Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 1
Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 1
Alexandre Dumas-Le Comte de Monte Cristo 1
LE COMTE DE
MONTE-CRISTO
Tome I
ALEXANDRE DUMAS
LE COMTE DE
MONTE-CRISTO
Tome I
1845
ISBN—978-2-8247-0042-7
BIBEBOOK
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Fontes :
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— Christian Spremberg
— Manfred Klein
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Marseille. L’arrivée
L
24 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le
trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples.
Comme d’habitude, un pilote côtier partit aussitôt du port, rasa
le château d’If, et alla aborder le navire entre le cap de Morgion et l’île de
Rion.
Aussitôt, comme d’habitude encore, la plate-forme du fort Saint-Jean
s’était couverte de curieux ; car c’est toujours une grande affaire à Mar-
seille que l’arrivée d’un bâtiment, surtout quand ce bâtiment, comme le
Pharaon, a été construit, gréé, arrimé sur les chantiers de la vieille Phocée,
et appartient à un armateur de la ville.
Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avait heureusement franchi le
détroit que quelque secousse volcanique a creusé entre l’île de Calasa-
reigne et l’île de Jaros ; il avait doublé Pomègue, et il s’avançait sous ses
trois huniers, son grand foc et sa brigantine, mais si lentement et d’une al-
lure si triste, que les curieux, avec cet instinct qui pressent un malheur, se
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demandaient quel accident pouvait être arrivé à bord. Néanmoins les ex-
perts en navigation reconnaissaient que si un accident était arrivé, ce ne
pouvait être au bâtiment lui-même ; car il s’avançait dans toutes les condi-
tions d’un navire parfaitement gouverné : son ancre était en mouillage,
ses haubans de beaupré décrochés ; et près du pilote, qui s’apprêtait à di-
riger le Pharaon par l’étroite entrée du port de Marseille, était un jeune
homme au geste rapide et à l’œil actif, qui surveillait chaque mouvement
du navire et répétait chaque ordre du pilote.
La vague inquiétude qui planait sur la foule avait particulièrement
atteint un des spectateurs de l’esplanade de Saint-Jean, de sorte qu’il ne
put attendre l’entrée du bâtiment dans le port ; il sauta dans une petite
barque et ordonna de ramer au-devant du Pharaon, qu’il atteignit en face
de l’anse de la Réserve.
En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta son poste à côté du
pilote, et vint, le chapeau à la main, s’appuyer à la muraille du bâtiment.
C’était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, grand, svelte, avec de
beaux yeux noirs et des cheveux d’ébène ; il y avait dans toute sa personne
cet air calme et de résolution particulier aux hommes habitués depuis leur
enfance à lutter avec le danger.
« Ah ! c’est vous, Dantès ! cria l’homme à la barque ; qu’est-il donc
arrivé, et pourquoi cet air de tristesse répandu sur tout votre bord ?
— Un grand malheur, monsieur Morrel ! répondit le jeune homme, un
grand malheur, pour moi surtout : à la hauteur de Civita-Vecchia, nous
avons perdu ce brave capitaine Leclère.
— Et le chargement ? demanda vivement l’armateur.
— Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et je crois que vous serez
content sous ce rapport ; mais ce pauvre capitaine Leclère…
— Que lui est-il donc arrivé ? demanda l’armateur d’un air visiblement
soulagé ; que lui est-il donc arrivé, à ce brave capitaine ?
— Il est mort.
— Tombé à la mer ?
— Non, monsieur ; mort d’une fièvre cérébrale, au milieu d’horribles
souffrances. »
Puis, se retournant vers ses hommes :
« Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le mouillage ! »
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— Oui, oui, je sais que vous êtes un bon fils. Allez donc voir votre
père : j’ai un fils aussi, et j’en voudrais fort à celui qui, après un voyage
de trois mois, le retiendrait loin de moi.
— Alors, vous permettez ? dit le jeune homme en saluant.
— Oui, si vous n’avez rien de plus à me dire.
— Non.
— Le capitaine Leclère ne vous a pas, en mourant, donné une lettre
pour moi ?
— Il lui eût été impossible d’écrire, monsieur ; mais cela me rappelle
que j’aurai un congé de quinze jours à vous demander.
— Pour vous marier ?
— D’abord ; puis pour aller à Paris.
— Bon, bon ! vous prendrez le temps que vous voudrez, Dantès ; le
temps de décharger le bâtiment nous prendra bien six semaines, et nous
ne nous remettrons guère en mer avant trois mois… Seulement, dans trois
mois, il faudra que vous soyez là. Le Pharaon, continua l’armateur en frap-
pant sur l’épaule du jeune marin, ne pourrait pas repartir sans son capi-
taine.
— Sans son capitaine ! s’écria Dantès les yeux brillants de joie ; faites
bien attention à ce que vous dites là, monsieur, car vous venez de répondre
aux plus secrètes espérances de mon cœur. Votre intention serait-elle de
me nommer capitaine du Pharaon ?
— Si j’étais seul, je vous tendrais la main, mon cher Dantès, et je vous
dirais : « C’est fait. » Mais j’ai un associé, et vous savez le proverbe italien :
Che a compagne a padrone. Mais la moitié de la besogne est faite au moins,
puisque sur deux voix vous en avez déjà une. Rapportez-vous-en à moi
pour avoir l’autre, et je ferai de mon mieux.
— Oh ! monsieur Morrel, s’écria le jeune marin, saisissant, les larmes
aux yeux, les mains de l’armateur ; monsieur Morrel, je vous remercie, au
nom de mon père et de Mercédès.
— C’est bien, c’est bien, Edmond, il y a un Dieu au ciel pour les braves
gens, que diable ! Allez voir votre père, allez voir Mercédès, et revenez me
trouver après.
— Mais vous ne voulez pas que je vous ramène à terre ?
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CHAPITRE II
Le père et le fils
L
D, prises avec le génie de la haine, essayer
de souffler contre son camarade quelque maligne supposition à
l’oreille de l’armateur, et suivons Dantès, qui, après avoir par-
couru la Canebière dans toute sa longueur, prend la rue de Noailles, entre
dans une petite maison située du côté gauche des Allées de Meilhan,
monte vivement les quatre étages d’un escalier obscur, et, se retenant à
la rampe d’une main, comprimant de l’autre les battements de son cœur,
s’arrête devant une porte entrebâillée, qui laisse voir jusqu’au fond d’une
petite chambre.
Cette chambre était celle qu’habitait le père de Dantès.
La nouvelle de l’arrivée du Pharaon n’était pas encore parvenue au
vieillard, qui s’occupait, monté sur une chaise, à palissader d’une main
tremblante quelques capucines mêlées de clématites, qui montaient en
grimpant le long du treillage de sa fenêtre.
Tout à coup il se sentit prendre à bras-le-corps, et une voix bien
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— On n’est jamais quitte envers ceux qui nous ont obligés, dit Dantès,
car lorsqu’on ne leur doit plus l’argent, on leur doit la reconnaissance.
— À quoi bon parler de cela ! Ce qui est passé est passé. Parlons de
ton heureux retour, garçon. J’étais donc allé comme cela sur le port pour
rassortir du drap marron, lorsque je rencontrai l’ami Danglars.
« – Toi, à Marseille ?
« – Eh oui, tout de même, me répondit-il.
« – Je te croyais à Smyrne.
« – J’y pourrais être, car j’en reviens.
« – Et Edmond, où est-il donc, le petit ?
« – Mais chez son père, sans doute », répondit Danglars ; et alors je
suis venu, continua Caderousse, pour avoir le plaisir de serrer la main à
un ami.
— Ce bon Caderousse, dit le vieillard, il nous aime tant.
— Certainement que je vous aime, et que je vous estime encore, at-
tendu que les honnêtes gens sont rares ! Mais il paraît que tu deviens
riche, garçon ? » continua le tailleur en jetant un regard oblique sur la
poignée d’or et d’argent que Dantès avait déposée sur la table.
Le jeune homme remarqua l’éclair de convoitise qui illumina les yeux
noirs de son voisin.
« Eh ! mon Dieu ! dit-il négligemment, cet argent n’est point à moi ;
je manifestais au père la crainte qu’il n’eût manqué de quelque chose en
mon absence, et pour me rassurer, il a vidé sa bourse sur la table. Allons,
père, continua Dantès, remettez cet argent dans votre tirelire ; à moins
que le voisin Caderousse n’en ait besoin à son tour, auquel cas il est bien
à son service.
— Non pas, garçon, dit Caderousse, je n’ai besoin de rien, et Dieu merci
l’état nourrit son homme. Garde ton argent, garde : on n’en a jamais de
trop ; ce qui n’empêche pas que je ne te sois obligé de ton offre comme si
j’en profitais.
— C’était de bon cœur, dit Dantès.
— Je n’en doute pas. Eh bien, te voilà donc au mieux avec M. Morrel,
câlin que tu es ?
— M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonté pour moi, répondit Dan-
tès.
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Le père Pamphile venait de voir passer Dantès il n’y avait pas dix
minutes.
Certains que Dantès était aux Catalans, ils s’assirent sous le feuillage
naissant des platanes et des sycomores, dans les branches desquels une
bande joyeuse d’oiseaux chantaient un des premiers beaux jours de prin-
temps.
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CHAPITRE III
Les Catalans
A
de l’endroit où les deux amis, les regards à l’horizon et
l’oreille au guet, sablaient le vin pétillant de La Malgue, s’élevait,
derrière une butte nue et rongée par le soleil et le mistral, le
village des Catalans.
Un jour, une colonie mystérieuse partit de l’Espagne et vint aborder à
la langue de terre où elle est encore aujourd’hui. Elle arrivait on ne savait
d’où et parlait une langue inconnue. Un des chefs, qui entendait le proven-
çal, demanda à la commune de Marseille de leur donner ce promontoire
nu et aride, sur lequel ils venaient, comme les matelots antiques, de tirer
leurs bâtiments. La demande lui fut accordée, et trois mois après, autour
des douze ou quinze bâtiments qui avaient amené ces bohémiens de la
mer, un petit village s’élevait.
Ce village construit d’une façon bizarre et pittoresque, moitié maure,
moitié espagnol, est celui que l’on voit aujourd’hui habité par des descen-
dants de ces hommes, qui parlent la langue de leurs pères. Depuis trois ou
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quatre siècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petit promontoire, sur
lequel ils s’étaient abattus, pareils à une bande d’oiseaux de mer, sans se
mêler en rien à la population marseillaise, se mariant entre eux, et ayant
conservé les mœurs et le costume de leur mère patrie, comme ils en ont
conservé le langage.
Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers l’unique rue de ce petit
village, et entrent avec nous dans une de ces maisons auxquelles le so-
leil a donné, au-dehors, cette belle couleur feuille morte particulière aux
monuments du pays, et, au-dedans, une couche de badigeon, cette teinte
blanche qui forme le seul ornement des posadas espagnoles.
Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le jais, aux yeux ve-
loutés comme ceux de la gazelle, tenait debout, adossée à une cloison, et
froissait entre ses doigts effilés et d’un dessin antique une bruyère inno-
cente dont elle arrachait les fleurs, et dont les débris jonchaient déjà le
sol ; en outre, ses bras nus jusqu’au coude, ses bras brunis, mais qui sem-
blaient modelés sur ceux de la Vénus d’Arles, frémissaient d’une sorte
d’impatience fébrile, et elle frappait la terre de son pied souple et cambré,
de sorte que l’on entrevoyait la forme pure, fière et hardie de sa jambe,
emprisonnée dans un bas de coton rouge à coins gris et bleus.
À trois pas d’elle, assis sur une chaise qu’il balançait d’un mouvement
saccadé, appuyant son coude à un vieux meuble vermoulu, un grand gar-
çon de vingt à vingt-deux ans la regardait d’un air où se combattaient
l’inquiétude et le dépit ; ses yeux interrogeaient, mais le regard ferme et
fixe de la jeune fille dominait son interlocuteur.
« Voyons, Mercédès, disait le jeune homme, voici Pâques qui va reve-
nir, c’est le moment de faire une noce, répondez-moi !
— Je vous ai répondu cent fois, Fernand, et il faut en vérité que vous
soyez bien ennemi de vous-même pour m’interroger encore !
— Eh bien, répétez-le encore, je vous en supplie, répétez-le encore
pour que j’arrive à le croire. Dites-moi pour la centième fois que vous re-
fusez mon amour, qu’approuvait votre mère ; faites-moi bien comprendre
que vous vous jouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont
rien pour vous. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! avoir rêvé dix ans d’être votre
époux, Mercédès, et perdre cet espoir qui était le seul but de ma vie !
— Ce n’est pas moi du moins qui vous ai jamais encouragé dans cet
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espoir, Fernand, répondit Mercédès ; vous n’avez pas une seule coquette-
rie à me reprocher à votre égard. Je vous ai toujours dit : « Je vous aime
comme un frère, mais n’exigez jamais de moi autre chose que cette amitié
fraternelle, car mon cœur est à un autre. » Vous ai-je toujours dit cela,
Fernand ?
— Oui, je le sais bien, Mercédès, répondit le jeune homme ; oui, vous
vous êtes donné, vis-à-vis de moi, le cruel mérite de la franchise ; mais
oubliez-vous que c’est parmi les Catalans une loi sacrée de se marier entre
eux ?
— Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi, c’est une habi-
tude, voilà tout ; et, croyez-moi, n’invoquez pas cette habitude en votre
faveur. Vous êtes tombé à la conscription, Fernand ; la liberté qu’on vous
laisse, c’est une simple tolérance ; d’un moment à l’autre vous pouvez être
appelé sous les drapeaux. Une fois soldat, que ferez-vous de moi, c’est-à-
dire d’une pauvre fille orpheline, triste, sans fortune, possédant pour tout
bien une cabane presque en ruine, où pendent quelques filets usés, mi-
sérable héritage laissé par mon père à ma mère et par ma mère à moi ?
Depuis un an qu’elle est morte, songez donc, Fernand, que je vis presque
de la charité publique ! Quelquefois vous feignez que je vous suis utile,
et cela pour avoir le droit de partager votre pêche avec moi ; et j’accepte,
Fernand, parce que vous êtes le fils d’un frère de mon père, parce que
nous avons été élevés ensemble et plus encore parce que, par-dessus tout,
cela vous ferait trop de peine si je vous refusais. Mais je sens bien que ce
poisson que je vais vendre et dont je tire l’argent avec lequel j’achète le
chanvre que je file, je sens bien, Fernand, que c’est une charité.
— Et qu’importe, Mercédès, si, pauvre et isolée que vous êtes, vous
me convenez ainsi mieux que la fille du plus fier armateur ou du plus
riche banquier de Marseille ! À nous autres, que nous faut-il ? Une hon-
nête femme et une bonne ménagère. Où trouverais-je mieux que vous
sous ces deux rapports ?
— Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, on devient mau-
vaise ménagère et on ne peut répondre de rester honnête femme lorsqu’on
aime un autre homme que son mari. Contentez-vous de mon amitié, car,
je vous le répète, c’est tout ce que je puis vous promettre, et je ne promets
que ce que je suis sûre de pouvoir donner.
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attendez, Fernand : vous l’avez dit tout à l’heure, la mer est perfide, et il
y a déjà quatre mois qu’il est parti ; depuis quatre mois j’ai compté bien
des tempêtes ! »
Fernand demeura impassible ; il ne chercha pas à essuyer les larmes
qui roulaient sur les joues de Mercédès ; et cependant, pour chacune de
ces larmes, il eût donné un verre de son sang ; mais ces larmes coulaient
pour un autre.
Il se leva, fit un tour dans la cabane et revint, s’arrêta devant Mercédès,
l’œil sombre et les poings crispés.
« Voyons, Mercédès, dit-il, encore une fois répondez : est-ce bien ré-
solu ?
— J’aime Edmond Dantès, dit froidement la jeune fille, et nul autre
qu’Edmond ne sera mon époux.
— Et vous l’aimerez toujours ?
— Tant que je vivrai. »
Fernand baissa la tête comme un homme découragé, poussa un soupir
qui ressemblait à un gémissement ; puis tout à coup relevant le front, les
dents serrées et les narines entrouvertes :
« Mais s’il est mort ?
— S’il est mort, je mourrai.
— Mais s’il vous oublie ?
— Mercédès ! cria une voix joyeuse au-dehors de la maison, Mercédès !
— Ah ! s’écria la jeune fille en rougissant de joie et en bondissant
d’amour, tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée, puisque le voilà ! »
Et elle s’élança vers la porte, qu’elle ouvrit en s’écriant :
« À moi, Edmond ! me voici. »
Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière comme fait un voyageur
à la vue d’un serpent, et rencontrant sa chaise, il y retomba assis.
Edmond et Mercédès étaient dans les bras l’un de l’autre. Le soleil ar-
dent de Marseille, qui pénétrait à travers l’ouverture de la porte, les inon-
dait d’un flot de lumière. D’abord ils ne virent rien de ce qui les entourait.
Un immense bonheur les isolait du monde, et ils ne parlaient que par
ces mots entrecoupés qui sont les élans d’une joie si vive qu’ils semblent
l’expression de la douleur.
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quand on a des amis, c’est non seulement pour leur offrir un verre de vin,
mais encore pour les empêcher de boire trois ou quatre pintes d’eau. »
Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à un sanglot et laissa
tomber sa tête sur ses deux poignets, posés en croix sur la table.
« Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand, reprit Caderousse, enta-
mant l’entretien avec cette brutalité grossière des gens du peuple aux-
quels la curiosité fait oublier toute diplomatie ; eh bien, tu as l’air d’un
amant déconfit ! »
Et il accompagna cette plaisanterie d’un gros rire.
« Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé comme celui-là n’est pas
fait pour être malheureux en amour ; tu te moques, Caderousse.
— Non pas, reprit celui-ci ; écoute plutôt comme il soupire. Allons,
allons, Fernand, dit Caderousse, lève le nez et réponds-nous : ce n’est pas
aimable de ne pas répondre aux amis qui nous demandent des nouvelles
de notre santé.
— Ma santé va bien, dit Fernand crispant ses poings, mais sans lever
la tête.
— Ah ! vois-tu Danglars, dit Caderousse en faisant signe de l’œil à son
ami, voici la chose : Fernand, que tu vois, et qui est un bon et brave Ca-
talan, un des meilleurs pêcheurs de Marseille, est amoureux d’une belle
fille qu’on appelle Mercédès ; mais malheureusement il paraît que la belle
fille, de son côté, est amoureuse du second du Pharaon ; et, comme le Pha-
raonest entré aujourd’hui même dans le port, tu comprends ?
— Non, je ne comprends pas, dit Danglars.
— Le pauvre Fernand aura reçu son congé, continua Caderousse.
— Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête et regardant Cade-
rousse, en homme qui cherche quelqu’un sur qui faire tomber sa colère ;
Mercédès ne dépend de personne ? n’est-ce pas ? et elle est bien libre d’ai-
mer qui elle veut.
— Ah ! si tu le prends ainsi, dit Caderousse, c’est autre chose ! Moi, je
te croyais un Catalan ; et l’on m’avait dit que les Catalans n’étaient pas
hommes à se laisser supplanter par un rival ; on avait même ajouté que
Fernand surtout était terrible dans sa vengeance. »
Fernand sourit avec pitié.
« Un amoureux n’est jamais terrible, dit-il.
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ce n’est pas l’égoïsme seul qui me fait agir : il faut que j’aille à Paris.
— Ah ! vraiment ! à Paris : et c’est la première fois que vous y allez,
Dantès ?
— Oui.
— Vous y avez affaire ?
— Pas pour mon compte : une dernière commission de notre pauvre
capitaine Leclère à remplir ; vous comprenez, Danglars, c’est sacré. D’ailleurs,
soyez tranquille, je ne prendrai que le temps d’aller et revenir.
— Oui, oui, je comprends », dit tout haut Danglars.
Puis tout bas :
« À Paris, pour remettre à son adresse sans doute la lettre que le grand
maréchal lui a donnée. Pardieu ! cette lettre me fait pousser une idée, une
excellente idée ! Ah ! Dantès, mon ami, tu n’es pas encore couché au re-
gistre du Pharaon sous le numéro 1. »
Puis se retournant vers Edmond, qui s’éloignait déjà :
« Bon voyage ! lui cria-t-il.
— Merci », répondit Edmond en retournant la tête et en accompagnant
ce mouvement d’un geste amical.
Puis les deux amants continuèrent leur route, calmes et joyeux comme
deux élus qui montent au ciel.
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CHAPITRE IV
Complot
D
E et Mercédès des yeux jusqu’à ce que les
deux amants eussent disparu à l’un des angles du fort Saint-
Nicolas ; puis, se retournant alors, il aperçut Fernand, qui était
retombé pâle et frémissant sur sa chaise, tandis que Caderousse balbutiait
les paroles d’une chanson à boire.
« Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à Fernand, voilà un mariage
qui ne me paraît pas faire le bonheur de tout le monde !
— Il me désespère, dit Fernand.
— Vous aimiez donc Mercédès ?
— Je l’adorais !
— Depuis longtemps ?
— Depuis que nous nous connaissons, je l’ai toujours aimée.
— Et vous êtes là à vous arracher les cheveux, au lieu de chercher
remède à la chose ! Que diable ! je ne croyais pas que ce fût ainsi qu’agis-
saient les gens de votre nation.
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CHAPITRE V
Le repas de fiançailles
L
un beau jour. Le soleil se leva pur et brillant,
et les premiers rayons d’un rouge pourpre diaprèrent de leurs
rubis les pointes écumeuses des vagues.
Le repas avait été préparé au premier étage de cette même Réserve, avec la
tonnelle de laquelle nous avons déjà fait connaissance. C’était une grande
salle éclairée par cinq ou six fenêtres, au-dessus de chacune desquelles
(explique le phénomène qui pourra !) était écrit le nom d’une des grandes
villes de France.
Une balustrade en bois, comme le reste du bâtiment, régnait tout le
long de ces fenêtres.
Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dès onze heures du
matin, cette balustrade était chargée de promeneurs impatients. C’étaient
les marins privilégiés du Pharaon et quelques soldats, amis de Dantès.
Tous avaient, pour faire honneur aux fiancés, fait voir le jour à leurs plus
belles toilettes.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre V
Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les armateurs du Pha-
raon devaient honorer de leur présence le repas de noces de leur second ;
mais c’était de leur part un si grand honneur accordé à Dantès que per-
sonne n’osait encore y croire.
Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma à son
tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-même, et M. Morrel
lui avait dit qu’il viendrait dîner à la Réserve.
En effet, un instant après eux, M. Morrel fit à son tour son entrée dans
la chambre et fut salué par les matelots du Pharaon d’un hourra unanime
d’applaudissements. La présence de l’armateur était pour eux la confir-
mation du bruit qui courait déjà que Dantès serait nommé capitaine ; et
comme Dantès était fort aimé à bord, ces braves gens remerciaient ainsi
l’armateur de ce qu’une fois par hasard son choix était en harmonie avec
leurs désirs. À peine M. Morrel fut-il entré qu’on dépêcha unanimement
Danglars et Caderousse vers le fiancé : ils avaient mission de le prévenir
de l’arrivée du personnage important dont la vue avait produit une si vive
sensation, et de lui dire de se hâter.
Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ils n’eurent pas
fait cent pas, qu’à la hauteur du magasin à poudre ils aperçurent la petite
troupe qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles amies de Mer-
cédès et Catalanes comme elle, et qui accompagnaient la fiancée à laquelle
Edmond donnait le bras. Près de la future marchait le père Dantès, et der-
rière eux venait Fernand avec son mauvais sourire.
Ni Mercédès ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand.
Les pauvres enfants étaient si heureux qu’ils ne voyaient qu’eux seuls et
ce beau ciel pur qui les bénissait.
Danglars et Caderousse s’acquittèrent de leur mission d’ambassa-
deurs ; puis après avoir échangé une poignée de main bien vigoureuse
et bien amicale avec Edmond, ils allèrent, Danglars prendre place près
de Fernand, Caderousse se ranger aux côtés du père Dantès, centre de
l’attention générale.
Ce vieillard était vêtu de son bel habit de taffetas épinglé, orné de
larges boutons d’acier, taillés à facettes. Ses jambes grêles, mais ner-
veuses, s’épanouissaient dans de magnifiques bas de coton mouchetés,
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Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mer-
cédès en sortant des bras du vieillard.
Fernand, par un mouvement instinctif, recula sa chaise.
