Dumas Alexandre - Le Docteur Mysterieux II
Dumas Alexandre - Le Docteur Mysterieux II
Dumas Alexandre - Le Docteur Mysterieux II
LE DOCTEUR
MYSTÉRIEUX
Tome II
Création et rédemption I
ALEXANDRE DUMAS
LE DOCTEUR
MYSTÉRIEUX
Tome II
Création et rédemption I
1872
ISBN—978-2-8247-1381-6
BIBEBOOK
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Credits
Sources :
— Michel Lévy Frères, 1875
— Bibliothèque Électronique du Québec
Fontes :
— Philipp H. Poll
— Christian Spremberg
— Manfred Klein
Licence
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Le prince de Ligne
J
M instinctivement trop l’intelligence des acci-
dents de guerre pour communiquer la nouvelle à un autre qu’au
général en chef.
C’est, en pareil cas, le sang-froid, la décision rapide et surtout le silence
du général qui sauvent l’armée.
Il connaissait la chambre de Dumouriez et s’apprêtait à le faire ré-
veiller par le planton qui veillait dans son antichambre, lorsqu’il vit que
la lumière filtrait à travers les rainures de la porte.
Il frappa à cette porte. La voix ferme et nette du général lui répondit :
— Entrez.
Dumouriez n’était pas encore couché. Il travaillait à ses Mémoires, où
il avait l’habitude de consigner jour par jour ce qui lui arrivait.
En retard de quelques jours, il se remettait au courant.
— Ah ! ah ! dit-il en voyant Mérey couvert de boue et de sang. Mau-
vaise nouvelle, je parie !
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXVI
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXVI
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXVI
Chaque soldat posa son sac à terre, s’assit sur son sac, mangea un
morceau de pain, but une goutte d’eau-de-vie, et plein d’impatience at-
tendit.
Vers dix heures, on entendit les premiers coups de fusil échangés entre
les avant-postes autrichiens et l’avant-garde française.
Puis, dix minutes après, le grondement du canon annonça que l’ar-
tillerie venait de se mêler de la partie.
Dès les premiers coups de fusil, la petite colonne conduite par Jacques
avait vu un grand trouble se manifester sur toute la ligne du défilé ; on
voyait à la lueur des feux les soldats saisir leurs armes et courir du côté
de l’attaque.
Jacques avait toutes les peines du monde à maintenir ses hommes,
mais ses instructions étaient précises : ne pas donner avant le premier
coup de canon.
Ce premier coup de canon tant attendu se fit enfin entendre. Les sol-
dats saisirent leurs fusils et, Jacques Mérey à leur tête, s’élancèrent.
— À la baïonnette ! cria Jacques Mérey. Ne faites feu qu’au dernier
moment !
Et tous s’élancèrent à ce cri magique de « Vive la nation ! » qui, répété
par l’écho de la forêt, eût pu faire croire aux Autrichiens et aux émigrés
qu’il était poussé par dix mille voix.
Mais, pour combattre contre la France, les émigrés n’en étaient pas
moins braves. Le cri de « Vive le roi ! » répondit au cri de « Vive la na-
tion ! » Et, pareille à un tourbillon, une charge de cavalerie, conduite par
un homme de trente à trente-cinq ans, portant l’uniforme de colonel au-
trichien, habit blanc, pantalon rouge, ceinture d’or, descendit du haut de
la colline où le village était situé.
— Feu à vingt pas, et recevez les survivants sur vos baïonnettes !
Puis, d’une voix qui fut entendue de tous :
— À moi l’officier ! cria-t-il.
Et, se plaçant au milieu du chemin, à la tête de la colonne, il attendit
que les premiers cavaliers fussent à vingt pas de lui, ajusta l’officier, et fit
feu.
Cinq cents coups de fusil accompagnèrent le sien.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXVI
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objets, et cependant, comme ils sont entre mes mains, voilà à mon avis ce
qu’il faut en faire : il faut faire venir des médecins de Mézières, de Sedan,
de Rethel, de Reims et de Sainte-Menehould, accepter le dévouement de
ceux qui seront riches, et payer les soins de ceux qui seront pauvres avec
les cent vingt louis du prince de Ligne. Es-tu de cet avis ?
— Parfaitement, citoyen représentant.
— Comme le prince de Ligne n’est point un émigré, mais un prince
de Hainaut, et que ses biens ne sont pas confisqués, mon avis est encore
qu’il faut remettre le portefeuille, la montre et les bijoux trouvés sur lui
au général Dumouriez ; il les fera passer à sa femme, qui, quoi que tu en
dises, a encore plus de droits à son héritage que moi.
— C’est encore juste, dit le caporal.
— Enfin, continua Jacques, comme il ne faut pas t’ôter aux yeux de qui
de droit le mérite de ta belle action, c’est toi qui porteras au général, avec
une lettre de moi, le portefeuille, la montre et les bijoux. Après quoi, aussi
vite que possible, tu me rapporteras ici la réponse du général, et, comme
il faut que cette réponse arrive le plus tôt possible, tu prendras le cheval
du prince, que je regarde comme ma propriété, et tu diras au général que
je le prie, pour l’amour de moi, de le mettre dans ses écuries.
Quatre heures après, le caporal était de retour sur un cheval que Du-
mouriez envoyait à Jacques Mérey en échange du sien.
Il était porteur d’une lettre de Dumouriez qui ne contenait que ces
mots :
« Venez vite ; j’ai besoin de vous.
» Dumouriez. »
— Eh bien ! dit-il au soldat, tu as l’air content, mon brave.
— Je crois bien, répondit celui-ci : le général m’a fait sergent et m’a
donné sa propre montre.
Et il montra à Jacques Mérey la montre que lui avait donnée Dumou-
riez.
— Bon, dit en riant Jacques, elle est d’argent.
— Oui, répondit le soldat ; mais les galons sont d’or !
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CHAPITRE XXVII
Kellermann
J
M Dumouriez calme, quoique la situation fût
presque désespérée.
Charot, au lieu de se retirer sur Grand-Pré, avait été prévenu et
s’était retiré sur Vouziers.
Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait séparé de Cha-
rot, qui était, comme nous l’avons dit, à Vouziers, et de Dubouquet, qui
était au Chêne-Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt.
Le général en chef écrivait.
Il donnait l’ordre à Beurnonville de hâter sa marche sur Rethel, où il
n’était pas encore et où il eût dû être le 13 ; à Charot et à Dubouquet de
faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould.
Enfin, il écrivait une dernière lettre à Kellermann, dans laquelle il le
priait, quelques bruits qu’il entendît venir de l’armée, et si désastreux que
fussent ces bruits, de ne pas s’arrêter un instant et de marcher sur Sainte-
Menehould.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXVII
Il chargea des deux premières lettres ses deux jeunes hussards, qui,
connaissant le pays et admirablement montés, pouvaient en quatre ou
cinq heures atteindre Alligny par un détour ; il leur ordonna de prendre
deux chemins différents, afin que si l’un des deux était arrêté en route,
l’autre suppléât.
Tous deux partirent.
Alors, prenant Jacques Mérey à part :
— Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avez
donné de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre côté vous
m’avez vu agir si franchement, qu’il ne peut plus y avoir entre nous ni
doutes ni soupçons.
Jacques Mérey tendit sa main au général.
— À qui avez-vous besoin que je réponde de vous comme de moi-
même ? dit-il.
— Il n’est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur cheval
et vous rendre au-devant de Kellermann ; vous ne lui parlerez pas en mon
nom, le vieil Alsacien est blessé d’avoir été mis sous les ordres d’un plus
jeune général que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d’obéir ; mais vous
lui parlerez au nom de la France, notre mère à tous ; vous lui direz que la
France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonction avec moi ; une fois
sa jonction faite, je lui abandonnerai le commandement s’il le désire, et
je servirai sous lui comme général, comme aide de camp, comme soldat.
Kellermann, très brave, est en même temps prudent jusqu’à l’irrésolu-
tion : il ne doit être qu’à quelques lieues d’ici. Avec ses 20 000 hommes,
il passera partout ; trouvez-le, amenez-le. Dans mon plan, je lui réserve
les hauteurs de Gizaucourt ; mais qu’il se place où il voudra, pourvu que
nous puissions nous donner la main. Voilà mon plan : Dans une heure,
je lève le camp ; je m’adosse à Dillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie
Bournonville et mes vieux soldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000
hommes ; les 6000 hommes de Charot et les 4000 de Dubouquet me font
35 000 hommes ; les 20 000 de Kellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais,
alertes, bien portants, je ferai tête, s’il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me
faut Kellermann. Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue.
Partez donc, et que le génie de la nation vous mène par la main !
Une heure après, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prus-
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CHAPITRE XXVIII
C
lendemain de la grande journée que nous venons de ra-
conter, que la salle de spectacle des Tuileries s’ouvrit pour rece-
voir les membres de la Convention.
Nous connaissons tous ce petit théâtre de cour, destiné à contenir cinq
cents personnes à peine et qui allait recevoir sept cent quarante-cinq
conventionnels.
En général, plus l’arène est petite, plus le combat est acharné.
Le rapprochement, qui rend l’amitié plus solide, rend la haine plus
grande.
Quand deux ennemis se touchent, ils ne se menacent plus, ils se
frappent.
Que devait être la Convention ?
Un concile politique où la France, écrivant son nouveau dogme, allait
assurer son unité.
Par malheur, avant d’être, elle était déjà divisée.
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— Avant, dit-il, d’exprimer mon opinion sur le premier acte que doit
faire l’Assemblée nationale, qu’il me soit permis de résigner dans son sein
les fonctions qui m’avaient été déléguées par l’Assemblée législative. Je
les ai reçues au bruit du canon ; hier nous avons reçu la nouvelle que la
jonction des armées était faite ; aujourd’hui la jonction des représentants
est opérée. Je ne suis plus que mandataire du peuple, et c’est en cette qua-
lité que je vais parler. Il ne peut exister de constitution que celle qui sera
textuellement, nominativement, acceptée par la majorité des assemblées
primaires. Ces vains fantômes de dictature dont on voudrait effrayer le
public, dissipons-les ; disons qu’il n’y a de constitution que celle qui est
acceptée du peuple. Jusqu’ici, on l’a agité, il fallait l’éveiller contre les ty-
rans. Maintenant que les lois sont aussi terribles contre ceux qui les vio-
leraient que le peuple l’a été en foudroyant la tyrannie, qu’elles punissent
tous les coupables, abjurons toute exagération, déclarons que toute pro-
priété territoriale et industrielle sera éternellement maintenue.
Cette déclaration répondait si merveilleusement aux paroles du roi
de Prusse à Verdun et aux craintes de la France, qu’elle fut couverte d’ap-
plaudissements, quoiqu’elle vînt de celui que l’on regardait comme le chef
des septembriseurs.
Et, en effet, la crainte générale n’était pas le massacre. Chacun savait
bien que, dans ce cas, organiser la défense serait chose facile. Non, la
crainte générale était qu’on ne reprît les biens des émigrés, et que l’on ne
déclarât nuls les ventes et les achats.
Le peuple français avait admirablement compris le mot révolution. Il
l’avait décomposé, il savait qu’il voulait dire :
Propriété facile, à bon marché, à la portée de tous, un toit pour le
pauvre, un foyer pour le vieillard, un nid pour la famille.
Au milieu des bravos suscités par cette promesse de l’Adamastor de
la Chambre, deux voix protestèrent.
— J’eusse mieux aimé, dit Cambon, que Danton se bornât à sa pre-
mière proposition, c’est-à-dire qu’il établît seulement le droit que le
peuple a de voter sa constitution. Mais Danton est en opposition avec
lui-même. Quand la patrie est en danger, a-t-il dit, tout appartient à la
patrie. Qu’importe alors que la propriété subsiste si la personne périt !
Du groupe des girondins une voix, celle de Lassource, s’éleva :
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encore bien des hommes. Je demande donc que, par une loi solennelle,
vous consacriez l’abolition de la royauté.
Au milieu des bravos et des cris frénétiques de toute l’Assemblée, d’ac-
cord en principe sur ce point, le montagnard Bascle se leva :
— Je demande, dit-il, que l’on ne précipite rien et qu’on attende le vœu
du peuple.
Mais Grégoire, qui s’était rassis, se redressa à ces paroles, et, tirant du
plus profond de son cœur cette terrible phrase, il la jeta au visage de son
adversaire :
— Le roi est dans l’ordre moral ce que le monstre est dans l’ordre
physique.
Et, à l’instant même, d’un élan unanime, toute la salle s’écria :
— La royauté est abolie.
En ce moment, un homme dont la pâleur dénonçait la fatigue, les ha-
bits un long voyage, le costume un représentant du peuple aux armées,
entra brusquement dans la salle, tenant entre ses bras trois drapeaux,
deux autrichiens et un prussien.
— Citoyens, s’écria-t-il l’œil rayonnant d’enthousiasme, l’ennemi est
battu, la France est sauvée. Dumouriez et Kellermann vainqueurs vous
envoient ces drapeaux pris sur les vaincus. J’arrive à temps pour entendre
la grande voix de la Convention proclamer l’abolition de la royauté. Place
parmi vous, citoyens, car je suis des vôtres !
Et, sans répondre aux signes que lui faisait Danton pour venir prendre
place près de lui sur la Montagne, il alla s’asseoir, agitant son chapeau aux
plumes tricolores encore tout imprégnées de la fumée de la bataille :
— Vive la République ! cria-t-il, et qu’elle date sa naissance du jour qui
l’a consolidée : 21 septembre 1792.
Et en même temps on entendit le canon tonner. Il croyait ne tonner
que pour la victoire de Valmy, il tonnait en même temps pour l’abolition
de la royauté et la proclamation de la république.
†
Et, de même qu’en terminant le dernier chapitre nous nous sommes
inclinés devant ces hommes qui avaient sauvé militairement la France,
inclinons-nous devant ces autres hommes dont la mission était bien au-
trement dangereuse et fut pour eux bien autrement mortelle.
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Une seule fois j’ai été appelé à assister à un spectacle donné dans cette
salle des Tuileries où se tint cette formidable séance que nous venons de
rapporter, et tant d’autres qui en furent la suite et la conséquence.
On jouait le Misanthrope et Pourceaugnac.
On applaudissait ce double chef-d’œuvre de Molière, qui présente les
deux faces de son auteur, le rire et les larmes.
Deux rois et deux reines étaient assis avec une foule de princes sur
une estrade et applaudissaient.
Et je me demandais comment les rois osaient entrer dans une pareille
salle, où la royauté avait été abolie, où la république avait été proclamée,
où tant de spectres sanglants secouaient leurs linceuls, sans craindre que
ce dôme, qui avait entendu les applaudissements du 21 septembre 1792,
ne s’écroulât sur eux.
Oui, certes, nous devons beaucoup à ces hommes, à Molière, à Cor-
neille, à Racine, qui ont tant fait pour la gloire de la France, à laquelle ils
ont consacré leur génie.
Mais combien ne devons-nous pas plus à ces hommes qui ont prodi-
gué leur sang pour la liberté.
Les premiers ont fondé les principes de l’art.
Les autres ont consacré ceux du droit.
Sans les premiers nous serions encore ignorants peut-être ; sans les
autres, à coup sûr, nous serions encore esclaves.
Et ce qu’il y a d’admirable dans ces hommes de 1792, c’est que tous
lavèrent dans leur propre sang leurs erreurs ou leurs crimes.
Je mets à part Marat, dont le couteau de Charlotte Corday a fait justice,
et qui n’était d’aucun parti.
Les girondins, qui causèrent la mort du roi, furent punis de cette mort
par les cordeliers.
Les cordeliers furent punis de la mort des girondins par les monta-
gnards.
Les montagnards furent punis de la mort des girondins par les
hommes de thermidor.
Enfin ceux-ci se détruisirent entre eux.
Ce qu’ils ont fait de mal, ils l’ont emporté dans leurs tombes san-
glantes.
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CHAPITRE XXIX
L
25 de la même année, il y avait double fête, au théâtre
des Variétés du Palais-Royal, où Monvel avait engagé nos
meilleurs artistes, un peu effarouchés par les premiers événe-
ments de la révolution.
Mademoiselle Amélie-Julie Candeille, qui était la maîtresse de Ver-
gniaud, donnait la première représentation de sa pièce de la Belle Fermière,
où elle jouait le rôle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy, de-
vait venir au théâtre.
Enfin, après la représentation, artistes, comédiennes, auteurs et hommes
politiques devaient se rencontrer chez Talma, dans la petite maison de la
rue Chantereine qu’il venait d’acheter, et où il donnait une de ces soirées,
moitié bal, moitié bel esprit, où l’on dansait et où l’on disait des vers.
Dumouriez était arrivé depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chez
lequel il avait trouvé un homme qui lui convenait sous tous les rapports.
L’œil loyal et profond du docteur l’inquiétait bien de temps en temps,
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Madame Roland jeta un coup d’œil rapide dans sa loge, reconnut Du-
mouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu’elle devait occu-
per.
Elle savait Danton peu soucieux de l’honorabilité des femmes avec
lesquelles il se montrait en public ; elle prit madame Danton pour une
femme près de laquelle elle ne pouvait pas s’asseoir.
— C’est bien, dit-elle.
Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule.
Avant que Danton l’eût ouverte, elle avait gagné l’escalier.
D’ailleurs ce refus d’entrer dans une loge où se trouvait madame Dan-
ton était une insulte. Danton adorait sa femme, et d’autant plus en ce mo-
ment, qu’elle avait déjà le cœur brisé par les journées de Septembre. Une
violente palpitation la prit, à la suite de laquelle elle s’évanouit. Elle était
déjà atteinte de la maladie dont elle mourut, d’une anémie. Une partie du
sang versé le 2 septembre semblait être le sien.
Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma ; quant à sa
femme, à coup sûr elle n’y viendrait pas.
Danton passa sa soirée dans la même loge que Dumouriez, qui fut
fort applaudi, mais beaucoup moins que s’il eût apparu au public entre
madame Roland et Vergniaud.
Dieu seul sait combien coûta de têtes cette vivacité de madame Roland
à refermer la porte de sa loge.
La pièce de mademoiselle Candeille, quoique appartenant à cette lit-
térature molle et insipide de l’époque, eut un grand succès et resta au
répertoire. Quarante ans après cette première représentation, j’y vis dé-
buter mademoiselle Mante.
Le spectacle fini, l’auteur nommé au milieu des applaudissements,
Danton chercha inutilement son ami Jacques Mérey pour lui confier sa
femme, dont la santé commençait à l’inquiéter ; mais Jacques Mérey, qui
devait venir le joindre au spectacle, n’avait point paru.
Les deux hommes reconduisirent madame Danton chez elle, la lais-
sèrent passage du Commerce, et revinrent rue Chantereine, chez Talma.
La soirée était des plus brillantes. Talma était déjà à cette époque à
l’apogée de sa réputation. Quoique appartenant par son opinion au club
des Jacobins, quoique lié intimement avec David, l’ami de Marat, il appar-
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tenait par l’esprit, par l’art, par la littérature, à la Gironde, le plus élégant
de tous les partis. Il en résultait qu’il réunissait chez lui hommes d’État,
poètes, artistes, peintres, généraux, de toutes les opinions et de tous les
partis.
Lorsque Dumouriez et Danton entrèrent, mademoiselle Candeille
avait eu le temps de changer de costume et de venir recevoir les félici-
tations de ses camarades.
Ces félicitations étaient d’autant plus sincères que c’était un talent,
comme poète, qui ne portait ombrage à personne.
Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que made-
moiselle Candeille était en train de recevoir, et, comme on venait de lui
offrir une couronne de laurier, elle força Dumouriez de l’accepter.
Dumouriez la prit et alla la déposer sur un buste de Talma, où elle se
fixa définitivement.
Talma présenta à Dumouriez tous ces hommes portant déjà des noms
célèbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms étaient connus de Du-
mouriez, l’un des généraux les plus lettrés de l’armée ; mais, éloigné par
son état de la société parisienne, il ne connaissait que les noms.
Là étaient Legouvé, Chénier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Gi-
rodet, Prud’hon, Lethière, Gros, Louvet de Couvray, Pigault-Lebrun, Ca-
mille Desmoulins, Lucile, mademoiselle de Keralio, mademoiselle Cabar-
rus, Cabanis, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Garat, mademoi-
selle Raucourt, Rouget de l’Isle, Méhul, les deux Baptiste, Dazincourt,
Fleury, Armand Dugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l’art, toute la
politique du temps.
Là enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goûtait cette joie sans mé-
lange du triomphateur au triomphe duquel ne se mêle pas la voix de l’es-
clave.
Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi.
Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons ; une inquiétude
vague sembla s’emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt fois
répété, tomba sur les conviés du grand artiste, non pas comme des langues
de feu, mais comme des gouttes d’huile bouillante.
— Marat ! dit Talma, que vient-il faire ici ? Que l’on m’appelle deux
domestiques, et qu’on me le mette à la porte !
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CHAPITRE XXX
J
M ’ pas perdu un instant : à dix heures du ma-
tin, des chevaux de poste étaient attelés à une solide calèche de
voyage ; et lui, attendait sa mission en costume de voyageur.
À onze heures du matin, Danton lui remettait l’ordre signé Garat, les deux
amis s’embrassaient, et à onze heures cinq minutes, après avoir recom-
mandé à Danton de veiller sur la santé de sa femme, Jacques Mérey criait
au postillon :
— Route d’Allemagne !
C’était celle qu’il venait de faire à son retour avec Dumouriez.
