorable, difficile à éviter. Le rouge de la terre et des
roches de la montagne éventrée dans le temps par les flibustiers de la
bauxite est un catalyseur qui réveille en moi mille sensations, celles que
j’éprouvais quand, dans notre autobus d’étudiants, nous imaginions les
aventures qui nous attendaient dans la montagne, dans ces lieux où les
paysans entretenaient la flamme des mythes qui pourtant disparaissaient au
rythme des fuites sur les navires de fortune. Je pilote dans un état second.
J’ai envie de m’arrêter, de faire marche arrière, de laisser Valencia
poursuivre seule son chemin ; mais je continue malgré moi, comme
paralysé par un sortilège. Au volant du véhicule, je ne suis plus qu’une
loque, une somme de douleurs infinitésimales, un échec masqué par une
plume que certains jugent brillante, moi qui n’ai eu que le talent de révéler
le sombre éclat de la folie et du chaos. J’ai été envoyé au tapis plusieurs
fois. Je me suis toujours relevé titubant, déterminé envers et contre tout à
rendre les coups, sûr que grâce à mes bravades pour infléchir le destin je
réussirais à lui envoyer un coup là où cela lui ferait le plus mal. Un coup
que les dieux mêmes ressentiraient pendant une fraction de leur éternité,
juste assez pour leur signifier ma fierté d’homme.
Maintenant, tandis que le véhicule avance sans manifester aucun signe
de fatigue sur la pente raide, je sais que l’arbitre me compte à terre. Je ne
parviendrai pas à me relever. Il me reste seulement à espérer que le
décompte dans l’espace-temps du maître du jeu ne correspond pas au fleuve
de mon propre temps, et que je trouverai encore un peu d’énergie pour être
sauvé par le gong. Valencia dit qu’elle me sent tendu, comme si je craignais
la nuit qui ne tardera pas à étendre son manteau sur la montagne. La route
continue de monter. Le chemin que j’avais fait avec Vincent dans le temps
n’est plus le même, car l’asphalte s’enfonce toujours plus haut dans la
montagne. Même quand elle laisse place à la terre battue, celle-ci est assez
solide pour permettre la suite de l’ascension, qui doit tout de même être
ardue en période de pluie. Un brouillard dense flotte sur la montagne.
Valencia me fait tourner sur un sentier bordé de pins, signe d’une tentative
de reforestation. Je ralentis. Le chemin rétrécit et suit le flanc du morne. Si
un véhicule vient en sens inverse, on doit négocier pour choisir qui fera
marche arrière jusqu’à atteindre un élargissement du passage autorisant le
croisement. Ma concentration sur la conduite me dégage momentanément
des tentacules d’une confusion qui ne recule que pour revenir avec plus de
force, bien décidée à m’enlever tous mes repères, à faire sauter toutes mes
digues afin que la grande vague de mes douloureux souvenirs m’emporte
loin, sur les récifs de la culpabilité et des remords. Je veux me convaincre
qu’il s’agit d’un hasard, d’une étrange coïncidence, et que je n’ai
mathématiquement aucune chance de revenir là où je ne le voudrais surtout
pas. Le paysage a tellement changé que je ne sais pas si je vais vers ce que
je redoute ou vers le soulagement de rencontrer des gens que je ne connais
pas, la famille de Valencia, avec qui je n’ai aucun lien.
Elle m’annonce qu’on va s’arrêter bientôt. Je me rassure. Le brouillard
s’épaissit. Il devient dangereux de continuer sur cette route devenue un
sentier, où seul un conducteur connaissant bien la configuration des lieux
peut s’aventurer. On débouche sur une cour boisée. Valencia me demande
de me garer. Dès que j’arrête le moteur, elle lance un remerciement à la
Vierge, ouvre la portière et descend avec le bébé qui a dormi pendant tout le
trajet. Je prends sa malle. Elle se charge de la Vierge empaquetée. Je vois
apparaître une case que je reconnais malgré les années passées : celle de
Bénito, le paysan que Vincent avait choisi pour accueillir ma première
immersion complète à la campagne. La panique me saisit, la même que le
jeune Carl avait ressentie quand il s’était réveillé en pensant que Bénito,
dans un dernier accès de rage, lui avait planté sa machette dans le ventre.