« C’est lui, dit à Danglars Caderousse, qui n’avait pas perdu de vue le
Catalan.
— Je ne crois pas, répondit Danglars, il était trop bête ; en tout cas,
que le coup retombe sur celui qui l’a fait.
— Tu ne me parles pas de celui qui l’a conseillé, dit Caderousse.
— Ah ! ma foi, dit Danglars, si l’on était responsable de tout ce que
l’on dit en l’air !
— Oui, lorsque ce que l’on dit en l’air retombe par la pointe. »
Pendant ce temps, les groupes commentaient l’arrestation de toutes
les manières.
« Et vous, Danglars, dit une voix, que pensez-vous de cet événement ?
— Moi, dit Danglars, je crois qu’il aura rapporté quelques ballots de
marchandises prohibées.
— Mais si c’était cela, vous devriez le savoir, Danglars, vous qui étiez
agent comptable.
— Oui, c’est vrai ; mais l’agent comptable ne connaît que les colis
qu’on lui déclare : je sais que nous sommes chargés de coton, voilà tout ;
que nous avons pris le chargement à Alexandrie, chez M. Pastret, et à
Smyrne, chez M. Pascal ; ne m’en demandez pas davantage.
— Oh ! je me rappelle maintenant, murmura le pauvre père, se ratta-
chant à ce débris, qu’il m’a dit hier qu’il avait pour moi une caisse de café
et une caisse de tabac.
— Voyez-vous, dit Danglars, c’est cela : en notre absence, la douane
aura fait une visite à bord du Pharaon, et elle aura découvert le pot aux
roses. »
Mercédès ne croyait point à tout cela ; car, comprimée jusqu’à ce mo-
ment, sa douleur éclata tout à coup en sanglots.
« Allons, allons, espoir ! dit, sans trop savoir ce qu’il disait, le père
Dantès.
— Espoir ! répéta Danglars.
— Espoir », essaya de murmurer Fernand.
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— Non, non, dit Caderousse. Oh ! quant à cela, j’en suis sûr ; je le vois
au coin de la tonnelle, tout froissé, tout roulé, et je voudrais même bien
qu’il fût encore où je le vois !
— Que veux-tu ? Fernand l’aura ramassé, Fernand l’aura copié ou fait
copier, Fernand n’aura peut-être même pas pris cette peine ; et, j’y pense…
mon Dieu ! il aura peut-être envoyé ma propre lettre ! Heureusement que
j’avais déguisé mon écriture.
— Mais tu savais donc que Dantès conspirait ?
— Moi, je ne savais rien au monde. Comme je l’ai dit, j’ai cru faire
une plaisanterie, pas autre chose. Il paraît que, comme Arlequin, j’ai dit
la vérité en riant.
— C’est égal, reprit Caderousse, je donnerais bien des choses pour que
toute cette affaire ne fût pas arrivée, ou du moins pour n’y être mêlé en
rien. Tu verras qu’elle nous portera malheur, Danglars !
— Si elle doit porter malheur à quelqu’un, c’est au vrai coupable, et
le vrai coupable c’est Fernand et non pas nous. Quel malheur veux-tu
qu’il nous arrive à nous ? Nous n’avons qu’à nous tenir tranquilles, sans
souffler le mot de tout cela, et l’orage passera sans que le tonnerre tombe.
— Amen ! dit Caderousse en faisant un signe d’adieu à Danglars et en
se dirigeant vers les allées de Meilhan, tout en secouant la tête et en se
parlant à lui-même, comme ont l’habitude de faire les gens fort préoccu-
pés.
— Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais pré-
vue : me voilà capitaine par intérim, et si cet imbécile de Caderousse peut
se taire, capitaine tout de bon. Il n’y a donc que le cas où la justice re-
lâcherait Dantès ? Oh ! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la
justice, et je m’en rapporte à elle. »
Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant l’ordre au batelier de
le conduire à bord du Pharaon, où l’armateur, on se le rappelle, lui avait
donné rendez-vous.
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CHAPITRE VI
Le substitut du procureur du
roi
R
GC, en face de la fontaine des Méduses, dans
une de ces vieilles maisons à l’architecture aristocratique bâties
par Puget, on célébrait aussi le même jour, à la même heure, un
repas de fiançailles.
Seulement, au lieu que les acteurs de cette autre scène fussent des
gens du peuple, des matelots et des soldats, ils appartenaient à la tête de
la société marseillaise. C’étaient d’anciens magistrats qui avaient donné la
démission de leur charge sous l’usurpateur ; de vieux officiers qui avaient
déserté nos rangs pour passer dans ceux de l’armée de Condé ; des jeunes
gens élevés par leur famille encore mal rassurée sur leur existence, malgré
les quatre ou cinq remplaçants qu’elle avait payés, dans la haine de cet
homme dont cinq ans d’exil devaient faire un martyr, et quinze ans de
Restauration un dieu.
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le toast ; ces enfants vont s’épouser, et tout naturellement ils ont à parler
d’autre chose que de politique.
— Je vous demande pardon, ma mère, dit une jeune et belle personne
aux blonds cheveux, à l’œil de velours nageant dans un fluide nacré ; je
vous rends M. de Villefort, que j’avais accaparé pour un instant. Monsieur
de Villefort, ma mère vous parle.
— Je me tiens prêt à répondre à madame si elle veut bien renouveler
sa question que j’ai mal entendue, dit M. de Villefort.
— On vous pardonne, Renée, dit la marquise avec un sourire de ten-
dresse qu’on était étonné de voir fleurir sur cette sèche figure ; mais le
cœur de la femme est ainsi fait, que si aride qu’il devienne au souffle des
préjugés et aux exigences de l’étiquette, il y a toujours un coin fertile et
riant : c’est celui que Dieu a consacré à l’amour maternel. On vous par-
donne… Maintenant je disais, Villefort, que les bonapartistes n’avaient ni
notre conviction, ni notre enthousiasme, ni notre dévouement.
— Oh ! madame, ils ont du moins quelque chose qui remplace tout
cela : c’est le fanatisme. Napoléon est le Mahomet de l’Occident ; c’est
pour tous ces hommes vulgaires, mais aux ambitions suprêmes, non
seulement un législateur et un maître, mais encore c’est un type, le type
de l’égalité.
— De l’égalité ! s’écria la marquise. Napoléon, le type de l’égalité ! et
que ferez-vous donc de M. de Robespierre ? Il me semble que vous lui
volez sa place pour la donner au Corse ; c’est cependant bien assez d’une
usurpation, ce me semble.
— Non, madame, dit Villefort, je laisse chacun sur son piédestal : Ro-
bespierre, place Louis XV, sur son échafaud ; Napoléon, place Vendôme,
sur sa colonne ; seulement l’un a fait de l’égalité qui abaisse, et l’autre
de l’égalité qui élève ; l’un a ramené les rois au niveau de la guillotine,
l’autre a élevé le peuple au niveau du trône. Cela ne veut pas dire, ajouta
Villefort en riant, que tous deux ne soient pas d’infâmes révolutionnaires,
et que le 9 thermidor et le 4 avril 1814 ne soient pas deux jours heureux
pour la France, et dignes d’être également fêtés par les amis de l’ordre
et de la monarchie ; mais cela explique aussi comment, tout tombé qu’il
est pour ne se relever jamais, je l’espère, Napoléon a conservé ses séides.
Que voulez-vous, marquise ? Cromwell, qui n’était que la moitié de tout
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Le roi règne ou ne règne pas : s’il règne, son gouvernement doit être fort
et ses agents inflexibles ; c’est le moyen de prévenir le mal.
— Malheureusement, madame, dit en souriant Villefort, un substitut
du procureur du roi arrive toujours quand le mal est fait.
— Alors, c’est à lui de le réparer.
— Je pourrais vous dire encore, madame, que nous ne réparons pas le
mal, mais que nous le vengeons : voilà tout.
— Oh ! monsieur de Villefort, dit une jeune et jolie personne, fille du
comte de Salvieux et amie de Mˡˡᵉ de Saint-Méran, tâchez donc d’avoir
un beau procès, tandis que nous serons à Marseille. Je n’ai jamais vu une
cour d’assises, et l’on dit que c’est fort curieux.
— Fort curieux, en effet, mademoiselle, dit le substitut ; car au lieu
d’une tragédie factice, c’est un drame véritable ; au lieu de douleurs jouées
ce sont des douleurs réelles. Cet homme qu’on voit là, au lieu, la toile
baissée, de rentrer chez lui, de souper en famille et de se coucher tran-
quillement pour recommencer le lendemain, rentre dans la prison où il
trouve le bourreau. Vous voyez bien que, pour les personnes nerveuses
qui cherchent les émotions, il n’y a pas de spectacle qui vaille celui-là.
Soyez tranquille, mademoiselle, si la circonstance se présente, je vous le
procurerai.
— Il nous fait frissonner… et il rit ! dit Renée toute pâlissante.
— Que voulez-vous… c’est un duel… J’ai déjà requis cinq ou six fois la
peine de mort contre des accusés politiques ou autres… Eh bien, qui sait
combien de poignards à cette heure s’aiguisent dans l’ombre, ou sont déjà
dirigés contre moi ?
— Oh ! mon Dieu ! dit Renée en s’assombrissant de plus en plus,
parlez-vous donc sérieusement, monsieur de Villefort ?
— On ne peut plus sérieusement, mademoiselle, reprit le jeune magis-
trat, le sourire sur les lèvres. Et avec ces beaux procès que désire made-
moiselle pour satisfaire sa curiosité, et que je désire, moi, pour satisfaire
mon ambition, la situation ne fera que s’aggraver. Tous ces soldats de
Napoléon, habitués à aller en aveugles à l’ennemi, croyez-vous qu’ils ré-
fléchissent en brûlant une cartouche ou en marchant à la baïonnette ? Eh
bien, réfléchiront-ils davantage pour tuer un homme qu’ils croient leur
ennemi personnel, que pour tuer un Russe, un Autrichien ou un Hon-
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grois qu’ils n’ont jamais vu ? D’ailleurs il faut cela, voyez-vous ; sans quoi
notre métier n’aurait point d’excuse. Moi-même, quand je vois luire dans
l’œil de l’accusé l’éclair lumineux de la rage, je me sens tout encouragé,
je m’exalte : ce n’est plus un procès, c’est un combat ; je lutte contre lui, il
riposte, je redouble, et le combat finit, comme tous les combats, par une
victoire ou une défaite. Voilà ce que c’est que de plaider ! c’est le danger
qui fait l’éloquence. Un accusé qui me sourirait après ma réplique me fe-
rait croire que j’ai parlé mal, que ce que j’ai dit est pâle, sans vigueur,
insuffisant. Songez donc à la sensation d’orgueil qu’éprouve un procu-
reur du roi, convaincu de la culpabilité de l’accusé, lorsqu’il voit blêmir
et s’incliner son coupable sous le poids des preuves et sous les foudres de
son éloquence ! Cette tête se baisse, elle tombera. »
Renée jeta un léger cri.
« Voilà qui est parler, dit un des convives.
— Voilà l’homme qu’il faut dans des temps comme les nôtres ! dit un
second.
— Aussi, dit un troisième, dans votre dernière affaire vous avez été
superbe, mon cher Villefort. Vous savez, cet homme qui avait assassiné
son père ; eh bien, littéralement, vous l’aviez tué avant que le bourreau y
touchât.
— Oh ! pour les parricides, dit Renée, oh ! peu m’importe, il n’y a pas de
supplice assez grand pour de pareils hommes ; mais pour les malheureux
accusés politiques !…
— Mais c’est pire encore, Renée, car le roi est le père de la nation, et
vouloir renverser ou tuer le roi, c’est vouloir tuer le père de trente-deux
millions d’hommes.
— Oh ! c’est égal, monsieur de Villefort, dit Renée, vous me promettez
d’avoir de l’indulgence pour ceux que je vous recommanderai ?
— Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus charmant sourire, nous
ferons ensemble mes réquisitoires.
— Ma chère, dit la marquise, mêlez-vous de vos colibris, de vos épa-
gneuls et de vos chiffons, et laissez votre futur époux faire son état. Au-
jourd’hui, les armes se reposent et la robe est en crédit ; il y a là-dessus
un mot latin d’une grande profondeur.
— Cedant arma togae, dit en s’inclinant Villefort.
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CHAPITRE VII
L’interrogatoire
A
Villefort fut-il hors de la salle à manger qu’il quitta son
masque joyeux pour prendre l’air grave d’un homme appelé à
cette suprême fonction de prononcer sur la vie de son semblable.
Or, malgré la mobilité de sa physionomie, mobilité que le substitut avait,
comme doit faire un habile acteur, plus d’une fois étudiée devant sa glace,
ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil et d’assom-
brir ses traits. En effet, à part le souvenir de cette ligne politique suivie par
son père, et qui pouvait, s’il ne s’en éloignait complètement, faire dévier
son avenir, Gérard de Villefort était en ce moment aussi heureux qu’il est
donné à un homme de le devenir ; déjà riche par lui-même, il occupait
à vingt-sept ans une place élevée dans la magistrature, il épousait une
jeune et belle personne qu’il aimait, non pas passionnément, mais avec
raison, comme un substitut du procureur du roi peut aimer, et outre sa
beauté, qui était remarquable, Mˡˡᵉ de Saint-Méran, sa fiancée, apparte-
nait à une des familles les mieux en cour de l’époque ; et outre l’influence
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rapide et plus imprévu ; il retomba sur son fauteuil, d’où il s’était levé à
demi pour atteindre la liasse de papiers saisis sur Dantès, et, la feuille-
tant précipitamment, il en tira la lettre fatale sur laquelle il jeta un regard
empreint d’une indicible terreur.
« M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, murmura-t-il en pâlissant de plus
en plus.
— Oui, monsieur, répondit Dantès étonné, le connaissez-vous ?
— Non, répondit vivement Villefort : un fidèle serviteur du roi ne
connaît pas les conspirateurs.
— Il s’agit donc d’une conspiration ? demanda Dantès, qui commen-
çait, après s’être cru libre, à reprendre une terreur plus grande que la
première. En tout cas, monsieur, je vous l’ai dit, j’ignorais complètement
le contenu de la dépêche dont j’étais porteur.
— Oui, reprit Villefort d’une voix sourde ; mais vous savez le nom de
celui à qui elle était adressée !
— Pour la lui remettre à lui-même, monsieur, il fallait bien que je le
susse.
— Et vous n’avez montré cette lettre à personne ? dit Villefort tout en
lisant et en pâlissant, à mesure qu’il lisait.
— À personne, monsieur, sur l’honneur !
— Tout le monde ignore que vous étiez porteur d’une lettre venant de
l’île d’Elbe et adressée à M. Noirtier ?
— Tout le monde, monsieur, excepté celui qui me l’a remise.
— C’est trop, c’est encore trop ! » murmura Villefort.
Le front de Villefort s’obscurcissait de plus en plus à mesure qu’il
avançait vers la fin ; ses lèvres blanches, ses mains tremblantes, ses yeux
ardents faisaient passer dans l’esprit de Dantès les plus douloureuses ap-
préhensions.
Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa tête dans ses mains, et
demeura un instant accablé.
« Ô mon Dieu ! qu’y a-t-il donc, monsieur ? » demanda timidement
Dantès.
Villefort ne répondit pas ; mais au bout de quelques instants, il releva
sa tête pâle et décomposée, et relut une seconde fois la lettre.
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« Et vous dites que vous ne savez pas ce que contenait cette lettre ?
reprit Villefort.
— Sur l’honneur, je le répète, monsieur, dit Dantès, je l’ignore.
Mais qu’avez-vous vous-même, mon Dieu ! vous allez vous trouver mal ;
voulez-vous que je sonne, voulez-vous que j’appelle ?
— Non, monsieur, dit Villefort en se levant vivement, ne bougez pas,
ne dites pas un mot : c’est à moi à donner des ordres ici, et non pas à vous.
— Monsieur, dit Dantès blessé, c’était pour venir à votre aide, voilà
tout.
— Je n’ai besoin de rien ; un éblouissement passager, voilà tout :
occupez-vous de vous et non de moi, répondez. »
Dantès attendit l’interrogatoire qu’annonçait cette demande, mais in-
utilement : Villefort retomba sur son fauteuil, passa une main glacée sur
son front ruisselant de sueur, et pour la troisième fois se mit à relire la
lettre.
« Oh ! s’il sait ce que contient cette lettre, murmura-t-il, et qu’il ap-
prenne jamais que Noirtier est le père de Villefort, je suis perdu, perdu à
jamais ! »
Et de temps en temps il regardait Edmond, comme si son regard eût
pu briser cette barrière invisible qui enferme dans le cœur les secrets que
garde la bouche.
« Oh ! n’en doutons plus ! s’écria-t-il tout à coup.
— Mais, au nom du Ciel, monsieur ! s’écria le malheureux jeune
homme, si vous doutez de moi, si vous me soupçonnez, interrogez-moi,
et je suis prêt à vous répondre. »
Villefort fit sur lui-même un effort violent, et d’un ton qu’il voulait
rendre assuré :
« Monsieur, dit-il, les charges les plus graves résultent pour vous de
votre interrogatoire, je ne suis donc pas le maître, comme je l’avais es-
péré d’abord, de vous rendre à l’instant même la liberté ; je dois, avant de
prendre une pareille mesure, consulter le juge d’instruction. En attendant,
vous avez vu de quelle façon j’en ai agi envers vous.
— Oh ! oui, monsieur, s’écria Dantès, et je vous remercie, car vous avez
été pour moi bien plutôt un ami qu’un juge.
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Villefort sonna.
Le commissaire de police entra.
Villefort s’approcha de l’officier public et lui dit quelques mots à
l’oreille ; le commissaire répondit par un simple signe de tête.
« Suivez monsieur », dit Villefort à Dantès.
Dantès s’inclina, jeta un dernier regard de reconnaissance à Villefort
et sortit.
À peine la porte fut-elle refermée derrière lui que les forces man-
quèrent à Villefort, et qu’il tomba presque évanoui sur un fauteuil.
Puis, au bout d’un instant :
« Ô mon Dieu ! murmura-t-il, à quoi tiennent la vie et la fortune !…
Si le procureur du roi eût été à Marseille, si le juge d’instruction eût été
appelé au lieu de moi, j’étais perdu ; et ce papier, ce papier maudit me pré-
cipitait dans l’abîme. Ah ! mon père, mon père, serez-vous donc toujours
un obstacle à mon bonheur en ce monde, et dois-je lutter éternellement
avec votre passé ! »
Puis, tout à coup, une lueur inattendue parut passer par son esprit et
illumina son visage ; un sourire se dessina sur sa bouche encore crispée,
ses yeux hagards devinrent fixes et parurent s’arrêter sur une pensée.
« C’est cela, dit-il ; oui, cette lettre qui devait me perdre fera ma for-
tune peut-être. Allons, Villefort, à l’œuvre ! »
Et après s’être assuré que le prévenu n’était plus dans l’antichambre,
le substitut du procureur du roi sortit à son tour, et s’achemina vivement
vers la maison de sa fiancée.
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CHAPITRE VIII
Le château d’If
E
’, le commissaire de police fit un
signe à deux gendarmes, lesquels se placèrent, l’un à droite
l’autre à gauche de Dantès ; on ouvrit une porte qui communi-
quait de l’appartement du procureur du roi au palais de justice, on suivit
quelque temps un de ces grands corridors sombres qui font frissonner
ceux-là qui y passent, quand même ils n’ont aucun motif de frissonner.
De même que l’appartement de Villefort communiquait au palais de
justice, le palais de justice communiquait à la prison, sombre monument
accolé au palais et que regarde curieusement, de toutes ses ouvertures
béantes, le clocher des Accoules qui se dresse devant lui.
Après nombre de détours dans le corridor qu’il suivait, Dantès vit
s’ouvrir une porte avec un guichet de fer ; le commissaire de police frappa,
avec un marteau de fer, trois coups qui retentirent, pour Dantès, comme
s’ils étaient frappés sur son cœur ; la porte s’ouvrit, les deux gendarmes
poussèrent légèrement leur prisonnier, qui hésitait encore. Dantès fran-
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Une voiture attendait à la porte de la rue, le cocher était sur son siège,
un exempt était assis près du cocher.
« Est-ce donc pour moi que cette voiture est là ? demanda Dantès.
— C’est pour vous, répondit un des gendarmes, montez. »
Dantès voulut faire quelques observations, mais la portière s’ouvrit, il
sentit qu’on le poussait ; il n’avait ni la possibilité ni même l’intention de
faire résistance, il se trouva en un instant assis au fond de la voiture, entre
deux gendarmes ; les deux autres s’assirent sur la banquette de devant, et
la pesante machine se mit à rouler avec un bruit sinistre.
Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures, elles étaient grillées : il
n’avait fait que changer de prison ; seulement celle-là roulait, et le trans-
portait en roulant vers un but ignoré. À travers les barreaux serrés à pou-
voir à peine y passer la main, Dantès reconnut cependant qu’on longeait
la rue Caisserie, et que par la rue Saint-Laurent et la rue Taramis on des-
cendait vers le quai.
Bientôt, il vit, à travers ses barreaux, à lui, et les barreaux du monu-
ment près duquel il se trouvait, briller les lumières de la Consigne.
La voiture s’arrêta, l’exempt descendit, s’approcha du corps de garde ;
une douzaine de soldats en sortirent et se mirent en haie ; Dantès voyait,
à la lueur des réverbères du quai, reluire leurs fusils.
« Serait-ce pour moi, se demanda-t-il, que l’on déploie une pareille
force militaire ? »
L’exempt, en ouvrant la portière qui fermait à clef quoique sans pro-
noncer une seule parole répondit à cette question, car Dantès vit, entre les
deux haies de soldats, un chemin ménagé pour lui de la voiture au port.
Les deux gendarmes qui étaient assis sur la banquette de devant des-
cendirent les premiers, puis on le fit descendre à son tour, puis ceux qui
se tenaient à ses côtés le suivirent. On marcha vers un canot qu’un ma-
rinier de la douane maintenait près du quai par une chaîne. Les soldats
regardèrent passer Dantès d’un air de curiosité hébétée. En un instant,
il fut installé à la poupe du bateau, toujours entre ces quatre gendarmes,
tandis que l’exempt se tenait à la proue. Une violente secousse éloigna le
bateau du bord, quatre rameurs nagèrent vigoureusement vers le Pilon. À
un cri poussé de la barque, la chaîne qui ferme le port s’abaissa, et Dantès
se trouva dans ce qu’on appelle le Frioul, c’est-à-dire hors du port.
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— Mais la consigne ?
— La consigne ne vous défend pas de m’apprendre ce que je saurai
dans dix minutes, dans une demi-heure, dans une heure peut-être. Seule-
ment vous m’épargnez d’ici là des siècles d’incertitude. Je vous le de-
mande, comme si vous étiez mon ami, regardez : je ne veux ni me révolter
ni fuir ; d’ailleurs je ne le puis : où allons-nous ?
— À moins que vous n’ayez un bandeau sur les yeux, ou que vous ne
soyez jamais sorti du port de Marseille, vous devez cependant deviner où
vous allez ?
— Non.
— Regardez autour de vous alors. »
Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où paraissait
se diriger le bateau, et à cent toises devant lui il vit s’élever la roche noire
et ardue sur laquelle monte, comme une superfétation du silex, le sombre
château d’If.
Cette forme étrange, cette prison autour de laquelle règne une si pro-
fonde terreur, cette forteresse qui fait vivre depuis trois cents ans Mar-
seille de ses lugubres traditions, apparaissant ainsi tout à coup à Dantès
qui ne songeait point à elle, lui fit l’effet que fait au condamné à mort
l’aspect de l’échafaud.
« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, le château d’If ! et qu’allons-nous faire
là ? »
Le gendarme sourit.
« Mais on ne me mène pas là pour être emprisonné ? continua Dan-
tès. Le château d’If est une prison d’État, destinée seulement aux grands
coupable politiques. Je n’ai commis aucun crime. Est-ce qu’il y a des juges
d’instruction, des magistrats quelconque au château d’If ?
— Il n’y a, je suppose, dit le gendarme, qu’un gouverneur, des geôliers,
une garnison et de bons murs. Allons, allons, l’ami, ne faites pas tant
l’étonné ; car, en vérité, vous me feriez croire que vous reconnaissez ma
complaisance en vous moquant de moi. »
Dantès serra la main du gendarme à la lui briser.