Il revit Château-Thierry, Châlons. Il salua en passant le champ de
bataille de Valmy, encore tout bosselé de tombes. Il trouva Verdun oc-
cupé, par une trop grande rigueur peut-être, à faire oublier sa trop grande
faiblesse. Les représailles commençaient : les malheureuses jeunes filles,
dont la plupart, sans comprendre la grandeur d’un pareil crime, avaient
été ouvrir les portes au roi de Prusse, étaient arrêtées et l’on instruisait
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Le droit divin n’était pas seulement pour les rois, il était aussi pour la
noblesse, et, de même que le roi régnait de droit divin sur la noblesse, la
noblesse régnait de droit divin sur ce qu’elle appelait le peuple.
— Pardon, lieutenant, dit le docteur, après avoir roulé pendant un ins-
tant ces pensées dans son cerveau et en avoir tiré les déductions que nous
en avons tirées nous-même, mais ne m’avez-vous pas dit que trois lettres
étaient jointes au dossier de M. de Chazelay ?
— En effet, les voici, dit le jeune officier.
— Est-ce une indiscrétion que de demander à en prendre connais-
sance ?
— Aucunement ; j’ai ordre de vous communiquer les pièces, et même
de vous en laisser prendre les copies.
— Ces lettres, disiez-vous, étaient de mademoiselle de Chazelay, ex-
chanoinesse aux Augustines de Bourges.
— Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date ?
Jacques Mérey fit un signe affirmatif.
La première était du 16 août ; elle disait :
« Mon très cher et très honoré frère,
» Je suis revenue à Bourges avec le précieux dépôt dont vous m’avez
chargée.
» Mais jusqu’à présent je ne puis, en vérité, l’apprécier que du côté
physique ; quant au côté moral, je n’ai reçu de vous qu’une belle créature
sans initiative et sans volonté, ne répondant pas à son nom d’Hélène et
ne donnant signe d’intelligence qu’à celui d’Éva.
» Au nom d’Éva, en effet, son œil brille un instant ; elle l’arrête sur
la personne qui l’a prononcé ; mais comme cette personne n’est pas celle
qu’elle cherche, son œil se referme aussitôt et elle retombe dans sa som-
nolence habituelle.
» Je vous demande donc la permission de continuer à l’appeler Éva,
puisque c’est le seul nom auquel elle réponde.
» Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous êtes décidé
à quitter la France et à aller prendre du service à l’étranger, et vous voulez
bien, sur cette grande résolution, prendre l’avis d’une pauvre servante du
Seigneur.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXX
» Mon avis est qu’un Chazelay, dont les ancêtres ont participé à deux
croisades, et qui porte d’azur à la croix pattée d’argent, cantonnée d’une
fleur de lys d’or, ne doit point pactiser, même par sa présence, avec les
choses qui se passent aujourd’hui.
» Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allions vous
rejoindre, écrivez-moi ; vos ordres seront ponctuellement exécutés.
» Votre sœur obéissante et qui vous aime,
» Marie de Chazelay,
» En religion Sœur Rosalie. »
Cette lettre était déjà de la plus haute importance pour Jacques Mérey.
Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Éva de leur séparation.
L’amour est égoïste jusqu’à la cruauté. La douleur d’Éva mettait un baume
sur la sienne.
Le jeune officier lui passa la seconde.
Elle était conçue en ces termes :
« Très cher et très honoré frère,
» C’est avec un grand bonheur que j’ai appris que vous étiez arrivé
à Verdun, où vous êtes du moins en sûreté. J’ai été enchantée de l’ac-
cueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puis qu’applaudir à la
résolution que vous avez prise d’entrer dans les volontaires du prince de
Ligne ; c’est un noble seigneur de vieille souche, un vrai prince du saint-
empire ; ce doit être, d’après son âge et le portrait que vous m’en faites,
le fils de Charles-Joseph, le petit-fils de Claude de l’Amoral second ; son
père, Charles-Joseph, était un des plus braves et des plus spirituels gen-
tilshommes qui aient existé. Un Chazelay peut servir sans déroger sous
un l’Amoral.
» Hélène va un peu mieux, quoiqu’elle s’obstine à ne pas répondre à
ce nom qu’elle semble ne pas connaître. Au reste, depuis le jour où je l’ai
emmenée du château de Chazelay, pas un mot n’est sorti de sa bouche.
Elle a commencé à prendre quelques cuillerées de potage, qui, avec un ou
deux verres de sirop qu’elle avale par jour, suffisent à la soutenir. Hier, au
lieu de la faire asseoir à la fenêtre donnant sur la cour, je l’ai fait asseoir à
celle donnant sur le jardin. À la vue de la verdure et du petit cours d’eau
qui l’arrose, elle a jeté un faible cri, s’est soulevée sur son fauteuil et est
retombée en disant d’une voix désespérée : Non ! non ! non ! Je ne sais ce
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CHAPITRE XXXI
Recherches inutiles
J
M, son retour, traversa la France avec la même vi-
tesse qu’à son départ. Seulement, à Kaiserslautern, au lieu de
prendre la route de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit
celle de la Lorraine par Nancy.
Il allait droit à Bourges.
En arrivant à l’hôtel de la Poste, il s’informa si l’on connaissait à
Bourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse.
À cette demande, le maître de poste s’approcha.
— Citoyen, dit-il (le 10 du même mois d’octobre, dont on gagnait la fin,
un décret avait substitué les noms de citoyen et citoyenne aux appellations
de monsieur et de madame), citoyen, nous connaissons parfaitement la
personne dont vous vous informez, seulement elle n’est plus à Bourges.
— Depuis quand ? demanda Jacques Mérey.
— Tenez-vous à le savoir d’une façon positive ?
— Très positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour la
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXI
voir.
— Je vais vous dire cela d’après mon registre.
Le maître de poste alla consulter son registre et cria de l’intérieur :
— Elle est partie le 23, à quatre heures de l’après-midi.
— Seule ou accompagnée ?
— Accompagnée de sa nièce, que l’on disait très malade, et d’une
femme de chambre.
— Vous êtes sûr qu’elles étaient trois ?
— Parfaitement, car je leur ai fait observer qu’elles pouvaient ne
mettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisième en l’air ¹ ; ce à
quoi la chanoinesse a dit : « Mettez-en trois, mettez-en quatre, s’il le faut,
nous sommes pressées. » Alors je leur ai mis leurs trois chevaux et elles
sont parties.
— Pour où sont-elles parties ?
— Je n’en sais, ma foi ! rien.
— Vous devez le savoir.
— Comment cela ?
— Je présume que vous ne vous êtes pas exposé à donner des chevaux
sans vous être fait présenter le passeport.
— Oh ! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel
pays ? le diable m’emporte si je me le rappelle !
— Ce serait fâcheux, mon ami, dit gravement Jacques Mérey, si vous
l’aviez oublié.
— Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoir
à la préfecture qui l’a délivré.
— C’est vrai, dit Jacques Mérey.
Et, comme il n’avait pas de temps à perdre :
— À la préfecture ! cria-t-il.
Le postillon monta la rue au galop, et au galop entra dans la cour.
Jacques Mérey sauta rapidement à terre ; mais pensant qu’il fallait
faire plus de façons avec un préfet qu’avec un maître de poste, il se munit
de la lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l’identité du seigneur
1. Terme de poste qui signifie qu’on peut ne pas mettre le troisième cheval, pourvu
qu’on paie moitié de son prix.
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— Mon ami, dit Jacques Mérey après avoir réfléchi un instant, cette
lettre n’est point à moi, cette lettre n’est point pour moi, je n’ai pas le
droit de la lire.
Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu’il avait prise
de l’accompagner.
Puis il rentra et se fit servir à dîner.
Mais, tout en dînant, il lui vint une idée.
Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu’il avait reçus,
croyait devoir rester pour toute la journée au service du voyageur, et qu’il
se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main :
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda Jacques.
— Francis, monsieur, pour vous servir, répondit l’enfant.
— Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit mademoiselle de
Chazelay.
— Je le connais, dit le gamin, c’est Pierrot.
— Tu en es sûr ?
— Si j’en suis sûr ! à preuve qu’il m’a donné un coup de fouet parce
que j’avais ramassé et que je mangeais une prune qui était tombée du
panier de provisions de mademoiselle Jeanne.
Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à son
frère, mademoiselle de Chazelay désignait sa femme de chambre sous le
nom de Jeanne.
— Eh bien ! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques au commis-
sionnaire.
Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis lui
avait parlé des façons libérales du voyageur.
Le postillon avait le visage souriant.
— C’est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de made-
moiselle de Chazelay, le 24 octobre dernier, à trois heures de l’après-midi ?
— Mademoiselle de Chazelay ? attendez donc, dit Pierrot, une vieille
à mine de religieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui
avait l’air malade, n’est-ce pas ?
— C’est cela, dit Jacques Mérey.
— Tu sais bien, Pierrot, que tu m’as donné un coup de fouet ?
— Je ne m’en souviens plus, dit Pierrot.
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CHAPITRE XXXII
La maison vide
J
M s’était pas trompé. Mademoiselle de Chazelay
était bien venue à Argenton, et, comme il était impossible d’al-
ler en voiture au château, elle avait loué trois chevaux à la seule
auberge de la ville, et s’était fait conduire à Chazelay par des hommes
conduisant les trois montures au pas.
Les trois femmes y avaient passé une nuit, et le lendemain elles étaient
revenues.
Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois on
était parti pour La Châtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc.
Or, comme mademoiselle de Chazelay avait cinq jours d’avance sur
Jacques Mérey ; comme, n’ayant pas reçu la dernière lettre de son frère
qui lui annonçait son exécution, elle n’avait pu qu’obéir à l’avant-dernière
lettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre ; comme les
eaux de Baden-Baden ou de Weisbaden n’étaient qu’un moyen d’ouvrir
aux trois fugitives les portes de l’Allemagne, Jacques Mérey, brisé de fa-
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXII
tigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, ne jugea
point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à la porte de
sa maison, si longtemps appelée la maison mystérieuse, et qui n’était plus
que la maison vide.
Il y avait un peu plus de deux mois qu’il l’avait quittée.
Au bruit de la voiture s’arrêtant devant la porte, la vieille Marthe ac-
courut et jeta un grand cri.
Elle avait cru ne jamais revoir son maître.
Lorsque Jacques Mérey fut entré et que la porte se fut refermée, il
s’arrêta au bas de l’escalier, ne sachant où aller d’abord et tiré de tous
côtés par ses souvenirs.
Sa mémoire réunissait dans un seul embrassement ces sept années
qui, aujourd’hui qu’elles étaient écoulées, semblaient n’avoir eu que la
durée d’un jour.
Il voyait Éva depuis le moment où il l’avait déroulée sur le tapis aux
yeux de Marthe, objet informe, être inachevé, jusqu’à celui où elle avait
été si cruellement arrachée de ses bras par un homme que la mort avait
arraché de la vie avec la même cruauté, la même impitoyable froideur.
Et, quoiqu’elle ne fût plus dans la maison, elle y flottait comme flotte
une ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps a
habités.
Tout était comme Jacques Mérey l’avait laissé. Il monta d’abord à la
chambre d’enfant d’Éva, et retrouva le berceau dans lequel elle était restée
de sept à dix ans, c’est-à-dire à cette époque végétative de la vie où, chry-
salide d’amour, la beauté et l’intelligence luttaient tout ensemble contre
la laideur et le néant.
Puis à sa chambre de jeune fille, où elle commença devant le miroir
magique à dérouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille
de roseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon, dont les
bras soutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et se
divinise dans les draperies.
Puis de là il monta dans l’atelier, où l’orgue était resté ouvert et muet ;
il se rappela le jour où, à la suite d’une commotion électrique qui l’avait
enveloppée d’un fluide vivifiant, elle était allée d’elle-même au piano, et, à
son éternel étonnement, avait joué les mesures indécises, mais reconnais-
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXII
sables, d’un air entendu la veille. Là étaient les livres où ses yeux avaient
déchiffré le premier mot, et lorsqu’il s’approcha sans le voir du haut de
l’armoire où il était couché, le chat inapprivoisable bondit sur la fenêtre
par laquelle il avait l’habitude de fuir.
Là, pêle-mêle sur les chaises, étaient les livres dans lesquels elle avait
étudié la chimie, l’astronomie, la botanique ; le dernier qu’elle avait ou-
vert, encore à l’endroit où la lecture s’était arrêtée.
Je ne connais pas d’endroits sous le vaste dôme des cieux où tombe
du passé une mélancolie plus douce que dans une chambre devenue vide
par une longue absence ou par la mort, après avoir été habitée, vivifiée,
animée par une belle créature de quinze ans ; son essence juvénile a passé
dans tout ; son haleine, l’émanation qui flotte autour de toute sa personne,
composent une atmosphère à part qui vous fait amoureux avant qu’on ne
sache même ce que c’est que l’amour.
Et qu’est-ce alors, quand on le sait !
Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques Mérey,
ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuage
de Virgile, cacher une déesse, Jacques Mérey alla instinctivement à l’orgue
et posa au hasard, on l’eût cru du moins, ses deux mains sur les touches.
Un frémissement sonore s’échappa de l’instrument divin ; pendant dix
minutes, Jacques Mérey n’en tira que des harmonies, au milieu desquelles
une plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur le cœur,
éveillant la même sensation que, dans un caveau sombre, fait éprouver la
goutte d’eau qui tombe régulièrement dans un bassin de cristal.
Au bout de quelques instants cette plainte mélodieuse fut insuffisante,
elle se traduisit par le nom d’Éva ; mais, à peine Jacques Mérey l’avait-il
prononcé trois fois, qu’il ne put supporter ce crescendo de douleur et que
son cœur éclata en sanglots.
Le docteur s’élança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses an-
ciens instruments de chimie : creusets à poussière de mercure, cornues
impuissantes et oubliées, matrice rouge de cinabre, aux rebords de la-
quelle s’est figée une écume d’argent vermeil, vase dans lequel le carbone
pur a commencé de se transformer en diamant, il oublia tout. Ce nom
d’Éva était le glas funèbre qui mettait au tombeau tous ces rêves que la
science avait caressés, comme Ixion la nuée de laquelle naquit le peuple
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CHAPITRE XXXIII
E
A, la voiture prit la route de Saint-Amand.
C’était le même postillon qui avait conduit mademoiselle de
Chazelay qui conduisait Jacques Mérey.
À la première poste, c’est-à-dire à La Châtre, de nouvelles informations
furent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude.
À Saint-Amand, les renseignements commencèrent à être plus diffi-
ciles ; il fallut consulter les livres de poste, très exactement tenus à cette
époque à cause des lois contre les émigrés.
À Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient
passé pendant la nuit, et le maître de poste n’avait pas jugé à propos de
se lever pour inscrire les chevaux sur son registre.
À Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis on conti-
nua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu’à Strasbourg.
À Strasbourg, on se retrouva dans l’incertitude. Les trois dames
avaient logé à l’hôtel du Corbeau. Le nom de mademoiselle de Chaze-
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lay, voyageant avec une femme de chambre, était écrit sur les registres,
et le maître de l’hôtel avait été faire virer le passeport au comité, qui avait
envoyé un de ses membres accompagné d’un médecin pour s’assurer si
véritablement une des dames était malade et avait besoin de prendre les
eaux.
Le médecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses si faible,
si pâle, si souffrante, qu’il ne fit aucune difficulté pour lui laisser continuer
son voyage.
Mademoiselle de Chazelay avait passé le Rhin à Kehl, et s’était arrêtée
à Baden, à l’hôtel des Ruines.
Là, elle avait annoncé qu’elle comptait rester un mois tandis que sa
nièce prendrait les eaux ; elle avait fait son prix avec le maître de l’hôtel,
puis tout à coup, à la lecture d’un journal, la plus âgée des voyageuses
était tombée dans une attaque de nerfs et avait déclaré qu’elle voulait
partir à l’instant pour Mayence.
Mais la plus jeune des voyageuses était si souffrante, que le médecin
des eaux, qui l’avait déjà visitée, avait déclaré qu’elle ne pouvait supporter
la voiture.
On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette époque, frété
une jolie barque, et l’on avait pris la voie du Rhin.
Il n’y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques Mérey, ces dames
étaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l’intention d’y prendre les
eaux, puis mademoiselle de Chazelay avait lu dans un journal, tombé par
hasard entre ses mains, l’exécution de son frère.
De là l’attaque de nerfs et la résolution de partir à l’instant pour
Mayence.
Mais Jacques Mérey savait d’avance que mademoiselle de Chazelay
ne trouverait sur l’exécution de son frère que les renseignements vagues
qu’il eût trouvés lui-même s’il n’avait pas eu une mission spéciale à ce
sujet.
Les voyageuses seraient donc forcées d’aller jusqu’à Francfort. Mais à
Francfort aucune pièce ne leur serait communiquée, si ce n’est une copie
de l’interrogatoire et le procès-verbal d’exécution pour servir d’extrait
mortuaire.
Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort ? Dans ce temps de
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIII
— Oui, j’ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblait
muette ou trop faible pour parler. Je m’approchai d’elle et lui dis :
» – Mademoiselle, je l’ai vu.
» Elle bondit.
» – Vous avez vu Jacques Mérey ? dit-elle.
» Elle avait deviné que c’était de vous que je voulais parler.
» – J’ai vu Jacques Mérey, repris-je ; j’ai vu l’homme qui vous aime
plus que sa vie.
» Elle poussa un cri et me jeta les bras au cou.
» – Vous êtes mon ami pour toujours, dit-elle. Oh ! moi aussi je l’aime !
je l’aime ! je l’aime !
» Et elle ferma les yeux comme si elle allait mourir.
» – Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d’un moment à
l’autre ; laissez-moi vous dire.
» – Oui, dites, dites.
» – Une lettre que vous lui aviez écrite se trouvait dans les papiers de
votre père.
» – Comment cela ?
» – Je l’ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l’écriture et
m’a demandé de copier cette lettre.
» – Oh ! cher Jacques !
» – Puis, la lettre copiée, j’ai pris la copie et lui ai laissé l’original.
» – Vous avez fait cela ? s’écria la belle enfant folle de joie.
» – Oui. Ai-je eu tort ?
» – Comment vous appelez-vous, monsieur ?
» – Charles André.
» – Votre nom est là, dit-elle en mettant la main sur son cœur.
» Je m’inclinai.
» – Ah ! lui dis-je, mademoiselle, c’est trop de reconnaissance.
» – Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, à cet homme, à ce génie,
à cet ange du ciel ! J’étais une pauvre créature, dénuée, abandonnée, ne
connaissant rien à sept ans qu’un chien, Scipion ; c’était mon seul ami. Je
ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m’a donné la voix ;
il m’a soufflé la pensée pendant sept ans, comme le sculpteur florentin
penché sur les portes du baptistère de Notre-Dame-des-Fleurs. Il a ciselé
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIII
mon corps, mon cœur, mon esprit ; tout ce que je sais, je le lui dois ; tout
entière je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froide à la mort de mon
père ? c’est que je ne connais mon père que pour nous avoir séparés. Je
n’avais jamais pleuré, je ne savais pas ce que c’était que les larmes : mon
père m’est apparu et j’ai manqué mourir de douleur !
» En ce moment, sa tante rentra.
» – Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main, dites-
lui que je l’aime.
» Mademoiselle de Chazelay entendit ces derniers mots.
» – Qui aimez-vous si fort ? demanda-t-elle sèchement.
» – Jacques Mérey, madame, répondit la jeune fille.
» – Vous êtes folle, dit mademoiselle de Chazelay.
» – Je le serai peut-être un jour, répondit la jeune fille ; mais qui m’aura
rendue folle ? vous le savez.
» – Dans tous les cas, à partir d’aujourd’hui, dites-lui adieu pour tou-
jours ; jamais nous ne rentrerons en France. Venez.
» Mademoiselle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.
— Merci, mon ami, merci, s’écria Jacques Mérey au comble de la joie.
J’en sais tout ce que je pouvais espérer de savoir. Elles vont ou à Vienne
ou à Berlin. Elles émigrent.
Un soupir passa à travers ses lèvres.
— Je ne puis les suivre à l’étranger, et d’ailleurs le général m’a dit que
vous aviez une dépêche à me remettre.
— Ah ! c’est vrai, dit Charles André.
Et il tira d’un portefeuille une lettre portant le grand cachet de la Ré-
publique et le timbre du ministère de l’Intérieur.
Jacques Mérey décacheta la lettre et la lut.
Lecture faite, il tendit la main au jeune officier.
— Adieu, lui dit-il, je pars.
— Vous partez ainsi, à l’instant même ?
— Quel jour du mois sommes-nous ? depuis huit ou dix jours que je
cours la poste, je suis brouillé avec les dates.
— Nous sommes le 2 novembre, répondit le jeune officier.
Jacques calcula de tête.
— Je serai le 5, dans la journée, près de Dumouriez, dit-il.
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CHAPITRE XXXIV
La veille de Jemmapes
D
, ’ dit, était revenu à Paris pour concerter
avec le gouvernement son plan de l’invasion de la Belgique.
Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti
puissant, un ami puissant dans ce parti :
Il avait Santerre à la Commune ;
Il avait Danton à la Montagne ;
Il avait Gensonné aux Girondins.
Ce fut d’abord Santerre, l’homme des faubourgs, qu’il fit agir.
Par Santerre, il obtint que l’idée du camp sous Paris serait abandonnée.
