Cahiers Du Cinema N.808 - CDC
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L’INFILMABLE
De Shoah à La Zone d’intérêt
8 Événement
© 2023 NEOPA/FICTIVE
Filmer l’infilmable
10 La parole et les cris, table ronde sur La Zone d’intérêt
avec Fernando Ganzo, Raphaël Nieuwjaer, Élie Raufaste,
Élodie Tamayo et Marcos Uzal
22 Zone d’interdits par Arnaud Hée
25 Poussière et mémoire par Ariel Schweitzer
26 Éthique de la perception entretien avec Éléonore Weber
28 Regard décentré sur le génocide par Élie Raufaste
30 Occupied City de Steve McQueen
32 Film du mois
Le mal n’existe pas de Ryûsuke Hamaguchi
32 La peine de la forêt par Élie Raufaste Le mal n’existe pas de Ryûsuke Hamaguchi (2023).
36 Atteindre le mystère entretien avec Ryûsuke Hamaguchi
39 Gift : l’indicible par Josué Morel
12,90 €
CINEASTES
HORS-SÉRIE N°3
Jacques
Demy
132 PAGES Entretiens, archives
et documents inédits
ÉDITORIAL
www.cahiersducinema.com
Padre Ubu
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal par Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Nà saous consacrions le mois dernier un long
dossier au cinéma argentin, à sa vitalité,
multiplicité mais aussi à ce qui le
et universitaires, et en faisant du cinéma son
grand ennemi, il vise ses opposants les plus
directs. Il s’appuie pour cela sur l’indiffé-
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat,
menace depuis l’élection de Javier Milei. rence d’une grande partie de la société
Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo Dans les jours qui ont suivi la parution de argentine pour ces questions, en entretenant
Ont collaboré à ce numéro :
Hélène Boons, Lucile Commeaux, Marianne Dautrey, ce numéro, son gouvernement a élargi son les préjugés poujadistes sur l’inutilité de l’art
Circé Faure, Mathilde Grasset, Arnaud Hée, Romain
Lefebvre, Gaël Lépingle, Josué Morel, Raphaël
projet de réformes aussi hallucinantes que et les privilèges des artistes, ces feignants...
Nieuwjaer, Élie Raufaste, Jean-Marie Samocki, destructrices vis-à-vis de la culture et du « Le temps où les festivals de cinéma étaient
Charles Tesson
cinéma en particulier. Concrètement, les financés par la faim de milliers d’enfants est
ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
annonces les plus spectaculaires – telle la loi révolu », ose affirmer un communiqué offi-
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75) « omnibus » qui aurait supprimé bel et bien ciel du gouvernement. D’où la méfiance
Communication /partenariats :
communication@cahiersducinema.com
l’Incaa (équivalent argentin du CNC), d’une partie de ceux qui travaillent dans les
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com duquel dépendent non seulement la sub- secteurs culturels face à la possible instru-
PUBLICITÉ vention d’une grande partie du cinéma mentalisation de leurs protestations, parfois
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national mais aussi des écoles de cinéma ou retournées en preuves de leur prétendu
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com des festivals, comme celui de Mar del Plata, parasitisme et égoïsme dans un pays où la
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) (l’un des plus importants de l’Amérique seule nécessité serait de faire de l’ordre et
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Latine) –, n’ont pas été appliquées. Mais le des économies coûte que coûte.
Destination Media, T 01 56 82 12 06 démantèlement est bien en cours, à travers Outre les conséquences catastrophiques
reseau@destinationmedia.fr
(réservé aux dépositaires et aux marchands la fermeture de divers départements de que tout cela va avoir sur l’une des meil-
de journaux) l’Incaa et des licenciements réguliers depuis leures cinématographies au monde actuel-
ABONNEMENTS la nomination d’un financier proche du lement, ces événements doivent nous aler-
Cahiers du cinéma, service abonnements
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex gouvernement à la présidence de l’Institut, ter sur la façon dont l’ultralibéralisme et la
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 Carlos Pirovano. Ce dernier a mis en place pensée d’extrême-droite qui en est le pen-
abonnement@cahiersducinema.com
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin un programme de coupes financières qui dant s’accompagnent systématiquement
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va geler l’industrie pendant quelques mois. d’une désignation de l’art comme un
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion Il en résultera un affaiblissement important ennemi à abattre. Dans cette guerre, le pire
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1050 Bruxelles. du secteur : moins de films produits, les est peut-être la façon dont on cherche à
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réduits à peau de chagrin, un festival de ou improductivité de l’art face aux néces-
Tarifs à l’étranger : nous consulter. Mar del Plata financé en partie par des sités premières de la survie dans un monde
ÉDITIONS fonds privés... en déficit. Le tout s’appuyant sur une désin-
Contact : editions@cahiersducinema.com
Toutes ces décisions ont bien sûr provo- formation totale, notamment en simples
DIRECTION qué des manifestations (dont une très termes économiques. En étions-nous si loin
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu importante le 14 mars), des protestations en France lorsque le discours de Justine
64 rue de Turbigo – 75003 Paris massives et des pétitions qui ont certaine- Triet à Cannes fut reçu par certains, dont
www.cahiersducinema.com ment eu un poids. Mais les concernés ne la ministre de la Culture de l’époque,
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que représentent les effets d’annonce spec- de nos impôts ? Cette petite musique, nous
E-mail : @cahiersducinema.com précédé taculaires et les pas en arrière du gouverne- risquons de l’entendre de plus en plus for-
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de votre correspondant. ment Milei : c’est en partie un rideau de tement dans les mois à venir. Il faudrait au
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
fumée pour agir plus en profondeur, mais contraire pouvoir retrouver la ferveur col-
société à responsabilité limitée, au capital aussi pour provoquer ses opposants et exa- lective de ce que l’on appelait autrefois
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puisque le financement de l’Incaa ne repré- l’art concerne tout le monde, parce qu'il
par Aubin, Ligugé. sente qu’un grain de sable dans le budget touche au cœur même de l’humanité. Soit
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ÉVÉNEMENT
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L’INFILMABLE
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (2023).
D
ès sa projection cannoise, qui avait laissé une
majorité de la rédaction plutôt sceptique, nous
savions qu’il ne fallait pas se précipiter pour
émettre des jugements tranchés sur La Zone
d’intérêt, objet polarisant envers lequel beaucoup de facteurs
externes viennent infléchir des prises de position radicales.
Sommés de choisir entre crier à l’abjection ou à la claque,
il nous semblait que notre rôle était plutôt de nous accorder
le temps de la réflexion, y compris pour prendre en compte
tout ce qui entourerait la sortie du film en salles. C’est cet
aspect qui nous a surpris. Pas seulement les séances encore
complètes au moment où nous écrivons ces lignes, presque
deux mois après sa sortie, mais le volume extraordinaire
COURTESY OF A24
de réactions et analyses suscitées. Depuis le retour dans critique ? », parce que c’est le discours critique qui a le plus
nos pages de la rubrique « Courrier des lecteurs », jamais pâti de ce raz‑de‑marée médiatique autour du film plus que
un film n’a fait l’objet d’une telle correspondance. Des véritablement face à lui. D’où notre volonté de réunir cinq
commentateurs de tout genre décortiquent le film sur critiques, dont l’avis est loin d’être unanime, et de proposer
YouTube, peut-être aussi pour s’adresser à un public plus en regard de leur conversation les propos de la cinéaste
vierge qu’on ne l’imaginait en matière de représentations Éléonore Weber, l’analyse par Arnaud Hée de la figure
de la Shoah. Depuis sa projection à Cannes, le hors-champ d’autorité qu’incarne Claude Lanzmann, et une réflexion
de La Zone d’intérêt prend des allures de page blanche en miroir sur Occupied City de Steve McQueen, qui sort ce
où projeter des hantises contemporaines, le discours de mois‑ci. Une récente rétrospective au Musée d’art et d’histoire
Jonathan Glazer aux Oscars et la controverse qui l’a suivi du judaïsme donne à Élie Raufaste l’occasion de prolonger
au sein de l’Académie hollywoodienne venant ajouter une les questionnements historiques du geste de Glazer, qu’Ariel
couche de complexité à sa réception. À la question « que Schweitzer réinscrit à son tour dans le questionnement
peut le cinéma ? », ce numéro ajoute celle de « que peut la muséographique actuel de certains mémoriaux. ■
homme de Neandertal ou celui de Robespierre à partir d’un de serviteurs s’affairant dans la crainte et la discrétion, qui
crâne ou de documents pour nettoyer les bottes ensanglantées de Rudolf, qui pour
É.R. : J’y ai surtout pensé avec les bâtiments du camp à l’arrière- préparer un digestif. Hedwig règne, c’est elle qui exerce de la
plan, en images de synthèse, et à cause de l’affiche du film, façon la plus manifeste et violente l’autorité. Il est intéressant
avec son fond noir qui donne l’impression d’une maquette de voir ce qui fonde ce pouvoir, de quoi il s’autorise. Quand
numérique. Aujourd’hui, ce genre de modélisation fait aussi elle assimile sa maison au Lebensraum (« espace vital »), elle
partie de notre rapport aux lieux historiques : j’ai eu envie utilise un mot clef du discours nazi pour justifier des intérêts
de vérifier l’emplacement de la maison des Höss sur Google strictement personnels. S’il y a là une part de cynisme, c’est
Earth. On peut aussi visiter Auschwitz en réalité virtuelle. Le aussi de cette manière, je crois, que fonctionne en général
dispositif de tournage de Glazer, avec ses dizaines de caméras l’idéologie : non comme un cadre de pensée clair et définitif,
dispersées autour des acteurs, m’a renvoyé à cette manière de mais comme un ensemble plus ou moins disparate de notions
scanner un espace en volume, sauf que cette fois-ci, on ne peut orientant la perception quotidienne, justifiant certaines actions
justement pas en faire le tour. ou certains privilèges.
Raphaël Nieuwjaer : La question de l’espace concerne par ail-
leurs directement les personnages. Le seul nœud dramatique LES LIMITES DE L’INTERPRÉTATION
est lié à la mutation professionnelle de Rudolf. À cet égard,
La Zone d’intérêt peut se voir comme un drame petit-bour- Fernando Ganzo : Affirmer que l’idéologie est pour Hedwig une
geois niché au cœur d’un génocide. L’annonce du déménage- forme de justification nous fait entrer dans l’interprétation, ce
ment vient troubler la parodie de souveraineté qu’a instituée qui semble contradictoire avec le principe d’abstraction du
le couple. Hedwig s’amuse de son surnom, « la reine d’Au- film. Mon hypothèse est que, dans l’idéal d’Hedwig, Auschwitz
schwitz », mais c’est ce que nous voyons aussi : un aréopage est nécessaire. L’extermination n’est ni quelque chose qu’ils
© LAOKOON FILMGROUP/COLL. CDC
ignorent, ni un malheur inévitable, c’est quelque chose qu’il de son ascension sociale tandis que la mère n’accepte pas les
faut faire, consciemment. La nuance est de taille. Il y a une conditions de cette élévation.
différence énorme entre cette famille et la famille polonaise M.U. : Ce qui est étonnant dans la scène où la mère se lève la
dont on voit l’intérieur de la maison le temps d’une séquence. nuit, c’est que l’on voit pour une fois un personnage en train
R.N. : La dimension abstraite du film n’empêche pas qu’il existe de penser à ce qui se passe.
des personnages, dont les spectateurs, à la suite de Glazer, se R.N. : Oui, mais cela passe avant tout par les sens. Il y a un plan
demandent ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils perçoivent, ce qu’ils où elle est allongée sur un transat. À la différence des autres,
pensent. Quand Rudolf écoute la radio allongé sur son canapé, elle fait face au crématoire. Elle part à cause de l’odeur. C’est
un livre à la main qu’il ne parvient pas à lire, nous pouvons cela qui est insoutenable, plus que le sentiment d’injustice ou
sentir un mélange d’anxiété et de stupeur, par exemple. Je de culpabilité.
crois qu’il y a une tentative de portraitisation très subtile, car F.G. : À propos de réaction physique, il y a quelque chose de
elle neutralise à tous les niveaux (jeu, mise en scène, montage) presque frustrant. Quand la nausée de Rudolf Höss arrive,
les effets d’empathie ou de séduction. Il me semble que, pour vers la fin du film, elle ne se produit pas comme une somati-
Hedwig, Auschwitz est de l’ordre de la contingence. C’est la sation, comme on a pu en voir au procès de Nuremberg, ou,
condition de son ascension sociale, de son confort. Elle s’en dans un autre cas de figure, dans The Act Of Killing de Joshua
accommode. Les séquences avec sa mère sont éclairantes : elles Oppenheimer (2012), que je trouve infâme par ailleurs. Non,
font le tour du propriétaire, évoquent l’installation du chauf- cette nausée sans vomi, le film l’explique aussi concrètement :
fage central, de la beauté du jardin.Tout en se réjouissant pour on l’a vu aller chez le docteur avant, parce que visiblement il
sa fille, la mère ne peut s’empêcher de mentionner le mur, et a des problèmes, qui sont la conséquence de son environne-
ceux qui sont de l’autre côté. Elle tend encore l’oreille, elle ment pollué. Rétrospectivement, le moment de panique avec
n’est pas insensible. Et parce qu’il y a dans l’air quelque chose les enfants quand ils nagent parmi les cendres et les ossements
d’insupportable – cendres, odeurs –, elle finit par s’en aller, devient aussi concret, amoral : les Höss ont peur pour leur
en laissant seulement un mot, qui finit d’ailleurs au feu. L’une santé. La fin du film nous montre un Höss intoxiqué, pas un
est-elle plus morale que l’autre ? J’ai l’impression que cela se Höss qui somatiserait quoi que ce soit.
joue à un autre niveau. Hedwig a « aménagé » un rapport à M.U. : Les deux choses ne sont pas contradictoires, me semble-
l’extermination au fur et à mesure que celle-ci s’organisait. t-il. En tous cas, Höss reste un personnage assez opaque, y
Et c’est bien la force du film de montrer que le génocide compris dans cette scène très physique, et je vois mal comment
s’est fait jour après jour, train après train. Il reprend les choses le film aurait pu faire autrement.
par le milieu. Il ne faut pas oublier que pour Rudolf Höss, R.N. : Rudolf Höss ne nous est pas montré comme quelqu’un
Auschwitz représente un progrès aussi bien pour les exécutés de particulièrement intelligent. Ce n’est pas un ingénieur,
que pour les exécutants. C’est moins éprouvant pour les bour- il fait appel à des ingénieurs parce qu’il a un problème à
reaux, moins sale, moins chaotique que Treblinka. Il l’écrit noir résoudre. Il cherche à améliorer une machine qui fonctionne
sur blanc dans le témoignage qu’il rédige avant son procès à par ailleurs sans lui. À part rédiger des mémos, il ne fait pra-
Nuremberg, Le Commandant d’Auschwitz parle. tiquement rien. Le film insiste beaucoup sur les moments de
É.T. : En effet, concernant la mère d’Hedwig, je ne trouve pas fête, de repos. D’autre part, on comprend que tout militaire
qu’on puisse parler d’une prise de conscience, d’un véritable dévoué qu’il soit, il est muté à Oranienburg parce qu’il y a une
acte moral, mais la mise en scène suggère un clair moment de enquête sur les vols qui ont lieu à Auschwitz et dont la famille
dégoût. Quelque chose de viscéral. Or il est vrai qu’elle est Höss profite beaucoup. D’ailleurs, il y a un effet de montage
la seule qui prononce le nom d’une victime. Et on sait que la entre la lettre qu’un de ses amis écrit à un supérieur pour dire
masse anonyme envoyée dans les camps a pu susciter moins à quel point Höss est un fonctionnaire formidable, et lui qui
d’empathie au sein de certaines franges de la population que compte des devises de différents pays dont on comprend qu’il
l’extermination d’une personne qu’on pouvait connaître ou les a prises dans les poches de déportés.
du moins nommer, dévoilant différents niveaux d’endoctri- F.G. : Ce n’est pas tant comment fonctionne le travail de Höss
nement par rapport à la Solution finale. qui compte, finalement, que le fait qu’il fonctionne. Le film
R.N. : La relation mère-fille permet d’évoquer deux moments opère une mise en perspective historique inévitable, qui glisse
ou deux formes de l’antisémitisme. D’un côté, un antisémi- dans le quotidien de la famille la notion qu’un jour le mas-
tisme social basé sur un ressentiment de classe – Hedwig était sacre sera accompli, et qu’alors leur mission colonisatrice va
domestique chez une femme juive, et elle aurait bien racheté continuer.
ses rideaux –, Hitler ayant fait son lit sur la crise économique R.N. : Et dans cette logique il y a aussi une partie du travail
et sur l’apparent succès de sa politique économique, basée sur qu’Hedwig a accompli, qui est la reproduction, d’où par ail-
l’endettement et la spoliation. La perte des droits des juifs et leurs peut-être l’absence de vie sexuelle par la suite. Elle colo-
la distinction entre le völkisch, la communauté nationale, et les nise par la reproduction, le jardin, la serre, qui acclimate des
autres sont vues comme la réparation d’un tort. De l’autre, un plantes à un nouveau territoire.
antisémitisme biologique, qui vise à éliminer radicalement du É.T. : Ce labeur constant contribue à caractériser le personnage
corps national toute trace de judéité. C’est un saut que tous féminin comme monstrueux. C’est cette idée que l’idéologie
les Allemands ne pouvaient pas tolérer ou assimiler facilement, du travail, et partant l’idéologie au travail, est partout dans la
même si ces deux expressions de l’antisémitisme sont liées. culture nazie, jusque dans l’espace domestique. Hedwig tout
Le film est assez subtil dans la façon dont il décrit ce genre autant que Rudolf mène une activité matérielle réelle de spo-
d’évolutions historiques. C’est pour ça aussi qu’Hedwig est liation et de domination sur laquelle elle construit aussi une
furieuse que sa mère soit partie sans prévenir. La fille jouit représentation symbolique, son jardin.
feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, sur lequel tique Serge Daney parce que c’est pour lui un signe
et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons que l’Histoire a cessé de hanter le présent.
pas qu’on crie sans fin.» Il y a des cris partout, qu’il faut savoir É.T. : Ce n’est pas le propos du film de dire « telle violence
entendre. Mais c’est une sorte d’envoi à la fin du film, une contemporaine s’apparente à celle-ci ». En revanche, plusieurs
manière de dire que ce passé n’est pas réglé, que la souffrance aspects permettent de projeter une sorte de continuité avec
humaine face à la barbarie de l’histoire est sans fin, et qu’il faut des maux du présent. Parmi eux, je pense à l’accent mis sur
savoir ne pas y être sourd. Dans le texte de Cayrol, le cri est la l’organisation pavillonnaire qui redouble la logique d’occul-
métonymie de cette souffrance. Nuit et brouillard est un film qui tation concentrationnaire. Soit que le registre du domestique,
prend en compte la sidération d’avoir vécu dans un monde où du résidentiel, puisse s’instaurer comme un lieu de négation
cette horreur avait lieu sans avoir rien vu ni entendu, avec la du réel, de déni, voire de complicité avec des violences inouïes.
conscience que le cinéma arrive trop tard. À l’époque, un film Il ne s’agit pas de s’identifier à des « Höss » potentiels, mais le
comme La Zone d’intérêt est bien sûr absolument inimaginable. dispositif du film nous pousse à interroger nos compromis-
É.R. : Le film de Resnais était contemporain de la Guerre d’Al- sions, notre propre fabrique du hors-champ.
gérie et il y avait cette volonté de confronter le spectateur à F.G. : Ça, pour moi, c’est très problématique. Parce qu’il ne
un passé qui ne passe pas. Ce besoin de comparaison n’est choisit pas de filmer une maison de Polonais à côté du camp,
pas tout à fait nouveau, il a toujours existé dans les deux sens, il filme la maison de la famille qui le dirige. Je pense qu’une
d’un côté pour comprendre les atrocités des crimes nazis et de partie de ces extrapolations sont faites aussi pour de mauvaises
l’autre pour éclairer d’autres situations, d’autres crimes. À partir raisons. Pensons à la séquence finale : Glazer filme quelqu’un
de Shoah, il y a quand même un tournant dans le champ du qui est en train de faire le ménage au mémorial d’Auschwitz
cinéma puisque c’est un film sur l’extrême singularité, l’aspect très peu différemment de la façon dont il filme la personne
incomparable de la Shoah, qui sort de l’écoulement du temps qui a dirigé le camp. Si analogie il y a, elle est créée par
pour devenir une sorte de présent sans fin. Si le film de Glazer une mise en scène qui devient alors totalisante. Et il faut, je
est lanzmannien, on peut se demander quelle analogie il rend pense, redoubler de prudence : si on pousse jusqu’au bout la
possible exactement. réflexion, cela voudrait dire que les massacres du présent sont
R.N. : Il me semble qu’il y a ici une contradiction entre dire eux aussi infilmables.
qu’il se situe hors de l’Histoire et en faire un point d’analogie
presque universel. ENTRE LA MÉMOIRE ET L’INSTALLATION
É.R. : Cela devient de l’analogie sans réel contenu. À la limite,
à la différence de n’importe quelle fiction sur les camps qui M.U. : Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que ces plans dans le
suggérerait des rapprochements en fonction de situations pré- musée sont le seul vrai contrechamp du film, et qu’il ne peut
cises, l’analogie chez Glazer me paraît vraiment une affaire de être que temporel ? L’audace du film est de nous placer tout du
perception, par opposition au film historique avec ses codes, long du côté du point de vue nazi, et soudain on voit ce qu’il
ses lumières, son décorum. Il y a une volonté d’effacer toute reste de ceux qui criaient de l’autre côté du mur.
trace de passage du temps sur les décors, etc. C’est l’inverse R.N. : Reprenons cette séquence finale dans le détail. D’abord,
du vieux Cinémonde d’époque dans Uranus de Claude Berri nous découvrons une pièce vide, nue, que l’on suppose être
© IMPERATIV FILM/COLL. CDC
une chambre à gaz. Deux femmes y entrent, l’une passe le camps. La trace restera là, elle est immense, impossible à ne
balai. Il me semble que le montage suit alors le sens de la pas voir et en même temps, elle peut très facilement devenir
visite, en tout cas qu’il y a une contiguïté des différentes une installation.
pièces. Progressivement, l’espace se peuple : nous voyons des M.U. : Ce qui pourrait faire installation, c’est le résultat de l’ac-
valises, avec des noms ; des chaussures, grandes ou petites ; cumulation propre au génocide : des millions de chaussures,
des béquilles et des prothèses ; la tenue standard des détenus. des kilomètres de cheveux… C’est à la fois dérisoire et atroce,
Enfin, un long couloir aux murs couverts de portraits pho- parce que c’est énorme et en même temps ça n’est que ça.
tographiques des déportés. Telle qu’elle s’inscrit dans le film, R.N. : La Zone d’intérêt se situe dans une impossible coïncidence
c’est-à-dire encadrée par le regard de Höss, cette séquence entre ce que fait Höss et ce que ça produit. Il y a quelque
relève du fantastique. Les morts se singularisent et se relèvent chose de très difficile à imaginer entre la somme des petites
pour interpeller le bourreau, depuis ce lieu qui est voué à actions concrètes et le résultat final. L’effet de sidération à la
leur mémoire. Est-ce une vision de Höss ? Disons qu’il est fin, avec l’arrivée du présent, tient aussi à cela. Que fait Höss ?
traversé par ce futur, comme le suggère alors sa nausée. Il a Il rédige des mémos, discute avec des ingénieurs, regarde par
appris que Himmler surnommait « opération Höss » le pro- la fenêtre, supervise une sélection… Mais si on prenait n’im-
cessus d’extermination des juifs hongrois. Lui qui aurait dû porte quelle personne dans le camp d’extermination qui a
se réjouir de cette reconnaissance semble troublé, au point de une petite responsabilité, aucun point de vue ne permettrait
téléphoner à sa femme au milieu de la nuit. Soudain, il n’est de cerner le processus d’ensemble. Pour ce faire, il faut une
plus un exécutant, un soldat qui fait son devoir. Il est le nom confrontation entre ce « pauvre type » tout seul dans son cou-
même du massacre. Or, il a le pressentiment qu’il restera des loir et un aperçu des conséquences. Et c’est peut-être là que
traces, des vestiges – sans parler des survivants et des témoins. le film peut saisir même les moins avertis des spectateurs :
La culpabilité n’est pas liée au génocide, mais à son inachève- quand on voit 100 000 paires de chaussures, on se doute bien
ment. Höss, comme d’autres SS ou soldats de la Wehrmacht, que chacune appartenait à quelqu’un. C’est presque une sorte
a commencé à comprendre vers 1942 - début 1943 que la de motif historique, devenu motif artistique chez Christian
guerre allait être perdue et que l’Histoire le jugerait. Cela ne Boltanski, par exemple : dans Nostalgie de la lumière (2010),
l’empêche pas de reprendre son chemin. Et on sait bien qu’il Patricio Guzmán montre aussi des chaussures abandonnées
n’a pas démissionné. Mais par contraste, cette « remontée » du dans le désert du Chili pour figurer les crimes de Pinochet.
temps permet de mesurer à quel point il est vide de toute É.T. : Sur l’aspect du film « à dispositif », je pense au Direktør de
substance humaine, de tout affect. Lars von Trier (2006). Il met en scène la déresponsabilisation
É.R. : Ce raccord des temps par l’œilleton du crématoire serait du pouvoir d’un directeur d’entreprise, vu à travers un sys-
un peu l’emblème du film, non seulement parce qu’on a par- tème multi-caméras actionnées de façon aléatoire. Un rap-
fois l’impression d’observer l’action depuis ce point de vue prochement peut être fait avec le plateau à la « Big Brother »
déformant, mais aussi parce que la porte de ce lieu est la limite conçu par Glazer. Dans les deux cas, le processus de déres-
ultime, le seuil de l’horreur, sur lequel les négationnistes se sont ponsabilisation des personnages passe par un effacement du
d’ailleurs longtemps focalisés. metteur en scène au profit d’une machinerie (plus ou moins)
É.T. : Cette jointure ne joue plus seulement du champ et du autonomisée. Les personnages s’apparentent à des pions dans
hors-champ, mais du hors-cadre : soit ce qui documente les un espace déshumanisé.
conditions du tournage lui-même. Filmer ce musée constitue É.R. : Le trouble de La Zone d’intérêt découle justement d’une
une façon de « citer ses sources ». Ce faisant, la question de la forme de non-place pour le spectateur. On est à la place de
représentation du génocide s’élargit à l’espace muséal, à com- l’espace lui-même, des murs. On voit bien avec le jeu des
ment exposer et scénographier une histoire pareille. La place limites qu’on n’a jamais de place définie, c’est pour ça que
faite aux vitrines dans la séquence souligne cette attention à la je résiste un peu quand on parle de Rudolf Höss en termes
façon dont on exhibe ces pièces. psychologiques. Il me semble que la séquence du flash forward
M.U. : Non seulement le musée d’Auschwitz est une source n’est pas du tout traitée comme une vision mentale.
majeure de Glazer, mais n’y a-t-il pas quelque chose de muséal R.N. : C’est quand même lui qui l’ouvre et la ferme. On sait
dans tout le dispositif froid et distant du film ? bien que le but de l’extermination est aussi d’effacer les traces
É.R. : Au sens du musée d’art contemporain, alors. mêmes de l’extermination. Or là, il reste quelque chose, et
É.T. : Oui, ce n’est pas un mémorial. Höss est traversé, même à un niveau purement affectif, orga-
É.R. : En même temps, le glissement est déjà contenu dans la nique, par ce reste. En fait, c’est le seul véritable champ-
« scénographie » du musée d’Auschwitz. contrechamp du film. Dans les séquences avec la jeune fille
F.G. : Ça m’a fait penser au début d’Évolution de Kornél aux pommes, il s’agit plutôt de l’affirmation d’une altérité,
Mundruczó (2021). À la libération des camps, des personnes hors du champ de perception des bourreaux. Dans un pre-
entrent dans une chambre à gaz pour la nettoyer. Quelqu’un mier temps, l’adolescente semble une apparition onirique,
trouve des cheveux incrustés dans une petite fissure du mur. Il puis elle gagne son autonomie de personnage, et de figure
commence à tirer, mais alors qu’on imagine qu’il s’agit juste de la résistance. C’est à elle également que revient de faire
d’une petite pelote de cheveux, le fil n’arrête pas de se dérou- sortir du néant un poème écrit en yiddish par Joseph Wulf.
ler et devient cette corde monstrueuse jusqu’à l’absurde, parce Une voix indéterminée prononce le nom de l’auteur et la
que toute la chambre finit remplie de cheveux. Je ne dis pas date d’écriture, 1943. Accompagné de sa mélodie, le poème
que j’adore cette scène, mais elle est intéressante parce qu’elle n’apparaît que par le sous-titrage – la voix manque, manquera
fait basculer le mémorial dans l’art contemporain, et désigne toujours. Celui-ci évoque les corps des déportés, dont la cha-
ce basculement comme un geste initial, dès la découverte des leur est en soi une forme de résistance à la déshumanisation.
