Ecoles Et "Jeunes" Dans Les Médias Du Sud: F'é Ucqtion

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f'É~ucqtion et les SqVOits

Revue internationale de sciences sociales

,
Ecoles et "jeunes" dans les
médias du Sud
coorqonné pê!t Étienne GÉRARD et Lëlutence PROTEAV

Revue élnnuelle - N·1/2002


ARES
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Sommaire

Écoles et "jeunes" dans les médias du Sud


Coordonné par Étienne Gérard et Laurence Proteau

Les "jeunes" en mots


Discours journalistiques et enjeux politiques en Afrique
Étienne Gérard, Laurence Proteau 7

LA PRESSE tCRITE : SOURCE OU OBJET DANALYSE 7

Sociologie de la production de l'information


Retour sur quelques expériences de recherche
Dominique Marchetti 17
Presse et institution scolaire :
une co-construction de l'information sur l'École à la Réunion
Éliane Wolff 33

JEUNESSE E.T DIPLÔME AU MAGHREB : UN ENJEU IDtOLOGIQUE


......................................................................................................... ., ................................................................................................................ .

L'enseignement et la jeunesse vus par l'intelligentsia marocaine


Bernard Schlemmer .>< 57
École et devenir au Maroc :
regards journalistiques sur l'avenir des diplômés
Étienne Gérard )Û 87
Politiques scolaires et choix de carrière :
l'École algérienne vue par les médias
Hocine Khelfaoui 113

LVITES SCOLAIRES ET UNIVERSITAIRES EN APRIQUE NOIRE:


UNE PR013LtMATIQUE POLITIQUE

Dix ans d'école vus par Jeune Afrique


Bénédicte Kail 133

Cahiers de la recherche sur /'éducation et les savoirs. n°1. 200Z


····-----·----·-1
Sommaire

Entre instrumentalisation et autonomisation. Journalistes et militants


dans les luttes scolaires et universitaires au Sénégal et au Burkina Faso
Pascal Bianchini 151
La rhétorique journalistique
A propos d'une '\::rise" scolaire en Côte-d'Ivoire
Laurence Proteau 179

L' É:.G-LISE. E.T L°E.NSE.IG-NE.ME.NT:


UNE. CRITIQUE. VE. L'É:.TAT E.T UN E.NJE.U MORAL

L'École au Congo-Brazzaville vue par La Semaine Africaine (1989-1999)


Suzie Guth 201
La presse catholique et l'éducation :
les représentations contrastées de l'école et de la jeunesse en Côte-d'Ivoire
Éric Lanoue 223

HORS THl/V\E.

L'amour du dictionnaire
A propos du rapport des classes populaires à l'École et à ses produits
Bertrand Geay 247

La "fabrique" de la démocratisation scolaire :


indicateurs statistiques et "consignes" d'évaluation
Sandrine Garcia 265
COMPTE. RE.NVUS VE. LE.CTURE. 287

Rtsu/V\tslABSTRACTS 303
LES “JEUNES ” EN MOTS
Discours journalistiques et enjeux politiques en Afrique
Étienne GÉRARD* et Laurence PROTEAU*

Ce dossier thématique est issu de l'ambition collective, portée par


l'Association pour la recherche sur l'Éducation et les savoirs (ARES),
d'interroger un espace singulier de production de discours sur l'École et
les “jeunes”, encore relativement peu étudié : celui de la presse écrite en
Afrique. Cet axe de recherche a été exploré dans le cadre du colloque sur
Écoles et “jeunes” dans les médias du sud (Bondy, mai 2000). Plusieurs
questionnements guidaient la réflexion collective sur ce thème. Chaque
article qui compose ce dossier les aborde à sa manière et à la lumière de
son propre terrain. Quelle place occupent l'éducation scolaire et la
“jeunesse” dans les médias des pays du “ Sud ” ? Quelles sont les logiques
qui président à la sélection, à la construction et au traitement de l'infor-
mation dans ces deux domaines politiquement et socialement sensibles ?
Les analyses présentées ici permettent non seulement de faire émerger les
thèmes privilégiés, les représentations communes, mais aussi d'enrichir la
connaissance des enjeux socio-politiques de l'éducation et de l'avenir des
“jeunesses” du Sud.
Dans certains pays du continent, en majorité anglophones, le plura-
lisme de la presse écrite existe depuis longtemps, sans toutefois que la
liberté d'expression soit nécessairement garantie. Dans d'autres, en revan-
che, la diversification de l'espace médiatique est contemporaine de la fin
des partis uniques. Dans les deux cas, les logiques de fonctionnement
ordinaire et les “raisons sociales ” de ces espaces de production de
discours sont directement dépendantes de l'histoire et de la structuration
actuelle des rapports de force politiques et du pouvoir d'État.

* Socio-anthropologue, Chargé de Recherches à l'Institut de Recherches pour le


Développement (IRD), Centre Jacques Berque, Rabat (Maroc).
* Sociologue, Université de Picardie-Jules Verne/SASO, CSE/EHESS.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 7-15.
Dossier Étienne GÉRARD et Laurence PROTEAU

Ces questions relatives à l'autonomie réelle des moyens d'ex-


pression publique rejoignent les interrogations sur les processus de démo-
cratisation politique. Bien souvent, l'institution scolaire et la “jeunesse”
occupent une position centrale dans ces transformations et/ou ces tensions
politiques, comme le montrent Pascal Bianchini pour le Sénégal et le
Burkina-Faso et Laurence Proteau à propos de la Côte-d'Ivoire. Dans
maints pays d'Afrique, les enseignants, les élèves, les “jeunes diplômés”
– ici étudiés par Étienne Gérard –, ou encore les “intellectuels” – dont
Bernard Schlemmer retrace les engagements –, enfin tous ceux dont la
position et l'avenir dépendent de l'École et de son pouvoir de consécration,
participent, à un titre ou à un autre, aux contestations et aux bouleverse-
ments des régimes politiques. La situation est pourtant plus complexe et
l'espace scolaire n'est en rien unifié “pour ” ou “contre ” l'État ou un Parti,
et les alliances conjoncturelles peuvent se déliter rapidement.
Bien souvent, les rapports complexes qu'entretiennent les régimes
politiques, les agents et les “usagers ” du système scolaire sont, en grande
partie, mis en scène publiquement (c'est-à-dire re-construits) dans les
colonnes de la presse écrite, qu'elle soit nationale ou internationale,
comme le montre par exemple Bénédicte Kail au sujet de Jeune Afrique.
8 Cette mise en scène est dirigée – et parfois co-construite explique Éliane
Wolff – par les groupes (entreprises de presse, partis politiques, adminis-
trations rectorales, Églises, États...) qui ont les moyens, à un moment
donné, d'imposer leur représentations de la réalité, de dissimuler leurs
coulisses et de réinventer l'Histoire en fonction de leurs intérêts.

La presse écrite : source ou objet d'analyse ?

Le chercheur en sciences sociales connaît bien la richesse de ces


“sources” journalistiques, sans toutefois ignorer les biais inhérents à la
construction de “l'information ”. Et nous savons que l'information en elle-
même est un enjeu dans le monde social et politique (Bourdieu,
1994 ; Champagne, 1993).
L'analyse menée par Éliane Wolff à propos des relations entre
l'espace médiatique et l'institution rectorale à la Réunion pointe les logiques
locales complexes qui président à la co-production de l'information.
Les «acteurs institutionnels» chargés de la communication au rectorat, sur
la base d'une parfaite connaissance des intérêts et des contraintes propres au
métier de journaliste (le temps, la simplicité, la clarté...), engagent la colla-
boration avec les rédacteurs des rubriques sur l'éducation : mais, prévient
Les “jeunes” en mots

l'auteur, «les rapports de confiance peuvent devenir des rapports de force


tant les intérêts sont divergents». Fournisseurs de données «travaillées»,
de résumés construits et même de sujets, les chargés de communication du
rectorat «filtrent, construisent et formatent l'information en direction des
médias» et «travaillent à parler le langage des journalistes». Ils espèrent
ainsi «contrôler» l'image publique de l'institution, bien que, de leur côté,
les « journalistes se défendent d'être la courroie de transmission du
discours institutionnel ». L'enjeu de cette « négociation » entre les journa-
listes et leurs sources «consiste à imposer dans l'espace public une
certaine définition de la réalité scolaire locale ».
L'ensemble des contributions de ce dossier pose comme a priori
méthodologique la critique des “ sources ” et présente les précautions
minimales nécessaires à leur utilisation. On pourrait avancer des objec-
tions de poids à cette entreprise. Peut-on, en effet, travailler à partir de la
production médiatique sans travailler sur sa construction ? Peut-on
comprendre les représentations contenues dans les discours journalistiques
sans rendre compte des structures, des contraintes et des logiques du
champ dans lequel elles s'élaborent, sans reconstituer, enfin, les trajectoires
sociales de ceux qui les produisent ? Dominique Marchetti, dont l'objet
principal de recherche est le champ médiatique, nous rappelle à ces
9
exigences. À partir d’exemples tirés de travaux empiriques, il explicite les
contraintes et les impératifs méthodologiques liés à ce type d’investigations
scientifiques.
Mais le parti pris scientifique retenu ici n'est pas de comprendre les
logiques de construction de l'information en général. Dans l'optique qui
est celle de sociologues et d'anthropologues de l'éducation et de la
jeunesse, il s'agit bien plutôt de mettre au jour les représentations cons-
truites et véhiculées par les médias sur ces questions sensibles et d'en
saisir aussi les enjeux sociaux, politiques et symboliques. Les ambitions
s'accordent avec les terrains habituels des contributeurs – l'institution
scolaire et les “jeunes” au “ Sud ” – et cherchent à combler le manque de
réflexions et de connaissances sur les représentations les plus communes
construites, renforcées et diffusées par les médias au sujet de l'éducation,
de l'école, des jeunes... La diversité des “ terrains ” et des entrées (par pays,
par support de presse, par type de groupes sociaux, par événement...)
répond à la volonté d'engager des recherches comparatives et d'associer
des points de vue disciplinaires différents. Il s’agit ici de confronter des
situations politiques, sociales et historiques diverses afin de dégager des
spécificités, mais aussi des invariants. Il est certain qu'en contrepartie
Dossier Étienne GÉRARD et Laurence PROTEAU

apparaît le risque d’être quelque peu éclectique. L'ambition comparative


n'est pas totalement aboutie, mais, à y regarder de plus près, elle est néan-
moins largement engagée.
Si ces travaux comportent des limites, ils ouvrent ainsi autant de
programmes de recherche pour les spécialistes du champ médiatique,
domaine largement exploré au “Nord ” mais quasiment délaissé au
“Sud”, alors même que les profondes transformations actuelles de cet
espace le constituent en objet scientifique prometteur.

Jeunesse et diplôme au Maghreb : un enjeu idéologique

Bernard Schlemmer montre les profondes transformations des


prises de positions de l'élite qui s'exprime dans la revue marocaine
Lamalif (1966–1988). Durant les décennies soixante et soixante-dix, les
écrits reflètent une posture critique, inscrite dans un schéma idéologique
classique (dénonciation de l'impérialisme de l'ancienne puissance colo-
niale, du « grand capital étranger » et de l'aliénation), et se préoccupent
des aspects les plus politiques de l'enseignement (luttes dans l'enseigne-
ment supérieur, réforme du système éducatif...). En revanche, à partir du
10 début des années quatre-vingt, la seconde génération d'intellectuels de
Lamalif flirte avec le néo-libéralisme, vante les mérites de l'initiative
personnelle et de la « société civile » (Haubert, 2000) et critique les avan-
tages acquis au nom de « la raison économique dominant le volontarisme
politique ». Les thèmes d'intérêt se redistribuent également : la pédagogie,
l'orientation scolaire, l'enseignement technique et la formation profes-
sionnelle, auparavant absents de la revue, y sont désormais traités. Les
alliés d'hier deviennent l'objet de sévères jugements critiques. C'est
notamment le cas des « diplômés chômeurs », non plus soutenus par les
intellectuels, mais sommés « de faire preuve d'un peu d'imagination et de
créer leur propre entreprise ».
Les représentations journalistiques de cette catégorie construite
sont étudiées par Étienne Gérard. L'analyse de la production de quatre
hebdomadaires marocains de langue française, dits “ indépendants ”,
révèle la contradiction des discours qui oscillent entre deux thèses étran-
gères aux clivages politiques les plus communs. Cette configuration
singulière traduit les ambivalences qui « gouvernent le jeu politique
comme les choix de société », nous dit l'auteur. La première thèse, domi-
nante, dresse un tableau dramatique de la situation des « diplômés
chômeurs », perçus comme des « oisifs », « désespérés », en « errance » et
Les “jeunes” en mots

en « déclassement ». Ces « damnés de la terre marocaine » seraient


les victimes, entre autres, de l'inadéquation formation-emploi, du
« gouvernement socialiste qui ne tient pas ses promesses » et des plans
d'ajustement structurel. Les tenants de cette thèse esquissent un portrait-
type du “diplômé chômeur ” qui participe, en caricaturant la réalité, à faire
exister médiatiquement une catégorie facilement instrumentalisable.
Mais, ce faisant, les journalistes gomment les différences, effacent les
singularités, nient les oppositions et réduisent la complexité des situations
ainsi regroupées. La réalité de la condition des “ diplômés chômeurs ” s'ef-
face ainsi, comme le démontre Étienne Gérard, derrière les « figures para-
digmatiques (...) au service d'un discours politique ». La deuxième thèse
rejoint le discours évoqué par Bernard Schlemmer à propos de Lamalif
des années quatre-vingt. « D'inspiration plus libérale », elle annonce la
fin de l'État providence et met les “ diplômés chômeur s” en demeure de
« se prendre en charge et d'entreprendre ». Elle les incite également à
réévaluer la valeur de leurs titres scolaires au regard des « exigences du
marché de l'emploi » ; elle les invite, en quelque sorte, à en “ rabattre ”. Là
encore, le rôle de l'État est au cœur du discours médiatique sur l'École et
sur ses produits : faut-il préserver l'État providence ou faciliter l'État 11
animateur ? L'État doit-il être employeur ou simplement régulateur des
initiatives privées ?
En Algérie également, l'École est au centre d'enjeux de pouvoirs et
d'oppositions idéologiques entre les courants du FLN, l'armée et les
islamistes. Les différents journaux, clairement identifiés par Hocine
Khelfaoui comme des organes partisans, relaient les affrontements entre
arabophones et francophones, entre laïcs et religieux, concernant notam-
ment les questions sensibles de la langue d'enseignement (arabisation) et
de la place de la religion dans l'École. « Avec la montée de l'islamisme
politique, les médias deviennent une arme de combat », affirme l'auteur.
Et il ajoute que l'École est au cœur de ce combat pour la conquête du
pouvoir et l'imposition d'un modèle de société. La focalisation de la presse
sur les enjeux les plus directement idéologiques et politiques de l'École
occulte les autres aspects de l'enseignement, en particulier les finalités
socio-économiques de la formation professionnelle ou académique
(El Kenz, 1997). La recherche d'Hocine Khelfaoui montre bien que les
centres d'intérêt des médias sont limités en raison de leur dépendance
vis-à-vis des idéologies des différents groupes prétendant au pouvoir et
à la définition de la future société algérienne.
Dossier Étienne GÉRARD et Laurence PROTEAU

Luttes scolaires et universitaires en Afrique Noire :


une problématique politique

D'origine tunisienne, l'hebdomadaire Jeune Afrique. L'intelligent


(dont le siège est à Paris) affiche dès les Indépendances africaines un rôle
d'accompagnateur des États naissants. Cette position affirmée de neutra-
lité fut surtout destinée à « ménager les susceptibilités des gouvernants »
qui autorisaient sa diffusion. Bénédicte Kail montre que la prudence poli-
tique et l'intérêt économique déterminent la ligne éditoriale de l'hebdoma-
daire, ses choix de pays et de sujets, ainsi que la tonalité des articles. Par
exemple, le journal aborde la question politiquement sensible des luttes
étudiantes du début des années quatre-vingt-dix qui ont contribué, dans la
plupart des pays d'Afrique subsaharienne, à la fin des partis uniques, mais
il attribue à la crise économique la responsabilité de ces révoltes. Il suffit
alors de s'attarder sur l'énumération des mauvaises conditions matérielles
pour éluder habilement les questions politiques : « Cette insistance sur les
questions économiques permet, affirme Bénédicte Kail, (...) de ne pas
émettre de jugement trop critique sur les politiques des gouvernants ».
Ainsi, au delà de quelques critiques d'usage, l'argument économique pose
12 les États en victimes de contraintes qui les dépassent, permet aussi
d'appuyer les « solutions » imposées par les institutions internationales
(Banque mondiale) et, surtout, de rester « politiquement correct ». L'auto-
censure politique de Jeune Afrique relève certainement plus largement de
la trajectoire de ses responsables et de leur connivence avec les élites diri-
geantes des différents pays dans lequel le journal est diffusé ; mais l'am-
bition économique restreint aussi considérablement la perspective
critique, garante de l'autonomie de la presse.
Pascal Bianchini approfondit cette problématique de l’autono-
mie/hétéronomie à propos des rapports entre médias et « mouvements
sociaux » au Sénégal et au Burkina Faso. En adoptant une perspective
historique et comparative, il montre notamment que la configuration de
l'espace médiatique est inséparable de celle de l'espace politique. Que les
régimes soient fermement autoritaires ou apparemment plus libéraux, la
presse reste dépendante des conflits socio-politiques : en effet, soit les
médias écrits s'inscrivent dans une logique de « tableau d'affichage », soit
ils s'affichent clairement comme organes militants au service du régime
politique ou bien de ses opposants. Et les expériences “ alternatives ”,
comme celle qu'a engagée L'Indépendant de Norbert Zongo au Burkina
Faso, sont rares et humainement risquées. Les prises de positions des
Les “jeunes” en mots

journalistes sur les mouvements sociaux issus du système éducatif suivent


donc essentiellement les lignes de clivages politiques. Comme le souligne
Pascal Bianchini, l'autonomie est pour le moins problématique, même si
une presse plus professionnalisée, notamment au Sénégal, la revendique.
L'introduction de la presse dans une logique de marché permettrait de
rompre avec la dépendance vis-à-vis du politique, affirme un certain
nombre d'acteurs dominants de l'espace médiatique en Afrique noire fran-
cophone. L'exemple de Jeune Afrique – et de nombre de médias européens –
nous incite plutôt à penser que l'adhésion au principe du marché implique
d'autres dépendances et ne suscite souvent qu'une autonomie illusoire.
La permanence de l'hétéronomie de la presse écrite vis-à-vis de
l'espace politique se repère également en Côte-d'Ivoire. À propos de la
longue « crise » scolaire et universitaire de 1999, Laurence Proteau insiste
sur la constance d'une rhétorique journalistique manichéenne qui témoigne
du déficit d'autonomie de l'espace médiatique. Des journalistes dominants
tentent de mettre en place des dispositifs visant à garantir la professionna-
lisation du corps, mais le traitement de la « crise » révèle les limites de
leurs « ambitions ». Ainsi, la restauration du multipartisme, autorisant le
pluralisme médiatique, n'a pas transformé les formes ordinaires et récur-
rentes de l'expression journalistique : les « déterminismes politiques des
13
catégories de l'entendement journalistique » se maintiennent, mais un
« écho inversé des prises de position des journaux du pouvoir » existe
désormais. L'espace du discours journalistique ordonne les prises de posi-
tion selon un principe dualiste ; l'opposition entre les termes utilisés est
fonction de la position des auteurs dans l'espace politico-médiatique : à
l'accusation de « barbarie » répond celle de « diabolisation » ; à la thèse
de la « manipulation » fait écho celle de la « répression ».

L'Église et l'enseignement :
une critique de l'État et un enjeu moral

Longtemps resté en dehors des conflits socio-politiques, l'hebdo-


madaire catholique Congolais La Semaine Africaine s'engage de plus en
plus, à l'occasion du déclenchement de la guerre civile et urbaine, dans la
critique des affaires séculières. À partir de 1992, les articles sur la
“jeunesse”, le « mythe du diplôme » et l'Université sont de plus en plus
nombreux et polémiques. L'Université, exangue au sortir de la guerre,
symbolise pour le journal la faillite de l'État : « la déshérence institu-
tionnelle est assimilée à une maladie, un mal », nous dit Suzie Guth.
Dossier Étienne GÉRARD et Laurence PROTEAU

L'Église catholique peut alors s'affirmer comme seule garante de la


morale contre la «gangrène (...) qui envahit tout le corps social», et ce, en
opposition à l'État destructeur et impuissant. Le thème du « déclin » orga-
nise la dénonciation du pouvoir politique corrompu et de la perdition d'un
monde social « sans pasteur». Dans les ruines de l'Alma Mater,
l'Église trouve matière à condamnation de l'État et à l'exaltation de
l'enseignement privé catholique. La guerre, cette affaire d'État, permet
ainsi à l'Église d'opposer l'ordre religieux au chaos social, moral et poli-
tique. L'Église se présente comme porteuse d'un modèle lumineux, juste
et droit, alors que l'ombre mortelle de l'État a détruit les institutions,
notamment celles qui forment la “jeunesse” et la future élite.
Le rôle de l'Église catholique dans la formation des futures élites
(les collèges catholiques sous tutelle congréganiste) est aussi une préoccu-
pation de la presse catholique en Côte-d'Ivoire, comme le souligne
Eric Lanoue. Elle est associée, ajoute-t-il, à celle du « recyclage des
exclus» (les centres de formation technico-professionnels). La presse
catholique tente de concilier ces deux stratégies dont la cohérence est loin
d'être évidente : d'un côté, le principe de l' « excellence» pour des écoles
secondaires sélectives accueillant l'élite sociale et scolaire, de l'autre, le
14 principe du «salut » pour des « ateliers » de « formation pratique»
recueillant la «misère du monde scolaire». Cette « dynamique éducative
plurielle», comme la nomme Eric Lanoue, exprime toute «l 'ambiguïté»
des investissements éducatifs de l'Église. Clairement engagée depuis l'in-
dépendance, avec le soutien de l'État, dans la formation de l'excellence
scolaire et la reproduction des élites, l'Église est contrainte, en raison de
la forte concurrence entre les structures éducatives publiques, privées
laïques et confessionnelles, de diversifier ces investissements pour
occuper une place sur le marché scolaire.
L'analyse croisée de ces différentes recherches affirme avec force la
place centrale de la “jeunesse” comme objet d'inquiétudes sociales et poli-
tiques et comme enjeu de luttes entre les groupes (politiques, intellectuels,
professionnels, religieux) engagés dans l'espace public et qui, de ce fait,
tentent d'imposer leur vision de la société à construire. Si la
“jeunesse” est prétexte à une dénonciation des “maux” supposés de la
société et à la critique des régimes politiques, elle sert aussi de support à
la propagande étatique.
L'analyse des productions idéologiques sur la “jeunesse” éclaire
donc des enjeux qui dépassent l'objet apparent du discours parce qu'ils
s'inscrivent dans différents espaces : politique (P. Bianchini, L. Proteau),
Les “jeunes” en mots

intellectuel (B. Schlemmer), social (E. Gérard), religieux (S. Guth,


H. Khelfaoui, E. Lanoue), institutionnel (E. Wolff), ou encore économique
(B. Kail). Les interactions entre ces différents espaces dévoilent la
complexité des questions liées à l'éducation de la “jeunesse ” : par
exemple, les intellectuels sont fortement impliqués dans les luttes poli-
tiques ; les luttes sociales, tout comme les oppositions religieuses, concen-
trent aussi des enjeux politiques, etc. Ainsi, la définition, la formation et
l'encadrement de la “jeunesse” se trouvent au centre d'enjeux sensibles
multiples.

BIBLIOGRAPHIE
BOURDIEU (P.), 1994, «L'emprise du journalisme», Actes de la Recherche
en sciences sociales, n°101-102, pp. 3-9.
CHAMPAGNE (P.), 1993, «La vision médiatique», in P. Bourdieu (dir.),
La misère du monde, Paris, Seuil, pp. 61-79.
EL KENZ (A.), 1997, «Sisyplus as the Scientific Communities of Algéria»,
15
in J. Gaillard, V. V. Krishna and R. Waast (dir.), Scientific Communities in the
developing world, Sage.
HAUBERT (M.), 2000, «L'idéologie de la société civile», in P.-P. Rey et
M. Haubert (dir.), Les sociétés civiles face au marché, Paris, Karthala, pp. 13-86.
LES CAHIERS ARES, 1998, «Savoirs, École et Société au Sud. Travaux et
problématique de l'atelier», Bondy, n° 0, décembre.
LES CAHIERS ARES, 1999, «Les enjeux de l'éducation et des savoirs au
Sud», É. Gérard (dir.), Bondy, n°1, mai.
SOCIOLOGIE DE LA PRODUCTION DE L'INFORMATION
Retour sur quelques expériences de recherche
Dominique MARCHETTI*

Les productions médiatiques, surtout écrites, constituent un maté-


riel familier des chercheurs en sciences sociales. Pour schématiser, elles
sont avant tout un des moyens d'information privilégiés sur leur thème de
recherche ou d'enseignement. Différents types de presse (spécialisée,
locale, professionnelle, etc.) peuvent être aussi parfois un moyen de socia-
lisation dans le cadre d'enquêtes (Beaud et Weber, 1998 : 71 et suiv.).
Au-delà de cette utilisation secondaire, de nombreux chercheurs peuvent
être amenés à travailler plus directement sur ce matériau pour analyser le
“discours”, les “représentations” que véhiculent les médias, essentielle-
ment à travers les publications des principaux producteurs d'information
que sont les journalistes. Paradoxalement, peu d'entre eux se sont interro-
gés, par exemple à travers des publications scientifiques, sur les usages
des médias à titre de recherche (pour une exception : voir Champagne et
alii, 1989), alors que d'autres méthodes (entretiens, statistiques par
exemple) ont fait l'objet de très nombreux articles et ouvrages visant à
exposer les problèmes qu'elles posaient. Il s'agit donc ici de tenter de
combler cette lacune en s'interrogeant sur les problèmes méthodologiques
liés à l'étude de la production médiatique, de ses logiques, afin de mieux
en comprendre le contenu. Ce retour sur quelques expériences de recher-
ches menées sur les médias depuis 1993 n'est qu'une manière de montrer
comment, avec d'autres, nous mobilisons des outils sociologiques pour
cerner cet objet. Cela nous permettra aussi de soulever quelques problè-
mes communs ou spécifiques que ce type d'investigations pose aux
chercheurs.

* Sociologue, chargé de recherche CNRS au Centre de recherches administratives et


politiques (IEP Rennes, Université de Rennes 1 et CNRS).

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 17-32.
Dossier Dominique MARCHETTI

Un objet piège

L'analyse sociologique des productions médiatiques est un objet


“piège” à plusieurs titres. Nous prendrons ici uniquement l'exemple fran-
çais sur lequel nous avons travaillé avec toutes les limites qu'il présente,
notamment par rapport aux cas africains, eux-mêmes très différenciés.
Bien évidemment, les chercheurs rencontrent en permanence ces problè-
mes méthodologiques mais ils se posent de manière spécifique et parfois
exacerbée dans le cas des médias. Ainsi, l'un des obstacles majeurs à la
sociologie des médias est qu'elle est fortement investie par des probléma-
tiques éthico-politiques. Parler du “traitement médiatique” est souvent
perçu comme une manière de voir si la presse a “bien fait son travail”,
comment elle a rendu compte de “la réalité”, c'est-à-dire souvent si elle a
joué son “rôle” de “quatrième pouvoir” ou à l'inverse si elle n'a été que
“porte-parole des sources officielles”. Du fait que les journalistes insistent
dans leurs discours publics sur la “liberté de la presse” comme “pilier de la
démocratie” et sur leur contribution indispensable au bon fonctionnement
de “l'espace public”, ces problématiques de sens commun sont probable-
ment plus fortes que dans d'autres espaces sociaux et rendent, du même
18 coup, difficile le travail sociologique. Parmi les travaux universitaires qui
se sont fortement développés dans différentes disciplines (sociologie,
histoire, sémiologie, etc.), beaucoup n'échappent pas à ces problématiques
(par exemple : Wolton, 1990 et Cayrol, 1997). Plus généralement, le risque
majeur bien connu est d'emprunter aux journalistes des catégories de
perception et d'appréciation non seulement sur eux-mêmes mais aussi à
propos des sujets qu’ils traitent. En effet, pour ne prendre que l'exemple du
«scandale du sang contaminé» sur lequel nous avons travaillé (Marchetti,
1997), la forte dimension émotionnelle de cette affaire et les instructions
judiciaires tendaient à accroître le risque bien connu d'être pris par l'évé-
nement lui-même, et notamment par les problématiques médiatiques domi-
nantes, c'est-à-dire de tomber dans la logique du procès présente chez tous
les protagonistes. Au risque d'en subir des reproches, il n'était pas question
d'adhérer aux catégories de pensée des magistrats, gendarmes, journalistes,
etc. pour rendre, à notre tour, la justice.
Le second problème, qui vaut aussi dans d'autres domaines de la
recherche, tient au fait que des professionnels (souvent les plus visibles)
font une analyse de leur propre milieu, y compris et surtout une analyse
“critique”, voire en revendiquent le monopole, par exemple à travers leurs
essais sur les “dérapages”, les “dérives” du milieu. Depuis les années
Sociologie de la production de l’information

quatre-vingt et surtout quatre-vingt-dix, de nombreux espaces rédaction-


nels (émissions de radio et de télévision, pages consacrées aux médias et
à la communication, journaux spécialisés, etc.) sont consacrés à la critique
des médias. Autrement dit, il s'agit d'un terrain surinvesti par les journa-
listes sans compter ceux qui ont à faire avec les médias. C'est donc un
objet où le sociologue est souvent bien moins armé que les journalistes
pour trouver des informations pertinentes. Il est, du même coup, accusé de
dire des choses “évidentes ” et “déjà connues ”. De surcroît, ces deux types
de productions intellectuelles peuvent être proches par leurs méthodes de
recueil de données (observations, entretiens, etc.) d'autant que nombre de
journalistes – dont le niveau d'études est de plus en plus élevé – connaissent
les savoirs savants et se les approprient très rapidement (Champagne,
2000 ; Neveu, 2001 : 4-6). D'où la faible légitimité de la sociologie, surtout
celle qui est jugée la plus “critique”, aux yeux de nombre de journalistes.
La troisième série de problèmes est plus directement liée au maté-
riel que constitue la “revue de presse”1 . Le danger est grand d'être pris par
l'abondance et le rythme des productions journalistiques surtout si on
travaille sur un sujet “à chaud ”. La constitution d'un tel matériel est non
seulement fastidieuse mais le flot des informations tend à “noyer” le cher-
cheur dans sa quête d'exhaustivité. Traiter d'une actualité journalistique
19
incite à courir après l'événement en train de se dérouler en ayant toujours,
à la manière des professionnels, la peur de rater la dernière information
jugée “importante” et “nouvelle” ou de ne pas avoir vu tout ce qu'ont
réalisé les autres médias. Cette “veille” journalistique est essentielle mais
ne doit pas enfermer le chercheur dans un rythme qui n'est pas le sien. Le
travail sociologique n'a pas non plus pour ambition de chercher à suivre
les journalistes sur le terrain des scoops et des révélations. L'accumulation
des coupures de presse produit très souvent un autre effet pervers qui
consiste à croire que la revue de presse se suffit à elle-même.
Au-delà de ce risque, qui concerne tout particulièrement l'étude
d'événements “à chaud”, la constitution d'une revue de presse pose un
certain nombre de problèmes méthodologiques. Sans prétendre à l'exhaus-
tivité, on peut en mentionner quelques-uns. Les premiers ont trait à la
constitution et au traitement de la revue de presse sur l' “événement” ou

1 Pour faciliter la lecture du texte, nous avons enlevé dans la suite du texte les guille-
mets qui visaient à montrer que la “revue de presse” est le produit du travail du
chercheur.
Dossier Dominique MARCHETTI

les “événements” ou encore le thème choisi. Sa réalisation se heurte


souvent à des problèmes matériels difficiles à résoudre puisqu'elle oblige
à consulter tous les titres un par un. L'accès direct aux dépêches d'agences
et plus encore aux médias audiovisuels est parfois impossible. Il nécessite
des recommandations et plus sûrement des dispositifs collectifs compli-
qués à réaliser pratiquement, par exemple pour arriver à enregistrer les
émissions de radios et de télévisions. Cette difficulté peut être en grande
partie résolue par la consultation de revues de presse déjà réalisées (insti-
tutions, particuliers, etc.), des sites internet – on peut y trouver par
exemple une part des dépêches des agences de presse – et de la base de
données des productions des principales chaînes de télévision (TF1,
Antenne 2-France 2 et FR3-France 3) à l'Inathèque de France. Mais la
quasi-totalité des radios (hormis Radio France) et des chaînes diffusées
par câble ou satellite ne figurent pas dans cette base. Un autre problème
bien connu est lié à la sélection du corpus qui consiste parfois notamment
à généraliser sur “les médias” à partir d'un ou plusieurs titre(s) jugé(s) de
référence, à reprendre préalablement des oppositions (presse populaire/de
qualité, gauche/droite, etc.), qui ne sont pas forcément pertinentes par
rapport aux questions de recherche. Un autre biais consiste à isoler, d'une
20 part, les médias de leur champ de relations et, d'autre part, les articles ou
les reportages, non seulement de l' “actualité” du moment mais aussi de
leur place dans l'espace rédactionnel.
Le traitement même de cette revue de presse ne va pas non plus
sans poser problème. Elle est utile pour repérer les “moments forts” ou,
au contraire, les périodes de désintérêt, les catégories de pensée des diffé-
rents coproducteurs de l'événement, les principaux intervenants pour
constituer un espace des prises de position, les propriétés de la “conjonc-
ture médiatique” (un même problème peut faire l'objet d'un traitement très
différent en fonction de l' “actualité” du moment), etc. Mais la revue de
presse est aussi un instrument qui présente des limites qu'on ne veut pas
toujours voir parce qu'il permet de se contenter de faire des analyses de
contenus ou de réaliser des comptages divers par médias ou par périodes
par exemple. Tout laisse souvent à penser, d'autant que l'accumulation des
coupures de presse rassure en quelque sorte, que la revue de presse se
suffit à elle-même pour étudier la médiatisation d'un “événement” ou
d'une thématique, sans voir qu'elle cache (notamment les conditions de
production des journalistes) souvent bien plus qu'elle ne montre, surtout
pour un observateur peu informé. Exprimer ces réserves, ce n'est pas
dévaloriser ce type de travail mais simplement en souligner les limites.
Sociologie de la production de l’information

Une quatrième série de difficultés doit beaucoup, d'une part au


nombre très faible de véritables enquêtes de terrain réalisées en France par
rapport aux discours abondants sur “la presse”, “les médias” ou “les jour-
nalistes” et, d'autre part, à l'insuffisance des données statistiques disponi-
bles. L'expansion de recherches (rattachées souvent à plusieurs disciplines
académiques : sociologie, histoire, science politique, sciences de l'infor-
mation et de la communication) à partir des années quatre-vingt a cepen-
dant contribué à améliorer la connaissance du journalisme français. Outre
l'apport régulier de travaux historiques sur les médias en général (notam-
ment audiovisuels) ou sur les journalistes et de travaux d'inspiration
sémiologique, des recherches récentes ont permis de mieux connaître ce
champ d'activité sous différents aspects : l'étude de l'institutionnalisation
de la profession, de ses débats identitaires, des sous-espaces d'activités
(spécialités journalistiques, type de médias, etc.), des médias comme
organisation ou encore des rapports du champ journalistique avec d'autres
univers sociaux (politique et intellectuel notamment). Cependant, hormis
quelques enquêtes sur des émissions ou des événements politiques
(Darras, 1994, 1995 ; Neveu, 1995, 1997), sur le travail quotidien des
journalistes (Accardo et alii, 1995) ou encore de développements plus
généraux sur le fonctionnement du “système médiatique”, rares sont ceux
21
qui se sont intéressés au processus de sélection et de fabrication de l'in-
formation. C'est en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où il existe une
tradition de recherche plus ancienne, que les travaux sur ces questions –
même si c'est moins vrai aujourd'hui – sont nettement plus développés.
Certaines de ces études, menées dans les années soixante et soixante-dix,
portent sur les journalistes comme gatekeepers, d'autres montrent le poids
des news organizations dans la production de l'information, ou encore,
dans une perspective “constructiviste”, s'intéressent au passage de
l'occurrence à l'événement ou à la manière dont les news sont construites
socialement. Plus récemment, plusieurs auteurs qui ont analysé les valeurs
et les standards professionnels, les conditions de production ou les
rapports aux sources, ont permis également de mieux connaître les proces-
sus de production de l'information 2 . En revanche, les recherches sur cette
question restent en France peu nombreuses en dépit de plusieurs travaux

2 On renvoie notamment pour une synthèse complète des travaux dans ce domaine
aux publications d’Erik Neveu (2001), Philip Schlesinfer (1992) et Michael Schudson
(1989).
Dossier Dominique MARCHETTI

importants qui en sont proches sous certains aspects (Véron, 1980 et


Padioleau, 1985). Quant aux données statistiques, elles restent faibles
comparées à d'autres “professions et catégories socio-professionnelles”
(PCS) parce que ceux qui exercent le journalisme sont dispersés dans les
différentes catégories INSEE. Les seuls chiffres dont on dispose provien-
nent de la Commission de la carte d'identité professionnelle des journalis-
tes (Devillard et alii, 2001, Marchetti et Ruellan, 2001) – ceux-ci ne
permettent pas de rentrer dans le détail de variables décisives pour
comprendre cet espace, comme les origines sociales par exemple –, et
d'une étude sur les journalistes économiques (Duval, 2000).
Un dernier obstacle, lui aussi bien connu, est ce qu'on pourrait
appeler le biais “intellectualiste”. Parce que certains médias sont un objet
familier pour les chercheurs, ils tendent le plus souvent à s'intéresser
seulement aux organes les plus prestigieux du champ journalistique
(notamment Le Monde et Libération) délaissant les chaînes de télévision,
les différentes formes de presse populaire ou la presse magazine, qui est à
la fois la plus lue en France et celle qui emploie le plus de journalistes. Ce
biais est d'autant plus fort que les journalistes de ces médias dominants
sous le rapport du prestige professionnel sont de plus en plus des concur-
22 rents objectifs dans la production de la réalité sociale (Neveu, 2001), ce
qui ne va pas sans des réactions d'anti-intellectualisme d'un côté et de
mépris pour le travail journalistique de l'autre.