« Viens, me dit Valencia. De quoi as-tu peur ? Rien ne t’arrivera ici. Sois
gentil avec ma grand-mère. Elle est presque aveugle. » Les derniers mots de
Valencia me dissuadent de fuir. Elle ne peut pas savoir. Elle ne doit pas
savoir. Elle ne frappe pas à la porte, mais l’ouvre en tournant la poignée
puis en poussant le battant d’une épaule. « Grand-Ma, crie-t-elle. Ta petite-
fille est venue te voir. » J’entends une voix faible qui lui dit d’avancer, de
venir l’embrasser, la serrer contre une poitrine. Il y a une telle souffrance
dans cette voix ! Un désespoir qui la rend presque inhumaine. Une joie
aussi. Une dernière joie provoquée par la présence de Valencia. L’intérieur
de la case est bien éclairé par une lampe à énergie solaire. Je découvre la
femme sur un fauteuil roulant. Elle a perdu une jambe. L’autre fait un angle
bizarre avec son corps. C’est une femme qui a vieilli trop vite et que je
reconnais.
« Voici ma grand-mère, me dit Valencia. C’est son mari qui l’a mise
dans cet état. Une nuit, il est rentré ivre et il l’a battue, lui a brisé les
jambes. Il l’a laissée pour morte ici. Claudette, une tante, l’a découverte le
lendemain encore en vie. On a pu la transporter dans un centre de santé. Les
médecins ont tout fait pour la sauver, mais ils ont dû l’amputer d’une jambe.
L’autre n’était pas mieux. Ils ont tout tenté pour remettre les os en état.
Voici le résultat.
– C’est qui, avec toi, Valencia ? demande Mme Bénito. Ma vue a
encore baissé. Quand il commence à faire nuit, je distingue très mal les
visages. »
Être réduit à l’immobilité complète, à l’impuissance, et assister à la
danse du feu qui va vous consumer, l’enfer ne doit pas être autre chose.
Votre faute à ce moment s’éclaire à la lumière de ce feu auquel on ne peut
échapper. C’est comme se faire dévorer vivant, peu à peu, par un prédateur
qui se délecte non seulement de votre chair et de votre sang, mais aussi de
votre souffrance, de votre peine, de vos regrets, de vos remords impossibles
à effacer. Il n’y a plus de place pour la confession ni pour la rédemption. Si
le couperet de la guillotine tombait, on pourrait se réjouir de plonger d’un
seul coup dans la probable inconscience de la mort. Mais, ici, le couperet ne
tombe pas. L’impuissance, la douleur vous immobilisent dans un temps figé
où il faut boire jusqu’à la lie le calice de vos inconséquences, de vos
lâchetés et de vos soumissions aux codes d’un monde fou et inhumain.
« C’est Carl, Grand-Ma. Il m’a beaucoup aidée à Port-au-Prince. Grâce
à lui, j’ai pu venir te voir ce soir. »
Les mains de Mme Bénito battent l’air comme si elles cherchaient à
attraper quelque chose.
« J’ai connu un Carl il y a très longtemps. Il doit être mort à présent.
Pendant que je souffrais à l’hôpital, j’ai tellement prié pour qu’il aille en
enfer. »
Elle a un petit rire qui me terrifie.
« Ensuite, j’ai regretté d’avoir demandé sa mort. Une bonne chrétienne
ne rend pas le mal pour le mal. Il est dit dans la Bible que c’est en
souhaitant le plus grand bien à son ennemi qu’on accumule des charbons
ardents au-dessus de lui. Viens m’embrasser, Carl. J’espère, Valencia, que
tu as trouvé un autre père pour ton enfant. »
Valencia me donne une petite bourrade pour me pousser vers sa grand-
mère. Je me penche vers Mme Bénito. Je pose un baiser sur sa joue. Le
baiser de Judas ! Je me dépêche d’éloigner mes lèvres de sa peau flasque,
comme si je craignais qu’elles y restent collées telles des mouches prises
dans la glu d’un piège. Je ne sens pas une brûlure, mais une sorte de froid
incandescent, que j’ai envie de soulager par la chaleur d’une main. Mais je
ne veux pas faire un geste qui entraîne un soupçon dans l’esprit de Valencia.
