Zola-La Joie de Vivre

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La Joie de vivre

Émile Zola

Publication: 1884
Source : Livres & Ebooks
Chapitre 1

Comme six heures sonnaient au coucou de la salle à manger, Chanteau perdit


tout espoir. Il se leva péniblement du fauteuil où il chauffait ses lourdes jambes de
goutteux, devant un feu de coke. Depuis deux heures, il attendait madame Chan-
teau, qui, après une absence de cinq semaines, ramenait ce jour-là de Paris leur
petite cousine Pauline Quenu, une orpheline de dix ans, dont le ménage avait ac-
cepté la tutelle.

- C’est inconcevable, Véronique, dit-il en poussant la porte de la cuisine. Il leur


est arrivé un malheur.

La bonne, une grande fille de trente-cinq ans, avec des mains d’homme et une
face de gendarme, était en train d’écarter du feu un gigot qui allait être certaine-
ment trop cuit. Elle ne grondait pas, mais une colère blêmissait la peau rude de
ses joues.

- Madame sera restée à Paris, dit-elle sèchement. Avec toutes ces histoires qui
n’en finissent plus et qui mettent la maison en l’air !

- Non, non, expliqua Chanteau, la dépêche d’hier soir annonçait le règlement


définitif des affaires de la petite... Madame a dû arriver ce matin à Caen, où elle
s’est arrêtée pour passer chez Davoine. À une heure, elle reprenait le train ; à deux
heures, elle descendait à Bayeux ; à trois heures, l’omnibus du père Malivoire la
déposait à Arromanches, et si même Malivoire n’a pas attelé tout de suite sa vieille
berline, Madame aurait pu être ici vers quatre heures, quatre heures et demie au
plus tard... Il n’y a guère que dix kilomètres d’Arromanches à Bonneville.

La cuisinière, les yeux sur son gigot, écoutait tous ces calculs, en hochant la tête.
Il ajouta, après une hésitation :

- Tu devrais aller voir au coin de la route, Véronique.

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Elle le regarda, plus pâle encore de colère contenue.

- Tiens ! pourquoi ?... Puisque monsieur Lazare est déjà dehors, à patauger à leur
rencontre, ce n’est pas la peine que j’aille me crotter jusqu’aux reins.

- C’est que, murmura Chanteau doucement, je finis par être inquiet aussi de
mon fils... Lui non plus ne reparaît pas. Que peut-il faire sur la route, depuis une
heure ?

Alors, sans parler davantage, Véronique prit à un clou un vieux châle de laine
noire, dont elle s’enveloppa la tête et les épaules. Puis, comme son maître la suivait
dans le corridor, elle lui dit brusquement :

- Retournez donc devant votre feu, si vous ne voulez pas gueuler demain toute
la journée, avec vos douleurs.

Et, sur le perron, après avoir refermé la porte à la volée, elle mit ses sabots et
cria dans le vent :

- Ah ! Dieu de Dieu ! en voilà une morveuse qui peut se flatter de nous faire tour-
ner en bourrique !

Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences de cette fille, entrée
chez lui à l’âge de quinze ans, l’année même de son mariage. Lorsqu’il n’enten-
dit plus le bruit des sabots, il s’échappa comme un écolier en vacances et alla se
planter, à l’autre bout du couloir, devant une porte vitrée qui donnait sur la mer.
Là, il s’oublia un instant, court et ventru, le teint coloré, regardant le ciel de ses
gros yeux bleus à fleur de tête, sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras.
Il était à peine âgé de cinquante-six ans ; mais les accès de goutte dont il souffrait
l’avaient vieilli de bonne heure. Distrait de son inquiétude, les regards perdus, il
songeait que la petite Pauline finirait bien par faire la conquête de Véronique.

Puis, était-ce sa faute ? Quand ce notaire de Paris lui avait écrit que son cousin
Quenu, veuf depuis six mois, venait de mourir à son tour en le chargeant par tes-
tament de la tutelle de sa fille, il ne s’était pas senti la force de refuser. Sans doute
on ne se voyait guère, la famille se trouvait dispersée, le père de Chanteau avait
jadis créé à Caen un commerce de bois du Nord, après avoir quitté le Midi et battu
toute la France, comme simple ouvrier charpentier, tandis que le petit Quenu, dès
la mort de sa mère, était débarqué à Paris, où un autre de ses oncles lui avait plus

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tard cédé une grande charcuterie, en plein quartier des Halles. Et on s’était à peine
rencontré deux ou trois fois, lorsque Chanteau, forcé par ses douleurs de quitter
son commerce, avait fait des voyages à Paris, afin de consulter les célébrités médi-
cales. Seulement, les deux hommes s’estimaient, le mourant rêvait peut-être pour
sa fille l’air salubre de la mer. Celle-ci d’ailleurs, héritant de la charcuterie, serait
loin d’être une charge. Enfin, madame Chanteau avait accepté, même si vivement,
qu’elle avait voulu éviter à son mari la fatigue dangereuse d’un voyage, partant
seule, battant le pavé, réglant les affaires, avec son continuel besoin d’activité ; et
il suffisait à Chanteau que sa femme fût contente.

Mais pourquoi n’arrivaient-elles pas toutes les deux ? Ses craintes le reprenaient,
en face du ciel livide, où le vent d’ouest emportait de grands nuages noirs, comme
des haillons de suie, dont les déchirures traînaient au loin dans la mer. C’était une
de ces tempêtes de mars, lorsque les marées de l’équinoxe battent furieusement
les côtes. Le flot, qui commençait seulement à monter, ne mettait encore sur l’ho-
rizon qu’une barre blanche, une écume mince et perdue ; et la plage, si largement
découverte ce jour-là, cette lieue de rochers et d’algues sombres, cette plaine rase,
salie de flaques, tachée de deuil, prenait une mélancolie affreuse, sous le crépus-
cule tombant de la fuite épouvantée des nuages.

- Peut-être bien que le vent les a chavirées dans un fossé, murmura Chanteau.

Un besoin de voir le poussait. Il ouvrit la porte vitrée, risqua ses chaussons de


lisières sur le gravier de la terrasse, qui dominait le village. Quelques gouttes de
pluie volant dans l’ouragan lui cinglèrent le visage, un souffle terrible fit claquer
son veston de grosse laine bleue. Mais il s’entêtait, sans casquette, le dos arrondi ;
et il vint s’accouder au parapet, pour surveiller la route, en bas. Cette route dé-
valait entre deux falaises, on aurait dit un coup de hache dans le roc, une fente
qui avait laissé couler les quelques mètres de terre, où se trouvaient plantées les
vingt-cinq à trente masures de Bonneville. Chaque marée semblait devoir les écra-
ser contre la rampe, sur leur lit étroit de galets. À gauche, il y avait un petit port
d’échouage, une bande de sable, où des hommes hissaient à cris réguliers une di-
zaine de barques. Ils n’étaient pas deux cents habitants, ils vivaient de la mer, fort
mal, collés à leur rocher avec un entêtement stupide de mollusques. Et, au-dessus
des misérables toits, défoncés chaque hiver par les vagues, on ne voyait sur les fa-
laises, à demi-pente, que l’église à droite, et que la maison des Chanteau à gauche,
séparées par le ravin de la route. C’était là tout Bonneville.

- Hein ? quel fichu temps ! cria une voix.

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Ayant levé les yeux, Chanteau reconnut le curé, l’abbé Horteur, un homme trapu,
à encolure de paysan, dont les cinquante ans n’avaient pas encore pâli les cheveux
roux. Devant l’église, sur le terrain du cimetière, le prêtre s’était réservé un pota-
ger ; et il était là, regardant ses premières salades, en serrant sa soutane entre ses
cuisses, pour que l’ouragan ne la lui mît pas sur la tête. Chanteau, qui ne pouvait
parler et se faire entendre contre le vent, dut se contenter de saluer de la main.

- Je crois qu’ils n’ont pas tort de retirer les barques, continua le curé à plein
gosier. Vers dix heures, ils danseront.

Et, comme décidément une rafale le coiffait de sa soutane, il disparut derrière


l’église.

Chanteau s’était retourné, gonflant les épaules, tenant le coup. Les yeux pleins
d’eau, il jetait un regard sur son jardin brûlé par la mer, et sur la maison de briques,
aux deux étages de cinq fenêtres, dont les persiennes, malgré les clavettes d’arrêt,
menaçaient d’être arrachées. Lorsque la rafale eut passé, il se pencha de nouveau
sur la route ; mais Véronique revenait, en agitant les bras.

- Comment ! vous êtes sorti ?... Voulez-vous bien vite rentrer, monsieur !

Elle le rattrapa dans le corridor, le gourmanda ainsi qu’un enfant pris en faute.
N’est-ce pas ? quand il souffrirait le lendemain, ce serait encore elle qui serait obli-
gée de le soigner !

- Tu n’as rien vu ? demanda-t-il d’un ton soumis.

- Bien sûr, non, que je n’ai rien vu... Madame est certainement à l’abri quelque
part.

Il n’osait lui dire qu’elle aurait dû pousser plus loin. Maintenant, c’était l’ab-
sence de son fils qui le tourmentait surtout.

- J’ai vu, reprit la bonne, que tout le pays est en l’air. Ils ont peur d’y rester, cette
fois... Déjà, en septembre, la maison des Cuche a été fendue du haut en bas, et
Prouane, qui montait sonner l’angélus, vient de me jurer qu’elle serait par terre
demain.

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Mais, à ce moment, un grand garçon de dix-neuf ans franchit d’une enjambée
les trois marches du perron. Il avait un front large, des yeux très clairs, avec un fin
duvet de barbe châtaine, qui encadrait sa face longue.

- Ah ! tant mieux ! voici Lazare ! dit Chanteau soulagé. Comme tu es mouillé,


mon pauvre enfant !

Le jeune homme accrochait, dans le vestibule, un caban trempé par les ondées.

- Eh bien ? demanda de nouveau le père.

- Eh bien ! personne ! répondit Lazare. Je suis allé jusqu’à Verchemont, et là j’ai


attendu sous le hangar de l’auberge, les yeux sur la route, qui est un vrai fleuve
de boue. Personne !... Alors, j’ai craint de t’inquiéter, je suis revenu. Il avait quitté
le lycée de Caen au mois d’août, après avoir passé son baccalauréat, et depuis
huit mois il battait les falaises, ne se décidant point à choisir une occupation, pas-
sionné seulement de musique, ce qui désespérait sa mère. Elle était partie fâchée,
car il avait refusé de l’accompagner à Paris, où elle rêvait de lui trouver une posi-
tion. Toute la maison s’en allait à la débandade, dans une aigreur involontaire que
la vie commune du foyer aggravait encore.

- Maintenant que te voilà prévenu, reprit le jeune homme, j’ai envie de pousser
jusqu’à Arromanches.

- Non, non, la nuit tombe, s’écria Chanteau. Il est impossible que ta mère nous
laisse sans nouvelle. J’attends une dépêche... Tiens ! on dirait une voiture. Véro-
nique avait rouvert la porte.

- C’est le cabriolet du docteur Cazenove, annonça-t-elle. Est-ce qu’il devait ve-


nir, monsieur ?... Ah ! mon Dieu ! mais c’est Madame !

Tous descendirent vivement le perron. Un gros chien de montagne croisé de


terre-neuve, qui dormait dans un coin du vestibule, s’élança avec des abois fu-
rieux. À ce vacarme, une petite chatte blanche, l’air délicat, parut aussi sur le seuil ;
mais, devant la cour boueuse, sa queue eut un léger tremblement de dégoût, et elle
s’assit proprement, en haut des marches, pour voir.

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Cependant, une dame de cinquante ans environ avait sauté du cabriolet avec
une souplesse de jeune fille. Elle était petite et maigre, les cheveux encore très
noirs, le visage agréable, gâté par un grand nez d’ambitieuse. D’un bond, le chien
lui avait posé les pattes sur les épaules, pour l’embrasser ; et elle se fâchait.

- Voyons, Mathieu, veux-tu me lâcher ?... Grosse bête ! as-tu fini ?

Lazare, derrière le chien, traversait la cour. Il cria, pour demander :

- Pas de malheur, maman ?

-Non, non, répondit madame Chanteau.

- Mon Dieu ! nous étions d’une inquiétude ! dit le père qui avait suivi son fils,
malgré le vent. Qu’est-il donc arrivé ?

- Oh ! des ennuis tout le temps, expliqua-t-elle. D’abord, les chemins sont si


mauvais, qu’il a fallu près de deux heures pour venir de Bayeux. Puis, à Arro-
manches, voilà qu’un cheval de Malivoire se casse une patte ; et il n’a pu nous
en donner un autre, j’ai vu le moment qu’il nous faudrait coucher chez lui... Enfin,
le docteur a eu l’obligeance de nous prêter son cabriolet. Ce brave Martin nous a
conduites...

Le cocher, un vieil homme à jambe de bois, un ancien matelot opéré autrefois


par le chirurgien de marine Cazenove, et resté plus tard à son service, était en train
d’attacher le cheval. Madame Chanteau s’était interrompue, pour lui dire :

- Martin, aidez donc la petite à descendre.

Personne n’avait encore songé à l’enfant. Comme la capote du cabriolet tom-


bait très bas, on ne voyait que sa jupe de deuil et ses petites mains gantées de
noir. Du reste, elle n’attendit pas que le cocher l’aidât, elle sauta légèrement à son
tour. Une bourrasque soufflait, ses vêtements claquèrent, des mèches de cheveux
bruns s’envolèrent, sous le crêpe de son chapeau.

Et elle avait l’air très fort pour ses dix ans, les lèvres grosses, la figure pleine
et blanche, de cette blancheur des fillettes élevées dans les arrière-boutiques de
Paris. Tous la regardaient. Véronique, qui arrivait pour saluer sa maîtresse, s’était

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arrêtée à l’écart, la face glacée et jalouse. Mais Mathieu n’imitait pas cette réserve,
il s’élança entre les bras de l’enfant, et lui débarbouilla le visage d’un coup de
langue.

- N’aie pas peur ! cria madame Chanteau, il n’est pas méchant.

- Oh ! je n’ai pas peur, répondit doucement Pauline. J’aime bien les chiens.

En effet, elle était toute tranquille, au milieu des rudes accolades de Mathieu.
Sa petite figure grave s’éclaira d’un sourire, dans son deuil ; puis, elle posa un gros
baiser sur le museau du terre-neuve.

- Et les gens, tu ne les embrasses pas ? reprit madame Chanteau. Tiens ! voici ton
oncle, puisque tu m’appelles ta tante... Et voici ton cousin alors, un grand galopin
qui est moins sage que toi.

L’enfant n’éprouvait aucune gêne. Elle embrassa tout le monde, elle trouva un
mot pour chacun, avec une grâce de petite Parisienne, déjà rompue aux politesses.

- Mon oncle, je vous remercie bien de me prendre chez vous... Vous verrez, mon
cousin, nous ferons bon ménage...

- Mais elle est très gentille ! s’écria Chanteau ravi.

Lazare la regardait avec surprise, car il se l’était imaginée plus petite, d’une niai-
serie effarouchée de gamine.

- Oui, oui, très gentille, répétait la vieille dame. Et brave, vous n’avez pas idée !...
Le vent nous prenait de face, dans cette voiture, et nous aveuglait de poussière
d’eau. Vingt fois j’ai cru que la capote, qui craquait comme une voile, allait se
fendre. Eh bien ! elle s’amusait, elle trouvait ça drôle... Mais qu’est-ce que nous fai-
sons là ? Il est inutile de nous mouiller davantage, voici la pluie qui recommence.

Elle se tournait, cherchant Véronique. Lorsqu’elle l’aperçut à l’écart, la mine


revêche, elle lui dit ironiquement :

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- Bonjour, ma fille, comment te portes-tu ?... En attendant que tu me demandes
de mes nouvelles, tu vas monter une bouteille pour Martin, n’est-ce pas ?... Nous
n’avons pu prendre nos malles, Malivoire les apportera demain de bonne heure...
Elle s’interrompit, elle retourna vers la voiture, bouleversée.

- Et mon sac !... J’ai eu une peur ! j’ai craint qu’il ne fût tombé sur la route.

C’était un gros sac de cuir noir, déjà blanchi aux angles par l’usure, et quelle
refusa absolument de confier à son fils. Enfin, tous se dirigeaient vers la maison,
lorsqu’une nouvelle bourrasque les arrêta, l’haleine coupée, devant la porte. La
chatte, assise d’un air curieux, les regardait lutter contre le vent ; et madame Chan-
teau voulut savoir si Minouche s’était bien conduite pendant son absence. Ce nom
de Minouche fit encore sourire Pauline, de sa bouche grave. Elle se baissa, elle ca-
ressa la chatte, qui vint aussitôt se frotter contre sa jupe, la queue en l’air. Mathieu
s’était remis à aboyer violemment, pour sonner le retour au gîte, en voyant la fa-
mille monter le perron et se mettre enfin à l’abri, dans le vestibule.

- Ah ! on est bien ici, dit la mère. Je finissais par croire que nous n’arriverions
jamais... Oui, Mathieu, tu es un bon chien, mais laisse-nous tranquilles. Oh ! je
t’en prie, Lazare, fais-le taire : il m’entre dans les oreilles !

Le chien s’entêtait, la rentrée des Chanteau dans leur salle à manger s’opéra
aux éclats de cette musique d’allégresse. Devant eux, ils poussaient Pauline, la
nouvelle enfant de la maison ; et, derrière, venait Mathieu, toujours aboyant, suivi
lui-même de la Minouche, dont le poil nerveux frémissait au milieu de ce tapage.

Déjà, dans la cuisine, Martin avait bu deux verres de vin coup sur coup, et il
s’en allait, tapant le carreau de sa jambe de bois, criant le bonsoir à tout le monde.
Véronique venait de rapprocher du feu son gigot, qui était froid. Elle parut, elle
demanda :

- Est-ce qu’on mange ?

- Je crois bien, il est sept heures, dit Chanteau. Seulement, ma fille, il faudrait
attendre que Madame et la petite se fussent changées.

- Mais je n’ai pas la malle pour Pauline, fit remarquer madame Chanteau. Heu-
reusement que nous ne sommes pas mouillées dessous... Ôte ton manteau et ton

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chapeau, ma chérie. Débarrasse-la donc, Véronique... Et déchausse-la, n’est-ce
pas ? J’ai ici ce qu’il faut.

La bonne dut s’agenouiller devant l’enfant, qui s’était assise. Pendant ce temps,
la vieille dame tirait de son sac une paire de petits chaussons de feutre, qu’elle
lui mit elle-même aux pieds. Puis, elle se fit déchausser à son tour, et plongea de
nouveau dans le sac, d’où elle revint avec une paire de savates pour elle.

- Alors, je sers ? demanda encore Véronique.

- Tout à l’heure... Pauline, viens dans la cuisine te laver les mains et te passer de
l’eau sur la figure... Nous mourons de faim, plus tard on se décrassera à fond.

Ce fut Pauline qui reparut la première, laissant sa tante le nez dans une terrine.
Chanteau avait repris sa place devant le feu, au fond de son grand fauteuil de ve-
lours jaune ; et il se frottait les jambes d’un geste machinal, avec la peur d’une
crise prochaine, tandis que Lazare coupait des tranches de pain, debout devant la
table, où quatre couverts étaient mis depuis plus d’une heure. Les deux hommes,
un peu gênés, souriaient à l’enfant, sans trouver une parole. Elle, tranquillement,
examinait la salle meublée de noyer, passant du buffet et de la demi-douzaine
de chaises à la suspension de cuivre verni, retenue surtout par cinq lithographies
encadrées, les Saisons et une Vue du Vésuve, qui se détachaient sur le papier mar-
ron des murailles. Sans doute le faux lambris de chêne peint, égratigné d’éraflures
plâtreuses, le parquet sali d’anciennes taches de graisse, l’abandon de cette pièce
commune où la famille vivait, lui firent regretter la belle charcuterie de marbre
qu’elle avait quittée la veille, car ses yeux s’attristèrent, elle sembla deviner un
instant les sourdes aigreurs cachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour
elle. Enfin, ses regards, après s’être intéressés à un baromètre très ancien, dans
un cartel de bois doré, se fixèrent sur une construction étrange qui tenait toute la
tablette de la cheminée, sous une boîte de verre collée aux arêtes par de minces
bandes de papier bleu. On aurait dit un jouet, un pont de bois en miniature, mais
un pont d’une charpente extraordinairement compliquée.

- C’est ton grand-oncle qui a fait ça, expliqua Chanteau, heureux de trouver un
sujet de conversation. Oui, mon père avait commencé par être charpentier... J’ai
toujours gardé son chef-d’œuvre.

Il ne rougissait pas de son origine, et madame Chanteau tolérait le pont sur


la cheminée, malgré l’humeur que lui causait cette curiosité encombrante, qui lui

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rappelait son mariage avec un fils d’ouvrier. Mais déjà la petite fille n’écoutait plus
son oncle : par la fenêtre, elle venait d’apercevoir l’horizon immense, et elle tra-
versa vivement la pièce, elle se planta devant les vitres, dont les rideaux de mous-
seline étaient relevés à l’aide d’embrasses de coton. Depuis son départ de Paris,
la mer était sa préoccupation continuelle. Elle en rêvait, elle ne cessait de ques-
tionner sa tante dans le wagon, voulant savoir, à chaque coteau, si la mer n’était
pas derrière ces montagnes. Enfin, sur la plage d’Arromanches, elle était restée
muette, les yeux agrandis, le cœur gonflé d’un gros soupir ; puis, d’Arromanches
à Bonneville, elle avait à chaque minute allongé la tête hors du cabriolet, malgré
le vent, pour voir la mer qui les suivait. Et, maintenant, la mer était encore là, elle
serait toujours là, comme une chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait
en prendre possession.

La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé


des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que
la pâleur du flot qui montait. C’était une écume blanche toujours élargie, une suc-
cession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les
dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont l’approche semblait
une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes
moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bon-
neville désert, calfeutré derrière ses portes, tandis que les barques, abandonnées
en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La
pluie noyait le village d’un brouillard fumeux, seule l’église se découpait encore
nettement, dans un coin blême des nuées.

Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveau gonflé ; elle étouffait, et
elle soupira longuement, tout son souffle parut sortir de ses lèvres.

- Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare, qui était venu se placer derrière
elle.

Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuis qu’elle était là, une
timidité de grand garçon gauche.

- Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner la tête.

Il allait la tutoyer, il se reprit.

- Ça ne vous effraie pas ?

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Alors, elle le regarda, l’air étonné.

- Non, pourquoi ?... Bien sûr que l’eau ne montera pas jusqu’ici.

- Eh ! on n’en sait rien, dit-il, cédant à un besoin de se moquer d’elle. Des fois,
l’eau passe par-dessus l’église.

Mais elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi, c’était une bouffée de
gaieté bruyante et saine, la gaieté d’une personne de raison que l’absurde met en
joie. Et ce fut elle qui tutoya la première le jeune homme, en lui prenant les mains,
comme pour jouer.

- Oh ! cousin, tu me crois donc bien bête !... Est-ce que tu resterais ici, si l’eau
passait par-dessus l’église ?

Lazare riait à son tour, serrait les mains de l’enfant, tous deux désormais bons
camarades. Justement, madame Chanteau rentra au milieu de ces éclats joyeux.
Elle parut heureuse, elle dit, en s’essuyant les mains :

- La connaissance est faite... Je savais bien que vous vous entendriez ensemble.

- Je sers, madame ? interrompit Véronique, debout sur le seuil de la cuisine.

- Oui, oui, ma fille... Seulement, tu ferais mieux d’allumer d’abord la lampe. On


n’y voit plus.

La nuit, en effet, venait si rapidement, que la salle à manger obscure n’était


plus éclairée que par le reflet rouge du coke. Ce fut encore un retard. Enfin, la
bonne baissa la suspension, le couvert apparut sous le rond de clarté vive. Et
tout le monde était assis, Pauline entre son oncle et son cousin, en face de sa
tante, lorsque cette dernière se leva de nouveau, avec sa vivacité de vieille femme
maigre, qui ne pouvait rester en place.

- Où est mon sac ?... Attends, ma chérie, je vais te donner ta timbale... Ôte le
verre, Véronique. Elle est habituée à sa timbale, cette enfant.

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Elle avait sorti une timbale d’argent, déjà bossuée, qu’elle essuya avec sa ser-
viette, et qu’elle posa devant Pauline. Puis, elle garda son sac derrière elle, sur une
chaise. La bonne servait un potage au vermicelle, en avertissant de son air maus-
sade qu’il était beaucoup trop cuit. Personne n’osa se plaindre : on avait grand-
faim, le bouillon sifflait dans les cuillers. Ensuite, vint le bouilli. Chanteau, très
gourmand, y toucha à peine, se réservant pour le gigot. Mais, quand celui-ci fut
sur la table, Il y eut une protestation générale. C’était du cuir desséché. On ne
pouvait manger ça.

- Pardi ! je le sais bien, dit tranquillement Véronique. Fallait pas faire attendre !

Pauline, gaiement, coupait sa viande en petits morceaux et l’avalait tout de


même. Quant à Lazare, il ne savait jamais ce qu’il avait sur son assiette, il aurait
englouti des tranches de pain pour des blancs de volaille. Cependant, Chanteau
regardait le gigot d’un œil morne.

- Et avec ça, Véronique, qu’est-ce que tu as ?

- Des pommes de terre sautées, monsieur.

Il fit un geste de désespoir, en s’abandonnant dans son fauteuil. La bonne re-


prit :

- Si Monsieur veut que je rapporte le bœuf ?

Mais il refusa d’un branle mélancolique de la tête. Autant du pain que du bouilli.
Ah ! mon Dieu ! quel dîner ! Jusqu’au mauvais temps qui avait empêché d’avoir du
poisson ! Madame Chanteau, très petite mangeuse, le regardait avec pitié.

- Mon pauvre ami, dit-elle tout d’un coup, tu me fais de la peine... J’avais là un
cadeau pour demain ; mais, puisqu’il y a famine, ce soir...

- Elle avait rouvert son sac et en tirait une terrine de foie gras. Les yeux de Chan-
teau s’allumèrent. Du foie gras ! du fruit défendu ! une friandise adorée que son
médecin lui interdisait absolument !

- Seulement, tu sais, continuait sa femme, je ne t’en permets qu’une tartine...


Sois raisonnable, ou tu n’en auras jamais plus.

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Il avait saisi la terrine, il se servait d’une main tremblante. Souvent, de terribles
combats se livraient ainsi entre sa terreur d’un accès et la violence de sa gourman-
dise ; et, presque toujours, la gourmandise était la plus forte. Tant pis ! c’était trop
bon, il souffrirait !

Véronique, qui l’avait regardé se tailler une large tranche, retourna dans sa cui-
sine, en murmurant :

- Ah bien ! ce que Monsieur gueulera !

- Ce mot revenait naturellement dans sa bouche, les maîtres l’avaient accepté,


tant elle le disait d’une façon simple.

Monsieur gueulait, quand il avait une crise ; et c’était tellement ça, qu’on ne
songeait point à la rappeler au respect.

La fin du dîner fut très gaie. Lazare, en plaisantant, ôta la terrine des mains
de son père. Mais, lorsque le dessert parut, un fromage de Pont-l’Evêque et des
biscuits, la grande joie fut une brusque apparition de Mathieu. Jusque-là, il avait
dormi quelque part, sous la table. L’arrivée des biscuits venait de l’éveiller, il sem-
blait les sentir dans son sommeil ; et, tous les soirs, à ce moment précis, il se se-
couait, il faisait sa ronde, guettant les cœurs sur les visages. D’habitude, c’était
Lazare qui se laissait le plus vite apitoyer ; seulement, ce soir-là, Mathieu, à son
deuxième tour, regarda fixement Pauline, de ses bons yeux humains ; puis, devi-
nant une grande amie des bêtes et des gens, il posa sa tête énorme sur le petit
genou de l’enfant, sans la quitter de ses regards pleins de tendres supplications.

- Oh ! le mendiant ! dit madame Chanteau. Doucement, Mathieu ! veux-tu bien


ne pas te jeter si fort sur la nourriture !

Le chien, d’un coup de gosier, avait bu le morceau de biscuit que Pauline lui
tendait ; et il replaçait sa tête sur le petit genou, il demandait un autre morceau,
les yeux toujours dans les yeux de sa nouvelle amie. Elle riait, le baisait, le trouvait
bien drôle, les oreilles rabattues, une tache noire sur l’œil gauche, la seule tache
qui marquât sa robe blanche, aux longs poils frisés. Mais il y eut un incident : la
Minouche, jalouse, venait de sauter légèrement au bord de la table ; et, ronron-
nante, l’échine souple, avec des grâces de jeune chèvre, elle donnait de grands
coups de tête dans le menton de l’enfant. C’était sa façon de se caresser, on sen-
tait son nez froid et l’effleurement de ses dents pointues, tandis quelle dansait sur

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ses pattes, comme un mitron pétrissant de la pâte. Alors, Pauline fut enchantée,
entre les deux bêtes, la chatte à gauche, le chien à droite, envahie par eux, exploi-
tée indignement, jusqu’à leur distribuer tout son dessert.

- Renvoie-les donc, lui dit sa tante. Ils ne te laisseront rien.

- Qu’est-ce que ça fait ? répondit-elle simplement, dans son bonheur de se dé-


pouiller.

On avait fini. Véronique ôtait le couvert. Les deux bêtes, voyant la table nette,
s’en allèrent sans dire merci, en se léchant une dernière fois. Pauline s’était levée,
et debout devant la fenêtre, elle tâchait de voir. Depuis le potage, elle regardait
cette fenêtre s’obscurcir, devenir peu à peu d’un noir d’encre. Maintenant, c’était
un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avait sombré, le ciel, l’eau,
le village, l’église elle-même. Sans s’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle
cherchait la mer, elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allait
monter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voix haute, monstrueuse,
dont la menace continue s’enflait à chaque minute, au milieu des hurlements du
vent et du cinglement des averses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume,
sur le chaos des ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par la tempête, au
fond de ce néant.

- Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide... et elle a encore deux heures à monter !

- Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je crois que Bonneville serait fichu.
Heureusement qu’il nous prend de biais.

La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grands yeux pleins d’une pitié
inquiète.

- Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri, il faut laisser les autres
se débrouiller, chacun a ses malheurs... Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de
thé bien chaud ? Et puis, nous irons nous coucher.

Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapis rouge à grosses fleurs,
autour duquel la famille passait les soirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un
instant, était revenu avec un encrier, une plume, toute une poignée de papiers ; et
il s’installa sous la lampe, il se mit à copier de la musique. Madame Chanteau,

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dont les regards tendres ne quittaient pas son fils depuis son retour, devint brus-
quement très aigre.

- Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner une soirée, même le jour de
mon retour ?

- Mais, maman, je ne m’en vais pas, je reste avec toi... Tu sais bien que ça ne
m’empêche pas de causer. Va, va, dis-moi quelque chose, je te répondrai.

Et il s’entêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table. Chanteau s’était


allongé douillettement dans son fauteuil, les mains abandonnées. Devant le feu,
Mathieu s’endormait ; pendant que Minouche, remontée d’un bond sur le tapis,
faisait une grande toilette, une cuisse en l’air, se léchant avec précaution le poil du
ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspension de cuivre, et bientôt
Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos à sa nouvelle famille, ne put résister au
sommeil, brisée de lassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête,
s’assoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous la clarté tranquille de la
lampe. Ses paupières fines étaient comme un voile de soie tiré sur son regard, un
petit souffle régulier sortait de ses lèvres pures.

- Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau en baissant la voix. Nous
la réveillerons pour qu’elle prenne son thé, et nous la coucherons.

Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, on n’entendait que


la plume de Lazare. C’était une grande paix, la somnolence des vieilles habitudes,
la vie ruminée chaque soir à la même place. Longtemps, le père et la mère se re-
gardèrent sans rien dire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation :

- Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ?

Elle haussa furieusement les épaules.

- Ah bien ! oui, un bon inventaire !... Quand je te le disais, que tu te laissais mettre
dedans !

Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ils parlaient bas, ils ne
voulaient d’abord que se communiquer brièvement les nouvelles. Mais la passion
les emportait, et peu à peu tous les tracas du ménage se déroulèrent.

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À la mort de son père, l’ancien ouvrier charpentier, qui menait son commerce
de bois du Nord avec les coups d’audace d’une tête aventureuse, Chanteau avait
trouvé une maison fort compromise. Peu actif, d’une prudence routinière, il s’était
contenté de sauver la situation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement
sur des bénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, il épousa une
institutrice, qu’il rencontra dans une famille amie. Eugénie de la Vignière, orphe-
line de hobereaux ruinés du Cotentin, comptait lui souffler au cœur son ambition.
Mais lui, d’une éducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat, re-
culait devant les vastes entreprises, opposait l’inertie de sa nature aux volontés
dominatrices de sa femme. Lorsqu’il leur vint un fils, celle-ci reporta sur cet enfant
son espoir d’une haute fortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque
soir. Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs : Chanteau, qui
depuis l’âge de quarante ans souffrait de la goutte, finit par avoir des accès si dou-
loureux, qu’il parla de vendre sa maison. C’était la médiocrité, de petites écono-
mies mangées à l’écart, l’enfant jeté plus tard dans l’existence, sans le soutien des
premiers vingt mille francs de rente qu’elle rêvait pour lui.

Alors, madame Chanteau voulut au moins s’occuper de la vente. Les bénéfices


pouvaient être d’une dizaine de mille francs, dont le ménage vivait largement, car
elle avait le goût des réceptions. Ce fut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui
eut l’idée de la combinaison suivante : Davoine achetait le commerce de bois cent
mille francs, seulement il n’en versait que cinquante mille ; en lui abandonnant
les cinquante mille autres, les Chanteau restaient ses associés et partageaient les
bénéfices. Ce Davoine semblait être un homme d’une intelligence hardie ; même
en admettant qu’il ne fit pas rendre davantage à la maison, c’étaient toujours cinq
mille francs assurés, qui, ajoutés aux trois mille produits par les cinquante mille
placés sur hypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs. Avec
cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, qui devait les tirer de leur vie
médiocre.

Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justement acheté, deux an-
nées auparavant, une maison au bord de la mer, à Bonneville, une occasion pê-
chée dans la débâcle d’un client insolvable. Au lieu de la revendre, comme elle
en avait eu un moment l’idée, madame Chanteau décida qu’on se retirerait là-
bas, au moins jusqu’aux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à ses récep-
tions, s’enfouir dans un trou perdu, était pour elle un suicide ; mais elle cédait
sa maison entière à Davoine, il lui aurait fallu louer autre part, et le courage lui
venait de faire des économies, avec l’idée entêtée d’opérer plus tard une rentrée
triomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grande position. Chanteau
approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devrait s’accommoder du voisinage de la

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mer, d’ailleurs, sur trois médecins consultés, deux avaient eu l’obligeance de dé-
clarer que le vent du large tonifierait d’une façon puissante l’état général. Donc,
un matin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors d e quatorze
ans, partirent pour s’installer définitivement à Bonneville.

Depuis cet arrachement héroïque, cinq années s’étaient écoulées, et les affaires
du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine se lançait dans de grandes
spéculations, il disait avoir besoin de continuelles avances, risquait de nouveau
les bénéfices, de sorte que les inventaires se soldaient presque par des pertes. À
Bonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francs de rentes, si maigre-
ment qu’on avait dû vendre le cheval et que Véronique cultivait le potager.

- Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si l’on m’a mis dedans, c’est un peu ta
faute.

Mais elle n’acceptait plus cette responsabilité, elle oubliait volontiers que l’as-
sociation avec Davoine était son œuvre.

- Comment ! ma faute ! répondit-elle d’une voix sèche. Est-ce que c’est moi qui
suis malade ?... Si tu n’avais pas été malade, nous serions peut-être millionnaires.

Chaque fois que l’amertume de sa femme débordait ainsi, il baissait la tête, gêné
et honteux d’abriter dans ses os l’ennemie de la famille.

- Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a l’air certain du coup qu’il prépare. Si


le sapin remonte, nous avons une fortune.

- Et puis, quoi ? interrompit Lazare, sans cesser de copier sa musique, nous


mangeons tout de même... Vous avez bien tort de vous tracasser. C’est moi qui
me moque de l’argent !

Madame Chanteau haussa une seconde fois les épaules.

- Toi, tu ferais mieux de t’en moquer un peu moins, et de ne pas perdre ton
temps à des bêtises.

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Dire que c’était elle qui lui avait appris le piano ! Rien que la vue d’une parti-
tion l’exaspérait aujourd’hui. Son dernier espoir croulait : ce fils qu’elle avait rêvé
préfet ou président de cour, parlait d’écrire des opéras ; et elle le voyait plus tard
courir le cachet comme elle, dans la boue des rues.

- Enfin, reprit-elle, voici un aperçu des trois derniers mois que Davoine m’a
donné... Si ça continue de la sorte, c’est nous qui lui devrons de l’argent en juillet.

Elle avait posé son sac sur la table et en sortait un papier, qu’elle tendit à Chan-
teau. Il dut le prendre, le retourna, finit par le placer devant lui, sans l’ouvrir. Juste-
ment, Véronique apportait le thé. Un long silence tomba, les tasses restèrent vides.
Près du sucrier, la Minouche, qui avait mis les pattes en manchon, serrait les pau-
pières, béatement ; tandis que Mathieu, devant la cheminée, ronflait comme un
homme. Et la voix de la mer continuait à monter au-dehors, ainsi qu’une basse for-
midable, accompagnent les petits bruits paisibles de cet intérieur ensommeillé.

- Si tu la réveillais, maman ? dit Lazare. Elle ne doit pas être bien là, pour dormir.

- Oui, oui, murmura madame Chanteau, préoccupée, les yeux sur Pauline.

Tous trois regardaient l’enfant assoupie. Son haleine s’était calmée encore, ses
joues blanches et sa bouche rose avaient une douceur immobile de bouquet, dans
la clarté de la lampe. Seuls, ses petits cheveux châtains dépeignés par le vent je-
taient une ombre sur son front délicat. Et l’esprit de madame Chanteau retournait
à Paris, au milieu des ennuis qu’elle venait d’avoir, étonnée elle-même de sa cha-
leur à accepter cette tutelle, prise d’une considération instinctive pour une pupille
riche, d’une honnêteté stricte d’ailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la for-
tune dont elle aurait la garde.

- Quand je suis descendue dans cette boutique, se mit-elle à raconter lente-


ment, elle était en petite robe noire, elle m’a embrassée, avec de gros sanglots...
Oh ! une très belle boutique, une charcuterie tout en marbres et en glaces, juste en
face des Halles... Et j’ai trouvé là une gaillarde, une bonne haute comme une botte,
fraîche, rouge, qui avait prévenu le notaire, fait poser les scellés, et qui continuait
tranquillement à vendre du boudin et des saucisses... C’est Adèle qui m’a conté la
mort de notre pauvre cousin Quenu. Depuis six mois qu’il avait perdu sa femme
Lisa, le sang l’étouffait ; toujours, il portait la main à son cou, comme pour ôter
sa cravate ; enfin, un soir, on l’a trouvé la figure violette, le nez tombé dans une
terrine de graisse... Son oncle Gradelle était mort ainsi.

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Elle se tut, le silence recommença. Sur le visage endormi de Pauline, un rêve
passait, la clarté rapide d’un sourire.

- Et, pour la procuration, tout a bien marché ? demanda Chanteau.

- Très bien... Mais ton notaire a eu joliment raison de laisser le nom de manda-
taire en blanc, car il paraît que je ne pouvais te remplacer : les femmes sont exclues
de ces affaires-là... Comme je te l’ai écrit, je suis allée m’entendre, dès mon arri-
vée, avec ce notaire de Paris qui t’avait envoyé un extrait du testament, où tu étais
nommé tuteur. Tout de suite, il a mis la procuration au nom de son maître-clerc,
ce qui a lieu souvent, m’a-t-il dit. Et nous avons pu marcher... Chez le juge de paix,
j’ai fait désigner, pour le conseil de famille, trois parents du côté de Lisa, deux
jeunes cousins, Octave Mouret et Claude Lantier, et un cousin par alliance, mon-
sieur Rambaud, lequel habite Marseille ; puis, de notre côté, du côté de Quenu,
j’ai pris les neveux Naudet, Liardin et Delormé. C’est, tu le vois, un conseil de fa-
mille très convenable, et dont nous ferons ce que nous voudrons pour le bonheur
de l’enfant... Alors, dans la première séance, ils ont nommé le subrogé tuteur, que
j’avais choisi forcément parmi les parents de Lisa, monsieur Saccard...

- Chut ! elle s’éveille, interrompit Lazare.

En effet, Pauline venait d’ouvrir les yeux tout grands. Sans bouger, elle regarda
d’un air étonné ces gens qui causaient ; puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle
laissa retomber ses paupières, sous l’invincible fatigue ; et son visage immobile
reprit sa transparence laiteuse de camélia.

- Ce Saccard, n’est-ce pas le spéculateur ? demanda Chanteau.

- Oui, répondit sa femme, je l’ai vu, nous avons causé. Un homme charmant...
Il a tant d’affaires en tête, qu’il m’a avertie de ne pas compter sur son concours...
Tu comprends, nous n’avons besoin de personne. Du moment où nous prenons
la petite, nous la prenons, n’est-ce pas ? Moi, je n’aime guère qu’on vienne mettre
le nez chez moi... Et, dès lors, le reste a été bâclé. Ta procuration spécifiait heu-
reusement tous les pouvoirs nécessaires. On a levé les scellés, fait l’inventaire
de la fortune, vendu aux enchères la charcuterie. Oh ! une chance ! deux concur-
rents enragés, quatre-vingt-dix mille francs payés comptant ! Le notaire avait déjà
trouvé soixante mille francs en titres dans un meuble. Je l’ai prié d’acheter encore
des titres, et voici cent cinquante mille francs de valeurs solides que j’ai été bien
contente d’apporter tout de suite, après avoir remis au maître-clerc la décharge

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du mandat et le reçu de l’argent, dont je t’avais demandé l’envoi par retour du
courrier... Tenez ! regardez ça.

Elle avait replongé sa main dans le sac, elle en ramenait un paquet volumineux,
le paquet des titres, serré entre les deux feuilles de carton d’un vieux registre de la
charcuterie, dont on avait arraché les pages. La couverture, à grandes marbrures
vertes, était piquetée de taches de graisse. Et le père et le fils regardaient cette
fortune, qui tombait sur le tapis usé de leur table.

- Le thé va être froid, maman, dit Lazare en lâchant enfin sa plume. Je le verse,
n’est-ce pas ?

Il s’était levé, il emplissait les tasses. La mère n’avait pas répondu, les yeux fixés
sur les titres.

- Naturellement, continua-t-elle d’une voix lente, dans une dernière réunion du


conseil de famille, que j’ai provoquée, j’ai demandé à être indemnisée de mes frais
de voyages, et l’on a réglé la pension de la petite chez nous à huit cents francs...
Nous sommes moins riches qu’elle, nous ne pouvons lui faire la charité. Aucun de
nous ne voudrait gagner sur cette enfant, mais il nous est difficile d’y mettre du
nôtre. On replacera les intérêts de ses rentes, on lui doublera presque son capital,
d’ici à sa majorité... Mon Dieu ! nous ne remplissons que notre devoir. Il faut obéir
aux morts. Si nous y mettons encore du nôtre, eh bien, cela nous portera chance
peut-être, ce dont nous avons grand besoin... la pauvre chérie a été si secouée, et
elle sanglotait si fort en quittant sa bonne ! Je veux qu’elle soit heureuse avec nous.

Les deux hommes étaient gagnés par l’attendrissement.

- Certes, ce n’est pas moi qui lui ferai du mal, dit Chanteau.

- Elle est charmante, ajouta Lazare. Moi, je l’aime déjà beaucoup.

Mais, ayant senti le thé dans son sommeil, Mathieu s’était secoué et avait de
nouveau posé sa grosse tête au bord de la table. Minouche, elle aussi, s’étirait,
enflait l’échine en bâillant. Ce fut tout un réveil, la chatte finit par allonger le cou,
pour flairer le paquet des titres, dans le carton graisseux. Et, comme les Chanteau
reportaient leurs regards vers Pauline, ils l’aperçurent les yeux ouverts, fixés sur
les papiers, sur ce vieux registre déloqueté, qu’elle retrouvait là.

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- Oh ! elle sait bien ce qu’il y a dedans, reprit madame Chanteau. N’est-ce pas ?
ma mignonne, je t’ai montré ça, là-bas, à Paris... C’est ce que ton pauvre père et ta
pauvre mère t’ont laissé.

Des larmes roulèrent sur les joues de la petite fille. Son chagrin lui revenait en-
core ainsi, par brusques ondées de printemps. Elle souriait déjà au milieu de ses
pleurs, elle s’amusait de la Minouche qui, après avoir senti longuement les titres,
sans doute alléchée par l’odeur, se remettait à pétrir et à ronronner, en donnant
de grands coups de tête dans les angles du registre.

- Minouche, veux-tu laisser ça ! cria madame Chanteau. Est-ce qu’on joue avec
l’argent !

Chanteau riait, Lazare aussi. Au bord de la table, Mathieu, très excité, dévorant
de ses yeux de flamme les papiers qu’il devait prendre pour une gourmandise,
aboyait contre la chatte. Et toute la famille s’épanouissait bruyamment. Pauline,
ravie de ce jeu, avait saisi entre ses bras la Minouche, qu’elle berçait et caressait,
ainsi qu’une poupée.

De crainte que l’enfant ne se rendormit, madame Chanteau lui fit boire son thé
tout de suite. Puis, elle appela Véronique.

- Donne-nous les bougeoirs... On reste à causer, on ne se coucherait pas. Dire


qu’il est dix heures ! Moi qui dormais en mangeant !

Mais une voix d’homme s’élevait dans la cuisine, et elle questionna la bonne,
lorsque celle-ci eut apporté les quatre bougeoirs allumés.

- Avec qui donc causes-tu ?

- Madame, c’est Prouane... Il vient dire à Monsieur que ça ne va pas bien en bas.
La marée casse tout, paraît-il.

Chanteau avait du accepter d’être maire de Bonneville, et Prouane, un ivrogne


qui servait de bedeau à l’abbé Horteur, remplissait en outre les fonctions de gref-
fier. Il avait eu un grade sur la flotte, il écrivait comme un maître d’école. Quand
on lui eut crié d’entrer, il parut, son bonnet de laine à la main, sa veste et ses bottes
ruisselantes d’eau.

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- Eh bien, quoi donc, Prouane ?

- Dame ! monsieur, c’est la maison des Cuche qui est nettoyée, pour le coup...
Maintenant, si ça continue, ça va être le tour de celle des Gonin... Nous étions
tous là, Tourmal, Houtelard, moi, les autres. Mais qu’est-ce que vous voulez ! on
ne peut rien contre cette gueuse, il est dit que chaque année elle nous emportera
un morceau du pays.

Il y eut un silence. Les quatre bougies brûlaient avec des flammes hautes, et l’on
entendit la mer, la gueuse, qui battait les falaises. À cette heure, elle se trouvait
dans son plein, chaque flot en s’écroulant ébranlait la maison. C’étaient comme
des détonations d’une artillerie géante, des coups profonds et réguliers, au mi-
lieu de la déchirure des galets roulés sur les roches, qui ressemblait à un craque-
ment continu de fusillade. Et, dans ce vacarme, le vent jetait le rugissement de sa
plainte, la pluie par moments redoublait de violence, semblait fouetter les murs
d’une grêle de plomb.

- C’est la fin du monde, murmura madame Chanteau. Et les Cuche, où vont-ils


se réfugier ?

- Faudra bien qu’on les abrite, répondit Prouane. En attendant, ils sont déjà
chez les Gonin... Si vous aviez vu ça ! le petit qui a trois ans, trempé comme une
soupe ! et la mère en jupon, montrant tout ce qu’elle possède, sauf votre respect !
et le père, la tête à moitié fendue par une poutre, s’entêtant à vouloir sauver leur
quatre guenilles !

Pauline avait quitté la table. Retournée près de la fenêtre, elle écoutait, avec une
gravité de grande personne. Son visage exprima une bonté navrée, une fièvre de
sympathie, dont ses grosses lèvres tremblaient.

- Oh ! ma tante, dit-elle, les pauvres gens !

Et ses regards allaient au-dehors, dans ce gouffre noir où les ténèbres s’étaient
encore épaissies. On sentait que la mer avait galopé jusqu’à la route, qu’elle était
là maintenant, gonflée, hurlante ; mais on ne la voyait toujours plus, elle semblait
avoir noyé de flots d’encre le petit village, les rochers de la côte, l’horizon entier.
C’était, pour l’enfant, une surprise douloureuse. Cette eau qui lui avait paru si
belle et qui se jetait sur le monde !

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- Je descends avec vous, Prouane, s’écria Lazare. Peut-être y a-t-il quelque chose
à faire.

- Oh ! oui, mon cousin ! murmura Pauline dont les yeux brillaient.

Mais l’homme secoua la tête.

- Pas la peine de vous déranger, monsieur Lazare. Vous n’en feriez pas davantage
que les camarades. Nous sommes là, à la regarder nous démolir tant que ça lui
plaira ; et, quand ça ne lui plaira plus, eh bien ! nous aurons encore à la remercier...
J’ai simplement voulu prévenir monsieur le maire.

Alors, Chanteau se fâcha, ennuyé de ce drame qui allait lui gâter sa nuit et dont
il aurait à s’occuper le lendemain.

- Aussi, cria-t-il, on n’a pas idée d’un village bâti aussi bêtement ! Vous vous êtes
fourrés sous les vagues, ma parole d’honneur ! ce n’est pas étonnant si la mer avale
vos maisons une à une... Et, d’ailleurs, pourquoi restez-vous dans ce trou ? On s’en
va.

- Où donc ? demanda Prouane, qui écoutait d’un air stupéfait. On est là, mon-
sieur, on y reste... Il faut bien être quelque part.

- Ça, c’est une vérité, conclut madame Chanteau. Et, voyez-vous, là ou plus loin,
on a toujours du mal... Nous montions nous coucher. Bonsoir. Demain, il fera clair.

L’homme s’en alla en saluant, et l’on entendit Véronique mettre les verrous der-
rière lui. Chacun tenait son bougeoir, on caressa encore Mathieu et la Minouche,
qui couchaient ensemble dans la cuisine. Lazare avait ramassé sa musique, tan-
dis que madame Chanteau serrait sous son bras les titres, dans le vieux registre.
Elle reprit également sur la table l’inventaire de Davoine, que son mari venait d’y
oublier. Ce papier lui crevait le cœur, il était inutile de le voir traîner partout.

- Nous montons, Véronique, cria-t-elle. Tu ne vas pas rôder, à cette heure !

Et, comme il ne sortait de la cuisine qu’un grognement, elle continua, à voix


plus basse :

- Qu’a-t-elle donc ? Ce n’est pourtant pas une enfant à sevrer que je lui amène.

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- Laisse-la tranquille, dit Chanteau. Tu sais qu’elle a ses lunes... Hein ? nous y
sommes tous les quatre. Alors, bonne nuit.

Lui, couchait au rez-de-chaussée, de l’autre côté du couloir, dans l’ancien sa-


lon transformé en chambre à coucher. De cette manière, quand il était pris, on
pouvait aisément rouler son fauteuil près de la table ou sur la terrasse. Il ouvrit sa
porte, s’arrêta un instant encore, les jambes engourdies, travaillées de la sourde
approche d’une crise, que la raideur de ses jointures lui annonçait depuis la veille.
Décidément, il avait eu grand tort de manger du foie gras. Cette certitude, à pré-
sent, le désespérait.

- Bonne nuit, répéta-t-il d’une voix dolente. Vous dormez toujours, vous autres...
Bonne nuit, ma mignonne. Repose-toi bien, c’est de ton âge.

- Bonne nuit, mon oncle, dit à son tour Pauline en l’embrassant.

La porte se referma. Madame Chanteau fit monter la petite la première. Lazare


les suivait.

- Le fait est qu’on n’aura pas besoin de me bercer, ce soir, déclara la vieille dame.
Et puis, moi, ça m’endort, ce vacarme, ça ne m’est pas désagréable du tout... À
Paris, ça me manquait, d’être secouée dans mon lit.

Tous trois arrivaient au premier étage. Pauline, qui tenait sa bougie bien droite,
s’amusait de cette montée à la file, chacun avec un cierge, dont la lumière faisait
danser des ombres. Sur le palier, comme elle s’arrêtait, hésitante, ignorant où sa
tante la conduisait, celle-ci la poussa doucement.

- Va devant toi... Voici une chambre d’ami, et en face voici ma chambre... Entre
un moment, je veux te montrer.

C’était une chambre tendue d’une cretonne jaune à ramages verts, très simple-
ment meublée d’acajou : un lit, une armoire, un secrétaire. Au milieu, un guéri-
don était posé sur une carpette rouge. Quand elle eut promené sa bougie dans les
moindres coins, madame Chanteau s’approcha du secrétaire, dont elle rabattit le
tablier.

- Viens voir, reprit-elle.

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Elle avait ouvert un des petits tiroirs, où elle plaçait en soupirant l’inventaire
désastreux de Davoine. Puis, elle vida un autre tiroir au-dessus, le sortit, le secoua
pour en faire tomber d’anciennes miettes ; et, s’apprêtant à y enfermer les titres,
devant l’enfant qui regardait :

- Tu vois, je les mets là, ils seront tout seuls... Veux-tu les mettre toi-même ?
Pauline éprouvait une honte, qu’elle n’aurait pu expliquer. Elle rougit.

- Oh ! ma tante, ce n’est pas la peine.

Mais déjà elle avait le vieux registre dans la main, et elle dut le déposer au fond
du tiroir, tandis que Lazare, la bougie tendue, éclairait l’intérieur du meuble.

- Là, continuait madame Chanteau, tu es sûre maintenant, et sois tranquille,


on mourrait de faim à côté... Souviens-toi, le premier tiroir de gauche. Ils n’en
sortiront que le jour où tu seras assez grande fille pour les reprendre toi-même...
Hein ? ce n’est pas la Minouche qui viendra les manger là-dedans.

Cette idée de la Minouche ouvrant le secrétaire et mangeant les papiers fit écla-
ter l’enfant de rire. Sa gêne d’un instant avait disparu, elle jouait avec Lazare, qui,
pour l’amuser, ronronnait comme la chatte, en feignant de s’attaquer au tiroir. Il
riait aussi de bon cœur. Mais sa mère avait refermé solennellement le tablier, et
elle donna deux tours de clef, d’une main énergique.

- Ça y est, dit-elle. Voyons, Lazare, ne fais pas la bête... À présent, je monte m’as-
surer s’il ne lui manque rien.

Et tous trois, à la file, se retrouvèrent dans l’escalier. Au second étage, Pauline,


de nouveau hésitante, avait ouvert la porte de gauche, lorsque sa tante lui cria :

- Non, non, pas de ce côté ! c’est la chambre de ton cousin. Ta chambre est en
face.

Pauline était restée immobile, séduite par la grandeur de la pièce et par le fouillis
de grenier qui l’encombrait, un piano, un divan, une table immense, des livres, des
images. Enfin, elle poussa l’autre porte, et fut ravie, bien que sa chambre lui sem-
blât toute petite, comparée à l’autre. Le papier était à fond écru, semé de roses
bleues. Il y avait un lit de fer drapé de rideaux de mousseline, une table de toilette,
une commode et trois chaises.

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- Tout y est, murmurait madame Chanteau, de l’eau, du sucre, des serviettes, un
savon... Et dors tranquille.

Véronique couche dans un cabinet, à côté. Si tu te fais peur, tape contre le mur.

- Puis, je suis là, moi, déclara Lazare. Lorsqu’il vient un revenant, j’arrive avec
mon grand sabre.

Les portes des deux chambres, face à face, étaient restées ouvertes. Pauline pro-
menait ses regards d’une pièce dans l’autre.

- Il n’y a pas de revenant, dit-elle de son air gai. Un sabre, c’est pour les voleurs...
Bonsoir, ma tante. Bonsoir, mon cousin.

- Bonsoir, ma chérie... Tu sauras te déshabiller ?

- Oh ! oui, oui... Je ne suis plus une petite fille. A Paris, je faisais tout.

Ils l’embrassèrent. Madame Chanteau lui dit, en se retirant, qu’elle pouvait fer-
mer sa porte à clef. Mais déjà l’enfant était devant la fenêtre, impatiente de savoir
si la vue donnait sur la mer. La pluie ruisselait avec tant de violence le long des
vitres, qu’elle n’osa pas ouvrir. Il faisait très noir, elle fut pourtant heureuse d’en-
tendre la mer battre à ses pieds. Puis, malgré la fatigue qui l’endormait debout,
elle fit le tour de la pièce, elle regarda les meubles. Cette idée, qu’elle avait une
chambre à elle, une chambre séparée des autres, où il lui était permis de s’enfer-
mer, la gonflait d’un orgueil de grande personne. Cependant, au moment de tour-
ner la clef, comme elle avait enlevé sa robe et qu’elle se trouvait en petit jupon,
elle hésita, elle fut prise d’un malaise. Par où se sauver, si elle voyait quelqu’un.
Elle eut un frisson, elle rouvrit la porte. En face, au milieu de l’autre pièce, Lazare
était encore là qui la regardait.

- Quoi donc, demanda-t-il, tu as besoin de quelque chose ?

Elle devint très rouge, voulut mentir, puis céda à son besoin de franchise.

- Non, non... Vois-tu, c’est que j’ai peur, quand les portes sont fermées à clef.
Alors, je ne vais pas fermer, tu comprends, et si je tape, c’est pour que tu viennes...
Toi, entends-tu, pas la bonne !

26
Il s’était avancé, séduit par le charme de cette enfance si droite et si tendre.

- Bonsoir, répéta-t-il en tendant les bras.

Elle se jeta à son cou, l’étreignit de ses petits bras maigres, sans s’inquiéter de
sa nudité de gamine.

- Bonsoir, mon cousin.

Cinq minutes plus tard, elle avait bravement soufflé sa bougie, elle se peloton-
nait au fond de son lit, drapé de mousseline. Sa lassitude donna longtemps à son
sommeil une légèreté de rêve. D’abord, elle entendit Véronique monter sans pré-
caution et traîner ses meubles, pour réveiller le monde. Ensuite, il n’y eut plus que
le tonnerre grondant de la tempête : la pluie entêtée battait les ardoises, le vent
ébranlait les fenêtres, hurlait sous les portes ; et, pendant une heure encore, la ca-
nonnade continua, chaque vague qui s’abattait la secouait d’un choc profond et
sourd. Il lui semblait que la maison, anéantie, écrasée de silence, s’en allait dans
l’eau comme un navire. Elle avait maintenant une bonne chaleur moite, sa pen-
sée vacillante se reportait, avec une pitié secourable, vers les pauvres gens que la
mer, en bas, chassait de leurs couvertures. Puis, tout sombra, elle dormit sans un
souffle.

27
Chapitre 2

Dès la première semaine, la présence de Pauline apporta une joie dans la mai-
son. Sa belle santé raisonnable, son tranquille sourire calmaient l’aigreur sourde
où vivaient les Chanteau. Le père avait trouvé une garde-malade, la mère était
heureuse que son fils restât davantage au logis. Seule, Véronique continuait à gro-
gner. Il semblait que les cent cinquante mille francs, enfermés dans le secrétaire,
donnaient à la famille un air plus riche, bien qu’on n’y touchât pas. Un lien nou-
veau était créé, et il naissait une espérance au milieu de leur ruine, sans qu’on sût
au juste laquelle.

Le surlendemain, dans la nuit, l’accès de goutte que Chanteau sentait venir,


avait éclaté. Depuis une semaine, il éprouvait des picotements aux jointures, des
frissons qui lui secouaient les membres, une horreur invincible de tout exercice.
Le soir, il s’était couché plus tranquille pourtant, lorsque, à trois heures du matin,
la douleur se déclara dans l’orteil du pied gauche. Elle sauta ensuite au talon, finit
par envahir la cheville. Jusqu’au jour, il se plaignit doucement, suant sous les cou-
vertures, ne voulant déranger personne. Ses crises étaient l’effroi de la maison, il
attendait la dernière minute pour appeler, honteux d’être repris et désespéré de
l’accueil rageur qu’on allait faire à son mal. Cependant, comme Véronique passait
devant sa porte, vers huit heures, il ne put retenir un cri, qu’un élancement plus
profond lui arracha.

- Bon ! nous y sommes, grogna la bonne. Le voilà qui gueule.

Elle était entrée, elle le regardait rouler la tête en geignant, et elle ne trouva que
cette consolation :

- Si vous croyez que Madame va être contente !

En effet, lorsque Madame prévenue vint à son tour, elle laissa tomber les bras,
dans un geste de découragement exaspéré.

28
- Encore ! dit-elle. J’arrive à peine et ça commence !

C’était, en elle, contre la goutte, une rancune de quinze ans. Elle l’exécrait comme
l’ennemie, la gueuse qui avait gâté son existence, ruiné son fils, tué ses ambitions.
Sans la goutte, est-ce qu’ils se seraient exilés au fond de ce village perdu ? et, mal-
gré son bon cœur, elle restait frémissante et hostile devant les crises de son mari,
elle se déclarait elle-même maladroite, incapable de le soigner.

- Mon Dieu ! que je souffre ! bégayait le pauvre homme. L’accès sera plus fort
que le dernier, je le sens... Ne reste pas là, puisque ça te contrarie ; mais envoie
tout de suite chercher le docteur Cazenove.

Dès lors, la maison fut en l’air. Lazare était parti pour Arromanches, bien que la
famille n’eût plus grand espoir dans les médecins. Depuis quinze ans, Chanteau
avait essayé de toutes les drogues ; et, à chaque tentative nouvelle, le mal empirait.
D’abord faibles et rares, les accès s’étaient multipliés bientôt, en augmentant de
violence ; aujourd’hui, les deux pieds se prenaient, même un genou était menacé.
Trois fois déjà, le malade avait vu changer la mode de guérir, son triste corps finis-
sait par être un champ d’expériences, où se battaient les remèdes des réclames.
Après l’avoir saigné copieusement, on venait de le purger sans prudence, et main-
tenant on le bourrait de colchique et de lithine. Aussi, dans l’épuisement du sang
appauvri et des organes débilités, sa goutte aiguë se transformait-elle peu à peu en
goutte chronique. Les traitements locaux ne réussissaient guère mieux, les sang-
sues avaient laissé les articulations rigides, l’opium prolongeait les crises, les vé-
sicatoires amenaient des ulcérations. Wiesbaden et Carlsbad ne lui produisirent
aucun effet, une saison à Vichy manqua de le tuer.

- Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau, c’est comme si des chiens me
dévoraient le pied.

Et, pris d’une agitation anxieuse, espérant se soulager en changeant de position,


il tournait et retournait sa jambe. Mais l’accès augmentait toujours, chaque mou-
vement lui arrachait des plaintes. Bientôt il poussa un hurlement continu, dans
le paroxysme de la douleur. Il avait des frissons et de la fièvre, une soif ardente le
brûlait.

Cependant, Pauline venait de se glisser dans la chambre. Debout devant le lit,


elle regardait son oncle, d’un air sérieux, sans pleurer.

29
Madame Chanteau perdait la tête, énervée par les cris. Véronique avait voulu
arranger la couverture, dont le malade ne pouvait supporter le poids ; mais, lors-
qu’elle s’était avancée avec ses mains d’homme, il avait crié davantage, lui défen-
dant de le toucher. Elle le terrifiait, il l’accusait de le secouer comme un paquet de
linge sale.

- Alors, monsieur, ne m’appelez pas, dit-elle en s’en allant furieuse. Quand on


rebute les gens, on se soigne tout seul.

Lentement, Pauline s’était approchée ; et, de ses doigts d’enfant, avec une légè-
reté adroite, elle souleva la couverture. Il éprouva un court soulagement, il accepta
ses services.

- Merci, petite... Tiens ! là, ce pli. Il pèse cinq cents livres... Oh ! pas si vite ! tu
m’as fait peur.

Du reste, la douleur recommença plus intense. Comme sa femme tâchait de


s’occuper dans la chambre, allait tirer les rideaux de la fenêtre, revenait poser une
tasse sur la table de nuit, il s’irrita encore.

- Je t’en prie, ne marche plus, tu fais tout trembler... A chacun de tes pas, il me
semble qu’on me donne un coup de marteau.

Elle n’essaya même point de s’excuser et de le satisfaire. Cela finissait toujours


ainsi. On le laissait souffrir seul.

- Viens, Pauline, dit-elle simplement. Tu vois que ton oncle ne peut nous tolérer
autour de lui.

Mais Pauline demeura. Elle marchait d’un mouvement si doux, que ses petits
pieds effleuraient à peine le parquet. Et, dès ce moment, elle s’installa près du
malade, il ne supporta personne autre dans la chambre. Comme il le disait, il au-
rait voulu être soigné par un souffle. Elle avait l’intelligence du mal deviné et sou-
lagé, devançait ses désirs, ménageait le jour ou lui donnait des tasses d’eau de
gruau, que Véronique apportait jusqu’à la porte. Ce qui apaisait surtout le pauvre
homme, c’était de la voir sans cesse devant lui, sage et immobile au bord d’une
chaise, avec de grands yeux compatissants qui ne le quittaient pas. Il tâchait de se
distraire, en lui racontant ses souffrances.

30
- Vois-tu, en ce moment, c’est comme un couteau ébréché qui me désarticule
les os du pied ; et, en même temps, je jurerais qu’on me verse de l’eau tiède sur la
peau.

Puis, la douleur changeait : on lui liait la cheville avec un fil de fer, on lui rai-
dissait les muscles jusqu’à les rompre, ainsi que des cordes de violon. Pauline
écoutait d’un air de complaisance, paraissait tout comprendre, vivait sans trouble
dans le hurlement de sa plainte, préoccupée uniquement de la guérison. Elle était
même gaie, elle parvenait à le faire rire, entre deux gémissements.

Lorsque le docteur Cazenove arriva enfin, il s’émerveilla et posa un gros baiser


sur les cheveux de la petite garde-malade. C’était un homme de cinquante-quatre
ans, sec et vigoureux, qui après avoir servi trente ans dans la marine, venait de se
retirer à Arromanches, où un oncle lui avait laissé une maison. Il était l’ami des
Chanteau, depuis qu’il avait guéri madame Chanteau d’une foulure inquiétante.

- Eh bien ! nous y voilà encore, dit-il. Je suis accouru pour vous serrer la main.
Mais vous savez que je n’en ferai pas plus que cette enfant. Mon cher, quand on a
hérité de la goutte et qu’on a dépassé la cinquantaine, on doit en prendre le deuil.
Ajoutez que vous vous êtes achevé avec un tas de drogues... Vous connaissez le
seul remède : patience et flanelle !

Il affectait un grand scepticisme. Pendant trente ans, il avait vu agoniser tant


de misérables, sous tous les climats et dans toutes les pourritures, qu’il était au
fond devenu très modeste : il préférait le plus souvent laisser agir la vie. Pourtant,
il examinait l’orteil gonflé, dont la peau luisante était d’un rouge sombre, passait
au genou que l’inflammation envahissait, constatait au bord de l’oreille droite la
présence d’une petite perle, dure et blanche.

- Mais, docteur, geignait le malade, vous ne pouvez me laisser souffrir ainsi !

Cazenove était devenu sérieux. Cette perle de matière tophacée l’intéressait, et


il retrouvait sa foi, devant ce symptôme nouveau.

- Mon Dieu ! murmura-t-il, je veux bien essayer des alcalins et des sels... elle
devient chronique, évidemment.

Puis, il s’emporta.

31
- Aussi, c’est votre faute, vous ne suivez pas le régime que je vous ai indiqué...
Jamais d’exercice, toujours échoué dans votre fauteuil. Et du vin, je parie, de la
viande, n’est-ce pas ? Avouez que vous avez mangé quelque chose d’échauffant.

- Oh ! un petit peu de foie gras, confessa faiblement Chanteau.

Le médecin leva les deux bras, pour prendre les éléments à témoins. Cependant,
il tira des flacons de sa grande redingote, se mit à préparer une potion. Comme
traitement local, il se contenta d’envelopper le pied et le genou dans la ouate, qu’il
maintint ensuite avec de la toile cirée. Et, quand il partit, ce fut à Pauline qu’il ré-
péta ses recommandations : une cuillerée de la potion toutes les deux heures, au-
tant d’eau de gruau que le malade en voudrait boire, et surtout une diète absolue.

- Si vous croyez qu’on pourra l’empêcher de manger ! dit madame Chanteau en


reconduisant le docteur.

- Non, non, ma tante, il sera sage, tu verras, se permit d’affirmer Pauline. Je le


ferai bien obéir.

Cazenove la regardait, amusé par son air réfléchi. Il la baisa de nouveau, sur les
deux joues.

- Voilà une gamine qui est née pour les autres, déclara-t-il, avec le coup d’œil
clair dont il portait ses diagnostics.

Chanteau hurla pendant huit jours. Le pied droit s’était pris, au moment où
l’accès semblait terminé ; et les douleurs avaient reparu, avec un redoublement de
violence. Toute la maison frémissait, Véronique s’enfermait au fond de sa cuisine
pour ne pas entendre, madame Chanteau et Lazare eux-mêmes fuyaient parfois
dehors, dans leur angoisse nerveuse. Seule, Pauline ne quitta pas la chambre, où
elle devait encore lutter contre les coups de tête du malade, qui voulait à toute
force manger une côtelette, criant qu’il avait faim, que le docteur Cazenove était
un âne, puisqu’il ne savait seulement pas le guérir. La nuit surtout, le mal redou-
blait d’intensité. Elle dormait à peine deux ou trois heures. Du reste, elle était
gaillarde, jamais fillette n’avait poussé plus sainement. Madame Chanteau, soula-
gée, avait fini par accepter cette aide d’une enfant qui apaisait la maison. Enfin, la
convalescence arriva, Pauline reprit sa liberté, et une étroite camaraderie se noua
entre elle et Lazare.

32
D’abord, ce fut dans la grande chambre du jeune homme. Il avait fait abattre
une cloison, il occupait ainsi toute une moitié du second étage. Un petit lit de
fer se perdait dans un coin, derrière un antique paravent crevé. Contre un mur,
sur des planches de bois blanc, étaient rangés un millier de volumes, des livres
classiques, des ouvrages dépareillés, découverts au fond d’un grenier de Caen
et apportés à Bonneville. Près de la fenêtre, une vieille armoire normande, im-
mense, débordait d’un fouillis d’objets extraordinaires, des échantillons de miné-
ralogie, des outils hors d’usage, des jouets d’enfant éventrés. Et il y avait encore le
piano, surmonté d’une paire de fleurets et d’un masque d’escrime, sans compter
l’énorme table du milieu, une ancienne table à dessiner, très haute, encombrée de
papiers, d’images, de pots à tabac, de pipes, et où il était difficile de trouver une
place large comme la main pour écrire.

Pauline, lâchée dans ce désordre, fut ravie. Elle mit un mois à explorer la pièce ;
et c’était chaque jour des découvertes nouvelles, un Robinson avec des gravures
trouvé dans la bibliothèque, un polichinelle repêché sous l’armoire. Aussitôt le-
vée, elle sautait de sa chambre chez son cousin, s’installait, remontait l’après-
midi, vivait là. Lazare, dès le premier jour, l’avait acceptée comme un garçon, un
frère cadet, de neuf ans plus jeune que lui, mais si gai, si drôle, avec ses grands
yeux intelligents, qu’il ne se gênait plus, fumait sa pipe, lisait renversé sur une
chaise, les pieds en l’air, écrivait de longues lettres, où il glissait des fleurs. Seule-
ment, le camarade devenait parfois d’une turbulence terrible. Brusquement, elle
grimpait sur la table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paravent crevé.
Un matin, comme il se tournait en ne l’entendant plus, il l’aperçut, le visage cou-
vert du masque d’escrime, un fleuret à la main, saluant le vide. Et, s’il lui criait
d’abord de rester tranquille, s’il la menaçait de la mettre dehors, cela se terminait
d’habitude par d’effrayantes parties à deux, des gambades de chèvre au milieu de
la chambre bouleversée. Elle se jetait à son cou, il la faisait virer ainsi qu’une tou-
pie, les jupes volantes, redevenu gamin lui-même, riant tous deux d’un bon rire
d’enfance.

Ensuite, le piano les occupa. L’instrument datait de 1810, un vieux piano d’Érard,
sur lequel, autrefois, mademoiselle Eugénie de la Vignière avait donné quinze ans
de leçons. Dans la boîte d’acajou dévernie, les cordes soupiraient des sons loin-
tains, d’une douceur voilée. Lazare, qui ne pouvait obtenir de sa mère un piano
neuf, tapait sur celui-là de toutes ses forces, sans en tirer les sonorités roman-
tiques dont bourdonnait son crâne ; et il avait pris l’habitude de les renforcer lui-
même avec la bouche, pour arriver à l’effet voulu. Sa passion le fit bientôt abuser
de la complaisance de Pauline ; il tenait un auditeur, il déroulait son répertoire,
pendant des après-midi entières : c’était ce qu’il y avait de plus compliqué en mu-

33
sique, surtout les pages niées alors de Berlioz et de Wagner. Et il mugissait, et il fi-
nissait par jouer autant de la gorge que des doigts. Ces jours-là, l’enfant s’ennuyait
beaucoup, mais elle restait pourtant tranquille à écouter, de peur de chagriner son
cousin.

Le crépuscule parfois les surprenait. Alors, Lazare, étourdi de rythmes, disait


ses grands rêves. Lui aussi, serait un musicien de génie, malgré sa mère, malgré
tout le monde. Au lycée de Caen, il avait eu un professeur de violon, qui, frappé de
son intelligence musicale, lui prédisait un avenir de gloire. Il s’était fait donner en
cachette des leçons de composition, il travaillait seul maintenant, et déjà il avait
une idée vague, l’idée d’une symphonie sur le Paradis terrestre ; même un mor-
ceau était trouvé, Adam et Ève chassés par les Anges, une marche d’un caractère
solennel et douloureux, qu’il consentit à jouer un soir devant Pauline. L’enfant ap-
prouvait, trouvait ça très bien. Puis, elle discutait. Sans doute, il devait y avoir du
plaisir à composer de la belle musique ; mais peut-être se serait-il montré plus
sage en obéissant à ses parents, qui voulaient faire de lui un préfet ou un juge. La
maison était désolée par cette querelle de la mère et du fils, celui-ci parlant d’aller
à Paris se présenter au Conservatoire, celle-là lui accordant jusqu’au mois d’oc-
tobre pour choisir une carrière d’honnête homme. Et Pauline soutenait le projet
de sa tante, à qui elle avait annoncé, de son air tranquillement convaincu, qu’elle
se chargeait de décider son cousin. On en riait, Lazare furieux refermait le piano
avec violence, en lui criant qu’elle était « une sale bourgeoise ».

Ils se fâchèrent trois jours, puis ils se raccommodèrent. Pour la conquérir à la


musique, il s’était mis en tête de lui apprendre le piano. Il lui posait les doigts sur
les touches, la tenait des heures à monter et à descendre des gammes. Mais, dé-
cidément, elle le révoltait par son manque de feu. Elle ne cherchait qu’à rire, elle
trouvait drôle de promener le long du clavier la Minouche, dont les pattes exécu-
taient des symphonies barbares ; et elle jurait que la chatte jouait la fameuse sortie
du Paradis terrestre, ce qui égayait l’auteur lui-même. Alors, les grandes parties re-
commençaient, elle lui sautait au cou, il la faisait virer ; tandis que la Minouche,
entrant dans la danse, bondissait de la table sur l’armoire. Quant à Mathieu, il
n’était pas admis, il avait la joie trop brutale.

- Fiche-moi la paix, sale petite bourgeoise ! répéta un jour Lazare exaspéré. Ma-
man t’apprendra le piano, si elle veut.

- Ca ne sert à rien, ta musique, déclara carrément Pauline. A ta place, je me ferais


médecin.

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Outré, il la regardait. Médecin, maintenant ! où prenait-elle cela ? Il s’exaltait, il
se jetait dans sa passion, avec une impétuosité qui semblait devoir tout emporter.

- Écoute, cria-t-il, si l’on m’empêche d’être musicien, je me tue !

L’été avait achevé la convalescence de Chanteau, et Pauline put suivre Lazare


au-dehors. La grande chambre fut désertée, leur camaraderie galopa en courses
folles. Pendant quelques jours, ils se contentèrent de la terrasse où végétaient des
touffes de tamaris, brûlées par les vents du large ; puis, ils envahirent la cour, cas-
sèrent la chaîne de la citerne, effarouchèrent la douzaine de poules maigres qui vi-
vaient de sauterelles, se cachèrent dans l’écurie et la remise vides, dont on laissait
tomber les plâtres ; puis, ils gagnèrent le potager, un terrain sec, que Véronique
bêchait comme un paysan, quatre planches semées de légumes noueux, plantées
de poiriers aux moignons d’infirme, tous pliés dans une même fuite par les bour-
rasques du nord-ouest ; et ce fut de là, en poussant une petite porte, qu’ils se trou-
vèrent sur les falaises, sous le ciel libre, en face de la pleine mer. Pauline avait gardé
la curiosité passionnée de cette eau immense, si pure et si douce maintenant, au
clair soleil de juillet. C’était toujours la mer qu’elle regardait de chaque pièce de la
maison. Mais elle ne l’avait pas encore approchée, et une nouvelle vie commença,
quand elle se trouva lâchée avec Lazare dans la solitude vivante des plages.

Quelles bonnes escapades ! Madame Chanteau grondait, voulait les retenir au


logis, malgré sa confiance dans la raison de la petite. Aussi ne traversaient-ils ja-
mais la cour, où Véronique les aurait vus ; ils filaient par le potager, disparaissaient
jusqu’au soir. Bientôt, les promenades autour de l’église, les coins du cimetière
abrités par des ifs, les quatre salades du curé, les ennuyèrent ; et ils épuisèrent
également en huit jours tout Bonneville, les trente maisons collées contre le roc,
le banc de galets où les pêcheurs échouaient leurs barques. Ce qui était plus amu-
sant, c’était, à mer basse, de s’en aller très loin, sous les falaises : on marchait sur
des sables fins, où fuyaient des crabes, on sautait de roche en roche, parmi les
algues, pour éviter les ruisseaux d’eau limpide, pleins d’un frétillement de cre-
vettes ; sans parler de la pêche, des moules mangées sans pain, toutes crues, des
bêtes étranges, emportées dans le coin d’un mouchoir, des trouvailles brusques,
une limande égarée, un petit homard en tendu au fond d’un trou. La mer remon-
tait, ils se laissaient parfois surprendre, jouaient au naufrage, réfugiés sur quelque
récif, en attendant que l’eau voulût bien se retirer. Ils étaient ravis, ils rentraient
mouillés jusqu’aux épaules, les cheveux envolés dans le vent, si habitués au grand
air salé, qu’ils se plaignaient d’étouffer le soir, sous la lampe.

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Mais leur joie fut de se baigner. La plage était trop rocheuse pour attirer les fa-
milles de Caen et de Bayeux. Tandis que, chaque année, les falaises d’Arromanches
se couvraient de chalets nouveaux, pas un baigneur ne se montrait à Bonneville.
Eux avaient découvert, à un kilomètre du village, du côté de Port-en-Bessin, un
coin adorable, une petite baie enfoncée entre deux rampes de roches, et toute
d’un sable fin et doré. Ils la nommèrent la baie du Trésor, à cause de son flot so-
litaire qui semblait rouler des pièces de vingt francs. Là, ils étaient chez eux, ils
se déshabillaient sans honte. Lui, continuant de causer, se tournait à demi, bou-
tonnait son costume. Elle, un instant, tenait à sa bouche la coulisse de sa che-
mise, puis apparaissait serrée aux hanches, ainsi qu’un garçon, par une ceinture
de laine. En huit jours, il lui apprit à nager : elle y mordait davantage qu’au piano,
elle avait une bravoure qui lui faisait souvent boire de grands coups d’eau de mer.
Toute leur jeunesse riait dans cette fraîcheur âpre, quand une lame plus forte les
culbutait l’un contre l’autre. Ils sortaient luisants de sel, ils séchaient au vent leurs
bras nus, sans cesser leurs jeux hardis de galopins. C’était encore plus amusant
que la pêche.

Les journées passaient, on était arrivé au commencement d’août, et Lazare ne


prenait aucune décision. Pauline devait, en octobre, entrer dans un pensionnat de
Bayeux. Lorsque la mer les avait engourdis d’une lassitude heureuse, ils s’allon-
geaient sur le sable, ils causaient de leurs affaires, très raisonnablement. Elle finis-
sait par l’intéresser à la médecine, en lui expliquant que, si elle était un homme,
ce qu’elle trouverait de plus passionnant, ce serait de guérir le monde. Justement,
depuis une semaine, le Paradis terrestre allait mal, il doutait de son génie. Certes,
il y avait eu des gloires médicales, les grands noms lui revenaient, Hippocrate,
Ambroise Paré, et tant d’autres. Mais, une après-midi, il poussa des cris de joie,
il tenait son chef-d’œuvre : c’était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait la
symphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmonies sublimes, la plainte
désespérée de l’Humanité sanglotant sous le ciel ; et il utilisait sa marche d’Adam
et d’Ève, il en faisait carrément la marche de la Mort. Pendant huit jours, son en-
thousiasme augmenta d’heure en heure, il résumait l’univers dans son plan. Une
autre semaine s’écoula, son amie resta très étonnée, un soir, de l’entendre dire
qu’il irait tout de même étudier volontiers la médecine à Paris. Il avait songé que
cela le rapprochait du Conservatoire : être là-bas d’abord, ensuite il verrait. Ce fut
une grande joie pour madame Chanteau. Elle aurait préféré son fils dans l’admi-
nistration ou dans la magistrature ; mais les médecins étaient au moins des gens
honorables, et qui gagnaient beaucoup d’argent.

- Tu es donc une petite fée ? dit-elle en embrassant Pauline. Ah ! ma chérie, tu


nous récompenses bien de t’avoir prise avec nous !

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Tout fut réglé. Lazare partirait le 1er octobre. Alors, en septembre, les escapades
recommencèrent avec plus d’entrain, les deux camarades voulaient finir digne-
ment leur belle vie de liberté. Ils s’oubliaient jusqu’à la nuit, sur le sable de la baie
du Trésor.

Un soir, allongés côte à côte, ils regardaient les étoiles pointer comme des perles
de feu, dans le ciel pâlissant. Elle, sérieuse, avait la tranquille admiration d’une en-
fant bien portante. Lui, fiévreux depuis qu’il se préparait à partir, battait nerveuse-
ment des paupières, au milieu des soubresauts de sa volonté, qui l’emportait sans
cesse en nouveaux projets.

- C’est beau, les étoiles, dit-elle gravement, après un long silence.

Il laissa le silence retomber. Sa gaieté ne sonnait plus si claire, un malaise in-


térieur troublait ses yeux ouverts très grands. Au ciel, le fourmillement des astres
croissait de minute en minute, ainsi que des pelletées de braise jetées au travers
de l’infini.

- Tu n’as pas appris ça, toi, murmura-t-il enfin. Chaque étoile est un soleil,
autour duquel roulent des machines comme la terre ; et il y en a des milliards,
d’autres encore derrière celles-ci, toujours d’autres...

Il se tut, il reprit d’une voix qu’un grand frisson étranglait :

- Moi, je n’aime pas les regarder... Ça me fait peur.

La mer, qui montait, avait une lamentation lointaine, pareille à un désespoir


de foule pleurant sa misère. Sur l’immense horizon, noir maintenant, flambait la
poussière volante des mondes. Et, dans cette plainte de la terre écrasée sous le
nombre sans fin des étoiles, l’enfant crut entendre près d’elle un bruit de sanglots.

- Qu’as-tu donc ? es-tu malade ?

Il ne répondait pas, il sanglotait, la face couverte de ses mains crispées violem-


ment, comme pour ne plus voir. Quand il put parler, il bégaya :

- Oh ! mourir, mourir !

37
Pauline conserva de cette scène un souvenir étonné. Lazare s’était mis debout
péniblement, ils rentrèrent à Bonneville dans l’ombre, les pieds gagné par les vagues ;
et ni l’un ni l’autre ne trouvaient plus rien à se dire. Elle le regardait marcher
devant elle, il lui semblait diminué de taille, courbé sous le vent qui soufflait de
l’ouest.

Ce soir-là, une nouvelle venue les attendait dans la salle à manger, en causant
avec Chanteau. Depuis huit jours, on comptait sur Louise, une fillette de onze
ans et demi qui passait, chaque année, une quinzaine à Bonneville. Mais, deux
fois, on était allé inutilement à Arromanches ; et elle tombait tout d’un coup, le
soir où l’on ne songeait point à elle. La mère de Louise était morte dans les bras
de madame Chanteau, en lui recommandant sa fille. Le père, M. Thibaudier, un
banquier de Caen, s’était remarié six mois plus tard, et avait trois enfants déjà.
Pris par sa nouvelle famille, la tête cassée de chiffres, il laissait la petite en pen-
sion, s’en débarrassait volontiers aux vacances, quand il pouvait l’envoyer chez
des amis. Le plus souvent, il ne se dérangeait même pas, c’était un domestique
qui avait amené Mademoiselle, après huit jours de retard. Monsieur avait tant de
tracas ! Et le domestique était reparti tout de suite, en disant que Monsieur ferait
son possible pour venir en personne chercher Mademoiselle.

- Arrive donc, Lazare ! cria Chanteau. Elle est ici !

Louise, souriante, baisa le jeune homme sur les deux joues. Ils se connaissaient
peu pourtant, elle toujours cloîtrée dans son pensionnat, lui sorti du lycée de-
puis un an à peine. Leur amitié ne datait guère que des dernières vacances ; et
encore l’avait-il traitée cérémonieusement, la sentant coquette déjà, dédaigneuse
des jeux bruyants de l’enfance.

- Eh bien ! Pauline, tu ne l’embrasses pas ? dit madame Chanteau qui entrait.


C’est ton aînée, elle a dix-huit mois de plus que toi... Aimez-vous bien, ça me fera
plaisir.

Pauline regardait Louise, mince et fine, d’un visage irrégulier, mais d’un grand
charme, avec de beaux cheveux blonds, noués et frisés comme ceux d’une dame.
Elle avait pâli, en la voyant au cou de Lazare. Et, lorsque l’autre l’eut embrassée
gaiement, elle lui rendit son baiser, les lèvres tremblantes.

- Qu’as-tu donc ? demanda sa tante. Tu as froid ?

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- Oui, un peu, le vent n’est pas chaud, répondit-elle, toute rouge de son men-
songe.

A table, elle ne mangea pas. Ses yeux ne quittaient plus les gens, et ils prenaient
un noir farouche, dès que son cousin, son oncle ou même Véronique, s’occupaient
de Louise. Mais elle parut souffrir surtout, quand Mathieu, au dessert, fit son tour
habituel et alla poser sa grosse tête sur le genou de la nouvelle venue. Vainement
elle l’appela, il ne lâchait pas celle-ci, qui le bourrait de sucre.

On s’était levé, Pauline avait disparu, lorsque Véronique, qui enlevait la table,
revint de la cuisine, en disant d’un air de triomphe :

- Ah bien ! Madame qui trouve sa Pauline si bonne !... Allez donc voir dans la
cour.

Tout le monde y alla. Cachée derrière la remise, l’enfant tenait Mathieu acculé
contre le mur, et hors d’elle, emportée par un accès fou de sauvagerie, elle lui ta-
pait sur le crâne de toute la force de ses petits poings. Le chien, étourdi, sans se
défendre, baissait le cou. On se précipita, mais elle tapait toujours, il fallut l’em-
porter, raidie, morte, si malade, qu’on la coucha tout de suite et que sa tante dut
passer une partie de la nuit près d’elle.

- Elle est gentille, elle est très gentille, répétait Véronique, enchantée d’avoir
enfin trouvé un défaut à cette perle.

- Je me souviens qu’on m’avait parlé de ses colères, à Paris, disait madame


Chanteau. Elle est jalouse, c’est une laide chose... Depuis six mois qu’elle est ici,
je m’étais bien aperçue de certains petits faits ; mais, vraiment, vouloir assommer
ce chien, ça dépasse tout.

Le lendemain, lorsque Pauline rencontra Mathieu, elle le serra entre ses bras
tremblants, le baisa sur le museau avec un tel flot de larmes, qu’on craignit de
voir la crise recommencer. Pourtant, elle ne se corrigea pas, c’était une poussée
intérieure qui lui jetait tout le sang de ses veines au cerveau. Il semblait que ces
violences jalouses lui vinssent de loin, de quelque aïeul maternel, par-dessus le
bel équilibre de sa mère et de son père, dont elle était la vivante image. Comme
elle avait beaucoup de raison pour ses dix ans, elle expliquait elle-même qu’elle
faisait tout au monde afin de lutter contre ces colères, mais qu’elle ne pouvait pas.
Ensuite, elle en restait triste, ainsi que d’un mal dont on a honte.

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- Je vous aime tant, pourquoi en aimez-vous d’autres ? répondit-elle en cachant
sa tête contre l’épaule de sa tante, qui la sermonnait dans sa chambre.

Aussi, malgré ses efforts, Pauline souffrit-elle beaucoup de la présence de Louise.


Depuis qu’on annonçait son arrivée, elle l’avait attendue avec une curiosité in-
quiète, et maintenant elle comptait les jours, dans le désir impatient de son dé-
part. Louise d’ailleurs la séduisait, bien mise, se tenant en grande demoiselle sa-
vante, d’une grâce câline d’enfant peu caressée chez elle ; mais, lorsque Lazare
se trouvait là, c’était justement cette séduction de petite femme, cet éveil de l’in-
connu, qui troublaient et irritaient Pauline. Le jeune homme, cependant, traitait
celle-ci en préférée ; il plaisantait l’autre, disant qu’elle l’ennuyait avec ses grands
airs, parlait de la laisser toute seule faire la dame, pour aller jouer plus loin à
leur aise. Les jeux violents étaient abandonnés, on regardait des images dans la
chambre, on se promenait sur la plage, d’un pas convenable. Ce furent deux se-
maines absolument gâtées.

Un matin, Lazare déclara qu’il avançait son départ de cinq jours. Il voulait s’ins-
taller à Paris, il devait y retrouver un de ses anciens camarades de Caen. Et Pau-
line, que la pensée de ce départ désespérait depuis un mois, appuya vivement la
nouvelle décision de son cousin, aida sa tante à faire la malle, avec une activité
joyeuse. Puis, quand le père Malivoire eut emmené Lazare dans sa vieille berline,
elle courut s’enfermer au fond de sa chambre, où elle pleura longtemps. Le soir,
elle se montra très gentille pour Louise ; et les huit jours que celle-ci passa encore
à Bonneville, furent charmants. Lorsque le domestique de son père revint la cher-
cher, en expliquant que Monsieur n’avait pu quitter sa banque, les deux petites
amies se jetèrent dans les bras l’une de l’autre et jurèrent de s’aimer toujours.

Alors, lentement, une année s’écoula. Madame Chanteau avait changé d’avis :
au lieu d’envoyer Pauline en pension, elle la gardait près d’elle, déterminée sur-
tout par les plaintes de Chanteau, qui ne pouvait plus se passer de l’enfant, mais
elle ne s’avouait pas cette raison intéressée, elle parlait de se charger de son ins-
truction, toute rajeunie à l’idée de rentrer ainsi dans l’enseignement. En pension,
les petites filles entendent de vilaines choses, elle voulait pouvoir répondre de la
parfaite innocence de son élève. On repêcha, au fond de la bibliothèque de La-
zare, une Grammaire, une Arithmétique, un Traité d’Histoire, même un résumé
de la Mythologie ; et madame Chanteau reprit la férule, une seule leçon par jour,
des dictées, des problèmes, des récitations. La grande chambre du cousin était
transformée en salle d’étude, Pauline dut se remettre au piano, sans compter le
maintien, dont sa tante lui démontra sévèrement les principes, pour corriger ses

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allures garçonnières ; du reste, elle était docile et intelligente, elle apprenait vo-
lontiers, même quand les matières la rebutaient. Un seul livre l’ennuyait, le caté-
chisme. Elle n’avait pas encore compris que sa tante se dérangeât le dimanche et
la conduisît à la messe. Pour quoi faire ? à Paris, on ne la menait jamais à Saint-
Eustache, qui pourtant se trouvait près de leur maison. Les idées abstraites n’en-
traient que très difficilement dans son cerveau, sa tante dut lui expliquer qu’une
demoiselle bien élevée ne pouvait, à la campagne, se dispenser de donner le bon
exemple, en se montrant polie avec le curé. Elle-même n’avait jamais eu qu’une
religion de convenance, qui faisait partie d’une bonne éducation, au même titre
que le maintien.

La mer, cependant, battait deux fois par jour Bonneville de l’éternel balance-
ment de sa houle, et Pauline grandissait dans le spectacle de l’immense horizon.
Elle ne jouait plus, n’ayant point de camarade. Quand elle avait galopé autour de
la terrasse avec Mathieu, ou promené au fond du potager la Minouche sur son
épaule, son unique récréation était de regarder la mer, toujours vivante, livide par
les temps noirs de décembre, d’un vert délicat de moire changeante aux premiers
soleils de mai. L’année fut heureuse d’ailleurs, le bonheur que sa présence sem-
blait avoir amené dans la maison, se manifesta encore par un envoi inespéré de
cinq mille francs, que Davoine fit aux Chanteau, pour éviter une rupture dont ils
le menaçaient. Très scrupuleusement, la tante allait chaque trimestre toucher à
Caen les rentes de Pauline, prélevait ses frais et la pension allouée par le conseil
de famille, puis achetait de nouveaux titres avec le reste, et, lorsqu’elle rentrait,
elle voulait que la petite l’accompagnât dans sa chambre, elle ouvrait le fameux
tiroir du secrétaire, en répétant :

- Tu vois, je mets celui-ci sur les autres... Hein ? le tas grossit. N’aie pas peur, tu
retrouveras le tout, il n’y manquera pas un centime.

En août, Lazare tomba un beau matin, en apportant la nouvelle d’un succès


complet à son examen de fin d’année. Il ne devait arriver qu’une semaine plus
tard, il avait voulu surprendre sa mère. Ce fut une grande joie. Dans les lettres qu’il
écrivait tous les quinze jours, il avait montré une passion croissante pour la mé-
decine. Lorsqu’il fut là, il leur parut absolument changé, ne parlant plus musique,
finissant par les ennuyer avec ses continuelles histoires sur ses professeurs et ses
dissertations scientifiques à propos de tout, des plats qu’on servait, du vent qui
soufflait. Une nouvelle fièvre l’emportait, il s’était donné entier, fougueusement,
à l’idée d’être un médecin de génie, dont l’apparition bouleverserait les mondes.