Étude de cas, comparaison et construction du champ

Ces difficultés étant connues, on peut alors faire part de différentes


manières de construire son objet. Travailler à partir de la presse ou sur la
presse – on évoquera ici essentiellement la seconde configuration –, c'est
d'abord procéder à des études de cas, c'est-à-dire analyser un ou des
“événement(s)” 3 et/ou la médiatisation d'une thématique dans plusieurs
supports. Cette approche a entre autres avantages d'éviter les généralités
diffusées sans recherche spécifique sur “les journalistes”, “les médias” et
de dégager des transformations générales de cet espace social à partir de
cas révélateurs. Là encore, il faudrait détailler les problèmes que pose la

3 Pour une synthèse des travaux sur les “événements” médiatiques, on peut se repor-
ter utilement à la présentation d’Erik Neveu et de Louis Quéré dans le numéro 75 de la
revue Réseaux (janvier-février 1996).
Sociologie de la production de l’information

sélection de ces cas, des périodes, des occurrences, etc., en convoquant des
exemples précis parce que ces choix sont liés aux questions de recherche.
Pour reprendre le cas de la médiatisation de l'affaire du sang contaminé à
travers lequel il s'agissait d'étudier des transformations intervenues dans le
champ des médias généralistes nationaux, on a adopté une approche à la
fois historique et comparative. Si la mise en perspective historique de cette
affaire occupe une place importante dans ce travail, c'est parce qu'il était
nécessaire de reconstituer la genèse médiatique de ce drame (1982-1991).
En effet, il fallait comprendre le décalage existant entre ce que les
journalistes des médias nationaux disaient à propos de ce problème à
l'époque des faits, et ce qu'ils en disaient quelques années plus tard,
c'est-à-dire à partir de 1991. Il s'agissait d'expliquer comment le drame
était devenu soudainement un “scandale” et pourquoi son émergence
médiatique avait été aussi lente. Autrement dit, la genèse des “événe-
ments” ou des “problèmes publics” dans les médias, qui fait l'objet d'une
littérature abondante, peut être d'un grand intérêt (par exemple :
Collovald, 2000). Une seconde approche permettant de mieux construire
l'objet a consisté à comparer l'affaire du sang contaminé à d'autres événe-
ments portant sur le sida, et qui s'étaient déroulés à des périodes charniè-
res de l'histoire de cette pathologie. Non seulement elle livrait des points
23
de comparaison dans le traitement même des informations et de ses évolu-
tions mais elle permettait de les comprendre à l'aune des états différents
de la structure du champ journalistique et de ses relations avec les autres
espaces sociaux, en l'occurrence ici le champ médical.
Mais la principale approche utilisée a consisté à penser cet objet
comme un champ (Champagne, 1991 et 1993 ; Bourdieu, 1994 ; Neveu,
2001). Ce concept permet tout à la fois de montrer ce qui fait l'unité et la
diversité de cet espace et, surtout, de l'étudier en termes relationnels. Elle
se traduit dans les opérations de recherche en apparence les plus banales.
Ainsi, il faut tenter de traiter cet espace de production (ou l'un de ses sous-
espaces) dans son ensemble, c'est-à-dire en ne s'intéressant pas seulement
à une rédaction, à quelques grands médias, à une spécialité journalistique
ou, si c'est le cas, il faut la ou les resituer dans cet espace de relations. On
ne peut comprendre complètement les productions journalistiques sans
voir à la fois comment ce champ de relations se structure à différents
niveaux, puisqu'il est lui-même composé de sous-espaces qui fonctionnent
selon des logiques en partie différentes, et quelles relations il entretient
avec les univers dont il rend compte des activités (économiques, poli-
tiques, médicales, etc.).
Dossier Dominique MARCHETTI

Ainsi, le champ journalistique dans son ensemble est traversé par


plusieurs oppositions qu'on retrouve ensemble ou non dans l'analyse suivant
le type de médias : pôles intellectuel/commercial 4 , généraliste/spécialisé,
national/local, parti-pris politique/“objectivité journalistique”. L'une des
utilités de ces principes de structuration – l'espace des producteurs étant
relativement homologue à celui des consommateurs – est d'analyser les
positions des différents médias dans l'espace journalistique et ainsi de
comprendre par exemple leur hiérarchisation de l'information, leurs prises
de position, leur définition du journalisme, etc. Bien évidemment dans ce
champ de forces et de luttes, le poids fonctionnel des différents médias
dans la production de l'information dominante n'est pas le même. Ainsi,
on peut chercher à saisir par exemple la position d'un média par son pres-
tige professionnel, à travers l'étude de la circulation des journalistes d'un
média à l'autre, c'est-à-dire des trajectoires professionnelles, et plus
encore celle des informations à l'intérieur de l'espace journalistique. Ce
qu'on appelle les “reprises” entre les supports de presse, qui permettent de
préciser le poids respectif de chacun de ces médias dans la production de
l'information (Champagne et Marchetti, 1994). Nous avons montré, entre
autres, comment certains quotidiens (notamment Libération et surtout
24 Le Monde), qui jouent souvent le rôle de “déclencheur” dans le traitement
de nombreuses informations (un scoop du Monde ne peut être ignoré par
ses principaux concurrents) et l'Agence France Presse, par son pouvoir de
consécration interne des informations, ont un poids fonctionnel décisif
dans le processus de production de l'information des médias généralistes
notamment (Marchetti, 1997). Ils constituent des références profession-
nelles dans de nombreux domaines.
Contrairement à ce qu'on entend souvent (« Ils font ça pour faire
vendre du papier, pour faire de l'audience »), la production de l'informa-
tion n'est jamais purement commerciale. Les logiques professionnelles,
souvent invisibles pour le “public”, sont décisives, se manifestant très
concrètement dans la concurrence pour la priorité. Cet enjeu est en partie
“ce qui fait courir les journalistes” au sens où se jouent à travers ces

4 Le champ journalistique se caractérise historiquement par une opposition entre,


d’un côté, un pôle qui, dans une logique commerciale, cherche à attirer le plus grand
nombre de lecteurs (puis d’auditeurs et de téléspectateurs) et, d’un autre côté, un pôle à
diffusion plus restreinte. Ce dernier s’adresse à des publics souvent plus segmentés et
considère que l’information n’est pas un produit “comme les autres”.
Sociologie de la production de l’information

mécanismes les réputations professionnelles, l'autorité, le capital de rela-


tions dans le milieu journalistique et auprès des sources. Être “le premier”
(à donner une information, à diffuser une image, une interview, à rendre
compte d'un rapport, etc.) ou faire des “bons coups” contribue largement
à fonder les notoriétés. Les crédits professionnels des médias et des jour-
nalistes se constituent dans la relation avec le champ journalistique,
notamment par le biais des “reprises” qui sont une sorte de bourse des
meilleures informations. De nombreux professionnels, notamment les
rédacteurs en chef, ont aujourd'hui intégré cette dimension à la fois
commerciale et professionnelle.
Il n'en demeure pas moins que l'espace médiatique est dominé par
les médias audiovisuels de grande diffusion, tout particulièrement les
chaînes hertziennes généralistes qui jouent un rôle prépondérant dans la
production de l'information dominante en contribuant à décupler l'impact
des informations sorties dans la presse écrite.

Des sous-espaces avec leurs logiques propres

Les deuxième et troisième niveaux d'analyse concernent les rédac-


tions et les différentes spécialités journalistiques (la médecine, la poli-
25
tique, l'actualité judiciaire, le sport, l'éducation, etc.), ceux-ci formant
autant de sous-espaces de concurrence relativement autonomes. En effet,
les journalismes spécialisés constituent en eux-mêmes des microcosmes
professionnels comme par exemple la chronique judiciaire, le journalisme
médical, scientifique, politique, le “journalisme d'investigation” qui sont
régis à la fois par des logiques générales du champ journalistique mais
aussi d'autres plus autonomes. Cette dimension comparative 5 est souvent
éclairante pour comprendre par exemple les différentes prises de position
journalistiques (y compris dans un même support) sur tel ou tel événement
ou thématique suivant le type de journalistes (local/national,
politique/judiciaire, “spécialiste”/ “généraliste”, etc.). On comprend aussi
mieux pourquoi dans certains cas les mêmes médias n'occupent pas les
mêmes positions d'un sous-espace à l'autre : si Le Monde occupe une

5 Les variations selon les domaines tiennent aux degrés de concurrence, à l’histoire des
rubriques, au travail des associations de journalistes spécialisés, aux crédits professionnels
des différents journalistes et médias, aux trajectoires sociales, scolaires et professionnelles,
etc.
Dossier Dominique MARCHETTI

position dominante dans la production de l'information politique ou cultu-


relle par exemple, il n'en va pas de même dans le domaine sportif où ses
informations sont peu lues et reprises par les journalistes sportifs. Rendre
compte de ces logiques propres à ces microcosmes permet ainsi également
de comparer l'état des relations du champ journalistique avec les autres
champs.
Le troisième niveau de compréhension des logiques de production
de l'information consiste à analyser le fonctionnement des rédactions à
travers, par exemple, des observations ethnographiques et/ou des entre-
tiens. En s'intéressant à la division du travail journalistique à propos
d'événements qui suscitent une concurrence entre rubriques et services, ou
à l'attribution et à l'organisation de l'espace rédactionnel, on peut rendre
compte à la fois des positions occupées par les journalistes dans leur
rédaction, et par conséquent des positions de leurs rubriques dans la
hiérarchie des rubriques, et du fonctionnement singulier de chaque média
(par exemple les différences entre une rédaction de presse quotidienne et
de radio), du poids de chaque spécialité, des rapports entre les différents
métiers qui peuvent être différents d'un organe à l'autre. C'est pourquoi, il
faut mettre en relation les positions des différents types de journalistes en
26 distinguant à la fois leurs titres (pigistes, reporters titulaires, grands repor-
ters, éditorialistes, etc.) et leurs spécialisations (politique, médecine,
science, économie, justice, sport, etc.).
En essayant de construire le champ, on se donne ainsi les moyens de
voir plus précisément comment les contraintes (économique, politique,
technique notamment), relativement communes à l'ensemble des journalis-
tes, pèsent à ces différents niveaux sur la production de l'information. Nous
avons pris ici deux cas concrets. Ainsi par exemple, nous avons été amenés
à montrer les usages économiques des développements technologiques et
leurs effets sur la production de l'information. En effet, les contraintes tech-
niques, surtout en télévision (prévoir quelquefois un faisceau, avoir des
images, etc.) sont omniprésentes. Et l'analyse de ce type de contraintes
permet d'éviter les erreurs d'interprétations sur la hiérarchie d'un journal
télévisé : tel sujet peut être placé en fin de journal car il n'était pas prêt et
non pas en raison d'un choix rédactionnel. En prenant l'exemple de la
chaîne paneuropéenne d'information en continu Euronews, on peut saisir
l'accélération du rythme de production de l'information : du fait de ces
usages des nouvelles techniques, les journalistes travaillent de plus en
plus vite et la rapidité est un des critères essentiels (voire le plus impor-
tant dans certains médias) de la compétence professionnelle. Parce qu'ils
Sociologie de la production de l’information

doivent économiser leur temps, les professionnels (notamment dans les


médias audiovisuels) effectuent un travail de plus en plus “assis”, bien
loin du grand reportage.
Nous avons cherché aussi à saisir concrètement les logiques écono-
miques à l'œuvre en dégageant l'influence qu'exercent des chaînes de télé-
vision sur la sélection de l'information dans l'ensemble des supports
d'information générale. L'activité journalistique est largement régie par
une concurrence pour satisfaire des attentes supposées ou réelles des
“publics”, ce qui explique que soit privilégié, par exemple, l'usage des
témoignages ou le recours à des procédés de simplification et de dramati-
sation. Ces pratiques autrefois réservées à la presse populaire ou aux
seules chaînes de télévision sont de plus en plus utilisées par les médias
dits “sérieux”. Le développement de l'information “de proximité”, qu'elle
soit géographique, sociale, etc., dans tous les secteurs de l'information –
le traitement “pratique” des questions de santé ou économiques est assez
éclairant sous ce rapport – est aussi un effet direct de cette logique de l'au-
dience que les médias audiovisuels ont contribué à renforcer.

Un champ “médiateur”
27
Sauf à tomber dans une sorte de “média-centrisme”, il serait naïf de
croire à une autonomie du champ journalistique et de faire comme si on
pouvait comprendre ce qu'il produit seulement à l'aune de ces logiques
internes. La médiatisation d'un “événement” ou d'une thématique est en
fait le produit des changements internes au champ journalistique mais
aussi de transformations qui affectent les différents espaces sociaux consi-
dérés (scientifique et médical, judiciaire, économique, politique, etc.).
Elles sont ensuite “retraduites” selon les logiques de l'espace médiatique.
Pour ne prendre que l'exemple de la santé, on sait que la médiatisation
récente de nombreux problèmes tient en grande partie au développement
sans précédent des progrès techniques qui ont contribué à induire de
nouveaux risques (affaires de la “vache folle” et du “sang contaminé”). La
croissance des effectifs de médecins, l'intensification de la concurrence à
des degrés divers suivant les domaines et une plus grande spécialisation
constituent une autre série de transformations majeures dans l'univers
médical. Depuis l'après-guerre, la santé est également devenue un enjeu
économique (visible par exemple à travers l'accroissement de la part des
dépenses de santé dans le PIB, le développement de l'industrie pharma-
ceutique), les progrès de la médecine posant en outre des problèmes
Dossier Dominique MARCHETTI

éthiques nouveaux (cf. les débats sur l'IVG, la bioéthique ou la transfu-


sion). Bref, la santé devient de plus en plus une affaire politique. La
médiatisation de ces nouveaux risques de santé publique renvoie égale-
ment à des transformations plus générales dans la population, comme par
exemple l'augmentation du niveau moyen d'éducation qui a entraîné des
modifications dans le rapport au corps des différents groupes sociaux,
contribuant à un certain nombre d'attentes et à la montée des attitudes
consuméristes (cf. la parution de palmarès des urgences des hôpitaux, des
établissements scolaires ; la croissance d'une presse spécialisée).
En effet, l'univers journalistique est « fortement dominé ou contrôlé
dans son fonctionnement par d'autres champs (économique et politique
notamment)» (Champagne, 1995 : 216), comme l'ont montré plusieurs
travaux. L'exemple de la montée médiatique récente de certaines “affaires”
montre bien que pour qu'un problème émerge dans les médias, il faut qu'il
soit constitué en enjeu politique, économique, scientifique et/ou judi-
ciaire. Le traitement (ou non) du problème par l'État mais aussi, dans ces
cas précis, par le champ judiciaire, est une des conditions nécessaires à la
mobilisation journalistique. L'ouverture d'enquêtes judiciaires et adminis-
tratives, l'existence d'articles publiés dans des revues scientifiques ou de
28 résultats de commissions d'experts, les problèmes posés par l'indemnisa-
tion, qu'elle concerne l'État et/ou les compagnies d'assurance, la prise en
compte du problème par le législateur, l'existence de rapports administra-
tifs publiés sur ces questions sont autant d'éléments qui contribuent à
déclencher ou à alimenter une “affaire”. Pour comprendre l'émergence
médiatique des “affaires”, il faut aussi analyser plus particulièrement les
mobilisations individuelles ou collectives (notamment associatives) qui
semblent être un facteur déterminant pour qu'une “cause” ait quelque
chance d'être entendue par les autorités politiques, par les professionnels
de la Justice et par les journalistes. C'est pourquoi il convient de prendre
en compte les propriétés sociales des principaux défenseurs de ces “causes”
et de repérer les différents types de capitaux qu'ils sont susceptibles de
mobiliser : capital économique, capital de relations dans la presse, capital
“médiatique”, etc. Ces mobilisations associatives ne peuvent être
analysées sans cerner les types d'actions possibles compte tenu de la
conjoncture politique, et notamment de l'existence d'autres “dossiers” de
même type.
Une autre manière de saisir le degré très relatif d'autonomie du
champ journalistique à l'égard des activités qu'il couvre est de voir par
exemple à quel degré il impose ou non ses ou des catégories de perception
Sociologie de la production de l’information

au détriment de celles de l'univers considéré. Par exemple, on ne peut


comprendre le traitement médiatique de l'affaire du sang contaminé, et
notamment les oppositions entre certains journalistes, sans voir qu'il tient
pour une part à l'histoire conjointe de deux groupes, les journalistes médi-
caux et les médecins spécialistes du sida, qui se sont progressivement
divisés. Les situations de guerre montrent également avec force les logiques
externes qui pèsent sur la production journalistique. Les travaux sur la
professionnalisation des sources et la montée de la communication confir-
ment aussi le poids des sources institutionnelles.
Si l'espace journalistique est faiblement autonome à l'égard d'autres
univers sociaux, il n'en est pas moins puissant dans ses effets, au sens où
il s'agit d'un espace stratégique. On peut penser, entre autres, au pouvoir
de consécration qu'il exerce à travers la sélection des “experts” et/ou des
“intellectuels” qu'il sollicite. Nous pouvons aussi nous interroger sur la
contribution spécifique des médias à l'évolution de la doxa, concernant la
responsabilité des politiques, des scientifiques et des hauts fonctionnaires.
Du point de vue médiatique d'abord puisque, on l'a vu, les médias ont eu
un rôle actif dans la transformation du rapport aux risques ; du point de
vue politique et judiciaire ensuite, puisque l'affaire du sang contaminé a
profondément modifié le droit de la responsabilité comme le montre l'om-
29
niprésence aujourd'hui du “principe de précaution” et, corrélativement, la
crainte croissante, chez les “responsables”, de poursuites judiciaires.
On peut également mettre en évidence le poids croissant de l'espace
médiatique dans le fonctionnement des autres champs sociaux, y compris
les plus autonomes, quand il impose des logiques concurrentes. L'étude de
la coproduction des événements médicaux les plus obligés pour les jour-
nalistes, comme les annonces scientifiques, met en exergue le fait que le
champ journalistique est un moyen pour certains chercheurs de con-
currencer les modes habituels d'évaluation scientifique ou d'agir sur le
champ politique. De même, l'analyse des épisodes judiciaires de l'affaire
du sang contaminé met en lumière le poids grandissant des médias dans le
fonctionnement même d'une petite partie de l'activité judiciaire : ils sont
non seulement un recours pour agir sur les instructions des grandes affaires,
mais ils introduisent aussi directement une logique externe concurrente
par le biais des enquêtes et même des procès parallèles qu'ils instruisent.
Ils contribuent ainsi à imposer une forme de justice populaire au nom de
l' “opinion publique”.
Bien évidemment, ces problèmes sont redoublés par d'autres,
probablement encore plus connus, quand il s'agit d'étudier les médias dans
Dossier Dominique MARCHETTI

des pays étrangers. Là encore, l'analyse en terme de champ peut être très
féconde. C'est en prenant en compte un certain nombre de propriétés de
ces champs nationaux qu'on peut mieux en saisir les spécificités. Ainsi,
des travaux comparatifs avec d'autres situations nationales feraient proba-
blement apparaître l'extrême centralisation des médias français par
rapport à l'exemple allemand ou américain et ses effets, une structuration
des types de médias s'articulant largement autour de la presse magazine
(les quotidiens français sont peu lus par rapport à leurs homologues des
pays voisins), des rapports privilégiés entre l'espace journalistique et les
champs politique et intellectuel (comme le montre l'histoire du cas fran-
çais) ou encore, pour ne prendre que cet exemple, un poids important de
l'État dans les modes d'organisation des professionnels et des entreprises.
Comme le montrent des travaux contenus dans ce numéro, on voit bien en
effet comment, dans de nombreux pays, la structuration du champ journa-
listique (et donc de ses productions) est aussi et surtout le produit de celle
des champs politique et économique. En utilisant ce type d'outils compa-
ratifs, on évite ainsi non seulement les problèmes évoqués plus haut mais
aussi les risques d'une sociologie “ethnocentrée”.
30
Sociologie de la production de l’information

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Dossier Dominique MARCHETTI

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PRESSE ET INSTITUTION SCOLAIRE
Une co-construction de l'information sur l'École à la Réunion
Éliane WOLFF*

«Nous savons peu de choses sur la manière dont est sélectionnée et


construite l'information sur l'école et les jeunes.» Partant de ce constat,
notre recherche tente de mettre à jour quelques éléments du processus
d'élaboration de l'information sur l'École et les jeunes à l'Ile de la
Réunion. C'est donc résolument en amont de la diffusion des produits
médiatiques que nous nous situons.
Cette approche est balisée par quelques repères théoriques et métho-
dologiques : elle s'inspire des théories de l'agenda et est inscrite dans une
perspective relevant des théories de l'acteur. Une rapide évocation du
paysage médiatique et scolaire réunionnais nous permettra de resituer cette
intervention dans son contexte si spécifique : celui d'une ancienne colonie
française devenue département il y a moins de cinquante ans et traversée
depuis par de profondes et massives mutations. Les résultats partiels donnés
ici tenteront de saisir comment des journalistes spécialisés (chargés de la
rubrique Éducation des deux principaux quotidiens) et leurs interlocuteurs
institutionnels majeurs (des fonctionnaires chargés de la communication au
Rectorat de la Réunion) co-construisent le discours médiatique sur l'École.

Repères théoriques et méthodologiques

Les recherches en communication ont montré que, si les médias ne


réussissent pas forcément à orienter l'opinion des gens, ils sont par contre
efficaces pour focaliser leur attention sur tel ou tel sujet. Selon la formule
maintenant connue, les médias ne nous disent pas quoi penser, mais à quoi
penser (Mc Combs & Shaw, 1972). En effet, ils imposent un rythme et

* Maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication,


Université de la Réunion.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 33-55.
Dossier Éliane WOLFF

définissent un calendrier des événements, ils proposent des objets à l'atten-


tion collective et ils établissent une hiérarchisation de ces objets : ils cons-
truisent l'agenda. Alors que les premières approches laissaient dans l'ombre
tout le travail de médiation et de traitement de l'information pratiqués en
amont, on s'efforce à présent d'ouvrir la boîte noire (Bregman, 1989).
Comme le souligne Jean Charron, « au modèle de l'agenda setting centré
sur la relation médias-public, s'est substitué, au cours des années 80, le
modèle plus complexe de construction de l'agenda public (agenda building)
qui considère les rapports d'influence entre l'agenda des sources, l'agenda
des médias et celui du public » (1998 : 323). Le processus de construction
de l'information sur l'École est abordé ici dans le cadre d'une approche
systémique. Il est envisagé comme le résultat des interactions entre les jour-
nalistes spécialisés et leurs sources. Celles-ci sont multiples : enseignants,
familles, élèves, étudiants, représentants syndicaux, associations de parents
d'élèves, personnels administratifs. Tous ces acteurs de l'École sont en inter-
dépendance. Tous, à un moment ou à un autre, sont les interlocuteurs des
journalistes. Tous possèdent leur vision de l'École et leurs définitions sont
d'autant plus ouvertes et conflictuelles qu'elles s'appuient sur l'expérience
récente d'une institution scolaire jeune et en plein développement.
34 Nous limiterons ici l'étude du système d'action à deux types
d'acteurs : les journalistes et les chargés de communication de l'institution
rectorale. Les données sont constituées par des narrations de pratiques
recueillies auprès de sept professionnels :
- trois journalistes chargés de la rubrique Éducation dans les deux
principaux journaux de la presse quotidienne réunionnaise ;
- trois acteurs institutionnels : la responsable de la communication,
l'attachée de presse et l'Inspecteur académique chargé de l'information et
de l'orientation des élèves (tous trois en poste au Rectorat de la Réunion) ;
- enfin, un dernier entretien a été réalisé avec un personnage singu-
lier ayant une expérience des deux univers professionnels : fonctionnaire
de l'Éducation nationale, il a collaboré pendant plusieurs années à la
rubrique Éducation du principal journal local.

Le contexte local : une société singulière en profonde mutation

Les mutations de la société réunionnaise ont particulièrement touché


les espaces médiatique et scolaire, qui s'organisent et se professionnalisent
dans un même mouvement. Du côté de l'École, on assiste à un dévelop-
pement massif de la scolarisation, accompagné par la mise en place d'une
Presse et institution scolaire

communication institutionnelle de plus en plus structurée. Le mouvement


avait été initié au niveau national avec l'apparition d'une direction de la
communication. Du côté de la presse apparaissent dans le même temps
des rubriques sur l'éducation, animées par des journalistes spécialisés –
signe d'une professionnalisation certaine du métier. À la fin des années
quatre-vingt, médias et École vont entamer une dynamique de rapproche-
ment et de collaboration tout à fait nouvelle.

Le paysage médiatique : une presse locale spécifique

Le paysage médiatique réunionnais s'inscrit dans une histoire


singulière, où l'espace public est encore un processus en cours (Simonin,
Watin, Wolff, 1994). Longtemps dominé par une presse d'opinion et par
une radio et une télévision d'État relayant sur l'Ile la Voix de la France, le
paysage médiatique réunionnais connaît, depuis une vingtaine d'années,
de profonds bouleversements.
Fondé en 1976 par un chef d'entreprise local, le journal Le
Quotidien de la Réunion a été le premier à opérer une brèche dans l'espace
figé des mass media de l'époque. Il innove alors du point de vue de la
fabrication, de la présentation, du système de distribution ; surtout, il
35
propose un regard pluraliste sur l'actualité et offre un espace de discussion
contradictoire. Son apparition met fin au monopole de fait du journal L'Ile
de la Réunion qui, depuis sa création en 1951, ne cachait pas ses sympa-
thies pour la droite locale. Racheté en 1990 par le groupe Hersant, ce
journal tente depuis quelques ouvertures et cherche à attirer de nouveaux
lecteurs dans le cadre d'une concurrence frontale avec son rival Le
Quotidien 1. Enfin, il faut citer le journal Témoignages, organe de presse
du Parti Communiste Réunionnais – à la diffusion confidentielle et perpé-
tuant la tradition de la presse d'opinion –, qui se situe à la marge de cette
presse locale, dont il nous faut à présent pointer les spécificités.
La Presse Quotidienne Régionale Réunionnaise (PQRR) occupe
une position singulière dans ce département insulaire français situé à plus
de dix mille kilomètres de Paris. Elle couvre bien sûr l'information locale,
sans toutefois être “localiste” puisque, contrairement à ce qui se passe
souvent en métropole, on n'y trouve pas de feuillets consacrés à l'actualité

1 Le Quotidien tire à 35 000 exemplaires et Le Journal de l'Ile en annonce 18 000.


Dossier Éliane WOLFF

des micros régions. Cette PQRR rend également compte de l'actualité


nationale, une fonction d'autant plus importante que la presse nationale
arrive à la Réunion avec deux jours de retard et un coût majoré de 30 %
environ. Enfin, elle consacre des pages à l'information internationale, en
particulier de la zone de l'Océan Indien 2. Animés par des équipes rédac-
tionnelles jeunes et de mieux en mieux formées, les deux journaux ne se
contentent pas de rendre compte des activités des notables ou de faire de
la “petite locale”, à l'instar de nombre de leurs collègues de métropole. Via
leurs éditoriaux, leur travail d'investigation ou leurs dossiers de fond, ils
participent activement au débat public et se constituent en véritable
«acteur social» (Idelson, 1998). Les recteurs 3 doivent ainsi très rapide-
ment prendre la mesure de la spécificité de cette presse locale, à laquelle
leurs affectations précédentes ne les avaient pas préparés, comme en
témoigne un fonctionnaire du rectorat en ces termes :

« Les recteurs sont en première ligne dans cette presse-là et ils


n'y sont pas habitués. Ici on ne les traite pas comme des notables qui
inaugurent des machins. Ils sont souvent surpris par la virulence et
36 l'irrévérence, ils ne sont pas du tout habitués à ça. Il y a des recteurs
qui le prennent bien, il y en a qui le prennent plus mal et ils font la
gueule. Ils ne sont pas contents et puis voilà, ils ne peuvent pas faire
grand chose, qu'est ce que vous voulez qu'ils fassent ? ».

Le Quotidien est le premier journal à introduire une page de


lecteurs, à écrire en créole, à proposer des dossiers et un rubriquage
thématique. Sa rubrique hebdomadaire consacrée à l' Éducation – le
Quotidien de l'Éducation – fut lancée le mercredi 25 mai 1988, accompa-
gnée de “l'appel de une” résumant les enjeux d'une telle initiative :

« À la Réunion plus qu'ailleurs en France, l'École – au sens


large du mot – a un rôle essentiel à jouer. Rôle pédagogique, rôle
d'insertion. Le Quotidien a décidé d'entrer dans la partie. Aux côtés
des élèves, des parents, des enseignants ».

2 L'Ile Maurice, Madagascar, les Seychelles, les Comores, Mayotte, l'Afrique du Sud.
3 Ce sont des professeurs d'Université nommés en conseil des ministres et chargés de
faire appliquer la politique nationale à la tête du rectorat qu'ils dirigent.
Presse et institution scolaire

Depuis, la rubrique comporte une double page prise en charge au


départ par un journaliste et un fonctionnaire de l'Éducation nationale qui
en avait soufflé l'idée au rédacteur en chef. Le Quotidien de l'Éducation
paraît désormais régulièrement tous les mercredis, ne marquant une pause
que durant les vacances scolaires.
Face à cette nouvelle offre, Le Journal de l'Ile réagit en créant lui
aussi des pages Éducation, aux formules et fortunes diverses : des pages
centrales créées en 1990 paraissent de façon hebdomadaire. En 1993,
un supplément Éducation est encarté toutes les semaines, mais ce gros
dossier de seize pages est rapidement supprimé pour des raisons de coût. En
1997, à la faveur d'un mouvement de grève des enseignants auxquels le
journal ouvre largement ses colonnes dans le cadre d'une tribune libre, la
rubrique est à nouveau proposée et paraît tous les jeudis. À la fin de la même
année, Le Journal de l'Ile fait paraître ses pages Éducation le mercredi,
engageant ainsi une confrontation directe avec le journal concurrent.
Si les deux principaux journaux proposent ainsi toutes les semaines
de deux à six pages traitant spécifiquement de l'École, c'est que le fait
scolaire revêt à la Réunion une importance tout à fait particulière.

Le paysage scolaire : un fait de société


37

Le fait scolaire est devenu un véritable fait de société : actuellement,


le tiers de la population est scolarisé – tous niveaux scolaires confondus !
Potentiellement, toute la population de la Réunion est concernée par l'École,
que ce soit en tant qu'élève, en tant qu'enseignant ou encore comme parent.
L'École et la formation sont devenues des passages obligés de l'insertion
sociale et professionnelle, dans une île qui passe de façon brutale d'une
société créole post-coloniale d'ordre traditionnel à une société moderne
complexe et segmentée. La réussite scolaire est devenue un enjeu de plus
en plus important pour les familles. Il n'en a pas toujours été ainsi. Il a
fallu attendre la fin des années soixante pour voir l'École accueillir la tota-
lité des enfants âgés de six à quatorze ans, et les années quatre-vingt pour
que l'enseignement secondaire prenne véritablement son essor. À la
Réunion, la scolarisation est donc récente et massive. Concentrée sur une
courte période, elle a touché successivement tous les niveaux scolaires,
jusqu'à l'Université qui accueille à présent plus de 10 000 étudiants 4. Cette

4 Ils étaient à peine 600 en 1970.


Dossier Éliane WOLFF

massification correspond certes à une volonté politique nationale (amener


80 % d'une classe d'âge au baccalauréat), mais elle a été relayée et adaptée
localement lorsqu'un rectorat de plein exercice a été installé dans l'île en
1984. À partir de ce moment-là, une politique académique a pu s'exprimer
en fixant des priorités tenant compte des spécificités et des “retards
locaux”. L'institution rectorale s'est alors donné les moyens d'informer sur
son action en nommant en 1988 un chargé de communication attaché au
cabinet du recteur. Le service s'est depuis renforcé avec l'installation d'une
attachée de presse et d'un fonctionnaire chargé de créer et d'animer une
revue académique interne 5. La communication institutionnelle externe et
interne ont ainsi été prises en charge et structurées.
Pour l'institution rectorale, la parution chaque semaine de plusieurs
pages consacrées exclusivement à l'éducation constitue une opportunité
rare qu'il s'agit de gérer avec attention : « Rares sont les presses régiona-
les qui consacrent autant de pages à l'École ; et ici la presse, c'est très
important en nombre de lecteurs, en contenu, en impact et en retour.
Ensuite il y a la revue de presse qui est très écoutée le matin sur les ondes
de RFO, c'est très important ». L'institution ne peut concevoir son action
sans communiquer avec l'extérieur « sinon elle serait morte » ; mieux vaut
38 pour elle collaborer avec les médias plutôt que de voir les pages hebdo-
madaires consacrées à l'éducation se faire sans elle. Les médias sont eux
aussi dans l'obligation de maintenir un contact avec l'institution, ne serait-
ce que parce que son message est présumé d'intérêt public – il doit donc
figurer dans l'agenda médiatique.
Après avoir rapidement rappelé le résultat du travail de structura-
tion de l'agenda par les journalistes en donnant à voir quelques-uns des
sujets Éducation portés à l'attention du public, nous évoquerons l'interac-
tion entre l'agenda des sources et celui des professionnels de l'information.
Comme le souligne Charron (1988 : 324), dont les travaux ont fortement
inspiré cette recherche, « les acteurs sociaux en quête de publicité (dans
le sens accès contrôlé à l'espace public) doivent négocier leur présence
médiatique avec les journalistes qui, eux, sont en quête d'informations ».
Pour ce spécialiste des médias, les protagonistes procèdent en quelque
sorte à un marchandage, échangeant de l'information contre de la publi-
cité. Nous évoquerons tour à tour la perspective des professionnels des

5 La revue Arum, créée en 1993.


Presse et institution scolaire

médias et celle des professionnels de la communication du rectorat. Pour


conclure, nous verrons que le “modèle agenda” n'épuise pas toutes les
formes d'influence susceptibles d'agir dans l'espace public.

Les journalistes et le “bon sujet”


Les médias parlent de l'École

Les médias définissent le calendrier des événements et la hiérarchie


des sujets. Lorsqu'ils parlent de l'École, ils soumettent une sélection de
thématiques à leurs lecteurs.
Quand les médias parlent de l'École :
approche comparative des sujets traités
Sujets année scolaire 1997-98 Le Quotidien Le Journal de l'Ile
Le pré-scolaire 0 3
Le primaire 9 3
Le collège 0 1
Le lycée 14 12 39
L'Université 7 9
Les sujets transversaux 13 13
dont :
Les personnels 4 4
Les élèves 3 1
Les parents 1 _
Le calendrier scolaire _ 2
La cantine _ 1
La citoyenneté 3 1
Les apprentissages-devoirs 2 3
La violence _ 1

Le recensement des sujets traités durant une année scolaire 6 permet de


faire les constats suivants : c'est le lycée (vingt-six dossiers), puis l'Université

6 Ce recensement porte sur les dossiers de la rubrique Éducation traités par chacun des
journaux durant l'année scolaire 1997-98.
Dossier Éliane WOLFF

(seize sujets), qui focalisent l'attention, bien avant le niveau primaire (douze
sujets), préscolaire (trois sujets) ou le collège (un sujet). Les sujets généraux
portent sur les personnels de l'Éducation nationale (huit sujets), les élèves
(quatre sujets) et leurs apprentissages (cinq sujets). L'attention du lectorat
est enfin attirée de façon plus sporadique sur le calendrier scolaire, les
phénomènes de violence, la citoyenneté à l'école et la cantine scolaire.
Ce bref inventaire de quatre-vingt-quatre dossiers pourrait faire
l'objet d'analyses complémentaires afin d'enrichir ces premiers constats.
On pourrait procéder à une analyse comparative des supports ou mettre en
relation la couverture médiatique avec le calendrier scolaire ou avec
l'application des réformes. De même, une approche historique permettrait
de mesurer le déplacement de l'intérêt porté aux différents sujets. Mais,
quelles que soient les analyses entreprises, elles laissent dans l'ombre tout
le travail effectué en amont, entre professionnels des médias et chargés de
la communication de l'institution rectorale. Car, s'ils partagent des préoccu-
pations communes – parler de l'École –, chacun poursuit néanmoins des
objectifs différents. Ils sont pourtant conduits (pour ne pas dire condamnés)
à collaborer car ils ne peuvent se passer l'un de l'autre. Quelles sont les
attentes réciproques ? Les termes de l'échange ? Les règles du jeu ?
40
Les attentes réciproques

Les journalistes chargés de la rubrique Éducation attendent du


chargé de communication du rectorat efficacité et disponibilité. Ils souhai-
tent obtenir en un minimum de temps un résumé de l'actualité de l'institu-
tion, des contacts avec le bon interlocuteur, des informations techniques
fiables particulièrement nombreuses et complexes à traiter dans le cadre de
la rubrique, enfin des idées de sujets. Le “chargé de com' ” est avant tout
perçu comme «une personne-ressource» que l'on peut appeler plusieurs
fois par jour en fonction des besoins, toujours urgents, du moment.
Disponibilité à toute épreuve (pas seulement aux horaires de l'institution),
rapidité dans le traitement des questions et coopération avec «le moins de
langue de bois possible» sont, comme d'autres travaux l'ont montré
(Messika, 1994), les qualités les plus appréciées par les journalistes.
Les “chargé de com' ” s'efforcent de répondre au mieux à ces attentes :

« Je suis là pour faire l'interface avec la presse et je le fais


avec le plus de disponibilité possible » ; « Je réponds toujours ;
quelle que soit la question, c'est une règle de la maison ».
Presse et institution scolaire

S'ils travaillent ensemble, ces professionnels poursuivent cependant


des objectifs différents. Pour les sources, il s'agit de fournir à la presse des
informations rigoureusement vérifiées assorties de chiffres exacts, ainsi
que les meilleurs contacts au sein de l'institution. Mais l'objectif essentiel
reste de « valoriser ce qui se fait dans les établissements », de « servir
l'image du recteur, de l'Académie et du rectorat », « d'aller contre l'idée
reçue que dans le scolaire tout est figé et qu'on ne fait rien ». Comme le
note la chargée de communication du rectorat, la définition d'un bon
article peut se résumer à « montrer ce qui va bien, alors que pour les jour-
nalistes c'est souvent le contraire ». Les journalistes des deux quotidiens
répondent qu'ils ne sont « pas là pour présenter les choses sous un bon
jour, ou pour réhabiliter l'Éducation nationale », ou pour se contenter de
« parler en bien de ce qui va bien », et que « ça n'a aucun intérêt pour le
lecteur ni pour nous de répéter ce que dit monsieur le recteur, sinon on
fait le journal officiel ». Pour les professionnels de la presse, l'objectif
assigné à la rubrique Éducation se résume en quelques mots : informer,
vulgariser, poser des questions, faire débattre.
Les journalistes et leurs sources institutionnelles partagent des inté-
rêts à la fois complémentaires et divergents. L'étude de leurs perceptions
réciproques montre que chacun connaît parfaitement les attentes de
41
l'autre mais que, poursuivant des objectifs différents, il leur est difficile de
faire coïncider leur définition et leur sélection du “bon sujet ”.