« Vous prétendez donc, dit-il, que l’on me conduit au château d’If pour
m’y emprisonner ?
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En effet, ses gardiens, qui le tenaient à la fois par les bras et par le collet
de son habit, le forcèrent de se relever, le contraignirent à descendre à
terre, et le traînèrent vers les degrés qui montent à la porte de la citadelle,
tandis que l’exempt, armé d’un mousqueton à baïonnette, le suivait par-
derrière.
Dantès, au reste, ne fit point une résistance inutile ; sa lenteur venait
plutôt d’inertie que d’opposition ; il était étourdi et chancelant comme un
homme ivre. Il vit de nouveau des soldats qui s’échelonnaient sur les talus
rapide, il sentit des escaliers qui le forçaient de lever les pieds, il s’aperçut
qu’il passait sous une porte et que cette porte se refermait derrière lui,
mais tout cela machinalement, comme à travers un brouillard, sans rien
distinguer de positif. Il ne voyait même plus la mer, cette immense douleur
des prisonniers, qui regardent l’espace avec le sentiment terrible qu’ils
sont impuissants à le franchir.
Il y eut une halte d’un moment, pendant laquelle il essaya de recueillir
ses esprits. Il regarda autour de lui : il était dans une cour carrée, formée
par quatre hautes murailles ; on entendait le pas lent et régulier des sen-
tinelles ; et chaque fois qu’elles passaient devant deux ou trois reflets que
projetait sur les murailles la lueur de deux ou trois lumières qui brillaient
dans l’intérieur du château, on voyait scintiller le canon de leurs fusils.
On attendit là dix minutes à peu près ; certains que Dantès ne pouvait
plus fuir, les gendarmes l’avaient lâché. On semblait attendre des ordres,
ces ordres arrivèrent.
« Où est le prisonnier ? demanda une voix.
— Le voici, répondirent les gendarmes.
— Qu’il me suive, je vais le conduire à son logement.
— Allez », dirent les gendarmes en poussant Dantès.
Le prisonnier suivit son conducteur, qui le conduisit effectivement
dans une salle presque souterraine, dont les murailles nues et suantes
semblaient imprégnées d’une vapeur de larmes. Une espèce de lampion
posé sur un escabeau, et dont la mèche nageait dans une graisse fétide,
illuminait les parois lustrées de cet affreux séjour, et montrait à Dantès
son conducteur, espèce de geôlier subalterne, mal vêtu et de basse mine.
« Voici votre chambre pour cette nuit, dit-il ; il est tard, et M. le gouver-
neur est couché. Demain, quand il se réveillera et qu’il aura pris connais-
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sance des ordres qui vous concernent, peut-être vous changera-t-il de do-
micile ; en attendant, voici du pain, il y a de l’eau dans cette cruche, de
la paille là-bas dans un coin : c’est tout ce qu’un prisonnier peut désirer.
Bonsoir. »
Et avant que Dantès eût songé à ouvrir la bouche pour lui répondre,
avant qu’il eût remarqué où le geôlier posait ce pain, avant qu’il se fût
rendu compte de l’endroit où gisait cette cruche, avant qu’il eût tourné
les yeux vers le coin où l’attendait cette paille destinée à lui servir de lit, le
geôlier avait pris le lampion, et, refermant la porte, enlevé au prisonnier
ce reflet blafard qui lui avait montré, comme à la lueur d’un éclair, les
murs ruisselants de sa prison.
Alors il se trouva seul dans les ténèbres et dans le silence, aussi muet
et aussi sombre que ces voûtes dont il sentait le froid glacial s’abaisser sur
son front brûlant.
Quand les premiers rayons du jour eurent ramené un peu de clarté
dans cet antre, le geôlier revint avec ordre de laisser le prisonnier où
il était. Dantès n’avait point changé de place. Une main de fer semblait
l’avoir cloué à l’endroit même où la veille il s’était arrêté : seulement son
œil profond se cachait sous une enflure causée par la vapeur humide de
ses larmes. Il était immobile et regardait la terre.
Il avait ainsi passé toute la nuit debout, et sans dormir un instant.
Le geôlier s’approcha de lui, tourna autour de lui, mais Dantès ne
parut pas le voir.
Il lui frappa sur l’épaule, Dantès tressaillit et secoua la tête.
« N’avez-vous donc pas dormi, demanda le geôlier.
— Je ne sais pas », répondit Dantès.
Le geôlier le regarda avec étonnement.
« N’avez-vous pas faim ? continua-t-il.
— Je ne sais pas, répondit encore Dantès.
— Voulez-vous quelque chose ?
— Je voudrais voir le gouverneur. »
Le geôlier haussa les épaules et sortit.
Dantès le suivit des yeux, tendit les mains vers la porte entrouverte,
mais la porte se referma.
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CHAPITRE IX
V
, l’avons dit, avait repris le chemin de la
place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison de Mᵐᵉ de
Saint-Méran, il trouva les convives qu’il avait laissés à table pas-
sés au salon en prenant le café..
Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée par tout le
reste de la société. Aussi fut-il accueilli par une exclamation générale :
« Eh bien, trancheur de têtes, soutien de l’État, Brutus royaliste !
s’écria l’un, qu’y a-t-il ? voyons !
— Eh bien, sommes-nous menacés d’un nouveau régime de la Ter-
reur ? demanda l’autre.
— L’ogre de Corse serait-il sorti de sa caverne ? demanda un troisième.
— Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa future belle-
mère, je viens vous prier de m’excuser si je suis forcé de vous quitter
ainsi… Monsieur le marquis, pourrais-je avoir l’honneur de vous dire
deux mots en particulier ?
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— Pour le roi.
— Pour le roi ?
— Oui.
— Mais je n’ose prendre sur moi d’écrire ainsi à Sa Majesté.
— Aussi, n’est-ce point à vous que je la demande, mais je vous charge
de la demander à M. de Salvieux. Il faut qu’il me donne une lettre à l’aide
de laquelle je puisse pénétrer près de Sa Majesté, sans être soumis à toutes
les formalités de demande d’audience, qui peuvent me faire perdre un
temps précieux.
— Mais n’avez-vous pas le garde des Sceaux, qui a ses grandes en-
trées aux Tuileries, et par l’intermédiaire duquel vous pouvez jour et nuit
parvenir jusqu’au roi ?
— Oui, sans doute, mais il est inutile que je partage avec un autre le
mérite de la nouvelle que je porte. Comprenez-vous ? le garde des Sceaux
me reléguerait tout naturellement au second rang et m’enlèverait tout le
bénéfice de la chose. Je ne vous dis qu’une chose, marquis : ma carrière
est assurée si j’arrive le premier aux Tuileries, car j’aurai rendu au roi un
service qu’il ne lui sera pas permis d’oublier.
— En ce cas, mon cher, allez faire vos paquets ; moi, j’appelle de Sal-
vieux, et je lui fais écrire la lettre qui doit vous servir de laissez-passer.
— Bien, ne perdez pas de temps, car dans un quart d’heure il faut que
je sois en chaise de poste.
— Faites arrêter votre voiture devant la porte.
— Sans aucun doute ; vous m’excuserez auprès de la marquise, n’est-
ce pas ? auprès de Mˡˡᵉ de Saint-Méran, que je quitte, dans un pareil jour,
avec un bien profond regret.
— Vous les trouverez toutes deux dans mon cabinet, et vous pourrez
leur faire vos adieux.
— Merci cent fois ; occupez-vous de ma lettre. »
Le marquis sonna ; un laquais parut.
« Dites au comte de Salvieux que je l’attends… Allez, maintenant,
continua le marquis s’adressant à Villefort.
— Bon, je ne fais qu’aller et venir. »
Et Villefort sortit tout courant ; mais à la porte il songea qu’un substi-
tut du procureur du roi qui serait vu marchant à pas précipités risquerait
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre IX
de troubler le repos de toute une ville ; il reprit donc son allure ordinaire,
qui était toute magistrale.
À sa porte, il aperçut dans l’ombre comme un blanc fantôme qui l’at-
tendait debout et immobile.
C’était la belle fille catalane, qui, n’ayant pas de nouvelles d’Edmond,
s’était échappée à la nuit tombante du Pharo pour venir savoir elle-même
la cause de l’arrestation de son amant.
À l’approche de Villefort, elle se détacha de la muraille contre laquelle
elle était appuyée et vint lui barrer le chemin. Dantès avait parlé au sub-
stitut de sa fiancée, et Mercédès n’eut point besoin de se nommer pour
que Villefort la reconnût. Il fut surpris de la beauté et de la dignité de
cette femme, et lorsqu’elle lui demanda ce qu’était devenu son amant, il
lui sembla que c’était lui l’accusé, et que c’était elle le juge.
« L’homme dont vous parlez, dit brusquement Villefort, est un grand
coupable, et je ne puis rien faire pour lui, mademoiselle. »
Mercédès laissa échapper un sanglot, et, comme Villefort essayait de
passer outre, elle l’arrêta une seconde fois.
« Mais où est-il du moins, demanda-t-elle, que je puisse m’informer
s’il est mort ou vivant ?
— Je ne sais, il ne m’appartient plus », répondit Villefort.
Et, gêné par ce regard fin et cette suppliante attitude, il repoussa Mer-
cédès et rentra, refermant vivement la porte, comme pour laisser dehors
cette douleur qu’on lui apportait.
Mais la douleur ne se laisse pas repousser ainsi. Comme le trait mor-
tel dont parle Virgile, l’homme blessé l’emporte avec lui. Villefort rentra,
referma la porte, mais arrivé dans son salon les jambes lui manquèrent
à son tour ; il poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et se laissa
tomber dans un fauteuil.
Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier germe d’un ulcère
mortel. Cet homme qu’il sacrifiait à son ambition, cet innocent qui payait
pour son père coupable, lui apparut pâle et menaçant, donnant la main à
sa fiancée, pâle comme lui, et traînant après lui le remords, non pas celui
qui fait bondir le malade comme les furieux de la fatalité antique, mais ce
tintement sourd et douloureux qui, à de certains moments, frappe sur le
cœur et le meurtrit au souvenir d’une action passée, meurtrissure dont les
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sur les épaules, il sortit, s’élança en voiture, et ordonna d’une voix brève
de toucher rue du Grand-Cours, chez M. de Saint-Méran.
Le malheureux Dantès était condamné.
Comme l’avait promis M. de Saint-Méran, Villefort trouva la marquise
et Renée dans le cabinet. En apercevant Renée, le jeune homme tressaillit ;
car il crut qu’elle allait lui demander de nouveau la liberté de Dantès. Mais,
hélas ! il faut le dire à la honte de notre égoïsme, la belle jeune fille n’était
préoccupée que d’une chose : du départ de Villefort.
Elle aimait Villefort, Villefort allait partir au moment de devenir son
mari. Villefort ne pouvait dire quand il reviendrait, et Renée, au lieu de
plaindre Dantès, maudit l’homme qui, par son crime, la séparait de son
amant.
Que devait donc dire Mercédès !
La pauvre Mercédès avait retrouvé, au coin de la rue de la Loge,
Fernand, qui l’avait suivie ; elle était rentrée aux Catalans, et mourante,
désespérée, elle s’était jetée sur son lit. Devant ce lit, Fernand s’était mis
à genoux, et pressant sa main glacée, que Mercédès ne songeait pas à
retirer, il la couvrait de baisers brûlants que Mercédès ne sentait même
pas.
Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut plus
d’huile : elle ne vit pas plus l’obscurité qu’elle n’avait vu la lumière, et
le jour revint sans qu’elle vît le jour.
La douleur avait mis devant ses yeux un bandeau qui ne lui laissait
voir qu’Edmond.
« Ah ! vous êtes là ! dit-elle enfin, en se retournant du côté de Fernand.
— Depuis hier je ne vous ai pas quittée », répondit Fernand avec un
soupir douloureux.
M. Morrel ne s’était pas tenu pour battu : il avait appris qu’à la suite de
son interrogatoire Dantès avait été conduit à la prison ; il avait alors couru
chez tous ses amis, il s’était présenté chez les personnes de Marseille qui
pouvaient avoir de l’influence, mais déjà le bruit s’était répandu que le
jeune homme avait été arrêté comme agent bonapartiste, et comme, à
cette époque, les plus hasardeux regardaient comme un rêve insensé toute
tentative de Napoléon pour remonter sur le trône, il n’avait trouvé partout
que froideur, crainte ou refus, et il était rentré chez lui désespéré, mais
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre IX
avouant cependant que la position était grave et que personne n’y pouvait
rien.
De son côté, Caderousse était fort inquiet et fort tourmenté : au lieu
de sortir comme l’avait fait M. Morrel, au lieu d’essayer quelque chose en
faveur de Dantès, pour lequel d’ailleurs il ne pouvait rien, il s’était en-
fermé avec deux bouteilles de vin de cassis, et avait essayé de noyer son
inquiétude dans l’ivresse. Mais, dans l’état d’esprit où il se trouvait, c’était
trop peu de deux bouteilles pour éteindre son jugement ; il était donc de-
meuré, trop ivre pour aller chercher d’autre vin, pas assez ivre pour que
l’ivresse eût éteint ses souvenirs, accoudé en face de ses deux bouteilles
vides sur une table boiteuse, et voyant danser, au reflet de sa chandelle à
la longue mèche, tous ces spectres, qu’Hoffmann a semés sur ses manus-
crits humides de punch, comme une poussière noire et fantastique.
Danglars, seul, n’était ni tourmenté ni inquiet ; Danglars même était
joyeux, car il s’était vengé d’un ennemi et avait assuré, à bord du Pharaon,
sa place qu’il craignait de perdre ; Danglars était un de ces hommes de
calcul qui naissent avec une plume derrière l’oreille et un encrier à la place
du cœur ; tout était pour lui dans ce monde soustraction ou multiplication,
et un chiffre lui paraissait bien plus précieux qu’un homme, quand ce
chiffre pouvait augmenter le total que cet homme pouvait diminuer.
Danglars s’était donc couché à son heure ordinaire et dormait tran-
quillement.
Villefort, après avoir reçu la lettre de M. de Salvieux, embrassé Renée
sur les deux joues, baisé la main de Mᵐᵉ de Saint-Méran, et serré celle du
marquis, courait la poste sur la route d’Aix.
Le père Dantès se mourait de douleur et d’inquiétude.
Quant à Edmond, nous savons ce qu’il était devenu.
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CHAPITRE X
A
V la route de Paris, où, grâce aux
triples guides qu’il paie, il brûle le chemin, et pénétrons à travers
les deux ou trois salons qui le précèdent dans ce petit cabinet
des Tuileries, à la fenêtre cintrée, si bien connu pour avoir été le cabinet
favori de Napoléon et de Louis XVIII, et pour être aujourd’hui celui de
Louis-Philippe.
Là, dans ce cabinet, assis devant une table de noyer qu’il avait rappor-
tée d’Hartwell, et que, par une de ces manies familières aux grands per-
sonnages, il affectionnait tout particulièrement, le roi Louis XVIII écou-
tait assez légèrement un homme de cinquante à cinquante-deux ans, à
cheveux gris, à la figure aristocratique et à la mise scrupuleuse, tout en
notant à la marge un volume d’Horace, édition de Gryphius, assez incor-
recte quoique estimée, et qui prêtait beaucoup aux sagaces observations
philologiques de Sa Majesté.
« Vous dites donc, monsieur ? dit le roi.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre X
M. Dandré regarda Louis XVIII qui, occupé à écrire une note, ne leva
pas même la tête.
« Bonaparte, continua le baron, s’ennuie mortellement ; il passe des
journées entières à regarder travailler ses mineurs de Porto-Longone.
— Et il se gratte pour se distraire, dit le roi.
— Il se gratte ? demanda le duc ; que veut dire votre Majesté ?
— Eh oui, mon cher duc ; oubliez-vous donc que ce grand homme,
ce héros, ce demi-dieu est atteint d’une maladie de peau qui le dévore,
prurigo ?
— Il y a plus, monsieur le duc, continua le ministre de la Police, nous
sommes à peu près sûrs que dans peu de temps l’usurpateur sera fou.
— Fou ?
— Fou à lier : sa tête s’affaiblit, tantôt il pleure des larmes, tantôt il rit
à gorge déployée ; d’autres fois, il passe des heures sur le rivage à jeter
des cailloux dans l’eau, et lorsque le caillou a fait cinq ou six ricochets, il
paraît aussi satisfait que s’il avait gagné un autre Marengo ou un nouvel
Austerlitz. Voilà, vous en conviendrez, des signes de folie.
— Ou de sagesse, monsieur le baron, ou de sagesse, dit Louis XVIII en
riant : c’était en jetant des cailloux à la mer que se récréaient les grands
capitaines de l’Antiquité ; voyez Plutarque, à la vie de Scipion l’Africain. »
M. de Blacas demeura rêveur entre ces deux insouciances. Villefort,
qui n’avait pas voulu tout lui dire pour qu’un autre ne lui enlevât point le
bénéfice tout entier de son secret, lui en avait dit assez, cependant, pour
lui donner de graves inquiétudes.
« Allons, allons, Dandré, dit Louis XVIII, Blacas n’est point encore
convaincu, passez à la conversion de l’usurpateur. »
Le ministre de la Police s’inclina.
« Conversion de l’usurpateur ! murmura le duc, regardant le roi et
Dandré, qui alternaient comme deux bergers de Virgile. L’usurpateur est-
il converti ?
— Absolument, mon cher duc.
— Aux bons principes ; expliquez cela, baron.
— Voici ce que c’est, monsieur le duc, dit le ministre avec le plus grand
sérieux du monde : dernièrement Napoléon a passé une revue, et comme
deux ou trois de ses vieux grognards, comme il les appelle, manifestaient
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CHAPITRE XI
L’ogre de Corse
L
XVIII, ’ de ce visage bouleversé, repoussa violem-
ment la table devant laquelle il se trouvait.
« Qu’avez-vous donc, monsieur le baron ? s’écria-t-il, vous pa-
raissez tout bouleversé : ce trouble, cette hésitation, ont-ils rapport à ce
que disait M. de Blacas, et à ce que vient de me confirmer M. de Ville-
fort ? »
De son côté, M. de Blacas s’approchait vivement du baron, mais la
terreur du courtisan empêchait de triompher l’orgueil de l’homme d’État ;
en effet, en pareille circonstance, il était bien autrement avantageux pour
lui d’être humilié par le préfet de police que de l’humilier sur un pareil
sujet.
« Sire… balbutia le baron.
— Eh bien, voyons ! » dit Louis XVIII.
Le ministre de la Police, cédant alors à un mouvement de désespoir,
alla se précipiter aux pieds de Louis XVIII, qui recula d’un pas, en fronçant
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XI
le sourcil.
« Parlerez-vous ? dit-il.
— Oh ! Sire, quel affreux malheur ! suis-je assez à plaindre ? je ne m’en
consolerai jamais !
— Monsieur, dit Louis XVIII, je vous ordonne de parler.
— Eh bien, Sire, l’usurpateur a quitté l’île d’Elbe le 28 février et a dé-
barqué le 1ᵉʳ mars.
— Où cela ? demanda vivement le roi.
— En France, Sire, dans un petit port ; près d’Antibes, au golfe Juan.
— L’usurpateur a débarqué en France, près d’Antibes, au golfe Juan,
à deux cent cinquante lieues de Paris, le 1ᵉʳ mars, et vous apprenez cette
nouvelle aujourd’hui seulement 3 mars !… Eh ! monsieur, ce que vous me
dites là est impossible : on vous aura fait un faux rapport, ou vous êtes
fou.
— Hélas ! Sire, ce n’est que trop vrai ! »
Louis XVIII fit un geste indicible de colère et d’effroi, et se dressa tout
debout, comme si un coup imprévu l’avait frappé en même temps au cœur
et au visage.
« En France ! s’écria-t-il, l’usurpateur en France ! Mais on ne veillait
donc pas sur cet homme ? mais qui sait ? on était donc d’accord avec lui ?
— Oh ! Sire, s’écria le duc de Blacas, ce n’est pas un homme comme M.
Dandré que l’on peut accuser de trahison. Sire, nous étions tous aveugles,
et le ministre de la Police a partagé l’aveuglement général, voilà tout.
— Mais… dit Villefort ; puis s’arrêtant tout à coup : Ah ! pardon, par-
don, Sire, fit-il en s’inclinant, mon zèle m’emporte, que Votre Majesté
daigne m’excuser.
— Parlez, monsieur, parlez hardiment, dit le roi ; vous seul nous avez
prévenu du mal, aidez-nous à y chercher le remède.
— Sire, dit Villefort, l’usurpateur est détesté dans le Midi ; il me semble
que s’il se hasarde dans le Midi, on peut facilement soulever contre lui la
Provence et le Languedoc.
— Oui, sans doute, dit le ministre, mais il s’avance par Gap et Sisteron.
— Il s’avance, il s’avance, dit Louis XVIII ; il marche donc sur Paris ? »
Le ministre de la Police garda un silence qui équivalait au plus complet
aveu.
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portait d’ordinaire sur son habit bleu, près de la croix de Saint-Louis, au-
dessus de la plaque de l’ordre de Notre-Dame du mont Carmel et de Saint-
Lazare, et la donnant à Villefort), en attendant, dit-il, prenez toujours cette
croix.
— Sire, dit Villefort, Votre Majesté se trompe, cette croix est celle d’of-
ficier.
— Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la telle qu’elle est ; je n’ai
pas le temps d’en faire demander une autre. Blacas, vous veillerez à ce
que le brevet soit délivré à M. de Villefort. »
Les yeux de Villefort se mouillèrent d’une larme d’orgueilleuse joie ;
il prit la croix et la baisa.
« Et maintenant, demanda-t-il, quels sont les ordres que me fait l’hon-
neur de me donner Votre Majesté ?
— Prenez le repos qui vous est nécessaire et songez que, sans force à
Paris pour me servir, vous pouvez m’être à Marseille de la plus grande
utilité.
— Sire, répondit Villefort en s’inclinant, dans une heure j’aurai quitté
Paris.
— Allez, monsieur, dit le roi, et si je vous oubliais – la mémoire des rois
est courte – ne craignez pas de vous rappeler à mon souvenir… Monsieur
le baron, donnez l’ordre qu’on aille chercher le ministre de la Guerre.
Blacas, restez.
— Ah ! monsieur, dit le ministre de la Police à Villefort en sortant des
Tuileries, vous entrez par la bonne porte et votre fortune est faite.
— Sera-t-elle longue ? » murmura Villefort en saluant le ministre, dont
la carrière était finie, et en cherchant des yeux une voiture pour rentrer
chez lui.
Un fiacre passait sur le quai, Villefort lui fit un signe, le fiacre s’appro-
cha ; Villefort donna son adresse et se jeta dans le fond de la voiture, se
laissant aller à ses rêves d’ambition. Dix minutes après, Villefort était ren-
tré chez lui ; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna
qu’on lui servît à déjeuner.
Il allait se mettre à table lorsque le timbre de la sonnette retentit sous
une main franche et ferme : le valet de chambre alla ouvrir, et Villefort
entendit une voix qui prononçait son nom.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XI
« Qui peut déjà savoir que je suis ici ? » se demanda le jeune homme.
En ce moment, le valet de chambre rentra.
« Eh bien, dit Villefort, qu’y a-t-il donc ? qui a sonné ? qui me de-
mande ?
— Un étranger qui ne veut pas dire son nom.
— Comment ! un étranger qui ne veut pas dire son nom ? et que me
veut cet étranger ?
— Il veut parler à monsieur.
— À moi ?
— Oui.
— Il m’a nommé ?
— Parfaitement.
— Et quelle apparence a cet étranger ?
— Mais, monsieur, c’est un homme d’une cinquantaine d’années.
— Petit ? grand ?
— De la taille de monsieur à peu près.
— Brun ou blond ?
— Brun, très brun : des cheveux noirs, des yeux noirs, des sourcils
noirs.
— Et vêtu, demanda vivement Villefort, vêtu de quelle façon ?
— D’une grande lévite bleue boutonnée du haut en bas ; décoré de la
Légion d’honneur.
— C’est lui, murmura Villefort en pâlissant.
— Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu dont nous avons
déjà donné deux fois le signalement, voilà bien des façons ; est-ce l’habi-
tude à Marseille que les fils fassent faire antichambre à leur père ?
— Mon père ! s’écria Villefort ; je ne m’étais donc pas trompé… et je
me doutais que c’était vous.