Cela permet aussi de comprendre le choix de la caméra ther- question du management, que travaille par exemple en France
mique : ce qui fait image, par contraste, c’est précisément la Johann Chapoutot. Il s’agit de penser le modèle concen-
chaleur qui émane du corps et des pommes qui vont nourrir trationnaire comme un comble du capitalisme, du manage-
les déportés. ment, ou encore d’étudier la complicité de grandes indus-
F.G. : Il y a un télescopage très étrange entre les enfants de la tries comme Siemens, qui est cité dans le film. L’importance
famille Höss et ceux de cette famille polonaise : si le tam- du son va aussi dans ce sens, ce sujet constituant un vivier
bour du petit garçon pour masquer les cris du camp semble d’études récentes, notamment sur le rôle de la musique dans
dialoguer avec la mélodie du piano qui donne une voix au les camps, comme source d’aliénation supplémentaire, ou bien
poème de Wulf, les scènes « thermiques » semblent presque des comme micro-résistance.
visions nocturnes de la fillette Höss, puisqu’elles émergent au R.N. : Chapoutot a d’ailleurs pu dire que le film était à la
moment où son père lui raconte des histoires. pointe de l’historiographie. Mais paradoxalement, sa force
É.R. : Le souci, c’est que tous ces à-côtés du film, tous les effets me semble aussi tenir à un effet de réduction ou de conden-
de contrepied formels peuvent sonner faux, à force de super- sation, qui correspond peu ou prou à la mémoire actuelle
positions. Glazer substitue à son dispositif d’autres dispositifs, du génocide : l’extermination des juifs d’Europe est sym-
dont l’image thermique, qui est presque trop littéralement bolisée par Auschwitz, qui est symbolisé par le four créma-
son envers, son négatif. toire. L’accumulation du savoir historique a pour envers une
« mémoire iconique », petit répertoire de dates, de citations,
LE PRÉSENT DE L’HISTORIOGRAPHIE d’images, d’artefacts qui cristallisent une époque ou un évé-
nement – le portail « Arbeit macht frei » en fait exemplaire-
M.U. : On pourrait aussi dire que c’est une qualité du film de ment partie. Glazer s’emploie à redonner une consistance
ne pas être figé dans son dispositif, même si toutes ses dévia- sensible, matérielle, à ce qui relève presque du cliché. L’effet
tions ne sont pas convaincantes. À mon avis, sa limite est qu’il de condensation joue encore à un autre niveau, qui m’évoque
ne peut pas être autrement qu’hyperconscient de lui-même. la série de collages de Martha Rosler House Beautiful: Bringing
Glazer sait exactement à quel moment de la pensée historique the War Home (1967-72).En utilisant des images de magazines,
mais aussi du cinéma il se situe. Cela rend le film de plus en l’artiste intégrait dans l’espace domestique le hors-champ de
plus théorique, ce qui me semble amoindrir son côté matériel. la guerre du Vietnam. La perspective que construit Glazer
É.T. : La séquence d’ouverture m’a fait penser à cette idée de repose sur le même principe esthético-moral du choc par
Deleuze que la toile vierge n’existe pas, que la difficulté est juxtaposition ou contiguïté.
de se défaire de tout le palimpseste de choses déjà dites, déjà É.R. : Mais son dispositif peut sembler décrété : la première par-
vues. Mais Glazer ne fait pas table rase de tous les discours tie du film laisse penser que c’est pour une raison purement
préalables sur la représentation de la Shoah. Il tient compte de spatiale qu’on ne verra pas l’intérieur du camp, puisque la
l’historiographie au présent de la Seconde Guerre mondiale. famille Höss vit de l’autre côté et n’y pénètre pas. Or Rudolf
En particulier ce déplacement de l’historiographie vers la Höss le fait, notamment dans ce plan en contre-plongée où il
se trouve tout proche des victimes : c’est donc que son point LE SPECTATEUR SUPPOSÉ SAVOIR
de vue nous est confisqué, que l’interdit de voir est un pur
parti pris. En cela le film suit de façon très scolaire le dogme É.T. : On peut penser à la distinction faite par Bazin entre les
de Lanzmann : il y a un « cercle de flamme » au-delà duquel on notions de cadre (centripète) et d’écran (centrifuge). Les Höss
ne peut aller. souhaitent instaurer une logique du cadre, qui compartimente
R.N. : Il me semble que Höss se tient alors au niveau de la leur champ perceptif : des verrières construites dans le jardin
rampe de sélection, donc en dehors du camp. Mais le plan aux volets, portes et interrupteurs actionnés par Rudolf Höss
joue d’une ambiguïté, puisque la fumée du train qui l’entoure qui réduisent le périmètre de la vision… Cela tient aussi à un
et le dérobe bientôt à notre vue semble déjà celle du créma- jeu de perspective : dans le premier tiers du film, la composi-
toire. Il y a un autre raccourci visuel saisissant : à la nuit tom- tion des plans abolit la profondeur au profit de lignes horizon-
bée, Höss fait le tour de son jardin. Il interrompt l’écoulement tales, d’à-plat. Le couple vit donc littéralement dans un monde
de la douche installée à côté de la piscine, écho évident aux « parallèle », qui rejette la réalité concentrationnaire dans un
chambres à gaz, puis tire sur son cigare. Celui-ci rougeoie arrière-plan coupé des autres pans de l’image. Mais la porosité
en même temps que, dans son dos, une flamme s’élève de dont parle Raphaël met en échec cet effort pour cadrer (au
la cheminée du four. Symboliquement, c’est lui qui semble sens de contenir) l’horreur, si bien que les bornes du cadre
alors attiser le feu, malgré la distance et l’indifférence affichée. sautent parfois au profit d’un pur régime d’écran (comme dans
S’il ne fait rien directement, si jamais il ne se salit les mains, ces plans monochromes qui ponctuent le film).
le film suggère que sa position de pouvoir produit des effets F.G. : Il y a un déplacement de la pulsion scopique, disons.
concrets. Par ailleurs, le mur qui sépare le foyer des camps, la Dans Le Deuil impossible, Alexander et Margarete Mitscherlich
vie quotidienne de l’extermination, est pour le moins poreux. pointent une morale rigide et intolérante à la base de l’orga-
Il y a une logique du surgissement, de l’infiltration, de la nisation de la famille allemande comme un des éléments liés
contamination qui relève nettement du genre horrifique. à la vision du nazisme en Allemagne. Analyse assez terrifiante,
Mais la perception est inversée. En étant du côté des Höss, mais c’est cette horreur-là que le film a envie de regarder, avec
le spectateur éprouve l’horreur de l’horreur, c’est-à-dire un maintes précautions, en évitant à tout prix l’identification et la
sentiment de répulsion lié non pas au massacre lui-même, fascination, mais sans gommer une pulsion qu’il projette sur le
mais à la « matière » qu’il produit (cris, cendres, fumées, osse- spectateur, qui devient un voyeur du nazisme.
ments) qui n’en finit pas de souiller l’Éden domestique. D’où É.R. : On peut se demander si, pour certains spectateurs, c’est
la recherche parfois frénétique de propreté. La baignoire, les la première fois qu’ils voient un film sur les camps d’extermi-
draps étendus au soleil, le costume du dimanche de Höss nation. En France, on montre encore Nuit et brouillard comme
doivent être immaculés. C’est la preuve que cela ne nous un document au collège et au lycée. Moi, c’était au collège,
touche pas. Il y a là comme le stade terminal de l’antisémi- il m’a fallu attendre des années et d’autres cours pour com-
tisme biologique, qui voit dans la judéité une impureté dont prendre ce que j’avais vu. En tout cas, il y a eu cette « épiphanie
il faut purger la communauté nationale. négative » dont parle Susan Sontag dans Sur la photographie. Ce
n’est pas la même chose d’aller voir La Zone d’intérêt en ayant des femmes de ménage, des touristes, quiconque, il y a tou-
vu le film de Resnais avant. J’ai commencé à voir fleurir sur jours quelque chose d’ignoble dans le fait d’être à Auschwitz
internet des documents pédagogiques de profs d’histoire qui dans ce temps d’après.
vont s’emparer du film de Glazer pour leurs cours : qu’est-ce F.G. : Si quelqu’un avait filmé Loznitsa en train de filmer ça, il
que cela implique de découvrir cette réalité non pas par des aurait eu l’air ignoble derrière sa caméra aussi.
documentaires ou par Nuit et brouillard (qui est lui-même un R.N. : Oui, et Loznista rassure un peu trop facilement le spec-
document problématique, qu’il faut historiciser) mais par La tateur en disant : les touristes sont ignobles, mais vous, vous
Zone d’intérêt ? faites la visite sans y mettre les pieds, donc, vous êtes dans une
M.U. : Certains craignent qu’en ne montrant rien le film serve position plus digne, d’autant que le film est dans des nuances
un jour aux révisionnistes pour dire qu’il ne s’est rien passé. de gris, en plans fixes, prétend avoir une posture morale inat-
Je n’y crois pas, parce que demeure au moins une forme de taquable : « On ne fait pas du spectacle ».
terreur fondamentale, que le spectateur peut éprouver même M.U. : La différence essentielle, c’est que Loznitsa, de manière
en ne sachant rien de la Shoah. Mais dans cette crainte, on critiquable, personnalise. Que sait-il de cet individu en short
retrouve l’idée légitime qu’il faut marquer par des images, qui vient visiter Auschwitz ? Généralement, quand on y va,
prolonger le choc à la Nuit et brouillard, et qu’il y a un risque c’est qu’on a des raisons profondes, même si on a l’air d’un
à prendre le parti de ne pas montrer en pariant sur un savoir
supposé du spectateur.
R.N. : Glazer ne place pas de carton qui expliquerait que Rudolf
Höss a entraîné la mort d’un million de juifs, comme c’est
très souvent le cas dans les films historiques. Même à la fin de
La Conférence (de Matti Geschonneck, 2022, sur la conférence de
Wannsee a été planifiée la Solution finale, ndlr), le carton est très
simple, mais il existe. Je trouve que le film de Geschonneck
est fort dans sa rigueur, dans le choix de se concentrer sur ce
lieu, ce moment, et les relations de pouvoir qui agitent ce petit
monde. L’expression « solution finale » comprend déjà ça : on
a un problème, on va trouver une solution en soulevant d’ail-
leurs des points peut-être moins connus qui sont les points
juridiques. Jusqu’où remonte-t-on pour dire qu’une personne
est juive ou pas ? « Demi-juif », « quart de juif », juif marié à
une non-juive… Les discussions théoriques deviennent assez
vertigineuses.
F.G. : S’il existe un spectateur idéal auquel La Zone d’inté-
rêt s’adresse, c’est un spectateur averti, au sens historique et
contemporain du terme. Un spectateur qui sait lire les images,
censé entrer dans la salle avec ses « devoirs » déjà faits.
M.U. : Raphaël, toi qui as présenté des séances à de nombreuses
reprises, peux-tu nous en dire plus sur les retours que tu as
eus de la part des spectateurs ? Est-ce qu’ils ne tournent pas
toujours autour d’interprétations, basées sur les connaissances
de chacun, sa propre histoire, sa conscience ?
R.N. : Les questions qui reviennent sont effectivement plutôt
des points d’interprétation : pourquoi y a-t-il cette jeune fille
aux pommes ? Et pourquoi la séquence finale ? Comment se
raccorde-t-elle au reste ? Le film est extrêmement lisible dans
son effet d’ensemble et énigmatique dans certains de ses rac-
cords. La visibilité est justement ce qui permet la métapho-
risation : c’est notre contemporain, on est finalement dans la
même situation que les Höss, protégés derrière un mur, et on
ne veut pas voir ce qui se passe derrière. En tout cas, le film
fait parler, il n’inhibe pas du tout. Puisqu’on parlait d’Austerlitz,
une idée m’est venue par rapport à Loznitsa : on ne peut pas se
promener à Auschwitz sans honte. Loznitsa filme en été, donc
tout le monde est en short et a encore plus l’air d’un touriste
que d’habitude, mais il montre, peut-être avec une certaine
complaisance, que toute présence à Auschwitz est indécente.
Qu’au fond, on ne pourra jamais filmer ce lieu-là, parce que
c’est le lieu de la honte absolue. On a parfois fait un mauvais
procès aux femmes qui font le ménage dans La Zone d’intérêt
en disant : au fond, elles aussi s’habituent. Mais que ce soient
touriste. Au contraire, Glazer place tout le monde au même évidemment. On ne voit jamais Hiroshima et Nagasaki tout
endroit, à une place qui ne peut de toute façon pas être comme on ne voit jamais l’intérieur d’Auschwitz-Birkenau.
confortable ou juste. Je crois que si on pense parfois plus à une Mais aussi l’individualisation, car les morts sont déplacées dans
installation muséale qu’à un film de cinéma, c’est précisément les rêveries des protagonistes au moment où ceux-ci sont célé-
à cause de la place très froide, irrésolue et oppressante que le brés – l’auditoire qui rend hommage à Oppenheimer après
film impose à ses spectateurs. Dire que La Zone d’intérêt parle le test réussi de la bombe qui explose devant ses yeux, tout
de « nous » aujourd’hui, c’est une manière comme une autre comme le palais d’Oranienburg où l’on vient de reconnaître
de donner un sens à cette place insensée où il nous met. C’est le « travail » de Rudolf Höss, est froidement gazé dans son
rassurant, d’une certaine façon. imagination. Je crois que c’est Jean-Luc Godard qui disait,
F.G. : Qu’un autre cinéaste anglais très kubrickien comme dans Histoire(s) du cinéma, que le xxE siècle restera à jamais
Nolan ait réalisé la même année Oppenheimer est symptoma- marqué par l’usine des images et l’usine de la mort. Or en
tique. Les deux appliquent une notion très contemporaine voyant La Zone d’intérêt, pour la première fois je me suis dit
de l’image, très audiovisuelle, sur la Shoah et la bombe ato- que le cinéma voulait marquer une distance avec le xxE siècle :
mique. Les méthodes formelles sont totalement différentes, il le regarde comme un étranger. Avec une caméra qui vient
mais se retrouvent dans deux idées. D’abord, le hors-champ, d’un autre monde. ■
Programmateur d’une récente rétrospective Claude Lanzmann à la BPI (lire Cahiers nº 803),
Arnaud Hée revient sur les interdits de représentation que l’auteur de Shoah, film plus composite
qu’il n’y paraît, a parfois vu se figer en une « doxa dominante ».
ZONE D’INTERDITS
Contrepoints
et paradoxes lanzmanniens
par Arnaud Hée
4
« Le monument contre l’archive ?», entretien de Daniel Bougnoux
Dans les controverses qui ont émaillé les débats liés à la repré- avec Claude Lanzmann, Les Cahiers de la Médiologie, 2001.
sentation de la Shoah, on n’insiste peut-être pas assez sur le
5
« Shoah, “événement originaire”, entretien avec Claude Lanzmann »
fait que la fiction se fonde sur la production, la fabrication,
(1987), Marie-Christine Laznik et Jean-Jacques Moscovitz, dans
l’invention d’images. Il s’agit de la condition de son exis- Le Moment Lanzmann, Shoah, événement originaire, sous la direction
tence, à moins d’une radicalité extrême, à laquelle s’ouvre très de Jean-Jacques Moscovitz, David Reinharc Éditions, 2023.
Poussière et mémoire
La Zone d’intérêt et la muséographie contemporaine
1
Nuit et brouillard d’Alain Resnais (1956). « Glazer a raison », Haaretz, 13 mars 2024.
Dans Il n’y aura plus de nuit (2021), Éléonore Weber interrogeait l’instrumentalisation du visible par
le pouvoir à travers un montage d’images enregistrées par des hélicoptères lors d’interventions militaires
en Afghanistan, en Irak et en Syrie. L’articulation entre la forme et la responsabilité d’un regard
historique dans son travail nous ont donné envie d’échanger avec la cinéaste sur La Zone d’intérêt.
Éthique de la perception
Entretien avec Éléonore Weber
Parmi les différents gestes de mise en scène de La Zone d’intérêt, Cette jeune fille participe à l’affirmation d’une altérité que la famille Höss
le recours à la caméra thermique intrigue, et ce d’autant que les plans s’emploie à ne plus voir.
ont un statut équivoque – rêve, négatif, contrechamp, etc. Les mécanismes de la cruauté passent par la volonté d’absenter
Comment les avez-vous perçus ? l’autre, de le destituer de son humanité. J’ai été frappée par le
C’est pour moi une manière de ne pas refermer le film sur la fait que le mot « juif » ne soit pratiquement jamais prononcé
période historique du nazisme. Ces caméras servent aujourd’hui dans le film. Il l’est au cours d’un échange entre Hedwig
à faire la guerre et à surveiller, notamment aux frontières. Les et sa mère, et c’est aussi lors de cette conversation que l’on
spectateurs ne peuvent manquer de faire le rapprochement. Dans entend le nom d’une potentielle victime. La mère évoque
Il n’y aura plus de nuit, les images thermiques montraient des sil- Esther Silberman, son ancienne employeuse. Qu’elle puisse
houettes qui n’étaient plus que des fantômes, des amas de pixels, être de l’autre côté du mur ne semble guère la troubler. Mais
sur lesquels les pilotes de l’armée pouvaient tirer sans grand quand par la suite elle voit les flammes du crématoire, elle
scrupule. Il me semble que Jonathan Glazer détourne ici cette comprend sans doute qu’il ne s’agit pas uniquement de spo-
technologie de sa fonction de terreur et de négation. Il l’utilise liation et de déportation, mais d’extermination. Avoir connu
pour mettre en scène un acte de résistance, à travers cette jeune cette femme lui rend la proximité du camp insupportable.
Polonaise qui cache des pommes pour les déportés. Dans le Pour elle, le génocide s’incarne à travers une figure singulière
film, la nuit est traversée par des cauchemars, mais aussi par cette dont elle ne peut nier l’humanité, malgré son désir assumé de
possibilité de se dérober au pouvoir, d’agir dans la clandestinité. revanche sociale.
Comment interprétez-vous la décision de maintenir le camp En ce sens, elle renverse les positions : il ne s’agit pas de por-
hors champ ? ter un regard sur cette famille, mais de l’observer. Le film
En se focalisant sur la vie quotidienne du commandant d’Au- transgresse parfois ce principe, notamment quand il se fait
schwitz et de sa famille, Jonathan Glazer n’a pas seulement plus narratif. Lorsque Rudolf Höss discute avec son épouse
trouvé le moyen de mettre hors champ ce qu’il considère, de sa prochaine mutation, je me suis surprise à m’intéresser
après d’autres, comme irreprésentable. Il a choisi de placer au à ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Très vite, je me suis
centre de son film l’espace de la déréalisation et de l’indiffé- reprise, car je n’avais aucune envie de me sentir concernée
rence, voire du déni. Et il apparaît que celui-ci peut très bien par leurs petites affaires. Peut-être le film n’aurait-il pas été
jouxter l’horreur absolue. J’ai songé aux images tournées en aussi agissant pour moi sans ces moments de transgression et
16 mm par Eva Braun. Adolf Hitler est filmé dans son chalet de gêne. De la même manière, le son, par lequel nous parvient
du Berghof, avec son chien et ses proches. Or, nous savons l’horreur de la Shoah, est le plus souvent abstrait, mais il se
que c’est dans ce majestueux paysage de montagnes que des risque parfois à une évocation plus réaliste. Là aussi, cela ne
décisions terribles ont été prises. Quand Rudolf Höss se pro- dure qu’un instant, qui fait éprouver l’insupportable. Quand
mène à cheval avec son fils aîné dans la campagne luxuriante, il Höss rejoint les autres responsables nazis à Oranienburg, il
entend un héron cendré. Il ne prête en revanche aucune atten- me semble en revanche que nous entrons dans un régime de
tion aux cris de douleur et d’effroi des déportés, pourtant tout représentation beaucoup plus conventionnel et moins agissant
proches. Il fait un tri, et le spectateur lui-même est confronté pour le spectateur.
à cette expérience d’une perception sélective, partiale.
Dans quelle mesure le film est-il pour vous actuel ?
La position du spectateur ne se confond néanmoins jamais tout à fait Il faut, je crois, continuer d’être pris d’effroi à l’idée que les
avec celle des personnages. bourreaux puissent être des humains qui nous ressemblent.
Je crois essentiel d’ausculter le point de vue du pouvoir, de Cette énigme demeure un impensé voire un impensable, ter-
le faire au cinéma, en prêtant néanmoins attention à ne pas rifiant mais aussi répétitif. Et le film nous y confronte. Les
assigner le spectateur à la place du bourreau. La question est processus rendant possible l’indifférence n’ont par ailleurs
alors de savoir si le film se contente de reproduire l’effet de la rien d’inactuel. Ils sont ici montrés à travers une partition de
domination ou s’il marque un écart qui permet de penser. À l’espace, qui nous renvoie à d’autres espaces contemporains,
cet égard, le dispositif de tournage multi-caméras me semble où les zones de tranquillité et d’insouciance côtoient la plus
très fort, car il entraîne à la fois une extrême distanciation grande des violences. Le film a pour effet de les évoquer et
vis-à-vis des personnages et une désubjectivation de la mise d’y ouvrir une brèche. Il ne s’agit certainement pas de tout
en scène. On peut trouver paradoxal qu’un geste reposant mettre sur le même plan, mais de nous rappeler combien il est
sur le fait d’abdiquer, au moins en partie, la subjectivité du encore possible de ne pas voir et de ne pas savoir.
regard, puisse constituer un choix éthique. C’est pourtant le
sentiment que j’ai eu : cette objectivité des caméras permet Entretien réalisé par Raphaël Nieuwjaer en visioconférence,
de limiter les effets de dramatisation, d’échapper à l’empathie. le 17 mars.
La rétrospective « Une mémoire inquiète. Présences du passé juif dans le cinéma d’Europe centrale » organisée
au Musée d’art et d’histoire du judaïsme du 5 au 12 mars a permis de remettre en lumière un ensemble
de fictions d’Europe centrale hantées dès 1945 par le souvenir des Juifs et de leur extermination.
REGARD DÉCENTRÉ
SUR LE GÉNOCIDE
O n peut certes voir La Zone d’intérêt en salles, on a pu reve-
nir il y a peu à Claude Lanzmann (rétrospective au Centre
Pompidou, diffusion télévisée de Shoah) ; le cycle de projec-
tions conçu au MAHJ par le chercheur Mathieu Lericq per-
mettait, lui, d’accéder à une cinématographie plus ancienne et
plus secrète du génocide, constituée de films parfois mécon-
nus ou inédits en France. Rassemblant des courts et longs
métrages produits en Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie
entre 1945 et 1967, le programme proposait à bien des égards
un décentrement dans l’approche de ce sujet. Décentrement
historique, du fait de la proximité des films avec les événe-
ments relatés, produits dans un premier temps sous la tutelle
de régimes communistes. Décentrement culturel, du fait de la
relation complexe de chacun de ces pays à leurs communautés
juives. Mais décentrement par le cinéma d’abord, puisque ces
œuvres de l’après-coup témoignent déjà de préoccupations
sur la manière de raconter et de mettre en scène une réalité Transport du paradis de Zbynek Brynych (1963).
dont, pour diverses raisons, la spécificité est souvent niée à
l’époque. Si comparer les films par-delà l’histoire avait un sens, de retrait, d’observation anxieuse. L’ironie dramatique est ainsi
on serait tenté de voir la « mémoire inquiète » qui s’y invente, une constante des films de reconstitution, mais elle n’est pas
pour reprendre le titre du cycle, comme une matière à la le seul effet de mise à distance : Transport du paradis de Zbynek
fois plus fragile et plus vivante que celle qui s’est cristallisée Brynych (1963) s’ouvre par exemple sur le tournage d’un film
depuis sur les écrans, parce que ces films sont les premiers à se de propagande mené par les nazis dans le ghetto de Terezín.
poser des questions éthiques et formelles, bien en amont des La Longue Route d’Alfréd Radok (1949), tourné en partie dans
débats dont nous – spectateurs comme cinéastes – sommes le même lieu, juxtapose images d’archives et de fiction grâce
désormais familiers. Passé le temps de la stupeur, ils sont allés à un principe de split-screen, et frappe par son esthétique
à rebours de la volonté de passer à autre chose, de ne pas expressionniste ; André Bazin y avait vu une manière para-
réveiller les culpabilités, pour proposer des manières de com- doxalement réaliste de retranscrire une « réalité de cauchemar ».
prendre, de s’émouvoir et de se souvenir. Si le cycle semble L’incroyable film yiddish Nos enfants de Natan Gross (1948),
un complément nécessaire à la rétrospective « Le cinéma et non diffusé en Pologne à l’époque, laisse quant à lui la parole
la Shoah » organisée en 2008 à la Cinémathèque, il est signi- à un groupe d’orphelins qui, face à une saynète jouée par le
ficatif de s’être écarté de ce mot (Shoah) pour lui avoir pré- duo comique Dzigan et Shumacher, rétorquent : « Ça ne s’est
féré l’exploration d’un « passé juif » plus large et plus ancien : pas passé comme ça. » Et l’orphelinat de voir ressurgir, le soir
ces films appréhendent le génocide par ses contours, par ce venu, tous leurs douloureux souvenirs. Les retours en arrière
qui l’a rendu possible et ce qui lui a survécu, très concrète- ne manquent donc pas, mais s’ils peuvent être spontanés, quasi
ment (des personnes, des lieux, des ruines). Autant d’aspects organiques (Les Diamants de la nuit, 1964), leur contenu s’avère
que s’efforçaient de resituer les spécialistes invités à présenter toujours impur et instable, voué au commentaire (à chaque
les séances, devant un public fourni et parfois intimement bourreau sa version de l’histoire, dans Jours glacés, 1966) ou
concerné par l’évocation de cette mémoire filmique des Juifs simplement trop beau pour être vrai (le père fantasmé de Père,
d’Europe centrale. 1966). Le panorama historique proposé par le cycle permettait
On trouvait dans beaucoup de ces fictions une dimension ainsi de filer une hypothèse très stimulante : l’intrication de
réflexive, grâce à des choix qui, à l’image de l’acteur Jozef cette mémoire trouée et des explorations formelles du cinéma
Kroner dans Le Miroir aux alouettes (1965), mis à l’honneur moderne en Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie.
sur l’affiche du cycle, placent le spectateur dans une position Élie Raufaste
deux films à Cannes en 2023 (le Glazer en tant que producteurs, C’est un vieux fantasme scientifique, qui n’a jamais abouti :
le McQueen comme distributeurs), permettant ainsi ce court- le son se propageant sous forme d’ondes, un microphone suf-
circuit du souvenir des deux projections. Un paradoxe, tant à fisamment puissant et correctement situé pourrait recueil-
le revoir, presque douze mois après, il est frappant de constater lir des sons émis dans le passé, qui continuent de circuler
combien d’images d’Occupied City s’étaient dissoutes dans la parmi nous, mais en dehors du spectre auditif humain. Cela
mémoire, constat qui en dit autant de la capacité de rétention remonterait jusqu’à des échelles où la science frôle le spiri-
du critique que du contexte polluant d’un festival de cinéma tisme : entendre la voix de Platon, du Christ, peut-être, ou
pour la perception de toute œuvre, mais aussi d’une réalité celle des peuples disparus serait alors théoriquement possible.
phénoménologique du film de McQueen (dont une première Profit Motive and the Whispering Wind de John Gianvito (2007)
réaction critique cannoise peut être lue sur notre site, raison s’ouvrait justement par un écran noir sur lequel on entendait
pour laquelle on n’y revient pas ici avec autant de détails). Cette l’enregistrement sonore d’une danse fantôme kiowa datant de
parenté industrielle dépasse la simple anecdote en raison du rap- 1894. Façon de remonter le plus loin possible dans les traces
port souvent très particulier que certains films récents estampil- du sensible vers l’existence des peuples dont l’extermination
lés de cette lettre et de ces deux chiffres entretiennent avec une est rappelée par des plaques commémoratives que Gianvito
certaine conception plastique de l’image (X de Ti West, Aftersun filme à travers les États-Unis. Le spectateur se retrouve alors
de Charlotte Wells ou Iron Claw de Sean Durkin, pour ne citer transi par une forme de foi, invoquée par l’évidence du sen-
que des films de ces deux dernières années), indiquant le lien sible, cinématographique : devant les plans des rues de Boston,
que l’on peut tisser aussi entre Glazer et McQueen. Les deux des arbres dans les parcs, de l’océan à travers une forêt, il a
cinéastes ont une démarche proche des arts plastiques (dont l’impression que la caméra est capable d’enregistrer des traces
provient McQueen), mais plus concrètement, le rapport entre qui sont devenues presque imperceptibles pour l’œil des pas-
le spectateur et leurs films se retrouve dans leur singularité. On sants. Chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, il y a un
a pu évoquer, au sujet d’Occupied City, un même degré d’abs- désir semblable : quand ils filment Othon (1970) au-dessus des
traction que celui de La Zone d’intérêt, qui dans les deux cas rues bruyantes de Rome, le résultat ne produit pas l’attendu
est lié à un sentiment (ou une illusion) d’arbitraire. Ainsi, dans choc entre le présent et le texte de Corneille auquel il serait
le premier, certains passages de la voix off semblent resonner sourd, mais une étrange harmonie dans sa cacophonie, fai-
directement avec les images du présent (parfois de façon dou- sant remonter au Palatino une forme de mémoire tellurique.
teuse – dans le plan cité, le moment où la femme ouvre le cagibi Ce que d’autres films de Straub et Huillet, comme le tract
rappelle tout de suite l’imaginaire des juifs cachés à Amsterdam), Europa 2005 – 27 octobre poussent au paroxysme : en filmant
mais d’autres pas du tout, créant une forme de distance ou de le mur du transformateur EDF où Zyed Benna et Bouna
frustration de l’interprétation. Glazer, comme McQueen, nous Traoré sont décédés en tentant d’échapper à un contrôle de
rappelle que ce que l’on voit, devant tout film sur la Shoah, police, en deux plans reproduits à cinq reprises, suivis des
sera avant tout une image. Logique plastique dont le risque est cartons « chambre à gaz », « chaise électrique », le film, comme
celui d’une certaine fétichisation. McQueen historicise ses plans celui de Gianvito, explore l’espace à la fois comme une invo-
documentaires, et pas seulement ceux où il filme des plaques cation et un rappel, non pas pour y plaquer une voix révolue
commémoratives, par le texte de la voix off. Glazer contempo- mais en saisissant les restes qui malgré tout demeureront et
ranéise ses plans fictionnels par une forme de mise à distance, que la caméra, avec son spectre sensible à elle, peut dans un
les capturant dans un semblant de direct proche des dispositifs même mouvement conserver et projeter. Il ne s’agit pas ici
de surveillance. Mais dans les deux cas, on retrouve le même de pointer une bonne radicalité (Straub/Huillet, Gianvito)
sentiment de confrontation entre le présent du film et l’Histoire contre une mauvaise (Glazer, McQueen), mais de signaler
évitant toute construction dialectique. par comparaison comment dans Occupied City,la caméra peut
devenir, plutôt qu’un outil qui dialogue avec notre regard, un
fantasme de cinéma-total où des images du présent et texte du
passé se renvoient froidement la balle, une projection contre
une projection où la mémoire n’est ni percée ni conservée. ■
LA PEINE DE LA FORÊT
par Élie Raufaste
Ldesebeaucoup
plaisir éprouvé devant un film de Ryûsuke Hamaguchi tient
© 2023 NEOPA/FICTIVE
à l’imprévisibilité de ses récits, mus par le tourbillon
sentiments. Chose inédite : si les surprises sont nombreuses
dans Le mal n’existe pas, elles ne semblent pas venir des individus
eux-mêmes mais d’une force qui les dépasse, échappée d’un
tiroir que le cinéaste n’avait pas encore ouvert – la nature, le
monde des non-humains, toutes ces vies menées à l’écart des
villes et des chambres autour desquelles Hamaguchi, citadin
des pieds à la tête, a l’habitude de broder ses épopées intimes.
Ici, c’est une forêt enneigée qui compose le décor, ou plutôt le
milieu du film (comme on parle d’un milieu naturel), tant cet
espace paraît lui insuffler spontanément ses plans les plus mysté-
rieux. À ce nouveau territoire fait écho une nouvelle méthode,
puisque le projet a germé autour de la musique d’Eiko Ishibashi,
qui signait déjà la bande originale de Drive My Car. Beaucoup
moins en retenue, elle bouscule désormais le réalisme tempéré
du cinéaste, et entraîne son montage vers une forme plus expé-
rimentale. Ses thèmes sombres et lancinants, qui ne cessent de
surgir et de s’interrompre brutalement, placent tout le film sous
le signe d’une apocalypse imminente.