Définir le “bon sujet”

Pour le journaliste, la définition du “bon sujet ” renvoie à la double


dimension d'un journalisme d'information et d'un journalisme de critique 7.
Il s'agit d'abord pour les professionnels des médias de rendre
compte de données significatives, de se faire l'intermédiaire entre les
sources et le grand public, de proposer une vulgarisation de l'information
administrative, mais aussi de faire émerger une information qui ne soit pas
seulement institutionnelle. Il faut ainsi « informer et être pédagogique,
expliquer comment ça marche, clarifier, pour qu'à la fin de l'article le
lecteur ait appris quelque chose ».

7 Dans une étude pionnière sur les journalistes spécialistes de l'Éducation nationale,
Padioleau (1976) évoque cette double dimension de la pragmatique journalistique se réfé-
rant à une rhétorique de l'objectivité et à une rhétorique de l'expertise critique.
Dossier Éliane WOLFF

Pour les journalistes, selon qui le journal est une entreprise qui doit
“vendre” son produit au mieux, un “bon sujet ” doit présenter un certain
nombre de qualités, dont celle de toucher le maximum de lecteurs. Pour
cela, il ne doit pas être trop spécialisé, trop pointu, bien au contraire :

« Un bon sujet intéresse ceux qui n'ont rien à voir avec le


monde de l'enseignement ; un bon sujet c'est un sujet qui concerne les
gens, qui ratisse large ».

Dans l'espace concurrentiel qui prévaut à la Réunion, le “bon sujet ”


prend la forme de l'exclusivité qui positionne le journaliste à la pointe de
l'actualité :

« Le bon papier, c'est celui où j'ai appris quelque chose aux


gens, une révélation, un scoop. Quand on grille le concurrent sur un
sujet, ça fait plaisir, c'est toujours bien ».

Une autre qualité souvent signalée concerne le « sujet gigogne, qui


amène à traiter des choses en cascade » et qui permet de « donner la
42 parole à des interlocuteurs très différents ». Le “bon sujet ” se prête faci-
lement au formatage de l'écriture journalistique privilégiant le témoignage
qui donne vie à l'information, la personnalise, la met en scène sur le
terrain de l'école :

« Il faut que ce soit vivant, il faut qu'il y ait des gens qui
parlent, des portraits, des témoignages ».

Cette fonction d'information s'accompagne d'une fonction critique


qui s'entend avant tout comme une distanciation par rapport au discours
institutionnel :

« Il faut mettre le doigt où ça fait mal. En fait, c'est plutôt ça


la définition du bon sujet. Et dans le système éducatif il y a toujours
quelque chose qui ne va pas, donc il y a de quoi faire ».

Le message officiel demande à être confronté à la réalité du terrain :

«J'essaie de voir l'application plus pratique des choses, de voir


concrètement sur le terrain ce que cela entraîne comme changement».
Presse et institution scolaire

Susciter la discussion, donner des points de vue différents, ouvrir et


alimenter le débat, donner la parole aux contradicteurs et enfin, lorsque
c'est possible, décoder les discours des différentes parties et placer les
éléments en contexte : tels sont les buts que s'assignent les journalistes.
« Pour la rubrique, l'essentiel c'est montrer et faire débattre (…). Je montre
ce qui se passe, j'explique des mesures et j'en fais discuter des gens ».
Selon les journalistes, la qualité première du “bon sujet ” est ainsi
de susciter le débat, la discussion. Le meilleur sujet est, par excellence, le
sujet polémique sur lequel tous les partenaires de l'éducation ont une
position à défendre :

«Si je peux trouver un sujet polémique, c'est encore mieux, un


sujet sur lequel les gens ne sont pas d'accord et qui entraîne un débat
d'idées, ça c'est intéressant (…) ; c'est bien aussi quand c'est polé-
mique, tout simplement parce que ça crée un débat ... surtout dans
un domaine aussi sensible comme l'éducation qui intéresse tout le
monde tout simplement parce qu'on est tous soit parents, soit usagers
de l'école».

Les règles du jeu


43

Disposer chaque semaine dans une presse quotidienne à fort tirage


de quatre à six pages spécifiquement réservées à l'éducation, auxquelles
une revue de presse radiophonique matinale donne un large écho, consti-
tue une opportunité d'accès à l'espace public très appréciée par l'institution
rectorale. Cette tribune doit être gérée au mieux dans le cadre d'une colla-
boration bien menée avec les journalistes responsables de la rubrique.
Il s'agit de leur proposer les ressources permettant de nourrir leur
rubrique (contact avec les bons interlocuteurs, idées de sujets, information
sur l'actualité) et de “cadrer ” leur message, tout en préservant leur auto-
nomie d'écriture. Car les journalistes se défendent d'être la courroie de
transmission du discours institutionnel. Leur professionnalisme se définit
dans leur indépendance face aux sources et dans leur capacité de distan-
ciation vis-à-vis du message rectoral. Il y va de leur crédibilité, qui se
construit ici moins à l'égard des lecteurs que vis-à-vis de leurs confrères :

«Le bon sujet n'est surtout pas institutionnel ; si jamais un


journal commence à être complaisant, il va se ridiculiser par rapport
à l'autre. Là, encore, c'est sain cette forte concurrence entre les deux
Dossier Éliane WOLFF

quotidiens, même si parfois ça peut provoquer une escalade dans la


recherche de l'info. Mais c'est beaucoup mieux qu'il y ait cette
recherche constante de l'info et de l'info pas gentille quoi, pas
complaisante, que l'inverse ; comme on assiste en métropole, où la
plupart des quotidiens régionaux sont en situation de monopole,
sans concurrence. Ils font une info très plate, très institutionnelle
justement, ce n'est pas eux qui sortent les affaires ».

La concurrence entre les deux journaux oblige à la vigilance, en


même temps qu'elle suscite l'émulation entre les journalistes :

«Parfois ça nous pèse, il faut toujours tenir compte de ce que


fait l'autre, mais ça nous oblige aussi à être moins plan-plan ».

Dans cette perspective de distanciation, s'appuyer sur les différents


acteurs de l'Éducation, dont les intérêts divergents garantissent la pluralité
des perspectives et permettent de donner un contrepoint au discours insti-
tutionnel, constitue une ressource importante :
44 «C'est une question d'équilibre, il faut savoir que tout le monde
à tous les niveaux a des intérêts divergents : le proviseur du lycée va
me filer des infos que le rectorat ne va pas me filer parce que le provi-
seur veut emmerder le rectorat ; le prof. va me filer des infos (y
compris un fac-similé d'un document interne) parce qu'il veut emmer-
der un tel et un tel. Il n'y a pas de mystère, on est aussi le jouet
consentant des gens qui veulent faire passer des choses par nous à
tous les niveaux. C'est là qu'on s'y retrouve, car comme c'est des inté-
rêts divergents et contradictoires, nous on est au milieu ; et à partir
du moment où l'on n'est pas dupe, on en fera un bon usage».

Le journaliste dispose de ressources qui lui permettent de maintenir


de «bons contacts » avec les sources, ou de leur « rendre service » sans
avoir l'impression de déroger à sa déontologie :

«Il peut aussi y avoir renvoi d'ascenseur, mais on ne va jamais


parler d'un truc qui n'a aucun intérêt parce qu'on nous a demandé
de le faire ; si une chargée de com' m'appelle et me dit “ on a invité
300 gamins, ce serait bien que tu fasses un petit mot dessus ”, on dit
ok, on va lui faire une brève là-dessus, ça ne mange pas de pain ».
Presse et institution scolaire

Dans le cadre de cette transaction entre acteurs, dont les intérêts, on


l'a vu, sont à la fois complémentaires et divergents, se définissent des
règles de fonctionnement qui permettent d'instaurer un équilibre fragile.
Dans ce système d'action en effet, les protagonistes sont en interdépen-
dance et personne n'a intérêt à entrer en conflit avec quiconque :

«Il y a une relation de confiance, ce n'est pas de l'amour, c'est


de la confiance avec le rectorat. Quand ça merde au niveau du bac,
je le dis. Mais d'un autre côté, quel meilleur vecteur de communica-
tion pour un rectorat que Le Quotidien de l'Éducation, le journal le
plus vendu, le plus implanté... donc on a besoin les uns des autres, le
tout c'est de respecter certaines règles ».

La règle fondamentale énoncée par les professionnels des médias


concerne le respect du territoire de chacun. Alors que la réciprocité des
rapports entre journalistes et chargés de communication s'impose comme
une réalité quotidienne reconnue par tous, les journalistes tiennent à rappe-
ler que leur conception de l'information ne peut être comparée à celle de
leurs partenaires institutionnels. « Le jeu d'équilibre, il existe » et ne pose
pas problème, à condition que les territoires respectifs soient respectés :
45
«Là où c'est malsain, c'est quand on mélange les genres, c'est
quand le journaliste devient chargé de com' ».

Les relations entre les partenaires peuvent être cordiales ; pour


autant, le journaliste ne doit pas perdre sa liberté d'écriture :

«Il y a des règles du jeu basées sur l'honnêteté et pas sur la


gentillesse... les termes de l'équilibre, c'est : on ne triche pas ».

Les rapports de confiance peuvent devenir des rapports de force


tant les intérêts sont divergents. Cependant, personne n'a intérêt à provo-
quer la rupture. Les professionnels préfèrent ainsi toujours « s'expliquer »
plutôt que de se «fâcher».
La profession journalistique réaffirme la nécessité de maintenir des
démarcations claires entre les deux champs professionnels. On constate
cependant que les frontières ne sont pas étanches. L'exemple de ce fonc-
tionnaire de l'Éducation nationale, qui a participé à la création de la
rubrique du Quotidien de l'Éducation, est de ce point de vue tout à fait
emblématique. Sa collaboration au journal (à raison d'un article d'une
Dossier Éliane WOLFF

page par semaine) a duré plus de huit années, au cours desquelles il a


également été à l'initiative de la création du journal interne de l'Académie,
cumulant ainsi les fonctions de pigiste dans la presse quotidienne et de
journaliste d'entreprise. Seule sa nomination à plein temps au cabinet de
communication du recteur a suscité des protestations de la part du journal
concurrent, craignant de subir une inégalité de traitement du fait de cette
double appartenance. Il a donc cessé de signer des papiers pendant la
durée de sa présence au cabinet rectoral. À présent appelé à d'autres fonc-
tions au sein de l'institution, il a repris une collaboration épisodique avec
le Quotidien de l'Éducation où, comme à son habitude et avec la bien-
veillance de l'administration, il signe à nouveau des articles. Malgré les
déclarations sur l'importance de ne pas effectuer un “mélange des genres”,
il y a bien, dans la réalité, une perméabilité entre les deux professions.
Nous allons le voir, l'étude de la stratégie des sources le confirme.

Les sources et leurs ressources

Comme le souligne Charron (1998), le modèle de l'échange


marchand qui sous-tend le modèle de l'agenda building reproduit l'erreur
46 chronique de considérer l'information fournie par la source comme une
donnée objective, sélectionnée ou non par le journaliste qui la met ensuite
en forme. Or, si de nombreuses recherches ont montré le caractère cons-
truit de l'information (Véron : 1981 ; Tétu : 1989 ; Champagne : 1991 ;
Accardo : 1995, 1998 ; Neveu : 1998), les chercheurs ont tardé à appli-
quer aux sources la perspective constructiviste déjà adoptée pour l'analyse
de la production journalistique. Pourtant, les sources sélectionnent elles
aussi, filtrent, construisent et formatent l'information en direction des
médias. Compte tenu du caractère routinier du travail journalistique et des
contraintes organisationnelles et techniques qui façonnent, celui qui
connaît le fonctionnement général des médias peut facilement prévoir le
comportement des journalistes et y ajuster sa propre stratégie. C'est à quoi
s'emploient les chargés de communication que la fonction, en voie de
professionnalisation (Messika, 1995), amène à connaître de mieux en
mieux les pratiques journalistiques. Il n'y a pas de meilleur spécialiste des
relations avec la presse qu'un ancien journaliste 8. Faute d'être issus de la

8 À la Réunion, on compte quelques journalistes assurant des fonctions de chargé de


communication dans les collectivités locales ou auprès d'hommes politiques.
Presse et institution scolaire

profession, les “chargés de com' ” du rectorat suivent des cours dans le


cadre du CFPJ (Centre de Formation Professionnel de Journalistes) de
Paris. Ils bénéficient ainsi des sessions de media training, de préparation
au dossier ou à la conférence de presse, sous la direction de journalistes
en exercice, tout en côtoyant des étudiants journalistes inscrits dans ce
centre de formation particulièrement réputé dans la profession :

«J'ai suivi des stages au CFPJ pour apprendre l'écriture jour-


nalistique et donc, à partir de là, ça m'a donné une bonne connais-
sance de ce que les journalistes veulent comme informations, de quel
genre de chiffres ils peuvent avoir besoin, de quel genre d'illustra-
tions. Mes dossiers, je les fais à partir de la façon dont moi j'écrirais
l'article si j'étais journaliste... je le formate pour eux ».

Ce savoir-faire est démultiplié au sein de l'Académie afin que les


personnels les plus souvent en contact avec la presse soient le mieux
armés possible. La chargée de communication participe ainsi à la forma-
tion des chefs d'établissements stagiaires, pour les préparer à ce rapport
avec la presse ; elle aide également certains experts à préparer leurs inter-
ventions dans les médias afin que le message soit « clair, simple, avec peu
47
de chiffres». Et une analyse a posteriori des articles permet de pointer les
dysfonctionnements ou les “erreurs de communication ” commises pour y
remédier. Un gros travail de filtrage des messages est effectué au sein de
l'institution :

«Au départ, pour rencontrer la presse, il faut qu'il y ait une


information. Souvent on vient me présenter des choses sans aucun
intérêt pour un journaliste ; il y en a qui voudraient me faire inviter
la presse à chaque fois qu'il y a une réunion de signature de quelque
chose et chaque fois je râle, parce que je refuse d'inviter un journa-
liste pour ça».

L'enjeu pour les chargés de communication consiste à ne pas appa-


raître aux yeux de leurs interlocuteurs des médias comme des agents de la
propagande institutionnelle. Les sources travaillent alors à parler le
langage des journalistes pour, au final, se faire entendre d'eux. La straté-
gie mise en place est pluridimensionnelle : elle s'appuie sur l'organisation
stratégique de l'agenda et sur l'adoption de l'ensemble des formats journa-
listiques.
Dossier Éliane WOLFF

L'agenda

Une bonne connaissance de l'emploi du temps des journalistes de la


presse écrite permet d'adapter l'agenda de la communication institution-
nelle à celui des professionnels de l'information, l'objectif étant d'obtenir
la meilleure couverture médiatique possible. Ainsi, pour les conférences
de presse, le début de semaine est privilégié car il est généralement moins
chargé. Ces rencontres ne commencent jamais avant dix heures du matin
pour permettre aux journalistes d'assister à leur conférence de rédaction
quotidienne. Des rendez-vous sont organisés à d'autres moments pour
éviter l'enfermement dans la seule rubrique du mercredi et pour augmen-
ter la surface de parution réservée à l'éducation :

«Je tiens compte aussi des pages du mercredi pour justement


les éviter et avoir des choses sur l'éducation les autres jours. Je ne
veux pas me laisser enfermer là-dedans. Du coup cela augmente la
surface de parution, ça multiplie les pages. Je sais aussi que la page
de samedi est bien lue, donc j'essaie de faire des choses le vendredi,
pour avoir une couverture presse le samedi ».
48
Parler le langage des médias : formater le message

L'écriture journalistique est simple et ne relève pas, même dans le


cadre d'une rubrique spécialisée, de l'expertise. L'information en direction
de la presse doit donc être formatée en tenant compte de la spécificité des
routines du langage de la presse écrite :

«Il faut trouver un angle, être simple, ne pas donner des


tonnes de chiffres, car tout ce qui est chiffré en général c'est déformé,
donc j'essaie d'en tirer mon parti et de donner en général un seul
chiffre».

Un important travail d'énonciation est déjà pris en charge en amont,


par le ministère qui dispose de son propre service d'experts. La politique
éducative nationale est mise en mots au niveau central ; les rectorats
reprennent et diffusent ensuite slogans et formules :

« Le ministère travaille les appellations : par exemple on est


parti du “ collège pour tous ” au “ collège pour tous et pour
Presse et institution scolaire

chacun ”. Toutes ces subtilités sémantiques sont la preuve qu'il y a


un certain travail fait en amont et moi je n'ai qu'à reprendre ».

La “petite phrase”, la “formule choc” qui résume le propos sans


trop le caricaturer est particulièrement travaillée dans les interviews et
souvent reprise par le journaliste dans l'accroche ou dans un sous-titre :

«En général j'aime bien essayer de glisser dans le discours un


petit truc un peu choc, une petite phrase quoi, et en général ils le
reprennent, ça leur permet de faire un sous-titre ».

Cette prise en charge et ce contrôle de l'écriture par les sources


peuvent aller très loin. L'urgence dans laquelle travaillent les journalis-
tes, les contraintes organisationnelles et techniques qui pèsent sur eux
font qu'il leur est souvent plus simple et plus économique de s'appuyer
sur les dossiers de presse préparés à leur intention par des sources plus
disponibles :

«Il m'est même arrivé de faire les articles. J'ai eu des journa-
listes qui n'avaient pas pu couvrir l'événement et qui m'appellent.
49
Dans ces cas-là, c'est très confortable : je leur raconte, je leur dicte
pratiquement l'article, je fais aussi un communiqué de presse, éven-
tuellement j'envoie le dossier de presse à ceux qui ne peuvent pas
venir et qui n'ont pas donné de nouvelles. Ça m'est déjà arrivé de
trouver mes notes d'information reprises telles quelles dans des arti-
cles ; ça me fait plaisir parce que ça me montre que je n'ai pas perdu
la main».

L'angle

Du fait de la divergence de leurs intérêts et de leurs approches, il est


difficile aux journalistes et chargés de communication de faire coïncider
leur sélection et leur hiérarchisation de l'information. Mais les premiers
pensent pouvoir faire jouer le processus à leur avantage à condition d'an-
ticiper et d'ajuster au mieux leur action et leurs discours vis-à-vis de la
presse :

«Tout dépend de l'angle, du comment tu présentes la chose


aux journalistes».
Dossier Éliane WOLFF

Une bonne connaissance des routines professionnelles leur permet


de proposer des sujets dont l'angle d'approche est travaillé de façon à
correspondre au mieux aux différents formats offerts par la presse écrite :

«Tous les sujets sont formatables, il suffit de trouver le bon


angle et l'on peut faire passer tous les sujets. Les journalistes eux-
mêmes ont des formats très différents, d'une brève au dossier de seize
pages, il y a de quoi faire… je m'arrangerai pour que le format
convienne pour faire passer mon message ».

La construction de l'événement

Pour éviter que leur discours ne se perde dans le flot des informa-
tions et parvienne à accéder à l'espace public médiatique, les attachés de
communication développent des stratégies de plus en plus élaborées. Car
l'accès à l'espace public s'avère de plus en plus difficile et les journalistes
sont aujourd'hui plus sollicités qu'ils ne sont demandeurs :

«Maintenant il va falloir se creuser la tête de plus en plus


50 pour pouvoir intéresser les journalistes, il faut trouver un angle, être
simple, ne pas donner des tonnes de chiffres. Au fur et à mesure on
devient plus pro et on ne se contente pas de balancer un simple mot
aux journalistes ; ils sont tellement sollicités maintenant qu'il faut
qu'on argumente, qu'on travaille le dossier ».

Cette exigence entraîne une professionnalisation de la fonction et la


mise en œuvre de pratiques de plus en plus sophistiquées. Pour accéder de
façon certaine à l'espace public, le message institutionnel doit prendre
la forme imposée d'un “événement médiatique” qui, nous rappelle
Charron, «n'est pas un agencement naturel ou fortuit de faits bruts. C'est
le genre qu'emprunte le discours public pour se mettre en scène. C'est le
vecteur du jeu d'influence qui sous-tend la production de l'actualité et par
lequel se construisent des images publiques et se fabrique une représen-
tation publique des acteurs sociaux » (1998 : 326). La tournée d'un recteur
au centre de l'île, qui part en tournée à pied pour y rencontrer les ensei-
gnants de l'un des cirques les moins accessibles de la Réunion, constitue
un “événement” qui intéresse l'ensemble des médias : la notoriété du
personnage présenté hors de son cadre habituel, le caractère exceptionnel
de la situation, mais aussi, pour les médias télévisuels, la possibilité de
Presse et institution scolaire

faire de belles images, tout cela contribue à assurer une couverture média-
tique d'envergure tout en imposant l'image d'un recteur actif, dynamique,
qui “mouille sa chemise” dans tous les sens du terme. Ce formatage reste
néanmoins exceptionnel, car son impact est proportionnel à sa rareté ; et
il ne peut être mis en œuvre trop souvent sous peine de subir une déva-
luation sur le “marché des nouvelles”.

Le scoop ou la construction de l'exclusivité

Sur le marché de la nouvelle, qui s'inscrit dans un cadre concurren-


tiel sévère, le scoop présente une valeur certaine et l'exclusivité est très
appréciée. Pour imposer leur information de façon certaine dans l'agenda
médiatique, les “chargés de com' ” s'emploient à la formater dans ce sens :

« Ce qu'ils cherchent c'est le scoop. Alors là encore on peut


s'arranger, parce que même la chose la plus banale peut être vendue
comme un scoop ; c'est une question de technique, c'est une question
de formatage (…). Tu arrives toujours à en faire quelque chose d'in-
téressant pour les journalistes ».
51
De fait, pour maintenir de bonnes relations avec les journalistes, les
sources doivent construire une “exclusivité ” à destination de chacun des
deux journaux en prenant garde de ne léser aucun des interlocuteurs habi-
tuels. Chaque journaliste se voit ainsi proposer un sujet qu'il sera le seul à
traiter dans son journal : «Chacun a son exclu et tout le monde est
content», en particulier le service communication qui voit ses deux sujets
accéder à l'espace public sous la forme la plus complète du “dossier ”.
La stratégie mise en œuvre peut aller jusqu'au choix de l'interlocuteur jugé
le plus à même de bien traiter le sujet. À force de travailler avec les
mêmes journalistes responsables de rubrique, l'institution accède à une
certaine connaissance des pratiques, des sensibilités et des qualités de
chacun d'eux. La distribution des sujets se fait en fonction de ce stock de
connaissances élaborées au fil des rencontres et qui finissent par consti-
tuer des ressources supplémentaires :

«Je les connais tous, je sais un peu quelles sont leurs sensibi-
lités, donc, selon le sujet, je vois... Sur des problèmes un peu
complexes ou des sujets qui sont un peu difficiles à expliquer et qu'il
faut quand même exposer clairement en six ou sept colonnes, moi
Dossier Éliane WOLFF

j'avoue que c'est X qui réussit le mieux à faire une synthèse...


L'essentiel est dit et c'est clair et bien fait. Quand il s'agit plutôt de
donner une information et de l'accompagner d'un certain nombre de
témoignages, ils sont tous très bons, c'est beaucoup moins difficile
de choisir ».

Cette pratique n'est pas sans risques et repose sur le respect de


quelques règles de base. Ainsi, seule l'information pédagogique ne rele-
vant pas de l'actualité “chaude” peut faire l'objet de ce type de distribution
ciblée :

«Si le sujet est d'actualité et très polémique, je ne m'amuserai


pas à en faire une exclusivité, sinon je risque gros avec le journaliste
et le journal... Si je n'ai plus la confiance des journalistes, je ne peux
plus travailler... donc, si c'est un sujet d'actualité, je fais une confé-
rence de presse pour apporter en une fois une réponse à tout le
monde».

52 Faut-il en informer les journalistes eux-mêmes ? Ici les avis diver-


gent. Pour les uns «la règle de base » consiste à ne jamais dévoiler à un
journaliste le contenu du sujet sur lequel travaille son confrère. D'autres
préfèrent «ne rien cacher», car cette information permet au contraire à
chacun d'eux de traiter les sujets de façon très différenciée. La ligne de
conduite générale est définie par quelques principes faisant écho à la
déontologie journalistique : une information doit être fiable et de qualité ;
rien ne doit être donné qui n'ait été au préalable vérifié et qualifié ; il ne
faut jamais donner une fausse information, il vaut mieux se taire que de
tromper un journaliste ; il faut toujours répondre aux demandes de rensei-
gnements même pour dire qu'on ne dispose pas de l'information.

Qui perd gagne et réciproquement

Le contenu de la rubrique Éducation se construit pour une bonne


part dans le cadre des interactions quotidiennes entre les professionnels
des médias et les professionnels de la communication institutionnelle.
Cependant, le processus d'influence aboutissant à l'imposition ou non d'un
thème dans l'espace public apparaît plus complexe qu'il n'y paraît de
prime abord.
Presse et institution scolaire

L'influence ne s'obtient pas seulement en inscrivant un thème à


l'ordre du jour, mais aussi en guidant son interprétation, voire en imposant
la définition. L'action des sources consiste à «clarifier... à contextualiser...
à montrer que c'est un peu plus compliqué que cela en a l'air… à recadrer
pour échapper au traitement factuel du petit incident qui fait vendre». Les
sources peuvent également agir pour éviter que certains sujets “sensibles”
n'apparaissent dans l'espace public. Leur influence peut se mesurer dans
le fait qu'elles parviennent à soustraire certaines informations à l'attention
publique ; un exemple récent concerne l'apparition dans une école d'un cas
de méningite que l'institution n'a pas voulu ébruiter de « peur d'affoler les
foules» ; elle a préféré «mentir par omission ».
Enfin, l'information n'est pas une donnée objective que le journa-
liste décide ou non de sélectionner et de transformer en produit formaté
pour sa rubrique. Les sources, on l'a vu, exercent une action en amont en
s'appuyant sur la connaissance intime des pratiques et des routines jour-
nalistiques. Cependant, nous rappelle Charron (1998), pour avoir une
vision plus équilibrée il faut considérer les contraintes que les médias font
peser sur les sources, et les concessions qu'elles doivent consentir au
langage et à la logique médiatique pour que leurs informations soient
«publicisées» : les sources finissent par faire ce que les médias attendent
53
d'elles. Or, tout ne peut être dit dans des formats aussi contraignants.
L'institution dispose certes d'une revue académique pour évoquer des
thèmes moins médiatiques ou présentés selon des formes moins standar-
disées, mais ce support reste destiné à une communication interne en
direction des agents de l'institution. Pour toucher le grand public, il faut
obligatoirement rentrer dans les formats médiatiques précontraints.
Finalement, ce qui se joue entre professionnels de la communica-
tion et journalistes ne peut se réduire à une manipulation réciproque. Il
s'agit plutôt, dans le cadre d'interactions définies par des règles
auto-construites, d'une négociation plus équilibrée qu'il n'y paraît de
prime abord, entre deux parties dont les intérêts sont à la fois complé-
mentaires et divergents et dont l'enjeu final consiste à imposer dans
l'espace public une certaine définition de la réalité scolaire locale.
Dossier Éliane WOLFF

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L’ENSEIGNEMENT ET LA JEUNESSE
VUS PAR L’INTELLIGENTSIA MAROCAINE
Une analyse des articles publiés par la revue Lamalif, 1966-1988
Bernard SCHLEMMER*

Lamalif, la revue de l’intelligentsia marocaine

La revue francophone Lamalif naît le 15 mars 1966 et durera 22 ans


– ce qui est tout à fait exceptionnel pour une revue marocaine.

« Au départ, tous les collaborateurs étaient occasionnels et


bénévoles. Ils ont été peu à peu stabilisés et rémunérés. Les moyens
commerciaux ont été aussi étoffés, mais toujours sans charges
excessives. La revue s’est également développée. En 1966, elle
n’avait qu’une quarantaine de pages austères et une couverture en
bichromie. En 1998, elle comptait près de 90 pages et faisait un
large emploi de la quadrichromie, spécialement au niveau des
couvertures qui étaient réservées à des tableaux de peintres maro-
cains, dans une volonté nationale mais aussi esthétique. Ainsi, l’in-
dépendance a toujours été préservée et, fait assez rare, paraît-il,
Lamalif n’a jamais eu de problèmes d’argent. Elle aurait pu conti-
nuer indéfiniment à exister par ses propres moyens. »

En juin 1988, l’auteur de cette citation, Zakia Daoud, rédactrice en


chef de cette revue (Daoud, 1994 : 162), choisit de la saborder plutôt que
de se plier aux injonctions tatillonnes d’un pouvoir qui ne supporte plus
son audience.
Un recensement des signatures permet de voir quels en sont les
rédacteurs. Durant les premières années, il s’agit essentiellement de Zakia

* Sociologue, Directeur de recherches à l’Institut de Recherches pour le


Développement (IRD), Bondy.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 57-86.
Dossier Bernard SCHLEMMER

Daoud elle-même, aidée de son mari, Mohamed Ben Messaoud. “Zakia


Daoud” est le nom de plume choisi à l’occasion du lancement de Lamalif
par Jacqueline Loghlam, ex-journaliste à Jeune Afrique, “lâchée” par
cette revue après un article mettant en cause le pouvoir chérifien dans le
meurtre du leader de la gauche marocaine, Mehdi Ben Barka. En dehors
d’elle et de son mari, les articles sont rédigés, de façon bénévole, par des
amis, des collègues, français ou marocains, universitaires, coopérants,
étudiants, tout ce qui composait l’intelligentsia de gauche au Maroc. Un
seul autre journaliste professionnel sera rapidement associé, comme
pigiste d’abord, puis comme employé salarié : Mohamed Jibril (qui signe
également du nom de Mohamed Chaoui). Puis, progressivement, dans la
fin des années soixante-dix – début des années quatre-vingt, d’autres
pigistes se joignent à lui et, vers la fin des années quatre-vingt, tous les
rédacteurs seront payés. Au nombre des collaborateurs de la première
heure, il convient de faire une mention particulière à Paul Pascon (qui
signe également sous le pseudonyme de Salhain Marate, et partage avec
d’autres, pour les articles à caractère historique, celui d’Al Moarrikh) : ce
chercheur français qui a pris la nationalité marocaine et qui mourra en
avril 1985 dans des conditions encore non élucidées, est une figure
58 reconnue de la sociologie marocaine, une image respectée de l’intellectuel
engagé. Mais il faudrait citer de nombreux Marocains également
reconnus. Pour ne parler que des auteurs qui signent plus d’un article sur
les questions de la jeunesse et de l’enseignement, et en dehors des trois
noms cités, nous trouvons un journaliste, deux chercheurs, quinze
professeurs, dont l’un est devenu ministre de l’agriculture, l’un est devenu
ministre des finances, l’un s’est occupé pour le gouvernement du dossier
des privatisations, l’un travaille maintenant à la BIRD, l’un a été recruté
par le ministère des PTT, l’un est devenu directeur de société, un dernier
enfin collabore à la revue française Futuribles 1.
Grâce à une enquête menée par le journal en 1985 (et publiée dans
le n°180, septembre 1986), on sait que son lectorat est plutôt jeune
(la moyenne d’âge se situe entre vingt et quarante ans), relativement
féminin pour le Maroc (un quart de femmes), urbain (10 % des lecteurs
urbains lisent Lamalif, ce qui situe la revue au premier rang), mais pas

1 Les renseignements contenus dans ce paragraphe m’ont aimablement été communi-


qués par Zakia Daoud.
L’enseignement et la jeunesse...

seulement (un peu moins de la moitié de ses lecteurs sont ruraux), et majo-
ritairement de formation supérieure (enseignants, étudiants, cadres, entre-
preneurs). Lamalif fut, de l’avis unanime de ses anciens lecteurs, qu’ils
se situent ou non dans la même mouvance politique, « le lieu de
rassemblement et de rencontre d’un très grand nombre d’intellectuels et
de chercheurs marocains. Son existence, comme sa longévité, s’expliquent
très largement par cette relation étroite qu’elle a entretenue dès son
origine avec les milieux intellectuels et surtout universitaires marocains
(...). Le pluralisme intellectuel et l’interdisciplinarité constituent l’une des
caractéristiques essentielles de la revue ; dans sa volonté d’aborder les
problèmes marocains dans toute leur ampleur et dans toute leur
complexité, elle s’est ouverte à une analyse plurielle, à des horizons et à
des références multiples. En tout cela, Lamalif constitue, pour s’y être
efforcé pendant plus de vingt ans, un des lieux essentiels où s’est déve-
loppée la réflexion intellectuelle marocaine », comme l’écrit un récent et
excellent mémoire portant sur la revue (Gonzal-Gicquel, 1996 : 18). Ce
mémoire souligne par ailleurs (ibid.: 7-8) à quel point Lamalif est toujours
associée à l’idée d’institution et de référence, au point que ce fut le départ
de sa recherche, « parce que ces termes “ institution ”, “ référence ”, ne
sont pas des termes indifférents ; ils sont au contraire lourds du sens dont
59
les ont chargés ceux qui les ont employés ; ils laissent entendre que
Lamalif a été appréhendée et considérée comme bien plus qu’un organe
de presse et obligent donc à s’interroger en quoi Lamalif a supposé une
telle définition » (ibid. : 8). On retrouve d’ailleurs ce même terme sous la
plume de Mohamed Tozy (n° 200, juin 1988) 2 :

« Lamalif est de ces institutions dont le parcours est celui


d’une élite, avec toutes ses composantes, économiques, politiques,
culturelles, ses angoisses, ses espoirs et même ses erreurs ».

“La revue de l’élite” ? L’image que donne cette expression est à


l’opposé de l’intention de ses promoteurs. Ou plutôt de son promoteur, tant
il est vrai que ce mensuel a reposé, au moins à ses débuts, pratiquement sur

2 Les références bibliographiques sont regroupées en fin de texte, en distinguant celles


qui sont extraites de Lamalif : dans le corps du texte, lorsque nous citerons un extrait de cette
revue, nous mentionnerons, outre le nom de l’auteur et l’année, le numéro en question.
Dossier Bernard SCHLEMMER

les seules épaules de sa rédactrice en chef, Zakia Daoud. Loin de vouloir


un journal replié sur des débats académiques d’orientalistes, d’écrivains,
d’artistes se complaisant dans le petit monde clos et protégé du débat entre
spécialistes, Lamalif n’a indiqué en sous-titre Revue mensuelle culturelle,
économique et sociale, que pour mieux masquer son ambition réelle : être
une revue d’engagement politique, comme le rappelle Zakia Daoud elle-
même (Daoud, 1994 : 161). Mais les faits sont là : dans un jeune pays qui
construit son indépendance – comme le Maroc au moment du lancement
de la revue, se relevant d’années de protectorat où le moins que l’on
puisse dire est que l’accès des Marocains à l’enseignement n’était pas
facilité –, quiconque atteignait un niveau d’instruction supérieur faisait
ipso facto partie de l’élite intellectuelle de la nation, et ne pouvait pas
davantage échapper à la question de l’engagement. Tous ne le vivaient pas
de la même façon, tous les intellectuels marocains ne se sont pas situés sur
la même ligne politique que celle qui regroupait les amis de Lamalif,
certes. Reste que presque tous la lisaient, que nombreux sont ceux qui y
ont collaboré, y compris pour y défendre un autre point de vue, et qu’il n’y
avait pas de revue concurrente. Lamalif était bien la revue des intellec-
60 tuels et, après tout, le mot peut être pris au sens que lui donnait Gramsci,
élite de facto à qui son privilège d’accès à la connaissance impose des
devoirs, et non au sens d’élite de jure à qui son privilège de diplômée
donne accès à une tour d’ivoire.
Il était important de préciser ceci, pour comprendre jusqu’à quel
point on peut voir, à travers Lamalif, comment se posait le débat sur
l’enseignement et sur les questions de jeunesse en général dans le milieu
intellectuel marocain. Lamalif constitue une source particulièrement perti-
nente pour étudier les questions de la jeunesse et de l’enseignement au
Maroc.
Dès l’indépendance du pays, la jeunesse représente à elle seule une
majorité de la population du pays. Les artisans de cette indépendance ont
voulu immédiatement que cette jeunesse puisse bénéficier enfin d’un
enseignement que la colonisation n’offrait aux Marocains qu’avec une
avaricieuse parcimonie. On ne s’étonnera donc pas que, centrale dans le
débat politique d’alors, la question de la jeunesse et de l’enseignement ait
immédiatement occupé une place prépondérante dans la revue. Elle
occupe toujours cette place aujourd’hui dans la presse marocaine, et le
retour sur le passé est porteur de leçons pour le présent le plus brûlant.
L’enseignement et la jeunesse...