— Alors, si tu te doutais que c’était moi, reprit le nouveau venu, en
posant sa canne dans un coin et son chapeau sur une chaise, permets-moi
de te dire, mon cher Gérard, que ce n’est guère aimable à toi de me faire
attendre ainsi.
— Laissez-nous, Germain », dit Villefort.
Le domestique sortit en donnant des marques visibles d’étonnement.
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CHAPITRE XII
Le père et le fils
M
. N, c’était en effet lui-même qui venait d’entrer,
suivit des yeux le domestique jusqu’à ce qu’il eût refermé la
porte ; puis, craignant sans doute qu’il n’écoutât dans l’anti-
chambre, il alla rouvrir derrière lui : la précaution n’était pas inutile, et la
rapidité avec laquelle maître Germain se retira prouva qu’il n’était point
exempt du péché qui perdit nos premiers pères. M. Noirtier prit alors la
peine d’aller fermer lui-même la porte de l’antichambre, revint fermer
celle de la chambre à coucher, poussa les verrous, et revint tendre la main
à Villefort, qui avait suivi tous ces mouvements avec une surprise dont il
n’était pas encore revenu.
« Ah çà ! sais-tu bien, mon cher Gérard, dit-il au jeune homme en le
regardant avec un sourire dont il était assez difficile de définir l’expres-
sion, que tu n’as pas l’air ravi de me voir ?
— Si fait, mon père, dit Villefort, je suis enchanté ; mais j’étais si loin
de m’attendre à votre visite, qu’elle m’a quelque peu étourdi.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XII
— Et comment cela ?
— Par une lettre qui vous était adressée de l’île d’Elbe.
— À moi ?
— À vous, et que j’ai surprise dans le portefeuille du messager. Si cette
lettre était tombée entre les mains d’un autre, à cette heure, mon père,
vous seriez fusillé, peut-être. »
Le père de Villefort se mit à rire.
« Allons, allons, dit-il, il paraît que la Restauration a appris de l’Empire
la façon d’expédier promptement les affaires… Fusillé ! mon cher, comme
vous y allez ! et cette lettre, où est-elle ? Je vous connais trop pour craindre
que vous l’ayez laissée traîner.
— Je l’ai brûlée, de peur qu’il n’en restât un seul fragment : car cette
lettre, c’était votre condamnation.
— Et la perte de votre avenir, répondit froidement Noirtier ; oui, je
comprends cela ; mais je n’ai rien à craindre puisque vous me protégez.
— Je fais mieux que cela, monsieur, je vous sauve.
— Ah ! diable ! ceci devient plus dramatique ; expliquez-vous.
— Monsieur, j’en reviens à ce club de la rue Saint-Jacques.
— Il paraît que ce club tient au cœur de messieurs de la police. Pour-
quoi n’ont-ils pas mieux cherché ? ils l’auraient trouvé.
— Ils ne l’ont pas trouvé, mais ils sont sur la trace.
— C’est le mot consacré, je le sais bien : quand la police est en défaut,
elle dit qu’elle est sur la trace, et le gouvernement attend tranquillement
le jour où elle vient dire, l’oreille basse, que cette trace est perdue.
— Oui, mais on a trouvé un cadavre : le général Quesnel a été tué, et
dans tous les pays du monde cela s’appelle un meurtre.
— Un meurtre, dites-vous ? mais rien ne prouve que le général ait été
victime d’un meurtre : on trouve tous les jours des gens dans la Seine, qui
s’y sont jetés de désespoir, qui s’y sont noyés ne sachant pas nager.
— Mon père, vous savez très bien que le général ne s’est pas noyé par
désespoir, et qu’on ne se baigne pas dans la Seine au mois de janvier. Non,
non, ne vous abusez pas, cette mort est bien qualifiée de meurtre.
— Et qui l’a qualifiée ainsi ?
— Le roi lui-même.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XII
— Qui lui feront escorte pour rentrer dans la capitale. En vérité, mon
cher Gérard, vous n’êtes encore qu’un enfant ; vous vous croyez bien in-
formé parce qu’un télégraphe vous dit, trois jours après le débarquement :
« L’usurpateur est débarqué à Cannes avec quelques hommes ; on est à sa
poursuite. » Mais où est-il ? que fait-il ? vous n’en savez rien : on le pour-
suit, voilà tout ce que vous savez. Eh bien, on le poursuivra ainsi jusqu’à
Paris, sans brûler une amorce.
— Grenoble et Lyon sont des villes fidèles, et qui lui opposeront une
barrière infranchissable.
— Grenoble lui ouvrira ses portes avec enthousiasme, Lyon tout entier
ira au-devant de lui. Croyez-moi, nous sommes aussi bien informés que
vous, et notre police vaut bien la vôtre : en voulez-vous une preuve ? c’est
que vous vouliez me cacher votre voyage, et que cependant j’ai su votre
arrivée une demi-heure après que vous avez eu passé la barrière ; vous
n’avez donné votre adresse à personne qu’à votre postillon, eh bien, je
connais votre adresse, et la preuve en est que j’arrive chez vous juste au
moment où vous allez vous mettre à table ; sonnez donc, et demandez un
second couvert ; nous dînerons ensemble.
— En effet, répondit Villefort, regardant son père avec étonnement,
en effet, vous me paraissez bien instruit.
— Eh ! mon Dieu, la chose est toute simple ; vous autres, qui tenez le
pouvoir, vous n’avez que les moyens que donne l’argent ; nous autres, qui
l’attendons, nous avons ceux que donne le dévouement.
— Le dévouement ? dit Villefort en riant.
— Oui, le dévouement ; c’est ainsi qu’on appelle en termes honnêtes,
l’ambition qui espère. »
Et le père de Villefort étendit lui-même la main vers le cordon de la
sonnette pour appeler le domestique que n’appelait pas son fils.
Villefort lui arrêta le bras.
« Attendez, mon père, dit le jeune homme, encore un mot.
— Dites.
— Si mal faite que soit la police royaliste, elle sait cependant une chose
terrible.
— Laquelle ?
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XII
leurs ennemis. Allez, mon fils, allez, mon cher Gérard, et moyennant cette
obéissance aux ordres paternels, ou, si vous l’aimez mieux, cette déférence
pour les conseils d’un ami, nous vous maintiendrons dans votre place. Ce
sera, ajouta Noirtier en souriant, un moyen pour vous de me sauver une
seconde fois, si la bascule politique vous remet un jour en haut et moi en
bas. Adieu, mon cher Gérard ; à votre prochain voyage, descendez chez
moi. »
Et Noirtier sortit à ces mots, avec la tranquillité qui ne l’avait pas
quitté un instant pendant la durée de cet entretien si difficile.
Villefort, pâle et agité, courut à la fenêtre, entrouvrit le rideau, et le
vit passer, calme et impassible, au milieu de deux ou trois hommes de
mauvaise mine, embusqués au coin des bornes et à l’angle des rues, qui
étaient peut-être là pour arrêter l’homme aux favoris noirs, à la redingote
bleue et au chapeau à larges bords.
Villefort demeura ainsi, debout et haletant, jusqu’à ce que son père eût
disparu au carrefour Bussy. Alors il s’élança vers les objets abandonnés
par lui, mit au plus profond de sa malle la cravate noire et la redingote
bleue, tordit le chapeau qu’il fourra dans le bas d’une armoire, brisa la
canne de jonc en trois morceaux qu’il jeta au feu, mit une casquette de
voyage, appela son valet de chambre, lui interdit d’un regard les mille
questions qu’il avait envie de faire, régla son compte avec l’hôtel, sauta
dans sa voiture qui l’attendait tout attelée, apprit à Lyon que Bonaparte
venait d’entrer à Grenoble, et, au milieu de l’agitation qui régnait tout le
long de la route, arriva à Marseille, en proie à toutes les transes qui entrent
dans le cœur de l’homme avec l’ambition et les premiers honneurs.
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CHAPITRE XIII
Les Cent-Jours
M
. N un bon prophète, et les choses marchèrent
vite, comme il l’avait dit. Chacun connaît ce retour de l’île
d’Elbe, retour étrange, miraculeux, qui, sans exemple dans le
passé, restera probablement sans imitation dans l’avenir.
Louis XVIII n’essaya que faiblement de parer ce coup si rude : son peu
de confiance dans les hommes lui ôtait sa confiance dans les événements.
La royauté, ou plutôt la monarchie, à peine reconstituée par lui, trembla
sur sa base encore incertaine, et un seul geste de l’Empereur fit crouler
tout cet édifice, mélange informe de vieux préjugés et d’idées nouvelles.
Villefort n’eut donc de son roi qu’une reconnaissance non seulement in-
utile pour le moment, mais même dangereuse, et cette croix d’officier de
la Légion d’honneur, qu’il eut la prudence de ne pas montrer, quoique M.
de Blacas, comme le lui avait recommandé le roi, lui en eût fait soigneu-
sement expédier le brevet.
Napoléon eût, certes, destitué Villefort sans la protection de Noirtier,
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XIII
devenu tout-puissant à la cour des Cent-Jours, et par les périls qu’il avait
affrontés et par les services qu’il avait rendus. Ainsi, comme il le lui avait
promis, le girondin de 93 et le sénateur de 1806 protégea celui qui l’avait
protégé la veille.
Toute la puissance de Villefort se borna donc, pendant cette évocation
de l’empire, dont, au reste, il fut bien facile de prévoir la seconde chute, à
étouffer le secret que Dantès avait été sur le point de divulguer.
Le procureur du roi seul fut destitué, soupçonné qu’il était de tiédeur
en bonapartisme.
Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il rétabli, c’est-à-dire à
peine l’empereur habita-t-il ces Tuileries que Louis XVIII venait de quit-
ter, et eut-il lancé ses ordres nombreux et divergents de ce petit cabinet
où nous avons, à la suite de Villefort, introduit nos lecteurs, et sur la table
de noyer duquel il retrouva, encore tout ouverte et à moitié pleine, la ta-
batière de Louis XVIII, que Marseille, malgré l’attitude de ses magistrats,
commença à sentir fermenter en elle ces brandons de guerre civile tou-
jours mal éteints dans le Midi ; peu s’en fallut alors que les représailles
n’allassent au-delà de quelques charivaris dont on assiégea les royalistes
enfermés chez eux, et des affronts publics dont on poursuivit ceux qui se
hasardaient à sortir.
Par un revirement tout naturel, le digne armateur, que nous avons
désigné comme appartenant au parti populaire, se trouva à son tour en ce
moment, nous ne dirons pas tout-puissant, car M. Morrel était un homme
prudent et légèrement timide, comme tous ceux qui ont fait une lente et
laborieuse fortune commerciale, mais en mesure, tout dépassé qu’il était
par les zélés bonapartistes qui le traitaient de modéré, en mesure, dis-je,
d’élever la voix pour faire entendre une réclamation ; cette réclamation,
comme on le devine facilement, avait trait à Dantès.
Villefort était demeuré debout, malgré la chute de son supérieur, et
son mariage, en restant décidé, était cependant remis à des temps plus
heureux. Si l’empereur gardait le trône, c’était une autre alliance qu’il
fallait à Gérard, et son père se chargerait de la lui trouver ; si une seconde
Restauration ramenait Louis XVIII en France, l’influence de M. de Saint-
Méran doublait, ainsi que la sienne, et l’union redevenait plus sortable
que jamais.
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sa position, vous vous rappelez que, quelques jours avant qu’on apprit le
débarquement de Sa Majesté l’empereur, j’étais venu réclamer votre in-
dulgence pour un malheureux jeune homme, un marin, second à bord de
mon brick ; il était accusé, si vous vous le rappelez, de relations avec l’île
d’Elbe : ces relations, qui étaient un crime à cette époque, sont aujour-
d’hui des titres de faveur. Vous serviez Louis XVIII alors, et ne l’avez pas
ménagé, monsieur ; c’était votre devoir. Aujourd’hui, vous servez Napo-
léon, et vous devez le protéger ; c’est votre devoir encore. Je viens donc
vous demander ce qu’il est devenu. »
Villefort fit un violent effort sur lui même.
« Le nom de cet homme ? demanda-t-il : ayez la bonté de me dire son
nom.
— Edmond Dantès. »
Évidemment, Villefort eût autant aimé, dans un duel, essuyer le feu de
son adversaire à vingt-cinq pas, que d’entendre prononcer ainsi ce nom
à bout portant ; cependant il ne sourcilla point.
« De cette façon, se dit en lui-même Villefort, on ne pourra point m’ac-
cuser d’avoir fait de l’arrestation de ce jeune homme une question pure-
ment personnelle. »
« Dantès ? répéta-t-il, Edmond Dantès, dites-vous ?
— Oui, monsieur. »
Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un casier voisin, re-
courut à une table, de la table passa à des dossiers, et, se retournant vers
l’armateur :
« Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, monsieur ? » lui dit-il de
l’air le plus naturel.
Si Morrel eût été un homme plus fin ou mieux éclairé sur cette af-
faire, il eût trouvé bizarre que le substitut du procureur du roi daignât
lui répondre sur ces matières complètement étrangères à son ressort ; et
il se fût demandé pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux registres
d’écrou, aux gouverneurs de prison, au préfet du département. Mais Mor-
rel, cherchant en vain la crainte dans Villefort, n’y vit plus, du moment
où toute crainte paraissait absente, que la condescendance : Villefort avait
rencontré juste.
« Non, monsieur, dit Morrel, je ne me trompe pas ; d’ailleurs, je
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connais le pauvre garçon depuis dix ans, et il est à mon service depuis
quatre. Je vins, vous en souvenez-vous ? il y a six semaines, vous prier
d’être clément, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste pour
le pauvre garçon ; vous me reçûtes même assez mal et me répondîtes en
homme mécontent. Ah ! c’est que les royalistes étaient durs aux bonapar-
tistes en ce temps-là !
— Monsieur, répondit Villefort arrivant à la parade avec sa prestesse
et son sang-froid ordinaires, j’étais royaliste alors que je croyais les Bour-
bons non seulement les héritiers légitimes du trône, mais encore les élus
de la nation ; mais le retour miraculeux dont nous venons d’être témoins
m’a prouvé que je me trompais. Le génie de Napoléon a vaincu : le mo-
narque légitime est le monarque aimé.
— À la bonne heure ! s’écria Morrel avec sa bonne grosse franchise,
vous me faites plaisir de me parler ainsi, et j’en augure bien pour le sort
d’Edmond.
— Attendez donc, reprit Villefort en feuilletant un nouveau registre,
j’y suis : c’est un marin, n’est-ce pas, qui épousait une Catalane ? Oui, oui ;
oh ! je me rappelle maintenant : la chose était très grave.
— Comment cela ?
— Vous savez qu’en sortant de chez moi il avait été conduit aux prisons
du palais de justice.
— Oui, eh bien ?
— Eh bien, j’ai fait mon rapport à Paris, j’ai envoyé les papiers trou-
vés sur lui. C’était mon devoir, que voulez-vous… et huit jours après son
arrestation le prisonnier fut enlevé.
— Enlevé ! s’écria Morrel ; mais qu’a-t-on pu faire du pauvre garçon ?
— Oh ! rassurez-vous. Il aura été transporté à Fenestrelle, à Pigne-
rol, aux Îles Sainte-Marguerite, ce que l’on appelle dépaysé, en termes
d’administration ; et un beau matin vous allez le voir revenir prendre le
commandement de son navire.
— Qu’il vienne quand il voudra, sa place lui sera gardée. Mais com-
ment n’est-il pas déjà revenu ? Il me semble que le premier soin de la
justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors ceux qu’avait incarcérés
la justice royaliste.
— N’accusez pas témérairement, mon cher monsieur Morrel, répondit
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CHAPITRE XIV
Le prisonnier furieux et le
prisonnier fou
U
après le retour de Louis XVIII, il y eut visite de
M. l’inspecteur général des prisons.
Dantès entendit rouler et grincer du fond de son cachot tous
ces préparatifs, qui faisaient en haut beaucoup de fracas, mais qui, en
bas, eussent été des bruits inappréciables pour toute autre oreille que
pour celle d’un prisonnier, accoutumé à écouter, dans le silence de la nuit,
l’araignée qui tisse sa toile, et la chute périodique de la goutte d’eau qui
met une heure à se former au plafond de son cachot.
Il devina qu’il se passait chez les vivants quelque chose d’inaccou-
tumé : il habitait depuis si longtemps une tombe qu’il pouvait bien se
regarder comme mort.
En effet, l’inspecteur visitait, l’un après l’autre, chambres, cellules et
cachots. Plusieurs prisonniers furent interrogés : c’étaient ceux que leur
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recevait avec un bonheur indicible le mince rayon du jour qui filtrait à tra-
vers un étroit soupirail grillé, releva la tête. À la vue d’un homme inconnu,
éclairé par deux porte-clefs tenant des torches, et auquel le gouverneur
parlait le chapeau à la main, accompagné par deux soldats, Dantès devina
ce dont il s’agissait, et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer
une autorité supérieure, bondit en avant les mains jointes.
Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils crurent que le pri-
sonnier s’élançait vers l’inspecteur avec de mauvaises intentions.
L’inspecteur lui-même fit un pas en arrière.
Dantès vit qu’on l’avait présenté comme homme à craindre.
Alors, il réunit dans son regard tout ce que le cœur de l’homme peut
contenir de mansuétude et d’humilité, et s’exprimant avec une sorte d’élo-
quence pieuse qui étonna les assistants, il essaya de toucher l’âme de son
visiteur.
L’inspecteur écouta le discours de Dantès, jusqu’au bout, puis se tour-
nant vers le gouverneur :
« Il tournera à la dévotion, dit-il à mi-voix ; il est déjà disposé à des
sentiments plus doux. Voyez, la peur fait son effet sur lui ; il a reculé de-
vant les baïonnettes ; or, un fou ne recule devant rien : j’ai fait sur ce sujet
des observations bien curieuses à Charenton. »
Puis, se retournant vers le prisonnier :
« En résumé, dit-il, que demandez-vous ?
— Je demande quel crime j’ai commis ; je demande que l’on me donne
des juges ; je demande que mon procès soit instruit ; je demande enfin que
l’on me fusille si je suis coupable, mais aussi qu’on me mette en liberté si
je suis innocent.
— Êtes-vous bien nourri ? demanda l’inspecteur.
— Oui, je le crois, je n’en sais rien. Mais cela importe peu ; ce qui
doit importer, non seulement à moi, malheureux prisonnier, mais encore
à tous les fonctionnaires rendant la justice, mais encore au roi qui nous
gouverne, c’est qu’un innocent ne soit pas victime d’une dénonciation
infâme et ne meure pas sous les verrous en maudissant ses bourreaux.
— Vous êtes bien humble aujourd’hui, dit le gouverneur ; vous n’avez
pas toujours été comme cela. Vous parliez tout autrement, mon cher ami,
le jour où vous vouliez assommer votre gardien.
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sonne, ce trésor sera donc perdu ! Ne vaut-il pas mieux que le gouverne-
ment en profite, et moi aussi ? J’irai jusqu’à six millions, monsieur ; oui,
j’abandonnerai six millions, et je me contenterai du reste si l’on veut me
rendre la liberté.
— Sur ma parole, dit l’inspecteur à demi-voix, si l’on ne savait que cet
homme est fou, il parle avec un accent si convaincu qu’on croirait qu’il
dit la vérité.
— Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la vérité, reprit Faria qui,
avec cette finesse d’ouïe particulière aux prisonniers, n’avait pas perdu
une seule des paroles de l’inspecteur. Ce trésor dont je vous parle existe
bien réellement, et j’offre de signer un traité avec vous, en vertu duquel
vous me conduirez à l’endroit désigné par moi ; on fouillera la terre sous
nos yeux, et si je mens, si l’on ne trouve rien, si je suis un fou, comme vous
le dites, eh bien ! vous me ramènerez dans ce même cachot, où je resterai
éternellement, et où je mourrai sans plus rien demander ni à vous ni à
personne. »
Le gouverneur se mit à rire.
« Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il.
— À cent lieues d’ici à peu près, dit Faria.
— La chose n’est pas mal imaginée, dit le gouverneur ; si tous les
prisonniers voulaient s’amuser à promener leurs gardiens pendant cent
lieues, et si les gardiens consentaient à faire une pareille promenade, ce se-
rait une excellente chance que les prisonniers se ménageraient de prendre
la clef des champs dès qu’ils en trouveraient l’occasion, et pendant un pa-
reil voyage l’occasion se présenterait certainement.
— C’est un moyen connu, dit l’inspecteur, et monsieur n’a pas même
le mérite de l’invention. »
Puis, se retournant vers l’abbé :
« Je vous ai demandé si vous étiez bien nourri ? dit-il.
— Monsieur, répondit Faria, jurez-moi sur le Christ de me délivrer si
je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai l’endroit où le trésor est enfoui.
— Êtes-vous bien nourri ? répéta l’inspecteur.
— Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce n’est
pas pour me ménager une chance pour me sauver, puisque je resterai en
prison tandis qu’on fera le voyage.
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qu’une victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses os broyés et ses
plaies saignantes, de même la folie, cet ulcère né dans la fange des cachots
à la suite des tortures morales, se cache presque toujours avec soin dans
le lieu où elle est née, ou, si elle en sort, elle va s’ensevelir dans quelque
hôpital sombre, où les médecins ne reconnaissent ni l’homme ni la pensée
dans le débris informe que leur transmet le geôlier fatigué.
L’abbé Faria, devenu fou en prison, était condamné, par sa folie même,
à une prison perpétuelle.
Quant à Dantès, l’inspecteur lui tint parole. En remontant chez le gou-
verneur, il se fit présenter le registre d’écrou. La note concernant le pri-
sonnier était ainsi conçue :
Bonapartiste enragé : a pris une part active au retour de l’île d’Elbe.
Edmond Dantès.
À tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance.
Cette note était d’une autre écriture et d’une encre différente que le
reste du registre, ce qui prouvait qu’elle avait été ajoutée depuis l’incar-
cération de Dantès.
L’accusation était trop positive pour essayer de la combattre. L’ins-
pecteur écrivit donc au-dessous de l’accolade :
« Rien à faire. »
Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé Dantès depuis qu’il était entré
en prison, il avait oublié de compter les jours, mais l’inspecteur lui avait
donné une nouvelle date et Dantès ne l’avait pas oubliée. Derrière lui, il
écrivit sur le mur, avec un morceau de plâtre détaché de son plafond, 30
juillet 1816, et, à partir de ce moment, il fit un cran chaque jour pour que
la mesure du temps ne lui échappât plus.
Les jours s’écoulèrent, puis les semaines, puis les mois : Dantès atten-
dait toujours, il avait commencé par fixer à sa liberté un terme de quinze
jours. En mettant à suivre son affaire la moitié de l’intérêt qu’il avait paru
éprouver, l’inspecteur devait avoir assez de quinze jours. Ces quinze jours
écoulés, il se dit qu’il était absurde à lui de croire que l’inspecteur se serait
occupé de lui avant son retour à Paris ; or, son retour à Paris ne pouvait
avoir lieu que lorsque sa tournée serait finie, et sa tournée pouvait du-
rer un mois ou deux ; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours.
Les trois mois écoulés, un autre raisonnement vint à son aide, qui fit qu’il
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s’accorda six mois, mais ces six mois écoulés, en mettant les jours au bout
les uns des autres, il se trouvait qu’il avait attendu dix mois et demi. Pen-
dant ces dix mois, rien n’avait été changé au régime de sa prison ; aucune
nouvelle consolante ne lui était parvenue ; le geôlier interrogé était muet,
comme d’habitude. Dantès commença à douter de ses sens, à croire que
ce qu’il prenait pour un souvenir de sa mémoire n’était rien autre chose
qu’une hallucination de son cerveau, et que cet ange consolateur qui était
apparu dans sa prison y était descendu sur l’aile d’un rêve.
Au bout d’un an, le gouverneur fut changé, il avait obtenu la direc-
tion du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnés
et, entre autres, le geôlier de Dantès. Un nouveau gouverneur arriva ; il
eût été trop long pour lui d’apprendre les noms de ses prisonniers, il se
fit représenter seulement leurs numéros. Cet horrible hôtel garni se com-
posait de cinquante chambres ; leurs habitants furent appelés du numéro
de la chambre qu’ils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa de
s’appeler de son prénom d’Edmond ou de son nom de Dantès, il s’appela
le n° 34.
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CHAPITRE XV
Le numéro 34 et le numéro 27
D
les degrés du malheur que subissent les prison-
niers oubliés dans une prison.