Que tous les rassemblements que l’on avait faits en hommes, tous
les approvisionnements que l’on avait réunis en artillerie, en munitions,
en effets de campement, seraient reportés en Flandre pour servir à son
armée, qui manquait de tout ; qu’on y ajouterait des capotes, des souliers
et six millions d’argent monnayé pour payer la solde des soldats jusqu’à
leur entrée dans les Pays-Bas. Une fois là, la guerre nourrirait la guerre.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIV
L’Europe avait les yeux sur la France ; elle voyait avec étonnement
ses armées surgir du sol, non pas seulement pour défendre ses frontières
menacées, mais pour envahir les frontières ennemies. On s’attendait tou-
jours à quelque grande victoire de la part des coalisés : mais on avait en-
tendu le canon de Valmy et l’on avait suivi les Prussiens dans leur retraite ;
mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousser une pointe témé-
raire jusqu’à Francfort-sur-le-Mein ; et voilà que l’on voyait Dumouriez
pousser devant lui toute cette vieille armée impériale qui n’avait jamais
eu de rivale que ces grenadiers de Frédéric, dont l’ennemi n’avait jamais
vu le dos, disait Voltaire, et qui pour la première fois, dans une retraite de
onze jours, nous avaient montré leurs gibernes.
Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grande ba-
taille. Depuis cinquante ans les Français avaient la réputation d’être les
meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main. De-
puis cinquante ans, en effet, ils n’avaient pas gagné une seule grande
bataille rangée. Valmy ouvrait la série nouvelle ; mais Valmy, disait-on,
n’était qu’une canonnade, une bataille gagnée l’arme au bras.
Le 5 au soir, Dumouriez était à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien de
ce qu’on lui avait promis n’était arrivé. Servan, le ministre de la Guerre,
surchargé de travaux, avait succombé à la fatigue et rétablissait sa santé
au camp des Pyrénées ; il avait été remplacé par Pache, grand travailleur,
homme éclairé, simple comme un Spartiate. Il partait de chez lui le matin,
emportant un morceau de pain dans sa poche, travaillant des journées
entières, et ne sortant pas même du ministère pour manger.
Le 2 novembre, Dumouriez lui avait écrit qu’il lui fallait indispensa-
blement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille couvertures, des
effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout deux mil-
lions d’argent monnayé pour payer la solde des soldats dans un pays où
les assignats n’étaient point connus et où chaque homme serait obligé de
payer ce qu’il consommerait.
Pache donna des ordres pour que Dumouriez eût tout ce dont il avait
besoin ; mais en attendant, le 5 était arrivé, on était à la veille de la bataille,
et nos soldats n’avaient ni souliers, ni habillements d’hiver, ni pain, ni
eau-de-vie.
Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers trois
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIV
heures de l’après-midi, Dumouriez passa dans les rangs ; mais aux pre-
miers qui grognèrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et, montrant
la montagne de Jemmapes où étaient campés les Autrichiens :
— Silence ! enfants ! dit-il, l’ennemi vous entendrait.
Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l’ordre, et leur lut
la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu’ils recevraient inces-
samment tout ce qui leur manquait.
Les soldats battirent des mains et promirent d’attendre.
Et cependant, d’où ils étaient, ils pouvaient voir dans tout son en-
semble la formidable position qu’ils auraient à enlever le lendemain.
Lorsque l’on arrive par la France, on voit, à partir du moulin du Boussu,
cet amphithéâtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes et Cuesmes,
passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithéâtre, en effet, commence
à la ville et finit au village que nous venons de nommer. Jemmapes est
à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bâti au flanc de la mon-
tagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne, au lieu
de défendre, était défendu ; les deux montagnes étaient hérissées de re-
doutes ; la route qui les coupe en deux passait à travers une forêt. Elle était
palissadée, couverte d’abatis d’arbres. Derrière les derniers abatis et les
dernières redoutes, outre ces redoutes et ces abatis, qu’il fallait vaincre et
déloger d’abord, on trouvait toute une armée, c’est-à-dire dix-neuf mille
soldats autrichiens. L’armée de Dumouriez était plus nombreuse que celle
de l’ennemi ; mais peu importait, puisque l’on pouvait se déployer et qu’il
fallait absolument attaquer par colonnes.
Or tout dépendait de ces têtes de colonne ; enlèveraient-elles des mai-
sons crénelées ? escaladeraient-elles des retranchements ? iraient-elles
prendre des canons jusque dans leurs batteries ? sou-tiendraient-elles
avec avantage, elles qui n’avaient jamais vu le feu, ce combat corps à
corps où les vieilles troupes hésitent si souvent ?
Dumouriez avait porté son quartier général au petit village de Rasme.
Il était défendu de front par la petite rivière qui porte ce nom ; à sa droite
par un bois ; à sa gauche par les retranchements du Boussu, élevés par
les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l’avons dit, étaient tombés en notre
pouvoir.
Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appétit une soupe
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIV
aux choux que venait de lui faire son hôtesse, regardant du coin de l’œil un
poulet qui tournait au bout d’une ficelle devant un grand feu, lorsqu’une
voiture s’arrêta devant la porte et qu’un homme entra en criant :
— Place ce soir à la table ! place demain à la bataille !
Cet homme, c’était Jacques Mérey, qui, comme il l’avait dit, rejoignait
Dumouriez le 5.
Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras.
— Ma foi ! dit-il, je n’attendais plus que vous pour être sûr de la vic-
toire ; vous êtes mon porte-bonheur ; c’est vous qui vous chargerez pour
la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous êtes chargé
de ceux de Valmy.
Jacques Mérey se mit à table ; tout l’état-major soupa avec la soupe
aux choux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau
et attendit le point du jour.
Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez était prêt ; car il n’igno-
rait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savait que, le jour
venu, ils auraient besoin d’être encouragés.
L’armée française, en effet, avait passé toute la nuit, l’arme au bras, au
fond d’une plaine humide où il avait été impossible aux bivacs d’allumer
leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la seconde fois avait-
il proposé de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis et trempés qu’ils
étaient, de les anéantir.
Comme la première fois, le général en chef avait refusé.
Pour les vieilles troupes habituées et endurcies aux camps en plein air
et aux bivacs sous la voûte du ciel, cette nuit eût déjà été une nuit terrible.
Lorsque Dumouriez vit ces marécages, où le sol tremblait sous les pieds, et
au milieu du brouillard s’agiter toute cette armée, il fut effrayé lui-même
de l’état d’anéantissement où il allait la trouver.
Son étonnement fut grand lorsqu’il entendit rire et chanter.
Il leva les yeux au ciel. Jacques Mérey lui posa la main sur l’épaule.
— C’est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, lui
dit-il, qui a fait ce miracle.
Et, lorsqu’ils passèrent au milieu d’eux, ils virent que tout en chantant
nos soldats grelottaient ; le froid du matin faisait claquer les dents aux
plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c’était de voir étagés
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIV
sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussards impériaux dans leurs
belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leurs fourrures et les dragons
autrichiens dans leurs manteaux blancs.
— Tout cela est à vous ! dit Dumouriez ; il ne s’agit que de le prendre.
— Ah ! répondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si on
avait déjeuné.
— Bon ! dit Dumouriez ; vous déjeunerez après la bataille ; vous en
aurez meilleur appétit ; en attendant, on va vous distribuer à chacun une
goutte d’eau-de-vie.
— Va pour la goutte d’eau-de-vie ! répondirent les volontaires.
Ô bienheureuse époque où les armées étaient chauffées par leur en-
thousiasme, cuirassées par le fanatisme et vêtues par la foi !
L’histoire n’oubliera jamais que c’est pieds nus que nos soldats sont
partis l’an Iᵉʳ de la République, pour conquérir le monde.
72
CHAPITRE XXXV
Jemmapes
D
’ jetant les yeux sur la carte rien n’était plus facile
que de se rendre compte de la bataille de Valmy, de même, en
prenant la même peine, rien ne sera plus facile que de se rendre
compte de la bataille de Jemmapes.
Nous avons dit que l’armée autrichienne était rangée sur les collines
qui s’étendent en amphithéâtre depuis Jemmapes jusqu’à Cuesmes.
Dumouriez adopta le même ordre de bataille.
Le général Darville, qui occupait l’extrême-droite de la ligne, vers Fra-
meries, fut chargé de partir avant le jour et d’aller occuper derrière la ville
de Mons les hauteurs formant la seule retraite des Autrichiens.
Beurnonville, qui venait après Darville dans notre ordre de bataille,
devait marcher droit sur Cuesmes et l’aborder de face. Le duc de Chartres,
à qui, dans son plan de royauté, Dumouriez destinait les honneurs de la
journée, reçut le commandement du centre, et en même temps le grade
de général. Sa mission était d’attaquer Jemmapes de front en essayant de
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXV
pousser une partie de ses hommes dans la trouée que forme la grande
route de Mons entre Jemmapes et Cuesmes. Enfin le général Féraud, qui
commandait la gauche, devait traverser le village de Quaregnon et se por-
ter sur les flancs de Jemmapes pour soutenir l’attaque du prince.
Partout la cavalerie se tenait prête à soutenir l’infanterie, et notre ar-
tillerie à battre chaque redoute en flanc et à éteindre ses feux.
Une réserve considérable d’infanterie et de cavalerie se tenait prête à
marcher derrière le petit ruisseau de Vasme.
Ce fut le canon qui, des deux côtés, commença l’attaque ; puis, comme
l’ordre en avait été donné, Féraud et Beurnonville se détachèrent, l’un
allant attaquer la droite de Jemmapes, l’autre attaquant Cuesmes de front.
Mais ni l’une ni l’autre des deux attaques ne réussit.
Il était onze heures ; on se battait depuis trois heures au milieu du
brouillard, et le brouillard en se levant montra le peu de progrès que nous
avions faits. Il fallait, pour emporter la position de Jemmapes, un de ces
hommes à qui on dit : « Allez là, et faites-vous tuer ! »
Dumouriez avait cet homme sous la main : c’était Thévenot.
Thévenot traverse Quaregnon, fait cesser la canonnade, entraîne tout
le corps d’armée de Féraud avec lui, tête baissée, musique en tête, baïon-
nette au bout du fusil, et aborde les Autrichiens.
De la vallée, où l’on ne pouvait, à cause du brouillard qui se levait len-
tement, voir les progrès de nos soldats, on les devinait à la musique dont
l’harmonie majestueuse semblait marcher devant la France. De temps en
temps, des volées de canon couvraient tout autre bruit ; mais, dans les
intervalles de la détonation, on entendait toujours ces notes terribles de
la Marseillaise, devant lesquelles devaient s’ouvrir les portes de toutes les
capitales de l’Europe.
Au bruit de cette musique qui s’éloignait toujours, Dumouriez comprit
que le moment était venu de lancer le jeune duc de Chartres. Le prince se
met à la tête d’une colonne et trouve une brigade qui, voyant déboucher
par la route de Mons la cavalerie autrichienne, manifestait une certaine
hésitation.
Mais, dans ce moment même, le domestique de Dumouriez, voyant le
général qui reculait avec ses hommes, court à lui au milieu du feu, le me-
nace de prendre sa place avec sa livrée, lui fait honte et le pousse en avant ;
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXV
c’est alors qu’arrive le duc de Chartres : ralliant à lui tous les fuyards, en
formant un bataillon auquel il donna le nom de bataillon de Jemmapes, il
descend de son cheval qui ne peut gravir la pente trop escarpée, et à la
tête de ces héros improvisés pénètre au milieu des feux d’une artillerie
qui change la montagne en fournaise, jusqu’au village de Jemmapes, d’où
il chasse les Autrichiens, et à l’extrémité duquel il fait sa jonction avec
Thévenot.
Dumouriez, inquiet de ce qui se passait à sa gauche, prend lui-même
une centaine de cavaliers et s’élance sur la route de Jemmapes ; mais, à
peine est-il au tiers de la montagne, qu’il rencontre le duc de Montpensier
envoyé par son frère pour lui annoncer que Jemmapes est au pouvoir des
Français.
Du point où il est arrivé, il a vu l’hésitation des troupes qui attaquent
Cuesmes ; un triple rang de redoutes arrêtait Beurnonville, et cependant,
au moment où Dumouriez arrivait, Dampierre s’était élancé seul en avant,
et le régiment de flanc l’avait suivi, puis nos volontaires s’étaient préci-
pités, et l’on venait d’enlever le premier étage de la triple redoute.
Mais là il recevait le feu des deux autres. Un instant les volontaires
parisiens crurent qu’on les avait réunis et entassés sous le feu de l’en-
nemi pour les anéantir. Dumouriez arrive, les trouve émus et sombres, et
prononçant déjà tout bas le mot de trahison. Ce qui soutenait les deux ba-
taillons jacobins cependant, c’était de voir le bataillon de la rue des Lom-
bards, qui était girondin, recevoir la même pluie de feu. Puis ils étaient
sous les yeux des vieux soldats de Dumouriez, qui regardaient comment
ces conscrits se conduiraient sur le champ de bataille.
Ce fut en ce moment que Dumouriez, rassuré sur sa gauche, jugea
important de faire un suprême effort sur sa droite et se jeta au milieu
d’eux.
Comme si elle eût attendu ce moment, la lourde masse des dragons
impériaux s’ébranla pour charger l’infanterie parisienne ; mais Dumou-
riez se plaça à la tête de cette infanterie, l’épée à la main.
— Feu à vingt pas seulement ! cria Dumouriez. Celui qui aura fait feu
avant aura eu peur.
Tous entendirent cet ordre, tous l’exécutèrent ; ils laissèrent appro-
cher jusqu’à vingt pas cette cavalerie sous laquelle la terre tremblait, puis
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CHAPITRE XXXVI
Le jugement
J
M envoyé à Paris par Dumouriez et chargé de pré-
senter à la Convention le jeune Baptiste Renard, qui avait rallié
une brigade au moment où celle-ci pliait.
Il partit le 6, à trois heures, courut la poste toute la nuit, et arriva le 7 à
temps pour se présenter à la Convention et annoncer la nouvelle, atten-
due mais inespérée.
— Citoyens représentants, dit-il, messager de Valmy, je viens vous
annoncer la victoire de Jemmapes ; en quatre heures, nos braves soldats
ont enlevé des positions que l’on croyait inexpugnables.
— Comment cela ? demanda le président.
— En chantant, répondit Jacques Mérey.
— Et que demande le général pour sa brave armée ?
— Du pain et des souliers.
Il y eut un moment d’enthousiasme immense ; les canons des Inva-
lides semblèrent faire feu d’eux-mêmes ; la nouvelle s’élança par toutes
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Puis vint la révolution de 1848, qui appela tous les peuples à la répu-
blique.
Et alors ce ne fut plus seulement trois peuples qui réclamèrent leur
liberté et demandèrent une constitution ; ce fut l’Autriche, ce fut la Prusse,
ce fut Venise, ce fut Florence, ce fut Rome, ce fut la Sicile, ce furent les
provinces danubiennes, ce fut tout ce qui est éclairé enfin par le soleil de
la civilisation qui proclama la république.
L’Italie y gagna son unité ; l’Autriche, la Prusse, les provinces danu-
biennes, des constitutions.
Et nunc intelligite, reges !
Reprenons la suite des événements.
Le 27, un décret réunit la Savoie à la France.
Le 30, prise de la citadelle d’Anvers par le général La Bourdonnaye.
Arrêtons-nous ici encore un moment et jetons un coup d’œil sur l’An-
gleterre, sur l’Angleterre que nous appelions notre sœur aînée et que nous
appelons notre amie.
L’Angleterre, le pays le plus savant en sciences mécaniques, le plus
ignorant en force morale, nous avait depuis 1789 regardé faire, sans s’in-
quiéter autrement de nous ; elle avait haussé les épaules à notre enthou-
siasme, elle avait raillé nos volontaires ; au premier coup de canon prus-
sien ou autrichien, elle avait cru les voir s’envoler vers Paris comme une
volée d’oiseaux.
Pitt, ce grand politique qui n’a jamais été qu’un commis haineux, Pitt,
doublé des Grenville, voyait la France, envahie par la Prusse, former une
seconde Prusse.
Tout à coup elle voit s’illuminer le côté de la Belgique. Qu’y a-t-il ?
La France est au Rhin ; la France est aux Alpes ; Anvers est pris !
La baïonnette de la France est sur la gorge de l’Angleterre.
Alors l’île aux quatre mers est prise d’une de ces paniques qui lui sont
particulières, comme elle en prit une en 1805 quand elle vit Napoléon à
Boulogne, un pied sur les bateaux plats ; et une autre, en 1842, quand trois
millions de chartistes entourèrent le parlement.
Déjà une société anglaise étant venue féliciter la Convention, son pré-
sident Grégoire leur dit à leur grande épouvante :
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comme supprimé par la cravate, par le collet roide et haut ; effet d’autant
plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du tout attendre cet ac-
courcissement du cou. Il avait le front très bas, le haut de la tête comme
déprimé, de sorte que les cheveux, sans être longs, touchaient presque aux
yeux. Mais le plus étrange était son allure d’une roideur automatique qui
n’était qu’à lui. La roideur de Robespierre n’était rien auprès. Tenait-elle
à une singularité physique, à un excessif orgueil, à une dignité calculée ?
Peu importe. Elle intimidait plus qu’elle ne semblait ridicule. On sentait
qu’un être tellement inflexible de mouvement devait l’être aussi de cœur.
Ainsi, lorsque dans son discours, passant du roi à la Gironde, et laissant
là Louis XVI, il se tourna d’une pièce vers la droite et dirigea sur elle avec
sa parole, sa personne tout entière, son dur et meurtrier regard, il n’y eut
personne qui ne sentît le froid de l’acier. »
Louis XVI fut condamné à mort sans sursis à la majorité de trente-
quatre voix.
Jacques Mérey motiva ainsi son vote :
— Ennemi de la mort comme médecin et ne pouvant cependant mé-
connaître la culpabilité de Louis XVI, je vote pour la prison perpétuelle.
Il venait de prononcer deux arrêts à la fois : celui de Louis XVI et le
sien.
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CHAPITRE XXXVII
L’exécution
D
que nous venons d’écrire, il demeure clair pour les lec-
teurs que Louis XVI fut condamné parce qu’ilétait un danger na-
tional.
La France, qui devait non seulement vivre et prospérer par sa mort, mais
secouer, lui mort, l’esprit de la révolution sur les autres peuples, devait
mourir avec lui et par lui.
Ce qu’on voulut tuer surtout, avec le roi, c’est l’appropriation d’un
peuple à un homme.
Le Breton Lanjuinais l’a dit : Il y a de saintes conspirations.
Les conspirations saintes, c’est le retour du droit, c’est la rentrée du vrai
maître dans la maison, c’est l’expulsion de l’intrus.
Les vrais régicides ne sont point Thraséas et ses complices qui tuèrent
Caligula, ce sont les flatteurs qui persuadèrent à Caligula qu’il était dieu !
Le roi entendit avec beaucoup de calme sa sentence, que le ministre
de la Justice alla lui lire au Temple.
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Pendant ce temps, les fédérés avaient rompu leurs rangs pour tremper
leurs baïonnettes dans le sang. Le peuple se précipita à son tour, acheva
de les disperser, et alors, soit haine, soit vexation, chacun voulut avoir une
part de son sang ; les uns y trempèrent leurs mouchoirs et les autres les
manches de leurs chemises, les autres enfin du papier.
Quelques cris de grâce se firent entendre.
Pour beaucoup, la sensation que produisit cette mort fut terrible, pour
quelques-uns mortelle.
Un perruquier se coupa la gorge avec son rasoir, une femme se jeta
dans la Seine, un ancien officier mourut de saisissement, un libraire devint
fou.
L’agitation causée dans Paris par cette exécution fut doublée par un
assassinat qui avait eu lieu la veille et qui en faisait craindre d’autres.
Ce n’était point sans raison qu’on avait parlé d’un complot ayant pour
but d’enlever le roi. Cinq cents royalistes s’y étaient engagés, vingt-cinq
seulement se réunirent ; la tentative même échoua.
Mais un de ces hommes voulut, autant qu’il était en son pouvoir, ven-
ger le roi pour son compte.
C’était un ancien garde du corps nommé Pâris.
Il se tenait caché à Paris, rôdant autour du Palais-Royal, dans le but
de tuer le duc d’Orléans.
Il était l’amant d’une parfumeuse ayant sa boutique à la galerie de
bois.
Après le vote, et après avoir lu les noms de ceux qui avaient voté,
il alla dîner dans un de ces restaurants souterrains comme il y en avait
quelques-uns au Palais-Royal.
Celui-là avait une certaine réputation, et se nommait Février.
Il y voit un conventionnel qui soldait sa dépense, il entend quelqu’un
en passant dire :
— Tiens, c’est Saint-Fargeau !
Il se rappelle qu’il vient de lire que Saint-Fargeau a voté la mort du
roi.
Il s’approche de lui.
— Vous êtes Saint-Fargeau ? lui demanda-t-il.
— Oui, répondit celui-ci.
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— Vous avez pourtant l’air d’un homme de bien, dit le garde du corps
d’une voix triste.
— Je le suis en effet, dit Saint-Fargeau.
— Si vous l’étiez, vous n’auriez pas voté la mort du roi.
— J’ai obéi à ma conscience, dit-il.
— Tiens, dit le garde du corps, moi aussi j’obéis à la mienne.
Et il lui passa son sabre au travers du corps.
Le hasard faisait dîner Jacques Mérey à une table voisine. Il s’élança,
mais à temps seulement pour recevoir le blessé entre ses bras.