« Ton ami doit avoir faim. On m’a apporté du pain ce matin. Il y a
aussi des fruits, du sucre et un peu de lait frais. Donne-lui à manger. Je ne
suis plus utile à grand-chose. Avant, dépose la Vierge près de moi. Laisse-
moi tenir l’enfant. »
Valencia tend le bébé à Mme Bénito qui le prend avec une tendresse
infinie. La jeune femme dépaquette avec précaution la statue qu’elle place
debout sur le sol. Elle mesure à peine quarante centimètres. Valencia allume
une bougie. Mme Bénito commence à réciter le rosaire tout en berçant
l’enfant. Valencia me propose de m’asseoir, le temps de préparer la
nourriture. Je reste silencieux, tétanisé, n’osant pas regarder cette femme
vieillie trop vite et handicapée, tout cela par ma faute.
Je pleure silencieusement. Ma poitrine est soulevée de sanglots. Obligé
de les refouler, je m’enfonce au plus profond d’un cachot où je veux me
cacher du monde et même, suprême aberration, de Dieu. L’enfance, les
premières années dans le monde adulte, laissent souvent dans les souvenirs
une bienveillante nostalgie empreinte surtout du désir de se construire un
passé, un havre de paix où l’on se réfugie quand les tempêtes de l’existence
menacent de vous emporter. Moi, je n’ai plus rien. Le fruit de mon
mensonge est là. Cette femme handicapée. Cette femme qui aurait pu avoir
une autre vie. Il aurait fallu tout simplement que je dise à ma mère que je
connaissais quelqu’un qui souhaitait venir à la capitale, qui cherchait
l’accueil d’une famille digne et honnête. Il faut que je trouve l’énergie
nécessaire pour me lever et quitter cette case. Fuir ! Sans doute ne saurai-je
pas retrouver mon chemin dans le noir, mais je garerai la jeep quelque part
et j’y resterai recroquevillé en attendant la lumière du jour sans craindre que
les esprits rôdeurs s’en prennent à moi, car ils reconnaîtraient un des leurs,
un esprit aussi malfaisant qu’eux.
La main de Valencia sur mon épaule m’empêche de partir. La jeune
fille dépose devant moi, sur une table basse, de la cassave, du lait, des
tranches d’avocat, une figue-banane et des oranges pelées. Je mange sans
rien dire, cherchant dans des mouvements mécaniques un soulagement à
mes angoisses. Pendant ce temps, elle étend une grande natte sur le sol, y
installe des draps et des oreillers. « Elle dort dans son fauteuil, me dit
Valencia. C’est ainsi depuis des années. » L’enfant pleure. Il s’est réveillé.
Valencia le récupère pour lui donner le sein. Mme Bénito continue d’une
voix monocorde à réciter des litanies à la Vierge. L’enfant s’est rendormi.
Valencia le replace dans les bras de Mme Bénito. « Elle voudra le garder
toute la nuit, m’explique-t-elle. Si elle n’était pas impotente, elle aurait
demandé à l’avoir pour elle seule. » Sans gêne, elle enlève son jean et
s’allonge sur la natte, gardant son chemisier. « Viens te coucher. Il fait
nuit. » Le choix ne m’est pas offert. Je finis de manger, puis je me glisse
auprès d’elle, après avoir enlevé seulement souliers et chaussettes. Valencia
me recouvre du drap de laine sous lequel elle est déjà allongée et se presse
contre moi. Nos lèvres se frôlent, mais elle se détourne pour dormir. Je
pense à passer mon bras autour d’elle. Je vois les yeux de la statue,
traversés je ne sais par quel éclair. Valencia, avant de se coucher, a baissé
sensiblement l’intensité de la lampe solaire, si bien que la flamme de la
bougie crée des effets curieux que la présence de la statue rend plus
étranges encore.
« Où est ton grand-père ? » je murmure à Valencia.
Je ne tiens pas à ce que Mme Bénito m’entende. Valencia me donne un
coup de coude.