Questions de méthode

Nous avons dépouillé l’ensemble des articles – y compris le cour-


rier des lecteurs – consacrés aux questions de la jeunesse et aux questions
de l’enseignement et de la transmission des savoirs intellectuels. Nous
avons obtenu ainsi un corpus de 247 articles. Chaque article a été
enregistré avec un certain nombre de mots clés qui en caractérisaient le
contenu – avec une notation systématique du type de discours tenu
(analyse réflexive ou description factuelle), du domaine d’application
(questions sur la jeunesse en général ou questions d’enseignement), la
population concernée (élèves, étudiants, professeurs, militants...). Nous
avons obtenu un ensemble de 77 mots clés, que nous avons regroupés par
grands thèmes.
Pour le dépouillement quantitatif, nous avons pris le nombre de
pages comme critère de comparaison de l’importance accordée à tel ou tel
thème, en posant que comptait pour une page entière toute page où figure
l’article. Ainsi, un “billet” qui ne fait qu’une colonne sera considéré
comme un article d’une page, ce qui est exagérer son poids relatif, mais
ceci est compensé, dans une certaine mesure, par le fait que les articles
plus conséquents, qui sont, eux, coupés d’espaces publicitaires, sont plus
61
courts que ne le laisse croire ce mode de comptage : au total, la compa-
raison relative n’est sans doute pas exagérément faussée. La prise en
compte du nombre de mots aurait constitué une mesure plus précise, bien
entendu, mais aurait demandé un travail disproportionné pour le propos de
cet article.
Nous allons nous intéresser d’abord à la revue en elle-même, en
montrant comment elle met à jour une vision des problèmes de la
jeunesse ; si son statut particulier de revue non seulement faite pour et par
les intellectuels engagés d’alors, mais faite “en osmose”, pour ainsi dire,
avec le milieu universitaire, représente un filtre quelque peu déformant
(§ 1 : quand elle prétend s’occuper des jeunes, elle s’intéresse en fait au
système d’enseignement et/ou aux luttes politiques), elle n’en révèle pas
moins l’importance relative des enjeux de l’enseignement (§ 2 : tellement
dominante que des questions qui nous paraissent aujourd’hui tout aussi
essentielles sont pratiquement ignorées et ne se posent même pas comme
problème de société). Ceci nous conduira à tenter une mise en perspec-
tive historique, avec une période marquée par les enjeux idéologiques de
l’indépendance déçue (§ 3), une coupure très nette vers 1974 (§ 4), puis
une période plus réaliste, ou pragmatique (§ 5). Nous conclurons sur
Dossier Bernard SCHLEMMER

l’importance et la permanence du débat sur l’enseignement, véritable


rocher de Sisyphe pour la construction de l’État marocain.

Une vision de la jeunesse


Un prisme déformant : une vision d’universitaires

On ne parle bien que de ce que l’on connaît, on parle d’autant plus


volontiers que l’on est directement concerné : on ne s’étonnera pas, à la
lecture de la collection complète de Lamalif, que la première chose qui
frappe – surtout si, comme c’est notre cas, on s’intéresse à la question de
la jeunesse et de l’enseignement dans ce pays sans être un spécialiste mais,
au contraire, avec la naïveté de celui qui vient de débarquer sur le sol maro-
cain –, c’est la part considérable prise par les questions de l’enseignement
par rapport à celles qui portent sur la jeunesse en général, et la part consi-
dérable prise par les questions de l’enseignement supérieur par rapport aux
questions portant sur l’enseignement primaire ou secondaire.

Graphique 1
62
Espace consacré aux thèmes de la jeunesse et de l’enseignement

Général
35%

Jeunesse
21%

Primaire
5%
Supérieur Secondaire
35% 4%

Pour réaliser le graphique ci-dessus, nous avons regroupé :


- sous l’intitulé “jeunesse”, les articles consacrés aux questions
touchant à la jeunesse, à l’exclusion de ceux qui concernent plus particu-
lièrement l’enseignement ;
L’enseignement et la jeunesse...

- sous l’intitulé “général ”, ceux qui parlent des questions de l’en-


seignement en général ;
- sous l’intitulé “supérieur ”, ceux qui s’intéressent aux questions de
l’enseignement supérieur ;
- sous l’intitulé “secondaire”, ceux qui relèvent des questions de
l’enseignement secondaire ;
- sous l’intitulé “primaire”, ceux qui s’occupent des questions de
l’enseignement primaire.
Bien entendu, nombre d’articles parlent à la fois de l’enseignement
et de la jeunesse, et décrivent le système d’enseignement autant (parfois
plus) qu’ils s’intéressent en profondeur à ceux à qui ce système est
destiné. Puisqu’on y parle quand même des jeunes, nous les avons
comptés dans la rubrique “jeunesse”. Il y a donc une surestimation
certaine de l’intérêt porté aux jeunes, par rapport à l’intérêt porté au
système d’enseignement. Même ainsi, on le voit, la disproportion reste
grande.
La réalité du pays constituait pourtant l’ensemble de ces aspects en
une seule et même problématique, y compris aux yeux des rédacteurs de
l’époque lorsqu’ils abordaient la question, puisqu’ils étaient convaincus
que l’avenir du pays dépendait autant de la formation d’une jeunesse
63
suffisamment instruite, et citoyenne, pour occuper les emplois que l’éco-
nomie moderne veut de plus en plus qualifiés, jusque et y compris dans le
secteur primaire, que de celle d’une élite destinée à en façonner les cadres.
Aujourd’hui, alors que le chômage frappe davantage les diplômés que les
exclus du système scolaire, la question apparaît sans doute plus complexe,
même s’il reste que ses aspects n’en sont pas moins structurellement liés.
Quoi qu’il en soit, les problèmes qu’affrontaient les jeunes qui n’étaient
pas étudiants n’étaient pas moins importants, quantitativement et qualita-
tivement, que ceux des jeunes universitaires.
Ce déséquilibre est parlant, mais ce n’est pas, nous semble-t-il, qu’il
révèle les problèmes qu’affrontait le Maroc dans ces années-là : en effet,
comme il est souvent rappelé dans la revue elle-même, le problème majeur
de l’enseignement, «ce n’est pas tant un problème d’étudiants – quand on
est arrivé à ce stade au Maroc, on a déjà son avenir quelque peu assuré»
(Lamalif, 1970, n° 37). L’enseignement est un problème général, qui se
pose à tous les niveaux du cursus, et sans doute plus dramatiquement
encore dans le secteur primaire et secondaire. Ce que la part si belle faite
au monde universitaire nous apprend, c’est la façon dont le débat, en fait,
se posait alors à l’intelligentsia marocaine, dont il se focalisait sur les luttes
Dossier Bernard SCHLEMMER

étudiantes et sur les enjeux de l’enseignement supérieur – où se recrutait


l’essentiel des collaborateurs occasionnels de Lamalif.

Un révélateur “en creux” : les questions qui ne se posaient pas

Une lecture attentive montre bien que la façon dont se posait le


débat, par rapport à aujourd’hui notamment, se lit autant par ses manques
que par les thèmes effectivement abordés. Lamalif nous enseigne d’abord
par une lecture “en creux” sur le débat tel qu’il se posait au Maroc. Deux
cas vont nous servir d’exemple, dont l’oubli, semble-t-il à notre regard
d’aujourd’hui, est tout à fait paradoxal : l’analphabétisme de la popula-
tion, d’une part et, surtout peut-être, la question des rapports de la
jeunesse et de l’islam.

L’analphabétisme de la population

Une donnée aussi fondamentale – et bien présentée comme telle,


lorsqu’il en est fait mention – que le taux d’analphabétisme dans la popu-
lation marocaine, n’est jamais qu’effleurée, au hasard d’un article traitant
64 d’autre chose : on y fait référence, on donne quelques chiffres, on dit que
c’est grave, on dit que ca va quand même mieux, on ne traite nulle part du
problème en soi. Z. Daoud, la première, parle en 1968 du manque de
débouchés « pour le million d’enfants condamnés à l’analphabétisme, qui
ne trouvent pas tous place dans l’agriculture » (Daoud, 1968, n° 22).
L’année suivante, M. Bon, distinguant quatre groupes dans la population
marocaine, les ruraux analphabètes, les urbains sans CEP, les urbains avec
une CES, et les bacheliers ou au-delà, souligne le handicap d’une popula-
tion sous-enseignée :

« La scolarisation, si elle n’est pas très poussée (niveau supé-


rieur) crée des inadaptés, tant au monde traditionnel qu’au monde
moderne, sur le plan de la culture générale (...) et, surtout, sur le
plan professionnel » (Bon, 1969, n° 29). En 1975, A. Maghnia
montre la désillusion qui pointe déjà : « la décennie écoulée et le
début de l’indépendance ont connu des luttes violentes où la
jeunesse revendiquait l’école comme garantie d’un avenir meilleur.
L’enthousiasme de la réalisation de l’indépendance politique natio-
nale donnait à cette exigence des dimensions importantes (telle que
la lutte contre l’analphabétisme, devenue utopie depuis lors) »
L’enseignement et la jeunesse...

(Maghnia, 1975, n° 76). Enfin, Z. Daoud, à nouveau, en 1977,


rappelle en note les progrès cependant accomplis : « en 71, l’alpha-
bétisation masculine en milieu urbain entre 10 et 20 ans est de 85 %,
contre 70 % en 1960, et de 38 % en milieu rural. L’alphabétisation
féminine a augmenté de 1960 à 71 de 16,6 % pour les urbaines et de
0,4 % pour les rurales. Dans l’ensemble des classes d’âges et des
zones géographiques, la progression est de 12 % pour les hommes et
de 7,6 % pour les femmes » (Daoud, 1977, n° 93).

Quand nous aurons ajouté un article de 1980 qui parle d’un cours
d’alphabétisation pour adultes donné par des volontaires de l’Association
des Anciens Élèves de Casablanca (X., 1980, n° 116), nous aurons fait un
recensement exhaustif de ce qui s’est écrit dans Lamalif sur cette question,
en vingt-deux ans !

La question des rapports de la jeunesse et de l’islam.

Autre oubli significatif d’une époque – et qu’il faut souligner pour


bien comprendre comment la jeunesse, alors, était pensée par l’intelli-
gentsia –, la question de la place de l’islam dans l’éducation n’est prati-
65
quement jamais abordée. Il faudra attendre 1987 pour que le lecteur
apprenne que la question religieuse se pose au Maroc, qu’un processus de
construction identitaire se joue à partir de la référence musulmane. Le
premier article qui soulève la question, une fois de plus, est signé de
Z. Daoud qui, décrivant la situation dramatique faite à une majorité de
jeunes et, contrairement à ceux de la génération précédente, la résignation
qui est la leur, le renoncement à vouloir changer les choses et la société,
parle de la ré-islamisation de cette jeunesse :

« Le retour à la tradition que l’on sent à maints signes, quand


les mosquées se remplissent, quand les barbes s’allongent, quand les
prières quotidiennes sont observées et le jeûne du Ramadan scrupu-
leusement respecté, n’a pas le caractère conservateur et passéiste
qu’on lui prête généralement, surtout en Occident. C’est aussi un
remède contre la solitude et le désespoir, une affirmation d’identité,
une défense de soi, une “repersonnalisation”, une volonté de revenir
à des sources culturelles que l’on pense uniquement marquées par la
religion, par ignorance le plus souvent de la culture arabo-musul-
mane » (Daoud, 1987, n° 186).
Dossier Bernard SCHLEMMER

Cet article sera suivi la même année par celui de M. Tozy, qui décrit
le même phénomène à partir de la population croissante, non pas seule-
ment d’étudiants islamiques (i.e. qui se réclament de l’islam, ce qui ne
signifie pas qu’ils soient militants d’une cause islamiste), mais d’étudiants
en islamisme – dont l’objet d’étude est la religion islamique :

« La fin des années 1970 a connu un accroissement spectacu-


laire de la population estudiantine dans les disciplines ayant trait à
l’islam (...). Depuis 1979, les facultés des lettres, traditionnellement
de gauche, ont vu éclore en leur sein des départements des études
islamiques. Conçu au début pour former des professeurs d’éducation
religieuse, ils vont très vite prendre de l’ampleur et déverser sur le
marché des milliers de lauréats voués le plus souvent au chômage.
Le profil de ces nouveaux clercs est assez controversé ; ce ne sont
pas des ‘Ulama au sens technique du terme, mais leur sensibilité
religieuse est assez aiguisée pour qu’ils se considèrent comme les
défenseurs de la religion les mieux outillés pour faire face aux inva-
sions de la culture occidentale » (Tozy, 1987, n° 190).
66 À part ces deux articles, pratiquement rien, sinon sur la religion, du
moins sur les liens entre religion et éducation. Là encore, les textes sont
si peu nombreux qu’on peut se permettre un passage en revue exhaustif 3 :
en 1972, une première question est soulevée par S. Mounir, qui s’aperçoit
que «l’avènement de l’école est en train de rejeter le msid uniquement
dans la prime enfance. Bientôt on ne trouvera plus d’enfant connaissant
partiellement ou totalement le Qoran par cœur en dehors de quelques
courageux originaux qui persisteront à vouloir suivre l’enseignement
public originel et qu’on pourra présenter avec fierté à la télévision »
(Mounir, 1972, n° 54).
La même nostalgie se manifeste trois ans plus tard, avec un appel
implicite à revitaliser l’école coranique, qui pourrait être un instrument
éducatif adapté au Maroc, pour peu qu’on lui fasse connaître un « aggior-
namento» comme l’a pratiqué l’église catholique avec le concile de

3 Nous ne citons pas ici les textes qui parlent de l'éducation traditionnelle en milieu
musulman et de son rôle sur la formation de la personnalité, mais sans se référer directe-
ment à l'islam ou à l'enseignement religieux.
L’enseignement et la jeunesse...

Vatican II. A. Maghnia demande ainsi que l’on relise Ibn Kaldoun ou
Abou Bakr Ibn Arabi,

« dont les vues sur l’école coranique sont très actuelles (...) ;
nous avons aussi beaucoup à apprendre d’Al Azhar et de la Zaîtouna
(...). Pour l’heure, l’école coranique est vouée à la misère psychopé-
dagogique et matérielle digne des siècles obscurs de l’Inhitat. Sa
situation concrète actuelle est d’être le lieu de contrôle du chômage
infantile pour médinas et bidonvilles (dans les campagnes, la situa-
tion est plus complexe) » (Maghnia, 1975, n° 76).

Cette réflexion sur la nécessité de proposer une lecture moins rigide


du Livre saint est reprise en 1981 :

« L’exemple de “l’enfant endormi” dans le sein maternel 4 ou


celui de l’homme qui descend du singe 5 attestent l’impossibilité
d’une lecture s’originant à la fois dans la rigueur scientifique et
dans la littéralité religieuse. De ce point de vue, la très forte
prégnance de l’islam au plan des institutions politiques et édu-
catives entrave une exégèse plus allégorique du Livre, tirant son
67
existence d’une laïcité à constituer » (Durand, 1981, n° 131).

C’est cette critique de l’articulation religion-éducation, telle qu’elle


se présente concrètement dans le Maroc de cette époque, qui représente le
point de vue par lequel s’aborde la question ; on le retrouve dans un rappel
historique, mais qui reste une “histoire” très proche :

« On assiste (...) à la réorganisation de l’enseignement


préscolaire avec le lancement de l’opération “école coranique” en
octobre 1968 qui, au lieu d’agir dans le sens de l’élargissement de
l’accès à l’école primaire, tente de sauver l’enseignement religieux
en allant dans le sens des mesures pour la retraditionalisation »
(Souali, 1983, n° 145).

4 Il est traditionnellement admis que l'enfant peut habiter plus de neuf mois dans le
ventre de sa mère (note de l'auteur).
5 L'affirmer est perçu comme incompatible avec le récit coranique (note de l'auteur).
Dossier Bernard SCHLEMMER

On retrouve encore le même point de vue, avec une approche moins


politique, mais plus sévère peut-être quant à ses implications pédagogiques,
dans un article de 1987 : l’éducation reçue au msid, basée sur le châtiment,
«forme ainsi un homme conformiste intériorisant les normes et les valeurs
sociales, les transmettant avec fidélité, et prêt à les défendre avec fanatisme,
quand ce n’est pas une personnalité docile, soumise et fortement culpabili-
sée» (El Mostafa, 1987, n° 191). Enfin, il faudra attendre la dernière année,
et l’ultime numéro de Lamalif pour voir un article sur «Le système pédago-
gique musulman» (El Idrissi, 1988, n° 200), mais qui reste trop historique
pour aborder la question sociologique actuelle de l’enjeu religieux dans la
construction de la jeunesse et de son rôle dans le système d’enseignement.

L’oubli du monde rural, des rapports de genres, de la délinquance...

Les questions de la jeunesse en général, et d’éducation en particu-


lier, bénéficient d’une attention à peu près constante, mais on ne peut que
constater l’absence à peu près totale de textes portant sur les questions de
genre et de mixité, sur le problème de la délinquance juvénile et sur les
68 enfants dans la rue (de même que sur les cas, sans doute plus marginaux,
des orphelins ou des handicapés) et, surtout, le désintérêt constant pour ce
qui représente pourtant le cadre de vie de la grande majorité de la jeunesse
du pays, le monde rural. Le graphique suivant, constitué à partir de
l’ensemble des articles consacrés aux questions touchant à la jeunesse, à
l’exclusion de ceux qui concernent plus particulièrement l’enseignement,
le montre clairement.
Graphique 2
Espace consacré par thème, dans le champ de la jeunesse
cas travail
3% 7%
ruraux
4%

mentalité rue
32% 13%

éducation
28%
genre
13%
L’enseignement et la jeunesse...

Pour réaliser le graphique ci-contre, nous avons regroupé :


- sous l’intitulé “rue”, les articles consacrés aux enfants de la rue, à
la délinquance juvénile, à la drogue, à la prostitution... ;
- sous l’intitulé “éducation”, ceux qui parlent des questions de
l’éducation donnée en dehors du système scolaire, traditionnelle ou non,
de psychologie de l’enfance, etc. ;
- sous l’intitulé “genre” ceux qui portent sur les rapports entre
sexes, la mixité, la division de genre ;
- sous l’intitulé “ruraux”, l’ensemble des articles qui parlent de la
jeunesse en milieu rural, y compris ceux qui portent sur l’enseignement ;
- sous l’intitulé “travail”, ceux qui traitent de la question des
enfants travailleurs au Maroc ;
- sous l’intitulé “cas”, les quelques articles sur les orphelins, sur les
handicapés, sur les enfants disparus... ;
- et sous l’intitulé “mentalité”, l’ensemble des articles consacrés à
la jeunesse en général, son état d’esprit, son comportement, son évolution.
Encore faudrait-il préciser que les quelques articles consacrés à ces sujets
sont très majoritairement le fait des collaborateurs d’origine française,
Zakia Daoud et Paul Pascon en tête, et que les signatures marocaines, en
ce domaine, sont ici rarissimes... Un tel “point noir ” dans la vision de sa
69
propre société mérite un détour historique pour tenter d’en comprendre les
raisons.

Une mise en perspective historique


Le paysage idéologique des premières années

Rappelons dans quel contexte naît la revue, peu après la répression


du soulèvement populaire de Casablanca :

« On n’aura jamais assez fini de creuser cette année 1965 qui


fut un tournant. En octobre, l’enlèvement et l’assassinant de Ben
Barka ouvraient un nouveau cycle. En mars 1966, nous qui avions
décidé de ne pas désespérer, nous créons une revue, Lamalif (...)
pour résister, nous construire quand même, pour espérer envers et
contre tout », rappelle sa rédactrice en chef (Daoud, 2000 : 156).

Les militants de gauche, en effet, accusaient le coup, qui voyaient se


restreindre drastiquement l’espace ouvert au débat politique et à la
Dossier Bernard SCHLEMMER

confrontation des idées. Cette impossibilité de l’échange démocratique


entre opinions opposées se répand d’ailleurs un peu partout dans le monde,
à cette époque et jusqu’à la fin des années soixante-dix – début des années
quatre-vingt, avec la montée en puissance d’un impérialisme américain qui
dicte sa loi en Amérique latine et ailleurs, préférant appuyer des régimes
militaires dictatoriaux plutôt que de risquer une expression populaire vite
assimilée à une expansion du communisme international. Elle explique un
climat idéologique raisonnant volontiers en termes de tout ou rien, «une
seule solution, la révolution», accentué au Maroc comme dans les ancien-
nes colonies par l’évidence du passif et du poids conservé de l’ex-métro-
pole dans la situation de sous-développement qui les frappe.
Ce manichéisme est particulièrement sensible, bien entendu, juste-
ment dans ce qui lie le plus évidemment le Maroc à la France : la coopé-
ration. C’est ainsi qu’un lecteur, M. Mountasser, explique en 1967 que,
puisque ce sont des coopérants français qui sont chargés de l’orientation
scolaire des jeunes marocains, ils vont mener ce travail en sorte de « main-
tenir le pays dans une dépendance totale » (1968, n° 12). La dénonciation
de la coopération française va occuper une place croissante dans la revue,
paradoxalement (ou non) par le fait des coopérants eux-mêmes qui ne
70 seront pas les derniers à dénoncer son néocolonialisme et son inadaptation
à la situation marocaine. Ce qui n’empêchera pas un autre lecteur maro-
cain, M. Boughali, d’écrire une violente diatribe contre ces mêmes coopé-
rants critiques, posant que «derrière les discours fumeux de contestataires
mal réveillés et retardataires se dessine l’attirante gamelle à dirhams
marocaine convoitée par ceux dont l’argent du pauvre reste la meilleure
raison d’être et de coopérer» (Boughali, 1972, n° 54). C’est même l’un
des points d’honneur remarquable de Lamalif que de ne pas avoir cédé à
ce climat de rejet irrationnel et outrancier, nous le verrons.
Mais ce manichéisme de l’époque, sans prendre des formes aussi
exacerbées, se manifeste aussi dans la radicalité du discours. Les prises de
position passent de l’idéalisme un peu naïf («Partons à l’assaut des usines
et des ateliers ; discutons, échangeons des idées, organisons des cours du
soir», El Afia, 1969, n° 29), au sentiment de responsabilité que l’on a
comme élite intellectuelle d’une jeune nation en construction («La struc-
ture de la production liée à l’étranger et aux classes exploiteuses a
souvent détourné beaucoup d’éléments progressistes de leurs idées initia-
les. Les organisations estudiantines ont donc une mission très importante
dans les pays sous-développés : elles sont responsables non seulement du
présent des étudiants, mais aussi de leur avenir et de leur contact avec les
L’enseignement et la jeunesse...

structures socio-économiques » (Oualalou, 1969, n° 29). On défendra


aussi l’inversion de cette responsabilité de l’intellectuel à qui il est alors
demandé de faire fi de toute éthique professionnelle au nom de l’utilita-
risme de sa fonction («L’économiste doit être avant tout un agent du déve-
loppement. Pour cela, l’enseignement qu’il reçoit (...) ne doit laisser
aucune place à aucune neutralité ni objectivité scientifique », Belcaïd,
1979, n° 110) ; et la rhétorique la plus « langue de bois » est maniée avec
une absence étonnante de toute distance critique (« Le colonisateur a
cherché à dévaloriser la langue, la culture de la société colonisée pour
justifier l’exploitation capitaliste, le racisme, le maintien du joug colonial
le plus longtemps possible. Il a voulu enlever à la langue nationale le rôle
de communication à l’intérieur des rapports sociaux, administratifs,
économiques, pour l’offrir à sa langue, devenue langue dominante et, par
conséquent, consacrant l’idéologie capitaliste », El Berrini, 1975, n° 76).
On atteint même la caricature avec les deux exemples qui suivent, où, en
1977 et 1978 encore, toute l’analyse est axée sur le fait que l’enseigne-
ment est resté colonial, que la pédagogie léguée par l’impérialisme fran-
çais et conservée dans les manuels en usage au Maroc est volontairement
aliénante et de classe. Un professeur de français du 1er cycle, explique :
71
« Ainsi, dans les livres scolaires, on veut apprendre aux
enfants le culte de l’amitié, de la protection humaine ou animale,
alors que dans la vie de tous les jours, ils voient l’hypocrisie, le
primat de la force, le mensonge, la misère. Mais ceci est fait à
dessein, pour déformer l’enfant, lui apprendre à défendre les intérêts
de certaines classes sociales (...). Comment un avocat formé par un
savoir colonial et bourgeois pourra-t-il vraiment défendre les oppri-
més d’aujourd’hui ? » (Bel Haddioui, 1977, n° 92).

L’autre texte se propose également de «relever, à partir des manuels


de lecture du primaire, les représentations intellectuelles, affectives et
sociales, inculquées par la pratique scolaire» (L. Ibaaquil, 1978, n° 95), et
donne pour illustration un texte de lecture, un conte dans lequel un homme
riche qui refuse par égoïsme l’asile à un vieillard (en fait, un ange) est
ensuite puni de sa mauvaise action, et où un pauvre homme qui, lui,
accueille ce même vieillard, en est récompensé, ce qu’il interprète ainsi :

« En somme, ce qui régit la Société, ce n’est point le travail, la


justice sociale, un type d’organisation économico-politico-sociale,
Dossier Bernard SCHLEMMER

les rapports de force, mais bel et bien la morale, les bonnes inten-
tions. Et le “changement” de situation sociale ne relève pas de l’his-
toire des hommes et des collectivités, mais de l’action divine. C’est
là une mystification nette et claire et, partant, une justification, aux
yeux de l’élève, de l’ordre établi » (ibid.).

Nous décrivons ici un climat général, bien entendu, et les excep-


tions existent. Ne citons que cet interview d’A. Khatibi où le recours aux
mêmes référents marxistes n’empêche pas une lucidité sans concession :
décrivant, à un niveau mondial, la contestation estudiantine de ces années
comme critique du modèle patriarcal autoritaire plus que comme vraie
remise en question d’un système économique (« le spontanéisme, en poli-
tique, ne mène qu’à l’aventure », Khatibi, 1969, n° 31), il conclut que
« la contestation n’a de chance de réussir qu’intégrée dans une lutte de
classes, mais dans de nouvelles formes, lutte de classes qui reste encore à
définir sur le plan stratégique » (ibid.), et d’autant plus difficilement que
la jeunesse, élément dynamique de ces contestations, n’est pas une classe :

« Il faut renvoyer à la position de la jeunesse dans le rapport


72 de production, dans le système des classes et essayer de voir qu’elle
est la force réelle de ces mouvements. (...) Après l’indépendance, la
mobilité pour certaines couches sociales a été très rapide. Les jeunes
qui ont maintenant des responsabilités étatiques vont passer le cap
de l’an 2000. Ils ont donc tendance à bloquer l’ascension des plus
jeunes, d’où les lois discriminatoires qu’ils instaurent » (ibid.).

Mais le climat général du temps de la première décennie de


Lamalif, 1966-1976, conduit bien à poser toute analyse en termes
globaux, renvoyant à la lutte de classes et s’évitant du même coup l’appro-
fondissement pragmatique des questions sectorielles. Nous en avons
donné quelques illustrations dont on peut penser qu’elles sont caricatu-
rales, puisqu’elles renvoient la description d’un climat général aux écrits
d’indi-vidus auxquels on pourrait en effet en opposer d’autres. Pourtant,
ce sont bien les mêmes réflexes que l’on retrouve, non plus au niveau
d’écrits individuels, mais de prises de position d’organisation collective.
C’est ainsi que, rendant compte des décisions des délégués au 12ème
congrès de l’UNEM (Union nationale des étudiants marocains, le princi-
pal mouvement syndical estudiantin, nettement marqué à gauche), on peut
lire dans Lamalif que «après avoir constaté la crise présente, ils ont
L’enseignement et la jeunesse...

dessiné des solutions qu’ils n’estiment pas concevables sans une modifi-
cation des structures économiques et sociales du pays » (X., 1968, n° 22).
Ce qui n’incite évidemment pas à entrer dans le détail concret qui permet-
trait une confrontation pragmatique de solutions alternatives, cuisine d’in-
tendance qu’on réglera après le changement de régime et l’avènement
d’une société plus juste et plus égalitaire... Ainsi, « l’enseignement est
l’une des façades de la lutte des masses populaires » (Ben Messaoud,
1972, n° 55), et les intérêts étudiants doivent se soumettre à l’impératif de
la lutte de classes, poursuit l’UNEM, peu avant que ce syndicat ne soit
interdit par le pouvoir, en 1973, interdiction qui ne sera levée qu’en 1978.

1974 : La coupure

Le graphique 2, “Espace consacré aux thèmes de la jeunesse et de


l’enseignement”, semblait indiquer une certaine constance dans la propor-
tion d’écrits classés selon l’une ou l’autre approche. Ce qu’il ne montrait
pas, et que montre par contre l’histogramme suivant, c’est l’évolution
profonde qui sépare deux périodes, que l’on peut situer, sans être trop
arbitraire, de part et d’autre de l’année 1974. Cette année-là, en effet,
extraordinairement, la revue ne propose à ses lecteurs aucun texte ayant
73
trait ni à l’enseignement, ni de façon plus large à la question des savoirs,
ni à la jeunesse, sous quelque forme que ce soit. C’est que d’autres événe-
ments l’occupent, et notamment au Proche-Orient. Reste que cette rupture
se situe entre deux périodes dont l’opposition se lit de façon plus mani-
feste encore que pour l’évolution du contexte idéologique que nous avons
déjà soulevée. La coupure est celle d’un profond changement dans le
contexte politique, aussi bien sur le plan national (c’est la fin du régime
Oufkir), sur le plan des rapports officiels avec la France (les relations sont
au beau fixe entre le président Giscard d’Estaing, nouvellement élu, et le
roi Hassan II), plus spécifiquement sur le plan de la politique de coopéra-
tion (la France stigmatise la coopération de substitution menée jusqu’alors
et met en place une coopération de formation – JO, 1974), sur le plan
universitaire, avec l’étape franchie de l’arabisation de la Faculté des
lettres en particulier 6.

6 Toutes ces remarques m’ont été suggérées par S. Guth, que je remercie de sa lecture
attentive.
Dossier Bernard SCHLEMMER

Graphique 3
Espace consacré par année aux thèmes
de la jeunesse, de l’enseignement et des savoirs*

Total
% Dont jeunesse
80

70

60

50

40

30

20

10

0
74 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88

* Rappelons qu’en 1966, Lamalif n’a paru qu’à partir de mars, et cesse de paraî-
tre à partir de fin juin 1988.

Dans le champ de la jeunesse

Si l’on considère cette coupure comme séparant deux sous-ensem-


bles homogènes, on peut voir comment s’élargit l’intérêt porté aux ques-
tions de la jeunesse entre les deux périodes. Les changements d’orientation
sont manifestes, entre une approche des questions de jeunesse portant
essentiellement sur une description de la jeunesse, sa mentalité, ses
conduites, la coupure d’avec les générations précédentes, et une approche
plus diversifiée (qui correspond à un clivage “enquêtes de terrain ou
sociologiques, enquêtes sur des personnes” versus “enquêtes sur des
textes ou des systèmes découlant de règles écrites ”), (cf. historigramme
ci-contre).
Ce n’est sans doute pas que l’on se désintéressât totalement de ces
questions avant 1974, et on arguera, certes, que pour en traiter, il fallait
mener des enquêtes, travailler en journaliste rémunéré... Ce qui ne se fera
que progressivement, au fur et à mesure que la revue trouvait son
L’enseignement et la jeunesse...

audience – et partant, un financement plus assuré, par les abonnements et


la publicité, vers la fin des années soixante-dix, mais sans jamais attein-
dre une place significative.
On peut donc attribuer en partie cette évolution au professionna-
lisme et aux moyens d’investigation croissants dont bénéficie la revue.
Mais nous pensons que la coupure de 1974 révèle également une opposi-
tion plus profonde, et qui touche l’ensemble de la société marocaine.

Graphique 4
Espace consacré par thèmes, dans le champ de la jeunesse.

avant 1974 après 1974

mentalité mentalité
60% 21%
genre
15%

75
éducation
23% rue
14%

éducation
32%
travail
9%
genre rue cas ruraux
8% 9% 4% 5%

Dans le champ de l’enseignement

On le verra mieux en comparant l’investissement consenti dans le


champ où, on l’a vu, la revue s’investit le plus, celui de l’enseignement.
À nouveau, à première vue, si l’on répartit l’espace consacré aux grandes
questions traitées dans Lamalif dans le champ des savoirs et de l’ensei-
gnement, il semble que l’intérêt ait été également réparti, mise à part, bien
entendu, une prédominance importante de la part consacrée à la nécessaire
réforme du système.
Dossier Bernard SCHLEMMER

Pour réaliser les graphiques ci-dessous, nous avons regroupé l’en-


semble des articles qui parlent :
- sous l’intitulé « réforme », du fonctionnement et du dysfonction-
nement de l’enseignement en général ;
- sous l’intitulé « luttes », des luttes estudiantines et de l’activité
syndicale ;
- sous l’intitulé « coopération », des problèmes liés à la coopération
française dans l’enseignement (de même que les quelques articles consa-
crés au service civil et à l’enseignement privé) ;
- sous l’intitulé « langue », des questions relatives aux problèmes
sociolinguistiques (arabisation, bilinguisme...) ;
- sous l’intitulé « pédagogie », du rapport à l’enseignement, des
méthodes d’enseignement et des rapports enseignants-enseignés ;
- sous l’intitulé « technologie », de la maîtrise des savoirs tech-
niques au sens le plus large (école d’ingénieurs, recherche scientifique,
informatique et techniques de communication, formation...) ;
- et sous l’intitulé « intellectuel », de la fonction sociale de l’instruit
et du savoir universitaire en tant que tel.
76 Graphique 5
Espace consacré, par thèmes,
dans le champ des savoirs et de l’enseignement

intellectuel
6%

langue 10%

réforme 39%
luttes 10%

coopération 10%

pédagogie 11% technologie


14%

En fait, et pour peu que l’on prenne la peine de resituer ces articles
dans le temps, on s’apercevra que les centres d’intérêt, là encore, se sont
sensiblement diversifiés au cours des années de Lamalif (graphiques 6).
L’enseignement et la jeunesse...

Graphique 6
Espace consacré par thème,
dans le champ des savoirs et de l’enseignement

avant 1974 après 1974

technologie intellectuels
pédagogie 1% 6%
4% luttes
luttes 8%
13% réforme
31%
langue réforme
langue 10% 43%
12%

pédagogie
14%

coopération technologie
39% 19%

77
Ce changement est sensible dans le contenu même des articles
publiés par Lamalif. “Avant ” 1974 (et mises à part les questions de la
coopération française d’abord, puis, dès celle-ci close faute de combat-
tants, celle des problèmes de langue(s), qui relevaient l’une et l’autre
directement du politique et de la lutte anti-coloniale), ce qui se donnait à
lire dans le champ des savoirs et de l’enseignement se cantonnait presque
exclusivement au compte rendu des luttes syndicales et étudiantes, d’une
part, et à la réforme du système de l’enseignement – dont nous avons déjà
dit qu’à l’époque, on ne l’envisageait guère qu’en termes très politiques,
en alternative réforme globale + révolution, ou refus de mesures de
réforme imposées + poursuite de la lutte.
On ne s’étonnera pas outre mesure de voir que le débat sur la
coopération française ait pratiquement disparu en 1973, pour laisser la
place à un même intérêt sur les questions de langue cette année-là, avec
cette fois un suivi à peu près constant de cette question qui n’est toujours
pas réglée au Maroc. Mais il est plus intéressant de constater que le débat
sur l’enseignement ne porte, jusqu’à la coupure de 1974, que sur l’analyse
globale du système d’enseignement en général ; ce n’est qu’à partir de
1975 que l’on va, progressivement, s’attacher à des aspects jusque-là
Dossier Bernard SCHLEMMER

ignorés, comme les questions de pédagogie, d’orientation scolaire, de


formation professionnelle, d’enseignement technique, de recherche scien-
tifique, de la place et du rôle de l’élite intellectuelle dans la nation.
Jusque-là, le ton était politique, polémique, l’analyse très générale :
en forçant le trait, disons qu’il suffisait de démontrer que le colonialisme,
la domination du grand capital étranger était la clé explicative de tous les
dysfonctionnements, pour conclure que la seule solution était la révolu-
tion populaire et démocratique. Ce n’est qu’à partir de 1975 que l’on voit
d’une part, la bourgeoisie marocaine mise en cause en lieu et place du
colonialisme, d’autre part des critiques du système qui se veulent sinon
moins radicales, du moins plus constructives.
Enfin, à partir des années 1983, on voit même apparaître les effets
de la pensée alors ailleurs dominante, le néolibéralisme, dans des textes
vantant l’initiative personnelle, critiquant les avantages acquis, ou au
contraire défendant le corporatisme, mais toujours au nom de la raison
économique dominant le volontarisme politique. Est-il nécessaire de
souligner que cette évolution n’est pas propre au Maroc ?

Le changement des années quatre-vingt


78
C’est que le climat a déjà changé, au Maroc comme ailleurs. La
réforme de 1975, notamment, même si elle ne résoud rien, a initié le dialo-
gue avec les interlocuteurs du ministère de l’Enseignement, dialogue que
ceux-ci acceptent désormais de mener sans exiger un changement de
société comme préalable nécessaire à toute reconstruction d’un système
d’enseignement. Le premier texte qui ne pose pas la question en termes de
tout ou rien date ainsi, symboliquement, de 1976, et son auteur,
A. Benamour, pose de lui-même le problème en ces termes :

« On s’est contenté jusqu’ici de se rejeter mutuellement la


balle, sans vraiment essayer de trouver des solutions adéquates (...).
Il est évident qu’un système d’enseignement ne peut être que la
résultante de l’état des rapports sociaux à un moment donné de l’his-
toire d’une société, mais est-ce une raison pour réclamer une refonte
totale des structures, sachant que ceci ne pourra être que refusé ?
C’est ce genre de débat qui a perpétué le statu quo au niveau de
l’Université au détriment des générations futures. Ne faut-il pas
plutôt opter pour un compromis historique en vue d’aboutir à une
réforme acceptable par tout le monde et en insistant bien sûr sur le
L’enseignement et la jeunesse...

fait qu’il serait illusoire de parler de réforme de l’enseignement


supérieur sans la situer dans le contexte global de la politique
économique et sociale ? » (Benamour, 1976, n° 78).