On le transporta dans la chambre des maîtres de l’établissement, mais
en le posant sur le lit il expira.
— Heureuse mort ! s’écria Danton en apprenant l’événement. Ah ! si
je pouvais mourir ainsi !
On a vu que, dans le récit de la mort du roi, je rectifie une erreur et
donne une explication. L’erreur que je rectifie est d’exonérer la mémoire
de Santerre du fameux roulement de tambour.
Santerre s’en était allé avec la commune du 10 août. Henriot était venu
avec la commune révolutionnaire.
Je dois cette rectification au fils de Santerre lui-même, qui est venu
me trouver la preuve à la main.
Quant à l’explication, elle porte sur le débat qui eut lieu au pied de
l’échafaud entre le roi et les exécuteurs.
Le roi ne luttait pas dans un désespoir inintelligent pour prolonger sa
vie. Il luttait pour n’avoir pas les mains liées avec une corde.
Il ne fit pas de difficulté lorsqu’il s’agit d’un mouchoir.
Je dois ce curieux détail à M. Sanson lui-même, l’avant-dernier exé-
cuteur de ce nom.
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CHAPITRE XXXVIII
Chez Danton
L
de la mort du roi, deux hommes se tenaient près du
lit d’une femme, sinon mourante, du moins gravement malade.
L’un était debout, pensif, lui tâtant le pouls dont il comptait
les battements, et étant calme et froid comme la science dont il était le
représentant.
L’autre, les doigts enfoncés dans les cheveux, se pressait violemment
la tête de ses deux mains, tandis qu’on voyait le bas de son visage se
couvrir de larmes dont la source était cachée, et que sa bouche laissait
échapper un râle sourd, indice de colère plus encore que de douleur.
Ces deux hommes étaient Jacques Mérey et Georges Danton.
La mourante était madame Danton.
En rentrant chez lui, Danton avait trouvé sa femme dans un tel état de
prostration qu’il avait à l’instant même envoyé chercher Jacques Mérey ;
puis, en l’attendant, l’homme aux violentes étreintes avait voulu serrer la
chère malade contre son cœur, et doucement elle l’avait repoussé.
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CHAPITRE XXXIX
La Gironde et la Montagne
D
’ : Dans la femme était la pierre d’achoppement
de la Révolution.
Ce qui se passait chez lui se reproduisait à tout moment et par-
tout.
Depuis le Palais-Royal, regorgeant de maisons de jeu et de maisons de
filles, jusqu’aux steppes de la Bretagne, où l’on rencontre de lieue en lieue
une chaumière, c’était la femme qui énervait l’homme.
Si l’on peut compter quelques femmes ardentes et courageuses, comme
Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt, quelques nobles matrones
patriotes comme madame Roland et madame de Condorcet, quelques
amantes dévouées comme madame de Kéralio et Lucile, le nombre des
torpilles fut incalculable.
Les émotions politiques trop vives, les alternatives de la vie et de la
mort, poussaient l’homme aux plaisirs sensuels.
On accusait Danton de conspirer.
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dans un des milieux que nous avons dit, et peu à peu ils y perdaient non
pas la force de mourir, mais celle de vaincre.
Madame de Staël n’avait jamais été véritablement républicaine. Mais,
du temps où s’il était agi de défendre son père, elle avait fait une ardente
opposition. Apôtre de Rousseau d’abord, après la fuite de son père elle
devint disciple de Montesquieu. Ambitieuse et ne pouvant jouer un rôle
par elle-même, ne pouvant jouer un rôle par son honnête et froid mari,
elle avait voulu en jouer un par son amant. Un jour, on la vit tout éperdue
d’amour pour un charmant fat sur la naissance duquel couraient les bruits
les plus étranges. M. de Narbonne fut nommé ministre de la Guerre ; elle
lui mit aux mains l’épée de la Révolution. La main était trop faible pour
la porter, elle passa à celle de Dumouriez.
On la croyait très bien avec les girondins, Robespierre lui aussi ; mais
c’était le malheur de ces pauvres honnêtes gens d’être compromis, non
point parce qu’ils changeaient d’opinion, mais parce que les modérés
prenaient la leur : les girondins ne devenaient pas royalistes, mais bon
nombre de royalistes se faisaient girondins.
Le salon de madame de Buffon, quoique placé sous le drapeau du
prince Égalité, n’en passait pas moins pour un salon réactionnaire, et à
coup sûr celui-là n’avait pas volé sa réputation. Les Laclos, les Sillery et
même les Saint-Georges avaient beau faire les démocrates, si le dernier
n’était pas un grand seigneur, c’était au moins le bâtard d’un grand sei-
gneur.
Quand on est trompé par ce titre, la Gironde, on commence par cher-
cher dans ce malheureux parti des hommes de Bordeaux ou tout au moins
du département, mais on est tout étonné de n’en trouver que trois, les
autres sont Marseillais, Provençaux, Parisiens, Normands, Lyonnais, Ge-
nevois même.
Cette différence d’origine n’a-t-elle pas été pour quelque chose dans
leur facile décomposition ? Les hommes d’un même pays ont toujours
quelques points d’homogénéité par lesquels ils se soudent les uns aux
autres ; quel lien naturel voulez-vous qu’il y ait entre le Marseillaix Bar-
baroux, le Picard Condorcet et le Parisien Louvet ?
La première condition de cette dissonance territoriale fut la légèreté.
Il y eut un moment où la Montagne eut deux chefs : au lieu de la
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIX
laisser se diviser par la dualité, les girondins se crurent assez forts pour
les abattre l’un après l’autre.
Lorsque Danton donna sa démission du ministère de la Justice, les gi-
rondins lui demandèrent des comptes ; des comptes à Danton, qui rentrait
aussi pauvre dans son triste appartement et dans sa sombre maison des
Cordeliers qu’il en était sorti.
Ces comptes, il fallait les rendre. Tant qu’ils n’étaient pas rendus, Dan-
ton était accusé. Il s’abrita sous le drapeau de la Montagne ; Robespierre
tenait ce drapeau, il fallait à son tour attaquer Robespierre.
Robespierre avait toujours avancé à force d’immobilité ; ce n’était pas
lui qui marchait, c’était le terrain même sur lequel il était placé ; ses ad-
versaires, en se détruisant, ne lui ouvraient pas un chemin pour aller aux
événements, mais ouvraient un chemin aux événements pour venir à lui.
Vergniaud n’avait pas voulu qu’on attaquât Danton, qu’il regardait
comme le génie de la Montagne.
Brissot ne voulait point que l’on attaquât Robespierre, que l’on n’était
pas sûr d’abattre.
Mais madame Roland haïssait Danton et Robespierre ; elle était hai-
neuse comme sont les âmes austères, comme étaient les jansénistes ; en-
fermée dans une espèce de temple, elle avait son Église, ses fidèles, ses
dévots ; on lui obéissait comme on eût obéi à la vertu et à la liberté réunies.
Ces hommages presque divins l’avaient gâtée ; elle avait fait deux
grands pas vers Robespierre, mais tout aux Duplay, elle n’avait eu au-
cune prise sur lui.
Elle lui écrivit en 91 pour l’attirer au parti qui fut depuis la Gironde.
Il se contenta d’être poli, et refusa.
Elle lui écrivit en 92.
Il ne répondit point.
C’était la guerre.
Nous avons vu comment elle avait été déclarée à Danton.
On décida d’attaquer Robespierre.
Mais, au lieu de le faire attaquer par un homme comme Condorcet,
comme Roland, comme Rabaut-Saint-Étienne, par un pur enfin, on le fit
attaquer par un jeune, ardent, plein de feu, c’est vrai, mais qui ne pouvait
rien contre un homme continent comme Scipion, incorruptible comme
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIX
Cincinnatus.
On le fit attaquer par Louvet de Couvrai, par l’auteur d’un roman si-
non obscène, du moins licencieux ; on le fit attaquer par l’auteur de Fau-
blas.
On fit attaquer le visage pâle, la figure austère, l’âme intègre, par un
jeune homme souriant, délicat et blond, paraissant de dix ans plus jeune
qu’il n’était, par un marchand de scandale qui en avait fait pas mal pour
son compte, car on prétendait que lui-même était le héros de son roman.
Quand il monta à la tribune pour attaquer, il n’y eut qu’un cri :
— Tiens, Faublas !
L’accusation échoua.
Dès lors il y eut rupture complète entre Robespierre et les Roland,
entre la Montagne et la Gironde.
Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre :
que depuis le Palais-Royal regorgeant de maisons de jeu et de maisons de
filles, jusqu’aux steppes de la Bretagne où l’on rencontre de lieue en lieue
une chaumière, c’était la femme qui énervait l’homme.
Généreuse contre elle-même, la révolution, par un de ses premiers
décrets, abolissait la dîme.
Abolir la dîme, c’était faire rentrer en ami dans la famille le prêtre qui
jusque-là en avait été regardé comme l’ennemi.
Faire rentrer le prêtre dans la famille, c’était préparer à la révolution
son ennemi le plus dangereux : la femme.
Qui a fait la sanglante contre-révolution de la Vendée ? La paysanne,
– la dame, – le prêtre.
Cette femme agenouillée à l’église et disant son chapelet, que fait-
elle ? Elle prie. – Non, elle conspire.
Cette femme assise à sa porte, la quenouille au côté, le fuseau à la
main, que fait-elle ? Elle file. – Non, elle conspire.
Cette paysanne qui porte un panier avec des œufs à son bras, une
cruche de lait sur sa tête, où va-t-elle ? Au marché. – Non, elle conspire.
Cette dame à cheval qui fuit les grandes routes et les sentiers battus
pour les landes désertes et les chemins à peine tracés, que fait-elle ? – Elle
conspire.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XXXIX
Cette sœur de charité qui semble si pressée d’arriver, qui suit le revers
de la route en égrenant son rosaire, que fait-elle ? Elle se rend à l’hôpital
voisin. – Non, elle conspire.
Ah ! voilà ce qui les rendait furieux, ces hommes de la Révolution qui
se sont baignés dans le sang ; voilà ce qui les faisait frapper à tâtons, tuer
au hasard. C’est qu’ils se sentaient enveloppés de la triple conspiration
de la paysanne, de la dame et du prêtre, et qu’ils ne les voyaient pas.
Eh bien ! tout sortait de l’église, de cette sombre armoire de chêne
qu’on appelle le confessionnal.
Lisez la lettre de l’armoire de fer, la lettre des prêtres réfractaires
réunis à Angers, en date du 9 février 1792. Quel est le cri du prêtre ? Ce
n’est pas d’être séparé de Dieu, c’est d’être séparé de ses pénitentes. On
ose rompre ces communications que l’Église non seulement permet, mais
autorise.
Où croyez-vous que soit le cœur du prêtre ? Dans sa poitrine ? Non,
le cœur n’est pas où il bat, il est où il aime ; le cœur du prêtre est au
confessionnal.
Et, s’il est permis de comparer les choses profanes aux choses sacrées,
nous vous montrerons cet acteur ou cette actrice. Sublimes de sentiment,
de poésie, de passion, pour qui jouent-ils si ardemment, pour qui tentent-
ils d’atteindre à la perfection ? Pour un être idéal qu’ils se créent, qui est
dans la salle, qui les regarde, qui les applaudit.
Il en est de même du prêtre, même en le supposant chaste ; il a, au mi-
lieu de ses pénitentes, une jeune fille, mieux encore, une jeune femme, –
avec la jeune femme, le champ des investigations est plus complet, – dont
le visage, vu à travers le grillage de bois, l’éclaire jusqu’à l’éblouissement,
dont la voix, dès qu’il l’entend, s’empare de tous ses sens et pénètre jus-
qu’à son cœur.
En enlevant au prêtre la mariage charnel, on lui a laissé le mariage
spirituel, le seul dont on dût se défier. Aux yeux de l’Église même, ce n’est
pas saint Joseph qui est le vrai mari de la Vierge, c’est le Saint-Esprit.
Eh bien ! dans ces terribles années 92, 93, 94, tout homme dont la
femme se confessa eut un Saint-Esprit ignoré dans la maison. Cent mille
confessionnaux envoyaient la réaction au foyer domestique, soufflant la
pitié pour le prêtre réfractaire, soufflant la haine contre la nation, comme
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Ce n’étaient pas des rois, je le sais bien, mais c’étaient des hommes ;
aujourd’hui qu’on sait qu’un roi n’est qu’un homme, je demande la même
justice pour eux, la même haine pour leurs bourreaux que s’ils eussent été
rois.
Nous avons employé tout ce chapitre à tracer le travail sourd qui se
faisait non seulement dans toute la France, mais à Paris, pour séparer la
miséricordieuse Gironde de l’inexorable Montagne.
Seulement, la réaction, au lieu d’amener la pitié, amena la Terreur.
Veut-on savoir où la réaction était arrivée ? – Lisons ces quelques
lignes de Michelet, – puissent-elles donner à la France entière l’idée de
lire les autres !
« À la Noël de 92, il y eut un spectacle étonnant à Saint-Étienne-du-
Mont ; la foule y fut telle que plus de mille personnes restèrent à la porte
et ne purent entrer.
» Chose triste que tout le travail de la Révolution aboutît à remplir les
églises. Désertes en 88, elles sont pleines en 92, pleines d’un peuple qui
prie contre la Révolution, c’est-à-dire contre la victoire du peuple. »
Ce fut ce qui détermina Danton à faire une dernière tentative pour
rapprocher la Montagne et la Gironde.
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CHAPITRE XL
Le Pelletier Saint-Fargeau
V
Danton avait voulu éviter.
C’était cette épilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI,
allait fonder en face de l’autel de la patrie le culte du roi martyr.
Voilà pourquoi il avait posé cette question :
« La peine, quelle qu’elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre ? »
S’il avait obtenu ce sursis, d’abord la guerre ne finissait que quatre
ans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio.
Pendant ces quatre ans, la pitié, la miséricorde, la générosité, vertus
françaises, faisaient leur œuvre.
Louis XVI était jugé et condamné, ce qui était d’un grand et solennel
exemple. Mais il n’était pas exécuté, ce qui était un exemple plus grand et
plus solennel encore.
Fonfrède ne comprit point, il se sépara de Danton, parla au nom de la
Gironde et réduisit les trois questions à cette effroyable simplicité :
Louis est-il coupable ?
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Le docteur mystérieux II Chapitre XL
L’éloge était beau à faire. Pour arriver à cette vie d’unité dont la Répu-
blique avait si grand besoin, il avait fait pour l’enfant un plan d’éducation
et de vie commune qui suffisait à sa gloire.
Le Pelletier avait une fille : elle fut solennellement adoptée par la
France et reçut le nom sacré de fille de la République ; ce fut elle qui,
sous les voiles noirs et accompagnée de douze autres enfants, conduisait
le deuil.
Et, en effet, c’était à des enfants de conduire le deuil de celui qui avait
consacré sa vie à cette grande idée : donner une éducation sans fatigue à
une enfance heureuse.
Le corps était exposé au milieu de la place Vendôme, à la place où
est aujourd’hui la colonne. La poitrine du mort était nue afin que tout
le monde pût voir la blessure ; l’arme qui l’avait faite, tout ensanglantée
encore, était à côté.
La Convention tout entière entourait le cénotaphe ; au son d’une mu-
sique funèbre, le président souleva la tête du mort et lui mit une couronne
de chêne et de fleurs.
Alors à son tour Jacques Mérey sortit des rangs, rejeta en arrière
sa belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troi-
sième, s’inclina devant le mort, et, d’une voix qui fut entendue de tous
ceux non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les
fenêtres comme les gradins d’un immense cirque, il prononça les paroles
suivantes ¹ :
« Citoyens représentants,
» Laissez-moi d’abord vous féliciter de l’unanimité que vous avez fait
éclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixés sur vous, le lendemain
de la mort de Capet. Un roi égoïste a pu dire insolemment un jour : l’État,
c’est moi. La Convention, dévouée au grand principe de l’unité, a pu dire
depuis huit jours : la France est en moi.
» Toutes les grandes mesures que vous avez prises ont été prises à
l’unanimité.
1. Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu’on appelle La Révolution,de Michelet,
et qui devrait être la Bible politique de la jeunesse française, reconnaîtront dans ce discours
la paraphrase d’un des plus beaux chapitres du grand historien.
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le théâtre populaire, nous avons décrété les fêtes nationales, mais celui qui
est mort lâchement assassiné allait nous donner l’enseignement public, la
première tentative d’éducation de la vie commune.
» Était-ce son génie, était-ce son cœur qui lui avait révélé ce grand
secret de l’avenir ?
» Je n’hésiterai point à dire que c’était son cœur qui l’avait élevé au-
dessus de lui-même, par la bonté d’une admirable nature ; l’assassin roya-
liste a deviné que ce cœur contenait la pensée la plus généreuse et la plus
féconde de l’avenir. Il l’a frappé au cœur. Mais il était trop tard, le pro-
jet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l’a légué. Nous ferons
honneur à la confiance qu’il a mise en nous.
» Et remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n’est point une
théorie, c’est un projet positif applicable dès demain, dès aujourd’hui, à
l’instant même.
» Il n’y aura jamais d’égalité et de fraternité réelle que là où la société
aura fondé une éducation commune et nationale ; c’est l’État qui doit don-
ner cette éducation dans la commune natale, afin que le père et la mère
puissent le surveiller en ne perdant pas l’enfant de vue.
» Celui qui est couché là et qui nous entend, si quelque chose de nous
survit à ce qui a été nous, avait vu ce triste spectacle de l’enfant pauvre,
grelottant et affamé, à qui la porte de l’école était close et à qui le pain de
l’esprit était refusé parce qu’il n’avait pas de quoi payer le pain du corps.
» Plus que tous tu as besoin d’instruction, lui criait la tyrannie,
puisque tu es plus pauvre que tous ; tu demandes l’éducation pour devenir
honnête homme et citoyen utile ; ramasse un couteau et fais-toi bandit !
» Non, si l’enfant est pauvre, il sera nourri, habillé, instruit par l’école ;
la misère ici-bas, nous le savons, c’est le partage de l’homme ; elle doit le
poursuivre, elle doit l’atteindre, mais quand il sera assez fort pour lutter
contre elle. La misère s’attaquant à l’enfance est une impiété. L’homme a
des fautes à expier. À l’homme le malheur, mais l’enfant doit être garanti
du malheur par son innocence !
» Les Grecs avaient deux mots pour rendre la même idée : la patrie
pour les hommes, la matrie pour l’enfant.
» L’éducation au moyen âge s’appelait castoiement, c’est-à-dire châti-
ment. Chez nous, l’éducation s’appellera maternité.
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CHAPITRE XLI
La trahison
U
’, pendant lequel les promesses faites sur le
corps de Le Pelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues
de part et d’autre. La Gironde avait encore la majorité morale.
Quoique Robespierre eût déjà l’influence révolutionnaire, Danton et ses
cordeliers faisaient, selon qu’ils se portaient à la droite ou à la Montagne,
la majorité numérique.
Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un
éclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre
ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France.
Cinq ou six jours après l’exécution, on apprit tout à coup que Basville,
notre ambassadeur à Rome, dans une émeute que le pape n’avait rien fait
pour réprimer, avait été assassiné.
Un perruquier l’avait frappé d’un coup de rasoir.
La nouvelle coïncidait avec l’arrivée à Rome de mesdames Victoire et
Adélaïde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.
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les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans cette période ont été
faites au point de vue de la royauté constitutionnelle et non pas au point
de vue républicain ? Nous sommes républicains depuis trois mois, nous
sommes libres depuis six semaines, il est temps que nous entrions dans
une nouvelle période et que nous soyons révolutionnaires.
» Le principe de la souveraineté des peuples, dis-tu, ô honnête, mais
aveugle Gironde ! est-ce que les Belges sont un peuple ? La Belgique
royaume indépendant est une invention anglaise. L’Angleterre ne veut
pas l’indépendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et
sur l’Escaut. Il n’y a jamais eu de Belgique, il n’y en aura jamais ; il y a
eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n’est-il pas souve-
rain, souverain indépendant et libre ? Et tu réclames pour lui la liberté,
Gironde ! C’est la liberté du suicide.
» Le peuple belge ! continua Danton, mais à quoi reconnaîtrez-vous
qu’il y a là un peuple ? à un confus assemblage de villes ? Mais les villes
n’ont jamais pu se grouper sérieusement en province.
» Ne voyez-vous pas d’où part le coup ?
» De cet ennemi éternel que trouvera sans cesse la religion devant
elle, du clergé.
» Clergé dans la Vendée, clergé en Belgique, clergé à Paris, contre-
révolution partout.
» C’est le clergé des Pays-Bas, dirigé par van Cupen et Vaudernot, qui
a armé le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait
les débarrasser de leurs moines.
» Que voulait Joseph II ? Ouvrir l’Escaut. L’Europe, l’Angleterre en
tête, fut contre lui ; alors il tenta de faire deux grands ports d’Ostende et
d’Anvers ; il avait compté sans les jalousies municipales du Brabant, de
Malines, de Bruxelles. Divisés, les Belges voulurent rester divisés. Ainsi
périt l’Italie, par la jalousie, la haine, la division.
» D’ailleurs, qu’est-ce que trente mille signatures pour trois millions
d’hommes ? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le credo
des jésuites ? Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie, mais
qui imprime : « Mille morts plutôt que de prêter ce serment exécrable :
Égalité, liberté, souveraineté du peuple !