Le mal n’existe pas est l’histoire d’un empiètement : un village
paisible reçoit la visite de deux agents de communication, venus
de Tokyo pour présenter le glamping (un camping de charme,
pour citadins) bientôt construit au milieu de leur forêt. Là se
joue le premier conflit, le plus en surface : celui qui oppose les
habitants de la campagne et les touristes de la ville, qui ignorent
les conséquences écologiques de ce futur business. Mais un
autre empiètement se raconte en douce, déjà entamé : celui,
plus vaste, de l’humain sur la nature. La fin abrupte et violente
de l’histoire invite à remonter la piste des indices dispersés çà
et là : le bruit lointain d’une partie de chasse, une plume de
faisan, une carcasse de faon croisée par les personnages. On
l’imagine, cette intrigue à double fond complique tout. Dès
l’irruption de son titre, scindé en bleu et rouge dans une typo-
graphie godardienne, « Evil Does (not) Exist », le film se plaît à
jouer sur les deux tableaux, celui de la morale humaine (le mal
existe), celui de l’instinct animal et de l’imprévisibilité naturelle
(le mal n’existe pas). Dans Drive My Car, le rouge écarlate de la
Saab 900 détonnait déjà avec la réalité plus terne des alentours,
liant la couleur à la fiction et au fantasme : ici le rouge et le bleu
du titre, que l’on retrouve sur les doudounes des personnages,
font littéralement tache sur la toile blanche de l’hiver. Tout est
une question d’espace, de position, l’erreur consistant à croire
que l’on peut impunément se mettre en travers de l’autre che-
min, « sur le trajet des cerfs ».
Le cinéaste filme sans aucun romantisme cet univers paral-
lèle de la nature, de même qu’il n’évoque aucun culte parti-
culier, aucune vénération des esprits. Tout est à la fois concret
et opaque, y compris chez celui qui semble vivre le plus en de céder la place aux personnages a priori les plus méprisables
harmonie avec la forêt, Takumi, l’homme à tout faire du vil- afin qu’ils fassent leurs preuves, est à coup sûr très belle, d’une
lage. Les premières scènes, très anodines en apparence, semblent grande puissance politique. Mais ce détour n’a rien d’un rachat
le surprendre à la dérobée, comme un animal aux actions tant il reste possible, au bout du compte, que les deux agents
étranges : il débite du bois non loin de sa maison. Les plans de communication n’aient absolument rien compris. La seule
longs, rivés au seul rythme de ses gestes, confèrent à la scène véritable conversation du film, un tunnel de dialogues comme
un air documentaire et hors du temps (le bruit des coups de Hamaguchi en a le secret, ne s’effectue d’ailleurs qu’entre ces
hache se répand dans un écho lointain), tout en louvoyant deux-là, à l’abri de l’habitacle d’une voiture. Tout au long de
malicieusement vers un imaginaire de film d’horreur (la tron- leurs confessions réciproques (« Je me sens si seul », « Le Covid
çonneuse, le calme pesant, la chaumière isolée en pleine forêt). m’a foutu un coup »), la caméra, coincée sur le siège arrière, nous
Ce personnage lui-même, au rôle assez flou, n’a-t-il pas tout laisse cette fois à distance de leur visage : personne n’est cari-
du fantôme ? À deux reprises, une mimique signale à quel caturé mais personne, non plus, n’obtiendra de passe-droit sur
point il flotte loin de la réalité, et d’abord de sa propre fille : le terrain de l’empathie. La dernière partie, qui revisite toutes
ayant oublié de la chercher à l’école, il porte subitement sa les actions et tous les lieux parcourus au début, en présence de
main à la tête comme pour vérifier qu’elle est encore bien là. Takumi, excelle alors dans le mélange des tons, entre comédie
Son mutisme achève de le priver de la possibilité, d’habitude et tragédie grondante, à mesure que se dévoilent les décalages
cruciale chez Hamaguchi, de mettre des mots sur ce qu’il vit. entre l’homme des bois et Takahashi, le défenseur du gampling
Son enfant n’est pas plus incarnée : Hana vagabonde, disparaît bien trop prompt à se repentir.
puis réapparaît magiquement sur les épaules de son père, lors Bien que cette conclusion se fasse soudain plus accidentée,
d’un même et unique travelling en forêt. La mère manque à flirtant avec le genre (l’ombre de Kiyoshi Kurosawa, le men-
l’appel, et cette absence nous est donnée avec la même discré- tor du cinéaste, n’est pas très loin) Hamaguchi ne cède jamais,
tion que les empreintes d’un animal dans la neige : deux plans contrairement à d’autres films japonais récents (L’Innocence de
sur des photos de famille suffisent. Hirokazu Kore-eda, A Man de Kei Ishikawa) à l’appel du twist :
Le silence comme la musique sont toujours suspects chez l’effroi découle de façon naturelle des rencontres manquées
le cinéaste : ils refusent à la parole de circuler, à l’émotion de et des indices semés au cours de l’histoire. Mais le lien entre
prendre corps. Il faut quitter les bois pour retrouver peu à peu nature et désastre vient de plus loin chez le cinéaste, profondé-
la rumeur des voix humaines : avec leur vidéo promotionnelle ment marqué par la catastrophe de Fukushima de mars 2011.
ringarde et leur langue de bois peu acérée (« Je ferai remonter votre À l’époque, il avait immédiatement répondu présent, en bifur-
précieux commentaire », répète en boucle l’agent), les deux envoyés quant vers le documentaire ; avec son ami Kô Sakai, il était parti
de la société Playmode ne font pas long feu face à l’assemblée recueillir la parole des habitants du Tohoku, la région la plus
des villageois, remontés contre le fabuleux glamping qu’on leur meurtrie par le séisme et ses conséquences. Ses fictions, par la
promet. Dans cette séquence de débat public que ne renierait suite, ont gardé quelque chose de cette posture de l’écoute,
pas un Frederick Wiseman, il est tout à coup réjouissant de voir patiente et primordiale : à partir d’un manque, d’une dispa-
tomber les masques, d’un côté comme de l’autre. Le face-à- rition, il s’agit souvent pour ses personnages de rompre leur
face devient tour à tour drôle, cruel, émouvant ; il s’en dégage isolement en prêtant l’oreille à la souffrance de l’autre, et en
une impression de réel qui, tout en percutant certains traits de leur confiant, à leur tour, ce qu’ils ont sur le cœur. La beauté
la société japonaise (l’art de déguiser le faux-fuyant en poli- amère du drame, dans Le mal n’existe pas, découle de l’échec de
tesse), touche avec beaucoup de justesse à la nature profonde de cette vision du cinéma comme art de recoller les morceaux, de
l’écologie. « Mon monde serait totalement bouleversé », soupire une remettre le monde en marche par la parole. Certes, le fantôme
jeune restauratrice, qui risque de voir l’eau qu’elle utilise pour du séisme avait déjà refait surface : dans Asako I & II, où les per-
ses udons salie par les rejets de la fosse septique du glamping. Un sonnages ressentent ses secousses depuis Tokyo, ou encore dans
« monde », le mot est lâché et situe en même temps l’horizon Drive My Car, sous l’aspect d’une ruine ensevelie sous la neige.
de la fiction chez Hamaguchi : par-delà les individus, déplier des Mais c’était sans commune mesure avec le piétinement morti-
mondes, créer des vis-à-vis entre des blocs de subjectivité que fère qui s’exerce ici en sens inverse, de l’humain vers la nature,
rien ne rapprochait au premier coup d’œil. À l’image de cette sous la forme d’un dialogue impossible. Le fossé entre Takumi,
eau si pure, qui coule toujours « du haut vers le bas », le cinéaste qui ne communique rien, et Takahashi, qui communique trop,
montre lui aussi toujours, en une cascade de champs-contre- contient en germe les pires tremblements de terre. ■
champs, l’effet que produit la parole publique sur les mines
déconfites des deux représentants. Une sorte d’écologie affec- LE MAL N’EXISTE PAS (AKU WA SONZAI SHINAI)
tive se met en place : des visages entrent en résonance. Tout le Japon, 2023
surplomb ironique que nous avions engrangé avant l’appari- Réalisation, scénario Ryûsuke Hamaguchi
tion des stupides citadins (un personnage ayant d’emblée révélé Image Yoshio Kitagawa
l’imposture de la consultation) se dissout peu à peu dans un bain Son Izumi Matsuno
de nuances et d’accès d’indulgence (« On ne vous a pas épargnés », Montage Ryûsuke Hamaguchi, Azusa Yamazaki
leur glisse gentiment le vieux maire du village).Takumi l’avoue Musique Eiko Ishibashi
lui-même : personne dans le village n’hérite d’un droit ances- Interprétation Hitoshi Omika, Rei Nishikawa, Ayaka Shibutani, Ryûji Kosaka
tral sur la forêt.Tous sont des pionniers, et c’est cette condition Production NEOPA, Fictive
partagée de nouveaux-venus qui les pousse à veiller au grain. Distribution Diaphana
Hélas, cette volonté de préservation est encore humaine, Durée 1h46
trop humaine. Le glissement du film à mi-parcours, sa manière Sortie 10 avril
STANLEY KWAN
LE ROMANTISME MADE IN HONG KONG
AMOURS DÉCHUS
ROUGE
NT
VEME
EXCLU
C
SI
I N ÉMA CENTER STAGE
AU VRIL DIRECTOR’S CUT
L E 10 A
LAN YU
MAGGIE CHEUNG
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LESLIE CHEUNG
CARINA LAU
TONY LEUNG CHIU-WAI
TONY LEUNG KA-FAI
ANITA MUI
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UNE CRÉATION DE SCOTT SASLOW - ADAPTATION :
N O U V E L L E S R E S TA U R AT I O N S
carlottafilms.com
FILM DU MOIS
ATTEINDRE LE MYSTÈRE
Entretien avec Ryûsuke Hamaguchi
Contrairement à vos précédents films, très urbains, Le mal n’existe pas musique et les sons avec les mêmes oreilles, et couper sou-
se déroule à la campagne, et la nature y a une importance centrale. dainement la musique, ce n’est pas exactement la retirer mais
Comment s’est fait ce déplacement ? faire que son écoute transforme notre perception des sons
C’est une expérience très nouvelle pour moi. Elle correspond d’ambiance ou de nature, qu’elle se prolonge en eux et que
à un besoin de tenter quelque chose de très différent. Le projet tout demeure d’une certaine manière musical.
a mis environ deux ans avant de prendre forme, il est né d’une
demande de la compositrice Eiko Ishibashi de créer des vidéos J’ai aussi pensé à Jean-Luc Godard dans votre façon de filmer la nature.
pour ses concerts. Pour penser à des images qui pourraient Il est certain que la façon dont il a filmé les paysages, en par-
s’harmoniser avec sa musique, je suis passé par des idées un peu ticulier le lac Léman, depuis les années 1990, m’a fait forte
abstraites en cherchant dans mon environnement urbain, mais impression. Mais il est inimitable, ce qu’il ressent lui appartient
rien ne fonctionnait vraiment. J’ai aussi tenté quelque chose vraiment en propre. Je me sens plus directement influencé par
avec des extraits d’autres films. Par exemple, je lui ai envoyé des des cinéastes classiques qui ont aussi beaucoup filmé la nature
plans de John Ford combinés à sa musique, mais ça n’était pas et les arbres, comme John Ford, en remontant jusqu’à Griffith.
convaincant non plus. Un jour, Eiko m’a dit : «Tourne ce que
tu as envie de tourner. » Et j’ai compris qu’elle me demandait Au début, on peut croire que votre film va avoir un propos
simplement de faire un film comme j’ai l’habitude d’en faire ! politique – à la fois écologique et critique sur le Japon contemporain –,
Au bout d’un an, je suis allé la voir chez elle, à la campagne, mais plus il avance, plus le mystère s’installe. Comment avez-vous
et j’ai compris le lien entre sa musique et la nature. J’ai alors construit le récit en faisant cohabiter ces deux aspects ?
écrit le scénario. Je crois que les films ont besoin de mystère, et que le trouble
est l’une des plus belles émotions que peut ressentir un specta-
Comment avez-vous travaillé avec la musique, qui joue un rôle essentiel teur de cinéma. C’est toujours ce que j’essaie d’atteindre. Mais
dans le film ? je ne saurais pas créer directement du mystère, je n’ai pas ce
Au début du projet, je disposais de trois morceaux qu’Eiko talent-là. J’ai besoin de partir de quelque chose de réaliste. En
m’avait envoyés. Je m’en suis servi pour le tournage. Ensuite, l’occurrence le point de départ du film – l’incident autour de
elle a composé le thème central, que l’on entend dès le début, à la construction d’un glamping, un projet irrespectueux de l’envi-
partir du film déjà monté. Mon équipe, dont le monteur, crai- ronnement et violemment contesté par la population locale –,
gnait que ce soit une musique trop ample pour ce film, mais est très proche d’une situation qui a réellement eu lieu et sur
pour moi elle en était une traduction très juste. laquelle je me suis documenté. C’est un bon point de départ
pour lier entre eux des drames humains très divers et le motif
C’est une musique assez répétitive, ce qui vous permet de la couper de la nature. À partir de là, je peux laisser travailler mon imagi-
librement. Il me semble d’ailleurs que dans ce film vous faites souvent nation et aller vers des territoires plus mystérieux.
des coupes nettes, dans la bande-son aussi bien que dans le déroulement
du récit. Diriez-vous que dans le film deux notions de la nature s’entrecroisent, une
L’une de mes grandes influences dans l’utilisation de la vision un peu idéaliste du côté d’une pureté à préserver, et une autre plus
musique est Jean-Luc Godard, il est l’exemple parfait d’une violente du côté des pulsions et de la mort ?
conception que nous partageons avec Eiko Ishibashi : ne pas Ayant une vie très urbaine, je n’ai pas de liens forts avec la
utiliser la musique pour contrôler les émotions du public, nature, donc j’étais simplement ému par la beauté des paysages,
mais pour éveiller sa sensibilité. Cela se fait essentiellement à les mouvements et les sons de l’eau, les plantes et les arbres, les
travers la manière dont la musique intervient dans le montage. lumières. Et puis, et c’est une autre évidence, j’ai aussi été frappé
Chez Godard, la musique fait évoluer les plans. Si une musique par la nuit profonde dans cette nature, où l’on ne voit soudain
est belle, elle apporte de la beauté aux images, les rend plus plus rien, juste quelques lumières au loin parfois ; ou par le
poétiques, mais si on la coupe soudain, le son d’ambiance brouillard qui efface tout. En tant que citadin, je me suis aussi
prend immédiatement une autre épaisseur. Nous écoutons la laissé gagner par cet aspect plus inquiétant. J’ai également été
Ryûsuke Hamaguchi photographié par Martin Colombet pour les Cahiers du cinéma, le 18 mars.
marqué par la réalisation de films documentaires où je suis allé opérateur, selon le moment de la journée où était censée
sur les traces du séisme et du tsunami de 2011 (trilogie réalisée avec se passer telle ou telle scène. Il y a toute une partie filmée
Kô Sakai : The Sound of Waves, 2011, Voices From the Waves: pendant ce que l’on appelle « l’heure dorée », lorsque le
Kesennuma, 2013, et Voices From the Waves: Shinchimachi, soleil commence tout juste à se coucher. C’est un très court
2013, ndlr), c’est-à-dire au cœur même de l’hostilité de la nature moment de la journée, ce qui m’a forcé à étaler le tournage
et de ses conséquences sur l’homme. Donc, oui, je suis sensible de cet instant précis sur plusieurs jours.
aux deux faces de la nature que vous avez définies – la beauté
et la violence –, qui sont inséparables selon moi. Il y a un plan où l’on voit le mont Fuji au loin, à travers une vitre de
voiture, et j’ai trouvé cela assez représentatif de votre rapport au
L’angoisse du citadin est aussi perceptible dans la manière dont vous Japon : montrer un lieu très emblématique, presque un cliché, mais
rendez inquiétants certains gestes ou éléments quotidiens : la coupe d’une manière détournée et neuve.
du bois ou le son des tronçonneuses. On se dit parfois que ça pourrait Si une image devient un cliché c’est qu’elle possède quelque
facilement basculer du côté du film d’horreur… chose de puissant, qui peut être répété et travaillé. Le cliché,
Je ne voulais pas me contenter d’une campagne paisible. Je c’est ne garder que la partie superficielle de cette image. Une
tenais à cette présence latente de la violence, pour que le spec- manière d’éviter le cliché, c’est de faire en sorte que l’image
tateur ressente une forme de nervosité qui peut effectivement donne le sentiment d’avoir été saisie par coïncidence, dans
renvoyer à des sensations proches du film d’horreur ou du l’instant, à l’inverse d’une carte postale. C’est pourquoi j’ai
thriller. Je crois aussi que cela correspond assez à la vie rurale, filmé le mont Fuji depuis la fenêtre arrière d’une voiture, de
qui donne plus de pouvoir à la force physique. Quand vous manière à ce que sur l’écran on le voie « aller » de droite à
habitez en ville, vous faites faire quasiment tout par les autres, gauche puis disparaître. On est très loin des fameuses vues du
alors qu’à la campagne vous faites beaucoup par vous-même, mont Fuji de Hokusai.
avec vos propres outils, votre propre force, qui, si elle est uti-
lisée avec de mauvaises intentions, engendre plus rapidement Le cerf aurait aussi pu apparaître comme un cliché, or le plan de lui
de la violence. est au contraire très étonnant.
C’est la même chose : nous l’avons filmé en faisant confiance
Dans la dernière partie du film, qui se déroule en une journée, le au hasard et à la chance, et c’est pourquoi ce plan a quelque
passage du temps se ressent à travers l’évolution de la lumière du chose d’une apparition, qui préserve la force et le mystère de
soleil. Comment avez-vous obtenu cela ? cette présence animale.
J’ai choisi des moments très précis de la journée, selon leur
lumière, après avoir beaucoup observé au préalable com- Entretien réalisé par Marcos Uzal à la Mostra de Venise,
ment celle-ci changeait selon les lieux où nous tournions. le 6 septembre 2023.
L’exposition a aussi été calibrée en ce sens avec le chef Interprète : Aiko Masubuchi
Gift : l’indicible
L e mal n’existe pas est né d’un souhait de
la compositrice Eiko Ishibashi (lire Cahiers
nº 805), qui a demandé à Ryûsuke Hamaguchi
Mizubiki. Les deux représentants de l’agence
de glamping apparaissent d’ailleurs plus en
amont dans cette version et se glissent même,
de réaliser des vidéos pour accompagner ses par un effet de remontage énigmatique, dans
concerts. Si le cinéaste est finalement allé au- la première scène, qui voit Takumi débiter
delà de ce projet initial, il a travaillé en paral- patiemment du bois, comme deux présences
lèle sur une version alternative et entièrement fantomatiques et exogènes à ce cadre de vie.
musicale du film, baptisée Gift, qui s’appuie Car Hamaguchi ne fait pas que couper, il réa-
sur les mêmes rushs et la même trame nar- gence aussi des bouts entiers du scénario,
rative. Nous avons pu voir une mouture quasi notamment le début – le film s’ouvre, dans
définitive de cette déclinaison, à laquelle ne un prélude plus ouvertement tragique, sur le
manque que la version live de la musique. squelette d’un faon –, guidé par une logique
Même en se contentant de l’enregistrement moins narrative que sensible. Le film perd en
studio, on comprend rapidement que c’est jus- mystère et en incises (le voyage en voiture
tement la partition qui motive l’essentiel des depuis Tokyo) ce qu’il gagne en netteté sur le
transformations opérées : plus court (1h14), le plan de la fable écologique, l’observation de
film est entièrement expurgé de ses dialogues, la nature prenant ici une place prépondérante.
à l’exception d’une poignée de répliques qui Mais l’intérêt de l’exercice réside surtout dans
s’affichent par l’entremise de cartons. Gift en ce qu’il raconte de la méthode d’Hamaguchi,
devient une sorte de film muet servant d’écrin dont les films semblent de moins en moins
aux morceaux clefs de la bande-son de Le suivre un plan rigoureux et trouvent leur forme
mal n’existe pas, auxquels s’ajoutent davan- au gré du montage, pour effleurer du doigt le
tage de plages électroniques, qui accentuent vertige d’une émotion qui conserve jusqu’au
l’impression d’une corruption progressive de bout sa part d’indicible.
la nature idyllique entourant le village de Josué Morel
EN SALLES
Pas de vagues de Teddy Lussi-Modeste
Le Déserteur de Dani Rosenberg
3 AVRIL
Agra, une famille indienne de Kanu Behl
La Base de Vadim Dumesh
48
48
L’État aux trousses
Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire 48
Drive-Away Dolls d’Ethan Coen 49
Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï 50
par Marcos Uzal
Quelques jours pas plus de Julie Navarro 52
Sidonie au Japon d’Élise Girard 54
Lruine,
Yurt de Nehir Tuna 55 e Déserteur commence comme un film quoi survivre, il s’aide de ce que lui a
Le Bon sens de Lisa Verdiani et Alice Aucler, Dieu est une femme
d’Andrès Peyrot, Ducobu passe au vert d’Elie Semoun, Et plus si affinité de guerre : dans un village arabe en appris l’armée et demeure, même dans
d’Olivier Ducray et Wilfried Meance, Godzilla x Kong : Le nouvel empire des soldats de Tsahal interviennent cet environnement urbain et familier,
d’Adam Wingard, Le Vieil homme et l’enfant de Ninna Pálmadóttir, contre un ennemi hors-champ (précisons dans une situation de combat. Le film
Les Explorateurs : l’aventure fantastique de Gonzalo Gutiérrez, Non‑Non
dans l’espace de Wassim Boutaleb Joutei, Rocancourt, le film que le film a été tourné avant les atten- parvient ainsi à montrer très concrète-
de David Serero, Xalé, les blessures de l’enfance de Moussa Sène Absa tats du 7 octobre). Lorsque l’un de ces ment combien en Israël la guerre se pro-
soldats, Shlomi (Ido Tako), 18 ans, fuit ce longe partout, et pas seulement à travers
10 AVRIL front où il combat, c’est comme s’il vou- le bruit des sirènes et des hélicoptères que
Enys men de Mark Jenkin 44 lait s’extraire d’un récit et d’images dont l’on entend régulièrement au loin ou par
Madame Hofmann de Sébastien Lifshitz 51
Le Mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi 32
il refuse d’être le protagoniste. Il court, il la présence d’éléments militaires dans le
Le Naméssime de Xavier Bélony Mussel 52 court, à perdre haleine et boussole, il en quotidien, mais aussi dans un climat quasi
Par-delà les montagnes de Mohamed Ben Attia 52 sera ainsi pendant une grande partie du permanent de suspicion et d’alerte créé
Quitter la nuit de Delphine Girard 53 film, et cette fuite incessante est mon- par la situation politique du pays. Si dans
Rosalie de Stéphanie Di Giusto 53
SOS Fantômes : la menace de glace de Gil Kenan 54
trée comme un changement permanent une courte séquence qui vire presque
Les 4 Âmes du coyote d’Áron Gauder, Les Aventuriers de l’arche de Noé de paysage, de décor, de situation. Un au film de zombies, un attroupement
de Sérgio Machado et Alois Di Leo, La Malédiction : l’origine d’Arkasha continuel montage, en quelque sorte, et manque de lyncher Shlomi, c’est pour
Stevenson, Niagara de Guillaume Lambert, Nous, les Leroy de Florent
Bernard, Réconciliation, dans les pas des Cathares de Freddy Mouchard,
trop frénétique pour que quelque chose avoir été reconnu par des touristes fran-
Sans cœur de Nara Normande et Tião tienne et dure : Shlomi n’a jamais le çais dont il a volé les vêtements et la carte
temps de finir quoi que ce soit, ni une bleue sur une plage, mais il n’est à pro-
17 AVRIL douche, ni un repas, ni un flirt. Le senti- prement parler poursuivi par personne.
Borgo de Stéphane Demoustier 49 ment d’avoir été repéré et la peur d’être Ce qu’il déserte et qui le poursuit est
Civil War d’Alex Garland 45 pris le poussent toujours vers la sortie,
Hopeless de Chang-hoon Kim 49
L’Île de Damien Manivel 49 interrompant chaque scène en cours de
Knit’s Island, L’Île sans fin d’Ekiem Barbier, 50 route et le forçant à reprendre son exté-
Guilhem Causse, Quentin L’helgoualc’h nuante cavalcade, à pied, à vélo, en voi-
LaRoy de Shane Atkinson 51
ture. Dani Rosenberg (qui signe ici son
Riddle of fire de Weston Razooli 47
When Evil Lurks de Demián Rugna 55 deuxième long métrage de fiction, après
Amal - Un esprit libre de Jawad Rhalib, L’Homme aux mille visages La Mort du cinéma et de mon père, 2020)
de Sonia Kronlund, Ici et là-bas de Ludovic Bernard, Jouj de Rabii Chahid, revendique l’influence de Buster Keaton :
Le Jour où j’ai rencontré ma mère de Zara Dwinger, La Machine
à écrire et autres sources de tracas de Nicolas Philibert (CDC nº 807), elle est notable non seulement dans le
Marin des montagnes de Karim Aïnouz, Matria d’Álvaro Gago, Monkey Man fait de concevoir tout un film comme
de Dev Patel, Resilient Man : Défier son destin et danser malgré tout une longue course-poursuite où le per-
de Stéphane Carrel, Spy x Family Code: White de Kazuhiro Furuhashi,
Wake Up de RKSS, Zaman Dark de Christophe Karabache sonnage se définit avant tout comme un
corps pris dans une action dont il est suc-
24 AVRIL cessivement maître et pantin (bien que Le
Le Déserteur de Dani Rosenberg 40 Déserteur n’ait rien de burlesque), mais
Indivision de Leïla Kilani 50 aussi par la logique cauchemardesque
Le Mangeur d’âmes de Julien Maury et Alexandre Bustillo 51
Occupied City de Steve McQueen 30
qui découle de cette permanente obli-
Salem de Jean-Bernard Marlin 53 gation de l’action, avec ses répétitions et
Back to Black de Sam Taylor-Johnson, Le Brame de la Licorne ses boucles, ses ruptures et ses bifurcations
d’Arnaud Romet, Challengers de Luca Guadagnino, L’Échappée qui brouillent les repères spatiaux et accé-
d’Anthony Chen, Frères d’Olivier Casas, Marilù de Sandrine Dumas,
N’avoue jamais d’Ivan Calbérac, Notre monde de Luàna Bajrami, lèrent le temps.
Première affaire de Victoria Musiedlak, Que notre joie demeure Une grande partie du film se déroule à
de Cheyenne Carron, Sky Dome 2123 de Tibor Bánóczki, Sarolta Szabó, Tel Aviv, où Shlomi revient pour y retrou-
Un jeune chaman de Lkhagvadulam Purev-Ochir, Le Temps du voyage
du Henri-François Imbert, Les Vieux de Claus Drexel ver une petite amie dans le restaurant où
elle travaille, y croiser ses parents dans un
1ER MAI hôpital (son père vient de faire un malaise
La Fleur de Buriti de João Salaviza 46 cardiaque) et sa grand-mère sénile isolée
et Renée Nader Messora dans son appartement. Toujours en train
Jusqu’au bout du monde de Viggo Mortensen 50
Le Tableau volé de Pascal Bonitzer 54
de guetter le danger ou de chercher de
The Fall Guy de David Leitch 55
CAHIERS DU CINÉMA 40 AVRIL 2024
CAHIER CRITIQUE
plus vaste et omniprésent que l’armée, la tient aucun discours, mais il bute contre d’échange ou un assaut militaire. Shlomi
police ou les passants, c’est quelque chose ceux des autres, notamment les mots de pensait fuir, mais il a fait pire : il a disparu,
d’invisible et de diffus : le poids de l’État sa mère qui tente de le convaincre de et cela fait qu’il peut désormais « appar-
israélien sur ses citoyens. se rendre. C’est comme si tout acte et tenir » à tout le monde, être un sujet
Dans l’entretien qu’il nous a récem- pensée, même l’amour maternel, était de débat médiatique, un instrument de
ment accordé (Cahiers nº 805), le cinéaste d’une certaine manière doublé par une guerre. L’idée que tout citoyen israélien
Avi Mograbi nous disait combien être conscience du devoir national, alors que incarne son peuple et son État transforme
contestataire en Israël était toujours Shlomi ne cherche qu’à s’émanciper de ainsi son geste en drame national, et plu-
vécu comme une trahison à la fois vis- cette réquisition physique et mentale. tôt que de le libérer lui confère une res-
à-vis de son pays et de ses parents : « On Sa grand-mère est une exception, parce ponsabilité in absentia qui est le comble
nous a endoctrinés pour ne pas séparer notre qu’elle perd la mémoire, et vit désormais paradoxal de sa subordination. Shlomi
existence de celle de l’État », résumait-il. Le détachée du présent et du monde exté- incarne à lui seul une jeunesse israélienne
long service militaire de tout Israélien et rieur – chez elle, Shlomi se sent enfin qui court à vide dans un pays qui, à force
Israélienne devenu majeur est une étape dans un lieu véritablement privé, intime, de penser à sa domination plus qu’aux
fondamentale de ce sentiment d’être lié où il peut s’arrêter et dormir. jeunes générations, est devenu pour elles
corps et âme à son pays. L’intelligence du À un moment donné, on comprend, une impasse. ■
film de Rosenberg est de ne jamais mon- notamment via la manière dont la fuite
trer le besoin de se libérer de cela comme de Shlomi est relayée et traitée par la télé- LE DÉSERTEUR
un geste pensé, mais de s’en tenir à un vision, que sa disparition est interprétée Israël, 2023
niveau très physique. Shlomi déborde comme un enlèvement, une prise de Réalisation Dani Rosenberg
d’énergie, d’appétit, de désir, il est incarné guerre : hypothèse plus plausible qu’une Scénario Dani Rosenberg, Amir Kliger
(excellemment) par Ido Tako comme un insoumission si on pense la société selon Image David Stragmeister
grand adolescent qui ne demande rien une logique tribale. Cette méprise pour- Son Neal Gibbs
d’autre que de jouir de la vie, de la sen- rait être sa chance, mais c’est le fond de Musique Yuval Semo
sualité du présent, parfois de manière son malheur. Non seulement sa liberté Montage Nili Feller
quasi animale (belle scène où il dévore individuelle n’est pas envisagée, mais son Interprétation Ido Tako, Mika Reiss, Efrat Ben Zur, Tiki
littéralement le premier repas de sa cavale absence va lui donner une responsabilité Dayan, Shmulik Cohen
au restaurant). C’est sa vitalité même, encore plus grande que sa présence sur Production United King Films, United Channel Movies
dans toute sa jeunesse et son insouciance, le front : son supposé kidnapping pour- Distribution Dulac Distribution
qui devient une réponse inconsciemment rait en effet provoquer la libération de Durée 1h38
politique. Il ne revendique donc rien, ne prisonniers palestiniens comme monnaie Sortie 24 avril
© DULAC DISTRIBUTION
Courir et résister
Entretien avec Dani Rosenberg
© YOSSI ZWECKER
bien avant votre premier long métrage, La Mort
du cinéma et de mon père aussi (2020). Pourquoi
avez-vous mis tant d’années à leréaliser ?