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Pauline surtout, après lui avoir sauté au cou en gamine qui ne dissimulait point
encore ses tendresses, restait surprise de le sentir autre. Cela la chagrinait presque,
qu’il cessât de causer musique, au moins un peu, comme récréation. Est-ce que,
vraiment, on pouvait ne plus aimer une chose, lorsqu’on l’avait beaucoup aimée ?
Le jour où elle l’interrogea sur sa symphonie, il se mit à plaisanter, en disant que
c’était bien fini, ces bêtises ; et elle devint toute triste. Puis, elle le voyait gêné vis-
à-vis d’elle, riant d’un vilain rire, ayant dans les yeux, dans les gestes, dix mois
d’une existence qu’on ne pouvait raconter aux petites filles. Lui-même avait vidé
sa malle, pour cacher ses livres, des romans, des volumes de science pleins de
gravures. Il ne la faisait plus tourner comme une toupie, les jupes volantes, dé-
contenancé parfois, quand elle s’entêtait à entrer et à vivre dans sa chambre. Ce-
pendant, elle avait à peine grandi, elle le regardait en face de ses yeux purs d’inno-
cente ; et, au bout de huit j ours, leur camaraderie de garçons s’était renouée. La
rude brise de mer le lavait des odeurs du quartier Latin, il se retrouvait enfant avec
cette enfant bien portante, aux gaietés sonores. Tout fut repris, tout recommença,
les jeux autour de la grande table, les galopades en compagnie de Mathieu et de la
Minouche au fond du potager, et les courses jusqu’à la baie du Trésor, et les bains
candides sous le soleil, dans la joie bruyante des chemises qui claquaient sur leurs
jambes comme des drapeaux. Justement, cette année-là, Louise, venue en mai à
Bonneville, était allée passer les vacances près de Rouen, chez d’autres amis. Deux
mois adorables coulèrent, pas une bouderie ne gâta leur amitié.

En octobre, le jour où Lazare fit sa malle, Pauline le regarda empiler les livres
qu’il avait apportés, et qui étaient restés enfermés dans l’armoire, sans qu’il eût
même l’idée d’en ouvrir un seul.

- Alors, tu les emportes ? demanda-t-elle d’un air désolé.

- Sans doute, répondit-il. C’est pour mes études... Ah ! sapristi, comme je vais
travailler ! Il faut que j’enfonce tout.

Une paix morte retomba sur la petite maison de Bonneville, les jours uniformes
se déroulèrent, ramenant les habitudes quotidiennes, en face du rythme éternel
de l’océan. Mais, cette année-là, il y eut, dans la vie de Pauline, un fait qui mar-
qua. Elle fit sa première communion au mois de juin, à l’âge de douze ans et
demi. Lentement, la religion s’était emparée d’elle, une religion grave, supérieure
aux réponses du catéchisme, qu’elle récitait toujours sans les comprendre. Dans
sa jeune tête raisonneuse, elle avait fini par concevoir de Dieu l’idée d’un maître
très puissant, très savant, qui dirigeait tout, de façon à ce que tout marchât sur la

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terre selon la justice ; et cette conception simplifiée lui suffisait pour s’entendre
avec l’abbé Horteur. Celui-ci, fils de paysan, crâne dur où la lettre avait seule pé-
nétré, en était venu à se contenter des pratiques extérieures, du bon ordre d’une
dévotion décente. Personnellement, il soignait son salut ; quant à ses paroissiens,
tant pis s’ils se damnaient ! Il avait pendant quinze ans tâché de les effrayer sans y
réussir, il ne leur demandait plus que la politesse de monter à l’église, les jours de
grandes fêtes. Tout Bonneville y montait, par un reste d’habitude, malgré le péché
où pourrissait le village. Son indifférence du salut des autres tenait lieu au prêtre
de tolérance. Il allait chaque samedi jouer aux dames avec Chanteau, bien que
le maire, grâce à l’excuse de sa goutte, ne mit jamais les pieds à l’église. Madame
Chanteau, d’ailleurs, faisait le nécessaire, en suivant régulièrement les offices et en
y conduisant Pauline. C’était la grande simplicité du curé qui séduisait peu à peu
l’enfant. A Paris, on méprisait devant elle les curés, ces hypocrites dont les robes
noires cachaient tous les crimes. Mais celui-ci, au bord de la mer, lui paraissait
vraiment brave homme, avec ses gros souliers, sa nuque brûlée de soleil, son allure
et son langage de fermier pauvre. Une remarque l’avait surtout conquise : l’abbé
Horteur fumait passionnément une grosse pipe d’écume, ayant encore des scru-
pules pourtant, se réfugiant au fond de son jardin, seul au milieu de ses salades ; et
cette pipe qu’il dissimulait, plein de trouble, quand on venait à le surprendre, tou-
chait beaucoup la petite, sans qu’elle eût pu dire pourquoi. Elle communia d’un
air très sérieux, en compagnie de deux autres gamines et d’un galopin du village.
Le soir, comme le curé dînait chez les Chanteau, il déclara qu’il n’avait jamais eu,
à Bonneville, une communiante qui se fût si bien tenue à la Sainte Table.

L’année fut moins bonne, la hausse que Davoine attendait depuis longtemps
sur les sapins ne se produisait pas ; et de mauvaises nouvelles arrivaient de Caen :
on assurait que, forcé de vendre à perte, il marchait fatalement à une catastrophe.
La famille vécut chichement, les trois mille francs de rente suffisaient bien juste
aux besoins stricts de la maison, en rognant sur les moindres provisions. Le grand
souci de madame Chanteau était Lazare, dont elle recevait des lettres qu’elle gar-
dait pour elle. Il semblait se dissiper, il la poursuivait de continuelles demandes
d’argent. En juillet, comme elle allait toucher les rentes de Pauline, elle tomba vio-
lemment chez Davoine ; deux mille francs, déjà donnés par lui, avaient passé aux
mains du jeune homme ; et elle réussit à lui arracher encore mille francs, qu’elle
envoya tout de suite à Paris. Lazare lui écrivait qu’il ne pourrait venir, s’il ne payait
pas ses dettes.

Pendant une semaine, on l’attendit. Chaque matin, une lettre arrivait, remet-
tant son départ au jour suivant. Sa mère et Pauline allèrent à sa rencontre jusqu’à
Verchemont. On s’embrassa sur la route, on rentra dans la poussière, suivi par la

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voiture vide, qui portait la malle. Mais ce retour en famille fut moins gai que la sur-
prise triomphale de l’année précédente. Il avait échoué à son examen de juillet, il
était aigri contre les professeurs, toute la soirée il déblatéra contre eux, des ânes
dont il finissait par avoir plein le dos, disait-il. Le lendemain, devant Pauline, il jeta
ses livres sur une planche de l’armoire, en déclarant qu’ils pouvaient bien pour-
rir là. Ce dégoût si prompt la consternait, elle l’écoutait plaisanter férocement la
médecine, la mettre au défi de guérir seulement un rhume de cerveau ; et un jour
qu’elle défendait la science, dans un élan de jeunesse et de foi, elle devint toute
rouge, tellement il se moqua de son enthousiasme d’ignorante. Du reste, il se ré-
signait quand même à être médecin ; autant cette blague-là qu’une autre ; rien
n’était drôle, au fond. Elle s’indignait de ces nouvelles idées qu’il rapportait. Où
avait-il pris ça ? dans de mauvais livres, bien sûr ; mais elle n’osait plus discuter,
gênée par son ignorance absolue, mal à l’aise devant le ricanement de son cousin
qui affectait de ne pouvoir lui tout dire. Les vacances se passèrent de la sorte, en
continuelles taquineries. Dans leurs promenades, lui, maintenant, semblait s’en-
nuyer, trouvait la mer bête, toujours la même ; cependant, il s’était mis à faire des
vers, pour tuer le temps, et il écrivait sur la mer des sonnets, d’une facture soi-
gnée, de rimes très riches. Il refusa de se baigner, il avait découvert que les bains
froids étaient contraires à son tempérament ; car, malgré sa négation de la mé-
decine, il exprimait des opinions tranchantes, il condamnait ou sauvait les gens
d’un mot. Vers le milieu de septembre, comme Louise allait arriver, il parla tout
d’un coup de retourner à Paris, en prétextant la préparation de s on examen ; ces
deux petites filles l’assommeraient, autant reprendre un mois plus tôt la vie du
quartier. Pauline était devenue plus douce à mesure qu’il la chagrinait davantage.
Lorsqu’il se montrait brusque, lorsqu’il se réjouissait à la désespérer, elle le regar-
dait des yeux tendres et rieurs dont elle calmait Chanteau, quand celui-ci hurlait
dans l’angoisse d’une crise. Pour elle, son cousin devait être malade, il voyait la vie
comme les vieux.

La veille de son départ, Lazare témoignait une telle joie de quitter Bonneville,
que Pauline sanglota.

- Tu ne m’aimes plus !

- Es-tu sotte ! est-ce qu’il ne faut pas que je fasse mon chemin ?... Une grande
fille qui pleurniche !

Déjà, elle retrouvait son courage, elle souriait.

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- Travaille bien cette année, pour revenir content.

- Oh ! il est inutile de tant travailler. Leur examen est d’une bêtise ! Si je n’ai pas
été reçu, c’est que je n’ai pas pris la peine de vouloir !... Je vais enlever ça, puisque
mon manque de fortune m’empêche de vivre les bras croisés, la seule chose intel-
ligente qu’un homme ait à faire.

Dès les premiers jours d’octobre, lorsque Louise fut retournée à Caen, Pauline
se remit à ses leçons avec sa tante. Le cours de la troisième année allait porter
particulièrement sur l’Histoire de France expurgée et sur la Mythologie à l’usage
des jeunes personnes, enseignement supérieur qui devait leur permettre de com-
prendre les tableaux des musées. Mais l’enfant, si appliquée l’année précédente,
semblait maintenant avoir la tête lourde : elle s’endormait parfois en faisant ses
devoirs, des chaleurs brusques lui empourpraient la face. Une crise folle de co-
lère contre Véronique, qui ne l’aimait pas, disait-elle, l’avait mise au lit pour deux
jours. Puis, c’étaient en elle des changements qui la troublaient, un lent dévelop-
pement de tout son corps, des rondeurs naissantes, comme engorgées et dou-
loureuses, des ombres noires, d’une légèreté de duvet, au plus caché et au plus
délicat de sa peau. Quand elle s’étudiait, d’un regard furtif, le soir, à son coucher,
elle éprouvait un malaise, une confusion qui lui fais ait vite souffler la bougie. Sa
voix prenait une sonorité qu’elle trouvait laide, elle se déplaisait ainsi, elle passait
les jours dans une sorte d’attente nerveuse, espérant elle ne savait quoi, n’osant
parler de ces choses à personne.

Enfin, vers la Noël, l’état de Pauline inquiéta madame Chanteau. Elle se plai-
gnait de vives douleurs aux reins, une courbature l’accablait, des accès de fièvre
se déclarèrent. Lorsque le docteur Cazenove, devenu son grand ami, l’eut ques-
tionnée, il prit la tante à l’écart, pour lui conseiller d’avertir sa nièce. C’était le
flot de la puberté qui montait ; et il disait avoir vu, devant la débâcle de cette ma-
rée de sang, des jeunes filles tomber malades d’épouvante. La tante se défendit
d’abord, jugeant la précaution exagérée, répugnant à des confidences pareilles :
elle avait pour système d’éducation l’ignorance complète, les faits gênants évités,
tant qu’ils ne s’imposaient pas d’eux-mêmes. Cependant, comme le médecin in-
sistait, elle promit de parler, n’en fit rien le soir, remit ensuite de jour en jour. L’en-
fant n’était pas peureuse ; puis, bien d’autres n’avaient pas été prévenues. Il serait
toujours temps de lui dire simplement que les choses étaient ainsi, sans s’exposer
d’avance à des questions et à des explications inconvenantes.

Un matin, au moment où madame Chanteau quittait sa chambre, elle entendit


des plaintes chez Pauline, elle monta très inquiète. Assise au milieu du lit, les cou-

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vertures rejetées, la jeune fille appelait sa tante d’un cri continu, blanche de ter-
reur ; et elle écartait sa nudité ensanglantée, elle regardait ce qui était sorti d’elle,
frappée d’une surprise dont la secousse avait emporté toute sa bravoure habi-
tuelle.

- Oh ! ma tante ! oh ! ma tante !

Madame Chanteau venait de comprendre d’un coup d’œil.

- Ce n’est rien, ma chérie. Rassure-toi.

Mais Pauline, qui se regardait toujours, dans son attitude raidie de blessée, ne
l’entendait même pas.

- Oh ! ma tante, je, me suis sentie mouillée, et vois donc, vois donc, c’est du
sang !... Tout est fini, les draps en sont pleins.

Sa voix défaillait, elle croyait que ses veines se vidaient par ce ruisseau rouge. Le
cri de son cousin lui vint aux lèvres, ce cri dont elle n’avait pas compris la déses-
pérance, devant la peur du ciel sans bornes.

- Tout est fini, je vais mourir.

Étourdie, la tante cherchait des mots décents, un mensonge qui la tranquillisât,


sans rien lui apprendre.

- Voyons, ne te fais pas de mal, je serais plus inquiète, n’est-ce pas ? si tu étais
en péril... Je te jure que cette chose arrive à toutes les femmes. C’est comme les
saignements de nez...

- Non, non, tu dis ça pour me tranquilliser... Je vais mourir, je vais mourir.

Il n’était plus temps. Quand le docteur Cazenove arriva, il craignit une fièvre
cérébrale. Madame Chanteau avait recouché la jeune fille, en lui faisant honte de
sa peur. Des journées passèrent, celle-ci était sortie de la crise, étonnée, songeant
désormais à des choses nouvelles et confuses, gardant sourdement au fond d’elle
une question, dont elle cherchait la réponse.

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Ce fut la semaine suivante que Pauline se remit au travail et parut se passionner
pour la mythologie. Elle ne descendait plus de la grande chambre de Lazare, qui
lui servait toujours de salle d’étude ; il fallait l’appeler à chaque repas, et elle arri-
vait, la tête perdue, engourdie d’immobilité. Mais, en haut, la Mythologie traînait
au bout de la table, c’était sur les ouvrages de médecine laissés dans l’armoire,
qu’elle passait des journées entières, les yeux élargis par le besoin d’apprendre, le
front serré entre ses deux mains que l’application glaçait. Lazare, aux beaux jours
de flamme, avait acheté des volumes qui ne lui étaient d’aucune utilité immédiate,
le Traité de physiologie, de Longuet, l’Anatomie descriptive, de Cruveilhier ; et,
justement, ceux-là étaient restés, tandis qu’il remportait ses livres de travail. Elle
les sortait, dès que sa tante tournait le dos, puis les replaçait, au moindre bruit,
sans hâte, non pas en curieuse coupable, mais en travailleuse dont les parents au-
raient contrarié la vocation. D’abord, elle n’avait pas compris, rebutée par les mots
techniques qu’il lui fallait chercher dans le dictionnaire. Devinant ensuite la né-
cessité d’une méthode, elle s’était acharnée sur l’Anatomie descriptive, avant de
passer au Traité de physiologie. Alors, cette enfant de quatorze ans apprit, comme
dans un devoir, ce que l’on cache aux vierges jusqu’à la nuit des noces. Elle feuille-
tait les planches de l’Anatomie, ces planches superbes d’une réalité saignante ;
elle s’arrêtait à chacun des organes, pénétrait les plus secrets, ceux dont on a fait
la honte de l’homme et de la femme ; et elle n’avait pas de honte, elle était sé-
rieuse, allant des organes qui donnent la vie aux organes qui la règlent, emportée
et sauvée des idées charnelles par son amour de la santé. La découverte lente de
cette machine humaine l’emplissait d’admiration. Elle lisait cela passionnément ;
jamais les contes de fées, ni Robinson, autrefois, ne lui avaient ainsi élargi l’in-
telligence. Puis, le Traité de physiologie fut comme le commentaire des planches,
rien ne lui demeura caché. Même elle trouva un Manuel de pathologie et de cli-
nique médicale, elle descendit dans les maladies affreuses, dans les traitements de
chaque décomposition. Bien des choses lui échappaient, elle avait la seule pres-
cience de ce qu’il faudrait savoir, pour soulager ceux qui souffrent. Son cœur se
brisait de pitié, elle reprenait son ancien rêve de tout connaître, afin de tout gué-
rir.

Et, maintenant, Pauline savait pourquoi le flot sanglant de sa puberté avait jailli
comme d’une grappe mûre, écrasée aux vendanges. Ce mystère éclairci la rendait
grave, dans la marée de vie qu’elle sentait monter en elle. Elle gardait une surprise
et une rancune du silence de sa tante, de l’ignorance complète où celle-ci la main-
tenait. Pourquoi donc la laisser ainsi s’épouvanter ? ce n’était pas juste, il n’y avait
aucun mal à savoir.

Du reste, rien ne reparut pendant deux mois. Madame Chanteau dit un jour :

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- Si tu revois comme en décembre, tu te souviens ? ne t’effraie pas, au moins...
Ça vaudrait mieux.

- Oui, je sais, répondit tranquillement la jeune fille.

Sa tante la regarda, pleine d’effarement.

- Que sais-tu donc ?

Alors, Pauline rougit, à l’idée de mentir, pour cacher plus longtemps ses lec-
tures. Le mensonge lui était insupportable, elle préféra se confesser. Quand ma-
dame Chanteau, ouvrant les livres sur la table, aperçut les gravures, elle resta pé-
trifiée. Elle qui se donnait tant de peine, afin d’innocenter les amours de Jupiter !
Vraiment, Lazare aurait dû mettre sous clef de pareilles abominations. Et, longue-
ment, elle interrogea la coupable, avec des précautions et des sous-entendus de
toutes sortes. Mais Pauline, de son air candide, achevait de l’embarrasser. Eh bien,
quoi ? on était fait ainsi, il n’y avait pas de mal. Sa passion purement cérébrale écla-
tait, aucune sensualité sournoise ne s’éveillait encore dans ses grands yeux clairs
d’enfant. Elle avait trouvé, sur la même planche, des romans dont elle s’était dé-
goûtée dès les premières pages, tellement ils l’ennuyaient, bourrés de phrases où
elle ne comprenait rien. Sa tante, de plus en plus déconcertée, un peu tranquillisée
cependant, se contenta de fermer l’armoire et de garder la clef. Huit jours après, la
clef traînait de nouveau, et Pauline s’accordait de loin en loin, comme une récréa-
tion, de lire le chapitre des névroses, en songeant à son cousin, ou le traitement
de la goutte, avec l’idée de soulager son oncle.

D’ailleurs, malgré les sévérités de madame Chanteau, on ne se gênait guère de-


vant elle. Les quelques bêtes de la maison l’auraient instruite, si elle n’avait pas ou-
vert les livres. La Minouche surtout l’intéressait. Cette Minouche était une gueuse,
qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement, elle si délicate,
sans cesse en toilette, ne posant la patte dehors qu’avec des frissons, de peur de
se salir, disparaissait des deux et trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on
voyait luire dans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matous de
Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme une traînée, le poil telle-
ment déguenillé et sale, qu’elle se léchait pendant une semaine. Ensuite, elle re-
prenait son air dégoûté de princesse, elle se caressait au menton du monde, sans
paraître s’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on la trouvait
avec des petits, Véronique les emportait tous, dans un coin de son tablier, pour

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les jeter à l’eau. Et la Minouche, mère détestable, ne les cherchait même pas, ac-
coutumée à en être débarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle se
léchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où, dévergondée, dans les
coups de griffes et les miaulements, elle allait en chercher une ventrée nouvelle.
Mathieu était meilleur père pour ces enfants qu’il n’avait pas faits, car il suivait
le tablier de Véronique en geignant, il avait la passion de débarbouiller tous les
petits êtres au berceau.

- Oh ! ma tante, cette fois, il faut lui en laisser un, disait à chaque portée Pauline,
indignée et ravie des grâces amoureuses de la chatte.

Mais Véronique se fâchait.

- Non, par exemple ! pour qu’elle nous le traîne partout !... Et puis, elle n’y tient
pas. Elle a tout le plaisir, sans avoir le mal.

C’était, chez Pauline, un amour de la vie, qui débordait chaque jour davantage,
qui faisait d’elle « la mère des bêtes », comme disait sa tante. Tout ce qui vivait,
tout ce qui souffrait, l’emplissait d’une tendresse active, d’une effusion de soins et
de caresses. Elle avait oublié Paris, il lui semblait avoir poussé là, dans ce sol rude,
au souffle pur des vents de mer. En moins d’une année, l’enfant de formes hési-
tantes était devenue une jeune fille déjà robuste, les hanches solides, la poitrine
large. Et les troubles de cette éclosion s’en allaient, le malaise de son corps gonflé
de sève, la confusion inquiète de sa gorge plus lourde, du fin duvet plus noir sur
sa peau satinée de brune. Au contraire, à cette heure, elle avait la joie de son épa-
nouissement, la sensation victorieuse de grandir et de mûrir au soleil. Le sang qui
montait et qui crevait en pluie rouge, la rendait fière. Du matin au soir, elle emplis-
sait la maison des roulades de sa voix plus grave, qu’elle trouvait belle ; et, à son
coucher, quand ses regards glissaient sur la rondeur fleurie de ses seins, jusqu’à la
tache d’encre qui ombrait son ventre vermeil, elle souriait, elle se respirait un ins-
tant comme un frais bouquet, heureuse de son odeur nouvelle de femme. C’était
la vie acceptée, la vie aimée dans ses fonctions, sans dégoût ni peur, et saluée par
la chanson triomphante de la santé.

Lazare, cette année-là, resta six mois sans écrire. A peine de courts billets venaient-
ils rassurer la famille. Puis, coup sur coup, il accabla sa mère de lettres. Refusé de
nouveau aux examens de novembre, de plus en plus rebuté par les études mé-
dicales, qui remuaient des matières trop tristes, il venait encore de se jeter dans
une autre passion, la chimie. Par hasard, il avait fait la connaissance de l’illustre

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Herbelin, dont les découvertes révolutionnaient alors la science, et il était entré
dans son laboratoire comme préparateur, sans pourtant avouer qu’il lâchait la
médecine. Mais bientôt ses lettres furent pleines d’un projet, d’abord timide, peu
à peu enthousiaste. Il s’agissait d’une grande exploitation sur les algues marines,
qui devait rapporter des millions, grâce aux méthodes et aux réactifs nouveaux
découverts par l’illustre Herbelin. Lazare énumérait les chances de succès : l’aide
du grand chimiste, la facilité de se procurer la matière première, l’installation peu
coûteuse. Enfin, il signifia s on désir formel de ne pas être médecin, il plaisanta,
préférant encore, disait-il, vendre des remèdes aux malades que de les tuer lui-
même. L’argument d’une fortune rapide terminait chacune de ses lettres, où il fai-
sait en outre luire aux yeux de sa famille la promesse de ne plus la quitter, d’établir
l’usine là-bas, près de Bonneville.

Les mois se passaient, Lazare n’était pas venu aux vacances. Tout l’hiver, il dé-
tailla ainsi son projet en pages serrées, que madame Chanteau lisait à voix haute,
le soir, après le repas. Un soir de mai, un grand conseil eut lieu, car il demandait
une réponse catégorique. Véronique rôdait, ôtant la nappe, remettant le tapis.

- Il est tout le portrait craché de son grand-père, brouillon et entreprenant, dé-


clara la mère en jetant un coup d’œil sur le chef-d’œuvre de l’ancien ouvrier char-
pentier, dont la présence sur la cheminée l’irritait toujours.

- Certes, il ne tient pas de moi, qui ai l’horreur du changement, murmura Chan-


teau entre deux plaintes, allongé dans son fauteuil où il achevait une crise. Mais
toi non plus, ma bonne, tu n’es pas très calme.

Elle haussa les épaules, comme pour dire que son activité, à elle, était soutenue
et dirigée par la logique. Puis, elle reprit lentement :

- Enfin, que voulez-vous ? il faut lui écrire de faire à sa tête... Je le désirais dans
la magistrature ; médecin, ce n’était déjà pas très propre ; et le voilà apothicaire...
Qu’il revienne et qu’il gagne beaucoup d’argent, ce sera toujours quelque chose.

Au fond, c’était cette idée de l’argent qui la décidait. Son adoration pour son fils
portait sur un nouveau rêve : elle le voyait très riche, propriétaire d’une maison
à Caen, conseiller général, député peut-être. Chanteau n’avait pas d’opinion, se
contentait de souffrir, en abandonnant à sa femme le soin supérieur des intérêts
de la famille. Quant à Pauline, malgré sa surprise et sa désapprobation muette des

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continuels changements de son cousin, elle était d’avis qu’on le laissât revenir
tenter sa grande affaire.

- Au moins nous vivrons tous ensemble, dit-elle.

- Et puis, pour ce que monsieur Lazare doit faire de bon à Paris ! se permit
d’ajouter Véronique. Vaut mieux qu’il se soigne un peu l’estomac chez nous.

Madame Chanteau approuvait de la tête. Elle reprit la lettre qu’elle avait reçue
le matin.

- Attendez, il aborde le côté financier de l’entreprise.

Alors, elle lut, elle commenta. Il fallait une soixantaine de mille francs pour ins-
taller la petite usine. Lazare, à Paris, s’était retrouvé avec un de ses anciens ca-
marades de Caen, le gros Boutigny, qui avait quitté le latin en quatrième, et qui
maintenant plaçait des vins. Boutigny, très enthousiaste du projet, offrait trente
mille francs : ce serait un excellent associé, un administrateur dont les facultés
pratiques assureraient le succès matériel. Restaient trente mille francs à emprun-
ter, car Lazare voulait avoir en main la moitié de la propriété.

- Comme vous avez entendu, continua madame Chanteau, il me prie de m’adres-


ser en son nom à Thibaudier. L’idée est bonne. Thibaudier lui prêtera tout de suite
l’argent... Justement, Louise est un peu souffrante, je compte l’aller chercher pour
une semaine, de sorte que j’aurai l’occasion de parler à son père.

Les yeux de Pauline s’étaient troublés, un pincement convulsif avait aminci ses
lèvres. Plantée debout, de l’autre côté de la table, en train d’essuyer une tasse à
thé, Véronique la regardait.

- J’avais bien songé à autre chose, murmura la tante, mais comme dans l’indus-
trie on court toujours des risques, je m’étais même promis de ne pas en parler.

Et, se tournant vers la jeune fille :

- Oui, ma chérie, ce serait que toi-même tu prêtasses les trente mille francs à
ton cousin... Jamais tu n’aurais fait un placement si avantageux, ton argent te rap-
porterait peut-être le vingt-cinq pour cent, car ton cousin t’associerait à ses béné-
fices ; et cela me fend le cœur de voir toute cette fortune aller dans la poche d’un

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autre... Seulement, je ne veux pas que tu hasardes tes sous. C’est un dépôt sacré,
il est là-haut, et je te le rendrai intact.

Pauline écoutait, plus pâle, en proie à une lutte intérieure. Il y avait en elle une
hérédité d’avarice, l’amour de Quenu et de Lisa pour la grosse monnaie de leur
comptoir, toute une première éducation reçue autrefois dans la boutique de char-
cuterie, le respect de l’argent, la peur d’en manquer, un inconnu honteux, une
vilenie secrète qui s’éveillait au fond de son bon cœur. Puis, sa tante lui avait
tant montré le tiroir du secrétaire où dormait son héritage, que l’idée de le voir
se fondre aux mains brouillonnes de son cousin, l’irritait presque. Et elle se tai-
sait, ravagée aussi par l’image de Louise apportant un gros sac d’argent au jeune
homme.

- Tu voudrais, que je ne voudrais pas, reprit madame Chanteau. N’est-ce pas,


mon ami, c’est un cas de conscience ?

- Son argent est son argent, répondit Chanteau, qui jeta un cri en essayant de
soulever sa jambe. Si les choses tournaient mal, on tomberait sur nous... Non,
non ! Thibaudier sera très heureux de prêter.

Mais enfin Pauline retrouvait la voix, dans une explosion de son cœur.

- Oh ! ne me faites pas cette peine, c’est moi qui dois prêter à Lazare ! Est-ce qu’il
n’est pas mon frère ?... Ce serait trop vilain, si je lui refusais cet argent. Pourquoi
m’en avez-vous parlé ?... Donne-lui l’argent, ma tante, donne-lui tout.

L’effort quelle venait de faire noya ses yeux de larmes ; et elle souriait, confuse
d’avoir hésité, encore travaillée d’un regret dont elle était désespérée. Du reste, il
lui fallut batailler contre ses parents, qui s’entêtaient à prévoir les mauvais côtés
de l’entreprise. En cette circonstance, ils se montrèrent d’une probité parfaite.

- Allons, viens m’embrasser, finit par dire la tante, que les larmes gagnaient. Tu
es une bonne petite fille... Lazare prendra ton argent, puisque tu te fâches.

- Et moi, tu ne m’embrasses pas ? demanda l’oncle.

On pleura, on se baisa autour de la table. Puis, pendant que Véronique servait le


thé et que Pauline appelait Mathieu, qui aboyait dans la cour, madame Chanteau
ajouta, en s’essuyant les yeux :

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- C’est une grande consolation, elle a le cœur sur la main.

- Pardi ! grogna la bonne, pour que l’autre ne donne rien, elle donnerait sa che-
mise.

Ce fut huit jours plus tard, un samedi, que Lazare revint à Bonneville. Le doc-
teur Cazenove, invité à dîner, devait amener le jeune homme dans son cabriolet.
Venu le premier, l’abbé Horteur, qui dînait aussi, jouait aux dames avec Chanteau,
allongé dans son fauteuil de convalescent. L’attaque le tenait depuis trois mois,
jamais encore il n’avait tant souffert ; et c’était le paradis maintenant, malgré les
démangeaisons terribles qui lui dévoraient les pieds : la peau s’écaillait, l’œdème
avait presque disparu. Comme Véronique faisait rôtir des pigeons, il levait le nez
chaque fois que s’ouvrait la porte de la cuisine, repris de sa gourmandise incorri-
gible ; ce qui lui attirait les sages remontrances du curé.

- Vous n’êtes pas à votre jeu, monsieur Chanteau... Croyez-moi, vous devriez
vous modérer, ce soir, à table. La succulence ne vaut rien, dans votre état.

Louise était arrivée la veille. Lorsque Pauline entendit le cabriolet du docteur,


toutes deux se précipitèrent dans la cour. Mais Lazare ne parut voir que sa cousine,
stupéfait.

- Comment, c’est Pauline ?

- Mais oui, c’est moi.

- Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu donc mangé pour grandir comme ça ?... Te voilà bonne
à marier maintenant.

Elle rougissait, riant d’aise, les yeux brûlant de plaisir, à le voir l’examiner ainsi.
Il avait laissé une galopine, une écolière en sarrau de toile, et il était en face d’une
grande jeune fille, à la poitrine et aux hanches coquettement serrées dans une
robe printanière, blanche à fleurs roses. Pourtant, elle redevenait grave, elle le re-
gardait à son tour et le trouvait vieilli : il semblait s’être courbé, son rire n’était plus
jeune, un léger frisson nerveux courait sur sa face.

- Allons, continua-t-il, il va falloir te prendre au sérieux... Bonjour, mon asso-


ciée.

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Pauline rougit plus fort, ce mot la comblait de bonheur. Son cousin, après l’avoir
embrassée, pouvait embrasser Louise : elle n’était pas jalouse.

Le dîner fut charmant. Chanteau, terrifié par les menaces du docteur, mangea
sans excès. Madame Chanteau et le curé firent des projets superbes pour l’agran-
dissement de Bonneville, lorsque la spéculation sur les algues aurait enrichi le
pays. On ne se coucha qu’à onze heures. En haut, comme Lazare et Pauline se
séparaient devant leurs chambres, le jeune homme, d’un ton de plaisanterie, de-
manda :

- Alors, parce qu’on est grand, on ne se dit plus bonsoir ?

- Mais si ! cria-t-elle, en se jetant à son cou et en le baisant à pleine bouche, avec


son ancienne impétuosité de gamine.

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Chapitre 3

Deux jours plus tard, une grande marée découvrait les roches profondes. Dans
le coup de passion qui emportait Lazare au début de chaque entreprise nouvelle,
il ne voulut pas attendre davantage, il partit jambes nues, une veste de toile sim-
plement jetée sur son costume de bain ; et Pauline était de l’enquête, en costume
de bain elle aussi, chaussée de gros souliers, qu’elle réservait pour la pêche aux
crevettes.

Quand ils furent à un kilomètre des falaises, au milieu du champ des algues
ruisselant encore du flot qui se retirait, l’enthousiasme du jeune homme éclata,
comme s’il découvrait cette moisson immense d’herbes marines, qu’ils avaient
cent fois traversée ensemble.

- Regarde ! regarde ! criait-il. En voilà de la marchandise !... Et on n’en fait rien,


et il y en a ainsi jusqu’à plus de cent mètres de profondeur !

Puis, il lui nommait les espèces, avec une pédanterie joyeuse : les zostères, d’un
vert tendre, pareilles à de fines chevelures, étalant à l’infini une succession de
vastes pelouses ; les ulves aux feuilles de laitue larges et minces, d’une transpa-
rence glauque ; les fucus dentelés, les fucus vésiculeux, en si grand nombre que
leur végétation couvrait les roches ainsi qu’une mousse haute ; et, à mesure qu’ils
descendaient en suivant le flot, ils rencontraient des espèces de taille plus grande
et d’aspect plus étrange, les laminaires, surtout le Baudrier de Neptune, cette cein-
ture de cuir verdâtre, aux bords frisés, qui semble taillée pour la poitrine d’un
géant.

- Hein ? quelle richesse perdue ! reprenait-il. Est-on bête !... En Écosse, ils sont au
moins assez intelligents pour manger les ulves. Nous autres, nous faisons du crin
végétal avec les zostères, et nous emballons le poisson avec les fucus. Le reste est
du fumier, de qualité discutable, qu’on abandonne aux paysans des côtes... Dire
que la science en est encore à la méthode barbare d’en brûler quelques charretées,
afin d’en tirer de la soude !

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Pauline, dans l’eau jusqu’aux genoux, était heureuse de cette fraîcheur salée.
Du reste, les explications de son cousin l’intéressaient profondément.

- Alors, demanda-t-elle, tu vas distiller tout ça ?

Le mot « distiller »égaya beaucoup Lazare.

- Oui, distiller, si tu veux. Mais c’est joliment compliqué, tu verras, ma chère...


N’importe, retiens bien mes paroles : on a conquis la végétation terrestre, n’est-ce-
pas ? les plantes, les arbres, ce dont nous nous servons, ce que nous mangeons ;
eh bien, peut-être la conquête de la végétation marine nous enrichira-t-elle da-
vantage encore, le jour où l’on se décidera à la tenter.

Tous deux, cependant, enflammés de zèle, ramassaient des échantillons. Ils s’en
chargèrent les bras, ils s’oublièrent si loin, qu’ils durent, pour revenir, se mouiller
jusqu’aux épaules. Et les explications continuaient, le jeune homme répétait des
phrases de son maître Herbelin : la mer est un vaste réservoir de composés chi-
miques, les algues travaillaient pour l’industrie, en condensant, dans leurs tissus,
les sels que les eaux où elles vivent contiennent en faible proportion. Aussi le pro-
blème consistait-il à extraire économiquement de ces algues tous les composés
utiles. Il parlait d’en prendre les cendres, la soude impure du commerce, puis de
séparer et de livrer, à l’état de pureté parfaite, les bromures, les iodures de sodium
et de potassium, le sulfate de soude, d’autres sels de fer et de manganèse, de façon
à ne laisser aucun déchet de la matière première. Ce qui l’enthousiasmait, c’était
cet espoir de ne pas perdre un seul corps utile, grâce à la méthode du froid, trou-
vée par l’illustre Herbelin. Il y avait là une grosse fortune.

- Bon Dieu ! comme vous voilà faits ! cria madame Chanteau, lorsqu’ils ren-
trèrent.

- Ne te fâche pas, répondit gaiement Lazare, en jetant son paquet d’algues au


milieu de la terrasse. Tiens ! nous te rapportons des pièces de cent sous.

Le lendemain, la charrette d’un paysan de Verchemont alla prendre toute une


charge d’herbes marines, et les études commencèrent dans la grande chambre
du second étage. Pauline obtint le grade de préparateur. Ce fut une rage pen-
dant un mois, la chambre s’emplit rapidement de plantes sèches, de bocaux où
nageaient des arborescences, d’instruments aux profils bizarres ; un microscope

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occupait un coin de la table, le piano disparaissait sous des chaudières et des cor-
nues, l’armoire elle-même craquait d’ouvrages spéciaux, de collections sans cesse
consultées. Du reste, les expériences tentées de la sorte en petit, avec des soins mi-
nutieux, donnèrent des résultats encourageants. La méthode du froid portait sur
cette découverte que certains corps se cristallisent à de basses températures dif-
férentes pour les divers corps ; et il ne s’agissait plus que d’obtenir et de maintenir
les températures voulues : chaque corps se déposait successivement, se trouvait
séparé des autres. Lazare brûlait des algues dans une fosse, puis traitait par le froid
la lessive des cendres, à l’aide d’un système réfrigérant, basé sur l’évaporation ra-
pide de l’ammoniaque. Mais il fallait exécuter en grand cette manipulation ; la
porter du laboratoire dans l’industrie, en installant et en faisant fonctionner éco-
nomiquement les appareils.

Le jour où il eut dégagé des eaux mères jusqu’à cinq corps bien distincts, la
chambre retentit de cris de triomphe. Il y avait surtout une proportion surpre-
nante de bromure de potassium. Ce remède à la mode allait se vendre comme du
pain. Pauline, qui dansait autour de la table, reprise de sa gaminerie ancienne,
descendit l’escalier brusquement, tomba au milieu de la salle à manger, où son
oncle lisait un journal, tandis que sa tante marquait des serviettes.

- Ah bien ! cria-t-elle, vous pouvez être malades, nous vous en donnerons, du


bromure !

Madame Chanteau, qui souffrait depuis quelque temps de crises nerveuses, ve-
nait d’être mise au régime du bromure par le docteur Cazenove. Elle sourit, en
disant :

- En aurez-vous assez pour guérir tout le monde, puisque tout le monde est
détraqué, maintenant ?

La jeune fille, aux membres forts, et dont le visage joyeux éclatait de santé, ou-
vrit les bras comme pour jeter sa guérison aux quatre coins du ciel.

- Oui, oui, nous allons en bourrer la terre... Fichue, leur grande névrose !

Après avoir visité la côte, discuté les emplacements, Lazare décida qu’il instal-
lerait son usine à la baie du Trésor. Toutes les conditions s’y trouvaient réunies :
plage immense, comme dallée de roches plates, ce qui facilitait la récolte des
algues ; charrois plus directs, par la route de Verchemont ; terrains à bon marché,

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matériaux sous la main, éloignement suffisant, sans être excessif. Et Pauline plai-
santait sur le nom qu’ils avaient donné à la baie autrefois, pour l’or fin de son
sable : ils ne croyaient pas si bien dire, un vrai « trésor »maintenant qu’ils al-
laient trouver dans la mer. Les débuts furent superbes, heureux achats de vingt
mille mètres de lande déserte, autorisation préfectorale obtenue après un retard
de deux mois seulement. Enfin, les ouvriers se mirent aux constructions. Bouti-
gny était arrivé, un petit homme rouge d’une trentaine d’années, très commun,
qui déplut beaucoup aux Chanteau. Il avait refusé d’habiter Bonneville, ayant dé-
couvert à Verchemont, disait-il, une maison très commode ; e t la froideur de la
famille augmenta, lorsqu’elle apprit qu’il venait d’y installer une femme, quelque
fille perdue, amenée sans doute d’un mauvais lieu de Paris. Lazare haussait les
épaules, outré de ces idées de province ; elle était très gentille, cette femme, une
blonde qui devait avoir du dévouement, pour consentir à s’enterrer dans ce pays
de loups ; d’ailleurs, il n’insista pas, à cause de Pauline. Ce qu’on attendait de Bou-
tigny, en somme, c’était une surveillance active, une organisation intelligente du
travail. Or, il se montrait merveilleux, toujours debout, enflammé du génie de l’ad-
ministration. Sous ses ordres, les murailles montaient à vue d’œil.

Alors, pendant quatre mois, tant que les travaux durèrent pour la construction
des bâtiments et l’installation des appareils, l’usine du Trésor, comme on avait fini
par l’appeler, devint un but de promenade quotidienne. Madame Chanteau n’ac-
compagnait pas toujours les enfants, Lazare et Pauline reprirent leurs courses de
jadis. Mathieu seul les suivait, vite fatigué, traînant ses grosses pattes et se cou-
chant là-bas, la langue pendante, avec une respiration courte et pressée de souf-
flet de forge. Lui seul aussi se baignait encore, se jetait à la mer quand on lan-
çait un bâton, qu’il avait l’intelligence de prendre contre la vague, pour ne pas
avaler d’eau salée. A chaque visite, Lazare pressait les entrepreneurs ; tandis que
Pauline risquait des réflexions pratiques, d’une grande justesse parfois. Il avait dû
commander les appareils à Caen, sur des plans dessinés par lui, et des ouvriers
étaient venus les monter. Boutigny commençait à témoigner des inquiétudes, en
voyant les devis augmenter sans cesse. Pourquoi ne pas s’être contenté d’abord
des salles strictement nécessaires, des machines indispensables ? pourquoi ces
bâtisses compliquées, ces appareils énormes, en vue d’une exploitation qu’il au-
rait été plus sage d’élargir peu à peu, lorsqu’on se serait rendu un compte exact des
conditions de la fabrication et de la vente ? Lazare s’emportait. Il voyait immense,
il aurait volontiers donné aux hangars une façade monumentale dominant la mer,
développant devant l’horizon sans borne la grandeur de son idée. Puis, la visite
s’achevait au milieu d’une fièvre d’espoir : à quoi bon liarder, puisqu’on tenait la
fortune ? Et le retour était fort gai, on se souvenait de Mathieu qui s’attardait sans
cesse. Pauline se cachait brusquement avec Lazare derrière un mur, tous les deux

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amusés comme des enfants, quand le chien, saisi de se voir seul, se croyant perdu,
vagabondait dans un effarement comique.

Chaque soir, à la maison, la même question les accueillait.

- Eh bien, ça marche-t-il, êtes-vous contents ?

Et la réponse était toujours la même.

- Oui, oui... Mais ils n’en finissent pas.

Ce furent des mois d’une intimité complète. Lazare témoignait à Pauline une af-
fection vive, où il entrait de la reconnaissance, pour l’argent qu’elle avait mis dans
son entreprise. Peu à peu, de nouveau, la femme disparaissait, il vivait près d’elle
comme en compagnie d’un garçon, d’un frère cadet dont les qualités le touchaient
chaque jour davantage. Elle était si raisonnable, d’un si beau courage, d’une bonté
si riante, qu’elle finissait par lui inspirer une estime inavouée, un sourd respect,
contre lequel il se défendait encore en la plaisantant. Tranquillement, elle lui avait
conté ses lectures, l’effroi de sa tante à la vue des planches anatomiques ; et, un
instant, il était resté surpris et plein de gêne, devant cette fille déjà savante, avec
ses grands yeux candides. Ensuite, leurs rapports s’en trouvèrent resserrés, il prit
l’habitude de parler de tout librement, dans leurs études communes, lorsqu’elle
l’aidait : cela en parfaite simplicité scientifique, usant du mot propre, comme s’il
n’y en avait pas eu d’autre. Elle-même, sans paraître y mettre autre chose que
le plaisir d’apprendre et de lui être utile, abordait toutes les questions. Mais elle
l’amusait souvent, tant son instruction avait de trous, tant il s’y trouvait un extra-
ordinaire mélange de connaissances qui se battaient : les idées de sous-maîtresse
de sa tante, le train du monde réduit à la pudeur des pensionnats ; puis, les faits
précis lus par elle dans les ouvrages de médecine, les vérités physiologiques de
l’homme et de la femme, éclairant la vie. Quand elle lâchait une naïveté, il riait si
fort, qu’elle entrait en colère : au lieu de rire, est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait de
lui montrer son erreur ? et, le plus souvent, la dispute se terminait ainsi par une
leçon, il achevait de l’instruire, en jeune chimiste supérieur aux convenances. Elle
en savait trop pour ne pas savoir le reste. D’ailleurs, un travail lent s’opérait, elle
lisait toujours, elle coordonnait peu à peu ce qu’elle entendait, ce qu’elle voyait,
respectueuse cependant pour madame Chanteau, dont elle continuait à écouter
d’une mine sérieuse les mensonges décents. C’était seulement avec son cousin,
dans la grande chambre, qu’elle devenait un garçon, un préparateur, auquel il
criait :

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- Dis donc, as-tu regardé cette Floridée ?... Elle n’a qu’un sexe.

- Oui, oui, répondait-elle, des organes mâles en gros bouquets.

Pourtant, un vague trouble montait en elle. Lorsque Lazare la bousculait parfois


fraternellement, elle restait quelques secondes étouffée, le cœur battant à grands
coups. La femme, qu’ils oubliaient tous deux, se réveillait dans sa chair, avec la
poussée même de son sang. Un jour, comme il se tournait, il la heurta du coude.
Elle jeta un cri, elle porta les mains à sa gorge. Quoi donc ? il lui avait fait du mal ?
mais il l’avait à peine touchée ! et, d’un geste naturel, il voulut écarter son fichu,
pour voir. Elle s’était reculée, ils demeurèrent face à face, confus, souriant d’un air
contraint. Un autre jour, au courant d’une expérience, elle refusa de tremper ses
mains dans l’eau froide. Lui, s’étonnait, s’irritait : pourquoi ? quel drôle de caprice !
si elle ne l’aidait pas, elle ferait mieux de descendre. Puis, la voyant rougir, il com-
prit, il la regarda d’un visage béant. Alors, cette gamine, ce frère cadet était déci-
dément une femme ? on ne pouvait l’effleurer sans qu’elle jetât une plainte, on ne
devait seulement pas compter sur elle à toutes les époques du mois. A chaque fait
nouveau, c’était une surprise, comme une découverte imprévue qui les embar-
rassait et les émotionnait l’un et l’autre, dans leur camaraderie de garçons. Lazare
semblait n’en éprouver que de l’ennui, ça n’allait plus être possible de travailler
ensemble, puisqu’elle n’était pas un homme et qu’un rien la dérangeait. Quant à
Pauline, elle en gardait une sorte de malaise, une anxiété où grandissait un charme
délicieux.

Dès ce moment, chez la jeune fille, se développèrent des sensations dont elle ne
parlait à personne. Elle ne mentait pas, elle se taisait simplement, par une fierté
inquiète, par une honte aussi. Plusieurs fois, elle se crut souffrante, sur le point
de faire une maladie grave, car elle se couchait fiévreuse, brûlée d’insomnie, em-
portée tout entière dans le tumulte sourd de l’inconnu qui l’envahissait ; puis, au
jour, elle était seulement brisée, elle ne se plaignait même pas devant sa tante.
C’étaient encore des chaleurs brusques, une excitation nerveuse, et des pensées
inattendues qui la révoltaient ensuite, et surtout des rêves dont elle sortait fâchée
contre elle. Ses lectures, cette anatomie, cette physiologie épelées passionnément,
lui avaient laissé une telle virginité de corps, qu’elle retombait dans des stupeurs
d’enfant, à chaque phénomène. Puis, la réflexion la calmait : elle n’était pas à part,
elle devait s’attendre à voir se dérouler en elle-même cette mécanique de la vie,
faite pour les autres. Après le dîner, un soir, elle discuta la bêtise des rêves : était-
ce irritant, d’être sur le dos, sans défense, en proie aux imaginations baroques ? et
ce qui l’exaspérait, paraissait être la mort de la volonté dans le sommeil, l’abandon
complet de sa personne. Son cousin, avec ses théories pessimistes, attaquait aussi

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les rêves, comme troublant le parfait bonheur du néant ; tandis que son oncle dis-
tinguait, aimait les songes agréables, abominait les cauchemars de la fièvre. Mais
elle s’acharnait si fort que madame Chanteau, surprise, la questionna sur ce quelle
voyait, la nuit. Alors, elle balbutia : rien, des absurdités, des choses trop vagues
pour en garder le souvenir. Et elle ne mentait toujours pas, ses rêves se passaient
dans un demi-jour, des apparences la frôlaient, son sexe de femme s’éveillait à la
vie charnelle, sans que jamais une image nette précisât la sensation. Elle ne voyait
personne, elle pouvait croire à une caresse du vent de mer, qui, l’été, entrait par la
fenêtre ouverte. Cependant, la grande affection de Pauline pour Lazare semblait
être chaque jour plus ardente ; et ce n’était pas seulement, dans leur camaraderie
fraternelle de sept années, l’éveil instinctif de la femme : elle avait aussi le be-
soin de se dévouer, une illusion le lui montrait comme le plus intelligent et le plus
fort. Lentement, cette fraternité devenait de l’amour, avec les bégaiements exquis
de la passion naissante, des rires aux frissons sonores, des contacts furtifs et ap-
puyés, tout le départ enchanté pour le pays des nobles tendresses, sous le coup
de fouet de l’instinct génésique. Lui, protégé par ses débordements du quartier
Latin, n’ayant plus de curiosités à perdre, continuait à voir en elle une sœur, que
son désir n’effleurait pas. Elle, au contraire, vierge encore, dans cette solitude où
elle ne trouvait que lui, l’adorait peu à peu et se donnait entière. Quand ils étaient
ensemble, du matin au soir, elle semblait vivre de sa présence, les yeux cherchant
les siens, empressé à le servir.

Vers ce temps, madame Chanteau s’étonna de la piété de Pauline. Deux fois, elle
la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeune fille parut en froid avec l’abbé Hor-
teur ; elle refusa même d’aller à la messe pendant trois dimanches, et n’y retourna
que pour ne point chagriner sa tante. Du reste, elle ne s’expliquait pas, elle avait dû
être blessée par les questions et les commentaires de l’abbé, dont la langue était
lourde. Et ce fut alors, avec son flair de mère passionnée, que madame Chanteau
devina l’amour croissant de Pauline. Elle se tut pourtant, n’en parla même pas à
son mari. Cette aventure fatale la surprenait, car jusque-là une tendresse possible,
peut-être un mariage, n’était pas entré dans ses plans. Comme Lazare, elle avait
continué à traiter sa pupille en gamine ; et elle voulait réfléchir, elle se promit de
les surveiller, n’en fit rien, peu soucieuse au fond de ce qui n’était pas le plaisir de
son fils.

Les chaudes journées d’août étaient venues, le jeune homme décida un soir
qu’on se baignerait le lendemain, en allant à l’usine. Travaillée par ses idées de
convenances, la mère les accompagna, malgré le terrible soleil de trois heures.
Elle s’assit près de Mathieu sur les galets brûlants, elle s’abrita de son ombrelle,
sous laquelle le chien tâchait d’allonger sa tête.

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- Eh bien, où va-t-elle donc ? demanda Lazare en voyant Pauline disparaître à
demi derrière une roche.

- Elle va se déshabiller, parbleu ! dit madame Chanteau. Tourne-toi, tu la gênes,


ce n’est pas convenable.

Il demeura très étonné, regarda encore du côté de la roche, où flottait un coin


blanc de chemise, puis ramena les yeux sur sa mère, en se décidant à tourner le
dos. Pourtant, il se déshabilla rapidement lui-même, sans rien ajouter.

- Y sommes-nous ? cria-t-il enfin. En voilà des affaires ! Est-ce que tu mets ta


robe couleur du temps ?

Légèrement, Pauline accourait, riant d’un rire trop gai, où l’on sentait un peu
d’embarras. Depuis le retour de son cousin, ils ne s’étaient pas baignés ensemble.
Elle avait un costume de grande nageuse, fait d’une seule pièce, serré à la taille
par une ceinture et découvrant les hanches. Les reins souples, la gorge haute ; elle
ressemblait, amincie de la sorte, à un marbre florentin. Ses jambes et ses bras nus,
ses petits pieds nus chaussés de sandales, gardaient une blancheur d’enfant.

- Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusqu’aux Picochets ?

- C’est ça, jusqu’aux Picochets, répondit-elle.

Mme Chanteau criait :

- Ne vous éloignez pas... Vous me faites toujours des peurs !

Mais ils s’étaient déjà mis à l’eau. Les Picochets, un groupe de rochers dont
quelques-uns restaient découverts à marée haute, se trouvaient éloignés d’un ki-
lomètre environ. Et ils nageaient tous deux côte à côte, sans hâte, comme deux
amis partis pour une promenade, sur un beau chemin tout droit. D’abord, Ma-
thieu les avait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il était revenu se secouer et
éclabousser madame Chanteau. Les exploits inutiles répugnaient à sa paresse.

- Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieu permis de risquer sa vie de la
sorte !

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Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline, pareilles à des touffes
de varech, errantes au ras des vagues. La mer avait une houle assez forte, ils avan-
çaient balancés par de molles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés
des algues qui passaient sous eux, dans la transparence de l’eau. Pauline, fatiguée,
fit la planche, le visage en plein ciel, perdue au fond de tout ce bleu. Cette mer qui
la berçait, était restée sa grande amie. Elle en aimait l’haleine âpre, le flot glacé et
chaste, elle s’abandonnait à elle, heureuse d’en sentir le ruissellement immense
contre sa chair, goûtant la joie de cet exercice violent, qui réglait les battements
de son cœur.

Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, la questionna.

- Quoi donc ?

- Je crois que mon corsage a craqué... J’ai trop raidi le bras gauche.

Et tous deux plaisantèrent. Elle s’était remise à nager doucement, elle riait d’un
rire gêné, en constatant le désastre : c’était la couture de l’épaulette qui avait cédé,
toute l’épaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeune homme, très gai, lui
disait de fouiller ses poches, pour voir si elle n’aurait pas sur elle des épingles. Ce-
pendant, ils arrivaient aux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaient
l’habitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre. Elle, autour de
l’écueil, nageait toujours.

- Tu ne montes pas ?

- Non, je suis bien.

Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ? les forces pouvaient lui


manquer au retour, si elle ne se reposait pas un instant. Mais elle s’entêtait, ne
répondant même plus, filant à petit bruit avec de l’eau jusqu’au menton, enfon-
çant la blancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre d’un co-
quillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, d’une sorte de grotte, où jadis
ils jouaient aux Robinsons, en face de l’horizon vide. De l’autre côté, sur la plage,
madame Chanteau faisait la tache noire et perdue d’un insecte.

- Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en se rejetant à l’eau. Si tu bois un


coup, je te laisse boire, parole d’honneur !

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Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne se parlaient plus. Comme il
l’entendait s’essouffler, il lui dit de faire au moins la planche. Elle ne parut pas
entendre. La déchirure augmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa
gorge aurait jailli à fleur d’eau, ainsi qu’une floraison des algues profondes. Alors,
il comprit sans doute ; et, voyant sa fatigue, sentant qu’elle n’arriverait jamais à la
plage, il s’approcha résolument pour la soutenir. Elle voulut se débattre, continuer
seule ; puis, elle dut s’abandonner. Ce fut serrés étroitement, elle en travers de lui,
qu’ils abordèrent.

Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieu hurlait, dans
les vagues jusqu’au ventre.

- Mon Dieu ! quelle imprudence !... Je le disais bien que vous alliez trop loin !

Pauline s’était évanouie. Lazare la porta comme une enfant sur le sable ; et elle
demeurait contre sa poitrine, à demi nue maintenant, tous deux ruisselant d’eau
amère. Aussitôt, elle soupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme,
elle éclata en gros sanglots, elle l’étouffa dans une étreinte nerveuse, en lui bai-
sant la face à pleines lèvres, au hasard. C’était comme inconscient, l’élan fibre de
l’amour, qui sortait de ce danger de mort.

- Oh ! que tu es bon ! Lazare, oh ! que je t’aime !

Il resta tout secoué de l’emportement de ce baiser. Lorsque madame Chanteau


la rhabilla, il s’écarta de lui-même. La rentrée à Bonneville fut douce et pénible,
l’un et l’autre semblaient brisés de fatigue. Entre eux, la mère marchait, en réflé-
chissant que l’heure était venue de prendre un parti.

D’autres inquiétudes agitèrent la famille. L’usine du Trésor était bâtie, on es-


sayait depuis huit jours les appareils, qui donnaient des résultats déplorables.
Lazare dut s’avouer qu’il avait mal combiné certaines pièces. Il se rendit à Paris,
pour consulter son maître Herbelin, et il revint désespéré : tout devait être refait,
le grand chimiste avait déjà perfectionné sa méthode, ce qui modifiait absolu-
ment les appareils. Cependant, les soixante mille francs étaient mangés, Boutigny
refusait de mettre un sou de plus : du matin au soir, il parlait amèrement des gas-
pillages, avec la ténacité insupportable de l’homme pratique qui triomphe. Lazare
avait des envies de le battre. Il aurait peut-être tout planté là, sans l’angoisse qu’il
éprouvait, à l’idée de laisser dans ce gouffre les trente mille francs de Pauline. Son

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honnêteté, sa fierté se révoltaient : c’était impossible, il devait trouver de l’argent,
on ne pouvait abandonner ainsi une affaire qui rendrait plus tard des millions.

- Tiens-toi tranquille, répétait sa mère, lorsqu’elle le voyait malade d’incerti-


tude. Nous n’en sommes pas encore à ne savoir où prendre quelques billets de
mille francs.

Madame Chanteau mûrissait un projet. Après l’avoir surprise, l’idée d’un ma-
riage entre Lazare et Pauline lui semblait convenable. Il n’y avait, en somme, que
neuf années entre eux, différence acceptée tous les jours. Cela n’arrangeait-il pas
les choses ? Lazare désormais travaillerait pour sa femme, il ne se tourmenterait
plus de sa dette, il emprunterait même à Pauline la somme dont il avait besoin.
Au fond de madame Chanteau, confusément, s’agitait bien un scrupule, la crainte
d’une catastrophe finale, la ruine de leur pupille. Seulement, elle écartait ce dé-
nouement impossible : - est-ce que Lazare n’avait pas du génie ? Il enrichirait Pau-
line, c’était celle-ci qui faisait une bonne affaire. Son fils avait beau être pauvre, il
valait une fortune, si elle le donnait.

Le mariage fut décidé très simplement. Un matin, la mère interrogea dans sa


chambre la jeune fille, qui, tout de suite, vida son cœur avec une tranquillité sou-
riante. Puis, elle lui fit prétexter un peu de fatigue ; et, l’après-midi, elle accompa-
gna seule son fils à l’usine. Lorsque, au retour, elle lui expliqua longuement son
projet, l’amour de la petite cousine, la convenance d’un pareil mariage, les avan-
tages que chacun en tirerait, il parut stupéfait d’abord. Jamais il n’avait songé à
cela, quel âge avait donc l’enfant ? Ensuite, il demeura tout ému ; certes, il l’aimait
bien aussi, il ferait ce qu’on voudrait.

Quand ils rentrèrent, Pauline achevait de mettre la table, pour s’occuper ; tandis
que son oncle, un journal tombé sur les genoux, regardait Minouche qui se léchait
délicatement le ventre.

- Eh bien, quoi donc ? on se marie, dit Lazare en cachant son émotion sous une
gaieté bruyante.

Elle était restée une assiette à la main, très rouge, la voix coupée.

- Qui se marie ? demanda l’oncle, comme éveillé en sursaut.

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Sa femme l’avait prévenu le matin ; mais, l’air gourmand dont la chatte prome-
nait la langue sur son poil l’absorbait. Pourtant, il se souvint aussitôt.

- Ah ! oui, cria-t-il.

Et il regarda les jeunes gens d’un œil malin, la bouche tordue par un élancement
douloureux au pied droit. Pauline, doucement, avait reposé l’assiette. Elle finit par
répondre à Lazare :

- Si tu veux, toi, moi je veux bien.

- Allons, c’est fait, embrassez-vous, conclut madame Chanteau, en train d’ac-


crocher son chapeau de paille.

La jeune fille s’avança la première, les mains tendues. Lui, riant toujours, les prit
dans les siennes ; et il la plaisantait.

- Tu as donc lâché ta poupée ?... Voilà pourquoi tu devenais si cachottière, qu’on


ne pouvait seulement plus te voir, quand tu te lavais le bout des doigts !... Et c’est
ce pauvre Lazare que tu as choisi pour victime ?

- Oh ! ma tante, fais-le taire, ou je me sauve ! murmura-t-elle, confuse, en es-


sayant de se dégager.

Peu à peu, il l’attirait, il jouait encore comme à l’époque de leur camaraderie


d’écoliers ; et, brusquement, elle lui planta sur la joue un baiser retentissant, qu’il
lui rendit au petit bonheur, dans une oreille. Puis, une pensée inavouée parut l’as-
sombrir, il ajouta d’une voix triste :

- Un drôle de marché que tu fais là, ma pauvre enfant ! Si tu savais comme je


suis vieux, au fond !... Enfin, puisque tu veux bien de moi !

Le dîner fut tumultueux. Ils parlaient tous ensemble, ils faisaient des projets
d’avenir, comme s’ils se trouvaient réunis pour la première fois.

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Véronique, qui était entrée au beau milieu des accordailles, fermait à la volée la
porte de la cuisine, sans desserrer les lèvres. Au dessert, on aborda enfin les ques-
tions sérieuses. La mère expliqua que le mariage ne pouvait avoir lieu avant deux
ans : elle voulait attendre l’âge légal d’émancipation, elle n’entendait pas être ac-
cusée d’avoir opéré, à l’aide de son fils, une pression sur une enfant trop jeune.
Ce délai de deux ans consterna Pauline ; mais l’honnêteté de sa tante la touchait
beaucoup, elle se leva pour l’embrasser. On fixa une date, les jeunes gens patien-
teraient, et en patientant ils gagneraient les premiers écus des millions futurs. La
question d’argent se trouva ainsi traitée d’enthousiasme.

- Prends dans le tiroir, ma tante, répétait la jeune fille. Tout ce qu’il voudra,
pardi ! C’est à lui autant qu’à moi, maintenant.

Madame Chanteau se récriait.

- Non, non, il n’en sortira pas un sou inutile... Tu sais qu’on peut avoir confiance,
on me couperait plutôt la main... Vous avez besoin de dix mille francs là-bas ; je
vous donne dix mille francs, et je referme à double tour. C’est sacré.

- Avec dix mille francs, dit Lazare, je suis certain du succès... Les grosses dé-
penses sont faites, ce serait un crime que de se décourager. Vous verrez, vous ver-
rez... Et, toi, chérie, je veux t’habiller d’une robe d’or, comme une reine, le jour de
notre mariage.

La joie fut encore augmentée par l’arrivée imprévue du docteur Cazenove. Il


venait de panser un pêcheur, qui s’était écrasé les doigts sous un bateau ; et on
le retint, on le força à boire une tasse de thé. La grande nouvelle ne parut pas le
surprendre. Seulement, lorsqu’il entendit les Chanteau s’exalter sur l’exploitation
des algues, il regarda Pauline d’un air inquiet, il murmura.

- Sans doute, l’idée est ingénieuse, on peut faire un essai. Mais avoir des rentes,
c’est encore plus solide. A votre place, je voudrais être tout de suite heureux, dans
mon petit coin...

Il s’interrompit, en voyant une ombre pâlir les yeux de la jeune fille. La vive
affection qu’il éprouvait pour elle, lui fit reprendre, contre sa pensée :

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- Oh ! l’argent a du bon, gagnez-en beaucoup... Et, vous savez, je danserai à votre
noce. Oui, je danserai le zambuco des Caraïbes, que vous ne connaissez pas je
parie... Tenez ! les deux mains en moulin à vent avec des claques sur les cuisses, et
en rond autour du prisonnier, quand il est cuit et que les femmes le découpent.

Les mois recommencèrent à couler. Maintenant, Pauline avait retrouvé son calme
souriant, seule l’incertitude pesait à sa nature franche. L’aveu de son amour, la
date fixée pour le mariage, semblaient avoir apaisé jusqu’aux troubles de sa chair ;
et elle acceptait sans fièvre la floraison de la vie, ce lent épanouissement de son
corps, cette poussée rouge de son sang, qui l’avaient un instant tourmentée le
jour et violentée la nuit. N’était-ce point la loi commune ? Il fallait grandir pour
aimer. Du reste, ses rapports avec Lazare ne changeaient guère, tous deux conti-
nuaient leur existence de travaux communs : lui sans cesse affairé, prévenu contre
un coup de désir par ses aventures d’hôtels garnis, elle si simple, si droite dans sa
tranquillité de fille savante et vierge, qu’elle était comme protégée par une double
armure. Parfois, cependant, au milieu de la chambre encombrée, ils se prenaient
les mains, ils riaient d’un air tendre. C’était un traité de Phycologie qu’ils feuille-
taient ensemble et qui rapprochait leurs chevelures ; ou bien, en examinant un
flacon pourpré de brome, un échantillon violâtre d’iode, ils s’appuyaient un ins-
tant l’un à l’autre ; ou encore, elle se penchait près de lui, au-dessus des instru-
ments qui encombraient la table et le piano, elle l’appelait pour qu’il la soulevât
jusqu’à la plus haute planche de l’armoire. Mais il n’y avait, dans ces contacts de
chaque heure, que la caresse permise échangée sous des yeux de grands-parents,
une bonne amitié chauffée à peine d’une pointe de joie sensuelle, entre cousin
et cousine qui doivent s’épouser un jour. Ainsi que le disait madame Chanteau,
ils étaient vraiment raisonnables. Lorsque Louise venait et qu’elle se mettait entre
eux, avec ses jolies mines de fille coquette, Pauline ne paraissait même plus ja-
louse.

Toute une année passa de la sorte. L’usine fonctionnait à présent, et peut-être


furent-ils gardés surtout par les tracas qu’elle leur causait. Après une réinstallation
difficile des appareils, les premiers résultats semblèrent excellents ; sans doute, le
rendement était médiocre ; mais, en perfectionnant la méthode, en redoublant de
soins et d’activité, on devait arriver à une production énorme. Boutigny avait créé
déjà de larges débouchés, trop larges même. La fortune leur parut certaine. Et, dès
lors, cet espoir les entêta, ils réagirent contre les avertissements de ruine, l’usine
devint un gouffre, où ils jetaient l’argent à poignées, toujours persuadés qu’ils le
retrouveraient en un lingot d’or, au fond. Chaque sacrifice nouveau les enrageait
davantage.

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Madame Chanteau, les premières fois, ne prenait pas une somme, dans le tiroir
du secrétaire, sans en avertir Pauline.

- Petite, il y a des paiements à faire samedi, il vous manque trois mille francs...
Veux-tu monter avec moi pour choisir le titre que nous allons vendre ?

- Mais tu peux bien le choisir toute seule, répondait la jeune fille.

- Non, tu sais que je ne fais rien sans toi. C’est ton argent.

Puis madame Chanteau se relâcha de cette rigidité. Un soir, Lazare lui avoua
une dette qu’il avait cachée à Pauline : cinq mille francs de tuyaux de cuivre, qu’on
n’avait pas même utilisés. Et, comme la mère venait justement de visiter le tiroir
avec la jeune fille, elle y retourna seule, elle prit les cinq mille francs, devant le
désespoir de son fils, en se promettant de les remettre, au premier gain. Mais, à
partir de ce jour, la brèche était ouverte, elle s’accoutuma, puisa sans compter.
D’ailleurs, elle finissait par trouver blessante, à son âge, cette continuelle sujétion
au bon plaisir d’une gamine ; et elle en gardait une rancune. On le lui rendrait, son
argent ; s’il lui appartenait, ce n’était pas une raison suffisante pour ne plus se per-
mettre un geste, avant de lui en avoir demandé la permission. Dès qu’elle eut fait
un trou dans le tiroir, elle n’exigea plus d’être accompagnée. Pauline en éprouva
un soulagement ; car, malgré son bon cœur, les visites au secrétaire lui étaient pé-
nibles : sa raison l’avertissait d’une catastrophe, l’économie prudente de sa mère
se révoltait en elle. D’abord, elle s’étonna du silence de madame Chanteau, elle
sentait bien que l’argent filait tout de même, et qu’on se passait d’elle, simple-
ment. Ensuite, elle préféra cela. Au moins, elle n’avait pas le désagrément de voir,
chaque fois, le tas des papiers diminuer. Il n’y eut désormais, entre elles deux,
qu’un échange rapide de regards, à certaines heures : le regard fixe et inquiet de
la nièce, quand elle devinait un nouvel emprunt ; le regard vacillant de la tante,
irritée d’avoir à tourner la tête. C’était comme un ferment de haine qui germait.

Malheureusement, cette année-là, Davoine fut déclaré en faillite. Ce désastre


était prévu, les Chanteau n’en reçurent pas moins un coup terrible. Ils restaient
avec leurs trois mille francs de rente. Tout ce qu’ils purent tirer de la débâcle,
une douzaine de mille francs, fut aussitôt placé et leur compléta, en tout, trois
cents francs par mois. Aussi madame Chanteau, dès la seconde quinzaine, dut-
elle prendre cinquante francs sur l’argent de Pauline : le boucher de Verchemont
attendait avec sa note, on ne pouvait le renvoyer. Puis, ce furent cent francs pour

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l’achat d’une lessiveuse, jusqu’à des dix francs de pommes de terre et des cin-
quante sous de poisson. Elle en était arrivée à entretenir Lazare et l’usine, par
petites sommes honteuses, au jour le jour ; et elle tomba plus bas, aux centimes
du ménage, aux trous de la dette bouchés misérablement. Vers les fins de mois
surtout, on la voyait sans cesse disparaître d’un pas discret et revenir presque aus-
sitôt, la main dans sa poche, d’où elle se décidait à sortir, pour une facture, des
sous un à un. L’habitude se trouvait prise, elle achevait de vivre sur le tiroir du
secrétaire, emportée, ne résistant plus. Pourtant, dans l’obsession qui la ramenait
toujours là, le meuble, lorsqu’elle baissait le tablier, jetait un léger cri, dont elle res-
tait énervée. Quel vieux bahut ! dire qu’elle n’avait jamais pu s’acheter un bureau
propre ! Ce secrétaire vénérable, qui, bourré d’une fortune, avait d’abord donné à
la maison un air de gaieté et de richesse, la ravageait aujourd’hui, était comme la
boîte empoisonnée de tous les fléaux, lâchant le malheur par ses fentes.

Un soir, Pauline rentra de la cour, en criant :

- Le boulanger !... On lui doit trois jours, deux francs quatre-vingt-cinq.

Madame Chanteau se fouilla.

- Il faut que je monte, murmura-t-elle.

- Reste donc, reprit la jeune fille étourdiment, je vais monter, moi... Où est ta
monnaie ?

- Non, non, tu ne trouverais pas... C’est quelque part...

La tante balbutiait, et toutes deux échangèrent le muet regard qui les faisait pâ-
lir. Il y eut une hésitation pénible, puis madame Chanteau monta, toute froide
d’une rage contenue, ayant la sensation nette que sa pupille savait où elle allait
prendre les deux francs quatre-vingt-cinq. Aussi pourquoi lui avait-elle si souvent
montré l’argent dormant dans le tiroir ? Son ancienne probité bavarde l’exaspé-
rait, cette petite devait la suivre en imagination, la voir ouvrir, fouiller, refermer.
Quand elle fut redescendue et quelle eut payé le boulanger, sa colère éclata contre
la jeune fine.

- Eh bien, ta robe est propre, d’où viens-tu ? Hein ? tu as tiré de l’eau pour le
potager. Laisse donc Véronique faire sa besogne. Ma parole ! tu te salis exprès, tu

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n’as pas l’air de savoir ce que ça coûte... Ta pension n’est pas si grosse, je ne peux
plus joindre les deux bouts...

Et elle continua. Pauline, qui avait d’abord tâché de se défendre, l’écoutait main-
tenant sans une parole, le cœur gros. Depuis quelque temps, sa tante l’aimait de
moins en moins, elle le sentait bien. Lorsqu’elle se retrouva seule avec Véronique,
elle pleura ; et la bonne se mit à bousculer ses casseroles, comme pour éviter de
prendre parti. Elle grondait toujours contre la jeune fille ; mais il y avait à présent,
dans sa rudesse, des réveils de justice.

L’hiver arriva, Lazare perdit courage. Une fois encore, sa passion avait tourné,
l’usine le répugnait et l’épouvantait. En novembre, la peur le saisit, devant un nou-
vel embarras d’argent. Il en avait surmonté d’autres, celui-là le laissa tremblant,
désespérant de tout, accusant la science. Son idée d’exploitation était stupide,
on aurait beau perfectionner les méthodes, on n’arracherait jamais à la nature
ce qu’elle ne voudrait pas donner ; et il écrasait son maître lui-même, l’illustre
Herbelin, qui, ayant eu l’obligeance de se détourner d’un voyage, afin de visiter
l’usine, était demeuré plein de gêne devant les appareils, trop agrandis peut-être,
disait-il, pour fonctionner avec la régularité des petits appareils de son cabinet. En
somme, l’expérience semblait faite, la vérité était que, dans ces réactions du froid,
on n’avait pas encore trouvé le moyen de maintenir au degré voulu les basses tem-
pératures, nécessaires à la cristallisation des corps. Lazare tirait bien des algues
une certaine quantité de bromure de potassium ; mais, comme il n’arrivait point
ensuite à isoler suffisamment les quatre ou cinq autres corps qu’il lui fallait jeter
aux déchets, l’exploitation devenait un désastre. Il en était malade, il se déclarait
vaincu. Le soir où madame Chanteau et Pauline le supplièrent de se calmer, de
tenter un suprême effort, il y eut une scène douloureuse, des mots blessants, des
larmes, des portes jetées avec une violence telle, que Chanteau effaré sautait dans
son fauteuil.

- Vous me tuerez ! cria le jeune homme en s’enfermant à double tour, bouleversé


par un désespoir d’enfant.

Au déjeuner, le lendemain, il apporta une feuille de papier couverte de chiffres.


On avait déjà mangé près de cent mille francs, sur les cent quatre-vingt mille
francs de Pauline. Était-ce raisonnable de continuer ? Tout y passerait ; et sa peur
de la veille le blêmissait de nouveau. D’ailleurs, sa mère à présent lui donnait
raison ; jamais elle ne l’avait contrarié, elle l’aimait jusqu’à la complicité de ses
fautes. Seule, Pauline essaya de discuter encore. Le chiffre de cent mille francs ve-
nait de l’étourdir. Comment ! on en était là, il lui avait pris plus de la moitié de

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sa fortune ! cent mille francs allaient être perdus, s’il refusait de lutter davantage !
Mais elle parla vainement, tandis que Véronique ôtait le couvert. Puis, pour ne pas
éclater en reproches, elle monta s’enfermer dans sa chambre, désespérée.

Derrière elle, un silence s’était fait, la famille embarrassée s’oubliait devant la


table.

- Décidément, cette enfant est avare, c’est un vilain défaut, dit enfin la mère. Je
n’ai pas envie que Lazare se tue de fatigues et de contrariétés.

Le père hasarda d’une voix timide :

- On ne m’avait pas parlé d’une pareille somme... Cent mille francs, mon Dieu !
c’est terrible.

- Eh bien ! quoi, cent mille francs ? interrompit-elle de sa voix brève, on les lui
rendra... Si notre fils l’épouse, il est bien homme à gagner cent mille francs.

Tout de suite, on s’occupa de liquider l’affaire. C’était Boutigny qui avait terri-
fié Lazare, en lui présentant un relevé de situation désastreux. La dette montait
à près de vingt mille francs. Quand il vit son associé décidé à se retirer, il déclara
d’abord qu’il partait lui-même se fixer en Algérie, où l’attendait une position su-
perbe. Puis, il voulut bien reprendre l’usine ; mais il semblait y apporter une telle
répugnance, il compliqua tellement les comptes, qu’il finit par avoir les terrains,
les constructions, les appareils, pour les vingt mille francs de dettes ; et Lazare, au
dernier moment, dut considérer comme une victoire de lui tirer cinq mille francs
de billets, payables de trois en trois mois. Le lendemain, Boutigny revendait le
cuivre des appareils, aménageait les bâtiments pour la fabrication en grand de la
soude de commerce, sans aucune recherche scientifique, en plein dans la routine
des méthodes connues.

Pauline, honteuse de son premier mouvement de fille économe et prudente,


était redevenue très gaie, très bonne, comme si elle avait eu une faute à se faire
pardonner. Aussi, lorsque Lazare apporta les cinq mille francs de billets, madame
Chanteau triompha-t-elle. Il fallut que la jeune fille montât les mettre dans le ti-
roir.

- C’est toujours cinq mille francs de rattrapés, ma chère... Ils sont à toi, les voici.
Mon fils n’a pas même voulu en garder un, pour toutes ses peines.

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Depuis quelque temps, Chanteau se tourmentait dans son fauteuil de goutteux.
Bien qu’il n’osât lui refuser une signature, la façon dont sa femme administrait la
fortune de leur pupille l’emplissait de crainte. Toujours le chiffre de cent mille
francs sonnait à ses oreilles. Comment boucher un pareil trou, le jour où il aurait à
rendre des comptes ? Et le pis était que le subrogé-tuteur, ce Saccard, qui emplis-
sait alors Paris du tapage de ses spéculations, venait de se rappeler Pauline, après
avoir paru l’oublier pendant près de huit ans. Il écrivait, demandait des nouvelles,
parlait même de tomber un matin à Bonneville, en allant traiter une affaire à Cher-
bourg. Que répondre, s’il exigeait un état de situation, ainsi qu’il en avait le droit ?
Son brusque réveil, à la suite d’une si longue indifférence, devenait menaçant.

Lorsque Chanteau aborda enfin ce sujet avec sa femme, il trouva celle-ci tra-
vaillée plus de curiosité que d’inquiétude. Un instant, elle avait flairé la vérité, en
pensant que Saccard, au milieu du galop de ses millions, était peut-être sans un
sou et songeait à se faire remettre l’argent de Pauline, pour le décupler. Puis, elle
s’égara, elle se demanda si ce n’était pas la jeune fille elle-même qui avait écrit à
son subrogé-tuteur, dans une idée de vengeance. Et, cette supposition ayant ré-
volté son mari, elle imagina une histoire compliquée, des lettres anonymes lan-
cées par la créature de Boutigny, cette gueuse qu’ils refusaient de recevoir et qui
les mettait plus bas que terre, dans les boutiques de Verchemont et d’Arromanches.

- Ce que je me moque d’eux, après tout ! dit-elle. La petite n’a pas dix-huit ans,
c’est vrai ; mais je n’ai qu’à la marier tout de suite avec Lazare, le mariage éman-
cipe de plein droit.

- En es-tu sûre ? demanda Chanteau.

- Parbleu ! je le lisais encore dans le Code, ce matin.

En effet, madame Chanteau lisait le Code, maintenant. Ses derniers scrupules


s’y débattaient, elle y cherchait des excuses ; puis, tout le travail sourd d’une capta-
tion légale l’intéressait, dans l’émiettement continu de son honnêteté, que la ten-
tation de cette grosse somme, dormant près d’elle, avait détruite un peu à chaque
heure.

Du reste, madame Chanteau ne se décidait pas à conclure le mariage. Après


le désastre d’argent, Pauline aurait désiré hâter les choses : pourquoi attendre,
pendant six mois, qu’elle eût dix-huit ans ? Il valait mieux en finir, sans vouloir

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que Lazare cherchât d’abord une position. Elle osa en parler à sa tante, qui, gê-
née, inventa un mensonge, fermant la porte, baissant la voix, pour lui confier un
tourment secret de son fils : il était très délicat, il souffrait beaucoup de l’épouser,
avant de lui apporter une fortune, maintenant qu’il avait compromis la sienne. La
jeune fille l’écoutait, pleine d’étonnement, ne comprenant pas ce raffinement ro-
manesque ; il aurait pu être très riche, elle l’aurait épousé quand même puisqu’elle
l’aimait ; et, d’ailleurs, combien faudrait-il attendre ? toujours peut-être. Mais ma-
dame Chanteau se récriait, elle se chargeait de vaincre ce sentiment exagéré de
l’honneur, si l’on ne brusquait rien. En terminant, elle fit jurer à Pauline de garder
le silence, car elle craignait un coup d e tête, un départ subit du jeune homme,
le jour où il se saurait deviné, étalé, discuté. Pauline, prise d’inquiétude, dut se
résoudre à patienter et à se taire.

Cependant, lorsque la peur de Saccard travaillait Chanteau, il disait à sa femme :

- Si ça doit tout arranger, marie-les donc, ces enfants.

- Rien ne presse, répondait-elle. Le danger n’est pas à la porte.

- Mais puisque tu les marieras un jour... Tu n’as pas changé d’idée, je pense ? Ils
en mourraient.

- Oh ! ils en mourraient... Tant qu’une chose n’est pas faite, on peut ne pas la
faire, si elle devient mauvaise. Et puis, quoi ? ils sont bien libres, nous verrons si ça
leur plaît toujours autant.

Pauline et Lazare avaient recommencé leur ancienne vie commune, tous deux
bloqués dans la maison par la rudesse d’un terrible hiver. La première semaine,
elle le vit si triste, si honteux de lui et si enragé contre les choses, qu’elle le soigna
comme un malade, avec des complaisances infinies ; même il y avait chez elle de
la pitié pour ce grand garçon, dont la volonté courte, le courage simplement ner-
veux, expliquaient les avortements ; et elle prenait peu à peu sur lui une autorité
grondeuse de mère. D’abord il s’emporta, déclara qu’il allait se faire paysan, en-
tassa des projets fous de fortune immédiate, rougissant du pain qu’il mangeait, ne
voulant pas rester une heure de plus à la charge de sa famille. Puis, les journées
passèrent, il remettait toujours à plus tard l’exécution de ses idées, il se contentait
de changer chaque matin son plan, le plan qui devait en quelques bonds le me-
ner au sommet des honneurs et des richesses. Elle, effrayée par les fausses confi-
dences de sa tante, le bousculait alors : est- ce qu’on lui demandait de se casser la

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tête ainsi ? il chercherait une position au printemps, il la trouverait tout de suite ;
mais, jusque-là, on le forcerait bien à prendre du repos. Dès la fin du premier mois,
elle parut l’avoir dompté, il était tombé dans une oisiveté vague, dans une résigna-
tion goguenarde à ce qu’il appelait « les embêtements de l’existence ».

Chaque jour davantage, Pauline sentait chez Lazare un inconnu troublant, qui
la révoltait. Elle regrettait les colères, les feux de paille dont il brûlait trop vite,
quand elle le voyait ricaner de tout, professer le néant d’une voix blanche et aigre.
C’était, dans la paix de l’hiver, au fond de ce trou perdu de Bonneville, comme un
réveil de ses anciennes relations de Paris, de ses lectures, de ses discussions entre
camarades d’École. Le pessimisme avait passé par là, un pessimisme mal digéré,
dont il ne restait que les boutades de génie, la grande poésie noire de Schopen-
hauer. La jeune fille comprenait bien que, sous ce procès fait à l’humanité, il y
avait surtout, chez son cousin, la rage de la défaite, le désastre de l’usine dont
la terre semblait avoir craqué. Mais elle ne pouvait descendre plus avant dans
les causes, elle protestait ardemment, quand il reprenait sa vieille thèse, la néga-
tion du progrès, l’inutilité finale de la science. Est-ce que cette brute de Boutigny
n’était pas en train de gagner u ne fortune, avec sa soude de commerce ? alors, à
quoi bon s’être ruiné pour trouver mieux, pour dégager des lois nouvelles, puisque
l’empirisme l’emportait ? Et, chaque fois, il partait de là, il concluait, les lèvres pin-
cées d’un mauvais rire, que la science aurait seulement une utilité certaine, si elle
donnait jamais le moyen de faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelque
cartouche colossale. Puis, défilaient, en plaisanteries froides, les ruses de la Vo-
lonté qui mène le monde, la bêtise aveugle du vouloir-vivre. La vie était douleur, et
il aboutissait à la morale des fakirs indiens, à la délivrance par l’anéantissement.
Lorsque Pauline l’entendait affecter l’horreur de l’action, lorsqu’il annonçait le
suicide final des peuples, culbutant en masse dans le noir, refusant d’engendrer
des générations nouvelles, le jour où leur intelligence développée les convaincrait
de la parade imbécile et cruelle qu’une force inconnue leur faisait jouer, elle s’em-
portait, cherchait des arguments, restait sur le carreau, ignorante de ces questions,
n’ayant pas la tête métaphysique, comme il le disait. Mais elle refusait de s’avouer
vaincue, elle envoyait carrément au diable son Schopenhauer, dont il avait voulu
lui lire des passages : un homme qui écrivait un mal atroce des femmes ! elle l’au-
rait étranglé, s’il n’avait pas eu au moins le cœur d’aimer les bêtes. Bien portante,
toujours droite dans le bonheur de l’habitude et dans l’espoir du lendemain, elle
le réduisait à son tour au silence par l’éclat de son rire sonore, elle triomphait, de
toute la poussée vigoureuse de sa puberté.

- Tiens ! criait-elle, tu racontes des bêtises... Nous songerons à mourir quand


nous serons vieux.

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L’idée de la mort, qu’elle traitait si gaiement, le rendait chaque fois sérieux, le
regard fuyant. Il détournait d’ordinaire la conversation, après avoir murmuré :

- On meurt à tout âge.

Pauline finit par comprendre que la mort épouvantait Lazare. Elle se souvenait
de son cri terrifié, autrefois, en face des étoiles ; elle le voyait maintenant pâlir à
certains mots, se taire comme s’il avait eu à cacher un mal inavouable ; et c’était
pour elle une grosse surprise, cet effroi du néant, chez le pessimiste enragé qui
parlait de souffler les astres, ainsi que des chandelles, sur le massacre universel
des êtres. Le mal datait de loin, elle n’en soupçonnait même pas la gravité. A me-
sure qu’il avançait en âge, Lazare voyait se dresser la mort. Jusqu’à ses vingt ans, à
peine un souffle froid l’avait-il effleuré le soir, quand il se couchait. Aujourd’hui, il
ne pouvait poser la tête sur l’oreiller, sans que l’idée du plus jamais vînt lui glacer
la face. Des insomnies le prenaient, il était sans résignation, devant la nécessité
fatale qui se déroulait en images lugubres. Puis, lorsqu’il avait cédé à la fatigue, un
sursaut l’éveillait parfois, le mettait debout, les yeux grands d’horreur, les mains
jointe s, bégayant dans les ténèbres : « Mon Dieu ! mon Dieu ! »Sa poitrine cra-
quait, il croyait mourir ; et il devait rallumer, il attendait d’être éveillé complète-
ment pour retrouver un peu de calme. Une honte lui restait de cette épouvante :
était-ce imbécile, cet appel à un Dieu qu’il niait, cette hérédité de la faiblesse
humaine criant au secours, dans l’écrasement du monde ! Mais la crise revenait
quand même chaque soir, pareille à une passion mauvaise, qui l’aurait épuisé,
malgré sa raison. Durant le jour, d’ailleurs, tout l’y ramenait aussi, une phrase je-
tée au hasard, une pensée rapide, née d’une scène entrevue, d’une lecture faite.
Comme Pauline lisait un soir le journal à son oncle, Lazare était sorti, bouleversé
d’avoir entendu la fantaisie d’un conteur, qui montrait le ciel du vingtième siècle
empli par des vols de ballons, promenant des voyageurs d’un continent à l’autre :
il ne serait plus là, ces ballons, qu’il ne verrait pas, disparaissaient au fond de ce
néant des siècles futurs, dont le cours en dehors de son être l’emplissait d’an-
goisse. Ses philosophes avaient beau lui répéter que pas une étincelle de vie ne se
perdait, son moi refusait violemment de finir. Déjà, dans cette lutte, sa gaieté était
partie. Lorsque Pauline le regardait, ne comprenant pas toujours les sauts de son
caractère, aux heures où il cachait sa plaie avec une pudeur inquiète, elle éprou-
vait une compassion, elle avait le besoin d’être très bonne et de le rendre heureux.

Leurs journées traînaient dans la grande chambre du second étage, au milieu


des algues, des bocaux, des instruments, dont Lazare n’avait pas même eu la force
de se débarrasser ; et les algues tombaient en miettes, les bocaux se décoloraient,
tandis que les instruments se détraquaient sous la poussière. Ils étaient perdus,

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ils avaient chaud, dans ce désordre. Souvent, du matin au soir, les averses de dé-
cembre battaient les ardoises de la toiture, le vent d’ouest ronflait comme un
orgue par les fentes des boiseries. Des semaines entières passaient sans un rayon
de soleil, ils ne voyaient que la mer grise, une immensité grise où la terre sem-
blait fondre. Pauline, pour occuper les longues heures vides, s’amusait à classer
une collection de Floridées, recueillies au printemps. D’abord, Lazare, promenant
son ennui, s’était contenté de la regarder coller les délicates arborescences, dont
le rouge et le bleu tendres gardaient des tons d’aquarelle ; puis, malade de dés-
œuvrement, oublieux de sa théorie de l’inaction, il avait déterré le piano sous les
appareils bossués et les flacons sales qui l’encombraient. Huit jours plus tard, la
passion de la musique le reprenait tout entier. C’était en lui la lésion première, la
fêlure de l’artiste, que l’on aurait retrouvée chez le savant et l’industriel avortés.
Un matin, comme il jouait sa marche de la Mort, l’idée de la grande symphonie de
la Douleur qu’il voulait écrire autrefois l’avait échauffé de nouveau. Tout le reste
lui paraissait mauvais, il garderait seulement la marche ; mais quel sujet ! quelle
œuvre à faire ! et il y résumait sa philosophie. Au début, la vie naîtrait du caprice
égoïste d’une force ; ensuite, viendrait l’illusion du bonheur, la duperie de l’exis-
tence, en traits saisissants, un accouplement d’amoureux, un massacre de soldats,
un dieu expirant sur une croix ; toujours le cri du mal monterait, le hurlement des
êtres emplirait le ciel, jusqu’au chant final de la délivrance, un chant dont la dou-
ceur céleste exprimerait la joie de l’anéantissement universel. Dès l e lendemain,
il était au travail, tapant sur le piano, couvrant le papier de barres noires. Comme
l’instrument râlait, de plus en plus affaibli, il chantait lui-même les notes, avec
un bourdonnement de cloche. Jamais encore une besogne ne l’avait emporté à ce
point, il en oubliait les repas, il cassait les oreilles de Pauline, qui, bonne enfant,
trouvait ça très bien et lui recopiait proprement les morceaux. Cette fois, il tenait
son chef-d’œuvre, il en était sûr.

Pourtant, Lazare finit par se calmer. Il ne lui restait qu’à écrire le début, dont
l’inspiration le fuyait. Tout cela devait dormir. Et il fuma des cigarettes devant sa
partition étalée sur la grande table. Pauline, à son tour, en jouait des phrases, avec
des maladresses d’élève. Ce fut à ce moment que leur intimité devint dangereuse.
Lui, n’avait plus le cerveau pris, les membres fatigués des tracas de l’usine ; et,
maintenant qu’il se trouvait enfermé près d’elle, inoccupé, le sang tourmenté de
paresse, il l’aimait d’une tendresse croissante. Elle était si gaie, si bonne ! elle se
dévouait si joyeusement ! Il avait d’abord cru céder à un simple élan de gratitude,
à un redoublement de cette affection fraternelle, qu’elle lui inspirait depuis l’en-
fance. Mais, peu à peu, le désir, endormi jusque-là, s’était éveillé : il voyait enfin
une femme, dans ce frère cadet, dont il avait si longtemps bousculé les épaules
larges, sans être troublé par leur odeur. Alors, il se mit à rougir comme elle, quand

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il l’effleurait. I l n’osait plus s’approcher, se pencher derrière son dos pour don-
ner un coup d’œil à la musique qu’elle copiait. Si leurs mains se rencontraient, ils
demeuraient tous les deux balbutiants, l’haleine courte, les joues brûlées d’une
flamme. Désormais, les après-midi entières passaient ainsi dans un malaise, d’où
ils sortaient brisés, tourmentés du besoin confus d’un bonheur qui leur manquait.

Parfois, afin d’échapper à un de ces embarras dont ils souffraient déficieuse-


ment, Pauline plaisantait, avec sa belle hardiesse de vierge savante.

- Ah ! je ne t’ai pas dit ? j’ai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage
dans l’autre monde et qu’il revenait la nuit nous tirer par les pieds.

Lazare riait d’un rire contraint. Il entendait bien qu’elle se moquait de ses per-
pétuelles contradictions ; mais une tendresse infinie le pénétrait, emportait sa
haine du vouloir-vivre.

- Sois gentille, murmurait-il, tu sais que je t’aime.

Elle prenait une mine sévère.

- Méfie-toi ! tu vas ajourner la délivrance... Te voilà retombé dans l’égoïsme et


l’illusion.

- Veux-tu te taire, mauvaise gale !

Et il la poursuivait autour de la chambre, tandis qu’elle continuait à débiter des


lambeaux de philosophie pessimiste, d’une voix chargée de docteur en Sorbonne.
Puis, quand à la tenait, il n’osait la garder comme jadis dans ses bras, et la pincer
pour la punir.

Un jour, cependant, la poursuite fut si chaude, qu’il la saisit violemment par les
reins. Elle était toute sonore de rires. Lui, la renversait contre l’armoire, éperdu de
la sentir se débattre.

- Ah ! je te tiens, cette fois... Dis ? qu’est-ce que je vais te faire ?

Leurs visages se touchaient, elle riait toujours, mais d’un rire mourant.

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- Non, non, lâche-moi, je ne recommencerai plus.

Il lui planta un rude baiser sur la bouche. La chambre tournait, il leur sembla
qu’un vent de flamme les emportait dans le vide. Elle tombait à la renverse lorsque
d’un effort, elle se dégagea. Ils restèrent oppressés, un instant, très rouges, tour-
nant la tête. Puis, elle s’assit pour respirer, et sérieuse, mécontente :

- Tu m’as fait du mal, Lazare.

A partir de ce jour, il évita jusqu’à la tiédeur de son haleine, jusqu’au frôlement


de sa robe. La pensée d’une faute bête, d’une chute derrière une porte, révoltait
son honnêteté. Malgré la résistance instinctive de la jeune fille, il la voyait à lui,
étourdie par le sang à la première étreinte, l’aimant au point de se donner entière,
s’il l’exigeait ; et il voulait avoir de la sagesse pour deux, il comprenait qu’il serait
le grand coupable, dans une aventure dont son expérience pouvait seule prévoir
le danger. Mais son amour augmentait de cette lutte soutenue contre lui-même.
Tout en avait soufflé l’ardeur, l’inaction des premières semaines, son prétendu re-
noncement, son dégoût de la vie où repoussait la furieuse envie de vivre, d’aimer,
de combler l’ennui des heures vides par des souffrances nouvelles. Et la musique
achevait maintenant de l’exalter, la musique qui les soulevait ensemble au pays
du rêve, sur les ailes sans cesse élargies du rythme. Alors, il crut tenir une grande
passion, il se jura d’y cultiver son génie. Cela ne faisait plus aucun doute : il se-
rait un musicien illustre, car il lui suffirait de puiser dans son cœur. Tout sembla
s’épurer, il affectait d’adorer son bon ange à genoux, la pensée ne lui venait même
pas de hâter le mariage.

- Tiens ! lis donc cette lettre que je reçois à l’instant, dit un jour Chanteau effrayé
à sa femme, qui remontait de Bonneville.

C’était encore une lettre de Saccard, menaçante cette fois. Depuis novembre, il
écrivait pour demander un état de situation ; et, comme les Chanteau répondaient
par des faux-fuyants, il annonçait enfin qu’il allait saisir de leur refus le conseil de
famille. Tout en ne l’avouant pas, madame Chanteau était prise des terreurs de
son mari.

- Le misérable ! murmura-t-elle, après avoir lu la lettre.

Ils se regardèrent en silence, très pâles. Déjà, dans l’air mort de la petite salle à
manger, ils entendaient le retentissement d’un procès scandaleux.

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- Tu n’as plus à hésiter, reprit le père, marie-la, puisque le mariage émancipe.