« Je croyais que tu ne voulais rien savoir de moi ? »
Je regrette d’avoir persisté dans une attitude qui se révèle préjudiciable
à mon propre intérêt.
« Je veux savoir, j’insiste. Où est-il ? Tu as dit que c’est lui, le
responsable de l’état de ta grand-mère. »
Elle prend quelques secondes avant de répondre.
« Il n’est jamais revenu depuis ce jour. La police l’a recherché en vain.
Peut-être a-t-elle fait semblant. Finalement, comme c’est toujours le cas
chez nous, tout a été oublié. Bénito a rejoint sa maîtresse, Alina, avec qui il
avait deux enfants. Un jour d’orage, la foudre est tombée sur leur case. On a
retrouvé les corps calcinés de toute la petite famille.
– Mon Dieu ! » je m’écrie, et aussitôt je baisse la voix pour que
Mme Bénito ne m’entende pas. « J’espère que ta Vierge n’a rien à voir là-
dedans. »
Elle étouffe un début de rire.
« Ça, je ne peux pas te le dire. Des habitants du coin ont juré avoir vu
une Vierge dans les ruines de la case. Depuis, personne ne s’en approche.
On dit que le lieu est maudit et qu’on peut voir le fantôme de Bénito pleurer
en demandant pardon à je ne sais qui.
– Ton père ? Ta mère ? Où sont-ils ?
– Morts dans le tremblement de terre à Port-au-Prince. Je n’étais pas là
quand la maison s’est effondrée sur eux. »
Je sais que Mme Bénito n’a eu qu’un fils.
« Comment s’appelait ton père ?
– Sauveur, dit-elle.
– C’est lui qui t’a montré comment manier un lance-pierre ?
– Comment tu le sais ? » me demande-t-elle brusquement.
Je m’en tire par une pirouette.
« Il n’y a qu’un père qui peut enseigner ce genre de chose à sa fille.
– Ok. Maintenant, laisse-moi dormir. »
Je ne veux surtout pas fermer l’œil, perdre conscience, à cause de cette
inquiétante statue. J’ai maintenant en mémoire, avec une grande acuité, la
douleur de la lame de Bénito dans le ventre. Est-ce encore mon sentiment
de culpabilité qui me pèse ? Je sens le regard de cette effroyable Vierge fixé
sur moi. Et puis, le chant étouffé de Mme Bénito n’en finit pas. Par deux
fois, Valencia se retourne, colle son corps contre moi en gémissant. Sa main
cherche mon sexe. La menace de la Vierge m’enlève tous mes moyens. Je
reste indifférent à son désir. Comment pourrais-je la posséder ici, sous les
yeux même presque aveugles de Mme Bénito ? Ce serait d’une insolence
stupide, une sorte de suicide par l’effet de la colère divine. Je passe la nuit à
regarder la Vierge, à surveiller le moindre frémissement de la statue de
pierre, la moindre transformation de son minéral qui annoncerait que je suis
le prochain pécheur à subir son courroux.
Je me revois, des années auparavant, penché sur le journal du marquis,
du moins ce qu’il en restait. Le mystère de la Vierge se tenait dans ces
pages que le temps avait détruites. Je savais seulement que la statue venait
de Palestine. Je me souviens de l’étrange ressemblance entre cette Vierge et
la sainte, objet d’un culte fervent sur les hauteurs de Port-au-Prince, dans
une église que l’épiscopat catholique ne reconnaît pas, sans pour autant que
la ferveur des fidèles pour la sainte en soit égratignée. J’avais visité une
seule fois ce temple. Il fallait que j’y retourne. Pour m’assurer de cette
ressemblance. Idée absurde. Cela ne servira à rien. Mais il y a des décisions
qu’on prend ainsi. Pas même pour combler un vide. Pour voguer sur le vide.
Pour donner un sens au vide. Chaque craquement dans le toit de chaume,
chaque bruit au-dehors, je les attribue dans mon esprit à un mouvement, un
déplacement de la statue, et je plonge dans une terreur folle. Je sue tant que
la partie du drap de laine qui me couvre est trempée. De plus, je suis
incommodé par mon odeur et je crains que Valencia ne se réveille et me
découvre dans cet état. Elle trouverait bizarre, même suspect, mon
comportement.