Le projet a été systématiquement rejeté
par les fonds publics israéliens. Aucun
ne voulait prendre le risque de financer
un film sur un soldat déserteur, véhicu-
lant une vision aussi critique de la société
israélienne. Il aura fallu attendre 2021
pour qu’une femme courageuse à la tête
de l’Israel Film Fund (IFF), Lisa Shiloach-
Uzrad, accepte enfin le projet. Mais il faut
dire que le scénario a beaucoup évolué
depuis dix ans, tout simplement parce que
la société israélienne a elle-même beau-
coup changé. Elle est devenue à la fois plus
nationaliste et plus hédoniste.
dévoiler des choses que les gens refusent et après elle Noa Regev, des cinéastes un avenir. Avec ces interrogations, on a
parfois de voir. En ce sens, je crois que comme Nadav Lapid ou moi-même commencé à tourner fin octobre dans les
c’est le meilleur moment pour montrer pouvons encore tourner. Mais le climat ruines du kibboutz Nir Oz un film de
ce film qui est à mes yeux plus actuel que en Israël devient si étouffant que je ne fiction intitulé Of Dogs and Man. Pour
jamais. En Israël, la question de la déser- sais pas combien de temps elles pourront moi, c’est un prolongement direct du
tion demeure un tabou (à ma connais- encore résister. Déserteur, de ce sentiment d’une réalité
sance, aucun soldat israélien n’a déserté qui nous échappe et qui s’écroule devant
durant la guerre à Gaza), ce qui n’est pas Immédiatement après le massacre du nos yeux. Mon but était de coller à la
le cas en France. Quoique, Le Petit Soldat 7 octobre, vous avez tourné, dans des réalité la plus abrupte et de chercher une
de Godard, une autre source d’inspira- conditions de guérilla, une fiction se déroulant forme de vérité dans le lieu même de
tion pour Le Déserteur, a été censuré. Mais dans l’un des kibboutz ayant subi l’attaque. Que la tragédie. C’est la raison pour laquelle,
c’était en 1960. pouvez-vous nous dire de ce film ? en dehors de la protagoniste, jouée par
Le ter r ible massacre du 7 octobre, une actrice, tous les personnages sont
Dans quelle mesure est-il possible de faire comme la guerre qui s’en est suivie, avec des habitants du kibboutz qui ont décidé
aujourd’hui des films contestataires en Israël ? son lot quotidien de morts, de blessés, d’y rester malgré tout, des soldats et des
C’est très difficile car les fonds de sou- d’enfants devenus orphelins, d’Israéliens secouristes. C’est l’histoire d’une jeune
tien public subissent de plus en plus kidnappés qui sont encore détenus à femme qui revient dans cette zone fron-
de pressions de la part des figures poli- Gaza, cette réalité est au-delà de la com- talière pour rechercher son chien, entre
tiques de droite et d’extrême droite préhension. Est-il possible de représen- les voix qui appellent à la vengeance et
visant à empêcher le financement de ter une telle tragédie ? Comment l’ins- celles qui croient encore en une coexis-
films critiques traitant de sujets poli- crire dans la mémoire et dans l’Histoire ? tence possible.
tiques. Heureusement, grâce à quelques Aussi, je me suis demandé comment, en
directrices de l’IFF qui résistent coura- partant de ce chaos et de cette destruc- Entretien réalisé par Ariel Schweitzer
geusement, comme Lisa Shiloach-Uzrad tion, on pouvait malgré tout envisager à Tel-Aviv, le 7 mars.
© MATAN ABRAMOVITZ
De gauche à droite : la scripte Ziv Michaeli, Dani Rosenberg et les acteurs Ido Tako et Tiki Dayan pendant le tournage du film.
© 2022 BOSENA
de son visage compose un inventaire à la
Enys Men de Mark Jenkin Prévert qui gouverne ce ballet de gestes
simples et muets.
Bcurieux,
outeille à la mer sans r ien à dire
de spécial, apportée là par un vent
Enys Men paraît quand même
Mark Jenkin, portraitiste des Cornouailles
depuis les années 2000, aucune ambition
d’excéder le cadre ou de repousser les
lieu ? Très classiquement, Jenkin favorise
l’indécision. Indistinct des hallucinations,
le surnaturel surgit dans les anfractuosités
revenir de quelque part. Ce n’est pas seu- limites spatio-temporelles par une mise de la roche, du récit et de l’espace men-
lement dû au 16 mm, qui lui donne son en scène hallucinée. Grain jamais chichi- tal de la botaniste. Si symbolisme il y a,
côté vieille breloque repêchée par erreur. teux, format carré qui encapsule le décor, il reste à l’os : filmée de face, la bicoque
C’est aussi que l’île déserte investie par épuré et rationalisé : tout est là pour assu- de cette dernière ressemble à un visage
l’héroïne, botaniste sans nom observant la mer au contraire la présence d’un objet tracé par un enfant (yeux-fenêtres, porte-
pousse d’une fleur pas moins mystérieuse fini, se moquant de jouer avec les hori- bouche), notre héroïne y entre et en sort
qu’elle, se rend familière en évoquant zons d’attente et ne promettant que la comme pour figurer justement ses allers-
un imaginaire d’épouvante. Découvrir sensation de pouvoir toucher la matière retours au dedans et au dehors de sa tête.
les premières images à la Quinzaine des végétale ou minérale. L’île s’offre en Comme Robinson, elle négocie entre
cinéastes en 2022 renvoyait par exemple somme comme aventure tactile. Et au ces deux versions du décor : l’île comme
au souvenir des marins de The Lighthouse lieu de s’engouffrer dans un formalisme totalité du monde ou comme totalité
de Robert Eggers, projeté trois ans plus croyant davantage à lui-même qu’aux de son crâne. De cette hésitation naît
tôt dans la même salle. esprits, Enys Men refuse l’élévation pour l’angoisse, lisible au fond de son regard
Fausse piste : si l’on devine que l’île se amorcer d’emblée une descente au ras des d’observatrice – c’est le mot : son visage
laissera submerger par les spectres, impos- pâquerettes (ou plutôt des fleurs bizar- scrutateur semble n’exister que pour être
sible de déceler ici le moindre tour de roïdes). Compteur, téléphone, émetteur raccordé à des phénomènes, concrets ou
force elevated (comme on nomme les radio, carnet où la chercheuse note ses fantasmés.
exercices de train-fantôme « rehaussés » observations : tout ce qui se trouve posé Ce programme très codifié (délire
d’une touche auteurisante). De la part de sous ses yeux ou placardé à la hauteur ou réalité tangible ?) se singularise par la
Milices partout
liée à la fleur. Du lichen apparaît sou-
dain et les choses, au sens presque animiste
que Ponge donne au terme, se gâtent.
Elles étaient pourtant très ordonnées
au départ. Ouvrir une valve, brancher par Fernando Ganzo
la radio, marcher jusqu’à la plante, grif-
fonner ses observations, recommencer…
Insister à force d’inserts sur ces gestes
rituels, c’était bien sûr installer une rou-
tine, mais qui rassurait moins par la fami-
Fambitieuses,
ut un temps où le cinéma américain,
à travers des fictions plus ou moins
de la série B au blockbuster,
Garland ne questionne ni la violence ni
son pays (pour cela, même n’importe quel
volet d’American Nightmare fait mieux l’af-
liarité de l’action que par l’inscription savait se penser et penser son pays. Avec faire). Il propose une vague virée critique
de celle-ci dans le temps. Faire ceci, faire des hauts et des bas, avec des fictions de où notre voyeurisme se projette dans celui
cela, dans tel ordre, à tel rythme : l’image- gauche ou des super-héros, des types des protagonistes journalistes, construits
action comme phare dans le brouillard, bodybuildés ou des créatures en images selon les pires clichés sur le photojournal-
tenant les fantômes en respect. Jenkin ne de synthèse, des catastrophes naturelles ou isme de guerre façon Hollywood (nous
connaît sans doute pas l’expression fran- des martyrs militaires de pacotille. Quels sommes plus du côté du Russell Crowe de
çaise « faire tourner » (une boutique, une que soient les ingrédients ou la qualité du The Greatest Beer Run Ever que d’un Kevin
maison, etc.), mais elle correspond au résultat, Hollywood nous avait habitués à Carter) : la guerre comme spectacle, tarte à
souffle de l’action telle qu’il la montre croire qu’un film titré Civil War, par exem- la crème de la dénonciation autovalidée. La
et la monte initialement. Faire tourner, ple, serait un prisme passionnant pour trame, chère au réalisateur d’Annihilation,
mais aussi tourner en rond, comme sur observer un état du cinéma et des États- de l’usurpation par une femme de la place
toute île : l’horlogerie qui régule les jours Unis. En 2024, demeure juste le plaisir pri- d’une autre, en l’occurrence une jeune
se répète jusqu’à ne plus tourner rond, maire des explosions et des scènes d’action débutante (Cailee Spaeny, toute dernière
précisément, car le lichen vient gâter aussi frénétiques, qui ne sont enfin plus incar- actrice de Sofia Coppola), initiée à con-
le montage, détraquant ses conventions nées par des figurines Marvel mais par des trecœur par la photojournaliste dont elle
les plus basiques. Le regard n’est plus êtres en chair et en os. L’intérêt de Civil War est fan (Kirsten Dunst, la toute première,
nécessairement raccordé avec la chose s’arrête plus ou moins là. Son intelligence donc, et qui aurait pu si bien prêter au
(radio, valve, etc.) et les contrechamps aussi. Que les États-Unis soient déchirés film cette mélancolie qu’une trop rare
des mines inquiètes révèlent surtout des par des factions luttant pour le pouvoir scène dans un village paisible traite très
trous d’air – car si les silhouettes funestes en essayant d’éjecter le président en place superficiellement), ne donne aucun relief
qui apparaissent ne sont pas vraiment n’est même pas une grille qui s’amuserait à cette nouvelle très mauvaise digestion du
présentes, que voit l’observatrice ? Du à lire une contemporanéité pas si éloignée cinéma américain des années 1970.
rien, du vide. On ne peut alors plus faire d’une telle perspective : on a beau vouloir
confiance à ce beau visage qui regarde penser à l’assaut du Capitole par-ci, à la CIVIL WAR
les objets à notre place, on doit le mettre mémoire de la guerre de Sécession par-là, États-Unis, Royaume-Uni, 2024
à distance, laisser l’isolée vraiment seule. chaque faction finira aseptisée, contredite, Réalisation, scénario Alex Garland
Elle devient alors elle-même un objet dédouanée de toute perspective politique Image Rob Hardy
étranger, abandonné dans l’horizon. De réaliste. Ce regard introspectif fait plutôt Montage Jake Roberts
cette cruelle désolidarisation provient la office de gage d’irréprochabilité, car pour Interprétation Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura,
force d’Enys Men, histoire d’une île qui une fois le spectacle ne se complaît pas Stephen McKinley Henderson
observe la Robinsonne bien plus que le avec des morts réelles d’autres guerres, Production DNA Films, IPR.VC
contraire. ■ dont celles alimentées par la politique irre- Distribution Metropolitan Film export
sponsable de Washington. En retournant la Durée 1h49
violence à l’intérieur de son propre pays, Sortie 17 avril
ENYS MEN
Grande-Bretagne, 2022
COURTESY OF A24
Afacilité
u milieu de la forêt amazonienne, les
signes de l’époque s’effacent avec une
déconcertante. Dans la dernière
revendications politiques. Il faut dire que
les raisons d’avoir peur n’ont jamais man-
qué pour cette communauté, réchappée
sur téléphone vient servir de support pour
clarifier ce qu’il se trame exactement, par-
ticipe d’une sincérité générale et désarme
partie d’Eurêka de Lisandro Alonso, il de massacres et aujourd’hui harcelée par du même coup, par la précision de ce qui
fallait attendre qu’une cannette de soda divers intrus (braconniers, agriculteurs) à est pointé du doigt, le risque de l’exo-
vintage pointe innocemment le bout de qui la politique de Bolsonaro donnait il tisme et de la contemplation nébuleuse.
son nez, portée par la rivière, pour com- y a peu un blanc-seing. De même, le zèle tranquille que les Krahô
mencer à situer l’action dans le passé. Au Le sujet et la méthode n’ont pas changé investissent, avec des moyens artisanaux,
début de La Fleur de Buriti, les costumes, depuis Le Chant de la forêt (2018), le pre- dans la reconstitution d’épisodes de leur
habitations et chants rituels du peuple mier long métrage du couple de cinéastes, passé (une tuerie dans les années 1940, leur
indigène Krahô sèment le doute. Le réalisé avec la participation du peuple engagement comme gardiens de la forêt
monde moderne revient finalement au Krahô : il s’agit toujours de faire fiction à dans les années 1960) nous rend très fami-
détour d’une discussion entre une mère partir d’éléments documentaires apportés lières leurs inquiétudes : on joue et on ne
et sa fille : « Ton père ne chasse plus, c’est par les autochtones eux-mêmes, qui nous joue pas, en même temps, aux cowboys
un chasseur de supermarché maintenant ! » initient indirectement à leurs pratiques, à et aux Indiens. Tout cela a bien eu lieu, et
Et l’enfant de réclamer un matelas plu- leurs rêves et à leurs préoccupations en se continue sous d’autres formes. Personne
tôt qu’un hamac, pour dormir mieux. coulant dans les conventions d’un scéna- n’est dupe de ce petit mécanisme de
L’air de rien, le temps s’accélère : on suit rio préétabli. D’autres trouvailles, pure- cinéma qu’il faut bien remonter, de temps
désormais un groupe à l’arrière d’un ment visuelles, cherchent à retranscrire leur à autre, comme une boîte à musique : un
pickup. L’une des passagères consulte sur rapport au monde autrement que par les comique de répétition se met d’ailleurs
son téléphone une vidéo de la militante mots : la nuit, quelques esprits fabriqués par en place, lorsque chacun décline poliment
Sônia Guajajara (aujourd’hui ministre des surimpression déambulent hors de leur lit. l’invitation à quitter le village pour aller
Peuples autochtones dans le gouverne- On pense alors beaucoup à Apichatpong défendre ses droits (« Je ne peux pas, je dois
ment de Lula). Un embryon de scénario Weerasethakul, comparaison qui ne joue garder mes enfants », « Ma femme est enceinte »,
émerge, puisqu’elle presse alors sa voisine pas toujours en faveur de Salaviza et Nader etc.), ou que s’affrontent, le sourire aux
de partir avec elle rejoindre d’autres acti- Messora, tant le mariage de l’ethnographie lèvres, les hommes nostalgiques du bon
vistes à Brasilia et manifester pour leurs et de la fiction, chez l’artiste thaïlandais, ne vieux temps (« Avant, les anciens savaient
droits. Le film ne va cesser, à partir de cache ni ses accidents, ni ses coulisses. À nous mener la vie dure ! ») et les femmes plus
là, d’osciller entre le quotidien d’un vil- côté, même s’il hasarde quelques regards modernes. L’attirail brinquebalant de la fic-
lage hanté par un passé douloureux et cet caméras appuyés, La Fleur de Buriti paraît tion vaut donc surtout pour la qualité de
appel vers le dehors, la grande ville et les souvent sage, appliqué à relier tous les parole qu’il permet de recueillir, lorsque
les dialogues semi-improvisés se muent en
témoignages, et changent peu à peu le film
en séance de psychanalyse à ciel ouvert. ■
© ANAXIA
Riddle of Fire de Weston Razooli Mote), petite princesse qui cache sa téna-
cité sous une apparence archétypale. Haut
épuisées défilant à travers le pare-brise Drive-Away Dolls d’éclairs de brutalité, la seconde inflé-
de l’ambulance, on aperçoit l’horizon d’Ethan Coen chit les codes du thriller vers une forme
visé mais jamais pleinement atteint : États-Unis, 2023. Avec Géraldine Viswanathan, de désespoir larmoyant. Cependant, les
celui d’une simple et belle percée à tra- Margaret Qualley, Matt Damon. 1h24. Sortie le 3 avril. voyous coréens de Hopeless commencent
vers un territoire à la fois si vivant et si À première vue, la tragédie et le road- par frapper : avec une pierre comme dans
fantomatique. Black Flies l’esquisse, mais movie s’opposent : la première contracte le la séquence d’ouverture, mais aussi avec
laisse ses ambulanciers à la remorque de territoire alors que le second l’étire. Pour- une batte de base-ball, plusieurs barres
mille autres portraits acides de l’enfer tant, tous deux étouffent peu à peu des de fer, une chaise, un hameçon, quelques
new-yorkais. personnages acculés (Juliette et Roméo, poignards, une pince coupante, un sac
Y.S. Thelma et Louise) qui croient vainement plastique rempli de clous pointus, jusqu’à
en l’existence hors scène, hors champ un climax avec un massicot. Cette suren-
d’un lieu et d’un temps qui seraient à eux. chère tombe à plat tant les séquences suc-
Borgo Dans Drive-Away Dolls, les lesbiennes en combent à une même formule : lenteur
de Stéphane Demoustier goguette Marian et Jaime, l’une coincée excessive de la préparation jusqu’à ce que
France, 2023. Avec Hafsia Herzi, l’autre pas, n’ont pas de territoire à trouver le coup proprement dit soit escamoté par
Louis Memmi, Michel Fau. 1h57. car tout est déjà tout trouvé. À la fin du le montage et pris en charge par le son.
Sortie le 17 avril. XXe siècle, pourchassées par des gangsters, L’ultra-violence sud-coréenne atteint ici
Bien que le spectateur suive assez pré- elles traversent les États-Unis au hasard de son stade terminal post-Squid Game. Afin
cisément la manière dont la surveillante cinq godemichés, d’une tête décapitée et de compenser ces démonstrations maso-
Mélissa (Hafsia Herzi) parvient à se faire d’une nostalgie de façade pour une cer- chistes qui tournent à vide, Kim Chang-
respecter au sein d’un établissement péni- taine subversion queer à la Eileen Myles. hoon invente des silhouettes graphiques à
tentiaire corse ainsi qu’à nouer des rela- Leur escapade se réduit à un parcours base de trognes esquintées et de cicatrices
tions complexes avec un détenu nommé mécanique du parc d’attractions qu’est spectaculaires qui tentent de figurer une
Saveriu (Louis Memmi), Borgo met à dis- devenu le cinéma coenien. À gauche, on violence que la mise en scène n’arrive
tance les codes propres au film de prison. trouvera des cadrages de traviole, à droite pas véritablement à endosser. Chaque
Détails naturalistes, documentaire sur quelques contre-plongées suraccentuées, séquence semble rejouer ad nauseam le
le (dys)fonctionnement institutionnel, tandis qu’au tournant un tournevis perfore combat des fils et des pères sans trou-
intermèdes comiques entre un commis- une carotide et que dans la profondeur ver de résolution, les premiers étant trop
saire (Michel Fau) et un brigadier (Pablo de champ s’agite à peine un doigt d’hu- faibles pour l’emporter, et les seconds
Pauly), thriller, drame conjugal : au fur mour macabre. Les duos dupliquent les trop égoïstes pour céder leur place.
et à mesure que se succèdent différents duos, gangsters et héroïnes se confondent J.-M.S.
modèles narratifs, le genre policier sert comme des poupées gigognes. Le choix
à scruter l’opacité de plus en plus pro- erratique de l’année 1999 fait songer à un
fonde des motivations humaines.Tout en alibi pour ne pas filmer la fluide jeunesse L’Île
adoptant le plus souvent le point de vue de 2023, et la pétillante Margaret Qual- de Damien Manivel
de Mélissa, le cinéaste capte les points ley singe un peu trop Frances McDor- France, 2023. Avec Rosa Berder, Damon Ikheteah,
de bascule qui lui échappent et les coïn- mand. Le souvenir des Petites Marguerites Olga Milshtein. 1h10. Sortie le 17 avril.
cidences qui l’amènent à relativiser son de Vera Chytilová (1966), notamment dans Les Enfants d’Isadora et Magdala, les deux
éthique professionnelle. S’éloignant du la scène où le regard de Marian troue une précédents films de Damien Manivel,
démontage des mécanismes d’un piège, palissade, laisse rêver à une déstabilisation étaient traversés par un ensemble de
Demoustier s’efforce de rendre visible formelle qui n’advient pas. Les cunnilingus gestes sacrés, ceux d’une mère dont les
la logique d’une liberté individuelle qui ont bon dos, et Drive-Away Dolls n’a de enfants viennent de mourir et ceux de
finit par brouiller les rapports entre vérité queer que son sujet. la sainte Marie-Madeleine, gestes lente-
et mensonge, fidélité et trahison. Ce per- Hélène Boons ment appropriés par les interprètes, den-
vertissement de la transparence classique sifiés jusqu’à la moelle, chargés d’une
l’amène ainsi à s’attarder sur un regard, émotion indépassable (chagrin et amour
quitte à ne pas installer le contrechamp Hopeless fous). Les enjeux de L’Île sont a priori
attendu, ou à privilégier, au contraire, de Kim Chang-hoon plus modestes : La jeune Rosa (Rosa Ber-
des plans de nuque au détriment d’une Corée du Sud, 2023. Avec Hong Xa-bin, Song Joong- der), qui part étudier la danse à Montréal,
forme expressive de frontalité. Il déman- ki, Kim Hyung-seo. 2h04. Sortie le 17 avril. profite, le temps d’une soirée, des der-
tèle son goût du plan-séquence par des Tant bien que mal, Yeon-gyu (Hong nières papouilles et des derniers pétards
choix de montage très affirmés, à double Xa-bin) s’accroche à son rêve de partir entre amis. Pourtant, Manivel accorde
fond, à la virtuosité camouflée (comme aux Pays-Bas pour supporter un quo- ici aux gestes une confiance plus radi-
le dépliage progressif de l’attentat à l’aé- tidien morne et plombé, envahi par un cale encore. La fiction est entremêlée aux
roport, d’abord montré dans son après- beau-père aussi humiliant qu’incon- plans de répétitions du film, qui la font
coup, avant d’être reconstitué en plu- séquent. Sa rencontre avec la bande de bégayer et interrogent la force de résis-
sieurs temps). Borgo progresse alors d’un gangsters de Chi-geon (Song Joong-ki) tance des mouvements et des gestes des
pas implacable, jusqu’à un dernier plan lui donne l’illusion de se reconstruire acteurs : peu importe le décor et encore
très réussi, à l’ambiguïté hitchcockienne. dans le crime. Après une première par- moins la situation narrative, réduite de
Jean-Marie Samocki tie où le mélodrame social est traversé toute façon à peau de chagrin, seuls les
interprètes sont susceptibles d’emporter d’un ventilateur de plafond. Mais l’équi- Jusqu’au bout du monde
l’émotion et de donner une cohérence à libre délicat qui donne au regard sa singula- de Viggo Mortensen
l’ensemble. Pari risqué, car les gestes sont rité rompt finalement, au gré d’événements Mexique, Canada, Danemark, 2023. Avec Vicky
en même temps vidés de toute consis- replaçant les personnages dans un horizon Krieps, Viggo Mortensen, Solly McLeod. 2h09. Sortie
tance : ils ne font pas l’objet d’une assimi- déterministe. Par la rupture des liens ami- le 1er mai.
lation patiente mais d’une simple mise en caux ou amoureux, l’écriture reconduit Il Dédié à sa mère, le second long métrage
place, leur répertoire est pauvre, la caméra, pleut dans la maison vers une vision limitée de Viggo Mortensen semble répondre à
au plus proche des corps, tremble autour et convenue du social, enfermant les indi- la question : que se passerait-il si le héros
d’eux et dissipe notre attention. S’invente vidus et le récit au lieu de leur donner du d’un western s’en absentait ? Et plus pré-
en réalité dans L’Île un geste proprement champ, d’élargir son périmètre. Au défaut cisément : que deviendrait sa compagne ?
adolescent, c’est-à-dire auto-fictionné, à la d’isolation d’une fenêtre, il répond par une Après leur rencontre à San Francisco, Hol-
fois prosaïque et sacralisé, plongé d’office tendance isolationniste de la fiction : famille ger, migrant danois incarné par le cinéaste,
et de façon factice dans le grand bain des contre société. conduit Vivienne (Vicky Krieps), québé-
drames. Rosa et ses copains composent des Romain Lefebvre coise anticonformiste mais néanmoins
adieux déchirants qui se regardent faire, séduite, vers une cabane du Nevada,
ce que le film prend à bras le corps, sans pour y construire une vie avec elle. Mais
réserve : en somme, tout le petit monde Indivision la guerre de Sécession éclate, et Holger
de L’Île (personnages et équipe du film) de Leïla Kilani s’engage aux côtés de l’Union, laissant
croit à l’émotion qu’il se raconte, restant France, Maroc, 2024. Avec Ifham Mathet, Vivienne dangereusement seule. L’intérêt
un peu clos sur lui-même. Mais il fallait Mustafa Shimdat, Bahia Boutia El Oumani. 2h07. du film réside dans le changement de pers-
bien cette distance pour que puissent nous Sortie le 24 avril. pective qu’apporte ce départ. Projet porté
apparaître les subtilités et le charme de la À force de posts et d’images partagées, par les hommes, la conquête de l’Ouest
grandiloquence. Lina, 14 ans, communique à tous ses fol- paraît bien vaine en leur absence. Les lieux
Mathilde Grasset lowers les pensées qui la traversent et que, mêmes semblent se transfigurer : la vallée
mutique, elle n’exprime pas à ses proches. devient trou à rats, et le désert une surface
Son pseudonyme en ligne, « Cigogna grise qu’il faut recouvrir incessamment de
Il pleut dans la maison nera », traduit son obsession des oiseaux, merde pour y voir pousser quelque chose.
de Paloma Sermon-Daï qu’elle observe avec son père ornitho- Mortensen conserve du cinéma classique
Belgique, France, 2023. Avec Makenzy Lombet, logue, ainsi qu’un goût pour l’envol, la une vilaine habitude : il s’offre pour par-
Purdey Lombet, Donovan Nizet. 1h22. Sortie le liberté, la métamorphose. Depuis la Man- tenaire une actrice de vingt-cinq ans sa
3 avril. souria, une grande propriété bourgeoise cadette, retombant dans les ornières du
Après Petit Samedi, Paloma Sermon-Daï sur les hauteurs de Tanger que sa grand- male gaze qu’il semblait vouloir mettre en
pose à nouveau son regard sur la Belgique mère autoritaire, « la Maréchale », menace déroute. Pour le reste, il lorgne hélas moins
wallone et le nourrit d’un travail avec ses de vendre à des promoteurs, elle assiste du côté du mélodrame que de la série
proches : fruit d’échanges et de répétitions aux soubresauts politiques qui remettent télévisée – son atmosphère rappelle Dead-
menés avec ses demi-sœur et demi-frère, en cause l’ordre établi. Plutôt qu’une arti- wood, dont il emprunte l’acteur Garret
Purdey et Makenzy, Il pleut dans la maison culation entre l’historique et l’individuel Dillahunt (qui y jouait deux rôles). Plutôt
se coule dans un quotidien scénarisé où ou entre le numérique et l’organique, que d’épouser l’expérience de son beau
l’existence des deux protagonistes croise Leïla Kilani semble chercher à sublimer personnage féminin, de s’en contenter, il
l’adolescence de la réalisatrice. Référence la revendication politique par la transe ou la noie dans des détails sociohistoriques,
aux gouttes qui perlent d’un velux sur le du moins par un souffle qui la libèrerait qui dissolvent toute notion de point de
lit de Purdey, le titre pointe une mise en du carcan du plan. Le refus du champ- vue. Si l’intime est politique, Mortensen
crise du domicile, frère et sœur se trouvant contrechamp, la mobilité constante de la y préfère finalement une série de poncifs
livrés à eux-mêmes à la suite de la déser- caméra, la neutralisation des modes clas- faisant du Far West un vague berceau de
tion d’une mère alcoolique. Le défi de la siques de raccord, l’omniprésence de la tous les maux.
réalisatrice n’est pas mince : décrire fidè- voix off ainsi que le défilement des com- Olivia Cooper-Hadjian
lement une réalité sociale donnée tout en mentaires des réseaux sociaux participent
échappant à la surdétermination du thème. de cette esthétique du flux. Le risque est
La réponse, comme dans Petit Samedi, vient finalement de dissoudre le réel par des cir- Knit’s Island, l’île sans fin
de biais : plans larges qui laissent pénétrer la culations visuelles qui peinent à consister, d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse,
lumière de l’été sur les corps et la surface sans début ni fin, sans résistance ni moti- Quentin L’helgoualc’h
du lac où Makenzy observe et vole des vation, l’énergie révolutionnaire se dis- France, 2024. Documentaire 1h35.
touristes, saisie attentive des attitudes ado- solvant dans une cinétique fascinée par Sortie le 17 avril.
lescentes, chamailleries fraternelles. Brillant le clignotement et l’imperceptible. Au Knit’s Island, l’île sans fin est un documen-
dans la peinture des affections familiales, meilleur d’Indivision, les images jaillissent taire en immersion sur l’île postapoca-
l’œuvre naissante de Paloma Sermon- comme des éclats d’énergie, polarisées lyptique arpentée par les avatars du jeu
Daï semble également attachée à suggérer par des événements lumineux (incendies, vidéo DayZ. Ce métavers autorise l’inte-
le trouble enfoui sous le calme apparent phosphorescences, irisations) qui donnent raction entre ses membres dans le souve-
des images et des visages, comme lorsque à une forme abstraite des points d’appui. nir du séisme qu’incarna Second Life au
Makenzy, allongé sur un canapé, fixe la pale J.-M.S. début des années 2000. Le machinima a
l’intelligence d’exposer son processus de (Dylan Baker), tueur à gages gominé et pandémie un personnage à sanctifier : Syl-
fabrication et de ne se fier qu’à lui ainsi racé qui assassine comme on aimerait vie a beau briller par son humanité fébrile,
qu’aux conditions de son existence, auto- vivre, ainsi que Stacy-Lynn (Megan Ste- dire qu’elle n’a pas le pouvoir de décider
risant une déstabilisation permanente : venson), ancienne miss et épouse adultère qui vivra et mourra, craindre les mouches
documentaire sur un jeu vidéo ou sur le de Ray, sans oublier le meilleur ami de ce porteuses de mauvais présage, son dévoue-
survivalisme ? Car DayZ impose de véri- dernier : Skip, hilarant Steve Zahn en raté ment à son travail (elle a fait un AVC et
tables contraintes qui rendent étrangement magnifique, faux cow-boy qui se rêve perdu une partie de son audition) est
habitable un monde dont on sait pour- détective et dont l’enthousiasme poéti- présenté comme un sacrifice. Talonnée
tant qu’il n’existe pas. Les cinéastes s’y quement puéril porte un film qui dans par la caméra, parfois interrogée de face,
déplacent en occupant leurs postes réels : ses meilleurs moments croise l’univers des c’est elle et son sacerdoce, plus que le dys-
réalisateur, chef opérateur ou cadreur, frères Coen et celui des Farrelly. À LaRoy, fonctionnement de l’hôpital ou les soins
ingénieur du son. Ils progressent à pied l’habit ne fait pas le moine. En témoigne prodigués, qui intéressent le réalisateur :
selon les règles d’une temporalité réelle et la première scène où un apparent psy- chaque échange avec ses collègues ou ses
ceci même si l’exploration des possibles chopathe sur la route se transforme en proches ajoute à son mérite. À l’inverse, les
qu’est la virtualité autorise une réinven- cible désignée. Pour mieux signifier cette scènes de vie privée sont les moins réussies,
tion ludique des règles du temps, de l’es- tentation du déplacement identitaire, la gagnées par une esthétique et un lyrisme
pace et de la matière. Certes, sur l’île, les mise en scène fait des voitures des uns et télévisuels, comme si la tranquillité n’était
courgettes poussent en seize minutes, les des autres le lieu de chassés-croisés entre pas naturelle à Sylvie (une sainte peut-elle
mamans ont la paix et les véganes font bourreaux et victimes. Mais le véritable aspirer à autre chose qu’à sa mission ?).
couler le sang. Toutefois, Knit’s Island tire souffle dialectique du film provient du Cette tension entre l’humanité du person-
son tenace pouvoir de fascination de l’iti- duo formé par Ray et Skip. Ce puritain nage et la part de religiosité que l’on peut
néraire qu’il accomplit vers l’ordinaire. Il naïf inapte au bluff façon Capra et cet trouver à son portrait se cristallise finale-
commence par un plan sur les jambes d’un affabulateur ringard qui incarne parodi- ment autour de son départ à la retraite, et
des cameramen, homme qui marche à la quement le rêve américain sont les deux permet à Lifshitz d’être au plus près de ce
Marey, pour s’achever sur l’image d’un facettes d’une même médaille : l’anglica- moment à la fois douloureux et apaisant
piéton de l’océan. Cet effet de boucle nisme à la sauce US. Toutefois, tout cela où l’on se rend compte que personne n’est
pourrait laisser croire à une progressive pourrait se dérouler en 1990 comme en irremplaçable : il s’agit pour Sylvie, une fois
apologie de la virtualité ludico-numérique 2010 et donner lieu à une série sans bou- sa blouse blanche rendue, d’apprendre à
qui parviendrait, elle et elle seule, à actua- leversement majeur tant LaRoy forme cueillir des groseilles.
liser les fantasmes. Pourtant, le rythme des un territoire atemporel, extensible et M.G.
rencontres avec les joueurs rapproche le rassurant. Les stables types comiques qui
spectateur de la vie normale. L’île est faite le peuplent, aussi sympathiques qu’ils
de communautés structurées dont l’ima- soient, interdisent toute irruption du Le Mangeur d’âmes
ginaire archétypal rejoue celui du cinéma temps présent et des fractures politiques de Julien Maury et Alexandre Bustillo
(le western, les zombies). Contrairement qu’il induit. France, 2024. Avec Virginie Ledoyen, Paul Hamy,
à ce que le titre indique, elle a bien une H.B. Sandrine Bonnaire. 1h34. Sortie le 24 avril.
fin et peu de possibles. Le film se heurte Alors que le capitaine de Rolan (Paul
volontairement à ses propres limites pour Hamy) enquête sur des disparitions d’en-
mieux ramener avec confiance son spec- Madame Hofmann fants, la commandante Guardiano (Virgi-
tateur vers ce réel que rien ne peut battre, de Sébastien Lifshitz nie Ledoyen) découvre les cadavres d’un
tissé de mailles en aller-retour entre le vir- France, 2024. Documentaire. 1h44. couple atrocement mutilé, de la chair
tuel et l’actuel, comme le tricot du titre. Sortie le 10 avril. humaine entre les gencives. Les deux
H.B. Palliatif : qui atténue les symptômes d’une investigations se croisent vite, reprenant à
maladie sans la supprimer. Pour Sylvie, gros traits la trame de la première saison de
vaillante cadre infirmière, que ce soit dans True Detective : le croque-mitaine aux bois
LaRoy son service ou chez elle, auprès de sa mère de cerf qui « avale l’innocence » des enfants
de Shane Atkinson malade d’un cancer, de son compagnon constitue un avatar du roi en jaune, et les
États-Unis, 2024. Avec John Magaro, Steve Zahn, malade du cœur ou de sa fille dont elle a Vosges transposent Carcosa ou la night
Megan Stevenson. 1h52. Sortie le 17 avril. sauvé plusieurs fois la vie, il faut faire avec country de l’Alaska en territoire français.