L’utopie révolutionnaire, aussi longtemps du moins qu’on croit sa


réalisation encore possible, est évidemment plus exaltante que ce réfor-
misme raisonnable, ce renoncement aux transformations radicales, cette
acceptation un peu désabusée du “finalement, c’est toujours ça ”. Le
passage de l’un à l’autre ne se fera pas sans perte d’enthousiasme, sans
démobilisation, sans renoncement à la lutte. L’UNEM, ré-autorisée par le
pouvoir, ne s’en remettra jamais vraiment, qui n’a pas su prendre le
virage, et prendre à bras le corps la gestion quotidienne, concrète, des
problèmes des étudiants. Elle y perdra d’abord sa capacité à intéresser une
majorité d’étudiants, puis le leadership dans les Universités, jusqu’à
laisser la place, aujourd’hui, à d’autres organisations. Celles-ci ne font
peut-être partager qu’à une minorité de la population étudiante leurs
convictions révolutionnaires (religieuses, et non plus progressistes et
laïques, mais néanmoins “révolutionnaires” puisque proposant un chan-
gement en profondeur du système établi, et donc porteuses d’une force de
conviction réelle), mais elles occupent désormais pratiquement seules le
79
terrain. Dès l’année 1981, Lamalif analyse le 17ème congrès de l’UNEM,
comme «celui de l’intolérance et du vide théorique » (Bensbia, 1981,
n° 130), comme cet auteur l’écrit dans un article qui souligne par ailleurs
la crise de ce syndicat, la « sclérose du militantisme » (ibid.), les rivalités
et les divisions internes, comme l’indifférence croissante des étudiants...
Ceci ne signifie pas la fin du mouvement estudiantin, de nombreu-
ses grèves et revendications émailleront encore l’actualité, en particulier
entre 1976 et 1979, puis à nouveau en 1986 – pour rester dans la seule
période couverte par Lamalif –, mais un changement de nature en profon-
deur a bien eu lieu au cours de la fin des années soixante-dix. Comme le
remarque avec beaucoup de finesse M. Souali en 1983, « les mouvements
de protestations et leurs inévitables enchaînements naissent à l’occasion
de la volonté d’appliquer des réformes » (Souali, 1983, n° 145), prises par
le pouvoir et refusées telles quelles par les étudiants, et non plus à l’occa-
sion de réformes réclamées par les étudiants et refusées par le pouvoir,
comme c’était logiquement le cas avec les grèves de 1970-1972. De fait,
c’est bien la volonté de réforme de 1975 qui entraînera les mouvements
estudiantins de 1976 à 1979, puis la réforme de 1985 qui entraînera ceux
de 1986.
Dossier Bernard SCHLEMMER

L’autocritique est même particulièrement dure, dans ce texte de


M. Jibril daté de 1985, qui n’épargne pas les responsables enseignants et
étudiants et leurs syndicats, dénonçant :

« une certaine tendance à la démagogie, chez ceux qui, en


insistant sur les inégalités sociales, n’ont pas assez mis en évidence
les carences des contenus de l’enseignement, et n’ont pas œuvré à
élaborer une pratique alternative. Il ne suffisait pas, en effet, d’ali-
gner chaque année les chiffres de la sous-scolarisation et des sur-
déperditions, et protester contre la politique de sélection : encore
fallait-il corroborer ces critiques (si légitimes soient-elles) par une
mobilisation politique et syndicale en vue d’élaborer des program-
mes, des manuels, des méthodes, voire même inspirer ou faire des
expériences pilotes (même si on n’est pas au pouvoir) et, en tout cas,
ne pas nourrir les illusions que portait l’école » (Jibril, 1986,
n° 175).

Nous pourrions citer plusieurs exemples de ce changement de


climat intellectuel, comme cet appel au mécénat privé pour sauver la
80 recherche juridique (cf. Sehimi, 1986, n° 175) ou la tendance, en parlant
de réforme nécessaire de l’enseignement, à s’étendre surtout sur les ques-
tions de grilles salariales et d’indemnités de carrière des enseignants (cf.,
notamment, Azziman, 1982, n° 140, ou Bensbia, 1985, n° 171). Un autre
article (Ben Ahmed, 1985, n° 172) explique même que si les diplômés
sont au chômage, c’est bien de leur faute, ils n’avaient qu’à faire preuve
d’un peu d’imagination et créer leur propre entreprise ! Il s’agit certes plus
d’un billet d’humeur que d’un article de fond, et il n’est en rien représen-
tatif d’une revue qui peut se vanter d’avoir toujours su donner la parole à
d’autres positions que celles généralement défendues par la ligne édito-
riale ; mais un tel texte n’aurait jamais été proposé, n’aurait probablement
même pas été conçu dix ans plus tôt. L’argumentaire libéral contraste avec
ce que l’on a dit plus haut du combat frontalement politique des années
soixante -soixante-dix !
Lamalif est née et a grandi avec une génération, celle du lendemain
de l’indépendance. La revue était alors une plaque tellement sensible de
l’opinion de la jeunesse d’alors, qu’elle devançait l’événement : c’est ainsi
que l’on a assisté à une floraison d’articles sur le malaise étudiant avant
que n’éclatent les grandes grèves de 1970. Lorsque sa rédactrice en chef
parle, en 1966, «des garçons et des filles», pour reprendre le titre de son
L’enseignement et la jeunesse...

premier dossier sur la jeunesse marocaine, elle parle pratiquement de sa


classe d’âge ; quand elle s’exclame « jeunesse : cri d’alarme» pour rouvrir
le dossier, en 1977, elle est en sympathie avec ceux dont elle parle, même
si, déjà, ses combats appartiennent pour eux à l’Histoire ; quand elle
reprend le dossier «être jeune au Maroc», en 1987, la revue a vingt et un
ans, l’âge de la majorité, mais ses principaux collaborateurs, eux, n’ont
plus vingt ans...
Pour la génération qui suit, sans doute plus pragmatique, le combat
politique semble quitter le terrain des partis pour gagner celui des asso-
ciations spécialisées, des ONG, de l’engagement sectoriel. La question de
savoir si ceci représente une avancée positive ou non, et jusqu’à quel
point, est un autre problème, chacun en jugera selon son analyse.

Conclusion : la permanence du débat sur l’enseignement

Ce qui frappe de prime abord, lorsqu’on relit la collection complète


de Lamalif – rédigée, on l’a vu, par des spécialistes de la question de l’en-
seignement, c’est la constance avec laquelle se pose le problème, la perma-
nence des termes mêmes dans lesquels il se pose, et qui se retrouvent,
quasiment inchangés, jusqu’aujourd’hui. Des données ont bien entendu
81
changé, et les réponses à chercher ne sont sans doute plus tout à fait les
mêmes, mais la façon de poser les questions et, sur le fond, les questions
elles-mêmes, ont-elles tellement changé ? Peut-on être sûr de quand
datent ces lignes :

« Programmes non adaptés à la réalité et aux besoins du pays


en cadres, trop théoriques, dualité entre une arabisation lancée
comme slogan (...) et un bilinguisme (...) ni préparé ni précisé,
distorsion entre une généralisation prônée et un sélectionnisme de
plus en plus appliqué, lacune de l’enseignement technique (...),
bourses, logements, locaux universitaires, pédagogie à revoir,
problèmes des écoles supérieurs et de l’ENS, structures à discuter et
surtout, rôle de l’enseignement à transformer et moyens à adopter
(...). La question des enseignants n’est pas moins cruciale : insuffi-
samment formés, mal payés, trop peu nombreux (...). Enfin, consé-
quence et peut-être aussi cause de tout ceci : le manque de
débouchés, tant pour le million d’enfants condamnés à l’analphabé-
tisme, qui ne trouvent pas tous place dans l’agriculture, que pour
ceux sortant du primaire et à peine alphabétisés que l’industrie ne
Dossier Bernard SCHLEMMER

pourra jamais absorber, tant aussi pour les titulaires du brevet que
parfois même ceux du baccalauréat qui commencent à ne pas
toujours trouver d’emploi. (...) Tout ceci joint à une dégradation
générale de l’emploi provenant d’une croissance uniquement secto-
rielle et en tous cas pas intégrée et du fait que l’industrie moderne
exige beaucoup d’investissements, mais peu d’emplois, conduit à des
inquiétudes qui sont notamment exprimées dans le discours pronon-
cés (...) par le Chef de l’État ».

« Que l’enseignement doive être réformé est désormais plus


qu’une évidence. S’il est discrédité, c’est d’une part parce qu’il est
sélectif, d’autre part parce que son niveau est de plus en plus bas, et
enfin parce qu’il ne répond pas aux besoins, ni des jeunes ni du
pays.»

« Chaque année (...), le problème scolaire se pose avec une


acuité accrue (...). Le conflit a toujours les mêmes motivations :
absence de débouchés, inadaptation d’un enseignement de plus en
plus sélectif et de moins en moins conforme aux réalités et aux aspi-
82 rations, injustices de toutes sortes, attitude répressive du pouvoir qui
durcit les positions, etc., avec, en plus, la non-réalisation des
promesses.»

« Peut-on redire impunément depuis [des] ans les mêmes


slogans, rappeler les mêmes chiffres, souligner les mêmes erreurs et
les mêmes échecs et laisser éclater la même juste colère, sans avoir
un sentiment de profond dégoût ?»

« Chaque année, à pareille époque, il est estimé normal de


parler, la rentrée aidant, de l’enseignement et, naturellement, d’évo-
quer son insuffisance, tant sur le plan qualitatif que sur le plan quan-
titatif, donc de constater un échec qui, naturellement, empire, sans
pouvoir dépasser les simples constats tant les problèmes sont multi-
ples et ambigus. Cette constante répétition paraît, à beaucoup
d’égard, un discours inutile.»

« Face à une telle situation, le ministre annonce, comme


chaque année, même si ce n’est pas chaque année le même ministre,
des réformes.»
L’enseignement et la jeunesse...

« Il est plus que jamais urgent de définir et d’appliquer une


réforme qui tienne compte de l’avenir et de tous les moyens mobili-
sables. Pour cela, il faudrait s’attaquer aux vrais problèmes. »

Non, ces citations ne sont pas extraites d’une revue de la presse


marocaine réalisée entre 1999, année de la mise en place du comité
consultatif sur la réforme de l’enseignement, et 2000, année où ses
conclusions sont soumises à la discussion des parlementaires et alimen-
tent le débat public. Si elles sont signées de plusieurs noms, elles sont
toutes extraites de la revue Lamalif, et ont paru respectivement en 1968
(Daoud, n° 22), 1970 (Lamalif, n° 37), 1971 (El Marrakchni, n° 45), 1972
(X., n° 55), 1976 (Daoud, n° 83), 1979 (Ben Messaoud, n° 109), 1984
(Jibril, n° 157). Et nous aurions pu ainsi continuer jusqu’au dernier
numéro de la revue, qui s’est éteinte comme on sait en juin 1988. Rien
n’aurait-il changé ? Si, bien sûr, et l’article d’Étienne Gérard, dans cet
ouvrage, montre un aspect important de l’évolution du problème, avec le
chômage des diplômés. Reste que la question d’une réforme de l’ensei-
gnement se pose toujours, que chacun, responsable du royaume, leader
politique au pouvoir ou dans l’opposition, dignitaire religieux, dirigeant
syndical, journaliste, parent d’élève, simple citoyen, est conscient que des
83
réformes sont encore nécessaires, que le système d’enseignement ne fonc-
tionne pas comme les pères de l’indépendance l’avaient souhaité.
On connaît les quatre mots d’ordre que ceux-ci avaient posé : maro-
canisation, arabisation, unification et généralisation 7. Si les deux derniers
points posent toujours de graves questions, on peut considérer désormais
la marocanisation comme pratiquement achevée, et l’on ne peut pas nier
que le processus d’arabisation ait sensiblement progressé, même si la
question de la langue (ou des langues) constitue toujours un enjeu de débat.
Mais ce qui a le plus changé, sans doute, c’est la prise de conscience de

7 Marocanisation : les enseignants étrangers (en clair : les coopérants français)


doivent être remplacés par des enseignants marocains ; arabisation : l’arabe doit devenir
la seule langue d’enseignement, mis à part l’enseignement des langues étrangères (en clair,
le français doit être remplacé comme langue d’enseignement) ; unification : le système
d’enseignement doit être le même pour tous (en clair, les établissements publics doivent
être contrôlés par l’État) ; généralisation : l’enseignement doit être accessible à tous les
enfants du Maroc (en clair, l’accès à l’enseignement de base doit être assuré par la gratuité
de l’école publique).
Dossier Bernard SCHLEMMER

l’ensemble des parties concernées que la question est complexe et ne se


résoud pas à coups de slogans simplificateurs. Il en résulte, même si les
débats restent vifs, un dialogue plus serein entre les partenaires. Trop de
réformes ont déjà été tentées, sans parvenir à modifier en profondeur la
situation, pour que quiconque se prévale sérieusement de solutions toutes
faites.
Pour autant, la diversification des thèmes traités faisait de Lamalif
un outil de réflexion de plus en plus aiguisé. L’évolution de la revue, avec
son ouverture croissante vers des thèmes de plus en plus abordés sous
leurs aspects complexes, illustre aussi la façon dont a évolué la question
de l’engagement dans la cité. Nous pensons que dans cette ouverture se
conjuguent à la fois la professionnalisation de Lamalif, certes, mais aussi
l’effet du contexte idéologique, au Maroc comme ailleurs : l’horizon du
changement global a trop reculé pour qu’on puisse continuer à l’attendre ;
s’investir, désormais et pour beaucoup, c’est s’investir dès maintenant
dans les problèmes du quotidien, c’est lutter à l’échelle de telle ou telle
question qui demande solution.

84
Bibliographie

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Dossier Bernard SCHLEMMER

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ÉCOLE ET DEVENIR AU MAROC :
regards journalistiques sur l'avenir des diplômés
Étienne GÉRARD*

En guise de préambule :
Recherches et égarements dans le dédale de la presse écrite

Autant le dire d'emblée : il ne sera pas ici directement question des


diplômés marocains, même s'ils figurent en bonne place dans le titre de
cette communication, mais des représentations qu'en livre la presse écrite
marocaine. Quels sont les procédés, les logiques, le sens, de la transmis-
sion de ces représentations ? Quels en sont les modes et procédés de cons-
truction ? Telles sont les questions directrices de la lecture des articles
consacrés aux diplômés chômeurs, et qui constitueront l'orientation de cet
exposé.
Que choisir, où et comment chercher pour traiter ce sujet des repré-
sentations des “jeunes diplômés (i.e. chômeurs)” dans la presse ? Ces
questions se posent d'elles-mêmes en regard au nombre foisonnant de
titres quotidiens et hebdomadaires de la presse écrite marocaine. Mon
ignorance de la langue arabe allait me conduire “ naturellement ” vers la
presse de langue française. Mais cette direction devait, au cours de la
recherche, s'avérer être un premier travers : à entendre mes interlocuteurs
journalistes, la presse arabophone, appréciée comme étant celle du
“peuple”, se fait l'écho des problèmes de ces jeunes bien plus – nous
verrons pourquoi – que sa consœur francophone, principalement lue par
l'élite intellectuelle. De surcroît, cette première direction n'apportait pas
de réponse à la première question. Que retenir comme titre de presse,
comment opérer une sélection, sur quelle période travailler ? Après le
dépouillement d'un journal, de 1991, date de sa création, à 1998, le choix

* Socio-anthropologue, Chargé de Recherches à l'Institut de Recherches pour le


Développement (IRD), Centre Jacques Berque, Rabat (Maroc).

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 87-111.
Dossier Étienne GÉRARD

définitif s'est porté sur trois autres journaux, sur la base de deux exigen-
ces personnelles : travailler sur la période la plus récente et pouvoir
comparer différents “traitements journalistiques ” de la question des
jeunes diplômés. Cela imposait que plusieurs journaux différents soient
retenus, que la période d'examen soit identique de l'un à l'autre, enfin que
leur fréquence de parution soit elle aussi égale. Ces impératifs posaient
une autre limite, liée au travail de dépouillement et d'exploitation
lui-même : selon l'objectif de comparaison en effet, le volume d'articles
retenus devait être suffisamment restreint.
Examinés de décembre 1998 à avril 2000, trois hebdomadaires
apparentés à la presse dite “ indépendante ”, La Gazette, Le Journal et
La Nouvelle Tribune, constituent ainsi le corpus principal de base,
complété par le dépouillement, de 1991 à 1998, de L'Économiste, hebdo-
madaire devenu quotidien, et de deux interviews de journalistes, auteurs
d'articles dans les titres de presse retenus. Signalons ici que les hebdoma-
daires possèdent tous ce caractère indépendant et que seuls quelques titres
de presse quotidienne peuvent être apparentés à de la presse d'opinion au
service de partis politiques. Nous verrons, pour cette même raison, que
peu de comparaisons ont pu être effectuées et que leur “ utilité ” est rela-
88 tive. Ou plutôt : ces comparaisons des différents journaux montrent qu'ils
ne peuvent pas être différenciés en fonction des discours tenus ou des
positions prises au sujet des diplômés. « J'ai l'impression qu'on se plagie
tous, c'est la solution de facilité », m'indiquait en ce sens un des journa-
listes interviewés de La Gazette. Comme cela apparaîtra par la suite, les
différences de sens sont intrinsèques, elles résident au sein même de
chaque journal, davantage qu'elles ne les départagent. Et si le “ paysage ”
journalistique possède une certaine hétérogénéité, celle-ci s'observe avant
tout dans la place accordée par chaque journal à la question des “ diplô-
més chômeurs”, en proportion de l'ensemble des articles consacrés à ce
sujet, et en proportion de ceux qui traitent d'autres questions – l'éducation
par exemple (voir en annexe).
Toutes ces réserves en disent long sur les limites du travail ici
exposé et justifient l'origine de la principale direction finalement adoptée :
discerner les représentations des jeunes diplômés dans quelques titres de
presse et interroger le sens des différences caractéristiques de ces repré-
sentations. Pour tenter d'y parvenir, deux premières questions, que nous
reprendrons dans la première partie de ce texte, ont orienté la recherche :
pour les journalistes marocains de la presse écrite, qui sont ceux qu'ils
dénomment les “diplômés chômeurs ” ? Et quel sens attribuent-ils à leurs
École et devenir au Maroc

actions ? Nous tenterons dans un second temps, à la lumière des réponses


apportées, de mettre au jour le sens du discours journalistique sur un tel
sujet et, au-delà, le sens sociologique de la pratique journalistique.

Heurs et malheurs des diplômés chômeurs :


d'une approche des individus à leur catégorisation journalistique

Les titres d'articles suffisent pour affranchir le lecteur du ton


employé par les journalistes au sujet des jeunes issus de l'enseignement
supérieur et au chômage : « Désespoir suicidaire et pessimisme extrême
des diplômés chômeurs», « Le calvaire des diplômés-aveugles à la
station “Al Kamra” à Rabat », « La colère des docteurs au chômage.
L'État fossoyeur de l'université marocaine », « Docteurs et ingénieurs
d'État sur le gril», «Grève de la faim des diplômés-chômeurs. L'asile
social en Europe», etc. Les articles eux-mêmes peaufinent ces annonces
en portraits non moins alarmistes. Citons simplement un extrait d'un
article de La Gazette :

« Pas de couverture sociale, pas d'allocations chômage…,


routine, ennui, oisiveté désarmante, rejet familial, crise psycholo-
89
gique, déficit de personnalité, délinquance, dégradation des mœurs,
drogue, prostitution, petits jobs clandestins, tentations suicidaires,
émigration à l'étranger (pateras1) et bien d'autres redoutables maux,
tel est le lot quotidien de cette couche sociale livrée aux spectres de
l'angoisse, de la faim, de la mendicité, de la marginalité et de l'ex-
clusion sociale ».

La grande majorité des articles spécifiquement consacrés aux diplô-


més chômeurs – qu'il s'agisse d'en illustrer les actions comme les mani-
festations ou d'en dresser, en quelques mots, l'itinéraire – dévoile ainsi des
victimes, le plus souvent «désespérées», astreintes à des conditions de vie
précaires, dégradantes et sans issue. Oisifs, les diplômés au chômage
«mènent la vie des retraités » nous dit La Nouvelle Tribune (30/09/99).
Le chômage signale l'échec et, à travers lui, une mort symbolique. Promis

1 Les pateras sont les embarcations au bord desquelles les émigrés clandestins tentent
de gagner l'Espagne par le détroit de Gibraltar.
Dossier Étienne GÉRARD

de tout temps à la réussite sociale et professionnelle, les lauréats de l'en-


seignement supérieur sont, faute d'être recrutés comme par le passé dans
la fonction publique, désormais voués à l'errance. Le Plan d'Ajustement
Structurel des années quatre-vingt, dont les politiques économiques
gouvernementales sont toujours le fruit, a « mis au bord de la route une
génération qui s'est approprié la désespérance et le dépit ». La dévalori-
sation, du diplômé comme de son titre chèrement acquis, s'est substituée
à la promotion sociale attendue et espérée dans la logique même des
anciennes promesses gouvernementales. “ Naturellement ” appelés à faire
avancer leur pays par la valorisation de leurs savoirs, les lauréats de l'en-
seignement supérieur sont aujourd'hui conduits à reculer. Ne sont-ils pas
en effet contraints de se plier à la pratique de petits boulots qui seule peut
garantir «leur survie» ? Ainsi de ce licencié en philosophie, reconverti
dans le commerce du poulet, ou de cette jeune femme qui, pour nourrir ses
deux enfants, n'a d'autre possibilité que de se prostituer. Le gouvernement
lui-même participe à cette « dévalorisation du cadre supérieur national »,
puisqu'il convie les jeunes au chômage à reprendre des formations quali-
fiantes de niveau bac + 2, bien en deçà, donc, de leur niveau de docteurs
ou d'ingénieurs. Et le déclassement ne s'arrête pas là. Destinés à produire,
90 à récompenser les sacrifices faits pour eux, nous disait un membre du
Journal,

« ils constituent un fardeau pour leur famille qui la plupart


sont pauvres et qui attendaient tant de choses de ces diplômés
chômeurs. Leur fils va étudier en France, à l'étranger, ils l'attendent,
ils attendent qu'il revienne, il va les sauver un peu. Et ils trouvent
que quand il est là il n'a même pas de quoi se payer un café ».

Riche en termes et en métaphores eschatologiques, associés au


regret d'une dépréciation du diplôme, la presse écrite laisse ainsi penser à
une mort symbolique générée par l'inversion du statut et de la fonction
individuelle du diplômé.
Et la mort n'est pas seulement symbolique. Mille petites morts
l'annoncent, dont les exemples égrènent les pages journalistiques. «Ces
damnés de la terre marocaine », comme les caractérise La Gazette
(n°102, 10/02/99), s'y vouent en consommant de l'alcool et de la drogue,
en s'adonnant à la prostitution, ces antichambres de la déchéance, et
mettent au jour « l'ampleur de la détresse qui insulte nos regards sur les
trottoirs de nos villes et les artères de nos villages » (ibid.). En proie à la
École et devenir au Maroc

souffrance physique occasionnée par le manque – de nourriture ou d'hy-


giène –, par l'excès – de stupéfiants –, ou encore par la torture – celles de
la prostitution ou des matraques –, ces diplômés décrits par la presse sont
de surcroît accablés par les dettes contractées pour terminer leurs études
et menacés par les tribunaux s'ils ne s'en acquittent pas, voués à la préca-
rité au terme de stages de formation qui ne s'accompagnent pas d'un
emploi, assujettis enfin à la corruption et au clientélisme caractéristiques
du secteur public, ou encore à l'exploitation d'employeurs privés prompts
à utiliser et sous-payer cette main-d'œuvre excédentaire. Mille petites
morts qui gomment chaque jour davantage la possibilité pour eux d'obte-
nir le minimum – trouver un emploi dans le secteur public – et, tout
simplement, de «mener une vie digne, stable et honnête » (Le Journal,
08/05/99). «Notre problème, dit ainsi un diplômé, est qu'on est pratique-
ment privé de tout : le travail, la couverture sociale, l'assistance médicale
et même le sens de civisme et de solidarité (…). » Que faire pour « s'ex-
traire de ce bourbier » s'interroge un journaliste, témoin d'un de leur sit-
in (La Gazette, n°155, 01/03/00) ? « Frappés d'ostracisme et de
marginalisation », les docteurs et ingénieurs d'État en chômage n'ont plus
que la parole, prise dans la rue ou retranscrite dans les pages de journaux,
pour faire entendre la seule possibilité qu'il leur reste : « nous sommes
91
prêts, lancent-ils ainsi sous forme de manifeste dans les colonnes de ce
dernier hebdomadaire, à sacrifier notre vie pour obtenir notre droit au
travail et à la dignité». Et d'exhorter « toutes les organisations de la
société civile, politique, de droit et syndicats ainsi que tous les citoyens,
d'être solidaires avec notre cause ».
Mais cette parole-là aussi porte en elle sa propre fin : lorsqu'ils ne
sont pas tombés dans la déchéance, à l'abri des regards et dans le secret,
les diplômés chômeurs choisissent la scène publique pour mettre en scène
l'inéluctable : la grève de la faim devient l'ultime recours à une situation
sans issue, tout autant qu'elle porte en elle les marques de l'irrémédiable.
La grève du 16 au 18 mars 1999, rapporte La Gazette (n°158, 22/03/00),
aura par exemple fait « sept victimes d'évanouissement et d'affaiblisse-
ment parmi les femmes qui ont dû être hospitalisées d'urgence ».
« Après avoir épuisé toutes les formes de sensibilisation et toutes
les démarches auprès des responsables concernés par le dossier de l'em-
ploi, dit un jeune manifestant à un journaliste de ce dernier hebdoma-
daire, nous sommes convaincus que l'indifférence et l'exclusion sont les
seuls moyens utilisés par ces responsables envers la crise des diplômés
en chômage » (La Gazette, n°155, 1/03/00). Marginalisés et exclus de fait,
Dossier Étienne GÉRARD

ils mettent en scène leur propre exclusion et la dépréciation de leurs


acquis (le diplôme) à l'origine de cette marginalisation. Le suicide, cet
“appel du vide” enclenché par l'exclusion et l'oisiveté, devient une tenta-
tion. «Le vide est mon ennemi numéro un », dit l'un d'eux (La Nouvelle
Tribune, 30/09/99). En proie au « calvaire», cette « jeunesse désemparée
et déboussolée, craignant les affres horribles d'un abandon définitif »
(La Gazette, op. cit.), répond à cet appel par une sortie réelle – et non
seulement symbolique –, à la fois du monde du travail et de la société :
«laissés pour compte» là où l'on disait par avance compter sur eux –
“laissés au vide” pourrait-on dire – ils deviennent «animés des mêmes
intentions de fugue» et choisissent de migrer. Désemparée par « l'ampleur
du calvaire enduré», en proie à « un incommensurable désespoir» et inca-
pable de trouver de moyen plus sûr pour aboutir, «l'élite de la jeunesse
intellectuelle du pays» sort d'un univers, où prédomine l'indifférence à son
égard, pour «l'asile social» en Europe. Las de manifester publiquement
lorsqu'elle n'est pas purement tombée dans l'oubli, elle décide parfois de
«prendre la clef des champs », laissant alors aux gouvernants le vide de
son absence comme dernier message.
92 À en croire les avis exprimés par les journalistes et les diplômés par
eux interviewés, l'errance en attente d'un avenir incertain laisse des
marques profondes. Après avoir enduré des «conditions de vie vraiment
scandaleuses durant leur sit-in » : « pollution, bruit, régime alimentaire
pauvre et manque d'hygiène», après avoir essuyé les coups de matraque
et avoir été «traités comme des criminels », les diplômés chômeurs sont
«devenus comme des bêtes de cirque qu'on vient admirer comme une
curiosité de la ville de Rabat » (Le Journal, 8/05/99), avant d'être dépos-
sédés de leur identité de «citoyens». Ils ne troquent pas seulement l'ave-
nir de cadres qui leur était promis pour des petits boulots ou pour un
avenir inconnu, mais aussi leur statut d'élite pour une identité défigurée et
recomposée. «Cruellement déçus par l'incurie de nos responsables, dit
l'un d'eux, il n'est plus question pour nous de revenir un jour au Maroc,
ni même de nous considérer comme Marocains. » (La Gazette, n°158,
22/03/00).
Cette retranscription de propos de diplômés chômeurs, comme les
discours tenus à leur sujet et ici largement rapportés, montrent combien
ces jeunes sont victimes aux yeux des journalistes : victimes de “ l'inadé-
quation formation-emploi”, victimes du fait que le gouvernement socia-
liste aujourd'hui en place ne tient pas ses promesses passées, victimes du
École et devenir au Maroc

manque de considération de la part de ces gouvernants et de l'indifférence


générale, victimes enfin, comme nous le verrons, de diverses manipu-
lations.
Cette position prend, par ailleurs, le caractère de la défense, dans un
élan de solidarité. Dans leur majorité, les journalistes prennent fait et
cause pour ces jeunes et choisissent d'alerter l'opinion publique d'un
problème qu'ils jugent préoccupant. Écoutons plutôt deux journalistes
interviewés à ce sujet.

« On s'est intéressé à ce problème en raison de l'évolution


rapide du phénomène de gravité sociale de la question, et de la
léthargie de l'appareil public et même de l'absence de volonté poli-
tique. Ensuite ces gens-là [les diplômés chômeurs], il fallait que la
presse, comme les partis, les syndicats, la société civile, aide à faire
parvenir leur voix pour augmenter la pression pour leur trouver une
solution. Et ça s'est fait au niveau de toute la presse. À un moment
donné, ça a même été une mode 2 en quelque sorte : dans tous les
journaux, tout le temps, vous trouviez des articles ; des articles qui
n'étaient pas des articles de journalisme mais des articles de plai-
doirie, de défense et d'appel à la conscience publique 3 pour venir en
93
aide à ces gens-là.»

Face à ce qu'ils considèrent comme grave, certains journalistes ne


décident pas seulement de faire état de l'actualité et d'alerter l'opinion
publique, mais également de rompre un silence et une léthargie à leurs
yeux grandissants et d'éviter que les principaux protagonistes ne sombrent
dans l'oubli.
Leur passé d'étudiants explique en bonne partie cette solidarité des
journalistes à l'égard des diplômés chômeurs. Eux aussi ont été diplômés,
à la recherche de travail, et confrontés aux mêmes problèmes.

« Au début, d'abord, me répond un journaliste lorsque je lui


demande ce qui l'a amené à écrire sur ce sujet, c'est que, étant

2 C'est moi qui souligne, pour signaler l'un des ressorts de la construction des discours
et des représentations (cf. infra).
3 Idem.
Dossier Étienne GÉRARD

moi-même diplômé universitaire, j'ai eu la chance de trouver un


emploi, mais j'ai trouvé l'emploi dans des conditions assez difficiles
et, effectivement, je comprends parfaitement la situation de ces
jeunes ; donc c'est déjà une question de solidarité de corps. Ayant
fait le même parcours que ces gens-là, il n'y a pas de raison que nous
ayons pu trouver un emploi et qu'eux se trouvent marginalisés. » Un
autre précise que les diplômés chômeurs le sollicitent souvent, puis
ajoute : « on ne trouve rien à leur argumentation, imparable
d'ailleurs ; on ne trouve rien à leur répondre, ils ont raison, ils ont
le droit de trouver une place sur le marché du travail dans leur pays,
ils ont un diplôme… Ils ne peuvent pas accepter d'avoir un diplôme
supérieur et de ne pas être intégrés dans la société. Ça n'est pas
possible, c'est carrément dingue. Alors que la société a besoin de
gens cultivés, de gens avec des diplômes… C'est un problème qui
concerne notre société et on est impliqué. On fait partie d'eux, on les
connaissait, on est les mêmes. Au départ on était tous sur le même
banc. Si on s'y intéresse c'est parce qu'on s'y connaît un peu. Il peut
y avoir des diplômés qui sont des copains, on était des copains de
classe hier. Ils reviennent avec des diplômes d'Europe alors que nous
94 qui sommes restés ici nous travaillons déjà. Et eux qui reviennent
avec un diplôme, un titre, tout un tas de titres, ils ne trouvent même
pas une place. Voilà, le problème on le sent au quartier, au café, on
se téléphone et on se dit : tiens, X n'a toujours pas trouvé de travail,
il souffre, Y il est tombé malade. Ça n'arrête pas de tourner. On est
au milieu. Entre journalistes, entre ex-étudiants. Le problème est
quotidien».

Les diplômés sous silence


Procédés de construction des représentations

Seule l'interview permet de capter de tels propos. Mais les articles


témoignent, en filigrane, du sentiment des journalistes d'appartenir
au même corps que celui des diplômés, dont seul le travail (l'activité sala-
riée) les départage. La critique s'efface derrière l'élan solidaire – dont la
“victimisation” rend bien compte – à l'égard de compagnons qui, eux,
n'ont pas eu la chance d'avoir un emploi. Cette conscience partagée des
problèmes qui affectent les diplômés – pour l'essentiel l'absence d'emploi
et de prise en charge par l'État, la non-reconnaissance et la dépréciation du
diplôme, enfin leur marginalisation –, affleure dans le ton partisan
École et devenir au Maroc

employé pour les évoquer. Mais elle peut même se lire, paradoxalement,
dans la neutralité de certains discours. Celle-ci ne signifie pas, comme on
pourrait le penser, un manque d'intérêt de la part du journaliste ; mais,
simplement, que la prise de position est inutile pour rendre compte d'une
réalité. Attirer l'attention du lecteur suffit. Dépouillé d'artifices (comme
peuvent l'être les métaphores destinées à survaloriser un fait ou un événe-
ment), le discours peut, par sa neutralité même, repousser la critique et
bénéficier de davantage d'attention. À propos de l'un de ses articles dans
lequel il ne prend aucune position, un journaliste (du Journal) m'explique
ainsi, en parlant des diplômés :

« On prend ce qu'ils disent et on l'expose à l'opinion.


Littéralement ce qu'eux veulent dire. Comme ça on sent qu'on ne les
a pas trahis. On n'apporte pas une touche bonne ou mauvaise. On ne
sait jamais comment ils vont le prendre. Comme ça on gagne leur
confiance. Ce qu'ils ont dit, on le rapporte. Autrement dit, ils savent
très bien qu'on est avec eux. Sinon on n'aurait jamais abordé la
question. Vous voyez : c'est déjà le fait de leur consacrer un article
ou deux, ça veut dire ce que ça veut dire. On n'a pas besoin de
prendre position. On est à côté d'eux. Ils ont raison. C'est clair. »
95

Inutile donc d'afficher systématiquement cette solidarité avec les


diplômés : le recours à l'actualité suffit, dont on force les traits les plus
marquants pour l'opinion publique – avant tout la répression et l'absence
de considération gouvernementale des problèmes sociaux. Ce soutien se
double bien sûr de prises de position par rapport au gouvernement, iden-
tifié comme le responsable, selon une grille de lecture commune à celle
des diplômés chômeurs. Le journaliste précédent indique par exemple
sans ambages ce parti pris :

« On ne cherche pas à savoir, parce que l'État et les instances


responsables leur promettent tant de choses, et en fin de compte il n'y
a aucun résultat. Ils les repoussent et repoussent les solutions d'une
année à l'autre. Et nous nous voyons toujours les mêmes diplômés
chômeurs, ceux qui ont observé une grève de la faim, ceux qui ont
fait des sit-in devant le parlement. Alors, nous, on est très proches
d'eux. L'essentiel c'est qu'on ressent automatiquement ce qu'ils
ressentent, parce qu'ils font partie de nous. On cherche à savoir quel
est leur état d'esprit, jusqu'à quel point ils souffrent. On cherche
Dossier Étienne GÉRARD

aussi à savoir jusqu'à quel point c'est vrai, leurs souffrances. Mais
quand on s'approche d'eux on se rend compte que c'est vrai, leurs
souffrances, ils ne font pas semblant. Ils ont 30 ans, 32 ans, ils sont
docteurs, ils ont un grand doctorat. Tu débarques de France ou du
Canada et ton doctorat ne te sert à rien. Même l'épicier du coin ne
va pas te faire crédit parce qu'il sait que tu n'as rien (… ). Les diplô-
més veulent s'intégrer (....). Ce n'est pas eux qui refusent de s'in-
tégrer. D'ailleurs, c'est l'État qui a concrétisé cette idée-là que si
vous travaillez dans la fonction publique vous garantissez votre
avenir. C'est dans leur subconscient. Et ils ont peur, quand ils ont un
travail, de le reperdre au bout de quelques mois. Eux ne sont pas
contre l'intégration, ils ne sont pas contre une autre formation pour
pouvoir s'intégrer. Pas du tout. Mais cette peur qui plane toujours
au-dessus de leur tête… ».

« On ne cherche pas à savoir… » : la justesse de la cause suffit à


légitimer le discours en faveur des victimes. La solidarité des journalistes
96 avec les diplômés chômeurs masque dès lors des pans entiers de leur
réalité. Qui sont-ils ? Leurs souffrances suffisent parfois comme réponse
et le silence des gouvernants à leurs revendications comme alibi pour ne
pas mener plus avant les investigations. Leurs actions peuvent alors être
réduites à leurs manifestations, leur parcours à leur sit-in, et leur identité
résumée à l'aide du triptyque diplôme-chômage-misère 4. Approchés lors-
qu'ils manifestent et revendiquent, lorsqu'ils opposent au silence des
gouvernants et de la société tout entière des messages d'alerte comme peut
l'être une grève de la faim, ou encore lorsque le gouvernement adopte une
mesure qui les concerne directement ou indirectement, les jeunes diplô-
més chômeurs cessent d'exister le reste du temps – au moins dans la
presse ici étudiée.