Mais cet expédient paraissait répugner à la mère chaque jour davantage. Elle ex-
primait des craintes. Qui savait si les deux enfants se conviendraient ? On peut être
une bonne paire d’amis et faire un ménage détestable. Dans les derniers temps,
disait-elle, bien des remarques fâcheuses l’avaient frappée.

- Non, vois-tu, ce serait mal de les sacrifier à notre paix. Attendons encore...
Et, du reste, pourquoi la marier maintenant, puisqu’elle a eu dix-huit ans le mois
dernier, et que nous pouvons demander l’émancipation légale ?

Sa confiance revenait, elle monta chercher son Code, tous deux l’étudièrent.
L’article 478 les tranquillisa, mais ils restèrent embarrassés devant l’article 480, où
il est dit que le compte de tutelle doit être rendu devant un curateur, nommé par
le conseil de famille. Certes, elle tenait dans sa main tous les membres du conseil,
elle leur ferait nommer qui elle voudrait ; seulement, quel homme choisir, où le
prendre ? Le problème était de substituer à un subrogé-tuteur redouté un curateur
complaisant.

Tout d’un coup, elle eut une inspiration.

- Hein ? le docteur Cazenove... Il est un peu dans nos confidences, il ne refusera


pas.

Chanteau approuvait d’un hochement de tête. Mais il regardait fixement sa


femme, une idée le préoccupait.

- Alors, finit-il par demander, tu rendras l’argent, je veux dire ce qui reste ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s’étaient baissés, elle feuilletait le
Code d’une main nerveuse. Puis, avec effort :

- Sans doute, je le rendrai, et ce sera même un bon débarras pour nous. Tu vois
ce dont on nous accuse déjà... Ma parole ! on en viendrait à douter de soi-même, je
donnerais cent sous pour ne plus l’avoir ce soir dans mon secrétaire. Et, d’ailleurs,
il aurait toujours fallu le rendre.

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Dès le lendemain, le docteur Cazenove étant venu faire à Bonneville sa tournée
du samedi, madame Chanteau lui parla du grand service qu’ils attendaient de son
amitié. Elle lui avoua la situation, l’argent englouti dans le désastre de l’usine, sans
qu’on eût jamais consulté le conseil de famille ; ensuite, elle insista sur le mariage
projeté, sur le lien de tendresse qui les unissait tous et que le scandale d’un procès
allait rompre.

Avant de promettre son aide, le docteur désira causer avec Pauline. Depuis long-
temps, il la sentait exploitée, mangée peu à peu ; si, jusque-là, il avait pu se taire,
de crainte de la chagriner, son devoir était de la prévenir, à présent qu’on tentait
de le prendre pour complice. L’affaire se débattit dans la chambre de la jeune fille.
Sa tante assista au début de l’entretien ; elle avait accompagné le docteur pour dé-
clarer que le mariage dépendait maintenant de l’émancipation, car jamais Lazare
ne consentirait à épouser sa cousine, tant qu’on pourrait l’accuser de vouloir esca-
moter la reddition des comptes. Puis, elle se retira, en affectant de ne pas chercher
à peser sur les idées de celle qu’elle appelait déjà sa fille adorée. Tout de suite, Pau-
line, très émue, supplia le docteur de leur rendre le service délicat dont on venait,
devant elle, d’expliquer la nécessité. Vainement, il essaya de l’éclairer sur sa situa-
tion : elle se dépouillait, elle renonçait à tout recours, même il laissa voir sa peur
de l’avenir, la ruine complète, l’ingratitude, beaucoup de souffrances. A chaque
trait plus noir ajouté au tableau, elle se récriait, refusait d’entendre, montrait une
hâte fébrile du sacrifice.

- Non, ne me donnez pas de regret. Je suis une avare sans que ça paraisse, j’ai
déjà assez de mal pour me vaincre... Qu’ils prennent tout. Je leur laisse le reste,
s’ils veulent m’aimer davantage.

- Enfin, demanda le docteur, c’est par amitié pour votre cousin que vous vous
dépouillez ?

Elle rougit sans répondre.

- Et si, plus tard, votre cousin ne vous aimait plus ?

Effarée, elle le regarda. Ses yeux s’emplirent de grosses larmes, et son cœur
éclata dans ce cri d’amour révolté :

- Oh ! non, oh ! non... Pourquoi me faites-vous tant de peine ?

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Alors, le docteur Cazenove consentit. Il ne se sentait pas le courage d’opérer ce
grand cœur de l’illusion de ses tendresses. Assez vite l’existence serait dure.

Madame Chanteau mena la campagne avec une étonnante supériorité d’in-


trigue. Cette bataille la rajeunissait. Elle était partie de nouveau pour Paris, en
emportant les pouvoirs nécessaires. Vivement, les membres du conseil de famille
furent acquis à ses idées ; jamais, du reste, ils ne s’étaient préoccupés de leur mis-
sion : ils y apportaient l’indifférence ordinaire. Ceux de la branche Quenu, les cou-
sins Naudet, Liardin et Delorme, opinaient comme elle ; et elle n’eut, sur les trois
de la branche Lisa, qu’à convaincre Octave Mouret, les deux autres, Claude Lantier
et Rambaud, alors à Marseille, s’étant contentés de lui envoyer une approbation
écrite. Elle avait raconté à tous une histoire attendrissante et embrouillée, l’affec-
tion du vieux médecin d’Arromanches pour Pauline, l’intention où il semblait être
de laisser sa fortune à la jeune fille, si on lui permettait de s’occuper d’elle. Quant
à Saccard, il céda également, après trois visites de madame Chanteau, qui lui ap-
portait une idée superbe, l’accaparement de s beurres du Cotentin, grâce à un
système nouveau de transport. Et l’émancipation fut prononcée par le conseil de
famille, on nomma curateur l’ancien chirurgien de marine Cazenove, sur lequel le
juge de paix avait reçu les meilleurs renseignements.

Quinze jours après le retour de madame Chanteau à Bonneville, la reddition des


comptes de tutelle eut lieu de la façon la plus simple. Le docteur avait déjeuné,
on s’était un peu attardé autour de la table, à commenter les dernières nouvelles
de Caen, où Lazare venait de passer quarante-huit heures, pour un procès dont
l’avait menacé cette canaille de Boutigny.

- A propos, dit le jeune homme, Louise doit nous surprendre, la semaine pro-
chaine... Je ne la reconnaissais pas, elle vit chez son père à présent, et elle devient
d’une élégance !... Oh ! nous avons ri !

Pauline le regardait, étonnée de l’émotion chaude de sa voix.

- Tiens ! en parlant de Louise, s’écria madame Chanteau, j’ai voyagé avec une
dame de Caen qui connaît les Thibaudier. Je suis tombée de mon haut, Thibaudier
donnerait une dot de cent mille francs à sa fille. Avec les cent mille francs de sa
mère, la petite en aurait deux cent mille... Hein ? deux cent mille francs, la voilà
riche !

82
- Bah ! reprit Lazare, elle n’a pas besoin de ça, elle est jolie comme un amour...
Et si chatte !

Les yeux de Pauline s’étaient assombris, une légère contraction nerveuse serrait
ses lèvres. Alors, le docteur, qui ne la quittait pas du regard, leva le petit verre de
rhum qu’il achevait.

- Dites donc, nous n’avons pas trinqué... Oui, à votre bonheur, mes amis. Mariez-
vous vite, et ayez beaucoup d’enfants.

Madame Chanteau avança lentement son verre, sans un sourire, tandis que
Chanteau, auquel les liqueurs étaient défendues, se contentait de hocher la tête,
d’un air d’approbation. Mais Lazare venait de saisir la main de Pauline, dans un
geste d’abandon charmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune fille
tout le sang de son cœur. N’était-elle pas le bon ange, comme il la nommait, la
passion toujours ouverte d’où il ferait couler le sang de son génie ? Elle lui rendit
son étreinte. Tous trinquèrent.

- A vos cent ans ! continuait le docteur, qui avait pour théorie que cent ans sont
le bel âge de l’homme.

Lazare, à son tour, pâlissait. Ce chiffre jeté le traversait d’un frisson, évoquait les
temps où il aurait cessé d’être, et dont l’éternelle peur veillait au fond de sa chair.
Dans cent ans, que serait-il ? quel inconnu boirait à cette place, devant cette table ?
Il vida son petit verre d’une main tremblante, pendant que Pauline, qui lui avait
repris l’autre main, la serrait de nouveau, maternellement, comme si elle voyait
passer, sur ce visage blême, le souffle glacé du jamais plus.

Après un silence, madame Chanteau dit avec gravité :

- Maintenant, si nous terminions l’affaire ?

Elle avait décidé qu’on signerait dans sa chambre : c’était plus solennel. De-
puis qu’il prenait du salicylate, Chanteau marchait mieux. Il monta derrière elle,
en s’aidant de la rampe ; et, comme Lazare parlait d’aller fumer un cigare sur la
terrasse, elle le rappela, elle exigea qu’il fût présent, au moins par convenance. Le
docteur et Pauline étaient passés les premiers. Mathieu, étonné de cette proces-
sion, suivit le monde.

83
- Est-il ennuyeux, ce chien, à vous accompagner partout ! cria madame Chan-
teau, quand elle voulut refermer la porte. Allons, entre, je ne veux pas que tu
grattes... Là, personne ne viendra nous déranger... Vous voyez, tout est prêt.

En effet, un encrier et des plumes se trouvaient sur le guéridon. La chambre


avait cet air lourd, ce silence mort des pièces dans lesquelles on pénètre rarement.
Minouche seule y vivait des journées de paresse, quand elle pouvait s’y glisser le
matin. Justement, elle dormait au fond de l’édredon, elle avait levé la tête, surprise
de cet envahissement, regardant de ses yeux verts.

- Asseyez-vous, asseyez-vous, répétait Chanteau.

Alors les choses furent vivement réglées. Madame Chanteau affectait de dispa-
raître, laissant jouer à son mari le rôle qu’elle lui faisait répéter depuis la veille.
Pour se conformer à la loi, celui-ci, dix jours auparavant, avait remis à Pauline, as-
sistée du docteur, les comptes de tutelle, qui formaient un épais cahier, les recettes
d’un côté, les dépenses de l’autre ; on avait tout déduit, non seulement la pension
de la pupille mais encore les frais d’actes, les voyages à Caen et à Paris. Il ne s’agis-
sait donc plus que d’accepter les comptes par sous-seings privés. Mais Cazenove,
prenant sa mission de curateur au sérieux, voulut élever une contestation au sujet
des affaires de l’usine ; et il força Chanteau à entrer dans certains détails. Pauline
regardait le docteur d’un air suppliant. A quoi bon ? elle avait elle-même aidé à
collationner ces comptes, que sa tante avait écrits de son anglaise la plus déliée.

Cependant, la Minouche s’était assise au milieu de l’édredon, pour mieux regar-


der cette étrange besogne. Mathieu, après avoir sagement allongé sa grosse tête au
bord du tapis, venait de se mettre sur le dos, cédant à la jouissance d’être dans de
la bonne laine chaude ; et il se frottait, il se roulait, en poussant des grognements
d’aise.

- Lazare, fais-le donc taire ! dit enfin madame Chanteau impatientée. On ne


s’entend pas.

Debout devant la fenêtre, le jeune homme suivait au loin une voile blanche,
pour dissimuler sa gêne. Il éprouvait une honte, à écouter son père, qui détaillait
précisément les sommes englouties dans le désastre de l’usine.

- Tais-toi, Mathieu, dit-il en allongeant le pied.

84
Le chien crut à une claque sur le ventre, ce qu’il adorait, et grogna plus fort. Heu-
reusement, il ne restait qu’à donner les signatures. Pauline, d’un trait de plume, se
hâta de tout approuver. Puis, le docteur, comme à regret, balafra le papier timbré
d’un parafe immense. Un silence pénible s’était fait.

- L’actif, reprit madame Chanteau, est donc de soixante-quinze mille deux cent
dix francs trente centimes... Je vais remettre cet argent à Pauline.

Elle s’était dirigée vers le secrétaire, dont le tablier jeta le cri sourd, qui l’avait si
souvent émotionnée. Mais, en ce moment, elle était solennelle, elle ouvrit le tiroir,
où l’on aperçut la vieille couverture de registre ; c’était la même, marbrée de vert,
piquetée de taches de graisse ; seulement, elle avait maigri, les titres diminués n’en
crevaient plus le dos de basane.

- Non, non ! s’écria Pauline, garde ça, ma tante.

Madame Chanteau se formalisa.

- Nous rendons nos comptes, nous devons rendre l’argent... C’est ton bien. Tu
te rappelles ce que je t’ai dit, il y a huit ans, en le mettant là ? Nous ne voulons pas
garder un sou.

Elle sortit les titres, elle força la jeune fille à les compter. Il y en avait pour
soixante-quinze mille francs, un petit paquet d’or, plié dans un morceau de jour-
nal, faisait l’appoint.

- Mais où vais-je mettre ça ? demandait Pauline, dont le maniement de cette


grosse somme colorait les joues.

- Enferme-le dans ta commode, répondit la tante. Tu es assez grande fille pour


veiller sur ton argent. Moi, je ne veux plus même le voir... Tiens ! s’il t’embarrasse,
donne-le à la Minouche qui te regarde.

Les Chanteau avaient payé, leur gaieté revenait. Lazare, soulagé, jouait avec le
chien, le lançait après sa queue, l’échine tordue, tournant sans fin comme une
toupie ; tandis que le docteur Cazenove, entrant dans son rôle de curateur, pro-
mettait à Pauline de toucher ses rentes et de lui indiquer des placements.

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Et, à ce moment même, en bas, Véronique bousculait ses casseroles. Elle était
montée, elle avait surpris des chiffres, l’oreille collée contre la porte. Depuis quelques
semaines, le sourd travail de sa tendresse pour la jeune fille chassait ses dernières
préventions.

- Ils lui en ont mangé la moitié, ma parole ! grondait-elle furieusement. Non, ce


n’est pas propre... Bien sûr qu’elle n’avait pas besoin de tomber chez nous, mais
était-ce une raison pour la mettre nue comme un ver ?... Non, moi je suis juste, je
finirai par l’aimer, cette enfant !

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Chapitre 4

Ce samedi-là, lorsque Louise, qui venait passer deux mois chez les Chanteau,
débarqua sur leur terrasse, elle y trouva la famille réunie. La journée finissait, une
journée d’août très chaude, rafraîchie par la brise de mer. Déjà l’abbé Horteur était
là, jouant aux dames avec Chanteau ; tandis que madame Chanteau, près d’eux,
brodait un mouchoir. Et, à quelques pas, debout, Pauline se tenait devant un banc
de pierre, où elle avait fait asseoir quatre galopins du village, deux fillettes et deux
petits garçons.

- Comment ! c’est déjà toi ! s’écria madame Chanteau. Je pliais mon ouvrage,
pour aller à ta rencontre jusqu’à la fourche.

Louise expliqua gaiement que le père Malivoire l’avait menée comme le vent.
Elle était bien, elle ne voulait même pas changer de robe ; et, pendant que sa mar-
raine allait veiller à son installation, elle se contenta d’accrocher son chapeau à la
ferrure d’un volet. Elle les avait tous embrassés, puis elle revint prendre Pauline
par la taille, rieuse, très câline.

- Mais regarde-moi donc !... Hein ? sommes-nous grandes, à présent... Tu sais,


moi, dix-neuf ans sonnés, me voilà une vieille fille...

Elle s’interrompit et ajouta vivement :

- A propos, je te félicite... Oh ! ne fais pas la bête, on m’a dit que c’était pour le
mois prochain.

Pauline lui avait rendu ses caresses, d’un air gravement tendre de sœur aînée,
bien qu’elle fût sa cadette de dix-huit mois. Une rougeur légère lui montait aux
joues, il s’agissait de son mariage avec Lazare.

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- Mais non, on t’a trompée, je t’assure, répondit-elle. Rien n’est fixé, il est seule-
ment question de cet automne.

En effet, madame Chanteau, mise en demeure, avait parlé de l’automne, mal-


gré ses répugnances, dont les jeunes gens commençaient à s’apercevoir. Elle était
revenue à son premier prétexte, elle aurait préféré, disait-elle, que son fils eût
d’abord une position.

- Bon ! reprit Louise, tu es cachottière. Enfin, j’en serai, n’est-ce pas ?... Et Lazare,
il n’est donc pas là ?

- Chanteau, que l’abbé avait battu, fit la réponse. Alors, tu ne l’as pas rencontré,
Louisette ? Nous disions tout à l’heure que vous alliez arriver ensemble. Oui, il est
à Bayeux, une démarche auprès de notre sous-préfet. Mais il rentrera ce soir, un
peu tard peut-être.

Et, se remettant à son jeu :

- C’est moi qui commence, l’abbé... Vous savez que nous les aurons, les fameux
épis, car le département ne peut, dans cette affaire, nous refuser une subvention.

C’était une nouvelle aventure qui passionnait Lazare. Aux dernières grandes
marées de mars, la mer avait encore emporté deux maisons de Bonneville. Peu
à peu mangé sur son étroite plage de galets, le village menaçait d’être définiti-
vement aplati contre la falaise si l’on ne se décidait pas à le protéger par des tra-
vaux sérieux. Mais il était d’une si mince importance, avec ses trente masures, que
Chanteau, en qualité de maire, attirait vainement depuis dix années l’attention du
sous-préfet sur la situation désespérée des habitants. Enfin, Lazare, poussé par
Pauline, dont le désir était de le rejeter dans l’action, venait d’avoir l’idée de tout
un système d’épis et d’estacades, qui devait museler la mer. Seulement, il fallait
des fonds, une douzaine de mille francs au moins.

- Celui-là, je vous le souffle, mon ami, dit le prêtre, en prenant un pion.

Puis, il donna complaisamment des détails sur l’ancien Bonneville.

- Les vieux le disent, il y avait une ferme sous l’église même, à un kilomètre de
la plage actuelle. Voici plus de cinq cents ans que la mer les mange... C’est incon-
cevable, ils doivent expier de pères en fils leurs abominations.

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Cependant, Pauline était retournée près du banc où les quatre galopins atten-
daient, sales, déguenillés, la bouche béante.

- Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demanda Louise, sans trop oser s’approcher.

- Ça, répondit-elle, ce sont mes petits amis.

Maintenant, sa charité active s’élargissait sur toute la contrée. Elle aimait d’ins-
tinct les misérables, n’était pas répugnée par leurs déchéances, poussait ce goût
jusqu’à raccommoder avec des bâtons les pattes cassées des poules, et à mettre
dehors, la nuit, des écuelles de soupe pour les chats perdus. C’était, chez elle,
un continuel souci des souffrants, un besoin et une joie de les soulager. Aussi les
pauvres venaient-ils à ses mains tendues, comme les moineaux pillards vont aux
fenêtres ouvertes des granges. Bonneville entier, cette poignée de pêcheurs rongés
de maux sous l’écrasement des marées hautes, montait chez la demoiselle, ainsi
qu’ils la nommaient. Mais elle adorait surtout les enfants, les petits aux culottes
percées, laissant voir leurs chairs roses, les petites blêmies, ne mangeant pas à leur
faim, dévorant des yeux les tartines qu’elle leur distribuait. Et les parents finauds
spéculaient sur cette tendresse, lui envoyaient leur marmaille, les plus troués, les
plus chétifs, pour l’apitoyer d avantage.

- Tu vois, reprit-elle en riant, j’ai mon jour comme une dame, le samedi. On
vient me visiter... Eh ! toi, petite Gonin, veux-tu bien ne pas pincer cette grande
bête de Houtelard ! Je me fâche, si vous n’êtes pas sages... Tâchons de procéder
par ordre.

Alors, la distribution commença. Elle les régentait, les bousculait avec mater-
nité. Le premier qu’elle appela, ce fut le fils Houtelard, un garçon de dix ans, le
teint jaune, de mine sombre et terreuse. Il montra sa jambe, il avait au genou une
longue écorchure, et son père l’envoyait chez la demoiselle, pour qu’elle lui mît
quelque chose là-dessus. C’était elle qui fournissait tout le pays d’arnica et d’eau
sédative. Sa passion de guérir lui avait fait peu à peu acheter une pharmacie très
complète, dont elle était fière. Lorsqu’elle eut pansé l’enfant, elle baissa la voix,
elle donna des détails à Louise.

- Ma chère, des gens riches, ces Houtelard, les seuls pêcheurs riches de Bonne-
ville. Tu sais bien, la grande barque est à eux... Seulement, une avarice épouvan-
table, une vie de chien dans une saleté sans nom. Et le pis est que le père, après

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avoir tué sa femme de coups, a épousé sa bonne, une affreuse fille plus dure que
lui. Maintenant, à eux deux, ils massacrent ce pauvre être.

Et, sans remarquer la répugnance inquiète de son amie, elle haussa la voix.

- A toi, petite, as-tu bien bu ta bouteille de quinquina ?

Celle-ci était la fille de Prouane, le bedeau. On aurait dit une sainte Thérèse
enfant, couverte de scrofules, d’une maigreur ardente, avec de gros yeux à fleur de
tête, où l’hystérie flambait déjà. Elle avait onze ans et en paraissait à peine sept.

- Oui, mademoiselle, bégaya-t-elle, j’ai bu.

- Menteuse ! cria le curé, sans quitter le damier du regard. Ton père sentait en-
core le vin, hier soir.

Du coup, Pauline se fâcha. Les Prouane n’avaient pas de barque, ramassaient


des crabes et des moules, vivaient de la pêche aux crevettes. Mais, grâce à la place
de bedeau, ils auraient encore mangé du pain tous les jours, sans leur ivrognerie.
On trouvait le père et la mère en travers des portes, assommés par le calvados, la
terrible eau-de-vie normande ; tandis que la petite les enjambait, pour égoutter
leurs verres. Quand le calvados manquait, Prouane buvait le vin de quinquina de
sa fille.

- Moi qui prends la peine de le fabriquer ! disait Pauline. Écoute, je garde la bou-
teille, tu viendras le boire ici tous les soirs, à cinq heures... Et je te donnerai un peu
de viande crue hachée, c’est le docteur qui l’ordonne.

Puis, arriva le tour d’un grand garçon de douze ans, le fils Cuche, un galopin
efflanqué, maigre de vices précoces. A celui-là, elle remit un pain, un pot-au-feu
et une pièce de cinq francs. C’était encore une vilaine histoire. Après la destruc-
tion de sa maison, Cuche avait quitté sa femme, pour s’installer chez une cou-
sine ; et la femme, aujourd’hui, réfugiée au fond d’un poste de douaniers en ruine,
couchait avec tout le pays, malgré sa laideur repoussante. On la payait en nature,
des fois on lui donnait trois sous. Le garçon, qui assistait à cela, crevait la faim.
Mais il s’échappait d’un saut de chèvre sauvage, lorsqu’on parlait de le retirer de
ce cloaque.

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Louise, cependant, se détournait, l’air gêné, tandis que Pauline lui racontait
cette histoire, sans embarras aucun. Celle-ci, élevée librement, montrait la tran-
quille bravoure de la charité devant les hontes humaines, savait tout et parlait de
tout, avec la franchise de son innocence. Au contraire, l’autre, rendue savante par
dix années de pensionnat, rougissait aux images que les mots éveillaient dans sa
tête, ravagée par les rêves du dortoir. C’étaient des choses auxquelles on pensait,
mais dont il ne fallait point parler.

- Tiens ! justement, continua Pauline, la petite qui reste, cette blondine de neuf
ans, si gentille et si rose, est la fille des Gonin, le ménage où ce vaurien de Cuche
s’est installé... Ces Gonin, très à leur aise, avaient une barque ; mais le père a été
pris par les jambes, une paralysie assez fréquente dans nos villages ; et Cuche,
simple matelot d’abord, est devenu bientôt le maître de la barque et de la femme.
Maintenant, la maison lui appartient, il tape sur l’infirme, un grand vieux qui
passe les nuits et les jours au fond d’un ancien coffre à charbon ; tandis que le ma-
telot et la cousine ont gardé le lit, dans la même chambre... Alors, je m’occupe de
l’enfant. Le malheur est qu’elle attrape des calottes égarées, sans compter qu’elle
est trop intelligente et qu’elle voit des choses...

Elle s’interrompit, elle questionna la petite.

- Comment ça va-t-il chez vous ?

Celle-ci avait suivi des yeux le récit fait à demi-voix. Sa jolie figure de gamine
vicieuse riait sournoisement aux détails qu’elle devinait.

- Ils l’ont encore battu, répondit-elle sans cesser de rire. Cette nuit, maman s’est
relevée et a pris une bûche... Ah ! mademoiselle, vous seriez bien bonne de lui
donner un peu de vin, car ils ont posé une cruche devant le coffre, en criant qu’il
pouvait crever.

Louise eut un geste de révolte. Quel monde affreux ! et son amie s’intéressait
à ces horreurs ! Était-ce possible que, si près d’une grande ville comme Caen, il
existât des trous de pays, où les habitants vécussent de la sorte, en véritables sau-
vages ? Car, enfin, il n’y avait que les sauvages pour offenser ainsi toutes les lois
divines et humaines.

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- Non, ma chère, murmura-t-elle en s’asseyant près de Chanteau, j’en ai assez,
de tes petits amis !... La mer peut bien les écraser, c’est moi qui ne les plaindrai
plus !

L’abbé venait d’aller à dame. Il cria :

- Gomorrhe et Sodome !... Je les avertis depuis vingt ans. Tant pis pour eux !

- J’ai demandé une école, dit Chanteau désolé de voir sa partie compromise.
Mais ils ne sont pas assez nombreux, leurs enfants doivent se rendre à Verche-
mont ; et ils ne vont pas aux classes, ou ils polissonnent le long de la route.

Pauline les regardait, surprise. Si les misérables étaient propres, on n’aurait pas
besoin de les nettoyer. Le mal et la misère se tenaient, elle n’avait aucune répul-
sion devant la souffrance, même lorsqu’elle semblait le résultat du vice. D’un geste
large, elle se contenta de dire la tolérance de sa charité. Et elle promettait à la pe-
tite Gonin d’aller voir son père, lorsque Véronique parut, en poussant devant elle
une autre fillette.

- Tenez ! mademoiselle, en voici encore une !

Cette dernière, toute jeune, cinq ans au plus, était complètement en loques,
la figure noire, les cheveux embroussaillés. Aussitôt, avec l’aplomb extraordinaire
d’un petit prodige déjà rompu à la mendicité des grandes routes, elle se mit à
geindre.

- Ayez pitié... Mon pauvre père qui s’est cassé la jambe...

- C’est la fille des Tourmal, n’est-ce pas ? demandait Pauline à la bonne.

Mais le curé s’emportait.

- Ah ! la gueuse ! Ne l’écoutez pas, il y a vingt-cinq ans que son père s’est foulé le
pied... Une famille de voleurs qui ne vit que de rapines ! Le père aide à la contre-
bande, la mère ravage les champs de Verchemont, le grand-père va la nuit ramas-
ser des huîtres à Roqueboise, dans le parc de l’État... Et vous voyez ce qu’ils font
de leur fille : une mendiante, une voleuse qu’ils envoient chez les gens pour rafler
tout ce qui traîne... Regardez-la loucher du côté de ma tabatière.

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En effet, les yeux vifs de l’enfant, après avoir fouillé les coins de la terrasse,
s’étaient allumés d’une courte flamme, à la vue de la vieille tabatière du prêtre.
Mais elle ne perdait pas son aplomb, elle répéta, comme si le curé n’avait pas conté
leur histoire :

- La jambe cassée... Donnez-moi quelque chose, ma bonne demoiselle...

Cette fois, Louise s’était mise à rire, tellement cet avorton de cinq ans, déjà ca-
naille comme père et mère, lui semblait drôle. Pauline, restée grave, sortit son
porte-monnaie, en tira une nouvelle pièce de cinq francs.

- Écoute, dit-elle, je t’en donnerai autant tous les samedis, si je sais que tu n’as
pas couru les chemins pendant la semaine.

- Cachez les couverts ! cria encore l’abbé Horteur. Elle vous volera.

Mais Pauline, sans répondre, congédiait les enfants, qui s’en allaient en traînant
leurs savates, avec des « merci bien ! »et des « Dieu vous le rende ! »Pendant ce
temps, madame Chanteau, qui revenait de donner son coup d’œil à la chambre
de Louise, se fâchait tout bas contre Véronique. C’était insupportable, la bonne
elle aussi introduisait à présent des mendiantes ! Comme si Mademoiselle n’en
amenait pas assez dans la maison ! Un tas de vermines qui la dévoraient et se mo-
quaient d’elle ! Certes, son argent lui appartenait, elle pouvait bien le gaspiller à sa
guise : mais, en vérité, cela devenait immoral, d’encourager ainsi le vice. Madame
Chanteau avait entendu la jeune fille promettre cent sous chaque samedi à la pe-
tite Tourmal. Encore vingt francs par mois ! la fortune d’un satrape n’y suffirait
point.

- Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse, dit-elle à Pauline. Si tu es
maintenant maîtresse de ta fortune, je ne puis pourtant pas te laisser ruiner si
bêtement. J’ai une responsabilité morale... Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que
tu ne crois !

Véronique, qui était retournée dans sa cuisine, furieuse de la réprimande de


Madame, reparut en criant brutalement :

- Voilà le boucher... Il veut sa note, quarante-six francs dix centimes.

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Un grand trouble coupa la parole à madame Chanteau. Elle se fouilla, eut un
geste de surprise. Puis, à voix basse :

- Dis donc, Pauline, as-tu assez sur toi ?... Je n’ai pas de monnaie, il me faudrait
remonter. Nous compterons.

Pauline suivit la bonne, pour payer le boucher. Depuis qu’elle avait son argent
dans sa commode, la même comédie recommençait, chaque fois qu’on présentait
une facture. C’était une exploitation réglée, par continuelles petites sommes, et
qui semblait toute naturelle. La tante n’avait même plus la peine de prendre au tas,
elle demandait, elle laissait la jeune fille se dépouiller de ses mains. D’abord, on
avait compté, on lui rendait des dix francs et des quinze francs ; puis, les comptes
s’étaient embrouillés si fort, qu’on parlait de régler plus tard, lors du mariage ; ce
qui ne l’empêchait point, le premier de chaque mois, de payer avec exactitude sa
pension, qu’ils avaient portée à quatre-vingt-dix francs.

- Encore votre argent qui la danse ! grogna Véronique dans le corridor. C’est moi
qui l’aurais envoyée chercher sa monnaie !... Il n’est pas Dieu permis qu’on vous
mange ainsi la laine sur le dos !

Quand Pauline revint avec la facture acquittée, qu’elle remit à sa tante, le curé
triomphait bruyamment. Chanteau était battu ; décidément, il n’en prendrait pas
une. Le soleil se couchait, les rayons obliques empourpraient la mer, qui montait
d’un flot paresseux. Et Louise, les yeux perdus, souriait à cette joie de l’immense
horizon.

- Voilà Louisette partie pour les nuages, dit madame Chanteau. Eh ! Louisette,
j’ai fait monter ta malle... Nous sommes donc voisines une fois encore !

Lazare ne fut de retour que le lendemain. Après sa visite au sous-préfet de Bayeux,


il avait pris le parti d’aller à Caen, pour voir le préfet. Et, s’il ne rapportait pas la
subvention dans sa poche, il était convaincu, disait-il, que le conseil général vote-
rait au moins la somme de douze mille francs. Le préfet l’avait accompagné jus-
qu’à la porte, en s’engageant par des promesses formelles : on ne pouvait aban-
donner ainsi Bonneville, l’administration était prête à seconder le zèle des habi-
tants de la commune. Seulement, Lazare se désespérait, car il prévoyait des retards
de toutes sortes, et le moindre délai à la réalisation d’un de ses désirs devenait
pour lui une véritable torture.

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- Parole d’honneur ! criait-il, si j’avais les douze mille francs, j’aimerais mieux
les avancer... Même pour faire une première expérience, on n’aurait pas besoin de
cette somme... Et vous verrez quels ennuis, lorsqu’ils auront voté leur subvention !
Nous aurons tous les ingénieurs du département sur le dos. Tandis que, si nous
commencions sans eux, ils seraient bien forcés de s’incliner devant les résultats...
Je suis sûr de mon projet. Le préfet, auquel je l’ai expliqué brièvement, a été émer-
veillé du bon marché et de la simplicité.

L’espoir de vaincre la mer l’enfiévrait. Il avait conservé contre elle une rancune,
depuis qu’il l’accusait sourdement de sa ruine, dans l’affaire des algues. S’il n’osait
l’injurier tout haut, il nourrissait l’idée de se venger un jour. Et quelle plus belle
vengeance, que de l’arrêter dans sa destruction aveugle, de lui crier en maître :
« Tu n’iras pas plus loin ! »Il entrait aussi, dans cette entreprise, en dehors de la
grandeur du combat, une part de philanthropie qui achevait de l’exalter. Lorsque
sa mère l’avait vu perdre ses journées à tailler des morceaux de bois, le nez sur des
traités de mécanique, elle s’était rappelé en tremblant le grand-père, le charpen-
tier entreprenant et brouillon, dont le chef-d’œuvre inutile dormait sous une boîte
vitrée. Est-ce que le vieux allait renaître, pour achever la ruine de la famille ? Puis,
elle s’était laissé convaincre par ce fils adoré. S’il réussissait, et il réussirait natu-
rellement, c’était enfin le premier pas, une belle action, une œuvre désintéressée
qui le mettrait en lumière ; de là, il irait aisément où il voudrait, aussi haut qu’il en
aurait l’ambition. Depuis ce jour, toute la maison ne rêvait plus que d’humidifier
la mer, de l’enchaîner au pied de la terrasse dans une obéissance de chien battu.

Le projet de Lazare était du reste, comme il le disait, d’une grande simplicité.


Il se composait de gros pieux, enfoncés dans le sable, recouverts de planches, et
derrière lesquels les galets amenés par le flot formeraient une sorte de muraille
inexpugnable, où se briseraient ensuite les vagues : la mer elle-même était ainsi
chargée de construire la redoute qui l’arrêterait. Des épis, de longues poutres por-
tées sur des jambes de force, faisant brise-lames au loin, en avant des murs de ga-
lets, devaient compléter le système. On pourrait enfin, si l’on avait les fonds néces-
saires, construire deux ou trois grandes estacades, vastes planchers établis sur des
charpentes, dont les masses touffues couperaient la poussée des marées les plus
hautes. Lazare avait trouvé l’idée première dans le Manuel du parfait charpentier,
un bouquin aux planches naïves, acheté sans doute autrefois par le grand-père ;
mais il perfectionnait cette idée, il faisait des recherches considérables, étudiait la
théorie des forces, la résistance des matériaux, se montrait surtout très fier d’un
nouvel assemblage et d’une inclinaison des épis, qui, selon lui, rendaient la réus-
site absolument certaine.

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Pauline s’était encore une fois intéressée à ces études. Elle avait, comme le jeune
homme, la curiosité sans cesse éveillée par les expériences qui la mettaient aux
prises avec l’inconnu. Seulement, de raison plus froide, elle ne s’illusionnait plus
sur les échecs possibles. Lorsqu’elle voyait la mer monter, balayer la terre de sa
houle, elle reportait des regards de doute vers les joujoux que Lazare avait construits,
des rangées de pieux, des épis, , des estacades en miniature. La grande chambre
en était maintenant encombrée. Une nuit, la jeune fille resta très tard à sa fenêtre.
Depuis deux jours, son cousin parlait de tout brûler ; un soir, à table, il s’était écrié
qu’il allait filer en Australie, puisqu’il n’y avait pas de place pour lui en France. Et
elle songeait à ces choses, tandis que la marée, dans son plein, battait Bonneville,
au fond des ténèbres. Chaque secousse l’ébranlait, elle croyait entendre, à inter-
valles réguliers, le hurlement des misérables mangés par la mer. Alors, le combat
que l’amour de l’argent livrait encore à sa bonté devint insupportable. Elle ferma
la fenêtre, ne voulant plus écouter. Mais les coups lointains la secouèrent dans
son lit. Pourquoi ne pas tenter l’impossible ? Qu’importait cet argent jeté à l’eau,
s’il y avait une seule chance de sauver le village ? Et elle s’endormit au jour, en pen-
sant à la joie de son cousin, tiré de ses tristesses noires, mis enfin peut-être sur sa
véritable voie, heureux par elle, lui devant tout.

Le lendemain, elle l’appela, avant de descendre. Elle riait.

- Tu ne sais pas ? j’ai rêvé que je te prêtais tes douze mille francs.

Il se fâcha, refusa violemment.

- Veux-tu donc que je parte et que je ne reparaisse plus ?... Non, il y a assez de
l’usine. J’en meurs de honte, sans te le dire.

Deux heures après, il acceptait, il lui serrait les mains avec une effusion pas-
sionnée. C’était une avance, simplement ; son argent ne courait aucun risque, car
le vote de la subvention par le Conseil général ne faisait pas un doute, surtout de-
vant un commencement d’exécution. Et, dès le soir, le charpentier d’Arromanches
fut appelé. Il y eut des conférences interminables, des promenades le long de la
côte, une discussion acharnée des devis. La maison entière en perdait la tête.

Madame Chanteau, cependant, s’était emportée, lorsqu’elle avait appris le prêt


des douze mille francs. Lazare, étonné, ne comprenait pas. Sa mère l’accablait
d’arguments singuliers : sans doute, Pauline leur avançait de temps à autre de pe-
tites sommes ; mais elle allait encore se croire indispensable, on aurait bien pu

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demander au père de Louise l’ouverture d’un crédit. Louise elle-même, qui avait
une dot de deux cent mille francs, ne faisait pas tant d’embarras avec sa fortune.
Ce chiffre de deux cent mille francs revenait sans cesse sur les lèvres de madame
Chanteau ; et elle semblait avoir un dédain irrité contre les débris de l’autre for-
tune, celle qui avait fondu dans le secrétaire et qui continuait à fondre dans la
commode.

Chanteau, poussé par sa femme, affecta aussi d’être contrarié. Pauline en éprouva
un gros chagrin ; même en donnant son argent, elle se sentait moins aimée qu’au-
trefois ; c’était, autour d’elle, comme une rancune, dont elle ne pouvait s’expliquer
la cause, et qui grandissait de jour en jour. Quant au docteur Cazenove, il grondait
également, lorsqu’elle le consultait pour la forme ; mais il avait bien été obligé de
dire oui, à toutes les sommes prêtées, les petites et les grosses. Sa mission de cu-
rateur restait illusoire, il se trouvait désarmé, dans cette maison où il était reçu en
vieil ami. Le jour des douze mille francs, il renonça à toute responsabilité.

- Mon enfant, dit-il en prenant Pauline à l’écart, je ne veux plus être votre com-
plice. Cessez de me consulter, ruinez-vous selon votre cœur... Vous savez bien que
jamais je ne résisterai devant vos supplications ; et, vraiment, j’en souffre ensuite,
j’en ai la conscience toute barbouillée... J’aime mieux ignorer ce que je désap-
prouve.

Elle le regardait, très touchée. Puis, après un silence :

- Merci, mon bon docteur... Mais n’est-ce pas le plus sage ? qu’importe, si je suis
heureuse !

Il lui avait pris les mains, il les serra paternellement, avec une émotion triste.

- Oui, si vous êtes heureuse... Allez, le malheur s’achète aussi bien cher quel-
quefois.

Naturellement, dans l’ardeur de cette bataille qu’il livrait à la mer, Lazare avait
abandonné la musique. Une fine poussière retombait sur le piano, la partition de
sa grande symphonie était retournée au fond d’un tiroir, grâce à Pauline, qui en
avait ramassé les feuillets, jusque sous les meubles. D’ailleurs, certains morceaux
ne le satisfaisaient plus ; ainsi la douceur céleste de l’anéantissement final, rendue

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d’une façon commune par un mouvement de valse, serait peut-être mieux expri-
mée par un temps de marche très ralenti. Un soir, il avait déclaré qu’il recommen-
cerait tout, quand il en aurait le temps. Et sa flambée de désir, son malaise dans le
continuel contact de la jeune fille, paraissait s’en être allé avec sa fièvre de génie.
C’était un chef-d’œuvre remis à une meilleure époque, une grande passion éga-
lement retardée, dont il semblait pouvoir reculer ou avancer l’heure. Il traitait de
nouveau sa cousine en vieille amie, en femme légitime, qui se donnerait, le jour
où il ouvrirait les bras. Depuis avril, ils ne vivaient plus si étroitement enfermés, le
vent emportait la chaleur de leurs joues. La grande chambre était vide, tous deux
couraient la plage rocheuse devant Bonneville, étudiant les points où les palis-
sades et les épis devraient être installés. Souvent, les pieds dans l’eau fraîche, ils
rentraient las et purs, comme aux jours lointains de l’enfance. Lorsque Pauline,
pour le taquiner, jouait la fameuse marche de la Mort, Lazare s’écriait :

- Tais-toi donc !... En voilà des blagues.

Le soir même de la visite du charpentier, Chanteau fut pris d’un accès de goutte.
Maintenant, les crises revenaient presque tous les mois ; le salicylate, après les
avoir soulagées, semblait en redoubler la violence. Et Pauline se trouva clouée
pendant quinze jours devant le lit de son oncle. Lazare, qui continuait ses études
sur la plage, se mit alors à emmener Louise, afin de l’éloigner du malade, dont
les cris l’effrayaient. Comme elle occupait la chambre d’ami, juste au-dessus de
Chanteau, elle devait, pour dormir, se boucher les oreilles et s’enfoncer la tête
dans l’oreiller. Dehors, elle redevenait souriante, ravie de la promenade, oublieuse
du pauvre homme qui hurlait.

Ce furent quinze jours charmants. Le jeune homme avait d’abord regardé sa


nouvelle compagne avec surprise. Elle le changeait de l’autre, criant pour un crabe
qui effleurait sa bottine, ayant une frayeur de l’eau si grande, qu’elle se croyait
noyée, s’il lui fallait sauter une flaque. Les galets blessaient ses petits pieds, elle ne
quittait jamais son ombrelle, gantée jusqu’aux coudes, avec la continuelle peur de
livrer au soleil un coin de sa peau délicate. Puis, après le premier étonnement, il
s’était laissé séduire par ces grâces peureuses, cette faiblesse toujours prête à lui
demander protection. Celle-là ne sentait pas seulement le grand air, elle le grisait
de son odeur tiède d’héliotrope ; et ce n’était plus enfin un garçon qui galopait
à son côté, c’était une femme, dont les bas entrevus, dans un coup de vent, fai-
saient battre le sang de ses veines. Pourtant, elle était moins belle que l’autre, plus
âgée et déjà pâlie ; mais elle avait un charme câlin, ses petits membres souples
s’abandonnaient, toute sa personne coquette se fondait en promesses de bon-
heur. Il lui semblait qu’il la découvrait brusquement, il ne reconnaissait pas la

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fillette maigre de jadis. Était-ce possible que les longues années du pensionnat
en eussent fait cette jeune fille si troublante, pleine de l’homme dans sa virginité,
ayant au fond de ses yeux limpides le mensonge de son éducation ? Et il se prenait
peu à peu pour elle d’un goût singulier, d’une passion perverse, où son ancienne
amitié d’enfant tournait à des raffinements sensuels.

Lorsque Pauline put quitter la chambre de son oncle, et qu’elle se remit à ac-
compagner Lazare, elle sentit tout de suite, entre ce dernier et Louise, un air nou-
veau, des regards, des rires dont elle n’était pas. Elle voulait se faire expliquer
ce qui les égayait, et elle n’en riait guère. Les premiers jours, elle resta mater-
nelle, les traitant en jeunes fous qu’un rien amuse. Mais, bientôt elle devint triste,
chaque promenade parut être pour elle une fatigue. Aucune plainte ne lui échap-
pait, d’ailleurs ; elle parlait de continuelles migraines ; puis, quand son cousin lui
conseillait de ne pas sortir, elle se fâchait, ne le quittait plus, même dans la mai-
son. Une nuit, vers deux heures, comme il ne s’était pas couché, pour achever un
plan, il ouvrit sa porte, étonné d’entendre marcher ; et sa surprise augmenta, lors-
qu’il l’aperçut, en simple jupon, sans lumière, penchée sur la rampe, écoutant les
bruits des chambres, au-dessous. Elle raconta qu’elle-même avait cru saisir des
plaintes. Mais ce mensonge lui empourprait les joues, il rougit aussi, traversé d’un
doute. Dès lors, sans autre explication, il y eut une fâcherie entre eux. Lui, tournait
la tête, la trouvait ridicule de bouder de la sorte, pour des enfantillages ; tandis
que, de plus en plus sombre, elle ne le laissait pas une minute seul avec Louise,
étudiant leurs moindres gestes, agonisant le soir, dans sa chambre, lorsqu’elle les
avait vus se parler bas, au retour de la plage.

Les travaux marchaient. Une équipe de charpentiers, après avoir cloué de fortes
planches sur une rangée de pieux, achevait de poser un premier épi. C’était un
simple essai du reste, ils se hâtaient en prévision d’une grande marée ; si les pièces
de bois résistaient, on compléterait le système de défense. Le temps, par mal-
heur, était exécrable. Des averses tombaient sans relâche, tout Bonneville se faisait
tremper pour voir enfoncer les pieux à l’aide d’un pilon. Enfin, le matin du jour où
l’on attendait la grande marée, un ciel d’encre assombrissait la mer ; et, dès huit
heures, la pluie redoubla, noyant l’horizon d’une brume glaciale.

Ce fut une désolation, car on avait projeté la partie d’aller assister en famille à
la victoire des planches et des poutres, sous l’attaque des grandes eaux.

Madame Chanteau décida qu’elle resterait près de son mari, encore très souf-
frant. Et l’on fit les plus grands efforts pour retenir Pauline, qui avait la gorge irritée

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depuis une semaine : elle était enrouée légèrement, un petit mouvement de fièvre
la prenait chaque soir. Mais elle repoussa tous les conseils de prudence, elle vou-
lut aller sur là plage, puisque Lazare et Louise s’y rendaient. Cette Louise, d’allures
si fragiles, toujours près de l’évanouissement, était au fond d’une force nerveuse
surprenante, lorsqu’un plaisir la tenait debout.

Tous trois partirent donc après le déjeuner. Un coup de vent venait de balayer
les nuages, des rires de triomphe saluèrent cette joie inattendue. Le ciel avait des
nappes de bleu si larges, encore traversées de quelques haillons noirs, que les
jeunes filles s’entêtèrent à n’emporter que leurs ombrelles. Lazare seul prit un pa-
rapluie. D’ailleurs, il répondait de leur santé, il les abriterait bien quelque part, si
les averses recommençaient.

Pauline et Louise marchaient en avant. Mais, dès la pente raide qui descendait
à Bonneville, celle-ci parut faire un faux pas, sur la terre détrempée, et Lazare,
courant à elle, lui offrit de la soutenir. Pauline dut les suivre. Sa gaieté du départ
était tombée, ses regards soupçonneux remarquaient que le coude de son cousin
frôlait d’une continuelle caresse la taille de Louise. Bientôt, elle ne vit plus que ce
contact, tout disparut, et la plage où les pêcheurs du pays attendaient d’un air go-
guenard, et la mer qui montait, et l’épi déjà blanc d’écume. A l’horizon, grandissait
une barre sombre, une nuée au galop de tempête.

- Diable ! murmura le jeune homme en se retournant, nous allons encore avoir


du bouillon... Mais la pluie nous laissera bien le temps de voir, et nous nous sau-
verons en face, chez les Houtelard.

La marée, qui avait le vent contre elle, montait avec une lenteur irritante. Sans
doute ce vent l’empêcherait d’être aussi forte qu’on l’annonçait. Personne pour-
tant ne quittait la plage. L’épi, à demi couvert, fonctionnait très bien, coupait les
vagues, dont l’eau abattue bouillonnait ensuite jusqu’aux pieds des spectateurs.
Mais le triomphe fut la résistance victorieuse des pieux. A chaque lame qui les
couvrait, charriant les galets du large, on entendait ces galets tomber et s’amas-
ser de l’autre côté des planches, comme la décharge brusque d’une charretée de
cailloux ; et ce mur en train de se bâtir, c’était le succès, la réalisation du rempart
promis.

- Je le disais bien ! criait Lazare. Maintenant, vous pouvez tous vous moquer
d’elle !

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Près de lui, Prouane, qui n’avait pas dessoûlé depuis trois jours, hochait la tête
en bégayant :

- Faudra voir ça, quand le vent soufflera d’en haut.

Les autres pêcheurs se taisaient. Mais, à la bouche tordue de Cuche et de Hou-


telard, il était visible qu’ils avaient une médiocre confiance dans toutes ces mani-
gances. Puis, cette mer qui les écrasait, ils n’auraient pas voulu la voir battue par ce
gringalet de bourgeois. Ils riraient bien le jour où elle lui emporterait ses poutres
comme des pailles. Ça pouvait démolir le pays, ça serait farce tout de même.

Brusquement, l’averse creva. De grosses gouttes tombaient de la nuée livide,


qui avait envahi les trois quarts du ciel.

- Ce n’est rien, attendons encore un instant, répétait Lazare enthousiasmé. Voyez


donc, voyez donc, pas un pieu ne bouge !

Il avait ouvert son parapluie au-dessus de la tête de Louise. Cette dernière, d’un
air de tourterelle frileuse, se serrait davantage contre lui. Et Pauline, oubliée, les
regardait toujours, prise d’une rage sombre, croyant recevoir au visage la chaleur
de leur étreinte. La pluie était devenue torrentielle, il se tourna tout d’un coup.

- Quoi donc ? cria-t-il. Es-tu folle ?... Ouvre ton ombrelle au moins.

Elle était debout, raidie sous ce déluge, qu’elle semblait ne pas sentir. Elle ré-
pondit d’une voix rauque :

- Laisse-moi tranquille, je suis très bien.

- Oh ! Lazare, je vous en prie, disait Louise désolée, forcez-la donc à venir... Nous
tiendrons tous les trois.

Mais Pauline ne daignait même plus refuser, dans son obstination farouche.
Elle était bien, pourquoi la dérangeait-on ? Et, comme, à bout de supplications, il
reprenait :

- C’est imbécile, courons chez Houtelard !

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Elle déclara rudement :

- Courez où vous voudrez... Puisqu’on est venu pour voir, moi je veux voir.

Les pêcheurs avaient fui. Elle demeurait sous l’averse, immobile, tournée vers
les poutres, que les vagues recouvraient complètement. Ce spectacle semblait l’ab-
sorber, malgré la poussière d’eau où maintenant tout se confondait, une poussière
grise qui montait de la mer, criblée par la pluie. Sa robe ruisselante se marquait,
aux épaules et aux bras, de larges taches noires. Et elle ne consentit à quitter la
place que lorsque le vent d’ouest eut emporté le nuage.

Tous trois revinrent en silence. Pas un mot de l’aventure ne fut dit à l’oncle ni à la
tante. Pauline était allée rapidement changer de linge, pendant que Lazare racon-
tait la réussite complète de l’expérience. Le soir, à table, elle fut reprise d’un ac-
cès de fièvre ; mais elle prétendait ne pas souffrir, malgré la gêne évidente qu’elle
éprouvait à avaler chaque bouchée. Même elle finit par répondre brutalement à
Louise, qui s’inquiétait d’un air tendre, et lui demandait sans cesse comment elle
se trouvait.

- Vraiment, elle devient insupportable avec son mauvais caractère, avait mur-
muré derrière elle madame Chanteau. C’est à ne plus lui adresser la parole.

Cette nuit-là, vers une heure, Lazare fut réveillé par une toux gutturale, d’une
sécheresse si douloureuse, qu’il se mit sur son séant, pour écouter. Il pensa d’abord
à sa mère ; puis, comme il tendait toujours l’oreille, la chute brusque d’un corps
dont le plancher tremblait, le fit sauter du lit et se vêtir à la hâte. Ce ne pouvait être
que Pauline, le corps semblait être tombé derrière la cloison.

De ses doigts égarés, il cassait les allumettes. Enfin, il put sortir avec son bou-
geoir, et il eut la surprise de trouver la porte d’en face ouverte. Barrant le seuil,
étendue sur le flanc, la jeune fille était là, en chemise, les jambes et les bras nus.

- Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il, tu as glissé ?

La pensée qu’elle rôdait pour l’épier encore venait de lui traverser l’esprit. Mais
elle ne répondait pas, elle ne bougeait pas, et il la vit comme assommée, les yeux
clos. Sans doute, au moment où elle allait chercher du secours, un étourdissement
l’avait jetée sur le carreau.

102
- Pauline, réponds-moi, je t’en supplie... Où souffres-tu ?

Il s’était baissé, il lui éclairait la face. Très rouge, elle semblait brûler d’une fièvre
intense. Le sentiment instinctif de gêne qui le tenait hésitant devant cette nudité
de vierge, n’osant la prendre à bras le corps pour la porter sur le lit, céda tout de
suite à son inquiétude fraternelle. Il ne la voyait plus ainsi dénudée, il la saisit aux
reins et aux cuisses, sans avoir seulement conscience de cette peau de femme sur
sa poitrine d’homme. Et, quand il l’eut recouchée, il la questionna encore, avant
même de songer à rabattre les couvertures.

- Mon Dieu ! parle-moi... Tu t’es blessée peut-être ?

La secousse venait de lui faire ouvrir les yeux. Mais elle ne parlait toujours pas,
elle le regardait fixement ; et, comme il la pressait davantage, elle porta enfin la
main à son cou.

- C’est à la gorge que tu souffres ?

Alors, d’une voix changée, difficile et sifflante, elle dit très bas :

- Ne me force pas à parler, je t’en prie... Ça me fait trop de mal.

Et elle fut aussitôt prise d’un accès de toux, cette toux gutturale qu’il avait en-
tendue de sa chambre. Son visage bleuit, la douleur devint telle, que ses yeux s’em-
plirent de grosses larmes. Elle portait les deux mains à sa pauvre tête ébranlée, où
battaient les marteaux d’une céphalalgie affreuse.

- C’est aujourd’hui que tu as empoigné ça, bégayait-il éperdu. Aussi était-ce


raisonnable, malade déjà comme tu l’étais !

Mais il s’arrêta, en rencontrant de nouveau ses regards suppliants.

D’une main tâtonnante, elle cherchait les couvertures. Il la recouvrit jusqu’au


menton.

- Veux-tu ouvrir la bouche, pour que je regarde ?

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Elle put à peine desserrer les mâchoires. Il avançait la flamme de la bougie, il vit
avec difficulté l’arrière-gorge, luisante, sèche, d’un rouge vif. C’était évidemment
une angine. Seulement, cette fièvre terrible, ce mal de tête effroyable, l’épouvan-
taient sur la nature de cette angine. La face de la malade exprimait une sensa-
tion d’étranglement si pleine d’angoisse, qu’il eut dès lors la peur folle de la voir
étouffer devant lui. Elle n’avalait plus, chaque mouvement de déglutition la se-
couait tout entière. Un nouvel accès de toux lui fit encore perdre connaissance. Et
il acheva de s’affoler, il courut ébranler à coups de poing la porte de la bonne.

- Véronique ! Véronique ! lève-toi !... Pauline se meurt.

Lorsque Véronique, effarée, à demi vêtue, entra chez Mademoiselle, elle le trouva
jurant et se débattant au milieu de la chambre.

- Quel pays de misère ! on y crèverait comme un chien... Plus de deux lieues


pour aller chercher du secours !

Il revint vers elle.

- Tâche d’envoyer quelqu’un, qu’on ramène le docteur tout de suite !

Elle s’était approchée du lit, elle regardait la malade, saisie de la voir si rouge,
terrifiée dans son affection croissante pour cette enfant, qu’elle avait détestée
d’abord.

- J’y vais moi-même, dit-elle simplement. Ce sera plus tôt fait... Madame peut
bien allumer le feu, en bas, si vous en avez besoin.

Et, mal éveillée, elle mit de grosses bottines, s’enveloppa dans un châle ; puis,
après avoir averti madame Chanteau, en descendant, elle s’en alla à grandes en-
jambées, le long de la route boueuse. Deux heures sonnaient à l’église, la nuit était
si noire, qu’elle butait contre les tas de pierres.

- Qu’est-ce donc ? demanda madame Chanteau, lorsqu’elle monta.

Lazare répondait à peine. Il venait de fouiller violemment l’armoire, pour re-


trouver ses anciens livres de médecine ; et, penché devant la commode, feuilletant
les pages de ses doigts tremblants, il essayait de se rappeler ses cours d’autrefois.

104
Mais tout se brouillait, se confondait, il retournait sans cesse à la table des ma-
tières, ne trouvant plus rien.

- Ce n’est sans doute qu’une forte migraine, répétait madame Chanteau, qui
s’était assise. Le mieux serait de la laisser dormir.

Alors, il éclata.

- Une migraine ! une migraine !... Écoute, maman, tu m’agaces, à rester là tran-
quille. Descends faire chauffer de l’eau.

- Il est inutile de déranger Louise, n’est-ce pas ? demanda-t-elle encore.

- Oui, oui, complètement inutile... Je n’ai besoin de personne. J’appellerai.

Quand il fut seul, il revint prendre la main de Pauline, pour compter les pul-
sations. Il en compta cent quinze. Et il sentit cette main brûlante qui serrait lon-
guement la sienne. La jeune fille, dont les paupières lourdes restaient fermées,
mettait dans son étreinte un remerciement et un pardon. Si elle ne pouvait sou-
rire, elle voulait lui faire comprendre qu’elle avait entendu, qu’elle était bien tou-
chée de le savoir là, seul avec elle, ne pensant plus à une autre. D’habitude, il avait
l’horreur de la souffrance, il se sauvait à la moindre indisposition des siens, en
mauvais garde-malade, si peu sûr de ses nerfs, disait-il, qu’il craignait d’éclater en
sanglots. Aussi éprouvait-elle une surprise pleine de gratitude, à le voir se dévouer
de la sorte. Lui-même n’aurait pu dire quelle chaleur le soulevait, quel besoin de
s’en fier uniquement à lui, pour la soulager. La pression ardente de cette petite
main le bouleversa, il voulut lui donner du courage.

- Ce n’est rien, ma chérie. J’attends Cazenove... Surtout ne te fais pas peur.

Elle resta les yeux clos, et elle murmura péniblement :

- Oh ! je n’ai pas peur... Ça te dérange, c’est ce qui me fait de la peine.

Puis, à voix plus basse encore, d’une légèreté de souffle :

- Hein ? tu me pardonnes... J’ai été vilaine, aujourd’hui.

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Il s’était penché, pour la baiser au front, comme sa femme. Et il s’écarta, car les
larmes l’étouffaient. L’idée lui venait de préparer au moins une potion calmante,
en attendant le médecin. La petite pharmacie de la jeune fille était là, dans un
étroit placard. Seulement, il craignait de se tromper, il l’interrogea sur les flacons,
finit par verser quelques gouttes de morphine dans un verre d’eau sucrée. Lors-
qu’elle en avalait une cuillerée, la douleur était si vive, qu’il hésitait chaque fois à
lui en donner une autre. Ce fut tout, il se sentait impuissant à essayer davantage.
Son attente devenait horrible. Quand il ne pouvait plus la voir souffrir, les jambes
cassées d’être debout devant le lit, il rouvrait ses livres, croyant qu’il allait enfin
trouver le cas et le remède. Était-ce donc une angine couenneuse ? pourtant, il
n’avait pas remarqué de fausses membranes sur les piliers du voile du palais ; et
il s’entêtait dans la lecture de la description et du traitement de l’angine couen-
neuse, perdu au fil de longues phrases dont le sens lui échappait, appliqué à épeler
les détails inutiles, comme un enfant qui apprend de mémoire une leçon obscure.
Puis, un soupir le ramenait près du lit, frémissant, la tête bourdonnante de mots
scientifiques, dont les syllabes rudes redoublaient son anxiété.

- Eh bien ? demanda madame Chanteau, qui était remontée doucement.

- Toujours la même chose, répondit-il.

Et, s’emportant :

- C’est épouvantable, ce médecin... On aurait le temps de mourir vingt fois.

Les portes étant restées ouvertes, Mathieu, qui couchait sous la table de la cui-
sine, venait de monter l’escalier, par cette manie qu’il avait de suivre les gens dans
toutes les pièces de la maison. Ses grosses pattes faisaient sur le carreau le bruit
de vieux chaussons de laine. Il était très gai de cette équipée de nuit, il voulut sau-
ter près de Pauline, se lança après sa queue, en bête inconsciente du deuil de ses
maîtres. Et Lazare, exaspéré de cette joie inopportune, lui allongea un coup de
pied.

- Va-t-en ou je t’étrangle !... Tu ne vois donc pas, imbécile !

Le chien, saisi d’être battu, flairant l’air comme s’il eût compris tout d’un coup,
alla se coucher humblement sous le lit. Mais cette brutalité avait indigné madame
Chanteau. Sans attendre, elle redescendit à la cuisine, en disant d’une voix sèche :

106
- Quand tu voudras... L’eau va être chaude.

Lazare l’entendit, dans l’escalier, gronder que c’était révoltant de frapper ainsi
une bête, qu’il finirait par la battre elle-même, si elle restait là. Lui qui, d’habitude,
était aux genoux de sa mère, eut derrière elle un geste de folle irritation. A chaque
minute, il retournait jeter un coup d’œil sur Pauline. Maintenant, écrasée par la
fièvre, elle semblait anéantie ; et il n’y avait plus d’elle, dans le silence frissonnant
de la pièce, que le raclement de son haleine, qui semblait se changer en un râle
d’agonisante. La peur le reprit, irraisonnée, absurde : elle allait sûrement étran-
gler, si les secours n’arrivaient pas. Il piétinait d’un bout à l’autre de la chambre,
consultait sans cesse la pendule. A peine trois heures, Véronique n’était pas en-
core chez le médecin. Le long de la route d’Arromanches, il la suivait dans la nuit
noire : elle avait dépassé le bois de chênes, elle arrivait au petit pont, elle gagne-
rait cinq minutes en descendant la côte à la course. Alors, un besoin violent de
savoir lui fit ouvrir la fenêtre, bien qu’il ne pût rien distinguer, dans cet abîme de
ténèbres. Une seule lumière brûlait au fond de Bonneville, sans doute la lanterne
d’un pêcheur allant en mer. C’était d’une tristesse lugubre, un abandon immense
où il croyait sentir toute vie rouler et s’éteindre. Il ferma la fenêtre, puis la rouvrit
pour la refermer bientôt. La notion du temps finissait par lui échapper, il s’étonna
d’entendre sonner trois heures. A présent, le docteur avait fait atteler, le cabrio-
let filait sur le chemin, trouant l’ombre de son œil jaune. Et Lazare était si hébété
d’impatience, devant la suffocation croissante de la malade, qu’il s’éveilla comme
en sursaut, lorsque, vers quatre heures, un bruit rapide de pas vint de l’escalier.

- Enfin, c’est vous ! cria-t-il.

Le docteur Cazenove fit tout de suite allumer une seconde bougie, pour exami-
ner Pauline. Lazare en tenait une, tandis que Véronique, dépeignée par le vent,
crottée jusqu’à la taille, approchait l’autre, au chevet du lit. Madame Chanteau re-
gardait. La malade, somnolente, ne put ouvrir la bouche sans jeter des plaintes.
Quand il l’eut recouchée doucement, le docteur, très inquiet à son entrée, revint
au milieu de la chambre, d’un air plus tranquille.

- Cette Véronique m’a fait une belle peur ! murmura-t-il. D’après les choses ex-
travagantes qu’elle me racontait, j’ai cru à un empoisonnement... Vous voyez, je
m’étais bourré les poches de drogues.

- C’est une angine, n’est-ce pas ? demanda Lazare.

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- Oui, une simple angine... Il n’y a pas de danger immédiat.

Madame Chanteau eut un geste triomphant, pour dire qu’elle le savait bien.

- Pas de danger immédiat, répéta Lazare, repris de crainte, est-ce que vous re-
doutez des complications ?

- Non, répondit le médecin après avoir hésité ; mais, avec ces diables de maux
de gorge, on ne sait jamais.

Et il avoua qu’il n’y avait rien à faire. Il désirait attendre le lendemain, avant de
saigner la malade. Puis, comme le jeune homme le suppliait de tenter au moins de
la soulager, il voulut bien essayer des sinapismes. Véronique monta une cuvette
d’eau chaude, le médecin posa lui-même les feuilles mouillées, en les faisant glis-
ser le long des jambes, depuis les genoux jusqu’aux chevilles. Ce ne fut qu’une
souffrance de plus, la fièvre persistait, la céphalalgie devenait insupportable. Des
gargarismes émollients se trouvaient aussi indiqués, et madame Chanteau pré-
para une décoction de feuilles de ronces, qu’il fallut abandonner dès la première
tentative, tellement la douleur rendait impossible tout mouvement de la gorge. Il
était près de six heures, le jour se levait, lorsque le médecin se retira.

- Je reviendrai vers midi, dit-il à Lazare dans le corridor. Tranquillisez-vous... Il


n’y a que de la souffrance.

- N’est-ce donc rien, la souffrance ! cria le jeune homme que le mal indignait.
On ne devrait pas souffrir.

Cazenove le regarda, puis leva les bras au ciel, devant une prétention si extraor-
dinaire.

Lorsque Lazare revint dans la chambre, il envoya sa mère et Véronique se cou-


cher un instant : lui, n’aurait pu dormir. Et il vit le jour se lever dans la pièce en
désordre, cette aube lugubre des nuits d’agonie. Le front contre une vitre, il regar-
dait désespérément le ciel livide, lorsqu’un bruit lui fit tourner la tête. Il croyait
que Pauline se levait. C’était Mathieu, oublié de tous, qui avait enfin quitté le des-
sous du lit, pour s’approcher de la jeune fille, dont une main pendait hors des
couvertures. Le chien léchait cette main avec tant de douceur, que Lazare, très
ému, le prit par le cou, en disant :

108
- Tu vois, mon pauvre gros, la maîtresse est malade... Mais ce ne sera rien, va !
Nous irons encore galoper tous les trois.

Pauline avait ouvert les yeux, et malgré la contraction douloureuse de sa face,


elle souriait.

Alors, commença l’existence d’angoisses, le cauchemar que l’on vit dans la chambre
d’un malade. Lazare, cédant à un sentiment d’affection sauvage, en chassait tout
le monde ; c’était à peine s’il laissait sa mère et Louise entrer le matin, pour prendre
des nouvelles, et il n’admettait que Véronique, chez laquelle il sentait une ten-
dresse véritable. Les premiers jours, madame Chanteau avait voulu lui faire com-
prendre l’inconvenance de ces soins donnés par un homme à une jeune fille ; mais
il s’était récrié, est-ce qu’il n’était pas son mari ? puis, les médecins soignaient bien
les femmes. Entre eux, il n’y avait, en effet, aucune gêne pudique. La souffrance,
la mort prochaine peut-être, emportaient les sens. Il lui rendait tous les petits ser-
vices, la levait, la recouchait, en frère apitoyé qui ne voyait de ce corps désirable
que la fièvre dont il frissonnait. C’était comme le prolongement de leur enfance
bien portante, ils retournaient à la nudité chaste de leurs premiers bains, lorsqu’il
la traitait en gamine. Le monde disparaissait, rien n’existait plus, rien que la po-
tion à boire, le mieux annoncé attendu vainement d’heure en heure, les détails bas
de la vie animale prenant soudain une importance énorme, décidant de la joie ou
de la tristesse des journées. Et les nuits suivaient les jours, l’existence de Lazare
était comme balancée au-dessus du vide, avec la peur, à chaque minute, d’une
chute dans le noir.

Tous les matins, le docteur Cazenove visitait Pauline ; même, il revenait parfois
le soir, après son dîner. Dès la seconde visite, il s’était décidé à une saignée co-
pieuse. Mais la fièvre, un instant coupée, avait reparu. Deux jours se passèrent, il
était visiblement préoccupé, ne comprenant pas cette ténacité du mal. Comme
la jeune fille éprouvait une peine de plus en plus grande à ouvrir la bouche, il ne
pouvait examiner l’arrière-gorge, qui lui apparaissait gonflée et d’une rougeur li-
vide. Enfin, Pauline se plaignant d’une tension croissante dont son cou semblait
éclater, le docteur dit un matin à Lazare :

- Je soupçonne un phlegmon.

Le jeune homme l’emmena dans sa chambre. Il avait relu justement la veille, en


feuilletant son ancien manuel de pathologie, les pages sur les abcès rétropharyn-

109
giens, qui font saillie dans l’œsophage, et qui peuvent amener la mort par suffo-
cation, en comprimant la trachée. Très pâle, il demanda :

- Alors, elle est perdue ?

- J’espère que non, répondit le médecin. Il faut voir.

Mais lui-même ne cachait plus son inquiétude. Il confessait son impuissance à


peu près complète, dans le cas qui se présentait. Comment aller chercher un abcès
au fond de cette bouche contractée ? et, du reste, l’ouvrir trop tôt présentait des
inconvénients graves. Le mieux était d’en abandonner la terminaison à la nature,
ce qui serait très long et très douloureux.

- Je ne suis pas le bon Dieu ! criait-il, lorsque Lazare lui reprochait l’inutilité de
sa science.

La tendresse que le docteur Cazenove éprouvait pour Pauline se traduisait chez


lui par un redoublement de brusquerie fanfaronne. Ce grand vieillard, sec comme
une tige d’églantier, venait d’être touché au cœur.

Pendant plus de trente années, il avait battu le monde, passant de vaisseau en


vaisseau, faisant le service d’hôpital aux quatre coins de nos colonies ; il avait soi-
gné les épidémies du bord, les maladies monstrueuses des tropiques, l’éléphan-
tiasis à Cayenne, les piqûres de serpent dans l’Inde ; il avait tué des hommes de
toutes les couleurs, étudié les poisons sur des Chinois, risqué des nègres dans
des expériences délicates de vivisection. Et, aujourd’hui, cette petite fille, avec
son bobo à la gorge, le retournait au point qu’il ne dormait plus ; ses mains de
fer tremblaient, son habitude de la mort défaillait, à la crainte d’une issue fatale.
Aussi, voulant cacher cette émotion indigne, tâchait-il d’affecter le mépris de la
souffrance. On naissait pour souffrir, à quoi bon s’en émouvoir ?

Chaque matin, Lazare lui disait :

- Essayez quelque chose, docteur, je vous en supplie... C’est affreux, elle ne peut
même plus s’assoupir un instant. Toute la nuit, elle a crié.

- Mais, tonnerre de Dieu ! ce n’est pas ma faute, finissait-il par répondre, exas-
péré. Je ne puis pourtant pas lui couper le cou, histoire de la guérir.

110
Le jeune homme se fâchait à son tour.

- Alors, la médecine ne sert à rien.

- A rien du tout, lorsque la machine se détraque... La quinine coupe la fièvre,


une purge agit sur les intestins, on doit saigner un apoplectique... Et, pour le reste,
c’est au petit bonheur. Il faut s’en remettre à la nature.

C’étaient là des cris arrachés par la colère de ne savoir comment agir. D’habi-
tude, il n’osait nier la médecine si carrément, tout en ayant trop pratiqué pour ne
pas être sceptique et modeste. Il perdait des heures entières, assis près du lit, à
étudier la malade ; et il repartait sans même laisser une ordonnance, les poings
liés, ne pouvant qu’assister à l’entier développement de cet abcès, qui, pour une
ligne de moins ou une ligne de plus, allait être la vie ou la mort.

Lazare se traîna huit jours entiers, dans des transes terribles. Lui aussi, atten-
dait de minute en minute l’arrêt de la nature. A chaque respiration pénible, il
croyait que tout finissait. Le phlegmon se matérialisait en une image vive, il le
voyait énorme, barrant la trachée ; encore un peu de gonflement, l’air ne passerait
plus. Ses deux années de médecine mal digérées redoublaient son effroi. Et c’était
surtout la douleur qui le jetait hors de lui, dans une révolte nerveuse, une protesta-
tion affolée contre l’existence. Pourquoi cette abomination de la douleur ? n’était-
ce pas monstrueusement inutile, ce tenaillement des chairs, ces muscles brûlés
et tordus, lorsque le mal s’attaquait à un pauvre corps de fille, d’une blancheur
si délicate ? Une obsession du mal le ramenait sans cesse près du lit. Il l’interro-
geait, au risque de la fatiguer : souffrait-elle davantage ? où était-ce maintenant ?
Parfois, elle lui prenait la main, la posait sur son cou : c’était là, comme un poids
intolérable, une boule de plomb ardente, qui battait à l’étouffer. La migraine ne
la quittait pas, elle ne savait de quelle façon poser la tête, torturée par l’insom-
nie ; depuis dix jours que la fièvre la secouait, elle n’avait pas dormi deux heures.
Un soir, pour comble de misère, des maux d’oreilles atroces s’étaient déclarés ; et,
dans ces crises, elle perdait connaissance, il lui semblait qu’on lui broyait les os
des mâchoires. Mais elle n’avouait pas tout ce martyre à Lazare, elle montrait un
beau courage, car elle le sentait presque aussi malade qu’elle, le sang brûlé de sa
fièvre, la gorge étranglée de son abcès. Souvent même elle mentait, elle arrivait
à sourire, au moment des plus vives angoisses : ça devenait sourd, disait-elle, et
elle l’engageait à se reposer un peu. Le pis était qu’elle ne pouvait plus avaler sa
salive sans jeter un cri, tellement son arrière-gorge se trouvait tuméfiée. Lazare
se réveillait en sursaut : ça recommençait donc ? De nouveau, il la questionnait,

111
il voulait savoir à quel endroit ; tandis que la face douloureuse, les yeux clos, elle
luttait encore pour le tromper, en balbutiant que ce n’était rien, quelque chose qui
l’avait chatouillée, simplement.

- Dors, ne te dérange pas... je vais dormir aussi.

Le soir, elle jouait cette comédie du sommeil, pour qu’il se couchât. Mais il s’en-
têtait à veiller près d’elle, dans un fauteuil. Les nuits étaient si mauvaises, qu’il ne
voyait plus tomber le jour sans une terreur superstitieuse. Est-ce que le soleil re-
paraîtrait jamais ?

Une nuit, Lazare, assis contre le lit même, tenait dans sa main la main de Pau-
line, comme il le faisait souvent, pour dire qu’il restait là, qu’il ne l’abandonnait
pas. Le docteur Cazenove était parti à dix heures, furieux, ne répondant plus de
rien. Jusqu’à ce moment, le jeune homme avait eu la consolation de croire qu’elle
ne se voyait pas en danger. Autour d’elle, on parlait d’une simple inflammation de
la gorge, très douloureuse, mais qui passerait aussi aisément qu’un rhume de cer-
veau. Elle-même semblait tranquille, le visage brave, toujours gaie, malgré la souf-
france. Quand on faisait des projets, en causant de sa convalescence, elle souriait.
Et, cette nuit-là encore, elle venait d’écouter Lazare arranger, pour sa première
sortie, une promenade sur la plage. Puis, le silence était tombé, elle paraissait dor-
mir, lorsqu’elle murmura d’une voix distincte, au bout d’un grand quart d’heure :

- Mon pauvre ami, je crois que tu épouseras une autre femme.

Il resta saisi, un petit frisson lui glaçait la nuque.

- Comment ça ? demanda-t-il.

Elle avait ouvert les yeux, elle le regardait de son air de résignation courageuse.

- Va, je sais bien ce que j’ai... Et j’aime mieux savoir, pour vous embrasser tous
au moins.

Alors, Lazare se fâcha : c’était fou, des idées pareilles ! avant une semaine, elle
serait sur pied ! Il lui lâcha la main, il se sauva dans sa chambre sous un prétexte,
car les sanglots l’étranglaient. Là, dans l’obscurité, il s’abandonna, tombé en tra-
vers du lit, où il ne couchait plus. Une certitude affreuse lui avait serré le cœur tout
d’un coup : Pauline allait mourir, peut-être ne passerait-elle pas la nuit. Et l’idée

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qu’elle le savait, que son silence jusque-là était une bravoure de femme ména-
geant dans la mort même la sensibilité des autres, achevait de le désespérer. Elle
le savait, elle verrait venir l’agonie, et il serait là, impuissant. Déjà, il se croyait aux
derniers adieux, la scène se déroulait avec des détails lamentables, sur les ténèbres
de la chambre. C’était la fin de tout, il prit l’oreiller entre ses bras convulsifs, il y
enfonça la tête, pour étouffer le hoquet de ses larmes.

Cependant, la nuit se termina sans catastrophe. Deux journées passèrent en-


core. Mais, à présent, il y avait entre eux un nouveau lien, la mort toujours pré-
sente. Elle ne faisait plus aucune allusion à la gravité de son état, elle trouvait la
force de sourire ; lui-même parvenait à feindre une tranquillité parfaite, un espoir
de la voir se lever d’une heure à l’autre ; et, pourtant, chez elle comme chez lui,
tout se disait adieu, continuellement, dans la caresse plus longue de leurs regards
qui se rencontraient. La nuit surtout, lorsqu’il veillait près d’elle, ils finissaient l’un
et l’autre par s’entendre penser, la menace de l’éternelle séparation attendrissait
jusqu’à leur silence. Rien n’était d’une douceur si cruelle, jamais ils n’avaient senti
leurs êtres se confondre à ce point.

Lazare, un matin, au lever du soleil, s’étonna du calme où l’idée de la mort le


laissait. Il tâcha de se rappeler les dates : depuis le jour où Pauline était tombée
malade, il n’avait pas une seule fois senti, de son crâne à ses talons, passer l’hor-
reur froide de ne plus être. S’il tremblait de perdre sa compagne, c’était une autre
épouvante, où il n’entrait rien de la destruction de son moi. Le cœur saignait en
lui, mais il semblait que cette bataille, livrée à la mort, l’égalait à elle, lui donnait
le courage de la regarder en face. Peut-être aussi n’y avait-il que de la fatigue et de
l’hébétement, dans le sommeil qui engourdissait sa peur. Il ferma les yeux pour ne
pas voir le soleil grandir, il voulut retrouver son frisson d’angoisse, en s’excitant à
la crainte, en se répétant que lui aussi mourrait un jour : rien ne répondit, cela
lui était devenu indifférent, les choses avaient pris une légèreté singulière. Son
pessimisme même sombrait devant ce lit de douleur ; au lieu de l’enfoncer dans
la haine du monde, sa révolte contre la douleur n’était que le désir ardent de la
santé, l’amour exaspéré de la vie. Il ne parlait plus de faire sauter la terre comme
une vieille construction inhabitable ; la seule image qui le hantait, était Pauline
bien portante, s’en allant à son bras, sous un gai soleil ; et il n’avait qu’un besoin,
l’emmener encore, rieuse, le pied solide, par les sentiers où ils avaient passé.

Ce fut ce jour-là que Lazare crut la mort venue. Dès huit heures, la malade se
trouva prise de nausées, chaque effort déterminait une crise d’étouffement très
inquiétante. Bientôt des frissons parurent, elle était secouée d’un tremblement
tel qu’on entendait claquer ses dents. Terrifié, Lazare cria par la fenêtre d’envoyer

113
un gamin à Arromanches, bien qu’il attendît le docteur vers onze heures, comme
d’habitude. La maison était plongée dans un silence morne, un vide s’y faisait,
depuis que Pauline ne l’animait plus de son activité vibrante. Chanteau passait
les journées en bas, silencieux, les regards sur ses jambes, avec la peur d’un ac-
cès, pendant que personne n’était là pour le soigner ; madame Chanteau forçait
Louise à sortir, toutes deux vivaient dehors, rapprochées, très intimes mainte-
nant ; et il n’y avait que le pas lourd de Véronique, montant et descendant sans
cesse, qui troublait la paix de l’escalier et des pièces vides. Trois fois, Lazare était
allé se pencher sur la rampe, impatient de savoir si l a bonne avait pu décider
quelqu’un à faire la course. Il venait de rentrer, il regardait la malade un peu plus
calme, lorsque la porte, laissée entrouverte, craqua légèrement.

- Eh bien, Véronique ?

Mais c’était sa mère. Ce matin-là, elle devait mener Louise chez des amis, du
côté de Verchemont.

- Le petit Cuche est parti tout de suite, répondit-elle. Il a de bonnes jambes.

Puis, après un silence, elle demanda :

- Ça ne va donc pas mieux ?

D’un geste désespéré, Lazare, sans une parole, lui montra Pauline immobile,
comme morte, le visage baigné d’une sueur froide.

- Alors, nous n’irons pas à Verchemont, continua-t-elle. Est-ce tenace, ces ma-
ladies où l’on ne comprend rien ?... La pauvre enfant est vraiment bien éprouvée.

Elle s’était assise, elle dévida des phrases, de la même voix basse et monotone.

- Nous qui voulions nous mettre en route à sept heures ! C’est une chance que
Louise ne se soit pas réveillée assez tôt... Et tout qui tombe ce matin ! on dirait
qu’ils le font exprès. L’épicier d’Arromanches a passé avec sa note, j’ai dû le payer.
Maintenant, il y a en bas le boulanger... Encore un mois de quarante francs de
pain ! Je ne peux pas m’imaginer ou ça passe...

Lazare ne l’écoutait pas, absorbé tout entier par la crainte de voir reparaître le
frisson. Mais le bruit sourd de ce flot de paroles l’irritait. Il tâcha de la renvoyer.

114
- Tu donneras à Véronique deux serviettes, pour qu’elle me les monte.

- Naturellement, il faut le payer, ce boulanger, poursuivit-elle, comme si elle


n’avait pas entendu. Il m’a parlé, on ne peut lui raconter que je suis sortie... Ah !
j’en ai assez, de la maison ! Ca devient trop lourd, je finirai par tout planter là...
Si Pauline seulement n’allait pas si mal, elle nous avancerait les quatre-vingt-dix
francs de sa pension. Nous sommes au vingt, ça ne ferait jamais que dix jours... La
pauvre petite paraît bien faible...

D’un mouvement brusque, Lazare se tourna.

- Quoi ? qu’est-ce que tu veux ?

- Tu ne sais pas où elle met son argent ?

- Non.

- Ça doit être dans sa commode... Si tu regardais.

Il refusa d’un geste exaspéré. Ses mains tremblaient.

- Je t’en prie, maman... Par pitié, laissez-moi.

Ces quelques phrases étaient chuchotées rapidement, au fond de la chambre.


Un silence pénible se faisait, lorsqu’une voix légère s’éleva du lit.

- Lazare, prends la clef sous mon oreiller, donne à ma tante ce qu’elle voudra.

Tous deux restèrent saisis. Lui, protestait, ne voulait pas fouiller dans la com-
mode. Mais il dut céder, pour ne point tourmenter Pauline. Lorsqu’il eut remis un
billet de cent francs à sa mère, et qu’il revint glisser la clef sous l’oreiller, il trouva
la malade en proie à un nouveau frisson, qui la secouait comme un jeune arbre,
près de se rompre. Et deux grosses larmes coulaient sur ses joues, de ses pauvres
yeux fermés.

Le docteur Cazenove ne parut qu’à son heure habituelle. Il n’avait pas même
vu le petit Cuche, qui polissonnait sans doute dans les fossés. Dès qu’il eut écouté
Lazare et jeté un coup d’œil sur Pauline, il cria :

115
- Elle est sauvée !

Ces nausées, ces frissons terribles étaient simplement les indices que l’abcès
perçait enfin. On n’avait plus à craindre la suffocation, désormais le mal allait
se résoudre de lui-même. La joie fut grande, Lazare accompagna le docteur, et
comme Martin, l’ancien matelot resté au service de ce dernier, avec sa jambe de
bois, buvait un verre de vin dans la cuisine, tout le monde voulut trinquer. Ma-
dame Chanteau et Louise prirent du brou de noix.

- Je n’ai jamais été sérieusement inquiète, disait la première. Je sentais que ça


ne serait rien.

- N’empêche que la chère enfant en a vu de grises ! répliquait Véronique. Vrai !


on me donnerait cent sous que je ne serais pas si contente.

A ce moment, l’abbé Horteur entra. Il venait chercher des nouvelles, et il ac-


cepta une goutte de liqueur, pour faire comme tout le monde. Chaque jour, il
s’était ainsi présenté, en bon voisin ; car, dès la première visite, Lazare lui ayant
signifié qu’il ne le laisserait pas voir la malade, de peur de l’effrayer, le prêtre avait
répondu tranquillement qu’il comprenait ça. Il se contentait de dire ses messes à
l’intention de cette pauvre demoiselle. Chanteau, en trinquant avec lui, le loua de
sa tolérance.

- Vous voyez bien qu’elle s’en est tirée sans orémus.

- Chacun se sauve comme il l’entend, déclara le curé d’un ton sentencieux, en


achevant de vider son verre.

Quand le docteur fut parti, Louise voulut monter embrasser Pauline. Celle-ci
souffrait encore atrocement, mais il semblait que la souffrance ne comptât plus.
Lazare lui criait gaiement de prendre courage ; et il cessait de feindre, il exagérait
même le danger passé, en lui racontant qu’il avait cru trois fois la tenir morte entre
ses bras. Elle, cependant, ne témoignait pas si haut sa joie d’être sauvée. Mais elle
était pénétrée de la douceur de vivre, après avoir eu le courage de s’habituer à
la mort. Des attendrissements passaient sur son visage douloureux, elle lui avait
serré la main, en murmurant avec un sourire :

- Allons, mon ami, tu ne peux t’échapper : je serai ta femme.

116
Enfin, la convalescence commença par de grands sommeils. Elle dormait des
journées entières, très calmes, l’haleine douce, dans un néant réparateur. La Mi-
nouche, qu’on avait chassée de la chambre, aux heures énervées de la maladie,
profitait de cette paix pour s’y glisser ; elle sautait légèrement sur le lit, se couchait
vite en rond contre le flanc de sa maîtresse, passait là elle aussi les journées, à
jouir de la tiédeur des draps ; parfois, elle y faisait d’interminables toilettes, s’usant
le poil à coups de langue, mais d’un mouvement si souple, que la malade ne la
sentait même pas remuer. Pendant ce temps, Mathieu, admis également dans la
chambre, ronflait comme un homme, en travers de la descente de lit.

Un des premiers caprices de Pauline fut, le samedi suivant, de faire monter ses
petits amis du village. On commençait à lui permettre les œufs à la coque, après
la diète sévère qu’elle venait de garder pendant trois semaines. Elle put recevoir
les enfants, assise, toujours très faible. Lazare avait dû fouiller de nouveau dans la
commode, pour lui remettre des pièces de cent sous. Mais, lorsqu’elle eut ques-
tionné ses pauvres, et qu’elle se fut entêtée à régler avec eux ce qu’elle appelait
ses comptes en retard, elle éprouva une telle lassitude, qu’il fallut la recoucher
sans connaissance. Elle s’intéressait également à l’épi et aux palissades, deman-
dait chaque jour s’ils tenaient bon. Des poutres avaient déjà faibli, son cousin lui
mentait, en ne parlant que de deux ou trois planches déclouées. Un matin, restée
seule, elle s’était échappée des draps, voulant voir la marée haute battre au loin
les charpentes ; et, cette fois encore, ses forces renaissantes l’avaient trahie, elle
serait tombée si Véronique n’était entrée à temps, pour la recevoir dans ses bras.

- Méfie-toi ! je t’attache, si tu n’es pas sage, répétait Lazare en plaisantant.

Lui, s’obstinait toujours à la veiller ; mais, brisé de fatigue, il s’endormait dans


son fauteuil. D’abord, il avait goûté des joies vives, à la regarder boire ses premiers
bouillons. Cette santé qui revenait dans ce corps jeune, était une chose exquise,
un renouveau de l’existence, où lui-même se sentait revivre. Puis, l’habitude de
la santé l’avait repris, il cessait de s’en réjouir comme d’un bienfait inespéré, de-
puis que la douleur n’était plus là. Et un hébétement seul lui restait, une détente
nerveuse après la lutte, l’idée confuse que le vide de tout recommençait.

Une nuit, Lazare dormait profondément, lorsque Pauline l’entendit s’éveiller


avec un soupir d’angoisse. Elle le voyait, à la faible clarté de la veilleuse, la face
épouvantée, les yeux élargis d’horreur, les mains jointes dans un geste de suppli-
cation. Il balbutiait des mots entrecoupés.

117
- Mon Dieu !... mon Dieu !

Inquiète, elle s’était penchée vivement.

- Qu’as-tu donc, Lazare ?... Souffres-tu ?

Cette voix le fit tressaillir. On le voyait donc ? Il demeura gêné, ne finit par trou-
ver qu’un mensonge maladroit.

- Mais je n’ai rien... C’est toi qui te plaignais tout à l’heure.

La peur de la mort venait de reparaître dans son sommeil, une peur sans cause,
comme sortie du néant lui-même, une peur dont le souffle glacé l’avait éveillé
d’un grand frisson. Mon Dieu ! il faudrait mourir un jour ! Cela montait, l’étouffait,
tandis que Pauline, qui avait reposé la tête sur l’oreiller, le regardait de son air de
compassion maternelle.

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Chapitre 5

Chaque soir, dans la salle à manger, lorsque Véronique avait enlevé la nappe, la
même conversation recommençait entre madame Chanteau et Louise, tandis que
Chanteau, absorbé par la lecture de son journal, se contentait de répondre d’un
mot aux rares questions de sa femme. Durant les quinze jours où Lazare avait cru
Pauline en danger, il n’était même pas descendu pour se mettre à table ; mainte-
nant, il dînait en bas, mais dès le dessert, il remontait près de la convalescente ; et
il était à peine dans l’escalier, que madame Chanteau reprenait ses plaintes de la
veille.

D’abord, elle se faisait tendre.

- Pauvre enfant, il s’épuise... Ce n’est pas raisonnable vraiment de risquer ainsi


sa santé. Voici trois semaines qu’il ne dort plus... Il a encore pâli depuis hier.

Et elle plaignait aussi Pauline : la chère petite souffrait beaucoup, on ne pouvait


passer une minute en haut, sans avoir le cœur retourné. Mais, peu à peu, elle en
venait au dérangement que cette malade causait dans la maison, tout restait en
l’air, impossible de manger quelque chose de chaud, c’était à ne plus savoir si l’on
vivait. Là, elle s’interrompait pour demander à son mari :

- Véronique a-t-elle seulement songé à ton eau de guimauve ?

- Oui, oui, répondait-il par-dessus son journal.

- Alors, elle baissait la voix, en s’adressant à Louise.

- C’est drôle, cette malheureuse Pauline ne nous a jamais porté bonheur. Et dire
que des gens la croient notre bon ange ! Va, je sais les commérages qui courent...
A Caen, n’est-ce pas ? Louisette, on raconte qu’elle nous a enrichis. Ah ! oui, enri-
chis !... Tu peux être franche, je me moque bien des mauvaises langues !

119
- Mon Dieu ! on cause sur vous comme sur tout le monde, murmurait la jeune
fille. Le mois dernier, j’ai encore remis à sa place la femme d’un notaire qui par-
lait de ça, sans en connaître le premier mot... Vous n’empêcherez pas les gens de
parler.

Dès ce moment, madame Chanteau ne se retenait plus. Oui, ils étaient les vic-
times de leur bon cœur. Est-ce qu’ils avaient eu besoin de quelqu’un pour vivre,
avant l’arrivée de Pauline ? Où serait-elle à présent, dans quel coin du pavé de
Paris, s’ils n’avaient pas consenti à la prendre ? Et l’on était bien venu, en vérité,
de causer de son argent : un argent dont eux, personnellement, n’avaient eu qu’à
souffrir ; un argent qui semblait avoir apporté la ruine dans la maison. Car, en-
fin, les faits parlaient assez haut : jamais son fils ne se serait embarqué dans cette
stupide exploitation des algues, jamais il n’aurait perdu son temps à vouloir em-
pêcher la mer d’écraser Bonneville, sans cette Pauline de malheur qui lui tournait
la tête. Tant pis pour elle, si elle y avait laissé des sous ! lui, le pauvre garçon, y
avait bien laissé de sa santé et de son avenir ! Madame Chanteau ne tarissait pas
en rancune contre les cent cinquante mille francs dont son secrétaire gardait la
fièvre. C’étaient les grosses sommes englouties, les petites sommes prises encore
chaque jour et agrandissant le trou, qui la jetaient ainsi hors d’elle, comme si elle
sentait là le ferment mauvais, où s’était décomposée son honnêteté. Aujourd’hui,
la décomposition était faite, elle exécrait Pauline, de tout l’argent qu’elle lui devait.

- Que veux-tu qu’on dise à une entêtée de cette espèce ? continuait elle. Elle est
horriblement avare au fond, et c’est le gaspillage en personne Elle jettera douze
mille francs à la mer pour ces pêcheurs de Bonneville qui se moquent de nous, elle
nourrira la marmaille pouilleuse du pays, et je tremble, parole d’honneur ! quand
j’ai quarante sous à lui demander. Arrange cela... Elle a un cœur de roc, avec son
air de tout donner aux autres.

Souvent, Véronique entrait, promenant la vaisselle ou apportant le thé ; et elle


s’attardait, elle écoutait, se permettait même parfois d’intervenir.

- Mademoiselle Pauline, un cœur de roc ! oh ! Madame peut-elle dire ça !

D’un regard sévère, madame Chanteau lui imposait silence. Puis, les coudes sur
la table, elle entrait dans des calculs compliqués, comme se parlant à elle-même.

- Je ne l’ai plus à garder, son argent, Dieu merci ! mais je serais curieuse de savoir
ce qu’il lui en reste. Pas soixante-dix mille francs, je le jurerais... Dame ! comptons

120
un peu : trois mille déjà pour l’essai des charpentes, et deux cents francs au moins
d’aumônes chaque mois, et les quatre-vingt-dix francs de sa pension, ici. Ça va
vite... Veux-tu parier, Louisette, qu’elle se ruinera ? Oui, tu la verras sur la paille...
Et, si elle se ruine, qui voudra d’elle, comment fera-t-elle pour vivre ?

Véronique, du coup, ne pouvait se contenir.

- J’espère bien que Madame ne la mettrait pas à la porte.

- Hein ! quoi ? reprenait furieusement sa maîtresse, que vient-elle nous chanter,


celle-là ?... Il n’est bien sûr pas question de mettre quelqu’un à la porte. Jamais je
n’ai mis personne à la porte... Je dis que, lorsqu’on a hérité d’une fortune, rien ne
me paraît plus sot que de la gâcher et de retomber à la charge des autres... Va donc
voir dans ta cuisine si j’y suis, ma fille !

La bonne s’en allait, en mâchant de sourdes protestations. Et il se faisait un


silence, pendant que Louise servait le thé. On n’entendait plus que le petit cra-
quement du journal, dont Chanteau lisait jusqu’aux annonces. Parfois, ce dernier
échangeait quelques mots avec la jeune fille.

- Va, tu peux ajouter un morceau de sucre... As-tu reçu enfin une lettre de ton
père ?

- Ah ! oui, jamais ! répondait-elle en riant. Mais, vous savez, si je vous gêne, je


puis partir. Vous êtes assez encombrés déjà avec Pauline malade... Je voulais me
sauver, c’est vous qui m’avez retenue.

Il tâchait de l’interrompre.

- On ne te parle pas de ça. Tu es trop aimable de nous tenir compagnie, en at-


tendant que la pauvre enfant puisse redescendre.

- Je me réfugie à Arromanches, jusqu’à l’arrivée de mon père, si vous ne voulez


plus de moi, continua-t-elle, sans paraître l’entendre, pour le taquiner. Ma tante
Léonie a loué un chalet ; et il y a du monde là-bas, une plage où l’on peut se bai-
gner au moins... Seulement, elle est si ennuyeuse, ma tante Léonie !