» Égalité, réprouvée de Dieu, contraire à l’autorité légitime ;
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Et, en effet, il était resté les deux mains appuyées sur la tribune, la tête
inclinée sur la poitrine, ses vastes flancs soulevés par de profonds soupirs.
Il releva la tête, l’expression de son visage avait complètement changé.
Un abattement profond s’était emparé de sa personne.
— Citoyens représentants, dit-il, ne vous étonnez pas de ma tristesse :
ma tristesse n’est point pour la patrie ; la patrie sera sauvée, dussions-
nous y périr tous. Mais, tandis que je viens vous demander la vie d’un
peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable, qui marque
du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la personne que
j’ai le plus aimée au monde. À nul de vous, dans un pareil moment, je
n’oserais dire : « Quitte le lit d’agonie de ta femme et va où la patrie
t’appelle, avec la certitude qu’à ton retour tu ne la trouveras plus. »
Et de grosses larmes, des larmes véritables, coulèrent de ses yeux.
— Eh bien ! continua-t-il d’une voix rauque et altérée par les sanglots,
envoyez-moi en Belgique, je suis prêt à partir ; car moi seul puis quelque
chose sur l’homme qui nous trahit et sur le peuple que l’on trompe.
De tous côtés ces cris retentirent :
« Pars ! pars ! punis Dumouriez, sauve la Belgique ! »
Danton fit signe à Jacques Mérey et s’élança hors de la Chambre.
Jacques Mérey rencontra Danton dans le corridor. Danton l’entraîna
dans le cabinet d’un des secrétaires.
Ils étaient seuls.
Danton se jeta dans les bras de son ami. En tête à tête avec lui, il
n’essayait pas de lui cacher ses larmes.
— Ah ! lui dit-il, c’est toi que j’aurais dû envoyer en Belgique ; mais,
égoïste que je suis, j’ai besoin de toi ici.
— Pauvre ami ! dit Mérey, lui serrant la main.
— Tu as vu ma femme hier, dit Danton.
— Oui.
— Comment va-t-elle ?
Mérey fit un mouvement d’épaules.
— S’affaiblissant toujours, dit-il.
— Tu n’as aucun espoir de la sauver ?
Jacques Mérey hésita.
— Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.
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CHAPITRE XLII
La communion de la terre
L
’ suivi l’exemple de Bruxelles ; elle s’était donnée
de grand cœur à la Révolution. Sur cent mille votants, quarante
seulement avaient refusé de se donner à la France, et dans tout
le pays liégeois, qui réunissait vingt mille votants, il n’y eut que quatre-
vingt-douze voix contre la réunion.
Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanément Liège, j’eus le mal-
heur d’écrire : Liège est une petite France égarée en Belgique. Cette phrase,
bien historique cependant, souleva un tonnerre de malédictions contre
moi.
Hélas ! le malheur de Liège fut d’être trop française ! Après avoir cru
à la parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de la répu-
blique sous la Convention ; deux fois elle fut perdue par sa trop grande
sympathie pour nous. Les Liégeois avaient à me reprocher l’ingratitude
de la France. Ils nièrent le dévouement de Liège.
Par malheur, Liège ne savait pas quel était cet homme à face double
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLII
qu’on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu’il est difficile de tenir droite
et haute l’épée loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguë des
diplomaties secrètes de Louis XV ; elle ne vit en lui que le défenseur de
l’Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l’homme qui avait eu be-
soin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savait pas que cet
homme ne pouvait s’empêcher d’écrire, de se mettre en avant, de se pro-
poser ; qu’après Valmy, il avait écrit au roi de Prusse, après Jemmapes à
Metternich ; qu’avant d’entrer en Hollande, il écrivait à Londres à M. de
Talleyrand.
Il attendait toutes ces réponses qui ne venaient pas, lorsque Danton,
qu’il n’attendait point, arriva.
Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et Liège, derrière une petite rivière
qui ne pouvait servir de défense, la Roër.
Ce dut être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes.
Danton – chose incontestable – avec son matérialisme en toute chose,
avait un immense amour de la patrie.
Dumouriez, tout aussi matérialiste, mais plus hypocrite, n’avait, lui,
qu’une volonté bien arrêtée de tout sacrifier, même la France, à son am-
bition.
Assez étonné en voyant Danton, il se remit aussitôt.
— Ah ! dit-il, c’est vous ?
— Oui, dit Danton.
— Et vous venez pour moi ?
— Oui.
— De votre part ou de celle de la Convention ?
— De toutes les deux. C’est moi qui ai proposé de vous envoyer quel-
qu’un, et c’est moi qui en même temps ai proposé d’y venir.
— Et que venez-vous faire ?
— Voir si vous trahissez, comme on le dit.
Dumouriez haussa les épaules :
— La Convention voit des traîtres partout.
— Elle a tort, dit Danton, il n’y a pas tant de traîtres qu’elle le croit, et
puis n’est pas traître qui veut.
— Qu’entendez-vous par là ?
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLII
— Que vous êtes trop cher à acheter, Dumouriez ; voilà pourquoi vous
n’êtes pas encore vendu.
— Danton ! dit Dumouriez en se levant.
— Ne nous fâchons pas, dit Danton, et laissez-moi, si je le puis, faire
de vous l’homme que j’ai cru que vous étiez, ou l’homme que vous pouvez
être.
— Avant tout, là où sera Danton, restera-t-il une place qui puisse
convenir à Dumouriez ?
— Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez cer-
tain que je la lui céderais bien volontiers. Mais il n’y a que moi qui, d’une
main, puisse souffleter ce misérable qu’on appelle Marat, et de l’autre ar-
racher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocrite qu’on
appelle Robespierre. Mon avenir, c’est la lutte contre la calomnie, contre
la haine, contre la défiance, contre la sottise. Comme je l’ai déjà fait plus
d’une fois, et comme je viens de le faire à la dernière séance de la Conven-
tion, je serai obligé de me ranger avec des gens que je méprise ou que je
hais, contre des gens que j’estime et que j’aime. Crois-tu que je n’estime
pas plus Condorcet que Robespierre et que je n’aime pas mieux Vergniaud
que Saint-Just ? Eh bien ! si la Gironde continue à faire fausse route, je se-
rai forcé de briser la Gironde, et cependant la Gironde n’est ni fausse ni
traître ; elle est sottement aveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste
jour pour moi que celui où je demanderai à la tribune la mort ou l’exil
d’hommes comme Roland, Brissot, Guadet, Barbaroux, Valazé, Pétion ?…
Mais, que veux-tu, Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des républi-
cains.
— Et que te faut-il donc ?
— Il me faut des révolutionnaires.
Dumouriez secoua la tête.
— Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l’homme qu’il te faut, car je ne
suis ni révolutionnaire ni républicain.
Danton haussa les épaules.
— Que m’importe ! dit Danton, tu es ambitieux.
— Et, à ton avis, comment suis-je ambitieux ?
— Par malheur, ce n’est ni comme Thémistocle ni comme Washington ;
tu es ambitieux comme Monck. Belle renommée dans l’avenir que celle
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLII
principe en avant, elle ne doit pas s’en départir. Partout où elle entre, elle
doit se déclarer franchement pouvoir révolutionnaire, se déclarer franche-
ment, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, si elle donne des mots et pas
d’actes, les peuples, laissés à eux-mêmes, n’auront pas la force de briser
leurs fers.
» Nos généraux doivent donner sûreté aux personnes, aux propriétés,
mais celles de l’État, celles des princes, celles de leurs fauteurs, de leurs
satellites, celles des communautés laïques et ecclésiastiques, c’est le gage
des frais de la guerre.
» Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une déclaration solen-
nelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S’il s’en trouvait
d’assez lâches pour traiter eux-mêmes avec la tyrannie, la France leur
dira : Dès lors, vous êtes mes ennemis, et elle les traitera comme tels. Oh !
quand on creuse, en fait de révolution, il faut creuser profond, sans quoi
l’on creuse sa propre fosse.
— Mais alors, dit Dumouriez, qui avait écouté avec la plus profonde
attention, vous voulez donc qu’ils deviennent comme nous misérables et
pauvres ?
— Précisément, dit Danton ; il faut qu’ils deviennent pauvres comme
nous, misérables comme nous ; ils accourront à nous, nous les recevrons.
— Et après ?
— Nous en ferons autant en Hollande.
— Et après ?
— Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à ce que nous ayons
fait la terre à notre image.
Dumouriez se leva.
— Vous êtes fou, dit-il, et il alla s’appuyer le front à une vitre ; la tête
lui flambait.
— C’est vous qui êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c’est
vous qui êtes forcé de rafraîchir votre tête.
Puis, après un instant de silence :
— Vous avez donc oublié ce que vous avez dit à Cambon, quand nous
vous avons fait nommer général de l’armée que nous envoyions en Bel-
gique, reprit Danton.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLII
— J’ai dit bien des choses, répliqua Dumouriez du ton d’un homme
qui ne se croit pas obligé de se souvenir de tout ce qu’il a dit.
— Vous avez dit : « Envoyez-moi là-bas et je me charge de faire passer
vos assignats. »
— Faites qu’ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, dit Dumou-
riez.
— Le beau mérite, fit Danton ; mais c’est à vous autres généraux de
la Révolution de nous conquérir assez de terre pour que nos assignats ne
perdent pas ; la Révolution française n’est pas seulement une révolution
d’idées, c’est une révolution d’intérêts, c’est l’émiettement de la propriété
dont l’assignat est le signe. Vous n’avez qu’un assignat de vingt francs,
mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingt francs de terre ;
quand vous aurez pour vingt francs de terre vous en voudrez quarante,
rien n’altère comme la propriété. Il y a chez nos paysans et même chez
ceux de la Vendée, il y a chez les paysans belges, il y a chez les paysans du
monde entier, qui ont été pauvres, qui ont connu la glèbe, la corvée, le ser-
vage, qui ont fécondé enfin la terre pour d’autres, il y a une religion bien
autrement enracinée que la religion catholique, apostolique et romaine,
il y a la religion naturelle, celle de la terre ; appelez tous les indigènes à
cette communion, et que l’assignat en soit l’hostie ! Et alors vous pourrez
dire à tous les rois du monde : « Oh ! rois du monde, nous sommes plus
riches que vous tous. »
— Et c’est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d’être
Washington.
— Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pour
ne plus craindre même César.
— Mais jusque-là…
— Jusque-là, si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vous
faire dictateur, guerre à mort !
— Oh ! quant à moi, fit Dumouriez, ma tête tient bien sur mes épaules ;
elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats.
— Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français.
Et les deux hommes se quittèrent sur ces paroles, envisageant déjà
chacun de son côté le moment où l’on en viendrait aux mains.
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CHAPITRE XLIII
Liège
D
, Danton était à Liège, examinant par lui-même
l’état des esprits.
L’annonce de l’arrivée du célèbre tribun fut reçue diversement
par les Liégeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le
plus général fut celui de la crainte.
Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lâches
pour renier le 2 septembre, qui était leur œuvre, avait pris la responsabilité
de ces terribles journées, il apparaissait aux populations ignorantes de
son dévouement comme le fantôme de la terreur. En voyant ce visage
labouré par la petite vérole, bouleversé par les passions, en écoutant cette
voix tonnante qui avait quelque chose du rauquement du lion, le premier
sentiment qu’on éprouvait était l’effroi. Ceux-là seuls qui avaient vu ce
visage terrible s’adoucir devant la douleur, cet œil orageux se mouiller des
larmes de la pitié, qui avaient senti pénétrer jusqu’à leur cœur cette voix
dont les cordes douces étaient accompagnées d’un tendre frémissement,
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIII
savaient tout ce qu’il y avait dans cette âme d’amour pour la France et de
fraternité pour le genre humain.
À peine arrivé, Danton se rendit à la commune, où il convoqua au
son de la cloche, comme au jour des grandes assemblées nationales, les
notables et le peuple.
Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France ; il mit son
cœur à nu, le montra plein de l’amour des peuples opprimés. Il raconta
Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nécessité de la mort du roi.
Il déplora que la France eût fait le procès d’un seul individu et non pas
celui de la race tout entière. Il les montra assignés tour à tour à la barre
de la Convention, faisant défaut, mais accusés, mais jugés tour à tour,
Frédéric-Guillaume avec ses maîtresses, Gustave de Suède avec ses mi-
gnons, Catherine de Russie avec ses amants ; Léopold, épuisé à quarante
ans, et composant lui-même les aphrodisiaques à l’aide desquels il es-
saie de redevenir homme ; Ferdinand, nouveau Claude aux mains d’une
autre Messaline ; enfin Charles IV d’Espagne pansant ses chevaux, tandis
que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louise conduisaient son
royaume à la guerre civile et à la famine. Le procès, non pas du roi, mais
de la royauté, fait alors, la révolution commençait la conquête du monde.
Puis, tout en exaltant le dévouement de Liège, tout en montrant ce
qu’elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il sépara la
Belgique en vrais Belges et en faux Belges.
Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la vie de
la Belgique, c’est-à-dire qu’elle respirât par l’Escaut et par Ostende cet air
vivace de la mer que l’on appelle le commerce.
Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la tirer des
mains improductives et égoïstes des moines pour la remettre aux mains de
ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Potter, les Ruysdaël
et les Hobbema.
Il montra enfin que les vrais Belges étaient ceux qui reniaient la vieille
tyrannie des Pays-Bas, la suprématie des villes sur les campagnes, qui
voulaient la liberté et l’égalité pour les paysans comme pour les notables
et qui luttaient franchement contre les faux Belges, qui mettaient la patrie
dans les confréries et les corporations et qui voulaient maintenir le pays
étouffé et captif.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIII
Tout cela, c’est ce que les Liégeois avaient pensé tous, mais ce que
personne ne leur avait formulé encore ; puis on sait combien dans ses
moments de grandeur Danton se transfigurait. Homme étrange qui avait
l’enthousiasme et qui n’avait pas la foi !
Tout à coup une vague inquiétude se répand dans l’auditoire ; quelques
personnes entrent et ressortent effarées, et trois ou quatre voix font en-
tendre ces paroles terribles :
— Les Français sont en retraite sur Liège !… Dans une heure, les Au-
trichiens seront ici !…
— Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volonté pour faire une
reconnaissance ! s’écria Danton.
Les vingt-cinq hommes se présentèrent ; dans dix minutes ils seront
à cheval à la porte de l’hôtel de ville.
Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout capa-
raçonné.
Il saute dessus en excellent cavalier qu’il était, court à la boutique d’un
armurier, achète une paire de pistolets, les charge, les met dans ses fontes,
se fait donner un sabre dont la poignée aille à sa puissante main, paie en
or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie : « À moi les
volontaires ! » les réunit et s’élance sur la route de Maestricht.
Quinze jours auparavant, Miranda, qui l’a attaquée parce que, sur la
parole de Dumouriez, à la première bombe, elle devait se rendre, a jeté
sur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement.
Avant d’arriver aux portes de Liège, Danton a déjà rencontré des fu-
gitifs. Ils appartiennent au corps d’armée de Miaczinsky qui, après un
combat meurtrier contre les Autrichiens commandés par le prince de Co-
bourg, combat dans lequel il a défendu une à une les maisons d’Aix-la-
Chapelle, est obligé de faire retraite sur Liège.
Alors Danton change de route, et, au lieu de s’avancer vers Maestricht,
il pousse sa reconnaissance du côté d’Aix-la-Chapelle.
Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince de Co-
bourg et les Autrichiens qu’il a devant lui, le prince Charles pousse har-
diment les impériaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais cela ne lui
suffit pas, il veut voir de ses yeux ; il s’avance jusqu’à Soumagne, et voit de
là les têtes de colonnes autrichiennes qui débouchent d’Henry-Chapelle.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIII
Il n’y a rien à faire qu’à protéger dans sa retraite cette noble popula-
tion de Liège. Il rentre dans la ville. Il espérait y trouver Miranda, dont
on lui avait fort vanté le calme et le courage ; il n’y trouve que Valence,
Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant trop faibles pour risquer une
bataille, veulent se retirer immédiatement sur Saint-Trond, où ils feront
leur jonction avec Miranda et où ils attendront Dumouriez. Dès lors, il
n’y a pas un instant à perdre. Au son des cloches, Danton rassemble de
nouveau les Liégeois au palais communal. Là, il expose la situation à cette
malheureuse population sans lui rien cacher, lui offre l’hospitalité au nom
de la France ; il ne l’abandonnera pas qu’elle ne soit hors de danger, mais
il lui avoue qu’il y va de la mort pour elle à ne pas s’exiler.
Il était cinq heures de l’après-midi ; la neige tombait à ce point que les
Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieues qui leur
restaient à faire pour atteindre Liège. Heureux répit donné à la ville. S’ils
eussent continué leur marche, ils surprenaient les Liégeois avant qu’ils
eussent eu le temps d’évacuer la ville.
C’est là que Danton déploie cette merveilleuse activité dont la na-
ture l’a doué pour les situations extrêmes. Il va chez les riches, quête de
l’argent pour les pauvres, met en réquisition tous les chevaux, toutes les
voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landen et à
Louvain, fait prévenir Bruxelles de l’émigration, garnit les charrettes de
paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants, fait placer les ma-
lades dans les voitures les plus douces, forme un corps de cavalerie avec
les quatre cents chevaux qu’il trouve dans la ville, un corps d’infanterie
avec tout ce qu’il y a d’hommes valides, donne son cheval au bourgmestre,
et se met à l’arrière-garde, à pied, le fusil sur l’épaule.
Dans la nuit du 4 mars, par un temps épouvantable plus froid qu’en
hiver, par une grêle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubre proces-
sion se met en chemin, comme ces anciennes populations chassées par les
barbares et qui, sans savoir où elles s’arrêtaient, allaient en quête d’une
nouvelle patrie.
Il y avait huit lieues de Liège à Landen.
Les pleurs des enfants, les gémissements des femmes, les plaintes des
malades et des blessés, mêlés à la population fugitive, faisaient de cette
retraite quelque chose qui brisait le cœur et surtout le cœur de Danton,
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIII
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CHAPITRE XLIV
L’agonie
P
, Jacques Mérey, fidèle à la promesse qu’il avait
faite à son ami, luttait contre le mal de tout le pouvoir de la
science.
En quittant Danton dans le cabinet d’un des secrétaires de la Convention,
il avait laissé à celui-ci deux heures pour faire ses adieux à sa femme ;
mais les adieux du terrible olympien n’étaient pas de ceux que l’on fait à
une femme mourante.
Il trouva madame Danton souriante et brisée tout à la fois.
À cette époque, où les travaux chimiques du dix-neuvième siècle sur le
sang n’étaient point faits encore et où l’on ignorait sa composition et ses
éléments, la maladie dont madame Danton était atteinte n’était point ou
était à peine connue sous le nom d’anémie, mais sous le nom d’anévrisme,
avec lequel on la confondait.
Toute excitation exagérée et persistante du système nerveux peut
amener l’anémie, c’est-à-dire sinon l’absence du moins l’appauvrissement
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— Pourquoi lui avez-vous dit chez qui il était ? Le nom des mourants
n’est pas un péché, et le prêtre n’a pas besoin de le savoir.
— Oh ! je ne l’avais pas dit, répondit madame Danton la mère ; je
m’étais rappelé votre recommandation. Mais, en entrant ici, il a vu le por-
trait de mon fils, par David. Il l’a reconnu, alors sa poitrine s’est gonflée
de colère, ses yeux sont devenus sanglants, il a étendu la main vers la
peinture.
» – Pourquoi avez-vous le portrait de ce réprouvé ici ? a-t-il demandé.
» Nous n’avons répondu ni l’une ni l’autre.
» – Tant que ce portrait sera ici, a-t-il dit en étendant le poing vers
lui, Dieu n’y entrera pas !
» Alors Georges, l’aîné des fils de Danton, s’est avancé vers le prêtre
et lui a dit :
» – Pourquoi montrez-vous le poing à papa ?
» – Cet homme est ton père ! s’est écrié le prêtre.
» – Mais oui, cet homme est mon père, a répondu l’enfant.
» – Arrière, reptile !
» – Monsieur ! a dit ma belle-fille en étendant les bras vers son enfant.
» – Ah ! vous êtes sa mère, ah ! vous êtes la femme de cet homme,
ah ! vous avez vécu avec ce Satan, avec ce réprouvé, avec cet antéchrist,
et vous espérez le pardon du Seigneur. Jamais ! jamais ! jamais ! mourez
dans l’impénitence finale. Je vous maudis, et que ma malédiction tombe
sur lui, sur vous et sur vos enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième
génération.
» Et il est sorti.
» Les enfants pleuraient, ma fille s’est évanouie. J’ai couru chez Ca-
mille et vous l’ai envoyé. Voilà l’histoire telle qu’elle s’est passée.
— Le misérable ! s’écria Jacques. Je l’avais prévu.
Puis, se tournant vers madame Danton, qui restait muette et immo-
bile :
— Je vais vous en chercher un, moi, dit-il, et qui ne vous maudira pas.
Il sortit, remonta dans son fiacre, courut à la Convention et ramena
l’évêque de Blois, le digne Grégoire.
Celui-ci entra avec le sourire sur les lèvres et la bénédiction dans le
cœur.
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C’était juste l’heure à laquelle Danton avait affirmé qu’elle lui était
apparue.
Jacques suivit de point en point les instructions de Danton ; il plongea
le cadavre dans une dissolution concentrée de sublimé corrosif, il le mit
dans une bière de chêne s’ouvrant à l’aide d’une serrure, dont il garda
la clef. Enfin, après toutes les cérémonies de l’Église, après une messe
mortuaire, où officia l’évêque de Blois, le cadavre de la noble créature fut
déposé dans un caveau provisoire du cimetière Montparnasse.