Je pêche dans mes souvenirs un chant d’espérance que mon père avait
l’habitude de nous faire entonner à une époque où chaque soir il voulait que
nous priions ensemble. Je chante d’une voix si basse qu’il faudrait
approcher les oreilles tout près de mes lèvres pour m’entendre. La flamme
de la bougie vacille. Je crois percevoir un ricanement. Ce n’est que le
hululement d’une chouette. Je perds la mélodie et les paroles du chant
s’embrouillent dans ma tête. Je referme mon bras autour du corps de
Valencia. Je la serre fortement contre moi, comme si ce geste me
prémunissait contre une attaque dévastatrice de la statue qui persiste à me
fixer d’un regard haineux, démentiel. Cette Vierge, tapie dans la pénombre
alimentée uniquement par la flamme d’une bougie – qui, par une autre
magie, ne se consume pas tandis que l’énergie de la lampe solaire est
épuisée –, m’impose le souvenir d’une autre Vierge qui m’avait englouti
dans sa mer glacée. Je pense à Jézabel pour qui, en dépit de tout, j’ai une
flamme au cœur, comme on porte une torche enflammée pour faire reculer
les garnisons du froid. Je pense à Jézabel qui dissimulait mal ses froideurs
et qui me caressait toujours les seins, comme on tourne le bouton d’un
appareil radio pour trouver la fréquence appropriée. L’image d’une autre
femme qui a marqué ma vie me revient en mémoire. Félicia ! Je la chasse
rageusement. Elle a été la seule à avoir mis de la folie, de la chaleur dans
mon lit, mais elle m’a fait fuir avec ses exigences financières et sa manie de
la propreté qui frisait la démence.
Un nouveau ricanement me terrifie et donne du champ à ma terreur.
Mme Bénito, dans son sommeil, est prise d’une soudaine hilarité, un rire
mécanique, inhumain, qui pourrait être celui d’un bourreau prenant plaisir à
enfoncer une lame dans le ventre de sa victime. Chaque interstice de cette
nuit est une mise en acte de ma folie et je parviens au petit jour, quand les
premières lueurs du soleil commencent à éclairer la case et à dissiper l’aura
démoniaque de la Vierge, dans un état de délabrement physique tel que je
ne sens plus mes jambes. Je crois que Mme Bénito, avec le concours de
cette Vierge démoniaque, me transmet l’expérience du handicap dont je suis
responsable. Ma rationalité s’abîme dans l’océan d’un imaginaire contre
lequel je me pensais immunisé. Affolé, je secoue Valencia. Elle se réveille.
Je lui demande de m’aider à me lever. Elle ne comprend pas cette question.
« Mes jambes… Je ne les sens pas. C’est une crampe. Aide-moi. » Elle se
frotte les yeux, se met debout et me tend les mains. Avec son appui, j’arrive
à me redresser, tremblant de tous mes membres car j’ai peur que cette
sensation d’impotence ne soit le signe avant-coureur d’un châtiment
concocté par la Vierge qui ne m’inspire que terreur et dégoût.
Je me précipite vers la porte que j’ouvre brutalement. Je marche vite
vers le jardin pour vomir. Je ferme les yeux. J’agrippe ma poitrine dont les
crispations sont trop douloureuses. « Tu es malade », remarque Valencia qui
m’a suivi. Elle me verse de l’eau sur la tête, me frotte vigoureusement le
visage. Je me sens mieux, malgré un léger vertige. Je crains cette image qui
me hante. « Il faut que je rentre à Port-au-Prince », dis-je à Valencia. Je ne
me vois pas passer une heure de plus dans cette case, près de cette case,
avec cette Vierge qui risque de s’animer si elle perçoit une trace de mon
ignominie passée. « Je lui avais promis de ramener la Vierge chaque fois
qu’elle se manifesterait dans ma vie. Je reviendrai dans sept jours. » Le sept
est le chiffre clé de nombreux rituels. Valencia va récupérer sa malle et son
bébé. Je reste dehors, mais Valencia m’appelle pour saluer sa grand-mère
avant de partir. Je ne peux me soustraire à cette dangereuse confrontation.