121
Chanteau finissait par rire de ces espiègleries de grande fille caressante. Cepen-
dant, sans qu’il osât l’avouer devant sa femme, tout son cœur était pour Pauline,
qui le soignait d’une main si légère. Et il se replongeait dans son journal, dès que
madame Chanteau, perdue au fond de ses réflexions, en sortait brusquement,
comme d’un rêve.

- Vois-tu, il y a une chose que je ne lui pardonne pas, c’est de m’avoir pris mon
fils... Il reste à peine un quart d’heure à table. On se parle toujours en courant.

- Cela va cesser, faisait remarquer Louise. Il faut bien que quelqu’un veille près
d’elle.

La mère hochait la tête. Ses lèvres se pinçaient. Les paroles qu’elle semblait vou-
loir retenir sortaient quand même.

- Possible ! mais c’est drôle, un garçon toujours avec une fille malade... Ah ! je ne
l’ai pas mâché, j’ai dit ce que j’en pensais, tant pis s’il arrive des ennuis !

Et, devant les regards embarrassés de Louise, elle ajoutait : - D’ailleurs, ce n’est
guère bon à respirer, l’air de cette chambre. Elle pourrait très bien lui donner son
mal de gorge... Ces jeunes filles qui paraissent si grasses, ont quelquefois toutes
sortes de vices dans le sang. Veux-tu que je te le dise ? eh bien ! moi, je ne la crois
pas saine.

Louise, doucement, continuait à défendre son amie. Elle la trouvait si gentille !


et c’était là son argument unique, qui répondait aux accusations de mauvais cœur
et de mauvaise santé. Un besoin de grâce, d’équilibre heureux, lui faisait com-
battre la rancune trop rude de madame Chanteau, bien que, chaque jour, elle
l’écoutât en souriant renchérir sur sa haine de la veille. Elle se récriait, excitée
par la violence des mots, toute rose du sourd plaisir qu’elle goûtait à se sentir pré-
férée, maîtresse maintenant de la maison. Elle était comme la Minouche, elle se
caressait aux autres, sans méchanceté tant qu’on ne troublait pas son plaisir.

Enfin, chaque soir, après avoir passé par les mêmes redites, la conversation
aboutissait à ce début de phrase, prononcé lentement.

- Non, Louisette, la femme qu’il faudrait à mon fils...

122
Madame Chanteau repartait de là, s’étendait sur les qualités qu’elle exigeait
d’une bru parfaite ; et ses yeux ne quittaient plus ceux de la jeune fille, tâchaient
de faire entrer en elle les choses qu’elle ne disait pas. Tout le portrait de celle-ci se
déroulait : une jeune personne bien élevée, connaissant déjà le monde, capable de
recevoir, plutôt gracieuse que belle, surtout très femme, car elle disait détester ces
filles garçonnières, brutales sous prétexte de franchise. Puis, il y avait la question
de l’argent, la seule décisive, qu’elle effleurait d’un mot : certes, la dot ne comptait
pas, mais son fils avait de grands projets, il ne pouvait s’engager dans un mariage
ruineux.

- Tiens ! ma chère, Pauline n’aurait pas eu un sou, serait tombée ici sans une
chemise, eh bien ! le mariage serait fait depuis des années... Seulement, ne veux-
tu pas que je tremble, lorsque je vois l’argent fondre ainsi dans ses mains ? Elle ira
loin, n’est-ce pas ? à cette heure, avec ses soixante mille francs... Non, Lazare vaut
mieux que cela, je ne le donnerai jamais à une folle qui rognera sur la nourriture,
pour se ruiner en bêtises !

- Oh ! l’argent ne signifie rien, répondait Louise, dont les yeux se baissaient. Ce-
pendant, il en faut.

Sans qu’il fût plus nettement question de sa dot, les deux cent mille francs sem-
blaient être là, sur la table, éclairés par la lueur dormante de la suspension. C’était
à les sentir, à les voir, que madame Chanteau s’enfiévrait ainsi, écartant du geste
les soixante pauvres mille francs de l’autre, rêvant de conquérir cette dernière ve-
nue, avec sa fortune intacte. Elle avait remarqué le coup de désir de son fils, avant
les ennuis qui le retenaient en haut. Si la jeune fille l’aimait également, pourquoi
ne pas les marier ensemble ? Le père consentirait, surtout dans un cas de passion
partagée. Et elle soufflait sur cette passion, elle passait le reste de la soirée à mur-
murer des phrases troublantes.

- Mon Lazare est si bon ! Personne ne le connaît. Toi-même, Louisette, tu ne


peux te douter combien il est tendre... Ah ! je ne plaindrai pas sa femme ! Elle
est sûre d’être aimée, celle-là !... Et bien portant toujours ! Une peau de poulet.
Mon aïeul, le chevalier de la Vignière, avait la peau si blanche, qu’il se décolletait
comme une femme, dans les bals masqués de son temps.

Louise rougissait, riait, très amusée de ces détails. La cour que la mère lui fai-
sait pour le fils, ces confidences d’entremetteuse honnête qui pouvaient aller loin

123
entre deux femmes, l’auraient retenue là toute la nuit. Mais Chanteau finissait par
s’endormir sur son journal.

- Est-ce qu’on ne va pas bientôt se coucher ? demandait-il en bâillant.

Puis, comme il n’était plus depuis longtemps à la conversation, il ajoutait :

- Vous avez beau dire, elle n’est pas méchante... Je serai content, le jour où elle
redescendra manger sa soupe à côté de moi.

- Nous serons tous contents, s’écriait madame Chanteau avec aigreur. On parle,
on dit ce qu’on pense, mais ça n’empêche pas d’aimer le monde.

- Cette pauvre chérie ! déclarait à son tour Louise, je lui prendrais volontiers la
moitié de son mal, si ça pouvait se faire... Elle est si gentille !

Véronique, qui apportait les bougeoirs, intervenait de nouveau.

- Vous avez bien raison d’être son amie, mademoiselle Louise, car il faudrait
avoir un pavé au lieu de cœur, pour comploter de vilaines choses contre elle.

- C’est bon, on ne te demande pas ton avis, reprenait madame Chanteau. Tu


ferais mieux de nettoyer tes bougeoirs... Est-il assez dégoûtant, celui-là !

Tout le monde se levait. Chanteau, fuyant devant cette explication orageuse,


s’enfermait dans sa chambre, au rez-de-chaussée. Mais, quand les deux femmes
étaient montées au premier étage, où leurs chambres se faisaient face, elles ne se
couchaient pas encore. Presque toujours, madame Chanteau emmenait un ins-
tant Louise chez elle ; et là, elle se remettait parler de Lazare, étalait ses portraits,
allait jusqu’à sortir des souvenirs de lui : une dent qu’on lui avait arrachée tout
jeune, des cheveux pâlis de sa première enfance, même d’anciens vêtements, son
nœud de communion, sa première culotte.

- Tiens ! voilà de ses cheveux, dit-elle un soir. Tu ne m’en prives pas, j’en ai de
tous les âges.

124
Et, lorsque Louise était enfin au lit, elle ne pouvait fermer les yeux, sous l’obses-
sion de ce garçon que sa mère lui poussait ainsi dans les bras. Elle se retournait,
brûlée d’insomnie, le voyait se détacher des ténèbres, avec sa peau blanche. Sou-
vent elle prêtait l’oreille, pour écouter s’il ne marchait pas, à l’étage supérieur ; et
l’idée qu’il veillait sans doute encore près de Pauline couchée redoublait sa fièvre,
au point qu’elle devait rejeter le drap et s’endormir la gorge nue.

En haut, la convalescence marchait lentement. Bien que la malade fût hors de


danger, elle restait très faible, épuisée par des accès de fièvre qui étonnaient le
médecin. Comme le disait Lazare, les médecins étaient toujours étonnés. Lui, à
chaque heure, devenait plus irritable. La brusque lassitude qu’il avait éprouvée
dès la fin de la crise, semblait augmenter, tournait à une sorte de malaise inquiet.
Maintenant qu’il ne se battait plus contre la mort, il souffrait de la chambre sans
air, des cuillerées de potion qu’il devait donner à heure fixe, de toutes les misères
de la maladie, dont il avait d’abord pris sa part si ardemment. Elle pouvait se pas-
ser de lui, et il retombait dans l’ennui de son existence vide, un ennui qui le laissait
les mains ballantes, changeant de siège, se promenant avec des regards désespé-
rés aux quatre murs, s’oubliant devant la fenêtre, sans rien voir. Dès qu’il ouvrait
un livre pour lire à côté d’elle, il étouffait des bâillements entre les pages.

- Lazare, dit un jour Pauline, tu devrais sortir. Véronique suffirait.

Il refusa violemment. Elle ne pouvait donc plus le supporter, qu’elle le ren-


voyait ? Ce serait gentil peut-être, de l’abandonner ainsi, avant de l’avoir remise
complètement sur pied ! Il se calma enfin, pendant qu’elle s’expliquait avec dou-
ceur.

- Tu ne m’abandonnerais pas pour prendre un peu l’air... Sors l’après-midi. Nous


serons bien avancés, si tu tombes malade à ton tour !

Mais elle eut la maladresse d’ajouter :

- Je te vois bien bâiller toute la journée.

- Moi, je bâille ! cria-t-il. Dis tout de suite que je n’ai pas de cœur... Vrai ! tu me
récompenses joliment !

125
Pauline, le lendemain, fut plus habile. Elle affecta un vif désir de voir continuer
la construction des épis et des palissades : les grandes marées d’hiver allaient ve-
nir, les charpentes d’essai seraient emportées, si l’on ne complétait pas le système
de défense. Mais Lazare n’avait déjà plus son coup d’enthousiasme ; se montrait
mécontent de l’assemblage sur lequel il comptait, des études nouvelles étaient
nécessaires ; enfin, on dépasserait le devis, et le conseil général n’avait pas en-
core voté un sou. Pendant deux jours, elle dut alors réveiller son amour-propre
d’inventeur : est-ce qu’il consentait à être battu par la mer, devant tout le pays,
qui riait déjà ? quant à l’argent, il serait certainement remboursé, si elle l’avançait,
comme c’était convenu. Peu à peu, Lazare sembla se passionner de nouveau. Il
refit ses plans, il appela le charpentier d’Arromanches, avec lequel il eut des entre-
tiens dans sa chambre, dont il laissait la porte ouverte, afin d’accourir au premier
appel.

- Maintenant, déclarait-il en l’embrassant un matin, la mer ne nous cassera pas


une allumette, je suis sûr de mon affaire... Dès que tu pourras marcher, nous irons
voir l’état des charpentes.

Justement, Louise était montée prendre des nouvelles de Pauline, et comme elle
la baisait aussi, cette dernière lui souffla à l’oreille :

- Emmène-le.

Lazare d’abord refusa. Il attendait le docteur. Mais Louise riait, lui répétait qu’il
était trop galant pour la laisser aller seule chez les Gonin, où elle choisissait elle-
même des langoustes, qu’elle envoyait à Caen. Il pourrait, au passage, donner un
coup d’œil à l’épi.

- Va, tu me feras plaisir, dit Pauline. Prends-lui donc le bras, Louise... C’est ça,
ne le lâche plus.

Elle s’égayait, les deux autres se poussaient en plaisantant ; et, lorsqu’ils sor-
tirent, elle redevint sérieuse, elle se pencha au bord du lit, pour écouter leurs pas
et leurs rires, qui se perdaient dans l’escalier.

Un quart d’heure plus tard, Véronique parut avec le docteur. Puis, elle s’installa
au chevet de Pauline, sans abandonner ses casseroles, montant à chaque minute,
passant là une heure, entre deux sauces. Cela ne se fit pas d’un coup. Lazare était
revenu le soir ; mais il sortit de nouveau, le lendemain ; et, chaque jour, emporté

126
par la vie du dehors, il abrégeait ses visites, ne demeurait plus que le temps de
prendre des nouvelles. C’était d’ailleurs Pauline qui le renvoyait, s’il parlait seule-
ment de s’asseoir. Lorsqu’il rentrait avec Louise, elle les forçait à raconter leur
promenade, heureuse de leur animation, du grand air qu’ils rapportaient dans
leurs cheveux. Ils semblaient si camarades, qu’elle ne les soupçonnait plus. Et,
dès qu’elle apercevait Véronique, la potion à la main, elle criait gaiement :

- Allez-vous-en donc ! vous me gênez.

Parfois, elle rappelait Louise pour lui recommander Lazare, comme un enfant.

- Tâche qu’il ne s’ennuie pas. Il a besoin de distraction... Et faites une bonne


course, je ne veux pas vous voir d’aujourd’hui.

Quand elle était seule, ses yeux fixes semblaient les suivre au loin. Elle passait
les journées à lire, en attendant le retour de ses forces, si brisée encore, que deux
ou trois heures de fauteuil l’épuisaient. Souvent, elle laissait tomber le livre sur
ses genoux, une songerie l’égarait à la suite de son cousin et de son amie. S’ils
avaient longé la plage, ils devaient arriver aux grottes, où il faisait bon sur le sable,
à l’heure fraîche de la marée. Et elle croyait, dans la persistance de ces visions,
n’éprouver que le regret de ne pouvoir être avec eux. Ses lectures, du reste, l’en-
nuyaient. Les romans qui traînaient dans la maison, des histoires d’amour aux
trahisons poétiques, avaient toujours révolté sa droiture, son besoin de se donner
et de ne plus se reprendre. Était-ce possible qu’on mentît à son cœur, qu’on cessât
d’aimer un jour, après avoir aimé ? Elle repoussait le livre. Maintenant, ses regards
perdus voyaient là-bas, au-delà des murs, son cousin qui ramenait son amie, dont
il soutenait la marche lasse, l’un contre l’autre, chuchotant avec des rires.

- Votre potion, mademoiselle, disait brusquement Véronique, dont la grosse


voix, derrière elle, l’éveillait en sursaut.

Au bout de la première semaine, Lazare n’entrait plus sans frapper. Un matin,


comme il poussait la porte, il aperçut Pauline, les bras nus, qui se peignait dans
son lit.

- Oh ! pardon ! murmura-t-il en se rejetant en arrière.

- Quoi donc ? cria-t-elle, je te fais peur ?

127
Alors, il se décida, mais il craignait de l’embarrasser, il détournait la tête, pen-
dant qu’elle achevait de rattacher ses cheveux.

- Tiens ! passe-moi une camisole, dit-elle tranquillement. Là, dans le premier


tiroir... Je vais mieux, je redeviens coquette.

Lui, se troublait, ne trouvait que des chemises. Enfin, quand il lui eut jeté une
camisole, il attendit devant la fenêtre quelle se fût boutonnée jusqu’au menton.
Quinze jours plus tôt, lorsqu’il la croyait à l’agonie, il la levait sur ses bras comme
une petite fille, sans voir qu’elle était nue. A cette heure, le désordre même de la
chambre le blessait. Et elle aussi, gagné par sa gêne, en arriva bientôt à ne plus
demander les services intimes qu’il lui avait rendus un instant.

- Véronique, ferme donc la porte ! cria-t-elle un matin, en entendant le jeune


homme marcher dans le corridor. Cache tout ça, et donne-moi ce fichu.

Pauline, cependant, allait de mieux en mieux. Son grand plaisir, lorsqu’elle put
se tenir debout et s’accouder à la fenêtre, fut de suivre, au loin, la construction des
épis. On entendait nettement les coups de marteau, on voyait l’équipe de sept ou
huit hommes, dont les taches noires s’agitaient comme de grandes fourmis, sur les
galets jaunes de la plage. Entre deux marées, ils se bousculaient ; puis, ils devaient
reculer devant le flot montant. Mais Pauline, surtout, s’intéressait au veston blanc
de Lazare et à la robe rose de Louise, qui éclataient au soleil. Elle les suivait, les
retrouvait toujours, aurait pu raconter l’emploi de leur journée, à un geste près.
Maintenant que les travaux étaient poussés vigoureusement, tous deux ne pou-
vaient plus s’écarter, aller aux grottes, derrière les falaises. Elle les avait sans cesse
à un kilomètre, d’une délicatesse amusante de poupées, sous le ciel immense. Et,
dans ses forces qui revenaient, dans la gaieté de sa convalescence, entrait pour
beaucoup, à son insu, l a joie jalouse d’être ainsi avec eux.

- Hein ? ça vous distrait, de regarder travailler ces hommes, répétait chaque jour
Véronique, pendant qu’elle balayait la chambre. Bien sûr, ça vaut mieux que de
lire. Moi, les livres me cassent la tête. Et, quand on a du sang à se refaire, voyez-
vous, faut ouvrir le bec au soleil comme les dindons, pour en boire de grandes
goulées.

Elle n’était pas causeuse d’habitude, on la trouvait même sournoise. Mais, avec
Pauline, elle bavardait par amitié, croyant lui faire du bien.

128
- Drôle de travail tout de même ! Enfin, pourvu que ça plaise à monsieur La-
zare... Quand je dis que ça lui plaît, il n’a déjà pas l’air si en train ! Mais il est or-
gueilleux, et il s’obstine, quitte à en crever d’ennui... Avec ça, s’il lâche une minute
ces soûlards d’ouvriers, ils lui plantent tout de suite des clous de travers.

Après avoir promené son balai sous le lit, elle continuait :

- Quant à la duchesse...

Pauline, qui écoutait d’une oreille distraite, s’étonnait de ce mot.

- Comment ! la duchesse ?

- Mademoiselle Louise donc ! Est-ce qu’on ne la dirait pas sortie de la cuisse de


Jupiter ?... Si vous voyiez, dans sa chambre, tous ses petits pots, des pommades,
des liqueurs ! Dès qu’on entre, ça vous prend au gosier, tellement ça embaume...
Elle n’est pourtant pas si jolie que vous.

- Oh ! moi, je ne suis plus qu’une paysanne, reprenait la jeune fille avec un sou-
rire. Louise est très gracieuse.

- Possible ! mais elle n’a pas de chair tout de même. Je la vois bien, quand elle se
débarbouille... Si j’étais homme seulement, c’est moi qui n’hésiterais pas ! Empor-
tée par le feu de sa conviction, elle venait alors s’accouder près de Pauline.

- Regardez-la donc sur le sable, si l’on ne dirait pas une vraie crevette ! Sans
doute que c’est loin, et qu’elle ne peut paraître d’ici large comme une tour. Mais,
enfin, il faut au moins avoir l’air de quelque chose... Ah ! voilà monsieur Lazare qui
la soulève, pour qu’elle ne mouille pas ses bottines. Il n’en a pas gros dans les bras,
allez ! C’est vrai qu’il y a des hommes qui aiment les os...

Véronique s’interrompait net, en sentant près d’elle le tressaillement de Pau-


line. Sans cesse elle revenait à ce sujet, avec la démangeaison d’en dire davantage.
Tout ce qu’elle entendait, tout ce qu’elle voyait à présent, lui restait dans la gorge
et l’étranglait : les conversations du soir où la jeune fille était mangée, les rires fur-
tifs de Lazare et de Louise, la maison entière ingrate, glissant à la trahison. Si elle
était montée sur le coup, quand une injustice trop forte révoltait son bon sens, elle
aurait tout rapporté à la convalescente ; mais la peur de rendre celle-ci malade en-
core la retenait à piétiner dans sa cuisine, brutalisant ses marmites, jurant que ça

129
ne pouvait pas durer, qu’elle éclaterait une bonne fois. Puis, en haut, dès qu’un
mot inquiétant lui échappait, elle tâchait de le rattraper, elle l’expliquait avec une
maladresse touchante.

- Dieu merci ! monsieur Lazare ne les aime pas, les os ! Il est allé à Paris, il a
trop bon goût... Vous voyez, il vient de la remettre par terre, comme s’il jetait une
allumette.

Et Véronique, craignant de lâcher d’autres choses inutiles, brandissait le plu-


meau pour achever le ménage ; tandis que Pauline, absorbée, suivait jusqu’au soir,
à l’horizon, la robe bleue de Louise et le veston blanc de Lazare au milieu des
taches sombres des ouvriers.

Comme la convalescence s’achevait enfin, Chanteau fut pris d’un violent accès
de goutte, qui décida la jeune fille à descendre, malgré sa faiblesse. La première
fois qu’elle sortit de sa chambre, ce fut pour aller s’asseoir au chevet d’un malade.
Ainsi que madame Chanteau le disait avec rancune, la maison était un vrai hôpi-
tal. Depuis quelque temps, son mari ne quittait plus la chaise longue. A la suite de
crises répétées, son corps entier se prenait, le mal montait des pieds aux genoux,
puis aux coudes et aux mains. La petite perle blanche de l’oreille était tombée ;
d’autres, plus fortes, avaient paru ; et toutes les jointures se tuméfiaient, la craie
des tophus perçait partout sous la peau, en pointes blanchâtres, pareilles à des
yeux d’écrevisse. C’était maintenant la goutte chronique, inguérissable, la goutte
qui ankylose et qui déforme.

- Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau. Ma jambe gauche est raide comme
du bois ; pas possible de remuer le pied ni le genou... Et mon coude, le voilà qui
brûle aussi. Regarde-le donc.

Pauline constata au coude gauche une tumeur très enflammée. Il se plaignait


surtout de cette jointure, où la douleur devint bientôt insupportable. Le bras étendu,
il soupirait, en ne quittant pas des yeux sa main, une main pitoyable aux pha-
langes enflées de nœuds, au pouce dévié et comme cassé d’un coup de marteau.

- Je ne peux pas rester, il faut que tu m’aides... J’avais trouvé une si bonne po-
sition ! Et tout de suite ça recommence, on dirait qu’on me racle les os avec une
scie... Tâche de me relever un peu.

130
Vingt fois dans une heure, il fallait le changer de place. Une anxiété continue
l’agitait, toujours il espérait un soulagement. Mais elle se sentait si peu forte en-
core, qu’elle n’osait le remuer à elle seule. Elle murmurait :

- Véronique, prends-le doucement avec moi.

- Non, non ! criait-il, pas Véronique ! Elle me secoue.

Alors, Pauline devait faire un effort, dont craquaient ses épaules. Et, si légère-
ment qu’elle le retournât, il poussait un hurlement qui mettait la bonne en fuite.
Celle-ci jurait qu’il fallait être une sainte comme Mademoiselle, pour ne pas se
dégoûter d’une pareille besogne ; car le bon Dieu lui-même se serait sauvé, en en-
tendant gueuler Monsieur.

Les crises, cependant, devenaient moins aiguës ; mais elles ne cessaient pas,
elles duraient nuit et jour, exaspérantes de malaise, arrivant à une torture sans
nom par l’angoisse de l’immobilité. Ce n’étaient plus seulement les pieds qu’un
animal rongeait, c’était tout le corps qui se trouvait broyé, comme sous l’entête-
ment d’une meule. Et il n’y avait point de soulagement possible, elle ne pouvait
que demeurer là, soumise à ses caprices, toujours prête à le changer de position,
sans qu’il en retirât jamais une heure de calme. Le pis était que la souffrance le
rendait injuste et brutal, il lui parlait furieusement, comme à une servante mal-
adroite.

- Tiens ! tu es aussi bête que Véronique !... S’il est permis de m’entrer tes doigts
dans le corps ! Tu as donc des doigts de gendarme ?... Fiche-moi la paix ! je ne veux
plus que tu me touches !

Elle sans répondre, d’une résignation que rien n’entamait, redoublait de dou-
ceur. Quand elle le sentait trop irrité, elle se cachait un instant derrière les rideaux,
pour qu’il s’apaisât en ne la voyant plus. Souvent, elle y pleurait en silence, non
des brutalités du pauvre homme, mais de l’abominable martyre qui le rendait mé-
chant. Et elle l’entendait parler à demi-voix, au milieu de ses plaintes.

- Elle est partie, la sans-cœur... Ah ! je puis bien crever, je n’aurais que la Mi-
nouche pour me fermer les yeux. Ce n’est pas Dieu possible qu’on abandonne un
chrétien de la sorte... Je parie qu’elle est dans la cuisine à boire du bouillon.

131
Puis, après avoir lutté un moment, il grognait plus fort, et il se décidait enfin à
dire :

- Pauline, es-tu là ?... Viens donc me soulever un peu, il n’y a pas moyen de rester
ainsi... Essayons sur le côté gauche, veux-tu ?

Des attendrissements le prenaient, il lui demandait pardon de n’avoir pas été


gentil avec elle. Parfois, il voulait qu’elle fit entrer Mathieu, pour être moins seul,
s’imaginant que la présence du chien lui était favorable. Mais il avait surtout dans
Minouche une compagne fidèle, car elle adorait les chambres closes des malades,
elle passait maintenant les journées sur un fauteuil, en face du lit. Les plaintes trop
vives semblaient pourtant la surprendre. Quand il criait, elle restait assise sur sa
queue, elle le regardait souffrir de ses yeux ronds, où luisait l’étonnement indigné
d’une personne sage, dérangée dans sa quiétude. Pourquoi faisait-il tout ce bruit
désagréable et inutile ?

Chaque fois que Pauline accompagnait le docteur Cazenove, elle le suppliait.

- Ne pouvez-vous donc lui faire une piqûre de morphine ? J’ai le cœur brisé de
l’entendre.

Le docteur refusait. A quoi bon ? l’accès reviendrait plus violent.

Puisque le salicylate paraissait avoir aggravé le mal, il préférait ne tenter aucune


drogue nouvelle. Pourtant, il parlait d’essayer le régime du lait, dès que la période
aiguë de la crise serait passée. Jusque-là, diète absolue, des boissons diurétiques,
et rien autre.

- Au fond, répétait-il, c’est un gourmand qui paie trop cher les bons morceaux.
Il a mangé du gibier, je le sais, j’ai vu les plumes. Tant pis, à la fin ! je l’ai assez
prévenu, qu’il souffre, puisqu’il aime mieux se gaver et en courir les risques !...
Mais ce qui serait moins juste, mon enfant, ce serait que vous vous remissiez au
lit. Soyez prudente, n’est-ce pas ? votre santé demande encore des ménagements.

Elle ne se ménageait guère, donnait toutes ses heures, et la notion du temps,


de la vie même, lui échappait, dans les journées qu’elle passait près de son oncle,
les oreilles bourdonnantes de la plainte dont frissonnait la chambre. Cette obses-
sion était si grande, qu’elle en oubliait Lazare et Louise, échangeant avec eux des
mots en courant, ne les retrouvant qu’aux rares minutes où elle traversait la salle à

132
manger. Du reste, les travaux des épis étaient terminés, des pluies violentes rete-
naient les jeunes gens à la maison, depuis une semaine ; et, lorsque l’idée qu’ils se
trouvaient ensemble lui revenait tout à coup, elle était heureuse de les savoir près
d’elle.

Jamais madame Chanteau n’avait paru si occupée. Elle profitait, disait-elle, du


désarroi où les crises de son mari jetaient la famine, pour revoir ses papiers, faire
ses comptes, mettre à jour sa correspondance. Aussi, l’après-midi, s’enfermait-
elle dans sa chambre, en abandonnant Louise, qui montait aussitôt chez Lazare,
car elle avait la solitude en horreur. L’habitude en était prise, ils demeuraient en-
semble jusqu’au dîner dans la grande pièce du second étage, cette pièce qui avait
servi si longtemps à Pauline de salle d’étude et de récréation.

L’étroit lit de fer du jeune homme était toujours là, caché derrière le paravent ;
tandis que le piano se couvrait de poussière, et que la table immense disparaissait
sous un encombrement de papiers, de livres, de brochures. Au milieu de la table,
entre deux paquets d’algues séchées, il y avait un épi grand comme un joujou,
taillé au couteau dans du sapin, et qui rappelait le chef-d’œuvre du grand-père, le
pont dont la boîte vitrée ornait la salle à manger.

Lazare, depuis quelque temps, se montrait nerveux. Son équipe d’ouvriers l’avait
exaspéré, il venait de se débarrasser des travaux ainsi que d’une corvée trop lourde,
sans goûter la joie de voir enfin son idée debout. D’autres projets l’occupaient,
des projets confus d’avenir, des places à Caen, des ouvrages destinés à le pous-
ser très haut. Mais il ne faisait toujours aucune démarche sérieuse, il retombait
dans une oisiveté qui l’aigrissait, moins fort, moins courageux à chaque heure.
Ce malaise s’aggravait de la secousse profonde dont la maladie de Pauline l’avait
ébranlé, d’un besoin continuel de grand air, d’une singulière excitation physique,
comme s’il eût obéi à l’impérieuse nécessité de prendre sa revanche contre la
douleur. La présence de Louise irritait encore sa fièvre ; elle ne pouvait lui par-
ler sans s’appuyer à son épaule, elle lui soufflait ses jolis rires au visage ; et ses
grâces de chatte, son odeur de femme coquette, tout cet abandon amical et trou-
blant, achevait de le griser. Il en arrivait à un désir maladif, combattu de scrupules.
Avec une amie d’enfance, chez sa mère, cela était impossible, l’idée de l’honnê-
teté lui cassait brusquement les bras, lorsqu’il la saisissait en jouant, et qu’un feu
brusque lui jetait le sang à la peau. Dans ce débat, ce n’était jamais l’image de
Pauline qui l’arrêtait : elle n’en aurait rien su, un mari trompe bien sa femme avec
une servante. La nuit, il imaginait des histoires, on avait renvoyé Véronique deve-
nue insupportable, Louise n’était plus qu’une petite bonne, qu’il allait retrouver
pieds nus. Comme la vie s’arrangeait mal ! Aussi exagérait-il, du matin au soir, son

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pessimisme sur les femmes et l’amour, dans des boutades féroces. Tout le mal
venait des femmes, sottes, légères, éternisant la douleur par le désir, et l’amour
n’était qu’une duperie, l’égoïste poussée des générations futures qui voulaient
vivre. Schopenhauer entier y passait, avec des brutalités, dont la jeune fille, rou-
gissante, s’égayait beaucoup. Et peu à peu, il l’aimait davantage, une véritable pas-
sion se dégageait de ces dédains furieux, il se lançait dans cette nouvelle tendresse
avec sa fougue première, toujours en quête d’un bonheur qui avortait.

Chez Louise, il n’y avait eu longtemps qu’un jeu naturel de coquetterie. Elle
adorait les petits soins, les louanges chuchotées, l’effleurement des hommes ai-
mables, tout de suite dépaysée et triste si l’on ne s’occupait plus d’elle. Ses sens
de vierge dormaient, elle en restait seulement au caquetage, aux privautés per-
mises d’une cour galante de chaque minute. Lorsque Lazare la négligeait un ins-
tant pour écrire une lettre ou pour s’absorber dans une de ses mélancolies subites,
sans cause apparente, elle devenait si malheureuse, qu’elle se mettait à le taqui-
ner, à le provoquer, préférant le danger à l’oubli. Plus tard, cependant, la peur
l’avait prise, un jour que l’haleine du jeune homme passait comme une flamme
sur sa nuque délicate. Elle était suffisamment instruite par ses longues années
de pensionnat, pour ne rien ignorer de ce qui la menaçait ; et, dès ce moment, elle
avait vécu dans l’attente à la fois délicieuse et effrayée d’un malheur possible ; non
qu’elle le souhaitât le moins du monde, ni même qu’elle en raisonnât nettement,
car elle comptait bien y échapper, sans cesser de s’y exposer, pourtant, tellement
son bonheur de femme était fait de cette lutte à fleur d’épiderme, de son abandon
et de son refus.

En haut, dans la grande chambre, Lazare et Louise se sentirent encore plus l’un
à l’autre. La famille complice semblait vouloir les perdre, lui désœuvré, malade de
solitude, elle troublée par les détails intimes, les renseignements passionnés que
madame Chanteau donnait sur son fils. Ils se réfugiaient là, sous le prétexte de
moins entendre les cris du père, tordu en bas par la goutte ; et ils y vivaient, sans
toucher à un livre, sans ouvrir le piano, uniquement occupés d’eux, s’étourdissant
de causeries interminables.

Le jour où l’accès de Chanteau fut à son paroxysme, la maison entière trem-


bla de ses cris. C’étaient des lamentations, longues, déchirées, pareilles aux hur-
lements d’une bête qu’on égorge. Après le déjeuner, avalé rapidement dans une
exaspération nerveuse, madame Chanteau se sauva, en disant :

- Je ne peux pas, je me mettrais à hurler aussi. Si l’on me demande, je suis chez


moi, à écrire... Et toi, Lazare, emmène vite Louise dans ta chambre. Enfermez-vous

134
bien, tâche de l’égayer, car elle a vraiment du plaisir ici, cette pauvre Louisette !

On l’entendit, à l’étage supérieur, fermer sa porte violemment, tandis que son


fils et la jeune fille montaient plus haut.

Pauline était retournée près de son oncle. Elle seule restait calme, dans sa pi-
tié pour tant de douleur. Si elle ne pouvait que demeurer là, elle voulait au moins
donner au malheureux le soulagement de ne pas souffrir solitaire, le sentant plus
brave contre le mal, lorsqu’elle le regardait, même sans lui adresser la parole. Pen-
dant des heures, elle s’asseyait ainsi près du lit, et elle arrivait à l’apaiser un peu,
de ses grands yeux compatissants. Mais, ce jour-là, la tête renversée sur le traver-
sin, le bras étendu, broyé au coude par la souffrance, il ne la voyait même pas, il
criait plus fort, dès qu’elle s’approchait.

Vers quatre heures, Pauline, désespérée, alla trouver Véronique à la cuisine, en


laissant la porte ouverte. Elle comptait revenir tout de suite.

- Il faudrait pourtant faire quelque chose, murmura-t-elle. J’ai envie d’essayer


des compresses d’eau froide. Le docteur dit que c’est dangereux, mais que ça réus-
sit parfois... Je voudrais du linge.

Véronique était d’une humeur exécrable.

- Du linge !... Je viens de monter pour des torchons, et l’on m’a joliment reçue...
Faut pas les déranger, paraît-il. C’est propre !

- Si tu demandais à Lazare ? reprit Pauline, sans comprendre encore.

Mais, emportée, la bonne avait mis les poings sur les hanches, et la phrase partit
avant toute réflexion.

- Ah ! oui, ils sont bien trop occupés à se lécher la figure, là-haut !

- Comment ? balbutia la jeune fille, devenue très pâle.

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Véronique, étonnée elle-même du son de sa voix, voulant rattraper cette confi-
dence qu’elle retenait depuis si longtemps, cherchait une explication, un men-
songe, sans rien trouver de raisonnable. Elle s’était emparée des poignets de Pau-
line, par précaution ; mais celle-ci, brusquement, se dégagea d’une secousse, et
se jeta dans l’escalier comme une folle, si étranglée, si convulsée de colère, que la
bonne n’osa la suivre, tremblante devant ce masque blanc, qu’elle ne reconnais-
sait plus. La maison semblait dormir, un silence tombait des étages supérieurs,
seul le hurlement de Chanteau montait, au milieu de l’air mort. La jeune fille d’un
élan arrivait au premier, lorsqu’elle se heurta contre sa tante. Celle-ci était là, de-
bout, barrant le palier ainsi qu’une sentinelle, aux aguets depuis longtemps peut-
être.

- Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Pauline, suffoquée, irritée de cet obstacle, ne pouvait répondre.

- Laisse-moi, finit-elle par bégayer.

Et elle eut un geste terrible qui fit reculer madame Chanteau. Puis, d’un nouvel
élan, elle monta au second étage pendant que sa tante, pétrifiée, levait les bras,
sans un cri. C’était un de ces accès de révolte furieuse, dont la tempête éclatait
dans la douceur gaie de sa nature, et qui, tout enfant, la laissait comme morte. De-
puis des années, elle se croyait guérie. Mais le souffle jaloux venait de la reprendre
si rudement, qu’elle n’aurait pu s’arrêter, sans se briser elle-même.

En haut, lorsque Pauline fut devant la porte de Lazare, elle s’y jeta d’un bond.
La clef fut tordue, le battant alla claquer contre le mur. Et ce qu’elle vit acheva de
l’affoler. Lazare, qui tenait Louise acculée contre l’armoire, lui mangeait de baisers
le menton et le cou ; tandis que celle-ci, défaillante, prise de la peur de l’homme,
s’abandonnait. Sans doute ils avaient joué, et le jeu finissait mal.

Il y eut un moment de stupeur. Tous trois se regardaient. Enfin, Pauline cria :

- Ah ! coquine ! coquine !

La trahison de la femme surtout l’exaspérait. D’un geste de mépris, elle avait


écarté Lazare, comme un enfant dont elle connaissait la faiblesse. Mais cette femme

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qui la tutoyait, cette femme qui lui volait son mari, tandis qu’elle soignait un ma-
lade, en bas ! Elle l’avait saisie aux épaules, elle la secouait, avec des envies de la
battre.

- Dis, pourquoi as-tu fait cela ?... Tu as fait une infamie, entends-tu ! Louise,
éperdue, les yeux vacillants, balbutiait :

- C’est lui qui me tenait, qui me cassait les os.

- Lui ? laisse donc ! il aurait éclaté en larmes, si tu l’avais seulement poussé.

La vue de la chambre fouettait encore sa rancune, cette chambre de Lazare où


ils s’étaient aimés, où elle aussi avait senti brûler le sang de ses veines, au souffle
ardent du jeune homme. Qu’allait-elle donc faire à cette femme, pour se venger ?
Stupide d’embarras, il se décidait enfin à intervenir, quand elle lâcha si brutale-
ment Louise, que les épaules de celle-ci tapèrent contre l’armoire.

- Tiens ! j’ai peur de moi... Va-t’en !

Et, dès lors, elle n’eut plus que ce mot, elle la poursuivit à travers la pièce, la jeta
dans le corridor, lui fit descendre les marches, en la souffletant du même cri.

- Va-t’en ! va-t’en !... Prends tes affaires, va-t’en !

Cependant, madame Chanteau était restée sur le palier du premier étage.

La rapidité de la scène ne lui avait pas permis de s’interposer. Mais elle re-
trouvait sa voix ; elle donna d’un geste à son fils l’ordre de s’enfermer chez lui ;
puis, elle tâcha de calmer Pauline, en affectant la surprise d’abord. Cette dernière,
après avoir traqué Louise jusque dans la chambre où celle-ci couchait, répétait
toujours :

- Va-t’en ! va-t’en !

- Comment ! qu’elle s’en aille !... Perds-tu la tête ?

137
Alors, la jeune fille bégaya l’histoire. Un dégoût la soulevait, c’était pour sa na-
ture droite l’action la plus honteuse, sans excuse, sans pardon ; et, à mesure qu’elle
y songeait, elle s’emportait davantage, révoltée dans son horreur du mensonge et
dans la fidélité de ses tendresses. Lorsqu’on s’était donné, on ne se reprenait pas.

- Va-t’en ! fais ta malle tout de suite... Va-t’en !

Louise, bouleversée, ne trouvant plus un mot de défense, avait déjà ouvert un


tiroir, pour en sortir ses chemises. Mais madame Chanteau se fâchait.

- Reste, Louisette !... A la fin, suis-je la maîtresse chez moi ? Qui ose commander
ici et se permettre de renvoyer le monde ?... C’est odieux, nous ne sommes pas à
la halle !

- Tu n’entends donc pas ? cria Pauline, je viens de la surprendre là-haut avec


Lazare... Il l’embrassait.

La mère haussait les épaules. Toute sa rancune amassée lui échappa dans une
phrase de honteux soupçon.

- Ils jouaient, où est le mal ?... Est-ce que, lorsque tu étais au lit et qu’il te soi-
gnait, nous avons mis le nez dans ce que vous pouviez faire ?

Brusquement, l’excitation de la jeune fille tomba. Elle restait immobile, très


pâle, saisie de cette accusation qui se retournait contre elle. Voilà qu’elle devenait
la coupable, et que sa tante avait l’air de croire des choses affreuses !

- Que veux-tu dire ? murmura-t-elle. Si tu avais pensé cela, tu ne l’aurais sans


doute pas toléré chez toi ?

- Eh ! vous êtes assez grands ! Mais je n’entends pas que mon fils s’achève dans
l’inconduite... Laisse tranquilles les personnes qui peuvent encore faire d’hon-
nêtes femmes.

Pauline demeura un instant muette, ses larges yeux purs fixés sur madame Chan-
teau, qui détournait les siens. Puis, elle monta dans sa chambre, en disant d’une
voix brève :

- C’est bien, c’est moi qui pars.

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Le silence recommença, un lourd silence où la maison entière semblait s’anéan-
tir. Et, dans cette paix soudaine, la plainte de l’oncle monta de nouveau, une plainte
de bête agonisante et abandonnée. Sans relâche, elle s’enflait, se dégageait des
autres bruits, qu’elle finissait par couvrir.

Maintenant, madame Chanteau regrettait le soupçon qui lui était échappé. Elle
en sentait l’injure irréparable, elle éprouvait une inquiétude à l’idée que Pauline
allait exécuter sa menace de départ immédiat. Avec une tête pareille, toutes les
aventures devenaient possibles ; et que dirait-on d’elle et de son mari, si leur pu-
pille battait les chemins en racontant l’histoire de la rupture ? Peut-être se réfugierait-
elle chez le docteur Cazenove, cela ferait un scandale horrible dans le pays. Au
fond de cet embarras de madame Chanteau, il y avait la terreur du passé, la crainte
de l’argent perdu, qui pouvait se dresser contre eux.

- Ne pleure pas, Louisette, répétait-elle, reprise de colère. Tu vois, nous voilà


encore dans de beaux draps par sa faute. Et ce sont toujours des violences, impos-
sible de vivre tranquille !... Je vais tâcher d’arranger ça.

- Je vous en supplie, interrompit Louise, laissez-moi partir. Je souffrirais trop, si


je restais... Elle a raison, je veux partir.

- Pas ce soir en tout cas. Il faut que je te remette à ton père... Attends, je monte
voir si elle fait réellement sa malle.

Doucement, madame Chanteau alla écouter à la porte de Pauline. Elle l’enten-


dit marcher d’un pas pressé, ouvrant et fermant des meubles. Son idée fut un ins-
tant d’entrer et de provoquer une explication, qui noierait tout dans des larmes.
Mais elle eut peur, elle se sentit bégayante et rougissante devant cette enfant, ce
qui augmenta sa haine. Et, au lieu de frapper, elle descendit à la cuisine, en étouf-
fant le bruit de ses pas. Une idée lui était venue.

- As-tu entendu la scène que Mademoiselle vient encore de nous faire ? demanda-
t-elle à Véronique, qui s’était mise à nettoyer rageusement ses cuivres.

La bonne, le nez baissé dans le tripoli, ne répondit pas.

- Elle devient insupportable. Moi, je ne puis plus en rien tirer... Imagine-toi


qu’elle veut nous quitter à présent ; oui, elle est en train de prendre ses affaires...
Si tu montais, toi ? si tu essayais de la raisonner ?

139
Et, comme elle n’obtenait toujours pas de réponse :

- Es-tu sourde ?

- Si je ne réponds pas, c’est que je ne veux pas ! cria brusquement Véronique,


hors d’elle, en train de frotter un bougeoir à s’écorcher les doigts. Elle a raison de
partir, il y a longtemps qu’à sa place j’aurais fiché le camp.

Madame Chanteau l’écoutait, bouche béante, stupéfaite de ce flot débordé de


paroles.

- Moi, madame, je ne suis pas bavarde ; mais faut pas me pousser, parce que
alors je dis tout... C’est comme ça, je l’aurais flanquée à la mer, le jour où vous
l’avez apportée, cette petite ; seulement, je ne peux pas souffrir qu’on fasse du
mal au monde, et vous êtes tous à la martyriser tellement, que je finirai un jour
par allonger des calottes au premier qui la touchera... Ah ! je m’en moque, vous
pouvez bien me donner mes huit jours, elle en saura de belles ! oui, oui, tout ce
que vous lui avez fait, avec vos airs de braves gens !

- Veux-tu te taire, enragée ! murmura la vieille dame, inquiète de cette nouvelle


scène.

- Non, je ne me tairai pas... C’est trop vilain, entendez-vous ! Il y a des années


que ça m’étouffe. Est-ce que ce n’était pas déjà bien joli de lui avoir pris ses sous ?
il faut encore que vous lui coupiez le cœur en quatre !... Oh ! je sais ce que je sais,
j’ai vu manigancer tout ça... Et, tenez ! monsieur Lazare n’a peut-être pas tant de
calcul, mais il n’en vaut guère mieux, il lui donnerait aussi le coup de la mort par
égoïsme, histoire de ne pas s’ennuyer... Misère ! Il y en a qui sont nées pour être
mangées par les autres !

Elle brandissait son bougeoir, puis elle saisit une casserole qui ronfla comme
un tambour, sous le chiffon dont elle l’essuyait. Madame Chanteau avait délibéré
si elle ne la jetterait pas dehors. Elle réussit à se vaincre, elle lui demanda froide-
ment :

- Alors, tu ne veux pas monter lui parler ?... C’est pour elle, c’est pour lui éviter
des sottises.

De nouveau, Véronique se taisait. Et elle grogna enfin :

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- Je monterai tout de même... La raison est la raison, et les coups de tête, ça n’a
jamais rien valu.

Elle prit le temps de se laver les mains. Ensuite, elle ôta son tablier sale. Lors-
qu’elle se décida à ouvrir la porte du corridor, pour gagner l’escalier, un souffle
lamentable entra. C’était le cri de l’oncle, incessant, énervant. Madame Chanteau
qui la suivait, parut frappée d’une idée, se reprit à demi-voix, avec insistance :

- Dis-lui qu’elle ne peut laisser Monsieur dans l’état où il est... Entends-tu ?

- Oh ! pour ça, avoua Véronique, il gueule ferme, c’est bien vrai.

Elle monta, pendant que Madame, qui avait allongé la tête vers la chambre de
son mari, se gardait d’en refermer la porte. Les plaintes s’engouffraient dans la
cage de l’escalier, élargies par la sonorité des étages. En haut, la bonne trouva Ma-
demoiselle sur le point de partir, ayant noué en un paquet le peu de linge néces-
saire, et résolue à faire prendre le reste, dès le lendemain, par le père Malivoire.
Elle s’était calmée, très pâle encore, désespérée, mais d’une raison froide, sans co-
lère aucune.

- Ou elle, ou moi, répondit-elle à toutes les paroles de Véronique, en évitant


même de nommer Louise.

Quand Véronique rapporta cette réponse à madame Chanteau, celle-ci se trou-


vait justement dans la chambre de Louise, qui s’était habillée et qui s’obstinait
aussi à partir tout de suite, tremblante, effarée au moindre bruit de porte. Alors,
madame Chanteau dut se résigner ; elle envoya prendre à Verchemont la voiture
du boulanger, elle décida qu’elle accompagnerait elle-même la jeune fille chez sa
tante Léonie, qui habitait Arromanches ; et on raconterait une histoire à cette der-
nière, on prétexterait la violence de la crise de Chanteau, dont les cris devenaient
insupportables.

Après le départ des deux femmes, que Lazare avait mises en voiture, Véronique
lança du vestibule, à plein gosier :

- Vous pouvez descendre, mademoiselle : il n’y a plus personne.

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La maison semblait vide, le lourd silence était retombé, et la continuelle la-
mentation du malade éclatait plus haute. Comme Pauline descendait la dernière
marche, Lazare, qui revenait de la cour, se trouva en face d’elle. Tout son corps
fut pris d’un tremblement nerveux. Il s’arrêta une seconde, il voulait sans doute
s’accuser, demander pardon. Mais des larmes le suffoquèrent, et il remonta vio-
lemment chez lui, sans avoir rien pu dire. Elle, les yeux secs, la face grave, était
entrée dans la chambre de son oncle.

En travers du lit, Chanteau étendait toujours le bras et renversait la tête sur le


traversin. Il n’osait plus bouger, il ne devait même pas s’être aperçu de l’absence
de la jeune fille, serrant les yeux, ouvrant la bouche, pour crier à l’aise. Aucun des
bruits de la maison ne lui parvenait, sa seule affaire était de pousser sa plainte
jusqu’au bout de son haleine. Peu à peu, il la prolongeait désespérément, au point
d’incommoder la Minouche, dont on avait encore jeté quatre petits le matin, et
qui, déjà oublieuse, ronronnait d’un air béat sur un fauteuil.

Quand Pauline reprit sa place, l’oncle hurlait si fort, que la chatte se leva, les
oreilles inquiètes. Elle se mit à le regarder fixement, avec son indignation de sage
personne dont on trouble le calme. S’il n’y avait plus moyen de ronronner en paix,
cela devenait impossible ! Et elle se retira, la queue en l’air.

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Chapitre 6

Lorsque madame Chanteau rentra le soir, quelques minutes avant le dîner, il ne


fut plus question de Louise. Elle appela simplement Véronique, pour que celle-ci
lui ôtât ses bottines. Le pied gauche la faisait souffrir.

- Pardi ! ce n’est pas étonnant, murmura la bonne, il est enflé.

En effet, les coutures du cuir étaient marquées en rouge dans la chair molle et
blanche. Lazare, qui descendait, regarda.

- Tu auras trop marché, dit-il.

Mais elle avait à peine traversé Arromanches. Du reste, ce jour-là, elle suffo-
quait, prise d’étouffements qui augmentaient depuis quelques mois. Alors, elle
accusa les bottines.

- Ces cordonniers ne peuvent pas se décider à faire des coups-de-pied assez


hauts... Dès que je suis bridée, moi, c’est un supplice.

Et, comme elle ne souffrait plus dans ses pantoufles, on ne s’inquiéta pas da-
vantage. Le lendemain, l’enflure avait gagné la cheville. Mais, la nuit suivante, elle
disparut complètement.

Une semaine se passa. Dès le premier dîner qui avait remis Pauline en présence
de la mère et du fils, le soir de la catastrophe, chacun s’était efforcé de reprendre
son air de tous les jours. Aucune allusion n’était faite, il semblait qu’il n’y eût
rien de nouveau entre eux. La vie de famille continuait machinale, déroulant les
mêmes habitudes affectueuses, le bonjour et le bonsoir accoutumés, les baisers
distraits, donnés à heure fixe. Ce fut pourtant un soulagement, lorsqu’on put rou-
ler Chanteau jusqu’à la table. Cette fois, ses genoux restaient ankylosés, il lui était
impossible de se mettre debout. Mais il n’en jouissait pas moins du calme relatif

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où la douleur le laissait, et cela au point de ne plus être touché de la joie ni de la
tristesse des siens, tout entier à l’égoïsme de son bien-être. Quand madame Chan-
teau s’était risquée à l’entretenir du départ précipité de Louise, il l’avait suppliée
de ne pas lui parler de ces choses tristes. Pauline, depuis qu’elle n’était plus clouée
dans la chambre de son oncle, tâchait de s’occuper, sans parvenir à cacher son
tourment. Les soirées surtout devenaient pénibles, le malaise perçait sous l’affec-
tation de la paix habituelle. C’était bien l’existence d’autrefois, avec les petits faits
quotidiens répétés ; mais, à certains gestes nerveux, même à un silence, tous sen-
taient le déchirement intérieur, la blessure dont ils ne parlaient pas et qui allait en
s’agrandissant.

Lazare, d’abord, s’était méprisé. La supériorité morale de Pauline, si droite, si


juste, l’emplissait de honte et de colère. Pourquoi n’avait-il pas le courage de se
confesser franchement à elle et de lui demander pardon ? Il lui aurait raconté cette
aventure, la surprise de sa chair, l’odeur de femme coquette dont il venait de se
griser ; et elle était d’esprit trop large pour ne pas comprendre. Mais un insur-
montable embarras l’empêchait, il craignait de se diminuer encore aux yeux de la
jeune fille, dans une explication où il bégaierait peut-être comme un enfant. Puis,
il y avait au fond de son hésitation la peur d’un nouveau mensonge, car Louise le
hantait toujours, il la revoyait, la nuit surtout avec le regret brûlant de ne l’avoir
pas possédée, lorsqu’il la tenait défaillante sous ses lèvres. Malgré lui, ses longues
promenades le ramenaient sans cesse du côté d’Arromanches. Un soir, il poussa
jusqu’à la petite maison de la tante Léonie, il rôda autour du mur, et se sauva brus-
quement, au bruit d’un volet, bouleversé de la mauvaise action qu’il avait failli
commettre. C’était cette conscience de son indignité qui redoublait sa gêne : il
se jugeait, sans pouvoir tuer son désir ; à chaque heure, le débat recommençait,
jamais il n’avait tant souffert de son irrésolution. Il ne lui restait assez d’honnê-
teté et de force que pour éviter Pauline, afin de s’épargner la bassesse dernière
des faux serments. Peut-être l’aimait-il encore, mais l’image provocante de l’autre
était continuellement là, effaçant le passé, bouchant l’avenir.

Pauline, de son côté, attendait qu’il s’excusât. Dans sa première révolte, elle
s’était juré d’être sans pardon.

Ensuite, elle avait souffert secrètement de n’avoir pas à pardonner. Pourquoi se


taisait-il, l’air fiévreux, toujours dehors, comme s’il avait craint de rester seul avec
elle ? Elle était prête à l’entendre, à oublier tout, s’il montrait seulement un peu de
repentir. L’explication espérée ne venant pas, sa tête travaillait, elle passait d’une
hypothèse à une autre, tandis qu’une fierté la tenait silencieuse ; et, à mesure que

144
les jours pénibles coulaient avec lenteur, elle arrivait à se vaincre, au point de re-
trouver son attitude de fille active ; mais ce beau calme courageux cachait une
torture de toutes les minutes, elle sanglotait dans sa chambre, le soir, étouffant
ses cris au fond de son oreiller. Personne ne parlait du mariage, bien que tout le
monde y songeât, visiblement. L’automne approchait, qu’allait-on faire ? Chacun
évitait de se prononcer, on paraissait renvoyer la décision à plus tard, lorsqu’on
oserait en causer de nouveau.

Ce fut l’époque de sa vie où madame Chanteau acheva de perdre sa tranquillité.


De tout temps, elle s’était dévorée elle-même ; mais le sourd travail qui émiettait
en elle les bons sentiments semblait arrivé à la période extrême de destruction ;
et jamais elle n’avait paru si déséquilibrée, ravagée d’une telle fièvre nerveuse. La
nécessité où elle était de se contraindre, exaspérait son mal davantage. Elle souf-
frait de l’argent, c’était comme une rage de l’argent, grandie peu à peu, emportant
la raison et le cœur.

Toujours elle retombait sur Pauline, elle l’accusait maintenant du départ de


Louise, ainsi que d’un vol qui aurait dépouillé son fils. Il y avait là une plaie sai-
gnante qui refusait de se fermer ; les moindres faits grossissaient, elle n’oubliait
pas un geste, elle entendait encore le cri : « Va-t’en ! »et elle s’imaginait qu’on la
chassait aussi, qu’on jetait à la rue la joie et la fortune de la famille. La nuit, lors-
qu’elle s’agitait dans un demi-sommeil plein de malaise, elle en venait à regretter
que la mort ne les eût pas débarrassés de cette Pauline maudite. Des plans se heur-
taient en elle, des calculs compliqués, sans qu’elle trouvât le moyen raisonnable
de supprimer la jeune fille. En même temps, une sorte de réaction redoublait sa
tendresse pour son fils : elle l’adorait comme elle ne l’avait peut-être pas adoré au
berceau, lorsqu’il était tout à elle, dans ses bras. Du matin au soir, elle le suivait de
ses yeux inquiets. Puis, dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait, elle le suppliait
de ne point se faire de la peine. N’est-ce pas ? il ne lui cachait rien, il ne s’amusait
pas à pleurer, quand il n’y avait personne ? Et elle lui jurait que tout s’arrangerait,
qu’elle étranglerait plutôt les autres, pour que lui fût heureux. Après quinze jours
de ces continuels combats, son visage avait pris une pâleur de cire, sans qu’elle eût
maigri pourtant. Deux fois, l’enflure des pieds était revenue, puis s’en était allée.

Un matin, elle sonna Véronique et lui montra ses jambes, qui avaient enflé jus-
qu’aux cuisses, pendant la nuit.

- Vois donc ce qui me pousse ! Est-ce ennuyeux ! Moi qui voulais sortir !... Me
voilà forcée de garder le lit. Ne dis rien, pour ne pas inquiéter Lazare.

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Elle-même ne semblait point effrayée. Elle parlait simplement d’un peu de fa-
tigue, et toute la maison crut à une courbature. Comme Lazare était allé battre
la côte, et que Pauline évitait de monter en sentant sa présence désagréable, la
malade cassa les oreilles de la bonne de ses accusations furieuses contre la jeune
fille. Elle ne pouvait plus se contenir. L’immobilité où elle était condamnée, les
palpitations qui l’étouffaient au moindre mouvement, semblaient la jeter à une
exaspération croissante.

- Hein ! que fait-elle en bas ? encore quelque malheur... Tu verras qu’elle ne me


montera seulement pas un verre d’eau.

- Mais, madame, répondait Véronique, puisque c’est vous qui la rebutez !

- Laisse donc ! tu ne la connais pas. Il n’y a pas de pire hypocrite. Devant les gens,
elle fait son bon cœur ; puis, derrière, elle vous mange... Va, ma fille, toi seule as vu
clair, le jour où je l’ai amenée. Si elle n’était jamais entrée ici, nous ne serions point
où nous en sommes... Et elle nous finira : Monsieur souffre comme un damné,
depuis qu’elle s’occupe de lui ; moi, j’ai le sang tourné, tellement elle me bouscule ;
quant à mon fils, il est en train de perdre la tête...

- Oh ! madame, si l’on peut dire ! elle qui est si gentille pour vous tous !

Jusqu’au soir, madame Chanteau se soulagea. Tout y passait, et le renvoi brutal


de Louise, et l’argent surtout. Aussi, lorsque Véronique put redescendre après le
dîner, et qu’elle trouva Pauline dans la cuisine, s’occupant à ranger la vaisselle,
lâcha-t-elle à son tour ce qu’elle avait sur le cœur.

Depuis longtemps, elle retenait ces confidences indignées ; mais cette fois les
mots sortaient d’eux-mêmes.

- Ah ! mademoiselle, vous êtes bien bonne de prendre garde à leurs assiettes.


C’est moi, à votre place, qui casserais tout !

- Pourquoi ça ? demanda la jeune fille étonnée.

- Parce que vous n’en ferez jamais autant qu’on en dit.

Et elle partit de là, et elle remonta aux premiers jours.

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- N’est-ce pas une chose à mettre en colère le bon Dieu lui-même ? elle vous
a sucé votre argent sou à sou, et cela d’une façon aussi vilaine que possible. Ma
parole ! on aurait dit que c’était elle qui vous nourrissait... Quand il était dans son
secrétaire, votre argent, elle faisait devant toutes sortes de salamalecs, comme si
elle avait eu à garder le pucelage d’une fille ; ce qui n’empêchait pas ses mains
crochues d’y creuser de jolis trous... Ah ! bon sang ! elle en a joué, une comédie,
pour vous flanquer sur les bras l’affaire de l’usine, puis pour faire bouillir la mar-
mite avec le reste du magot. Voulez-vous savoir ? eh bien ! sans vous, ils auraient
tous crevé de faim... Aussi a-t-elle eu une belle peur, quand les autres de Paris ont
failli se fâcher, à propos des comptes ! Dame ! vous pouviez l’envoyer droit en cour
d’assises... Et ça ne l’a pas corrigée, elle vous mange encore aujourd’hui, elle vous
grugera jusqu’au dernier liard... Vous croyez peut-être que je mens ? Tenez ! je lève
la main. J’ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles, et je ne vous dis pas le
plus sale, par respect, mademoiselle, comme lorsque vous étiez malade et qu’elle
rageait seulement de ne pas pouvoir fouiller dans votre commode.

Pauline écoutait, sans trouver un mot pour l’interrompre. Souvent, cette idée
que sa famille vivait sur elle, la dépouillait avec aigreur, avait gâté ses journées les
plus heureuses. Mais elle s’était toujours refusée à réfléchir sur ces choses, elle
préférait vivre dans l’aveuglement, en s’accusant elle-même d’avarice. Et, cette
fois, il lui fallait bien tout savoir, la brutalité de ces confidences semblait encore
aggraver les faits. A chaque phrase, sa mémoire s’éveillait, elle reconstruisait des
histoires anciennes dont le sens exact lui avait échappé, elle suivait, jour par jour,
le travail de madame Chanteau autour de sa fortune. Lentement, elle s’était laissée
tomber sur une chaise, comme accablée tout à coup d’une grande fatigue. Un pli
douloureux coupait ses lèvres.

- Tu exagères, murmura-t-elle.

- Comment ! j’exagère ! continua violemment Véronique. Ce n’est pas tant la


question des sous qui me met hors de moi. Voyez-vous, ce que je ne lui pardonne-
rai jamais, c’est de vous avoir repris monsieur Lazare, après vous l’avoir donné...
Oui, parfaitement ! vous n’étiez plus assez riche, il lui fallait une héritière. Hein ?
Qu’en dites-vous ? on vous pille, puis on vous méprise, parce que vous n’avez plus
rien... Non, je ne me tairai pas, mademoiselle ! On ne coupe pas aux gens le cœur
en quatre, quand on leur a déjà vidé les poches. Puisque vous aimiez votre cousin
et qu’il devait tout vous rembourser en gentillesse, c’est une franche abomination
que de vous avoir encore volée de ce côté-là... Et elle a tout fait, je l’ai vue. Oui,
oui, chaque soir, elle aguichait la petite, elle l’allumait pour le jeune homme, avec
un tas d’affaires malpropres. Aussi vrai que cette lampe nous éclaire, c’est elle qui

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les a jetés l’un sur l’autre. Enfin, quoi ! elle aurait tenu la chandelle, histoire de
rendre le mariage inévitable. Ce n’est pas sa faute, s’ils ne sont pas allés jusqu’au
bout... Défendez-la donc, maintenant qu’elle vous a pilé sous ses pieds, et qu’elle
est en cause que vous pleurez la nuit comme une Madeleine ; car je vous entends
bien de ma chambre, j’en tomberai malade, de tous ces chagrins et de toutes ces
injustices !

- Tais-toi, je t’en supplie, bégaya Pauline à bout de courage, tu me fais trop de


peine.

De grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle sentait que cette fille ne men-
tait pas, ses affections déchirées saignaient en elle. Chaque scène évoquée prenait
une réalité vive : Lazare étreignait Louise défaillante, tandis que madame Chan-
teau veillait à la porte. Mon Dieu ! qu’avait-elle fait, pour que chacun la trompât,
lorsqu’elle était fidèle à tous ?

- Je t’en supplie, tais-toi, ça m’étouffe.

Alors, Véronique, en la voyant si émue, se contenta d’ajouter sourdement :

- C’est pour vous, ce n’est pas pour elle, si je n’en dis pas davantage... Eh ! aussi
elle est là, depuis la matinée, à vomir sur votre compte un tas d’horreurs ! La pa-
tience m’échappe à la fin, mon sang bout, quand je l’entends tourner en mal le
bien que vous lui avez fait... Parole d’honneur ! elle prétend que vous les avez rui-
nés et que vous lui tuez son fils. Allez écouter à la porte, si vous ne me croyez pas.

Puis, comme Pauline éclatait en sanglots, Véronique éperdue lui saisit la tête
entre ses mains, et lui baisa les cheveux, en répétant :

- Non, non, mademoiselle, je ne dis plus rien... Il faut pourtant que vous sachiez.
Ça devient trop bête, d’être dévorée ainsi... Je ne dis plus rien, calmez-vous.

Il y eut un silence. La bonne éteignait la braise qui restait dans le fourneau. Mais
elle ne put s’empêcher de murmurer encore :

- Je sais pourquoi elle enfle : sa méchanceté lui est tombée dans les genoux.

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Pauline, qui regardait fixement un des carreaux de la cuisine, la pensée confuse
et lourde de chagrin, leva les yeux. Pourquoi Véronique disait-elle cela, est-ce que
l’enflure avait reparu ? Celle-ci, embarrassée, dut manquer à sa promesse de si-
lence. Elle se permettait bien de juger Madame, mais elle lui obéissait. Enfin, les
deux jambes étaient prises depuis la nuit, et il ne fallait pas le répéter devant mon-
sieur Lazare. Pendant que la bonne donnait ces détails, le visage de Pauline chan-
geait, une inquiétude en chassait le morne abattement. Malgré tout ce qu’elle ve-
nait d’apprendre, elle s’effrayait d’un symptôme qu’elle savait très grave.

- Mais on ne peut la laisser ainsi, dit-elle en se levant. Elle est en danger.

- Ah ! oui, en danger ! s’écria brutalement Véronique. Elle n’en a pas la figure,


et elle n’y pense guère en tout cas, bien trop occupée à cracher sur les autres et
à se carrer comme un pacha dans son lit... D’ailleurs, elle dort à présent, il faut
attendre demain. C’est justement le jour où le docteur vient à Bonneville.

Le lendemain, il fut impossible de cacher davantage à Lazare l’état de sa mère.


Toute la nuit, Pauline avait écouté, éveillée d’heure en heure, croyant sans cesse
entendre des plaintes au travers du plancher. Puis, au jour, elle s’était endormie
d’un si profond sommeil, que neuf heures sonnaient, lorsqu’un bruit de porte
l’avait fait se lever en sursaut. Comme elle descendait aux nouvelles, après s’être
vêtue à la hâte, elle rencontra justement, sur le palier du premier étage, Lazare qui
sortait de chez la malade. L’enflure gagnait le ventre, Véronique s’était décidée à
prévenir le jeune homme.

- Eh bien ? demanda Pauline.

Lazare, le visage décomposé, ne répondit pas d’abord. D’un geste qui lui était
familier, il se prenait le menton entre ses doigts convulsifs. Et, quand il parla, sa
première parole fut cette phrase à peine bégayée :

- Elle est perdue.

Il montait chez lui d’un air d’égarement. Pauline le suivit. Lorsqu’ils furent dans
la grande chambre du second, où elle n’était pas rentrée depuis qu’elle l’y avait
surpris avec Louise, elle ferma la porte, elle tâcha de le rassurer.

- Voyons, tu ignores même ce qu’elle a. Attends le docteur au moins... Elle est


très forte, il y a toujours de l’espoir.

149
Mais lui, s’entêtait, frappé au cœur d’une conviction subite.

- Elle est perdue, elle est perdue.

C’était un coup imprévu qui l’assommait. A son lever, il avait comme d’habi-
tude regardé la mer, en bâillant d’ennui et en se plaignant du vide imbécile de
l’existence. Puis, quand sa mère s’était découverte jusqu’aux genoux, la vue de ces
pauvres jambes gonflées par l’œdème, énormes et pâles, pareilles à des troncs
déjà morts, l’avait empli d’un attendrissement épouvanté. Eh quoi ! d’une mi-
nute à l’autre, le malheur entrait ainsi ! Maintenant encore, assis sur un coin de
sa grande table, le corps tremblant, il n’osait nommer tout haut la maladie qu’il
venait de reconnaître. Toujours l’effroi d’une maladie de cœur l’avait hanté pour
les siens et pour lui, sans que ses deux années de médecine lui eussent démontré
l’égalité des maux devant la mort. Être frappé au cœur, à la source même de la vie,
restait à ses yeux la mort affreuse, impitoyable. Et c’était de cette mort que sa mère
allait mourir et que lui-même mourrait certainement ensuite !

- Pourquoi te désoler ainsi ? continuait Pauline, il y a des hydropiques qui vivent


très longtemps. Tu te rappelles madame Simonnot ? elle a fini par s’en aller d’une
fluxion de poitrine.

Mais il hochait la tête, il n’était pas un enfant pour qu’on le trompât de la sorte.
Ses pieds pendants battaient dans le vide, le tremblement de son corps ne cessait
point, tandis qu’il fixait obstinément les yeux sur la fenêtre. Alors, pour la première
fois depuis la rupture, elle le baisa au front, comme jadis. Ils se retrouvaient côte à
côte dans cette chambre où ils avaient grandi, toute leur rancune sombrait au fond
du grand chagrin dont ils étaient menacés. Elle essuya ses yeux. Lui, ne pouvant
pleurer, répétait machinalement :

- Elle est perdue, elle est perdue.

Vers onze heures, lorsque le docteur Cazenove entra, ainsi qu’il le faisait d’ordi-
naire chaque semaine, en remontant de Bonneville, il parut très étonné de trouver
madame Chanteau au lit. Qu’avait-elle donc, cette chère dame ? et il plaisantait
même : toute la maison était trop douillette, on allait décidément la transformer
en ambulance. Mais, quand il eut examiné, palpé, ausculté la malade, il devint
plus grave ; même il eut besoin de sa grande habitude, pour ne pas laisser percer
un peu d’effarement.

150
Du reste, madame Chanteau n’avait nullement conscience de la gravité de son
état.

- J’espère que vous allez me tirer de là, docteur, dit-elle d’une voix gaie. Voyez-
vous, je n’ai qu’une peur, c’est que cette enflure ne m’étouffe, si elle monte tou-
jours.

- Soyez tranquille, ça ne monte pas comme ça, répondit-il en riant aussi. Puis,
nous saurons bien l’arrêter.

Lazare, qui était rentré après l’examen, l’écoutait en frémissant, brûlant de le


tenir à l’écart et de le questionner, pour savoir enfin.

- Là, chère madame, continuait le docteur, ne vous tourmentez pas, je revien-


drai demain causer avec vous... Au revoir, je vais écrire mon ordonnance en bas.

Pauline, en bas, les empêcha d’entrer dans la salle à manger, car on parlait tou-
jours à Chanteau d’une simple courbature. Elle avait déjà préparé de l’encre et
du papier, sur la table de la cuisine. Devant leur impatience anxieuse, le docteur
Cazenove confessa que c’était grave ; mais il employait des phrases longues et em-
brouillées, évitant de conclure.

- Enfin, elle est perdue, cria Lazare, dans une sorte d’irritation. C’est le cœur,
n’est-ce pas ?

Pauline eut un regard suppliant que le médecin comprit.

- Oh ! le cœur, dit-il, j’en doute... Du reste, si elle ne peut s’en relever, elle ira
peut-être loin encore, avec des ménagements.

Le jeune homme avait eu son haussement d’épaules, son geste colère d’enfant
qui n’est point dupe des contes dont on l’amuse. Il continuait :

- Et vous ne m’avertissez pas, docteur, vous qui l’avez soignée dernièrement !...
Ces abominations-là ne viennent jamais tout d’un coup. Vous n’aviez donc rien
vu ?

- Si, si, murmura Cazenove, je m’étais bien aperçu de quelques petites choses.

151
Puis, comme Lazare était pris d’un rire méprisant :

- Écoutez, mon brave, je me crois moins bête qu’un autre, et ce n’est pourtant
pas la première fois qu’il m’arrive de n’avoir rien prévu et de rester stupide devant
la maladie... Vous êtes agaçant, de vouloir qu’on sache tout, lorsqu’il est déjà bien
joli d’épeler les premières lignes, dans cette machine compliquée de la carcasse
humaine.

Il se fâchait, il écrivait son ordonnance d’une plume irritée, qui trouait le papier
mince. Le chirurgien de marine reparaissait, dans les mouvements brusques de
son grand corps. Mais, quand il se fut remis debout, son vieux visage tanné par
les vents du large s’adoucit, en voyant devant lui Lazare et Pauline, la tête basse,
désespérés.

- Mes pauvres enfants, reprit-il, nous ferons le possible pour la tirer d’affaire...
Vous savez que je ne veux pas jouer au grand homme avec vous. Eh bien, franche-
ment, je ne peux rien dire. Il me semble pourtant qu’il n’y a aucun danger immé-
diat.

Et il partit, après s’être assuré que Lazare avait de la teinture de digitale. L’or-
donnance portait simplement des frictions de cette teinture sur les jambes, et
quelques gouttes dans un verre d’eau sucrée. Cela suffisait pour le moment, il
apporterait le lendemain des pilules. Peut-être se déciderait-il à pratiquer une sai-
gnée. Pauline, cependant, l’avait accompagné jusqu’à son cabriolet, afin de lui de-
mander la vérité vraie ; mais la vérité vraie était réellement qu’il n’osait se pronon-
cer. Quand elle rentra dans la cuisine, elle trouva Lazare qui relisait l’ordonnance.
Le seul mot de digitale l’avait fait blêmir de nouveau.

- Ne vous tourmentez donc pas si fort ! dit Véronique qui s’était mise à pelurer
des pommes de terre, afin de rester et d’entendre. Les médecins, c’est tous des
massacres. Pour que celui-là ne sache quoi dire, ça doit être qu’il n’y a pas grand-
chose.

Une discussion les retint autour du plat, où la cuisinière coupait ses pommes de
terre. Pauline, elle aussi, se montrait rassurée. Le matin, elle était entrée embrasser
sa tante, et elle lui avait trouvé une bonne figure : on ne pouvait mourir avec des
joues pareilles. Mais Lazare retournait l’ordonnance entre ses doigts fébriles. Le
mot digitale flamboyait : sa mère était perdue.

152
- Je remonte, finit-il par dire.

A la porte, il hésita, il demanda à sa cousine :

- Viendras-tu un instant ?

Elle aussi eut une légère hésitation.

- J’ai peur de la contrarier, murmura-t-elle.

Un silence embarrassé régna, et il monta seul, sans ajouter un mot.

Au déjeuner, pour ne pas inquiéter son père, Lazare reparut, très pâle. De temps
à autre, un coup de sonnette appelait Véronique, qui se promenait avec des assiet-
tées de potage, auxquelles la malade touchait à peine ; et, quand elle redescendait,
elle racontait à Pauline que le pauvre jeune homme perdait la tête, en haut. C’était
une pitié, de le voir grelotter la fièvre devant sa mère, les mains malhabiles, la fi-
gure bouleversée, comme s’il avait craint, à chaque minute, de la sentir passer
entre ses bras. Vers trois heures, la bonne venait encore de monter, lorsqu’elle ap-
pela la jeune fille, en se penchant sur la rampe. Puis, quand celle-ci fut sur le palier
du premier étage :

- Vous devriez entrer, mademoiselle, pour lui donner un coup de main. Tant pis
si ça la fâche ! Elle veut qu’il la retourne, et si vous le voyiez frémir, sans oser la
toucher seulement !... Avec ça, elle me défend d’approcher.

Pauline entra. Carrément assise contre trois oreillers, madame Chanteau aurait
paru garder le lit par simple paresse, sans le souffle court et pénible qui soulevait
ses épaules. Devant elle, Lazare balbutiait :

- Alors, tu veux que je te mette sur le côté droit ?

- Oui, pousse-moi un peu... Ah ! mon pauvre enfant, que tu as de peine à com-


prendre !

Déjà la jeune fille l’avait saisie doucement et la retournait.

- Laisse-moi faire, j’ai l’habitude avec mon oncle... Es-tu bien ?

153
Madame Chanteau, irritée, gronda qu’on la bousculait. Elle ne pouvait faire un
mouvement, sans étouffer aussitôt ; et elle demeura une minute haletante, le vi-
sage terreux.

Lazare s’était reculé derrière les rideaux du lit, afin de cacher son désespoir.
Pourtant, il resta encore, pendant que Pauline frictionnait les jambes de la malade,
avec la teinture de digitale. Il détournait la tête, mais un besoin de voir ramenait
ses regards sur ces jambes monstrueuses, ces paquets inertes de chair blafarde,
dont la vue achevait de l’étrangler d’angoisse. Quand sa cousine l’aperçut si défait,
elle crut prudent de le renvoyer. Elle s’approcha, et comme madame Chanteau
s’endormait, très lasse d’avoir été simplement changée de place, elle dit tout bas :

- Tu ferais mieux de t’en aller.

Il lutta un instant, des larmes l’aveuglaient. Mais il dut céder, il descendit, hon-
teux, bégayant :

- Mon Dieu ! je ne peux pas ! je ne peux pas !

Lorsque la malade se réveilla, elle ne remarqua point d’abord l’absence de son


fils. Une stupeur semblait la prendre, elle se repliait en elle-même, dans le besoin
égoïste de se sentir vivre. Seule, la présence de Pauline l’inquiétait, bien que celle-
ci se dissimulât, assise à l’écart, sans parler, sans bouger. Sa tante ayant allongé la
tête, elle crut pourtant devoir la renseigner d’un mot.

- C’est moi, ne te tourmente pas... Lazare est allé jusqu’à Verchemont, où il a le


menuisier à voir.

- Bon, bon, murmura madame Chanteau.

- Tu n’es pas assez souffrante, n’est-ce pas ? pour que ça l’empêche de faire ses
affaires.

- Bien sûr.

Dès ce moment, elle ne parla plus que rarement de son fils, malgré l’adoration
qu’elle lui témoignait la veille encore. Il s’effaçait de son reste de vie, après avoir
été la cause et le but de son existence entière. La décomposition cérébrale qui

154
commençait à se faire en elle, ne lui laissait que le souci physique de sa santé. Elle
accepta les soins de sa nièce, sans paraître se rendre compte de la substitution,
simplement préoccupée de la suivre des yeux, comme distraite par la méfiance
croissante qu’elle éprouvait, à la voir toujours aller et venir devant son lit.

Et, pendant ce temps, Lazare était descendu dans la cuisine, éperdu, les jambes
cassées. La maison entière lui faisait peur : il ne pouvait demeurer dans sa chambre
dont le vide l’écrasait, il n’osait traverser la salle à manger, où la vue de son père, li-
sant paisiblement un journal, le suffoquait de sanglots. Aussi revenait-il sans cesse
à la cuisine, le seul coin chaud et vivant, rassuré d’y trouver Véronique, qui se bat-
tait avec ses casseroles, comme aux bons jours de tranquillité. Quand elle le vit se
rasseoir près du fourneau, sur la chaise de paille qu’il adoptait, elle lui dit franche-
ment ce qu’elle pensait de son peu de courage.

- En vérité, monsieur Lazare, vous n’êtes pas d’un grand secours. C’est encore
cette pauvre mademoiselle qui va tout avoir sur le dos... On croirait qu’il n’y a
jamais eu de malade ici ; et ce qui est fort, c’est que vous avez très bien soigné votre
cousine, quand elle a failli mourir de son mal de gorge... Hein ? vous ne pouvez
dire le contraire, vous êtes resté quinze jours là-haut, à la retourner comme une
enfant.

Lazare l’écoutait, plein de surprise. Il n’avait pas songé à cette contradiction,


pourquoi ces façons de sentir différentes et illogiques ?

- C’est vrai, répétait-il, c’est vrai.

- Vous ne laissiez entrer personne, continuait la bonne, et Mademoiselle était


encore plus triste à regarder que Madame, tellement elle souffrait. Moi, je redes-
cendais toute bousculée, sans avoir seulement l’envie d’avaler gros comme ça de
pain... Puis, aujourd’hui, voilà le cœur qui vous tourne, dès que vous voyez votre
mère au lit ! Vous ne lui porteriez pas même des tasses de tisane... Votre mère est
ce qu’elle est, mais elle est votre mère.

Il n’entendait plus, il regardait fixement devant lui, dans le vide. Enfin, il mur-
mura :

- Que veux-tu ? je ne peux pas... C’est peut-être parce que c’est maman, mais je
ne peux pas... Quand je la vois avec ses jambes, en me disant qu’elle est perdue, il

155
y a quelque chose qui se casse dans mon estomac, je crierais comme une bête, si
je ne me sauvais de la chambre.

Tout son corps était repris d’un tremblement, il avait ramassé par terre un cou-
teau tombé de la table, qu’il examinait sans le voir, les yeux noyés. Un silence ré-
gna. Véronique plongeait la tête dans son pot-au-feu, pour cacher l’émotion qui
l’étranglait aussi. Elle finit par reprendre :

-Tenez ! monsieur Lazare, vous devriez descendre un peu sur la plage. Vous me
gênez, à être toujours là, dans mes jambes... Et emmenez donc Mathieu. Il est
assommant, lui aussi ne sait plus que faire de son corps, et j’ai toutes les peines
du monde à l’empêcher de monter chez Madame.

Le lendemain, le docteur Cazenove se montra encore hésitant. Une catastrophe


brusque était possible, ou peut-être la malade allait-elle se remettre pour un temps
plus ou moins long, si l’œdème diminuait. Il renonça à la saignée, se contenta de
prescrire les pilules qu’il apportait, sans cesser l’emploi de la teinture de digitale.
Son attitude chagrine, sourdement irritée, confessait qu’il croyait peu à ces re-
mèdes, dans un de ces cas organiques, où le détraquement successif de tous les
organes rend inutile la science du médecin. D’ailleurs, il affirmait que la malade
ne souffrait point. En effet, madame Chanteau ne se plaignait d’aucune douleur
vive ; ses jambes étaient d’une lourdeur de plomb, elle suffoquait de plus en plus,
dès qu’elle bougeait ; mais, étendue sur le dos, immobile, elle avait toujours sa
voix forte, ses yeux vifs, qui l’illusionnaient elle-même. Autour d’elle, personne,
excepté son fils, ne se résignait à désespérer, en la voyant si brave. Quand le doc-
teur remonta dans sa voiture, il leur dit de ne pas trop se plaindre, car c’était déjà
une grâce, pour soi et pour les siens, que de ne pas se voir mourir.

La première nuit venait d’être dure pour Pauline. A demi allongée dans un fau-
teuil, elle n’avait pu dormir, les oreilles bourdonnantes du souffle fort de la mou-
rante. Dès quelle s’assoupissait, il lui semblait que ce souffle ébranlait la maison
et que tout allait craquer. Puis, les yeux ouverts, elle était prise d’oppression, elle
revivait les tourments qui avaient gâté sa vie, depuis quelques mois. Même à côté
de ce lit de mort, la paix ne se faisait pas en elle, il lui était impossible de pardon-
ner. Dans le demi-cauchemar de la veillée lugubre, elle souffrait surtout des confi-
dences de Véronique. Ses violences de jadis, ses rancunes jalouses, s’éveillaient
aux détails qu’elle remâchait péniblement. Ne plus être aimée, mon Dieu ! se voir
trahie par ceux qu’on aime ! se retrouver seule, pleine de mépris et de révolte ! Sa
plaie rouverte saignait, jamais elle n’avait senti à ce point l’injure de Lazare. Puis-
qu’ils l’avaient tuée, les autres pouvaient mourir. Et sans cesse le vol de son argent

156
et de son cœur recommençait, dans l’obsession du souffle fort de sa tante, qui
finissait par lui casser la poitrine.

Au jour, Pauline resta combattue. L’affection ne revenait pas, seul le devoir la te-
nait dans cette chambre. Cela achevait de la rendre malheureuse : allait-elle donc
devenir mauvaise, elle aussi ? La journée se passa dans ce trouble, elle s’empres-
sait, mécontente d’elle, rebutée par les méfiances de la malade. Celle-ci accueillait
ses prévenances d’un grognement, la poursuivait d’un œil soupçonneux, regar-
dant derrière elle ce qu’elle faisait. Si elle lui demandait un mouchoir, elle le flairait
avant de s’en servir, et quand elle la voyait apporter une bouteille d’eau chaude,
elle voulait toucher la bouteille.

- Qu’a-t-elle donc ? disait tout bas la jeune fille à la bonne. Est-ce qu’elle me
croit capable de lui faire du mal ?

Après le départ du docteur, comme Véronique présentait une cuillerée de po-


tion à madame Chanteau, celle-ci n’apercevant pas sa nièce, qui cherchait du
linge dans l’armoire, murmura :

- C’est le médecin qui a préparé cette drogue ?

- Non, madame, c’est Mademoiselle.

Alors, elle goûta du bout des lèvres, puis elle eut une grimace.

- Ca sent le cuivre... Je ne sais ce qu’elle me force à prendre, j’ai le goût du cuivre


dans l’estomac depuis hier.

Et, d’un geste brusque, elle jeta la cuillerée derrière le lit. Véronique restait la
bouche béante.

- Eh bien ! quoi donc ? en voilà une idée !

- Je n’ai pas envie de m’en aller encore, dit madame Chanteau en reposant la
tête sur l’oreiller. Tiens ! écoute, les poumons sont solides. Et elle pourrait bien
partir avant moi, car elle n’a pas la chair très saine.

157
Pauline avait entendu. Elle se tourna, frappée au cœur, et regarda Véronique. Au
lieu de s’avancer, elle se reculait davantage, ayant honte pour sa tante de ce soup-
çon abominable. Une détente se produisait en elle, il lui venait une grande pitié,
en face de cette malheureuse ravagée de peur et de haine ; et, loin d’en éprouver
une nouvelle rancune, elle se sentit débordée d’un attendrissement douloureux,
lorsqu’en se baissant elle aperçut sous le lit les médicaments que la malade y je-
tait, par crainte du poison. Jusqu’au soir, elle montra une douceur vaillante, elle
ne parut même pas s’apercevoir des regards inquiets qui étudiaient ses mains.
Son ardent désir était de vaincre par ses bons soins les terreurs de la moribonde,
de ne pas lui laisser emporter dans la terre cette pensée affreuse. Elle défendit à
Véronique d’effrayer Lazare davantage, en lui contant l’histoire.

Une seule fois, depuis le matin, madame Chanteau avait demandé son fils ; et
elle s’était contentée de la première réponse venue, sans s’étonner de ne plus le
voir. D’ailleurs, elle parlait moins encore de son mari, elle ne s’inquiétait pas de
ce qu’il pouvait faire, seul, dans la salle à manger. Tout disparaissait pour elle, le
froid de ses jambes semblait monter et lui glacer le cœur, de minute en minute.
Et il fallait, à chaque repas, que Pauline descendît, afin de mentir à son oncle. Ce
soir-là, elle trompa Lazare lui-même, elle lui assura que l’enflure diminuait.

Mais, dans la nuit, le mal fit des progrès effrayants. Le lendemain, au grand jour,
lorsque la jeune fille et la bonne revirent la malade, elles furent saisies de l’expres-
sion égarée de ses yeux. La face n’était pas changée, et elle n’avait toujours pas
de fièvre ; seulement, l’intelligence paraissait se prendre, une idée fixe achevait la
destruction de ce cerveau. C’était la phase dernière, l’être peu à peu mangé par
une passion unique, tombé à la fureur.

La matinée, avant l’arrivée du docteur Cazenove, fut terrible. Madame Chan-


teau ne voulait même plus que sa nièce l’approchât.

- Laisse-toi soigner, je t’en prie, répétait Pauline. Je vais te lever un instant,


puisque tu es si mal couchée.

Alors, la mourante se débattait, comme si on l’étouffait.

- Non, non, tu as tes ciseaux, tu me les enfonces exprès dans la chair... Je les sens
bien, je saigne de partout.

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Navrée, la jeune fille devait se tenir à distance ; et elle chancelait de fatigue et de
chagrin, elle succombait de bonté impuissante. Pour faire agréer le moindre soin,
il lui fallait supporter des rudesses, des accusations qui la mettaient en larmes.
Parfois, vaincue, elle tombait sur une chaise, elle pleurait, ne sachant plus com-
ment ramener à elle cette ancienne affection tournée à la rage. Puis, la résignation
lui revenait, et elle s’ingéniait encore, elle redoublait de douceur. Mais, ce jour-là,
son insistance détermina une crise dont elle resta longtemps tremblante.

- Ma tante, dit-elle en préparant la cuiller, voici l’heure de ta potion. Tu sais que


le médecin t’a bien recommandé de la prendre exactement.

Madame Chanteau voulut voir la bouteille qu’elle finit par sentir.

- C’est la même qu’hier ?

- Oui, ma tante.

- Je n’en veux pas.

Pourtant, à force de supplications caressantes, sa nièce obtint qu’elle en avale-


rait encore une cuillerée.

Le visage de la malade exprimait une grande méfiance. Et, dès qu’elle eut la
cuillerée dans la bouche, elle la cracha violemment par terre, secouée d’un accès
de toux, bégayant au milieu des hoquets :

- C’est du vitriol, ça me brûle.

Son exécration et sa terreur de Pauline, peu à peu grandies depuis le jour où elle
lui avait pris une première pièce de vingt francs, éclataient enfin dans le suprême
détraquement de son mal, en un flot de paroles folles ; tandis que la jeune fille,
saisie, l’écoutait, sans trouver un mot de défense.

- Si tu crois que je ne le sens pas ! Tu mets du cuivre et du vitriol dans tout...


C’est ça qui m’étouffe. Je n’ai rien, je me serais levée ce matin, si tu n’avais pas fait
fondre du vert-de-gris dans mon bouillon, hier soir... Oui, tu as assez de moi, tu
voudrais m’enterrer. Mais je suis solide, c’est moi qui t’enterrerai.

159
Ses paroles s’embarrassaient de plus en plus, elle suffoquait, et ses lèvres deve-
naient si noires, qu’une catastrophe immédiate semblait à craindre.

- Oh ! ma tante, ma tante, murmura Pauline terrifiée, si tu savais comme tu te


fais du mal !

- Eh bien ! c’est ce que tu veux, n’est-ce pas ? Va, je te connais, ton plan est arrêté
depuis longtemps, tu es entrée ici dans l’unique but de nous assassiner et de nous
dépouiller. Ton idée est d’avoir la maison, et je te gêne... Ah ! gueuse, j’aurais dû
t’écraser le premier jour... Je te hais ! je te hais !

Pauline, immobile, pleurait silencieusement. Un seul mot revenait sur ses lèvres,
comme une protestation involontaire.

- Mon Dieu !... mon Dieu !

Mais madame Chanteau s’épuisait, et une terreur d’enfant succédait à la vio-


lence de ses attaques. Elle était retombée sur ses oreillers.

- Ne m’approche pas, ne me touche pas... Je crie au secours, si tu me touches...


Non, non, je ne veux pas boire. C’est du poison.

Et elle ramenait les couvertures de ses mains crispées, et elle se cachait derrière
les oreillers, roulant la tête, fermant la bouche. Lorsque sa nièce, éperdue, s’avança
pour la calmer, elle poussa des hurlements.

- Ma tante, sois raisonnable... Je ne te ferai rien boire malgré toi.

- Si, tu as la bouteille... Oh ! j’ai peur ! oh ! j’ai peur !

Elle agonisait, sa tête trop basse, renversée dans l’épouvante, se tachait de plaques
violettes. La jeune fille, croyant qu’elle expirait dans ses bras, sonna la bonne.
Toutes deux eurent beaucoup de peine pour la soulever et la recoucher sur les
oreillers.

160
Alors, les souffrances personnelles de Pauline, ses tourments d’amour furent
définitivement emportés dans cette douleur commune. Elle ne songeait plus à sa
plaie récente qui saignait encore la veille, elle n’avait plus ni violence ni jalousie,
devant une si grande misère. Tout se noyait au fond d’une pitié immense, elle au-
rait voulu pouvoir aimer davantage, se dévouer, se donner, supporter l’injustice
et l’injure, pour mieux soulager les autres. C’était comme une bravoure à prendre
la grosse part du mal de la vie. Dès ce moment, elle n’eut pas un abandon, elle
montra devant ce lit de mort le calme résigné qu’elle avait eu lorsque la mort la
menaçait elle-même. Toujours prête, elle ne se rebutait de rien. Et sa tendresse
était même revenue, elle pardonnait à sa tante l’emportement des crises, elle la
plaignait de s’être lentement enragée ainsi, préférant la revoir dans les années
anciennes, l’aimant de nouveau, comme elle l’aimait à dix ans, lorsqu’elle était
arrivée avec elle à Bonneville, un soir, par un vent de tempête.

Ce jour-là, le docteur Cazenove ne parut qu’après le déjeuner : un accident, le


bras cassé d’un fermier, qu’il avait dû remettre, venait de l’arrêter à Verchernont.
Quand il eut vu madame Chanteau et qu’il redescendit dans la cuisine, il ne cacha
pas son impression mauvaise. Justement, Lazare était là, assis près du fourneau,
dans cette oisiveté fiévreuse qui le dévorait.

- Il n’y a plus d’espoir, n’est-ce pas ? demanda-t-il. J’ai relu cette nuit l’ouvrage
de Bouillaud sur les maladies de cœur...

Pauline, descendue avec le médecin, jeta de nouveau à ce dernier un regard


suppliant, qui lui fit interrompre le jeune homme de son air courroucé. Chaque
fois que les maladies tournaient mal, il se fâchait.

- Eh ! le cœur, mon cher, vous n’avez que le cœur à la bouche !... Est-ce qu’on
peut affirmer quelque chose ? Je crois le foie plus malade encore. Seulement, quand
la machine se détraque, tout se prend, parbleu ! les poumons, l’estomac, et le cœur
lui-même... Au lieu de lire Bouillaud, la nuit, ce qui ne sert absolument qu’à vous
rendre malade, vous aussi, vous feriez mieux de dormir.

C’était un mot d’ordre dans la maison, on affirmait à Lazare que sa mère se


mourait du foie. Il n’en croyait rien, feuilletait ses anciens livres, aux heures d’in-
somnie ; puis, il s’embrouillait sur les symptômes, et cette explication du docteur
que les organes se prenaient les uns après les autres, finissait par l’effrayer davan-
tage.

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- Enfin, reprit-il péniblement, combien croyez-vous qu’elle puisse aller encore ?

Cazenove eut un geste vague.

- Quinze jours, un mois peut-être... Ne m’interrogez pas, je me tromperais, et


vous auriez raison de dire que nous ne savons et que nous ne pouvons rien... C’est
effrayant, le progrès que le mal a fait depuis hier.

Véronique, en train d’essuyer des verres, le regardait, la bouche ouverte. Eh


quoi ! c’était donc vrai, Madame était si malade, Madame allait mourir ? Jusque-
là, elle n’avait pu croire au danger, elle grognait dans les coins, en continuant à
parler de malice rentrée, histoire de faire tourner les gens en bourrique. Elle de-
meura stupide, et comme Pauline lui disait de monter près de Madame, pour que
celle-ci ne restât pas seule, elle sortit, s’essuyant les mains à son tablier et en ne
trouvant que ces mots :

- Ah bien alors ! ah bien alors !...

- Docteur, avait repris Pauline, qui seule gardait toute sa tête, il faudrait songer
aussi à mon oncle... Pensez-vous qu’on doive le préparer ? Voyez-le donc avant de
partir.

Mais, à ce moment, l’abbé Horteur se présenta. Il n’avait su que le matin ce


qu’il appelait l’indisposition de madame Chanteau. Quand il connut la gravité de
la maladie, son visage hâlé qui riait au grand air prit une expression de réel cha-
grin. Cette pauvre dame ! était-ce possible ? elle qui semblait si vaillante, trois jours
auparavant ! Puis, après un silence, il demanda :

- Puis-je la voir ?

Il avait jeté sur Lazare un coup d’œil inquiet, le sachant irréligieux et prévoyant
un refus. Mais le jeune homme, accablé, ne paraissait même pas avoir compris.
Ce fut Pauline qui répondit nettement :

- Non, pas aujourd’hui, monsieur le curé. Elle ignore son état, votre présence la
révolutionnerait... Nous verrons demain.

- Très bien, se hâta de dire le prêtre, rien ne presse, j’espère. Mais chacun doit
faire son devoir, n’est-ce pas ?... Ainsi le docteur qui ne croit pas en Dieu...

162
Depuis un moment, le docteur regardait fixement un pied de la table, absorbé,
perdu dans le doute où il tombait, quand il sentait la nature lui échapper. Il venait
d’entendre pourtant, il coupa la parole à l’abbé Horteur.

- Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ?... Dieu n’est pas impossible, on
voit des choses si drôles !... Après tout, qui sait ?

Il secoua la tête, il sembla se réveiller.