Il commença par l’orgueil, qui est une suite de l’espoir et une
conscience de l’innocence ; puis il en vint à douter de son innocence, ce
qui ne justifiait pas mal les idées du gouverneur sur l’aliénation mentale ;
enfin il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais
les hommes ; Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui devrait com-
mencer par le Seigneur, n’en arrive à espérer en lui qu’après avoir épuisé
toutes les autres espérances.
Dantès pria donc qu’on voulût bien le tirer de son cachot pour le
mettre dans un autre, fût-il plus noir et plus profond. Un changement,
même désavantageux, était toujours un changement, et procurerait à
Dantès une distraction de quelques jours. Il pria qu’on lui accordât la
promenade, l’air, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut
accordé ; mais n’importe, il demandait toujours. Il s’était habitué à parler
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XV
à son nouveau geôlier, quoiqu’il fût encore, s’il était possible, plus muet
que l’ancien ; mais parler à un homme, même à un muet, était encore un
plaisir. Dantès parlait pour entendre le son de sa propre voix : il avait
essayé de parler lorsqu’il était seul, mais alors il se faisait peur.
Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait un épou-
vantail de ces chambrées de prisonniers, composées de vagabonds, de
bandits et d’assassins, dont la joie ignoble met en commun des orgies
inintelligibles et des amitiés effrayantes. Il en vint à souhaiter d’être jeté
dans quelqu’un de ces bouges, afin de voir d’autres visages que celui de ce
geôlier impassible qui ne voulait point parler ; il regrettait le bagne avec
son costume infamant, sa chaîne au pied, sa flétrissure sur l’épaule. Au
moins, les galériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respi-
raient l’air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient bien heureux.
Il supplia un jour le geôlier de demander pour lui un compagnon, quel
qu’il fût, ce compagnon dût-il être cet abbé fou dont il avait entendu par-
ler. Sous l’écorce du geôlier, si rude qu’elle soit, il reste toujours un peu de
l’homme. Celui-ci avait souvent, du fond du cœur, et quoique son visage
n’en eût rien dit, plaint ce malheureux jeune homme, à qui la captivité
était si dure ; il transmit la demande du numéro 34 au gouverneur ; mais
celui-ci, prudent comme s’il eût été un homme politique, se figura que
Dantès voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’aider
d’un ami dans quelque tentative d’évasion, et il refusa.
Dantès avait épuisé le cercle des ressources humaines. Comme nous
avons dit que cela devait arriver, il se tourna alors vers Dieu.
Toutes les idées pieuses éparses dans le monde, et que glanent les
malheureux courbés par la destinée, vinrent alors rafraîchir son esprit ;
il se rappela les prières que lui avait apprises sa mère, et leur trouva un
sens jadis ignoré de lui ; car, pour l’homme heureux, la prière demeure un
assemblage monotone et vide de sens, jusqu’au jour où la douleur vient
expliquer à l’infortuné ce langage sublime à l’aide duquel il parle à Dieu.
Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En priant tout haut,
il ne s’effrayait plus de ses paroles ; alors il tombait dans des espèces d’ex-
tases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot qu’il prononçait ; toutes les
actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait à la volonté de ce
Dieu puissant, s’en faisait des leçons, se proposait des tâches à accom-
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plir, et, à la fin de chaque prière, glissait le vœu intéressé que les hommes
trouvent bien plus souvent moyen d’adresser aux hommes qu’à Dieu :
Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux qui
nous ont offensés.
Malgré ses prières ferventes, Dantès demeura prisonnier.
Alors son esprit devint sombre, un nuage s’épaissit devant ses yeux.
Dantès était un homme simple et sans éducation ; le passé était resté pour
lui couvert de ce voile sombre que soulève la science. Il ne pouvait, dans
la solitude de son cachot et dans le désert de sa pensée, reconstruire les
âges révolus, ranimer les peuples éteints, rebâtir les villes antiques, que
l’imagination grandit et poétise, et qui passent devant les yeux, gigan-
tesques et éclairées par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de
Martinn ; lui n’avait que son passé si court, son présent si sombre, son
avenir si douteux : dix-neuf ans de lumière à méditer peut-être dans une
éternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide : son
esprit énergique, et qui n’eût pas mieux aimé que de prendre son vol à
travers les âges, était forcé de rester prisonnier comme un aigle dans une
cage. Il se cramponnait alors à une idée, à celle de son bonheur détruit
sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s’acharnait sur cette
idée, la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dévorant pour
ainsi dire à belles dents, comme dans l’enfer de Dante l’impitoyable Ugo-
lin dévore le crâne de l’archevêque Roger. Dantès n’avait eu qu’une foi
passagère, basée sur la puissance ; il la perdit comme d’autres la perdent
après le succès. Seulement, il n’avait pas profité.
La rage succéda à l’ascétisme. Edmond lançait des blasphèmes qui fai-
saient reculer d’horreur le geôlier ; il brisait son corps contre les murs de
sa prison ; il s’en prenait avec fureur à tout ce qui l’entourait, et surtout à
lui-même, de la moindre contrariété que lui faisait éprouver un grain de
sable, un fétu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre dénonciatrice
qu’il avait vue, que lui avait montrée Villefort, qu’il avait touchée, lui re-
venait à l’esprit, chaque ligne flamboyait sur la muraille comme le Mane,
ecel, Pharès de Balthazar. Il se disait que c’était la haine des hommes
et non la vengeance de Dieu qui l’avait plongé dans l’abîme où il était ; il
vouait ces hommes inconnus à tous les supplices dont son ardente ima-
gination lui fournissait l’idée, et il trouvait encore que les plus terribles
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XV
étaient trop doux et surtout trop courts pour eux ; car après le supplice ve-
nait la mort ; et dans la mort était, sinon le repos, du moins l’insensibilité
qui lui ressemble.
À force de se dire à lui-même, à propos de ses ennemis, que le calme
était la mort, et qu’à celui qui veut punir cruellement il faut d’autres
moyens que la mort, il tomba dans l’immobilité morne des idées de sui-
cide ; malheur à celui qui, sur la pente du malheur, s’arrête à ces sombres
idées ! C’est une de ces mers mortes qui s’étendent comme l’azur des flots
purs, mais dans lesquelles le nageur sent de plus en plus s’engluer ses
pieds dans une vase bitumineuse qui l’attire à elle, l’aspire, l’engloutit.
Une fois pris ainsi, si le secours divin ne vient point à son aide, tout est
fini, et chaque effort qu’il tente l’enfonce plus avant dans la mort.
Cependant cet état d’agonie morale est moins terrible que la souf-
france qui l’a précédé et que le châtiment qui le suivra peut-être ; c’est une
espèce de consolation vertigineuse qui vous montre le gouffre béant, mais
au fond du gouffre le néant. Arrivé là, Edmond trouva quelque consola-
tion dans cette idée ; toutes ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortège
de spectres qu’elles traînaient à leur suite, parurent s’envoler de ce coin
de sa prison où l’ange de la mort pouvait poser son pied silencieux. Dan-
tès regarda avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie future, et choisit
ce point milieu qui lui paraissait être un lieu d’asile.
« Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses lointaines, quand
j’étais encore un homme, et quand cet homme, libre et puissant, jetait à
d’autres hommes des commandements qui étaient exécutés, j’ai vu le ciel
se couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un coin du ciel, et
comme un aigle gigantesque battre les deux horizons de ses deux ailes ;
alors je sentais que mon vaisseau n’était plus qu’un refuge impuissant, car
mon vaisseau, léger comme une plume à la main d’un géant, tremblait et
frissonnait lui-même. Bientôt, au bruit effroyable des lames, l’aspect des
rochers tranchants m’annonçait la mort, et la mort m’épouvantait ; je fai-
sais tous mes efforts pour y échapper, et je réunissais toutes les forces de
l’homme et toute l’intelligence du marin pour lutter avec Dieu !… C’est
que j’étais heureux alors, c’est que revenir à la vie, c’était revenir au bon-
heur ; c’est que cette mort, je ne l’avais pas appelée, je ne l’avais pas choi-
sie ; c’est que le sommeil enfin me paraissait dur sur ce lit d’algues et
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C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une griffe énorme,
soit une dent puissante, soit enfin la pression d’un instrument quelconque
sur des pierres.
Bien qu’affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappé par cette idée
banale constamment présente à l’esprit des prisonniers : la liberté. Ce
bruit arrivait si juste au moment où tout bruit allait cesser pour lui, qu’il
lui semblait que Dieu se montrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui
envoyait ce bruit pour l’avertir de s’arrêter au bord de la tombe où chan-
celait déjà son pied. Qui pouvait savoir si un de ses amis, un de ces êtres
bien-aimés auxquels il avait songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée,
ne s’occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas à rapprocher la
distance qui les séparait ?
Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c’était un de ces rêves
qui flottent à la porte de la mort.
Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois
heures à peu près, puis Edmond entendit une sorte de croulement, après
quoi le bruit cessa.
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus rapproché. Déjà Ed-
mond s’intéressait à ce travail qui lui faisait société ; tout à coup le geôlier
entra.
Depuis huit jours à peu près qu’il avait résolu de mourir, quatre jours
qu’il avait commencé de mettre ce projet à exécution, Edmond n’avait
point adressé la parole à cet homme, ne lui répondant pas quand il lui
avait parlé pour lui demander de quelle maladie il croyait être atteint, et
se retournant du côté du mur quand il en était regardé trop attentivement.
Mais aujourd’hui, le geôlier pouvait entendre ce bruissement sourd, s’en
alarmer, y mettre fin, et déranger ainsi peut-être ce je ne sais quoi d’es-
pérance, dont l’idée seule charmait les derniers moments de Dantès.
Le geôlier apportait à déjeuner.
Dantès se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se mit à parler sur
tous les sujets possibles, sur la mauvaise qualité des vivres qu’il appor-
tait, sur le froid dont on souffrait dans ce cachot, murmurant et grondant
pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant la patience du geôlier, qui
justement ce jour-là avait sollicité pour le prisonnier malade un bouillon
et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon et ce pain.
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Heureusement, il crut que Dantès avait le délire ; il posa les vivres sur
la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l’habitude de les poser, et
se retira.
Libre alors, Edmond se remit à écouter avec joie.
Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le jeune homme l’enten-
dait sans efforts.
« Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit continue, malgré
le jour, c’est quelque malheureux prisonnier comme moi qui travaille à sa
délivrance. Oh ! si j’étais près de lui, comme je l’aiderais ! »
Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur cette aurore d’espérance
dans ce cerveau habitué au malheur et qui ne pouvait se reprendre que
difficilement aux joies humaines ; cette idée surgit aussitôt, que ce bruit
avait pour cause le travail de quelques ouvriers que le gouverneur em-
ployait aux réparations d’une chambre voisine.
Il était facile de s’en assurer ; mais comment risquer une question ?
Certes, il était tout simple d’attendre l’arrivée du geôlier, de lui faire écou-
ter ce bruit, et de voir la mine qu’il ferait en l’écoutant ; mais se donner
une pareille satisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux
pour une satisfaction bien courte ? Malheureusement, la tête d’Edmond,
cloche vide, était assourdie par le bourdonnement d’une idée ; il était si
faible que son esprit flottait comme une vapeur, et ne pouvait se conden-
ser autour d’une pensée. Edmond ne vit qu’un moyen de rendre la net-
teté à sa réflexion et la lucidité à son jugement ; il tourna les yeux vers le
bouillon fumant encore que le geôlier venait de déposer sur la table, se
leva, alla en chancelant jusqu’à lui, prit la tasse, la porta à ses lèvres, et
avala le breuvage qu’elle contenait avec une indicible sensation de bien-
être.
Alors il eut le courage d’en rester là : il avait entendu dire que de
malheureux naufragés recueillis, exténués par la faim, étaient morts pour
avoir gloutonnement dévoré une nourriture trop substantielle. Edmond
posa sur la table le pain qu’il tenait déjà presque à portée de sa bouche,
et alla se recoucher. Edmond ne voulait plus mourir.
Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes ses idées,
vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place dans cet échiquier
merveilleux, où une case de plus peut-être suffit pour établir la supériorité
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Dantès toucha l’obstacle avec ses mains et reconnut qu’il avait atteint
une poutre.
Cette poutre traversait ou plutôt barrait entièrement le trou qu’avait
commencé Dantès.
Maintenant, il fallait creuser dessus ou dessous.
Le malheureux jeune homme n’avait point songé à cet obstacle.
« Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-il, je vous avais cependant tant
prié, que j’espérais que vous m’aviez entendu. Mon Dieu ! après m’avoir
ôté la liberté de la vie, mon Dieu ! après m’avoir ôté le calme de la mort,
mon Dieu ! qui m’avez rappelé à l’existence, mon Dieu ! ayez pitié de moi,
ne me laissez pas mourir dans le désespoir !
— Qui parle de Dieu et de désespoir en même temps ? » articula une
voix qui semblait venir de dessous terre et qui, assourdie par l’opacité,
parvenait au jeune homme avec un accent sépulcral.
Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa tête, et il recula sur ses
genoux.
« Ah ! murmura-t-il, j’entends parler un homme. »
Il y avait quatre ou cinq ans qu’Edmond n’avait entendu parler que
son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n’est pas un homme : c’est une
porte vivante ajoutée à sa porte de chêne ; c’est un barreau de chair ajouté
à ses barreaux de fer.
« Au nom du Ciel ! s’écria Dantès, vous qui avez parlé, parlez encore,
quoique votre voix m’ait épouvanté ; qui êtes-vous ?
— Qui êtes-vous vous-même ? demanda la voix.
— Un malheureux prisonnier, reprit Dantès qui ne faisait, lui, aucune
difficulté de répondre.
— De quel pays ?
— Français.
— Votre nom ?
— Edmond Dantès.
— Votre profession ?
— Marin.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Depuis le 28 février 1815.
— Votre crime ?
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— Je suis innocent.
— Mais de quoi vous accuse-t-on ?
— D’avoir conspiré pour le retour de l’Empereur.
— Comment ! pour le retour de l’Empereur ! l’Empereur n’est donc
plus sur le trône ?
— Il a abdiqué à Fontainebleau en 1814 et a été relégué à l’île d’Elbe.
Mais vous-même, depuis quel temps êtes-vous donc ici, que vous ignorez
tout cela ?
— Depuis 1811. »
Dantès frissonna ; cet homme avait quatre ans de prison de plus que
lui.
« C’est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant fort vite ; seulement
dites-moi à quelle hauteur se trouve l’excavation que vous avez faite ?
— Au ras de la terre.
— Comment est-elle cachée ?
— Derrière mon lit.
— A-t-on dérangé votre lit depuis que vous êtes en prison ?
— Jamais.
— Sur quoi donne votre chambre ?
— Sur un corridor.
— Et le corridor ?
— Aboutit à la cour.
— Hélas ! murmura la voix.
— Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? s’écria Dantès.
— Il y a que je me suis trompé, que l’imperfection de mes dessins m’a
abusé, que le défaut d’un compas m’a perdu, qu’une ligne d’erreur sur
mon plan a équivalu à quinze pieds en réalité, et que j’ai pris le mur que
vous creusez pour celui de la citadelle !
— Mais alors vous aboutissiez à la mer ?
— C’était ce que je voulais.
— Et si vous aviez réussi !
— Je me jetais à la nage, je gagnais une des îles qui environnent le
château d’If, soit l’île de Daume, soit l’île de Tiboulen, soit même la côte,
et alors j’étais sauvé.
— Auriez-vous donc pu nager jusque-là ?
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— Alors vous m’aimerez, moi : si vous êtes jeune, je serai votre ca-
marade ; si vous êtes vieux je serai votre fils. J’ai un père qui doit avoir
soixante-dix ans, s’il vit encore ; je n’aimais que lui et une jeune fille qu’on
appelait Mercédès. Mon père ne m’a pas oublié, j’en suis sûr ; mais elle,
Dieu sait si elle pense encore à moi. Je vous aimerai comme j’aimais mon
père.
— C’est bien, dit le prisonnier, à demain. »
Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit Dantès ;
il n’en demanda pas davantage, se releva, prit les mêmes précautions pour
les débris tirés du mur qu’il avait déjà prises, et repoussa son lit contre la
muraille.
Dès lors, Dantès se laissa aller tout entier à son bonheur ; il n’allait
plus être seul certainement, peut-être même allait-il être libre ; le pis aller,
s’il restait prisonnier, était d’avoir un compagnon ; or la captivité partagée
n’est plus qu’une demi-captivité. Les plaintes qu’on met en commun sont
presque des prières ; des prières qu’on fait à deux sont presque des actions
de grâces.
Toute la journée, Dantès alla et vint dans son cachot, le cœur bon-
dissant de joie. De temps en temps, cette joie l’étouffait : il s’asseyait sur
son lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit qu’il enten-
dait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette
crainte qu’on le séparât de cet homme qu’il ne connaissait point, et que
cependant il aimait déjà comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il
était décidé : au moment où le geôlier écarterait son lit, baisserait la tête
pour examiner l’ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel
était posée sa cruche.
On le condamnerait à mort, il le savait bien ; mais n’allait-il pas mourir
d’ennui et de désespoir au moment où ce bruit miraculeux l’avait rendu
à la vie ?
Le soir le geôlier vint ; Dantès était sur son lit, de là il lui semblait
qu’il gardait mieux l’ouverture inachevée. Sans doute il regarda le visiteur
importun d’un œil étrange, car celui-ci lui dit :
« Voyons, allez-vous redevenir encore fou ? »
Dantès ne répondit rien, il craignait que l’émotion de sa voix ne le
trahît.
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CHAPITRE XVI
Un savant italien
D
ses bras ce nouvel ami, si longtemps et si impa-
tiemment attendu, et l’attira vers sa fenêtre, afin que le peu de
jour qui pénétrait dans le cachot l’éclairât tout entier.
C’était un personnage de petite taille, aux cheveux blanchis par la peine
plutôt que par l’âge, à l’œil pénétrant caché sous d’épais sourcils qui gri-
sonnaient, à la barbe encore noire et descendant jusque sur sa poitrine :
la maigreur de son visage creusé par des rides profondes, la ligne hardie
de ses traits caractéristiques, révélaient un homme plus habitué à exercer
ses facultés morales que ses forces physiques. Le front du nouveau venu
était couvert de sueur.
Quand à son vêtement, il était impossible d’en distinguer la forme
primitive, car il tombait en lambeaux.
Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu’une certaine
vigueur dans les mouvements annonçât qu’il avait moins d’années peut-
être que n’en accusait une longue captivité.
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dit, arriver jusqu’au mur extérieur, percer ce mur et me jeter à la mer. J’ai
longé le corridor, contre lequel donne votre chambre, au lieu de passer
dessous ; tout mon travail est perdu, car ce corridor donne sur une cour
pleine de gardes.
— C’est vrai, dit Dantès ; mais ce corridor ne longe qu’une face de ma
chambre, et ma chambre en a quatre.
— Oui, sans doute, mais en voici d’abord une dont le rocher fait la
muraille ; il faudrait dix années de travail à dix mineurs munis de tous
leurs outils pour percer le rocher ; cette autre doit être adossée aux fon-
dations de l’appartement du gouverneur ; nous tomberions dans les caves
qui ferment évidemment à la clef et nous serions pris ; l’autre face donne,
attendez donc, où donne l’autre face ?
Cette face était celle où était percée la meurtrière à travers laquelle
venait le jour : cette meurtrière, qui allait toujours en se rétrécissant jus-
qu’au moment où elle donnait entrée au jour, et par laquelle un enfant
n’aurait certes pas pu passer, était en outre garnie par trois rangs de bar-
reaux de fer qui pouvaient rassurer sur la crainte d’une évasion par ce
moyen le geôlier le plus soupçonneux.
Et le nouveau venu, en faisant cette question, traîna la table au-
dessous de la fenêtre.
« Montez sur cette table », dit-il à Dantès.
Dantès obéit, monta sur la table, et, devinant les intentions de son
compagnon, appuya le dos au mur et lui présenta les deux mains.
Celui qui s’était donné le nom du numéro de sa chambre, et dont Dan-
tès ignorait encore le véritable nom, monta alors plus lestement que n’eût
pu le faire présager son âge, avec une habileté de chat ou de lézard, sur la
table d’abord, puis de la table sur les mains de Dantès, puis de ses mains
sur ses épaules ; ainsi courbé en deux, car la voûte du cachot l’empêchait
de se redresser, il glissa sa tête entre le premier rang de barreaux, et put
plonger alors de haut en bas.
Un instant après, il retira vivement la tête.
« Oh ! oh ! dit-il, je m’en étais douté. »
Et il se laissa glisser le long du corps de Dantès sur la table, et de la
table sauta à terre.
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— Oui, oui, continua Faria avec un rire amer ; oui, c’est moi qui passe
pour fou ; c’est moi qui divertis depuis si longtemps les hôtes de cette
prison, et qui réjouirais les petits enfants, s’il y avait des enfants dans le
séjour de la douleur sans espoir. »
Dantès demeura un instant immobile et muet.
« Ainsi, vous renoncez à fuir ? lui dit-il.
— Je vois la fuite impossible ; c’est se révolter contre Dieu que de tenter
ce que Dieu ne veut pas qui s’accomplisse.
— Pourquoi vous décourager ? ce serait trop demander aussi à la Pro-
vidence que de vouloir réussir du premier coup. Ne pouvez-vous pas re-
commencer dans un autre sens ce que vous avez fait dans celui-ci ?
— Mais savez-vous ce que j’ai fait, pour parler ainsi de recommencer ?
Savez-vous qu’il m’a fallu quatre ans pour faire les outils que je possède ?
Savez-vous que depuis deux ans je gratte et creuse une terre dure comme
le granit ? Savez-vous qu’il m’a fallu déchausser des pierres qu’autrefois
je n’aurais pas cru pouvoir remuer, que des journées tout entières se sont
passées dans ce labeur titanique et que parfois, le soir, j’étais heureux
quand j’avais enlevé un pouce carré de ce vieux ciment, devenu aussi dur
que la pierre elle-même ? Savez-vous, savez-vous que pour loger toute
cette terre et toutes ces pierres que j’enterrais, il m’a fallu percer la voûte
d’un escalier, dans le tambour duquel tous ces décombres ont été tour à
tour ensevelis, si bien qu’aujourd’hui le tambour est plein, et que je ne
saurais plus où mettre une poignée de poussière ? Savez-vous, enfin, que
je croyais toucher au but de tous mes travaux, que je me sentais juste la
force d’accomplir cette tâche, et que voilà que Dieu non seulement recule
ce but, mais le transporte je ne sais où ? Ah ! je vous le dis, je vous le
répète, je ne ferai plus rien désormais pour essayer de reconquérir ma
liberté, puisque la volonté de Dieu est qu’elle soit perdue à tout jamais. »
Edmond baissa la tête pour ne pas avouer à cet homme que la joie
d’avoir un compagnon l’empêchait de compatir, comme il eût dû, à la
douleur qu’éprouvait le prisonnier de n’avoir pu se sauver.
L’abbé Faria se laissa aller sur le lit d’Edmond, et Edmond resta debout.
Le jeune homme n’avait jamais songé à la fuite. Il y a de ces choses qui
semblent tellement impossibles qu’on n’a pas même l’idée de les tenter et
qu’on les évite d’instinct. Creuser cinquante pieds sous la terre, consacrer
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CHAPITRE XVII
La chambre de l’abbé
A
en se courbant, mais cependant avec assez de
facilité, par le passage souterrain, Dantès arriva à l’extrémité
opposée du corridor qui donnait dans la chambre de l’abbé. Là,
le passage se rétrécissait et offrait à peine l’espace suffisant pour qu’un
homme pût se glisser en rampant. La chambre de l’abbé était dallée ;
c’était en soulevant une de ces dalles placée dans le coin le plus obscur
qu’il avait commencé la laborieuse opération dont Dantès avait vu la fin.
À peine entré et debout, le jeune homme examina cette chambre avec
grande attention. Au premier aspect, elle ne présentait rien de particulier.
« Bon, dit l’abbé, il n’est que midi un quart, et nous avons encore
quelques heures devant nous. »
Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle horloge l’abbé avait
pu lire l’heure d’une façon si précise.