Triplement auréolé au Festival américain la mort. Dans sa langue, les patients ne font Mais Julien Maury et Alexandre Bustillo
du film de Deauville, LaRoy, premier long plus « un arrêt cardiaque » mais « l’arrêt car- ne s’adaptent au goût contemporain que
métrage de Shane Atkinson, n’a que les diaque », passage obligé de toute vie qui, pour mieux tirer la French horror du côté
qualités paisibles d’un film qui a peu de rien ne sert d’édulcorer, doit s’arrêter un du faux film d’exploitation. La fascination
défauts mais ne brille pas par son audace. jour ou l’autre. Face à cette finitude que pour les conventions et la complaisance
Dans la bourgade texane de LaRoy, un Sylvie, en quarante ans de métier, a appris envers la brutalité exhibent une artificialité
quiproquo macabre vient sortir le can- à digérer, il n’y a plus que sa mère, person- tellement assumée qu’elle s’abreuve aux
dide Ray (John Magaro) de sa quincaille- nage lumineux du film, pour s’en remettre eaux croupies de l’hommage. Expres-
rie pour mieux le plonger dans les néons à Dieu. Quoique… Lifshitz, fidèle à son sions toutes faites (« désert médical », « guerre
d’une comédie aux cadrages rigoureux goût pour le portrait de personnages en des polices », « limbes du darknet ») et déco-
et à l’humour noir. S’y croisent Harry lutte, trouve dans l’hôpital marqué par la rum (croix de Saint-Pierre invoquant le
démon, bâtiments à l’abandon) s’entre- technicien qui court tout au long du film par l’une de ses élèves. Un kebab offert
choquent pour fabriquer un rapiéçage où après le producteur pour le rembourse- aux meilleurs éléments de sa classe ouvre
l’air d’Isolde et un tango de Tino Rossi ment de son billet de train. C’est dans ces la porte aux interprétations les plus graves.
s’équivalent, laissant la mise en scène se scènes en apparence légères que Le Namés- Les événements s’enchaînent sans grande
concentrer sur des secrets (crapoteux) sime prend toute sa pertinence. surprise, surfant sur l’image désormais
derrière des portes (blindées). Cela ne Ariel Schweitzer admise d’une école gangrénée par la peur
séduit qu’à la condition de savoir aussi (menaces de mort, dépôt de plainte, soli-
prendre en charge l’action. Les qualités darité puis désunion des collègues, iner-
de The Deep House (2021) tenaient à un Par-delà les montagnes tie administrative). Reste cette ques-
dispositif de maison hantée immergée qui de Mohamed Ben Attia tion du cadre, ou plutôt des cadres, qu’il
permettait d’inventer un état liquide de Tunisie, Belgique, France, 2024. Avec Majd Mastoura, s’agit, le temps de l’enquête et du film,
l’image. Ici, le rythme ne tient pas, telle Walid Bouchhioua, Samer Bisharat. 1h38. de surimposer, de déplacer ou de main-
une course-poursuite en sous-bois peu Sortie le 10 avril. tenir : ici, l’autorité scolaire doit compo-
convaincante. L’étrangeté provient des Par-delà les montagnes s’ouvre sur un acte ser avec l’autorité policière, vers laquelle
acteurs et des actrices, qui ont pour beau- de rage : Rafik (Majd Mastoura) saccage les adolescents se tournent pour renverser
coup incarné un état du cinéma d’auteur un bureau, puis se jette par la fenêtre. le rapport des forces. Julien, héros mal-
des années 1980 et 90 : leur présence trans- À sa sortie de prison, après avoir purgé mené de l’enseignement public, s’efforce
forme cette épouvante délabrée autant en une peine de quatre ans, devenu paria jusqu’au bout de sauver auprès de ses
terrain de jeu (pour s’amuser avec le passé) auprès des siens, il enlève son fils Yassine élèves la noblesse du cadre scolaire, mais
qu’en purgatoire (où l’on ne sait plus trop et se réfugie avec lui dans les montagnes sa cause est de toute façon perdue depuis
quoi jouer). du nord-ouest de la Tunisie. Les tonalités le début : Civil, inlassablement filmé plein
J.-M.S. du film évoluent en fonction de la fuite cadre, est mis au banc de sa propre classe.
des deux héros : violence initiale fulgu- On est loin des films des années 2000
rante marquée par des ellipses brutales et (Être et avoir, Entre les murs) qui réser-
Le Naméssime des plans comme des blocs de mutisme vaient encore aux élèves un contrechamp
de Xavier Bélony Mussel et de résistance, nonchalance du road- égalitaire. Entre ceux qui jouent avec
Suisse, 2023. Avec Xavier Bélony Mussel, Michèle movie, course-poursuite avec une voi- les limites (pour les élèves, tout devient
Brousse, Laurent Levy. 1h12. Sortie le 10 avril. ture de police évoquant la liberté face à matière à accusation) et ceux qui tentent
Naméssime est un mot qui n’existe pas. la loi, et, pour finir, un climat anxiogène de les maintenir (Julien refuse de laisser
Inventé par l’auteur, c’est une sorte d’ana- propre au home invasion, où la radicalité son homosexualité s’immiscer dans ses
gramme libre du terme « cinéma », dit par solitaire de Rafik s’oppose aux choix plus déboires professionnels), il y a finalement
un bébé. L’idée de Xavier Bélony Mus- conformes à l’ordre social d’une famille cette jeune fille diffamatrice, doublement
sel, comédien (notamment chez Ameur- qu’il tient en otage. Ces différences de punie par le film : d’abord parce qu’elle
Zaïmeche) qui réalise ici son premier long rythme fragmentent le film plus qu’elles réveille sans discernement un monstre
métrage, était de retrouver une certaine ne le scandent. Elles masquent une indé- de violence ; ensuite parce qu’elle laisse
fraîcheur du cinéma des origines avant cision que Mohamed Ben Attia n’arrive son récit lui échapper, retranchée dans un
la standardisation du médium et de son pas à trancher entre l’allégorie cruelle – silence que les autres comblent pour elle.
langage. Xavier, professeur de cinéma et l’impossibilité de conserver son innocence Elle est pourtant celle qui, discrètement,
réalisateur (Bélony Mussel) part avec ses dans une société où chaque citoyen est interroge le plus ce qui se fait et « ne se fait
élèves à la campagne pour tourner un film amené à devenir un bourreau –, et le pas » : la nuance salutaire aurait pu, tout
« alternatif », sans budget, sans scénario, en conte merveilleux, où l’indépendance se comme l’erreur, venir d’elle.
misant sur l’improvisation et les coïn- loge dans le développement de l’imagi- M.G.
cidences que le réel peut provoquer. Le naire : une chaîne de montagnes se trans-
Naméssime est conçu selon le même dis- forme en écailles de dragon et un homme
positif que sa fiction, mais, en assumant cet ordinaire en Icare détenteur d’un pouvoir Quelques jours pas plus
aspect quasi scolaire, Bélony Mussel inclut secret. Pris en tenailles entre une asphyxie de Julie Navarro
quelques scènes boiteuses dot le comique politique et la recherche poétique d’un France, 2024. Avec Camille Cottin, Benjamin Biolay,
ne fonctionne pas (le penchant New Age espoir, Par-delà les montagnes articule avec Amrullah Safi. 1h43. Sortie le 3 avril.
du réalisateur, adepte du yoga, qui attend difficulté les moments de tension à l’aban- Évincé des pages Culture de son journal,
des signes de la nature environnante pour don contemplatif. le critique rock Arthur Berthier (Ben-
élaborer son film). Le Naméssime convainc J.-M.S. jamin Biolay) fait une entrée fracassante
davantage comme satire d’une certaine dans le journalisme de terrain : lors de
conception du cinéma indépendant qui, l’évacuation d’un camp de migrants, il
malgré son ambition d’échapper aux Pas de vagues passe sans transition du coup de foudre
dérives de l’industrie, obéirait à la même de Teddy Lussi-Modeste (pour Camille Cottin, une bénévole)
logique économique et aux mêmes rap- France, 2024. Avec François Civil, Shaïn Boumedine, au coup de matraque d’un CRS. Et ses
ports de force que le cinéma commercial. Mallory Wanecque. 1h32. Sortie le 27 mars. ennuis ne s’arrêtent pas là : l’association
Comme ce directeur artistique, transformé, C’est d’être « sorti du cadre », dit-il, qui vaut « Solidarité Réfugiés » lui confie Daoud
avec un cynisme drapé de bienveillance, en à Julien (François Civil), prof de français au (Amrullah Safi) le temps que celui-ci fasse
cantinier pour l’équipe du tournage ; ou ce collège, d’être accusé à tort de harcèlement sa demande d’asile. Comme attendu, les
petits tracas de l’un paraissent pathétiques de régime narratif radical, basculant du à partir de situations où elle est vue à
à côté des épreuves que traverse l’autre, thriller haletant vers l’exploration de ses son insu quand elle dort, rêve, prie, se
qui a fui l’Afghanistan. Calfeutré derrière conséquences via la trajectoire entrela- blesse… Malgré les nombreux plans qui
sa veste en cuir, ses verres teintés et un cée des trois protagonistes. La vertu de la cadrent de dos, cet effeuillage forcé ne
gros bandage autour de la tête, Benja- Quitter la nuit est d’apparaître dès lors, en lui épargne aucun secret. Au-delà de l’in-
min Biolay a l’autodérision un peu facile contrepoint, comme le film de l’après et téressant MacGuffin social, économique
(même s’il est drôle de le voir débiner du temps long, interrogeant tout autant et politique de sa barbe, Rosalie aurait
ses propres chansons). Le film donne sur- l’inadéquation du système judiciaire et pu espérer un traitement aussi complexe
tout l’impression d’avoir peur de regarder la difficile réception de la détresse de que la vie et la personnalité de Clémen-
son sujet dans les yeux, oscillant entre la la victime que les échos qu’elle suscite tine Delait qui l’a inspirée, si le film avait
caricature convenue des bobos égocen- dans la vie de l’enquêtrice et le chemi- soutenu le regard de son héroïne – et de
trés (« Je peux pas le garder éternellement, nement de l’agresseur – du déni fami- son actrice.
j’ai une vie moi aussi ! ») et le réalisme lialement encouragé à l’éventuelle prise Circé Faure
tout aussi tiède des séquences consa- de conscience. Peu importe que le film
crées à l’association d’aide aux migrants. sacrifie sa vraisemblance à sa puissance
Entre les deux, l’acteur non profession- symbolique, à l’image d’un final célébrant Salem
nel qui interprète Daoud doit se conten- la sororité joyeuse sans s’encombrer de de Jean-Bernard Marlin
ter de poser avec un sourire triste ; il est son improbabilité scénaristique. France, 2023. Avec Dali Abdourahim,
même particulièrement gênant de le voir Thierry Méranger Oumar Moindjie, Wallen El Ghabaoui. Durée 1h43.
devenir une sorte de fée du logis, après Sortie le 24 avril.
avoir apporté la gale dans l’appartement Très attendu en raison du très promet-
d’Arthur (il faut bien montrer ce qu’il Rosalie teur Shéhérazade (Prix Jean-Vigo 2018),
en coûte d’accueillir un exilé). Qu’on y de Stéphanie di Giusto le deuxième film de Jean-Bernard Mar-
secoure l’étranger par ennui (Ma France France, 2023. Avec Nadia Tereszkiewicz, lin créa une déception au dernier Fes-
à moi de Benoit Cohen) ou, comme ici, Benoît Magimel, Benjamin Biolay. 1h55. tival de Cannes. Cela explique qu’il ait
pour séduire une bénévole (l’argument Sortie le 10 avril. mis autant de temps avant de sortir en
marche pour toutes les causes – voir les Rosalie (Nadia Tereszkiewicz) quitte son salles, et dans une version remontée. Bien
deux écolos par amour d’Une année diffi- père pour se marier avec Abel (Benoît que Salem se déroule à nouveau dans une
cile de Toledano et Nakache), les fictions Magimel), tenancier de bar à la lisière cité marseillaise et raconte encore une
françaises de l’accueil n’ont pas leur pareil d’un village ouvrier dont les habitants histoire d’amour contrariée au milieu de
pour évacuer l’altérité au profit d’une la scrutent avec hostilité. Elle finit par la violence entre bandes et communau-
autocritique inoffensive. révéler lors de la nuit de noces ce qui tés rivales, il se démarque du réalisme de
Élie Raufaste l’avait précipitée dans cette tractation Shéhérazade par son ambition d’atteindre
financière : Rosalie a du poil au torse, à la fois la tragédie et le mythe. Dans la
de la barbe au menton. Et surtout du première partie, l’amour entre Djibril,
Quitter la nuit caractère : pour éponger les dettes d’Abel, d’origine comorienne et musulman, et
de Delphine Girard elle cesse de se raser et défie même les Camilla, jeune gitane tombant enceinte
Belgique, France, 2023. Avec Selma Alaoui, clients qui se pressent dans leur café de l’adolescent, reprend le schéma arché-
Veerle Baetens, Guillaume Duhesme. 1h48. désormais de venir toucher sa barbe. « Ça typal de Roméo et Juliette. On reconnaît
Sortie le 10 avril. porte chance »… pas à tout le monde : si un peu le rythme singulier, le sens de la
Ce n’est pas la première fois qu’un pre- la grâce de Tereszkiewicz, dont la voix lumière et l’attention aux visages qui fai-
mier long naît d’un court. Celui de Del- même joue comme un regard-caméra, saient la force du précédent film de Mar-
phine Girard, très remarqué en 2019, protège un temps le personnage (et le lin, loin des tics du mauvais naturalisme.
s’appelait Une sœur. L’or iginalité de film) de la violente destinée réservée aux Une dimension fantastique – apparition
Quitter la nuit est de préférer l’extension « freaks » en ce xixE siècle vosgien, une d’insectes surnaturels semblant guider
à la dilatation et de reprendre intégrale- chasse à courre annonce – dès le début, Djibril – va se déployer dans le second
ment sa source en séquence inaugurale et d’une manière aussi lourdaude que la acte, beaucoup plus problématique. Après
(ce que faisait déjà Madre de Rodrigo musique qui l’accompagne – la curée une issue sanglante, le garçon est envoyé
Sorogoyen, 2019). Les vingt premières qui s’ensuivra. Comparés à peu près à en asile psychiatrique où il semble déve-
minutes constituent de fait une entrée l’ensemble du bestiaire local, cerf, ours lopper des dons de guérison. Lorsqu’il
en matière d’une formidable force per- et drôle d’oiseau pour Rosalie ou Abel, en sort, des années plus tard, l’ambiguïté
cussive. Une femme, prisonnière d’une chiens (de la chasse) pour les ouvriers maintenue jusque-là entre ses possibles
voiture qui file dans la nuit, tente, au télé- qui s’affrontent au grand méchant bour- troubles mentaux et ses visions est tran-
phone, de faire comprendre sa situation geois propriétaire de l’usine voisine chée du côté du religieux : Djibril s’avère
à une policière qu’elle fait passer pour (Benjamin Biolay), ces personnages ne être une sorte de nouveau prophète. La
sa sœur afin de ne pas éveiller les soup- réchappent jamais vraiment à cette zoo- fable mystique, où l’imagerie symbolique
çons du conducteur qui vient de la vio- logie de conte. Rosalie, qui savait si bien illustre un syncrétisme confus tentant de
ler. L’intelligence du film, loin de cher- désarmer les regards aliénants en jouant concilier islam et christianisme, gêne sur-
cher à lisser le raccord avec la suite du de ces métamorphoses, se retrouve pié- tout par son inconséquence politique :
récit, est de revendiquer un changement gée dans un récit qui avance souvent tous les problèmes sociaux s’y trouvent
Sidonie au Japon
d’Élise Girard
Allemagne, France, 2024.
Avec Isabelle Huppert, August Diehl, Tsuyoshi Ihara.
1h35. Sortie le 3 avril.
D’abord, une somme de clichés et
une histoire toute cuite : une écrivaine
rétive à l’aventure se dépayse au Japon,
terre on ne peut plus lointaine grâce Sidonie au Japon d’Élise Girard.
à laquelle elle renoue avec l’amour et
la plume. Sidonie (Isabelle Huppert) S.O.S. Fantômes : La Menace de Phoebe, prête à se lover dans le même
n’a pas besoin du Routard ; son bel édi- de glace tissu spatiotemporel qu’une jeune teen-
teur Kenzo (Tsuyoshi Ihara), taiseux et fantôme en feu. On tente de se raccro-
de Gil Kenan
écorché, fait le guide. Tout le charme et cher à cette rencontre, mais elle fond
États-Unis, 2024. Avec Mckeena Grace, Paul Rudd,
l’intelligence de Sidonie au Japon vient comme les stalagmites sur la plage de
pourtant de cette facticité, de cette image Carrie Coon. 1h55. Sortie le 10 avril. Coney Island au dégel… Le film ne cesse
d’un Japon dérobé au regard occiden- S.O.S. Fantômes est une histoire de de rabâcher ce qu’on sait déjà, jusqu’à
tal, qui est surtout le lieu de la fiction la famille : ce nouvel opus est dédié à Ivan sursignifier que l’Histoire se répète tou-
plus assumée. Le personnage de Belleville Reitman, réalisateur des deux premiers jours : en lieu et place des pompiers
Tokyo (2011), le premier long métrage volets, mort il y a deux ans. Son fils new-yorkais intervenant, en 1904, dans
d’Élise Girard, faisait déjà croire qu’il Jason Reitman cosigne, avec le réalisa- la scène d’ouverture pour éteindre un feu
partait au Japon sans s’y rendre véritable- teur Gil Kenan, le scénario de ce nouvel qui s’avère être une glaciation funeste à
ment. Sidonie quant à elle débarque sur épisode ; soit la même équipe, en inver- zéro kelvin, les Ghostbusters intergénéra-
les terres du cinéma (clins d’œil récur- sant les postes, que le revival précédent, tionnels déboulent au temps présent pour
rents à Mizoguchi dont Kenzo partage L’Héritage (2021). L’unique valeur fiable décongeler toute la ville. Hélas, tout reste
le patronyme et à Hiroshima mon amour) y est bien la famille, malgré les difficul- figé sous la vague de ce « zéro absolu ».
mais aussi du roman-photo : les cerisiers tés qu’apporte l’adolescence de l’héroïne Philippe Fauvel
en fleur tapissent la romance, tandis que Phoebe – Mckeena Grace, qui prolonge
les corps (ceux de Kenzo et de Sido- toujours avec force la figure du geek
nie en voiture, celui de son défunt mari qu’interprétait feu Harold Ramis. Slalo- Le Tableau volé
qui apparaît sous la forme d’un fantôme mant dans Manhattan à tombeau ouvert de Pascal Bonitzer
décontracté), lorsqu’ils sont éclairés de à bord de la fameuse Cadillac, le beau- France, 2024. Avec Alex Lutz, Léa Drucker, Arcadi
face et filmés sur fond vert, semblent col- père (Paul Rudd) explique aux enfants, Radeff. 1h31. Sortie le 1er mai.
lés sur l’arrière-plan. Le cliché (le lieu qui ne sont pas rémunérés pour capturer Le premier plan du film, qui s’éloigne
commun et la photographie) permet à telle ou telle créature de l’Enfer, que la sinueusement d’une toile, évoque vague-
l’histoire d’advenir, ouvrant un espace famille, avant tout, « se paie en souvenirs ». ment L’Hypothèse du tableau volé de Raoul
confortable à la marge de la réalité. « Le Les bons sentiments ne sentent pas la Ruiz (1979). Fausse piste : si Ruiz, puisant
pays où nous vivons n’existe pas », écrit naphtaline ici, mais le slime et le plastique dans Klossowski, élaborait une obscure
Sidonie : cette distance première, que de jaquette VHS. De manière grossière, histoire sur fond paranoïaque d’analyse
l’on retrouve jusque dans la diction des la franchise en profite pour resservir les de tableaux et d’interrogation des puis-
acteurs, est ici ce qu’investit le cinéma spots publicitaires de ses produits dérivés sances de l’art, Bonitzer délaisse l’art et
sans qu’il ne la comble ou ne la dénature. de la décennie 1980. Nostalgie de paco- ses mystères. Adaptant l’histoire vraie
L’étreinte finale ne pouvait alors prendre tille pour ces années pendant lesquelles d’un tableau spolié retrouvé à Mulhouse
que cette forme-là : une série de pho- « personne ne s’inquiétait du futur », entend- et de son périple dans le monde des
tos sur laquelle est apposée le dialogue, on dire de la bouche de l’historique enchères, Bonitzer reconstitue un micro-
comme si le film donnait encore un peu secrétaire de l’agence, à peine ironique. milieu aveugle où l’œuvre, que personne
plus de mou à ses personnages. À cette indécence viendra s’opposer tout ne regarde pour elle-même, révèle impi-
M.G. de même l’incandescence d’une romance toyablement les valeurs symboliques, les
ethos et surtout les hiérarchies qui gou- en jouets pop et clipesques. David Leitch, Mon chien a mangé ma fille, mon fils a
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vernent les personnages. Ces derniers dans son clin d’œil au générique de la mangé ma mère, ma belle-sœur est en
(acteurs excellents nourris par des dia- série à succès qu’il adapte (L’Homme qui train de manger son fils (quand elle me
logues intelligents), à force de frictions, tombe à pic en VF) et dont les acteurs font parle, son cerveau sort de son front), certes,
révèlent chacun un hors-champ intime une apparition, va jusqu’à convoquer mais aussi une forme de cruauté plus sour-
que le film frôle sans l’explorer, mais qui des images d’Atomic Blonde (toujours la noise, le mal se glissant aussi dans les pro-
résonne dans les non-dits. Le plus beau fameuse cage d’escalier) tandis qu’entre pos des possédés. La peur, la violence et la
personnage reste Martin (Arcadi Radeff, deux coups de poing ses héros papotent haine naissent de la bouche des enfants,
au charisme silencieux), le jeune homme sur Fast and Furious. Néanmoins, la mise des mères, des amis, créant une tension
humble qui a trouvé le tableau, sociale- en abyme assumée a l’honnêteté d’exhi- permanente où la déraison est telle qu’on
ment en bas de l’échelle et sans « voix au ber ce parti pris. Le pouce levé du « fall fini par oublier les limites du film. Si le
chapitre ». Lorsque les héritiers du tableau guy » fait plus implicitement écho au film est rempli de hurlements, cris et dis-
l’acclament finalement comme un « Juste » « Okay ! » du Gene Kelly cascadeur dans putes, c’est qu’il semble répondre à l’état
et lui rendent honneur, moment d’una- Chantons sous la pluie : l’histoire d’amour du monde et à un désir de destruction
nimisme apparent entre les classes, la sil- entre Hollywood, le métacinéma et le sociale irréfrénable. Et ces cris résonnent
houette réservée du garçon, puissante et sens du risque est encore loin de s’ache- de manière atrocement visionnaire.
paralysée, son visage aux grands yeux ver. Au-delà de la parodie, grâce à sa foi Fernando Ganzo
attentifs, la bouche pincée, expose l’émo- vitaliste dans la prouesse physique, The
tion de figurer dans le tableau de cette Fall Guy est intensément joueur comme
histoire étonnante, mais surtout la ter- Ryan Gosling et candide comme seuls les Yurt
reur physique d’être planté au milieu des Américains osent l’être. de Nehir Tuna
riches, seul, cerné, sans aucun répondant. H.B. Turquie, Allemagne, France, 2023.
Ce personnage douloureusement déplacé Avec Doga Karakas, Can Bartu Aslan, Ozan Celik.
donne la clé de tous les autres, et le sujet 1h56. Sortie le 3 avril.
du film : dans un milieu où l’argent et When Evil Lurks Premier long métrage d’un jeune cinéaste
le pouvoir circulent sans cesse hors du de Demián Rugna formé aux États-Unis, Yurt se déroule en
domaine du visible, la violence sociale Argentine 2023. Avec Ezequiel Rodríguez, Demián 1996, période marquée par des affronte-
reste ce qui bloque et fait tache. Salomón, Silvina Sabater. 1h39. Sortie le 17 avril. ments entre le pouvoir laïc en Turquie
Pierre Eugène L’horreur, c’est avant tout une question de et des organisations islamistes de plus en
territoire. « Ces choses-là, elles n’arrivent que plus influentes qui aspirent à prendre le
dans les grandes villes », dit la grand-mère de pouvoir. Ahmet (Doga Karakas), 14 ans,
The Fall Guy la famille de When Evil Lurks, se voulant est envoyé par son père dans un internat
de David Leitch rassurante face aux rumeurs de posses- islamiste (un yurt) où il fait l’objet d’un
États-Unis, 2024. Avec Ryan Gosling, Emily Blunt, sions démoniaques qui feraient rage dans embrigadement religieux, tout en conti-
Aaron Taylor-Johnson. 2h05. Sortie le 1er mai. leur zone rurale argentine. Entre villages nuant d’étudier la journée dans un lycée
Après, entre autres, l’atroce Atomic Blonde et quartiers résidentiels, entre bergeries public laïc. Le malaise d’Ahmet se tra-
qui ne vaut que pour la splendide raclée et forêts, Demián Rugna (dans son neu- duit par un conflit ouvert avec son père
administrée par Charlize Theron dans vième long métrage, Prix de la critique et ensuite par la décision de fuguer avec
une cage d’escalier, après le loufoco-sau- et du public à Gérardmer) décompose et Hakan, son camarade d’internat. Yurt
tillant Bullet Train, le réalisateur et casca- disperse le sous-genre.Autrement dit, il fait ouvre quelques pistes passionnantes, mal-
deur David Leitch poursuit sur sa lancée : littéralement n’importe quoi. Il serait inu- heureusement pas suffisamment approfon-
l’apologie des cascades comme au bon tile de chercher une grande cohérence (ou dies, notamment la manière dont le père
vieux temps, avec usage réduit des VFX, de grandes interprétations) dans cette prise « sacrifie » le fils afin de réparer son passé
légèreté des corps et du ton. Après Barbie, de pouvoir du diable et les façons de l’évi- de « mécréant ». Il suggère aussi un lien
le blond atomique Ryan Gosling creuse ter.Tous les personnages du film semblent entre les organisations islamistes et l’élite
le sillon de génie pour lequel la politique d’ailleurs étrangement familiarisés avec économique du pays (le père est un riche
des acteurs le saluera, on l’espère : la créa- cette idée. Décomposition provoquée par homme d’affaires), cette même élite qui
tion de la kenergy, modèle de masculi- l’injustice sociale dans un territoire où la va assurer quelques années plus tard l’ar-
nité solaire, parodique et expansive qui soumission aux propriétaires terriens et à rivée d’Erdogan au pouvoir. Par ailleurs,
pleure sur du Taylor Swift. Il est cette fois la police ne fait rien de bon, décomposi- l’attirance homosexuelle entre Ahmet et
cascadeur déchu embauché sur un tour- tion de la famille du personnage princi- Hakan, qui aurait pu constituer le centre
nage, prêt à tout pour reconquérir son pal… elles semblent ne faire qu’une avec de gravité du film, n’est que trop vague-
ex, la réalisatrice Jody (Emily Blunt), mais celle des corps et des esprits possédés par ment effleurée. Malgré quelques scènes
contraint d’enquêter sur la disparition le Mal. Nous sommes ici plus proches de fortes dénonçant la brutalité des puni-
du comédien qu’il double, le kick-assien Tobe Hooper que de William Friedkin. tions corporelles infligées aux élèves, l’en-
Aaron Taylor-Johnson. Comme Barbie, L’horreur chez Rugna n’est pas tant faite semble est caractérisé par une esthétique
comme Argylle, The Fall Guy n’échappe d’effroi (peu de jumpscares, finalement), lisse (alternation pittoresque entre noir et
certes pas à l’impasse d’un cinéma amé- comme d’aberrations morales, sociales et blanc et couleur) qui dessert son sujet et
ricain auto-citationnel et crispé jusqu’au physiques qui rendent palpable l’invisible, banalise le film.
vertige, dans lequel les images se muent comme dans une version trash d’It Follows. A.S.