- Tenez ! continua-t-il, vous allez entrer avec moi serrer la main à ce brave mon-
sieur Chanteau... Il aura bientôt besoin d’un grand courage.

- Si ça pouvait le distraire, offrit obligeamment le curé, je resterais avec lui à faire


quelques parties de dames.

Alors, tous deux passèrent dans la salle à manger, tandis que Pauline se hâtait
de remonter près de sa tante. Lazare, demeuré seul, se leva, hésita un moment à
monter lui aussi, alla écouter la voix de son père, sans avoir le courage d’entrer ;
puis, il revint s’abandonner sur la même chaise, dans le désœuvrement de son
désespoir.

Le médecin et le prêtre avaient trouvé Chanteau en train de pousser sur la table


une boule de papier, faite avec un prospectus, encarté dans son journal. La Mi-
nouche, couchée près de lui, regardait de ses yeux verts. Elle dédaignait ce joujou
trop simple, les pattes sous le ventre, reculant devant la fatigue de sortir ses griffes.
La boule s’était arrêtée devant son nez.

- Ah ! c’est vous, dit Chanteau. Vous êtes bien aimables, je ne m’amuse guère
tout seul... Eh bien ! docteur, elle va mieux ? Oh ! je ne m’inquiète pas, elle est la
plus solide de la maison, elle nous enterrera tous.

Le docteur pensa l’occasion bonne pour l’éclairer.

- Sans doute, son état ne me paraît pas très grave... Seulement, je la trouve bien
affaiblie.

- Non, non, docteur, s’écria Chanteau, vous ne la connaissez point. Elle a un


ressort incroyable... Avant trois jours, vous la verrez sur pied.

163
Et il refusa de comprendre, dans le besoin qu’il avait de croire à la santé de sa
femme. Le médecin, ne voulant pas lui dire brutalement les choses, dut se taire.
D’ailleurs, autant valait-il attendre encore. La goutte le laissait par bonheur assez
tranquille, sans douleurs trop vives, les jambes prises de plus en plus seulement,
au point qu’il fallait le porter de son lit dans son fauteuil.

- Si ce n’étaient ces maudites jambes, répétait-il, je monterais la voir au moins.

- Résignez-vous, mon ami, dit l’abbé Horteur, qui de son côté songeait à remplir
son ministère consolateur. Chacun doit porter sa croix... Nous sommes tous dans
la main de Dieu...

Mais il s’aperçut que ces paroles, loin de soulager Chanteau, l’ennuyaient et


finissaient même par l’inquiéter. Aussi, en brave homme, coupa-t-il court à ses
exhortations toutes faites, en lui offrant une distraction plus efficace.

- Voulez-vous faire une partie ? Ça vous débrouillera la tête.

Et il alla chercher lui-même le damier sur une armoire. Chanteau, ravi, serra la
main du docteur, qui partait. Déjà les deux hommes s’enfonçaient dans leur jeu,
oublieux du monde entier, lorsque la Minouche sans doute énervée à la longue
par la boule de papier restée devant elle, bondit brusquement et la fit voler d’un
coup de patte, puis la poursuivit avec des culbutes folles, autour de la pièce.

- Sacrée capricieuse ! cria Chanteau, dérangé. Elle ne voulait pas jouer avec moi
tout à l’heure, et la voilà maintenant qui nous empêche de réfléchir, en s’amusant
toute seule !

- Laissez, dit le curé plein de mansuétude, les chats prennent du plaisir pour
eux-mêmes.

Comme il traversait de nouveau la cuisine, le docteur Cazenove, emporté par


une soudaine émotion, à la vue de Lazare toujours écrasé sur la même chaise,
le saisit dans ses grands bras et le baisa paternellement, sans prononcer une pa-
role. Justement, Véronique redescendait, en chassant Mathieu devant elle. Il rou-
lait sans cesse dans l’escalier, avec son petit sifflement de nez, qui ressemblait à
la plainte d’un oiseau ; et, dès qu’il trouvait la chambre de la malade ouverte, il
venait y pleurer sur ce ton aigu de flageolet, dont la note persistante trouait les
oreilles.

164
- Va donc, va donc ! criait la bonne, ce n’est pas ta musique qui la remettra.

Puis, quand elle aperçut Lazare :

- Emmenez-le quelque part, ça nous débarrassera et ça vous fera du bien.

C’était un ordre de Pauline. Elle chargeait Véronique de renvoyer Lazare de la


maison, de le forcer à de longues courses. Mais il refusait, il lui fallait tout un effort
pour se mettre debout. Cependant, le chien était venu se placer devant lui, et il
recommençait à pleurer.

- Ce pauvre Mathieu n’est plus jeune, dit le docteur qui le regardait.

- Dame ! il a quatorze ans, répondit Véronique. Ça ne l’empêche pas d’être en-


core comme un fou après les souris... Vous voyez, il a le nez écorché et les yeux
rouges. C’est qu’il en a senti une sous le fourneau, la nuit dernière ; et il n’a pas
fermé l’œil, il a bouleversé ma cuisine avec son nez, il a encore la fièvre aux pattes.
Un si gros chien, pour une si petite bête, est-ce ridicule !... D’ailleurs, il n’y a pas
que les souris, tout ce qui est petit et tout ce qui grouille, les poussins un jour, les
enfants de Minouche, ça l’allume à en perdre le boire et le manger. Des fois, il reste
des heures, à souffler sous un meuble où a passé un cafard... En ce moment, il faut
dire qu’il sent des choses pas ordinaires dans la maison...

Elle s’arrêta, en voyant des larmes emplir les yeux de Lazare.

- Faites donc un tour, mon enfant, reprit le docteur. Vous n’êtes pas utile ici,
vous seriez mieux dehors.

Le jeune homme avait fini par se lever péniblement.

- Allons, dit-il, viens, mon pauvre Mathieu.

Quand il eut mis le médecin en voiture, il s’éloigna avec le chien, le long des
falaises. De temps à autre, il devait s’arrêter pour attendre Mathieu, car celui-ci en
effet vieillissait beaucoup. Son arrière-train se paralysait, on entendait ses grosses
pattes traîner à terre comme des chaussons. Il ne faisait plus de trou dans le pota-
ger, il tombait vite étourdi, lorsqu’il se lançait après sa queue. Mais il se fatiguait
surtout rapidement, toussant s’il se jetait à l’eau, se couchant et ronflant au bout

165
d’un quart d’heure de promenade. Sur la plage, il vint marcher dans les jambes de
son maître.

Lazare restait une minute immobile, à regarder un bateau pêcheur de Port-en-


Bessin, dont la voile grise rasait l’eau comme l’aile d’une mouette. Puis, il se re-
mettait à marcher. Sa mère allait mourir ! cela retentissait à grands coups dans
son être. Quand il n’y pensait plus, un nouveau coup, plus profond, l’ébranlait ;
et c’étaient des surprises continuelles, une idée à laquelle il ne pouvait s’habi-
tuer, une stupeur sans cesse renaissante, qui ne laissait pas de place pour d’autres
sensations. Même, par moments, cette idée perdait de sa netteté, il y avait en lui le
vague pénible d’un cauchemar, où ne surnageait de précise que l’attente anxieuse
d’un grand malheur. Pendant des minutes entières, tout ce qui l’entourait, dispa-
raissait ; ensuite, lorsqu’il revoyait les sables, les algues, la mer au loin, cet horizon
immense, il s’étonnait un instant, sans le reconnaître. Était-ce donc là qu’il avait
passé si souvent ? Le sens des choses lui semblait changé, jamais il n’en avait ainsi
pénétré les formes ni les couleurs. Sa mère allait mourir ! et il marchait toujours,
comme pour échapper à ce bourdonnement qui l’étourdissait.

Brusquement, il entendit un souffle derrière lui. Il se tourna et reconnut le chien,


la langue pendante, à bout de force. Alors, il parla tout haut.

- Mon pauvre Mathieu, tu n’en peux plus... Nous rentrons, va ! On a beau se


secouer, on pense quand même !

Le soir, on mangeait rapidement. Lazare, dont l’estomac resserré ne tolérait que


quelques bouchées de pain, se hâtait de remonter chez lui, en inventant pour son
père le prétexte d’un travail qui pressait. Au premier étage, il entrait chez sa mère,
où il s’efforçait de s’asseoir cinq minutes, avant de l’embrasser et de lui souhaiter
une bonne nuit. Elle, d’ailleurs, l’oubliait complètement, ne s’inquiétait jamais
de ce qu’il devenait dans la journée. Quand il se penchait, elle tendait la joue,
paraissait trouver naturel ce bonsoir rapide, absorbée à chaque heure davantage
dans l’égoïsme instinctif de sa fin. Et il s’échappait, Pauline abrégeait la visite, en
inventant un prétexte pour le renvoyer.

Mais chez lui, dans la grande chambre du second, le tourment de Lazare re-
doublait. C’était surtout la nuit, la longue nuit, qui pesait à son esprit troublé. Il
montait des bougies pour ne pas rester sans lumière ; il les allumait les unes après
les autres, jusqu’au jour, saisi de l’horreur des ténèbres. Quand il s’était couché,
vainement, il tâchait de lire, ses anciens livres de médecine seuls l’intéressaient

166
encore ; et il les repoussait, il avait fini par en avoir peur. Alors, les yeux ouverts, il
demeurait sur le dos, avec l’unique sensation qu’il se passait près de lui, derrière le
mur, une chose affreuse dont le poids l’étouffait. Le souffle de sa mère moribonde
était dans ses oreilles, ce souffle devenu si fort, que, depuis deux jours, il l’enten-
dait de chaque marche de l’escalier, où il ne se risquait plus sans presser le pas.
Toute la maison semblait l’exhaler comme une plainte, il croyait en être remué
dans son lit, inquiet des silences qui se faisaient parfois, courant pieds nus sur le
palier, pour s e pencher au-dessus de la rampe. En bas, Pauline et Véronique qui
veillaient ensemble, laissaient la porte ouverte, afin d’aérer la chambre. Et il aper-
cevait le pâle carré de lumière dormante que la veilleuse jetait sur le carreau, et il
retrouvait le souffle-fort, élargi, prolongé dans l’ombre. Lui aussi, quand il rentrait
se coucher, laissait sa porte ouverte, car il avait le besoin d’entendre ce râle, c’était
une obsession qui le poursuivait jusque dans les somnolences où il glissait enfin,
au petit jour. Comme à l’époque de la maladie de sa cousine, son épouvante de la
mort avait disparu. Sa mère allait mourir, tout allait mourir, il s’abandonnait à cet
effondrement de la vie, sans autre sentiment que l’exaspération de son impuis-
sance à rien changer.

Ce fut le lendemain que l’agonie de madame Chanteau commença, une ago-


nie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle s’était calmée, l’effroi du poison ne
l’affolait plus ; et, sans arrêt, elle parlait toute seule, d’une voix claire, en phrases
rapides, sans lever la tête de l’oreiller. Ce n’était pas une causerie, elle ne s’adres-
sait à personne, il semblait seulement que, dans le détraquement de la machine,
son cerveau se hâtât de fonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce
flot de petites paroles pressées fût les derniers tic-tac de son intelligence à bout
de chaîne. Tout son passé défilait, il ne lui venait pas un mot du présent, de son
mari, de son fils, de sa nièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avait
souffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière, lorsqu’elle cou-
rait le cachet dans les familles distinguées de Caen ; elle prononçait familièrement
des noms que ni Pauline ni Véronique n’avaient jamais entendus ; elle racontait
de longues histoires, sans suite, coupées d’incidentes, et dont les détails échap-
paient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à son service. Comme ces coffres
que l’on vide des lettres jaunies d’autrefois, il semblait qu’elle se débarrassât la
tête des souvenirs de sa jeunesse, avant d’expirer. Pauline, malgré son courage, en
éprouvait un frisson, troublée devant cet inconnu, cette confession involontaire
qui revenait à la surface, dans le travail même de la mort. Et ce n’était plus d’un
souffle, c’était de ce bavardage terrifiant que la maison maintenant s’emplissait.
Lazare, lorsqu’il passait devant la porte, en emportait des phrases. Il les retour-
nait, ne leur trouvait pas de sens, s’en effarait comme d’une histoire ignorée, que
sa mère contait déjà, de l’autre côté de la vie, au milieu de gens invisibles.

167
Lorsque le docteur Cazenove arriva, il trouva Chanteau et l’abbé Horteur dans
la salle à manger, en train de jouer aux dames. On aurait pu croire qu’ils n’avaient
pas bougé de là, et qu’ils continuaient la partie de la veille. Assise près d’eux sur
son derrière, la Minouche paraissait absorbée dans l’étude du damier. Le curé était
venu de grand matin reprendre son poste de consolateur. Pauline, à présent, ne
voyait plus d’inconvénient à ce qu’il montât, et lorsque le médecin fit sa visite,
il quitta son jeu, il l’accompagna près de la malade, se présenta à elle en ami,
simplement désireux d’avoir de ses nouvelles. Madame Chanteau les reconnut
encore, elle voulut qu’on la relevât contre ses oreillers, elle les accueillit en belle
femme de Caen qui recevait dans un délire lucide et souriant. Ce brave docteur
devait être satisfait d’elle, n’est-ce pas ? elle se lèverait bientôt ; et elle questionna
l’abbé poliment sur sa propre santé. Celui-ci, monté dans l’intention de remplir
son devoir de prêtre, n’osa ouvrir l a bouche, saisi de cette agonie bavarde. Du
reste, Pauline était là, qui l’aurait empêché d’aborder certains sujets. Elle-même
avait la force de feindre une gaieté confiante. Quand les deux hommes se reti-
rèrent, elle les reconduisit sur le palier, où le médecin lui donna à voix basse des
instructions pour les derniers moments. Les mots de décomposition rapide, de
phénol, revenaient, pendant que, de la chambre, sortait encore le bourdonnement
confus, le flux de paroles intarissables de la mourante.

- Alors, vous pensez qu’elle passera la journée ? demanda la jeune fille.

- Oui, elle ira sans doute jusqu’à demain, répondit Cazenove. Mais ne la levez
plus, elle pourrait vous rester entre les bras... D’ailleurs, je reviendrai ce soir.

Il fut convenu que l’abbé Horteur demeurerait avec Chanteau et qu’il le pré-
parerait à la catastrophe. Véronique, sur le seuil de la chambre, écoutait prendre
ces dispositions d’un air effaré. Depuis qu’elle croyait à la possibilité de la mort
de Madame, elle ne desserrait plus les lèvres, s’empressait autour d’elle avec son
dévouement de bête de somme. Mais tous se turent, Lazare montait, errant par
la maison, sans trouver la force d’assister aux visites du docteur et de connaître
au juste le danger. Ce brusque silence qui l’accueillait, le renseigna malgré lui. Il
devint très pâle.

- Mon cher enfant, dit le médecin, vous devriez m’accompagner. Vous déjeune-
riez avec moi, et je vous ramènerais ce soir.

Le jeune homme avait pâli encore.

168
- Non, merci, murmura-t-il, je ne veux pas m’éloigner.

Dès lors, Lazare attendit, dans un affreux serrement de poitrine. Une ceinture
de fer semblait lui boucler les côtes. La journée s’éternisait, et elle passait pour-
tant, sans qu’il sût de quelle façon coulaient les heures. Il ne se rappela jamais ce
qu’il avait fait, montant, descendant, regardant au loin la mer, dont le bercement
immense achevait de l’étourdir. La marche invincible des minutes, par instants,
se matérialisait, devenait en lui la poussée d’une barre de granit qui balayait tout
à l’abîme. Puis, il s’exaspérait, il aurait voulu que tout fût terminé, pour se repo-
ser enfin de cette abominable attente. Vers quatre heures, comme il montait une
fois de plus à sa chambre, il entra brusquement chez sa mère : il voulait voir, il
avait le besoin de l’embrasser encore. Mais, quand il se pencha, elle continua de
dévider l’écheveau embrouillé de ses phrases, elle ne tendit même pas la joue, du
mouvement fatigué dont elle l’accueillait depuis sa maladie.

Peut-être ne le vit-elle point. Ce n’était plus sa mère, ce visage plombé, aux


lèvres noires déjà.

- Va-t’en, lui dit Pauline avec douceur, sors un peu... Je t’assure que l’heure n’est
pas venue.

Et, au lieu de monter chez lui, Lazare se sauva. Il sortit, en emportant la vision de
ce visage douloureux, qu’il ne reconnaissait plus. Sa cousine lui mentait, l’heure
allait venir ; seulement, il étouffait, il lui fallait de l’espace, il marchait comme un
fou. Ce baiser était le dernier. L’idée de ne revoir jamais sa mère, jamais, le secouait
furieusement. Mais il crut que quelqu’un courait après lui, il se tourna ; et, quand
il reconnut Mathieu, qui tâchait de le rejoindre avec ses pattes lourdes, il entra
dans une rage, sans raison aucune, il prit des pierres qu’il lança au chien, en bé-
gayant des injures, pour le renvoyer à la maison. Mathieu, stupéfait de cet accueil,
s’éloignait, puis se retournait et le regardait d’un œil doux, où semblaient luire des
larmes. Il fut impossible à Lazare de chasser cette bête, qui l’accompagna de loin,
comme pour veiller sur son désespoir. La mer immense l’irritait elle aussi, il s’était
jeté dans les champs, il cherchait les coins perdus, afin de s’y sentir seul et caché.
Jusqu’à la nuit, il vagabonda, traversa des terres labourées, sauta des haies vives.
Enfin, il rentrait exténué, lorsqu’un spectacle, devant lui, le frappa d’une épou-
vante superstitieuse : c’était au bord d’un chemin désert, un grand peuplier isolé
et noir, que la lune à son lever surmontait d’une flamme jaune ; et l’on aurait dit
un grand cierge brûlant dans le crépuscule, au chevet de quelque grande morte,
couchée en travers de la campagne.

169
- Allons, Mathieu ! cria-t-il d’une voix étranglée. Dépêchons-nous.

Il rentra en courant, comme il était parti. Le chien avait osé se rapprocher, et il


lui léchait les mains.

Malgré la nuit tombée, il n’y avait pas de lumière dans la cuisine. La pièce était
vide et sombre, rougie au plafond par le reflet d’un fourneau de braise. Ces té-
nèbres saisirent Lazare, qui ne trouva pas le courage d’aller plus loin. Éperdu,
debout au milieu du désordre des pots et des torchons, il écouta les bruits dont
la maison frissonnait. A côté, il entendait une petite toux de son père, auquel
l’abbé Horteur parlait, d’une voix sourde et continue. Mais ce qui l’effrayait sur-
tout, c’étaient, dans l’escalier, des pas rapides, des chuchotements, puis, à l’étage
supérieur, un bourdonnement qu’il ne s’expliquait pas, comme le tumulte étouffé
d’une besogne vivement faite. Il n’osait comprendre, était-ce donc fini ? Et il de-
meurait immobile, sans avoir la force de monter chercher une certitude, lorsqu’il
vit descendre Véronique : elle courait, elle alluma une bougie et l’emporta, si pres-
sée, qu’elle ne lui jeta ni une parole ni même un regard. La cuisine, éclairée un
moment, était retombée dans le noir. En haut, les piétinements s’apaisaient. Il y
eut encore une apparition de la bonne, qui, cette fois, descendait prendre une ter-
rine ; et toujours la même hâte effarée et muette. Lazare ne douta plus, c’était fini.
Alors, défaillant, il s’assit au bord de la table, il attendit au fond de cette ombre,
sans savoir ce qu’il attendait, les oreilles sonnantes du grand silence qui venait de
se faire.

Dans la chambre, l’agonie suprême durait depuis deux heures, une agonie atroce
qui épouvantait Pauline et Véronique. La peur du poison avait reparu aux derniers
hoquets, madame Chanteau se soulevait, causant toujours de sa voix rapide, mais
peu à peu agitée d’un délire furieux. Elle voulait sauter de son lit, s’enfuir de la
maison où quelqu’un allait l’assassiner. La jeune fille et la bonne devaient mettre
toutes leurs forces à la retenir.

- Laissez-moi, vous me ferez tuer... Il faut que je parte, tout de suite, tout de
suite...

Véronique tâchait de la calmer.

- Madame, regardez-nous... Vous ne nous pensez pas capables de vous faire du


mal.

170
La mourante, épuisée, soufflait un instant. Elle semblait chercher dans la pièce,
de ses yeux troubles, qui ne voyaient sans doute plus. Puis, elle reprenait :

- Fermez le secrétaire. C’est dans le tiroir... La voilà qui monte. Oh ! j’ai peur,
je vous dis que je l’entends ! Ne lui donnez pas la clef, laissez-moi partir, tout de
suite, tout de suite...

Et elle se débattait sur ses oreillers, tandis que Pauline la maintenait.

- Ma tante, il n’y a personne, il n’y a que nous.

- Non, non, écoutez, la voilà... Mon Dieu ! je vais mourir, la coquine m’a tout fait
boire... Je vais mourir ! je vais mourir !

Ses dents claquaient, elle se réfugiait entre les bras de sa nièce, qu’elle ne recon-
naissait pas. Celle-ci la serrait douloureusement sur son cœur, cessant de com-
battre l’abominable soupçon, se résignant à le lui laisser emporter dans la terre.

Heureusement, Véronique veillait. Elle avança les mains, en murmurant :

- Mademoiselle, prenez garde !

C’était la crise finale. Madame Chanteau, d’un violent effort, avait réussi à jeter
ses jambes enflées hors du lit ; et, sans l’aide de la bonne, elle serait tombée par
terre. Une folie l’agitait, elle ne poussait plus que des cris inarticulés, les poings
serrés comme pour une lutte corps à corps, ayant l’air de se défendre contre une
vision qui la tenait à la gorge. Dans cette minute dernière, elle dut se voir mourir,
elle rouvrit des yeux intelligents, dilatés par l’horreur. Une souffrance affreuse lui
fit un instant porter les mains à sa poitrine. Puis, elle retomba sur les oreillers et
devint noire. Elle était morte.

Il y eut un grand silence. Pauline, épuisée, voulut encore lui fermer les yeux :
c’était le terme qu’elle avait fixé à ses forces. Quand elle quitta la chambre, lais-
sant comme garde, avec Véronique, la femme Prouane qu’elle avait envoyé cher-
cher après la visite du docteur, elle se sentit défaillir dans l’escalier ; et elle dut s’as-
seoir un moment sur une marche, car elle ne trouvait plus le courage de descendre
pour annoncer la mort à Lazare et à Chanteau. Les murs, autour d’elle, tournaient.

171
Quelques minutes se passèrent, elle reprit la rampe, entendit dans la salle à man-
ger la voix de l’abbé Horteur, et préféra entrer dans la cuisine. Mais, là, elle aper-
çut Lazare, dont la silhouette sombre se détachait sur le reflet rouge du fourneau.
Sans parler, elle s’avança, les bras ouverts. Il avait compris, il s’abandonna contre
l’épaule de la jeune fille, tandis qu’elle le serrait d’une longue étreinte. Puis, ils
se baisèrent au visage. Elle pleurait silencieusement, et lui ne pouvait verser une
larme, si étranglé, q u’il ne respirait plus. Enfin, elle desserra les bras, elle dit la
première phrase qui lui venait aux lèvres :

- Pourquoi es-tu sans lumière ?

Il fit un geste, comme pour répondre qu’il n’avait pas besoin de lumière dans
son chagrin.

- Il faut allumer une bougie, reprit-elle.

Lazare était tombé sur une chaise, incapable de se tenir debout.

Mathieu, très inquiet, faisait le tour de la cour, flairant l’air humide de la nuit.
Il rentra, les regarda fixement l’un après l’autre, alla poser sa grosse tête sur un
genou de son maître ; et il resta immobile à l’interroger de tout près, les yeux dans
les yeux. Alors, Lazare se mit à trembler devant ce regard de chien. Brusquement,
les larmes jaillirent, il éclata en sanglots, les mains nouées autour de cette vieille
bête domestique, que sa mère aimait depuis quatorze ans. Il bégayait des mots
entrecoupés.

- Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros... Nous ne la verrons plus.

Pauline, malgré son trouble, avait fini par trouver et par allumer une bougie.
Elle ne tenta pas de le consoler, heureuse de ses larmes. Une tâche pénible lui
restait, celle d’avertir son oncle. Mais, comme elle se décidait à passer dans la salle
à manger, où Véronique avait porté une lampe dès le crépuscule, l’abbé Horteur
venait, par de longues phrases ecclésiastiques, d’amener Chanteau à cette idée
que sa femme était perdue et qu’il y avait seulement là une question d’heures.
Aussi, quand le vieillard vit entrer sa nièce, bouleversée, les yeux rouges, devina-
t-il la catastrophe. Son premier cri fut :

- Mon Dieu ! je n’aurais demandé qu’une chose, la revoir vivante une fois en-
core... Ah ! ces saletés de jambes ! ces saletés de jambes !

172
Il ne sortit guère de là. Il pleurait des petites larmes vite séchées, poussait de
faibles soupirs de malade ; et il revenait vite à ses jambes, les injuriait, en arrivait
à se plaindre lui-même. Un instant, on discuta la possibilité de le monter au pre-
mier étage, pour qu’il pût embrasser la morte ; puis, outre la difficulté d’une telle
besogne, on jugea dangereux de lui donner l’émotion de cet adieu suprême, qu’il
n’exigeait plus d’ailleurs. Et il demeura dans la salle à manger, devant le damier
en désordre, ne sachant à quoi occuper ses pauvres mains d’infirme, n’ayant pas
même assez de tête, disait-il, pour lire et comprendre son journal. Quand on le
coucha, des souvenirs lointains durent s’éveiller, car il pleura beaucoup.

Alors, deux longues nuits et un jour sans fin s’écoulèrent, ces heures terribles où
la mort habite le foyer. Cazenove n’avait reparu que pour constater le décès, sur-
pris une fois de plus d’une fin si rapide. Lazare, qui ne se coucha pas la première
nuit, écrivit jusqu’au jour des lettres à des parents éloignés. On devait transpor-
ter le corps au cimetière de Caen, dans le caveau de la famille. Le docteur s’était
obligeamment chargé de toutes les formalités ; et il n’y en eut qu’une de pénible,
à Bonneville, la déclaration que Chanteau était chargé de recevoir en qualité de
maire. Pauline, n’ayant pas de robe noire convenable, se hâta de s’en arranger
une, à l’aide d’une ancienne jupe et d’un châle de mérinos, dans lequel elle se
tailla un corsage. La première nuit, puis la journée passèrent encore, au milieu de
la fièvre de ces occupations ; mais ce fut la seconde nuit qui s’éternisa, rendue in-
terminable par la douloureuse attente du lendemain. Personne ne put dormir, les
portes restaient ouvertes, des bougies allumées traînaient sur les marches et sur
les meubles ; tandis qu’une odeur de phénol avait envahi jusqu’aux pièces écar-
tées. Tous en étaient à cette courbature de la douleur, la bouche empâtée, les yeux
troubles ; et ils n’avaient plus que le sourd besoin de ressaisir la vie.

Enfin, le lendemain, à dix heures, la cloche de la petite église se mit à sonner,


de l’autre côté de la route. Par égard pour l’abbé Horteur, qui s’était conduit en
brave homme dans ces tristes circonstances, on avait résolu de faire célébrer la
cérémonie religieuse à Bonneville, avant le départ du corps pour le cimetière de
Caen. Dès qu’il entendit la cloche, Chanteau se remua dans son fauteuil.

- Je veux la voir partir au moins, répétait-il. Ah ! les saletés de jambes ! quelle


misère que d’avoir des saletés de jambes pareilles !

Vainement, on essaya de lui éviter l’affreux spectacle. La cloche sonnait plus


vite, il se fâchait, il criait :

173
- Roulez-moi dans le corridor. J’entends bien qu’on la descend... Tout de suite,
tout de suite. Je veux la voir partir.

Et il fallut que Pauline et Lazare, en grand deuil, déjà gantés, lui obéissent. L’un à
droite, l’autre à gauche, poussèrent le fauteuil au pied de l’escalier. En effet, quatre
hommes descendaient le corps, dont le poids leur cassait les membres. Quand le
cercueil parut, avec son bois neuf, ses poignées luisantes, sa plaque de cuivre gra-
vée fraîchement, Chanteau eut un effort instinctif pour se lever ; mais ses jambes
de plomb le clouaient, il dut rester dans son fauteuil, agité d’un tremblement tel,
que ses mâchoires faisaient un petit bruit, comme s’il eût parlé tout seul. L’escalier
étroit rendait la descente difficile, il regardait la grande caisse jaune venir avec len-
teur ; et lorsqu’elle lui effleura les pieds, il se pencha pour voir ce qu’on avait écrit
sur la plaque. Maintenant, le corridor était plus large, les hommes se dirigeaient
vivement vers le brancard, déposé devant le perron. Lui, regardait toujours, regar-
dait s’en aller quarante années de sa vie, les choses d’autrefois, les bonnes et les
mauvaises, qu’il regrettait éperdument comme on regrette la jeunesse. Derrière le
fauteuil, Pauline et Lazare pleuraient.

- Non, non, laissez-moi, leur dit-il, quand ils s’apprêtèrent à le rouler de nou-
veau à sa place, dans la salle à manger. Allez-vous-en. Je veux voir.

On avait déposé le cercueil sur le brancard, d’autres hommes le soulevaient. Le


cortège s’organisait dans la cour, pleine de gens du pays. Mathieu, enfermé depuis
le matin, gémissait sous la porte de la remise, au milieu du grand silence ; tandis
que la Minouche, assise sur la fenêtre de la cuisine, examinait d’un air surpris tout
ce monde et cette boîte qu’on emportait. Comme on ne partait pas assez vite, la
chatte, ennuyée, se lécha le ventre.

- Tu n’y vas donc pas ? demanda Chanteau à Véronique, qu’il venait d’apercevoir
près de lui.

- Non, monsieur, répondit-elle d’une voix étranglée. Mademoiselle m’a dit de


rester avec vous.

La cloche de l’église sonnait toujours, le corps quittait enfin la cour, suivi de


Lazare et de Pauline, en noir au grand soleil. Et, de son fauteuil d’infirme, dans
l’encadrement de la porte du vestibule laissée ouverte, Chanteau le regardait par-
tir.

174
Chapitre 7

La complication des cérémonies et certaines affaires à régler retinrent Lazare


et Pauline deux jours à Caen. Quand ils revinrent, après une dernière visite au
cimetière, le temps avait changé, une bourrasque soufflait sur les côtes. Ils par-
tirent d’Arromanches par une pluie battante, le vent soufflait si fort que la capote
du cabriolet menaçait d’être emportée. Pauline se rappelait son premier voyage,
lorsque madame Chanteau l’avait amenée de Paris : c’était par une tempête pa-
reille, la pauvre tante lui défendait de se pencher hors de la voiture, et lui ratta-
chait à toute minute un foulard autour du cou. Dans son coin, Lazare songeait
aussi, revoyait sa mère sur cette route, impatiente de l’embrasser, à chacun de ses
retours : une fois, en décembre, elle avait fait deux lieues à pied, il l’avait trouvée
assise sur cette borne. La pluie tombait sans relâche, la jeune fille et son cousin
n’échangèrent pas une parole d’Arromanches à Bonneville.

Cependant, comme on arrivait, la pluie cessa ; mais le vent redoublait de vio-


lence, il fallut que le cocher descendit, pour prendre le cheval par la bride. Enfin,
la voiture s’arrêtait devant la porte, lorsque le pêcheur Houtelard passa en cou-
rant.

- Ah ! monsieur Lazare, cria-t-il, c’est fichu, cette fois !... Elle vous casse vos ma-
chines.

On ne pouvait voir la mer, de cet angle de la route. Le jeune homme, qui avait
levé la tête, venait d’apercevoir Véronique debout sur la terrasse, les yeux vers la
plage. De l’autre côté, abrité contre le mur de son jardin, dans la crainte que le
vent ne fendît sa soutane, l’abbé Horteur regardait aussi. Il se pencha pour crier à
son tour :

- Ce sont vos épis qu’elle nettoie !

175
Alors, Lazare descendit la côte, et Pauline le suivit, malgré le temps affreux.
Quand ils débouchèrent au bas de la falaise, ils restèrent saisis du spectacle qui
les attendait. La marée, une des grandes marées de septembre, montait avec un
fracas épouvantable ; elle n’était pourtant pas annoncée comme devant être dan-
gereuse ; mais la bourrasque qui soufflait du nord depuis la veille, la gonflait si
démesurément, que des montagnes d’eau s’élevaient de l’horizon, et roulaient, et
s’écroulaient sur les roches. Au loin, la mer était noire, sous l’ombre des nuages,
galopant dans le ciel livide.

- Remonte, dit le jeune homme à sa cousine. Moi, je vais donner un coup d’œil,
et je reviens tout de suite.

Elle ne répondit pas, elle continua de le suivre jusqu’à la plage. Là, les épis
et une grande estacade, qu’on avait construite dernièrement, soutenaient un ef-
froyable assaut. Les vagues, de plus en plus grosses, tapaient comme des béliers,
l’une après l’autre ; et l’armée en était innombrable, toujours des masses nou-
velles se ruaient. De grands dos verdâtres, aux crinières d’écume, moutonnaient
à l’infini, se rapprochaient sous une poussée géante ; puis, dans la rage du choc,
ces monstres volaient eux-mêmes en poussière d’eau, tombaient en une bouillie
blanche, que le flot paraissait boire et remporter. Sous chacun de ces écroule-
ments, les charpentes des épis craquaient. Un déjà avait eu ses jambes de force
cassées, et la longue poutre centrale, retenue par un bout, branlait désespéré-
ment, ainsi qu’un tronc mort dont la mitraille aurait coupé les membres. Deux
autres résistaient mieux ; mais on les sentait trembler dans leurs scellements, se
fatiguer et comme s’amincir, au milieu de l’étreinte mouvante qui semblait vou-
loir les user pour les rompre.

- Je disais bien, répétait Prouane, très ivre, adossé à la coque trouée d’une vieille
barque, fallait voir ça quand le vent soufflerait d’en haut... Elle s’en moque un peu,
de ses allumettes, à ce jeune homme !

Des ricanements accueillaient ces paroles. Tout Bonneville était là, les hommes,
les femmes, les enfants, très amusés par les claques énormes que recevaient les
épis. La mer pouvait écraser leurs masures, ils l’aimaient d’une admiration peu-
reuse, ils en auraient pris pour eux l’affront, si le premier monsieur venu l’avait
domptée, avec quatre poutres et deux douzaines de chevilles. Et cela les excitait,
les gonflait comme d’un triomphe personnel, de la voir enfin se réveiller et se dé-
museler, en un coup de gueule.

176
- Attention ! criait Houtelard, regardez-moi quel atout... Hein ? elle lui a enlevé
deux pattes !

Ils s’appelaient. Cuche comptait les vagues.

- Il en faut trois, vous allez voir... Une, ça le décolle ! deux, c’est balayé ! Ah ! la
gueuse, deux lui ont suffi !... Quelle gueuse, tout de même !

Et ce mot était une caresse. Des jurons attendris s’élevaient. La marmaille dan-
sait, quand un paquet d’eau plus effrayant s’abattait et brisait du coup les reins
d’un épi. Encore un ! encore un ! tous y resteraient, craqueraient, comme des puces
de mer sous le sabot d’un enfant. Mais la marée montait toujours, et la grande es-
tacade restait debout. C’était le spectacle attendu, la bataille décisive. Enfin, les
premières vagues s’engouffrèrent dans les charpentes. On allait rire.

- Dommage qu’il ne soit pas là, le jeune homme ! dit la voix goguenarde de ce
gueux de Tourmal. Il pourrait s’accoter contre, pour les renforcer.

Un sifflement le fit taire, des pêcheurs venaient d’apercevoir Lazare et Pauline.


Ceux-ci, très pâles, avaient entendu, et ils continuaient à regarder le désastre en
silence. Ce n’était rien, ces poutres brisées ; mais la marée devait monter encore
pendant deux heures, le village souffrirait certainement, si l’estacade ne résistait
pas. Lazare avait pris sa cousine contre lui, en la tenant à la taille, pour la proté-
ger des rafales, dont les souffles passaient comme des coups de faux. Une ombre
lugubre tombait du ciel noir, les vagues hurlaient, tous deux demeuraient immo-
biles, en grand deuil, dans la poussière d’eau volante, dans la clameur qui s’en-
flait, toujours plus haute. Autour d’eux, maintenant, les pêcheurs attendaient, la
bouche tordue par un dernier ricanement, travaillés sourdement d’une inquié-
tude croissante.

- Ça ne va pas être long, murmura Houtelard.

L’estacade pourtant résistait. A chaque lame qui la couvrait d’écume, les char-
pentes noires, enduites de goudron, reparaissaient sous l’eau blanche. Mais, dès
qu’une pièce de bois fut rompue, les pièces voisines commencèrent à s’en aller,
morceau à morceau. Depuis cinquante ans, les anciens n’avaient pas vu une mer
aussi forte. Bientôt, il fallut s’éloigner, les poutres arrachées battaient les autres,
achevaient de démolir l’estacade, dont les épaves étaient violemment jetées à
terre. Il n’en restait qu’une toute droite pareille à une de ces balises qu’on plante

177
sur les écueils. Bonneville cessait de rire, des femmes emportaient des enfants en
larmes. La gueuse les reprenait, c’était une stupeur résignée, la ruine attendue et
subie, dans ce voisinage si étroit de la grande mer qui les nourrissait et les tuait.
Il y eut une débandade, un galop de gros souliers : tous se réfugiaient derrière
les murs de galets, dont la ligne seule protégeait encore les maisons. Des pieux
cédaient déjà, les planches étaient enfoncées, les vagues énormes passaient par-
dessus les murs trop bas. Rien ne résista plus, un paquet d’eau alla briser les vitres,
chez Houtelard, et inonder sa cuisine. Alors, ce fut une déroute, il ne restait que la
mer victorieuse, balayant la plage.

- Ne rentre pas ! criait-on à Houtelard. Le toit va crever.

Lentement, Lazare et Pauline avaient reculé devant le flot. Aucun secours n’était
possible, ils remontaient chez eux, lorsque la jeune fille, à mi-côte, jeta un dernier
coup d’œil sur le village menacé.

- Pauvres gens ! murmura-t-elle.

Mais Lazare ne leur pardonnait pas leurs rires imbéciles. Blessé au cœur par
cette débâcle qui était pour lui une défaite, il eut un geste de colère, il desserra
enfin les dents.

- Qu’elle couche dans leur lit, puisqu’ils l’aiment ! Ce n’est fichtre pas moi qui
l’en empêcherai !

Véronique descendait à leur rencontre avec un parapluie, car les averses recom-
mençaient. L’abbé Horteur, toujours abrité derrière son mur, leur cria des phrases
qu’ils ne purent entendre. Ce temps abominables, les épis détruits, la misère de
ce village qu’ils laissaient en danger, attristaient encore leur retour. Quand ils ren-
trèrent dans la maison, elle leur sembla nue et glacée ; seul, le vent en traversait les
pièces mornes, d’un hurlement continu. Chanteau, assoupi devant le feu de coke,
se mit à pleurer, dès qu’ils parurent. Ni l’un ni l’autre ne monta changer de vête-
ments, pour éviter les souvenirs affreux de l’escalier. La table était prête, la lampe
allumée, on dîna tout de suite. Ce fut une soirée sinistre, les secousses profondes
de la mer, dont les murs tremblaient, coupaient les paroles rares. Lorsqu’elle servit
le thé, Véronique annonça que la maison des Houtelard et cinq autres étaient déjà
par terre ; cette fois, la moitié du village y resterait. Chanteau, désespéré de n’avoir
pu encore retrouver son équilibre dans ses souffrances, lui ferma la bouche, en
disant qu’il avait bien assez de son malheur et qu’il ne voulait pas entendre parler

178
de celui des autres. Après l’avoir mis au lit, tous se couchèrent, brisés de fatigue.
Jusqu’au jour, Lazare garda de la lumière ; et, à plus de dix reprises, Pauline, in-
quiète, ouvrit doucement sa porte pour écouter ; mais il ne montait, du premier
étage, vide maintenant, qu’un silence de mort.

Dès le lendemain, commencèrent pour le jeune homme les heures lentes et poi-
gnantes qui suivent les grands deuils. Il s’éveillait comme d’un évanouissement,
après une chute, dont ses membres auraient gardé la courbature ; et il avait à pré-
sent toute sa tête, le souvenir très net, dégagé du cauchemar qu’il venait de tra-
verser, avec la vision trouble de la fièvre. Chaque détail renaissait, il revivait ses
douleurs. Le fait de la mort qu’il n’avait pas encore touché, était là, chez lui, dans
la pauvre mère emportée brutalement, en quelques jours. Cette horreur de n’être
plus devenait tangible : on était quatre, et un trou se creusait, on restait trois à
grelotter de misère, à se serrer éperdument, pour retrouver un peu de la chaleur
perdue. C’était donc cela, mourir ? c’était ce plus jamais, ces bras tremblants re-
fermés sur une ombre, qui ne laissait d’elle qu’un regret épouvanté.

Sa pauvre mère, il la perdait de nouveau, à chaque heure, toutes les fois que la
morte se dressait en lui. D’abord, il n’avait pas tant souffert, ni quand sa cousine
était descendue se jeter dans ses bras, ni pendant la longue cruauté de l’enter-
rement. Il ne sentait l’affreuse perte que depuis son retour dans la maison vide ;
et son chagrin s’exaspérait du remords de n’avoir pas pleuré davantage, sous le
coup de l’agonie, lorsque quelque chose de la disparue était encore là. La crainte
de n’avoir pas aimé sa mère le torturait, l’étranglait parfois d’une crise de san-
glots. Il l’évoquait sans cesse, il était hanté par son image. S’il montait l’escalier, il
s’attendait à la voir sortir de sa chambre, du petit pas rapide dont elle traversait le
corridor. Souvent, il se retournait, croyant l’entendre, si rempli d’elle, qu’il finissait
par avoir l’hallucination d’un bout de robe coulant derrière une perte. Elle n’était
pas fâchée, elle ne le regardait même pas ; ce n’était qu’une apparition familière,
une ombre de la vie d’autrefois. La nuit, il n’osait éteindre sa lampe, des bruits fur-
tifs s’approchaient du lit, une haleine l’effleurait au front, dans l’obscurité. Et la
plaie, au lieu de se fermer, allait en s’élargissant toujours, c’était au moindre sou-
venir une secousse nerveuse, une apparition réelle et rapide, qui s’évanouissait
aussitôt, en lui laissant l’angoisse du jamais plus.

Tout, dans la maison, lui rappelait sa mère. La chambre était restée intacte, on
n’avait pas changé un meuble de place, un dé à coudre traînait au bord d’une pe-
tite table, à côté d’un ouvrage de broderie. Sur la cheminée, l’aiguille de la pen-
dule arrêtée marquait sept heures trente-sept minutes, l’heure dernière. Il évitait
d’entrer là. Puis, quand il montait vivement l’escalier, une résolution soudaine l’y

179
poussait parfois. Et, le cœur battant à grands coups, il lui semblait que les vieux
meubles amis, le secrétaire, le guéridon, le lit surtout, avaient pris une majesté
qui les faisait autres. Par les volets toujours clos, glissait une lueur pâle, dont le
vague augmentait son trouble, tandis qu’il allait baiser l’oreiller, où s’était glacée
la tête de la morte. Un matin, comme il entrait, il demeura saisi : les volets, grands
ouverts, laissaient pénétrer à flots le plein jour ; une nappe gaie de soleil était cou-
chée en travers du lit, jusque sur l’oreiller ; et les meubles se trouvaient garnis de
fleurs, dans tous les pots qu’on avait pu réunir. Alors, il se rappela, c’était un an-
niversaire, la naissance de celle qui n’était plus, date fêtée tous les ans, et dont sa
cousine avait gardé la mémoire. Il n’y avait là que les pauvres fleurs de l’automne,
les asters, les marguerites, les dernières roses touchées déjà par la gelée ; mais elles
sentaient bon la vie, elles encadraient de leurs couleurs joyeuses le cadran mort,
où le temps semblait s’être arrêté. Cette pieuse attention de femme le bouleversa.
Il pleura longtemps.

Et la salle à manger, la cuisine, la terrasse même, étaient ainsi pleines de sa


mère. Il la retrouvait dans de menus objets qu’il ramassait, dans des habitudes qui
lui manquaient tout d’un coup. Cela tournait à l’obsession, et il n’en parlait point,
il mettait une sorte de pudeur inquiète à cacher ce tourment de toutes les heures,
ce continuel entretien avec la mort. Comme il allait jusqu’à éviter de prononcer
le nom de celle dont il était hanté, on aurait pu croire que l’oubli venait déjà, que
jamais il ne songeait à elle, lorsqu’il ne passait pas un instant sans avoir au cœur
l’élancement douloureux d’un souvenir. Seul, le regard de sa cousine le pénétrait.
Alors, il risquait des mensonges, jurait avoir éteint sa lampe à minuit, se disait ab-
sorbé par un travail imaginaire, prêt à s’emporter, si on le questionnait davantage.
Sa chambre était son refuge, il remontait s’y abandonner, plus tranquille dans ce
coin où il avait grandi, n’ayant pas la peur d’y livrer aux autres le secret de son mal.

Dès les premiers jours, il avait bien essayé de sortir, de reprendre ses longues
promenades. Du moins, il aurait échappé au silence maussade de la bonne et au
spectacle pénible de son père, abattu dans un fauteuil, ne sachant à quelle dis-
traction occuper ses dix doigts. Mais une répugnance invincible de la marche lui
était venue. Il s’ennuyait dehors, d’un ennui qui allait jusqu’au malaise. Cette mer,
avec son éternel balancement, son flot obstiné dont la houle battait la côte deux
fois par jour, l’irritait comme une force stupide, étrangère à sa douleur, usant là les
mêmes pierres depuis des siècles, sans avoir jamais pleuré sur une mort humaine.
C’était trop grand, trop froid, et il se hâtait de rentrer, de s’enfermer, pour se sentir
moins petit, moins écrasé entre l’infini de l’eau et l’infini du ciel. Un seul endroit
l’attirait, le cimetière qui entourait l’église : sa mère n’y était point, il y songeait
à elle avec une grande douceur, il s’y calmait singulièrement, malgré sa terreur

180
du néant. Les tombes dormaient dans l’herbe, des ifs avaient poussé à l’abri de
la nef, on n’entendait que le sifflement des courlis, bercés au vent du large. Et il
s’oubliait là des heures, sans pouvoir même lire sur les dalles les noms des vieux
morts, effacés par les pluies battantes de l’ouest.

Encore si Lazare avait eu la foi en l’autre monde, s’il avait pu croire qu’on retrou-
vait un jour les siens, derrière le mur noir. Mais cette consolation lui manquait, il
était trop convaincu de la fin individuelle de l’être, mourant et se perdant dans
l’éternité de la vie. Il y avait là une révolte déguisée de son moi, qui ne voulait pas
finir. Quelle joie de recommencer ailleurs, parmi les étoiles, une nouvelle exis-
tence avec les parents et les amis ! comme cela aurait rendu l’agonie douce, d’aller
rejoindre les affections perdues, et quels baisers à la rencontre, et quelle sérénité
de revivre ensemble immortels ! Il agonisait devant ce mensonge charitable des
religions, dont la pitié cache aux faibles la vérité terrible. Non, tout finissait à la
mort, rien ne renaissait de nos affections, l’adieu était dit à jamais. Oh ! jamais !
jamais ! c’était ce mot redoutable qui emportait son esprit dans le vertige du vide.

Un matin, comme Lazare s’était arrêté à l’ombre des ifs, il aperçut l’abbé Hor-
teur au fond de son potager, qu’un mur bas séparait seulement du cimetière. En
vieille blouse grise, chaussé de sabots, le prêtre bêchait lui-même un carré de
choux ; et le visage tanné par l’air âpre de la mer, la nuque brûlée de soleil, il res-
semblait à un vieux paysan, courbé sur la terre dure. Payé à peine, sans casuel
dans cette petite paroisse perdue, il serait mort de faim, s’il n’avait fait pousser
quelques légumes. Son peu d’argent allait à des aumônes, il vivait seul, servi par
une gamine, obligé souvent de mettre sa soupe au feu. Pour comble de malheur,
la terre ne valait rien sur ce roc, le vent lui brûlait ses salades, ce n’était vraiment
pas une chance d’avoir à se battre contre les cailloux, et d’obtenir des oignons
si maigres. Cependant, il se cachait encore, quand il passait sa blouse, de crainte
qu’on n’en plaisantât la religion. Aussi Lazare allait-il se retirer lorsqu’il le vit sortir
de sa poche une pipe, la bourrer à coups de pouce et l’allumer, avec de gros bruits
de lèvres. Mais comme il jouissait béatement des premières bouffées, l’abbé à son
tour aperçut le jeune homme. Il eut un geste effaré pour cacher sa pipe, puis il se
mit à rire, et il cria :

- Vous prenez l’air... Entrez donc, vous verrez mon jardin.

Quand Lazare fut près de lui, il ajouta joyeusement :

181
- Hein ? vous me trouvez en débauche... Je n’ai que ça, mon ami, et ce n’est pas
Dieu qui s’en offense.

Dès lors, fumant bruyamment, il ne quitta plus sa pipe que pour lâcher de
courtes phrases. Ainsi, le curé de Verchemont le préoccupait : un homme heu-
reux qui avait un jardin magnifique, du vrai terreau où tout poussait ; et voyez
comme les choses s’arrangeaient mal, ce curé ne donnait seulement pas un coup
de râteau. Ensuite, il se plaignit de ses pommes de terre, car elles coulaient depuis
deux ans, bien que le sol dût leur convenir.

- Que je ne vous dérange pas, lui dit Lazare. Continuez votre travail.

L’abbé reprit tout de suite sa bêche.

- Ma foi, je veux bien... Ces galopins vont arriver pour le catéchisme, et je tiens
à finir ce carré auparavant.

Lazare s’était assis sur un banc de granit, quelque ancienne pierre tombale,
adossée contre le petit mur du cimetière. Il regardait l’abbé Horteur se battre avec
les cailloux, il l’écoutait causer de sa voix aiguë de vieil enfant ; et une envie lui
venait d’être ainsi pauvre et simple, la tête vide, la chair tranquille. Pour que l’évê-
ché eût laissé le bonhomme vieillir dans cette cure misérable, il fallait vraiment
qu’on le jugeât d’une grande innocence d’esprit. Du reste, il était de ceux qui ne
se plaignent pas, et dont l’ambition est satisfaite lorsqu’ils ont du pain à manger
et de l’eau à boire.

- Ce n’est pas gai, de vivre parmi ces croix, pensa tout haut le jeune homme.

Le prêtre, surpris, s’était arrêté de bêcher.

- Comment, pas gai ?

- Oui, on a toujours la mort devant les yeux, on doit en rêver la nuit.

Il ôta sa pipe, cracha longuement.

- Ma foi, je n’y songe jamais... Nous sommes tous dans la main de Dieu.

182
Et il reprit la bêche, il l’enfonça d’un coup de talon. Sa croyance le gardait de la
peur, il n’allait pas au-delà du catéchisme : on mourait et on montait au ciel, rien
n’était moins compliqué ni plus rassurant. Il souriait d’un air entêté, l’idée fixe du
salut avait suffi pour remplir son crâne étroit.

A partir de ce jour, Lazare entra presque chaque matin dans le potager du curé.
Il s’asseyait sur la vieille pierre, il s’oubliait à le voir cultiver ses légumes, calmé un
instant par cette innocence aveugle qui vivait de la mort, sans en avoir le frisson.
Pourquoi donc ne redeviendrait-il pas enfant, comme ce vieillard ? Et il y avait, au
fond de lui, l’espoir secret de réveiller la foi disparue, dans ces conversations avec
un simple d’esprit, dont la tranquille ignorance le ravissait. Lui-même apportait
une pipe, tous deux fumaient, en causant des loches qui mangeaient des salades
ou du fumier qui coûtait trop cher ; car le prêtre parlait rarement de Dieu, l’ayant
réservé pour son salut personnel, dans sa tolérance et son expérience de vieux
confesseur. Les autres faisaient leurs affaires, lui faisait la sienne. Après trente an-
nées d’avertissements inutiles, il s’en tenait à l’exercice strict de son ministère,
avec la charité bien ordonnée du paysan qui commence par lui-même. Ce gar-
çon était très aimable, d’entrer ainsi chaque jour ; et, ne voulant pas le tracasser
ni lutter contre les idées de Paris, il préférait l’entretenir de son jardin, intermi-
nablement ; tandis que le jeune homme, la tête bourdonnante de paroles inutiles,
se croyait parfois près de rentrer dans l’heureux âge d’ignorance, où l’on n’a plus
peur.

Mais les matinées se suivaient, Lazare se retrouvait le soir dans sa chambre


avec le souvenir de sa mère, sans avoir le courage d’éteindre sa lampe. La foi était
morte. Un jour, comme il fumait avec l’abbé Horteur, assis tous les deux sur le
banc, ce dernier fit disparaître sa pipe, en entendant un bruit de pas derrière les
poiriers. C’était Pauline qui venait chercher son cousin.

- Le docteur est à la maison, expliqua-t-elle, et je l’ai invité à déjeuner... Rentre


tout de suite, n’est-ce pas ?

Elle souriait, car elle avait aperçu la pipe, sous la blouse de l’abbé. Celui-ci la
reprit aussitôt, avec le bon rire qu’il avait, chaque fois qu’on le voyait fumer.

- C’est trop bête, dit-il, on croirait que je commets un crime... Tenez ! je veux en
rallumer une devant vous.

183
- Vous ne savez pas ? monsieur le curé, reprit gaiement Pauline, venez déjeuner
chez nous avec le docteur, et celle-là, vous la fumerez au dessert.

Du coup, le prêtre, enchanté, cria :

- Eh bien ! j’accepte... Partez devant, je vais passer ma soutane. Et j’emporte ma


pipe, parole d’honneur !

Ce fut le premier déjeuner où, de nouveau, des rires sonnèrent dans la salle à
manger. L’abbé Horteur fuma au dessert, ce qui égaya les convives ; mais il mettait
à ce régal une telle bonhomie, que cela parut naturel tout de suite. Chanteau avait
mangé beaucoup, et à se détendait, soulagé par ce souffle de vie qui rentrait dans
la maison. Le docteur Cazenove racontait des histoires de sauvages, tandis que
Pauline rayonnait, heureuse de ce bruit dont la distraction allait peut-être tirer
Lazare de ses humeurs sombres.

Dès lors, la jeune fille voulut reprendre les dîners du samedi, interrompus par
la mort de sa tante. Le curé et le médecin revinrent régulièrement, l’existence de
jadis recommença. On plaisantait, le veuf tapait sur ses jambes, en disant que sans
cette maudite goutte, il danserait, tellement son caractère était gai encore. Seul,
le fils restait détraqué, avec une verve mauvaise quand il causait, tout d’un coup
frissonnant au milieu de ses éclats de paroles.

Un samedi soir, on était au rôti, lorsque l’abbé Horteur fut appelé près d’un
agonisant. Il ne vida pas son verre, il s’en alla sans écouter le docteur qui avait vu
le malade avant de venir dîner, et qui lui criait qu’il trouverait son homme mort.
Ce soir-là, le prêtre s’était montré d’un si pauvre esprit, que Chanteau lui-même
déclara derrière son dos :

- Il y a des jours où il n’est pas fort.

- Je voudrais être à sa place, dit brutalement Lazare. Il est plus heureux que nous.

Le docteur se mit à rire.

- Peut-être. Mais Mathieu et la Minouche sont aussi plus heureux que nous...
Ah ! je reconnais là nos jeunes gens d’aujourd’hui, qui ont mordu aux sciences,
et qui en sont malades, parce qu’ils n’ont pu y satisfaire les vieilles idées d’absolu,
sucées avec le lait de leurs nourrices. Vous voudriez trouver dans les sciences, d’un

184
coup et en bloc, toutes les vérités, lorsque nous les déchiffrons à peine, lorsqu’elles
ne seront sans doute jamais qu’une éternelle enquête. Alors, vous les niez, vous
vous rejetez dans la foi qui ne veut plus de vous, et vous tombez au pessimisme...
Oui, c’est la maladie de la fin du siècle, vous êtes des Werther retournés.

Il s’animait, c’était sa thèse favorite. Dans leurs discussions, Lazare, de son côté,
exagérait sa négation de toute certitude, sa croyance au mal final et universel.

- Comment vivre, demanda-t-il, lorsque à chaque heure les choses craquent


sous les pieds ?

Le vieillard eut un élan de passion juvénile.

- Mais vivez, est-ce que vivre ne suffit pas ? La joie est dans l’action. Et, brusque-
ment, il s’adressa à Pauline, qui écoutait en souriant.

- Voyons, vous, dites-lui donc comment vous faites pour être toujours contente.

- Oh ! moi, répondit-elle d’un ton de plaisanterie, je tâche de m’oublier, de peur


de devenir triste, et je pense aux autres, ce qui m’occupe et me fait prendre le mal
en patience.

Cette réponse parut irriter Lazare, qui soutint, par un besoin de contradiction
méchante, que les femmes devaient avoir de la religion. Il affectait de ne pas com-
prendre pourquoi elle avait cessé de pratiquer depuis longtemps. Et elle donna
ses raisons, de son air paisible.

- C’est bien simple, la confession m’a blessée, je pense que beaucoup de femmes
sont comme moi... Puis, il m’est impossible de croire des choses qui me semblent
déraisonnables. Dès lors, à quoi bon mentir, en feignant de les accepter ?... D’ailleurs,
l’inconnu ne m’inquiète pas, il ne peut être que logique, le mieux est d’attendre le
plus sagement possible.

- Taisez-vous, voici l’abbé, interrompit Chanteau, que cette conversation en-


nuyait.

L’homme était mort, l’abbé acheva tranquillement de dîner, et l’on but un petit
verre de chartreuse.

185
Maintenant, Pauline avait pris la direction de la maison, avec la maturité riante
d’une bonne ménagère. Les achats, les moindres détails, lui passaient sous les
yeux, et le trousseau des clefs battait à sa ceinture. Cela s’était fait naturellement,
sans que Véronique parût s’en fâcher. La bonne, cependant, restait revêche et
comme hébétée, depuis la mort de madame Chanteau. Il semblait se produire
en elle un nouveau travail, un retour d’affection vers la morte, tandis qu’elle rede-
venait d’une maussaderie méfiante devant Pauline. Celle-ci avait beau lui parler
doucement, elle s’offensait d’un mot, on l’entendait se plaindre toute seule dans
sa cuisine. Et, lorsqu’elle pensait ainsi à voix haute, après de longs silences obsti-
nés, toujours reparaissait en elle la stupeur de la catastrophe. Est-ce qu’elle savait
que Madame allait mourir ? Bien sûr, elle n’aurait jamais dit ce qu’elle avait dit. La
justice avant tout, on ne devait pas tuer les gens, même quand les gens avaient
des défauts. Du reste, elle s’en lavai t les mains, tant pis pour la personne qui était
la vraie cause du malheur ! Mais cette assurance ne la calmait pas, elle continuait
à grogner, en se débattant contre sa faute imaginaire.

- Qu’as-tu donc à te tracasser la cervelle ainsi ? lui demanda Pauline un jour.


Nous avons fait notre possible, on ne peut rien contre la mort.

Véronique hochait la tête.

- Laissez, on ne meurt pas comme ça... Madame était ce qu’elle était, mais elle
m’avait prise toute petite, et je me couperais la langue, si je pensais être pour
quelque chose dans son affaire... N’en causons point, ça tournerait mal.

Le mot de mariage n’avait plus été prononcé entre Pauline et Lazare. Chanteau,
près duquel la jeune fille venait coudre, afin de le désennuyer, s’était risqué une
fois à faire une allusion, désireux d’en finir, maintenant que l’obstacle avait dis-
paru. C’était surtout chez lui un besoin de la garder, une terreur de retomber aux
mains de la bonne, s’il la perdait jamais. Pauline avait donné à entendre qu’on ne
pouvait rien décider avant la fin du grand deuil. Les convenances ne lui dictaient
pas seules cette parole sage, elle comptait demander au temps la réponse à une
question, qu’elle n’osait s’adresser elle-même. Une mort si brusque, ce coup ter-
rible dont elle et son cousin restaient ébranlés, avait fait comme une trêve dans
leurs tendresses saignantes. Ils s’en éveillaient peu à peu pour souffrir encore, en
retrouvant, sous la perte irréparable, leur drame à eux : Louise surprise et chas-
sée, leurs amours détruites, leur existence changée peut-être. Que résoudre main-
tenant ? S’aimaient-ils toujours, le mariage demeurait-il possible et raisonnable ?
Cela flottait dans l’étourdissement où la catastrophe les laissait, sans que ni l’un
ni l’autre parût impatient de brusquer une solution.

186
Cependant, chez Pauline, le souvenir de l’injure s’était adouci. Elle avait par-
donné depuis longtemps, prête à mettre ses deux mains dans celles de Lazare, le
jour où il se repentirait. Et ce n’était pas chez elle le triomphe jaloux de le voir s’hu-
milier, elle songeait à lui seulement, au point de vouloir lui rendre sa parole, s’il ne
l’aimait plus. Toute son angoisse était dans ce doute : pensait-il encore à Louise ?
l’avait-il oubliée au contraire, pour revenir aux vieilles affections d’enfance ?

Quand elle rêvait ainsi de renoncer à Lazare, plutôt que de le rendre malheu-
reux, son être succombait de douleur, elle comptait bien avoir ce courage, mais
elle espérait en mourir ensuite.

Dès la mort de sa tante, une idée généreuse lui était venue, elle avait projeté
de se réconcilier avec Louise. Chanteau pouvait lui écrire, elle-même ajouterait
un mot d’oubli sur la lettre. On était si seul, si triste, que la présence de cette
grande enfant serait une distraction pour tout le monde. Puis, après une si rude
secousse, le passé de la veille semblait très ancien ; et elle avait aussi le remords
de s’être montrée violente. Mais, chaque fois qu’elle voulait en parler à son oncle,
une répugnance l’en empêchait. N’était-ce point risquer l’avenir, tenter Lazare et
le perdre ? Peut-être aurait-elle trouvé pourtant la bravoure et la fierté de le sou-
mettre à cette épreuve, s’il n’y avait pas eu, en elle, une révolte de l’idée de justice.
La trahison seule était impardonnable. Et, d’ailleurs, ne devait-elle pas suffire à
refaire la joie de la maison ? Pourquoi appeler une étrangère, lorsqu’elle se sentait
débordante de tendresse et de dévouement ? A son insu, il restait de l’orgueil dans
son abnégation, elle avait la charité jalouse. Son cœur s’embrasait à l’espoir d’être
l’unique bonheur des siens.

Ce fut, dès lors, le grand travail de Pauline. Elle s’appliqua, elle s’ingénia, pour
rendre autour d’elle la maison heureuse. Jamais encore elle n’avait montré une
telle vaillance dans la belle humeur et la bonté. C’était, chaque matin, un réveil
souriant, un souci de cacher ses propres misères, afin de ne pas en augmenter
celles des autres. Elle défiait les catastrophes par sa douceur à vivre, elle avait une
égalité de caractère qui désarmait les mauvais vouloirs. Maintenant, elle se por-
tait bien, forte et saine comme un jeune arbre, et la joie qu’elle répandait autour
d’elle, était le rayonnement même de sa santé. Le recommencement de chaque
journée l’enchantait, elle mettait son plaisir à refaire le jour ce qu’elle avait fait la
veille, n’attendant rien de plus, espérant le lendemain sans fièvre. Véronique avait
beau grogner devant son fourneau, devenue fantasque, travaillée de caprices in-
explicables, une vie nouvelle chassait le deuil de la maison, les rires d’autrefois
réveillaient les chambres, montaient allègrement l’escalier sonore. Mais l’oncle

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surtout paraissait ravi, car la tristesse lui avait toujours été lourde, il chantait vo-
lontiers la gaudriole, depuis qu’il ne quittait plus son fauteuil. Pour lui, l’existence
devenait abominable, et il s’y cramponnait avec l’étreinte éperdue d’un infirme
qui veut durer, même dans la douleur. Chaque jour vécu était une victoire, sa nièce
lui semblait chauffer la maison d’un coup de bon soleil, aux rayons duquel il ne
pouvait mourir.

Pauline avait un chagrin pourtant : Lazare échappait à ses consolations. Elle


s’inquiétait de le voir retomber dans ses humeurs sombres. Au fond du regret de
sa mère, il y avait chez lui une recrudescence de l’épouvante de la mort. Depuis
que le temps effaçait le premier chagrin, cette épouvante revenait, grossie de la
crainte du mal héréditaire. Lui aussi mourrait par le cœur, il promenait la certi-
tude d’une fin tragique et prochaine. Et, à toute minute, il s’écoutait vivre, dans
une telle excitation nerveuse, qu’il entendait marcher les rouages de la machine :
c’étaient les contractions pénibles de l’estomac, les sécrétions rouges des reins,
les sourdes chaleurs du foie ; mais, au-dessus du bruit des autres organes, il était
surtout assourdi par son cœur, qui sonnait des volées de cloches dans chacun de
ses membres, jusqu’au bout de ses doigts. S’il posait le coude sur une table, son
cœur battait dans son coude ; s’il appuyait sa nuque à un dossier de fauteuil, son
cœur battait dans sa nuque ; s’il s’asseyait, s’il se couchait, son cœur battait dans
ses cuisses, dans ses flancs, dans son ventre ; et toujours, et toujours, ce bourdon
ronflait, lui mesurait la vie avec le grincement d’une horloge qui se déroule. Alors,
sous l’obsession de l’étude qu’il faisait sans cesse de son corps, il croyait à chaque
instant que tout allait craquer, que les organes s’usaient et volaient en pièces, que
le cœur, devenu monstrueux, cassait lui-même la machine, à grands coups de
marteau. Ce n’était plus vivre que de s’entendre vivre ainsi, tremblant devant la
fragilité du mécanisme, attendant le grain de sable qui devait le détruire.

Aussi les angoisses de Lazare avaient-elles grandi. Depuis des années, à son
coucher, l’idée de la mort lui passait sur la face et lui glaçait la chair. Maintenant,
il n’osait s’endormir, travaillé de la crainte de ne plus s’éveiller. Il haïssait le som-
meil, il avait horreur de sentir son être défaillir, lorsqu’il tombait de la veille au
vertige du néant. Puis, ses réveils brusques le secouaient davantage, le tiraient du
noir, comme si un poing géant l’avait saisi aux cheveux et rejeté à la vie, avec la ter-
reur bégayante de l’inconnu dont il sortait. Mon Dieu ! mon Dieu ! il fallait mourir !
et jamais encore ses mains ne s’étaient jointes dans un élan si désespéré. Chaque
soir, son tourment devenait tel, qu’il préférait ne pas se mettre au lit. Il avait re-
marqué que, le jour, s’il s’allongeait sur un divan, il s’endormait sans secousse,
dans une paix d’enfance. C’étaient alors des repos réparateurs, des sommeils de
plomb, qui achevaient malheureusement de gâter ses nuits. Peu à peu, il en ar-

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rivait à des insomnie s réglées, préférant ses longues siestes de l’après-midi, ne
s’assoupissant plus que le matin, lorsque l’aube chassait la peur des ténèbres.

Pourtant, des rémittences se produisaient. Lazare restait parfois des deux ou


trois soirs, sans être visité par la mort. Un jour, Pauline trouva chez lui un alma-
nach criblé de traits au crayon rouge. Surprise, elle le questionna.

- Tiens ! que marques-tu donc ainsi ?... En voilà des dates pointées !

Il balbutiait :

- Moi, je ne marque rien... Je ne sais pas...

Gaiement elle reprit :

- Je croyais que les filles seules confiaient aux calendriers les choses qu’on ne
dit à personne... Si c’est à nous que tu penses tous ces jours-là, tu es joliment ai-
mable... Ah ! tu as des secrets !

Mais, comme il se troublait de plus en plus, elle eut la charité de se taire. Sur le
front blêmi du jeune homme, elle voyait passer une ombre qu’elle connaissait, le
mal caché dont elle ne pouvait le guérir.

Depuis quelque temps, il l’étonnait également par une nouvelle manie. Dans
la certitude de sa fin prochaine, il ne sortait pas d’une pièce, ne fermait pas un
livre, ne se servait pas d’un objet, sans croire que c’était son dernier acte, qu’il
ne reverrait ni l’objet, ni le livre, ni la pièce ; et il avait alors contracté l’habitude
d’un continuel adieu aux choses, un besoin maladif de reprendre les choses, de
les voir encore. Cela se mêlait à des idées de symétrie : trois pas à gauche et trois
pas à droite ; les meubles, aux deux côtés d’une cheminée ou d’une porte tou-
chés chacun un nombre égal de fois ; sans compter qu’il y avait, au fond, l’idée
superstitieuse qu’un certain nombre d’attouchements, cinq et sept par exemple,
distribués d’une façon particulière, empêchaient l’adieu d’être définitif. Malgré sa
vive intelligence, sa négation du surnaturel, il pratiquait avec une docilité de brute
cette religion imbécile, qu’il dissimulait comme une maladie honteuse. C’était la
revanche du détraquement nerveux, chez le pessimiste et le positiviste, qui décla-
rait croire uniquement au fait, à l’expérience. Il en devenait agaçant :

189
- Qu’as-tu donc à piétiner ? criait Pauline. Voilà trois fois que tu retournes à cette
armoire pour en toucher la clef... Va, elle ne s’envolera pas.

Le soir, il n’en finissait plus de quitter la salle à manger, rangeait les chaises
dans un ordre voulu, faisait battre la porte un nombre réglé de fois, rentrait encore
poser les mains, la droite après la gauche, sur le chef-d’œuvre du grand-père. Elle
l’attendait au pied de l’escalier, elle finissait par rire.

- Quel maniaque tu feras à quatre-vingts ans !... Je te demande un peu s’il est
raisonnable de tourmenter ainsi les choses ?

A la longue, elle cessa de plaisanter, inquiète de son malaise. Un matin, elle


le surprit comme il baisait sept fois le bois du lit où sa mère était morte ; et elle
fut alarmée, elle devinait les tortures dont il empoisonnait son existence. Lors-
qu’il pâlissait en trouvant dans un journal une date future du XXème siècle, elle
le regardait de son air de compassion, qui lui faisait détourner la tête. Il se sen-
tait compris, il courait se cacher dans sa chambre, avec une pudeur confuse de
femme dont on surprend la nudité. Que de fois il s’était traité de lâche ! que de
fois il avait juré de lutter contre son mal ! Il se raisonnait, il arrivait à regarder la
mort en face ; puis, pour la braver, au lieu de veiller dans un fauteuil, il s’allon-
geait tout de suite sur son lit. La mort pouvait venir, il l’attendait comme une dé-
livrance. Mais, aussitôt, les battements de son cœur emportaient ses serments, et
le souffle froid glaçait sa chair, et il tendait les mains en poussant son cri : « Mon
Dieu ! mon Dieu ! »C’étaient des rechutes affreuses, qui l’emplissaient de honte et
de désespoir. Alors, la pitié tendre de sa cousine achevait de l’accabler. Les jour-
nées devenaient si lourdes, qu’il les commençait sans jamais espérer les finir. A cet
émiettement de son être, il avait d’abord perdu sa gaieté, et sa force elle-même à
présent l’abandonnait.

Pauline, cependant, voulait vaincre, dans l’orgueil de son abnégation. Elle connais-
sait le mal, elle tâchait de donner à Lazare de son courage, en lui faisant aimer la
vie. Mais il y avait là un échec continuel à sa bonté. D’abord, elle avait imaginé
de l’attaquer en face, elle recommençait ses anciennes plaisanteries sur « cette vi-
laine bête de pessimisme ». Quoi donc ? c’était elle, maintenant, qui disait la messe
au grand saint Schopenhauer ; tandis que lui, comme tous ces farceurs de pessi-
mistes, consentait bien à faire sauter le monde avec un pétard, mais refusait abso-
lument de se trouver dans la danse ! Ces railleries le secouaient d’un rire contraint
et il paraissait en souffrir tellement, qu’elle ne recommença plus. Ensuite, elle es-
saya des consolations dont on berce les bobos des enfants, elle s’efforça de lui faire

190
un milieu aimable, d’une paix riante. Toujours, il la voyait heureuse, fraîche, sen-
tant bon l’existence. La maison était pleine de soleil. Il n’aurait eu qu’à se laisser
vivre, et il ne le pouvait, ce bonheur exaspérait davantage son effroi de l’au-delà.
Enfin, elle rusait, elle rêvait de le lancer dans quelque grosse besogne, qui l’aurait
étourdi. Malade d’oisiveté, n’ayant de goût à rien, il trouvait trop rude même de
lire, et passait les jours à se dévorer.

Un instant, Pauline espéra. Ils étaient allés faire une courte promenade sur la
plage, lorsque Lazare, devant les ruines des épis et de l’estacade, dont il restait
quelques poutres, se mit à lui expliquer un nouveau système de défense, d’une ré-
sistance certaine, assurait-il. Le mal provenait de la faiblesse des jambes de force ;
il fallait en doubler l’épaisseur et donner à la poutre centrale une inclinaison plus
prononcée. Comme il avait sa voix vibrante, ses yeux allumés d’autrefois, elle le
pressa de se remettre à l’œuvre. Le village souffrait, chaque grande marée en em-
portait un morceau ; certainement, s’il allait voir le préfet, il obtiendrait la subven-
tion ; d’ailleurs, elle offrait de nouveau les avances, il y avait là une charité qu’elle
se disait glorieuse de faire. Son désir était surtout de le rejeter dans l’action, quitte
à y laisser le reste de son argent. Mais, déjà, il haussait les épaules. A quoi bon ?
Et il avait pâli, car l’idée lui était venue que, s’il commençait ce travail, il mourrait
avant de l’avoir terminé. Aussi, pour cacher son trouble, invoqua-t-il sa rancune
contre les pêcheurs de Bonneville.

- Des gaillards qui se sont fichus de moi, quand cette diablesse de mer a fait
son ravage !... Non, non, qu’elle les achève ! ils ne riront plus de mes allumettes,
comme ils disent.

Doucement, Pauline cherchait à le calmer. Ces gens étaient si malheureux ! De-


puis la marée qui avait emporté la maison des Houtelard, la plus solide de toutes,
et trois autres, des masures de pauvres, la misère augmentait encore. Houtelard,
autrefois le riche du pays, s’était bien installé dans une vieille grange, vingt mètres
en arrière ; mais les autres pêcheurs, ne sachant où s’abriter, campaient mainte-
nant sous des sortes de huttes, construites avec des carcasses de vieux bateaux.
C’était un dénuement pitoyable, une promiscuité de sauvages, où femmes et en-
fants grouillaient dans la vermine et le vice. Les aumônes de la contrée s’en al-
laient en eau-de-vie. Ces misérables vendaient les dons en nature, les vêtements,
les ustensiles de cuisine, les meubles, afin d’acheter des litres du terrible calvados,
qui les assommait, comme morts, en travers des portes. Seule, Pauline plaidait
toujours pour eux ; le curé les abandonnait, Chanteau parlait de donner sa démis-
sion, ne voulant plus être le maire d’une bande de pourceaux. Et Lazare, quand

191
sa cousine tâchait de l’apitoyer sur ce petit peuple de soûlards, battu par les gros
temps, répétait l’éternel argument de son père.

- Qui les force à rester ? Ils n’ont qu’à bâtir ailleurs... On n’est vraiment pas si
bête, de se coller ainsi sous les vagues !

Tout le monde faisait la même réflexion. On se fâchait, on les traitait de sacrés


entêtés. Alors, ils prenaient des airs de brutes méfiantes. Puisqu’ils étaient nés là,
pourquoi donc en seraient-ils partis ? Ça durait depuis des cent ans et des cent
ans, ils n’avaient rien à faire autre part. Ainsi que le disait Prouane, lorsqu’il était
très ivre : « Fallait bien toujours être mangé par quelque chose. »

Pauline souriait, approuvait de la tête, car le bonheur, selon elle, ne dépendait


ni des gens ni des choses, mais de la façon raisonnable dont on s’accommodait
aux choses et aux gens. Elle redoublait de bons soins, elle distribuait des secours
plus larges. Enfin, elle avait eu la joie d’associer Lazare à ses charités, espérant
le distraire, l’amener par la pitié à un oubli de lui-même. Chaque samedi, il res-
tait avec elle, tous deux recevaient, de quatre heures à six heures, les petits amis
du village, la queue des enfants en loques que les parents envoyaient mendier
chez la demoiselle. C’était une débâcle de galopins mal mouchés et de gamines
pouilleuses.

Un samedi, il pleuvait, Pauline ne put faire sa distribution sur la terrasse, ainsi


qu’elle en avait l’habitude. Lazare dut aller chercher un banc, qu’il installa dans la
cuisine.

- Comment ! monsieur, s’écria Véronique, est-ce que Mademoiselle songe à in-


troduire toute cette pouillerie ici ?... C’est une riche idée, si vous voulez trouver
des bêtes dans votre soupe.

La jeune fille entrait avec son sac de monnaie blanche et sa boîte de remèdes.
Elle répondit en riant :

- Bah ! tu donneras un coup de balai... Et puis, l’eau tombe si fort, que la pluie
les aura débarbouillés, ces pauvres petits.

En effet, les premiers qui entrèrent avaient le visage rose, lavé par l’averse. Mais
ils étaient si trempés, que des mares coulaient de leurs guenilles sur les dalles ;
et la mauvaise humeur de la bonne augmenta, surtout lorsque Mademoiselle lui

192
commanda d’allumer un fagot, pour les sécher un peu. On porta le banc devant la
cheminée. Bientôt, il y eut là, alignée, serrée frileusement, une marmaille effron-
tée et sournoise, dévorant des yeux ce qui traînait, des litres entamés, un reste de
viande, une botte de carottes jetée sur un billot.

- S’il est permis ! continuait à grogner Véronique, des enfants qui grandissent et
qui devraient tous gagner leur vie !... Allez, ils se feront traiter en marmots jusqu’à
vingt-cinq ans, si vous le voulez bien !

Il fallut que Mademoiselle la priât de se taire.

- Est-ce fini ?... Ça ne leur donne pas à manger, de grandir.

Pauline s’était assise devant la table, ayant sous la main l’argent et les dons en
nature, et elle s’apprêtait à commencer l’appel, lorsque Lazare, resté debout, se
récria, en apercevant le fils Houtelard, dans le tas.

- Je t’avais défendu de revenir, grand vaurien !... Tes parents ne sont pas hon-
teux, de t’envoyer mendier ici, eux qui ont encore de quoi manger, quand il y en a
tant d’autres qui crèvent de faim !

Le fils Houtelard, un maigre garçon de quinze ans poussé trop vite, à la mine
triste et peureuse, s’était mis à pleurer.

- Ils me battent, quand je ne viens pas... La femme a pris la corde et papa m’a
poussé dehors.

Et il retroussait sa manche, pour montrer sa meurtrissure violette d’un coup de


corde à nœuds. La femme était l’ancienne servante épousée par son père, et qui
le tuait de coups. Depuis leur ruine, la dureté et l’ordure de leur avarice avaient
augmenté. Maintenant, ils vivaient dans un cloaque, en se vengeant sur le petit.

- Mets-lui au coude une compresse d’arnica, dit doucement Pauline à Lazare.

Puis, elle tendit à l’enfant une pièce de cent sous.

- Tiens ! tu leur donneras ceci pour qu’ils ne te battent pas. Et s’ils te battent, si
tu as samedi prochain des coups sur le corps, avertis-les que tu n’auras plus un
liard.

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Le long du banc, les autres galopins, égayés par la flambée qui leur chauffait
le dos, ricanaient en s’enfonçant les coudes dans les côtes. Leurs vêtements fu-
maient, de grosses gouttes tombaient de leurs pieds nus. Un d’eux, un tout petit,
avait volé une carotte, qu’il croquait furtivement.

- Cuche, lève-toi, reprit Pauline. As-tu dit à ta mère que je compte obtenir bien-
tôt son admission aux Incurables de Bayeux ?

La femme Cuche, cette misérable abandonnée qui se prostituait à tous les hommes,
dans les trous de la côte, pour trois sous ou pour un reste de lard, s’était cassé une
jambe en juillet ; et elle en demeurait contrefaite, boitant affreusement, sans que
sa laideur repoussante, aggravée par cette infirmité, lui fit rien perdre de sa clien-
tèle ordinaire.

- Oui, je lui ai dit, répondit le garçon d’une voix enrouée. Elle ne veut pas.

Lui, devenu robuste, allait avoir dix-sept ans. Debout et les mains ballantes, il
se dandinait d’un air gauche.

- Comment ! elle ne veut pas ! s’écria Lazare. Et toi non plus, tu ne veux pas, car
je t’avais dit de venir cette semaine donner un coup de main pour le potager, et je
t’attends encore.

Il se dandinait toujours.

- Je n’ai pas eu le temps.

Alors, voyant que son cousin allait s’emporter, Pauline intervint.

- Rassieds-toi, nous causerons tout à l’heure. Tâche de réfléchir, ou je me fâche-


rai aussi.

C’était le tour de la petite Gonin. Elle avait treize ans, et elle gardait son joli vi-
sage rose, sous la tignasse de ses cheveux blonds. Sans être interrogée, lâchant les
détails crus au milieu d’un flot de paroles bavardes, elle raconta que la paralysie
de son père lui montait dans les bras et dans la langue, car il ne poussait plus que
des grognements, comme une bête. Le cousin Cuche, l’ancien matelot qui avait
lâché sa femme, pour s’installer à leur table et dans leur lit, s’était jeté sur le vieux,
le matin même, avec l’idée de l’achever.

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- Maman aussi tape dessus. La nuit, elle se lève en chemise avec le cousin, elle
vide des pots d’eau froide sur papa, parce qu’il geint si fort, que ça les dérange... Si
vous voyiez dans quel état ils l’ont mis ! Il est tout nu, mademoiselle, il lui faudrait
du linge, car il s’écorche...

- C’est bien, tais-toi ! dit Lazare en l’interrompant, tandis que Pauline, apitoyée,
envoyait Véronique chercher une paire de draps.

Il la trouvait beaucoup trop délurée pour son âge. Selon lui, bien qu’elle empoi-
gnât parfois des gifles égarées, elle s’était mise également à bousculer son père ;
sans compter que tout ce qu’on lui donnait, l’argent, la viande, le linge, au lieu
d’aller à l’infirme, servait aux noces de la femme et du cousin. Il la questionna
brusquement :

- Que faisais-tu donc, avant-hier, dans le bateau de Houtelard, avec un homme


qui s’est sauvé ?

Elle eut un sourire sournois.

- Ce n’était pas un homme, c’était lui, répondit-elle en désignant du menton le


fils Cuche. Il m’avait poussée par-derrière...

De nouveau, il l’interrompit.

- Oui, oui, j’ai bien vu, tu avais tes guenilles par-dessus la tête. Ah ! tu com-
mences de bonne heure, à treize ans !.

Pauline lui posa la main sur le bras, car tous les autres enfants, même les plus
jeunes, ouvraient des yeux rieurs, où flambaient les vices précoces. Comment ar-
rêter cette pourriture, dans le tas où les mâles, les femelles et leurs portées se gâ-
taient ? Quand Pauline eut remis à la petite la paire de draps et un litre de vin,
elle lui parla bas un instant, en tâchant de lui faire peur sur les suites de ces vi-
laines choses, qui la rendraient malade et l’enlaidiraient avant qu’elle fût une vraie
femme. C’était la seule façon de la contenir.

Lazare, pour hâter cette distribution qui le répugnait et l’irritait à la longue, avait
appelé la fille Prouane.

195
- Ton père et ta mère se sont encore grisés, hier soir... On m’a dit que tu étais
plus soûle qu’eux.

- Oh ! non, monsieur, j’avais mal à la tête.

Il plaça devant elle une assiette où étaient rangées des boulettes de viande crue.

- Mange ça.

De nouveau, elle était dévorée de scrofules, des désordres nerveux avaient re-
paru, à l’heure critique de la puberté. L’ivrognerie redoublait son mal, car elle
s’était mise à boire avec ses parents. Après avoir avalé trois boulettes, elle rechi-
gna, en faisant une grimace de dégoût.

- J’en ai assez, je ne peux plus.

Pauline avait pris une bouteille.

- C’est bien, dit-elle. Si tu ne manges pas ta viande, tu n’auras pas ton petit verre
de quinquina.

Alors, les yeux luisants, fixés sur le verre plein, l’enfant surmonta sa répugnance ;
puis, elle le vida, elle le jeta dans son gosier, avec le coup de poignet déjà savant
de l’ivrogne. Mais elle ne s’en allait point, elle finit par supplier Mademoiselle de
lui laisser emporter la bouteille, disant que ça la dérangeait trop, de venir chaque
jour ; et elle promettait de coucher avec, de la cacher si bien dans ses jupes, que
son père et sa mère ne pourraient la lui boire. Mademoiselle refusa nettement.

- Pour que tu la vides d’un coup, avant d’avoir descendu la côte, dit Lazare. C’est
de toi qu’on se méfie maintenant, petit sac à vin !

Le banc se dégarnissait, les enfants le quittaient un à un, pour prendre de l’ar-


gent, du pain, de la viande. Quelques-uns, après avoir reçu leur part, voulaient
s’attarder devant le bon feu ; mais Véronique, qui venait de s’apercevoir qu’on lui
avait mangé la moitié de sa botte de carottes, les renvoyait, les rejetait impitoya-
blement sous la pluie : avait-on jamais vu ! des carottes encore pleines de terre !
Bientôt, il ne resta que le fils Cuche, morne et alourdi dans l’attente du sermon
de Mademoiselle. Elle l’appela, lui parla longuement à demi-voix, finit par lui re-
mettre quand même le pain et les cent sous de tous les samedis ; et il s’en alla, avec

196
son dandinement de bête mauvaise et têtue, ayant promis de travailler, mais bien
décidé à n’en rien faire.

Enfin, la bonne poussait un soupir de soulagement, lorsque tout d’un coup elle
cria :

- Ils ne sont donc pas tous partis ? En voici encore une dans ce coin !

C’était la petite Tourmal, l’avorton des grandes routes, qui, malgré ses dix ans,
restait d’une taille de naine. Son effronterie seule grandissait, plus geignarde, plus
acharnée, dressée à l’aumône dès le maillot, pareille aux enfants phénomènes
qu’on désosse pour les culbutes des cirques. Elle se trouvait accroupie, entre le
buffet et la cheminée, comme si, craignant d’être surprise en train de mal faire,
elle s’était laissée glisser dans ce recoin. Cela ne parut pas naturel.

- Que fais-tu là ? demanda Pauline.

- Je me chauffe.

Véronique jetait un coup d’œil inquiet autour de sa cuisine. Déjà, les autres
samedis, même lorsque les enfants s’asseyaient sur la terrasse, de menus objets
avaient disparu. Mais tout semblait en ordre, et la gamine, qui s’était mise vive-
ment debout, commençait à les étourdir de sa voix aiguë.

- Papa est à l’hôpital, grand-père s’est blessé en travaillant, maman n’a pas de
robe pour sortir... Ayez pitié de nous, ma bonne demoiselle...

- Veux-tu bien ne pas nous casser la tête, menteuse ! cria Lazare exaspéré. Ton
père est en prison pour contrebande, et le jour où ton grand-père s’est tourné
le poignet, c’était en ravageant les parcs d’huîtres, à Roqueboise ; sans compter
que, si ta mère n’a pas de robe, elle doit aller en chemise à la maraude, car on est
encore venu l’accuser d’avoir étranglé cinq poules, chez l’aubergiste de Verche-
mont... Est-ce que tu te fiches de nous, de nous mentir sur des choses que nous
savons mieux que toi ? Va conter tes histoires aux passants des routes.

L’enfant ne parut même pas avoir entendu. Elle recommença, avec son aplomb
impudent.

197
- Ayez pitié, ma bonne demoiselle, les hommes sont malades et la mère n’ose
plus sortir... Le bon Dieu vous le rendra...

- Tiens ! sauve-toi et ne mens plus, lui dit Pauline, en lui remettant une pièce de
monnaie, pour en finir.

Elle ne se fit pas répéter la phrase. D’un bond, elle sortit de la cuisine, et elle
traversa la cour, de toute la vitesse de ses courtes jambes. Mais, au même instant,
la bonne poussait un cri.

- Ah ! mon Dieu, la timbale qui était sur le buffet !... C’est la timbale de Made-
moiselle qu’elle emporte !

Aussitôt, elle s’était lancée dehors, à la poursuite de la voleuse. Deux minutes


plus tard, elle la ramenait par le bras, d’un air terrible de gendarme. On eut toutes
les peines du monde à la fouiller, car elle se débattait, mordait, égratignait, en
poussant des hurlements, comme si on l’avait massacrée. La timbale n’était pas
dans ses poches, on la trouva dans le haillon qui lui servait de chemise, contre
sa peau même. Et, s’arrêtant de pleurer, elle soutint alors effrontément qu’elle ne
savait pas, que ça devait être tombé sur elle, pendant qu’elle était assise par terre.

- Monsieur le curé disait bien qu’elle vous volerait, répétait Véronique. C’est
moi qui enverrais chercher la police !

Lazare aussi parlait de prison, irrité de l’air provocant de la petite, qui se redres-
sait comme une jeune couleuvre dont on a écrasé la queue. C’était à la gifler.

- Rends ce qu’on t’a donné, criait-il. Où est la pièce ?

Déjà, elle portait cette pièce à ses lèvres, pour l’avaler, lorsque Pauline la délivra,
en disant :

- Garde-la tout de même, et avertis chez toi que c’est la dernière. J’irai désormais
voir ce dont vous aurez besoin... Va-t’en !

On entendit les pieds nus de la gamine sauter dans les flaques, puis un silence
tomba. Véronique bousculait le banc, se baissait avec une éponge, pour essuyer
les mares qui avaient coulé des guenilles. Vraiment ! sa cuisine était propre, em-
poisonnée de cette misère, à tel point qu’elle ouvrit toutes les portes et la fenêtre.

198
Mademoiselle, sérieuse, sans prononcer une parole, ramassait son sac et ses re-
mèdes ; tandis que Monsieur, l’air révolté, bâillant de dégoût et d’ennui, était allé
se laver les mains à la fontaine.

C’était le chagrin de Pauline : elle voyait que Lazare ne s’intéressait guère à ses
petits amis du village. S’il voulait bien encore l’aider le samedi, il y avait là une
simple complaisance pour elle, car son cœur n’était pas de la besogne. Lorsque
rien ne la rebutait, ni la pauvreté, ni le vice, lui se fâchait et s’attristait de ces
laides choses. Elle restait calme et gaie, dans son amour des autres, pendant qu’il
ne pouvait sortir de lui, sans trouver au-dehors des causes nouvelles d’humeurs
noires. Peu à peu, il en venait ainsi à souffrir réellement de la marmaille malpropre
où fermentaient déjà tous les péchés des hommes. Cette semence de misérables
achevait de lui gâter la vie, il les quittait courbaturé, désespéré, avec la haine et
le mépris du troupeau humain. Les deux heures de bonnes œuvres finissaient par
le rendre mauvais, niant l’aumône, raillant la charité. Et il criait qu’il serait sage
d’écraser à coups de talon ce nid d’insectes nuisibles, au lieu de l’aider à grandir.
Pauline l’écoutait, surprise de sa violence, très peinée de voir qu’ils ne sentaient
pas de la même façon.

Ce samedi-là, quand ils furent seuls, le jeune homme laissa échapper toute sa
souffrance dans une phrase.

- Il me semble que je sors d’un égout.

Puis, il ajouta :

- Comment peux-tu aimer ces monstres ?

- C’est que je les aime pour eux et non pour moi, répondit la jeune fille. Tu ra-
masserais bien un chien galeux sur une route.

Il eut un geste de protestation.

- Un chien n’est pas un homme.

- Soulager pour soulager, n’est-ce donc rien ? reprit-elle. Il est fâcheux qu’ils ne
se corrigent pas, car leur misère diminuerait peut-être. Mais, quand ils ont mangé
et qu’ils ont chaud, eh bien ! cela me suffit, je suis contente : c’est toujours de la

199
douleur de moins... Pourquoi veux-tu qu’ils nous récompensent de ce que nous
faisons pour eux ?

Et elle conclut tristement :

- Mon pauvre ami, je vois que ça ne t’amuse guère, il vaut mieux que tu ne
m’aides plus... Je n’ai pas envie de te brouiller le cœur et de te rendre plus mé-
chant que tu n’es.

Lazare lui échappait, elle en fut navrée, convaincue de son impuissance à le


tirer de sa crise d’épouvante et d’ennui. Lorsqu’elle le voyait si nerveux, elle ne
pouvait croire aux seuls ravages du mal inavoué, elle imaginait d’autres motifs de
tristesse, l’idée de Louise se réveillait en elle. Décidément, il pensait toujours à
cette fille, il traînait la souffrance de ne plus la voir. Alors, elle restait glacée, et elle
tâchait de retrouver l’orgueil de son abnégation, en jurant encore de faire assez de
joie autour d’elle, pour suffire au bonheur de tous les siens.

Un soir, Lazare eut une parole cruelle.

- Comme on est seul ici ! dit-il en bâillant.

Elle le regarda. Était-ce donc une allusion ? Mais elle n’eut pas le courage de
l’interroger d’une façon nette. Sa bonté se débattait, sa vie redevenait une torture.

Une dernière secousse attendait Lazare, son vieux Mathieu n’allait pas bien. La
pauvre bête, qui avait eu quatorze ans en mars, était de plus en plus prise par
les pattes de derrière. Quand des crises l’engourdissaient, il pouvait à peine mar-
cher, il demeurait dans la cour, étendu au soleil, guettant le monde sortir, de ses
yeux mélancoliques. C’étaient surtout ces yeux de vieux chien qui remuaient La-
zare, des yeux devenus troubles, obscurcis d’un nuage bleuâtre, vagues comme
des yeux d’aveugle. Pourtant, il voyait encore, il se traînait pour venir appuyer sa
grosse tête sur le genou de son maître, puis le regardait fixement, avec l’air triste de
tout comprendre. Et il n’était plus beau : sa robe blanche et frisée avait jauni ; son
nez, autrefois si noir, blanchissait ; une saleté et une sorte de honte le rendaient
lamentable, car on n’osait le laver à cause de son grand âge. Tous ses jeux avaient
cessé, il ne se roulait plus sur le dos, ne tournait plus après sa queue, n’était même
plus allumé d’accès de tendresse pour les petits de la Minouche, quand la bonne
les portait à la mer. Maintenant, il passait les journées dans une somnolence de
vieil homme, et il éprouvait tant de peine à se remettre debout, il tirait tellement

200
sur ses pattes molles, que souvent quelqu’un de la maison, pris de pitié, l’aidait,
le soutenait une minute, afin qu’il pût marcher ensuite.

Des pertes de sang l’épuisaient davantage chaque jour. On avait fait venir un
vétérinaire, qui s’était mis à rire en le voyant. Comment ! on le dérangeait pour
ce chien ? Le mieux était de l’abattre. Il faut bien tâcher de prolonger un homme,
mais à quoi bon laisser souffrir une bête condamnée ! On avait jeté le vétérinaire
à la porte, en lui donnant les six francs de sa consultation.

Un samedi, Mathieu perdait tant de sang, qu’il avait fallu l’enfermer dans la re-
mise. Il semait, derrière lui, une pluie de larges gouttes rouges. Comme le docteur
Cazenove était venu de bonne heure, il offrit à Lazare de voir le chien, qu’on trai-
tait en personne de la famille.