4 Ce discours reproduit ainsi, sur un autre mode, les considérations sur “l'inadéquation
formation-emploi ” toujours avancées pour expliquer le chômage des diplômés et pour
marquer – pour stigmatiser – à la fois la dépréciation du diplôme (plus largement du capi-
tal scolaire) et la faillite du système éducatif à valoriser ses étudiants et leurs acquis sous
forme, précisément, de produits “ adéquats” aux besoins de l'économie.
École et devenir au Maroc

Tableau 1
Traitement thématique de la question du chômage des diplômés
dans les trois journaux
(en nombre d'articles, de décembre 1998 à mars 2000)

La Gazette Le Journal La Nouvelle Tribune

Mesures adoptées en faveur


des diplômés chômeurs 1 1 1

Articles sur leurs actions 5 2 1

Articles sur eux-mêmes 2 1 1


Articles sur l'emploi et
son traitement politique 6 3 1
Articles sur les acteurs en
charge des problèmes des jeunes 3 2 0
Total 19 9 4
97
Peu d'articles leur sont consacrés directement, et moins encore à
leur identité collective et à leurs actions et pratiques hors manifestations.
Nous verrons que cette imprécision, que ces vides constitutifs des articles
servent indirectement l'objectif d'opposer au gouvernement son incapacité
à résoudre les problèmes économiques et sociaux, et celui d'alerter l'opi-
nion publique sur ce fait – qu'ils servent en somme la volonté idéologique
de défendre certaines causes et d'y associer le lectorat. On tentera aussi
d'en relever le sens. Notons dès maintenant ce paradoxe : en apparence
véhicule de l'actualité brute, par la mise en œuvre d'un “ journalisme de
couverture” – à défaut d'un journalisme d'investigation peu pratiqué – , la
presse se veut en fait messagère et, pour y parvenir, travestit cette réalité
en en gommant des pans entiers. Une neutralité et une objectivité de
façade sont mises au service d'une subjectivité de fond.
Et la question demeure : qui sont donc les diplômés chômeurs ? Le
lecteur l'ignore largement et ne possède, pour le savoir, que l'image cari-
caturale figurée par des journalistes qui laissent dans l'ombre leur origine
sociale et l'originalité de leurs parcours individuels, la nature et la dimen-
sion de leurs démarches collectives, ou qui ne les évoquent que rarement,
par bribes, laissant penser que l'ensemble des jeunes diplômés peut être
Dossier Étienne GÉRARD

identifié à des cas particuliers. L'un des articles consacrés aux manifesta-
tions des diplômés chômeurs non-voyants note par exemple que leurs
animateurs « proviennent de différents cercles politiques et syndicaux. On
y relève en particulier des “ barbus ” appartenant à tous les courants
islamistes et aussi des activistes d'extrême gauche, des militants de la
jeunesse Ittihadia et des responsables des mouvements de la société
civile » (La Gazette, n° 100, 27/01/99). Les exemples pourraient être
multipliés. Il est vrai que le dépouillement de la presse écrite n'a pas été
exhaustif et que celui des journaux ici analysés a porté sur une durée
précise et limitée. Mais, pour avoir connaissance de la structuration du
mouvement des “diplômés” en une multitude de groupes identifiés à leurs
secteurs et disciplines d'études 5, pour comprendre en quoi leur manipula-
tion parfois évoquée consiste réellement – pour ne prendre que ces deux
exemples –, ce dépouillement a dû nécessairement être complété par des
interviews de journalistes.
La construction des représentations des diplômés que nous livre la
presse repose ainsi sur la combinaison de la parole et du silence, d'un ton
parfois neutre, ailleurs plus partisan, enfin par la catégorisation : la multi-
plicité des jeunes diplômés, les singularités de leur parcours, les particu-
98 larités de leur identité individuelle, ou encore leurs différences, leurs
oppositions et contradictions, disparaissent en majorité derrière le portrait
d'un groupe uniforme et homogène, de surcroît privé de l'une de ses
composantes : celle des diplômés “ intégrés ” qui ont obtenu un emploi et
de ceux qui entreprennent par eux-mêmes. Même les critiques adressées
aux gouvernants pour leur manque de politiques en faveur des chômeurs
ne sont pas assorties d'un exposé précis des mesures gouvernementales,
dont seule la lecture de l'ensemble des journaux peut fournir le détail.
Pourquoi cela ? «On ne fait pas notre boulot, je suis convaincu
qu'on ne fait pas le boulot qu'on devrait », dit l'un des journalistes que j'ai
rencontrés. Cherchons plutôt à voir sur quoi débouche cette catégorisa-
tion, à savoir ce qu'elle sert. Prenons simplement l'exemple d'un article
rédigé à l'occasion d'une manifestation, en janvier 1999, de diplômés
chômeurs non voyants délogés de l'enceinte du Parlement (La Gazette,

5 Les diplômés chômeurs s'organisent en effet en fonction de leurs études, de leur dis-
cipline, ou même de leur appartenance à une même école (par exemple le “groupe des chi-
mistes ”, le groupe des “ diplômés de l'URSS”, etc.).
École et devenir au Maroc

n° 100, 27/01/99). «On a tout fait, dit l'un d'eux rencontré par le journa-
liste, pour tuer dans l'œuf notre action revendicatrice… On nous a trans-
férés (…) dans l'espoir de nous décourager et nous obliger à rentrer chez
nous.» Après avoir repris ces propos, le journaliste relève, lui, « ce
mauvais traitement réservé à des personnes handicapées qui ne deman-
dent que les quelques avantages accordés à ceux qui ont osé organiser
leur mouvement dans l'enceinte du Parlement (…), qui ont décidé de
rester sur place durant tout le mois sacré du Ramadan et de passer les
vacances de l'Aïd El Fitr sous le froid glacial et la pluie ». À l'évidence,
les manifestants se sacrifient pour leur cause, alors même « qu'aucun
ministre n'a cru bon leur rendre visite ». Le recours aux propos d'un minis-
tre permet d'étayer cette position à l'égard des diplômés. «Ce mouvement
est tout à fait injustifié, dit celui-ci, pour la simple raison que ces activis-
tes ont préféré le style de la confrontation et de la médiatisation stérile à
celui du dialogue et de la concertation.» Le journaliste ne laisse pas
percevoir ce qu'il en pense, mais, après avoir mentionné l'absence de
soutien de l'État à leur égard et signalé le choix de prendre pour «cible
préférée le gouvernement de l'alternance », il conclut en disant : « Au
gouvernement de l'alternance, censé initier le changement, d'en tirer les
conséquences qui s'imposent ». D'autres que lui attribuent la situation des
99
diplômés à «l'inconscience des responsables », et leur mécontentement
«à la vicissitude de gouvernements incompétents qui ont atteint des taux
difficiles à résorber». Les leçons tirées de la manifestation ont donc une
dimension politique et générale, et non seulement sociale et particulière à
une catégorie d'individus. Les diplômés chômeurs sont toujours présentés
comme des victimes, comme on l'a vu, mais ils finissent par disparaître
derrière le problème général de l'emploi, dont ils sont une des figures
maîtresses, et derrière celui de la répression gouvernementale. Ils sont
certes pénalisés par l'absence de travail – ce travail qui est, selon un jour-
naliste, «la dignité de l'être humain » et dont le droit est « une évidence
constitutionnelle» –, mais ils sont, aussi et surtout, l'image même des
échecs du pouvoir ou, selon le mot d'un journaliste, « un boulet de
mauvaise conscience dans le jardin secret de l'État » (Le Journal,
29/05/00). Les diplômés chômeurs, comme l'ont souligné des journalistes
de cette presse écrite dite “ indépendante ”, sont manipulés par certains
partis, certaines fractions politiques, « qui ont cru réaliser une opération
politique d'envergure en se nourrissant de la souffrance de ces diplômés
chômeurs » (La Gazette, n°108, 24/03/99). L'un « pense tout particulière-
ment aux mouvements islamistes, modérés et radicaux », pour lesquels ces
Dossier Étienne GÉRARD

diplômés chômeurs « ont droit à un emploi et à une vie décente bien avant
l'ensemble des autres diplômés » (ibid.)6.
Mais, comme on vient de le voir à travers la catégorisation utilisée
par les journalistes au sujet des diplômés et le recours à leurs problèmes
pour stigmatiser la gestion gouvernementale des questions de société, la
manipulation politique a pour pendant, dans le monde de la presse,
l'instrumentalisation d'individus ou de groupes. Dans les colonnes des
journaux, les diplômés chômeurs sont symboliquement érigés en une caté-
gorie qui sédimente, symbolise et dit les problèmes du chômage, comme
les transformations qui affectent le savoir universitaire. Mais, au-delà de
la catégorisation qu'il opère pour rendre visibles des phénomènes, le
travail journalistique transcende aussi ces catégories. La situation de
certains individus devient le problème général de classes identifiées selon
des propriétés communes (le diplôme par exemple ou simplement l'âge –
il n'est alors plus seulement question de jeunes diplômés mais de jeunes
au sens large) et la mise en relief de la nécessité, pour tous, de bénéficier
de politiques globales de changement et d'amélioration. Si les journalistes
s'associent aux diplômés dont ils plaident la “ misère ” et déplorent “ l'asile
social” en Occident, c'est pour mieux signaler la faillite des gouvernants
100 dans l'amélioration de la situation sociale et économique, dans la réhabi-
litation de l'État comme garant de la protection sociale des citoyens, enfin
dans son devoir patriotique de promouvoir ces citoyens et de leur assurer,
au sein du pays, le meilleur avenir. Sujets toujours sensibles, le travail ou
l'éducation sont ainsi, sous la plume des journalistes, prétextes à messages
politiques à l'adresse du gouvernement en place ; et leurs victimes, qu'il
s'agisse des diplômés chômeurs ou des “ enfants de la rue ” par exemple,
des instruments de la nécessaire sensibilisation de “ l'opinion publique ”.
Ce double glissement, de l'examen particularisé à l'amalgame, et des
problèmes rencontrés par certains groupes à un fait général de société, est

6 L'un des journalistes rencontrés précise : « Amasser des problèmes devant la porte
du gouvernement pour le gêner, pour le déboussoler, peut être une pratique de la droite.
Au Maroc on n'a pas d'extrême droite, mais une droite très " méchante ". C'est des gens
qui n'hésitent pas à utiliser des moyens qui ne sont pas très catholiques, pour arriver à
leur fin. Un exemple : quand ils étaient en sit-in devant le parlement, souvent on les inci-
tait à prolonger le sit-in. Je parle des gens de l'autre bord. On les incitait à rester. Il y avait
des problèmes de prise en charge, bon ils les prenaient en charge. Y compris les loisirs.
Pour eux l'objectif était de faire durer le plus possible la protestation ».
École et devenir au Maroc

rendu possible par la catégorisation des individus et, encore une fois, par
le silence observé – volontairement ou non –, enfin par la rareté d'articles
consacrés aux particularités d'un problème dont la complexité est alors
résumée en figures paradigmatiques. Et il est mis au service d'un discours
politique, adressé au lectorat “ populaire ” comme intellectuel, pour une
critique des mesures et pratiques adoptées par le pouvoir.

Oppositions et indétermination :
la presse en “transition”

Pour autant, l'ensemble des articles est lui-même hétérogène et ne


peut laisser croire à des positions unanimes chez les journalistes.
L'utilisation commune des procédés précédemment relevés laisse perce-
voir des singularités de ton ou thématiques. D'une part en effet, la part
réservée à un sujet d'actualité comme celui des diplômés chômeurs varie
d'un journal à l'autre, en proportion de l'ensemble des textes écrits sur le
sujet, et en proportion des articles rédigés sur d'autres sujets. Par exemple,
59,4 % des articles consacrés directement aux diplômés chômeurs ou dans
lesquels il y est fait explicitement référence sont publiés par La Gazette,
alors que ceux de La Nouvelle Tribune ne représentent que 12,5 % de cet
101
ensemble. Autre exemple : sur la période considérée, La Gazette a consa-
cré 36 articles à l'éducation et 19 articles à ce sujet (soit 52,8 % de ce
volume global), La Nouvelle Tribune respectivement 34 et 5 (soit 14,7 %).
D'autre part – la place manque ici pour traiter davantage de l'hété-
rogénéité du champ journalistique et pour décliner les conséquences de
l'absence visible de ligne éditoriale, dont ont témoigné les journalistes
interviewés –, l'apparente uniformité des représentations des diplômés
chômeurs est contrariée par deux thèses opposées et contradictoires à leur
sujet et à celui des problèmes qu'ils symbolisent. Selon la première,
prédominante et principalement exposée jusqu'ici, les diplômés chômeurs
sont victimes de leur situation, pénalisés par les politiques de l'État consé-
cutives au Plan d'ajustement structurel, enfin laissés pour compte par des
gouvernants qui ont toujours avancé le discours d'une valorisation, par le
travail et la promotion sociale, des savoirs scolaires et universitaires.
L'obtention de diplômes d'études supérieures devrait se solder, sinon par
une intégration dans la fonction publique, désormais illusoire, du moins
par un soutien étatique en matière d'embauche. Et il faut aussi reconnaître
à la décharge des diplômés manifestants qu'ils ont « longtemps vécu dans
la culture de “l'emploi garanti” au bout du chemin des études » (La
Dossier Étienne GÉRARD

Gazette, n°112, 21/04/99). Ce discours porte l'accent sur les pertes subies,
en termes de sécurité sociale, par la génération des jeunes, par la classe
des lettrés, et sur les transformations négatives dont sont affectés le monde
de l'enseignement ou les logiques de mobilité et de promotion sociale. En
réponse au sentiment d'abandon parfois exprimé par les diplômés, il
semble attaché à sauver ce qui peut encore l'être, d'un passé où le savoir
universitaire était plus honoré et récompensé, où leurs titulaires étaient
davantage promus et honorés. Et ce discours n'a de cesse de relever «la
culpabilité des gouvernements successifs qui, de crainte d'affronter la
colère des jeunes, avaient entretenu l'illusion d'un emploi stable alors que
l'assiette du travail se rétrécissait à vue d'œil » (ibid.).
La deuxième thèse, d'inspiration plus libérale, avance, elle, la
nécessité actuelle, pour les diplômés, de se “prendre en charge ” et d'en-
treprendre. L'État Providence est désormais une réalité passée dont il faut
prendre acte, plutôt que de recourir à des revendications passéistes identi-
fiées à une pression de mauvais aloi à l'égard du gouvernement. Par
exemple :

« ils [les diplômés] étaient censés être les premiers à prendre


102 acte de la nouvelle géographie économique du monde : dès la moitié
des années quatre-vingt, les États ne pouvaient plus “pléthoriser” les
administrations (…). Les sociétés modernes ne peuvent plus vivre sous
le schéma classique d'une carrière une et indivisible : recrutement,
stage, travail “peinard”, et enfin retraite» (ibid.). Ou encore : «Les
chômeurs doivent investir au plus vite et sans complexe les cycles de
formation disponibles, exigeant si nécessaire le financement de ces
derniers par les pouvoirs publics, au lieu de camper misérablement
par-devant les parlementaires, à la recherche de jobs bouche-trous de
moins en moins disponibles» (ibid.). Or, notent les journalistes dans le
même sens, les diplômés chômeurs «refusent obstinément de
travailler dans le secteur privé dont ils dénoncent les carences et la
précarité» et, plus encore, d'entreprendre par eux-mêmes.

Le chômage, ici, n'est pas ignoré mais considéré comme relatif et,
à ce titre, plutôt passé sous silence ou examiné à la lumière des réformes
pour l'emploi, ou encore apprécié à la lumière des possibilités d'embauche
dans le secteur privé. Pour l'illustrer, les journalistes recourent parfois aux
témoignages d'entrepreneurs, ou de tous autres acteurs qui ont cherché en
vain à recruter des diplômés ou qui en ont essuyé un refus après leur avoir
École et devenir au Maroc

fait des propositions. Tel cet agriculteur rencontré par un journaliste aux
“Assises de l'emploi” de Marrakech en décembre 1998, qui n'a pas réussi
à trouver des ingénieurs agronomes pour travailler sur son exploitation.
«Ils veulent tous travailler dans l'administration, dit-il, avoir un emploi
garanti à vie et aucun ne veut se déclarer d'une compétence quelconque
lors de l'entretien d'embauche » (Le Journal, 19/12/98). Dans sa retrans-
cription, le journaliste remarque que cet employeur a été « échaudé par la
démission d'une ingénieur partie sans préavis au bout de six mois », avant
de lui redonner la parole : « ce sont ces diplômés auxquels on gonfle la tête
qui créent le chômage. Les opportunités de travail existent bel et bien ».
Les choses sont claires : même si « seuls le parler vrai et la courageuse
responsabilisation des jeunes – diplômés ou non – peuvent inverser le
cours actuel des choses», autrement dit même si les gouvernants assu-
ment devant les diplômés leur incapacité à satisfaire leurs revendications,
ces derniers doivent, eux, reconsidérer la valeur de leur diplôme tout
autant que les exigences du marché de l'emploi. Jamais, nous dit ce jour-
naliste, «au Nord comme au Sud de la planète, dans aucun pays du
monde, les jeunes chômeurs, analphabètes ou grassement diplômés, ne se
sont adressés aux gouvernements pour les “ faire travailler” (…) ». Et il
n'est pas possible d'espérer « un recrutement massif de cette nouvelle caste
103
du sociogramme marocain qui ne fait valoir ni sa filiation, comme on s'y
amusait allégrement au lendemain de l'indépendance, ni ses savoirs, ni
même son savoir-faire, mais seulement et uniquement son diplôme.
Comme si le diplôme, conclut-il, pouvait vous faire un homme ! » (La
Gazette, n°112, 21/04/99). La question du diplôme et de sa dépréciation
est donc, elle aussi, secondaire, de même que la valorisation des savoirs
universitaires par la promotion sociale. Ou plutôt : les succès remportés
par les jeunes entrepreneurs attestent de la valeur des diplômes supérieurs
et rendent caduque leur remise en cause, au point que la simple évocation
du problème militerait pour la thèse opposée, condamnant alors le respect
tacitement accordé au savoir scolaire et universitaire.
Ces deux thèses, ici schématisées, sont rarement exposées de
manière aussi explicite. Elles sont aussi souvent nuancées, y compris par
l'absence de prise de position claire sur les principaux sujets qu'elles
recouvrent et qui se croisent : le savoir, le travail et le statut de la jeunesse.
Mais elles parcourent tous les journaux et se renvoient même l'une à
l'autre au sein de certains hebdomadaires, au point que le lecteur non
averti – comme l'étranger – est amené à s'interroger sur leur validité ou,
simplement, sur ces nuances. De surcroît, certains propos de journalistes
Dossier Étienne GÉRARD

tendent à la contradiction. Ainsi, par exemple, l'interlocuteur d'une inter-


view menée dans les locaux du Journal, qui signalait, comme nous l'avons
entendu, que les diplômés chômeurs ne refusent pas de s'intégrer dans le
secteur privé, disait-il aussi :

« Eux ne sont pas contre l'intégration, ils ne sont pas contre


une autre formation pour pouvoir s'intégrer. Pas du tout. Mais cette
peur qui plane toujours au-dessus de leur tête. Ils craignent… On
peut se jouer d'eux, leur dire qu'il y a une crise : voilà, le crédit ne
marche pas, la banque ne veut pas, il y a un tas d'obstacles qu'ils
rencontrent. Vous, vous êtes diplômé chômeur et vous voyez votre
ami qui s'est lancé dans l'entreprise et ce qui s'en suit. Vous voyez
qu'il n'est pas vraiment content, vous voyez qu'il a regretté, qu'il s'est
enfoncé dans d'autres problèmes ; vous préférez garder vos distan-
ces et chercher dans la fonction publique, qui vous éviterait ce genre
de problèmes. Je crois que vous n'en avez pas besoin, déjà vous avez
assez souffert, vous ne cherchez qu'un travail pour vous sauver du
milieu familial, là où vous êtes lourd, où vous constituez un fardeau
et tout. Je n'ai jamais rencontré un diplômé chômeur qui répudie le
104 secteur privé. Jamais. Mais ils ont peur parce que… Comment
voudriez-vous qu'ils s'intègrent dans le secteur privé ? ».

Les contradictions ne marquent pas seulement les discours, elles


traversent aussi les représentations de certaines questions spécifiques à
des groupes d'individus, en résonance avec les oppositions qui parsèment
les différents journaux, faute de les départager entre eux. Gauche, droite ?
Affaire de partis, de sensibilités politiques ? Même les protagonistes de la
scène politique, nous dit par exemple Alain Roussillon, « (…) tenants du
réalisme et des “grands équilibres” et déçus de l'alternance continuent de
s'opposer, selon des clivages qui passent moins entre les partis de la
nouvelle majorité qu'au sein même de ceux-ci » (1999 : 5). Les grands
dossiers aujourd'hui en débat au Maroc – l'éducation, le statut de la
femme, la réforme du territoire et le code du travail – révèlent, sinon les
dissonances et les oppositions ou les lignes politiques de fracture, du
moins l'impossibilité pour chaque corps (social, politique…) de se posi-
tionner en termes clairs, et dont l'imprécision révèle une fragmentation
tout aussi partiale et partisane. Car les cartes du jeu politique, avec les
Plans d'ajustement sructurel, puis les mesures récemment prises par le
nouveau souverain Mohamed VI, ont été redistribuées. Comme l'indique
École et devenir au Maroc

par exemple Khatibi, suite au PAS en 1983, « l'État s'est trouvé en perte
de vitesse dans le domaine économique et social. Il devait lâcher la bride
à la libéralisation et à la privatisation. Mais quand l'État a commencé à
céder une partie de son pouvoir économique au privé, il s'est produit un
phénomène dualiste au sein de l'État : l'État continue à jouer son rôle de
stratège central, le gouvernement se dépolitise. (…) Les élites et les
cadres mis en place exécutaient les directives d'une manière technocra-
tique, marquée par la confusion entre les tâches. Et plus le gouvernement
se dépolitisait, plus l'administration chargée des affaires intérieures du
pays se substituait à lui. De là cette dissymétrie au cœur de l'État, entre
un modèle de stratégie et de repolitisation de la société d'une part ; et, de
l'autre, une neutralisation de la politique secrétée par des appareils d'exé-
cution» (1998 : 31).
Quel parti prendre – si tant est qu'il soit question de prendre un parti
quelconque dans un contexte où, précisément, le partage – des hommes
comme des idées – semble prendre pour traits ceux de la confusion ou, à
tout le moins, de la réflexion, assujettie au “ temps long ” ?
Un journaliste que j'interroge à ce sujet hésite, réfléchit, puis dit,
comme en écho aux propos du politologue précédemment cité :
105
« Transition… On ne sait pas encore où est la balance. En
tout cas, positivement, non. Le poids des séquelles de l'héritage
passé pèse encore lourdement. On va schématiser : vous avez un
gouvernement de gauche, vous avez une administration tentaculaire
sur l'ensemble du pays, de droite. Donc le gouvernement ne peut rien
faire, l'administration bloque tout. Plus grave que ça : au sein même
des administrations centrales, des ministères, le ministre n'a pas le
pouvoir en quelque sorte. Il a un pouvoir politique, un pouvoir de
décision, mais il n'a pas le pouvoir réel d'administrer l'ensemble de
son département et les dépendances régionales au niveau du pays.
Pourquoi ? Parce qu'il y a quelqu'un d'autre de nommé par les
instances suprêmes du pays, et qui sont les chefs de l'administration
du ministère du ministre. Il y a peut-être un noyau progressiste,
démocratique, mais les poches de résistance sont partout : dans les
hautes fonctions de l'administration centrale, dans les entreprises,
dans les administrations régionales et provinciales, dans les
collectivités locales, même dans la société civile ; elles sont au
niveau du ministère de l'intérieur, dans les corps des forces de
l'ordre… Peut-être chez les diplômés eux-mêmes. Vous pouvez avoir
Dossier Étienne GÉRARD

des gens… Avant, vous aviez des étudiants qui étaient organisés au
niveau du syndicat étudiant, qui faisaient du militantisme anti-
régime et tout ça, mais vous trouviez parmi eux une bonne partie qui
étaient des indics. C'était le noyautage systématique. On peut
toujours concevoir cette éventualité sans être vraiment affirmatif ».

Mais comment l'être ? Si les Partis sont en proie à des clivages qui
fragilisent leur unité et leur interdisent clairement de se démarquer entre
eux – comme en témoigne le jeu des alliances alternées de certains partis
islamistes en quête de position politique par exemple –, l'État lui-même
déploie des politiques dont l'opinion publique peut ne retenir que l'ambi-
valence des propositions. « Nous sommes devant un problème œdipien,
écrivait un journaliste de La Gazette au sujet des diplômés chômeurs : ce
sont les enfants de la gauche qui harcèlent aujourd'hui le gouvernement à
majorité de gauche. L'arroseur arrosé ! », concluait-il. De fait, la période
de transition se trouve traversée par de multiples contradictions : celles
dont elle hérite, bien malgré elle, et celles qu'elle ne parvient visiblement
pas à résoudre en raison même de cet héritage et de la nouvelle configu-
106 ration politique, générée par l'accession au trône de Mohamed VI – des
contradictions entre des promesses passées et les réformes actuelles, entre
des générations hier associées, aujourd'hui en opposition, entre des
mouvements politiques “de gauche” d'un côté, plus conservateurs comme
les islamistes de l'autre –, contradictions dont les dilemmes journalistiques
semblent être l'une des traductions.
Prenons donc l'exemple de ce qui nous intéresse ici, le rapport entre
savoir universitaire et emploi, symbolisé par le chômage des diplômés.
Comme l'a souligné L'Économiste en décembre 1998,

« Les Marocains doivent tourner le dos à la perception tradi-


tionnelle et passive de l'emploi. Sa Majesté le Roi, dans Son
Discours inaugural des Assises Nationales de l'Emploi, appelle à en
finir avec la confusion de l'emploi et du salariat, à chercher dans les
activités individuelles et les nouveaux secteurs technologiques. Une
logique qui nuit à l'esprit d'initiative et entrave les capacités de
s'adapter aux nouvelles données du marché de l'emploi. Voilà
comment Sa Majesté le Roi met en cause la perception traditionnelle
de l'emploi, et qui prévaut encore, malheureusement, chez les jeunes
diplômés et leurs parents. Le Souverain a ainsi donné le ton politique
École et devenir au Maroc

aux Assises : pas question de reconnaître une liaison automatique


entre un diplôme et un poste de salarié dans le privé et encore moins
dans l'administration publique ».

Le gouvernement, dont le ministre de l'Emploi et de la Solidarité


sociale, a pourtant, lui, mis en place nombre de mesures en faveur d'une
reconversion des diplômés, qui prennent en compte leurs acquis universi-
taires et leurs revendications d'embauche, dans une concordance possible
avec l'impossibilité de recruter dans la fonction publique. Non, semble-t-
il dire, le diplôme ne permet pas tout mais n'interdit aucunement de
travailler et d'être salarié : nous mettons en œuvre les mesures pour vous
l'assurer.
Là encore de multiples exemples pourraient être apportés au sujet
d'autres domaines – dont celui, actuel et manifeste, d'une libéralisation de
la parole et d'une censure de la presse 7 –, témoins eux aussi d'une ambiva-
lence caractéristique des mesures mises en œuvre par le pouvoir et, à la
fois, des représentations, comme des positions, conçues et adoptées à leur
égard.
107
« Nous sommes dans une phase de transition à la fois délicate,
complexe, et douloureuse, poursuit mon interlocuteur journaliste
précédemment cité. C'est ce que m'avait dit Abraham Serfaty un jour.
Nous sommes au Maroc dans une période de démocratie – l'État de
droit, les droits de l'homme, etc. Lui est très bien placé pour en
parler. Nous sommes dans une période… En arabe, on appelle ça le
makhad. Le makhad, c'est la période de gestation de la femme
enceinte, une période particulièrement douloureuse. C'est une
période qui se caractérise par ses douleurs, ses souffrances, et qui se
caractérise par l'évacuation des eaux, etc. C'est un peu ça.
Maintenant, vous allez me dire : oui, va-t-on en sortir indemne ? On
ne peut pas dire. On a bien vu des cas de pays qu'on disait irréver-
sibles et où il y a eu réversibilité, comme l'URSS. On disait que ça
ne pouvait pas revenir en arrière et c'est bigrement revenu en
arrière.»

7 Cet article est écrit au mois d'avril 2 000.


Dossier Étienne GÉRARD

« On ne peut pas dire…» : tel semble bien être l'un des messages
indirectement exprimés par la presse écrite, tant elle est témoin et à
l'écoute de l'opinion publique, porte-parole de ses principales égéries et
indirectement messagère des ambivalences et hésitations du pouvoir,
incarnées de manière duale – voire duelle – par le gouvernement et le
Palais : «il y a peut-être un noyau progressiste, démocratique, et puis de
très fortes poches de… hésitait à dire mon interlocuteur. Tout le monde en
est conscient, Sa Majesté en est consciente. Sa Majesté est résolument
dans le noyau du progrès. Mais les poches de résistance sont partout…».
Conscient de tout cela, le journaliste est à la fois marqué par ses influen-
ces diverses :

« La presse subit et traverse la période de transition dans


laquelle nous nous trouvons, concède-t-il. C'est un fait. Les deux
extrêmes : [le Maroc] c'est le pays des extrêmes aussi. C'est-à-dire,
bon, l'incohérence, si vous voulez… d'abord, l'incapacité – soit de
moyens, comme quand les caisses de l'État sont vides, soit incapa-
cité gestionnaire par manque de créativité… Non, je crois qu'on est
en train de fuir le problème. Au Maroc, vous avez un problème de
108 compétence, de méritocratie. Il y a quarante, cinquante ans, au
Maroc on pouvait trouver des gens analphabètes qui se trouvaient
patrons, et des docteurs qui sont complètement casés quelque part
dans l'administration. On a cet héritage idéologique et maintenant
on est dans cette phase où il y a ce conflit. Ce conflit ressort à la
surface».

L'identification de cette tension ne livre pas les clefs de sa compré-


hension, moins encore de sa résolution. Et, faute de pouvoir y parvenir, la
presse écrite retransmet les aléas de cette indétermination et, sensible aux
inconstances politiques comme à l'incrédulité populaire, hésite entre deux
choix, deux positions pour, finalement, offrir l'une et l'autre, dans le
respect involontaire des contradictions qui gouvernent le jeu politique
comme les choix de société.
Que retenir de cette perspective médiatique, variable à l'œil selon
l'angle auquel elle s'offre ? Tout d'abord que la transmission des représen-
tations – en l'occurrence des “diplômés chômeurs” et de leurs problèmes –
est bien une construction, effectuée selon des procédés particuliers,
comme le tri de l'information, la conjonction de mots et de silences,
d'arguments et de manques, ou encore la catégorisation. Ensuite que cette
École et devenir au Maroc

construction est relative au degré de proximité entre les journalistes et


ceux dont ils évoquent les problèmes, en l'occurrence les diplômés
chômeurs. Cette construction est enfin le produit de conditions particuliè-
res, comme peut l'être, au Maroc, le contexte politique de “transition”.
Les exemples ici apportés laissent penser à un assujettissement de la
presse (même indépendante 8) à ce contexte, à un mimétisme de sa part par
rapport à l'état d'indétermination politique. Ils mettent à tout le moins en
évidence l'hétéronomie de cette presse d'opinion – tout autant que d'infor-
mations – à la fois parcourue et façonnée par les divers courants de
pensée.
Reste la question première de son ambivalence, de son “indétermi-
nation” à elle aussi. Une simple lecture ne laisse pas percevoir le processus
de transmission des représentations des différents sujets, ni ses conditions
de production. Tout au plus la presse laisse-t-elle lire un produit, accessi-
ble grâce à des figures schématiques, voire caricaturales : celles de diplô-
més victimes, d'un marché de l'emploi en pleine transformation, d'un
système d'enseignement inadapté, ou encore celle de politiques ineffica-
ces ou, à un autre niveau, secondaire celui-là, celle d'un monde journalis-
tique où se déploient oppositions et contradictions.
Toutes ces figures, érigées par instrumentalisation de leur sujet,
109
semblent être mises au service d'un même objectif – sinon d'une même
intention : rallier l'électorat à des options et positions politiques, même
contradictoires, sur des sujets de société, et sur la manière dont elles sont
gérées par le pouvoir en place. La presse y parvient-elle ? Ses hésitations
et ambivalences, de même que les procédés de construction et de produc-
tion des thèses postulées et des représentations véhiculées, laissent libre
cours à toute hypothèse, même négative. Assorties de caricatures, ces
thèses contradictoires semblent en effet pouvoir produire l'effet inverse de
celui qu'elles recherchent : leur pure annulation, sitôt que changent leurs
conditions de production – dont la première, l'actualité –, sitôt qu'une
mode – en l'occurrence médiatique – remplace l'autre. Ce que nous retien-
drons ici est, qu'au-delà de ses limites et contradictions, la presse écrite dite
indépendante livre, en elle-même, une image de la société en mouvement

8 Une étude comparative avec les organes de presse affiliés aux partis demanderait
bien sûr à être menée dans cette perspective. Elle seule permettrait d'apporter des conclu-
sions plus affirmatives.
Dossier Étienne GÉRARD

et, plus encore, des indices de la manière dont celle-ci se (re)présente. La


caricature – pour ne citer que ce procédé-là – n'est-elle pas en effet
simplement une des façons contemporaines dont la société se donne à
voir, une des figures par elle utilisée pour se rendre intelligible, un des
artifices auxquels elle recourt pour (se) penser ?

BIBLIOGRAPHIE

BENNANI, 1994, Soumis et rebelles. Les jeunes au Maroc, Paris,


Editions Le Fennec.
CNJA, 1993, Enquête nationale auprès des jeunes. Activités socio-
culturelles des jeunes, volume 3, Rabat, collection enquêtes.
CNJA, 1996, Enquête nationale Éducation-formation, présentation
descriptive sommaire, volume 1, Rabat, collection enquêtes.
110 KHATIBI (A.), 1998, L'alternance et les partis politiques,
Casablanca, Eddif.
ROUSSILLON (A.) (dir.), 1999, « Un Maroc en transition : alternance
et continuités », Monde arabe Maghreb Machrek, Numéro spécial.
École et devenir au Maroc

ANNEXE
Part respectivement consacrée par les différents journaux aux questions
d'éducation et au problème des diplômés chômeurs
(en nombre et proportions d'articles)

40
35
30
25
20 Diplômés
15 Éducation
10
5
0
La Gazette La N-Tribune Le Journal

111
Proportion des articles consacrés aux diplômés par chaque journal
par rapport à l'ensemble des articles

La Gazette Le Journal La Nouvelle Tribune

59,4% 28,1% 12,5%


POLITIQUES SCOLAIRES ET CHOIX DE CARRIÈRE :
l’École algérienne vue par les médias
Hocine KHELFAOUI*

De prime abord, traiter du thème de l’École à travers les médias


peut paraître séduisant. Mais, à y regarder de près, derrière sa simplicité
apparente se cachent deux problèmes d’une grande complexité : le
premier est celui de la masse de travail empirique qu’une telle recherche
implique ; le second relève de la diversité des points de vue qui se reflè-
tent dans les médias, diversité à travers laquelle il faut décoder les
rapports complexes qu’entretiennent les différentes sphères de l’activité
sociale (socioculturelle, politique, économique), et surtout les antagonis-
mes et les conflits qui les traversent, notamment dans les pays où il n’y a
pas de consensus autour des fonctions sociales de l’École.
En effet, à moins de réduire le champ de la recherche dans le temps
à un nombre déterminé d’années, ce qui amoindrit considérablement la
portée explicative de l’analyse, l’on se trouve devant une quantité de
matière aussi abondante que variée. Cette masse d’informations reflète le
point de vue de toutes les tendances socioculturelles et politiques qui
existent dans le pays.
Ces difficultés nous imposent de limiter à la fois le terrain de nos
recherches et le champ de nos investigations. Le terrain de notre recherche
n’est, pour cela, constitué que de la seule presse écrite ; les médias audiovi-
suels étant grosso modo traversés par les mêmes courants d’opinion, cette
limite ne réduit pas sensiblement la portée explicative de l’analyse. Le
champ d’investigation se borne, lui, à l’exploration d’une seule hypothèse,
construite à partir de compilations de journaux, mais aussi de nos enquêtes
et travaux antérieurs sur le système algérien d’éducation et de formation.
Cette hypothèse peut être formulée ainsi : si les médias ont une influence

* Sociologue, Maître de conférences à l’Université de Boumerdès, chercheur associé


au CREAD (Alger).

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 113-132.
Dossier Hocine KHELFAOUI

importante sur les questions politiques de l’éducation, leur impact sur les
choix individuels et les stratégies de carrière est très faible, sinon nul.
Après une brève présentation du paysage médiatique algérien dans
son rapport à l’École et au pouvoir, le présent travail traitera dans un
premier temps de son impact sur les grandes orientations du système
éducatif, celles qui relèvent du niveau politique, puis, dans un second
temps, sur le choix des carrières et des itinéraires professionnels chez les
jeunes en quête de formation professionnelle.

École, pouvoir et médias en Algérie

En Algérie, les médias constituent un canal et un instrument impor-


tant dans la diffusion de l’information sur l’École. Outre ses fonctions
ordinaires, la presse compense l’absence de communication de l’institu-
tion scolaire avec son environnement. Nous avons montré dans des
travaux antérieurs (Khelfaoui, 1991) les grandes capacités du système
éducatif à s’autonomiser par rapport à son environnement, autonomisation
qui, loin de le soustraire aux influences extérieures, notamment celle du
pouvoir et des conjonctures politiques, l’en rend au contraire très dépen-
114 dant. Car, en s’autonomisant de la société, et notamment des activités
économiques, il s’en éloigne et se met du coup sous la coupe du pouvoir
politique. Dans le contexte algérien, l’autonomisation du système éduca-
tif n’a pas donné lieu à une renégociation du rapport de l’École à l’éco-
nomique et au social, mais à une distanciation d’avec ces deux sphères. Le
système éducatif se crée une situation paradoxale de dépendance-autono-
mie qui l’éloigne de la société mais qui le met sous le contrôle des
pouvoirs politiques.
L’École se trouve dès lors entre un État qui ne communique pas
mais ordonne, et une société avec laquelle elle entretient peu d’échanges.
Perdant toute capacité de communiquer, en premier lieu avec les parents
d’élèves, elle entre dans un état de fonctionnement autarcique proche de
l’autisme. Si l’on définit la communication comme le résultat d’un
échange d’informations, plutôt qu’une information à sens unique de
maître à élève, on pourrait ajouter que l’École ne communique pas plus
avec les élèves, les activités pédagogiques se réduisant souvent à un
discours à sens unique. Pour cette raison, et faute de revues spécialisées à
caractère scientifique et pédagogique, ce sont essentiellement les journaux
qui rendent possible la visibilité et la lisibilité du “système scolaire”, non
seulement pour la majorité de la population, mais aussi pour l’élite.
Politiques scolaires et choix de carrière

Dans cette situation, les médias sont souvent les seuls à dénoncer le
contenu des enseignements, généralement qualifiés d’obsolètes, les
conditions matérielles dans lesquelles ils sont dispensés, ainsi que les
comportements anti-pédagogiques signalés par les élèves ou leurs parents.
Il est paradoxalement très rare que de telles critiques viennent des ensei-
gnants – qui n’interviennent dans la presse que pour se plaindre des abus
d’autorité dont ils sont victimes – ou des responsables pédagogiques 1. La
presse est ainsi le seul canal qui permet aux parents, aux enseignants et aux
élèves d’exprimer une requête, un mécontentement, ou d’attirer l’attention
des pouvoirs publics sur les dysfonctionnements qui affectent l’École.