« Regardez ce rayon du jour qui vient par ma fenêtre, dit l’abbé, et
regardez sur le mur les lignes que j’ai tracées. Grâce à ces lignes, qui sont
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comme le manche d’un pinceau, au bout et autour duquel était lié par un
fil un de ces cartilages, encore taché par l’encre, dont l’abbé avait parlé à
Dantès ; il était allongé en bec et fendu comme une plume ordinaire.
Dantès l’examina, cherchant des yeux l’instrument avec lequel il avait
pu être taillé d’une façon si correcte.
« Ah ! oui, dit Faria, le canif, n’est-ce pas ? C’est mon chef-d’œuvre ; je
l’ai fait, ainsi que le couteau que voici, avec un vieux chandelier de fer. »
Le canif coupait comme un rasoir. Quant au couteau, il avait cet avan-
tage qu’il pouvait servir tout à la fois de couteau et de poignard.
Dantès examina ces différents objets avec la même attention que, dans
les boutiques de curiosités de Marseille, il avait examiné parfois ces ins-
truments exécutés par des sauvages et rapportés des mers du Sud par les
capitaines au long cours.
« Quant à l’encre, dit Faria, vous savez comment je procède ; je la fais
à mesure que j’en ai besoin.
— Maintenant, je m’étonne d’une chose, dit Dantès, c’est que les jours
vous aient suffi pour toute cette besogne.
— J’avais les nuits, répondit Faria.
— Les nuits ! êtes-vous donc de la nature des chats et voyez-vous clair
pendant la nuit ?
— Non ; mais Dieu a donné à l’homme l’intelligence pour venir en aide
à la pauvreté de ses sens : je me suis procuré de la lumière.
— Comment cela ?
— De la viande qu’on m’apporte je sépare la graisse, je la fais fondre
et j’en tire une espèce d’huile compacte. Tenez, voilà ma bougie. »
Et l’abbé montra à Dantès une espèce de lampion, pareil à ceux qui
servent dans les illuminations publiques.
« Mais du feu ?
— Voici deux cailloux et du linge brûlé.
— Mais des allumettes ?
— J’ai feint une maladie de peau, et j’ai demandé du souffre, que l’on
m’a accordé. »
Dantès posa les objets qu’il tenait sur la table et baissa la tête, écrasé
sous la persévérance et la force de cet esprit.
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« Ce n’est pas tout, continua Faria ; car il ne faut pas mettre tous ses
trésors dans une seule cachette ; refermons celle-ci. »
Ils posèrent la dalle à sa place ; l’abbé sema un peu de poussière dessus,
y passa son pied pour faire disparaître toute trace de solution de conti-
nuité, s’avança vers son lit et le déplaça.
Derrière le chevet, caché par une pierre qui le refermait avec une her-
méticité presque parfaite, était un trou, et dans ce trou une échelle de
corde longue de vingt-cinq à trente pieds.
Dantès l’examina : elle était d’une solidité à toute épreuve.
« Qui vous a fourni la corde nécessaire à ce merveilleux ouvrage ?
demanda Dantès.
— D’abord quelques chemises que j’avais, puis les draps de mon lit
que, pendant trois ans de captivité à Fenestrelle, j’ai effilés. Quand on m’a
transporté au château d’If, j’ai trouvé moyen d’emporter avec moi cet
effilé ; ici, j’ai continué la besogne.
— Mais ne s’apercevait-on pas que les draps de votre lit n’avaient plus
d’ourlet ?
— Je les recousais.
— Avec quoi ?
— Avec cette aiguille. »
Et l’abbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements, montra à Dantès une
arête longue, aiguë et encore enfilée, qu’il portait sur lui.
« Oui, continua Faria, j’avais d’abord songé à desceller ces barreaux et
à fuir par cette fenêtre, qui est un peu plus large que la vôtre, comme vous
voyez, et que j’eusse élargie encore au moment de mon évasion ; mais je
me suis aperçu que cette fenêtre donnait sur une cour intérieure, et j’ai
renoncé à mon projet comme trop chanceux. Cependant, j’ai conservé
l’échelle pour une circonstance imprévue, pour une de ces évasions dont
je vous parlais, et que le hasard procure. »
Dantès tout en ayant l’air d’examiner l’échelle, pensait cette fois à
autre chose ; une idée avait traversé son esprit. C’est que cet homme, si
intelligent, si ingénieux, si profond, verrait peut-être clair dans l’obscurité
de son propre malheur, où jamais lui-même n’avait rien pu distinguer.
« À quoi songez-vous ? demanda l’abbé en souriant, et prenant l’ab-
sorbement de Dantès pour une admiration portée au plus haut degré.
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Marseille, à son entrevue avec son père, à ses amours avec Mercédès, au
repas de ses fiançailles, à son arrestation, à son interrogatoire, à sa prison
provisoire au palais de justice, enfin à sa prison définitive au château d’If.
Arrivé là, Dantès ne savait plus rien, pas même le temps qu’il y était resté
prisonnier.
Le récit achevé, l’abbé réfléchit profondément.
« Il y a, dit-il au bout d’un instant, un axiome de droit d’une grande
profondeur, et qui en revient à ce que je vous disais tout à l’heure, c’est
qu’à moins que la pensée mauvaise ne naisse avec une organisation faus-
sée, la nature humaine répugne au crime. Cependant, la civilisation nous
a donné des besoins, des vices, des appétits factices qui ont parfois l’in-
fluence de nous faire étouffer nos bons instincts et qui nous conduisent au
mal. De là cette maxime : Si vous voulez découvrir le coupable, cherchez
d’abord celui à qui le crime commis peut être utile ! À qui votre disparition
pouvait-elle être utile ?
— À personne, mon Dieu ! j’étais si peu de chose.
— Ne répondez pas ainsi, car la réponse manque à la fois de logique et
de philosophie ; tout est relatif, mon cher ami, depuis le roi qui gêne son
futur successeur, jusqu’à l’employé qui gêne le surnuméraire : si le roi
meurt, le successeur hérite une couronne ; si l’employé meurt, le surnu-
méraire hérite douze cents livres d’appointements. Ces douze cents livres
d’appointements, c’est sa liste civile à lui ; ils lui sont aussi nécessaires
pour vivre que les douze millions d’un roi. Chaque individu, depuis le
plus bas jusqu’au plus haut degré de l’échelle sociale, groupe autour de
lui tout un petit monde d’intérêts, ayant ses tourbillons et ses atomes
crochus, comme les mondes de Descartes. Seulement, ces mondes vont
toujours s’élargissant à mesure qu’ils montent. C’est une spirale renver-
sée et qui se tient sur la pointe par un jeu d’équilibre. Revenons-en donc
à votre monde à vous. Vous alliez être nommé capitaine du Pharaon ?
— Oui.
— Vous alliez épouser une belle jeune fille ?
— Oui.
— Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous ne devinssiez pas capitaine
du Pharaon ? Quelqu’un avait-il intérêt à ce que vous n’épousassiez pas
Mercédès ? Répondez d’abord à la première question, l’ordre est la clef de
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— De votre malheur ?
— Oui.
— Et vous êtes bien sûr que c’était votre malheur qu’il plaignait ?
— Il m’a donné une grande preuve de sa sympathie, du moins.
— Laquelle ?
— Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre.
— Laquelle ? la dénonciation ?
— Non, la lettre.
— Vous en êtes sûr ?
— Cela s’est passé devant moi.
— C’est autre chose ; cet homme pourrait être un plus profond scélérat
que vous ne croyez.
— Vous me faites frissonner, sur mon honneur ! dit Dantès, le monde
est-il donc peuplé de tigres et de crocodiles ?
— Oui ; seulement, les tigres et les crocodiles à deux pieds sont plus
dangereux que les autres.
— Continuons, continuons.
— Volontiers ; il a brûlé la lettre, dites-vous ?
— Oui, en me disant : « Vous voyez, il n’existe que cette preuve-là
contre vous, et je l’anéantis. »
— Cette conduite est trop sublime pour être naturelle.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée ?
— À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, à Paris.
— Pouvez-vous présumer que votre substitut eût quelque intérêt à ce
que cette lettre disparût ?
— Peut-être ; car il m’a fait promettre deux ou trois fois, dans mon
intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il m’a fait jurer
de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur l’adresse.
— Noirtier ? répéta l’abbé… Noirtier ? j’ai connu un Noirtier à la cour
de l’ancienne reine d’Étrurie, un Noirtier qui avait été girondin sous la
révolution. Comment s’appelait votre substitut, à vous ?
— De Villefort. »
L’abbé éclata de rire.
Dantès le regarda avec stupéfaction.
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« Qu’avez-vous ? dit-il.
— Voyez-vous ce rayon du jour ? demanda l’abbé.
— Oui.
— Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon trans-
parent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre jeune homme ! Et ce magistrat
a été bon pour vous ?
— Oui.
— Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre ?
— Oui.
— Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne jamais
prononcer de nom de Noirtier ?
— Oui.
— Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous ce que c’était
que ce Noirtier ?
« Ce Noirtier, c’était son père ! »
La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creusant un abîme au
fond duquel s’ouvrait l’enfer, lui eût produit un effet moins prompt, moins
électrique, moins écrasant, que ces paroles inattendues ; il se leva, saisis-
sant sa tête à deux mains comme pour l’empêcher d’éclater.
« Son père ! son père ! s’écria-t-il.
— Oui, son père, qui s’appelle Noirtier de Villefort », reprit l’abbé.
Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau du prisonnier, tout
ce qui lui était demeuré obscur fut à l’instant même éclairé d’un jour écla-
tant. Ces tergiversations de Villefort pendant l’interrogatoire, cette lettre
détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui,
au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui revint à la mémoire ; il jeta
un cri, chancela un instant comme un homme ivre ; puis, s’élançant par
l’ouverture qui conduisait de la cellule de l’abbé à la sienne :
« Oh ! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à tout cela. »
Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, où le porte-clefs le
retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits contractés, mais immobile
et muet comme une statue.
Pendant ces heures de méditation, qui s’étaient écoulées comme des
secondes, il avait pris une terrible résolution et fait un formidable ser-
ment.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XVII
Une voix tira Dantès de cette rêverie, c’était celle de l’abbé Faria, qui,
ayant reçu à son tour la visite de son geôlier, venait inviter Dantès à sou-
per avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, va-
lait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir du pain
un peu plus blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on était jus-
tement arrivé au dimanche, et l’abbé venait inviter son jeune compagnon
à partager son pain et son vin.
Dantès le suivit : toutes les lignes de son visage s’étaient remises et
avaient repris leur place accoutumée, mais avec une raideur et une fer-
meté, si l’on peut le dire, qui accusaient une résolution prise. L’abbé le
regarda fixement.
« Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et de vous avoir
dit ce que je vous ai dit, fit-il.
— Pourquoi cela ? demanda Dantès.
— Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n’y était
point : la vengeance. »
Dantès sourit.
« Parlons d’autre chose », dit-il.
L’abbé le regarda encore un instant et hocha tristement la tête ; puis,
comme l’en avait prié Dantès, il parla d’autre chose.
Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation,
comme celle des gens qui ont beaucoup souffert, contient des enseigne-
ments nombreux et renferme un intérêt soutenu ; mais elle n’était pas
égoïste, et ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs.
Dantès écoutait chacune de ses paroles avec admiration : les unes cor-
respondaient à des idées qu’il avait déjà et à des connaissances qui étaient
du ressort de son état de marin, les autres touchaient à des choses incon-
nues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les
latitudes australes, montraient au jeune homme des paysages et des hori-
zons nouveaux, illuminés de lueurs fantastiques. Dantès comprit le bon-
heur qu’il y aurait pour une organisation intelligente à suivre cet esprit
élevé sur les hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur lesquelles
il avait l’habitude de se jouer.
« Vous devriez m’apprendre un peu de ce que vous savez, dit Dantès,
ne fût-ce que pour ne pas vous ennuyer avec moi. Il me semble mainte-
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XVII
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un autre homme.
Quant à l’abbé Faria, Dantès remarqua que, malgré la distraction que
sa présence avait apportée à sa captivité, il s’assombrissait tous les jours.
Une pensée incessante et éternelle paraissait assiéger son esprit ; il tom-
bait dans de profondes rêveries, soupirait involontairement, se levait tout
à coup, croisait les bras et se promenait sombre autour de sa prison.
Un jour, il s’arrêta tout à coup au milieu d’un de ces cercles cent fois
répétés qu’il décrivait autour de sa chambre, et s’écria :
« Ah ! s’il n’y avait pas de sentinelle !
— Il n’y aura de sentinelle qu’autant que vous le voudrez bien, reprit
Dantès qui avait suivi sa pensée à travers la boîte de son cerveau comme
à travers un cristal.
— Ah ! je vous l’ai dit, reprit l’abbé, je répugne à un meurtre.
— Et cependant ce meurtre, s’il est commis, le sera par l’instinct de
notre conservation, par un sentiment de défense personnelle.
— N’importe, je ne saurais.
— Vous y pensez, cependant ?
— Sans cesse, sans cesse, murmura l’abbé.
— Et vous avez trouvé un moyen, n’est-ce pas ? dit vivement Dantès.
— Oui, s’il arrivait qu’on pût mettre sur la galerie une sentinelle
aveugle et sourde.
— Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune homme avec
un accent de résolution qui épouvanta l’abbé.
— Non, non ! s’écria-t-il ; impossible. »
Dantès voulut le retenir sur ce sujet, mais l’abbé secoua la tête et re-
fusa de répondre davantage.
Trois mois s’écoulèrent.
« Êtes-vous fort ? » demanda un jour l’abbé à Dantès.
Dantès, sans répondre, prit le ciseau, le tordit comme un fer à cheval
et le redressa.
« Vous engageriez-vous à ne tuer la sentinelle qu’à la dernière extré-
mité ?
— Oui, sur l’honneur.
— Alors, dit l’abbé, nous pourrons exécuter notre dessein.
— Et combien nous faudra-t-il de temps pour l’exécuter ?
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XVII
— Un an, au moins.
— Mais nous pourrions nous mettre au travail ?
— Tout de suite.
— Oh ! voyez donc, nous avons perdu un an, s’écria Dantès.
— Trouvez-vous que nous l’ayons perdu ? dit l’abbé.
— Oh ! pardon, pardon, s’écria Edmond rougissant.
— Chut ! dit l’abbé, l’homme n’est jamais qu’un homme ; et vous êtes
encore un des meilleurs que j’aie connus. Tenez, voici mon plan. »
L’abbé montra alors à Dantès un dessin qu’il avait tracé : c’était le
plan de sa chambre, de celle de Dantès et du corridor qui joignait l’une
à l’autre. Au milieu de cette galerie, il établissait un boyau pareil à celui
qu’on pratique dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous
la galerie où se promenait la sentinelle ; une fois arrivés là, ils pratiquaient
une large excavation, descellaient une des dalles qui formaient le plancher
de la galerie ; la dalle, à un moment donné, s’enfonçait sous le poids du
soldat, qui disparaissait englouti dans l’excavation ; Dantès se précipitait
sur lui au moment où, tout étourdi de sa chute, il ne pouvait se défendre,
le liait, le bâillonnait, et tous deux alors, passant par une des fenêtres de
cette galerie, descendaient le long de la muraille extérieure à l’aide de
l’échelle de corde et se sauvaient.
Dantès battit des mains et ses yeux étincelèrent de joie ; ce plan était
si simple qu’il devait réussir.
Le même jour, les mineurs se mirent à l’ouvrage avec d’autant plus
d’ardeur que ce travail succédait à un long repos, et ne faisait, selon toute
probabilité, que continuer la pensée intime et secrète de chacun d’eux.
Rien ne les interrompait que l’heure à laquelle chacun d’eux était forcé
de rentrer chez soi pour recevoir la visite du geôlier. Ils avaient, au reste,
pris l’habitude de distinguer, au bruit imperceptible des pas, le moment
où cet homme descendait, et jamais ni l’un ni l’autre ne fut pris à l’im-
proviste. La terre qu’ils extrayaient de la nouvelle galerie, et qui eût fini
par combler l’ancien corridor, était jetée petit à petit, et avec des précau-
tions inouïes, par l’une ou l’autre des deux fenêtres du cachot de Dantès
ou du cachot de Faria : on la pulvérisait avec soin, et le vent de la nuit
l’emportait au loin sans qu’elle laissât de traces.
Plus d’un an se passa à ce travail exécuté avec un ciseau, un couteau
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— Mon ami, dit le vieillard, ne vous abusez pas, la crise qui vient de se
passer m’a condamné à une prison perpétuelle : pour fuir, il faut pouvoir
marcher.
— Eh bien, nous attendrons huit jours, un mois, deux mois, s’il le faut ;
dans cet intervalle, vos forces reviendront ; tout est préparé pour notre
fuite, et nous avons la liberté d’en choisir l’heure et le moment. Le jour
où vous vous sentirez assez de forces pour nager, eh bien, ce jour-là, nous
mettrons notre projet à exécution.
— Je ne nagerai plus, dit Faria, ce bras est paralysé, non pas pour un
jour, mais à jamais. Soulevez-le vous-même, et voyez ce qu’il pèse. »
Le jeune homme souleva le bras, qui retomba insensible. Il poussa un
soupir.
« Vous êtes convaincu, maintenant, n’est-ce pas, Edmond ? dit Faria ;
croyez-moi, je sais ce que je dis : depuis la première attaque que j’aie eue
de ce mal, je n’ai pas cessé d’y réfléchir. Je l’attendais, car c’est un héritage
de famille ; mon père est mort à la troisième crise, mon aïeul aussi. Le
médecin qui m’a composé cette liqueur, et qui n’est autre que le fameux
Cabanis, m’a prédit le même sort.
— Le médecin se trompe, s’écria Dantès ; quant à votre paralysie, elle
ne me gêne pas, je vous prendrai sur mes épaules et je nagerai en vous
soutenant.
— Enfant, dit l’abbé, vous êtes marin, vous êtes nageur, vous devez
par conséquent savoir qu’un homme chargé d’un fardeau pareil ne ferait
pas cinquante brasses dans la mer. Cessez de vous laisser abuser par des
chimères dont votre excellent cœur n’est pas même la dupe : je resterai
donc ici jusqu’à ce que sonne l’heure de ma délivrance, qui ne peut plus
être maintenant que celle de la mort. Quant à vous, fuyez, partez ! Vous
êtes jeune, adroit et fort, ne vous inquiétez pas de moi, je vous rends votre
parole.
— C’est bien, dit Dantès. Eh bien, alors, moi aussi, je resterai. »
Puis, se levant et étendant une main solennelle sur le vieillard :
« Par le sang du Christ, je jure de ne vous quitter qu’à votre mort ! »
Faria considéra ce jeune homme si noble, si simple, si élevé, et lut sur
ses traits, animés par l’expression du dévouement le plus pur, la sincérité
de son affection et la loyauté de son serment.
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CHAPITRE XVIII
Le trésor
L
D le lendemain matin dans la chambre de
son compagnon de captivité, il trouva Faria assis, le visage
calme.
Sous le rayon qui glissait à travers l’étroite fenêtre de sa cellule, il tenait
ouvert dans sa main gauche, la seule, on se le rappelle, dont l’usage lui fût
resté, un morceau de papier, auquel l’habitude d’être roulé en un mince
volume avait imprimé la forme d’un cylindre rebelle à s’étendre.
Il montra sans rien dire le papier à Dantès.
« Qu’est-ce cela ? demanda celui-ci.
— Regardez bien, dit l’abbé en souriant.
— Je regarde de tous mes yeux, dit Dantès, et je ne vois rien qu’un
papier à demi brûlé, et sur lequel sont tracés des caractères gothiques
avec une encre singulière.
— Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis vous tout avouer main-
tenant, puisque je vous ai éprouvé, ce papier, c’est mon trésor, dont à
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bien que les richesses de sa famille fussent proverbiales et que j’aie en-
tendu dire souvent : Riche comme un Spada. Mais lui, comme le bruit
public, vivait sur cette réputation d’opulence. Son palais fut mon paradis.
J’instruisis ses neveux, qui sont morts, et lorsqu’il fut seul au monde, je
lui rendis, par un dévouement absolu à ses volontés, tout ce qu’il avait
fait pour moi depuis dix ans.
« La maison du cardinal n’eut bientôt plus de secrets pour moi ; j’avais
vu souvent Monseigneur travailler à compulser des livres antiques et
fouiller avidement dans la poussière des manuscrits de famille. Un jour
que je lui reprochais ses inutiles veilles et l’espèce d’abattement qui les
suivait, il me regarda en souriant amèrement et m’ouvrit un livre qui est
l’histoire de la ville de Rome. Là, au vingtième chapitre de la Vie du pape
Alexandre VI, il y avait les lignes suivantes, que je n’ai pu jamais oublier :
« Les grandes guerres de la Romagne étaient terminées. César Borgia,
qui avait achevé sa conquête, avait besoin d’argent pour acheter l’Ita-
lie tout entière. Le pape avait également besoin d’argent pour en finir
avec Louis XII, roi de France, encore terrible malgré ses derniers revers.
Il s’agissait donc de faire une bonne spéculation, ce qui devenait difficile
dans cette pauvre Italie épuisée.
« Sa Sainteté eut une idée. Elle résolut de faire deux cardinaux.
« En choisissant deux des grands personnages de Rome, deux riches
surtout, voici ce qui revenait au Saint-Père de la spéculation : d’abord il
avait à vendre les grandes charges et les emplois magnifiques dont ces
deux cardinaux étaient en possession ; en outre, il pouvait compter sur
un prix très brillant de la vente de ces deux chapeaux.
« Il restait une troisième part de spéculation, qui va apparaître bientôt.
« Le pape et César Borgia trouvèrent d’abord les deux cardinaux fu-
turs : c’était Jean Rospigliosi, qui tenait à lui seul quatre des plus hautes
dignités du Saint-Siège, puis César Spada, l’un des plus nobles et des plus
riches Romains. L’un et l’autre sentaient le prix d’une pareille faveur du
pape. Ils étaient ambitieux. Ceux-là trouvés, César trouva bientôt des ac-
quéreurs pour leurs charges.
« Il résulta que Rospigliosi et Spada payèrent pour être cardinaux, et
que huit autres payèrent pour être ce qu’étaient auparavant les deux car-
dinaux de création nouvelle. Il entra huit cent mille écus dans les coffres
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XVIII
des spéculateurs.
« Passons à la dernière partie de la spéculation, il est temps. Le pape
ayant comblé de caresses Rospigliosi et Spada, leur ayant conféré les in-
signes du cardinalat, sûr qu’ils avaient dû, pour acquitter la dette non
fictive de leur reconnaissance, rapprocher et réaliser leur fortune pour se
fixer à Rome, le pape et César Borgia invitèrent à dîner ces deux cardi-
naux.
« Ce fut le sujet d’une contestation entre le Saint-Père et son fils : Cé-
sar pensait qu’on pouvait user de l’un de ces moyens qu’il tenait toujours
à la disposition de ses amis intimes, savoir : d’abord, de la fameuse clef
avec laquelle on priait certaines gens d’aller ouvrir certaine armoire. Cette
clef était garnie d’une petite pointe de fer, négligence de l’ouvrier. Lors-
qu’on forçait pour ouvrir l’armoire, dont la serrure était difficile, on se
piquait avec cette petite pointe, et l’on en mourait le lendemain. Il y avait
aussi la bague à tête de lion, que César passait à son doigt lorsqu’il donnait
de certaines poignées de main. Le lion mordait l’épiderme de ces mains
favorisées, et la morsure était mortelle au bout de vingt-quatre heures.
« César proposa donc à son père, soit d’envoyer les cardinaux ouvrir
l’armoire, soit de leur donner à chacun une cordiale poignée de main,
mais Alexandre VI lui répondit :
« – Ne regardons pas à un dîner quand il s’agit de ces excellents car-
dinaux Spada et Rospigliosi. Quelque chose me dit que nous regagnerons
cet argent-là. D’ailleurs, vous oubliez, César, qu’une indigestion se dé-
clare tout de suite, tandis qu’une piqûre ou une morsure n’aboutissent
qu’après un jour ou deux.
« César se rendit à ce raisonnement. Voilà pourquoi les cardinaux
furent invités à ce dîner.
« On dressa le couvert dans la vigne que possédait le pape près de
Saint-Pierre-ès-Liens, charmante habitation que les cardinaux connais-
saient bien de réputation.
« Rospigliosi, tout étourdi de sa dignité nouvelle, apprêta son estomac
et sa meilleure mine. Spada, homme prudent et qui aimait uniquement
son neveu, jeune capitaine de la plus belle espérance, prit du papier, une
plume, et fit son testament.