Ils le trouvèrent couché, la tête haute, très affaibli, mais l’œil vivant encore. Le
docteur l’examina longuement, de l’air réfléchi qu’il prenait au chevet d’un ma-
lade. Il dit enfin :

- Des hématuries si abondantes doivent provenir d’une dégénérescence cancé-


reuse des reins... Il est perdu. Mais il peut aller quelques jours, à moins qu’il ne
soit emporté dans une hémorragie brusque.

L’état désespéré de Mathieu attrista le repas. On rappela combien madame Chan-


teau l’avait aimé, et les chiens qu’il étranglait, et ses tours de jeunesse, des côte-
lettes volées sur le gril, des œufs gobés tout chauds.

Pourtant, au dessert, lorsque l’abbé Horteur sortit sa pipe, la gaieté reparut,


on l’écouta donner des nouvelles de ses poires, qui, cette année-là, promettaient
d’être superbes. Chanteau, malgré les picotements sourds d’une prochaine at-
taque, finit par chantonner une chanson gaillarde de ses vingt ans. La soirée fut
charmante. Lazare lui-même s’égayait.

Tout d’un coup, vers neuf heures, comme on venait de servir le thé, Pauline
s’écria :

- Mais le voilà, ce pauvre Mathieu !

201
En effet, Mathieu, chancelant sur ses pattes, sanglant et amaigri, se glissait dans
la salle à manger. Aussitôt, on entendit Véronique qui le poursuivait avec un tor-
chon. Elle entra, en disant :

- J’ai eu besoin dans la remise, il s’est échappé. Jusqu’à la fin, il faudra qu’il
soit où vous êtes ; pas moyen de faire une enjambée, sans l’avoir dans ses jupes...
Allons, viens, tu ne peux rester là.

- Le chien baissait sa vieille tête branlante, d’un air doux et, humble.

- Oh ! laisse-le, supplia Pauline.

Mais la bonne se fâchait.

- Pour ça, non, par exemple !... J’en ai assez, d’essuyer le sang derrière lui. Voilà
deux jours que ma cuisine en est pleine. C’est dégoûtant... La salle va être propre,
s’il se trimballe partout... Allons, houp ! veux-tu te dépêcher !

- Laisse-le, répéta Lazare. Va-t’en.

Alors, pendant que Véronique refermait furieusement la porte, Mathieu, comme


s’il avait compris, vint appuyer sa tête sur le genou de son maître. Tous voulurent
lui faire fête, on cassa du sucre, on tâcha de l’exciter. Autrefois, le petit jeu de
chaque soir était de poser un morceau de sucre, loin de lui, de l’autre côté de la
table ; vite, il faisait le tour, mais on avait déjà retiré le morceau, pour le placer à
l’autre bout ; et sans cesse il faisait le tour, et sans cesse le sucre sautait, jusqu’à
ce que, étourdi, stupéfié de ce continuel escamotage, il se mît à jeter des abois
féroces. Ce fut ce jeu que Lazare essaya de recommencer, dans la pensée frater-
nelle de donner encore une récréation à l’agonie de la triste bête. Le chien battit
un instant de la queue, tourna une fois, puis buta contre la chaise de Pauline. Il
ne voyait pas le sucre, son corps décharné s’en allait de côté, le sang pleuvait en
gouttes rouges autour de la table. Chanteau ne fredonnait plus, une pitié serrait le
cœur de tout le monde, au spectacle du pauvre Mathieu mourant, qui tâtonnait
en se rappelant les parties du Mathieu glouton de jadis.

- Ne le fatiguez pas, dit doucement le docteur. Vous le tuez.

Le curé, en train de fumer en silence, fit cette remarque pour s’expliquer sans
doute son émotion :

202
- Ces grands chiens, on dirait des hommes.

A dix heures, lorsque le prêtre et le médecin furent partis, Lazare, avant de mon-
ter à sa chambre, alla lui-même renfermer Mathieu dans la remise.

Il l’allongea sur de la paille fraîche, s’assura qu’il avait sa terrine d’eau, l’em-
brassa, puis voulut le laisser seul. Mais le chien, d’un effort pénible, s’était déjà
mis debout et le suivait. Il fallut le recoucher trois fois. Enfin, il se soumit, il resta
la tête droite, regardant son maître s’éloigner, d’un regard si triste, que celui-ci,
désespéré, retourna l’embrasser encore.

En haut, Lazare tâcha de lire jusqu’à minuit. Puis, il finit par se coucher. Mais
il ne put dormir, l’idée de Mathieu ne le quittait pas. Il le revoyait toujours sur la
paille, avec le regard vacillant, tourné vers la porte. Demain, son chien serait mort.
Et, malgré lui, à chaque minute, il se soulevait, il écoutait, croyant l’avoir entendu
aboyer dans la cour. Son oreille aux aguets saisissait toutes sortes de bruits imagi-
naires. Vers deux heures, ce furent des gémissements, qui le firent sauter du lit. Où
donc pleurait-on ? Il sortit sur le palier, la maison était noire et silencieuse, pas un
souffle ne venait de la chambre de Pauline. Alors, il ne put résister davantage au
besoin qu’il avait de redescendre. L’espérance de revoir son chien l’emplit brus-
quement de hâte. Il se donna à peine le temps de passer un pantalon, et descendit
d’un pas rapide, avec sa bougie.

Dans la remise, Mathieu n’était point resté sur la paille. Il avait préféré se traîner
à quelque distance sur la terre battue. Lorsqu’il vit entrer son maître, il ne trouva
même plus la force de lever la tête. Celui-ci, après avoir posé le bougeoir au milieu
de vieilles planches, s’était accroupi, étonné de la couleur noire de la terre ; et, le
cœur crevé, il tomba à genoux, quand il se fut aperçu que le chien agonisait dans
du sang, toute une mare de sang. C’était sa vie qui s’en allait, il battit faiblement
de la queue, pendant que ses yeux profonds avaient une lueur.

- Ah ! mon pauvre vieux chien ! murmura Lazare, mon pauvre vieux chien !

Il parlait tout haut, il lui disait :

- Attends, je vais te changer de place... Non ! ça te fait du mal... Mais tu es si


mouillé ! Et je n’ai pas même une éponge !... Si tu voulais boire ?

203
Mathieu le regardait toujours fixement. Peu à peu, un râle agitait ses côtes.
Sans bruit, comme sortie d’une source cachée, la mare de sang s’élargissait. Des
échelles et des tonneaux défoncés jetaient de grandes ombres, la bougie éclairait
fort mal. Il y eut un froissement de paille : c’était la chatte, la Minouche, couchée
sur le lit préparé pour Mathieu, et que la lumière dérangeait.

- Veux-tu boire, mon pauvre vieux chien ? répétait Lazare.

Il avait trouvé un torchon, il le trempait dans la terrine d’eau et le pressait sur


la gueule de la bête mourante. Cela paraissait la soulager, son nez excorié par la
fièvre se refroidissait un peu. Une demi-heure se passa, il ne cessait de rafraîchir
le torchon, s’emplissant les yeux du lamentable spectacle, la poitrine serrée d’une
tristesse immense. Comme au lit d’un malade, des espérances folles le prenaient :
peut-être allait-il rappeler la vie, avec ce simple lavage.

- Quoi donc ? quoi donc ? dit-il tout d’un coup. Tu veux te mettre sur tes pattes ?

Secoué d’un frisson, Mathieu faisait des efforts pour se soulever. Il raidissait ses
membres, tandis que des hoquets, des houles venues de ses flancs, lui enflaient
le cou. Mais c’était la fin, il s’abattit en travers des genoux de son maître, qu’il
ne quittait pas des yeux, tâchant de le voir encore, sous ses paupières lourdes.
Bouleversé par ce regard intelligent de moribond, Lazare le gardait sur lui ; et ce
grand corps, long et lourd comme celui d’un homme, avait une agonie humaine,
entre ses bras éperdus. Cela dura quelques minutes. Puis, il vit de vraies larmes, de
grosses larmes rouler des yeux troubles, pendant que la langue sortait de la gueule
convulsée, pour une dernière caresse.

- Mon pauvre vieux toutou ! cria-t-il, en éclatant lui-même en sanglots.

Mathieu était mort. Un peu d’écume sanglante coulait des mâchoires. Quand il
fut allongé par terre, il sembla dormir.

Alors, Lazare sentit que tout finissait une fois encore. Son chien mourait main-
tenant, et c’était une douleur disproportionnée, une désespérance où sa vie en-
tière sombrait. Cette mort réveillait les autres morts, le déchirement n’avait pas été
plus cruel, lorsqu’il avait traversé la cour, derrière le cercueil de sa mère. Quelque
chose d’elle s’en allait de nouveau, il achevait de la perdre. Les mois de douleur
cachée renaissaient, ses nuits troublées de cauchemars, ses promenades au petit
cimetière, son épouvante devant l’éternité du jamais plus.

204
Il y eut un bruit, Lazare se tourna et vit la Minouche qui faisait tranquillement
sa toilette sur la paille. Mais la porte avait craqué, Pauline entrait, poussée par la
même préoccupation que son cousin. Quand il l’aperçut, ses pleurs redoublèrent,
il cria, lui qui cachait le regret de sa mère avec une sorte de sauvagerie pudique :

- Mon Dieu ! mon Dieu ! elle l’aimait tant !... Tu te souviens ? elle l’avait eu si
petit, et c’était elle qui lui donnait à manger, et il la suivait partout dans la maison !

Puis, il ajouta :

- Il n’y a plus personne, nous sommes trop seuls !

Des larmes montaient aux yeux de Pauline. Elle s’était penchée pour voir le
pauvre Mathieu, sous la lueur vague de la bougie. Sans chercher à consoler La-
zare, elle eut un geste découragé, car elle se sentait inutile et impuissante.

205
Chapitre 8

L’ennui était au fond des tristesses de Lazare, un ennui lourd, continu, qui sor-
tait de tout comme l’eau trouble d’une source empoisonnée. Il s’ennuyait du re-
pos, du travail, de lui-même plus que des autres encore. Cependant, il s’en prenait
à son oisiveté, il finissait par en rougir. N’était-ce pas honteux qu’un homme de
son âge perdit ses années de force dans ce trou de Bonneville ? Jusque-là, il avait
bien eu des prétextes ; mais rien ne le retenait maintenant, et il se méprisait de
rester inutile, à la charge des siens, lorsqu’eux-mêmes avaient à peine de quoi
vivre. Il aurait dû leur gagner une fortune, c’était une banqueroute de sa part, car
il se l’était juré, autrefois. Certes, les projets d’avenir, les grandes entreprises, la ri-
chesse conquise en un coup de génie, ne lui manquaient toujours pas. Seulement,
quand il sortait du rêve, il ne trouvait plus le courage de se mettre à l’action.

- Ca ne peut pas durer, disait-il souvent à Pauline, il faut que je travaille... J’ai
envie de fonder un journal à Caen.

Chaque fois, elle lui répondait :

- Attends la fin de ton deuil, rien ne presse... Réfléchis bien, avant de lancer une
pareille affaire.

La vérité était qu’elle tremblait, à l’idée de ce journal, malgré son désir de le voir
occupé. Un nouvel échec l’aurait achevé peut-être ; et elle se rappelait ses conti-
nuels avortements, la musique, la médecine, l’usine, tout ce qu’il entreprenait. Du
reste, deux heures plus tard, il refusait même d’écrire une lettre, comme écrasé de
fatigue.

Des semaines coulèrent encore, une grande marée emporta trois maisons de
Bonneville. A présent, quand les pêcheurs rencontraient Lazare, ils lui deman-
daient si c’était qu’il en avait assez. Bien sûr qu’on n’y pouvait rien, mais ça faisait
tout de même rager, de voir tant de bon bois perdu. Et, dans leurs doléances, dans

206
la façon dont ils le suppliaient de ne pas laisser le pays sous les vagues, il y avait
une goguenardise féroce de matelots, fiers de leur mer aux gifles mortelles. Lui,
peu à peu, s’irritait, au point qu’il évitait de traverser le village. La vue, au loin, des
ruines de l’estacade et des épis lui devenait insupportable.

Prouane l’arrêta, un jour qu’il entrait chez le curé.

- Monsieur Lazare, lui dit-il humblement, avec un rire de malice aux coins des
yeux, vous savez, les morceaux de bois qui pourrissent là-bas, sur la plage ?

- Oui, après ?

- Si vous n’en faites plus rien, vous devriez nous les donner... Au moins, nous
nous chaufferions avec.

Une colère contenue emporta le jeune homme. Il répondit vivement, sans même
y avoir pensé :

- Impossible, je remets les charpentiers au travail la semaine prochaine.

Dès lors, tout le pays clabauda. On allait revoir la danse, puisque le fils Chanteau
s’entêtait. Quinze jours se passèrent, les pêcheurs ne l’apercevaient plus sans lui
demander si c’était qu’il ne trouvait point d’ouvriers. Et il finit par s’occuper réel-
lement des épis, cédant aussi à sa cousine, qui préférait lui trouver une occupation
près d’elle. Mais il s’y remettait sans coup de passion, sa rancune seule contre la
mer le soutenait, car il se disait certain de la dompter : elle viendrait lécher les
galets de Bonneville comme une bête obéissante.

Une fois encore, Lazare dessina des plans. Il avait calculé de nouveaux angles
de résistance, et il doublait les jambes de force. Pourtant, la dépense ne devait
pas être très élevée, on utiliserait la plus grande partie des anciens bois. Le char-
pentier présenta un devis, qui montait à quatre mille francs. Et, devant la faible
importance de cette somme, Lazare consentit à ce que Pauline en fit l’avance,
persuadé, disait-il, qu’il allait enlever sans peine la subvention du conseil géné-
ral ; c’était même l’unique façon de rentrer dans les premiers déboursés, car le
conseil n’accorderait certainement pas un sou, tant que les épis resteraient en
ruine. Ce point de vue de la question l’échauffa un peu, les travaux furent me-
nés bon train. D’ailleurs, il était très occupé, il se rendait à Caen chaque semaine,
pour voir le préfet et les conseillers influents. On achevait de poser les charpentes,

207
lorsqu’il obtint enfin qu’un ingénieur serait délégué et ferait un rapport, sur lequel
le conseil voterait ensuite la subvention. L’ingénieur demeura tout un jour à Bon-
neville, un homme charmant qui voulut bien déjeuner chez les Chanteau, après
sa promenade à la plage ; ceux-ci évitèrent de lui demander son avis, par discré-
tion, ne voulant pas l’influencer ; mais, à table, il se montra si galant pour Pauline,
qu’elle-même crut dès lors au succès de l’affaire. Aussi, quinze jours plus tard,
lorsque Lazare revint d’un voyage à Caen, la maison fut-elle stupéfaite et conster-
née des nouvelles qu’il rapportait. Il étranglait de colère : est-ce que ce bellâtre
d’ingénieur n’avait pas fait un rapport abominable ! Oh ! il était resté poli, mais il
avait plaisanté chaque pièce de bois, avec une abondance extraordinaire de mots
techniques. Du reste, on aurait dû s’y attendre, ces messieurs n’admettaient pas
qu’on pût bâtir une cabane à lapins officielle en dehors d’eux. Et le pis était que,
sur la lecture du rapport, le conseil général avait repoussé la demande de subven-
tion.

Ce fut, pour le jeune homme, une nouvelle crise de découragement. Les épis
étaient terminés, il jurait bien qu’ils résisteraient aux plus fortes marées, et tous
les ponts-et-chaussées réunis en crèveraient de rage jalouse, mais cela ne ferait
pas rentrer l’argent entre les mains de sa cousine, il se désolait amèrement de
l’avoir entraînée dans ce désastre. Elle, pourtant, victorieuse de ses instincts éco-
nomes, réclamait la responsabilité entière, rappelait qu’elle l’avait forcé à accep-
ter ses avances ; c’était une charité, elle ne regrettait rien, elle aurait donné encore,
pour sauver ce malheureux village. Cependant, quand le charpentier envoya son
mémoire, elle ne put réprimer un geste de surprise douloureuse : les quatre mille
francs du devis montaient à près de huit mille. En tout, elle avait jeté plus de vingt
mille francs dans ces quelques poutres, que la première tempête pouvait empor-
ter.

A cette époque la fortune de Pauline se trouva réduite à une quarantaine de


mille francs. C’étaient deux mille francs de rente, bien juste de quoi vivre, si elle
se trouvait un jour seule sur le pavé des rues. L’argent s’en était allé peu à peu
dans la maison, où elle continuait à payer, les mains ouvertes. Aussi veilla-t-elle
dès lors aux dépenses, avec une vigueur de ménagère prudente. Les Chanteau
n’avaient même plus leurs trois cents francs par mois ; car, à la mort de la mère,
on s’était aperçu de la vente d’un certain nombre de titres, sans pouvoir découvrir
où avaient passé les sommes touchées. En joignant ses propres rentes aux leurs,
elle ne disposait guère que de quatre cents francs, et la maison était lourde, il lui
fallait faire des miracles d’économie, pour sauver l’argent de ses aumônes. Depuis
le dernier hiver, la curatelle du docteur Cazenove avait pris fin, Pauline était ma-
jeure, disposait absolument de ses biens et de sa personne ; sans doute, le docteur

208
ne la gênait guère, car il refusait d’être consulté, et sa mission avait cessé légale-
ment depuis des semaines, lorsque l’un et l’autre s’en étaient avisés, mais elle se
sentait plus mûre et plus libre pourtant, comme devenue tout à fait femme, en
se voyant maîtresse de maison, sans comptes à rendre, suppliée par son oncle de
tout régler et de ne jamais lui parler de rien. Lazare avait aussi l’horreur des ques-
tions d’intérêt. Elle tenait donc la bourse commune, elle remplaçait sa tante, avec
un bon sens pratique qui stupéfiait parfois les deux hommes. Seule, Véronique
trouvait que Mademoiselle était joliment « chienne » : est-ce qu’il ne fallait pas,
maintenant, se contenter d’une livre de beurre, chaque samedi !

Les jours se succédaient avec une régularité monotone. Cet ordre, ces habitudes
sans cesse recommençantes, qui étaient le bonheur aux yeux de Pauline, exaspé-
raient davantage l’ennui de Lazare. Jamais il n’avait promené dans la maison au-
tant d’inquiétude, que depuis la paix souriante dont elle endormait chaque pièce.
L’achèvement des travaux sur la plage venait d’être pour lui un véritable soulage-
ment, car toute préoccupation l’obsédait ; et il n’était pas plus tôt retombé dans
l’oisiveté, qu’il s’y dévorait de honte et de malaise. Chaque matin, il changeait de
nouveau ses projets d’avenir : l’idée d’un journal était abandonnée comme in-
digne ; il s’emportait contre la pauvreté qui ne lui permettait pas de se livrer tran-
quillement à une grande œuvre littéraire et historique ; puis, il avait fini par cares-
ser un plan, se faire professeur, passer des examens, s’il le fallait, pour s’assurer
le gagne-pain nécessaire à son travail d’homme de lettres. Entre Pauline et lui, il
ne semblait rester que leur camaraderie d’autrefois, comme une habitude d’affec-
tion qui les faisait frère et sœur. Lui, dans cette familiarité étroite, ne parlait jamais
de leur mariage, soit oubli complet, soit chose trop répétée et qui allait sans dire.
Elle, aussi, évitait d’en parler, certaine qu’il consentirait au premier mot. Et, ce-
pendant, un peu du désir de Lazare s’était retiré d’elle chaque jour : elle le sentait,
sans comprendre que son impuissance à le sauver de l’ennui n’avait pas d’autre
cause.

Un soir, au crépuscule, elle montait l’avertir que le dîner était servi, lorsqu’elle
le surprit cachant en hâte un objet qu’elle ne put reconnaître.

- Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle en riant. Des vers pour ma fête ?

- Mais non, dit-il très ému, la voix balbutiante. Rien du tout.

C’était un vieux gant oublié par Louise, et qu’il venait de retrouver derrière une
pile de livres. Le gant, en peau de Saxe, avait gardé une odeur forte, cette odeur de

209
fauve particulière, que le parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissait
d’une pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs, violemment troublé
par ce mélange de fleur et de chair, il était resté éperdu, le gant sur la bouche,
buvant la volupté de ses souvenirs.

Dès ce jour, par-dessus le vide béant que la mort de sa mère creusait en lui, il
se remit à désirer Louise. Il ne l’avait jamais oubliée sans doute ; mais elle som-
meillait dans sa douleur ; et il fallait cette chose d’elle, pour l’éveiller vivante, avec
la chaleur même de son haleine. Quand il était seul, il reprenait le gant, le respi-
rait, le baisait, croyait encore qu’il la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans
sa nuque. Le malaise nerveux où il vivait, l’excitation de ses longues paresses, ren-
daient plus vive cette griserie charnelle. C’étaient de véritables débauches où il
s’épuisait. Et s’il en sortait mécontent de lui, il y retombait quand même, emporté
par une passion dont il n’était pas le maître. Cela augmenta son humeur sombre,
il en arrivait à se montrer brusque avec sa cousine, comme s’il lui gardait rancune
de ses propres abandons. Elle ne disait rien à sa chair, et il se sauvait parfois d’une
causerie gaie et tranquille qu’ils avaient ensemble, pour courir à son vice, s’enfer-
mer, se vautre r dans le souvenir brûlant de l’autre. Ensuite, il redescendait, avec
le dégoût de la vie.

En un mois, il changea tellement, que Pauline, désespérée, passait des nuits af-
freuses. Le jour encore, elle demeurait vaillante, toujours debout dans cette mai-
son qu’elle dirigeait, de son air de douce autorité. Mais, le soir, lorsqu’elle avait
fermé sa porte, il lui était permis d’avoir ses chagrins, et tout son courage s’en al-
lait, et elle pleurait comme une enfant débile. Il ne lui restait aucune espérance,
l’échec à sa bonté s’aggravait sans cesse. C’était donc possible ? la charité ne suf-
fisait pas, on pouvait aimer les gens et faire leur malheur ; car elle voyait son cou-
sin malheureux, peut-être par sa faute. Puis, au fond de son doute, grandissait
la crainte d’une influence rivale. Si elle s’était longtemps rassurée, en expliquant
cette humeur noire par leur deuil récent, l’idée de Louise maintenant revenait,
cette idée qui s’était dressée en elle, le lendemain même de la mort de madame
Chanteau, qu’elle avait chassée avec une confiance orgueilleuse en sa tendresse
et qui renaissait chaque soir, dans la défaite de son cœur.

Alors, Pauline fut hantée. Dès qu’elle avait posé son bougeoir, elle tombait as-
sise sur le bord de son lit, sans trouver le courage d’ôter sa robe. Sa gaieté depuis le
matin, son ordre et sa patience, l’écrasaient, ainsi qu’un vêtement trop lourd. La
journée, comme celles qui avaient précédé, comme celles qui suivraient, venait
de s’écouler au milieu de cet ennui de Lazare, dont la maison prenait la désespé-
rance. A quoi bon son effort de joie, puisqu’elle ne savait plus chauffer de soleil

210
ce coin aimé ? L’ancienne parole cruelle retentissait, on vivait trop seul, la faute en
était à sa jalousie, qui avait écarté le monde. Elle ne nommait pas Louise, elle vou-
lait ne pas songer à elle, et quand même elle la voyait passer avec son air joli, amu-
sant Lazare de ses langueurs coquettes, l’égayant du vol de ses jupes. Les minutes
s’écoulaient, elle ne pouvait chasser leur image. C’était cette fille sans doute qu’il
attendait, rien ne serait si facile que de le guérir, en allant la chercher. Et, chaque
soir, Pauline, lorsqu’elle montait chez elle, ne s’abandonnait plus de lassitude au
bord de son lit, sans retomber dans la même vision, torturée par la croyance que
le bonheur des siens était peut-être aux mains de l’autre.

Des révoltes, pourtant, continuaient à la soulever. Elle quittait son lit, allait ou-
vrir la fenêtre, prise de suffocations. Puis, devant l’immensité noire, au-dessus de
la mer, dont elle entendait la plainte, elle demeurait accoudée des heures, sans
pouvoir dormir, la gorge brûlante aux souffles du large. Non ! jamais elle ne serait
assez misérable pour tolérer le retour de cette fille. Ne les avait-elle pas surpris au
bras l’un de l’autre ? N’était-ce pas la trahison la plus basse, près d’elle, dans une
chambre voisine, dans cette demeure qu’elle regardait comme sienne ? Cette vile-
nie restait sans pardon, ce serait être complice que de les remettre l’un en face de
l’autre. Sa rancune jalouse s’enfiévrait aux spectacles qu’elle évoquait ainsi, elle
étouffait des sanglots en cachant sa face contre ses bras nus, les lèvres collées à
sa chair. La nuit s’avançait, les vents passaient sur son cou, emportaient ses che-
veux, sans calmer le sang de colère dont battaient ses veines. Mais, sourdement,
invinciblement, la lutte se poursuivait entre sa bonté et sa passion, même dans
l’excès de ses révoltes. Une voix de douceur, qui lui était alors comme étrangère,
s’entêtait à parler très bas en elle des joies de l’aumône, du bonheur de se donner
aux autres. Elle voulait la faire taire : c’était imbécile, cette abnégation de soi pous-
sée jusqu’à la lâcheté ; et, tout de même, elle l’écoutait, car il lui devenait bientôt
impossible de s’en défendre. Peu à peu, elle reconnaissait sa propre voix, elle se
raisonnait : qu’importait sa souffrance, pourvu que les êtres aimés fussent heu-
reux ! Elle sanglotait plus bas, en écoutant le flot monter du fond des ténèbres,
épuisée et malade, sans être vaincue encore.

Une nuit, elle s’était couchée, après avoir pleuré longtemps à la fenêtre. Dès
qu’elle eut soufflé sa bougie et qu’elle se trouva dans le noir, les yeux grands ou-
verts, elle prit brusquement une décision : le lendemain, avant toutes choses, elle
ferait écrire par son oncle à Louise, pour prier celle-ci de venir passer un mois à
Bonneville. Rien ne lui semblait plus naturel ni plus aisé. Aussitôt, elle s’endormit
d’un bon sommeil, il y avait des semaines qu’elle ne s’était reposée si profondé-
ment. Mais, le lendemain, quand elle fut descendue pour le déjeuner, et qu’elle se
revit entre son oncle et son cousin, à cette table de la famille où les places des trois

211
bols de lait étaient marquées, elle étouffa tout d’un coup, elle sentit son courage
s’en aller.

- Tu ne manges pas, dit Chanteau. Qu’as-tu donc ?

- Je n’ai rien, répondit-elle. Au contraire, j’ai dormi comme une bienheureuse.

La seule vue de Lazare la rendait à son combat. Il mangeait silencieusement, las


déjà de cette nouvelle journée qui commençait ; et elle ne trouvait plus la force de
le donner à une autre. L’idée qu’une autre le prendrait, le baiserait pour le conso-
ler, lui était insupportable. Quand il fut sorti, elle voulut cependant faire ce qu’elle
avait décidé.

- Est-ce que tes mains vont plus mal, aujourd’hui ? demanda-t-elle à son oncle.

Il regarda ses mains que les tophus envahissaient, en fit jouer péniblement les
articulations.

- Non, répondit-il. La droite a même l’air plus souple... Si le curé vient, nous
ferons une partie.

Puis, après un silence :

- Pourquoi me demandes-tu ça ?

Sans doute elle avait espéré qu’il ne pourrait pas écrire.

Elle rougit, elle remit lâchement la lettre au lendemain en balbutiant :

- Mon Dieu ! pour savoir.

A partir de ce jour, elle perdit tout repos. Dans sa chambre, après des crises de
larmes, elle arrivait à se vaincre, elle jurait de dicter au réveil la lettre à son oncle.
Et, dès qu’elle rentrait dans la vie quotidienne du ménage, entre ceux qu’elle ai-
mait, elle devenait sans force. C’étaient des petits faits insignifiants qui lui bri-
saient le cœur, le pain qu’elle coupait pour son cousin, les souliers du jeune homme
qu’elle recommandait à la bonne, tout le train vulgaire et coutumier de la famille.
On aurait pu être si heureux pourtant, dans ces vieilles habitudes du foyer ! A quoi

212
bon appeler une étrangère ? pourquoi déranger des choses si douces, dont ils vi-
vaient depuis tant d’années ? Et, à la pensée que ce ne serait plus elle, un jour,
qui couperait ainsi le pain, qui veillerait aux vêtements, un désespoir l’étranglait,
elle sentait crouler le bonheur prévu de son existence. Ce tourment, mêlé aux
moindres soins qu’elle donnait à la maison, empoisonnait ses journées de mé-
nagère active.

- Qu’y a-t-il donc ? disait-elle parfois tout haut, nous nous aimons, et nous ne
sommes pas heureux... Notre affection ne fait que du malheur autour de nous.

Sans cesse, elle tâchait de comprendre. Cela venait peut-être de ce que son ca-
ractère et celui de son cousin ne s’accordaient pas. Cependant, elle aurait voulu
plier, abdiquer toute volonté personnelle ; et elle n’y réussissait guère, car la raison
l’emportait quand même, elle était tentée d’imposer les choses qu’elle croyait rai-
sonnables. Souvent sa patience échouait, il y avait des bouderies. Elle aurait voulu
rire, noyer ces misères dans sa gaieté ; mais elle ne le pouvait plus, elle s’énervait
à son tour.

- C’est joli ! répétait Véronique du matin au soir. Vous n’êtes que trois, et vous
finirez par vous dévorer... Madame avait des jours bien désagréables, mais au
moins, de son vivant, on n’en était pas encore à se jeter les casseroles à la tête.

Chanteau, lui aussi, éprouvait les effets de cette désaffection lente, que rien
n’expliquait. Quand il avait une crise, il gueulait plus fort, comme disait la bonne.
Puis, c’étaient des caprices et des violences de malade, un besoin de tourmenter
continuellement le monde. La maison redevenait un enfer.

Alors, la jeune fille, dans les dernières secousses de sa jalousie, se demanda si


elle avait le droit d’imposer à Lazare son bonheur à elle. Certes, elle le voulait heu-
reux avant tout, même au prix de ses larmes. Pourquoi donc l’enfermer ainsi, le
forcer à une solitude dont il paraissait souffrir ? Sans doute, il l’aimait encore, il
lui reviendrait, quand il la jugerait mieux, en la comparant à l’autre. En tout cas,
elle devait lui permettre de choisir : c’était juste, et l’idée de justice restait en elle
debout, souveraine.

Chaque trimestre, Pauline se rendait à Caen, pour leurs rentes. Elle partait le
matin, rentrait le soir, après avoir épuisé toute une liste de menus achats et de
courses, qu’elle dressait pendant les trois mois. Cette année-là, au trimestre de

213
juin, on l’attendit vainement jusqu’à neuf heures pour dîner. Chanteau, très in-
quiet, avait envoyé Lazare sur la route, dans la crainte d’un accident ; tandis que
Véronique, d’un air tranquille, disait qu’on avait tort de se tourmenter : Mademoi-
selle, bien sûr, en se voyant en retard, s’était décidée à coucher, désireuse de faire
toutes ses commissions. On dormit fort mal, à Bonneville ; et, le lendemain, dès le
déjeuner, les terreurs recommencèrent. Vers midi, comme son père ne tenait plus
en place, Lazare se décidait à partir pour Arromanches, lorsque la bonne, qui était
en faction sur la route, reparut en criant :

- La voilà, mademoiselle !

Il fallut qu’on roulât le fauteuil de Chanteau sur la terrasse. Le père et le fils


attendaient, pendant que Véronique donnait des détails.

- C’est la berline de Malivoire... J’ai reconnu de loin Mademoiselle à ses rubans


de crêpe. Seulement, ça m’a semblé drôle, on dirait qu’il y a du monde avec elle...
Qu’est-ce qu’il fiche donc, cette rosse de cheval !

Enfin, la voiture s’arrêta devant la porte. Lazare s’était avancé, et il ouvrait la


bouche pour interroger Pauline, qui avait légèrement sauté à terre, lorsqu’il resta
saisi : derrière elle, une autre jeune fille, vêtue d’une soie lilas à mille raies, sau-
tait également. Toutes deux riaient en bonnes amies. Sa surprise fut si forte, qu’il
revint vers son père, en disant :

- Elle amène Louise.

- Louise ! ah ! c’est une bonne idée ! s’écria Chanteau.

Et, lorsqu’elles furent côte à côte devant lui, l’une encore en grand deuil, l’autre
dans sa gaie toilette d’été, il continua, ravi de cette distraction qui lui arrivait :

- Quoi donc ? vous avez fait la paix... Vous savez que je n’ai jamais compris.
Hein ? était-ce bête ? Et comme tu avais tort, ma pauvre Louisette, de nous gar-
der rancune, dans tout le chagrin que nous avons eu !... Enfin, c’est fini, n’est-ce
pas ?

Un embarras tenait les jeunes filles immobiles. Elles avaient rougi, et leurs re-
gards s’évitaient. Louise embrassa Chanteau pour cacher son malaise. Mais il vou-
lait des explications.

214
- Vous vous êtes donc rencontrées ?

Alors, elle se tourna vers son amie, les yeux humides d’attendrissement.

- C’est Pauline qui montait chez mon père. Justement, je rentrais. Et il ne faut
pas la gronder d’être restée, car j’ai tout fait pour la retenir... Comme le télégraphe
s’arrête à Arromanches, nous avons pensé que nous serions ici en même temps
qu’une dépêche... Me pardonnez-vous ?

Elle embrassa encore Chanteau, avec sa câlinerie d’autrefois. Lui, n’en demanda
pas davantage : quand les choses allaient pour son plaisir, il les trouvait bonnes.

- Et Lazare, reprit-il, tu ne lui dis rien ?

Le jeune homme était demeuré en arrière, souriant avec contrainte. La remarque


de son père acheva de le troubler, d’autant plus que Louise rougissait de nou-
veau, sans faire un pas vers lui. Pourquoi se trouvait-elle là ? pourquoi sa cousine
ramenait-elle cette rivale, qu’elle avait si rudement chassée ? C’était une stupeur
où il ne se retrouvait plus.

- Embrasse-la, Lazare, puisqu’elle n’ose pas, dit doucement Pauline.

Elle était toute blanche dans son deuil, mais la face apaisée et les yeux clairs.
De son air maternel, de cet air grave qu’elle prenait aux heures importantes du
ménage, elle les regardait l’un et l’autre ; et elle se contenta de sourire, quand il se
décida à effleurer de ses lèvres les joues tendues de la jeune fille.

Du coup, Véronique, qui voyait ça, les mains ballantes, s’en retourna au fond de
sa cuisine, absolument suffoquée. Elle non plus ne comprenait pas. Après ce qui
s’était passé, il fallait avoir bien peu de cœur. Mademoiselle devenait impossible,
quand elle se mettait à vouloir être bonne. Ce n’était donc pas assez de toutes les
petites pouilleuses, traînées jusque dans la vaisselle : elle amenait maintenant des
maîtresses à monsieur Lazare ! La maison allait être propre. Quand la bonne se fut
soulagée en bougonnant au-dessus de son fourneau, elle revint crier :

- Vous savez que le déjeuner attend depuis une heure... Les pommes de terre
sont en charbon.

215
On déjeuna de grand appétit, mais Chanteau seul riait franchement, trop égayé
pour remarquer le malaise persistant des trois autres. Ils étaient ensemble d’une
prévenance affectueuse ; et ils semblaient garder pourtant un fond de tristesse in-
quiète, comme après ces querelles où l’on s’est pardonné, sans pouvoir oublier les
injures irréparables. Ensuite, on employa l’après-midi à l’installation de la nou-
velle venue. Elle reprit sa chambre du premier étage. Le soir, si madame Chanteau
était descendue se mettre à table, de son petit pas rapide, on aurait cru que le
passé tout entier renaissait.

Pendant près d’une semaine encore, la gêne continua. Lazare, qui n’osait inter-
roger Pauline, ne s’expliquait toujours pas ce qu’il considérait comme un singulier
coup de tête ; car la pensée d’un sacrifice possible, d’un choix offert simplement
et grandement, ne lui venait point. Lui-même, dans les désirs qui ravageaient son
oisiveté, n’avait jamais songé à épouser Louise. Aussi, depuis qu’ils se retrouvaient
ensemble tous les trois, en résultait-il une situation fausse, dont ils souffraient. Ils
avaient des silences embarrassés, certaines phrases restaient à moitié sur leurs
lèvres, par crainte d’une allusion involontaire. Pauline, surprise de ce résultat im-
prévu, était obligée d’exagérer ses rires, pour retourner à la belle insouciance d’au-
trefois. Mais elle eut d’abord une joie profonde, elle crut sentir que Lazare lui reve-
nait. La présence de Louise l’avait calmé, il la fuyait presque, évitait de se trouver
seul avec elle, révolté à la pensée qu’il pourrait tromper encore la confiance de
sa cousine ; et il se rejetait vers celle-ci, tourmenté d’une tendresse fiévreuse, la
proclamant d’un air attendri la meilleure de toutes les femmes, une vraie sainte
dont il se déclarait indigne. Elle, bien heureuse, jouissait divinement de sa vic-
toire, quand elle le voyait si peu aimable pour l’autre. Au bout de la semaine, elle
lui adressa même des reproches.

- Pourquoi te sauves-tu, dès que je suis avec elle ?... Cela me chagrine. Elle n’est
pas chez nous pour que nous lui fassions mauvais visage.

Lazare, évitant de répondre, eut un geste vague. Alors elle se permit cette allu-
sion, la seule qui lui échappa jamais :

- Si je l’ai amenée, c’est pour que tu saches bien que depuis longtemps vous
avez mon pardon. J’ai voulu effacer ce vilain rêve, il n’en reste rien... Et, tu vois je
n’ai plus peur, j’ai confiance en vous.

Il la saisit entre ses bras, et la serra très fort. Puis, il promit d’être aimable pour
l’autre.

216
A partir de ce moment, les journées coulèrent dans une intimité charmante.
Lazare ne paraissait plus s’ennuyer. Au lieu de remonter chez lui, de s’y enfermer
en sauvage, malade de solitude, il inventait des jeux, il proposait des promenades,
dont on rentrait grisé de grand air. Et ce fut alors, insensiblement, que Louise le
reprit tout entier. Il s’accoutumait, osait lui donner le bras, se laissait pénétrer de
nouveau par cette odeur troublante, que le moindre bout de ses dentelles exhalait.
D’abord, il lutta, il voulut s’éloigner, dès qu’il sentit monter l’ivresse. Mais sa cou-
sine elle-même lui criait d’aider la jeune fille, le long des falaises, lorsqu’ils avaient
un ruisseau à sauter ; et elle sautait gaillardement, en garçon, tandis que l’autre,
avec un léger cri d’alouette blessée, s’abandonnait entre les bras du jeune homme.
Puis, au retour, il la soutenait, leurs rires étouffés, leurs chuchotements à l’oreille
recommençaient. Rien encore n’inquiétait Pauline, elle gardait son allure brave,
sans comprend re qu’elle jouait son bonheur, à n’être pas lasse et à n’avoir pas
besoin d’être secourue. L’odeur saine de ses bras de ménagère ne troublait per-
sonne. C’était avec une sorte de témérité souriante qu’elle les forçait à marcher
devant elle, au bras l’un de l’autre, comme pour leur montrer sa confiance.

D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne l’aurait trompée. Si Lazare se laissait reprendre


à cette griserie, il se débattait toujours, il faisait effort ensuite et se montrait plus
affectueux pour elle. Il y avait là une surprise de sa chair, à laquelle il cédait déli-
cieusement, tout en jurant bien que, cette fois, le jeu s’arrêterait aux rires permis.
Pourquoi se serait-il refusé cette joie, puisqu’il était résolu à rester dans son devoir
d’honnête homme ? Et Louise avait plus de scrupules encore ; non qu’elle s’accu-
sât de coquetterie, car elle était naturellement caressante, elle se donnait sans le
savoir, dans un geste, dans une haleine ; mais elle n’aurait ni fait un pas ni pro-
noncé un mot, si elle avait cru être désagréable à Pauline. Le pardon du passé la
touchait aux larmes, elle voulait lui prouver qu’elle en était digne, elle lui avait
voué une de ces adorations exubérantes de femme, qui se traduisent par des ser-
ments, des baisers, toutes sortes de cajoleries passionnées. Aussi la surveillait-elle
sans cesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front. Brusquement,
elle quittait le bras de Lazare, venait prendre le sien, fâchée de s’être abandon-
née un instant ; et elle tâchait de la distraire, ne la quittait plus, affectait même de
bouder le jeune homme. Jamais elle n’avait paru si charmante que dans cet émoi
continuel, dans ce besoin de plaire qui l’emportait et qui la désolait ensuite, em-
plissant la maison du tourbillon de ses jupes et de ses langueurs câlines de jeune
chatte.

Peu à peu, Pauline retomba à ses tortures. Son espoir, son triomphe d’un mo-
ment en augmentait la cruauté. Ce n’étaient pas les secousses violentes d’autre-
fois, les crises jalouses qui l’affolaient pour une heure ; c’était un écrasement lent,

217
comme une masse tombée sur elle, et dont le poids la broyait davantage à chaque
minute. Désormais, il n’y avait plus de répit possible, plus de salut : son malheur
était quand même au bout. Certes, elle n’avait aucun reproche à leur faire, tous
deux la comblaient de prévenances, luttaient contre l’entraînement qui les pous-
sait l’un vers l’autre ; et, précisément, elle souffrait de ces prévenances, elle re-
commençait à voir clair, depuis qu’ils semblaient s’entendre, pour lui épargner
la douleur de leurs amours. La pitié de ces deux amants lui devenait insuppor-
table. N’étaient-ce pas des aveux, ces chuchotements rapides lorsqu’elle les lais-
sait ensemble, puis ces brusques silences dès qu’elle reparaissait, et ces baisers
violents de Louise, et ces humilités affectueuses de Lazare ? Elle les aurait préférés
coupables, la trahissant dans les coins ; tandis que ces précautions d’honnêteté,
ces compensations de caresses, qui lui disaient tout, la laissaient désarmée, ne
trouvant ni la volonté ni l’énergie de reconquérir son bien. Le jour où elle avait
ramené sa rivale, sa pensée était de lutter contre elle, s’il le fallait ; seulement,
que faire contre des enfants qui se désolaient ainsi de s’aimer ? Elle-même avait
voulu cela, elle n’aurait eu qu’à épouser Lazare, sans s’inquiéter si elle lui forçait
la main. Mais, aujourd’hui encore, malgré son tourment, l’idée de disposer ainsi
de lui, d’exiger l’accomplissement d’une promesse qu’il regrettait sans doute, la
révoltait. Elle en serait morte, qu’elle l’aurait refusé s’il en aimait une autre.

Cependant, Pauline restait la mère de son petit monde, soignait Chanteau qui
allait mal, était obligée de suppléer Véronique dont la propreté se gâtait, sans
compter Lazare et Louise qu’elle feignait de traiter en gamins turbulents pour
pouvoir sourire de leurs escapades. Elle arrivait à rire plus haut qu’eux, de ce beau
rire sonore qui sonnait la santé et le courage de la vie, avec des notes limpides
de clairon. La maison entière s’égayait. Elle, du matin au soir, exagérait son ac-
tivité, refusait d’accompagner les enfants à la promenade, sous le prétexte d’un
grand nettoyage, d’une lessive ou de conserves à conduire. Mais c’était surtout
Lazare qui devenait bruyant : il sifflait dans l’escalier, tapait les portes, trouvait
les journées trop courtes et trop calmes. Bien qu’il ne fit rien, la nouvelle pas-
sion dont il était envahi, semblait l’occuper au-delà de son temps et de ses forces.
Une fois encore, il conquérait le monde, c’étaient chaque jour au dîner d’autres
projets d’avenir extraordinaires. Déjà la littérature le dégoûtait, il avouait avoir
abandonné la préparation des examens, qu’il voulait subir afin d’entrer dans le
professorat ; longtemps, il s’était enfermé chez lui sous cette excuse, si découragé,
qu’il n’ouvrait pas même un livre ; et il raillait aujourd’hui sa stupidité, n’était-ce
pas idiot de se mettre un fil à la patte, pour écrire plus tard des romans et des
drames ? Non ! il n’y avait que la politique, son plan désormais était bien arrêté :
il connaissait un peu le député de Caen, il le suivrait à Paris comme secrétaire, et
là, en quelques mois, il ferait son chemin. L’Empire avait grand besoin de garçons

218
intelligents. Lorsque Pauline, inquiète de ce galop d’idées, tâchait de calmer sa
fièvre en lui conseillant un petit emploi solide, il se récriait sur l’appelait « grand-
mère », en façon de plaisanterie. Et le tapage recommençait, la maison retentissait
d’une joie trop grosse, où l’on sentait l’angoisse d’une misère cachée.

Un jour, comme Lazare et Louise étaient allés seuls à Verchemont, Pauline, ayant
besoin d’une recette pour rafraîchir du velours, monta fouiller la grande armoire
de son cousin, où elle croyait l’avoir vue, sur un bout de papier, entre les deux
feuillets d’un livre. Et là, parmi des brochures, elle découvrit le vieux gant de son
amie, ce gant oublié dont il s’était grisé si souvent, jusqu’à une sorte d’hallucina-
tion charnelle. Ce fut pour elle un trait de lumière, elle reconnut l’objet qu’il avait
caché avec un si grand trouble, le soir où elle était montée brusquement lui dire
qu’on se mettait à table. Elle tomba sur une chaise, comme achevée par cette ré-
vélation. Mon Dieu ! il voulait déjà cette fille avant qu’elle revînt, il vivait avec elle,
il avait usé ce chiffon de ses lèvres, parce qu’il gardait un peu de son odeur ! De
gros sanglots la secouèrent, tandis que ses yeux noyés restaient fixés sur le gant,
qu’elle tenait toujours dans ses mains tremblantes.

- Eh bien, mademoiselle, l’avez-vous trouvée ? demanda du palier la voix forte


de Véronique, qui montait à son tour. Je vous dis que le meilleur moyen est de
frotter avec une couenne de lard.

Elle entra, et ne comprit pas d’abord, en la voyant en larmes, les doigts crispés
sur ce vieux gant. Mais elle flaira la chambre, elle finit par deviner la cause de ce
désespoir.

- Dame ! reprit-elle de l’air brutal qu’elle prenait de plus en plus, vous deviez
bien vous attendre à ce qui arrive... Je vous avais prévenue autrefois. Vous les
remettez ensemble, ils s’amusent... et puis, peut-être que Madame avait raison,
cette minette-là l’émoustille plus que vous.

Elle hocha la tête, elle ajouta, en se parlant à elle-même, d’une voix sombre :

- Ah ! Madame voyait clair, malgré ses défauts... Moi, je ne peux toujours pas
avaler ça, qu’elle soit morte.

Le soir, dans sa chambre, lorsque Pauline eut fermé sa porte et posé sa bougie
sur la commode, elle s’abandonna au bord de son lit, en se disant qu’elle devait

219
marier Lazare et Louise. Toute la journée, un grand bourdonnement qui lui ébran-
lait le crâne, l’avait empêchée de formuler une pensée nette ; et c’était seulement à
cette heure de nuit, lorsqu’elle pouvait souffrir sans témoins, qu’elle trouvait enfin
cette conséquence inévitable. Il fallait les marier, cela retentissait en elle comme
un ordre, comme une voix de raison et de justice qu’elle ne pouvait faire taire. Un
moment, elle si courageuse, se retourna épouvantée, en croyant entendre la voix
de sa tante qui criait d’obéir. Alors, toute vêtue, elle se renversa, elle enfonça la
tête dans l’oreiller, pour étouffer ses cris. Oh ! le donner à une autre, le savoir entre
les bras d’une autre, à jamais, sans espoir de le reprendre ! Non, elle n’aurait pas
ce courage, elle aimait mieux continuer à vivre de sa vie misérable ; personne ne
l’aurait, ni elle, ni cette fille, et lui-même sécherait dans l’attente ! Longtemps elle
se débattit, secouée d’une fureur jalouse, qui levait devant elle des images char-
nelles abominables. Toujours, le sang l’emportait d’abord, une violence que ni les
années ni la sagesse n’apaisaient. Puis, elle tomba à un grand épuisement, sa chair
était anéantie.

Dès lors, allongée sur le dos, sans trouver la force de se déshabiller, Pauline rai-
sonna longuement. Elle arrivait à se prouver que Louise ferait plus qu’elle pour le
bonheur de Lazare. Cette enfant si faible, aux caresses d’amante, ne l’avait-elle pas
déjà tiré de son ennui ? Sans doute il la lui fallait ainsi, pendue continuellement à
son cou, chassant de ses baisers les idées noires, les terreurs de la mort. Et Pauline
se rabaissait, se trouvait trop froide, sans grâce amoureuse de femme, n’ayant que
de la bonté, ce qui ne suffit point aux jeunes hommes. Une autre considération
acheva de la convaincre. Elle était ruinée, et les projets d’avenir de son cousin,
ces projets qui l’inquiétaient, allaient demander beaucoup d’argent. Devait-elle
lui imposer la gêne où vivait la famille, la médiocrité dont elle le voyait souffrir ?
Ce serait une existence terrible, de continuels regrets, l’amertume querelleuse des
ambitions manquées. Elle lui apporterait toutes les rancunes de la misère, tandis
que Louise, qui était riche, lui ouvrirait les grandes situations dont il rêvait. On as-
surait que le père de la jeune fille gardait pour son gendre une place toute prête ;
sans doute il s’agissait d’une situation dans la banque, et bien que Lazare affec-
tât le dédain des gens de finance, les choses s’arrangeraient certainement. Elle ne
pouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait qu’elle commettrait une vi-
laine action, si elle ne les mariait pas. Ce mariage, dans son insomnie, devenait
un dénouement naturel et nécessaire, qu’elle devait hâter, sous peine de perdre
sa propre estime.

La nuit entière se passa au milieu de cette lutte. Quand le jour parut, Pauline
se déshabilla enfin. Elle était très calme, elle goûta dans le lit un profond repos,
sans pouvoir dormir encore. Jamais elle ne s’était sentie si légère, si haute, si déta-

220
chée. Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme, elle n’espérait
plus en rien ni en personne ; et il y avait, au fond d’elle, la volupté subtile du sa-
crifice. Même elle ne retrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur
des siens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heure comme le der-
nier retranchement de sa jalousie. L’orgueil de son abnégation s’en était allé, elle
acceptait que les siens fussent heureux en dehors d’elle, C’était le degré suprême
dans l’amour des autres : disparaître, donner tout sans croire qu’on donne assez,
aimer au point d’être joyeux d’une félicité qu’on n’a pas faite et qu’on ne partagera
pas. Le soleil se levait, lorsqu’elle s’endormit d’un grand sommeil.

Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En s’éveillant, elle avait eu la joie de sen-
tir en elle, nettes et solides, ses résolutions de la veille. Puis, elle s’aperçut qu’elle
s’était oubliée et qu’elle devait pourtant songer au lendemain, dans la nouvelle si-
tuation qui allait lui être faite. Si elle avait le courage de marier Lazare et Louise, ja-
mais elle n’aurait celui de rester près d’eux, à partager l’intimité de leur bonheur :
le dévouement a des limites, elle redoutait le retour de ses violences, quelque
scène affreuse dont elle serait morte. Du reste, ne faisait-elle point assez déjà ?
qui aurait eu la cruauté de lui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc
prise sur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitterait cette maison, pleine
d’inquiétants souvenirs. C’était toute sa vie changée, et elle ne reculait pas.

Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne la quittait plus. La vue de
Lazare et de Louise, côte à côte, chuchotant et riant, la laissa vaillante, sans autre
faiblesse qu’un grand froid au cœur. Puis, comme on était au samedi, elle imagina
de les pousser tous deux à une grande promenade, afin de se trouver seule, lorsque
le docteur Cazenove viendrait. Ils partirent, et elle prit encore la précaution d’aller
attendre ce dernier sur la route. Dès qu’il l’aperçut, il voulut la faire monter dans
son cabriolet, pour la ramener. Mais elle le pria de descendre, ils revinrent à petits
pas, tandis que Martin, à cent mètres devant eux, conduisait la voiture vide.

Et Pauline, en quelques paroles simples, vida son cœur. Elle dit tout, son projet
de donner Lazare à Louise, sa volonté de quitter la maison. Cette confession lui
semblait nécessaire, elle n’avait pas voulu agir dans un coup de tête, et le vieux
médecin était le seul homme qui pût l’entendre.

Brusquement, Cazenove s’arrêta au milieu de la route et la saisit entre ses longs


bras maigres. Il tremblait d’émotion, il lui mit un gros baiser sur les cheveux, en la
tutoyant.

221
- Tu as raison, ma fille... Et, vois-tu, je suis enchanté, car ça pouvait finir plus
mal encore. Il y a des mois que ça me tourmente, j’étais malade d’aller chez vous,
tellement je te sentais malheureuse... Ah ! ils t’ont joliment dévalisée, les bonnes
gens : ton argent d’abord, ton cœur ensuite...

La jeune fille tâcha de l’interrompre.

- Mon ami, je vous en supplie... Vous les jugez mal.

- Possible, ça ne m’empêche pas de me réjouir pour toi. Va, va, donne ton La-
zare, ce n’est pas un beau cadeau que tu fais à l’autre... Oh ! sans doute, il est
charmant, plein des meilleures intentions ; mais je préfère que l’autre soit mal-
heureuse avec lui. Ces gaillards qui s’ennuient de tout, sont trop lourds à porter,
même pour des épaules solides comme les tiennes. Je te souhaiterais plutôt un
garçon boucher, oui, un garçon boucher qui rirait nuit et jour à se fendre les mâ-
choires.

Puis, voyant des larmes lui monter aux yeux :

- Bon ! tu l’aimes, n’en parlons plus. Et embrasse-moi encore, puisque tu es une


fille assez brave pour avoir tant de raison... L’imbécile qui ne comprend pas !

Il lui avait pris le bras, il la serrait contre lui. Alors, ils causèrent sagement, en se
remettant à marcher. Certes, elle ferait bien de quitter Bonneville ; et il se chargeait
de lui trouver une situation. Justement, il avait à Saint-Lô une vieille parente riche,
qui cherchait une demoiselle de compagnie. La jeune fille serait parfaitement là,
d’autant plus que cette dame, n’ayant pas d’enfant, pourrait s’attacher à elle, peut-
être l’adopter plus tard. Tout fut réglé, il lui promit une réponse définitive avant
trois jours, et ils convinrent de ne parler à personne de ce projet formel de départ.
Elle craignait qu’on n’y vît une menace, elle voulait faire le mariage, puis s’en aller
le lendemain sans bruit, en personne désormais inutile.

Le troisième jour, Pauline reçut une lettre du docteur : on l’attendait à Saint-Lô,


dès qu’elle serait libre. Et ce fut ce jour même, pendant une absence de Lazare,
qu’elle emmena Louise au fond du potager, sur un vieux banc abrité par une touffe
de tamaris. En face, au-dessus du petit mur, on ne voyait que la mer et le ciel, une
immensité bleue, coupée à l’horizon d’une grande ligne simple.

222
- Ma chérie, dit Pauline de son air maternel, nous allons causer comme deux
sœurs, veux-tu ?... Tu m’aimes un peu...

Louise l’interrompit, en la prenant à la taille.

- Oh ! oui.

- Eh bien, si tu m’aimes, tu as tort de ne pas tout me dire... Pourquoi gardes-tu


tes secrets ?

- Je n’ai pas de secrets.

- Si, tu cherches mal... Voyons, ouvre-moi ton cœur.

Toutes deux, un instant, se regardèrent de si près, qu’elles sentaient la tiédeur


de leurs haleines. Cependant, les yeux de l’une se troublaient peu à peu, sous le
regard limpide de l’autre. Le silence devenait pénible.

- Dis-moi tout. Les choses dont on cause sont bien près d’être arrangées, et c’est
en les dissimulant qu’on finit par en faire de vilaines choses... N’est-ce pas ? ce ne
serait guère beau de nous fâcher, d’en arriver encore à ce que nous avons tant
regretté.

Alors, violemment, Louise éclata en sanglots. Elle la serrait à la taille de ses


mains convulsives, elle avait laissé tomber sa tête et la cachait contre l’épaule de
son amie, en bégayant au milieu de ses larmes :

- Oh ! c’est mal de revenir sur cela. On ne devait jamais en reparler, jamais !...
Renvoie-moi tout de suite plutôt que de me faire cette peine.

Vainement, Pauline tâchait de la calmer.

- Non, je comprends bien... Tu me soupçonnes encore. Pourquoi me parles-tu


d’un secret ? Je n’ai pas de secret, je fais tout au monde pour que tu n’aies aucune
reproche à m’adresser. Ce n’est pas ma faute, s’il y a des choses qui t’inquiètent :
moi, je surveille jusqu’à ma façon de rire, sans que ça paraisse... Et, si tu ne me
crois pas, eh bien ! je vais m’en aller, m’en aller tout de suite.

223
Elles étaient seules, dans le vaste espace. Le potager, brûlé par le vent d’ouest,
s’étendait à leurs pieds comme un terrain inculte, tandis que, au-delà, la mer im-
mobile déroulait son infini.

- Mais écoute ! cria Pauline, je ne t’adresse aucun reproche, je désire au contraire


te rassurer.

Et, la prenant aux épaules, la forçant à lever les yeux, elle lui dit doucement, en
mère qui questionne sa fille :

- Tu aimes Lazare ?... Et il t’aime aussi, je le sais.

Un flot de sang était monté au visage de Louise. Elle tremblait plus fort, elle
voulait se dégager et s’enfuir.

- Mon Dieu ! je suis donc bien maladroite, que tu ne me comprennes pas ! Est-ce
que j’aborderais un pareil sujet pour te tourmenter ?... Vous vous aimez, n’est-ce
pas ? eh bien ! je veux vous marier ensemble, c’est très simple.

Louise, éperdue, cessa de se débattre. Une stupeur arrêta ses larmes, l’immobi-
lisa, les mains tombées et inertes.

- Comment ? et toi ?

- Moi, ma chérie, je me suis interrogée sérieusement depuis quelques semaines,


la nuit surtout, dans ces heures de veille où l’on voit plus clair... Et j’ai reconnu que
j’avais uniquement pour Lazare une bonne amitié. Ne le remarques-tu pas toi-
même ? nous sommes camarades, on dirait deux garçons, il n’y a pas entre nous
cet emportement des amoureux...

Elle cherchait ses phrases, afin de rendre vraisemblable son mensonge. Mais sa
rivale la regardait toujours de ses yeux fixes, comme si elle avait pénétré le sens
caché des mots.

- Pourquoi mens-tu ? murmura-t-elle enfin. Est-ce que tu es capable de ne plus


aimer, quand tu aimes ?

Pauline se troubla.

224
- Enfin, qu’importe ! vous vous aimez, il est tout naturel qu’il t’épouse... Moi, j’ai
été élevée avec lui, je resterai sa sœur. Les idées passent, quand on s’est attendu si
longtemps... Et puis, il y a encore beaucoup de raisons...

Elle eut conscience qu’elle perdait pied, qu’elle s’égarait, et elle reprit, emportée
par sa franchise :

- Oh ! ma chérie, laisse-moi faire ! Si je l’aime encore assez pour désirer qu’il soit
ton mari, c’est que je te crois maintenant nécessaire à son bonheur. Est-ce que
cela te déplaît ? est-ce que tu n’agirais pas comme moi ?... Voyons, causons gen-
timent. Veux-tu être du complot ? veux-tu que nous nous entendions ensemble
pour le forcer à être heureux ? Même s’il se fâchait, s’il croyait me devoir quelque
chose, il faudrait m’aider à le persuader, car c’est toi qu’il aime, c’est toi dont il a
besoin... Je t’en prie, sois ma complice, convenons bien de tout, pendant que nous
sommes seules.

Mais Louise la sentait si frissonnante, si déchirée dans ses supplications, qu’elle


eut une dernière révolte.

- Non, non, je n’accepte pas !... Ce serait abominable, ce que nous ferions là. Tu
l’aimes toujours, je le sens bien, et tu ne sais qu’inventer pour te torturer davan-
tage... Au lieu de t’aider, je vais tout lui dire. Oui, dès qu’il rentrera...

Pauline, de ses deux bras charitables, l’étreignit de nouveau, l’empêcha de conti-


nuer, en lui serrant la tête contre sa poitrine.

- Tais-toi, méchante enfant !... Il le faut, songeons à lui.

Le silence retomba, elles restèrent dans cette étreinte. Déjà épuisée, Louise cé-
dait, s’abandonnait avec sa langueur caressante ; et un flot de larmes était remonté
à ses yeux, mais des larmes douces, qui coulaient lentement. Sans parler, elle pres-
sait par moments son amie, comme si elle n’eût rien trouvé de plus discret ni de
plus profond pour la remercier. Elle la sentait au-dessus d’elle, si saignante et si
haute, qu’elle n’osait même lever les yeux, de peur de rencontrer son regard. Ce-
pendant, au bout de quelques minutes, elle se hasarda, renversa la tête dans une
confusion souriante, puis haussa les lèvres et lui donna un baiser muet. La mer, au
loin, sous le ciel sans tache, n’avait pas une vague qui rompît son bleu immense.
C’était une pureté, une simplicité où longtemps encore elles égarèrent les paroles
qu’elles ne disaient plus.

225
Lorsque Lazare fut rentré, Pauline le rejoignit dans sa chambre, cette vaste pièce
aimée où ils avaient grandi tous deux. Elle voulait, le jour même, aller au bout de
son ouvrage. Avec lui, elle ne chercha point de transition, elle parla résolument.
La pièce était pleine des souvenirs d’autrefois : des algues sèches traînaient, le
modèle des épis encombrait le piano, la table débordait de livres de science et de
morceaux de musique.

- Lazare, demanda-t-elle, veux-tu causer ? J’ai des choses sérieuses à te dire.

Il parut surpris, vint se planter devant elle.

- Quoi donc ?... Est-ce que papa est menacé ?

- Non, écoute... Il faut enfin aborder ce sujet, car cela n’avance à rien de nous
taire. Tu te rappelles que ma tante avait fait le projet de nous marier ; nous en
avons parlé beaucoup, et il n’en est plus question depuis des mois. Eh bien, je
pense qu’il serait sage à cette heure d’abandonner ce projet.

Le jeune homme était devenu pâle ; mais il ne la laissa pas finir, il cria violem-
ment :

- Quoi ? que chantes-tu là ?... Est-ce que tu n’es pas ma femme ? Demain, si tu
veux, nous irons dire à l’abbé d’en finir... Et c’est ça que tu appelles des choses
sérieuses !

Elle répondit de sa voix tranquille :

- C’est très sérieux, puisque tu te fâches... Je te répète qu’il faut en causer. Certes,
nous sommes de vieux camarades, mais je crains fort qu’il n’y ait pas en nous
l’étoffe de deux amoureux. A quoi bon nous entêter dans une idée, qui ne ferait
peut-être le bonheur ni de l’un ni de l’autre ?

Alors, Lazare se jeta dans un flot de paroles entrecoupées. Était-ce une querelle
qu’elle lui cherchait ? Il ne pouvait pourtant pas être tout le temps à son cou. Si l’on
avait remis de mois en mois le mariage, elle savait qu’il n’en était point la cause.
Et c’était injuste de lui dire qu’il ne l’aimait plus. Il l’avait tant aimée, dans cette
chambre précisément, qu’il n’osait l’effleurer de ses doigts, par terreur d’être em-
porté et de se mal conduire. A ce souvenir du passé, une rougeur monta aux joues
de Pauline : il avait raison, elle se rappelait ce court désir, cette haleine ardente

226
dont il l’enveloppait. Mais combien ces heures de frissons délicieux étaient loin,
et quelle froide amitié de frère il lui témoignait maintenant ! Aussi répondit-elle
d’un air triste :

- Mon pauvre ami, si tu m’aimais réellement, au lieu de plaider comme tu le fais,


tu serais déjà dans mes bras, et tu sangloterais, et tu trouverais d’autres choses
pour me persuader.

Il pâlit davantage, il eut un geste vague de protestation, en se laissant tomber


sur une chaise.

- Non, continua-t-elle, c’est clair, tu ne m’aimes plus... Que veux-tu ? nous ne


sommes sans doute pas faits l’un pour l’autre. Quand nous étions enfermés ici, tu
étais bien forcé de songer à moi. Et, plus tard, l’idée t’en a passé, ça n’a pas duré,
parce que je n’avais rien pour te retenir.

Une dernière secousse d’exaspération l’emporta. Il s’agita sur la chaise, en bé-


gayant :

- Enfin, où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tout cela signifie, je te le demande ?


Je rentre bien tranquille, je monte pour mettre mes pantoufles, et tu me tombes
sur le dos, et sans crier gare tu entames une histoire extravagante... Je ne t’aime
plus, nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, il faut rompre notre mariage...
Encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ?

Pauline, qui s’était approchée de lui, dit lentement :

- Cela signifie que tu en aimes une autre, et que je te conseille de l’épouser.

Un instant, Lazare resta muet. Puis, il prit le parti de ricaner. Bon ! les scènes
recommençaient, encore sa jalousie qui allait mettre tout en l’air ! Elle ne pouvait
le voir gai un seul jour, il fallait qu’elle fit le vide autour de lui. Pauline l’écoutait
d’un air de douleur profonde ; et, brusquement, elle lui posa sur les épaules ses
mains tremblantes, elle laissa éclater son cœur dans ce cri involontaire : - Oh mon
ami, peux-tu croire que je cherche à te torturer !... Tu ne comprends donc pas que
je veux uniquement ta joie, que j’accepterais tout pour t’assurer un plaisir d’une
heure ! N’est-ce pas ? tu aimes Louise, eh bien ! je te dis de l’épouser... Entends
cela, je ne compte plus, je te la donne.

227
Il la regardait, effaré. Dans cette nature nerveuse et sans équilibre, les senti-
ments sautaient aux extrêmes, à la moindre secousse. Ses paupières battirent, il
sanglota.

- Tais-toi, je suis un misérable ! Oui, je me méprise pour tout ce qui se passe


dans cette maison depuis des années... Je suis ton créancier, ne dis pas non ! Nous
t’avons pris ton argent, je l’ai gaspillé comme un imbécile, et voilà maintenant que
je roule assez bas, pour que tu me fasses l’aumône de ma parole, pour que tu me
la rendes par pitié, comme à un homme sans courage et sans honneur.

- Lazare ! Lazare ! murmura-t-elle épouvantée.

D’un mouvement furieux, il s’était mis debout, et il marchait, il se battait la poi-


trine de ses poings.

- Laisse-moi ! Je me tuerais tout de suite, si je me faisais justice... N’est-ce pas


toi que je devrais aimer ? N’est-ce pas abominable de désirer cette autre, parce
que sans doute elle n’était pas pour moi, parce qu’elle est moins bonne et moins
bien portante, est-ce que je sais ? Quand un homme tombe à ces choses, c’est qu’il
y a de la boue au fond... Tu vois que je ne cache rien, que je ne cherche guère
à m’excuser... Écoute, plutôt que d’accepter ton sacrifice, je mettrais moi-même
Louise à la porte et je m’en irais en Amérique, et je ne vous reverrais jamais, ni
l’une ni l’autre.

Longuement, elle s’efforça de le calmer et de le raisonner. Ne pouvait-il donc


une fois prendre la vie comme elle était, sans exagération ? Ne voyait-il pas qu’elle
lui parlait avec sagesse, après avoir beaucoup réfléchi ? Ce mariage serait excellent
pour tout le monde. Si elle en causait d’une voix si paisible, c’était que loin d’en
souffrir maintenant, elle le souhaitait. Mais, emportée par son désir de le convaincre,
elle eut la maladresse de faire une allusion à la fortune de Louise et de laisser en-
tendre que Thibaudier, le lendemain du mariage, trouverait pour son gendre une
situation.

- C’est cela, cria-t-il, repris de violence, vends-moi à présent ! Dis tout de suite
que je ne dois plus vouloir de toi, parce que je t’ai ruinée, et qu’il me reste à com-
mettre la vilenie d’aller ailleurs épouser une fille riche... Ah ! non, tiens ! tout cela
est trop sale. Jamais entends-tu ? jamais !

228
Pauline, à bout de force, cessa de le supplier. Il y eut un silence. Lazare était re-
tombé sur la chaise, les jambes brisées, tandis qu’elle, à son tour, marchait dans
la vaste pièce, mais avec lenteur, en s’attardant devant chaque meuble ; et, de ces
vieilles choses amies, de la table qu’elle avait usée de ses coudes, de l’armoire où
les jouets de son enfance étaient enfouis encore, de tous les souvenirs qui traî-
naient là, lui remontait au cœur un espoir qu’elle ne voulait pas entendre, et dont
la douceur pourtant la gagnait peu à peu tout entière. S’il l’aimait réellement assez
pour refuser d’être à une autre ! Mais elle connaissait les lendemains d’abandon,
cachés sous la fougue première de ces beaux sentiments. Puis, c’était lâche d’es-
pérer, elle craignait de céder à une ruse de sa faiblesse.

- Tu réfléchiras, finit-elle par conclure, en s’arrêtant devant lui. Je ne veux pas


nous tourmenter davantage... Demain, je suis certaine que tu seras plus raison-
nable.

Le lendemain pourtant se passa dans une grande gêne. Une tristesse sourde,
une sorte d’aigreur assombrissait de nouveau la maison. Louise avait les yeux
rouges, Lazare la fuyait et passait les heures enfermé dans sa chambre. Puis, les
jours suivants, cette gêne se dissipa peu à peu, et les rires recommencèrent, les
chuchotements, les frôlements tendres. Pauline attendait, secouée d’espérances
folles, malgré sa raison. Avant cette incertitude affreuse, il lui semblait ne pas avoir
connu la souffrance. Un soir enfin, au crépuscule, comme elle descendait à la cui-
sine prendre une bougie, elle trouva Lazare et Louise qui s’embrassaient dans le
corridor. La jeune fille s’enfuit en riant, et lui, encouragé par l’ombre, saisit Pauline
à son tour, lui planta sur les joues deux gros baisers de frère.

- J’ai réfléchi, murmura-t-il. Tu es la meilleure et la plus sage... Mais je t’aime


toujours, je t’aime comme j’ai aimé maman.

Elle eut la force de répondre :

- C’est une affaire arrangée, je suis bien contente.

De crainte de s’évanouir, elle n’osa entrer dans la cuisine, tellement elle se sen-
tait pâle, au froid de son visage. Sans lumière, elle remonta chez elle, en disant
qu’elle avait oublié quelque chose. Et là, dans les ténèbres, elle crut qu’elle expi-
rait, étouffant, ne trouvant pas même des larmes. Que lui avait-elle fait, mon Dieu !
pour qu’il eût ainsi poussé la cruauté jusqu’à élargir la blessure ? Ne pouvait-il ac-
cepter immédiatement, le jour où elle avait toute sa force, sans l’amollir d’une

229
espérance vaine ? Maintenant le sacrifice devenait double, elle le perdait une se-
conde fois, et d’autant plus douloureusement, qu’elle s’était imaginé le reprendre.
Mon Dieu ! elle avait du courage, mais c’était mal de lui rendre sa tâche si affreuse.

Tout fut rapidement réglé. Véronique, béante, ne comprenait plus, trouvait que
les choses marchaient à l’envers depuis la mort de Madame. Mais ce fut surtout
Chanteau que ce dénouement bouleversa. Lui, qui d’ordinaire ne s’occupait de
rien et qui hochait la tête d’approbation à chaque volonté des autres, comme re-
tiré dans l’égoïsme des minutes de calme qu’il volait à la douleur, se mit à pleurer,
quand Pauline elle-même lui annonça le nouvel arrangement. Il la regardait, il
balbutiait, des aveux lui échappaient en paroles étranglées : ce n’était pas sa faute,
il aurait voulu agir autrement jadis, et pour l’argent, et pour le mariage ; mais elle
savait bien qu’il se portait trop mal. Alors, elle l’embrassa, en lui jurant que c’était
elle qui forçait Lazare à épouser Louise, par raison. Au premier moment, il n’osa
la croire il clignait les yeux avec un reste de tristesse, en répétant :

- Bien vrai ? bien vrai ?

Puis, comme il la voyait rire, il se consola vite et devint même tout à fait joyeux.
Enfin, il était soulagé, car cette vieille affaire lui barrait le cœur, sans qu’il osât en
parler. Il baisa Louisette sur les joues, il retrouva, le soir, au dessert, une chanson
gaillarde. Pourtant, en allant se coucher, il eut une dernière inquiétude.

- Tu restes avec nous, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Pauline.

Elle hésita une seconde ; et, rougissant de son mensonge :

- Mais sans doute.

Il fallut un grand mois, pour les formalités. Thibaudier, le père de Louise, avait
agréé tout de suite la demande de Lazare, qui était son filleul. Il n’y eut entre
eux une discussion que deux jours avant les noces, lorsque le jeune homme re-
fusa nettement de diriger à Paris une compagnie d’assurances, dont le banquier
était le plus fort actionnaire. Lui, entendait passer encore un an ou deux à Bon-
neville, où il écrirait un roman, un chef-d’œuvre, avant d’aller conquérir Paris.
D’ailleurs, Thibaudier se contenta de hausser les épaules, en le traitant amicale-
ment de grande bête.

230
Le mariage devait avoir lieu à Caen. Pendant les quinze derniers jours, ce furent
des allées et venues continuelles, une fièvre extraordinaire de voyages. Pauline
s’étourdissait, accompagnait Louise, rentrait brisée. Comme Chanteau ne pou-
vait quitter Bonneville, elle avait dû promettre d’assister à la cérémonie, où elle
serait seule à représenter la famille de son cousin. L’approche de cette journée
la terrifiait. La veille, elle s’arrangea pour ne pas coucher à Caen, car il lui sem-
blait qu’elle souffrirait moins, si elle revenait dormir dans sa chambre, au berce-
ment aimé de la grande mer. Elle prétendit que la santé de son oncle lui donnait
des craintes, qu’elle ne voulait pas s’éloigner de lui si longtemps. Vainement, lui-
même la pressait de passer quelques jours là-bas : est-ce qu’il était malade ? au
contraire, très surexcité par l’idée de ces noces, de ce repas dont il ne serait point,
il méditait sournoisement d’exiger de Véronique un plat défendu, un perdreau
truffé par exemple, ce qu’il ne mangeait jamais sans être certain d’une crise. Mal-
gré tout, la jeune fille déclara qu’elle rentrerait le soir ; et elle comptait aussi être
de la sorte plus libre, pour faire sa malle le lendemain, et disparaître.

Une pluie fine tombait, minuit venait de sonner, lorsque la vieille berline de
Malivoire ramena Pauline le soir du mariage. Vêtue d’une robe de soie bleue, mal
garantie par un petit châle, elle était frissonnante, très pâle, les mains chaudes
pourtant. Dans la cuisine, elle trouva Véronique qui l’attendait, endormie sur un
coin de la table ; et la chandelle qui brûlait très haute, fit battre ses yeux, d’un
noir profond, comme emplis des ténèbres de la route, où ils étaient restés grands
ouverts, depuis Arromanches. Elle ne put tirer que des mots sans suite de la cui-
sinière ensommeillée : Monsieur n’avait pas été sage, maintenant il dormait, per-
sonne n’était venu. Alors, elle prit une bougie et elle monta, glacée par la maison
vide, désespérée jusqu’à la mort de l’ombre et du silence qui lui écrasaient les
épaules.

Au deuxième étage, elle avait hâte de se réfugier chez elle, lorsqu’un mouve-
ment irrésistible, dont elle s’étonna, lui fit ouvrir la porte de Lazare. Elle haussa la
bougie pour voir, comme si la chambre lui semblait emplie de fumée. Rien n’était
changé, chaque meuble était à sa place ; et, cependant, elle avait une sensation de
désastre et d’anéantissement, une peur sourde, ainsi que dans la chambre d’un
mort. A pas ralentis, elle s’avança jusqu’à la table, regarda l’encrier, la plume, une
page commencée qui traînait encore. Puis, elle s’en alla. C’était fini, la porte se
ferma sur le vide sonore de la pièce.

Chez elle, la même sensation d’inconnu l’attendait. Était-ce donc sa chambre,


avec les roses bleues du papier peint, le lit de fer étroit, drapé de rideaux de mous-
seline ? Elle vivait là pourtant depuis tant d’années ! Sans poser la bougie, elle si

231
courageuse d’habitude, fit une visite, écarta les rideaux, regarda sous le lit, der-
rière les meubles. C’était en elle un ébranlement, une stupeur, qui la tenait debout
devant les choses. Jamais elle n’aurait cru qu’une pareille angoisse pût tomber de
ce plafond, dont elle connaissait chaque tache ; et elle regrettait, à cette heure, de
n’être pas restée à Caen, elle sentait cette maison plus effrayante, si peuplée de
souvenirs et si vide, aux ténèbres si froides par cette nuit de tempête. L’idée de
se coucher lui était insupportable. Elle s’assit, sans même ôter son chapeau, resta
quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts sur la bougie qui l’aveuglait.
Brusquement, elle s’étonna, que faisait-elle à cette place, la tête pleine d’un tu-
multe, dont le bourdonnement l’empêchait de penser ? Il était une heure, elle se-
rait mieux dans son lit. Et elle se mit à se déshabiller, de ses mains chaudes et
lentes.

Un besoin d’ordre persistait, dans cette débâcle de sa vie. Elle serra soigneuse-
ment son chapeau, s’inquiéta d’un coup d’œil si ses bottines n’avaient pas souf-
fert. Sa robe était déjà pliée au dossier d’une chaise, elle n’avait plus qu’un jupon
et sa chemise, lorsque son regard tomba sur sa gorge de vierge. Peu à peu, une
flamme empourpra ses joues. Du trouble de son cerveau, des images se préci-
saient et se dressaient, les deux autres dans leur chambre, là-bas, une chambre
qu’elle connaissait, où elle-même, le matin, avait porté des fleurs. La mariée était
couchée, lui entrait, s’approchait avec un rire tendre. D’un geste violent, elle fit
glisser son jupon, enleva sa chemise ; et, nue maintenant, elle se contemplait en-
core. Ce n’était donc pas pour elle cette moisson de l’amour ? Jamais sans doute les
noces ne viendraient. Son regard descendait de sa gorge, d’une dureté de bouton
éclatant de sève, à ses hanches larges, à son ventre où dormait une maternité puis-
sante. Elle était mûre pourtant, elle voyait la vie gonfler ses membres, fleurir aux
plis secrets de sa chair en toison noire, elle respirait son odeur de femme, comme
un bouquet épanoui dans l’attente de la fécondation. Et ce n’était pas elle, c’était
l’autre, au fond de cette chambre, là-bas, qu’elle évoquait nettement, pâmée entre
les bras du mari dont elle-même attendait la venue depuis des années ?

Mais elle se pencha davantage. La coulée rouge d’une goutte de sang, le long
de sa cuisse, l’étonnait. Soudain elle comprit : sa chemise, glissée à terre, semblait
avoir reçu l’éclaboussement d’un coup de couteau. C’était donc pour cela qu’elle
éprouvait, depuis son départ de Caen, une telle défaillance de tout son corps ? Elle
ne l’attendait point si tôt, cette blessure, que la perte de son amour venait d’ouvrir,
aux sources mêmes de la vie. Et la vue de cette vie qui s’en allait inutile, combla son
désespoir. La première fois, elle se souvenait d’avoir crié d’épouvante, lorsqu’elle
s’était trouvée un matin ensanglantée. Plus tard, n’avait-elle pas eu l’enfantillage,
le soir, avant d’éteindre sa bougie, d’étudier d’un regard furtif l’éclosion complète

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de sa chair et de son sexe ? Elle était fière comme une sotte, elle goûtait le bon-
heur d’être une femme. Ah ! misère ! la pluie rouge de la puberté tombait là, au-
jourd’hui, pareille aux larmes vaines que sa virginité pleurait en elle. Désormais,
chaque mois ramènerait ce jaillissement de grappe mûre, écrasée aux vendanges,
et jamais elle ne serait femme, et elle vieillirait dans la stérilité !

Alors, la jalousie la reprit aux entrailles, devant les tableaux que son excitation
déroulait toujours. Elle voulait vivre, et vivre complètement, faire de la vie, elle qui
aimait la vie ! A quoi bon être, si l’on ne donne pas son être ? Elle voyait les deux
autres, une tentation de balafrer sa nudité lui faisait chercher ses ciseaux du re-
gard. Pourquoi ne pas couper cette gorge, briser ces cuisses, achever d’ouvrir ce
ventre et faire couler ce sang jusqu’à la dernière goutte ? Elle était plus belle que
cette maigre fille blonde, elle était plus forte, et lui ne l’avait pas choisie cepen-
dant. Jamais elle ne le connaîtrait, rien en elle ne devait plus l’attendre, ni les bras,
ni les hanches, ni les lèvres. Tout pouvait être jeté à la borne, comme un haillon
vide. Était-ce possible qu’ils fussent ensemble, lorsqu’elle restait seule à grelotter
de fièvre, dans cette maison froide !

Brusquement, elle s’abattit sur le lit, à plat ventre. Elle avait saisi l’oreiller dans
ses bras convulsifs, elle le mordait pour étouffer ses sanglots ; et elle tâchait de tuer
sa chair révoltée, en l’écrasant sur le matelas. De longues secousses la soulevaient,
de la nuque aux talons. Vainement, ses paupières se serraient pour ne plus voir,
elle voyait quand même, des monstruosités se levaient dans l’obscurité. Que faire ?
Se crever les yeux, et voir encore, voir toujours peut-être !

Les minutes passaient, elle n’avait plus conscience que de l’éternité de sa tor-
ture. Un effroi la remit debout. Quelqu’un était là, car elle avait entendu rire. Mais
elle ne trouva que sa bougie presque achevée, qui venait de faire éclater la bo-
bèche. Si quelqu’un pourtant l’avait vue ? Ce rire imaginaire courait encore sur
sa peau comme une caresse brutale. Était-ce vraiment elle, qui restait nue ainsi ?
Une pudeur la prenait, elle avait croisé les bras devant sa gorge, dans une atti-
tude éperdue, pour ne plus s’apercevoir elle-même. Enfin, vivement, elle passa
une chemise de nuit, elle retourna s’enfouir sous les couvertures, qu’elle monta
jusqu’à son menton. Son corps grelottant se faisait tout petit. Quand la bougie fut
éteinte, elle ne bougea plus, anéantie par la honte de cette crise.

Pauline fit sa malle dans la matinée, sans trouver la force d’annoncer son départ
à Chanteau. Cependant, le soir, il fallut tout lui dire, car le docteur Cazenove devait
venir la chercher le lendemain et la mener lui-même chez sa parente. Lorsqu’il eut

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compris, l’oncle, bouleversé, leva ses pauvres mains infirmes, dans un geste fou,
comme pour la retenir ; et il bégayait, il la suppliait. Elle ne ferait jamais ça, elle ne
le quitterait pas, car ce serait un meurtre, il en mourrait à coup sûr. Puis, quand
il la vit s’entêter doucement et qu’il devina ses raisons, il se décida à confesser le
tort qu’il avait eu de manger du perdreau la veille. Des pointes légères le brûlaient
déjà aux jointures. C’était toujours la même histoire, il succombait dans la lutte :
mangerait-il ? souffrirait-il ? et il mangeait, certain de souffrir, à la fois contenté
et terrifié. Mais elle n’aurait pas le courage peut-être de l’abandonner, au beau
milieu d’un accès.

En effet, vers six heures du matin, Véronique monta prévenir Mademoiselle


qu’elle entendait Monsieur gueuler dans sa chambre. Elle était d’une humeur exé-
crable, elle grondait par toute la maison que, si Mademoiselle s’en allait, elle file-
rait également, parce qu’elle en avait assez de soigner un vieux si peu raisonnable.
Pauline, une fois encore, dut s’installer au chevet de son oncle. Quand le docteur
se présenta pour l’emmener, elle lui montra le malade, qui triomphait, hurlant
plus fort, lui criant de partir, si elle en avait le cœur. Tout fut retardé.

Chaque jour, la jeune fille tremblait de voir revenir Lazare et Louise, que leur
nouvelle chambre, l’ancienne chambre d’ami, arrangée à leur intention, attendait
depuis le lendemain du mariage. Ils s’oubliaient à Caen, Lazare écrivait qu’il pre-
nait des notes sur le monde de la finance, avant de s’enfermer à Bonneville, pour
commencer un grand roman, où il voulait dire la vérité sur les bâcleurs d’affaires.
Puis, un matin, il débarqua sans sa femme, il annonça tranquillement qu’il allait
s’installer avec elle à Paris : son beau-père l’avait convaincu, il acceptait la place
dans la compagnie d’assurances, sous le prétexte qu’il prendrait ainsi ses notes
sur le vif ; et plus tard il verrait, il reviendrait à la littérature.

Quand Lazare eut rempli deux caisses des objets qu’il emportait, et que la ber-
line de Malivoire fut venue le chercher avec ses bagages, Pauline rentra étourdie,
ne retrouvant plus en elle ses volontés anciennes. Chanteau, encore très souffrant,
lui demanda :

- Tu restes, j’espère ? Attends donc de m’avoir enterré !

Elle ne voulut pas répondre immédiatement. En haut, sa malle était toujours


faite. Elle la regardait pendant des heures. Puisque les autres allaient à Paris, c’était
mal d’abandonner son oncle. Certes, elle se défiait des résolutions de son cousin ;

234
mais, si le ménage revenait, elle serait libre alors de s’éloigner. Et Cazenove, fu-
rieux, lui ayant dit qu’elle perdait une position superbe, pour gâcher son existence
chez des gens qui vivaient d’elle depuis sa jeunesse, elle se décida tout d’un coup.

- Va-t’en, lui répétait maintenant Chanteau. Si tu dois gagner des écus et être si
heureuse, je ne peux pas t’obliger à traîner la savate avec un éclopé comme moi...
Va-t’en.

Un matin, elle répondit :

- Non, mon oncle, je reste.

Le docteur, qui était là, partit en levant les bras au ciel.

- Elle est impossible, cette petite ! Et quel guêpier, là-dedans ! Jamais elle n’en
sortira.

235
Chapitre 9

Et les jours s’étaient remis à couler, dans la maison de Bonneville. Après un hi-
ver très froid, il y avait eu un printemps pluvieux, la mer battue par les averses
ressemblait à un lac de boue ; puis, l’été tardif s’était prolongé jusqu’au milieu
de l’automne, avec de lourds soleils qui endormaient l’immensité bleue sous des
chaleurs accablantes ; puis, l’hiver avait reparu, et un printemps, et un été encore,
s’en allant minute à minute, du même pas, dans la marche cadencée des heures.

Pauline, comme si son cœur se fût réglé sur ce mouvement d’horloge, retrou-
vait son grand calme. Ses souffrances s’engourdissaient, bercées par les jours ré-
guliers, promenées dans des occupations qui revenaient toujours les mêmes. Elle
descendait le matin, embrassait son oncle, avait avec la bonne la conversation de
la veille, s’asseyait deux fois à table, cousait l’après-midi, se couchait tôt le soir ;
et, le lendemain la journée recommençait, sans que jamais un événement inat-
tendu en vint rompre la monotonie. Chanteau, de plus en plus noué par la goutte,
les jambes gonflées, les mains difformes, restait muet quand il ne hurlait pas, en-
foncé dans la béatitude de ne pas souffrir. Véronique, qui semblait avoir perdu
sa langue, tombait à une maussaderie sombre. Seuls, les dîners du samedi déran-
geaient cette paix, Cazenove et l’abbé Horteur dînaient exactement, on entendait
des voix jusqu’à dix heures, puis les sabots du prêtre s’en allaient sur le pavé de la
cour, tandis que le cabriolet du médecin partait, avec le trot pesant du vieux che-
val. La gaieté même de Pauline s’était faite tranquille, cette gaieté vaillante qu’elle
avait gardée au milieu de ses tourments. Son rire sonore n’emplissait plus l’es-
calier et les pièces ; mais elle demeurait l’activité et la bonté de la maison, elle y
apportait chaque matin un nouveau courage à vivre. Au bout d’une année, son
cœur dormait, elle pouvait croire que les heures, maintenant, couleraient de la
sorte, uniformes et douces, sans que rien réveillât en elle la douleur assoupie.

Dans les premiers temps, après le départ de Lazare, chaque lettre de lui avait
troublé Pauline. Elle ne vivait que par ces lettres, les attendait avec impatience,
les relisait, allait au-delà des mots écrits, jusqu’aux choses qu’ils ne disaient pas.
Pendant trois mois, elles furent régulières, elles arrivaient tous les quinze jours,

236
très longues, pleines de détails, débordantes d’espoir. Lazare se passionnait une
fois encore, se jetait dans les affaires, rêvant tout de suite une fortune colossale.
A l’entendre, la compagnie d’assurances rendrait des bénéfices énormes ; et il ne
se bornerait pas là, il entassait les entreprises, il se montrait enchanté du monde
financier et industriel, des gens de relations charmantes, qu’il s’accusait d’avoir si
sottement jugés en poète. Toute idée littéraire semblait oubliée. Puis, il ne taris-
sait pas sur les joies de son ménage, il racontait des enfantillages d’amoureux sur
sa femme, des baisers pris, des niches faites, étalant son bonheur pour remercier
celle qu’il appelait « ma sœur chérie, ». C’étaient ces détails, ces passages familiers
qui donnaient aux doigts de Pauline une légère fièvre. Elle restait comme étour-
die par l’odeur d’amour qui montait du papier, une odeur d’héliotrope, le parfum
préféré de Louise. Ce papier avait dormi près de leur linge : elle fermait les yeux,
voyait les lignes flamboyer, continuer les phrases, la mettre dans l’intimité étroite
de leur lune de miel. Mais, peu à peu, les lettres se firent plus rares et plus courtes,
son cousin cessa de parler de ses affaires et se contenta de lui envoyer les amitiés
de sa femme. D’ailleurs, il ne donnait aucune explication, il cessait simplement
de tout dire. Était-il mécontent de sa situation et la finance le répugnait-elle déjà ?
le bonheur du ménage se trouvait-il compromis par des malentendus ? La jeune
fille en était réduite aux suppositions, elle s’inquiétait de l’ennui, de la désespé-
rance, qu’elle sentait au fond des quelques mots, envoyés comme à regret. Vers
la fin d’avril, après six semaines de silence, elle reçut un billet de quatre lignes,
où elle lut que Louise était enceinte de trois mois. Et le silence recommença, elle
n’eut plus de nouvelles.

Mai et juin se passèrent encore. Une marée brisa un des épis. Ce fut un incident
considérable dont on causa longtemps : tout Bonneville ricanait, des pêcheurs
volèrent les charpentes rompues. Il y eut une autre aventure, la petite Gonin, à
peine âgée de treize ans et demi, accoucha d’une fille ; et l’on n’était pas sûr que ce
fût du fils Cuche, car on l’avait vue avec un vieil homme. Puis, le calme retomba, le
village vivait au pied de la falaise, comme une des végétations entêtées de la mer.
En juillet, il fallut réparer le mur de la terrasse et tout un pignon de la maison.
Quand les maçons eurent donné un premier coup de pioche, le reste menaça de
crouler. Ils restèrent le mois entier, les mémoires montèrent à près de dix mille
francs.

C’était toujours Pauline qui payait. Un nouveau trou se creusa dans sa com-
mode, sa fortune se trouva réduite à une quarantaine de mille francs. D’ailleurs,
elle faisait aller largement la maison avec leurs trois cents francs de rente par
mois ; mais elle avait dû vendre encore de ses titres, afin de ne pas déplacer l’ar-
gent de son oncle. Comme autrefois sa femme, il lui disait que l’on compterait un

237
jour. Elle aurait tout donné, son avarice s’était usée dans ce lent émiettement de
son héritage ; et elle ne se débattait plus que pour sauver les sous de ses aumônes.
La crainte d’avoir à interrompre ses distributions du samedi la désolait, car elle y
goûtait sa meilleure joie de la semaine. Depuis le dernier hiver, elle s’était mise à
tricoter des bas, tous les galopins du pays avaient maintenant les pieds chauds.

Un matin, vers la fin de juillet, comme Véronique balayait les plâtras laissés
par les maçons, Pauline reçut une lettre qui la bouleversa. Cette lettre était da-
tée de Caen et ne contenait que quelques mots. Lazare, sans aucune explication,
l’avertissait qu’il arriverait le lendemain soir à Bonneville. Elle courut annoncer la
nouvelle à son oncle. Tous deux se regardèrent. Chanteau avait dans les yeux la
terreur qu’elle ne le quittât, si le ménage venait s’installer pour longtemps. Il n’osa
la questionner, il lisait sur son visage la ferme résolution où elle était de partir.
L’après-midi, elle monta même visiter son linge. Cependant, elle ne voulait pas
avoir l’air de prendre la fuite.

Ce fut vers cinq heures, par un temps superbe, que Lazare descendit de voi-
ture devant la porte de la cour. Pauline s’était avancée à sa rencontre. Mais, avant
même de l’embrasser, elle s’étonna.

- Comment ! tu es seul ?

- Oui, répondit-il simplement.

Et, le premier, il lui mit deux gros baisers sur les joues.

- Louise, où est-elle ?

- A Clermont, chez sa belle-sœur. Le médecin lui a recommandé un pays de


montagnes... Sa grossesse la fatigue beaucoup.

En parlant, il se dirigeait vers le perron, il jetait dans la cour des coups d’œil pro-
longés. Il regarda aussi sa cousine ; et une émotion, qu’il contenait, faisait trem-
bler ses lèvres. Comme un chien sortait de la cuisine pour lui aboyer aux jambes,
il parut surpris à son tour.

- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

238
- C’est Loulou, répondit Pauline. Il ne te connaît pas... Loulou, veux-tu bien ne
pas mordre le maître !

Le chien continuait de gronder.

- Il est affreux, ma chère. Où as-tu pêché cette horreur ?

En effet, c’était une pauvre bête bâtarde, mal venue, au poil mangé de gale. Il
avait, en outre, une humeur exécrable, toujours grognon, d’une mélancolie de
chien déshérité, à faire pleurer les gens.

- Que veux-tu ? en me le donnant, on m’avait juré qu’il deviendrait énorme et


superbe ; et, tu vois, il est resté comme ça... C’est le cinquième que nous essayons
d’élever : tous les autres sont morts, lui seul s’entête à vivre.

D’un air maussade, Loulou s’était décidé à se coucher au soleil, en tournant


le dos au monde. Des mouches volaient sur lui. Alors, Lazare songea aux années
écoulées, à ce qui n’était plus et à ce qui entrait dans sa vie de nouveau et de laid.
Il donna encore un regard à la cour.

- Mon pauvre Mathieu ! murmura-t-il très bas.

Sur le perron, Véronique l’accueillit d’un branlement de tête, sans cesser d’éplu-
cher une carotte. Mais il alla droit à la salle à manger, où son père attendait, remué
par le bruit des voix. Pauline cria dès la porte :

- Tu sais qu’il est seul, Louise est à Clermont.

Chanteau, dont les regards inquiets s’éclairaient, questionna son fils, avant même
de l’embrasser.

- Tu l’attends ici ? quand viendra-t-elle te rejoindre ?

- Non, non, répondit Lazare, c’est moi qui irai la reprendre chez sa belle-sœur,
avant de rentrer à Paris... Je passe quinze jours avec vous, puis je file.