Ltouche-à-tout
e projet avait de quoi surprendre. Que
venait faire Donald Glover, artiste
brillant – rappeur, acteur,
le genre. D’abord : inverser les données
de départ. À l’orée du premier épisode,
John et Jane savent d’emblée qu’ils sont
retourner la fiction blanche comme une
peau de lapin, montrer ses entrailles en
inversant les genres. Si Atlanta s’enfonçait
réalisateur d’Atlanta – dans cette histoire espions ; en revanche ils ne sont pas saison après saison dans un pessimisme
d’espions mariés, parangons de la fiction amoureux, mais accouplés par une ins- inquiétant, cette nouvelle série propose
« tout public » – donc blanche. Car Mr. & tance patronale en télétravail. Le mana- une stratégie humaniste, campant deux
Mrs. Smith, pour les spectateurs, ce sont ger qu’ils appellent « hi hi » – parce qu’il personnages tendres qui opposent de
d’abord et surtout Brad Pitt et Angelina commence ses messages ainsi –qui fonc- toute leur force aux pantins hollywoo-
Jolie dans un film de Doug Liman tionne à la fois comme un supérieur et diens des visages, des corps et des peaux à
sorti en 2005, tous deux au faîte d’une l’algorithme d’une application de ren- portée de toucher, habiles au revolver et
beauté absolument plastique, qui avaient contre. Une fois appariés, Mr et Mrs à la course, mais dont le mascara coule et
à l’époque du tournage saturé tous les Smith sont disposés dans une magnifique les ventres bedonnent. ■
magazines de leur amour naissant, faisant maison new-yorkaise, donc prêts à travail-
une victime notoire : Jennifer Aniston, ler – une mission par épisode – et prêts MR. & MRS. SMITH
la petite fiancée de l’Amérique. Bref, de à s’aimer – une étape par épisode. On les États-Unis, 2023
la fiction majoritaire américaine battant suit ainsi dans une vente aux enchères Réalisation Karena Evans, Donald Glover, Hiro Murai,
plein, dedans comme dehors : l’histoire où ils doivent soumettre un riche acqué- Amy Seimetz, Christian Sprenger
de deux tueurs à gage hyper performants reur à un interrogatoire sous sérum de Scénario Donald Glover, Francesca Sloane (créateurs),
qui se rencontrent en Colombie, tombent vérité, dans une station suisse huppée où Carla Ching, Adamma Ebo, Adanne Ebo, Stephen Glover,
amoureux et se mettent en ménage, sans ils mettent sur écoute une riche entre- Yvonne Hana Yi, Schuyler Pappas
informer l’autre de son activité et qui, preneuse, ou encore dans un appartement Image Cody Jacobs, Stephen Murphy, Christian Sprenger
quelques années plus tard, alors que le où se jouent des parties de poker clan- Montage Kate Brokaw, Isaac Hagy, Greg O’Bryant, Kyle Reiter
mariage bat de l’aile, sont envoyés sur la destines. En parallèle se suivent premier Interprétation Donald Glover, Maya Eskrine, Parker Posey,
même mission. baiser, première dispute, consultation chez Wagner Moura, Paul Dano, John Turturro, Ron Perlman
Recyclant une ancienne série avor- le psy, première chambre à part. Production Gilga, Super Frog, Big Indie Pictures,
tée de CBS, Donald Glover et Francesca Au film de Doug Liman qui coulait New Regency, Amazon MGM Studios
Sloane opèrent par déplacements suc- dans le moule du film d’action grand Durée 8 épisodes de 40 à 60 minutes
cessifs et rusés dans les formes et dans spectacle des éléments de la comédie Diffusion Prime Video
Conformisme radical
par Élodie Tamayo
En hommage à l’actrice Jill Clayburgh, qui aurait eu 80 ans, TCM rapproche deux comédies au
féminisme light avec l’actrice qui a débuté chez De Palma et répondu aux questions de Delphine Seyrig
dans Sois belle et tais‑toi. L’occasion aussi de redécouvrir la cinéaste Claudia Weill.
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sont d’une égale précision, ils un père mafieux (Ed Harris) déluge, et y charrient les traces mise en boite du contemporain :
misent plutôt sur une forme de et un beau-frère violent dans d’une Histoire impitoyable. Le Gakuryû Ishii (alias Sôgo Ishii)
dépouillement, où la cinéaste un Nouveau-Mexique eighties. regard empathique de la cinéaste rend justice avec The Box Man
loge des gags inattendus et une Lorsqu’elle tombe amoureuse semble alors énoncer la formule à un Tokyo sous-filmé, celui
sensibilité qui déjoue les lieux d’une culturiste (Katy O’Brian), d’un autre monde possible. des rebuts et des clochards. On
communs. l’alliance entre les femmes Les problématiques contem- y suit les petits pas étranges d’un
Deux autres productions semble incarner un contre- poraines s’imbr iquent plus homme ayant rompu avec la
A24 s’avéraient stimulantes. pouvoir aussi tonitruant que le laborieusement dans Seven Veils société pour battre le pavé caché
Le troisième long métrage sont leurs ébats. Si elle n’évite d’Atom Egoyan. Mettant en dans un carton, observant le réel
d’Aaron Schimberg, A Different pas un certain fétichisme, cette scène Salomé, une directrice grâce à la maigre ouverture
Man, commence comme un variation queer et ensoleillée sur d’opéra perçoit des échos entre creusée dans l’objet. À travers
rêve avant de se muer en cau- les codes du film noir reformule le récit et les traumas qu’elle cette lorgnette aussi loufoque
chemar permanent à la Beau Is avec humour une angoisse obsé- a subis, tandis qu’un scandale que prosaïque, Ishii absorbe
Afraid, qui tournerait autour de dante : comment donc échapper au sein de son équipe pose les l’humeur d’une ville plus
la question de l’envie plutôt aux « griffes du patriarcat » ? questions du consentement et concrète que la cité qu’il avait
que de la culpabilité. Atteint Dans son premier long de la responsabilité du cerveau pourtant déréalisée sur un mode
d’une maladie qui affecte dra- L’Homme-Vertige (Forum), la en charge du spectacle. Moyen hystérique, en tant que pionnier
matiquement sa physionomie, Guadeloupéenne Malaury Eloi pour Egoyan de se confondre du cyberpunk japonais (aux
Edward change de vie lorsqu’un Paisley y apporte une réponse avec la protagoniste (il a lui- côtés d’un Shinya Tsukamoto)
remède expérimental lui rend possible. Des portraits d’hommes même monté Salomé en 1996) au temps de Burst City (1982)
une apparence de normalité, en détresse, poignants mais de façon hasardeuse : tournant ou The Crazy Family (1984).
jusqu’à ce que… Imprévisible, jamais sensationnalistes, se des- autour de défis moraux qu’il a Adaptant un roman de 1973,
le récit suit sa propre logique sinent à travers la relation que sans doute rencontrés, il ose des l’auteur densifie son personnage
jusqu’à l’irréel, mais, tandis que la cinéaste noue avec chacun analogies faciles avec le fameux féminin pour donner une place
certains films A24 sombrent dans dans le temps, dans les rues fil- opéra – la décapitation mise en « moins stéréotypée », selon lui, à la
l’arbitraire, celui-ci tient le cap mées sous un jour lugubre de musique par Strauss devient le femme dans ce Tokyo où l’on
de sa fable. Quant au second Pointe-à-Pitre, malgré les affec- jouet d’un symbolisme à couper traque « l’homme-boîte » sous
long métrage de l’Anglaise tions des corps et des esprits au couteau, visant à installer un les ponts rouillés ou le long de
Rose Glass (Saint Maud), Love qui menacent de les engloutir vague climat de grand jugement hangars interlopes (sans toute-
Lies Bleeding (Berlinale Special à chaque instant. Ces êtres à terminal. fois s’interdire une érotisation
Gala), il met en scène Kristen bout de souffle sont accueillis Un vétéran du même âge des corps dignes du pinku eiga).
Stewart en tenancière d’une dans le film comme sur une mais moins institué surgissait Autre preuve qu’il est pos-
salle de gym aux prises avec arche qui voudrait les sauver du avec un geste plus malicieux de sible de saisir l’évolution du
Japon en le scrutant depuis le ras féminisme – tout en enfermant enquête sur un tueur sur- danger d’implosion constante.
du bitume et les cartons, voire paradoxalement l’anti-héroïne nommé d’après le romancier Après Esterno Notte de Marco
les cages à félins : Kazuhiro Sôda dans un cliché doloriste qui, en russe. Sublime prétexte à une Bellocchio à Cannes 2022,
présentait un nouveau docu- montrant que le désir de por- investigation du flic sur sa Dostoïevski a redonné l’occasion
mentaire au pari insolite, Gokogu ter un enfant peut aller de pair propre personne, pataugeant à la télé italienne de prouver
no Neko, qui éclaire un infra- avec celui de s’en débarrasser, dans une introspection rivée qu’elle pouvait, en se crampon-
monde citadin en ne filmant que s’imagine ouvrir les yeux de son sur sa nature de père défaillant nant tout une poignée d’heures
des chats errants chassés par les public. En matière de noirceur mais aussi sur son intériorité au au corps d’un pays littéralement
fonctionnaires chargés d’enrayer outrée jusqu’à l’hallucination, sens propre : ses traques ner- et organiquement malade, offrir
leur prolifération autour d’un c’est le thriller qui s’est distin- veuses sont entravées par des son point d’orgue à un festival
sanctuaire, où leurs déjections gué. Les frères D’Innocenzo accès nauséeux qui dictent à la de cinéma international.
déshonorent les divinités. D’un (America Latina) (dé)tricotent mise en scène ses effets de houle, Olivia Cooper-Hadjian
félidé l’autre, Soda radiographie avec leur série Dostoïevski une ses dérapages contrôlés et son et Yal Sadat
un quartier pris entre trivial et
sacré ; les chats sont la jonction
entre ces deux dimensions,
divisant l’humanité locale entre
adeptes déifiant les animaux par
leurs offrandes comestibles, et
riverains favorables à l’éradica-
tion des petits démons kawaï. Et
la caméra de plonger dans leurs
cages pour capter cette tension
avec une insistance volontiers
perverse : enfer mé avec les
bêtes apeurées, le spectateur
doit choisir entre le camp de la
communauté humaine et celui
des exclus à fourrure.
Face à ces bribes de politique
A mi du festival et concepteur
de ses bandes-annonces aux
interpolations irrésistiblement
en quatre temps de ses archives
et de ses reenacments, toujours
liés par un décalage entre la
Tzeli Hadjidimitriou, prix du
Jury 2024. Fruit d’un glanage
d’images et de témoignages qui
chées des servitudes du genre
comme dans l’autonomie de
son chef opérateur explorant les
kitsch, Philippe Vallois y pré- voix off et l’ironie amère des aura duré dix ans, Lesvia com- méandres d’une boîte BDSM à
sentait aussi son nouveau film. images. Dans une dernière par- pose un portrait-histoire de la l’ère pré-sida). Un court de la
Si L’Éternelle Rencontre (2023) tie en mineure, un Américain communauté lesbienne établie sélection, La Veuve noire (Julian
cultive cet amour de la facétie straight en transit et un habi- à Lesbos depuis les années 1970. McKinnon et fiume, 2023), se
fauchée à travers le récit d’un tué des bars gays parisiens se S’il se laisse un peu submerger saisit d’ailleurs de cet héritage
rendez-vous cosmique entre séparent au petit matin après par la mosaïque des enjeux géo- cuir en le court-circuitant avec
le jeune Jean-Jacques (Alexis une nuit à tenir leurs errances politiques de l’endroit, Lesvia un autre fétichisme cinémato-
Sageot) et son double plus côte à côte, en équilibre sur déplie les utopies politiques graphique, celui du giallo ita-
âgé (Vallois), l’antinaturalisme la splendeur des déconvenues. aussi bien qu’esthétiques, à tra- lien. Autre belle idée : celle de
de la direction d’acteurs glisse Le fragment de journal filmé vers un rapport au corps et à la Jérémy Piette dans Le Garçon qui
comme un regret derrière la Artistes en Zone Troublés (2023), nudité féminine photographiés la nuit, qui berce les premières
grimace du vieux singe, révé- consacré au conjoint du cinéaste depuis une liberté pionnière. amertumes amoureuses de son
lant la solitude dans laquelle se (Hervé Couergou) victime du À l’autre bout des écrans, personnage par un écho aux
construit une identité sexuelle sida, appartient à ce même un geste de programmation premiers temps du cinéma et
queer. C’est à ce vide, et à la cinéma de cœur serré qui rend avisé permettait d’apprécier un goût des eaux inquiètes, à
nécessité de faire culture, que hommage par surimpressions le jeu de miroirs dans lesquels l’abri d’une grotte sous-marine
répondait en 1979 l’œuvre à la vivacité d’un quotidien se déforment respectivement où une sirène à la Cocteau
majeure de Lionel Soukaz, Race devenu manifeste. En com- La Chasse (William Friedkin, reprend la complainte de
d’Ep, qui balaie une histoire pétition, ce besoin d’archives 1980) et le film qui l’a inspiré, Brigitte Fontaine : « J’ai 26 ans /
de l’homosexualité masculine alimentait la démarche (et sans New York City Inferno (Jacques Mais seulement quatre d’utiles / Je
européenne dans le feuilletage doute le succès) de Lesvia de Scandelari, 1978), l’un des tout ne comprends rien à rien / J’ai peur
des papillons… ». Rossosperanza
d’Annarita Zambrano portait
aussi la voix d’une jeunesse
(dorée, de l’Italie du début des
années 1990) sur un mode plus
critique. Les patients de l’hôpi-
tal psychiatrique du film, bien
plus proche d’un asile de vété-
rans que d’un pensionnat de
teen movie, retournent comme
un gant le décadentisme façon
Sorrentino : le petit groupe de
jeunes aristocrates y est filmé
avec une affection aux antipodes
du mépris dont fait preuve La
Grande belleza. Pour dire la
colère politique de ces adoles-
cents qui finissent par massacrer
leurs familles aristo-chaotiques,
Zambrano invente un réalisme
violent dont les protagonistes
vivifient toute la valeur séman-
tique du mot « queer » : rejetons
bizarres, à la fois héritiers et
enfants terribles d’une société
plus détraquée qu’eux.
Race d’Ep de Lionel Soukaz (1979). Circé Faure
JEUNESSE. Lancé en 2019, le pass Culture, un crédit pour les offres culturelles à disposition des
15-18 ans, a été étendu depuis 2022 aux sorties scolaires. Bilan des vertus et des risques du dispositif.
Ça pass ou ça casse ?
S ur le papier, le pass Culture,
mesure phare de la politique
d’Emmanuel Macron en faveur
dépensés pour des réservations
via l’application entre janvier
et avril 2023, 24,5% des jeunes
pour les jeunes de 15 à 17 ans)
s’est toutefois accompagné d’un
nouveau volet s’accordant moins
Elle rappelle que ce développe-
ment répond aussi à des impéra-
tifs budgétaires : le financement
de la jeunesse, affiche des résul- de 18 ans et 34,6% des moins à la philosophie première de du pass est désormais étalé entre
tats plutôt flatteurs, y compris de 18 ans ont ainsi privilégié la l’outil, qui table avant tout sur deux ministères, la Culture et
pour le cinéma, qui était pour- découverte d’un film. Mais en l’autonomie des bénéficiaires : la l’Éducation nationale. Si cette
tant peu prisé par ses premiers dépit de la popularité croissante part individuelle (ramenée alors nouvelle manne est en principe
usagers. Un rapport sénatorial du pass Culture, son fonction- à 300 euros au maximum pour bienvenue pour les acteurs de
de juillet 2023 dresse un « bilan nement reste peu connu dans les 18 ans) a été couplée depuis la filière, elle accroît les inquié-
quantitatif satisfaisant », avec plus le détail, d’autant que plusieurs janvier 2022 à une part collec- tudes qui pèsent sur des dispo-
de 3 millions de jeunes âgés de évolutions successives ont sen- tive prenant la forme d’un crédit sitifs scolaires au devenir déjà
15 à 18 ans possédant un compte siblement transformé sa finalité. octroyé aux collèges et lycées incertain (lire Cahiers nº 807).
sur l’application (soit un taux D’abord expérimentée dans cinq pour organiser des sorties ou des « Le problème, c’est que ces crédits,
de pénétration avoisinant les départements en février 2019, projets d’éducation artistique qui devaient répondre aux problèmes
80%). Si la synthèse constate l’application géolocalisée per- et culturelle. et au manque de moyens existants,
des problèmes remarqués dès mettait originellement à tout Elisa Ger main-Thomas, ne font pas l’objet d’une coordi-
les débuts du dispositif – iné- jeune de 18 ans de bénéficier médiatrice 12-25 ans au cinéma nation générale, explique-t-elle.
galités sociales et territoriales, de 500 euros qu’il était libre de municipal Jacques-Prévert La part collective du pass Culture
délaissement du spectacle dépenser selon son bon vouloir de Gonesse, a consacré son s’est construite sans réel dialogue
vivant et des musées, etc. –, elle pour différents biens et activi- mémoire de fin d’études à la avec les régions et départements,
pointe aussi un engouement tés culturelles. Sa généralisation Fémis au pass Culture et plus qui financent les associations terri-
dont le cinéma se révèle l’un à l’ensemble du territoire en spécifiquement à la manière toriales, telles que l’Acrif, Écran VO
des principaux bénéficiaires. mai 2021 (puis son extension, dont il s’imbrique avec les dis- ou Les Écrans du Sud, à même de
Sur l’ensemble des montants avec des montants plus modestes, positifs de l’éducation à l’image. superviser les différents dispositifs
© JEAN-MICHEL SICOT
Nicolas Philibert avec Pauline Pénichout, assistante caméra, sur le tournage de Sur L’Adamant (2023).
RENCONTRE. La Machine à écrire et autres sources de tracas (lire Cahiers n° 807), qui sort
le 17 avril, complète la trilogie entamée avec Sur L’Adamant (2023) et poursuivie
avec Averroès et Rosa Parks, sorti le 20 mars. D’un espace à l’autre, Nicolas Philibert
multiplie les points d’écoute et complexifie sa cartographie d’une institution exsangue.
je tourne hors du bateau. Un Après ce plan initial, on ne revoit coltine avec cette question de Au début d’Averroès, monsieur
autre jour, c’est Muriel, habi- jamais le gigantisme de ces la représentativité depuis Être Obadia, à qui l’hôpital propose un
tuellement drôle, qui arrive bâtiments. Vos choix de lumière, de et avoir (2002), après lequel on logement partagé en ville, tient
très fermée, son lecteur de CD cadrage, recomposent un lieu plus m’a dit : « Le métier d’instituteur devant l’assistante sociale et le
ne fonctionne plus, elle met la habitable. L’auriez-vous filmé s’il est exercé à 92,5% par des femmes médecin un discours rationnel,
radio, mais la radio l’insulte. Le avait été étouffant, carcéral ? et vous avez filmé un homme, dans recherché (« le jargon de la
film était lancé. Oui. J’ai tourné pendant le une classe unique, alors qu’il n’en république », « ma déontologie
Covid, avec obligation pour les reste plus que 5 000. » Or j’avais religieuse »). Un autre patient,
Le plan au drone qui ouvre soignants de porter le masque, envie de filmer une école à normalien et agrégé, parle de la
Averroès et Rosa Parks montre une d’où certaines séquences plutôt classe unique, point barre ! Je tendance actuelle de l’Éducation
architecture asilaire qui tranche dans les patios, par exemple celle comprends que des soignants en nationale à encourager une
avec celle de L’Adamant. avec la patiente âgée qui ensuite psychiatrie qui travaillent dans vision utilitariste, capitaliste de
L’Adamant est le fruit d’une revient brûlée. J’ai eu la chance des lieux moins « gratifiants » l’apprentissage. On a l’impression
magnifique rêverie. Un centre de filmer avec une belle lumière, que L’Adamant regardent cela que les usagers de l’institution
de jour existait au Châtelet, je ne cherche pas à embellir les avec un mélange de colère et psychiatrique ont une capacité
avec un loyer très élevé. Le plans. d’envie. Mais L’Adamant est en décuplée à réfléchir sur les
chef du pôle psychiatrique, effet un bel endroit, et des lieux institutions en général.
qui vivait sur une péniche, Si le lieu d’Averroès n’a plus rien avec de tels ateliers, il y en a par- Monsieur Obadia balaie un cer-
s’est mis en rogne : pourquoi d’utopique, votre film ne reconstruit- tout, de même qu’une équipe tain nombre de questions sur le
les « fous » sont-ils cantonnés il pas l’îlot de L’Adamant ? qui résiste à l’amenuisement logement partagé : vais-je pou-
dans des locaux sinistres ? Un Je n’ai pas filmé les crachats de l’écoute, cela existe ailleurs voir pratiquer mon culte sans
groupe s’est constitué avec des par terre ou les montagnes de qu’à Esquirol. En fait, je suis être victime d’antisémitisme ?
soignants, des patients et des mégots dans le patio, c’est vrai. un faux optimiste : le monde est Comment mes médicaments me
architectes spécialisés dans les On entend cependant dans le très noir, et j’ai besoin pour sur- seront-ils administrés, le CMP
bâtiments flottants. Ce lieu a discours de certains patients vivre de m’accrocher à des gens étant à l’autre bout de Paris ?
en lui-même une fonction soi- que les infirmiers sont débor- qui essaient de construire. Pas C’est parce que ces questions
gnante ; si on ne peut en dire dés, comme la jeune femme qui par angélisme, mais par nécessité, me semblent légitimes que
autant de l’architecture très car- dit ne pas oser les solliciter. On pour tenir le coup, parce que je j’ai placé ce long entretien au
rée d’Esquirol, on voit qu’elle me voit souvent comme mon- sais la barbarie dont les humains début, plutôt que de les exposer
comporte des patios arborés, pas trant le beau côté des choses, sont capables. Je suis né angoissé d’un point de vue surplombant.
des cours en ciment. Il arrive et en effet, je ne fais pas un dans une famille dont plusieurs Quant au prof ultra cultivé et
que certains y fassent pousser film pour dénoncer, mais pour membres ont été déportés, j’ai polyglotte, ce n’est pas parce
des tomates. énoncer quelque chose. Je me grandi avec ça. qu’il est exalté qu’il n’est pas
pertinent politiquement, et l’amiante qu’il y aurait dans sa livres et disques de Frédéric. va construire, alors que moi,
lucide quant à sa propre méga- cage d’escalier. Un autre patient En sortant de l’espace public, vous j’improvise beaucoup, mais je
lomanie. Certaines personnes n’a qu’une hâte, de retravailler et vous éloignez encore de toute construis en tournant, j’associe,
me semblent parfois malades de payer des impôts. Moi aussi injonction de représentativité j’extrapole.
de leur lucidité. j’ai ces peurs, qui, chez eux, sont de l’institution, et du même coup,
exacerbées. du cinéma d’un Frederick Wiseman, Pour finir, je vous pose la question
Au montage, décider de l’endroit qui vous a beaucoup nourri. de monsieur Obadia au psychiatre
de la coupe est parfois lié à la Vous filmez des réunions En voyant le studio de Muriel, qui planifie sa fin d’hospitalisation :
recherche, ou au contraire à soignants‑patients à l’hôpital, 8 m2, un lit, une chaise et un « Quel est le moyen de ne pas
l’évitement, de ce point de bascule mais pas les soignants entre eux. placard blancs, et ses voisins qui revenir ? ». En tant que cinéaste,
pour le spectateur entre normalité Est‑ce délibéré ? ne lui parlent pas, on comprend comment allez-vous vous arracher
et anormalité. Oui, je ne voulais pas que les qu’elle évoque « la mort blanche » au milieu psychiatrique, peut-être
Je ne cherche pas à traquer patients soient objets de la avant l’arrivée des garçons de l’endroit ultime de la fragilité
ce qui, dans le discours, tient parole. J’essaie de filmer des « l’orchestre », quand je la filme humaine et de l’écoute ?
de la folie, mais à toucher du personnes « consentantes », de seul. Bien sûr, dire « Mon lecteur J’aime cette question. Elle me
doigt ce que les personnes ne pas les filmer à leur insu CD est cassé », c’est aussi un pré- touche, parce que je ne me suis
que je filme et moi avons en ou à leurs dépens ; mais une texte pour parler à quelqu’un pas complètement remis de
commun. Ça correspond au personne très délirante, cela quand on peine à habiter son cette plongée. Comme, d’une
fameux « Qu’est-ce que je fous ne se voit pas toujours, donc la espace, à l’investir. Wiseman certaine manière, je ne suis pas
là ? » du psychiatre Jean Oury, le question est délicate. Déjà, il y a m’a ouvert les yeux, et j’ai eu revenu de La Borde, ce qui n’a
fondateur de La Borde. J’ai mis vingt-cinq ans, pour La Moindre la chance de le rencontrer dès rien à voir avec une nostal-
du temps à me l’avouer, mais, des choses (1996), je suis allé à La les années 1980 – c’est un spor- gie. La psychiatrie m’a permis
si je retourne en psychiatrie, Borde à reculons, après beau- tif de haut niveau et un fou de de rencontrer des personnes
c’est parce que ces personnes coup d’hésitation, parce que travail. Mais nous ne sommes qui m’ont dérangé, délogé,
fragiles me renvoient à mes quand on a une caméra dans pas exactement à la même place. dérouté, déstabilisé. Elles ne
propres vulnérabilités. Dans ce les mains, on a un pouvoir, une Je ne me filme pas, mais je dis se contentent pas de réponses
film, il est question d’angoisses, force d’intimidation. Les images souvent aux gens que je filme : pirouettes, elles cherchent per-
de peurs, que l’on partage ; je peuvent tuer. « Faites comme si j’étais là », et pétuellement un sens à la vie.
pense à cet homme qui a fait parfois on s’adresse à moi, ou Ces personnes nous obligent.
sa petite valise et est venu de La Machine à écrire, en sortant on m’entend répondre, alors
lui-même à Averroès parce qu’il des lieux institutionnels, montre que lui se rend presque absent.
avait des hallucinations olfactives des lieux de vie très singuliers, de Frederick dit aussi qu’une fois Entretien réalisé par
qu’il lie à la guerre en Ukraine, la chambre minimaliste de Muriel qu’il a tourné, il met des étoiles Charlotte Garson à Paris,
à Tchernobyl, et au plomb et à à l’appartement empli de dessins, à ses séquences, et qu’ensuite il le 29 février.
COURTESY OF WARNER BROS. HOME ENTERTAINMENT © 1991 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC.
Nancy Savoca et River Phoenix sur le tournage de Dogfight (1991).
RENCONTRE. Présentés mi-mars en sa présence lors du dernier Festival génération de True Love pousse
de la Cinémathèque (anciennement «Toute la mémoire du monde »), loin la camaraderie virile : le soir
les premiers films de Nancy Savoca ont intégré un condensé de culture italo- même de son mariage, en pleine
américaine à des genres mainstream. fête, il propose à sa femme de
remplacer la nuit de noces par
Nancy Savoca, good timing une virée entre mecs. Ses mère
et tantes avaient prévenu la jeune
femme : les maris sont suppor-
tables jusqu’à un certain point,
de déshumanisation qui font souf- retour de bâton du catholicisme foyer qui sont devenues folles… » sucer la substantifique moelle de
frir les hommes presque autant que après l’ère Eisenhower. Sa mère Cette vie de sainte exilée de la culture européanophile et de
les femmes » avec la sensibilité à a beau lui répéter « la vie est trop l’intérieur comme son oncle l’ascension sociale que permet
fleur de peau de l’acteur. Eddie, courte pour attendre un miracle », (traumatisé par la guerre dans Manhattan. Quand il emmène
qui se décrit comme « un troufion l’ado n’a de cesse de vouloir le Pacifique, il nourrit un fan- au cinéma cette bonne amie qui
débile », participe avec un malaise entrer au couvent, décroche tasme asiaphile qui le mène au lui repasse ses chemises, c’est
bravache au concours lancé par un prix au lycée pour son essai suicide) donne une torsion au pour une séance de L’Année
ses camarades : draguer la fille la « Pourquoi le communisme est néoréalisme new-yorkais de la dernière à Marienbad. Soit pas
plus moche pendant une per- l’Antéchrist », et finit par avoir cinéaste, porté au rouge « parce exactement un exemple de la
mission. Mais c’est la charmante des apparitions. Récit enchâssé que je viens de deux cultures latines définition du critique Roger
Rose (Lily Taylor) qu’il séduit, de bout en bout, Household qui aiment une certaine ampleur des Ebert que Savoca aime reprendre
compromettant leur amour par Saints s’offre en variation sur la affects et des formes, et que l’ima- à son compte : « Les films sont des
ce pari stupide. La guerre des condition pathogène des despe- gination catholique comprend à la machines empathiques.»
sexes se double d’une lutte des rate housewifes, puisque la femme fois l’église et le paganisme qui l’a Charlotte Garson
classes au sein de la jeune géné- âgée qui la raconte s’entend précédée ». Là encore, fossé avec le
ration : la fille de petits commer- répondre par sa fille : « Maman, jeune amant de Teresa, lui aussi Propos recueillis par
çants écoute Joan Baez et Dylan, j’en connais plein, des femmes au fils d’immigrés mais déterminé à téléphone, le 15 mars.
éveil artistique et politique
qu’elle peine à transmettre au
garçon, dont la cruauté presque
naïve rappelle celle du Sinatra de
Comme un torrent.
« J’observais mes proches comme
une Margaret Mead, et le cinéma,
dès que je me suis mise à le fré-
quenter à l’adolescence, m’a semblé
capable de restituer ce point de vue
de l’intérieur. » Ni satirique ni
édifiante, Savoca campe sur le
seuil d’une communauté qui
s’entête à se perpétuer, avec un
humour qui va de la distance
HOMMAGE. Micheline Presle, morte le 21 février à 101 ans, incarna une vitalité et une
spontanéité nouvelles dans le cinéma français des années 1940. Trop souvent au second
plan, elle traversa les décennies suivantes sans rien perdre de sa grâce inaltérable.