Aperçu sur le paysage médiatique algérien

Outre les trois chaînes de radio (arabophone, francophone et berbé-


rophone) et l’unique chaîne de télévision, l’Algérie a compté dès l’indé-
pendance de nombreux journaux et périodiques en langue arabe et
française. En 1974, on dénombrait quatre quotidiens (deux en langue fran-
çaise et deux en langue arabe), cinq hebdomadaires (quatre en français et
un en arabe) et sept mensuels, dont deux en langue arabe (Tableau 1). Les
principaux médias, mais aussi ceux qui ont le plus fort tirage, étaient en
115
langue française. Tous ces journaux étaient à des degrés divers contrôlés
par le Pouvoir. Cependant, comme celui-ci n’était pas homogène – des
tendances diamétralement opposées coexistaient en son sein –, tous les
courants représentés pouvaient s’y exprimer. Les plus influents d’entre
eux avaient d’ailleurs de manière officieuse des titres presque exclusive-
ment sous leur contrôle.
Il était de notoriété publique que l’hebdomadaire Algérie Actualité
représentait durant les années quatre-vingt le courant libéral et laïcisant ; il
était aussi considéré comme le journal des intellectuels francophones.
Curieusement, des membres influents du Pouvoir le percevaient comme un
journal d’opposition. Le quotidien arabophone Al Chaâb, plutôt conserva-
teur et se réclamant de “l’identité nationale”, reflétait généralement les avis
de la tendance adverse. Certains titres passaient d’un courant à un autre en
fonction du rapport de force du moment. Par exemple, bien que dépendant

1 Nous avons pu remarquer que seuls les enseignants partis à la retraite interviennent
dans les débats sur le système éducatif rapportés par les médias.
Dossier Hocine KHELFA OUI

directement du Parti, l’hebdomadaire de langue française Révolution


Africaine est passé à plusieurs reprises d’une tendance à une autre, notam-
ment de la “gauche communiste” à la “droite nationaliste” et inversement.
Avec la libéralisation de la presse, en 1988, de nombreux journalis-
tes ont quitté ces organes pour créer leurs propres titres. C’est ainsi qu’est
née et s’est développée la presse dite “indépendante” 2 en Algérie. Outre
la presse gouvernementale, qui ne subsiste désormais que grâce aux
subventions de l’État, de très nombreux journaux, quotidiens et hebdo-
madaires, ont été créés dans les deux langues (Tableau 2).

Tableau 1
État non exhaustif de la presse écrite en 1974

Nom du média Langue Périodicité Origine Tirage


(estimation)
Al-açalat Arabe/bilingue Mensuel Ministère de
l’Enseignement originel
Algérie-Actualités Français Hebdomadaire Ministère 45 000
de l’Information

116 El Djeich Français Mensuel MDN 15 000

El Djeich Arabe Mensuel MDN 10 000

La République Français Quotidien Ministère 35 à


de l’Information 50 000
El Moudjahid Français Quotidien Ministère 120 000
de l’Information à 150 000
El Moudjahid Arabe Hebdomadaire Ministère 60 000
Attaqafa de l’Information
An Nasr Arabe Quotidien Ministère 25 000
de l’Information
Promesse Français Irrégulier Ministère
(Amal, en arabe) et Arabe de la Culture

2 L’usage du qualificatif “indépendant”, accolé à la presse, a donné lieu à de nombreu-


ses controverses. La presse non gouvernementale se partage entre propriété collective des
journalistes qui y travaillent, et propriété d’hommes d’affaires. Revendiqué dans un
premier temps par les journaux de la première catégorie, ce qualificatif est également
disputé par les seconds. Quant au Pouvoir, et à sa suite les journaux gouvernementaux, il
a toujours rejeté cette appellation, arguant que ces titres de presse obéissent indistincte-
ment à des lobbies, mais qu’il n’identifie jamais.
Politiques scolaires et choix de carrière

Nom du média Langue Périodicité Origine Tirage


(estimation)
Révolution Français Hebdomadaire Parti FLN 18 000
Africaine
Révolution Français Hebdomadaire UGTA 7 000
et Travail et Arabe à 8 000
La Revue Français Mensuel Ministère
Tableau 1 (suite)

du Fellah de l’Agriculture
El Chaâb Arabe Quotidien Ministère 25 000
de l’Information
Terre et Progrès Français Mensuel Ministère 15 000
de l’Agriculture
Sources : d’après Etienne et Leca, 1975 : 66.

Tableau 2
État de la presse écrite en 2000 (tableau non exhaustif)

Nom du média Langue Périodicité Origine Tirage


(estimation)
El Khabar Arabe Quotidien Indépendant 400 000
à 500 000
117
El Khabar Arabe Hebdo Indépendant Inconnu
El Ousbouyi

El Alem Essyassi Arabe Quotidien Indépendant Inconnu

El Chaâb Arabe Quotidien Gouvernemental 7 à 8 000

An Nasr Arabe Quotidien Gouvernemental 4 à 5 000

Al Açil Arabe Quotidien Privé 9 à 10 000

El Moudjahid Français Quotidien Gouvernemental 7 à 8 000

Horizon Français Quotidien Gouvernemental 9 à 10 000

El Watan Français Quotidien Indépendant 110 000

Le Matin Français Quotidien Indépendant 150 000

Liberté Français Quotidien Indépendant 150 000

Le Soir Français Quotidien Indépendant 100 000


Dossier Hocine KHELFA OUI

Nom du média Langue Périodicité Origine Tirage


(estimation)

La Tribune Français Quotidien Indépendant 50 000

Le Quotidien Français Quotidien Indépendant 130 000


d'Oran

Demain l'Algérie Français Quotidien Privé Faible

L'Authentique Français Quotidien Privé Faible

La Nouvelle Français Quotidien Indépendant Faible


République

Tableau 2 (suite)
Le Jeune Français Quotidien Indépendant Faible
Indépendant

La Libre Algérie Français Quotidien Partisan (FFS) Faible

Saout El Ahrar Arabe Quotidien Partisan (FLN) Faible

À noter que les expériences de presse partisane ont presque toutes échoué, ou ont donné
lieu à des journaux de très faible tirage, comme La Libre Algérie (en français) du FFS,
ainsi que Saout El Ahrar (également en français) du FLN.
118
Les médias : influence passée et actuelle

Les médias ont toujours eu une influence importante sur l’opinion


publique, et donc sur les différents pouvoirs successifs, y compris à
l’époque du “ monopartisme ”. Ils avaient même plus d’impact sur le
Pouvoir à cette époque dans la mesure où ils étaient censés représenter des
courants internes, qu’on ne peut réprimer sans risquer de mettre en péril
la cohésion interne du système. Après la libéralisation, celui-ci s’est
montré un moment sensible aux critiques venant des médias, mais s’est
vite doté d’une stratégie adaptée à la nouvelle situation.
Cette stratégie consistait à réagir aux écrits critiques au cas par cas
et par des comportements appropriés : il s’agissait de répondre par une
mise au point, de faire le dos rond ou, lorsque l’affaire était gravement
compromettante, de recourir à une justice instrumentalisée pour sanc-
tionner financièrement et/ou pénalement les journalistes, ou encore, dans
les cas graves, de suspendre le titre pour une durée plus ou moins longue.
Encore maintenant, ces comportements peuvent également varier d’un
titre à un autre : on est généralement plus prudent à l’égard des titres ou
même des personnes ayant une aura internationale. Le monopole de l’État
Politiques scolaires et choix de carrière

sur la publicité est également utilisé pour pénaliser les titres indociles et
récompenser ceux qui le sont moins. En fait, dans bien des cas, le Pouvoir
choisit à l’égard de la presse le comportement qu’il adopte à l’égard de
l’opposition politique et que l’on peut résumer ainsi : « Dites (ou écrivez)
ce que vous voulez, nous, nous faisons ce que nous voulons ». Lorsque les
protestations dépassent le seuil du dit ou de l’écrit, le monopole de la
violence détenu par l’État est alors exercé à l’encontre des récalcitrants.
En l’absence d’arbitrage social opérant, et tant que l’État bénéficie du
sentiment de répulsion et de peur généré par le terrorisme, cette stratégie
s’avère payante.
De ce fait, les médias ont probablement eu plus d’influence sur le
Pouvoir, et donc sur les orientations politiques, avant la libéralisation
qu’après. Cela étant, plusieurs niveaux de distinction sont à relever dans
les attitudes des médias algériens à l’égard du système d’éducation et de
formation. Au niveau diachronique, on observe naturellement une évolu-
tion significative entre la période du Parti unique et celle qui lui a succédé
à partir de 1988. Au niveau synchronique, on distingue des comporte-
ments assez nuancés entre les médias dits publics (en fait gouvernemen-
taux) et ceux dits indépendants (de propriété privée) ; tout comme on
observe au sein de ces deux groupes de médias d’autres nuances entre
119
presse arabophone et presse francophone, entre presse écrite et presse
audiovisuelle.

L’impact sur les politiques d’éducation

Lorsque l’on parcourt les principaux titres de la presse algérienne,


l’on se rend compte qu’elle est essentiellement une presse politique.
D’ailleurs, un journal se définit d’abord par sa ligne politique. La “Une”
et les premières pages sont toujours réservées à la rubrique politique ;
ensuite viennent se greffer des rubriques culturelles ou littéraires, des
rubriques sentimentales ou matrimoniales, des faits divers, etc… Rares
sont les journaux à contenu économique ou spécialisé qui ont pu s’im-
poser dans le paysage médiatique algérien. Face à ce vide, quelques asso-
ciations professionnelles et secteurs d’activité industrielle ont tenté,
vainement, d’éditer ici et là une revue spécialisée, s’adressant à un public
en quête d’informations portant sur les activités économiques et les
professions techniques.
Au sommet de son prestige, au milieu des années quatre-vingt,
l’hebdomadaire Algérie Actualité a entrepris de lancer un mensuel écono-
Dossier Hocine KHELFA OUI

mique Actualité Économie. Bien qu’il prît une coloration politique – par
sa position critique à l’égard du secteur public et son soutien au secteur
privé, le système préparant alors sa mue future – et qu’il fût le seul journal
de cette nature sur le marché, il ne tint pas plus de trois ans. Tout récem-
ment encore, L’Économiste d’Algérie, un hebdomadaire d’informations
économiques, a été lancé par des journalistes indépendants ; après six
mois de parution, il reste largement méconnu du grand public. Ce journal
n’a d’ailleurs pu avoir l’autorisation de paraître qu’après de très nom-
breuses démarches et une longue grève de la faim menée par son fonda-
teur principal. Alors qu’il n’oppose aucun obstacle à la multiplication des
journaux politiques, le Pouvoir fait preuve d’une extrême méfiance à
l’égard de la presse économique.
Cette situation explique la propension des médias à aborder le
système éducatif sous l’angle politique. Il est facile d’observer qu’ils sont
plutôt intéressés par un enseignement porteur d’idéologie (société laïque,
société religieuse…) ; aussi le système éducatif est-il désormais associé à
la construction d’un “projet de société” plutôt qu’à un “projet de déve-
loppement”, comme c’était souvent le cas avant la libéralisation. Bien
évidemment, leur position ne fait ici que refléter les antagonismes qui
120 traversent la société et le système politique algérien. Cette orientation
originelle pourrait également trouver une de ses causes dans le fait que les
médias ont abrité dès les premières années de l’indépendance des débats
contradictoires sur la nature du système scolaire à construire et que, au
cours de ces débats, seuls les politiques ou des points de vue reflétant des
avis politiques, s’y exprimaient. On peut en effet remarquer que très peu
d’écrits viennent de pédagogues ou de techniciens s’intéressant concrè-
tement aux programmes enseignés, à la manière dont ils sont enseignés ou
aux débouchés de l’école.

Médias et langues d’enseignement

Les médias ont depuis toujours servi de support aux débats sur la
place de la religion, de la langue (arabe ou française) ou de la technique
dans l’enseignement – lorsque celle-ci est politiquement orientée comme
ce fut le cas lors des campagnes de promotion en faveur des instituts tech-
nologiques au début des années soixante-dix. Parmi les thèmes qui ont le
plus mobilisé les médias, et sur lesquels ceux-ci ont exercé le plus d’in-
fluence, figure celui de la langue d’enseignement. Dès 1963, moins d’une
année après l’indépendance, les journaux ouvrirent leurs colonnes à des
Politiques scolaires et choix de carrière

points de vue très tranchés autour de la question de l’arabisation de l’en-


seignement. Si cette option n’était alors contestée par personne, le contenu
et les moyens d’y parvenir étaient loin de faire l’unanimité.
Deux thèses s’affrontaient alors. Selon la première, dite de la
“transplantation du domaine français en arabe et vice-versa”, il s’agit de
parvenir à une langue qui fut la synthèse de la modernité véhiculée par la
culture et la langue française, et de l’authenticité véhiculée par la langue
et la culture arabe. Un tel objectif supposait qu’il n’y ait pas de rupture
brutale avec la langue française, et entrevoyait une arabisation progressive
et à long terme. Cette thèse était soutenue dans les colonnes de Révolution
Africaine, organe central du FLN 3. La seconde thèse, dite de “ l’expulsion
du domaine français”, préconisait une rupture radicale avec la langue et la
culture française. Réagissant aux écrits de Révolution Africaine, les
tenants de cette seconde thèse répliquaient dans les colonnes de la version
arabe de la revue El Djeich – publication hebdomadaire qui existe égale-
ment en langue française et qui est l’organe central de l’Armée 4.
Les médias ne s’affrontaient pas seulement autour de la place de la
langue dans l’enseignement ; ils prenaient également position au sujet des
possibilités d’emploi et de promotion sociale que permet chacune des
deux langues. Ainsi, les médias de langue arabe ne cessaient de dénoncer
121
l’absence de débouchés pour les diplômés arabophones. Aux premières
années de l’indépendance, le seul emploi offert à ces derniers, qui ne
pouvaient d’ailleurs avoir obtenu leur titre qu’en Tunisie ou dans un autre
pays arabe, était d’enseigner dans une école primaire. Cette situation
paraissait d’autant plus inacceptable pour les partisans de l’arabisation
qu’elle tendait à accréditer “l’idée empoisonnée” qui oppose le français,
«langue du pain et de la vie», à l’arabe, «langue des rites et des amulettes» 5.
En effet, les “arabisants” avaient alors bien moins de chance d’accé-
der à un statut économique et social comparable à celui de leurs homolo-
gues ayant suivi des études en langue française. Cette situation évolua
certes au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, mais resta durant
cette période à l’avantage des “francisants”. Un partage de fait a eu lieu

3 Cette thèse est soutenue par Mostéfa Lacheraf, sociologue et homme politique
algérien.
4 Voir Etienne et Leca, 1975.
5 Al-Uruba (l’arabité), revue publiée à Constantine, et cité par B. Étienne, 1977 : 184.
Dossier Hocine KHELFA OUI

alors : les diplômés de langue arabe avaient pour principaux débouchés les
“appareils idéologiques”, à savoir le secteur éducatif, l’appareil judi-
ciaire, le ministère de l’Information, le Parti FLN 6…, ainsi que le secteur
du commerce informel. Les diplômés de langue française allaient, eux,
majoritairement dans le secteur public économique (agriculture, industrie,
pétrole, hydraulique…) et, également, dans le secteur économique privé
productif. Cette “distribution ” marque aujourd’hui encore le paysage
politique et socioculturel algérien, et constitue un des plus importants
clivages de la société 7.
Le fait que certains médias servaient de caisse de résonance aux
“arabisants” contribuait à faire d’eux, durant les années soixante-dix, un
groupe social turbulent et revendicatif. Par certains côtés, cette situation
rappelle assez étrangement celle que vivent actuellement les “francisants” ;
complètement, ou presque, expulsés du domaine éducatif, ces derniers s’en
prennent quasi quotidiennement dans la presse à «l’école des analphabètes
bilingues», qui ne produit que de la «violence religieuse» 8.
En somme, il paraît assez clairement que la presse arabophone
répercuta globalement (mais non exclusivement) des messages et des
analyses favorables au courant culturaliste et conservateur, tandis que la
122 presse francophone en fit de même pour le courant adverse, qui se définit
globalement comme laïc et moderniste.
Les médias vont avoir un impact majeur, non seulement sur l’avenir
de l’École mais également sur celui de la société algérienne dans son
ensemble. Cet impact se mesure par exemple aux conséquences qu’auront
les écrits médiatiques de Abdallah Cheriet en réaction au projet de réforme
du système éducatif de 1977, annoncée par Mostéfa Lacheraf qui venait
d’être nommé ministre de l’Éducation. Abdallah Cheriet, intellectuel

6 Le FLN était jusqu’à la fin des années quatre-vingt parmi les plus gros employeurs
de la Fonction publique, son personnel émargeant à la caisse de l’État.
7 Ces dernières années, l’appareil judiciaire a souvent été mobilisé pour juguler ou
réprimer sévèrement les composantes du courant “franco-laïc”, comme le montre claire-
ment l’emprisonnement massif des cadres du secteur industriel public de 1996 à 1999.
8 Les articles traitant de ces thèmes foisonnent dans la presse. Toutefois, avec la
montée de la violence et l’implication d’enseignants dans des actes terroristes, de tels
écrits sont également repris par des organes de langue arabe. Il y a lieu de souligner que
les clivages linguistiques recouvrent de moins en moins ces dernières années les clivages
politiques.
Politiques scolaires et choix de carrière

arabophone polémiste, attaqua de manière frontale dans la presse la poli-


tique éducative préconisée par le nouveau ministre en s’attardant tacti-
quement sur la question sensible de la langue d’enseignement.
Découragé par l’ampleur considérable de l’écho produit par ces
écrits médiatiques, mais probablement surtout par l’attitude du chef de
l’État, dont la position est restée ambiguë 9, Lacheraf, à la personnalité
plus intellectuelle que politique malgré son itinéraire de militant, démis-
sionna de son poste de ministre de l’Éducation. Pour la première fois, les
médias auront servi à obtenir la démission d’un ministre, à un moment où
ce poste représentait un réel pouvoir. Cet événement aura des répercutions
considérables sur le cours des choses en matière d’éducation et sur l’évo-
lution politique et sociale de l’Algérie. Tout en marquant le maintien défi-
nitif de l’école sous le contrôle des “réformistes ”, il préparait la défaite
sociale future du courant que Lacheraf qualifiera plus tard de « patriotique
et modernisateur» – car le style d’arabisation adopté par l’école est indis-
sociable des lectures religieuses qui menèrent à la guerre civile.
Le Président Boumédienne semble avoir pressenti ce retournement
puisqu’il ne cessait de prédire aux “arabisants” qui se plaignaient de la
mainmise des “francisants” sur les rouages économiques du pays, que leur
revanche serait dans l’avenir s’ils savaient se montrer patients. Cela paraît
123
même être le seul aspect de la stratégie de Boumédienne qui ait réussi.
En acceptant la démission de Lacheraf, le Président Boumédienne
obéit à un rapport de force au sein de l’ensemble de la classe politique :
il fallait préserver le modus vivendi qui s’était établi globalement au sein
du pouvoir, et qui, depuis l’indépendance, concédait le domaine éducatif
à la tendance socio-politique dite réformiste (Khelfaoui, 1987). Pourtant,
à lire Lacheraf, on comprend que son intention n’était pas de s’opposer à
l’arabisation ; il se méfiait surtout de son instrumentalisation politique et
religieuse, et des mauvaises lectures faites de l’œuvre des fondateurs du
mouvement Nahda 10, dont se réclamaient les réformistes. « À cause des
lacunes dans l’interprétation du projet des deux pionniers et de la

9 Le Président Boumédienne aurait, selon Le Quotidien d’Oran qui est revenu sur cet
épisode dans son édition du 18/05/2000, menacé de dissoudre le Parlement si ses membres
persistaient à réclamer la démission de Lacheraf.
10 La Nahda, ou Renaissance islamique, est un mouvement politico-intellectuel fondé
par Djamel Eddine Al Afghani et Mohamed Abdou au début du vingtième siècle.
Dossier Hocine KHELFA OUI

persistance d’une certaine mentalité décadente, écrira-t-il bien plus tard,


les réformateurs aux larges vues devenaient des réformistes étriqués ; la
politique cédait le pas à l’idéologie, et la religion (…) se transformait en
religiosité tactique. Sans oublier le chauvinisme xénophobe et stérile qui
succède au patriotisme libérateur…» (El Watan, 5-6/06/1998).
C’est encore dans les médias qu’il qualifiera plus tard ses projets de
réforme de «combat inégal contre l’obscurantisme avant-coureur, d’où
allait naître l’actuel phénomène totalitaire, intégriste, déstabilisateur et
rétrograde, à l’école, dans les partis politico-religieux et conservateurs…» 11.

École, médias et enjeux politiques

Avec la libéralisation et la montée de l’islamisme politique, les


médias devinrent une arme de combat quotidiennement utilisée par les
tendances rivales. Les écrits perdirent alors toute objectivité, voire toute
retenue, sachant que le lecteur s’était de lui-même constitué prisonnier
d’un seul point de vue. En effet, francophones et arabophones, islamistes
et laïcs ne lisent, en règle générale, que les journaux correspondant à leur
obédience, et ne peuvent donc se faire un avis indépendant de l’opinion
124 des autres. L’appartenance à l’une de ces obédiences, comme d’ailleurs à
un parti politique, génère une solidarité de type communautaire où l’indi-
vidu, ne pouvant remettre en cause le groupe, est totalement sous l’em-
prise de ses publicistes politiques 12.
L’école étant considérée par les “réformistes ” comme leur chasse
gardée, toute critique la visant est vue comme « une campagne orchestrée

11 Mostéfa Lacheraf écrit encore (1998 : 324) : «En avril 1977, ayant été nommé
ministre de l’Éducation nationale dans le dernier gouvernement de Boumédienne, et cela
malgré mes refus répétés, je me vis aussitôt en butte aux attaques et sabotages du clan des
conservateurs activistes qui, dans la chasse gardée de l’enseignement à ses différents
degrés, avaient réalisé depuis 1962 l’union sacrée entre les débris déphasés de certains
vieux oulémas et la nouvelle vague d’arabisants frénétiques et médiocres dominés par le
baâth ».
12 Cette solidarité rappelle un des codes de conduite qui assuraient la survie en milieu
hostile des anciennes tribus arabes, et qui enjoint à chaque individu de soutenir sans condi-
tions les autres membres du groupe. « Soutiens ton frère qu’il ait tort ou raison », sous
peine d’exclusion et de bannissement sans aucune chance de se faire accepter par un autre
groupe, comme cela est arrivé aux dirigeants du FIS qui ont exprimé publiquement, en
1990, leur désaccord avec la Direction de leur Parti.
Politiques scolaires et choix de carrière

par les francophones », ce qui ne manque jamais de faire réagir la presse


de langue française 13. Cette conjoncture a connu une avalanche d’écrits
journalistiques, dont un nombre important a trait directement ou indirec-
tement à l’École, soit comme responsable de la crise, soit comme enjeu de
la société future. Ces écrits se caractérisent souvent par une violence
excessive (Arous, 1993).
La focalisation sur la question de la langue d’enseignement et de la
place de la religion a fini par occulter presque tous les autres problèmes
de l’École. Les rares voies qui tentent d’aller au-delà de cette question
n’arrivent pas à se faire entendre, et finissent toujours par se perdre dans
la cacophonie générale. La modernisation des programmes, le recyclage
et la formation pédagogique des enseignants, le surpeuplement des
classes, la tendance à la déscolarisation, et surtout la perte de prestige et
la dévalorisation sociale de l’École – la scolarisation passe de moins en
moins pour un investissement utile pour l’avenir – occupent peu de place
dans les colonnes de la presse. Celle-ci, toutes tendances confondues, a
rarement attiré l’attention sur le désenchantement à l’égard de l’École, sa
dévalorisation sociale, et les graves conséquences sociales qui en résul-
tent. Néanmoins, les médias expriment parfois des points de vue moins
partisans. Dès que les débats ne concernent plus la langue d’enseignement
125
ou la place de la religion dans les programmes, ils deviennent moins
passionnés, et les anathèmes laissent place à la recherche d’arguments
objectifs. On peut ainsi lire des réflexions très poussées, des enquêtes de
terrain fouillées sur certains problèmes (conditions de travail des ensei-
gnants, médecine scolaire, couverture scolaire des régions enclavées,
programmes d’enseignement…). Mais ces écrits viennent souvent à la
suite d’événements extérieurs au monde des médias.
Ainsi, les programmes d’enseignement ont fait l’objet d’un battage
médiatique sans précédent à la suite de la publication, en 1989, d’un
ouvrage remettant en cause les méthodes pédagogiques appliquées par
l’école algérienne 14. Deux des conclusions avancées dans cet ouvrage ont
particulièrement attiré l’attention des médias : la première soutenait que

13 En réponse à l’une de ces accusations, un journal francophone n’a pas hésité à titrer,
sur un ton délibérément provocateur, «Francophones et fiers de l’être» (L’Hebdo Libéré,
cité par Arous, 1993).
14 Boudalia-Greffou, 1989.
Dossier Hocine KHELFA OUI

l’école algérienne était une copie des classes de perfectionnement


françaises – un système parallèle conçu pour « les enfants migrants et de
français catalogués débiles légers » ; la seconde révélait que si ce système
n’avait pas rencontré de résistance, c’est parce qu’on avait réussi à le faire
passer pour une «méthode nationale », et de ce fait, « érigé en tabou géné-
rateur d’immobilisme».
Outre sa “surmédiatisation” par la presse francophone – il apportait
de l’eau à son moulin –, l’opuscule fit l’objet de très nombreux débats dans
presque tous les journaux ; comme sa parution avait coïncidé avec l’ouver-
ture politique qui suivit les émeutes d’octobre 1988, même la Télévision
nationale lui consacra des émissions. C’est principalement à la suite de ces
débats que les médias francophones évoquèrent pour la première fois la
nécessité de recourir à l’école privée. Derrière cette demande, soutenue par
l’argument selon lequel l’école publique “ débilise ” les enfants, se profilait
aussi l’ambition de ne plus se limiter à revendiquer la réforme du système
éducatif, mais de lui trouver un substitut, de lui trouver des voies de
contournement. Un sentiment de renoncement, né de la conviction que
l’école publique était “non réformable”, n’était pas non plus absent de cette
nouvelle démarche. Il est certain que les débats qui eurent lieu à travers les
126 colonnes de la presse furent plus riches et plus nombreux que ceux organi-
sés par les institutions étatiques. Ceux-ci avaient généralement lieu au sein
de commissions officielles, que chacun soupçonnait d’exister seulement
pour cautionner une politique déjà décidée en haut lieu. Mais on ne sait dans
quelle mesure les points de vue et les analyses (parfois de haut niveau)
développés dans la presse sont pris en compte dans la définition de la poli-
tique nationale éducative. Il paraît évident que les décisions prises en
dernier ressort par le Pouvoir obéissent davantage à des considérations poli-
ticiennes, quelles que puissent en être les conséquences sur l’école et la
société, qu’à une volonté de construire un système éducatif performant.

Impact sur les stratégies de carrière

Si les médias ont abondamment traité de l’école du point de vue de


son rôle dans la construction de la société algérienne, donc comme lieu de
socialisation, ils se sont néanmoins assez peu intéressés à elle comme
instrument de professionnalisation. La nécessité de valoriser l’enseigne-
ment technique et professionnel par rapport à l’enseignement général, qui
a toujours été le cheval de bataille du secteur économique et industriel, n’a
guère trouvé de relais auprès de la presse de toute obédience. Pourtant, les
Politiques scolaires et choix de carrière

cadres de ce secteur appartiennent dans l’ensemble à la même mouvance


politique que la presse de langue française prise dans sa globalité, ainsi
que certains grands médias arabophones comme le quotidien El Khabar,
qui détient le plus fort tirage avec cinq cent mille exemplaires vendus, et
près d’un million et demi de lecteurs 15.
Pour étayer cette affirmation, nous nous sommes appuyés sur des
informations recueillies lors de divers travaux sur l’enseignement technique
et la formation professionnelle en Algérie. Par exemple, nous avons recon-
duit une même question à un échantillon de cinquante étudiants inscrits
dans un institut technologique pendant une période de quinze ans (de 1981
à 1996). Cette question tentait de cerner les différentes sources d’informa-
tion qui contribuent à orienter les élèves vers le choix d’études techniques.
Tableau 3
Comment les étudiants s’orientent vers des études techniques,
en 1981, 1983, 1986 et 1996

Source d’information 1981 1983 1986 1996


Par hasard ou par tâtonnement 25 50 % 19 34 % 12 24 % 18 34 %
127
(résultats d’enquêtes)

Sur information de presse 13 26 % 21 42 % 6 12 % 0 0%


Sur le conseil d'une connaissance 9 18 % 7 14 % 22 44 % 15 30 %
Vous connaissiez votre institut
et vous êtes venus en connaissance
de cause 3 6% 3 6% 10 20 % 17 34 %
Total 50 100 % 50 100 % 50 100 % 50 100 %

L’indication la plus remarquable ici est l’anonymat dans lequel se


trouvaient encore, en 1981, les filières d’enseignement technique. Seule
une infime partie des candidats a déclaré avoir choisi cette filière en
connaissance de cause, étant déjà informée des possibilités offertes par
l’Institut qu’elle a décidé de fréquenter. On peut par contre noter le rôle
important de la presse en 1981 et 1983. Durant ces deux moments, elle a
participé respectivement à l’orientation de 26 % et de 42 % des candidats ;
on constate en revanche que son influence sur le choix de ces études est

15 En Algérie, on estime que chaque exemplaire acheté est lu par trois personnes en
moyenne.
Dossier Hocine KHELFA OUI

tombée à 12 % en 1986 et qu’elle est devenue nulle en 1996. Plusieurs


explications peuvent être données au recul des inscriptions en filières
techniques et professionnelles suscitées par les médias.
La première est liée à l’indifférence de la presse à l’égard des
prolongements et de la finalité socio-économique des études. Les médias
n’ont joué un rôle important en 1983 et en 1986 que parce qu’ils se sont
fait l’écho de la volonté des pouvoirs publics ; les résultats médiatiques
des années 1983 et 1986 constituent une sorte de prolongement des
campagnes de presse ordonnées par les pouvoirs publics lors du lance-
ment des différents instituts technologiques tout au long de la décennie
soixante-dix. À cette époque, la presse était chargée de défendre
“l’option scientifique et technique ”, comme soutien aux plans nationaux
d’industrialisation, au sein du système éducatif. L’enseignement techno-
logique et professionnel était ainsi présenté comme l’alternative au
système éducatif hérité de la colonisation et condamné dans le discours
officiel dominant pour son “élitisme ” et son inadaptation aux besoins de
l’économie.
La deuxième explication est liée au recours intensif à la publicité
médiatique, rendu possible, jusqu’à la crise économique de 1986, par
128 l’aisance financière des institutions de formation. Les médias de l’État
permettaient à n’importe quelle institution publique de diffuser autant de
placards publicitaires qu’elle le souhaitait. Les instituts technologiques,
qui disposaient alors de budgets importants, se permettaient de longues et
coûteuses campagnes de presse dans les deux langues. De telles campa-
gnes de presse, qui ne relevaient pas de l’initiative des médias et étaient
financées par les instituts technologiques eux-mêmes, ont eu un impact
important sur le choix des élèves, comme cela ressort des réponses des
étudiants interrogés.
Comme on le remarque, cet impact s’est toutefois effondré à partir
de 1986 au profit d’autres sources d’information, telle que la connaissance
préalable de l’institut choisi par le candidat, ou encore les conseils qu’il
recueille auprès de ses connaissances personnelles. Les instituts technolo-
giques semblent ainsi avoir amélioré leur image de marque, ce qui amoin-
drit le rôle des médias dans les choix de carrière au profit de leur propre
renommée. La comparaison des données obtenues à différentes périodes
montre que ces établissements sont désormais mieux connus, puisque le
nombre d’élèves qui y viennent “en connaissance de cause ” n’a cessé de
croître. En somme, ces établissements n’ont plus le même besoin de
recourir aux placards publicitaires pour attirer un public scolaire.
Politiques scolaires et choix de carrière

La baisse de l’impact des médias sur le choix des carrières peut


néanmoins s’expliquer également par l’arrêt des placards publicitaires dans
les journaux, arrêt qu’il faut attribuer au coût de location prohibitif des
espaces médiatiques ; les budgets attribués aux établissements scolaires
sont désormais “squelettiques ” et ne peuvent faire face à d’importants
frais de communication. L’espace publicitaire est maintenant presque
entièrement occupé par l’école privée, qui a investi massivement certains
créneaux d’enseignement comme les langues étrangères, l’informatique,
la comptabilité, le commerce, la gestion des ressources humaines et le
management.
En fait, la presse dite “publique ” a plutôt tendance à suivre l’évo-
lution de la situation politique, à aller dans le même sens qu’elle, plutôt
quà chercher à l’influencer. On peut constater qu’après avoir été au cœur
du discours médiatique durant les années soixante-dix et quatre-vingt,
l’enseignement technologique à finalité professionnelle est de nouveau
relégué au second plan par rapport à l’enseignement général. C’est en effet
celui-ci qui occupe maintenant une large place dans les commentaires et
enquêtes de la presse nationale, l’enseignement technique et professionnel
n’étant plus évoqué qu’en de rares occasions, généralement sous forme de 129
nouvelles brèves et anodines. N’étant pas considéré comme porteur
d’idéologie, cet enseignement est ignoré des médias, qu’ils soient publics
ou privés, arabophones ou francophones, laïcs ou islamistes. La techno-
logie n’est toujours pas un thème politiquement porteur au regard des
médias, pas plus qu’elle n’est susceptible d’intéresser un lectorat numéri-
quement significatif.
En outre, les médias ont toujours présenté l’enseignement tech-
nique et professionnel comme “l’école de la deuxième chance ”, destinée
aux relégués de l’enseignement général. Ce faisant, ils ne font qu’expri-
mer une solide conviction populaire, que l’on retrouve aussi bien chez les
parents d’élèves que chez les élèves eux-mêmes, qui ne se résignent à
suivre cette filière que faute d’autre possibilité. Le public associe ce type
d’enseignement à une professionnalisation qui relève à ses yeux du
domaine de compétence de l’entreprise, et non de celle de l’École, même
s’il s’agit d’une Université. Ainsi, l’opinion dissocie clairement “scolari-
sation” et “professionnalisation ”, liant la première à l’École et la seconde
à l’entreprise. Cette croyance est si forte qu’aucun discours, médiatique
ou autre, n’en est venu à bout depuis l’indépendance. De nombreuses
expériences d’enseignement qui ont trop mis l’accent sur la dimension
Dossier Hocine KHELFA OUI

“professionnelle” – d’abord les collèges et lycées techniques, ensuite les


instituts technologiques – ont ainsi, et pour cette raison même, échoué.
Toutes les enquêtes effectuées sur la demande de scolarisation ou
sur les stratégies familiales et individuelles d’éducation révèlent une nette
préférence pour les cursus académiques par rapport aux cursus profes-
sionnels. Cette préférence se fonde sur le fait que le savoir légitime – ce
qui est considéré comme le “vrai savoir ” – est historiquement et sociale-
ment associé aux titres scolaires délivrés par l’enseignement académique.
En reconduisant cette croyance, les médias contribuent à marginaliser
l’enseignement technique et professionnel et à reproduire l’image d’un
enseignement général qui serait la marque du succès scolaire et la voie
royale pour la réussite sociale. Ils contribuent ainsi à entériner la hiérar-
chisation sociale des cursus et des diplômes à l’avantage de l’enseigne-
ment classique.
Le développement de la communication de masse, grâce aux grands
médias, ne sera donc pas plus à l’avantage de l’enseignement technique et
professionnel.
D’une part, le développement de l’information par les médias a
réduit considérablement la communication de personne à personne qui
130 caractérisait traditionnellement l’enseignement 16 des professions et des
métiers. Les médias ont affaibli les canaux d’information traditionnelle
sans pour autant en changer fondamentalement le contenu et sans les
relayer pleinement. Les formes de communication sociale, qui partici-
paient dans le passé à construire le statut social des métiers et des profes-
sions, se sont effritées sans être compensées par une information élaborée
et largement diffusée. L’information technique et professionnelle ne peut
d’ailleurs être propagée que par des supports médiatiques modernes ou, à
la limite, par des personnes dotées d’une culture scientifique et technique
et capables de construire des discours élaborés. L’enquête précédemment
citée a montré comment les médias n’ont pu servir de médiateurs effica-
ces entre les cadres d’entreprises et de centres de formation profession-
nelle, seules catégories sociales véhiculant un discours valorisant pour les
professions techniques, et les jeunes demandeurs de formation et d’emploi.
D’autre part, en mettant en valeur d’autres secteurs et en passant rela-
tivement sous silence celui de l’enseignement technique et professionnel ou

16 Voir El Kenz, 1991 et Khelfaoui, 1996.


Politiques scolaires et choix de carrière

en n’évoquant que ses aspects peu attractifs – c’est un débouché de


l’échec scolaire, il annonce la précarité, il permet difficilement d’avoir
une carrière valorisante… –, les médias contribuent à sa dévalorisation.
Le contenu péjoratif de l’information, sa répartition inégale par rapport
aux espaces consacrés à l’enseignement général, ont contribué à réduire
sa “présence sociale”.

Conclusion

En Algérie, l’École reste depuis l’indépendance le plus important


des enjeux socio-politiques. C’est à travers elle que les principaux
courants politiques tentent de mettre en application leurs projets de société
future. De ce fait, l’École a toujours été l’objet de luttes âpres et sans
merci de la part des différents centres de pouvoir régnant sur le pays. Il
n’est donc pas étonnant que les médias, de toute obédience, se soient prin-
cipalement mobilisés autour de cet objectif, reléguant son rôle dans la
construction des valeurs de l’État et du travail.