Je me penche sur Mme Bénito. Je pose mes lèvres sur sa joue. Elle agrippe
un instant mon bras pour me murmurer à l’oreille : « Valencia saura bien un
jour ce que tu caches, Carl. » Elle m’a reconnu malgré le temps passé,
malgré sa déficience visuelle et mémorielle. Dans un espace-temps figé, je
me vois penché sur le cadavre de Guerrier pour lui enlever du cou la chaîne
et le médaillon. Ma main a touché à son sang poisseux et à des morceaux de
cervelle. Comment mon désir de récupérer mes biens a-t-il pu me faire
oublier mon horreur du sang ? J’entends le cri. Quelqu’un se précipite vers
le corps de Guerrier. Je reviens à moi. Mme Bénito s’accroche toujours à
mon bras. Elle approche encore ses lèvres de mes oreilles : « Je me
souviendrai toujours de ton odeur, Carl. Cette nuit où tu m’as fait l’amour,
je ne l’ai jamais oubliée. Pourquoi m’as-tu menti, abandonnée ? Je souhaite
que tu brûles en enfer. » Je me dégage de l’étreinte de Mme Bénito et je
recule avec une telle brusquerie que je manque de tomber à la renverse. J’ai
le vertige. L’envie de vomir. Valencia, excédée, me reproche ma gaucherie,
car j’aurais pu faire mal au bébé qu’elle tient dans ses bras. Elle me
demande avec un regard que je juge soupçonneux ce que sa grand-mère m’a
dit. Je mens en lui répondant qu’elle m’a recommandé de prendre soin de sa
petite-fille dans l’enfer de Port-au-Prince. L’enfer que m’a souhaité
Mme Bénito ! Je n’imaginerais pas possible le chemin de retour si la Vierge
diabolique était du voyage.
La pluie est tombée d’un coup. Une masse d’eau à odeur de paradis. Je
vous jure que la pluie a une odeur de paradis. Une odeur de fleurs. Une
odeur de papillon. Je me souviens très bien que les papillons de la Saint-
Jean avaient une odeur. Quand je les capturais avec délicatesse par leurs
deux ailes, ils laissaient sur mes doigts une sorte de duvet ou de poudre, je
ne sais trop, et j’en aimais bien le parfum. Après, j’éternuais tant que j’avais
un sacré mal d’estomac. Ma mère était obligée de me faire avaler un sirop
contre les allergies. Du ciel, une main avait dû déverser une cascade d’eau.
Pour nettoyer la ville de sa crasse. Pour nettoyer les âmes de leur noirceur.
Mais cette main n’a pas persévéré. Il aurait fallu plusieurs tentatives du
genre, car si dans un premier temps l’eau partait avec les immondices
empilées partout, incrustées dans les caniveaux, dans les égouts, dans les
ornières, au beau milieu des routes, les gens se dépêchaient de se
débarrasser encore de tout ce qui restait chez eux d’indélicat. Pour la
noirceur de l’âme, il aurait fallu beaucoup plus que ces bordées d’eau. Peut-
être un déluge comme dans la Bible, sauf que Dieu ici aurait été bien en mal
de trouver un personnage à repêcher. Quand la terre avait tremblé avec cette
rage, cette fureur, brassant la cité comme pour en extraire les impuretés, on
avait pensé que le pays se réveillerait d’un mauvais rêve et que nous ferions
en sorte de repenser nos vies. Tout est resté à l’identique, et nous avons
prouvé notre talent sans pareil à faire du profit avec la détresse de l’autre –
pire, avec nos propres souffrances, nos propres désarrois.
La pluie m’a surpris dans la rue. Je ne sais plus depuis quand j’errais.
Je ne suis pas rentré chez moi depuis que cette lumière m’a aveuglé dans
l’église de la sainte. Je ne me suis pas mis à courir pour m’abriter comme le
font les Port-au-Princiens qui craignent les gouttes de pluie comme si elles
étaient porteuses de la peste. Je reste au milieu de la chaussée, les bras
ouverts, narguant les conducteurs qui me prennent pour un fou de plus. Ce
n’est pas dans la pluie à odeur de paradis que je me trouve, mais dans les
nuages de papillons de la Saint-Jean que je vois surgir partout sur les
collines et qui s’approchent, comme du brouillard, vers la maison familiale.