Celui qui la conduisit à sa dernière demeure ne se doutait pas que,
dans ce même pays où il avait contribué à détruire la royauté et la su-
perstition, sous le règne du fils de Philippe-Égalité, l’archevêque de Paris,
M. de Quélen, refuserait une messe à son cadavre, et qu’il serait porté à
sa dernière demeure sans prières et sans prêtre, au milieu du concours
vengeur de vingt mille citoyens.
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CHAPITRE XLV
Retour de Danton
P
’ Danton, un orage terrible s’était élevé
contre la Gironde.
Nous avons expliqué aussi brièvement que possible d’où venait
son impopularité.
Les girondins n’étaient pas devenus royalistes, comme on le disait,
mais les royalistes, de nom du moins, s’étaient faits girondins.
On sait de quelle popularité ils avaient joui d’abord ; la révolution, au
20 juin et au 10 août, avait été en eux.
Les jacobins, de leur côté, s’étaient jetés dans des excès qu’à tort ou à
raison ils avaient cru nécessaires à la révolution.
Ils avaient fait les journées de Septembre.
Les girondins regardaient les actes des 2 et 3 septembre comme des
crimes atroces ; ils avaient demandé la poursuite de ces crimes.
Ils firent, comme nous l’avons dit, accuser Robespierre à la tribune.
– Par qui ? Par Roland qui était l’intégrité ; par Condorcet qui était la
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLV
science ; par Brissot qui était la loyauté ; par Vergniaud qui était l’élo-
quence ? Non. Par Louvet, l’auteur de Faublas,c’est-à-dire aux yeux de
tous par la frivolité.
Robespierre répondit par deux mensonges. Il dit qu’il n’avait jamais
eu de relation avec le comité de surveillance de la Commune, premier
mensonge ; il répondit qu’il avait cessé d’aller à la Commune avant les
exécutions, second mensonge.
Les honneurs de la séance furent pour Robespierre. De ce jour date le
premier nuage jeté sur la popularité de la Gironde.
Il s’agissait d’élire un nouveau maire. Un ex-cordonnier de la rue Mau-
conseil, nommé Lhuillier, balança trois jours le candidat girondin, Cham-
bon, qui fut nommé à grand-peine.
Signe grave et sinistre, la majorité flottait entre elle et les jacobins.
Les jacobins et la Montagne avaient cru la mort du roi indispensable,
et ils avaient, comme un seul homme, voté la mort du roi, sans appel et
sans sursis.
Les girondins, au contraire, au moment de la chute du roi, avaient eu
l’imprudence de lui écrire ; puis, le moment venu de voter, ils avaient voté
ensemble, les uns pour la mort simple, les autres pour la mort avec sursis,
les autres pour la mort avec appel.
Les girondins étaient donc divisés, et ils avaient donné prise aux mon-
tagnards et aux jacobins, qui leur reprochaient à tout moment leur fai-
blesse politique.
Danton, nous l’avons dit encore, avait fait un pas pour se rapprocher
de la Gironde. La Gironde s’était éloignée de lui.
Guadet l’avait appelé septembriseur.
Danton s’était contenté de secouer tristement la tête.
— Guadet, lui dit-il, tu as tort, tu ne sais pas pardonner, tu ne sais pas
sacrifier ton sentiment à la patrie, tu es opiniâtre ; tu périras !
Et Danton avait laissé aller la Gironde à la dérive.
Les girondins avaient eu un ministère tiré du cœur même de la Gi-
ronde : Roland, Larivière et Servan.
Ce ministère n’avait pas su se maintenir en position.
Ils avaient eu un général girondin : Dumouriez.
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Mais, après avoir gagné deux batailles, après avoir sauvé la France à
Valmy et à Jemmapes, il avait été accusé de ne l’avoir sauvée qu’au profit
du duc de Chartres. Un voyage qu’il avait fait à Paris, quelques ouvertures
qu’il avait risquées, avaient donné créance à ces bruits que les girondins
n’osaient pas démentir. Seulement, Dumouriez était l’homme heureux, et
par conséquent l’homme indispensable.
Mais voilà qu’en quelques jours une grêle de nouvelles plus ef-
frayantes les unes que les autres viennent s’abattre sur Paris.
La première est la révolte de Lyon.
Lyon, avec ses maisons à dix étages, avec ses caves noires où s’en-
terrent les canuts, Lyon était le refuge des agents d’émigration, des prêtres
réfractaires et des religieuses exaltées. Les grands commerçants qui ne
faisaient plus travailler, les marchands qui ne vendaient plus pactisaient
avec les nobles. Nobles, commerçants et marchands étaient royalistes et
se disaient girondins, mais ces prétendus girondins avaient armé un ba-
taillon de fédérés qui, sous le titre des Fils de famille, insultaient les mu-
nicipaux, brisaient la statue de la liberté et les bustes de Jean-Jacques.
Encore une accusation sourde qui retombait sur les girondins. Ce
n’était pas le tout. De même qu’à la panique de Valmy, quinze cents
hommes s’étaient éparpillés, fuyant et criant partout que l’armée était
battue. Les fugitifs traversaient la Belgique, les uns à pied, les autres à
cheval, disant que Dumouriez trahissait et qu’il avait vendu la France.
Dumouriez, l’homme des girondins !
Mais Dumouriez avait commis des crimes bien autrement graves que
de se laisser battre. À son passage à Bruges, on lui avait donné un bal.
Un petit jeune homme, tout en achevant sa contredanse, se présenta
à lui, disant qu’il était commissaire du corps exécutif et qu’il se rendait à
Ostende et à Nieuport pour faire monter des batteries et mettre ces deux
places en état de défense.
Le général le regarda par-dessus son épaule et lui dit :
— Renfermez-vous dans vos fonctions civiles, monsieur, exécutez-les
modérément et ne vous mêlez pas de la partie militaire, qui me regarde.
Un autre commissaire, nommé Lintaud, lui écrivait une lettre dans la-
quelle il le tutoyait et lui ordonnait de marcher immédiatement au secours
de Ruremonde.
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Resté seul en face de la bière, Danton tira de sa poche la clef que lui
avait remise le docteur, lui fit faire un double tour dans la serrure ; puis,
avant d’oser lever le couvercle, il attendit un instant.
La morte était enveloppée dans son suaire. Danton en écarta les plis.
Alors, on dit qu’il enveloppa le corps de ses deux bras, l’arracha à la
bière, et, l’emportant sur le lit où elle était morte, essaya de la faire revivre
dans un funèbre et sacrilège embrassement.
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CHAPITRE XLVI
Surge, carnifex
A
, lutte de sept mois, après deux grandes batailles
gagnées, Paris se retrouvait dans la même situation qu’en août
1792.
Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme des
enfants de Paris.
Comme en 1792, Marat criait, ayant un écho dans la Montagne, qu’il
fallait abattre la contre-révolution et surtout ne pas laisser derrière soi
d’ennemis.
Paris fut admirable.
D’autant plus admirable que cette fois il n’y avait plus d’enthousiasme
– non, l’enthousiasme avait été noyé dans le sang de Septembre, – mais
seulement du dévouement.
Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit
trois ou quatre mille volontaires qu’il arma et équipa.
Les halles furent sublimes : une seule section, celle de la halle au blé,
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quelque prix que ce soit le triomphe de leur idée ; les enfants perdus de la
Révolution se réunissaient à l’Évêché et y formaient une société régulière
qui n’était pas reconnue par la grande société jacobine.
Cette société avait trois chefs : l’Espagnol Guzman ; Tallien, ancien
scribe de procureur ; Collot-d’Herbois, ex-comédien.
Les chefs secondaires étaient un jeune homme nommé Varlet, qui
avait hâte de tuer ; Fournier, l’Auvergnat, ancien planteur, ne connais-
sant que le fouet et le bâton, et célèbre dans les massacres d’Avignon ; le
Polonais Lazouski, héros du 10 août et qui était l’idole du faubourg Saint-
Antoine.
Les six conjurés – on peut donner le nom de conjuration à un pareil
projet, – se réunirent au café Corazza et décidèrent de profiter du trouble
dans lequel était Paris pour y soulever une émeute. Il s’agissait tout sim-
plement, au milieu de l’émeute, de faire marcher une section sur le club
des Jacobins et l’autre sur la Commune.
Cette dernière section, accusant la Convention de laisser échapper le
pouvoir à ses mains débiles, forcerait la Commune de le prendre.
La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, épurerait alors la
Convention ; les girondins seraient alors expulsés par l’Assemblée elle-
même, ou, si elle refusait, ils seraient tués pendant le tumulte.
Danton, préoccupé de la mort de sa femme, n’y mettrait aucun obs-
tacle ; Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sûr
laisserait faire.
Les girondins eux-mêmes fournissaient des armes contre eux.
Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux, di-
rigés par Gorsas et Fiévée, disaient que Liège était évacuée, mais n’était
pas prise, et que, en tout cas, l’ennemi n’oserait se hasarder en Belgique.
Et en même temps les Liégeois, démenti vivant, arrivaient à moitié
nus, les pieds meurtris de la route, traînant leurs femmes par les bras,
portant leurs enfants sur leurs épaules, mourant de faim, invoquant la
loyauté de la France, et à son défaut la vengeance de Dieu.
Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prévoyant ce qui
allait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ils appartenaient
à cette responsabilité dont ils étaient menacés d’épurer la Convention, se
présentèrent le 10 au matin à l’Assemblée.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLVI
Ils demandèrent des secours pour les familles de ceux qui partaient,
mais ils demandaient surtout un tribunal révolutionnaire pour juger les
mauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faire
leurs adieux à la Convention.
— Pères de la patrie, disaient-ils, n’oubliez pas que nous allons mourir,
et que nous vous laissons nos enfants.
La harangue était courte et digne de Spartiates.
Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissés à la Conven-
tion, elle réclamait un tribunal révolutionnaire.
Alors Carnot se leva, Carnot que l’on nomma plus tard l’organisateur
de la victoire.
— Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n’irez pas seuls à la frontière,
nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nous mourrons avec
vous.
Et l’Assemblée, à l’unanimité, décida que quatre-vingt-deux membres
de la Convention se transporteraient aux armées.
Des députés avaient été chargés de visiter les sections ; ils revinrent
en disant que toutes insistaient pour la création d’un tribunal révolution-
naire. Jean Bon Saint-André se leva, appuyant la demande, qui paraissait
commandée par la volonté générale.
Pendant ce temps, Levasseur rédigeait la proposition.
Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort
ils bâtissaient !
Jean Bon Saint-André, un pasteur protestant qui nous improvisa une
marine, la lança à la mer, se fit marin, de prêtre qu’il était, et nous légua,
après le fatal combat du 1ᵉʳ juin 1794, la consolante légende du Vengeur,
qui n’est pas encore, mais qui deviendra un jour de l’histoire.
Levasseur, un médecin qui, envoyé à une armée en pleine révolte, ar-
rêta et soumit la révolte d’un mot.
Le tribunal révolutionnaire fut voté en principe, mais on en remit à
plus tard l’organisation.
En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois jours
n’était pas venu à l’Assemblée, parut.
Danton, c’est-à-dire l’ombre de Danton ! Danton, les genoux trem-
blants, les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveux
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Puis Danton se rassit, ou plutôt retomba sur son banc, dans le muet
silence de la mort.
En ce moment, un homme assis au banc des girondins déchira une
feuille de ses tablettes, écrivit dessus ces deux mots de Mécène à Octave :
— Surge, carnifex ! Lève-toi, bourreau !
Et il signa : Jacques Mérey.
Danton, auquel un huissier remit la feuille déchirée des tablettes du
docteur, tourna lentement un regard atone de son côté.
Jacques Mérey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit
signe à Danton de le suivre.
Danton le suivit.
Jacques Mérey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrétaire de l’As-
semblée où il avait déjà eu une conférence avec Danton, et attendit celui-
ci.
Danton apparut un instant après lui à la porte.
— Ferme cette porte et viens, dit Mérey.
Danton obéit.
— Au nom du dernier soupir de ta femme, que j’ai reçu, dit Jacques
Mérey, où veux-tu en venir, malheureux ?
— À vous sauver tous, dit Danton d’une voix sourde, et cela malgré
vous-mêmes, qui voulez-vous perdre.
— Étrange manière de t’y prendre ! dit Mérey avec ironie.
— On voit bien que tu n’as pas été ministre de la Justice et que tu ne
sais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis je rentrerai
pour faire un dernier effort en votre faveur. Tâchez d’en profiter.
— Parle ! reprit Jacques Mérey.
— Commençons par la province, dit Danton, – ça ne sera pas long,
sois tranquille, – et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est révolté. La
Convention n’avait pas une armée à envoyer à Lyon. La Convention a
fait ce qu’eût fait Sparte : elle a envoyé un citoyen héroïque, un cœur
intrépide, un homme que le sang n’effraie pas, car tous les jours depuis
vingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il a parlé
comme s’il avait eu une armée de cent mille hommes derrière lui. On lui
a présenté une pétition factieuse, il l’a mise en morceaux et l’a lancée à la
tête de ceux qui la lui présentaient.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLVI
» – Et si nous t’en faisions autant que tu viens d’en faire à notre péti-
tion ! s’écria un des factieux.
» – Faites ! a-t-il répondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatre
morceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre départe-
ments ; chacun d’eux m’élèvera une tombe et chacun d’eux vouera mes
assassins à l’infamie.
» Qu’est devenu Legendre ? Nous n’en savons rien ! assassiné proba-
blement. Et sais-tu sous quel nom et sous quelle bannière ses Lyonnais se
sont révoltés ? Sous le nom de girondins, sous la bannière de la Gironde.
Le bataillon des Fils de famille, tous girondins, s’est emparé de l’Arsenal,
de la poudre, des canons ; peut-être, à cette heure, les Sardes occupent-ils
la seconde capitale de la France et le drapeau blanc flotte-t-il sur la place
des Terreaux !
» Sais-tu ce qui se passe en Bretagne et en Vendée ? La Bretagne et
la Vendée sont en pleine révolte ; pendant que l’Autrichien nous met la
pointe de l’épée sur la poitrine, la Vendée nous met le poignard dans le
dos. Là, du moins, ils ne se font pas passer pour girondins.
» Mais votre général girondin trahit en Belgique, lui ; nous avons à
craindre non seulement la retraite mais l’anéantissement de l’armée ; il
ne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg y
avait lancé ses hussards et avait su profiter de l’irrigation des Belges, qui
seraient tombés sur nos fugitifs et les eussent anéantis. Et cependant ce
Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu’à ce qu’il nous perde, ou
que nous nous sauvions en le perdant.
» Maintenant, à Paris, voilà ce qui s’y passe. Les membres du club de
l’Évêché ont décrété la mort de vingt-deux d’entre vous. Ces vingt-deux-
là seront assassinés sur leurs bancs à la Chambre ; le reste du parti sera
emprisonné à l’Abbaye, et on renouvellera sur lui la justice anonyme de
Septembre.
» Veux-tu savoir ce qu’a dit Marat ce matin avant de venir à l’Assem-
blée ? “On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien ! méritons ce
nom en buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la dernière
raison des esclaves. César fut assassiné en plein sénat ; traitons de même
les représentants infidèles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs,
théâtres de leurs crimes.”
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est renfermée !
Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les
larmes étouffent, il éclata en sanglots dans les bras de son ami.
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CHAPITRE XLVII
Le tribunal révolutionnaire
D
instruit. Pendant qu’il dévoilait le complot à
son ami Jacques Mérey, ce complot s’accomplissait.
Ces hommes dont la mission était d’être à la tête de toutes les
actions sanglantes, ce flot révolutionnaire dont la nature était de débor-
der sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la Révolution était in-
supportable, tous ces hommes, las du nom d’assassins que Vergniaud et
ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s’étaient mis en
mouvement ; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle était peu
nombreuse ; ceux qui étaient présents, brisés de fatigue, dormaient.
— Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins ; les
jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la souve-
raineté, qu’elle épure la Convention.
Mais la secton des Gravilliers était dans la main du prêtre assermenté
Jacques Roux, celui qu’on avait présenté à Louis XVI pour l’accompagner
à l’échafaud et qu’il avait refusé.
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gouvernaient alors :
« Vos discussions sont misérables ; je ne connais que l’ennemi, battons
l’ennemi. Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu
de vous occuper du salut public, je vous répudie tous comme traîtres à la
patrie : Je vous mets tous sur la même ligne. Attaquez-moi à votre tour,
calomniez-moi à votre tour ; que m’importe ma réputation ! que la France
soit libre, et que mon nom soit flétri ! »
À ce cri de Danton, qui révélait toute sa pensée, qui expliquait Sep-
tembre et le fardeau sanglant dont il s’était chargé, il n’y eut qu’un cri
d’admiration dans toute la salle.
C’était le propre de cet homme d’exciter tous les sentiments extrêmes :
haine, terreur, enthousiasme.
Et cependant la Convention hésitait encore. Mais un légiste estimé,
député de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus
tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l’empire, le doux et
calme Cambacérès, se leva, et, de sa place, dit sans emportement :
— Il faut, séance tenante, décréter l’organisation d’un tribunal révo-
lutionnaire ; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiés, citoyens
représentants, car vous devez les exercer tous ; plus de séparation entre
le corps délibérant et le corps qui exécute.
En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l’oreille
de Danton ; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la
séance suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le
vote et l’organisation du tribunal, de la tribune qu’il avait gardée :
— Je somme, dit-il d’une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne
pas quitter leur poste !
Chacun s’arrêta à ce commandement : ceux qui avaient fait déjà
quelques pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n’avaient fait que se le-
ver se rassirent.
Danton étendit un long regard sur l’Assemblée pour s’assurer que
chacun était à son poste.
— Eh quoi ! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous séparer sans
prendre les grandes mesures qu’exige le salut de la République ! Vous ne
savez donc pas combien il est important de prendre des décisions judi-
ciaires qui punissent les contre-révolutionnaires. C’est pour eux que le
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLVII
tribunal que nous réclamons est nécessaire, car ce tribunal doit suppléer
au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois, qui peut frapper
l’innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais ; l’humanité vous or-
donne d’être terribles pour dispenser le peuple d’être cruel. Organisons-
le donc aujourd’hui, sans retard, à l’instant même, non pas bon, cela est
impossible, mais le moins mauvais qu’il se pourra, afin que le glaive de
la loi pèse sur la tête de ses ennemis au lieu du poignard des assassins ;
et, cette grande œuvre terminée, je vous rappelle aux armes, aux com-
missaires que vous devez faire partir, aux ministères que vous devez or-
ganiser. Le moment est venu, soyons prodigues d’hommes et d’argent.
Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de son
sang, de sa fortune.
» Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante ; je de-
mande que la Convention juge mes raisons et méprise les qualifications
injurieuses qu’on ose me donner ; pas de retard : ce soir, organisation du
tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif ; ce soir, dé-
part de vos commissaires. Que la France entière se lève, que vos armées
marchent à l’ennemi ; que la Hollande soit envahie, que la Belgique soit
libre ; que le commerce anglais soit ruiné ; que nos armes partout victo-
rieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheur qu’ils attendent
vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit vengé !
C’était à cette heure le cœur de la France lui-même qui battait dans
la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressées comme les bat-
tements du tambour ; c’était le pas de charge de la liberté s’élançant à la
conquête du monde.
Il descendit de la tribune soulevé dans les bras de ses amis ; puis il
chargea Cambacérès, auquel il parlait pour la première fois, mais qui était
venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l’exécution des mesures
qui venaient d’être votées d’enthousiasme.
Puis il s’élança hors de la Convention ; le devoir qu’il s’était imposé
dans cette journée terrible l’appelait ailleurs.
Cet homme qui était venu lui parler tout bas était venu lui dire :
— On propose en ce moment aux jacobins l’égorgement de la Gironde.
Voilà ce qui se passait :
Nous avons laissé les conspirateurs de l’Évêché, après avoir entraîné à
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les despotes.
» Il y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir
les dénonciations. »
Les girondins avaient voté pour le tribunal révolutionnaire, mais
non point pour une semblable rédaction, à laquelle se fût certes opposé
Danton s’il se fût trouvé là, puisque Danton, comme eux, devait être
condamné par ce tribunal.
Ils votèrent contre la rédaction. La majorité l’emporta.
— C’est l’inquisition ! s’écria Vergniaud, et pire que celle de Venise !
Et il s’élança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui, pour
la première fois, commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre où
on les poussait.
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CHAPITRE XLVIII
Lodoïska
L
, avons vu imprudemment élevé par ses amis,
logeait dans la rue Saint-Honoré, à quelques pas seulement du
club des jacobins. Sa hardiesse à accuser l’homme populaire
par excellence, l’hôte du menuisier Duplay, l’incorruptible Robespierre,
comme on l’appelait, le désignait à la haine du peuple, et il savait que du
premier soulèvement il serait la première victime. Aussi sa vie était-elle
d’avance celle d’un proscrit. Il ne sortait, même pour aller à la Conven-
tion, qu’armé d’un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait
asile à quelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison
pour visiter la jeune et belle créature qui s’était dévouée à lui.