Presle perdue
© GAUMONT
plus radical de cinéastes pro- Presle campe les errements
duits par Diagonale : Vecchiali, d’une actrice carriériste sans
Davila, Treilhou, Biette et sur- jamais tomber dans le cliché Micheline Presle dans L’Amour d’une femme de Jean Grémillon (1953).
tout Gérard Frot-Coutaz, qui moralisateur. Elle n’y joue pas
lui offrit avec Beau temps mais l’intention présumée du per- productions oubliables dont (La Religieuse de Rivette, 1966,
orageux en fin de journée (1986) sonnage mais défend son pur seule émerge la fresque his- Le Roi de cœur de Philippe de
l’un des plus bouleversants por- présent, sa jeunesse, sa soif légi- torique de Riccardo Freda, Broca, 1966, Peau d’Âne de
traits de « parent » qui soient. time de jouissance. Cette quête Le Château des amants maudits Demy, 1970). Elle ne retrou-
Entre éclats de voix opératiques, d’indépendance trouvera son (1956), où elle s’amuse à com- vera plus la place centrale de
chemise de nuit molletonnée acmé dans le chef-d’œuvre de poser une belle-mère follement ses débuts, mais optera pour
et plantes vertes, elle tyranni- Jean Grémillon, L’Amour d’une machiavélique. la vivacité volontariste de qui
sait son esclave et compagnon femme (1953). Cheveux courts et Avec l’absence de préjugés refuse de se laisser abattre,
de toujours (Claude Piéplu), métier « d’homme » – médecin et le goût de l’aventure qui la sans abandonner une ciné-
dans un équilibre funambu- à Ouessant –, voici Presle som- caractérise, c’est à la télévi- philie insatiable. Elle fréquen-
lesque où le théâtre névrotique mée de choisir entre amour et sion qu’elle trouve refuge. La tait les Ursulines ou le MK2
voisinait avec une attention travail. Le rôle est éloigné de série Les Saintes chéries (1965- Hautefeuille où je fus jadis
parfaite aux gestes quotidiens. tout romantisme et le film un 70) signe sa résurrection et va ouvreur ; je la voyais s’y fau-
C’était Micheline Presle. Mais échec cinglant. Étrangement, ancrer sa popularité dans une filer, curieuse et assidue. Elle
d’où venait un tel sentiment de Presle y rejoue le déchirement proximité propre au petit écran. est morte à 101 ans, les géné-
familiarité ? auquel elle vient d’être exposée. Cette comédie conjugale où rations qui furent témoins de
Presle naquit dans un uni- Au début des années 1950, elle Jean Becker semble se souve- sa splendeur sont bien âgées
vers totalement opposé, celui du a en effet abandonné sa car- nir des pétillants duos autrefois ou disparues, et l’on n’ima-
cinéma artificiel et très produit rière au sommet pour épou- composés par son père permet gine plus combien elle fut
CENTRE AUDIOVISUEL SIMONE DE BEAUVOIR
de l’Occupation (cher Paradis ser un cinéaste américain, Bill à Micheline Presle de se réin- aimée, reine-soleil de la lignée
perdu d’Abel Gance, 1940, qui Marshall. Elle le suit aux USA venter complètement, blonde si élégante et musicale des Élina
fit couler bien des larmes !) puis où, enceinte, elle rate L’Affaire et mature, jeu extraverti tirant Labourdette et Hélène Surgère.
de l’immédiat après-guerre. Dès Cicéron de Mankiewicz mais vers une folie douce dont elle J’aimais sa vitesse généreuse, son
l’âge de 18 ans, elle y fut une tourne le seul mauvais film de s’auréolera dorénavant, dans des esprit piquant, son regard bleu
star absolue, dans des rôles de Fritz Lang (Guérillas, 1950). virées théâtrales chez Jérôme comme l’océan. J’aimais qu’elle
jeune femme émancipée, lueurs À son retour en France on Savary et Jean-Michel Ribes, soit en vie.
d’enfance mais caractère bien la rejette, elle se prête à des ou des seconds rôles éclatants Gaël Lépingle
NOUVELLES DU MONDE
AFRIQUE foisonnant (47 documentaires la prestigieuse école de cinéma. années 1920. Parmi elles, une
et 6 séries photographiques) La Cour préconise notamment copie teintée d’Amour de reine
6 ans et 76 secondes de la cinéaste franco-libanaise, l’adaptation des enseignements d’Alan Crosland (1924), dont il
Algérie. Six ans après sa a lancé une campagne de aux nouveaux besoins du n’existait plus qu’une seule autre
censure par la commission de financement participatif afin marché, un suivi accru de version connue, non-teintée,
visionnage du ministère des de lever les 20 000 euros l’insertion professionnelle des conservée en Russie. Ces
Moudjahidines, Ben M’hidi de nécessaires à la restauration diplômés et le renforcement de bobines ont été numérisées et
Bachir Derrais a finalement numérique de son premier la tutelle du CNC. En accord sont en attente de restauration
été projeté en avant-première long métrage de fiction, Une avec ces propositions, Michel par le CNC.
à l’Opéra d’Alger Boualem- vie suspendue. L’association a Hazanavicius, président, et
Bessaih, le 4 mars. Ce biopic à auparavant organisé des ateliers Nathalie Coste-Cerdan, directrice Le Nova est sauf
gros budget du révolutionnaire à destination d’apprentis générale, ont affirmé la poursuite Belgique. La campagne de
Larbi Ben M’hidi avait fait français et libanais qui ont de la réforme pédagogique financement participative du
l’objet de cinquante-cinq permis la formation d’une initiée en 2023, qui s’attache à cinéma bruxellois le Nova a
réserves de fond et de forme dizaine de professionnels développer la coopération entre atteint la somme nécessaire
par la commission en 2018, et la restauration de corps de métiers, la formation en au rachat des locaux (Cahiers
ramenées à cinq après la 11 documentaires sur la guerre écriture des élèves réalisateurs n° 807) au 13 mars 2024. La
nomination de Soraya Mouloudji du Liban réalisés par Jocelyne et les activités de recherche . Supernova coop pourra ainsi
et Laïd Rebigua à la tête des Saab entre 1974 et 1982. Une étude de faisabilité des assurer la pérennité des activités
ministères de la Culture et formations en alternance doit du Nova (ou d’une « activité
des Moudjahidines. Ovationné EUROPE aussi voir le jour. culturelle partageant les mêmes
lors de l’avant-première, le valeurs ») jusqu’en… 2092.
film a finalement pu sortir Mati Diop à l’honneur Zone blanche
après quelques retouches et Allemagne. La réalisatrice France. Le 12 mars, le Ça part en prod’ !
une coupe de soixante-seize franco-sénégalaise Mati Diop distributeur Rezo Films, qui Royaume-Uni. Le 6 mars, le
secondes. s’est vu décerner l’Ours d’or de s’employait à accompagner un gouvernement du Royaume-
la Berlinale 2024 (des mains certain nombre de premiers films Uni a adopté une mesure
AMÉRIQUES du jury présidé par Lupita (dont ceux de Catherine Breillat, d’allègement fiscal de 40% pour
N’Yongo, première personne Abdellatif Kechiche ou Gaspar les productions qui respectent
Des nouvelles du front noire à occuper cette fonction) Noé) a été placé en liquidation les critères d’éligibilité du
Argentine. Juan Carlos Pirovano, pour Dahomey. Poursuivant judiciaire. Son président Jean- British Film Institute (BFI) et
récemment nommé à la tête sa réflexion sur les échanges Michel Rey a précisé au Film dont le budget est inférieur
de l’Incaa, a annoncé un postcoloniaux amorcée Français que Rezo Productions à 15 millions de livres. Cette
licenciement de masse à notamment dans Atlantique, n’est pas concernée par la mesure visant à fortifier le
l’intérieur du secteur public Mati Diop retrace dans ce liquidation et poursuivra donc cinéma indépendant britannique
audiovisuel, accompagnant dernier film la restitution par la ses activités. répond aux inquiétudes
la fermeture des plateformes France en 2021 de 26 œuvres exprimées par le BFI et
numérique et télévisée Cine.ar d’art au Bénin, pillées lors de la Un trésor retrouvé l’association Pact concernant les
et Cine.ar Play, la vente du colonisation de l’ex-Dahomey en France. À Jarnac, l’association difficultés actuelles à produire
cinéma Gaumont et l’arrêt net 1892. « Restituer, c’est rendre Trafic Image a retrouvé dans la de tels films, parfois contraints
de tout appui financier aux justice. En tant que Franco- cave d’un particulier 61 bobines de se délocaliser.
festivals nationaux dont celui Sénégalaise, cinéaste afro- nitrate, la plupart datant des Circé Faure
de Mar del Plata, lors d’une descendante, j’ai choisi d’être
réunion avec la branche du de ceux qui refusent d’oublier,
syndicat ATE de l’Incaa. Pour qui refusent l’amnésie comme
le syndicat, il s’agit ni plus méthode », a-t-elle déclaré lors
ni moins d’une « déclaration de la remise du prix (Courrier
de guerre à l’ensemble international).
du cinéma national ».
Francœur compte encore
© CADC/LES FILMS DE LA SOURCE
DISPARITIONS
Percy Adlon Hollywood (2017), où il relie
Le réalisateur allemand Percy les inventions formelles de
Adlon, mort le 10 mars à classiques des années 1940 à
88 ans, a connu un succès Christopher Nolan et Quentin
tardif fulgurant et une Tarantino. Seul L’Art du film :
quasi‑unanimité critique avec une introduction (première
son cinquième long métrage édition en 1979, mais
pour le cinéma, Bagdad Café régulièrement complété depuis)
(1987), sympathique comédie a été traduit en français (édité
allemande tournée dans un par De Boeck) ; ce livre étant
motel perdu en plein désert comme beaucoup d’autres
de Mojave, avec Jack Palance. de ses travaux coécrit avec
Comme dans son précédent Kristin Thompson. Il est mort le
film, Zuckerbaby (1985), il 29 février à 76 ans.
y mettait en scène l’actrice
Marianne Sägebrecht dans Frédéric Mitterrand
un personnage de femme La dernière chose à retenir Khayal Gatha de Kumar Shahani (1989).
aussi timide qu’imposante de Frédéric Mitterrand, mort
physiquement. On la retrouve le 21 mars à 76 ans, est envoyées à un amour perdu. « Le cinématographique indien
dans Rosalie fait ses courses sans doute son passage au film a l’accent de vérité de ce au sein de la Film Heritage
(1989), également tourné aux ministère de la Culture. La qui est acculé au présent », Foundation. Il est mort le 24
États-Unis, où Adlon restera cinéphilie lui doit plus que écrivait Serge Daney à son sujet. février à 83 ans.
le temps de deux autres films : cela, et même plus que ses
Salmonberries (1991), avec fonctions officielles au CNC Kuhmar Shahani Paolo Taviani
K.D. Lang, et Younger and (son attachement au Fonds Kuhmar Shahani est l’un des « Vous avez raison, les deux
Younger (1993), avec Donald Sud Cinéma, notamment) ou à plus importants représentants frères, les deux personnes,
Sutherland. Il rentre ensuite en la Villa Médicis. À commencer du parallel cinema, courant les deux décisions, cette
Allemagne où il réalise encore par son activité de directeur indépendant du cinéma indien continuelle duplicité, nous
trois films, dont le dernier, de salle et de programmateur des années 1960-70. Comme voyons la vie en double »,
Mahler auf der Couch (2010, à partir de 1971, dont les trois Mani Kaul, dont son cinéma est concédait Paolo Taviani aux
coréalisé avec son fils Felix mythiques salles Olympic, proche, il fut l’élève de Ritwik Cahiers (nº 342), qui voyaient
Adlon), est consacré à Alma où l’on pouvait notamment Ghatak, avant de venir étudier le son alliance artistique avec son
Mahler. Mais son meilleur film découvrir les nouveautés les cinéma en France (à l’Idhec), où frère Vittorio reflétée dans leurs
reste son premier : Céleste plus fortes du cinéma allemand il rencontra son maître Robert films. Après la mort en 2018 de
(1980), sobre évocation de de l’époque : Schroeter, Bresson. Son premier long son aîné, avec qui il avait réalisé
Céleste Albaret, servante Fassbinder, Wenders. Mais aussi métrage, Maya Darpan (1972), tous ses films entre 1962 (Un
dévouée de Marcel Proust. les films de Straub et Huillet est centré sur une jeune femme homme à brûler) et 2017 (Une
ou de Marguerite Duras. Ceux partagée entre la modernité affaire personnelle), dont les
David Bordwell qui ont grandi dans les années de son amant et la tradition fameux Padre padrone (1977)
Le théoricien du cinéma 1980-90 se souviendront avec féodale incarnée par son père. et La Nuit de San Lorenzo
américain David Bordwell a émotion de ses excellentes Ce film dénote déjà un goût (1982), Paolo Taviani a réalisé
été l’un des représentants de émissions sur le cinéma, pour la musique et la danse, un seul film, inédit en France :
l’approche méthodologique dont « Étoiles et toiles ». Il a qui sera au centre de Khayal Leonora addio (2022). Sur un
néoformaliste, principalement par ailleurs réalisé de beaux Gatha (1989), sans doute son ton tragi-comique, il y met en
développée par son épouse documentaires historiques, chef-d’œuvre. Parmi ses autres scène les trois enterrements de
Kristin Thompson, et il est où sa voix accompagnait films, citons également le plus Luigi Pirandello : le premier à
considéré comme le fondateur avec lyrisme des archives politique Tarang (1984), Kasba Rome en 1936, puis le retour
de la théorie cognitive, une extraordinaires, et un film-opéra (1990) ou Char Adhyay (1997). de ses cendres en Sicile, à
approche des films inspirée plutôt réussi, Madame Butterfly Trop méconnu en France, il y Palerme, en 1947, enfin leur
de la psychologie cognitive. (1995). Mais s’il ne fallait fut redécouvert grâce à une inhumation à Agrigente en
Parmi ses nombreux ouvrages, retenir qu’une chose de lui, rétrospective que lui consacra 1951. Mort le 29 février à
citons Narration in Fiction Film ce serait le magnifique Lettres le festival des Trois Continents 92 ans, Paolo Taviani a quant
(1985), Traced in Light (2005), d’amour en Somalie (1982), à Nantes en 2015. Outre ses à lui été enterré à Rome avec
avec de belles analyses, entre déchirant film durassien où réalisations, il se consacrait des funérailles qu’il a voulues
autres, de Mizoguchi et Hou son exploration d’un pays sans activement à la conservation et laïques.
Hsiao-hsien, ou Reinventing avenir s’entremêle à des lettres à la préservation du patrimoine Marcos Uzal
Formes pensantes
par Olivia Cooper-Hadjian
BARNEY PRODUCTION
Cduomme
o
le notait la théoricienne Erika Balsom (Cahiers
n 800), pour trouver des femmes cinéastes dans l’histoire
cinéma, il faut souvent se détourner du canon du long
Installée à Chicago, la Chinoise Shengze Zhu évoque son
pays d’origine en insérant une démarche fondée sur l’ob-
servation documentaire dans une structure qui permet de
métrage de fiction et aller chercher du côté de cinémato- transcender l’anecdote. Dans Another Year (2016), elle récuse la
graphies parallèles. Si les films-essais de long métrage français notion d’événement en treize plans-séquences où se déploie la
ont parfois les honneurs des salles (comme ceux de Narimane chorégraphie ordinaire des corps lors des repas d’une famille
Mari, Franssou Prenant ou encore Éléonore Weber), et si les migrante, entre Wuhan et sa région d’origine. Un gros plan
festivals, galeries d’art et des plateformes comme Tënk ou sur une photo de famille reflétant la télévision accentue la
Mubi en accueillent, les productions de ce champ restent trop distance dont témoigne un appel à la famille restée à l’autre
souvent invisibles en France, et leurs créatrices, méconnues. bout du pays. Un plan large où s’agitent un jeune enfant et
L’évocation de quatre d’entre elles, issues de quatre continents, une voisine évoquant un avortement clandestin inscrit la ques-
pourra donner une idée de l’ampleur de ce territoire secret tion de l’éducation dans son contexte sociopolitique. Tandis
et foisonnant. que la construction répétitive du film reproduit la dimension
Odyssée close
par Alice Leroy
Iindépendant
l arrive parfois qu’une injustice soit
réparée par le travail d’un distributeur
: c’est le cas de Bushman,
roman de Chinua Achebe sur l’histoire
de la colonisation, Tout s’effondre, à des
étudiantes attentives. Deux ans plus tard,
THX 1138 de George Lucas, qui filmera
dans la foulée Woodstock pour Michael
Wadleigh avant de s’embarquer avec Bob
premier long métrage de fiction de la guerre civile le mettait sur le chemin Dylan dans l’aventure Renaldo et Clara),
David Schickele, restauré par Milestone de l’exil et l’envoyait aux États-Unis, où quand il cadre une scène d’adieu sur un
Films, présenté l’été dernier au Cinema il obtenait un visa pour étudier au San toit d’immeuble délabré sans laisser voir
Ritrovato de Bologne (Cahiers nº 801) Francisco State College. l’horizon, ou qu’il laisse entrer dans le
et désormais distribué en France grâce C’est là que Bushman le cueille, sur champ des anonymes perturbant le cours
à Malavida.Tourné en 1968, alors que la une ligne indécise entre réalité et fiction de la fiction au milieu d’une rue.
colère allumait les émeutes des ghettos que le film ne cherche jamais à élucider. Cette manière de naviguer entre la
et des campus américains, le film était Pieds nus sur une route californienne, sa chronique politique, le portrait docu-
resté invisible pendant cinquante-cinq paire de Converse en équilibre sur le mentaire et la satire fictionnelle n’est pas
ans aux États-Unis, aucun distributeur crâne, il est pris en stop par un hippie sans résonner avec le travail de Robert
n’en ayant voulu. «Trop courte », « inclas- tout droit échappé du tournage d’Easy Kramer, qui réalise à la même époque ses
sable », cette fiction-documentaire de Rider. Cet apatride désenchanté entame premiers films, In the Country (1967), The
73 minutes effrayait surtout par le regard une épopée sans but, emmenée par un Edge (1968) et Ice (1970), nourris de ses
lucide qu’elle portait sur l’Amérique montage cut où s’invitent les images et expériences militantes et parcourus par
des années 1960, à travers les yeux d’un souvenirs de son pays natal. De la com- la même tension entre engagement et
Nigérian exilé loin de son pays livré à la munauté noire qu’il fréquente dans le désenchantement. Tous les personnages
guerre civile et découvrant sous le soleil vieux quartier de Fillmore en voie de de Bushman, freaks allumés ou intellos
californien un autre conflit, plus larvé démolition, à la bourgeoisie intello largués de la gauche radicale, renvoient
mais non moins violent. blanche qui l’adopte comme amant ou Gabriel (le nom fictif d’Okpokam) à sa
Bushman doit beaucoup à l’interpré- fétiche progressiste, son voyage le porte condition d’exilé. Même les sympathi-
tation de Paul Eyam Nzie Okpokam, à observer, sans cynisme mais sans illu- sants des Black Panthers confondent la
qui déroute la chronique attendue des sions, « un pays où personne ne le connaît ». guerre civile qui déchire son pays avec
errances de la contre-culture vers une « Tu ne sais pas parler noir », se moque une petite guerre tribale. Aussi, quand il
réflexion plus profonde sur la solitude Alma, la femme qu’il aime à San s’installe face à la caméra, dans des
de l’exil, l’engagement et la commu- Francisco mais qui l’abandonne pour séquences documentaires, préfère-t-il
nauté. Il aurait pu revendiquer le titre rejoindre le ghetto de Watts à L.A., où raconter son enfance dans la brousse.
de co-auteur du film, lui qui, de l’aveu elle veut retrouver ses racines. Partout où Quelque chose, dans ces rencontres sur
même de Schickele, avait directement il va, lui, il reste étranger ou exotique, le fil d’une dérive solitaire, et dans la
inspiré l’écriture du scénario et dont les « bon sauvage » aux yeux de l’étudiante en colère calme de ce personnage, invoque
saillies lumineuses rythment sa dérive sociologie qui confond la théorie des déjà la sagesse et la lucidité de Stan, le
beat. Okpokam et Schickele s’étaient médias de Marshall McLuhan avec un héros de Killer of Sheep de Charles
rencontrés au début des années 1960 darwinisme mal inspiré, et cor ps à Burnett (1977). Mais c’est surtout à
au Nigeria, où le second avait rejoint conquérir pour un riche blanc qui vou- Haile Gerima, cinéaste éthiopien émigré
le Peace Cor ps pour échapper à la drait acheter ses faveurs (Jack Nance, aux États-Unis en 1968 – la même année
conscription qui l’aurait envoyé au ava n t E ra s e r h e a d e t Tw i n P e a k s ) . qu’Okpokam –, que l’on pense en regar-
Vietnam. Aux yeux du jeune Américain, L’intelligence de la mise en scène de dant Bushman. Au milieu des
cette Afrique libérée de la colonisation Schickele tient à sa manière singulière de années 1970, Gerima tourne à Watts,
rejouait le mythe de la frontière. Sa ren- laisser les situations se développer, avec comme Burnett, une fiction qui n’est
contre avec Okpokam à l’université du une liberté dont on ne sait si elle est jamais qu’une réflexion lucide sur la
Nigeria devait complexifier un peu sa improvisée ou scénarisée. Cela tient pour situation coloniale du ghetto. Bush
vision du monde, et leur amitié donner partie au choix des décors (rues défon- Mama, portrait d’une jeune femme
lieu à la réalisation d’un premier film cées, bars populaires ou lac enneigé dans enceinte luttant contre la violence des
documentaire, Give Me a Riddle (1966), la Sierra), mais aussi à l’image impeccable institutions sociales censées la protéger,
dans lequel le Nigérian apparaît lisant le de David Myers (chef opérateur de voit sa détresse se muer en colère. Gerima
eut-il l’occasion de voir le film de l’arrestation et l’expulsion de son person- tentative d’attentat sans preuves ni
Schickele ? Dorothy, son héroïne interpré- nage principal. Le cinéaste prend la parole témoins, sa condamnation et son incarcé-
tée par Barbara Jones, apparaît comme face caméra pour raconter comment le ration pendant plus d’une année, et la
une sœur d’Alma, extraordinaire Elaine scénario avait plus ou moins prévu ce qui dernière image de son visage amaigri le
Featherstone qui ne connut pourtant pas finit par se produire : « La réalité ne fut pas jour où il est libéré de prison et aussitôt
d’autre apparition au cinéma que dans plus étrange que la fiction, juste plus rapide.» expulsé hors du territoire. La violence de
Bushman. En abandonnant son amant et Plus cruelle aussi. Car il n’y a plus alors la ces dernières séquences amplifie la colère
avec lui le récit, Alma pourrait n’être voix d’Okpokam pour porter ce récit, sourde qui court à travers le film. De
qu’un personnage secondaire ; elle incarne mais celles de ses proches qui ont assisté, Bushman à Bush Mama, il semblerait que
plutôt une hypothèse que le héros et le impuissants, à son calvaire. Il n’y a plus de Dorothy a entendu les mots de Gabriel/
scénario ne suivent pas. C’est que les deux mise en scène possible, seules des archives Paul quand il se demande combien de
films sont trop ancrés dans la réalité pour brutes et des photographies. Le film de temps encore il va pouvoir contenir
pouvoir échapper à sa cruauté : celui de l’oppressante machine répressive d’État est sa colère.■
Gerima s’ouvre sur une scène d’alterca- sans accroc, il se déroule imperturbable-
tion avec le LAPD qui cherche à intimi- ment depuis l’arrestation arbitraire d’un Inédit, version restaurée 4K. En salles le 24 avril.
der l’équipe pendant le tournage. Celui homme sur le campus où il travaille parce Projection au ciné-club des Cahiers, au cinéma du Panthéon
de Schickele est inter rompu par qu’il est noir, jusqu’à son inculpation pour (Paris), le 11 avril à 20h.
Lumière et compagnie
« blockbuster » de la ville, est une star (« fron- machinique (plus longue que le temps
tière entre célébrité et banalité ») qui met en réel, car le film est projeté à 16 images
tension l’image par son immobilisme et par seconde) impose une pure apparition
sa littéralité – de façade. Car comme les inhumaine et scintillante, qui, ne bou-
fameuses boîtes Campbell qui condui- geant (presque) pas, force le spectateur à
ront à une toile sur le botulisme (Tunafish gamberger ou décamper. L’ennui, « moteur
Disaster, 1963), la tour achevée deux ans légitime de l’œuvre » devant l’objectivation
après le krach de 1929 a aussi son « revers redoublée d’un « objet générique vernacu-
sinistre et clinquant », sa part de violence laire », reconduit l’ennui contemporain
capitaliste : placement spéculatif, esthé- devant un monde voué tout entier à la
tique fonctionnelle et technocratique, facticité, et dont la « lumière fausse » n’est
pièce de gentrification urbaine… jusqu’à plus porteuse de révélation. Spectaculaire,
son illumination nocturne, qui ne date phallique et inconfortable mise à nu du
que de quelques mois avant le tournage capital par un célibataire qui a fait de la
Empire d'Andy Warhol (1964), film 16mm, et singularise le building dans la nuit stérilité artistique son champ d’action
N/B, muet, 8 h et 5 min à 16 i/s. new-yorkaise. privilégié.
La caméra est réglée sur la nuit (la pre- Chez Warhol, à la suite de Duchamp,
© THE ANDY WARHOL MUSEUM, PITTSBURGH, PA, A MUSEUM
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THE ANDY WARHOL MUSEUM
mière partie du film est surexposée), car le recyclage expose crûment la nature
« c’est la lumière électrique et artificielle qui transactionnelle de l’œuvre d’art au
Qtinément
ui a vu Empire (1965), ce monument
de 8 heures et 5 minutes fixant obs-
l’Empire State Building, de la
est le véritable événement d’Empire », écrit
Giraud, qui évoque en regard l’artificia-
lisation d’une ville-simulacre avec son
sein d’une grande « iconomie » des images
(terme de Peter Szendy dans un récent
ouvrage), de plus en plus usées par leurs
tombée du jour à la nuit noire ? Peu de architecture d’ampoules et de néons, répétitions. Une interrogation sur la
spectateurs, dans la brève carrière d’un dont la fonction tactique renvoie aux transcendance de l’œuvre d’art – entre
film le plus souvent montré sous une architectures de lumières conçues par icône et marchandise – sur laquelle
forme abrégée, et même pas Warhol, Albert Speer pour les grandes cérémo- Giraud achève son livre, évoquant com-
qui serait sorti assez vite de la première. nies nazies. Ces architectures de lumière ment Warhol, honnête et hérétique, va
Nicolas Giraud redonne au grand mono- « éphémères et immatérielles », interrogent de « au bout du programme de la religion indus-
lithe noir et blanc une attention propor- fait le dispositif cinématographique et ses trielle », c’est-à-dire droit vers le vide : sa
tionnelle aux intentions qu’on lui prête, monstres nocturnes, de Dracula (un des caméra est un aspirateur.
le plaçant au centre d’une économie surnoms de Warhol) aux zombies ciné- Pierre Eugène
warholienne des images faisant fructifier philes. Car la volatilité spectaculaire de la
leur plus-value spectaculaire. L’immeuble, projection d’Empire et sa longue durée Façonnage éditions, 2023.
le dessous.
Charles Tesson
Lpareparlée
lecteur entre dans l’Œuvre écrite et
de Chantal Akerman comme
effraction, sans être précédé d’au-
bourdonnement que la réalisatrice émet,
mâchoire serrée, à peine perceptible ; il
accompagne les plans muets, épousant les
1979-1980, elle tente d’en retracer l’his-
toire, depuis l’œuvre de l’auteur écrivant
en yiddish Isaac Bashevis Singer. Elle
cune annonce, sans être introduit, sans rythmes de ce vieil hôtel sombre qui eut compose une adaptation de deux de ses
passer aucun seuil – sans majuscule : jadis une splendeur certaine, et surprenant romans, Le Manoir (1966) et Le Domaine
« par terre prend la loque en main et le balai au passage la présence spectrale de ses (1969) en une ample fresque historique
et commence à frotter par terre puis sur les résidents, ombres immobiles qui hantent – l’« Autant en emporte le vent des Juifs » dit-
murs… », telle est la seule phrase sans l’espace plus qu’elles ne l’habitent. elle – où elle retrace ce lent et violent
début ni fin, sans sujet ni ponctuation Une « enfant » qui chante ou bour- processus d’acculturation au fil de trois
de la seule note retrouvée concernant le donne comme on pr ie, qui habite générations. Elle ne pourra jamais réali-
premier film d’Akerman, Saute ma ville, le monde en s’enfermant ou le fai- ser ce film. Il n’en reste que le scénario
tourné en 1968, alors qu’elle n’avait que sant exploser et le hante, ainsi déboule étonnamment romanesque. Quand elle
18 ans. Revenons au film, exception- Akerman dans le cinéma. Tout com- y revient, dix ans plus tard, toujours sous
nellement, puisque le texte préparant ce mence et se noue dans cet arc et, peu à l’inspiration de Singer, elle rédige Histoires
premier court métrage, interprété par la peu, l’écriture vient convertir la ritour- d’Amérique (1988). Ce n’est plus sous la
réalisatrice elle-même, est un lambeau. nelle et le bourdonnement en textes : forme du roman qu’elle décrit alors le
On la voit monter chez elle en cou- les films d’Akerman sont d’abord écrits. déracinement, mais du témoignage au
rant, s’enfermer dans sa cuisine et col- Œuvre écrite et parlée révèle que ses notes présent : elle transcrit des récits d’émigrés
mater avec du scotch les interstices sus- scénaristiques ne sont jamais exactement juifs new-yorkais voués à être prononcés
ceptibles de laisser passer l’air, tout en des scénarios, mais toujours déjà des à haute voix dans le film par des person-
se lançant dans des tâches ménagères textes littéraires. C’est l’écriture blanche, nages bien vivants.
exécutées à l’envers, renversant tout par hachée, un poème presque, de Je tu il elle C’est encore au présent qu’elle n’aura
terre, accrochant une lettre à la poignée (1974), puis celle, précise, qui régit dans de cesse, jusqu’à la fin, de faire parler sa
d’une armoire, puis elle brûle la lettre et leur moindre détail, orchestre les gestes mère. Dans No Home Movie (2015), elle
ouvre le gaz… jusqu’à l’explosion. et déplacements de Jeanne Dielman la filme juste avant sa disparition, la fai-
Ceux qui se souviennent de ce petit dans son appartement (Jeanne Dielman, sant finalement témoigner par son corps.
film à la fois burlesque et tragique ne 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, En attendant, il lui faudra mettre ses
peuvent avoir oublié que, tandis qu’elle 1975). Réguliers comme un rituel dont propres mots dans les silences de celle-ci.