C’est ce brouillard blanc des papillons que je continue à voir quand la pluie
cesse. Le blanc du cimetière parsemé des multiples taches de couleur que
font les tombes. Il y en a des grises, des mauves, des bleues, des rouges.
Peut-être n’y a-t-il aussi que la poussière. Pas celle des papillons. Je ne me
rappelle pas la couleur de la poussière des papillons. Elle n’avait
certainement pas l’éclat doré de mon médaillon.
Je rentre dans le cimetière. Je ressens une douleur au cou. Je suis dans
la fourche d’une branche de condamné et quelqu’un que je ne vois pas me
pousse en avant dans une direction que je ne peux refuser. J’aperçois la
jeune femme assise sur la tombe avec le bébé. Valencia ! Je veux qu’elle me
reconnaisse, elle, car moi, je n’aurai pas le courage de l’aveu. Il y a un
homme avec elle. Ma vision devient floue. Je dois regarder attentivement
pour me rendre compte, stupéfait, que l’homme qui lui parle n’est autre que
moi-même. Je garde encore assez de lucidité pour chercher une explication
à ce que je vois. Je dois halluciner. Après que j’ai enlevé la vie à Guerrier,
la fièvre m’a fait délirer pendant des jours durant et, n’étaient-ce les savoirs
ancestraux de ma mère, j’aurais perdu l’esprit. C’est ça, me dis-je. La
fièvre ! Je me touche le front. Il est frais de cette pluie par laquelle le ciel a
tenté de purifier la cité.
Elle est belle, Valencia ! Je ne l’ai jamais trouvée aussi belle. Je
ressens l’excitation de cette nuit quand, chez Mme Bénito, elle s’est serrée
contre moi, sa main cherchant mon sexe incapable de prendre de l’ampleur
sous le regard menaçant de la Vierge de Sauveur. Valencia m’aperçoit. Elle
me fait un clin d’œil, écarte les jambes, me fait entrevoir ce que les hommes
viennent chercher auprès d’elle. Je m’approche. Un désir fauve me prend en
laisse. La jeune fille me tend le bébé que je prends dans mes bras. Je me
demande si elle ne va pas disparaître en m’abandonnant l’enfant. Je me vois
déjà en butte aux tracasseries de l’administration du cimetière, étudiant les
circonstances dans lesquelles une femme que je prétends ne pas reconnaître
m’a chargé de ce bébé. Pendant ce temps, je rejoins Valencia. Elle me prend
la main. Elle suit un sentier à travers le dédale des tombes dont beaucoup,
sauvagement giflées par le séisme, ne tiennent debout que par la volonté de
l’Éternel. Valencia s’arrête devant une tombe dont la croix, brisée, gît dans
les herbes au milieu des canettes de plastique, des préservatifs, des
seringues, des mégots… Elle me tend l’autre main. Je lui offre une poignée
de billets de banque. Elle déplace une pierre sous le caveau pour cacher son
magot, puis elle retrousse sa jupe, enlève sa culotte et s’étend sur le marbre.
Je viens sur elle. Elle a une odeur de papillon. Une odeur de mort aussi. Je
la pénètre. Elle hurle. C’est le cri de sa douleur sur le cadavre de Guerrier.
Des papillons et des médaillons ailés tracent-ils au-dessus de nos ébats un
vévé pour accueillir un ange exterminateur ? Cette chaleur sur ma nuque
est-elle le souffle de la Vierge vengeresse de Sauveur ? Valencia prend mon
visage à deux mains, me mord sauvagement les lèvres. Pendant que mon
sang coule, elle me chuchote à l’oreille son plaisir. Pourtant je suis là-bas,
sur la tombe, où j’attends avec anxiété le retour de Valencia qui m’a laissé
l’enfant sur les bras. J’ai chaud. Terriblement chaud. Il ne restera rien de
moi.
Les Jardins de l’Océan
Cap-Haïtien, 30 août 2016