« Il fit dire ensuite à ce neveu de l’attendre aux environs de la vigne,
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venir, je relisais pour la millième fois ces papiers que je coordonnais, car,
le palais appartenant désormais à un étranger, j’allais quitter Rome pour
aller m’établir à Florence, en emportant une douzaine de mille livres que
je possédais, ma bibliothèque et mon fameux bréviaire, lorsque, fatigué
de cette étude assidue, mal disposé par un dîner assez lourd que j’avais
fait, je laissai tomber ma tête sur mes deux mains et m’endormis : il était
trois heures de l’après-midi.
« Je me réveillai comme la pendule sonnait six heures.
« Je levai la tête, j’étais dans l’obscurité la plus profonde. Je sonnai
pour qu’on m’apportât de la lumière, personne ne vint ; je résolus alors de
me servir moi-même. C’était d’ailleurs une habitude de philosophe qu’il
allait me falloir prendre. Je pris d’une main une bougie toute préparée, et
de l’autre je cherchai, à défaut des allumettes absentes de leur boîte, un
papier que je comptais allumer à un dernier reste de flamme au-dessus
du foyer ; mais, craignant dans l’obscurité de prendre un papier précieux
à la place d’un papier inutile, j’hésitais, lorsque je me rappelai avoir vu,
dans le fameux bréviaire qui était posé sur la table à côté de moi, un vieux
papier tout jaune par le haut, qui avait l’air de servir de signet, et qui avait
traversé les siècles, maintenu à sa place par la vénération des héritiers. Je
cherchai, en tâtonnant, cette feuille inutile, je la trouvai, je la tordis, et, la
présentant à la flamme mourante, je l’allumai.
« Mais, sous mes doigts, comme par magie, à mesure que le feu mon-
tait, je vis des caractères jaunâtres sortir du papier blanc et apparaître
sur la feuille ; alors la terreur me prit : je serrai dans mes mains le pa-
pier, j’étouffai le feu, j’allumai directement la bougie au foyer, je rouvris
avec une indicible émotion la lettre froissée, et je reconnus qu’une encre
mystérieuse et sympathique avait tracé ces lettres apparentes seulement
au contact de la vive chaleur. Un peu plus du tiers du papier avait été
consumé par la flamme : c’est ce papier que vous avez lu ce matin ; relisez-
le, Dantès ; puis quand vous l’aurez relu, je vous compléterai, moi, les
phrases interrompues et le sens incomplet. »
Et Faria, interrompant, offrit le papier à Dantès qui, cette fois, relut
avidement les mots suivants tracés avec une encre rousse, pareille à la
rouille :
Cejourd’hui25 avril 1498, ay
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précipité, dont elle était loin de deviner la cause, éveilla ses soupçons, et
au moment où je m’embarquais à Piombino je fus arrêté.
« Maintenant, continua Faria en regardant Dantès avec une expres-
sion presque paternelle, maintenant, mon ami, vous en savez autant que
moi : si nous nous sauvons jamais ensemble, la moitié de mon trésor est
à vous ; et si je meurs ici et que vous vous sauviez seul, il vous appartient
en totalité.
— Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor n’a-t-il pas dans ce monde
quelque plus légitime possesseur que nous ?
— Mais non, rassurez-vous, la famille est éteinte complètement ; le
dernier comte de Spada, d’ailleurs, m’a fait son héritier ; en me lé-
guant ce bréviaire symbolique il m’a légué ce qu’il contenait ; non, non,
tranquillisez-vous : si nous mettons la main sur cette fortune, nous pour-
rons en jouir sans remords.
— Et vous dites que ce trésor renferme…
— Deux millions d’écus romains, treize millions à peu près de notre
monnaie.
— Impossible ! dit Dantès effrayé par l’énormité de la somme.
— Impossible ! et pourquoi ? reprit le vieillard. La famille Spada était
une des plus vieilles et des plus puissantes familles du quinzième siècle.
D’ailleurs, dans ces temps où toute spéculation et toute industrie étaient
absentes, ces agglomérations d’or et de bijoux ne sont pas rares, il y a
encore aujourd’hui des familles romaines qui meurent de faim près d’un
million en diamants et en pierreries transmis par majorat, et auquel elles
ne peuvent toucher. »
Edmond croyait rêver : il flottait entre l’incrédulité et la joie.
« Je n’ai gardé si longtemps le secret avec vous, continua Faria,
d’abord que pour vous éprouver, et ensuite pour vous surprendre ; si nous
nous fussions évadés avant mon accès de catalepsie, je vous conduisais à
Monte-Cristo ; maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, c’est vous qui m’y
conduirez. Eh bien, Dantès, vous ne me remerciez pas ?
— Ce trésor vous appartient, mon ami, dit Dantès, il appartient à vous
seul, et je n’y ai aucun droit : je ne suis point votre parent.
— Vous êtes mon fils, Dantès ! s’écria le vieillard, vous êtes l’enfant
de ma captivité ; mon état me condamnait au célibat : Dieu vous a en-
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voyé à moi pour consoler à la fois l’homme qui ne pouvait être père et le
prisonnier qui ne pouvait être libre. »
Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune homme qui se jeta à son
cou en pleurant.
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CHAPITRE XIX
Le troisième accès
M
trésor, qui avait été si longtemps l’objet des
méditations de l’abbé, pouvait assurer le bonheur à venir de
celui que Faria aimait véritablement comme son fils, il avait
encore doublé de valeur à ses yeux ; tous les jours il s’appesantissait sur la
quotité de ce trésor, expliquant à Dantès tout ce qu’avec treize ou quatorze
millions de fortune un homme dans nos temps modernes pouvait faire
de bien à ses amis ; et alors le visage de Dantès se rembrunissait, car le
serment de vengeance qu’il avait fait se représentait à sa pensée, et il
songeait, lui, combien dans nos temps modernes aussi un homme avec
treize ou quatorze millions de fortune pouvait faire de mal à ses ennemis.
L’abbé ne connaissait pas l’île de Monte-Cristo mais Dantès la connais-
sait : il avait souvent passé devant cette île, située à vingt-cinq milles de
la Pianosa, entre la Corse et l’île d’Elbe, et une fois même il y avait relâ-
ché. Cette île était, avait toujours été et est encore complètement déserte ;
c’est un rocher de forme presque conique, qui semble avoir été poussé par
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prisonnier, qui de rien sait faire quelque chose. Ils s’occupaient donc éter-
nellement, Faria de peur de se voir vieillir, Dantès de peur de se rappeler
son passé presque éteint, et qui ne flottait plus au plus profond de sa mé-
moire que comme une lumière lointaine égarée dans la nuit ; tout allait
ainsi, comme dans ces existences où le malheur n’a rien dérangé et qui
s’écoulent machinales et calmes sous l’œil de la Providence.
Mais, sous ce calme superficiel, il y avait dans le cœur du jeune
homme, et dans celui du vieillard peut-être, bien des élans retenus, bien
des soupirs étouffés, qui se faisaient jour lorsque Faria était resté seul et
qu’Edmond était rentré chez lui.
Une nuit, Edmond se réveilla en sursaut, croyant s’être entendu ap-
peler.
Il ouvrit les yeux et essaya de percer les épaisseurs de l’obscurité.
Son nom, ou plutôt une voix plaintive qui essayait d’articuler son
nom, arriva jusqu’à lui.
Il se leva sur son lit, la sueur de l’angoisse au front, et écouta. Plus de
doute, la plainte venait du cachot de son compagnon.
« Grand Dieu ! murmura Dantès ; serait-ce… ? »
Et il déplaça son lit, tira la pierre, s’élança dans le corridor et parvint
à l’extrémité opposée ; la dalle était levée.
À la lueur de cette lampe informe et vacillante dont nous avons parlé,
Edmond vit le vieillard pâle, debout encore et se cramponnant au bois de
son lit. Ses traits étaient bouleversés par ces horribles symptômes qu’il
connaissait déjà et qui l’avaient tant épouvanté lorsqu’ils étaient apparus
pour la première fois.
« Eh bien, mon ami, dit Faria résigné, vous comprenez, n’est-ce pas ?
et je n’ai besoin de vous rien apprendre ! »
Edmond poussa un cri douloureux, et perdant complètement la tête,
il s’élança vers la porte en criant :
« Au secours ! au secours ! »
Faria eut encore la force de l’arrêter par le bras.
« Silence ! dit-il, ou vous êtes perdu. Ne songeons plus qu’à vous mon
ami, à vous rendre votre captivité supportable ou votre fuite possible. Il
vous faudrait des années pour refaire seul tout ce que j’ai fait ici, et qui
serait détruit à l’instant même par la connaissance que nos surveillants
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alors vous verserez le reste. Maintenant, portez-moi sur mon lit, car je ne
puis plus me tenir debout. »
Edmond prit le vieillard dans ses bras et le déposa sur le lit.
« Maintenant, ami, dit Faria, seule consolation de ma vie misérable,
vous que le ciel m’a donné un peu tard, mais enfin qu’il m’a donné, présent
inappréciable et dont je le remercie ; au moment de me séparer de vous
pour jamais, je vous souhaite tout le bonheur, toute la prospérité que vous
méritez : mon fils je vous bénis ! »
Le jeune homme se jeta à genoux, appuyant sa tête contre le lit du
vieillard.
« Mais surtout, écoutez bien ce que je vous dis à ce moment suprême :
le trésor des Spada existe ; Dieu permet qu’il n’y ait plus pour moi ni
distance ni obstacle. Je le vois au fond de la seconde grotte ; mes yeux
percent les profondeurs de la terre et sont éblouis de tant de richesses. Si
vous parvenez à fuir, rappelez-vous que le pauvre abbé que tout le monde
croyait fou ne l’était pas. Courez à Monte-Cristo, profitez de notre for-
tune, profitez-en, vous avez assez souffert. »
Une secousse violente interrompit le vieillard ; Dantès releva la tête,
il vit les yeux qui s’injectaient de rouge : on eût dit qu’une vague de sang
venait de monter de sa poitrine à son front.
« Adieu ! adieu ! murmura le vieillard en pressant convulsivement la
main du jeune homme, adieu !
— Oh ! pas encore, pas encore ! s’écria celui-ci ; ne nous abandonnez
pas, ô mon Dieu ! secourez-le… à l’aide… à moi…
— Silence ! silence ! murmura le moribond, qu’on ne nous sépare pas
si vous me sauvez !
— Vous avez raison. Oh ! oui, oui, soyez tranquille, je vous sauve-
rai ! D’ailleurs, quoique vous souffriez beaucoup, vous paraissez souffrir
moins que la première fois.
— Oh ! détrompez-vous ! je souffre moins, parce qu’il y a en moi moins
de force pour souffrir. À votre âge on a foi dans la vie, c’est le privilège de
la jeunesse de croire et d’espérer, mais les vieillards voient plus clairement
la mort. Oh ! la voilà… elle vient… c’est fini… ma vue se perd… ma raison
s’enfuit… Votre main, Dantès !… adieu !… adieu ! »
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contant des histoires ; un jour que ma femme était malade il m’a même
donné une recette qui l’a guérie.
— Ah ! ah ! fit le médecin, j’ignorais que j’eusse affaire à un collègue ;
j’espère, monsieur le gouverneur, ajouta-t-il en riant, que vous le traiterez
en conséquence.
— Oui, oui, soyez tranquille, il sera décemment enseveli dans le sac le
plus neuf qu’on pourra trouver ; êtes-vous content ?
— Devons-nous accomplir cette dernière formalité devant vous, mon-
sieur ? demanda un guichetier.
— Sans doute, mais qu’on se hâte, je ne puis rester dans cette chambre
toute la journée »
De nouvelles allées et venues se firent entendre ; un instant après, un
bruit de toile froissée parvint aux oreilles de Dantès, le lit cria sur ses
ressorts, un pas alourdi comme celui d’un homme qui soulève un fardeau
s’appesantit sur la dalle, puis le lit cria de nouveau sous le poids qu’on lui
rendait.
« À ce soir, dit le gouverneur.
— Y aura-t-il une messe ? demanda un des officiers.
— Impossible, répondit le gouverneur ; le chapelain du château est
venue me demander hier un congé pour faire un petit voyage de huit
jours à Hyères, je lui ai répondu de tous mes prisonniers pendant tout ce
temps-là ; le pauvre abbé n’avait qu’à ne pas tant se presser, et il aurait
eu son requiem.
— Bah ! bah ! dit le médecin avec l’impiété familière aux gens de sa
profession, il est homme d’Église : Dieu aura égard à l’état, et ne donnera
pas à l’enfer le méchant plaisir de lui envoyer un prêtre. »
Un éclat de rire suivit cette mauvaise plaisanterie.
Pendant ce temps, l’opération de l’ensevelissement se poursuivait.
« À ce soir ! dit le gouverneur lorsqu’elle fut finie.
— À quelle heure ? demanda le guichetier.
— Mais vers dix ou onze heures.
— Veillera-t-on le mort ?
— Pour quoi faire ? On fermera le cachot comme s’il était vivant, voilà
tout. »
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XIX
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CHAPITRE XX
S
, couché dans le sens de la longueur, et faiblement éclairé
par un jour brumeux qui pénétrait à travers la fenêtre, on voyait
un sac de toile grossière, sous les larges plis duquel se dessinait
confusément une forme longue et raide : c’était le dernier linceul de Faria,
ce linceul qui, au dire des guichetiers, coûtait si peu cher. Ainsi, tout était
fini. Une séparation matérielle existait déjà entre Dantès et son vieil ami,
il ne pouvait plus voir ses yeux qui étaient restés ouverts comme pour
regarder au-delà de la mort, il ne pouvait plus serrer cette main indus-
trieuse qui avait soulevé pour lui le voile qui couvrait les choses cachées.
Faria, l’utile, le bon compagnon auquel il s’était habitué avec tant de force,
n’existait plus que dans son souvenir. Alors il s’assit au chevet de ce lit
terrible, et se plongea dans une sombre et amère mélancolie.
Seul ! il était redevenu seul ! il était retombé dans le silence, il se re-
trouvait en face du néant !
Seul, plus même la vue, plus même la voix du seul être humain qui
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sait son pain et sa soupe sur la table et se retirait sans lui parler.
Mais, cette fois, le geôlier pouvait déroger à ses habitudes de mutisme,
parler à Dantès, et voyant que Dantès ne lui répondait point, s’approcher
du lit et tout découvrir.
Lorsque sept heures du soir approchèrent, les angoisses de Dantès
commencèrent véritablement. Sa main, appuyée sur son cœur, essayait
d’en comprimer les battements, tandis que de l’autre il essuyait la sueur
de son front qui ruisselait le long de ses tempes. De temps en temps des
frissons lui couraient par tout le corps et lui serraient le cœur comme dans
un étau glacé. Alors, il croyait qu’il allait mourir. Les heures s’écoulèrent
sans amener aucun mouvement dans le château, et Dantès comprit qu’il
avait échappé à ce premier danger ; c’était d’un bon augure. Enfin, vers
l’heure fixée par le gouverneur, des pas se firent entendre dans l’esca-
lier. Edmond comprit que le moment était venu ; il rappela tout son cou-
rage, retenant son haleine ; heureux s’il eût pu retenir en même temps et
comme elle les pulsations précipitées de ses artères.
On s’arrêta à la porte, le pas était double. Dantès devina que c’étaient
les deux fossoyeurs qui le venaient chercher. Ce soupçon se changea en
certitude, quand il entendit le bruit qu’ils faisaient en déposant la civière.
La porte s’ouvrit, une lumière voilée parvint aux yeux de Dantès. Au
travers de la toile qui le couvrait, il vit deux ombres s’approcher de son
lit. Une troisième à la porte, tenait un falot à la main. Chacun des deux
hommes, qui s’étaient approchés du lit, saisit le sac par une de ses extré-
mités.
« C’est qu’il est encore lourd, pour un vieillard si maigre ! dit l’un
d’eux en le soulevant par la tête.
— On dit que chaque année ajoute une demi-livre au poids des os, dit
l’autre en le prenant par les pieds.
— As-tu fait ton nœud ? demanda le premier.
— Je serais bien bête de nous charger d’un poids inutile, dit le second,
je le ferai là-bas.
— Tu as raison ; partons alors. »
« Pourquoi ce nœud ? » se demanda Dantès.
On transporta le prétendu mort du lit sur la civière. Edmond se rai-
dissait pour mieux jouer son rôle de trépassé. On le posa sur la civière ;
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XX
« Mauvais temps ! dit un des porteurs, il ne fera pas bon d’être en mer
cette nuit.
— Oui, l’abbé court grand risque d’être mouillé », dit l’autre – et ils
éclatèrent de rire.
Dantès ne comprit pas très bien la plaisanterie mais ses cheveux ne
s’en dressèrent pas moins sur sa tête.
« Bon, nous voilà arrivés ! reprit le premier.
— Plus loin, plus loin, dit l’autre, tu sais bien que le dernier est resté en
route, brisé sur les rochers, et que le gouverneur nous a dit le lendemain
que nous étions des fainéants. »
On fit encore quatre ou cinq pas en montant toujours, puis Dantès
sentit qu’on le prenait par la tête et par les pieds et qu’on le balançait.
« Une, dirent les fossoyeurs.
— Deux.
— Trois ! »
En même temps, Dantès se sentit lancé, en effet, dans un vide énorme,
traversant les airs comme un oiseau blessé, tombant, tombant toujours
avec une épouvante qui lui glaçait le cœur. Quoique tiré en bas par
quelque chose de pesant qui précipitait son vol rapide, il lui sembla que
cette chute durait un siècle. Enfin, avec un bruit épouvantable, il entra
comme une flèche dans une eau glacée qui lui fit pousser un cri, étouffé
à l’instant même par l’immersion.
Dantès avait été lancé dans la mer, au fond de laquelle l’entraînait un
boulet de trente-six attaché à ses pieds.
La mer est le cimetière du château d’If.
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CHAPITRE XXI
L’île de Tiboulen
D
, suffoqué, eut cependant la présence d’es-
prit de retenir son haleine, et, comme sa main droite, ainsi que
nous l’avons dit, préparé qu’il était à toutes les chances, tenait
son couteau tout ouvert, il éventra rapidement le sac, sortit le bras, puis
la tête ; mais alors, malgré ses mouvements pour soulever le boulet, il
continua de se sentir entraîné ; alors il se cambra, cherchant la corde qui
liait ses jambes, et, par un effort suprême, il la trancha précisément au
moment où il suffoquait ; alors, donnant un vigoureux coup de pied, il re-
monta libre à la surface de la mer, tandis que le boulet entraînait dans ses
profondeurs inconnues le tissu grossier qui avait failli devenir son linceul.
Dantès ne prit que le temps de respirer, et replongea une seconde fois ;
car la première précaution qu’il devait prendre était d’éviter les regards.
Lorsqu’il reparut pour la seconde fois, il était déjà à cinquante pas
au moins du lieu de sa chute ; il vit au-dessus de sa tête un ciel noir et
tempétueux, à la surface duquel le vent balayait quelques nuages rapides,
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXI
découvrant parfois un petit coin d’azur rehaussé d’une étoile ; devant lui
s’étendait la plaine sombre et mugissante, dont les vagues commençaient
à bouillonner comme à l’approche d’une tempête, tandis que, derrière lui,
plus noir que la mer, plus noir que le ciel, montait, comme un fantôme me-
naçant, le géant de granit, dont la pointe sombre semblait un bras étendu
pour ressaisir sa proie ; sur la roche la plus haute était un falot éclairant
deux ombres.
Il lui sembla que ces deux ombres se penchaient sur la mer avec in-
quiétude ; en effet, ces étranges fossoyeurs devaient avoir entendu le cri
qu’il avait jeté en traversant l’espace. Dantès plongea donc de nouveau,
et fit un trajet assez long entre deux eaux ; cette manœuvre lui était jadis
familière, et attirait d’ordinaire autour de lui, dans l’anse du Pharo, de
nombreux admirateurs, lesquels l’avaient proclamé bien souvent le plus
habile nageur de Marseille.
Lorsqu’il revint à la surface de la mer, le falot avait disparu.
Il fallait s’orienter : de toutes les îles qui entourent le château d’If, Ra-
tonneau et Pomègue sont les plus proches ; mais Ratonneau et Pomègue
sont habitées ; il en est ainsi de la petite île de Daume ; l’île la plus sûre
était donc celle de Tiboulen ou de Lemaire ; les îles de Tiboulen et de Le-
maire sont à une lieue du château d’If.
Dantès ne résolut pas moins de gagner une de ces deux îles ; mais
comment trouver ces îles au milieu de la nuit qui s’épaississait à chaque
instant autour de lui !
En ce moment, il vit briller comme une étoile le phare de Planier.
En se dirigeant droit sur ce phare, il laissait l’île de Tiboulen un peu à
gauche ; en appuyant un peu à gauche, il devait donc rencontrer cette île
sur son chemin.
Mais, nous l’avons dit, il y avait une lieue au moins du château d’If à
cette île.
Souvent, dans la prison, Faria répétait au jeune homme, en le voyant
abattu et paresseux :
« Dantès, ne vous laissez pas aller à cet amollissement ; vous vous
noierez, si vous essayez de vous enfuir, et que vos forces n’aient pas été
entretenues »
Sous l’onde lourde et amère, cette parole était venue tinter aux oreilles
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXI
de venir jusqu’à vous. Merci, continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie ;
j’étais perdu quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.
— C’est moi, dit un matelot à la figure franche et ouverte, encadrée de
longs favoris noirs ; et il était temps, vous couliez.
— Oui, dit Dantès en lui tendant la main, oui, mon ami, et je vous
remercie une seconde fois.
— Ma foi ! dit le marin, j’hésitais presque ; avec votre barbe de six
pouces de long et vos cheveux d’un pied, vous aviez plus l’air d’un brigand
que d’un honnête homme. »
Dantès se rappela effectivement que depuis qu’il était au château d’If,
il ne s’était pas coupé les cheveux, et ne s’était point fait la barbe.
« Oui, dit-il, c’est un vœu que j’avais fait à Notre-Dame del Pie de
la Grotta, dans un moment de danger, d’être dix ans sans couper mes
cheveux ni ma barbe. C’est aujourd’hui l’expiration de mon vœu, et j’ai
failli me noyer pour mon anniversaire.
— Maintenant, qu’allons-nous faire de vous ? demanda le patron.
— Hélas ! répondit Dantès, ce que vous voudrez : la felouque que
je montais est perdue, le capitaine est mort ; comme vous le voyez, j’ai
échappé au même sort, mais absolument nu : heureusement, je suis as-
sez bon matelot ; jetez-moi dans le premier port où vous relâcherez, et je
trouverai toujours de l’emploi sur un bâtiment marchand.
— Vous connaissez la Méditerranée ?
— J’y navigue depuis mon enfance.
— Vous savez les bons mouillages ?
— Il y a peu de ports, même des plus difficiles, dans lesquels je ne
puisse entrer ou dont je ne puisse sortir les yeux fermés.
— Eh bien, dites donc, patron, demanda le matelot qui avait crié cou-
rage à Dantès, si le camarade dit vrai, qui empêche qu’il reste avec nous ?
— Oui, s’il dit vrai, dit le patron d’un air de doute, mais dans l’état où
est le pauvre diable, on promet beaucoup, quitte à tenir ce que l’on peut.
— Je tiendrai plus que je n’ai promis, dit Dantès.
— Oh ! oh ! fit le patron en riant, nous verrons cela.
— Quand vous voudrez, reprit Dantès en se relevant. Où allez-vous ?
— À Livourne.
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— Eh bien, alors, au lieu de courir des bordées qui vous font perdre
un temps précieux, pourquoi ne serrez-vous pas tout simplement le vent
au plus près ?
— Parce que nous irions donner droit sur l’île de Rion.
— Vous en passerez à plus de vingt brasses.
— Prenez donc le gouvernail, dit le patron, et que nous jugions de
votre science. »
Le jeune homme alla s’asseoir au gouvernail, s’assura par une légère
pression que le bâtiment était obéissant ; et, voyant que, sans être de pre-
mière finesse, il ne se refusait pas :
« Aux bras et aux boulines ! » dit-il.
Les quatre matelots qui formaient l’équipage coururent à leur poste,
tandis que le patron les regardait faire.
« Halez ! » continua Dantès.
Les matelots obéirent avec assez de précision.