Les regards de Chanteau exprimèrent une grande joie muette ; et, comme La-
zare l’embrassait enfin, il lui rendit deux vigoureux baisers. Pourtant, il sentit la
nécessité d’exprimer des regrets.

239
- Est-ce ennuyeux que ta femme n’ait pu venir, nous aurions été si heureux de
l’avoir !... Ce sera pour une autre fois, il faut absolument que tu nous l’amènes.

Pauline se taisait, cachant sous le rire tendre de son accueil la secousse inté-
rieure qu’elle avait reçue. Tout changeait donc une fois encore, elle ne partirait
pas, et elle n’aurait su dire si elle en était heureuse ou fâchée, tellement elle deve-
nait la chose des autres. Du reste, dans sa gaieté, il y avait une tristesse, celle de
retrouver Lazare vieilli, l’œil éteint, la bouche amère. Elle connaissait bien ces plis
qui lui coupaient le front et les joues ; mais les rides s’étaient creusées, elle y de-
vinait un redoublement d’ennui et d’épouvante. Lui, la regardait également. Sans
doute, elle lui semblait s’être développée, avoir gagné en beauté et en force, car il
murmura, souriant à son tour :

- Diable ! vous n’avez pas souffert pendant mon absence. Vous êtes tous gras...
Papa rajeunit, Pauline est superbe... Et, c’est drôle, la maison me paraît plus grande.

Il faisait, d’un coup d’œil, le tour de la salle à manger, comme il avait examiné
la cour, surpris et ému. Son regard finit par s’arrêter sur la Minouche, couchée sur
la table, les pattes en manchon, si enfoncée dans sa béatitude de chatte, qu’elle
n’avait pas bougé.

- Jusqu’à Minouche qui ne vieillit pas, reprit-il. Dis donc, ingrate, tu pourrais
bien me reconnaître !

Il la caressait, elle se mit à ronronner, sans bouger davantage.

- Oh ! Minouche ne connaît qu’elle, dit Pauline gaiement. Avant-hier, on lui a


encore jeté cinq petits. Tu vois, ça ne la trouble guère.

On avança le dîner, parce que Lazare avait déjeuné de bonne heure. Malgré les
efforts de la jeune fille, la soirée fut triste. Des choses qu’on ne disait pas embar-
rassaient la causerie ; et des silences se faisaient. Ils évitèrent de le questionner,
voyant qu’il répondait avec gêne ; ils ne tâchèrent de savoir ni où en étaient ses
affaires à Paris, ni pourquoi il les avait prévenus de Caen seulement. D’un geste
vague, il écartait les interrogations trop directes, comme pour renvoyer les ré-
ponses à plus tard. Lorsque le thé fut servi, il laissa simplement échapper un gros
soupir de satisfaction. Que l’on était bien là, et quelle besogne on aurait abattue,
dans ce grand calme ! Il dit un mot d’un drame en vers, auquel il travaillait depuis

240
six mois. Sa cousine resta stupéfaite, lorsqu’il ajouta qu’il comptait le terminer à
Bonneville. Une douzaine de jours devaient suffire.

A dix heures, Véronique vint dire que la chambre de monsieur Lazare était prête.
Mais, au premier, lorsqu’elle voulut l’installer dans l’ancienne chambre d’amis
qu’on avait arrangée pour le ménage, il se fâcha.

- Si tu crois que je vais coucher là-dedans !... Je couche là-haut, dans mon petit
lit de fer.

La bonne grognait. Pourquoi ce caprice ? puisque le lit était fait, il n’allait peut-
être pas lui donner la peine d’en faire un autre ?

- C’est bon, reprit-il, je dormirai dans un fauteuil.

Et, pendant que Véronique arrachait furieusement les draps et les montait au
second, Pauline éprouvait une joie inconsciente, une gaieté brusque, qui la jetait
au cou de son cousin pour lui souhaiter le bonsoir, dans un élan de leur vieille
camaraderie d’enfance. Il habitait donc une fois encore sa grande chambre, si près
d’elle, qu’elle l’entendit marcher longtemps, comme enfiévré par les souvenirs qui
la tenaient elle-même éveillée.

Ce fut le lendemain seulement que Lazare commença à prendre Pauline pour


confidente ; et il ne se confessa pas d’un trait, elle sut d’abord les choses par de
courtes phrases, jetées au travers de la conversation. Puis, enhardie, elle le ques-
tionna bientôt, pleine d’une affection inquiète. Comment vivait-il avec Louise ?
leur bonheur était-il toujours aussi complet ? Il répondait oui, mais il se plaignait
de petits ennuis intérieurs, il racontait des faits insignifiants, qui avaient provoqué
des querelles. Le ménage, sans en être à une rupture, souffrait des mille froisse-
ments de deux tempéraments nerveux, incapables d’équilibre dans la joie et dans
la douleur. C’était, entre eux, une sorte de rancune secrète, comme s’ils avaient
eu la surprise et la colère de s’être mépris, de trouver si vite le fond de leur cœur,
après le grand amour des premiers temps. Pauline crut comprendre un moment
que des pertes pécuniaires les avaient aigris ; mais elle se trompait, leurs dix mille
francs de rente restaient à peu près in tacts. Lazare s’était seulement dégoûté des
affaires, de même qu’il s’était dégoûté de la musique, de la médecine, de l’indus-
trie ; et, sur ce sujet, il éclata en paroles brutales, jamais il n’avait vu un monde plus
bête ni plus gâté que celui de la finance, il préférait tout, l’ennui de la province, la

241
médiocrité d’une petite fortune, à ce continuel souci de l’argent, à ce ramollisse-
ment cérébral sous la danse affolée des chiffres. D’ailleurs, il venait de quitter la
compagnie d’assurances, il était résolu à tenter le théâtre, dès l’hiver suivant, lors-
qu’il serait rentré à Paris. Sa pièce devait le venger, il y montrerait le chancre de
l’argent dévorant la société moderne.

Pauline ne se tourmenta pas trop de ce nouvel avortement, qu’elle avait deviné


derrière l’embarras des dernières lettres de Lazare. Ce qui l’émotionnait surtout,
c’était cette mésintelligence grandie peu à peu entre lui et sa femme. Elle cher-
chait la cause : comment en arrivaient-ils si rapidement à ce malaise, eux jeunes,
pouvant vivre à l’aise, n’ayant d’autre souci que celui de leur bonheur ? Vingt fois,
elle revint sur ce sujet, et elle ne cessa d’interroger son cousin que devant la gêne
où elle le mettait chaque fois : il balbutiait, pâlissait, détournait les regards. Elle
avait bien reconnu cet air de honte et de peur, l’angoisse de la mort dont il cachait
le frisson jadis, ainsi qu’on dissimule un vice secret ; mais était-il possible que le
froid du jamais plus se fût couché entre eux, dans le lit encore brûlant de leurs
noces ? Plusieurs jours, elle douta ; puis, sans qu’il se fût confessé davantage, elle
lut dans ses yeux la vérité, un soir où il descendit de sa chambre, sans lumière,
bouleversé, comme s’i l fuyait devant des spectres.

A Paris, au milieu de sa fièvre d’amour, Lazare avait oublié la mort. Il se réfu-


giait éperdument dans les bras de Louise, si brisé ensuite de lassitude, qu’il s’en-
dormait d’un sommeil d’enfant. Elle aussi l’aimait en amante, avec ses grâces vo-
luptueuses de chatte, faite uniquement pour ce culte de l’homme, tout de suite
malheureuse et perdue, s’il cessait une heure de s’occuper d’elle. Et la satisfaction
emportée de leurs anciens désirs, l’oubli du reste au cou l’un de l’autre, s’étaient
prolongés, tant qu’ils avaient cru ne jamais toucher le fond de ces joies sensuelles.
Mais la satiété venait, lui s’étonnait de ne pouvoir aller au-delà de l’ivresse des pre-
miers jours ; tandis qu’elle, dans son besoin unique de caresses, ne demandant et
ne rendant rien de plus, ne lui apportait aucun des soutiens ni des courages de la
vie. Était-ce donc si court, cette joie de la chair ? ne pouvait-on y descendre sans
cesse, y découvrir sans cesse des sensations nouvelles, dont l’inconnu fût assez
puissant pour suffire à l’illusion du bonheur ? Une nuit, Lazare fut réveillé en sur-
saut par le souffle glacé, dont l’effleurement lui hérissait les poils de la nuque ; et
il grelotta, et il bégaya son cri d’angoisse : « Mon Dieu ! mon Dieu ! il faut mou-
rir ! »Louise dormait à côté de lui. C’était la mort qu’il retrouvait au bout de leurs
baisers.

Alors, d’autres nuits vinrent, il retomba dans son tourment. Cela le frappait au
hasard de ses insomnies, sans règle, sans qu’il pût rien prévoir, ni rien empêcher.

242
Brusquement, au milieu des heures calmes, le frisson le prenait ; tandis que, sou-
vent, dans la colère et la courbature d’un mauvais jour, il n’était pas visité par
la peur. Et ce n’était plus le simple sursaut d’autrefois, la lésion nerveuse aug-
mentait, le retentissement de chaque secousse nouvelle ébranlait tout son être.
Il ne pouvait dormir sans veilleuse, les ténèbres exaspéraient son anxiété, mal-
gré la continuelle crainte que sa femme ne découvrît son mal. Même il y avait là
un redoublement de malaise qui aggravait les crises, car jadis, quand il couchait
seul, il lui était permis d’être lâche. Cette créature vivante, dont il sentait la tié-
deur à son côté, l’inquiétait. Dès que la peur le soulevait de l’oreiller, aveuglé de
sommeil, son regard se portait vers elle, avec la pensée éperdue de la voir les yeux
ouverts, fixés tout grands sur les siens. Mais jamais elle ne bougeait, il distinguait
à la lueur de la veilleuse son visage immobile, aux lèvres épaissies et aux minces
paupières bleues. Aussi commençait-il à se tranquilliser, lorsque, une nuit, il la
trouva, comme il l’avait redouté si longtemps, les yeux grands ouverts. Elle ne di-
sait rien, elle le regardait grelotter et blêmir. Sans doute, elle aussi venait de sentir
passer la mort, car elle parut comprendre, elle se jeta contre lui, dans un abandon
de femme qui demande du secours. Puis, voulant encore se tromper l’un l’autre,
ils feignirent d’avoir entendu un bruit de pas, ils se levèrent pour faire une visite
sous les meubles et derrière les rideaux.

Désormais, ils furent hantés tous les deux. Aucun aveu ne leur échappait, c’était
un secret de honte dont il ne fallait point parler ; seulement, au fond de l’alcôve,
lorsqu’ils restaient sur le dos, les yeux élargis, ils s’entendaient clairement pen-
ser. Elle était aussi nerveuse que lui, ils devaient se donner mutuellement ce mal,
comme il arrive que deux amants sont emportés par la même fièvre. Lui, s’il s’éveillait,
et qu’elle se fût endormie, s’effrayait de ce sommeil : est-ce qu’elle respirait en-
core ? il n’entendait même plus son haleine, peut-être venait-elle subitement de
mourir. Un instant, il lui étudiait le visage, il lui touchait les mains. Puis, rassuré,
il ne se rendormait pourtant pas. L’idée qu’elle mourrait un jour le jetait dans une
songerie lugubre. Lequel s’en irait le premier, lui ou elle ? Il poursuivait les deux
hypothèses, des tableaux de mort se déroulaient en images précises, avec l’affreux
déchirement des agonies, l’abomination des derniers apprêts, la séparation bru-
tale, éternelle. C’était là que tout son être se soulevait de révolte : ne plus se revoir,
jamais, jamais ! lorsqu’on avait vécu ainsi, chair contre chair ; et il se sentait deve-
nir fou, cette horreur refusait de lui entrer dans le crâne. Sa peur se faisait brave,
il souhaitait de partir le premier. Alors, il s’attendrissait sur elle, il se l’imaginait
en veuve, continuant leurs habitudes communes, faisant ceci, et ceci encore, qu’il
ne ferait plus. Parfois, pour chasser cette obsession, il la prenait doucement, sans
l’éveiller ; mais il lui était impossible de la garder longtemps, la sensation de cette
vie, qu’il tenait à pleins bras, le terrifiait davantage. S’il posait la tête sur la poi-

243
trine, et qu’il écoutât battre le cœur, il ne pouvait en suivre les mouvements sans
malaise, croyant toujours à un détraquement subit. Les jambes qu’il avait liées
aux siennes, la taille qui mollissait sous son étreinte, ce corps entier, si souple, si
adoré, lui était bientôt d’un toucher insupportable, l’emplissait peu à peu d’une
attente anxieuse, dans son cauchemar du néant. Et même, lorsqu’elle s’éveillait,
lorsqu’un désir les nouait plus étroitement, les lèvres contre les lèvres, se jetant
au spasme d’amour avec l’idée d’y oublier leur misère, ils en sortaient aussi trem-
blants, ils demeuraient allongés sur le dos, sans retrouver le sommeil, dégoûtés de
la joie d’aimer. Dans l’ombre de l’alcôve, leurs grands yeux fixes se rouvraient sur
la mort.

Vers ce temps, Lazare se lassa des affaires. Sa paresse revenait, il traînait des
journées oisives, en donnant pour excuse son mépris des manieurs d’argent. La
vérité était que cette préoccupation constante de la mort lui enlevait chaque jour
davantage le goût et la force de vivre. Il retombait dans son ancien « à quoi bon ? »Puisque
le saut final était là, demain, aujourd’hui, dans une heure peut-être, à quoi bon se
remuer, se passionner, tenir à cette chose plutôt qu’à cette autre ? Tout avortait.
Son existence n’était qu’une mort lente, quotidienne, dont il écoutait comme au-
trefois le mouvement d’horloge, qui lui semblait aller en se ralentissant. Le cœur
ne battait plus si vite, les autres organes devenaient également paresseux, bientôt
tout s’arrêterait sans doute ; et il suivait avec des frissons cette diminution de la
vie, que l’âge fatalement amenait. C’étaient des pertes de lui-même, la destruc-
tion continue de son corps : ses cheveux tombaient, il lui manquait plusieurs
dents, il sentait ses muscles se vider, comme s’ils retournaient à la terre. L’ap-
proche de la quarantaine l’entretenait dans une mélancolie noire, maintenant la
vieillesse serait vite là, qui achèverait de l’emporter. Déjà, il se croyait malade de
partout, quelque chose allait casser certainement, ses journées se passaient dans
l’attente fiévreuse d’une catastrophe. Puis, il voyait mourir autour de lui, et chaque
fois qu’il apprenait le décès d’un camarade, il recevait un coup. Était-ce possible,
celui-ci venait de partir ? mais il avait trois ans de moins, il était bâti pour durer
cent ans ! et celui-là encore, comment avait-il pu faire son compte ? un homme si
prudent, qui pesait jusqu’à sa nourriture ! Pendant deux jours, il ne pensait pas à
autre chose, stupéfait de la catastrophe, se tâtant lui-même, interrogeant ses ma-
ladies, finissant par chercher querelle aux pauvres morts. Il éprouvait le besoin
de se rassurer, il les accusait d’être morts par leur faute : le premier avait com-
mis une imprudence impardonnable ; quant au second, il avait succombé à un
cas extrêmement rare, dont les médecins ignoraient même le nom. Mais il tâchait
vainement d’écarter le spectre importun, il entendait toujours en lui grincer les
rouages de la machine près de se détraquer, il glissait sans arrêt possible sur cette
pente des années, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir le mouillait

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d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur.

Quand Lazare n’alla plus à son bureau, des querelles éclatèrent dans le ménage.
Il promenait une irritabilité, qui s’avivait au moindre obstacle. Le mal grandissant
qu’il cachait avec tant de soin, se manifestait au-dehors par des brusqueries, des
humeurs sombres, des actes de maniaque. Un moment, la peur du feu le ravagea,
au point qu’il déménagea d’un troisième étage pour descendre habiter un pre-
mier, de façon à pouvoir se sauver plus facilement, lorsque la maison brûlerait.
Le souci continuel du lendemain lui gâtait l’heure présente. Il vivait dans l’attente
du malheur, sursautant à chaque porte ouverte trop fort, pris d’un battement de
cœur violent à la réception d’une lettre. Puis, c’était une méfiance de tous, son ar-
gent caché par petites sommes en plusieurs endroits différents, ses projets les plus
simples tenus secrets ; et il y avait encore en lui une amertume contre le monde,
l’idée qu’il était méconnu, que ses échecs successifs provenaient d’une sorte de
vaste conspiration des hommes et des choses. Mais, dominant tout, noyant tout,
son ennui devenait immense, un ennui d’homme déséquilibré, que l’idée toujours
présente de la mort prochaine dégoûtait de l’action et faisait se traîner inutile,
sous le prétexte du néant de la vie. Pourquoi s’agiter ? La science était bornée, on
n’empêchait rien et on ne déterminait rien. Il avait l’ennui sceptique de toute sa
génération, non plus cet ennui romantique des Werther et des René, pleurant le
regret des anciennes croyances, mais l’ennui des nouveaux héros du doute, des
jeunes chimistes qui se fâchent et déclarent le monde impossible, parce qu’ils
n’ont pas d’un coup trouvé la vie au fond de leurs cornues.

Et, chez Lazare, par une contradiction logique, l’épouvante inavouée du jamais
plus allait avec une fanfaronnade sans cesse étalée du néant. C’était son frisson
lui-même, le déséquilibrement de sa nature d’hypocondre, qui le jetait aux idées
pessimistes, à la haine furieuse de l’existence. Il la regardait comme une dupe-
rie, du moment où elle ne durait pas éternellement. Ne passait-on pas la première
moitié de ses jours à rêver le bonheur, et la seconde à regretter et à trembler ? Aussi
renchérissait-il encore sur les théories du « vieux », comme il nommait Schopen-
hauer, dont il récitait de mémoire les passages violents. Il parlait de tuer la volonté
de vivre, pour faire cesser cette parade barbare et imbécile de la vie, que la force
maîtresse du monde se donne en spectacle, dans un but d’égoïsme inconnu. Il
voulait supprimer la vie afin de supprimer la peur. Toujours il aboutissait à cette
délivrance : ne rien souhaiter dans la crainte du pire, éviter le mouvement qui est
douleur, puis tomber à la mort tout entier. Le moyen pratique d’un suicide général
le préoccupait, d’une disparition totale et soudaine, consentie par l’universalité
des êtres. Cela revenait à chaque heure, au milieu de sa conversation courante, en
sorties familières et brutales. Au moindre tracas, il regrettait de n’être pas crevé

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encore. Un simple mal de tête le faisait se plaindre rageusement de sa carcasse.
Avec un ami, sa conversation tombait tout de suite sur les embêtements de l’exis-
tence, sur la rude chance de ceux qui engraissaient les pissenlits, au cimetière. Les
sujets lugubres l’obsédaient, il se frappa de l’article d’un astronome fantaisiste an-
nonçant la venue d’une comète, dont la queue devait balayer la terre comme un
grain de sable : ne fallait-il pas y voir la catastrophe cosmique attendue, la car-
touche colossale qui allait faire sauter le monde, ainsi qu’un vieux bateau pourri ?
Et ce souhait de mort, ces théories caressées de l’anéantissement, n’étaient que le
débat désespéré de ses terreurs, le tapage vain de paroles sous lequel i l cachait
l’attente abominable de sa fin.

La grossesse de sa femme, à ce moment, lui causa une nouvelle secousse. Il


éprouva une sensation indéfinissable, à la fois une grande joie et un redoublement
de malaise. Contrairement aux idées du « vieux », l’idée être père, d’avoir fait de
la vie, l’emplissait d’orgueil. Tout en affectant de dire que les imbéciles abusaient
du droit d’en faire autant, il en ressentait une surprise vaniteuse, comme si un
tel événement était réservé à lui seul. Puis, cette joie fut gâtée, il se tourmenta du
pressentiment que les couches tourneraient mal : déjà, pour lui, la mère était per-
due, l’enfant ne naîtrait même pas. Justement, dès les premiers mois, la grossesse
amena des accidents douloureux, et la maison en l’air, les habitudes dérangées, les
querelles fréquentes, achevèrent de le rendre tout à fait misérable. Cet enfant, qui
aurait dû rapprocher les époux, augmentait les malentendus entre eux, les frois-
sements de la vie côte à côte. Lui, était surtout exaspéré des souffrances vagues
dont elle se plaignait du matin au soir. Aussi, lorsque le médecin parla d’un séjour
dans un pays de montagnes, fut-il soulagé de la conduire chez sa belle-sœur et
de s’échapper pour quinze jours, sous le prétexte d’aller voir son père à Bonne-
ville. Au fond, il avait honte de cette fuite. Mais il discutait avec sa conscience, une
courte séparation leur calmerait les nerfs à tous deux, et il suffisait en somme qu’il
fût là pour les couches.

Le soir où Pauline connut enfin l’histoire entière des dix-huit mois écoulés, elle
resta un instant sans voix, étourdie par ce désastre. C’était dans la salle à manger,
elle avait couché Chanteau, et Lazare venait d’achever sa confession, en face de la
théière refroidie, sous la lampe qui charbonnait.

Après un silence, elle finit par dire :

- Mais vous ne vous aimez plus, grand Dieu.

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Il s’était levé pour monter à sa chambre. Et il protesta, avec son rire inquiet.

- Nous nous aimons autant qu’on peut s’aimer, ma chère enfant... Tu ne sais
donc rien, dans ton trou ? Pourquoi l’amour irait-il mieux que le reste ?

Dès qu’elle fut enfermée chez elle, Pauline retomba à une de ces crises de déses-
poir qui l’avaient si souvent tenue là, sur la même chaise, éveillée et torturée, pen-
dant que la maison dormait. Est-ce que le malheur allait recommencer ? Quand
elle croyait tout fini pour les autres et pour elle, quand elle s’était arraché le cœur
jusqu’à donner Lazare à Louise, brusquement elle apprenait l’inutilité de son sa-
crifice : ils ne s’aimaient déjà plus, elle avait en vain pleuré les larmes et saigné le
sang de son martyre. C’était à ce misérable résultat qu’elle aboutissait, à de nou-
velles douleurs, des luttes prochaines, dont le pressentiment augmentait son an-
goisse.

On ne cessait donc jamais de souffrir !

Et, tandis que les bras abandonnés, elle regardait fixement brûler sa bougie, la
pensée qu’elle seule était coupable, en cette aventure, lui montait de la conscience
et l’oppressait. Inutilement, elle se débattait contre les faits : elle seule avait conclu
ce mariage, sans comprendre que Louise n’était pas la femme qu’il fallait à son
cousin ; car elle la voyait nettement à cette heure, trop nerveuse pour l’équili-
brer, près de s’affoler elle-même au moindre souffle, ayant son unique charme
d’amante dont il s’était lassé. Pourquoi toutes ces choses ne la frappaient-elles
qu’aujourd’hui ? N’étaient-ce pas les mêmes raisons qui l’avaient déterminée à
laisser Louise prendre sa place ? Autrefois, elle la trouvait plus aimante, il lui sem-
blait que cette femme, avec ses baisers, aurait le pouvoir de sauver Lazare de ses
humeurs sombres. Quelle misère ! faire le mal en voulant faire le bien, être igno-
rante de l’existence au point de perdre les gens dont on veut le salut ! Certes, elle
avait cru être bonne, rendre solide son œuvre de charité, le jour où elle avait payé
leur joie de tant de larmes. Et un grand mépris lui venait de sa bonté, puisque la
bonté ne faisait pas toujours le bonheur.

La maison dormait, elle n’entendait, dans le silence de la chambre, que le bruit


de son sang, dont le flot battait à ses tempes. C’était une révolte qui, peu à peu,
s’enflait et éclatait. Pourquoi n’avait-elle pas épousé Lazare ? Il lui appartenait, elle
pouvait ne pas le donner. Peut-être se serait-il désespéré d’abord, mais elle aurait
bien su lui souffler son courage ensuite, le défendre contre les cauchemars imbé-
ciles. Toujours elle avait eu la sottise de douter d’elle, l’unique cause de leur mal-

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heur était là. Et la conscience de sa force, toute sa santé, toutes ses tendresses,
grondaient, s’affirmaient enfin. Est-ce qu’elle ne valait pas mieux que l’autre ?
Quelle était donc sa stupidité, de s’être effacée ainsi ? Maintenant, elle lui niait
même sa passion, malgré ses abandons d’amante sensuelle, car elle trouvait dans
son propre cœur une passion plus large, celle qui se sacrifie à l’être aimé. Elle
aimait assez son cousin pour disparaître, si l’autre l’avait rendu heureux ; mais,
puisque l’autre ne savait comment garder le grand bonheur de l’avoir, n’allait-elle
pas agir, rompre cette union mauvaise ? Et sa colère montait toujours, et elle se
sentait plus belle, plus vaillante, elle regardait sa gorge et son ventre de vierge,
dans le brusque orgueil de la femme qu’elle aurait pu être. Une certitude se fai-
sait, foudroyante : c’était elle qui aurait dû épouser Lazare.

Alors, un regret immense l’accabla. Les heures de la nuit passaient, tombaient


une à une, sans qu’elle eût l’idée de se traîner jusqu’à son lit. Un rêve venait de
l’envahir, les yeux grands ouverts, aveuglés par la flamme haute de la bougie,
qu’elle regardait toujours, sans la voir. Elle n’était plus dans sa chambre, elle s’ima-
ginait qu’elle avait épousé Lazare ; et leur existence commune se déroulait devant
elle, en tableaux d’amour et de félicité. C’était à Bonneville, au bord de la mer
bleue, ou bien à Paris, dans une rue bruyante ; le calme de la petite pièce restait
le même, des livres traînaient, des roses fleurissaient sur la table, la lampe avait
une clarté blonde, le soir, tandis que des ombres dormaient au plafond. Toutes
les minutes, leurs mains se cherchaient, il avait retrouvé la gaieté insouciante de
sa jeunesse, elle l’aimait tant qu’il finissait par croire à l’éternité de l’existence. A
cette heure-ci, ils se mettaient à table ; à cette heure-là, ils sortaient ensemble ;
demain, elle reverrait ave c lui les comptes de la semaine. Et elle s’attendrissait à
ces détails familiers du ménage, elle y mettait la solidité de leur bonheur, qui était
enfin là, visible, réel, depuis la toilette rieuse de leur lever, jusqu’à leur dernier
baiser du soir. En été, ils voyageaient. Puis, un matin, elle s’apercevait qu’elle était
enceinte. Mais un grand frisson secoua son rêve, elle n’alla pas plus loin, elle se
retrouva dans sa chambre, en face de sa bougie presque achevée. Enceinte, mon
Dieu ! l’autre était enceinte, et jamais ces choses n’arriveraient, et jamais elle ne
connaîtrait ces joies ! Ce fut une chute si rude, que des larmes jaillirent de ses yeux
et qu’elle pleura sans fin, avec des hoquets qui lui brisaient la poitrine. La bougie
s’éteignait, elle dut se coucher dans l’obscurité.

Pauline garda, de cette nuit de fièvre, une émotion profonde, une pitié chari-
table pour le ménage désuni et pour elle-même. Son chagrin se fondait dans une
sorte d’espérance tendre. Elle n’aurait pu dire sur quoi elle comptait, elle n’osait
s’analyser, au milieu des sentiments confus qui agitaient son cœur. Pourquoi se
tourmenter ainsi ? n’avait-elle pas encore dix jours au moins devant elle ? Il serait

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temps d’aviser ensuite. Ce qui importait, c’était de calmer Lazare, de faire que ce
repos à Bonneville fût pour lui profitable. Et elle retrouva sa gaieté, ils se lancèrent
tous les deux dans leur belle vie d’autrefois.

D’abord, ce fut la camaraderie de leur enfance.

- Laisse donc là ton drame, grande bête ! Il sera sifflé, ton drame... Tiens ! aide-
moi plutôt à regarder si la Minouche n’a pas porté ma pelote de fil sur l’armoire.

Il tenait la chaise, pendant que, haussée sur la pointe des pieds, elle regardait.
La pluie tombait depuis deux jours, ils ne pouvaient quitter la grande chambre.
Leurs rires éclataient, à chaque trouvaille des vieilles années.

- Oh ! voici la poupée que tu avais faite avec deux de mes vieux faux cols... Et ça,
tu te souviens ? c’est un portrait de toi que j’ai dessiné, le jour où tu étais si laide
en pleurant de rage, parce que je refusais de te prêter mon rasoir.

Elle pariait de sauter encore d’un bond sur la table. Lui aussi, sautait, heureux
d’être dérangé. Son drame dormait déjà dans un tiroir. Un matin qu’ils décou-
vrirent la grande symphonie de la Douleur, elle lui en joua les morceaux, en ac-
centuant comiquement le rythme ; et il se moquait de son œuvre, il chantait les
notes, pour soutenir le piano, dont les sons éteints ne s’entendaient plus. Pour-
tant, un morceau, la fameuse marche de la Mort, les rendit sérieux : vraiment, ce
n’était pas mal, on devait garder ça. Tout les amusait, les attendrissait : une collec-
tion de Floridées, collée jadis par elle, retrouvée sous des livres ; un bocal oublié
qui contenait un échantillon de bromure, obtenu à l’usine ; le modèle minuscule
d’un épi, à moitié cassé, comme broyé sous la tempête d’un verre d’eau. Puis, ils
battaient la maison, en se poursuivant avec des jeux de gamins échappés ; sans
cesse, ils descendaient et montaient les étages, traversaient les pièces, dont les
portes battaient bruyamment. N’étaient-ce pas les heur es d’autrefois ? elle avait
dix ans et lui dix-neuf, elle se reprenait pour lui d’une amitié passionnée de petite
fille. Rien n’était changé, la salle à manger avait toujours son buffet de noyer clair,
sa suspension de cuivre verni, la Vue du Vésuve et les quatre lithographies des Sai-
sons, qui les égayaient encore. Sous sa boîte vitrée, le chef-d’œuvre du grand-père
dormait à la même place, ayant fini par faire tellement corps avec la cheminée,
que la bonne posait dessus les verres et les assiettes. Il n’y avait qu’une pièce où ils
pénétraient muets d’émotion, l’ancienne chambre de madame Chanteau, laissée
intacte depuis la mort. Personne n’ouvrait plus le secrétaire, la tenture de cretonne
jaune à ramages verdâtres déteignait seule, au grand soleil qu’on laissait entrer

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parfois. Justement, un anniversaire de fête se présenta, ils emplirent la chambre
de gros bouquets.

Mais, bientôt, comme un coup de vent avait emporté la pluie, ils se lancèrent
au-dehors, sur la terrasse, dans le potager, le long des falaises, et leur jeunesse
recommença.

- Viens-tu pêcher des crevettes ? lui criait-elle le matin, au saut du lit, à travers
les cloisons. Voici la mer qui descend.

Ils partaient en costume de bain, ils retrouvaient les vieilles roches, à peine en-
tamées par le flot, depuis tant de semaines et de mois. On aurait pu croire qu’ils
avaient fouillé la veille ce coin de la côte. Lui, se souvenait.

- Méfie-toi ! il y a un trou là-bas, et le fond est semé de grosses pierres.

Mais elle le rassurait vite.

- Je sais bien, n’aie pas peur... Oh ! vois donc ce crabe énorme que je viens de
prendre !

Une houle fraîche montait jusqu’à leurs reins, ils se grisaient du grand air salé
qui soufflait du large. Et c’étaient encore les escapades de jadis, les promenades
lointaines, des repos sur le sable, un abri cherché au fond d’une grotte pour laisser
passer une averse brusque, un retour à la nuit tombée, par des sentiers noirs. Rien
non plus ne semblait changé sous le ciel, la mer était toujours là, infinie, répétant
sans cesse les mêmes horizons, dans sa continuelle inconstance. N’était-ce pas
hier qu’ils l’avaient vue, de ce bleu de turquoise, avec ces grandes moires pâles,
où s’élargissait le frisson des courants ? et cette eau plombée sous le ciel livide, ce
coup de pluie, vers la gauche, qui arrivait avec la marée haute, ne les verraient-ils
pas demain encore, en confondant les jours ? Des petits faits oubliés leur reve-
naient, avec la sensation vive de la réalité immédiate. Lui, alors, avait vingt-six
ans, et elle seize. Quand il s’oubliait à la bousculer en camarade, elle restait op-
pressée, étouffant d’un e gêne délicieuse. Elle ne l’évitait pas cependant, car elle
ne songeait point au mal. Une vie nouvelle les envahissait, des mots chuchotés,
des rires sans cause, de longs silences d’où ils sortaient tremblants. Les choses les
plus habituelles prenaient des sens extraordinaires, du pain demandé, un mot sur
le temps, le bonsoir qu’ils se souhaitaient à leur porte. C’était tout le passé dont
le flot remontait en eux, avec la douceur des vieilles tendresses endormies qui

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s’éveillent. Pourquoi se seraient-ils inquiétés ? ils ne résistaient même pas, la mer
semblait les bercer et les alanguir de l’éternelle monotonie de sa voix.

Et les jours passaient ainsi, sans secousse. Déjà la troisième semaine du séjour
de Lazare commençait. Il ne partait pas, il avait reçu plusieurs lettres de Louise,
qui s’ennuyait beaucoup, mais que sa belle-sœur voulait retenir davantage. Dans
ses réponses, il l’engageait à rester, il lui envoyait les conseils du docteur Caze-
nove, qu’il consultait en effet. Le train paisible et régulier de la maison le reprenait
peu à peu, les heures anciennes des repas, du lever et du coucher qu’il avait chan-
gées à Paris, les mauvaises humeurs grondeuses de Véronique, les douleurs in-
cessantes de son père, qui restait immuable, la face contractée par la même souf-
france, lorsque tout, dans la vie d’alentour, se précipitait et changeait. Il retrouvait
encore les dîners du samedi, les vieilles figures connues du médecin et de l’abbé,
avec les éternelles conversations roulant sur les derniers gros temps ou sur les bai-
gneurs d’Arromanches. La Minouche, au dessert, sautait toujours sur la table avec
une légèreté de plume, venait lui donner un grand coup de tête dans le menton,
pour se caresser ; et le léger égratignement de ses dents froides le reportait à bien
des années en arrière. Il n’y avait de nouveau, dans ces choses d’autrefois, que
Loulou, triste et affreux, couché en boule sous une table, grognant dès qu’on l’ap-
prochait. Vainement, Lazare lui donnait du sucre : la bête, après l’avoir croqué,
montrait les dents, avec un redoublement de maussaderie. On avait dû l’aban-
donner, il vivait seul, en étranger dans la maison, ainsi qu’un être insociable qui
demande seulement aux hommes et aux dieux de le laisser s’ennuyer en paix.

Parfois pourtant, lorsque Pauline et Lazare faisaient une de leurs longues pro-
menades, il leur arrivait des aventures. C’est ainsi qu’un jour, comme ils avaient
quitté le sentier de la falaise, pour ne point passer devant l’usine de la baie du
Trésor, ils tombèrent justement sur Boutigny, au détour d’un chemin creux. Bou-
tigny était maintenant un gros monsieur, enrichi par sa fabrication de la soude de
commerce ; il avait épousé la créature qui s’était dévouée jusqu’à le suivre au fond
de ce pays de loups ; et elle venait d’accoucher de son troisième enfant. Toute la
famille, accompagnée d’un domestique et d’une nourrice, occupait un break su-
perbe, attelé d’une paire de grands chevaux blancs. Les deux promeneurs durent
se ranger, collés contre le talus, pour n’être pas accrochés par les roues. Boutigny,
qui conduisait, avait mis les chevaux au pas. Il y eut un instant de gêne : on ne se
parlait plus depuis tant d’années, la présence de la femme et des enfants rendait
l’embarras plus pénible. Enfin, les yeux s’étant rencontrés, on se salua de part et
d’autre, lentement, sans une parole.

Quand la voiture eut disparu, Lazare, qui était devenu pâle, dit avec effort :

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- Il mène donc un train de prince, maintenant ?

Pauline, que la vue des enfants avait seule remuée, répondit avec douceur :

- Oui, il paraît qu’il a fait, dans ces derniers temps, des gains énormes... Tu sais
qu’il a recommencé tes anciennes expériences.

C’était bien là ce qui serrait le cœur de Lazare. Les pêcheurs de Bonneville, avec
le besoin goguenard de lui être désagréables, l’avaient mis au courant. Depuis
quelques mois, Boutigny, aidé d’un jeune chimiste à ses gages, traitait de nouveau
la cendre des algues par la méthode du froid ; et, grâce à son obstination prudente
d’homme pratique, il obtenait des résultats merveilleux.

- Parbleu ! murmura Lazare d’une voix sourde, chaque fois que la science avance
d’un pas, c’est qu’un imbécile la pousse, sans le faire exprès.

Leur promenade fut gâtée, ils marchèrent en silence, les yeux au loin, regardant
monter de la mer des vapeurs grises qui pâlissaient le ciel. Quand ils rentrèrent à la
nuit, ils étaient frissonnants. La clarté gaie de la suspension sur la nappe blanche
les réchauffa.

Un autre jour, du côté de Verchemont, comme ils suivaient un sentier, à tra-


vers des champs de betteraves, ils s’arrêtèrent, surpris de voir fumer un toit de
chaume. C’était un incendie, le soleil tombant d’aplomb empêchait d’apercevoir
les flammes ; et la maison brûlait seule, portes et fenêtres closes, pendant que les
paysans devaient travailler aux environs. Aussitôt, ils quittèrent le sentier, ils cou-
rurent et crièrent ; mais ils firent seulement envoler des pies, qui jacassaient dans
des pommiers. Enfin, d’une pièce lointaine de carottes, une femme coiffée d’un
mouchoir sortit, regarda un instant, puis galopa dans les terres labourées, d’un
galop furieux, à ce casser les jambes. Elle gesticulait, elle hurlait un mot, qu’on
ne pouvait distinguer, tellement il s’étranglait dans sa gorge. Elle tomba, se re-
leva, tomba encore, repartit, les mains saignantes. Son mouchoir s’était envolé,
ses cheveux nus se dénouaient au soleil.

- Mais que dit-elle ? répétait Pauline, prise d’effroi.

La femme arrivait, ils entendirent le cri rauque, pareil à un hurlement de bête.

- L’enfant !... l’enfant !... l’enfant !

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Depuis le matin, le père et le fils travaillaient à près d’une lieue, dans une pièce
d’avoine qu’ils avaient eue par héritage. Elle, venait à peine de s’absenter, pour al-
ler prendre un panier de carottes ; et elle était partie en laissant l’enfant endormi et
en fermant tout, ce quelle ne faisait jamais. Sans doute le feu couvait depuis long-
temps, car c’était une stupeur, elle jurait d’avoir éteint jusqu’au dernier morceau
de braise. Maintenant, le toit de chaume n’était plus qu’un brasier, les flammes
montaient et remuaient d’un frisson rouge la grande clarté jaune du soleil.

- Vous avez donc fermé à clef ? cria Lazare.

La femme ne l’entendait pas. Elle était folle, elle avait fait le tour de la maison,
sans cause, peut-être pour chercher quelque chose d’ouvert, un trou qu’elle savait
bien ne pas exister. Puis, elle était encore tombée, ses jambes ne la portaient plus,
sa vieille face grise, à présent découverte, agonisait de désespoir et d’épouvante,
tandis qu’elle hurlait toujours :

- L’enfant !... l’enfant !

De grosses larmes montaient aux yeux de Pauline. Mais Lazare surtout s’éner-
vait de ce cri, qui le secouait chaque fois d’un malaise. Cela devenait intolérable,
il dit tout d’un coup :

- Je vais aller le lui chercher, son enfant.

Sa cousine le regarda, éperdue. Elle tâcha de lui saisir les mains, elle le retenait.

- Toi ! je ne veux pas... Le toit va crouler.

- Nous verrons bien, dit-il simplement.

Et il criait à son tour dans le visage de la femme :

- Votre clef ? vous avez bien votre clef ?

La femme demeurait béante. Lazare la bouscula et lui arracha enfin la clef. Puis,
pendant qu’elle restait à hurler par terre, il marcha d’un pas tranquille vers la mai-
son. Pauline le suivait des yeux, sans chercher davantage à l’arrêter, clouée de
peur et d’étonnement, tant il semblait accomplir une chose naturelle. Une pluie

253
de flammèches tombait, il dut se coller contre le bois de la porte pour l’ouvrir, car
des poignées de paille enflammées roulaient du toit, ainsi qu’un ruissellement
d’eau par un orage ; et, là, il trouva un obstacle, la clef rouillée refusait de tour-
ner dans la serrure. Mais il ne jura même pas, il prit son temps, parvint à ouvrir,
resta un moment encore sur le seuil, afin de laisser s’échapper le premier flot de
fumée, qui lui battait le visage. Jamais il ne s’était connu un pareil sang-froid, il
agissait comme dans un rêve, avec une certitude de mouvements, une adresse et
une prudence que le danger faisait naître. Il baissa la tête, il disparut.

- Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Pauline, qui étranglait d’angoisse.

D’un geste involontaire, elle avait joint les mains, et elle les serrait à se les bri-
ser, elle les élevait d’un balancement continu, comme font les malades dans les
grandes douleurs. Le toit craquait, s’effondrait déjà par place, jamais son cousin
n’aurait le temps de ressortir. Elle avait une sensation d’éternité, il lui semblait
qu’il était là-dedans depuis des temps infinis. A terre, la femme ne soufflait plus,
l’air hébété d’avoir vu un monsieur entrer dans le feu. Mais un grand cri s’éleva.
C’était Pauline qui l’avait jeté, du fond de ses entrailles, sans le vouloir, au moment
où le chaume croulait entre les murs fumants.

- Lazare !

Il était sur la porte, les cheveux à peine roussis, les mains légèrement brûlées ;
et quand il eut mis entre les bras de la femme le petit qui se débattait en pleurant,
il se fâcha presque contre sa cousine.

- Quoi ? qu’as-tu à te faire ainsi du mal ?

Elle se pendit à son cou, elle sanglotait, dans une telle détente nerveuse, que,
par crainte d’un évanouissement, il dut l’asseoir sur une vieille pierre moussue,
adossée au puits de la maison. Lui-même, à présent, défaillait. Il y avait là une
auge pleine d’eau, où il trempa ses mains avec délices. Ce froid le faisait revenir à
lui, et il éprouvait à son tour une grande surprise de son action. Eh quoi ! il était
entré au milieu de ces flammes ? C’était comme un dédoublement de son être,
il se revoyait nettement dans la fumée, d’une agilité et d’une présence d’esprit
incroyables, assistant à cela ainsi qu’à un prodige accompli par un étranger. Un
reste d’exaltation intérieure le soulevait d’une joie subtile qu’il ne connaissait pas.

Pauline s’était un peu remise, et elle lui examinait les mains, en disant :

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- Non, ce ne sera rien, les brûlures ne sont pas profondes. Mais il faut rentrer, je
te panserai... Mon Dieu ! que tu m’as fait peur !

Elle avait trempé son mouchoir dans l’eau, pour lui en envelopper la main droite,
la plus atteinte des deux. Ils se levèrent, tâchèrent de consoler la femme, qui,
après avoir baisé furieusement l’enfant, l’avait posé près d’elle, sans le regarder
davantage ; et, à cette heure, elle se lamentait sur la maison, hurlant aussi fort,
demandant ce qu’allaient dire ses hommes, quand ils trouveraient tout par terre.
Les murs tenaient pourtant, une fumée noire sortait du brasier intérieur, avec de
grands vols crépitants d’étincelles, qu’on ne voyait point.

- Allons, du courage, ma pauvre femme, répétait Pauline. Venez causer demain


avec moi.

Des voisins, attirés par la fumée, accouraient. Elle put emmener Lazare. Le re-
tour fut très doux. Il souffrait peu, mais elle voulait quand même lui donner le
bras, pour le soutenir. Les paroles leur manquaient encore, dans l’ébranlement de
leur émotion, et ils se regardaient en souriant. Elle, surtout, éprouvait une sorte de
fierté heureuse. Il était donc brave, lui qui blêmissait devant la peur de la mort ?
Le sentier se déroulait sous leurs pas, elle s’absorbait dans l’étonnement de ces
contradictions du seul homme qu’elle connût bien ; car elle l’avait vu passer des
nuits au travail, puis rester oisif durant des mois, être d’une franchise déconcer-
tante après avoir menti impudemment, lui baiser le front en camarade, tandis
qu’elle sentait ses mains d’homme, fiévreuses de désir, la brûler aux poignets ; et
voilà qu’aujourd’hui il devenait un héros ! Elle avait raison de ne pas désespérer
de la vie, en jugeant le monde tout bon ou tout mauvais. Quand ils arrivèrent à
Bonneville, leur silence ému creva en un flot de paroles bruyantes. Les plus petits
détails renaissaient, ils racontaient vingt fois l’aventure, en évoquant toujours des
faits oubliés, dont ils se souvenaient l’un et l’autre, comme à la lueur vive d’un
éclair. On en parla longtemps, des secours furent remis aux paysans incendiés.

Depuis bientôt un mois, Lazare était à Bonneville. Une lettre de Louise arriva,
désespérée d’ennui. Il répondit qu’il irait la reprendre au commencement de la
semaine suivante. Des averses terribles tombaient de nouveau, ces averses dont
la violence balayait si souvent la côte, ainsi qu’une barre d’écluse qui aurait em-
porté la terre, la mer et le ciel, dans une vapeur grise. Lazare avait parlé de terminer
sérieusement son drame, et Pauline, qu’il voulait avoir près de lui, pour l’encou-
rager, montait son tricot, les petits bas qu’elle distribuait aux gamines du village.
Mais il ne travaillait guère, dès qu’elle s’asseyait devant la table. C’étaient mainte-
nant des causeries à voix presque basse, toujours les mêmes choses répétées sans

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fatigue, les yeux dans les yeux. Ils ne jouaient plus, évitaient les jeux de mains,
avec la prudence instinctive des enfants grondés, qui sentent le danger des frôle-
ments d’épaules, des effleurements d’haleine, dont ils riaient la veille encore. Rien
d’ailleurs ne leur semblait plus délicieux que cette paix lasse, cette somnolence où
ils glissaient, sous le roulement de la pluie, battant sans relâche les ardoises de la
toiture. Un silence les faisait rougir, ils mettaient, une caresse dans chaque mot,
involontairement, par cette poussée qui avait peu à peu fait renaître en eux et
s’épanouir les jours anciens, qu’ils croyaient morts à jamais.

Un soir, Pauline avait veillé jusqu’à minuit dans la chambre de Lazare, tricotant,
pendant que, la plume tombée de ses doigts, il lui expliquait en paroles lentes ses
œuvres futures, des drames peuplés de figures colossales. Toute la maison dor-
mait, Véronique elle-même était allée se coucher de bonne heure ; et cette grande
paix frissonnante de la nuit, où montait seulement la plainte accoutumée de la
marée haute, les avait peu à peu pénétrés d’une sorte d’attendrissement sensuel.
Lui, vidant son cœur, confessait qu’il avait manqué sa vie : si la littérature, cette
fois, craquait sous ses pieds, il était décidé à se retirer dans un coin, pour vivre en
ermite.

- Tu ne sais pas ? reprit-il en souriant, je songe souvent que nous aurions dû


nous expatrier, après la mort de ma mère.

- Comment, nous expatrier ?

- Oui, nous enfuir bien loin, en Océanie par exemple, dans une de ces îles où la
vie est si douce.

- Et ton père, nous l’aurions emmené ?

- Oh ! ce n’est qu’un rêve, je te le dis... Il n’est point défendu d’imaginer des


choses agréables, quand la réalité n’est pas gaie.

Il avait quitté la table, il était venu s’asseoir sur l’un des bras du fauteuil qu’elle
occupait. Elle laissa tomber son tricot, pour rire à l’aise du galop continuel de
cette imagination de grand enfant détraqué ; et elle levait la tête vers lui, renversée
contre le dossier, tandis qu’il se trouvait si près d’elle, qu’il sentait à la hanche la
chaleur vivante de son épaule.

- Es-tu fou, mon pauvre ami ! Qu’aurions-nous fait là-bas ?

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- Nous aurions vécu donc !... Tu te souviens de ce livre de voyages que nous
lisions ensemble, il y a douze ans ? On vit là-bas comme dans un paradis. Jamais
d’hiver, un ciel éternellement bleu, une existence au soleil et aux étoiles... Nous
aurions eu une cabane, nous aurions mangé des fruits délicieux, et rien à faire, et
pas un chagrin !

- Alors, deux sauvages tout de suite, avec des anneaux dans le nez et des plumes
sur la tête ?

- Tiens ! pourquoi pas ?... Nous nous serions aimés d’un bout de l’année à l’autre,
sans compter les jours, ce qui n’aurait pas été si bête.

Elle le regardait, ses paupières battirent, un léger frisson pâlit son visage. Cette
pensée d’amour descendait à son cœur, l’emplissait d’une langueur délicieuse.
Il lui avait pris la main, sans calcul, par un besoin de s’approcher davantage, de
tenir quelque chose d’elle ; et il jouait avec cette main tiède, dont il pliait les doigts
minces, en riant toujours d’un rire qui s’embarrassait. Elle ne s’inquiétait point, il
y avait là simplement un jeu de leur jeunesse ; puis, ses forces s’en allaient, elle lui
appartenait déjà, dans son trouble grandissant. Sa voix elle-même défaillait.

- Mais, pour manger, toujours des fruits, c’est maigre. Il aurait fallu chasser, pê-
cher, cultiver un champ... Si ce sont les femmes qui travaillent là-bas, comme on
le raconte, tu m’aurais donc mise à bêcher la terre ?

- Toi ! avec ces petites menottes ! Et les singes, est-ce qu’on n’en fait pas aujour-
d’hui d’excellents domestiques ?

Elle eut un rire mourant à cette plaisanterie, tandis qu’il ajoutait :

- D’ailleurs, elles n’existeraient plus, tes menottes... Oui, je les aurais dévorées,
tiens ! comme ça.

Il lui baisait les mains, il finissait par les mordiller, le sang à la face, dans un
coup de désir qui l’aveuglait. Et ils ne parlèrent plus, ce fut une folie commune, un
vertige où ils tombèrent ensemble, la tête perdue, pris du même étourdissement.
Elle s’abandonnait, glissée au fond du fauteuil, la face rouge et gonflée, les yeux
fermés, comme pour ne plus voir. D’une main brutale, il avait déjà déboutonné
son corsage, il cassait les agrafes des jupons, lorsque ses lèvres rencontrèrent les
siennes. Il lui donna un baiser, qu’elle lui rendit furieusement, en le serrant au

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cou de toute la force de ses deux bras. Mais, dans cette secousse de son corps
vierge, elle avait ouvert les yeux, elle se vit roulant sur le carreau, elle reconnut
la lampe, l’armoire, le plafond, dont les moindres taches lui étaient familières ; et
elle sembla s’éveiller, avec la surprise d’une personne qui se retrouve chez elle, au
sortir d’un rêve terrible. Violemment, elle se débattit, se mit debout. Ses jupons
glissaient, son corsage ouvert avait laissé jaillir sa gorge nue. Un cri lui échappa,
dans le silence haletant de la pièce.

- Lâche-moi, c’est abominable !

Il n’entendait plus, fou de désir. Il la reprit, acheva d’arracher ses vêtements. Au


hasard des lèvres, il cherchait le nu de sa peau, la brûlait de baisers, dont, chaque
fois, elle frissonnait tout entière. A deux reprises, elle faillit tomber encore, cédant
au besoin invincible de se donner, souffrant affreusement de cette lutte contre
elle-même. Ils avaient fait le tour de la table, le souffle court, les membres mêlés,
quand il réussit à la pousser sur un vieux divan, dont les ressorts crièrent. De ses
bras raidis, elle le tenait à distance, en répétant d’une voix qui s’enrouait :

- Oh ! je t’en prie, oh ! laisse-moi... C’est abominable, ce que tu veux !

Lui, les dents serrées, n’avait pas prononcé un mot. Il croyait la posséder enfin,
lorsqu’elle se dégagea une dernière fois, d’un effort si rude, qu’il chancela jusqu’à
la table. Alors, libre une seconde, elle put sortir, traverser d’un bond le corridor, se
jeter chez elle. Déjà il l’avait rejointe, elle n’eut pas le temps de rabattre sa porte.
Comme il poussait, elle dut, pour faire glisser le pêne et tourner la clef, appuyer sur
le bois de toute la pesanteur de son corps ; et, en lui disputant cet entrebâillement
étroit, elle se sentait perdue, s’il introduisait seulement le bout de sa pantoufle. La
clef grinça très haut, un grand silence tomba, dans lequel on entendit de nouveau
la mer ébranler le mur de la terrasse.

Cependant, Pauline, sans bougie, les yeux ouverts dans les ténèbres, était res-
tée adossée contre la porte. De l’autre côté du bois, elle comprenait bien que La-
zare non plus n’avait pas bougé. Elle entendait son souffle, elle croyait toujours
en recevoir la flamme sur la nuque. Si elle s’écartait, peut-être allait-il briser un
panneau d’un coup d’épaule. Cela la rassurait, d’être là ; et, machinalement, elle
continuait à peser de toute sa force, comme s’il avait poussé encore. Deux minutes
s’écoulèrent, interminables, dans cette sensation mutuelle qu’ils s’entêtaient l’un
et l’autre, à peine séparés par le bois mince, ardents, secoués de cet ébranlement

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du désir qu’ils ne pouvaient apaiser. Puis, la voix de Lazare souffla très bas, étouf-
fée d’émotion :

- Pauline, ouvre-moi... Tu es là, je le sais.

Un frisson courut sur sa chair, cette voix l’avait chauffée du crâne aux talons.
Mais elle ne répondit point. La tête penchée, elle retenait d’une main ses jupes
tombantes, tandis que l’autre main, crispée sur le corsage défait, étreignait sa
gorge, pour en cacher la nudité.

- Tu souffres autant que moi, Pauline... Ouvre, je t’en supplie. Pourquoi nous
refuser ce bonheur ?

Il avait peur maintenant de réveiller Véronique, dont la chambre était voisine.


Ses supplications se faisaient douces, pareilles à une plainte de malade.

- Ouvre donc... Ouvre, et nous mourrons après, si tu veux... Ne nous aimons-


nous pas depuis l’enfance ? Tu devrais être ma femme, n’est-ce pas fatal que tu la
sois un jour ?... Je t’aime, je t’aime, Pauline...

Elle tremblait plus fort, chaque mot la serrait au cœur. Les baisers dont il lui
avait couvert les épaules, s’avivaient sur sa peau, ainsi que des gouttes de feu. Et
elle se raidissait davantage, avec la peur d’ouvrir, de se livrer, dans l’élan irrésis-
tible de son corps demi-nu. Il avait raison, elle l’adorait, pourquoi se refuser cette
joie, qu’ils cacheraient tous deux au monde entier ? La maison dormait, la nuit
était noire. Oh ! dormir dans l’ombre au cou l’un de l’autre, le tenir à elle, ne fût-ce
qu’une heure. Oh ! vivre, vivre enfin !

- Mon Dieu ! que tu es cruelle, Pauline !... Tu ne veux même pas répondre, et je
suis là si misérable... Ouvre, je te prendrai, je te garderai, nous oublierons tout...
Ouvre, ouvre-moi, je t’en prie...

Il sanglotait, et elle se mit à pleurer. Elle se taisait toujours, malgré les révoltes
de son sang. Pendant une heure, il continua, la suppliant, se fâchant, arrivant aux
mots abominables, pour retomber dans des mots de caresse brûlante. Deux fois,
elle le crut parti, et deux fois il revint de sa chambre, avec un redoublement d’exas-
pération amoureuse. Puis, quand elle l’entendit s’enfermer rageusement chez lui,
elle éprouva une tristesse immense. C’était fini cette fois, elle avait vaincu ; mais
un désespoir, une honte montaient de sa victoire, si violents, qu’elle se déshabilla

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et se coucha, sans allumer de bougie. L’idée de se voir nue, dans ses vêtements
arrachés, l’emplissait d’une confusion affreuse. Pourtant, la fraîcheur des draps
calma un peu la brûlure des baisers qui lui marbraient les épaules ; et elle resta
longtemps sans remuer, comme écrasée sous le poids du dégoût et du chagrin.

Une insomnie tint Pauline éveillée jusqu’au jour. Cette abomination l’obsédait.
Toute cette soirée était un crime qui lui faisait horreur. Maintenant, elle ne pou-
vait plus s’excuser elle-même, il fallait bien qu’elle avouât la duplicité de ses ten-
dresses. Son affection maternelle pour Lazare, ses accusations sourdes contre Louise,
étaient simplement les réveils hypocrites de sa passion ancienne. Elle avait glissé
à ces mensonges, elle descendait plus avant dans les sentiments inavoués de son
cœur, où elle découvrait une joie de la désunion du ménage, une espérance d’en
profiter peut-être. N’était-ce pas elle qui venait de faire recommencer à son cou-
sin les jours d’autrefois ? N’aurait-elle pas dû prévoir que la chute se trouverait
au bout ? A cette heure, la situation terrible se dressait, barrant leur vie à tous :
elle l’avait donné à une autre, et elle l’adorait, et il la voulait. Cela tournait dans
son crâne, battait ses tempes comme une volée de cloches. D’abord, elle résolut
de s’enfuir le lendemain. Puis, elle trouva cette fuite lâche. Puisqu’il partait lui-
même, pourquoi ne pas attendre ? Et, d’ailleurs, un orgueil lui revenait, elle en-
tendait se vaincre, pour ne pas emporter la honte d’avoir mal fait. Désormais, elle
sentait qu’elle ne vivrait plus la tête haute, si elle gardait le remords de cette soirée.

Le lendemain, Pauline descendit à son heure habituelle. Seule, la meurtrissure


de ses paupières aurait pu révéler les tourments de la nuit. Elle était pâle et très
calme. Lorsque Lazare parut à son tour, il expliqua simplement son air de lassi-
tude, en disant à son père qu’il avait travaillé tard. La journée s’écoula dans les
occupations accoutumées. Ni l’un ni l’autre ne fit une allusion à ce qui s’était
passé entre eux, même quand ils se retrouvèrent ensemble, loin des yeux et des
oreilles. Ils ne se fuyaient pas, ils semblaient certains de leur courage. Mais, le soir,
comme ils se souhaitaient une bonne nuit dans le corridor, devant leurs portes, ils
tombèrent follement aux bras l’un de l’autre, ils se donnèrent un baiser à pleine
bouche. Et Pauline s’enferma, épouvantée, tandis que Lazare s’enfuyait aussi et
allait se jeter sur son lit en pleurant.

Alors, ce fut leur existence. Lentement, les jours se suivaient, et ils restaient
côte à côte, dans l’attente anxieuse d’une faute possible. Sans jamais ouvrir la
bouche de ces choses, sans qu’ils eussent jamais reparlé de la nuit terrible, ils y
pensaient continuellement, ils craignaient de s’abattre ensemble, n’importe où,
comme frappés de la foudre. Serait-ce le matin, à leur lever, ou le soir, quand ils
échangeaient une dernière parole ? serait-ce chez lui ou chez elle, dans un coin

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écarté de la maison ? cela demeurait obscur. Et leur raison se gardait entière, chaque
abandon brusque, chaque folie d’un instant, les étreintes désespérées derrière
une porte, les baisers cuisants volés dans l’ombre, les soulevaient ensuite d’une
colère douloureuse. Le sol tremblait sous leurs pieds, ils se cramponnaient aux
résolutions des heures calmes, pour ne pas s’abîmer dans ce vertige. Mais ni l’un
ni l’autre n’avait la force de l’unique salut, d’une séparation immédiate. Elle, sous
un prétexte de vaillance, s’obstinait en face du danger. Lui, pris tout entier, cédant
au premier emportement d’une aventure nouvelle, ne répondait même plus aux
lettres pressantes que sa femme lui écrivait. Depuis six semaines, il était à Bon-
neville, et il leur semblait que cette existence de secousses cruelles et délicieuses
devait maintenant durer toujours.

Un dimanche, au dîner, Chanteau s’égaya, après s’être permis un verre de bour-


gogne, débauche qu’il payait durement chaque fois. Ce jour-là, Pauline et Lazare
avaient passé des heures charmantes, le long de la mer, par un grand ciel bleu ; et
ils échangeaient des regards attendris, où vacillait le trouble de cette peur d’eux-
mêmes, qui rendait à présent leur camaraderie si passionnée.

Tous les trois riaient, lorsque Véronique, au moment d’apporter le dessert, pa-
rut à la porte de la cuisine, en criant :

- Voici Madame !

- Quelle madame ? demanda Pauline stupéfaite.

- Madame Louise donc !

Il y eut des exclamations étouffées. Chanteau, effaré, regardait Pauline et Lazare


qui pâlissaient. Mais ce dernier se leva violemment, la voix bégayante de colère.

- Comment ! Louise ? mais elle ne m’a pas écrit ! Je lui aurais défendu de venir...
Est-ce qu’elle est folle ?

Le crépuscule tombait, très clair et très doux. Après avoir jeté sa serviette, La-
zare était sorti, et Pauline le suivait, s’efforçant de retrouver sa sérénité souriante.
C’était Louise, en effet, qui descendait péniblement de la berline du père Mali-
voire.

261
- Es-tu folle ? cria son mari du milieu de la cour. On ne fait pas de ces folies-là
sans écrire !

Alors, elle éclata en larmes. Là-bas, elle était très malade, et elle s’ennuyait tant !
Comme ses deux dernières lettres restaient sans réponse, l’envie irrésistible de
partir l’avait prise, une envie où se mêlait le grand désir de revoir Bonneville. Si
elle ne l’avait pas prévenu, c’était de peur qu’il ne l’empêchât de se contenter.

- Moi qui me faisais une si bonne fête de vous surprendre tous !

- C’est ridicule ! tu repartiras demain !

Louise, suffoquée par cet accueil, tomba dans les bras de Pauline. Celle-ci, en
la voyant maladroite de ses mouvements, la taille épaissie sous la robe, avait pâli
encore. Maintenant, elle sentait contre elle ce ventre de femme grosse, elle en avait
horreur et pitié. Enfin, elle parvint à vaincre la révolte de sa jalousie, elle fit taire
Lazare.

- Pourquoi lui parles-tu si durement ? Embrasse-la... Ma chère, tu as eu raison


de venir, si tu penses que tu seras mieux à Bonneville. Tu sais que nous t’aimons
tous, n’est-ce pas ?

Loulou hurlait, furieux de ces voix qui troublaient la paix ordinaire de la cour.
Minouche, après avoir allongé son nez sur le perron, s’était retirée, en secouant les
pattes, comme si elle avait failli se compromettre dans une aventure désagréable.
Tout le monde rentra, il fallut que Véronique mît un couvert et recommençât à
servir le dîner.

- Comment ! c’est toi, Louisette ! répétait Chanteau, avec des rires inquiets. Tu
as voulu surprendre ton monde ?... Moi, j’ai failli en avaler mon vin de travers.

Pourtant, la soirée s’acheva bien. Tous avaient repris leur sang-froid.

On évita de rien régler pour les jours suivants. Au moment de monter, l’embar-
ras revint, lorsque la bonne demanda si Monsieur coucherait dans la chambre de
Madame.

- Oh ! non, Louise se reposera mieux, murmura Lazare qui avait rencontré ins-
tinctivement un regard de Pauline.

262
- C’est cela, couche là-haut, dit la jeune femme. Je suis horriblement lasse, j’au-
rai tout le lit pour moi.

Trois jours se passèrent. Pauline prit enfin une résolution. Elle quitterait la mai-
son le lundi. Déjà, le ménage parlait de rester jusqu’au moment des couches, que
l’on n’attendait pas avant un grand mois ; mais elle devinait bien que son cousin
avait assez de Paris et qu’il finirait par manger ses rentes à Bonneville, en homme
aigri de ses avortements perpétuels. Le mieux était de leur céder tout de suite la
place, car elle n’arrivait pas à se vaincre, elle trouvait moins encore qu’autrefois le
courage de vivre avec eux, dans leur intimité de mari et de femme. N’était-ce point
aussi le moyen d’échapper aux périls de la passion renaissante dont Lazare et elle
venaient de tant souffrir ? Louise seule s’étonna, lorsqu’elle connut la décision de
sa cousine. On mettait en avant des raisons sans réplique, le docteur Cazenove
racontait que la dame de Saint-Lô faisait à Pauline des offres exceptionnelles ; et
celle-ci ne pouvait refuser davantage, ses parents devaient la forcer à accepter une
position qui allait assure r son avenir. Chanteau, les larmes aux yeux, consentait
lui-même.

Il y eut, le samedi, un dernier dîner avec le curé et le docteur. Louise, très souf-
frante, put à peine se traîner à la table. Cela acheva d’assombrir le repas, malgré
les efforts de Pauline, qui souriait à chacun, avec le remords de laisser triste cette
maison où elle avait mis, depuis des années, tant de gaieté sonore. Son cœur dé-
bordait de chagrin. Véronique servait d’un air tragique. Au rôti, Chanteau refusa
un doigt de bourgogne, rendu tout d’un coup d’une prudence exagérée, tremblant
à la pensée qu’il n’aurait bientôt plus la garde-malade, qui, de la voix seule, endor-
mait les douleurs. Lazare, fiévreux, se querella tout le temps avec le médecin, sur
une nouvelle découverte scientifique.

A onze heures, la maison était retombée dans son grand silence. Louise et Chan-
teau dormaient déjà, pendant que la bonne rangeait sa cuisine. Alors, en haut,
devant son ancienne chambre de garçon, qu’il habitait toujours, Lazare arrêta un
instant Pauline, comme chaque soir.

- Adieu, murmura-t-il.

- Mais non, pas adieu, dit-elle en s’efforçant de rire. Au revoir, puisque je ne pars
que lundi.

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Ils se regardaient, leurs yeux se troublèrent, et ils tombèrent aux bras l’un de
l’autre, leurs lèvres s’unirent violemment dans un dernier baiser.

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Chapitre 10

Le lendemain, au premier déjeuner, comme tous s’attablaient devant les bols


de café au lait, ils s’étonnèrent de ne pas voir descendre Louise. La bonne allait
monter frapper à la porte de la chambre, lorsqu’elle parut enfin. Elle était très pâle
et marchait difficilement.

- Qu’as-tu donc ? demanda Lazare inquiet.

- Je souffre depuis le petit jour, répondit-elle. J’avais à peine fermé l’œil, je crois
bien que j’ai entendu sonner toutes les heures de la nuit.

Pauline se récria.

- Mais il fallait appeler, nous t’aurions soignée au moins.

Louise, arrivée devant la table, s’était assise avec un soupir de soulagement.

- Oh ! reprit-elle, vous n’y pouvez rien. Je sais ce que c’est, voici huit mois que
ces douleurs ne me quittent presque pas.

Sa grossesse, très pénible, l’avait en effet accoutumée à de continuelles nau-


sées, à des maux d’entrailles, dont la violence parfois la tenait pliée en deux, pen-
dant des journées entières. Ce matin-là, les nausées avaient disparu, mais elle était
comme bouclée d’une ceinture qui lui aurait meurtri le ventre.

- On s’habitue au mal, dit Chanteau d’un air sentencieux.

- Oui, il faut que je promène ça, conclut la jeune femme. C’est pourquoi je suis
descendue... Là-haut, il m’est impossible de rester en place.

265
Elle avala seulement quelques gorgées de café au lait. Toute la matinée, elle se
traîna dans la maison, quittant une chaise pour aller s’asseoir sur une autre. Per-
sonne n’osait lui adresser la parole, car elle s’emportait et semblait souffrir da-
vantage, dès qu’on s’occupait d’elle. Les douleurs ne la quittaient pas. Un peu
avant midi pourtant, la crise parut se calmer, elle put s’asseoir encore à table et
prendre un potage. Mais, entre deux et trois heures, des tranchées affreuses com-
mencèrent ; et elle ne s’arrêta plus, passant de la salle à manger dans la cuisine,
montant pesamment à sa chambre pour en redescendre aussitôt.

Pauline, en haut, faisait sa malle. Elle partait le lendemain, elle avait juste le
temps de fouiller ses meubles et de ranger tout. A chaque minute cependant, elle
allait se pencher sur la rampe, tourmentée de ces pas, lourds de souffrance, qui
ébranlaient les planchers. Vers quatre heures, comme elle entendait Louise s’agi-
ter davantage, elle se décida à frapper chez Lazare, qui s’était enfermé, dans l’exas-
pération nerveuse des malheurs dont il accusait le sort de l’accabler.

- Nous ne pouvons la laisser ainsi, expliqua-t-elle. Il faut lui parler. Viens avec
moi.

Justement, ils la trouvèrent au milieu du premier étage, pliée contre la rampe,


n’ayant plus la force de descendre ni de monter.

- Ma chère enfant, dit Pauline avec douceur, tu nous inquiètes... Nous allons
envoyer chercher la sage-femme.

Alors, Louise se fâcha.

- Mon Dieu ! est-il possible de me torturer ainsi, lorsque je demande unique-


ment qu’on me laisse tranquille !... A huit mois, que voulez-vous que la sage-femme
puisse y faire ?

- Il serait toujours plus raisonnable de la voir.

- Non, je ne veux pas, je sais ce que c’est... Par pitié, ne me parlez plus, ne me
torturez pas !

Et Louise s’obstina, avec une telle exagération de colère, que Lazare s’emporta
à son tour. Il fallut que Pauline promît formellement de ne pas envoyer cher-
cher la sage-femme. Cette sage-femme était une dame Bouland, de Verchemont,

266
qui avait dans la contrée une réputation extraordinaire d’habileté et d’énergie.
On jurait qu’on n’aurait pas trouvé la pareille à Bayeux, ni même à Caen. C’est
pourquoi Louise, très douillette, frappée du pressentiment qu’elle mourrait en
couches, s’était décidée à se mettre entre ses mains. Mais elle n’en avait pas moins
une grande peur de madame Bouland, la peur irraisonnée du dentiste, qui doit
guérir et qu’on se décide à voir le plus tard possible.

A six heures, un calme brusque se produisit de nouveau. La jeune femme triom-


pha : elle le disait bien, c’étaient ses douleurs habituelles, plus fortes seulement ;
on serait joliment avancé à cette heure, d’avoir dérangé le monde pour rien ! Ce-
pendant, comme elle était morte de fatigue, elle préféra se coucher, après avoir
mangé une côtelette. Tout serait fini, assurait-elle, si elle pouvait dormir. Et elle
s’entêtait à écarter les soins, elle voulut rester seule, pendant que la famille dînait,
elle défendit même qu’on montât la voir, de peur d’être réveillée en sursaut.

Il y avait, ce soir-là, le pot-au-feu et un morceau de veau rôti. Le commence-


ment du repas fut silencieux, cette crise de Louise s’ajoutait à la tristesse du départ
de Pauline. On évitait le bruit des cuillers et des fourchettes, comme s’il avait pu
parvenir au premier étage et exaspérer encore la malade. Chanteau pourtant se
lançait, racontait des histoires de grossesses extraordinaires, lorsque Véronique,
qui apportait le veau découpé, dit brusquement :

- Je ne sais pas, il me semble qu’elle geint, là-haut.

Lazare se leva pour ouvrir la porte du corridor. Tous, cessant de manger, prê-
taient l’oreille. On n’entendit rien d’abord ; puis, des plaintes longues, étouffées,
arrivèrent.

- La voilà reprise, murmura Pauline. Je monte.

Elle jeta sa serviette, elle ne toucha même pas à la tranche de veau que la bonne
lui servait. La clef heureusement se trouvait à la serrure, elle put entrer. Assise au
bord de son lit, la jeune femme, les pieds nus, enveloppée dans un peignoir, se
balançait d’un mouvement d’horloge, sous la fixité intolérable d’une souffrance
qui lui arrachait de grands soupirs réguliers.

- Ça va plus mal ? demanda Pauline.

Elle ne répondit pas.

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- Veux-tu, maintenant, qu’on aille chercher madame Bouland ?

Alors, elle bégaya, d’un air de résignation obsédée :

- Oui, ça m’est égal. J’aurai peut-être la paix ensuite... Je ne peux plus, je ne peux
plus...

Lazare, qui était monté derrière Pauline et qui écoutait à la porte, osa entrer en
disant qu’il serait prudent aussi de courir à Arromanches, pour ramener le docteur
Cazenove, dans le cas où des complications se présenteraient. Mais Louise se mit à
pleurer. Ils n’avaient donc pas la moindre pitié de son état ? Pourquoi la martyriser
de la sorte ? On le savait bien, toujours l’idée qu’un homme l’accoucherait l’avait
révoltée. C’était en elle une pudeur maladive de femme coquette, un malaise de
se montrer dans l’abandon affreux de la souffrance, qui, même devant son mari et
sa cousine, lui faisait serrer le peignoir autour de ses pauvres reins tordus.

- Si tu vas chercher le docteur, bégayait-elle, je me couche, je me tourne contre


le mur, et je ne réponds plus à personne.

- Ramène toujours la sage-femme, dit Pauline à Lazare. Je ne puis croire non


plus que le moment soit arrivé. Il s’agit de la calmer seulement.

Tous deux redescendirent. L’abbé Horteur venait d’entrer souhaiter un petit


bonsoir, et il restait muet devant Chanteau effaré. On voulut que Lazare mangeât
au moins un morceau de veau, avant de se mettre en route ; mais, la tête perdue, il
déclara qu’une seule bouchée l’étranglerait, il partit en courant pour Verchemont.

- Elle m’a appelée, je crois ? reprit Pauline, qui s’élança vers l’escalier. Si j’avais
besoin de Véronique, je taperais... Achève de dîner sans moi, n’est-ce pas ? mon
oncle.

Le prêtre, gêné d’être tombé au milieu d’un accouchement, ne trouvait pas ses
paroles habituelles de consolation. Il finit par se retirer, après avoir promis de re-
venir, lorsqu’il aurait rendu visite aux Gonin, où le vieil infirme était très malade.
Et Chanteau demeura seul, devant la table encombrée de la débandade du cou-
vert. Les verres étaient à moitié pleins, le veau se figeait au fond des assiettes, les
fourchettes grasses et les morceaux de pain mordus déjà, traînaient, restaient je-
tés dans le coup d’inquiétude qui venait de passer sur la nappe. Tout en mettant
une bouilloire d’eau au feu, par précaution, la bonne grognait de ne pas savoir s’il

268
fallait desservir ou laisser ainsi tout en l’air. En haut, Pauline avait trouvé Louise
debout, appuyée au dossier d’une chaise.

- Je souffre trop assise, aide-moi à marcher.

Depuis le matin, elle se plaignait de pinçures à la peau, comme si des mouches


l’avaient fortement piquée. A présent, c’étaient des contractions intérieures, une
sensation d’étau qui lui aurait serré le ventre, dans un écrasement de plus en plus
étroit. Dès qu’elle s’asseyait ou se couchait, il lui semblait qu’une masse de plomb
lui broyait les entrailles ; et elle éprouvait le besoin de piétiner, elle avait pris le
bras de sa cousine, qui la promenait du lit à la fenêtre.

- Tu as un peu de fièvre, dit la jeune fille. Si tu voulais boire ?

Louise ne put répondre. Une contraction violente l’avait courbée, et elle se pen-
dait aux épaules de Pauline, dans un tel frisson, que toutes les deux en trem-
blaient. Il lui échappait des cris, où il y avait à la fois de l’impatience et de la terreur.

- Je meurs de soif, murmura-t-elle, quand elle parla enfin. Ma langue est sèche,
et tu vois comme je suis rouge... Mais, non, non ! ne me lâche pas, je tomberais.
Marchons, marchons encore, je boirai tout à l’heure.

Et elle continua sa promenade, traînant les jambes, se dandinant, pesant plus


lourd au bras qui la soutenait. Pendant deux heures, elle marcha sans relâche. Il
était neuf heures. Pourquoi cette sage-femme n’arrivait-elle pas ?

Maintenant, elle la souhaitait ardemment, elle disait qu’on voulait donc la voir
mourir, pour la laisser si longtemps sans secours. Verchemont était à vingt-cinq
minutes, une heure aurait dû suffire. Lazare s’amusait, ou bien un accident était
survenu, c’était fini, personne ne reviendrait. Des nausées la secouèrent, elle eut
des vomissements.

- Va-t’en, je ne veux pas que tu restes !... Est-ce possible, mon Dieu ! d’en tomber
là, d’être ainsi à répugner tout le monde !

Elle gardait, dans l’abominable torture, cette unique préoccupation de sa pu-


deur et de sa grâce de femme. D’une grande résistance nerveuse, malgré ses membres
délicats, elle mettait à ne pas s’abandonner le reste de ses forces, tracassée de
n’avoir pu enfiler ses bas, inquiète des coins de nudité qu’elle montrait. Mais une

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gêne plus grande la saisit, des besoins imaginaires la tourmentaient sans cesse, et
elle voulait que sa cousine se tournât, et elle s’enveloppait dans un coin de rideau,
pour essayer de les satisfaire. Comme la bonne était montée offrir ses services, elle
balbutia d’une voix éperdue, à la première pesanteur qu’elle crut éprouver :

- Oh ! pas devant cette fille... Je t’en prie, emmène-la un instant dans le corridor.

Pauline commençait à perdre la tête. Dix heures sonnèrent, elle ne savait com-
ment expliquer l’absence prolongée de Lazare. Sans doute il n’avait pas trouvé
madame Bouland ; mais qu’allait-elle devenir, ignorante de ce qu’il fallait faire,
avec cette pauvre femme dont la situation semblait empirer ? Ses anciennes lec-
tures lui revenaient bien, elle aurait volontiers examiné Louise, dans l’espoir de se
rassurer et de la rassurer elle-même. Seulement, elle la sentait si honteuse, qu’elle
hésitait à le lui proposer.

- Écoute, ma chère, dit-elle enfin, si tu me laissais voir ?

- Toi ! oh ! non, oh ! non... Tu n’es pas mariée.

Pauline ne put s’empêcher de rire.

- Ça ne fait rien, va !... Je serais si heureuse de te soulager.

- Non ! je mourrais de honte, je n’oserais jamais plus te regarder en face.

Onze heures sonnèrent, l’attente devenait intolérable. Véronique partit pour


Verchemont, emportant une lanterne, avec l’ordre de visiter tous les fossés. Deux
fois, Louise avait tâché de se mettre au lit, les jambes brisées de fatigue ; mais
elle s’était relevée aussitôt, et elle se tenait debout maintenant, les bras accou-
dés à la commode, s’agitant sur place, dans un perpétuel mouvement des reins.
Les douleurs, qui se produisaient par crises, se rapprochaient, se confondaient en
une douleur unique, dont la violence lui coupait la respiration. A toute minute,
ses mains tâtonnantes quittaient un instant la commode, glissaient le long de ses
flancs, allaient empoigner et soutenir ses fesses, comme pour alléger le poids qui
les écrasait. Et Pauline, debout derrière elle, ne pouvait rien, devait la regarder
souffrir, détournant la tête, feignant de s’occuper, lorsqu’elle la voyait ramener son
peignoir d’un geste d’embarras, avec la préoccupation persistante de ses beaux
cheveux blonds défaits et de son fin visage décomposé.

270
Il était près de minuit, lorsqu’un bruit de roues fit descendre vivement la jeune
fille.

- Et Véronique ? cria-t-elle du perron, en reconnaissant Lazare et la sage-femme,


vous ne l’avez donc pas rencontrée ?

Lazare lui raconta qu’ils arrivaient par la route de Port-en-Bessin : tous les mal-
heurs, madame Bouland à trois lieues de là, auprès d’une femme en couches, ni
voiture ni cheval pour aller la chercher, les trois lieues faites à pied, au pas de
course, et là-bas des ennuis à n’en plus finir ! Heureusement que madame Bou-
land avait une carriole.

- Mais la femme ? demanda Pauline, c’était donc fini, Madame a pu la quitter ?

La voix de Lazare trembla, il dit sourdement :

- La femme, elle est morte.

On entrait dans le vestibule qu’une bougie, posée sur une marche, éclairait. Il
y eut un silence, pendant que madame Bouland accrochait son manteau. C’était
une petite femme brune, maigre, jaune comme un citron, avec un grand nez do-
minateur. Elle parlait fort, avait des allures despotiques, qui la faisaient vénérer
des paysans.

- Si Madame veut bien me suivre, dit Pauline. Je ne savais plus que faire, elle n’a
pas cessé de se plaindre depuis la nuit.

Dans la chambre, Louise piétinait toujours devant la commode. Elle se remit à


pleurer, quand elle aperçut la sage-femme. Celle-ci lui posa quelques questions
brèves, sur les dates, le lieu et le caractère des douleurs. Puis elle conclut sèche-
ment :

- Nous allons voir... Je ne peux rien dire tant que je n’aurai pas déterminé la
présentation.

- C’est donc pour maintenant ? murmura la jeune femme en larmes. Oh ! mon


Dieu ! à huit mois ! Moi qui croyais avoir un mois encore !

271
Sans répondre, madame Bouland tapait les oreillers, les empilait l’un sur l’autre,
au milieu du lit. Lazare, qui était monté, avait l’attitude gauche de l’homme tombé
dans ce drame des couches. Il s’était approché pourtant, il avait mis un baiser sur
le front en sueur de sa femme, qui ne parut même pas avoir conscience de cette
caresse encourageante.

- Allons, allons, dit la sage-femme.

Louise, effarée, tourna vers Pauline un regard dont celle-ci comprit la supplica-
tion muette. Elle emmena Lazare, tous deux restèrent sur le palier, sans pouvoir
s’éloigner davantage. La bougie, laissée en bas, éclairait la cage de l’escalier d’une
lueur de veilleuse, coupée d’ombres bizarres ; et ils se tenaient là, l’un adossé au
mur, l’autre à la rampe, face à face, immobiles et silencieux. Leurs oreilles se ten-
daient vers la chambre. Des plaintes vagues en sortaient toujours, il y eut deux cris
déchirants. Puis, il leur sembla qu’une éternité s’écoulait, jusqu’au moment où la
sage-femme ouvrit enfin. Ils allaient rentrer, lorsqu’elle les repoussa, pour sortir
elle-même et refermer la porte.

- Quoi donc ? murmura Pauline.

D’un signe, elle leur dit de descendre ; et ce fut en bas seulement, dans le corri-
dor, qu’elle parla.

- Le cas menace d’être grave. Mon devoir est de prévenir la famille.

Lazare pâlissait. Un souffle froid lui avait glacé la face. Il balbutia :

- Qu’y a-t-il ?

- L’enfant se présente par l’épaule gauche, autant que j’ai pu m’en assurer, et je
crains même que le bras ne se dégage le premier.

- Eh bien ? demanda Pauline.

- Dans un cas pareil, la présence d’un médecin est absolument nécessaire... Je


ne puis prendre la responsabilité de l’accouchement, surtout à huit mois. Il y eut
un silence. Puis, Lazare, désespéré, se révolta. Où voulait-on qu’il trouvât un mé-
decin, à cette heure de nuit ? Sa femme aurait le temps de succomber vingt fois,
avant qu’il eût ramené le docteur d’Arromanches.

272
- Je ne crois pas à un danger immédiat, répétait la sage-femme. Partez tout de
suite... Moi, je ne puis rien faire.

Et, comme Pauline à son tour la suppliait d’agir, au nom de l’humanité, pour
soulager du moins la malheureuse, dont les grands soupirs continuaient à emplir
la maison, elle déclara de sa voix nette :

- Non, cela m’est défendu... L’autre, là-bas, est morte. Je ne veux pas que celle-ci
me reste encore dans les mains.

A ce moment, on entendit s’élever, dans la salle à manger, un appel larmoyant


de Chanteau.

- Vous êtes là ? entrez !... On ne me dit rien. Il y a un siècle que j’attends des
nouvelles.

Ils entrèrent. Depuis le dîner interrompu, on avait oublié Chanteau. Il était resté
devant la table servie, tournant ses pouces, patientant, avec sa résignation som-
nolente d’infirme, accoutumé aux longues immobilités solitaires. Cette nouvelle
catastrophe, qui révolutionnait la maison, l’attristait ; et il n’avait pas même eu le
cœur de finir de manger, les yeux sur son assiette encore pleine.

- Ça ne va donc pas bien ? murmura-t-il.

Lazare haussa rageusement les épaules. Madame Bouland, qui gardait tout son
calme, lui conseillait de ne pas perdre le temps davantage.

- Prenez la carriole. Le cheval ne marche guère. Mais, en deux heures, deux


heures et demie, vous pouvez aller et revenir... D’ici là, je veillerai.

Alors, dans une détermination brusque, il s’élança dehors, avec la certitude qu’il
retrouverait sa femme morte. On l’entendit jurer, taper sur le cheval, qui emporta
la carriole, au milieu d’un grand bruit de ferrailles.

- Que se passe-t-il ? demanda de nouveau Chanteau, auquel personne ne ré-


pondait.

273
La sage-femme remontait déjà, et Pauline la suivit, après avoir simplement dit
à son oncle que cette pauvre Louise aurait beaucoup de mal. Comme elle offrait
de le coucher, il refusa, s’obstinant à rester pour savoir. Si le sommeil le prenait, il
dormirait très bien dans son fauteuil, ainsi qu’il y dormait des après-midi entières.
A peine se retrouvait-il seul, que Véronique rentra, avec sa lanterne éteinte. Elle
était furieuse. Depuis deux ans, elle n’avait pas lâché tant de paroles à la fois.

- Fallait le dire, qu’ils viendraient par l’autre route ! Moi qui regardais dans tous
les fossés et qui suis allée jusqu’à Verchemont comme une bête !... Là-bas encore,
j’ai attendu une grande demi-heure, plantée au milieu du chemin.

Chanteau la regardait de ses gros yeux.

- Dame ! ma fille, vous ne pouviez guère vous rencontrer.

- Puis, en revenant, voilà que j’aperçois monsieur Lazare galopant comme un


fou, dans une méchante voiture... Je lui crie qu’on l’attend, et il tape plus fort, et
il manque de m’écraser !... Non, j’en ai assez, de ces commissions où je ne com-
prends rien ! Sans compter que ma lanterne s’est éteinte.

Et elle bouscula son maître, elle voulut le forcer à finir de manger, pour qu’elle
pût au moins desservir la table. Il n’avait pas faim, il allait pourtant prendre un peu
de veau froid, histoire plutôt de se distraire. Ce qui le tracassait maintenant, c’était
le manque de parole de l’abbé. Pourquoi promettre de tenir compagnie aux gens,
si l’on est décidé à rester chez soi ? Les prêtres, à la vérité, faisaient une si drôle de
figure, quand les femmes accouchaient ! Cette idée l’amusa, il se disposa gaiement
à souper tout seul.

- Voyons, monsieur, dépêchez-vous, répétait Véronique. Il est bientôt une heure,


ma vaisselle ne peut pas traîner comme ça jusqu’à demain... En voilà une sacrée
maison où l’on a toujours des secousses !

Elle commençait à enlever les assiettes, lorsque Pauline l’appela de l’escalier,


d’une voix pressante. Et Chanteau se retrouva en face de la table, oublié encore,
sans que personne descendît lui apporter des nouvelles.

Madame Bouland venait de prendre possession de la chambre avec autorité,


fouillant les meubles, donnant des ordres. Elle fit d’abord allumer du feu, car la
pièce lui paraissait humide. Ensuite, elle déclara le lit incommode, trop bas, trop

274
mou ; et, comme Pauline lui disait avoir au grenier un vieux lit de sangle, elle l’en-
voya chercher par Véronique, l’installa devant la cheminée, en plaçant au fond
une planche et en le garnissant d’un simple matelas. Puis, il lui fallut une quantité
de linge, un drap qu’elle plia en quatre pour garantir le matelas, d’autres draps,
et des serviettes, et des torchons, qu’elle mit chauffer sur des chaises, devant le
feu. Bientôt, la chambre, encombrée de ces linges, barrée par le lit, prit l’air d’une
ambulance, installée à la hâte, dans l’attente d’une bataille.

Du reste, elle ne cessait de causer maintenant, elle exhortait Louise d’une voix
militaire, comme si elle eût commandé à la douleur. Pauline l’avait priée à voix
basse de ne pas parler du médecin.

- Ce ne sera rien, ma petite dame. Je préférerais vous voir couchée ; mais, puisque
ça vous agace, marchez sans crainte, appuyez-vous sur moi... J’en ai accouché à
huit mois, dont les enfants étaient plus gros que les autres... Non, non, ça ne vous
fait pas tant de mal que vous croyez. Nous allons vous débarrasser tout à l’heure,
en deux temps et trois mouvements.

Louise ne se calmait pas. Ses cris prenaient un caractère de détresse affreuse.


Elle se cramponnait aux meubles ; par moments, des paroles incohérentes an-
nonçaient même un peu de délire. La sage-femme, afin de rassurer Pauline, lui
expliquait à demi-voix que les douleurs de la dilatation du col étaient parfois plus
intolérables que les grandes douleurs de l’expulsion. Elle avait vu ce travail prépa-
ratoire durer deux jours, au premier enfant. Ce qu’elle redoutait, c’était la rupture
des eaux, avant l’arrivée du médecin ; car la manœuvre qu’il allait être obligé de
faire, serait alors dangereuse.

- Ce n’est plus possible, répétait Louise en haletant, ce n’est plus possible... Je


vais mourir...

Madame Bouland s’était décidée à lui donner vingt gouttes de laudanum dans
un demi-verre d’eau. Ensuite, elle avait essayé des frictions sur les lombes. La
pauvre femme, qui perdait de ses forces, s’abandonnait davantage : - elle n’exi-
geait plus que sa cousine et la bonne sortissent, elle cachait seulement sa nudité
sous son peignoir rabattu, dont elle tenait les pans dans ses mains crispées. Mais
le court répit amené par les frictions ne dura pas ; et des contractions terribles se
déclarèrent.

275
- Attendons, dit stoïquement madame Bouland. Je ne puis absolument rien. Il
faut laisser faire la nature.

Et même elle entama une discussion sur le chloroforme, contre lequel elle avait
les répugnances de la vieille école. A l’entendre, les accouchées mouraient comme
des mouches, entre les mains des médecins qui employaient cette drogue. La dou-
leur était nécessaire, jamais une femme endormie n’était capable d’un aussi bon
travail qu’une femme éveillée.

Pauline avait lu le contraire. Elle ne répondait pas, le cœur noyé de compassion


devant le ravage du mal, qui anéantissait peu à peu Louise et faisait de sa grâce,
de son charme de blonde délicate, un épouvantable objet de pitié. Et il y avait en
elle une colère contre la douleur, un besoin de la supprimer, qui la lui aurait fait
combattre comme une ennemie, si elle en avait connu les moyens.

La nuit pourtant s’écoulait, il était près de deux heures. Plusieurs fois, Louise
avait parlé de Lazare. On mentait, on lui disait qu’il restait en bas, tellement se-
coué lui-même, qu’il craignait de la décourager. Du reste, elle n’avait plus conscience
du temps : les heures passaient, et les minutes lui semblaient éternelles. Le seul
sentiment qui persistait dans son agitation, était que ça ne finirait jamais, que
tout le monde, autour d’elle, y mettait de la mauvaise volonté. C’étaient les autres
qui ne voulaient pas la débarrasser, elle s’emportait contre la sage-femme, contre
Pauline, contre Véronique, en les accusant de ne rien savoir de ce qu’il aurait fallu
faire.

Madame Bouland se taisait. Elle jetait sur la pendule des regards furtifs, bien
qu’elle n’attendit pas le médecin avant une heure encore, car elle connaissait la
lenteur fourbue du cheval. La dilatation allait être complète, la rupture des eaux
devenait imminente ; et elle décida la jeune femme à se coucher. Puis, elle la pré-
vint.

- Ne vous effrayez pas, si vous vous sentiez mouillée... Et ne bougez plus, de


grâce ! J’aimerais mieux ne rien hâter maintenant.

Louise resta immobile pendant quelques secondes. Il lui fallait un effort de vo-
lonté excessif, pour résister aux soulèvements désordonnés de la souffrance ; son
mal s’en irritait, bientôt elle ne put lutter davantage, elle sauta du lit de sangle,
dans un élan exaspéré de tous ses membres. A l’instant même, comme ses pieds

276
touchaient le tapis, il y eut un bruit sourd d’outre qui se crève et ses jambes furent
trempées, deux larges taches parurent sur son peignoir.

- Ça y est ! dit la sage-femme, qui jura entre ses dents.

Bien que prévenue, Louise était demeurée à la même place, tremblante, regar-
dant ce ruissellement qui sortait d’elle, avec la terreur de voir le peignoir et le tapis
inondés de son sang. Les taches restaient pâles, le flot s’était brusquement arrêté,
elle se rassura. Vivement, on l’avait recouchée. Et elle éprouvait un calme soudain,
un tel bien-être inattendu, qu’elle se mit à dire, d’un air de gaieté triomphante :

- C’était ça qui me gênait. A présent, je ne souffre plus du tout, c’est fini... Je


savais bien que je ne pouvais pas accoucher au huitième mois. Ce sera pour le
mois prochain... Vous n’y avez rien entendu, ni les unes ni les autres.

Madame Bouland hochait la tête, sans vouloir lui gâter ce moment de répit en
répondant que les grandes douleurs d’expulsion allaient venir. Elle avertit seule-
ment Pauline à voix basse, elle la pria de se mettre de l’autre côté du lit de sangle,
pour empêcher une chute possible, dans le cas où l’accouchée se débattrait. Mais,
quand les douleurs reparurent, Louise ne tenta point de se lever : elle n’en trou-
vait désormais ni la volonté ni la force. Au premier réveil du mal, son teint s’était
plombé, sa face avait pris une expression de désespoir. Elle cessait de parler, elle
s’enfermait dans cette torture sans fin, où elle ne comptait désormais sur le se-
cours de personne, si abandonnée, si misérable à la longue, qu’elle souhaitait de
mourir tout de suite. D’ailleurs, ce n’étaient plus les contractions involontaires,
qui, depuis vingt heures, lui arrachaient les entrailles ; c’étaient à présent des ef-
forts atroces de tout son être, des efforts qu’elle ne pouvait retenir, qu’elle exa-
gérait elle-même, par un besoin irrésistible de se délivrer. La poussée partait du
bas des côtes, descendait dans les reins, aboutissait aux aines en une sorte de dé-
chirure, sans cesse élargie. Chaque muscle du ventre travaillait, se bandait sur les
hanches, avec des raccourcissements et des allongements de ressort ; même ceux
des fesses et des cuisses agissaient, semblaient par moments la soulever du mate-
las. Un tremblement ne la quittait plus, elle était, de la taille aux genoux, secouée
ainsi de larges ondes douloureuses, que l’on voyait, une à une, descendre sous sa
peau, dans le raidissement de plus en plus violent de la chair.

- Ça ne finira donc pas, mon Dieu ! ça ne finira donc pas ? murmurait Pauline.

277
Ce spectacle emportait son calme et son courage habituels. Et elle poussait
elle-même, dans un effort imaginaire, à chacun des gémissements de travailleuse
essoufflée dont l’accouchée accompagnait sa besogne. Les cris, d’abord sourds,
montaient peu à peu, s’enflaient en plaintes de fatigue et d’impuissance. C’était
l’enragement, le han ! éperdu du fendeur de bois, qui abat sa cognée depuis des
heures sur le même nœud, sans avoir seulement pu entamer l’écorce.

Entre chaque crise, dans les courts instants de repos, Louise se plaignait d’une
soif ardente. Sa gorge sans salive avait des mouvements pénibles d’étranglement.

- Je meurs, donnez-moi à boire !