Son écriture, qui jusqu’alors n’avait fait immaculée, où l’on a traîné le corps du entretiens, publiés tels, nus, sans com-
qu’accompagner ses projets cinémato- supplicié ; dans De l’autre côté (2002), elle mentaire (tout l’appareil critique étant
graphiques, s’autonomise dans ce dia- met son écriture sur les traces d’une placé dans un troisième tome) la font
logue. Elle édite ses premiers récits, Une Mexicaine disparue après son entrée sur exister comme telle. Cette écriture
famille à Bruxelles (1998), puis Ma mère le sol des États-Unis ; dans Là-bas (2005) « plate » – Akerman parle d’une « écriture
rit (2013). enfin, elle médite sur Israël, pays où l’on mineure », se référant dans ses entretiens
Désormais, elle habite les silences lais- vit comme sur une « nouvelle terre d’exil ». ou autoportraits à l’écriture déterrito-
sés par le non-dit, entraîne son cinéma Dans sa présentation, l’éditeur, Cyril rialisée de Kafka décrite par Deleuze –
dans des mondes au bord de la dispari- Béghin, revient sur la circulation de ces n’agit pas exactement comme une
tion, de l’effacement, un monde de traces textes, entre films, mises en voix et ins- ritournelle capable de conjurer les forces
qu’elle cartographie presque : elle écrit tallations, et il remarque que ces sup- obscures, mais plutôt comme une psal-
D’Est (1991) en vue de filmer en Russie ports ont aussi permis à Akerman de dis- modie qui sonde les vertiges d’un exil
« tant qu’il est encore temps », les traces de perser ses écrits « à la cantonade ». « J’aurais dans l’Histoire.
l’URSS ; dans Sud (1998), elle revient sur pu devenir écrivaine, j’ai fait du cinéma pour Marianne Dautrey
l’histoire récente d’un lynchage au Texas sortir de chez moi », confiait-elle. Les Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée, 1968-
dans un récit destiné à accompagner un deux tomes de notes d’intention, scé- 2015 (3 tomes), édition établie par Cyril Beghin, Paris,
travelling tourné sur la route, désormais narios, récits, textes autobiographiques, L’Arachnéen, 2024.
L’ego déchiré
Bde ien que l’ouvrage soit rédigé à la
première personne, il est difficile
le qualifier d’autobiographie. Paul
La Couleur de l’argent (1986) soient
passionnantes.
Newman ne mentionne sa carrière
Paul Newman, inventeur de Newman le
Footballeur, Newman l’Acteur, Newman
le Citoyen, Newman l’Amoureux… » Ou
Newman prend bien la parole tout du que pour se détacher d’elle : il situe le encore Newman l’Alcoolique. « Et c’est
long, mais il n’en a pas pris en charge centre de sa vie personnelle dans sa vie facile d’être charitable quand ça ne vous
l’écr iture. La Vie extraordinaire d’un conjugale ou familiale avec ses filles, coûte rien, contrairement à ceux qui font
homme ordinaire a été composé par ses la course automobile ou ses actions des sacrifices en se mettant au service des
filles au début des années 2020, soit plus philanthropiques (colonie de vacances autres. » L’auto-analyse construit un
de dix ans après la mort de l’acteur en pour enfants gravement malades, entre- autre masque : celui de l’homme à la
2008, à partir d’entretiens retrouvés en prise de vinaigrette bio aux profits traque de sa vérité, nouvel aliment d’un
2019 et enregistrés entre 1986 et 1991 reversés à des œuvres caritatives). Moins narcissisme inentamable.
par Stewart Stern, le scénariste de La qu’un témoignage sur un acteur hol- Le texte émeut aussi par ce qu’il
Fureur de vivre, son ami intime. Malgré lywoodien, on lit l’examen introspec- n’arrive pas à exprimer. Les ressacs vio-
le choix de la linéarité chronologique, tif d’un sentiment d’illégitimité, d’une lents de sa mauvaise conscience butent
l’ouvrage exhibe ses coutures comme opposition entre l’idolâtrie et un vide sur la mort par overdose de son fils,
des cicatrices, convoquant des témoins intérieur. Newman est prolixe sur ses Scott, en 1978. Entre beuveries parta-
le plus souvent morts (tels Stern lui- déchirures entre une éthique intransi- gées et amertume latente, ce qui le relie
même, décédé en 2015, ou encore les geante (en particulier sur l’amitié) et à Scott est raconté indirectement, dans
réalisateurs George Roy Hill ou Martin ses désirs (sa relation secrète pendant un mélange tourmenté de rivalité et
Ritt) pour apporter un contrechamp à trois ans avec Woodward alors qu’il d’incompréhension. Jamais il n’arrive à
la mémoire de l’acteur. Nulle exhaus- était marié à Jackie Witte). Il se voit se mettre à la place de son fils, ni même
tivité non plus : les films réalisés par comme un « ornement », trophée super- à raconter quoi que ce soit à partir de
Newman, pour la plupart merveilleux, ficiel à la beauté creuse, et comme sa place de père. Mort impossible à
apparaissent peu. De l’influence des rayons un « orphelin » (père mort à l’adoles- racheter, impossible aussi à dire, alors
gamma sur le comportement des margue- cence, mère écrasante et invivable). qu’elle lui semblait tellement prévisible,
rites (1972) est mentionné une seule Paradoxalement, plus il cherche à se et qui colore finalement le moindre de
fois, de façon incidente, pour com- défaire de son aura de star, plus il la ses souvenirs.
menter le travail de sa femme, Joanne renforce en en exhibant sans fioritures Jean-Marie Samocki
Woodward. Son talent d’acteur n’est les faux-semblants. « Je soupçonne parfois
pas non plus abordé frontalement, bien ma charité de s’enraciner dans une absence
que les réflexions de Sidney Lumet sur criante de conscience civique – une conscience Traduit de l’anglais (américain) par Serge Chauvin.
Le Verdict (1982) et de Tom Cruise pour qu’il m’a fallu inventer, comme tout le reste. La Table Ronde, 2023.
Les métamorphoses
Dcomme
es silhouettes humaines oscillant
comme des flammes, se gonflant
des bulles d’air, se déchirant
Quant à la forme de leur réemploi, elle
varie également, de l’enquête (The Film
of Her) à la parabole (Who By Water), de
Sacks. La L-DOPA s’avère d’abord effi-
cace, et les patients arpentent soudain
les couloirs d’un pas leste. Une analo-
comme du papier. L’œuvre de Bill la métafiction (The Letter) à la cosmo- gie est tissée : le corps comme archive
Morrison est indissociable de ces fan- gonie (Just Ancien Loops), du poème en du sujet malade, l’archive comme corps
tasmagories nées à la surface de bobines prose (Let Me Come in) à l’essai historique à remettre en mouvement. Les images
nitrate altérées par le temps. L’expérience (Beyond Zero: 1914-1918). Une fiction n’en conservent pas moins leur valeur
ne manque jamais de troubler. Dans le originale, Ghost Trip, s’est même glissée documentaire, Morrison s’attachant en
frémissement même de leur retour, ces dans le lot. Le Blu-ray confirme par ail- l’occurrence à les contextualiser par des
figures semblent nous dire adieu. La leurs le désir puissant que suscitent ces cartons.
projection comme agonie ? Débridée, la films de nouer un rapport tactile : chaque Deux plans inciteraient encore à
photochimie ouvre aussi – et peut-être fluctuation invite à la capture d’écran. considérer le cinéma comme une his-
surtout – à une vie nouvelle de l’image. Mais comme l’eau, si souvent convo- toire naturelle des formes. Dans Footprints
De fond invisible du visible, le support quée, la beauté des plans file entre les (1992), la fourrure d’un léopard dont la
se fait corps convulsif, chair extasiée. doigts, car elle émane avant tout du jeu course est suivie en un long panora-
C’est une noce que célèbre Morrison, infini des variations. Trois, quatre, cinq mique ne cesse de se fragmenter puis de
par le défilement ralenti, alangui, d’une captures ? Autant tout revoir. se recomposer, achevant un devenir-fur-
pellicule qui se confond avec les peaux La diversité des archives produit tif par l’indistinction des mouchetures de
jadis saisies. Il faut apprendre à revoir. un autre effet étonnant, qui tient à la l’animal et des tavelures de la pellicule.
La danse silencieuse de Wild Girl (2021) façon dont Morrison parvient à conci- Au terme de The Dockworker’s Dream
n’est pas uniquement celle de la jeune lier document et métaphore. Le cinéma (2016), les rayures d’un zèbre s’étirent
femme au centre de l’écran – perfora- acquiert en effet par là une multitude de et se dissolvent dans un bouillonnement
tions du 35 mm, trouées blanches, opa- visages, de fonctions : puissance élémen- de noir et de blanc. Extensions du corps
cités mordorées, inscriptions subreptices taire à l’instar du feu ou de l’eau, rêve- dans l’espace, manières d’habiter des
ondulent également, avec et contre elle. rie érotique, croisière vers l’oubli, corps territoires par le rythme et l’apparence,
L’édition par Re:voir de quinze courts rabiboché comme celui de la créature expressivité des surfaces et des matières.
et moyens métrages réalisés entre 1992 de Frankenstein ou tournoyant sans fin Maurice Merleau-Ponty avançait que « la
et 2021 permettra de nuancer l’opi- comme un derviche, seuil entre la vie et vie, […] ce n’est pas l’ensemble des fonctions
nion commune à l’égard de Morrison. la mort. À cet égard, Re:Awakenings offre qui résistent à la mort, mais une puissance
Élégiaque, mélancolique ? Certes. Mais le un exemple fascinant. Après plusieurs d’inventer du visible ».Vivant, le cinéma de
cinéaste a su accueillir les sources les plus décennies d’oubli, des personnes atteintes Bill Morrison l’est assurément.
diverses : fictions hollywoodiennes, films d’encéphalite léthargique, maladie inex- Raphaël Nieuwjaer
de famille, documents médicaux, actua- pliquée qui les statufie, font l’objet d’un
lités ou encore imageries scientifiques. traitement par le neurologue Oliver Blu-ray avec 15 films de Bill Morrison. Re:voir.
© BILL MORRISON/COURTOISIE DE RE:VOIR
LPouthier,
e copieux ouvrage de 450 pages dirigé
par Enrico Camporesi et Jonathan
L’Histoire d’Une histoire du
vous les employés des auteurs »).
Un des apports des études et archives
est de reconstituer la collaboration et
à visée réaliste autant que le Musée de
Langlois, fétichisant les objets cinéphiles.
« Les œuvres sont des potentiali-
cinéma, entend retracer la complexe orga- l’affrontement de personnalités œuvrant tés en attente d’être activées », écrit Jean
nisation de la première programmation dans l’ombre : Annette Michelson, orga- Breschand dans le passionnant no 33 de
d’envergure du cinéma expérimental en nisatrice en 1974, à Montreux, d’une la revue Images documentaires dirigé par
France 1, Une histoire du cinéma, à travers « exposition » (plutôt qu’un festival, dit- Érik Bullot et Monique Peyrière, pano-
une série d’études et d’entretiens avec ses elle) vitrine de l’underground américain rama de l’histoire et l’actualité de festi-
principaux artisans, la publication d’ar- en Europe, inspiration d’Hulten avec vals, et de modes de diffusion alternatifs
chives et d’articles de presse, et le fac- l’Anthology Film Archive fondée en ou nomades (des projections itinérantes
similé des programmes et de son beau 1970 à New York par Jonas Mekas ; l’hé- à l’éducation populaire), avec de stimu-
catalogue. gémonique Henri Langlois, qui impose lantes interrogations sur la program-
En 1974, Pontus Hulten, artiste mais sa Cinémathèque comme second lieu de mation professionnelle et amateure.
aussi cinéaste, tout juste nommé directeur projection (provocant une mini-insurrec- Federico Rossin assimile sa pratique à
d’un Centre Pompidou encore en tra- tion), et force Kubelka à rebaptiser son des cut-up et détournements où le film
vaux, veut intégrer des films à la collection ambitieuse L’Histoire du cinéma en Une est assimilé au fragment, Élodie Tamayo
du musée. Il commande au cinéaste expé- histoire du cinéma. (membre du comité de rédaction des
rimental Peter Kubelka une rétrospective On sent à relire les textes l’intensité Cahiers, à l’époque responsable édi-
d’envergure qui servira à constituer cette des tentatives de définition du cinéma dit toriale de LaCinetek) « rêve de travail-
collection et sera organisée du 7 février expérimental et comment, à ce moment ler avec de l’algorithme » dans une tenta-
au 12 mars 1976 au Centre national d’art crucial de son institutionnalisation, tive de « déprogrammation », à l’instar de
Grégory Chatonsky dont le travail artis- que « la théoricienne de la culture Ella Shohat comme une manière de « prendre soin »
tique réfléchit les apports offerts par l’al- appelle un “plurilogue” », un discours plu- des films. « Mettre au jour une pensée silen-
térité des intelligences artificielles. riel, faisant la part belle à l’hétérogène, cieuse », l’invisible et précaire potentialité
Programmer aujourd’hui consisterait au désordre apparent des contradictions, des films, comme l’écrivent Loïc Cloez
ainsi à « dépersonnaliser » les auteurs pour dans l’espoir qu’en surgissent des « alliances et Cyril Hugonnet (association À bientôt
retrouver du collectif. Rossin s’insurge imaginatives ». Même désir d’imaginaire j’espère), implique ainsi toute une éco-
des exclusivités de festival et accapare- qui pousse Jonathan Pouthier, dans la logie de la diffusion, associant publics,
ment des films par les programmateurs. collection des 1 600 titres du Centre cinéastes et œuvres à la recherche d’es-
Erika Balsom fustige le culte de la per- Pompidou, à exhumer dans les listes des paces et de durées collectifs.
sonnalité d’autrice transmué en marke- films fantômes, disparus, corrodés ou Pierre Eugène
ting féministe. Son exposition organisée incomplets, dans une visée « spéculative ».
avec Hila Peleg, « No Master Territories » « Je pars toujours de l’hypothèse (et de la 1
Programmation reprise en bonne partie durant
(2019, voir Cahiers n° 800), présentant conviction) que les images ne sont pas visibles », l’année 2024 (premier et troisième mercredis du
mois) par le service Film du Centre Pompidou,
plus de 100 films et vidéos (hors fiction) écrit Carlos Muguiro, directeur de l’éton- où officient les deux auteurs.
de 89 cinéastes et collectifs de femmes nante école Elías Querejeta Zine Eskola,
de 1928 à 2022 dans une scénographie du Pays basque espagnol, qui possède L’Histoire d’Une histoire du cinéma, Enrico Camporesi
associant archives et œuvres accompa- quatre départements fonctionnant de et Jonathan Pouthier (dir.), Paris Expérimental, 2023.
gnées de projections, se refuse à unifier concert – archives, curation, création et La Revue documentaire, n° 33, « Programmer »,
la définition du féminin. Elle défend ce recherche – où la curation est comprise décembre 2023.
au sens pictural du terme, sans cher- véritable pierre angulaire de l’art roh-
cher à creuser l’œuvre et ses tech- mérien : « Son appréhension était que je ne
niques (l’ouvrage est court), toujours sois pas capable de dire son texte de façon
dans l’interaction qu’elle a eu avec claire et distincte », sachant que « le jeu est
l’ami. Elle évoque leur rencontre pour en fait induit par le texte ». En trame, on
la pièce Catherine de Heilbronn qu’il comprend que la fougue créatrice de
met en scène en 1979 ; la série de films Rohmer au tournage ne vient jamais
en Super 8 qu’elle a réalisée avec lui par instruction, mais toujours par éli-
dans les années 1980 ou le clip Bois ton mination : jamais il ne dit directement
café, il va être froid qu’il signe, devenu de faire de telle façon ou telle autre ; il
culte ; une autre série, produite par la préfère la grimace pour suggérer son
Compagnie Éric Rohmer et intitulée mécontentement lors d’un mouvement
« Le Modèle », résultat de cet « atelier de de caméra qui ne le satisfait pas plu-
créateur » en courts métrages qui prouve tôt qu’imposer doctement son idée. Il
son goût du partage et de la pédagogie dirige, mais en impliquant pleinement
(faire travailler des rohmériennes qui ses collaborateurs ; une maïeutique par-
signent ici leur film), dans une manière faitement orchestrée. On parle tech-
qu’on aime qualifier d’amateurisme nique, mais toujours en la rattachant
tardif. Modèle que Rohmer devient à au récit et à la vie. Exemplairement,
son tour, le livre de Rosette étant un et pour rebondir sur le travail d’écri-
portrait quasi musical du cinéaste, qui ture : « Le cinéma d’Éric Rohmer n’est pas
correspond au charmant dessin, sciem- qu’un scénario à mettre en scène, c’est la vie
ment naïf, qu’elle a fait de lui à son qui entre dans le champ. Il faut le courage
piano électrique en 1996, et qui appa- de travailler avec une lumière “normale” »,
raît parmi quelques autres souvenirs déclare Renato Berta. On touche ici au Éric Rohmer à son piano Korg, portrait réalisé
attachants. paradoxe qui anima le cinéaste toute sa par Rosette en 1996.
Asentants
rrivé dans les années 1980 après avoir
fait ses classes auprès de grands repré-
de la nouvelle vague hongkon-
indécises, temps passé ensemble dans une
vie qui se replie progressivement sur le
passé : un garçon reproduit un fantasme
ses personnages. Artisan du motif et du
spéculaire, ses mélodrames en forme de
peintures fragmentaires puisent dans un
gaise (Ann Hui et Patrick Tam), Stanley paternel (faire l’amour sur des sacs de riz), art déprécié : le maquillage. La blancheur
Kwan se distingue de ses contemporains le groupe se rend à Taïwan, aux sources des masques du muet, les expressions
Fruit Chan et Wong Kar-wai par une familiales de la défunte, et retrouve à empruntées (Lingyu prenant modèle sur
œuvre moins visuellement et narrative- Hong Kong le détective mal en point, la Marlene Dietrich de L’Ange bleu), les
ment tapageuse, empruntant la voie ana- déclarant aux jeunes ne s’être rapproché multiples têtes qu’inventent les cosmé-
chronique du mélodrame avec délicatesse d’eux que « pour voir comment vous gâchiez tiques de prostituées et d’acteurs (sujet
et un pathos contenu. vos vies ». Modèle mélancolique des films de Rouge) tout comme les masques des-
Amours déchus (1986), son deuxième de Kwan : plus le temps passe, plus les sinés par des ombres sont pour Kwan,
long métrage, flotte entre les genres, délais- nappes de passé et de géographies s’en- cinéaste-cinéphile et homosexuel à l’affût
sant les attentes du polar pour observer trelacent, brouillent le présent et éclipsent des genres qu’on peut se donner, autant
un noyau de jeunes gens après le meurtre l’avenir. Quand la mort surgit sans préve- d’interrogations sur la réanimation artifi-
incompréhensible d’une amie, et un nir, elle dénoue tout et renvoie chacun à cielle et irrésolue d’images fantomatiques.
détective bizarre, good cop et bad cop vou- son vide, ses incompréhensions, ses regrets. Pierre Eugène
lant faire ami-ami. Sans vraiment éclaircir Dans Lan Yu (2001, tourné sans autorisa-
ses personnages, le film s’attache à ce qui tion en Chine continentale), les rappro- Amours déchus, Rouge, Center Stage et Lan yu
les lie, petits jeux amicaux et conversations chements et séparations entre un homme de Stanley Kwan. Version restaurée 4K. En salles le 10 avril.
SIMON WEISSE
PAR LE MENU
T out contre une folie des grandeurs numérique qui n’en finit plus de s’essouffler,
certains stakhanovistes du fait-main fabriquent d’abord les rêves en petit pour mieux
les regarder sur grand écran. Simon Weisse, invité en février au PIDS, le festival des
effets spéciaux d’Enghien-les Bains, est l’un d’eux. Les réalisations de ce bricoleur
aux multiples casquettes balayent les échelles de taille et de vraisemblance, du faux
instrument de médecine d’époque aux rues miniatures d’une ville imaginaire. Rompant
avec une idée gigantiste du faste hollywoodien, Weisse réinvente une autre forme de
démesure artistique et économique, puisant sans doute dans la denrée la plus rare de
l’industrie du cinéma aujourd’hui : le temps. Ce luxe du détail, fruit d’un travail de longue
haleine, lui permet d’attacher aux accessoires et aux décors miniatures qu’il construit
avec son équipe la patine de merveilleux qui donnera un théâtre aux fables de Wes
Anderson, dont il est le collaborateur régulier depuis The Grand Budapest Hotel.
Circé Faure
© UNIVERSAL PICTURES
Simon Weisse posant près de la maquette miniature du train d’Asteroid City de Wes Anderson (2023).
DÉ-COLLAGES
« Je n’aime pas beaucoup le terme de
“maquettiste”, beaucoup de gens ima-
ginent que j’ai une pièce avec des petits
trains chez moi et que je joue le soir
après le boulot. Fabriquer des décors
miniatures, ce n’est pas la même chose.
Au générique, je suis crédité comme
superviseur des effets miniatures, mais
je fais un peu de tout : je suis designer,
plasticien, bricoleur, artisan d’art… Mon
père, qui était photographe de plateau
(Leo Weisse a travaillé sur une trentaine
de tournages, dont celui des Parapluies de
Cherbourg, ndlr), m’a trouvé des stages
dans différentes productions, et un jour
j’ai eu l’occasion de travailler sur Les
Aventures du baron de Munchaüsen de
Terry Gilliam (1988). L’équipe anglaise
des effets spéciaux m’a donné plein de
choses différentes à faire, entre autres des
maquettes ou des accessoires pour effets
spéciaux, et j’ai appris sur le tas. C’est ce
contact avec les Anglais qui m’a permis En haut et ci-dessus : accessoires et décors miniatures montés sur le plateau d’Asteroid City en Espagne.
de continuer, notamment avec Richard
Conway (superviseur d’effets spéciaux ayant Anderson, 1997), on était encore une numérique, il a fallu que je me spécia-
collaboré avec Gilliam, Danny Boyle, Stephen trentaine à construire des stations spa- lise dans la fabrication d’accessoires, avant
Frears ou encore Steven Spielberg, ndlr), tiales, des vaisseaux, des environnements de revenir aux miniatures. En Europe, il
devenu une sorte de mentor. Lorsque les très vastes dans les studios de Pinewood n’y a plus tellement de studios spéciali-
images de synthèse ont fini par s’impo- à Londres, mais c’est un peu le dernier sés en maquettes, sauf à Budapest et en
ser, les décors miniatures ont peu à peu film où les maquettes faisaient partie des Angleterre, où le marché de l’animation
disparu. Sur Event Horizon (Paul W. S. « effets visuels ». Avec la grande vague du en stop-motion est important.»
PENSER EN VOLUME
« Même si le modèle 3D d’un accessoire récents. On note les différentes échelles
est superbe, je fais toujours un prototype à utiliser du premier au dernier plan de
rapide avec un bout de bois ou de poly l’image et on crée rapidement des blocs
styrène. Et très curieusement, dans presque en polystyrène, pour voir ce que ça donne
la moitié des cas, ça ne fonctionne plus devant une caméra. Puis on compare avec
quand on le tient dans la main : c’est trop la première image, et si ça fonctionne on
petit, trop gros… Et ça, on ne peut pas commence à construire. On utilise sur-
le voir sur écran, même en y ajoutant tout des matières plastiques et métal-
une main en 3D. Sur des productions liques, parce qu’à l’échelle la structure
à 200 millions de dollars, l’équipe de la du bois est trop grosse, donc on ne peut
direction artistique est immense. Celle-ci utiliser que certains bois africains qui ont
conçoit des plans très précis que nous des fibres très fines. Parfois on va très loin :
devons ensuite respecter, donc j’ai un sur cette maquette de L’Île aux chiens, on
peu les mains liées. Mais pour le pod de a même fait les devantures de maga-
naissance où Neo se réveille dans Matrix sins alors que ça ne se voit pas, et que la
Resurrections (Lana Wachowski, 2021), par scène dure quelques secondes. Mais si ça
exemple, le résultat obtenu à partir de ces n’avait pas été là, l’ensemble n’aurait pas
plans n’a pas plu à Lana Wachowski : ça fonctionné. Un de mes maquettistes qui
manquait de vie. D’un coup, on nous a avait été plusieurs fois au Japon a repro-
confié le soin de redécorer l’objet, on l’a duit la forme exacte des climatiseurs qu’il
transformé en une sorte de plante avec avait pris en photo. Ces gens-là sont un
des os. Lana a aimé nos idées, ce qui a peu fous : ils peuvent travailler toute la
© CARL SPRAGUE
beaucoup contrarié les gens de la direction semaine avec moi, et le week-end ils
artistique. Wes Anderson, lui, nous envoie montent la maquette d’une jeep pour le
un storyboard animé. Tout son film est plaisir.»
déjà pensé en dessin, c’est fascinant et ça
nous permet de comprendre ce qu’il veut. BRICOLAGE ET MÉLIÈSERIES
On collabore avec l’équipe du chef déco- « Souvent les peintres-décorateurs l’éclairage et le film de maquettes, comme
rateur – souvent Adam Stockhausen – qui s’adaptent mal au changement d’échelle. Tristan Oliver, qui avait aussi fait Fantastic
conçoit le monde du film. Ils travaillent à Il faut travailler en douceur, exagérer Mr. Fox (2009). Avec Wes, c’est très par-
l’ancienne : dans toute l’équipe, une seule les patines, parce qu’une fois à l’image, ticulier parce qu’il veut filmer la plupart
personne dessine sur ordinateur. Pour la moitié de la patine disparaît, que ce des maquettes en extérieur, en lumière
L’Île aux chiens (2018), on avait reçu ce soit sur pellicule ou en caméra numé- naturelle. Ça fonctionne assez bien, mais
dessin d’une ville japonaise imaginaire rique. Par exemple, ces traînées de pluie quand on doit filmer une maquette de rue
de Carl Sprague. On l’interprète d’abord sur un bâtiment faisaient très sales, mais de 50 mètres de long à Berlin au mois de
en termes de volumes : ici on distingue une fois éclairées elles sont devenues novembre, comme pour La Merveilleuse
une partie ancienne, une partie brutaliste presque un peu lisses. Certains directeurs Histoire d’Henry Sugar (2023), ça devient
années 1950 et d’autres immeubles plus de la photographie sont spécialisés dans vite compliqué… Heureusement, il y
© SEARCHLIGHT PICTURES
rasé tout le décor pour qu’on vienne
ensuite filmer les maquettes sur place,
en Espagne. Je pensais que le train ne
fonctionnerait jamais à l’échelle, or aux
États-Unis ils ont des maquettes de train En haut : dessin de Carl Sprague de la ville imaginaire de L’Île aux chiens de Wes Anderson (2018),
au 1/8E, ce qui n’existe pas en Europe. ci-dessus : maquette du décor miniature réalisée pour le tournage du film.
Ils nous ont donné des pièces détachées
qu’il a fallu retravailler dans l’esprit de avant, donc il faut savoir en quel format parfaite. Dans le cas de Wes ou des sœurs
Wes. Rien que la locomotive faisait 2m20 ils tournent (16 mm pour Le Cygne, mais Wachowski, ils veulent voir les accessoires
et pesait 500 kg, tout était en acier, et 35 mm la plupart du temps).» et les maquettes très tôt pour nourrir
il n’y avait pas de notice Ikea… Pour l’élaboration du scénario, et nous sommes
la peinture on a fait appel à un carros- LE TEMPS DU DÉTAIL inclus dès le début des préparatifs. Pour
sier automobile que je connais. Il a fallu « Il y a toujours un moment où la pro- l’Ennui-sur-Blasé de The French Dispatch
adapter le décor de rochers pour que ça duction dit : “Ce que vous faites est tellement (2021), qui nous a demandé cinq mois de
fonctionne avec notre train, en perspec- petit, pourquoi est-ce aussi cher ?” C’est un travail pour quelques secondes de film,
tive forcée : le décor paraît très loin sur combat que je mène depuis des années. nous avions aussi fait des recherches sur
une courte distance réelle. Dans Le Cygne Je leur réponds : “Cet objet que je tiens dans le Paris ancien, pour voir à quoi ressem-
(2023), lorsque le personnage lève la tête la main, on va le voir en grand à l’écran, alors blaient les panneaux, les égouts, les bidon-
pour regarder le chemin de fer auquel que le décor derrière qui a coûté une fortune, villes… On me reproche parfois de laisser
il est attaché, le plan correspond à une il est flou.” Mais ça commence à chan- beaucoup de temps à mes collègues pour
maquette qui ne fonctionne que depuis ger : de jeunes réalisateurs ne veulent pas faire ces recherches, mais c’est ce qui nous
un seul point de vue et un certain type forcément un grand décor fastueux alors motive à créer un monde : on ne suit pas
de focale qui permet d’exagérer la pers- qu’ils auraient pu le faire en numérique, bêtement le schéma que la direction artis-
pective forcée. Tout cela est déterminé ils préfèrent que tel objet ait une finition tique nous donne.»
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Du 2 au 7 avril dans divers cinémas, région Le 13 avril à 17h30 à l’auditorium du Musée Le 14 et le 21 avril de 9h à 13h aux ateliers
parisienne de Louvre, Paris Varan, Paris
Claire Allouche participe au festival de cinéma Dans le cadre des Journées Internationales du Claire Allouche co-animera avec Ignacio Albornoz
latino-américain CLaP qui aura lieu entre le Film sur l’Art, Marcos Uzal animera un dialogue Fariña deux dimanches de Varan dédiés à la
Grand Action, l’Archipel, le Saint-André-des-Arts, avec Ricardo Cavallo et Barbet Schroeder, après réflexivité documentaire dans le Cône Sud aux xxe
le Reflet Médicis, l’Écran (Saint-Denis) et les la projection de Ricardo et la peinture. et xxie siècles.
Cinémas du Palais (Créteil).
Le 13 avril à 18h au Saint-André des Arts, Le 24 avril à 20h au Centre des Arts,
Le 6 avril à 15h au Videodrome, Marseille Paris Enghien-les-Bains
Dans le cadre d’un week-end d’hommage Élie Raufaste présente La Base de Vadim Dans le cadre de son ciné-club « Autour de
à Jacques Rozier organisé par l’association Dumesh, en présence du réalisateur. Pialat », Charlotte Garson présente Sans toit ni
Extérieur Nuit, Marcos Uzal interviendra lors loi d’Agnès Varda.
d’une table-ronde consacrée au cinéaste. Le 13 et le 15 avril à 20h au CinéCentre, Dreux
Dans le cadre du festival Regards d’ailleurs Le 2 mai à 10h au Lichtburg Filmpalast,
Le 8 avril à 20h au Cinéma L’Archipel, Paris – Filmer la Grèce, Thierry Méranger reçoit Oberhausen, Allemagne
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin présentent Sofia Exarchou pour son film Animal et Dans le cadre du festival international du court
leur ciné-club « Deux dames sérieuses ». Charlotte Rampling pour Signs and Wonders métrage d’Oberhausen, Ariel Schweitzer participe
de Jonathan Nossiter. à la table-ronde « Les festivals sont-ils toujours
un projet universaliste ? ».
LE CONSEIL DES DIX
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
Los delincuentes (Rodrigo Moreno) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★
Le mal n’existe pas (Ryûsuke Hamaguchi) ★★★ ★★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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CINEASTES
HORS-SÉRIE N°3
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Jacques
Demy
Jacques
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AU CINÉMA LE 24 AVRIL