« Et maintenant, amarrez bien ! »
Cet ordre fut exécuté comme les deux premiers, et le petit bâtiment,
au lieu de continuer de courir des bordées, commença de s’avancer vers
l’île de Rion, près de laquelle il passa, comme l’avait prédit Dantès, en la
laissant, par tribord, à une vingtaine de brasses.
« Bravo ! dit le patron.
— Bravo ! » répétèrent les matelots.
Et tous regardaient, émerveillés, cet homme dont le regard avait re-
trouvé une intelligence et le corps une vigueur qu’on était loin de soup-
çonner en lui.
« Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre, que je pourrai vous être
de quelque utilité, pendant la traversée du moins. Si vous ne voulez pas de
moi à Livourne, eh bien, vous me laisserez là ; et, sur mes premiers mois
de solde, je vous rembourserai ma nourriture jusque-là et les habits que
vous allez me prêter.
— C’est bien, c’est bien, dit le patron ; nous pourrons nous arranger si
vous êtes raisonnable.
— Un homme vaut un homme, dit Dantès ; ce que vous donnez aux
camarades, vous me le donnerez, et tout sera dit.
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXI
— Ce n’est pas juste, dit le matelot qui avait tiré Dantès de la mer, car
vous en savez plus que nous.
— De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regarde-t-il, Jacopo ? dit le pa-
tron ; chacun est libre de s’engager pour la somme qui lui convient.
— C’est juste, dit Jacopo ; c’était une simple observation que je faisais.
— Eh bien, tu ferais bien mieux encore de prêter à ce brave garçon, qui
est tout nu, un pantalon et une vareuse, si toutefois tu en as de rechange.
— Non, dit Jacopo, mais j’ai une chemise et un pantalon.
— C’est tout ce qu’il me faut, dit Dantès ; merci, mon ami. »
Jacopo se laissa glisser par l’écoutille, et remonta un instant après avec
les deux vêtements, que Dantès revêtit avec un indicible bonheur.
« Maintenant, vous faut-il encore autre chose ? demanda le patron.
— Un morceau de pain et une seconde gorgée de cet excellent rhum
dont j’ai déjà goûté ; car il y a bien longtemps que je n’ai rien pris. »
En effet, il y avait quarante heures à peu près.
On apporta à Dantès un morceau de pain, et Jacopo lui présenta la
gourde.
« La barre à bâbord ! » cria le capitaine en se retournant vers le timo-
nier.
Dantès jeta un coup d’œil du même côté en portant la gourde à sa
bouche, mais la gourde resta à moitié chemin.
« Tiens ! demanda le patron, que se passe-t-il donc au château d’If ? »
En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attiré l’attention de
Dantès, venait d’apparaître, couronnant les créneaux du bastion sud du
château d’If.
Une seconde après, le bruit d’une explosion lointaine vint mourir à
bord de la tartane.
Les matelots levèrent la tête en se regardant les uns les autres.
« Que veut dire cela ? demanda le patron.
— Il se sera sauvé quelque prisonnier cette nuit, dit Dantès, et l’on tire
le canon d’alarme. »
Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en disant ces pa-
roles, avait porté la gourde à sa bouche ; mais il le vit savourer la liqueur
qu’elle contenait avec tant de calme et de satisfaction, que, s’il eut eu un
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CHAPITRE XXII
Les contrebandiers
D
’ encore passé un jour à bord, qu’il avait déjà
reconnu à qui il avait affaire. Sans avoir jamais été à l’école de
l’abbé Faria, le digne patron de la Jeune-Amélie, c’était le nom
de la tartane génoise, savait à peu près toutes les langues qui se parlent
autour de ce grand lac qu’on appelle la Méditerranée ; depuis l’arabe jus-
qu’au provençal ; cela lui donnait, en lui épargnant les interprètes, gens
toujours ennuyeux et parfois indiscrets, de grandes facilités de communi-
cation, soit avec les navires qu’il rencontrait en mer, soit avec les petites
barques qu’il relevait le long des côtes, soit enfin avec les gens sans nom,
sans patrie, sans état apparent, comme il y en a toujours sur les dalles
des quais qui avoisinent les ports de mer, et qui vivent de ces ressources
mystérieuses et cachées qu’il faut bien croire leur venir en ligne directe
de la Providence, puisqu’ils n’ont aucun moyen d’existence visible à l’œil
nu : on devine que Dantès était à bord d’un bâtiment contrebandier.
Aussi le patron avait-il reçu Dantès à bord avec une certaine dé-
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXII
fiance : il était fort connu de tous les douaniers de la côte, et, comme
c’était entre ces messieurs et lui un échange de ruses plus adroites les
unes que les autres, il avait pensé d’abord que Dantès était un émis-
saire de dame gabelle, qui employait cet ingénieux moyen de pénétrer
quelques-uns des secrets du métier. Mais la manière brillante dont Dantès
s’était tiré de l’épreuve quand il avait orienté au plus près l’avait entière-
ment convaincu ; puis ensuite, quand il avait vu cette légère fumée flotter
comme un panache au-dessus du bastion du château d’If, et qu’il avait
entendu ce bruit lointain de l’explosion, il avait eu un instant l’idée qu’il
venait de recevoir à bord celui à qui, comme pour les entrées et les sor-
ties des rois, on accordait les honneurs du canon ; cela l’inquiétait moins
déjà, il faut le dire, que si le nouveau venu était un douanier ; mais cette
seconde supposition avait bientôt disparu comme la première à la vue de
la parfaite tranquillité de sa recrue.
Edmond eut donc l’avantage de savoir ce qu’était son patron sans que
son patron pût savoir ce qu’il était ; de quelque côté que l’attaquassent le
vieux marin ou ses camarades, il tint bon et ne fit aucun aveu : donnant
force détails sur Naples et sur Malte, qu’il connaissait comme Marseille,
et maintenant, avec une fermeté qui faisait honneur à sa mémoire, sa pre-
mière narration. Ce fut donc le Génois, tout subtil qu’il était, qui se laissa
duper par Edmond, en faveur duquel parlaient sa douceur, son expérience
nautique et surtout la plus savante dissimulation.
Et puis, peut-être le Génois était-il comme ces gens d’esprit qui ne
savent jamais que ce qu’ils doivent savoir, et qui ne croient que ce qu’ils
ont intérêt à croire.
Ce fut donc dans cette situation réciproque que l’on arriva à Livourne.
Edmond devait tenter là une nouvelle épreuve : c’était de savoir s’il
se reconnaîtrait lui-même, depuis quatorze ans qu’il ne s’était vu ; il avait
conservé une idée assez précise de ce qu’était le jeune homme, il allait
voir ce qu’il était devenu homme. Aux yeux de ses camarades, son vœu
était accompli : vingt fois déjà, il avait relâché à Livourne, il connaissait
un barbier rue Saint-Ferdinand. Il entra chez lui pour se faire couper la
barbe et les cheveux.
Le barbier regarda avec étonnement cet homme à la longue chevelure
et à la barbe épaisse et noire, qui ressemblait à une de ces belles têtes du
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXII
Titien. Ce n’était point encore la mode à cette époque-là que l’on portât
la barbe et les cheveux si développés : aujourd’hui un barbier s’étonnerait
seulement qu’un homme doué de si grands avantages physiques consentît
à s’en priver.
Le barbier livournais se mit à la besogne sans observation.
Lorsque l’opération fut terminée, lorsque Edmond sentit son menton
entièrement rasé, lorsque ses cheveux furent réduits à la longueur ordi-
naire, il demanda un miroir et se regarda.
Il avait alors trente-trois ans, comme nous l’avons dit, et ces quatorze
années de prison avaient pour ainsi dire apporté un grand changement
moral dans sa figure.
Dantès était entré au château d’If avec ce visage rond, riant et épanoui
du jeune homme heureux, à qui les premiers pas dans la vie ont été faciles,
et qui compte sur l’avenir comme sur la déduction naturelle du passé : tout
cela était bien changé.
Sa figure ovale s’était allongée, sa bouche rieuse avait pris ces lignes
fermes et arrêtées qui indiquent la résolution ; ses sourcils s’étaient ar-
qués sous une ride unique, pensive ; ses yeux s’étaient empreints d’une
profonde tristesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps de
sombres éclairs, de la misanthropie et de la haine ; son teint, éloigné si
longtemps de la lumière du jour et des rayons du soleil, avait pris cette
couleur mate qui fait, quand leur visage est encadré dans des cheveux
noirs, la beauté aristocratique des hommes du Nord ; cette science pro-
fonde qu’il avait acquise avait, en outre, reflété sur tout son visage une
auréole d’intelligente sécurité ; en outre, il avait, quoique naturellement
d’une taille assez haute, acquis cette vigueur trapue d’un corps toujours
concentrant ses forces en lui.
À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité
des formes arrondies et musculeuses. Quant à sa voix, les prières, les san-
glots et les imprécations l’avaient changée, tantôt en un timbre d’une dou-
ceur étrange, tantôt en une accentuation rude et presque rauque.
En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l’obscurité, ses yeux
avaient acquis cette singulière faculté de distinguer les objets pendant la
nuit, comme font ceux de l’hyène et du loup.
Edmond sourit en se voyant : il était impossible que son meilleur ami,
248
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Monte-Cristo.
La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à peu près à tribord et
continua son chemin vers la Corse.
Dantès songeait, tout en longeant cette île au nom si retentissant pour
lui, qu’il n’aurait qu’à sauter à la mer et que dans une demi-heure il serait
sur cette terre promise. Mais là que ferait-il, sans instruments pour dé-
couvrir son trésor, sans armes pour le défendre ? D’ailleurs, que diraient
les matelots ? que penserait le patron ? Il fallait attendre.
Heureusement, Dantès savait attendre : il avait attendu quatorze ans
sa liberté ; il pouvait bien, maintenant qu’il était libre, attendre six mois
ou un an la richesse.
N’eût-il pas accepté la liberté sans la richesse si on la lui eût proposée ?
D’ailleurs cette richesse n’était-elle pas toute chimérique ? Née dans
le cerveau malade du pauvre abbé Faria, n’était-elle pas morte avec lui ?
Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada était étrangement précise.
Et Dantès répétait d’un bout à l’autre dans sa mémoire cette lettre,
dont il n’avait pas oublié un mot.
Le soir vint ; Edmond vit l’île passer par toutes les teintes que le cré-
puscule amène avec lui, et se perdre pour tout le monde dans l’obscurité ;
mais lui, avec son regard habitué à l’obscurité de la prison, il continua
sans doute de la voir, car il demeura le dernier sur le pont.
Le lendemain, on se réveilla à la hauteur d’Aleria. Tout le jour on cou-
rut des bordées, le soir des feux s’allumèrent sur la côte. À la disposition
de ces feux on reconnut sans doute qu’on pouvait débarquer, car un fanal
monta au lieu de pavillon à la corne du petit bâtiment, et l’on s’approcha
à portée de fusil du rivage.
Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles sans doute,
que le patron de la Jeune-Amélie avait monté sur pivot, en approchant de
la terre, deux petites couleuvrines, pareilles à des fusils de rempart, qui,
sans faire grand bruit, pouvaient envoyer une jolie balle de quatre à la
livre à mille pas.
Mais, pour ce soir-là, la précaution fut superflue ; tout se passa le
plus doucement et le plus poliment du monde. Quatre chaloupes s’appro-
chèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans doute pour leur faire honneur,
mit sa propre chaloupe à la mer ; tant il y a que les cinq chaloupes s’escri-
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXII
mèrent si bien, qu’à deux heures du matin tout le chargement était passé
du bord de la Jeune-Amélie sur la terre ferme.
La nuit même, tant le patron de la Jeune-Amélie était un homme
d’ordre, la répartition de la prime fut faite : chaque homme eut cent livres
toscanes de part, c’est-à-dire à peu près quatre-vingts francs de notre
monnaie.
Mais l’expédition n’était pas finie ; on mit le cap sur la Sardaigne. Il
s’agissait d’aller recharger le bâtiment qu’on venait de décharger.
La seconde opération se fit aussi heureusement que la première ; la
Jeune-Amélie était en veine de bonheur.
La nouvelle cargaison était pour le duché de Lucques. Elle se compo-
sait presque entièrement de cigares de La Havane, de vin de Xérès et de
Malaga.
Là on eut maille à partir avec la gabelle, cette éternelle ennemie du
patron de la Jeune-Amélie. Un douanier resta sur le carreau, et deux ma-
telots furent blessés. Dantès était un de ces deux matelots ; une balle lui
avait traversé les chairs de l’épaule gauche.
Dantès était presque heureux de cette escarmouche et presque content
de cette blessure ; elles lui avaient, ces rudes institutrices, appris à lui-
même de quel œil il regardait le danger et de quel cœur il supportait la
souffrance. Il avait regardé le danger en riant, et en recevant le coup il
avait dit comme le philosophe grec : « Douleur, tu n’es pas un mal. »
En outre, il avait examiné le douanier blessé à mort, et, soit chaleur
du sang dans l’action, soit refroidissement des sentiments humains, cette
vue ne lui avait produit qu’une légère impression. Dantès était sur la voie
qu’il voulait parcourir, et marchait au but qu’il voulait atteindre : son cœur
était en train de se pétrifier dans sa poitrine.
Au reste, Jacopo, qui, en le voyant tomber, l’avait cru mort, s’était
précipité sur lui, l’avait relevé, et enfin, une fois relevé, l’avait soigné en
excellent camarade.
Ce monde n’était donc pas si bon que le voyait le docteur Pangloss ;
mais il n’était donc pas non plus si méchant que le voyait Dantès, puisque
cet homme, qui n’avait rien à attendre de son compagnon que d’hériter
sa part de primes, éprouvait une si vive affliction de le voir tué ?
Heureusement, nous l’avons dit, Edmond n’était que blessé. Grâce à
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aurait pris fin, de louer une petite barque pour son propre compte (Dantès
le pouvait, car dans ses différentes courses il avait amassé une centaine
de piastres), et, sous un prétexte quelconque de se rendre à l’île de Monte-
Cristo.
Là, il ferait en toute liberté ses recherches.
Non pas en toute liberté, car il serait, sans aucun doute, espionné par
ceux qui l’auraient conduit.
Mais dans ce monde il faut bien risquer quelque chose.
La prison avait rendu Edmond prudent, et il aurait bien voulu ne rien
risquer.
Mais il avait beau chercher dans son imagination, si féconde qu’elle
fût, il ne trouvait pas d’autres moyens d’arriver à l’île tant souhaitée que
de s’y faire conduire.
Dantès flottait dans cette hésitation, lorsque le patron, qui avait mis
une grande confiance en lui, et qui avait grande envie de le garder à son
service, le prit un soir par le bras et l’emmena dans une taverne de la via
del Oglio, dans laquelle avait l’habitude de se réunir ce qu’il y a de mieux
en contrebandiers à Livourne.
C’était là que se traitaient d’habitude les affaires de la côte. Déjà deux
ou trois fois Dantès était entré dans cette Bourse maritime ; et en voyant
ces hardis écumeurs que fournit tout un littoral de deux mille lieues de
tour à peu près, il s’était demandé de quelle puissance ne disposerait pas
un homme qui arriverait à donner l’impulsion de sa volonté à tous ces fils
réunis ou divergents.
Cette fois, il était question d’une grande affaire : il s’agissait d’un bâti-
ment chargé de tapis turcs, d’étoffes du Levant et de Cachemire ; il fallait
trouver un terrain neutre où l’échange pût se faire, puis tenter de jeter
ces objets sur les côtes de France.
La prime était énorme si l’on réussissait, il s’agissait de cinquante à
soixante piastres par homme.
Le patron de la Jeune-Amélie proposa comme lieu de débarquement
l’île de Monte-Cristo, laquelle, étant complètement déserte et n’ayant ni
soldats ni douaniers, semble avoir été placée au milieu de la mer du temps
de l’Olympe païen par Mercure, ce dieu des commerçants et des voleurs,
classes que nous avons faites séparées, sinon distinctes, et que l’Antiquité,
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CHAPITRE XXIII
L’île de Monte-Cristo
E
D, un de ces bonheurs inespérés qui arrivent par-
fois à ceux sur lesquels la rigueur du sort s’est longtemps lassée,
Dantès allait arriver à son but par un moyen simple et naturel,
et mettre le pied dans l’île sans inspirer à personne aucun soupçon.
Une nuit le séparait seulement de ce départ tant attendu.
Cette nuit fut une des plus fiévreuses que passa Dantès. Pendant cette
nuit, toutes les chances bonnes et mauvaises se présentèrent tour à tour
à son esprit : s’il fermait les yeux, il voyait la lettre du cardinal Spada
écrite en caractères flamboyants sur la muraille ; s’il s’endormait un ins-
tant, les rêves le plus insensés venaient tourbillonner dans son cerveau.
Il descendait dans les grottes aux pavés d’émeraudes, aux parois de rubis,
aux stalactites de diamants. Les perles tombaient goutte à goutte comme
filtre d’ordinaire l’eau souterraine.
Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses poches de pierreries ; puis il
revenait au jour, et ces pierreries s’étaient changées en simples cailloux.
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Il interrogea Jacopo.
« Où allons-nous passer la nuit ? demanda-t-il.
— Mais à bord de la tartane, répondit le marin.
— Ne serions-nous pas mieux dans les grottes ?
— Dans quelles grottes ?
— Mais dans les grottes de l’île.
— Je ne connais pas de grottes », dit Jacopo.
Une sueur froide passa sur le front de Dantès.
« Il n’y a pas de grottes à Monte-Cristo ? demanda-t-il.
— Non. »
Dantès demeura un instant étourdi ; puis il songea que ces grottes
pouvaient avoir été comblées depuis par un accident quelconque, ou
même bouchées, pour plus grandes précautions, par le cardinal Spada.
Le tout, dans ce cas, était donc de retrouver cette ouverture perdue. Il
était inutile de la chercher pendant la nuit. Dantès remit donc l’investiga-
tion au lendemain. D’ailleurs, un signal arboré à une demi-lieue en mer,
et auquel la Jeune-Amélierépondit aussitôt par un signal pareil, indiqua
que le moment était venu de se mettre à la besogne.
Le bâtiment retardataire, rassuré par le signal qui devait faire connaître
au dernier arrivé qu’il y avait toute sécurité à s’aboucher, apparut bientôt
blanc et silencieux comme un fantôme, et vint jeter l’ancre à une enca-
blure du rivage.
Aussitôt le transport commença.
Dantès songeait, tout en travaillant, au hourra de joie que d’un seul
mot il pourrait provoquer parmi tous ces hommes s’il disait tout haut l’in-
cessante pensée qui bourdonnait tout bas à son oreille et à son cœur. Mais,
tout au contraire de révéler le magnifique secret, il craignait d’en avoir
déjà trop dit et d’avoir, par ses allées et venues, ses demandes répétées,
ses observations minutieuses et sa préoccupation continuelle, éveillé les
soupçons. Heureusement, pour cette circonstance du moins, que chez lui
un passé bien douloureux reflétait sur son visage une tristesse indélébile,
et que les lueurs de gaieté entrevues sous ce nuage n’étaient réellement
que des éclairs.
Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque le lendemain, en pre-
nant un fusil, du plomb et de la poudre, Dantès manifesta le désir d’al-
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ler tuer quelqu’une de ces nombreuses chèvres sauvages que l’on voyait
sauter de rocher en rocher, on n’attribua cette excursion de Dantès qu’à
l’amour de la chasse ou au désir de la solitude. Il n’y eut que Jacopo qui
insista pour le suivre. Dantès ne voulut pas s’y opposer, craignant par
cette répugnance à être accompagné d’inspirer quelques soupçons. Mais
à peine eut-il fait un quart de lieue, qu’ayant trouvé l’occasion de tirer
et de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter à ses compagnons, les
invitant à le faire cuire et à lui donner lorsqu’il serait cuit, le signal d’en
manger sa part en tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco
de vin de Monte-Pulciano devaient compléter l’ordonnance du repas.
Dantès continua son chemin en se retournant de temps en temps.
Arrivé au sommet d’une roche, il vit à mille pieds au-dessous de lui ses
compagnons que venait de rejoindre Jacopo et qui s’occupaient déjà acti-
vement des apprêts du déjeuner, augmenté, grâce à l’adresse d’Edmond,
d’une pièce capitale.
Edmond les regarda un instant avec ce sourire doux et triste de
l’homme supérieur.
« Dans deux heures, dit-il, ces gens-là repartiront, riches de cinquante
piastres, pour aller, en risquant leur vie, essayer d’en gagner cinquante
autres ; puis reviendront, riches de six cents livres, dilapider ce trésor dans
une ville quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des nababs.
Aujourd’hui, l’espérance fait que je méprise leur richesse, qui me paraît
la plus profonde misère ; demain, la déception fera peut-être que je serai
forcé de regarder cette profonde misère comme le suprême bonheur… Oh !
non, s’écria Edmond, cela ne sera pas ; le savant, l’infaillible Faria ne se
serait pas trompé sur cette seule chose. D’ailleurs autant vaudrait mourir
que de continuer de mener cette vie misérable et inférieure. »
Ainsi Dantès, qui, il y a trois mois, n’aspirait qu’à la liberté, n’avait
déjà plus assez de la liberté et aspirait à la richesse ; la faute n’en était
pas à Dantès, mais à Dieu, qui, en bornant la puissance de l’homme, lui
a fait des désirs infinis ! Cependant par une route perdue entre deux mu-
railles de roches, suivant un sentier creusé par le torrent et que, selon
toute probabilité, jamais pied humain n’avait foulé, Dantès s’était appro-
ché de l’endroit où il supposait que les grottes avaient dû exister. Tout
en suivant le rivage de la mer et en examinant les moindres objets avec
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une attention sérieuse, il crut remarquer sur certains rochers des entailles
creusées par la main de l’homme.
Le temps, qui jette sur toute chose physique son manteau de mousse,
comme sur les choses morales son manteau d’oubli, semblait avoir res-
pecté ces signes tracés avec une certaine régularité, et dans le but proba-
blement d’indiquer une trace ; de temps en temps cependant, ces signes
disparaissaient sous des touffes de myrtes, qui s’épanouissaient en gros
bouquets chargés de fleurs, ou sous des lichens parasites. Il fallait alors
qu’Edmond écartât les branches ou soulevât les mousses pour retrouver
les signes indicateurs qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. Ces
signes avaient, au reste, donné bon espoir à Edmond. Pourquoi ne serait-
ce pas le cardinal qui les aurait tracés pour qu’ils pussent, en cas d’une
catastrophe qu’il n’avait pas pu prévoir si complète, servir de guide à son
neveu ? Ce lieu solitaire était bien celui qui convenait à un homme qui
voulait enfouir un trésor. Seulement, ces signes infidèles n’avaient-ils pas
attiré d’autres yeux que ceux pour lesquels ils étaient tracés, et l’île aux
sombres merveilles avait-elle fidèlement gardé son magnifique secret ?
Cependant, à soixante pas du port à peu près, il sembla à Edmond,
toujours caché à ses compagnons par les accidents du terrain, que les
entailles s’arrêtaient ; seulement, elles n’aboutissaient à aucune grotte.
Un gros rocher rond posé sur une base solide était le seul but auquel
elles semblassent conduire. Edmond pensa qu’au lieu d’être arrivé à la
fin, il n’était peut-être, tout au contraire, qu’au commencement ; il prit en
conséquence le contre-pied et retourna sur ses pas.
Pendant ce temps, ses compagnons préparaient le déjeuner, allaient
puiser de l’eau, à la source, transportaient le pain et les fruits à terre et
faisaient cuire le chevreau. Juste au moment où ils le tiraient de sa broche
improvisée, ils aperçurent Edmond qui, léger et hardi comme un chamois,
sautait de rocher en rocher : ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner
le signal. Le chasseur changea aussitôt de direction, et revint tout courant
à eux. Mais au moment où tous le suivaient des yeux dans l’espèce de vol
qu’il exécutait, taxant son adresse de témérité, comme pour donner raison
à leurs craintes, le pied manqua à Edmond ; on le vit chanceler à la cime
d’un rocher, pousser un cri et disparaître.
Tous bondirent d’un seul élan, car tous aimaient Edmond, malgré sa
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Table des matières
I Marseille. L’arrivée 1
II Le père et le fils 12
IV Complot 33
V Le repas de fiançailles 41
VII L’interrogatoire 66
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Le comte de Monte-Cristo I Chapitre XXIII
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Une édition
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