Elle buvait une gorgée de tilleul très léger, que Véronique tenait devant le feu.
Mais souvent, au moment où elle portait la tasse à ses lèvres, Pauline devait la
reprendre, car une autre crise arrivait, les mains se remettaient à trembler ; tandis
que la face renversée s’empourprait et que le cou se couvrait de sueur, dans la
poussée nouvelle qui tendait les muscles.

Il survint aussi des crampes. A toutes minutes, elle parlait de se lever pour satis-
faire des besoins, dont elle prétendait souffrir. La sage-femme s’y opposait éner-
giquement.

- Restez donc tranquille. C’est un effet du travail... Quand vous serez descendue
pour ne rien faire, vous serez bien avancée, n’est-ce pas ?

A trois heures, madame Bouland ne cacha plus son inquiétude à Pauline. Des
symptômes alarmants se manifestaient, surtout une lente déperdition des forces.
On aurait pu croire que l’accouchée souffrait moins, car ses cris et ses efforts di-
minuaient d’énergie ; mais la vérité était que le travail menaçait de s’arrêter, dans
la fatigue trop grande. Elle succombait à ces douleurs sans fin, chaque minute de
retard devenait un danger. Le délire reparut, elle eut même un évanouissement.
Madame Bouland en profita pour la toucher encore et mieux reconnaître la posi-
tion.

- C’est bien ce que je craignais, murmura-t-elle. Est-ce que le cheval s’est cassé
les jambes, qu’ils ne reviennent pas ?

Et, comme Pauline lui disait qu’elle ne pouvait laisser mourir ainsi cette mal-
heureuse, elle s’emporta.

278
- Croyez-vous que je sois à la noce !... Si je tente la manœuvre et que ça tourne
mal, j’aurai toutes sortes d’ennuis sur le dos... Avec ça qu’on est tendre pour nous !

Quand Louise recouvra sa connaissance, elle se plaignit d’une gêne.

- C’est le petit bras qui passe, continua madame Bouland tout bas. Il est entiè-
rement dégagé... Mais l’épaule est là, qui ne sortira jamais.

Pourtant, à trois heures et demie, devant la situation de plus en plus critique,


elle allait peut-être se décider à agir, lorsque Véronique, qui remontait de la cui-
sine, appela Mademoiselle dans le corridor, où elle lui dit que le médecin arrivait.
On la laissa un instant seule près de l’accouchée, la jeune fille et la sage-femme
descendirent. Au milieu de la cour, Lazare bégayait des injures contre le cheval ;
mais, quand il sut que sa femme vivait encore, la réaction fut si forte, qu’il se calma
tout d’un coup. Déjà le docteur Cazenove montait le perron, en posant à madame
Bouland des questions rapides.

- Votre présence brusque l’effrayerait, dit Pauline dans l’escalier. Maintenant


que vous êtes là, il est nécessaire qu’on la prévienne.

- Faites vite, répondit-il simplement, d’une voix brève.

Pauline seule entra, les autres se tinrent à la porte.

- Ma chérie, expliqua-t-elle, imagine-toi que le docteur, après t’avoir vue hier,


s’est douté de quelque chose ; et il vient d’arriver... Tu devrais consentir à le voir,
puisque ça n’en finit point.

Louise ne paraissait pas entendre. Elle roulait désespérément la tête sur l’oreiller.
Enfin, elle balbutia :

- Comme vous voudrez, mon, Dieu !... Est-ce que je sais, maintenant ? Je n’existe
plus.

Le docteur s’était avancé. Alors, la sage-femme engagea Pauline et Lazare à des-


cendre : elle irait leur donner des nouvelles, elle les appellerait, si l’on avait besoin
d’aide. Ils se retirèrent en silence. En bas, dans la salle à manger, Chanteau venait
de s’endormir, devant la table toujours servie. Le sommeil devait l’avoir pris au

279
milieu de son petit souper, prolongé avec la lenteur d’une distraction, car la four-
chette était encore au bord de l’assiette, où se trouvait un reste de veau. Pauline,
en entrant, dut remonter la lampe, qui charbonnait et s’éteignait.

- Ne l’éveillons pas, murmura-t-elle. Il est inutile qu’il sache.

Doucement, elle s’assit sur une chaise, tandis que Lazare demeurait debout, im-
mobile. Une attente effroyable commença, ni l’un ni l’autre ne disait un mot, ils ne
pouvaient même soutenir l’angoisse de leurs regards, détournant la tête, dès que
leurs yeux se rencontraient. Et aucun bruit n’arrivait d’en haut, les plaintes affai-
blies ne s’entendaient plus, ils prêtaient vainement l’oreille, sans saisir autre chose
que le bourdonnement de leur propre fièvre. C’était ce grand silence frissonnant,
ce silence de mort, qui, à la longue, les épouvantait surtout. Que se passait-il
donc ? pourquoi les avait-on renvoyés ? Ils auraient préféré les cris, une lutte, quelque
chose de vivant se débattant encore sur leurs têtes. Les minutes s’écoulaient, et la
maison s’enfonçait davantage dans ce néant. Enfin, la porte s’ouvrit, le docteur
Cazenove entra.

- Eh bien ? demanda Lazare, qui avait fini par s’asseoir en face de Pauline.

Le docteur ne répondit pas tout de suite. La clarté fumeuse de la lampe, cette


clarté louche des longues veilles, éclairait mal son vieux visage tanné où les fortes
émotions ne pâlissaient que les rides. Mais, quand il parla, le son brisé de ses pa-
roles laissa voir la lutte qui se livrait en lui.

- Eh bien ! je n’ai encore rien fait, répondit-il. Je ne veux rien faire sans vous
consulter.

Et, d’un geste machinal, il passa les doigts sur son front, comme pour en chasser
un obstacle, un nœud qu’il ne pouvait défaire.

- Mais ce n’est pas à nous de décider, docteur, dit Pauline. Nous la remettons
entre vos mains.

Il hocha la tête. Un souvenir importun ne le quittait pas, il se souvenait des


quelques négresses qu’il avait accouchées, aux colonies, une entre autres, une
grande fille dont l’enfant se présentait ainsi par l’épaule et qui avait succombé,

280
pendant qu’il la délivrait d’un paquet de chair et d’os. C’étaient, pour les chirur-
giens de marine, les seules expériences possibles, des femmes éventrées à l’oc-
casion, quand ils faisaient là-bas un service d’hôpital. Depuis sa retraite à Arro-
manches, il avait bien pratiqué et acquis l’adresse de l’habitude ; mais le cas si dif-
ficile qu’il rencontrait dans cette maison amie venait de le rendre à toute son hé-
sitation d’autrefois. Il tremblait comme un débutant, inquiet aussi de ses vieilles
mains, qui n’avaient plus l’énergie de la jeunesse.

- Il faut bien que je vous dise tout, reprit-il. La mère et l’enfant me semblent
perdus... Peut-être serait-il temps encore de sauver l’un ou l’autre...

Lazare et Pauline s’étaient levés, glacés du même frisson. Chanteau, réveillé par
le bruit des voix, avait ouvert des yeux troubles, et il écoutait avec effarement les
choses qu’on disait devant lui.

- Qui dois-je essayer de sauver ? répétait le médecin, aussi tremblant que les
pauvres gens auxquels il posait cette question. L’enfant ou la mère ?

- Qui ? mon Dieu ! s’écria Lazare... Est-ce que je sais ? est-ce que je puis ?

Des larmes l’étranglaient de nouveau, pendant que sa cousine, très pâle, restait
muette, devant cette alternative redoutable.

- Si je tente la version, continua le docteur qui discutait ses incertitudes tout


haut, l’enfant sortira sans doute en bouillie. Et je crains de fatiguer la mère, elle
souffre déjà depuis trop longtemps... D’autre part, l’opération césarienne assure-
rait la vie du petit ; mais l’état de la pauvre femme n’est pas désespéré au point
que je me sente le droit de la sacrifier ainsi... C’est une question de conscience, je
vous supplie de prononcer vous-mêmes.

Les sanglots empêchaient Lazare de répondre. Il avait pris son mouchoir, il le


tordait convulsivement, dans l’effort qu’il faisait pour retrouver un peu de raison.
Chanteau regardait toujours, stupéfié. Et ce fut Pauline qui put dire :

- Pourquoi êtes-vous descendu ?... C’est mal de nous torturer, lorsque vous êtes
seul à savoir et à pouvoir agir.

Justement, madame Bouland venait annoncer que la situation s’aggravait.

281
- Est-on décidé ?... Elle s’affaiblit.

Alors, dans un de ces brusques élans qui déconcertaient, le docteur embrassa


Lazare, en le tutoyant.

- Écoute, je vais tâcher de les sauver tous les deux. Et s’ils succombent, eh bien !
j’aurai plus de chagrin que toi, parce que je croirai que c’est de ma faute.

Rapidement, avec la vivacité d’un homme résolu, il discuta l’emploi du chlo-


roforme. Il avait apporté le nécessaire, mais certains symptômes lui donnaient
la crainte d’une hémorragie, ce qui était une contre-indication formelle. Les syn-
copes et la petitesse du pouls le préoccupaient. Aussi résista-t-il aux supplications
de la famille, qui demandait le chloroforme, malade de ces souffrances, qu’elle
partageait depuis bientôt vingt-quatre heures ; et il était encouragé dans son refus
par l’attitude de la sage-femme, dont les épaules se haussaient de répugnance et
de mépris.

- J’accouche bien deux cents femmes par an, murmurait-elle. Est-ce qu’elles
ont besoin de ça pour se tirer d’affaire ?... Elles souffrent, tout le monde souffre !

- Montez, mes enfants, reprit le docteur. J’aurai besoin de vous... Et puis, j’aime
mieux vous sentir avec moi.

Tous quittaient la salle à manger, lorsque Chanteau parla enfin. Il appelait son
fils.

- Viens m’embrasser... Ah ! cette pauvre Louisette ! Est-ce terrible, des affaires


pareilles, au moment où l’on ne s’y attend pas ? S’il faisait jour au moins !... Préviens-
moi, quand ce sera fini.

De nouveau, il resta seul dans la pièce. La lampe charbonnait, il fermait les pau-
pières, aveuglé par la clarté louche, repris de sommeil. Pourtant, il lutta quelques
minutes, promenant ses regards sur la vaisselle de la table et la débandade des
chaises, où les serviettes pendaient encore. Mais l’air était trop lourd, le silence
trop écrasant. Il succomba, ses paupières se refermèrent, ses lèvres eurent un pe-
tit souffle régulier, au milieu du désordre tragique de ce dîner interrompu depuis
la veille.

282
En haut, le docteur Cazenove conseilla de faire un grand feu dans la chambre
voisine, l’ancienne chambre de madame Chanteau : on pourrait en avoir besoin,
après la délivrance. Véronique, qui avait gardé Louise pendant l’absence de la
sage-femme, alla aussitôt l’allumer. Puis toutes les dispositions furent prises, on
remit des linges fins devant la cheminée, on apporta une seconde cuvette, on
monta une bouilloire d’eau chaude, un litre d’eau-de-vie, du saindoux sur une
assiette. Le docteur crut avoir le devoir de prévenir l’accouchée.

- Ma chère enfant, dit-il, ne vous inquiétez pas, mais il faut absolument que
j’intervienne... Votre vie nous est chère à tous, et si le pauvre petit est menacé,
nous ne pouvons vous laisser ainsi davantage... Vous me permettez d’agir, n’est-
ce pas ?

Louise ne semblait plus entendre. Raidie par les efforts qui continuaient malgré
elle, la tête roulée à gauche sur l’oreiller, la bouche ouverte, elle avait une plainte
basse, continue, qui ressemblait à un râle. Lorsque ses paupières se soulevaient,
elle regardait le plafond avec égarement, comme si elle se fût éveillée dans un lieu
inconnu.

- Vous permettez ? répétait le docteur.

Alors, elle balbutia :

- Tuez-moi, tuez-moi tout de suite.

- Faites vite, je vous en supplie, murmura Pauline au médecin. Nous sommes là


pour prendre la responsabilité de tout.

Pourtant, il insistait, en disant à Lazare :

- Je réponds d’elle, si une hémorragie ne survient pas. Mais l’enfant me semble


condamné. On en tue neuf sur dix, dans ces conditions, car il y a toujours des
lésions, des fractures, parfois un écrasement complet.

- Allez, allez, docteur, répondit le père, avec un geste éperdu.

283
Le lit de sangle ne fut pas jugé assez solide. On transporta la jeune femme sur
le grand lit, après avoir mis une planche entre les matelas. La tête vers le mur,
adossée contre un entassement d’oreillers, elle avait les reins appuyés au bord
même ; et on écarta les cuisses, on posa les pieds sur les dossiers de deux petits
fauteuils.

- C’est parfait, disait le médecin en considérant ces préparatifs. Nous serons


bien, ça va être très commode... Seulement, il serait prudent de la tenir, dans le
cas où elle se débattrait.

Louise n’était plus. Elle venait de s’abandonner comme une chose. Sa pudeur
de femme, sa répugnance à se laisser voir dans son mal et dans sa nudité, avaient
sombré enfin, emportées par la souffrance. Sans force pour soulever un doigt, elle
n’avait conscience ni de sa peau nue, ni de ces gens qui la touchaient. Et, décou-
verte jusqu’à la gorge, le ventre à l’air, les jambes élargies, elle restait là, sans même
un frisson, étalant sa maternité ensanglantée et béante.

- Madame Bouland tiendra l’une des cuisses, continuait le docteur, et vous, Pau-
line, il faut que vous nous rendiez le service de tenir l’autre. N’ayez pas peur, ser-
rez ferme, empêchez tout mouvement... Maintenant, Lazare serait bien gentil s’il
m’éclairait.

On lui obéissait, cette nudité avait aussi disparu pour eux. Ils n’en voyaient que
la misère pitoyable, ce drame d’une naissance disputée, qui tuait l’idée de l’amour.
A la grande clarté brutale, le mystère troublant s’en était allé de la peau si délicate
aux endroits secrets, de la toison frisant en petites mèches blondes ; et il ne restait
que l’humanité douloureuse, l’enfantement dans le sang et dans l’ordure, faisant
craquer le ventre des mères, élargissant jusqu’à l’horreur la fente rouge, pareille
au coup de hache qui ouvre le tronc et laisse couler la vie des grands arbres.

Le médecin causait toujours à demi-voix, en ôtant sa redingote et en retrous-


sant la manche gauche de sa chemise, au-dessus du coude.

- On a trop attendu, l’introduction de la main sera difficile. Vous voyez, l’épaule


s’est déjà engagée dans le col.

Au milieu des muscles engorgés et tendus, entre les bourrelets rosâtres, l’enfant
apparaissait. Mais il était arrêté là, par l’étranglement de l’organe, qu’il ne pouvait

284
franchir. Cependant, les efforts du ventre et des reins tâchaient encore de le chas-
ser ; même évanouie, la mère poussait violemment, s’épuisait à ce labeur, dans
le besoin mécanique de la délivrance ; et les ondes douloureuses continuaient à
descendre, accompagnées chacune du cri de son obstination, luttant contre l’im-
possible. Hors de la vulve, la main de l’enfant pendait. C’était une petite main
noire, dont les doigts s’ouvraient et se fermaient par moments, comme si elle se
fût cramponnée à la vie.

- Repliez un peu la cuisse, dit madame Bouland à Pauline. Il est inutile de la


fatiguer.

Le docteur Cazenove s’était placé entre les deux genoux, maintenus par les deux
femmes. Il se retourna, étonné des lueurs dansantes qui l’éclairaient. Derrière lui,
Lazare tremblait si fort, que la bougie s’agitait à son poing, comme effarée au
souffle d’un grand vent.

- Mon cher garçon, dit-il, posez le bougeoir sur la table de nuit. J’y verrai plus
clair.

Incapable de regarder davantage, le mari alla tomber sur une chaise, à l’autre
bout de la pièce. Mais il avait beau ne plus regarder, il apercevait toujours la pauvre
main du petit être, cette main qui voulait vivre, qui semblait chercher à tâtons un
secours dans ce monde, où elle arrivait la première.

Alors, le docteur s’agenouilla. Il avait enduit de saindoux sa main gauche, qu’il


se mit à introduire lentement, pendant qu’il posait la droite sur le ventre. Il fal-
lut refouler le petit bras, le rentrer tout à fait, pour que les doigts de l’opérateur
pussent passer ; et ce fut la partie dangereuse de la manœuvre. Les doigts, allon-
gés en forme de coin, pénétrèrent ensuite peu à peu, avec un léger mouvement
tournant, qui facilita l’introduction de la main jusqu’au poignet. Elle s’enfonça
encore, avança toujours, alla chercher les genoux, puis les pieds de l’enfant ; tan-
dis que l’autre main appuyait davantage sur le bas-ventre, en aidant la besogne
intérieure. Mais on ne voyait rien de cette besogne, il n’y avait plus que ce bras
disparu dans ce corps.

- Madame est très docile, fit remarquer madame Bouland. Des fois, il faut des
hommes pour les tenir.

285
Pauline serrait maternellement contre elle la cuisse misérable, qu’elle sentait
grelotter d’angoisse.

- Ma chérie, aie du courage, murmura-t-elle à son tour.

Un silence régna. Louise n’aurait pu dire ce qu’on lui faisait, elle éprouvait seule-
ment une anxiété croissante, une sensation d’arrachement. Et Pauline ne recon-
naissait plus la mince fille aux traits fins, au charme tendre, dans la créature tordue
en travers du lit, le visage décomposé de souffrance. Des glaires, échappées entre
les doigts de l’opérateur, avaient sali le duvet doré qui ombrait la peau blanche.
Quelques gouttes d’un sang noir coulaient dans un pli de chair, tombaient une à
une sur le linge, dont on avait garni le matelas.

Il y eut une nouvelle syncope, Louise sembla morte, et le travail de ses muscles
s’arrêta presque entièrement.

- J’aime mieux ça, dit le médecin que madame Bouland avertissait. Elle me
broyait la main, j’allais être obligé de la retirer, tellement la douleur devenait in-
supportable... Ah ! je ne suis plus jeune ! ce serait fini déjà.

Depuis un instant, sa main gauche tenait les pieds, les amenait doucement,
pour opérer le mouvement de version. Un arrêt se produisit, il dut comprimer le
bas-ventre, avec sa main droite. L’autre ressortait sans secousses, le poignet, puis
les doigts. Et les pieds de l’enfant parurent enfin. Tous éprouvèrent un soulage-
ment, Cazenove poussa un soupir, le front en sueur, la respiration coupée, comme
après un violent exercice.

- Nous y sommes, je crois qu’il n’y a pas de mal, le petit cœur bat toujours...
Mais nous ne l’avons pas encore, ce gaillard-là !

Il s’était relevé, il affectait de rire. Vivement, il demandait à Véronique des linges


chauds. Puis, pendant qu’il lavait sa main, souillée et sanglante comme la main
d’un boucher, il voulut relever le courage du mari, affaissé sur la chaise.

- Ça va être fini, mon cher. Un peu d’espoir, que diable !

Lazare ne bougea pas. Madame Bouland qui venait de tirer Louise de son éva-
nouissement, en lui donnant à respirer un flacon d’éther, s’inquiétait surtout de

286
voir que le travail ne se faisait plus. Elle en causait à voix basse avec le docteur, qui
reprit tout haut :

- Je m’y attendais. Il faut que je l’aide.

Et, s’adressant à l’accouchée :

- Ne vous retenez pas, faites valoir vos douleurs. Si vous me secondez un peu,
vous verrez comme tout marchera bien.

Mais elle eut un geste, pour dire qu’elle était sans force. On l’entendit à peine
balbutier :

- Je ne sens plus une seule partie de mon corps.

- Pauvre chérie, dit Pauline en l’embrassant. Tu es au bout de tes peines, va !

Déjà, le docteur s’était remis à genoux. Les deux femmes, de nouveau, mainte-
naient les cuisses, tandis que Véronique lui passait des linges tièdes. Il avait en-
veloppé les petits pieds, il tirait lentement, dans une traction douce et continue ;
et ses doigts remontaient à mesure que l’enfant descendait, il le prenait aux che-
villes, aux mollets, aux genoux, saisissant à la sortie chaque partie nouvelle. Quand
les hanches apparurent, il évita toute pression sur le ventre, il contourna les reins,
agit des deux mains sur les aines. Le petit coulait toujours, élargissant le bourrelet
des chairs rosâtres, dans une tension croissante. Mais la mère, jusque-là docile, se
débattit brusquement, sous les douleurs dont elle se trouvait reprise. Ce n’étaient
plus seulement des efforts, tout son corps s’ébranlait, il lui semblait qu’on la fen-
dait à l’aide d’un couperet très lourd, comme elle avait vu séparer les bœufs, dans
les boucheries. Sa rébellion éclata si violente, qu’elle échappa à sa cousine, et que
l’enfant glissa des mains du docteur.

- Attention ! cria-t-il. Empêchez-la donc de bouger !... Si le cordon n’a pas été
comprimé, nous aurons de la chance.

Il avait rattrapé le petit corps, il se hâtait de dégager les épaules, il amenait les
bras l’un après l’autre, pour que le volume de la tête n’en fût pas augmenté. Mais
les soubresauts convulsifs de l’accouchée le gênaient, il s’arrêtait chaque fois, par
crainte d’une fracture. Les deux femmes avaient beau la maintenir de toutes leurs
forces sur le lit de misère : elle les secouait, elle se soulevait, dans un raidissement

287
irrésistible de la nuque. En se débattant, elle venait de saisir le bois du lit, qu’on ne
pouvait lui faire lâcher ; et elle s’y appuyait, elle détendait violemment les jambes,
avec l’idée fixe de se débarrasser de ces gens qui la torturaient. C’étaient une crise
de rage véritable, des cris horribles, dans cette sensation qu’on l’assassinait, en
l’écartelant des reins jusqu’au ventre.

- Il n’y a plus que la tête, dit le docteur dont la voix tremblait. Je n’ose y toucher,
au milieu de ces bonds continuels... Puisque les douleurs sont revenues, elle va se
délivrer sans doute elle-même. Attendons un peu.

Il dut s’asseoir. Madame Bouland, sans lâcher la mère, veillait sur l’enfant, qui
reposait au milieu des cuisses sanglantes, encore retenu au cou et comme étran-
glé. Ses petits membres s’agitaient faiblement, puis les mouvements cessèrent. On
fut repris de crainte, le médecin eut l’idée d’exciter les contractions, pour préci-
piter les choses. Il se leva, exerça des pressions brusques sur le ventre de l’accou-
chée. Et il y eut quelques minutes effroyables, la malheureuse hurlait plus fort,
à mesure que la tête sortait et repoussait les chairs, qui s’arrondissaient en un
large anneau blanchâtre. Au-dessous, entre les deux cavités distendues et béantes,
la peau délicate bombait affreusement, si amincie, qu’on redoutait une rupture.
Des excréments jaillirent, l’enfant tomba dans un dernier effort, sous une pluie de
sang et d’eaux sales.

- Enfin, dit Cazenove. Celui-là pourra se vanter de n’être pas venu au monde
gaiement.

L’émotion était si grande, que personne ne s’était inquiété du sexe.

- C’est un garçon, monsieur, annonça madame Bouland au mari.

Lazare, la tête tournée contre le mur, éclata en sanglots. Il y avait en lui un im-
mense désespoir, l’idée qu’il aurait mieux valu mourir tous, que de vivre encore,
après de telles souffrances. Cet être qui naissait, le rendait triste jusqu’à la mort.

Pauline s’était penchée vers Louise, pour lui poser un nouveau baiser sur le
front.

- Viens l’embrasser, dit-elle à son cousin.

288
Il approcha, se pencha à son tour. Mais il fut repris d’un frisson, au contact de ce
visage couvert d’une sueur froide. Sa femme était sans un souffle, les yeux fermés.
Et il se remit à étouffer des sanglots, au pied du lit, la tête appuyée contre le mur.

- Je le crois mort, murmurait le docteur. Liez vite le cordon.

L’enfant, à sa naissance, n’avait pas eu ces miaulements aigres, accompagnés du


gargouillement sourd qui annonce l’entrée de l’air dans les poumons. Il était d’un
bleu noir, livide sur places, petit pour ses huit mois, avec une tête d’une grosseur
exagérée.

Madame Bouland, d’une main rapide, coupa et lia le cordon, après avoir laissé
échapper une légère quantité de sang. Il ne respirait toujours pas, les battements
du cœur restaient insensibles.

- C’est fini, déclara Cazenove. Peut-être pourrait-on essayer des frictions et des
insufflations ; mais je crois qu’on perdrait son temps... Et puis, la mère est là qui a
grand besoin que je songe à elle.

Pauline écoutait.

- Donnez-le-moi, dit-elle. Je vais voir... S’il ne respire pas, c’est que je n’aurais
plus de souffle.

Et elle l’emporta dans la pièce voisine, après avoir pris la bouteille d’eau-de-vie
et des linges.

De nouvelles tranchées, beaucoup plus faibles, sortaient Louise de son acca-


blement. C’étaient les dernières douleurs de la délivrance. Quand le docteur eut
aidé à l’expulsion du délivre, en tirant sur le cordon, la sage-femme la souleva
pour ôter les serviettes, qu’un flot épais de sang venait de rougir. Ensuite, tous
deux l’allongèrent, les cuisses lavées et séparées l’une de l’autre par une nappe,
le ventre bandé d’une large toile. La crainte d’une hémorragie tourmentait encore
le docteur, bien qu’il se fût assuré qu’il ne restait pas de sang à l’intérieur, et que
la quantité perdue était à peu près normale. D’autre part, le délivre lui paraissait
complet ; mais la faiblesse de l’accouchée, et surtout la sueur froide dont elle était
couverte, demeuraient très alarmantes. Elle ne bougeait plus, d’une pâleur de cire,
le drap au menton, écrasée sous les couvertures qui ne la réchauffaient point.

289
- Restez, dit à la sage-femme le médecin, qui ne lâchait pas le pouls de Louise.
Moi-même, je ne la quitterai que lorsque je serai rassuré tout à fait.

De l’autre côté du corridor, dans l’ancienne chambre de madame Chanteau,


Pauline luttait contre l’asphyxie croissante du petit être misérable, qu’elle y avait
apporté. Elle s’était hâtée de le mettre sur un fauteuil, devant le grand feu ; et,
à genoux, trempant un linge dans une soucoupe pleine d’alcool, elle le friction-
nait sans relâche, avec une foi entêtée, sans même sentir la crampe qui peu à peu
raidissait son bras. Il était de chair si pauvre, d’une fragilité si pitoyable, que sa
grande peur était d’achever de le tuer, en frottant trop fort. Aussi son mouvement
de va-et-vient avait-il une douceur de caresse, l’effleurement continu d’une aile
d’oiseau. Elle le retournait avec précaution, essayait de rappeler la vie dans cha-
cun de ses petits membres. Mais il ne remuait toujours pas. Si les frictions le ré-
chauffaient un peu, sa poitrine restait creuse, aucun souffle ne la soulevait encore.
Au contraire, il semblait bleuir davantage.

Alors, sans répugnance pour cette face molle, à peine lavée, elle colla sa bouche
contre la petite bouche inerte. Lentement, longuement, elle soufflait, mesurant
son haleine à la force des étroits poumons, où l’air n’avait pu entrer. Quand elle
étouffait elle-même, elle devait s’arrêter quelques secondes ; puis, elle recommen-
çait. Le sang lui montait à la tête, ses oreilles s’emplissaient de bourdonnements,
elle eut un peu de vertige. Et elle ne lâchait pas, elle donna ainsi son souffle pen-
dant plus d’une demi-heure, sans être encouragée par le moindre résultat. Quand
elle aspirait, il ne lui venait au goût qu’une fadeur de mort. Très doucement, elle
avait en vain essayé de faire jouer les côtes, en les pressant du bout des doigts. Rien
ne réussissait, une autre aurait abandonné cette résurrection impossible. Mais elle
y apportait un désespoir obstiné de mère, qui achève de mettre au jour l’enfant
mal venu de ses entrailles. Elle voulait qu’il vécût, et elle sentit enfin s’animer le
pauvre corps, la petite bouche avait eu un frisson léger sous la sienne.

Depuis près d’une heure, l’angoisse de cette lutte la tenait éperdue, seule dans
cette pièce, oublieuse de tout. Le faible signe d’existence, cette sensation si courte
à ses lèvres, lui rendit courage. Elle recommença les frictions, elle continua de
minute en minute à donner son souffle, alternant, se dépensant, avec sa charité
débordante. C’était un besoin grandissant de vaincre, de faire de la vie. Un ins-
tant, elle craignit de s’être trompée, car ses lèvres ne pressaient toujours que des
lèvres immobiles. Puis, elle eut de nouveau conscience d’une rapide contraction.
Peu à peu, l’air entrait, lui était pris et lui était rendu. Sous sa gorge, il lui semblait
entendre se régler les battements du cœur. Et sa bouche ne quitta plus la petite
bouche, elle partageait, elle vivait avec le petit être, ils n’avaient plus à eux deux

290
qu’une haleine, dans ce miracle de résurrection, une haleine lente, prolongée, qui
allait de l’un à l’autre comme une âme commune. Des glaires, des mucosités lui
souillaient les lèvres, m ais sa joie de l’avoir sauvé emportait son dégoût : elle aspi-
rait maintenant une âpreté chaude de vie, qui la grisait. Quand il cria enfin, d’un
faible cri plaintif, elle tomba assise devant le fauteuil, remuée jusqu’au ventre.

Le grand feu brûlait très haut, emplissant la chambre d’une clarté vive. Pauline
restait par terre devant l’enfant, qu’elle n’avait pas encore regardé. Comme il était
chétif ! quel pauvre être à peine formé ! Et une dernière révolte montait en elle,
sa santé protestait contre ce fils misérable que Louise donnait à Lazare. Elle bais-
sait un regard désespéré vers ses hanches, vers son ventre de vierge qui venait de
tressaillir. Dans la largeur de son flanc, aurait tenu un fils solide et fort. C’était un
regret immense de son existence manquée, de son sexe de femme qui dormirait
stérile. La crise dont elle avait agonisé pendant la nuit des noces recommençait,
en face de cette naissance. Justement, le matin, elle s’était éveillée ensanglantée
du flux perdu de sa fécondité ; et, à ce moment même, après les émotions de cette
terrible nuit, elle le sentait couler sous elle, ainsi qu’une eau inutile. Jamais elle
ne serait mère, elle aurait voulu que tout le sang de son corps s’épuisât, s’en allât
de la sorte, puisqu’elle n’en pouvait faire de la vie. A quoi bon sa puberté vigou-
reuse, ses organes et ses muscles engorgés de sève, l’odeur puissante qui montait
de ses chairs, dont la force poussait en floraisons brunes ? Elle resterait comme un
champ inculte, qui se dessèche à l’écart. Au lieu de l’avorton pitoyable, pareil à un
insecte nu sur le fauteuil, elle voyait le gros garçon qui serait né de son mariage, et
elle ne pouvait se consoler, et elle pleurait l’enfant qu’elle n’aurait pas.

Mais le pauvre être vagissait toujours. Il se débattit, elle eut peur qu’il ne tom-
bât. Alors, sa charité s’éveilla devant tant de laideur et tant de faiblesse. Elle le
soulagerait au moins, elle l’aiderait à vivre, comme elle avait eu la joie de l’aider à
naître. Et, dans l’oubli d’elle-même, elle acheva de lui donner les premiers soins,
elle le prit sur ses genoux, pleurant encore des larmes, où se mêlaient le regret de
sa maternité et sa pitié pour la misère de tous les vivants.

Madame Bouland, avertie, vint l’aider à laver le nouveau-né. Elles l’envelop-


pèrent d’abord dans un drap tiède, puis elles l’habillèrent et le couchèrent sur le
lit de la chambre, en attendant qu’on préparât le berceau. La sage-femme, stupé-
faite de le trouver en vie, l’avait examiné avec soin ; et elle disait qu’il paraissait
d’une bonne conformation, mais qu’on aurait tout de même beaucoup de peine à
l’élever, tant il était chétif. D’ailleurs, elle se hâta de retourner près de Louise, qui
restait en grand péril.

291
Comme Pauline s’installait à côté de l’enfant, Lazare entra à son tour, prévenu
du miracle.

- Viens le voir, dit-elle, très émue.

Il s’approcha, mais il tremblait, ne put retenir cette parole :

- Mon Dieu ! tu l’as couché dans ce lit !

Dès la porte, il avait eu un frisson. Cette chambre abandonnée, encore assom-


brie de deuil, où l’on entrait si rarement, il la retrouvait chaude et lumineuse,
égayée par le pétillement du feu. Les meubles pourtant étaient demeurés à leur
place, la pendule marquait toujours sept heures trente-sept minutes, personne
n’avait vécu là, depuis que sa mère y était morte. Et c’était dans le lit même où elle
avait expiré, dans ce lit sacré et redoutable, qu’il voyait son enfant renaître, tout
petit au milieu de la largeur des draps.

- Cela te contrarie ? demanda Pauline surprise.

Il répondit non de la tête, il ne pouvait parler, tant l’émotion l’étranglait. Puis, il


bégaya enfin :

- C’est de songer à maman... Elle est partie, et en voici un autre qui partira
comme elle. Pourquoi est-il venu ?

Les sanglots lui coupèrent la voix. Sa peur et son dégoût de la vie éclataient,
malgré l’effort qu’il faisait pour se taire, depuis l’affreuse délivrance de Louise.
Quand il eut posé la bouche sur le front ridé de l’enfant, il se recula, car il avait cru
sentir le crâne s’enfoncer sous ses lèvres. Devant cette créature qu’il jetait si grêle
dans l’existence, un remords le désespérait.

- Sois tranquille, reprit Pauline pour le rassurer. On en fera un gaillard... Ça ne


signifie rien, qu’il soit si petit.

Il la regarda, et dans son bouleversement, une confession entière lui échappa


du cœur.

- C’est encore à toi que nous devons sa vie... Il me faudra donc toujours être ton
obligé ?

292
- Moi ! répondit-elle, j’ai fait simplement ce que la sage-femme aurait fait, si elle
s’était trouvée seule.

D’un geste, il lui imposa silence.

- Est-ce que tu me crois assez mauvais pour ne pas comprendre que je te dois
tout ?... Depuis ton entrée dans cette maison, tu n’as cessé de te sacrifier. Je ne re-
parle plus de ton argent, mais tu m’aimais encore, lorsque tu m’a donné à Louise,
je le sais à cette heure... Si tu te doutais combien j’ai honte, quand je te regarde,
quand je me souviens ! Tu aurais ouvert tes veines, tu étais toujours bonne et gaie,
même les jours où je t’écrasais le cœur. Ah ! tu avais raison, il n’y a que la gaieté et
la bonté, le reste est un simple cauchemar.

Elle essaya de l’interrompre, mais il continuait plus haut :

- Était-ce imbécile, ces négations, ces fanfaronnades, tout ce noir que je broyais
par crainte et par vanité ! C’est moi qui ai fait notre vie mauvaise, et la tienne, et la
mienne, et celle de la famille... Oui, toi seule étais sage. L’existence devient si facile,
lorsque la maison est en belle humeur et qu’on y vit les uns pour les autres !... Si le
monde crève de misère, qu’il crève au moins gaiement, en se prenant lui-même
en pitié !

La violence de ces phrases la fit sourire, elle lui saisit les mains.

- Voyons, calme-toi... Puisque tu reconnais que j’ai raison, te voilà corrigé, tout
marchera bien.

- Ah ! oui, corrigé ! Je dis ça en ce moment, parce qu’il y a des heures où la vérité


sort quand même. Mais, demain, je retomberai dans mon tourment. Est-ce qu’on
change !... Non, ça ne marchera pas mieux, ça marchera de plus en plus mal au
contraire. Tu le sais aussi bien que moi... C’est ma bêtise qui m’enrage !

Alors, elle l’attira doucement, elle lui dit de son air grave :

- Tu n’es ni bête ni mauvais, tu es malheureux... Embrasse-moi, Lazare.

Ils échangèrent un baiser, devant le pauvre petit être qui semblait assoupi ; et
c’était un baiser de frère et de sœur, où il n’y avait plus rien du coup de désir dont
ils brûlaient encore la veille.

293
L’aube se levait, une aube grise d’une grande douceur. Cazenove vint voir l’en-
fant, qu’il s’émerveilla de trouver en si bon état. Il fut d’avis de le reporter dans
la chambre, car il croyait maintenant pouvoir répondre de Louise. Lorsqu’on pré-
senta le petit à sa mère, elle eut un pâle sourire. Puis, elle ferma les yeux, elle fut
prise d’un de ces grands sommeils réparateurs, qui sont la convalescence des ac-
couchées. On avait ouvert légèrement la fenêtre, pour chasser l’odeur du sang ;
et une fraîcheur délicieuse, un souffle de vie montait avec la marée haute. Tous
restaient immobiles, las et heureux, devant le lit où elle dormait. Enfin, ils se reti-
rèrent à pas étouffés, en ne laissant près d’elle que madame Bouland.

Le médecin, pourtant, ne partit que vers huit heures. Il avait très faim, Lazare
et Pauline eux-mêmes tombaient d’inanition ; et il fallut que Véronique leur fit du
café au lait et une omelette. En bas, ils venaient de retrouver Chanteau, oublié de
tous, dormant profondément dans son fauteuil. Rien n’avait bougé, la salle était
seulement empoisonnée par la fumée âcre de la lampe, qui filait encore. Pauline
fit remarquer en riant que la table, où les couverts étaient restés, allait être toute
prête. Elle balaya les miettes, elle remit un peu d’ordre. Puis, comme le café au
lait se faisait attendre, ils attaquèrent le veau froid, avec des plaisanteries sur le
repas interrompu par ces couches terribles. Maintenant que le danger était passé,
ils montraient une gaieté de gamins.

- Vous me croirez si vous voulez, répétait Chanteau ravi, mais je dormais sans
dormir... J’étais furieux qu’on ne descendît pas me donner des nouvelles, et je
n’avais cependant aucune inquiétude, car je rêvais que tout marchait très bien. Sa
joie redoubla, lorsqu’il vit paraître l’abbé Horteur, qui accourait après sa messe. Il
le plaisanta violemment.

- Eh bien ! quoi donc ? c’est comme ça que vous me lâchez ?... Les enfants vous
font peur ?

Le prêtre, pour se tirer d’embarras, raconta qu’il avait un soir accouché une
femme sur une route, et baptisé l’enfant. Ensuite, il accepta un petit verre de cu-
raçao.

Un clair soleil jaunissait la cour, lorsque le docteur Cazenove prit enfin congé.
Comme Lazare et Pauline l’accompagnaient, il demanda tout bas à cette dernière :

- Vous ne partez pas aujourd’hui ?

294
Elle resta un instant silencieuse. Ses grands yeux songeurs se levaient, sem-
blaient regarder au loin, dans l’avenir.

- Non, répondit-elle. Je dois attendre.

295
Chapitre 11

Après un mois de mai abominable, les premiers jours de juin furent très chauds.
Le vent d’ouest soufflait depuis trois semaines, des tempêtes avaient ravagé les
côtes, éventré des falaises, englouti des barques, tué du monde ; et ce grand ciel
bleu, cette mer de satin, ces journées tièdes et claires qui luisaient maintenant,
prenaient une douceur infinie.

Par cette après-midi superbe, Pauline s’était décidée à rouler sur la terrasse le
fauteuil de Chanteau, et à coucher près de lui, au milieu d’une couverture de laine
rouge, le petit Paul, âgé déjà de dix-huit mois. Elle était sa marraine, elle gâtait
l’enfant autant que le vieillard.

- Le soleil ne va pas te gêner, mon oncle ?

- Non, par exemple ! Il y a si longtemps que je ne l’ai vu !... Et Paul, tu le laisses


s’endormir là ?

- Oui, oui, l’air lui fera du bien.

Elle s’était agenouillée sur un coin de la couverture, elle le regardait, vêtu d’une
robe blanche, avec ses jambes et ses bras nus qui passaient. Les yeux fermés, il
tournait vers le ciel sa petite face rose et immobile.

- C’est vrai, qu’il s’est endormi tout de suite, murmura-t-elle. Il était las de se
rouler... Veille à ce que les bêtes ne le tourmentent pas.

Et elle menaça du doigt la Minouche, assise sur la fenêtre de la salle à manger,


où elle faisait une grande toilette.

Dans le sable, à l’écart, Loulou, étendu tout de son long, ouvrait de temps à
autre un œil méfiant, sans cesse prêt à grogner et à mordre.

296
Comme Pauline se relevait, Chanteau poussa une plainte sourde.

- Ça te reprend ?

- Oh ! ça me reprend ! c’est-à-dire que ça ne me quitte plus... Je me suis plaint,


n’est-ce pas ? Est-ce drôle. J’en arrive à ne pas même m’en apercevoir !

Il était devenu un objet d’effroyable pitié. Peu à peu, la goutte chronique avait
accumulé la craie à toutes ses jointures, des tophus énormes s’étaient formés, per-
çant la peau de végétations blanchâtres. Les pieds, qu’on ne voyait pas, enfouis
dans des chaussons, se rétractaient sur eux-mêmes, pareils à des pattes d’oiseau
infirme. Mais les mains étalaient l’horreur de leur difformité, gonflées à chaque
phalange de nœuds rouges et luisants, les doigts déjetés par les grosseurs qui les
écartaient, toutes les deux comme retournées de bas en haut, la gauche surtout
qu’une concrétion de la force d’un petit œuf rendait hideuse. Au coude, du même
côté, un dépôt plus volumineux avait déterminé un ulcère. Et c’était à présent
l’ankylose complète, ni les pieds ni les mains ne pouvaient servir, les quelques
jointures qui jouaient encore à demi, craquaient comme si on avait secoué un sac
de billes. A la longue, son corps lui-même semblait s’être pétrifié dans la position
qu’il avait adoptée pour mieux endurer le mal, penché en avant, avec une forte
déviation à droite ; si bien qu’il avait pris la forme du fauteuil, et qu’il restait ainsi
plié et tordu, lorsqu’on le couchait. La douleur ne le quittait plus, l’inflammation
reparaissait à la moindre variation du temps, pour un doigt de vin ou pour une
bouchée de viande, pris en dehors de son régime sévère.

- Si tu voulais une tasse de lait, lui demanda Pauline, cela te rafraîchirait peut-
être ?

- Ah ! oui, du lait ! répondit-il entre deux gémissements. Encore une jolie inven-
tion que leur cure de lait ! Je crois qu’ils m’ont achevé avec ça... Non, non, rien,
c’est ce qui me réussit le mieux.

Il lui demanda pourtant de changer sa jambe gauche de place, car il ne pouvait


la remuer à lui seul.

- La gredine brûle aujourd’hui. Mets-la plus loin, pousse-la donc ! Bien, merci...
Quelle belle journée ! ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

297
Les yeux sur le vaste horizon, il continua de gémir sans en avoir conscience.
Son cri de misère était à présent comme son haleine même. Vêtu d’un gros molle-
ton bleu, dont l’ampleur noyait ses membres pareils à des racines, il abandonnait
sur ses genoux ses mains contrefaites, lamentables au grand soleil. Et la mer l’in-
téressait, cet infini bleu où passaient des voiles blanches, cette route sans borne,
ouverte devant lui qui n’était plus capable de mettre un pied devant l’autre.

Pauline, que les jambes nues du petit Paul inquiétaient, s’était agenouillée de
nouveau, pour rabattre un coin de la couverture. Pendant trois mois, elle avait dû,
chaque semaine, partir le lundi suivant. Mais les mains faibles de l’enfant la rete-
naient avec une puissance invincible. Le premier mois, on avait redouté tous les
matins de ne pas le voir vivre jusqu’au soir. Elle seule recommençait le miracle de
le sauver à chaque seconde, car la mère était encore au lit, et la nourrice qu’il avait
fallu prendre, donnait son lait simplement, avec la stupidité docile d’une génisse.
C’étaient des soins continus, la température surveillée sans cesse, l’existence mé-
nagée heure par heure, une véritable obstination de poule couveuse, pour rem-
placer le mois de gestation qui lui manquait. Après ce premier mois, il avait heu-
reusement pris la force d’un enfant né à terme, et il s’était peu à peu développé.
Mais il restait toujours bien chétif, elle ne le quittait pas une minute, depuis son
sevrage surtout, dont il avait souffert.

- Comme ça, dit-elle, il n’aura pas froid... Vois donc, mon oncle, est-il joli, dans
ce rouge ! Ça le rend tout rose.

Chanteau, péniblement, tourna la tête, la seule partie de son corps qu’il pût
remuer. Il murmurait :

- Si tu l’embrasses, tu vas le réveiller. Laisse-le donc, ce chérubin... As-tu vu ce


vapeur, là-bas ? ça vient du Havre. Hein ? file-t-il !

Pauline dut regarder le vapeur, pour lui faire plaisir. C’était un point noir sur
l’immensité des eaux. Un mince trait de fumée tachait l’horizon. Elle demeura un
moment immobile, en face de cette mer si calme, sous le grand ciel si limpide,
heureuse de ce beau jour.

- Avec tout ça, mon ragoût brûle, dit-elle en se dirigeant vers la cuisine.

Mais, comme elle allait rentrer dans la maison, une voix cria, du premier étage :

298
- Pauline !

C’était Louise qui s’accoudait à la fenêtre de l’ancienne chambre de madame


Chanteau, occupée maintenant par le ménage. A moitié peignée, vêtue d’une ca-
misole, elle continua d’une voix aigre :

- Si c’est Lazare qui est là, dis-lui de monter.

- Non, il n’est pas de retour.

Alors, elle s’emporta tout à fait.

- Je savais bien qu’on le verrait seulement ce soir, encore s’il daigne revenir ! Il a
déjà découché cette nuit, malgré sa promesse formelle... Ah ! il est gentil ! Lorsqu’il
va à Caen, on ne peut plus l’en arracher.

- Il a si peu de distractions ! répondit doucement Pauline. Et puis, cette affaire


des engrais lui aura pris du temps... Sans doute, il profitera du cabriolet du docteur
pour rentrer.

Depuis qu’ils habitaient Bonneville, Lazare et Louise vivaient dans de conti-


nuelles tracasseries. Ce n’étaient point des querelles franches, mais des mauvaises
humeurs sans cesse renaissantes, la vie misérablement gâtée de deux êtres qui ne
s’entendaient pas. Elle, après des suites de couches longues et pénibles, traînait
une existence vide, ayant l’horreur des soins du ménage, tuant les jours à lire, à
faire durer sa toilette jusqu’au dîner. Lui, repris d’un ennui immense, n’ouvrait
même pas un livre, passait les heures hébété en face de la mer, ne tentait que de
loin en loin une fuite à Caen, d’où il revenait plus las encore. Et Pauline, qui avait
dû garder la conduite de la maison, leur était devenue indispensable, car elle les
réconciliait trois fois par jour.

- Tu devrais finir de t’habiller, reprit-elle. Le curé ne tardera pas sans doute, tu


resterais avec lui et mon oncle. Moi, je suis si occupée !

Mais Louise ne lâchait point sa rancune.

- S’il est possible ! s’absenter si longtemps ! Mon père me l’écrivait hier, le reste
de notre argent y passera.

299
En effet, Lazare s’était déjà laissé voler dans deux affaires malheureuses, au
point que Pauline, inquiète pour l’enfant, lui avait, comme marraine, fait le ca-
deau des deux tiers de ce qu’elle possédait encore, en prenant sur sa tête une as-
surance qui devait lui donner cent mille francs, le jour de sa majorité. Elle n’avait
plus que cinq cents francs de rente, son seul chagrin était de restreindre ses au-
mônes accoutumées.

- Une jolie spéculation que ces engrais ! poursuivait Louise. Mon père l’en aura
dissuadé, et s’il ne rentre pas, c’est qu’il s’amuse... Oh ! ça, je m’en moque, il peut
bien courir !

- Alors, pourquoi te fâches-tu ? répliqua Pauline. Va, le pauvre garçon ne songe


guère au mal... Descends, n’est-ce pas ? A-t-on idée de cette Véronique qui dispa-
raît un samedi et qui me laisse toute sa cuisine sur les bras !

C’était une aventure inexplicable, qui occupait la maison depuis deux heures.
La bonne avait épluché ses légumes pour le ragoût, plumé et troussé un canard,
préparé jusqu’à sa viande dans une assiette ; puis, brusquement, elle était comme
rentrée sous terre, on ne l’avait plus revue. Pauline s’était enfin décidée à mettre
elle-même le ragoût au feu, stupéfiée de cette disparition.

- Elle n’a donc pas reparu ? demanda Louise, distraite de sa colère.

- Mais non ! répondit la jeune fille. Tu ne sais pas ce que je suppose, mainte-
nant ? Elle a payé son canard quarante sous à une femme qui passait, et je me
souviens de lui avoir dit que j’en avais vu de plus beaux pour trente sous, à Ver-
chemont. Tout de suite sa figure s’est retournée, elle m’a jeté un de ses mauvais re-
gards... Eh bien ! je parie qu’elle est allée à Verchemont voir si je n’avais pas menti.

Elle riait, et il y avait de la tristesse dans son rire, car elle souffrait des violences
dont Véronique était reprise contre elle, sans cause raisonnable. Le travail en re-
tour qui se faisait chez cette fille depuis la mort de madame Chanteau, l’avait peu
à peu ramenée à sa haine d’autrefois.

- Voilà plus d’une semaine qu’on ne peut en tirer un mot, dit Louise. Toutes les
bêtises sont possibles, avec un pareil caractère.

Pauline eut un geste de tolérance.

300
- Bah ! laissons-la satisfaire ses lubies. Elle reviendra toujours, et nous ne mour-
rons pas encore de faim cette fois.

Mais l’enfant, sur la couverture, remuait. Elle courut se pencher.

- Quoi donc ? mon chéri.

La mère, toujours à la fenêtre, regarda un instant, puis disparut dans la chambre.


Chanteau, absorbé, tourna seulement la tête, lorsque Loulou se mit à grogner ; et
ce fut lui qui prévint sa nièce.

- Pauline, voici ton monde.

Deux galopins déguenillés arrivaient, les premiers de la bande dont elle rece-
vait la visite chaque samedi. Comme le petit Paul s’était rendormi aussitôt, elle se
releva en disant :

- Ah ! ils tombent bien ! Je n’ai pas une minute... Restez tout de même, asseyez-
vous sur le banc. Et toi, mon oncle, s’il en arrive d’autres, tu les feras asseoir à côté
de ceux-ci... Il faut absolument que je donne un coup d’œil à mon ragoût.

Lorsqu’elle revint, au bout d’un quart d’heure, il y avait déjà sur le banc deux
garçons et deux filles, ses anciens petits pauvres, mais grandis, gardant leurs ha-
bitudes de mendicité.

D’ailleurs, jamais tant de misère ne s’était abattu sur Bonneville. Pendant les
tempêtes de mai, les trois dernières maisons venaient d’être écrasées contre la fa-
laise. C’était fini, les grandes marées avaient achevé de balayer le village, après
des siècles d’assaut, dans l’envahissement continu de la mer, qui chaque année
mangeait un coin du pays. Il n’y avait plus, sur les galets, que les vagues conqué-
rantes, effaçant jusqu’aux traces des décombres. Les pêcheurs, chassés du trou
où des générations s’étaient obstinées sous l’éternelle menace, avaient bien été
forcés de monter plus haut, dans le ravin, et ils campaient en tas, les plus riches
bâtissaient, les autres s’abritaient sous des roches, tous fondaient un autre Bon-
neville, en attendant que le flot les délogeât encore, après de nouveaux siècles de
bataille. Pour achever son œuvre de destruction, la mer avait dû emporter d’abord
les épis et les palissades. Ce jour-là, le vent soufflait du nord, des paquets d’eau
monstrueux s’écroulaient avec un tel fracas, que les secousses remuaient l’église.
Lazare, averti, n’avait pas voulu descendre. Il était resté sur la terrasse, regardant

301
arriver le flux ; tandis que les pêcheurs couraient voir, excités par cette furieuse
attaque. Un orgueil terrifié débordait en eux : hurlait-elle assez fort, allait-elle lui
nettoyer ça, la gueuse ! En moins de vingt minutes, en effet, tout avait disparu, les
palissades éventrées, les épis brisés, réduits en miettes. Et ils hurlaient avec elle,
ils gesticulaient et dansaient comme des sauvages, soulevés par l’ivresse du vent
et de l’eau, cédant à l’horreur de ce massacre. Puis, pendant que Lazare leur mon-
trait le poing, ils s’étaient sauvés, ayant à leurs talons le galop enragé des vagues,
que rien n’arrêtait plus. Maintenant, ils crevaient la faim, ils geignaient dans le
nouveau Bonneville, en accusant la gueuse de leur ruine et en se recommandant
à la charité de la bonne demoiselle.

- Que fais-tu là ? cria Pauline, lorsqu’elle aperçut le fils Houtelard. Je t’avais dé-
fendu de rentrer ici.

C’était à cette heure un grand gaillard, qui approchait de ses vingt ans. Son al-
lure triste et peureuse d’enfant battu avait tourné à de la sournoiserie. Il répondit
en baissant les yeux :

- Faut avoir pitié de nous, mademoiselle. Nous sommes si malheureux, depuis


que le père est mort !

Houtelard, parti en mer un soir de gros temps, n’était jamais revenu ; on n’avait
même rien retrouvé, ni son corps, ni celui de son matelot, ni une planche de la
barque. Mais Pauline, forcée de surveiller ses aumônes, avait juré de ne rien don-
ner au fils ni à la veuve, tant qu’ils vivraient ouvertement en ménage. Dès la mort
du père, la belle-mère, cette ancienne bonne qui rouait le petit de coups, par ava-
rice et méchanceté, s’en était fait un mari, à présent qu’il n’avait plus l’âge d’être
battu. Tout Bonneville riait du nouvel arrangement.

- Tu sais pourquoi je ne veux pas que tu remettes les pieds chez moi, reprit Pau-
line. Quand tu auras changé de conduite, nous verrons.

Alors, d’une voix traînante, il plaida sa cause.

- C’est elle qui a voulu. Elle m’aurait battu encore. Et puis, ce n’est pas ma mère,
ça ne fait rien que ce soit avec moi ou avec un autre... Donnez-moi quelque chose,
mademoiselle. Nous avons tout perdu. Moi, je m’en sortirais ; mais c’est pour elle
qui est malade, oh ! bien vrai, je le jure !

302
La jeune fille, apitoyée, finit par le renvoyer avec un pain et un pot-au-feu. Elle
promit même d’aller voir la malade et de lui porter des remèdes.

- Ah ! oui, des remèdes ! murmura Chanteau. Tâche de lui en faire avaler un ! Ça


ne veut que de la viande.

Déjà Pauline s’occupait de la petite Prouane, qui avait toute une joue emportée.

- Comment as-tu pu te faire ça ?

- Je suis tombée contre un arbre, mademoiselle.

- Contre un arbre ?... On dirait plutôt un coup sur l’angle d’un meuble.

Grande fille à présent, les pommettes saillantes, ayant toujours les gros yeux ha-
gards d’une hallucinée, elle faisait de vains efforts pour se tenir poliment debout.
Ses jambes s’affaissaient, sa langue épaisse n’arrivait pas à articuler les mots.

- Mais tu as bu, malheureuse ! s’écria Pauline, qui la regardait fixement.

- Oh ! mademoiselle, si l’on peut dire !

- Tu es ivre et tu es tombée chez toi, n’est-ce pas ? Je ne sais ce que vous avez
tous dans le corps... Assieds-toi, je vais chercher de l’arnica et du linge.

Elle la pansa, tout en cherchant à lui faire honte. C’était beau, pour une fille de
son âge, de se griser ainsi avec son père et sa mère, des ivrognes qu’on trouverait
morts un matin, assommés par le calvados ! La petite l’écoutait, semblait s’endor-
mir, les yeux troubles. Quand elle fut pansée, elle bégaya :

- Papa se plaint de douleurs, je le frotterais, si vous me donniez un peu d’eau-


de-vie camphrée.

Pauline et Chanteau ne purent s’empêcher de rire.

- Non, je sais où elle passerait, mon eau-de-vie ! Je veux bien te donner un pain,
et encore je suis sûre que vous allez le vendre pour en boire l’argent... Reste assise.
Cuche te reconduira.

303
A son tour, le fils Cuche s’était levé. Il avait les pieds nus, il portait pour tout vê-
tement une vieille culotte et un morceau de chemise déloqueté, qui laissaient voir
sa peau, noire de hâle, labourée par les ronces. Maintenant que les hommes ne
voulaient plus de sa mère, tombée à une décrépitude affreuse, lui-même battait
le pays pour lui amener encore du monde. On le rencontrait courant les routes,
sautant les haies avec une agilité de loup, vivant en bête que la faim jette sur
toutes les proies. C’était le dernier degré de la misère et de l’abjection, une telle
déchéance humaine, que Pauline le regardait avec remords, comme si elle se fût
sentie coupable de laisser une créature dans un pareil cloaque. Mais, à chacune
de ses tentatives pour l’en tirer, il était toujours prêt à fuir, par haine du travail et
de la servitude.

- Puisque te voilà revenu, dit-elle avec douceur, c’est que tu as réfléchi sur mes
paroles de samedi dernier. Je veux voir un reste de bons sentiments, dans les vi-
sites que tu me rends encore... Tu ne peux mener davantage une si vilaine exis-
tence, et moi je ne suis plus assez riche, il m’est impossible de te nourrir à ne rien
faire... Es-tu décidé à accepter ce que je t’ai proposé ?

Depuis sa ruine, elle tâchait de suppléer à son manque d’argent, en intéres-


sant à ses pauvres d’autres personnes charitables. Le docteur Cazenove avait en-
fin obtenu l’entrée de la mère de Cuche aux Incurables de Bayeux, et elle-même
tenait cent francs en réserve pour habiller le fils, auquel elle avait trouvé une place
d’homme d’équipe, sur la ligne de Cherbourg. Pendant qu’elle parlait, il baissait
la tête, il l’écoutait d’un air défiant.

- C’est entendu, n’est-ce pas ? continua-t-elle. Tu accompagneras ta mère, puis


tu te rendras à ton poste.

Mais, comme elle s’avançait vers lui, il fit un bond en arrière. Ses yeux baissés
ne la quittaient point, il avait cru qu’elle cherchait à le saisir aux poignets.

- Quoi donc ? demanda-t-elle, surprise.

Alors, il murmura, de son air inquiet d’animal farouche :

- Vous allez me prendre pour m’enfermer. Je ne veux pas.

304
Et, dès lors, tout fut inutile. Il la laissait parler, semblait convaincu par ses bonnes
raisons ; seulement, dès qu’elle bougeait, il se jetait vers la porte ; et, d’un branle
obstiné de la tête, il refusait pour sa mère, il refusait pour lui, il préférait ne pas
manger et vivre libre.

- Hors d’ici, fainéant ! finit par crier Chanteau indigné. Tu es bien bonne de t’oc-
cuper d’un pareil vaurien !

Les mains de Pauline tremblaient de sa charité inutile, de son amour des autres
qui se brisait contre cette misère volontaire. Elle eut un geste de tolérance déses-
pérée.

- Va, mon oncle, ils souffrent, il faut qu’ils mangent tout de même.

Et elle rappela Cuche pour lui donner, comme les autres samedis, un pain et
quarante sous. Mais il recula encore, il dit enfin :

- Mettez ça par terre et allez-vous-en... Je le ramasserai.

Elle dut lui obéir. Il s’avança avec précaution, en la surveillant toujours du re-
gard. Puis, quand il eut ramassé les quarante sous et le pain, il se sauva, au galop
de ses pieds nus.

- Sauvage ! cria Chanteau. Il viendra, une de ces nuits, nous étrangler tous...
C’est comme cette fille de galérien qui est là, je mettrais ma main au feu que c’est
elle qui m’a volé mon foulard, l’autre jour.

Il parlait de la petite Tourmal, dont le grand-père était allé rejoindre le père en


prison. Elle seule restait sur le banc, avec la petite Prouane, hébétée d’ivresse. Elle
s’était levée, sans paraître entendre cette accusation de vol, et elle avait commencé
à geindre.

- Ayez pitié, ma bonne demoiselle... Il n’y a plus que maman et moi à la maison,
les gendarmes entrent tous les soirs pour nous battre, mon corps est une plaie,
maman est en train de mourir... Oh ! ma bonne demoiselle, faudrait de l’argent, et
du bouillon gras, et du bon vin...

Chanteau, exaspéré par ces mensonges, se remuait dans son fauteuil. Mais Pau-
line aurait donné sa chemise.

305
- Tais-toi, murmura-t-elle. Tu obtiendrais davantage, si tu parlais moins... Reste
là, je vais te faire un panier.

Comme elle revenait avec une vieille bourriche à poisson, où elle avait mis un
pain, deux litres de vin, de la viande, elle trouva sur la terrasse une autre de ses
clientes, la petite Gonin, qui amenait sa fille, une gamine de vingt mois déjà. La
mère, âgée de seize ans, était si frêle, si peu formée, qu’elle semblait une sœur
aînée promenant sa sœur cadette. Elle avait peine à la porter, mais elle la traînait
ainsi, sachant que mademoiselle adorait les enfants et qu’elle ne leur refusait rien.

- Mon Dieu ! qu’elle est grosse ! s’écria Pauline en prenant la fillette dans ses
bras. Et dire qu’elle n’a pas six mois de plus que notre Paul !

Malgré elle, son regard se reportait avec tristesse sur le petit, qui dormait tou-
jours, au milieu de la couverture. Cette fille-mère, accouchée si jeune, était bien
heureuse d’avoir une enfant de cette grosseur. Pourtant, elle se plaignait.

- Si vous saviez ce qu’elle mange, mademoiselle ! Et je n’ai pas de linge, je ne sais


comment l’habiller... Avec ça, depuis que papa est mort, maman et son homme
tombent sur moi. Ils me traitent comme la dernière des dernières, ils me disent
que, quand on fait la vie, ça doit rapporter au lieu de coûter.

On avait, en effet, trouvé un matin le vieil infirme mort dans son coffre à char-
bon ; et il était si noir de coups, qu’un instant la police avait failli s’en mêler. Main-
tenant, la femme et son amant parlaient d’étrangler cette morveuse inutile, qui
prenait sa part de la soupe.

- Pauvre mignonne ! murmura Pauline. J’ai mis des affaires de côté, et je suis en
train de lui tricoter des bas... Tu devrais me l’amener plus souvent, il y a toujours
du lait ici, elle mangerait des petites soupes de gruau... Je passerai voir ta mère, je
lui ferai peur, puisqu’elle te menace encore.

La petite Gonin avait repris sa fille, tandis que mademoiselle préparait aussi
pour elle un paquet. Elle s’était assise, elle la tenait sur les genoux, avec une mal-
adresse de gamine jouant à la poupée. Ses yeux clairs gardaient une continuelle
surprise de l’avoir faite, et bien qu’elle l’eût nourrie, elle manquait souvent de la
laisser tomber, quand elle la berçait sur sa poitrine plate. Mademoiselle l’avait

306
sévèrement grondée, un jour que, pour se battre à coups de pierres avec la pe-
tite Prouane, elle venait de poser son enfant au bord de la route, dans un tas de
cailloux.

Mais l’abbé Horteur parut sur la terrasse.

- Voilà monsieur Lazare et le docteur, annonça-t-il.

On entendit au même instant le bruit du cabriolet ; et, pendant que Martin, l’an-
cien matelot à la jambe de bois, mettait le cheval à l’écurie, Cazenove descendit
de la cour, en criant :

- Je vous ramène un gaillard qui a découché, paraît-il. Vous n’allez pas lui couper
la tête ?

Lazare arrivait à son tour, avec un pâle sourire. Il vieillissait vite, les épaules
courbées, le visage terreux, comme dévoré par l’angoisse intérieure qui le détrui-
sait. Sans doute il allait dire la cause de son retard, lorsque la fenêtre du premier
étage, restée entrouverte, fut refermée rageusement.

- Louise n’est pas prête, expliqua Pauline. Elle descendra dans une minute.

Tous se regardèrent, il y eut une gêne, ce bruit irrité annonçait une querelle.
Après avoir fait un pas vers l’escalier, Lazare préféra attendre. Il embrassa son père
et le petit Paul ; puis, pour dissimuler son inquiétude, il s’en prit à sa cousine, il
murmura d’une voix maussade :

- Débarrasse-nous vite de cette vermine. Tu sais que je n’aime pas la rencontrer


sous mes pieds.

Il parlait des trois filles restées sur le banc. Pauline se hâta de nouer le paquet
de la petite Gonin.

- Partez maintenant, dit-elle. Vous deux, vous allez reconduire votre camarade,
pour qu’elle ne tombe pas encore... Et sois bien sage, toi, avec ton bébé. Tâche de
ne pas l’oublier en route.

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Comme elles partaient enfin, Lazare voulut visiter le panier de la petite Tour-
mal. Elle y avait déjà caché une vieille cafetière, jetée dans un coin et volée par
elle. On les poussa toutes trois dehors, celle qui était soûle culbutait entre les deux
autres.

- Quel peuple ! s’écria le curé, en s’asseyant à côté de Chanteau. Dieules aban-


donne, décidément. Dès leur première communion, ces coquines-là font des en-
fants, boivent et volent comme père et mère... Ah ! je leur ai bien prédit les mal-
heurs qui les accablent.

- Dites donc, mon cher, demanda ironiquement le médecin à Lazare, est-ce que
vous allez reconstruire les fameux épis ?

Mais celui-ci eut un geste violent, les allusions à sa bataille perdue contre la mer
l’exaspéraient. Il cria :

- Moi !... Je laisserais la marée entrer chez nous, sans mettre seulement un balai
en travers du chemin, pour l’arrêter... Ah ! non, par exemple ! j’ai été trop bête,
on ne recommence pas ces bêtises-là deux fois ! Quand on pense que j’ai vu ces
misérables danser, le jour du désastre !... Et savez-vous ce que je soupçonne ? c’est
qu’ils ont dû scier mes poutres, la veille des grandes eaux, car il est impossible
qu’elles aient craqué toutes seules.

Il sauvait ainsi son amour-propre de constructeur. Puis, le bras tendu vers Bon-
neville, il ajouta :

- Qu’ils crèvent ! je danserai à mon tour !

- Ne te fais donc pas si mauvais, dit Pauline de son air tranquille. Il n’y a que les
pauvres qui aient le droit d’être méchants... Tu les reconstruirais tout de même,
ces épis.

Déjà il s’était calmé, comme épuisé par ce dernier éclat de passion.

- Oh ! non, murmura-t-il, ça m’ennuierait trop... Mais tu as raison, rien ne vaut


la peine de se mettre en colère. Qu’ils soient noyés, qu’ils ne le soient pas, est-ce
que ça me regarde ?

308
Un silence régna de nouveau. Chanteau était retombé dans son immobilité
douloureuse, après avoir levé la tête pour recevoir le baiser de son fils. Le curé
tournait ses pouces, le docteur marchait, les mains derrière le dos. Tous, à pré-
sent, regardaient le petit Paul endormi, que Pauline défendait même contre les
caresses de son père, ne voulant pas qu’on le réveillât. Depuis leur arrivée, elle les
priait de baisser la voix, de ne pas piétiner si fort autour de la couverture ; et elle
finissait par menacer de la cravache Loulou, qui grognait encore d’avoir entendu
mener le cheval à l’écurie.

- Si tu crois qu’il se taira ! reprit Lazare. Il en a pour une heure à nous casser les
oreilles... Jamais je n’ai vu un chien si désagréable. On le dérange dès qu’on bouge,
on ne sait pas même si l’on a une bête à soi, tant il vit pour lui. Ce sale personnage
n’est bon qu’à nous faire regretter notre pauvre Mathieu.

- Quel âge a donc la Minouche ? demanda Cazenove. Je l’ai toujours vue ici.

- Mais elle a seize ans passés, répondit Pauline, et elle ne s’en porte pas plus
mal.

La Minouche, qui continuait sa toilette sur la fenêtre de la salle à manger, venait


de lever la tête, lorsque le docteur avait prononcé son nom. Elle resta un instant
une patte en l’air, le ventre comme déboutonné au soleil ; puis, elle se remit à se
lécher le poil avec délicatesse.

- Oh ! elle n’est pas sourde ! reprit la jeune fille. Je crois qu’elle perd un peu la
vue, ce qui ne l’empêche pas de se conduire comme une coquine... Imaginez-vous
qu’on lui a jeté sept petits, il y a une semaine à peine. Elle en fait, elle en fait telle-
ment, qu’on en reste consterné. Si, depuis seize ans, on les avait tous laissés vivre,
ils auraient mangé le pays... Eh bien ! elle a encore disparu mardi, et vous la voyez
qui se nettoie, elle n’est rentrée que ce matin, après trois nuits et trois jours d’abo-
minations.

Gaiement, sans embarras ni rougeur, elle parlait des amours de la chatte. Une
bête si propre, délicate au point de ne pas sortir par un temps humide, et qui se
vautrait quatre fois l’an dans la boue de tous les ruisseaux ! La veille, elle l’avait
aperçue sur un mur avec un grand matou, balayant tous deux l’air de leurs queues
hérissées ; et, après un échange de gifles, ils étaient tombés au milieu d’une flaque,
en poussant des miaulements atroces. Aussi la chatte, cette fois, était-elle rentrée
de sa bordée avec une oreille fendue et le poil du dos noir de fange. Du reste, il

309
n’y avait toujours pas de plus mauvaise mère. A chaque portée qu’on lui jetait,
elle se léchait comme dans sa jeunesse, sans paraître se douter de sa fécondité
inépuisable, et retournait aussitôt en prendre une ventrée nouvelle.

- Au moins, elle a pour elle la propreté, conclut l’abbé Horteur, qui regardait la
Minouche s’user la langue à se nettoyer. Tant de coquines ne se débarbouillent
même pas !

Chanteau, les yeux tournés également vers la chatte, soupirait plus haut, dans
cette plainte continue et involontaire, dont lui-même perdait conscience.

- Vous souffrez davantage ? lui demanda le docteur.

- Hein ? pourquoi ? dit-il en s’éveillant comme en sursaut. Ah ! c’est parce que je


respire fort... Oui, je souffre beaucoup, ce soir. Je croyais que le soleil me ferait du
bien, mais j’étouffe quand même, je n’ai pas une jointure qui ne brûle.

Cazenove lui examina les mains. Tous, au spectacle de ces pauvres moignons
déformés, avaient un frémissement. Le prêtre lâcha encore une réflexion sensée.

- Des doigts pareils, ce n’est pas commode pour jouer aux dames... Voilà une
distraction qui vous manque, maintenant.

- Soyez sage sur la nourriture, recommanda le médecin. Le coude est bien en-
flammé, l’ulcération gagne de plus en plus.

- Que faut-il donc faire pour être sage ? gémit désespérément Chanteau. On
mesure mon vin, on pèse ma viande, dois-je cesser toute nourriture ? En vérité,
c’est ne plus vivre... Si je mangeais seul ! mais comment voulez-vous, avec des
machines pareilles au bout des bras ? Pauline, qui me fait manger, est bien sûre
pourtant que je ne prends rien de trop.

La jeune fille eut un sourire.

- Si, si, tu as trop mangé hier... C’est ma faute, je ne sais pas refuser, quand je
vois ta gourmandise te rendre si malheureux.

310
Alors, tous affectèrent de s’égayer, de le taquiner sur les noces qu’il faisait en-
core. Mais leurs voix tremblaient de pitié, devant ce reste d’homme, cette masse
inerte, qui vivait seulement assez pour souffrir. Il était retombé dans sa position,
le corps déjeté à droite, les mains sur les genoux.

- Par exemple, ce soir, continua Pauline, nous avons un canard à la broche...

Mais elle s’interrompit, elle demanda :

- A propos, est-ce que vous n’auriez pas rencontré Véronique, en traversant Ver-
chemont ?

Et elle conta la disparition de la bonne. Ni Lazare ni le médecin ne l’avaient


aperçue. On s’étonna des lubies de cette fille, on finit par en plaisanter : le drôle,
lorsqu’elle rentrerait, serait d’être déjà à table, pour voir sa figure.

- Je vous quitte, car je suis de cuisine, reprit Pauline gaiement. Si je laissais brû-
ler le ragoût, ou si je servais le canard pas assez cuit, c’est mon oncle qui me don-
nerait mes huit jours !

L’abbé Horteur eut un large rire, et le docteur Cazenove lui-même s’amusait de


la réflexion, lorsque la fenêtre du premier étage se rouvrit brusquement, avec un
bruit furieux de l’espagnolette. Louise ne parut pas, elle se contenta de crier d’une
voix sèche, dans l’entrebâillement des vitres :

- Monte, Lazare !

Celui-ci eut un mouvement de révolte, refusant de se rendre à un appel jeté d’un


pareil ton. Mais Pauline lui adressa une muette prière, désireuse d’éviter la scène
devant le monde ; et il monta, tandis qu’elle restait un instant encore sur la ter-
rasse, pour combattre l’impression mauvaise. Un silence s’était fait, on regardait
la mer avec embarras. Le soleil oblique l’éclairait maintenant d’une nappe d’or,
qui allumait les petits flots bleus de courtes flammes. Au loin, l’horizon tournait
au lilas tendre. Ce beau jour finissait dans une paix souveraine, déroulant l’infini
du ciel et de l’eau, sans un nuage ni une voile.

- Dame ! se risqua à dire Pauline souriante, puisqu’il a découché, il faut bien


qu’on le gronde un peu.

311
Le docteur la regardait, et il eut à son tour un sourire, où elle retrouva sa clair-
voyance d’autrefois, quand il lui avait prédit qu’elle ne leur faisait pas un beau
cadeau, en les donnant l’un à l’autre. Aussi se dirigea-t-elle vers la cuisine.

- Eh bien ! je vous laisse, tâchez de vous occuper... Et toi, mon oncle, appelle-
moi, si Paul se réveillait.

Dans la cuisine, lorsqu’elle eut tourné le ragoût et préparé la broche, elle bous-
cula les casseroles d’impatience. Les voix de Louise et de Lazare lui arrivaient à
travers le plafond, de plus en plus hautes, et elle se désespérait, en pensant qu’on
devait les entendre de la terrasse. Vraiment, ils étaient peu raisonnables de crier
comme des sourds, de faire à tout le monde la confidence de leur désunion. Pour-
tant, elle ne voulait pas monter ; d’abord, elle avait le dîner à faire ; ensuite, elle
éprouvait un malaise, à l’idée d’aller se mettre ainsi entre eux, jusque dans leur
chambre. D’habitude, elle les réconciliait en bas, aux heures de vie commune. Un
instant, elle passa dans la salle à manger, où elle s’occupa du couvert avec bruit.
Mais les voix continuaient, elle ne put supporter davantage la pensée qu’ils se ren-
daient malheureux ; et elle monta, poussée par cette charité active qui faisait du
bonheur des autres son existence à elle.

- Mes chers enfants, dit-elle en pénétrant brusquement dans la chambre, vous


allez dire que ça ne me regarde pas, seulement vous criez trop fort... Il n’y a pas de
bon sens à vous révolutionner de la sorte et à consterner la maison.

Elle avait traversé la pièce, elle se hâtait avant tout de fermer la fenêtre, laissée
entrouverte par Louise. Heureusement, ni le docteur ni le curé n’étaient restés
sur la terrasse. Dans un coup d’œil vivement jeté, elle venait de n’y retrouver que
Chanteau songeur, à côté du petit Paul endormi.

- On vous entendait d’en bas, comme si vous aviez été dans la salle, reprit-elle.
Voyons, qu’y a-t-il encore ?

Mais ils étaient lancés, ils continuèrent la querelle, sans paraître même s’être
aperçus de son entrée. Elle, maintenant, se tenait immobile, reprise de son ma-
laise, dans cette chambre où les époux couchaient. La cretonne jaune ramagée de
vert, la carpette rouge, les vieux meubles d’acajou avaient fait place à des tentures
de laine épaisse et à un ameublement de femme délicate ; plus rien ne restait de la
mère morte, un parfum d’héliotrope s’exhalait de la toilette, sur laquelle traînaient
des serviettes mouillées ; et cette odeur l’étouffait un peu, elle faisait d’un regard

312
involontaire le tour de la pièce, dont chaque objet disait les abandons du ménage.
Si elle avait enfin accepté de vivre près d’eux, dans l’usure quotidienne de ses ré-
voltes, si désormais elle pouvait dormir la nuit, tout en les sachant là, peut-être
aux bras l’un de l’autre, elle n’était pas encore entrée chez eux, au milieu de leur
intimité conjugale, dans ce désordre des vêtements jetés partout et du lit déjà prêt
pour le soir. Un frisson remontait en elle, le frisson de sa jalousie d’autrefois.

- Est-il possible de vous déchirer ainsi ! murmura-t-elle, après un silence. Vous


ne voulez donc pas être raisonnables ?

- Eh ! non, cria Louise, c’est que j’en ai assez, à la fin ! Penses-tu qu’il va recon-
naître ses torts ? Ah ! oui ! Je me suis contentée de lui dire combien il nous a in-
quiétés, en ne rentrant pas hier, et le voilà qui tombe sur moi comme un sauvage,
qui m’accuse d’avoir gâté sa vie, au point qu’il menace de s’exiler en Amérique !

Lazare l’interrompit d’une voix terrible.

- Tu mens !... Si tu m’avais reproché mon retard avec cette douceur, je t’aurais
embrassée, et tout serait déjà fini. Mais c’est toi qui m’as accusé de te faire une
existence de larmes. Oui, tu m’as menacé d’aller te noyer dans la mer, si je conti-
nuais à te rendre l’existence impossible.

Et ils repartirent tous les deux, ils soulagèrent sans ménagement leur rancune,
amassée pendant les heurts continuels de leurs caractères. C’était, sur les moindres
faits, une taquinerie première qui, peu à peu, les jetait à un état aigu d’antipathie,
dont la journée restait ensuite désolée. Elle, avec son visage doux, finissait par de-
venir méchante, depuis qu’il touchait à ses plaisirs, d’une méchanceté de chatte
câline, se caressant aux autres et allongeant les griffes. Lui, malgré son indiffé-
rence, trouvait dans les querelles une secousse à l’engourdissement de son ennui,
s’y entêtait souvent par cette distraction de se donner la fièvre.

Pauline, cependant, les écoutait. Elle souffrait plus qu’eux, cette façon de s’ai-
mer ne pouvait lui entrer dans l’entendement. Pourquoi donc n’avoir pas la pitié
mutuelle de s’épargner ? pourquoi ne pas s’accommoder l’un de l’autre, lorsqu’on
doit vivre ensemble ? Il lui semblait si facile de mettre le bonheur dans l’habitude
et dans la compassion. Et elle était navrée, elle regardait toujours leur mariage
comme son œuvre, une œuvre qu’elle aurait voulue bonne, solide, la récompen-
sant au moins de son sacrifice par la certitude d’avoir agi avec sagesse.

313
- Je ne te reproche pas le gaspillage de ma fortune, poursuivait Louise.

- Il ne manquerait plus que ça ! criait Lazare. Ce n’est pas ma faute, si l’on m’a
volé.

- Oh ! l’on vole seulement les maladroits qui se laissent vider les poches... Nous
n’en sommes pas moins réduits à quatre ou cinq pauvres mille francs de rente, de
quoi vivre bien juste dans ce trou. Sans Pauline, notre enfant irait tout nu un jour,
car je m’attends bien à ce que tu manges le reste, avec tes idées extraordinaires,
tes entreprises qui avortent les unes après les autres.

- Va, continue, ton père m’a déjà fait ces jolis compliments, hier. J’ai deviné que
tu lui avais écrit. Aussi ai-je lâché cette affaire des engrais, une opération certaine
où il y avait cent pour cent à gagner. Mais je suis comme toi, j’en ai assez, du diable
si je me remue davantage !... Nous vivrons ici.

- Une belle existence, n’est-ce pas ? pour une femme de mon âge. Une vraie
prison ; pas une occasion seulement de sortir et de voir du monde ; toujours cette
mer bête, là, devant vous, qui semble encore élargir votre ennui... Ah ! si j’avais su,
si j’avais su !

- Et moi, crois-tu donc que je m’amuse ?.... Je ne serais pas marié, que je pourrais
filer ailleurs, très loin, tenter les aventures. Vingt fois, j’en ai eu l’envie. Mais c’est
fini maintenant, me voilà cloué dans ce trou perdu, où je n’ai plus qu’à dormir...
Tu m’as achevé, je le sens bien.

- Je t’ai achevé, moi !... Est-ce que je t’ai forcé à m’épouser ? est-ce que tu n’aurais
pas dû voir que nous n’étions pas nés l’un pour l’autre ?... C’est ta faute, si notre
vie est manquée.

- Oh ! oui, notre vie est manquée, et tu fais tout pour la rendre plus insuppor-
table chaque jour.

A ce moment, bien qu’elle se fût promis de se tenir à l’écart, Pauline, frémis-


sante, les interrompit.

- Taisez-vous, malheureux !... C’est vrai que vous la gâchez à plaisir, cette vie qui
pourrait être si bonne. Pourquoi vous exciter ainsi à dire des choses irréparables,

314
dont vous souffrirez ensuite ?... Non, non, taisez-vous, je ne veux pas que ça conti-
nue !

Louise était tombée en larmes sur une chaise, pendant que Lazare, violemment
secoué, marchait à grands pas.

- Les pleurs ne servent à rien, ma chère, reprit la jeune fille. Tu n’es guère tolé-
rante vraiment, tu as beaucoup de torts... Et toi, mon pauvre ami, est-il possible
que tu la bouscules de la sorte ? C’est odieux, je te croyais bon cœur, au moins...
Oui, vous êtes tous les deux de grands enfants, également coupables, et qui ne sa-
vez quoi faire pour vous torturer. Mais je ne veux pas, entendez-vous ! je ne veux
pas des gens tristes autour de moi... Vous allez vous embrasser tout de suite.

Elle tâchait de rire, elle n’avait plus ce commencement de frisson qui l’inquié-
tait. Il lui restait un seul et ardent désir de charité, celui de les mettre devant elle
aux bras l’un de l’autre, pour être sûre que la querelle était finie.

- Que je l’embrasse, ah ! non, par exemple ! dit Louise. Il m’a dit trop de sottises.

- Jamais ! cria Lazare.

Alors, elle éclata franchement de rire.

- Allons, ne boudez pas. Vous savez que je suis une grosse entêtée... Mon dîner
brûle, notre monde nous attend... Je vais te pousser, Lazare, si tu refuses d’obéir.
Mets-toi à genoux devant elle, prends-la gentiment sur ton cœur... Allons, allons,
mieux que ça !

Et elle les jeta dans une étreinte d’amoureux, elle les regarda se baiser au vi-
sage, d’un air de joyeux triomphe, sans qu’un trouble passât au fond de ses yeux
clairs. C’était, en elle, une chaleur de joie, comme une flamme subtile, qui la sou-
levait au-dessus d’eux. Cependant, son cousin serrait sa femme avec un remords
éperdu ; pendant que celle-ci, encore en camisole, les bras et le cou nus, lui rendait
ses caresses en pleurant plus fort.

- Vous voyez bien, ça vaut mieux que de se battre, dit Pauline. Je me sauve, vous
n’avez plus besoin de moi pour faire la paix.

315
Déjà, elle était à la porte, et elle la referma vivement sur cette chambre d’amour,
au lit ouvert, aux vêtements épars, dont l’odeur d’héliotrope à cette heure l’atten-
drissait, comme une odeur complice qui allait achever sa tâche de réconciliation.

En bas, dans la cuisine, Pauline se mit à chanter, en tournant encore une fois
son ragoût. Elle alluma un fagot, monta le tournebroche pour le canard, surveilla
le rôti d’un œil expérimenté. Cette besogne de servante l’amusait, elle avait passé
un grand tablier blanc, elle était enchantée de les servir tous, de descendre ainsi
aux soins les plus humbles, pour se dire qu’ils lui devraient, ce jour-là, leur gaieté
et leur santé. Maintenant qu’ils riaient grâce à elle, son rêve était de leur servir un
repas de fête, des choses très bonnes, dont ils mangeraient beaucoup, en s’épa-
nouissant autour de la table.

L’idée de son oncle et du petit lui revint, elle se hâta de courir sur la terrasse, et
elle fut très étonnée de voir son cousin assis près de l’enfant.

- Comment ! cria-t-elle, tu es déjà descendu ?

Il répondit d’un simple signe de tête, repris par son indifférence lasse, les épaules
courbées, les mains oisives. Aussi demanda-t-elle, inquiète :

- J’espère que vous n’avez pas recommencé derrière moi ?

- Non, non, se décida-t-il enfin à dire. Elle va descendre, quand elle aura mis
sa robe... Nous nous sommes pardonnés. Mais pour ce que ça durera ! demain, ce
sera une autre histoire, et tous les jours, et toutes les heures ! Est-ce qu’on change,
est-ce qu’on peut empêcher quelque chose !

Pauline était devenue grave, ses yeux attristés se baissèrent. Il avait raison, elle
voyait nettement se dérouler des jours semblables, sans cesse la même querelle
entre eux, qu’elle devrait calmer. Et elle-même n’était plus certaine d’être guérie,
de ne pas céder encore à des violences jalouses. Ah ! quel éternel recommence-
ment, dans ces misères quotidiennes ! Mais ses yeux se relevaient déjà : elle s’était
vaincue si souvent ! et puis, on verrait bien s’ils ne se lasseraient pas plus tôt de se
disputer, qu’elle de les réconcilier. Cette idée l’égaya, elle la dit en riant à Lazare.
Que lui resterait-il donc à faire, si la maison était trop heureuse ? elle s’ennuierait,
il fallait lui laisser quelques bobos à guérir.

316
- Où sont passés l’abbé et le docteur ? demanda-t-elle, surprise de ne plus les
voir.

- Ils doivent être dans le potager, répondit Chanteau. L’abbé a voulu montrer
nos poires au docteur.

Pauline allait jeter un regard, du coin de la terrasse, lorsqu’elle s’arrêta net de-
vant le petit Paul.

- Eh ! le voilà réveillé ! cria-t-elle. Vois-tu comme ça court déjà la prétentaine !

Au milieu de la couverture rouge, Paul en effet venait de se dresser sur ses petits
genoux ; et il s’était traîné, il se sauvait à quatre pattes, furtivement. Mais, avant
d’arriver au sable, il dut buter contre un pli de la couverture, car il chancela et
s’étala sur le dos, la robe retroussée, les bras et les jambes en l’air. Il gigotait, il
remuait sa nudité rose, dans ce rouge de pivoine épanouie.

- Bon ! il nous montre tout ce qu’il possède, reprit-elle joyeusement. Attendez,


vous allez voir comme il marche depuis hier.

Elle s’était agenouillée près de lui, elle tâchait de le mettre debout. Il avait poussé
si à regret, qu’il était très en retard pour son âge ; même, un instant, on avait craint
qu’il ne restât faible des jambes. Aussi était-ce un ravissement pour la famille, de
lui voir faire ses premiers pas, les mains tâtonnantes dans le vide, retombant sur
son derrière, au moindre gravier rencontré.

- Veux-tu bien ne pas jouer ! répétait Pauline. Non, c’est sérieux, montre que
tu es un homme... Là, tiens-toi ferme, va embrasser papa, puis tu iras embrasser
grand-père.

Chanteau, le visage tiré par des élancements douloureux, tournait la tête, pour
regarder la scène. Malgré son accablement, Lazare voulut bien se prêter au jeu.

- Viens, dit-il à l’enfant.

- Oh ! il faut que tu lui tendes les bras, expliqua la jeune fille. Il ne se hasarde pas
comme ça, il veut savoir où tomber... Allons, mon trésor, un peu de courage.

317
Il y avait trois pas à faire. Ce furent des exclamations attendries, un enthou-
siasme débordant, lorsque Paul se décida à franchir le court espace, avec des ba-
lancements d’équilibriste incertain de ses pieds. Il était venu choir entre les mains
de son père, qui le baisa sur les cheveux, rares encore ; et il riait de ce rire vague et
ravi des tout petits enfants, en ouvrant très grande une bouche humide et claire
comme une rose. Sa marraine voulut même alors le faire parler ; mais sa langue
était plus en retard que ses jambes, il poussait des cris gutturaux, où les parents
seuls retrouvaient les mots de papa et de maman.

- Ce n’est pas tout, dit Pauline, il a promis d’aller embrasser grand-père... Hein ?
cette fois, en voilà un voyage !

Huit pas au moins séparaient la chaise de Lazare du fauteuil de Chanteau. Ja-


mais Paul ne s’était risqué si loin dans le monde. Aussi fut-ce une affaire consi-
dérable. Pauline s’était mise sur la route pour veiller aux catastrophes, et il fallut
deux grandes minutes pour exciter l’enfant. Enfin, il partit, éperdu, les membres
battant l’air. Elle crut bien, un moment, qu’elle le recevrait dans les bras. Mais il
s’élança en homme de courage, ce fut sur les genoux de Chanteau qu’il vint tom-
ber. Des bravos éclatèrent.

- Avez-vous vu comme il s’est jeté ?... Ah ! il n’a pas froid aux yeux, ce sera pour
sûr un gaillard.

Et, dès lors, on lui fit recommencer dix fois le trajet. Il n’avait plus peur, il partait
au premier appel, allait de son grand-père à son père, et revenait à son grand-père,
riant fort, très amusé du jeu, toujours sur le point de culbuter, comme si la terre
avait tremblé sous lui.

- Encore une fois à papa ! criait Pauline.

Lazare commençait à se fatiguer. Les enfants, même le sien, l’ennuyaient vite.


En le regardant, si gai, sauvé à cette heure, l’idée que ce petit être le continuerait,
lui fermerait les yeux sans doute, venait de le traverser de ce frisson qui l’étranglait
d’angoisse. Depuis qu’il avait résolu de végéter à Bonneville, une seule préoccu-
pation lui restait, celle qu’il mourrait dans la chambre où sa mère était morte ; et il
ne montait pas une fois l’escalier, sans se dire qu’un jour, fatalement, son cercueil
passerait là. L’entrée du couloir s’étranglait, il y avait un tournant difficile dont
il s’inquiétait continuellement, tourmenté de savoir de quelle façon les hommes
s’y prendraient pour le sortir, sans le bousculer. A mesurer que l’âge emportait

318
chaque jour un peu de sa vie, cette pensée de la mort hâtait la décomposition de
son être, le détruisait au point d’anéantir ses virilités dernières. Il était fini, ainsi
qu’il le disait lui-même, désormais inutile, se demandant à quoi bon bouger, se
vidant de plus en plus dans la bêtise de son ennui.

- Encore une fois à grand-père ! criait Pauline.

Chanteau ne pouvait même tendre les mains, pour recevoir et retenir le petit
Paul. Il avait beau écarter les genoux, ces doigts si frêles, qui se cramponnaient
à son pantalon, lui arrachaient des soupirs prolongés. L’enfant était accoutumé
déjà au gémissement sans fin du vieillard, vivant près de lui, s’imaginant sans
doute, dans son intelligence à peine éveillée, que tous les grands-pères souffraient
ainsi. Pourtant, ce jour-là, au grand soleil, quand il venait tomber contre lui, il le-
vait sa petite face, s’arrêtait de rire, le regardait de ses yeux vacillants. Les deux
mains difformes semblaient des blocs monstrueux de chair et de craie ; le visage,
creusé de pris rouges, massacré de souffrance, était comme retourné violemment
sur l’épaule droite ; tandis que le corps entier avait les bosses et les cassures d’un
débris de vieux saint de pierre mal recollé. Et Paul paraissait surpris de le voir au
soleil, si malade et si ancien.

- Encore une fois ! encore une fois ! criait Pauline.

Elle, vibrante de gaieté et de santé, le lançait toujours de l’un à l’autre, du grand-


père obstiné dans la douleur, au père déjà mangé par l’épouvante du lendemain.

- Celui-là sera peut-être d’une génération moins bête, dit-elle tout à coup. Il
n’accusera pas la chimie de lui gâter la vie, et il croira qu’on peut vivre, même avec
la certitude de mourir un jour.

Lazare se mit à rire, embarrassé.

- Bah ! murmura-t-il, il aura la goutte comme papa et ses nerfs seront plus dé-
traqués que les miens... Regarde donc comme il est faible ! C’est la loi des dégéné-
rescences.

- Veux-tu te taire ! s’écria Pauline. Je l’élèverai, et tu verras si j’en fais un homme !

Il y eut un silence, pendant qu’elle reprenait le petit dans une étreinte mater-
nelle.

319
- Pourquoi ne te maries-tu pas, si tu aimes tant les enfants ? demanda Lazare.

Elle demeura stupéfaite.

- Mais j’ai un enfant ! est-ce que tu ne me l’as pas donné ?... Me marier ! jamais
de la vie, par exemple !

Elle berçait le petit Paul, elle riait plus haut, en racontant plaisamment que son
cousin l’avait convertie au grand saint Schopenhauer, qu’elle voulait rester fille
afin de travailler à la délivrance universelle ; et c’était elle, en effet, le renonce-
ment, l’amour des autres, la bonté épandue sur l’humanité mauvaise. Le soleil
se couchait dans la mer immense, du ciel pâli descendait une sérénité, l’infini de
l’eau et l’infini de l’air prenaient cette douceur attendrie d’un beau jour à son dé-
clin. Seule, une petite voile blanche, très loin, mettait encore une étincelle, qui
s’éteignit, lorsque l’astre fut descendu sous la grande ligne droite et simple de l’ho-
rizon. Alors, il n’y eut plus que la tombée lente du crépuscule sur les flots immo-
biles. Et elle berçait toujours l’enfant, avec son rire de vaillance, debout au milieu
de la terrasse bleuie par l’ombre, entre son cousin accablé et son oncle qui gei-
gnait. Elle s’était dépouillée de tout, son rire éclatant sonnait le bonheur.

- On ne dîne donc pas, ce soir ? demanda Louise, qui parut dans une coquette
robe de soie grise.

- Moi, je suis prête, répondit Pauline. Je ne sais ce qu’ils peuvent faire au jardin.

A ce moment, l’abbé Horteur revint, l’air bouleversé. Comme on l’interrogeait


avec inquiétude, il finit par dire brutalement, après avoir cherché une phrase pour
amortir le coup :

- Cette pauvre Véronique, nous venons de la trouver pendue à un de vos poi-


riers. Tous eurent un cri de surprise et d’horreur, le visage pâle sous le petit vent
de mort qui passait.

- Mais pourquoi ? s’écria Pauline. Elle n’avait aucun motif, son dîner était même
commencé... Mon Dieu ! ce n’est pas au moins parce que je lui ai dit qu’on lui avait
fait payer son canard dix sous trop cher !

320
Le docteur Cazenove arrivait à son tour. Depuis un quart d’heure, il essayait
inutilement de la rappeler à la vie, dans la remise, où Martin les avait aidés à la
porter. Est-ce qu’on pouvait savoir, avec ces têtes de vieilles bonnes maniaques !
Jamais elle ne s’était consolée de la mort de sa maîtresse.

- Ça n’a pas dû traîner, dit-il. Elle s’est accrochée simplement avec le cordon
d’un de ses tabliers de cuisine.

Lazare et Louise, glacés de peur, se taisaient. Alors, Chanteau, après avoir écouté
en silence, se révolta tout d’un coup, à la pensée du dîner compromis. Et ce misé-
rable sans pieds ni mains, qu’il fallait coucher et faire manger comme un enfant,
ce lamentable reste d’homme dont le peu de vie n’était plus qu’un hurlement de
douleur, cria dans une indignation furieuse :

- Faut-il être bête pour se tuer !

321

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