Cette femme, dont l’œil inquiet épiait sans cesse, entendit passer avec
des vociférations et des chants patriotiques cette députation qui se rendait
aux Jacobins ; au milieu de ces vociférations, elle entendit les cris de :
« Mort aux girondins ! » et, soit préoccupation, soit réalité, elle crut même
entendre celui de : « Mort à Louvet ! »
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLVIII
Alors elle descendit, se mêla aux groupes, pénétra dans la salle avec
eux, monta aux tribunes pour s’y dissimuler, et là, dans toute son étendue,
elle entendit la motion d’égorger les traîtres, les ministres perfides et les
représentants infidèles.
Pour elle, il n’y avait pas de doute ; ce que demandait cette voix, c’était
la mort de son amant et de tout le parti dont il était un des chefs.
On a vu comment elle s’était élancée hors de la salle, comment elle
avait rencontré Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance du
but qui l’amenait, sa fuite n’avait été que plus précipitée.
Où courait-elle ?
Elle n’en savait rien d’abord elle-même. Ce jour-là, elle n’avait point
de rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelle
terrible ? chez Roland ? car Roland était l’âme de la Gironde. Mais la sé-
vère madame Roland, l’inspiratrice de son mari, même pour un danger
de mort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maîtresse de l’auteur de
Faublas ? Non.
Chez Vergniaud ? Mais Vergniaud n’était jamais chez lui. Tous ces
hommes de la Révolution, sachant le peu de temps qu’ils avaient à vivre,
essayaient de doubler leur existence par l’amour. Vergniaud ne serait pas
chez lui ; il serait chez mademoiselle Candeille, la charmante actrice, qui,
dans son égoïsme, ne laisserait pas sortir son amant, de crainte qu’il lui
arrivât malheur.
Chez Kervélagan ? Mais sans doute était-il déjà au faubourg Saint-
Marceau, au milieu des fédérés bretons, s’il n’était pas encore parti de
Paris.
Mais n’était-ce point achever de perdre les girondins que de leur faire
chercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment où la Bretagne
se soulevait ?
Au moment où, arrêtée au coin de la rue de l’Arbre-Sec, elle hésitait
pour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf, elle
vit passer près d’elle un homme qu’elle crut reconnaître pour un des leurs.
Il marchait calme et avec l’insouciance de l’homme ou qui ne connaît
pas le danger ou qui le méprise.
Elle alla à lui.
— Citoyen, dit-elle, je suis Lodoïska, la maîtresse de Louvet ; il me
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Mais voilà que, tandis que les émeutiers entraient d’un côté, Gorsas
et les membres de la section entraient par l’autre comme accusateurs.
Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s’élança à la tribune.
Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de la
Convention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisé ses
presses.
Les émeutiers s’arrêtèrent étonnés : ils venaient comme accusateurs
des girondins, et voilà qu’ils étaient accusés comme pillards, comme vo-
leurs et comme assassins.
Un député alors monta à la tribune, c’était Barrère.
Il se tourna vers les émeutiers :
— Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici ; je
sais seulement que l’on a parlé cette nuit de couper des têtes de députés.
Citoyens, dit-il en étendant vers eux une main menaçante, sachez, une
fois pour toutes, que les têtes des députés sont bien assurées ; les têtes
des députés sont non seulement posées sur leurs épaules, mais sur tous
les départements de la République. Qui donc oserait décapiter un dépar-
tement de la France ? Le jour où ce crime s’accomplirait, la République
serait dissoute. Allez, méchants citoyens, ajouta-t-il, et ne revenez plus
dans de semblables intentions.
Les émeutiers délibérèrent un instant. Puis un des chefs s’avança, pro-
testa de son dévouement et de celui de ses hommes à la République, et
demanda à défiler devant les représentants au cri de « Vive la nation ! »
Cette faveur leur fut accordée.
Au moment où ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupés
seulement par Vergniaud et par Jacques Mérey, tous deux se levèrent,
croisèrent les bras en manière de défi.
Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n’ayant plus ni ar-
gent, ni armée organisée, ni force intérieure, ni unité qui assurât son exis-
tence, la Convention créa ce fantôme sanglant qui épouvante l’Europe
depuis près d’un siècle et qui fit la Révolution si longtemps incomprise :
La Terreur !
On l’avait invoquée armée d’un glaive contre Paris, Paris la renvoya
armée d’une hache au monde.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLVIII
L’armée, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par le
doute et la lassitude, l’armée, démoralisée, fuyait devant l’ennemi ; elle
allait rentrer en France, livrer la France !
Elle vit la Terreur à la frontière, elle s’arrêta et fit face à l’ennemi.
Cette armée, c’était tout ce qui restait à la République. Rien à envoyer
à Lyon ; rien à envoyer à Nantes.
Nos volontaires étaient à peine suffisants pour maintenir la Belgique
qui nous échappait.
On envoya nos volontaires en Belgique.
À Lyon, Collot-d’Herbois ; à Nantes, Carrier.
C’est-à-dire la Terreur !
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CHAPITRE XLIX
L
duré jusqu’au jour, Danton s’était endormi sur
son banc, écrasé de fatigue ; personne ne songeait à le réveiller.
On eût dit un lion endormi dont nul n’osait s’approcher.
Jacques Mérey laissa la salle s’évacuer entièrement, échangea une poi-
gnée de main, un sourire et un haussement d’épaules avec Vergniaud, puis
il alla à Danton, et lui posa la main sur l’épaule.
Danton s’éveilla par un brusque mouvement et porta la main à sa
poitrine, où était caché un poignard.
Chacun de ces hommes, en s’endormant libre, ignorait s’il ne s’éveille-
rait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de repos avaient suffi
à rendre la force au colosse.
Quant à Jacques Mérey, il avait cette force invincible des travailleurs
et des savants habitués à lutter contre le sommeil.
Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention.
Dans le corridor, ils rencontrèrent Marat qui causait avec Panis.
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tine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit. Une chaîne
de trahisons nous enveloppe : Pitt en tient un bout ; je vois d’ici celui qui
tient l’autre ; et les anneaux de cette chaîne sont d’or.”
» L’autre, coassante comme celle des crapauds : “Du sang ! du sang !
du sang !”
» Eh ! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un sourire mélan-
colique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verront pas
le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l’autre.
— Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton.
Danton haussa les épaules :
— Je suis comme cet homme dont parle l’historien Joseph, qui pen-
dant sept jours tourna autour de la ville sainte en criant : « Malheur à
Jérusalem ; malheur à Jérusalem ! » et le huitième jour cria : « Malheur à
moi-même ! » Une pierre lancée des remparts lui brisa la tête.
— Nous sommes Jérusalem, n’est-ce pas, nous autres girondins, dit
Jacques, et toi l’homme à la prophétie ?
— Que veux-tu ! Dieu nous a tous frappés d’aveuglement.
— Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin
au milieu de cette foule d’insensés, pourquoi ne t’éloignes-tu pas de ces
deux hommes, dont l’un, Marat, déshonore ta politique, dont l’autre, Ro-
bespierre, use ta popularité ? et ta popularité usée, tu l’as dit toi-même,
menacera ta vie !
— Que veux-tu ? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps qui
revient, je ne suis pas un lépreux comme Marat, je ne suis pas un hypo-
crite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, je veux
vivre les quelques jours qui me restent à vivre.
— Danton, prends-y garde, dans la situation où est la France, dans la
situation où est la République, avec la place que tu as conquise dans la
Convention, une pareille insouciance ou un pareil découragement sont
un crime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop de
pilotes, n’en a pas un seul ? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni par un
hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante ; mets un
frein à la populace ; donne une impulsion à l’esprit public, une direction à
l’Assemblée ; écrase comme de vils reptiles Marat dans sa bave et Robes-
pierre dans son orgueil ; toi seul en ce moment peux à la Convention ce
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIX
que tu voudras ; sois l’homme que je dis ; prête la force au côté faible mais
honnête de l’Assemblée, nous oublierons le passé et nous te suivrons ; ton
ambition sera le salut de la patrie.
Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lire jus-
qu’au fond de son âme.
Puis, s’arrêtant tout à coup :
— Au nom de qui me parles-tu ? demanda-t-il.
— Au nom de ceux, répondit le girondin, qui méprisent Marat et qui
détestent Robespierre.
— Que je méprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je
l’ai dit en pleine tribune ; mais qui t’a dit que je détestais Robespierre ?
— Ton intérêt politique, et, à défaut de l’intérêt politique, ton instinct
de conservation. Robespierre a déjà murmuré contre toi des paroles si-
nistres, et, si tu ne le préviens pas, il te préviendra.
— Es-tu chargé d’un mandat près de moi ?
— Non, mais je suis prêt à accepter le tien.
— Et tu me répondrais de tes girondins ?
— Je ne réponds que d’une chose, du désir de t’avoir pour chef. Je te
crois à la fois homme de renversement et de fondation.
— Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps ;
mais tes amis… tes amis n’ont pas confiance en moi ; je me perdrais pour
eux, et, dépopularisé, ils me livreraient à mes ennemis. Non ! Alea jacta
est ! Que la mort décide !
— Danton…
— Non, il y a entre vous autres et moi un abîme infranchissable, le
sang de Septembre, que je n’ai pas fait couler cependant. Un jour que
nous aurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, écoute,
Mérey ; je t’aime depuis longtemps ; dernièrement, tu as fait pour moi tout
ce qu’un ami, tout ce qu’un frère pouvait faire. Eh bien ! pendant que je
suis puissant encore, demande-moi quelque chose.
Jacques regarda Danton :
— Que veux-tu que je te demande ? Je suis un savant, beaucoup plus
riche qu’un savant ne l’est d’ordinaire. J’ai en Champagne et du côté de
l’Argonne des biens assez considérables. Je suis médecin et, si je voulais
exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d’or. Je me suis fait
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIX
nommer député, ou plutôt on m’a nommé député malgré moi. Je n’ai ac-
cepté que dans ma haine des privilèges que je voulais combattre. J’ai voté
pour la prison perpétuelle dans le procès de Louis XVI parce que, méde-
cin, je ne pouvais voter pour la mort ; mais depuis, mon vote a constam-
ment précédé ou suivi les votes les plus ardents au bien de la nation. Que
veux-tu faire pour moi ? Je ne désire rien, et ce que je regrette, tu ne peux
me le rendre.
— Qui sait ? réfléchis. Demain peut-être les tempêtes de la tribune
nous éloigneront à tout jamais l’un de l’autre. Demande-moi ce que tu
voudras, et, à ton grand étonnement, peut-être pourrais-je selon ton désir.
— Oh ! c’est une trop longue histoire, dit Jacques Mérey.
— Écoute, dit Danton : j’ai acheté et meublé une maison de campagne
sur les coteaux de Sèvres. Montons en voiture et viens déjeuner avec moi.
Tu n’as aucun besoin de rentrer, personne qui t’attende ?
— Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez
moi m’en sauront gré.
— Eh bien ! voilà une voiture, montons-y ; viens, et tu me conteras ton
histoire tout le long du chemin.
Tous deux montèrent en voiture.
— À Sèvres ! dit Danton.
La voiture partit.
Alors Jacques Mérey, dont le cœur trop plein débordait depuis six
mois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grand étonne-
ment, cet homme de bronze l’écouta sans en perdre une parole, laissant
son visage refléter toutes les émotions de son cœur.
Enfin Jacques aborda le véritable motif de sa confidence. Lorsqu’il lui
eut dit la fuite, ou plutôt l’enlèvement d’Éva par mademoiselle de Cha-
zelay, lorsqu’il lui eut dit comment, à Mayence, il avait perdu sa trace,
ne pouvant la suivre au cœur de l’Allemagne, il lui demanda, demande
difficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahison éternelle-
ment suspendue sur la tête de Danton par Robespierre, il lui demanda en
hésitant :
— Toi qui as tant de relations à l’étranger, pourrais-tu me dire où elle
est ?
Danton le regarda fixement.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIX
— Ma vie est là, dit Jacques Mérey, et, si je n’ai pas l’espoir de la re-
trouver, comme je ne crois à rien, quand la France n’aura plus besoin de
moi, je me brûlerai la cervelle.
Et il serra la main de Danton.
On était arrivé à la porte de la maison de campagne. Le fiacre s’arrêta,
les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montèrent
dans une jolie salle à manger située au premier étage.
Un grand feu brûlait dans l’âtre, une table était dressée avec plusieurs
couverts.
— Tu attends du monde à déjeuner ? dit Jacques.
— Non, mais je reviens rarement seul ; mon domestique sait cela, et il
s’arrange en conséquence.
Puis il s’approcha de la fenêtre, et, tandis que Jacques Mérey se ré-
chauffait les pieds, il posa son front brûlant sur la vitre glacée et demeura
immobile.
Mérey comprit qu’il attendait une apparition quelconque.
Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement.
Puis, tournant la tête sur l’épaule :
— Viens voir, dit-il à Jacques.
— Quoi voir ? demanda celui-ci.
— Regarde ! dit Danton.
Et il approcha la tête de Mérey du carreau le plus voisin de celui par
lequel il regardait lui-même.
Jacques vit alors, de l’autre côté d’un petit jardin pouvant avoir vingt-
cinq à trente pas de long, accoudée à une fenêtre ouverte, une petite tête
blonde perdue dans ce que l’on appelait alors une palatine.
L’enfant pouvait avoir seize ans.
— Comment la trouves-tu ? demanda Danton.
— C’est une charmante jeune fille, dit Jacques Mérey.
— Ressemble-t-elle à ton Éva ?
— Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, excepté pour
celui qui les aime.
— Laisse-moi ouvrir la fenêtre et causer un peu avec elle.
— Tu la connais ?
— Oui.
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Le docteur mystérieux II Chapitre XLIX
— Si je puis sauver ces deux-là, dit Danton, je le ferai, ils s’aiment trop.
— Et si tu ne peux les sauver ? demanda Jacques.
— Je tâcherai qu’ils meurent ensemble.
Jacques tendit la main à Danton ; Danton la lui serra cordialement ;
puis, comme Jacques essayait de la retirer, il la retint.
— Jacques, dit-il, c’est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Éva
et de mademoiselle de Chazelay ?
— Oui.
— Eh bien ! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais ni par
qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles.
Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des
larmes plein les yeux.
— Eh bien ! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme !
183
CHAPITRE L
Trahison de Dumouriez
R
dans la fameuse séance de la Convention
que nous avons essayé de mettre sous les yeux du lecteur :
— Je ne réponds pas de Dumouriez, mais j’ai confiance en lui.
Si nous revenons encore à Dumouriez, c’est que le sort des girondins
était lié à son sort, et que le sort de notre héros, Jacques Mérey, était lié
au sort des girondins.
Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l’avons
fait sur ces époques terribles. Mais quel est l’homme de cœur, le vrai pa-
triote qui, penché, la plume à la main, sur ces deux années 92 et 93, sur
ces deux abîmes, ne sera pas pris du vertige de raconter ?
Peut-être eût-il mieux valu pour l’intérêt de notre livre, en rapprocher
les deux parties romanesques, et n’écrire entre elles deux que ces mots :
« Jacques Mérey, nommé député à la Convention nationale, y adopta
le parti des girondins, et, vaincu comme eux, fut proscrit avec eux. »
Mais, plus nous avançons en âge, plus nous marchons sur ce terrain
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Les volontaires, sans doute, qui quittaient Paris, qui avaient entendu
crier tout haut la trahison de Dumouriez, qui avaient eu un instant l’inten-
tion de venir sur les bancs même de la Convention égorger les girondins
comme ses complices, ceux-là se fussent engagés à aller arrêter Dumou-
riez jusqu’en enfer. Mais les soldats l’eussent défendu, et la guerre civile
se trouvait alors transportée de la France à l’armée.
Il fallait que les soldats français le vissent au milieu des Autrichiens,
fraternisant avec eux, pour que les armes leur tombassent des mains, pour
que la confiance leur échappât du cœur.
Mais, avant que le jour se fût fait sur cette âme douteuse, avant que
Danton l’eût rejoint, Dumouriez avait été contraint par l’ennemi, qui avait
cinquante mille hommes et qui lui en savait trente-cinq mille seulement,
Dumouriez avait été contraint par l’ennemi d’accepter la bataille.
La bataille fut une défaite. Elle s’appela Nerwinde, du nom du village
où avait eu lieu l’action la plus meurtrière. Pris et repris trois fois, et la
troisième fois par les Autrichiens, Nerwinde était un charnier de chair
humaine, des rues duquel il fallut enlever quinze cents morts.
La disposition du terrain avait beaucoup de ressemblance avec celui
de Jemmapes.
Le plan fut le même.
Miranda, un vieux général espagnol, calomnié par Dumouriez, devenu
Français par amour de la liberté et qui devait redevenir Espagnol pour ai-
der Bolivar à fonder les républiques de l’Amérique du Sud, Miranda com-
mandait la gauche.
C’était la position de Dampierre à Jemmapes.
Le duc de Chartres, comme à Jemmapes, commandait le centre.
Le général Valence, le gendre de Sillery-Genlis, commandait la droite.
De même qu’à Jemmapes on avait laissé écraser Dampierre jusqu’à ce
que le moment fût venu de faire donner le duc de Chartres pour décider
le succès de la bataille, de même, à Nerwinde, on devait laisser écraser
Miranda jusqu’à ce que Valence, vainqueur à droite, et le duc de Chartres,
vainqueur au centre, revinssent délivrer Miranda.
Mais le hasard fit que, dans l’armée que Dumouriez avait en face de
lui, il y avait aussi un prince.
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de fugitifs. D’après ces fugitifs, il n’y avait plus d’armée et l’ennemi pour-
rait marcher jusqu’à Paris sans obstacle.
De pareilles nouvelles faisaient hausser les épaules à Danton.
Les deux commissaires arrivèrent à Louvain.
On leur annonça que l’armée impériale ayant attaqué les deux villages
d’Op et de Neervoelpe, le général avait couru lui-même au canon.
Les commissaires prirent des chevaux de poste, et, dirigés eux-mêmes
par le bruit de l’artillerie, ils parvinrent au cœur de la bataille, et là, trou-
vèrent Dumouriez qui repoussait de son mieux l’ennemi.
En les apercevant, le général fit un geste d’impatience.
Ils étaient parvenus à l’endroit le plus dangereux, et les balles et les
boulets s’abattaient autour d’eux comme grêle.
— Que venez-vous faire ici ? leur cria Dumouriez.
— Nous venons vous demander compte de votre conduite, répondirent
Danton et Lacroix.
— Eh, pardieu ! dit Dumouriez, ma conduite, la voilà !
Et, tirant son sabre, il se mit à la tête d’un régiment de hussards, char-
gea à fond et s’empara de deux pièces d’artillerie qui l’incommodaient
fort.
Danton et Lacroix étaient restés impassibles.
En revenant, Dumouriez les trouva.
— Que faites-vous là ? dit-il.
— Nous vous attendons, répondit Danton.
— Ce n’est pas ici votre place, répondit le général ; si l’un de vous
était tué ou blessé, ce ne serait pas l’ennemi qu’on accuserait, ce serait
moi. Allez m’attendre à Louvain ; j’y serai ce soir.
Il y avait du vrai dans ce que disait Dumouriez ; aussi les deux com-
missaires revinrent-ils au pas de leurs chevaux, ne voulant pas en presser
l’allure de peur qu’on ne crût qu’ils fuyaient.
Dumouriez fut fidèle au rendez-vous.
On comprend que, dès les premiers mots, la conversation prit un ton
d’aigreur qui n’était pas propre à avancer la réconciliation du général avec
la Montagne.
Les deux opinions étaient tellement éloignées l’une de l’autre, celle
de Danton voulant à tout prix garder la Belgique et lui faire accepter nos
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CHAPITRE LI
L
29 , à huit heures du soir, Danton et Lacroix rentraient à
Paris.
Au lieu de rentrer chez lui, passage du Commerce, ou à sa mai-
son de campagne du coteau de Sèvres, Danton, profitant des ténèbres et
du vaste manteau dans lequel il était caché, alla frapper à la porte de
Jacques Mérey.
Sur le mot : « Entrez ! » la porte s’ouvrit et Danton parut sur le seuil.
Jacques le reconnut, et, tandis que le regard inquiet de Danton s’as-
surait qu’ils étaient bien seuls, il alla droit à lui, lui tendit la main.
— Tu arrives ? lui dit-il.
— Tout droit de Bruxelles, répondit Danton.
Jacques approcha une chaise.
— Je viens à toi, dit Danton, comme à un homme que je crois mon
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Le docteur mystérieux II Chapitre LI
ami, et à qui je veux prouver que je suis le sien. Ni cette nuit, ni demain
je n’irai à la séance. Je veux avant d’y mettre le pied savoir bien au juste
où en est l’opinion. En refusant de venir avec moi auprès de Dumouriez,
Guadet et Gensonné se sont perdus et ont perdu la Gironde avec eux. S’ils
étaient venus avec moi, s’ils eussent parlé à Dumouriez avec la même
fermeté que moi, j’étais obligé de rendre témoignage, et mon témoignage
les défendait. Où en est-on ici ?
— L’exaspération est à son comble, répondit Jacques. Le comité de
surveillance a, la nuit dernière, lancé des mandats d’arrêt contre Égalité
père et fils, et ordonné qu’on mît sous les scellés les papiers de Roland.
— Tu vois, dit Danton s’assombrissant : c’est la déclaration de guerre.
Quelqu’un des vôtres va faire l’imprudence de m’attaquer demain : il fau-
dra que je réponde, et je vous écraserai tous, toi malheureusement comme
les autres.
» Maintenant, écoute ceci : Nous avons la nuit et la journée de demain
devant nous. J’ai encore assez de pouvoir pour te faire envoyer en mission
quelque part, dans le Nord, dans le Midi, à nos armées des Pyrénées, par
exemple ; c’est là que tu serais le plus en sûreté ; tu n’as aucun engagement
avec les girondins.
Jacques ne laissa point achever Danton ; il lui posa la main sur le bras :
— Assez, dit-il, tu ne fais pas attention que ton amitié pour moi est
presque une insulte. Je n’ai aucun engagement avec les girondins, mais,
n’ayant pas voté la mort du roi, j’eusse été repoussé par la Montagne ; j’ai
été m’asseoir dans leurs rangs, je leur étais inconnu, ils m’ont accueilli ;
ils ne sont pas mes amis, ils sont mes frères.
— Eh bien ! dit Danton, préviens ceux d’entre eux que tu voudras sau-
ver, afin que, d’avance, ils se ménagent des moyens de fuir lorsque le jour
sera venu. Je ne suis pour rien dans la saisie des papiers de Roland, mais,
selon l’habitude, c’est sur moi qu’on la rejettera. Si l’on ne m’atteint pas,
je me tairai ; j’ai, Dieu merci ! assez fait pour amener une alliance entre
tes amis et moi ; ils m’ont toujours dédaigneusement repoussé ; eh bien !
ce n’est plus une alliance que je leur propose, c’est une simple neutralité.
— Tu ne doutes pas, répondit Jacques, de la douleur que j’éprouve
lorsque je te vois en butte, d’un côté, à l’éloquence des girondins, de
l’autre, aux injures des montagnards, mais tu sais qu’il arrive une heure
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Le docteur mystérieux II Chapitre LI
— Non, dit Danton, j’ai voulu recevoir de toi un avis et t’en donner
un, j’ai voulu te préparer à ce qui va se passer incessamment, c’est-à-dire
à la chute du parti auquel tu t’es allié ; comme tu n’es pas ambitieux, tu
n’auras pas à regretter tes espérances perdues ; moi, je l’ai été, ambitieux !
Et il poussa un soupir.
— Mais je te jure que si je n’étais pas enfoncé jusqu’à la ceinture dans
la question, je te jure que si je ne croyais pas que la France a encore besoin
de ma main, de mon cœur et de mon œil, je prendrais Louise, l’enfant que
tu as vue l’autre jour et que je vais revoir ce soir, je prendrais Louise dans
mes bras ; je fourrerais dans ses poches et dans les miennes les trente
ou quarante mille francs d’assignats qui me restent, et je l’emporterais
au bout du monde, laissant girondins et montagnards s’exterminer à leur
fantaisie.
Il se leva, reprit son manteau.
— Ainsi, tu dis que ce sera pour après-demain ? demanda Jacques Mé-
rey.
— Oui, si tes amis me cherchent querelle ; s’ils me laissent tranquille,
ce sera pour dans huit jours, pour dans quinze jours, pour la fin du mois
peut-être ; mais ça ne peut aller loin. Songe en tout cas à ce que je t’ai
dit. Ne te laisse pas arrêter, sauve-toi, et, si l’ami sur lequel tu comptes te
manque, pense à Danton, il ne te manquera pas.
Les deux hommes se serrèrent la main. Danton avait conservé sa voi-
ture. Jacques s’était mis à la fenêtre pour le suivre des yeux ; il l’entendit
donner l’ordre au cocher de le conduire à Sèvres, et, regardant le cabriolet
s’éloigner vers le guichet du bord de l’eau :
— Il est heureux, murmura-t-il, il va revoir son Éva.
Jacques Mérey avait dit vrai ; jamais la Convention n’avait été plus
tumultueuse. Danton était parti le 16, il revenait le 29. Pendant cet espace
de temps, si court qu’il fût, une lumière s’était faite en quelque sorte d’elle-
même : personne ne doutait plus de la trahison de Dumouriez. La lettre
n’avait pas été lue, nulle preuve n’était arrivée, ses entrevues avec Mack
étaient encore ignorées, et cette grande voix qui n’est que celle du bon
sens public, après l’avoir dit tout bas, disait tout haut :
— Dumouriez trahit.
Le 1ᵉʳ avril, les amis de Roland, qui recevaient leur inspiration de sa
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Le docteur mystérieux II Chapitre LI
femme bien plus encore que de lui, arrivèrent furieux à la Chambre. Ils
avaient appris qu’on avait saisi les papiers de l’ex-ministre.
Il y avait une chose singulière, c’était, à la droite comme à la gauche,
un député envoyé par le Languedoc.
Le Languedoc avait envoyé à la Chambre, nous le répétons, deux mi-
nistres protestants, deux vrais Cévenols, aussi amers, aussi âpres, aussi
violents l’un que l’autre.
À la droite, c’était Lassource, un girondin ;
À la gauche, c’était Jean Bon Saint-André, un montagnard.
Au moment où Danton entra, Lassource était à la tribune, il annon-
çait que Danton et Lacroix, arrivés depuis l’avant-veille, n’avaient point
encore paru, qu’on avait pu le voir à la Chambre. Que faisaient-ils ? pour-
quoi cette absence de vingt-quatre heures dans de pareils moments ?
Évidemment il y avait un secret là-dessous.
— Voilà, disait Lassource, voilà le nuage qu’il faut déchirer.
En ce moment, nous l’avons dit, Danton entrait. Mais, arrivé à sa
place, au lieu de s’asseoir, soupçonnant qu’il était question de lui, il resta
debout. C’était debout que le Titan voulait être foudroyé.
Lassource le vit se dressant devant lui comme une menace ; mais, loin
de reculer, il fit un geste désignateur.
— Je demande, dit-il, que vous nommiez une commission pour décou-
vrir et frapper le coupable ; il y a assez longtemps que le peuple voit le
trône et le Capitole ; il veut maintenant voir la roche Tarpéienne et l’écha-
faud.
Toute la droite applaudit.
La Montagne et la gauche gardèrent le silence.
— Je demande de plus, continua Lassource, l’arrestation d’Égalité et
de Sillery. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne capi-
tulerons jamais avec un tyran, que chacun de nous prenne l’engagement
solennel de donner la mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur.
Et, cette fois, l’Assemblée tout entière se levant, Gironde comme ja-
cobins, Plaine comme Montagne, droite comme gauche, chacun, avec un
geste de menace, répéta le serment demandé par Lassource.
Pendant le discours de Lassource, tous les yeux avaient été un instant
fixés sur Danton. Jamais peut-être sa figure bouleversée n’avait en si peu
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conspect ; parce que l’on a eu l’art de répandre que j’avais un parti, que
je voulais être dictateur ; parce que je n’ai point voulu, en répondant jus-
qu’ici à mes adversaires, produire de trop rudes combats, opérer des dé-
chirements dans cette Assemblée. Pourquoi ai-je abandonné aujourd’hui
ce système de silence et de modération ? Parce qu’il est un terme à la pru-
dence, parce que, attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s’applaudir
de ma circonspection, il est permis d’attaquer à son tour et de sortir des
limites de la patience. Nous voulons un roi ! eh ! il n’y a que ceux qui ont
eu la lâcheté de vouloir sauver le tyran par l’appel au peuple qui peuvent
être justement soupçonnés de vouloir un roi. Il n’y a que ceux qui ont
voulu manifestement punir Paris de son héroïsme, en soulevant contre
Paris les départements ; il n’y a que ceux qui ont fait des soupers clandes-
tins avec Dumouriez quand il était à Paris ; il n’y a que ceux-là qui sont
les complices de sa conjuration !
Et, à chaque période, on entendait les trépignements de la Montagne
et la voix de Marat qui, à chacune de ces insinuations :
— Entends-tu, Vergniaud ? entends-tu, Barbaroux ? entends-tu, Bris-
sot ?
— Mais nommez donc ceux que vous désignez ! crièrent Gensonné et
Guadet à l’orateur.
— Oui, dit Danton ; et je nommerai d’abord ceux qui ont refusé de
venir avec moi trouver Dumouriez, parce qu’ils eussent rougi devant
leur complice ; je nommerai Guadet, je nommerai Gensonné, puisqu’ils
veulent que je parle.
— Écoutez ! répéta Marat de sa voix aigre et criarde ; et vous allez
entendre les noms de ceux qui veulent égorger la patrie !
— Je n’ai pas besoin de nommer, reprit Danton, vous savez bien tous
à qui je m’adresse ; je terminerai par un mot qui contient tout. Eh bien !
continua-t-il, je dis qu’il n’y a plus de trêve possible entre la Montagne,
entre les patriotes qui ont voté la mort du tyran et les lâches qui, en vou-
lant le sauver, nous ont calomniés par toute la France !
C’était ce que la Montagne attendait si impatiemment et depuis si
longtemps.
Elle se leva comme un seul homme et poussa une longue exclamation
de joie ; la mise en accusation des girondins, de ces éternels réprobateurs
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du sang, venait d’être lancée par celui-là même qui avait essayé si long-
temps la réconciliation de la Montagne et de la Gironde.
— Oh ! je n’ai pas fini, cria Danton en étendant le bras ; qu’on me laisse
parler jusqu’au bout.
Et le silence se rétablit aussitôt, même sur les bancs de la Gironde,
silence frémissant et plein de colère, mais qui, fidèle jusqu’au bout à son
obéissance à la loi, laissait parler sans l’interrompre le tribun qui l’accu-
sait, par cela même que c’était à lui la parole.
Alors Danton sembla se replier sur lui-même :
— Il y a assez longtemps que je vis de calomnie, continua-t-il ; elle s’est
étendue sans façon sur mon compte, et toujours elle s’est d’elle-même dé-
mentie par ses contradictions ; j’ai soulevé le peuple au début de la Révo-
lution, et j’ai été calomnié par les aristocrates ; j’ai fait le 10 août, et j’ai été
calomnié par les modérés ; j’ai poussé la France aux frontières et Dumou-
riez à la victoire, et j’ai été calomnié par les faux patriotes. Aujourd’hui
les homélies misérables d’un vieillard cauteleux, Roland, sont les textes de
nouvelles inculpations ; je l’avais prévu. C’est moi qu’on accuse de la sai-
sie de ses papiers, n’est-ce pas ? et j’étais à quatre-vingt lieues d’ici quand
ils ont été saisis. Tel est l’excès de son délire, et ce vieillard a tellement
perdu la tête qu’il ne voit que la mort et qu’il s’imagine que tous les ci-
toyens sont prêts à le frapper ; il rêve avec tous ses amis l’anéantissement
de Paris ! Eh bien ! quand Paris périra, c’est qu’il n’y aura plus de Répu-
blique ! Quant à moi, je prouverai que je résisterai à toutes les atteintes,
et je vous prie, citoyens, d’en accepter l’augure.
— Cromwell ! cria une voix partie de la droite.
Alors Danton se dressa de toute sa hauteur.
— Quel est le scélérat, dit-il, qui ose m’appeler Cromwell ? Je demande
que ce vil calomniateur soit arrêté, mis en jugement et puni. Moi, Crom-
well ! Mais Cromwell fut l’allié des rois. Quiconque, comme moi, frappe
un roi à la tête, devient à jamais l’exécration de tous les rois !
Puis, se tournant de nouveau vers la Montagne :
— Ralliez-vous, s’écrie-t-il, vous qui avez prononcé l’arrêt du tyran ;
ralliez-vous contre les lâches qui ont voulu l’épargner ; serrez-vous, appe-
lez le peuple à écraser nos ennemis communs du dedans ; confondez par
la vigueur et l’imperturbabilité de votre carrière tous les scélérats, tous
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les modérés, tous ceux qui nous ont calomniés dans les départements ;
plus de paix, plus de trêve, plus de transaction avec eux !
Un rugissement qui partait de la Montagne lui répondit.
— Vous voyez, dit Danton, par la situation où je me trouve en ce mo-
ment, la nécessité où vous êtes d’être fermes et de déclarer la guerre à vos
ennemis quels qu’ils soient. Il faut former une phalange indomptable. Je
marche à la République ; marchons-y ensemble. Lassource a demandé une
commission qui découvre les coupables et fasse voir au peuple la roche
Tarpéienne et l’échafaud ; je la demande, cette commission, mais je de-
mande aussi que, après avoir examiné notre conduite, elle examine celle
des hommes qui nous ont calomniés, qui ont conspiré contre l’indivisibi-
lité de la République et qui ont cherché à sauver le tyran.
Danton descendit dans les bras des montagnards. La haine était à son
comble entre les girondins et les jacobins. Les girondins n’avaient duré si
longtemps que parce que Danton les avait épargnés ; son discours venait
de briser la digue qui existait entre les deux partis ; c’était maintenant à
la colère et au sang d’y couler.
Séance tenante, au milieu du trouble jeté dans la droite par le discours
de Danton, la Convention décrète :
Que quatre commissaires seront nommés pour sommer Dumouriez
de comparaître à la barre. Si Dumouriez refuse, ils ont ordre de l’arrêter.
Ces quatre commissaires sont : le vieux constituant, Camus ; deux dé-
putés de la droite, Bancal et Quinette ; un montagnard, Lamarque.
Le général Beurnonville, que Dumouriez nomme son élève, et qu’il
aime tendrement, les accompagnera pour employer toutes les voies de
conciliation avant de rompre avec ce général que ses victoires ont rendu
populaire, et qui est resté nécessaire malgré ses défaites.
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CHAPITRE LII
D
, projet était de surprendre Valenciennes, avait
transporté son quartier général au bourg de Saint-Amand, où sa
cavalerie de confiance était cantonnée.
C’était le général Neuilly qui commandait à Valenciennes et qui, croyant
à tort pouvoir rester maître de la place, lui écrivait qu’il pouvait en tous
points compter sur son concours et sur celui de la ville.
Cependant Dumouriez commençait à douter. À chaque instant il était
obligé d’épurer l’armée en faisant arrêter quelque jacobin.
Le 1ᵉʳ avril, ce fut un capitaine du bataillon de Seine-et-Oise nommé
Lecointre, fils du député de Versailles du même nom, et l’un des plus ar-
dents montagnards, qui déclamait contre les constitutionnels.
Le même jour, une arrestation eut encore lieu, celle d’un lieutenant-
colonel, officier d’état-major de l’armée, nommé de Pile, qui déclamait
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de Pile.
Le 2 avril au matin, Dumouriez reçut avis par un capitaine de chas-
seurs à cheval, qu’il avait posté à Pont-à-Marck, que le ministre de la
Guerre avait passé, se rendant à Lille, et disant qu’il se rendait près de son
ami le général Dumouriez.
Dumouriez fut étonné de cette nouvelle ; comment n’était-il pas pré-
venu ?
Cette nouvelle ne pouvait que l’inquiéter dans la situation politique
où il se trouvait.
Vers quatre heures de l’après-midi, deux courriers, dont les chevaux
étaient couverts d’écume, annoncèrent au général qu’ils ne précédaient
que de quelques instants les commissaires de la Convention nationale et
le ministre de la Guerre. Les courriers ne doutaient point que les quatre
commissaires et le général Beurnonville ne vinssent pour arrêter le géné-
ral Dumouriez.
Ils précédaient les commissaires et le général à si peu de distance, que
ceux-ci arrivèrent au moment même où ils achevaient leur annonce.
Beurnonville entra le premier ; Camus, Lamarque, Bancal et Quinette
le suivaient.
Le ministre embrassa d’abord Dumouriez, sous lequel il avait servi et
qu’il aimait beaucoup ; puis il lui montra de la main les commissaires, et
lui dit :
— Mon cher général, ces messieurs viennent vous notifier un décret
de la Convention nationale.
En apprenant l’arrivée du ministre de la Guerre et des commissaires
de la Convention, tout l’état-major de Dumouriez l’avait entouré. Il y
avait là le général Valence, Thouvenot, qui venait d’être élevé à ce grade,
le duc de Chartres, et les demoiselles de Fernig, dans leur uniforme de
hussard.
Camus lui adressa le premier la parole, et, d’une voix ferme, il le pria
de passer dans une chambre à côté pour entendre la notification du décret.
— Oh ! dit Dumouriez, je le connais d’avance, votre décret. Vous venez
me reprocher d’avoir été trop honnête homme en Belgique, d’avoir forcé
à rendre l’argenterie aux églises, de n’avoir pas voulu empoisonner un
pauvre peuple avec vos assignats. En vérité, vous, Camus, qui êtes un
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dévot, je suis étonné, je vous l’avoue, qu’un homme qui affiche autant de
religion que vous, qui restez des heures entières devant un crucifix pendu
dans votre chambre, vous veniez ici soutenir le vol des vases sacrés et des
objets de culte d’un peuple ami. Allez voir à Sainte-Gudule les hosties
foulées aux pieds, dispersées sur le pavé de l’église, les tabernacles, les
confessionnaux brisés, les tableaux en lambeaux ; trouvez un moyen de
justifier ces profanations, et voyez s’il y a un autre parti à prendre que de
restituer l’argenterie et de punir exemplairement les misérables qui ont
exécuté vos ordres.
» Si la Convention applaudit à de tels crimes, si elle ne les punit pas,
tant pis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez que s’il fal-
lait commettre un crime pour la sauver, je ne le commettrais pas. Les
crimes atroces que l’on s’est permis au nom de la France tournent contre
la France, et je la sers en cherchant à les effacer.
— Général, dit Camus, il ne nous appartient pas d’entendre votre justi-
fication, ni de répondre à vos prétendus griefs ; nous venons vous notifier
un décret de la Convention.
— Votre Convention, dit Dumouriez, voulez-vous que je vous dise ce
que c’est que votre Convention ? C’est la réunion de deux cents scélérats
et de cinq cents imbéciles. Je vais marcher sur elle, votre Convention, je
suis assez fort pour me battre devant et derrière. Il faut un roi à la France ;
peu m’importe qu’il s’appelle Louis ou Jacobus !
— Ou même Philippus, n’est-ce pas ? dit Bancal.
Dumouriez tressaillit. On venait de le frapper au cœur de ses projets.
— Pour la troisième fois, dit Camus, voulez-vous passer dans une
chambre à côté, pour entendre la notification du décret de la Conven-
tion ?
— Mes actions ont toujours été publiques, dit le général, elles le seront
jusqu’au bout. Un décret donné par sept cents personnes ne saurait être
un mystère. Mes camarades doivent être témoins de tout ce qui se passera
dans notre entrevue.
Mais alors Beurnonville s’avança :
— Ce n’est point un ordre que nous te donnons, dit-il, c’est une prière
que je te fais. Qu’un de ces messieurs t’accompagne, nous te l’accordons.
— Soit ! dit Dumouriez. Venez, Valence.
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CHAPITRE LIII
Le 2 juin
D
la trahison de Dumouriez fut avérée et où, en li-
vrant les commissaires de la Convention à l’ennemi, il eut mis le
comble à son crime, les girondins furent perdus et les deux mois
qui s’écoulèrent entre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu’une
longue agonie.
Jacques Mérey, que son vote à l’occasion de la mort du roi avait, bien
plus que l’ensemble de ses opinions, qui étaient jacobines, rangé parmi
les girondins, avait suivi leur fortune quoiqu’il vît bien qu’ils allassent au
gouffre.
La séance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible ; elle dura
trois jours, du 31 mai au 2 juin ; pendant trois jours, Henriot, l’homme
de la Commune, entoura la Convention de son artillerie ; pendant trois
jours, Paris soulevé autour des Tuileries cria : « Mort aux girondins ! » ;
pendant trois jours les tribunes dans la salle même se firent l’écho de ces
sanglantes vociférations.
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Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces séances terribles
où la Convention, se sentant opprimée et ne voulant pas voter sous le
couteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son président en
tête, pour se frayer un passage, et partout fut repoussée, au Carrousel
comme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes
qui surent si mal combattre et qui surent si bien mourir ; attendant sur
l’heure l’assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassins ni les
gendarmes ; car on avait voulu respecter l’enceinte de la Chambre, l’in-
violabilité du député ; s’élançant dans ces rues tumultueuses où la chasse
à l’homme allait commencer, parcourir la Normandie et la Bretagne, et
ne s’arrêter que dans les landes de Bordeaux, sur le cadavre de Pétion.
Au milieu du trouble qui régnait dans l’Assemblée, il sembla à Jacques
Mérey que Danton lui faisait signe de sortir.
Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte,
Danton aussi.
Il n’y avait plus de doute, Danton voulait lui parler.
Jacques Mérey descendit sans presser le pas, regardant fièrement tout
autour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l’arrêter si c’était
leur intention.
Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte était si grand que nul ne s’était
aperçu du mouvement qu’il avait fait.
Dans le corridor, il rencontra Danton.
— Fuis, lui dit-il, tu n’as pas un instant à perdre.
Et, lui donnant la main, il glissa un papier dans celle du docteur.
— Qu’est-ce que ce papier ? lui dit Jaques Mérey en le retenant.
— Ce que tu m’avais demandé, son adresse.
Jacques jeta un cri d’étonnement et de joie, se rapprocha d’un quin-
quet pour lire.
Pendant ce temps, Danton disparaissait.
Jacques déplia le papier et lut :
« Mademoiselle de Chazelay, Josephplatz, n° 11, Vienne. »
Il se fit alors et instantanément un changement ou plutôt un boule-
versement complet chez le docteur.
Son insouciance de la vie disparut comme par enchantement. Le coup
qui venait de le frapper, lui et ses compagnons, lui sembla un bienfait
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Table des matières
XXVII Kellermann 8
XXXV Jemmapes 73
220
Le docteur mystérieux II Chapitre LIII
XXXVI Le jugement 78
XXXVII L’exécution 86
XXXVIIIChez Danton 93
221
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