131

BIBLIOGRAPHIE

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Dossier Hocine KHELFA OUI

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132
DIX ANS D’ÉCOLE VUS PAR JEUNE AFRIQUE
La décennie quatre-vingt-dix
Bénédicte KAIL*

Jeune Afrique fait directement suite à deux hebdomadaires


tunisiens. Le premier, L’Action, initié par Habib Bourguiba en 1955
– juste avant l’indépendance du pays – et dirigé par Béchir Ben Yamed,
se trouva rapidement en désaccord avec le Néo-destour 1, auquel il repro-
chait ses relations privilégiées avec les Français. Il fut donc dissout en
1958. Deux ans après, la détente permit à l’équipe de créer un second
hebdomadaire : Afrique Action. Mais celui-ci, faisant campagne contre le
pouvoir personnel du Président, disparut en 1961. Il fut relayé aussitôt par
Jeune Afrique, dirigé lui aussi par Béchir Ben Yamed qui, pour avoir plus
d’autonomie, s’installa rapidement à Paris (Kraemer, 1995 : 163).
Dans la période qui vit l’apparition des journaux d’État, Jeune
Afrique constitua une tentative d’indépendance vis-à-vis du parti unique,
par refus du précepte : «à parti unique, journal unique». Il affichait une
volonté d’accompagnement des nouveaux États africains dans leur toute
nouvelle indépendance et avait «la tâche difficile de ménager la suscepti-
bilité des gouvernements en place, tout en donnant une information
souvent occultée par les médias gouvernementaux» (Tudescq, 1995 : 311).
Cet article se propose d’analyser cette volonté d’accompagnement
des États africains dans le contexte de démocratisation et d’éclosion du
multipartisme des années quatre-vingt-dix, ainsi que sa combinaison avec

* Sociologue, chargée de cours à l’Université de Picardie-Jules Verne, chercheur asso-


ciée à SASO.
1 Le Néo-destour est le parti d’où sera issu le PSD (Parti Socialiste Destourien). Il a
été fondé en 1934, à la suite d’une scission avec le Destour (Constitution) qui, dès sa créa-
tion en 1920, prônait de profondes réformes démocratiques. Le Néo-destour était consti-
tué de nationalistes favorables à une ouverture sur l’Occident et c’est principalement sur
cette ouverture qu’il s’opposait au Destour. C’est en 1964 qu’Habib Bourguiba, son diri-
geant, le renommera PSD.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 133-150.
Dossier Bénédicte KAIL

les exigences journalistiques à travers l’exemple de l’École. Sujet émi-


nemment politique, puisque l’institution scolaire a toujours été au centre des
préoccupations, aussi bien des États que des organismes internationaux ;
sujet qui est lui-même l’objet des politiques nationales aussi bien que des
“recommandations” ou directives internationales ; sujet cible de nombreu-
ses initiatives des organisations non gouvernementales (ONG) ou, plus
récemment encore, des populations ; enfin, sujet politiquement sensible,
souvent brûlant et au cœur de l’actualité dans de nombreux pays africains.
Après avoir vu rapidement la période des années quatre-vingt-dix
de façon à restituer le contexte d’évolution de Jeune Afrique, je tenterai de
mesurer la place donnée au thème de l’École dans l’hebdomadaire, avant
d’en analyser plus précisément le contenu à partir des principaux thèmes
abordés. D’un point de vue méthodologique, je m’appuierai sur l’examen
de dix ans de l’hebdomadaire, soit cinq cents numéros de revue 2, dans
lesquels j’ai comptabilisé quatre-vingt-quatorze articles traitant de l’École.
Je recourrai également à un entretien réalisé avec le rédacteur chargé des
dossiers relatifs aux Grandes écoles, permanent à Jeune Afrique.

Le périodique étranger le plus lu en Afrique subsaharienne


134
Aujourd’hui, Jeune Afrique reste le périodique étranger le plus lu
en Afrique subsaharienne francophone (Tudescq, 1995 : 311). Néanmoins,
c’est dans les années soixante-dix et quatre-vingt qu’il a connu son heure
de gloire, tirant à 250 000 exemplaires et employant 140 personnes. Or,
depuis le début des années quatre-vingt-dix, plusieurs évènements ont fait
chuter ces chiffres : l’apparition d’une nouvelle presse nationale d’oppo-
sition dans de nombreux pays africains ; une crise de la publicité qui a fait
chuter ses recettes ; la dévaluation du franc CFA en 1994, qui a entraîné
une augmentation de son prix de vente.
Parallèlement, plusieurs transformations s’observent directement
dans la structure même du journal : apparition d’une rubrique focus en
1993 qui traite de la toute dernière actualité et dans laquelle on trouve de
nombreux articles sur des évènements ponctuels liés à l’École : grève
étudiantine , promulgation d’une année blanche, cible scolaire en Algérie,

2 Jeune Afrique compte cinquante numéros par an car il y a deux numéros doubles :
un entre Noël et le jour de l’An et un durant l’été.
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

etc. ; distinction entre Le temps du Maghreb et Le temps de l’Afrique


en 1995 ; apparition d’une rubrique Économie en 1996 ; enfin, deux chan-
gements successifs de format : un agrandissement en 1995 et un retour à
un format plus réduit en 1999 (lors du numéro 2000).
Le journal cherche ainsi à fidéliser un lectorat lui-même en évolu-
tion du fait des transformations économiques et politiques de ces
dernières années. Et cette stratégie est toujours en cours puisque l’hebdo-
madaire est devenu Jeune Afrique. L’intelligent.
En 1996, Jeune Afrique a connu un début d’amélioration sur le plan
des ventes en Afrique noire et le responsable, Béchir Ben Yamed
(inchangé depuis 1961), a alors décidé de renforcer les équipes et de
recentrer le journal sur l’économie au détriment du politique. Il a fait ainsi
le choix d’intéresser les annonceurs.

Un sujet mineur mais un choix des pays révélateur

Un critère pour situer la place de l’École dans Jeune Afrique a


été d’évaluer le nombre et la place des articles qui y font référence. En
effet, l’importance relative accordée à ce sujet, l’orientation des lecteurs
sur les articles (par le choix des couvertures et des photos, l’utilisation des
135
gros titres, etc.), sont révélateurs de la place de l’École dans “l’agenda
politique” 3.
Avec quatre-vingt-quatorze articles au total dans les cinq cents
numéros du périodique en dix ans, l’École n’apparaît pas comme un sujet
prioritaire. En outre, elle n’a jamais fait l’objet d’une couverture, alors
qu’il aurait pu y avoir, par exemple, une photo de manifestation étudiante
(comme c’est le cas dans plusieurs articles) ou d’un dirigeant syndical
(ce qui n’est jamais le cas).
Les quatre-vingt-quatorze articles ont été écrits par soixante-neuf

3 Selon le concept d’« agenda setting» de Mc Combs et Shows, les préoccupations des
citoyens sont structurées par les médias. Ces auteurs émettent hypothèse que « la presse
ne réussit peut-être pas, la plupart du temps, à dire aux gens ce qu’il faut penser, mais elle
est extrêmement efficace pour dire à ses lecteurs à quoi il faut penser »
(Mc Combs et Shows, cités par Derville, 1997 : 61). Mais celle-ci n’a jamais pu être
démontrée ; les chercheurs tendent plutôt à postuler l’existence d’une boucle récursive
dont il est délicat de situer la source, les préoccupations du public et celles des médias s’in-
fluençant mutuellement (Derville, ibid. : 64).
Dossier Bénédicte KAIL

auteurs (de toutes nationalités : aussi bien des Français que des auteurs
d’Afrique noire ou du Maghreb) et, parmi les dix qui ont eu l’occasion
d’en écrire plusieurs sur ce thème, aucun n’en a écrit plus de trois.
Jeune Afrique ne semble donc pas collaborer avec des journalistes spécia-
listes de l’École, ni même faire appel à un grand nombre de collaborateurs
réguliers. Seuls trois journalistes ont écrit sur un intervalle de plus de trois
ans. L’hebdomadaire fait ainsi davantage appel, pour ce thème tout du
moins, à des collaborateurs ponctuels.
Parmi les soixante-neuf auteurs, onze sont, comme les désigne le
rédacteur, des “permanents” (restés plus de deux ans). Parmi eux, huit
sont présents depuis le début du journal et sont basés à Paris. Les auteurs
des articles sont donc surtout des collaborateurs ponctuels et des pigistes,
le journal connaissant un turn-over très important.
Six correspondants écrivent également pour le journal. En général,
ils assurent la majorité des articles sur le pays dont ils sont résidents, et ce
pendant environ trois ans. Une exception cependant, en 1997 : sept arti-
cles ont été rédigés sur la Côte-d’Ivoire avec trois signatures différentes.
D’après le rédacteur, le premier correspondant « ne convenait
pas », pas plus que le second, jugé « trop social mais pas assez poli-
136 tique ». Son article de fond de six pages : « Pourquoi l’école va mal »,
évoquait pourtant les différents niveaux de l’enseignement en prenant en
compte aussi bien le point de vue des enseignants que des élèves et
étudiants. Il offrait ainsi un état des lieux complet et lucide des lacunes et
dérives du système éducatif ivoirien (1997, n° 1916).
Le choix des pays concernés par les quatre-vingt-quatorze articles
est révélateur d’une certaine politique de Jeune Afrique.
Comme le montre le tableau 1 (en annexe), deux pays sont forte-
ment sur-représentés : la Côte-d’Ivoire (dix-sept articles) et la Tunisie (dix
articles). Viennent ensuite le Maroc (huit articles), le Sénégal (sept),
l’Algérie (cinq), puis le Cameroun et le Niger (trois articles chacun).
Aucun des autres pays ne totalise plus de deux articles 4.
Ainsi, Jeune Afrique prête particulièrement attention à l’École de
l’Afrique francophone (quarante et un articles) et du Maghreb (vingt-trois
articles). Il traite principalement de pays où il peut être lu ; ainsi, aucun

4 Précisons que huit articles traitaient de l’ensemble de l’Afrique et un d’un ensemble


de pays d’Afrique noire.
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

article ne concerne un pays lusophone, et seuls trois articles relatent la


situation dans des pays anglophones (Afrique du Sud, Kenya, Namibie).
Quelques pays d’Afrique francophone sont absents : la Mauritanie, la
Guinée, le Togo ou le Gabon par exemple. Comment expliquer ces
différences ?
Jeune Afrique possède toujours des bureaux en Tunisie (pays dont
il est issu) et sa distribution est inégale selon les différents pays d’Afrique.
Les 100 000 exemplaires qu’il tire actuellement sont diffusés pour un tiers
en Europe – principalement en France – et aux États-Unis (la Banque
Mondiale et le FMI y sont abonnés par exemple), pour un tiers en Afrique
du Nord (Tunisie, Maroc, Algérie), pour un tiers enfin en Afrique noire
francophone 5.
Il y a ainsi obligation – faite par le directeur de Jeune Afrique –
d’écrire un «petit quelque chose » sur la Côte-d’Ivoire dans chaque
numéro. L’analyse de la fréquence et de la longueur des articles montre
alors que, d’après le décompte du nombre de colonnes et non plus seule-
ment d’articles, la Tunisie prend le pas sur la Côte-d’Ivoire (soixante-huit
colonnes contre soixante-cinq) 6. Cette différence traduit une obligation
commerciale vis-à-vis des lecteurs de la Côte-d’Ivoire : l’essentiel est bien
que le nom de ce pays apparaisse dans le sommaire, même si l’article en
137
lui-même est très court, de façon à intéresser ces acheteurs potentiels, les
plus nombreux d’Afrique noire francophone.
L’autre point d’explication fournie par le rédacteur a été la question
de l’opportunité, qui recoupe alors aussi bien l’économique (profiter d’un
journaliste sur place) que le politique (permettre de mieux connaître un
pays où se déroule un évènement important). Ainsi, la présence d’un
sommet africain au Burkina Faso en 1996, par exemple, justifie le long
article sur l’Université de Ouagadougou la même année. Mais cela
explique-t-il la note positive finale : « ici, les choses fonctionnent plutôt
mieux qu’ailleurs (…) l’Université de Ouaga attire de plus en plus
d’étrangers chaque année » (1996, n° 1873 : 86), après la description des

5 Dans ces pays, les ventes sont liées au niveau de vie et vont de 10 000 en Côte-
d’Ivoire (le plus gros acheteur) et 8 000 environ au Sénégal, à quelques centaines seule-
ment au Tchad ou en Mauritanie.
6 Mais cette façon différente de comptabiliser est sans conséquence pour les autres
pays, comme le montre également le tableau 1, p.148.
Dossier Bénédicte KAIL

restrictions budgétaires, des irrégularités et du malaise des étudiants ?


Peut-on penser que l’explication économique 7 permet de rendre compte
du contenu de cet article en particulier et des articles en général ? L’aspect
économique fournit une explication nécessaire mais non suffisante.

Les thèmes abordés

Lorsqu’on examine plus attentivement les thèmes abordés par les


quatre-vingt-quatorze articles (voir tableau 2), quatre thèmes dominent :
- les crises scolaires et/ou universitaires (trente et un articles)
– catégorie qui regroupe les articles traitant des conditions scolaires et/ou
universitaires s’accompagnant de manifestations et autres mouvements de
lycéens et/ou d’étudiants ;
- les conditions scolaires et/ou universitaires sans luttes : dix-sept
articles qui dressent plutôt un état des lieux ;
- les réformes, mesures gouvernementales ou recommandations des
organisations internationales (dix-sept articles) ;
- les Grandes écoles, Universités nouvelles, etc., en France et/ou en
Afrique (douze articles).
138 On constate des variations dans l’importance accordée à ces diffé-
rents thèmes selon les années. Davantage d’articles sont par exemple
consacrés aux crises scolaires et universitaires au moment où elles jouent
un rôle important dans les transformations politiques, en 1990 et 1991, et
aux réformes ensuite, faisant écho en cela aux préoccupations politiques.
Étudions trois de ces thèmes plus attentivement.

Les crises

En 1990 et 1991, les articles sur les crises scolaires et, surtout,
universitaires, sont nombreux et renvoient aux crises politiques. Ils sont
d’ailleurs majoritaires (six articles sur les neuf publiés en 1990 et dix sur
les treize en 1991), ce qui ne se renouvellera plus par la suite.
Deux séries d’articles traitent de ce sujet. La première, publiée en

7 Selon les tenants de l’approche “économie politique” des médias, « aucune com-
préhension des médias n’est possible sans tenir compte des conditions économiques dans
lesquelles les messages qu’ils diffusent sont produits » (Derville, 1997 : 74).
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

1990, fait six pages et titre « Étudiants. Où mènera le désespoir ?» Les


articles y dressent un tableau sombre des conditions étudiantes de
différents pays d’Afrique noire et du Maghreb ; l’ensemble des étudiants
apparaît alors comme une catégorie sociale confrontée à des difficultés
communes. Au Gabon, au Sénégal, au Bénin et au Zaïre, les étudiants sont
tous dans un «même combat » et les revendications corporatistes et
matérielles font place à des revendications qualitatives au niveau de
l’enseignement, dues à une angoisse croissante vis-à-vis de l’avenir. Les
journalistes n’hésitent pas alors à interpeller les politiques puisque la
«démagogie a mal récompensé les États [qui] n’ont pas vu venir la crise
économique et financière qui les étrangle aujourd’hui » (1990, n° 1519 :
46-47). En Tunisie en revanche, seule la minorité des islamistes est
agissante ; c’est alors sa place et son rôle politique au sein des universités
qui sont mis en avant. Tandis qu’en Algérie, les étudiants sont décrits
comme n’ayant encore «guère relevé l’aspect éminemment politique du
malaise estudiantin» faute d’organisations « susceptibles de nouer le
dialogue avec les politiques » (1990, n° 1519 : 50). Il s’agit alors de
pointer un danger potentiel, une jeunesse dangereuse, comme quelques
semaines plus tard au sujet du Cameroun où « Paul Biya aurait tort de ne
pas tenir compte des revendications d’une jeunesse estudiantine à bout de
139
patience» ; car, «soudés par des frustrations accumulées et détenteurs
d’une conscience politique, les étudiants sont, à coup sûr, l’une des
pierres angulaires du changement » (1990, n° 1555 : 33).
Les crises universitaires sont présentées comme étant à la fois révé-
latrices des crises conjoncturelles que traversent les pays et les détona-
teurs de crises politiques plus généralisées. Dans ce contexte particulier,
les étudiants émergent en tant qu’acteurs du politique.
La seconde série d’articles, publiée en 1991, est encore plus impor-
tante que la première (onze pages). Elle titre : «Que veulent les étudiants ?»
et compare là aussi la situation dans différents pays, mais cette fois
d’Afrique noire uniquement (pour le Maghreb, l’accent est définitivement
mis sur les rapports entre le pouvoir et les islamistes, et ce aussi bien en
Algérie qu’en Tunisie ou au Maroc).
L’idée principale est que « les revendications ne sont plus seule-
ment corporatistes » (1991, n° 1519 : 40), mais de plus en plus politiques
(la notion de politique s’élargissant de plus en plus). Tel est le cas pour des
pays comme le Niger, le Burkina Faso, le Tchad, la Centrafrique, la Côte-
d’Ivoire ou le Cameroun, où les étudiants sont « à la pointe du combat
pour la démocratie» (1991, n° 1593 : 22), et « souhaitent s’impliquer dans
Dossier Bénédicte KAIL

le combat politique» (1991, n° 1593 : 25). Comme le résume un journa-


liste, «au commencement étaient les revendications matérielles, les condi-
tions de vie et de travail : montant des bourses, capacités d’accueil des
salles de cours, des cités universitaires, moyens de transport. À l’arrivée,
toujours le pain, bien sûr, mais aussi le pluralisme politique » (1991,
n° 1593 : 19).
Dans ces articles, les étudiants représentent un enjeu pour les poli-
tiques : «avec l’avènement du multipartisme, les syndicats, les partis poli-
tiques et le pouvoir essaient, chacun de leur côté, de s’attirer les
sympathies de la jeunesse, cette frange sensible de la société » (1991,
n° 1593 : 27-28). Ils sont au cœur des luttes politiques : soit activement en
tant que force de contestation, ou passivement en tant que groupe social
que les différents partis cherchent à séduire et à s’attacher.
Néanmoins, dès 1991 une différenciation se fait selon les pays. Au
Congo par exemple, les étudiants « étaient à la pointe des combats poli-
tiques» et sont devenus les « oubliés de la démocratie » puisqu’ils n’ont
pas été écoutés lors des débats de la conférence nationale (1991, n° 1593 :
28). De même au Zaïre où, « autrefois fer de lance de la contestation du
régime, les étudiants ne jouent désormais qu’un rôle mineur » (1991,
140 n° 1593 : 28). Pour eux, c’est déjà la fin de l’activisme politique. Idée que
l’on retrouvera par la suite au sujet d’autres pays.
Dans ces deux séries d’articles, l’argumentaire prend appui sur la
crise économique. C’est elle qui a réveillé les étudiants endormis dans
leur confort (autre idée qui réapparaîtra). Ainsi, l’explication la plus
courante des mouvements universitaires aux débuts des années
quatre-vingt-dix est essentiellement puisée dans le registre ordinaire et
finalement consensuel de la pénurie économique. Celle-ci expliquerait la
déstabilisation politique des régimes à parti unique.
Cette insistance sur les questions économiques permet à Jeune
Afrique de rester neutre et de ne pas émettre de jugement trop critique sur
les politiques des gouvernants – ceux-ci sont dépossédés de l’arme écono-
mique et ne peuvent rien faire pour améliorer la situation ; à une nuance
près cependant, entre les pays qui font des efforts et les autres – comme le
Nigeria où les gouvernants n’ont pas réinvesti les bénéfices du pétrole
dans l’éducation.
L’essentiel des articles de ces années porte par conséquent sur les
mouvements opposant les élèves et les étudiants aux gouvernements des
différents pays concernés, avec toute la panoplie de représailles mise en
place : arrestations, interdictions de toute activité syndicale sur le campus,
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

édification d’universités éclatées, ou même installation d’un « poste mili-


taire aux portes du campus » en Côte-d’Ivoire (1991, n° 1593 : 24).
Simultanément, durant cette période où une partie des enseignants
du secondaire et du supérieur est particulièrement active dans les reven-
dications de démocratisation, Jeune Afrique élude quasiment leur
participation pour n’évoquer que subrepticement leur misère matérielle.
C’est seulement à partir de 1995 qu’ils commencent à être spécifiquement
pris en compte dans les colonnes du journal avec un article sur « la grogne
des enseignants au Maroc » et un autre, en 1996, sur « les professeurs
[qui] se rebiffent en Tunisie ».
En 1992 et 1993, très peu d’articles sont consacrés à l’École et un
seul – « La récréation est finie au Sénégal » (1992, n° 1624 : 24-25) –
concerne les luttes étudiantes. Il est écrit au moment de la reprise des
cours, et présente la croissance du nombre d’étudiants comme un
« problème (…) récurrent dans la plupart des pays du continent ».
Il faudra attendre le numéro paru fin 1993-début 1994 pour que le
thème des crises scolaires et/ou étudiantes apparaisse à nouveau, mais
sous un titre révélateur du tournant qui s’opère : « Cameroun.
L’Université en chantier », avec pour sous-titre : « Haut lieu de la contes-
tation politique il y a deux ans, l’Université vivote aujourd’hui comme elle
141
peut. Les étudiants sont avant tout préoccupés de leurs conditions maté-
rielles difficiles et de leur avenir » (1993-94, n° 1720-1721 : 42).
Ainsi, les étudiants abandonnent la politique pour obtenir plus de
moyens : c’est le retour du corporatisme et d’un discours récurrent sur les
crises scolaires (manifestations, grèves…) : manque de moyens et de
locaux, effectifs pléthoriques, conditions de travail déplorables… Mais
cette information se limite essentiellement à des constats qui mettent en
avant les questions matérielles et pédagogiques, finalement classiques
dans le discours sur l’École en Afrique. Il n’y a pas de problématique
réellement nouvelle dans le traitement des questions scolaires.
En outre, lorsque le politique réapparaît, c’est pour montrer
comment les étudiants se font manipuler par des «groupuscules irrespon-
sables qui ont pris l’école en otage», comme en parlait le ministre ivoirien
au sujet des étudiants de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de
Côte-d’Ivoire) (1994, n° 1743 : 24). Cette idée d’une manipulation des
étudiants par les politiques restera. On la retrouvera aussi bien dans les arti-
cles sur les islamistes dans les universités du Maroc que dans ceux sur les
«groupuscules extrémistes» de la FESCI en Côte-d’Ivoire, groupuscules
qu’il s’agit de contrôler pour faire aboutir les réformes politiques : comme
Dossier Bénédicte KAIL

le souligne un slogan du ministère de l’Éducation nationale placardé sur


tous les murs d’Abidjan en 1997, « quand l’école marche, tout le monde
y gagne» (1997, n° 1921 : 22).
Ceci n’empêche pas un discours critique vis-à-vis des gouverne-
ments. On lira par exemple : « Face à la crise, les autorités se contentent,
trop souvent, de fustiger les enseignants, coupables de revendiquer de
meilleures conditions de vie et de travail, et les étudiants, manipulés,
inconscients et irresponsables, qui veulent “ mettre le feu au pays ” »
(1999, n° 1999). Ou même : « [Il ne] reste qu’à la requête de rencontrer
le chef de l’État pour tenter d’apaiser les tensions, le pouvoir a répondu
par une fin de non recevoir. Pis, il a entrepris des poursuites contre les
responsables étudiants » (1999, n° 2004 : 17). Néanmoins, ces critiques
restent toujours limitées ; on lit ainsi : « ce qui manque, c’est la volonté et
les moyens de mettre en œuvre une stratégie à long terme » (1999,
n° 1999). Ou encore : « en dépit des efforts consentis par le gouvernement
(…) le système éducatif reste peu efficace » (1999, n° 2004 : 16).
Le gouvernement est donc accusé dans ses actions de répressions,
mais sa politique est souvent excusée par l’argument économique :
142
« En raison de la grave crise économique des années quatre-
vingt, l’État n’a pas été en mesure d’accroître les capacités d’accueil
des établissements universitaires (…) ni d’améliorer un matériel
didactique largement obsolète et moins encore d’augmenter l’enve-
loppe budgétaire consacrée aux bourses » (1999, n° 1999).

En 1999, lorsque le gouvernement ivoirien procède à des arrestations,


qu’il est condamné par la presse internationale pour avoir torturé le leader de
la FESCI 8, Jeune Afrique n’y accorde aucune ligne. Il semble que les
“choix ” de la rédaction soient particulièrement prudents sur ce sujet brûlant.
On peut alors se demander s’il n’y a pas une forme d’autocensure sur un sujet
politiquement sensible dont le traitement dérangerait certains États.
On peut se demander aussi, et c’est peut-être pire, s’il ne s’agit pas
de parler de l’École lorsqu’il n’y a pas grand-chose d’autre à dire – dans
ce pays en effet, ce “silence” correspond aussi à la crise Ouattara 9 qui

8 Voir ici même l’article de Laurence Proteau.


9 Ibid.
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

occupe alors pleinement le devant de la scène politique (et dont Jeune


Afrique parlera dans chacun de ses numéros ou presque).
Les crises scolaires et/ou universitaires sont donc présentes durant
toute la décennie quatre-vingt-dix. Néanmoins, le traitement même des
sujets suit une nette évolution. Les étudiants qui étaient « à la pointe du
combat pour la démocratie » en 1991 sont « manipulés, inconscients et
irresponsables, [ils] veulent “ mettre le feu au pays ” » en 1999. D’un
côté, les mouvements étudiants sont présentés comme un moyen de défen-
dre ou de revendiquer la démocratie ; de l’autre, ils sont une menace pour
la paix sociale.
Lorsque l’on sait que « le choix que certains journalistes font de
certains mots, de certaines métaphores, de certaines images (…) contribue
à façonner le “ canevas ”, l’arrière-plan à partir duquel les événements et
les discours qui parsèment l’actualité sont appréhendés par les individus, et
donc à orienter le jugement de ces derniers » (Derville, 1997 : 97) ; lorsque
l’on sait également que le fait d’adopter un point de vue ou l’autre peut
renforcer ou affaiblir les camps en présence, on ne peut que s’interroger sur
cette évolution. On peut en effet supposer qu’en légitimant les représenta- 143
tions négatives concernant les étudiants, Jeune Afrique participe aux tenta-
tives de stigmatisation de leur image, stigmatisation qui ne pourra que
réduire leurs capacités à séduire de nouveaux partisans, à mobiliser leurs
membres, et donc à accroître leur pouvoir politique.

Les réformes, mesures gouvernementales


ou recommandations des organisations internationales

Jeune Afrique traite des réformes entreprises par les gouvernements


lorsqu’il peut en faire ressortir les cotés positifs. Par exemple, le journal
publie régulièrement des dossiers sur des pays, mais seuls cinq d’entre
eux comportent un article sur l’éducation et quatre sont positifs.

En 1994, un dossier sur la Tunisie comprend un article :

« Révolution culturelle : La réforme de l’éducation, en parti-


culier dans le domaine de l’instruction religieuse et de l’histoire,
vise à former des “ tunisiens nouveaux ” citoyens d’une société
moderne» (n° 1732).
Dossier Bénédicte KAIL

1994 toujours, un dossier concerne la République Centre-Africaine :

« L’école en chantier : après 3 “ années blanches ”, le système


éducatif est en ruine. Le gouvernement s’est attelé au problème, mais
il faudra du temps » (n° 1764/65).

En 1996, un dossier se penche sur le Burkina Faso avec un article


sur l’Université intitulé « Mention assez bien ».
En 1998, un dossier est consacré à la République Démocratique du
Congo :

« L’imagination au pouvoir : Grâce à des solutions origi-


nales, l’Université de Kinshasa a su mieux faire face à la crise des
10 dernières années que d’autres institutions et ces solutions c’est
par exemple de vendre à l’extérieur le savoir des chercheurs en
offrant des prestations de bureau d’étude » ; comme le souligne le
recteur, « l’Université doit s’impliquer plus fortement dans la vie de
la communauté et les étudiants doivent être mobilisables par l’État
pour contribuer au développement du pays, tout comme les mili-
144 taires contribuent à sa sécurité » (n° 1948).

Bien qu’il évoque le manque de débouchés et dresse un bilan amer


de l’Université au Burkina Faso, titrant « Université cherche raison
d’être » (1993), le cinquième article fait, lui, ressortir les efforts du
gouvernement.
Il s’agit donc d’articles toujours “politiquement corrects”. En outre,
ceux qui abordent les réformes sont ouvertement dans l’esprit de la Banque
Mondiale (abonnée à Jeune Afrique). En 1990, un article diagnostic stipule,
par exemple, que « le système de double vacation des locaux (…) permet
déjà dans certains pays de mieux répondre à la demande » ; il ajoute : « les
gouvernements se doivent d’adopter une politique flexible et peu coûteuse
de formation et de nomination du personnel enseignant » (n° 1529).
Les choix de la rédaction sont ainsi particulièrement prudents à
propos des réformes, un sujet pourtant brûlant.

Les dossiers sur les Grandes écoles

Les dossiers sur les Grandes écoles apparaissent à la suite des rema-
niements de 1996. Auparavant, le sujet était déjà abordé, mais plutôt sous
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

forme d’articles, notamment en 1993 avec : « Grandes écoles : la voie


étroite».
Le premier dossier paraît en 1997 et s’intitule : « Les Grandes
écoles. Et pourquoi pas Harvard », le second sort en 1999 et titre :
« S’orienter. À quelles formations se vouer ?».
Au niveau du contenu, ces deux dossiers conseillent aux jeunes de
commencer par des écoles bien choisies en Afrique (en Côte-d’Ivoire, au
Sénégal, au Maroc ou en Tunisie), puis de poursuivre par un second cycle
en Europe, dans une Grande école de commerce par exemple, avant de
faire, s’ils peuvent se le permettre bien sûr, un MBA aux États-Unis. Le
message sous-jacent, que m’a confirmé le rédacteur, est donc de faire
comprendre aux jeunes que, s’ils veulent échapper au «bordel» des
universités africaines, ils ont d’autres solutions que d’immigrer en France.
En revanche, le rédacteur choisit de citer HEC ou Sup. de Co., plutôt que
l’Université Paris-Dauphine par exemple, sur la base de son expérience
personnelle, mais aussi par envie de comparer Jeune Afrique et des
hebdomadaires, comme L’Express, qui incitent à l’obtention de diplômes
prestigieux.
En ce qui concerne la forme, les dossiers se présentent comme de 145
véritables “attrape pub”. Selon le rédacteur en effet, ils réalisent à eux
seuls la moitié du chiffre d’affaires publicitaire du journal. En outre, le
lectorat est particulièrement réceptif aux messages publicitaires des écoles
privées et accroît ainsi leur fréquence.
Il n’est pas sûr que cela réponde vraiment à « un besoin d’identifica-
tion des jeunes qui font leurs études en France », comme il le dit – bien que
cet argument s’accorde avec la fonction de «reliance» sociale (Stoetzel,
1973 : 276). En revanche, cela tient sûrement à l’appartenance de ses
lecteurs aux élites politiques, économiques et culturelles. Comme le déclare
le rédacteur, «on n’est pas le journal du gratin, mais… les gens qui achè-
tent Jeune Afrique ont ou vont avoir des enfants qui vont partir faire des
études à l’étranger, [donc] c’est bien qu’on leur donne des pistes».

L’École dans Jeune Afrique :


une stratégie commerciale pour un sujet marketing ?

Jeune Afrique se veut être un « hebdomadaire politique et écono-


mique international» ; son rédacteur insiste sur le fait que les sujets
sociaux – et l’École en est un pour lui – « ne marchent pas» : lorsqu’ils
Dossier Bénédicte KAIL

sont en couverture, ils ne font pas vendre. C’est donc toujours « la poli-
tique qui fait vendre ».
Le rédacteur raisonne en termes de marketing, aussi bien en direc-
tion des lecteurs que des annonceurs. Tout son argumentaire semble
vouloir démontrer que Jeune Afrique possède bien les caractéristiques
propres aux périodiques, comme les définit Jean-Marie Charon : un
personnel comprenant une proportion importante de cadres, aussi bien
rédactionnels que commerciaux et gestionnaires, un recours large aux
pigistes et la sous-traitance de sa fabrication au secteur de l’imprimerie de
labeur ; mais, surtout, une démarche marketing incluant une analyse du
marché des lecteurs et des annonceurs, une adaptation du produit aux
attentes du lecteur (textes assez courts, avec photos), le tout renforcé par
un ajustement du produit aux attentes des annonceurs. Il s’agit alors de
proposer à ces derniers des supports qui s’adressent à des clientèles
ciblées, comme les suppléments thématiques ou les “cahiers ”, qui sont
des “pièges à pub” (1991 : 276-286).
Il invoque également le «déterminisme économique» (les difficultés
à concilier l’intérêt du public et l’entreprise de presse), ainsi que le «déter-
minisme technologique» (mimétisme des supports écrits, contraintes de
146 longueur, etc.) pour justifier des choix discutables. Ainsi la responsabilité
en revient au «système» ; les journalistes, eux, sont innocents.
La politique de Jeune Afrique vise plutôt à développer ses recettes
publicitaires et à s’attacher le lectorat déjà existant. Ceci d’autant plus
que, comme le précise le rédacteur, « une nouvelle génération d’Africains
va arriver au pouvoir et ils ont fait leurs études en France. Je suis content
qu’on les ait fidélisés». Il semble aussi que le manque de prise de position
critique de Jeune Afrique tienne à la fois à son histoire et à son finance-
ment. Sa politique, enfin, répond au souhait de rester celui qui accompa-
gne les pays africains (ce qui bien sûr empêche certaines critiques), mais
aussi à la volonté de ne jamais tomber dans l’afro-pessimisme.
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

BIBLIOGRAPHIE

CHARON (J-M.), 1991, La presse en France, de 1945 à nos jours, Paris,


Seuil.
DERVILLE (G.), 1997, Le pouvoir des médias. Mythes et réalités, Grenoble,
PUG.
KRAEMER (G.), 1995, Trois siècles de presse francophone dans le monde.
Hors de France, de Belgique, de Suisse et du Québec, Paris, L’Harmattan.
STOETZEL (J.), 1973, « À côté de l’information », in F. Balle, J. Padioleau,
Sociologie de l’information, Paris, Larousse, pp. 277-283.
TUDESCQ (A.-J.), 1995, Feuilles d’Afrique. Étude de la presse de l’Afrique
Subsaharienne, Talence, MSHA.

147
Tableau 1
Nombre d’articles de Jeune Afrique par pays ou zone géographique, et par année
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 Total Nombre
des articles de colonnes
Algérie 1 1 2 1 5 13
Dossier

Afrique du Sud 1 1 2
Bénin 2 2 4
Burkina Faso 1 1 2 12
Cameroun 1 1 1 4 13
Centrafrique 1 1 2
Congo 1 1 1
Côte-d’Ivoire 1 2 2 1 7 1 3 17 65
Kenya 1 1 3
Libye 1 1 4
Mali 1 1 3
Maroc 1 3 2 1 1 8 36
Namibie 1 1 1
ANNEXE

Niger 3 3 12
Rép. Démo. du Congo 2 2 8
Rwanda 1 1 2 2
Sénégal 1 1 1 1 2 1 7 20
Tunisie 1 1 2 1 1 2 2 10 68
Zaïre 1 1 2
Ensemble de l’Afrique 4 3 1 8 34
Groupe de pays d’Afrique 1 1 3
Etudiants africains à
l’étranger et Grandes écoles 1 2 2 1 1 1 5 13 56
Bénédicte KAIL

Enseignement supérieur
en général 1 1 1 3 10
Total des articles 9 13 3 4 11 12 6 16 9 11 94 374
Tableau 2
Nombre d’articles de Jeune Afrique par thème et par année (1990-1999)

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 Total

Conditions scolaires et/ou


universitaires avec luttes 6 11 1 4 1 4 2 2 31
Conditions scolaires et/ou
universitaires sans luttes 3 1 1 2 3 4 2 1 17
Condition enseignante
avec ou sans luttes 1 1 2 2 1 7
Réformes, mesures
gouvernementales et
recommandations des
organisations internationales 1 1 5 4 4 2 17
Actions particulières, ONG,
pédagogies innovantes 4 4
Langue 1 1 2
Etudiants à l’étranger
(situation…) 1 1 1 1 1 5
Grandes écoles en France
et/ou en Afrique,
Universités nouvelles 1 3 1 2 1 4 12
Total 9 13 3 4 11 12 6 16 10* 11 95

*noté 10 car un article traite distinctement de deux sujets : conditions scolaires sans luttes, et réformes.
Dix ans d’école vus par Jeune Afrique

149
150
Tableau 3
Nombre d’articles par niveau scolaire et par année (1990-1999)

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 Total %
Enseignement
primaireet secondaire 4 1 2 1 3 6 1 5 2 1 26 27,7
Enseignement
supérieur 5 10 - 3 5 5 5 8 6 8 55 58,5
Enseignement
en général - 2 1 - 3 1 - 3 1 2 13 13,8
Total 9 13 3 4 11 12 6 16 9 11 94 100
ENTRE INSTRUMENTALISATION ET AUTONOMISATION
Journalistes et militants dans les luttes scolaires et universitaires
au Sénégal et au Burkina Faso (années soixante - quatre-vingt-dix)
Pascal BIANCHINI*

« Chaque époque historique et chaque type de société ont la


configuration communicationnelle qu’ils méritent. Cette configura-
tion avec ses divers niveaux, qu’ils soient économique, social, tech-
nique ou mental, et ses différentes échelles, locale, nationale ou
internationale, produit un concept de communication hégémonique.
Dans le passage d’une configuration à une autre, il importe de
dégager continuités et ruptures » (Mattelart, 1994 : 8).

Il est banal de constater que la description et l’analyse de l’informa-


tion, activité humaine organisée, ne se situent pour les sciences sociales
s’intéressant à l’Afrique qu’au stade embryonnaire. On peut alors légiti-
mement se demander si ce n’est pas “mettre la charrue avant les bœufs ”
que de vouloir étudier sous un angle particulier le rôle des médias sur ce
continent, avant que ne s’élabore une connaissance plus générale du
phénomène en question.
Cependant, si une telle objection subsiste, il demeure que le prisme
retenu pour aborder les “configurations communicationnelles ” des socié-
tés qui nous intéressent présente un intérêt spécifique. Non seulement il
est possible de lire l’histoire des crises scolaires et universitaires en
Afrique noire à travers la presse, mais encore on peut établir – avec un peu
plus d’investigations – un faisceau de liens entre les acteurs de ces crises
socio-politiques et ceux des médias.
En la matière, les situations africaines offrent souvent un condensé et
un accéléré de la succession des “illusions d’une époque ”. En partie à

* Sociologue, chercheur au CEAN (Bordeaux).

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 151-178.
Dossier Pascal B IANCHINI

cause de la situation de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, le travail


hégémonique de “l’idéologie dominante ” y est plus incertain, ponctué de
pirouettes et de volte-face, donnant parfois le vertige. Devant un parterre
d’étudiants et d’universitaires, le directeur du mensuel Afrique Éducation
résumait à sa manière cette histoire un peu folle de la presse africaine :

« (...) La question est de savoir si la presse avait pendant ce


temps joué son rôle qui est de rendre fidèlement compte des événe-
ments sans parti pris. Certains diront non, d’autres oui.
Personnellement, je pense que non, mais j’ajouterai que la presse
durant ces trente années devrait bénéficier de circonstances atté-
nuantes. Pourquoi ? Parce que nous vivions sous le joug des partis
uniques. C’était l’ère des ministres de l’Information (et non de la
Communication) dont le rôle est de véhiculer des messages uniques
(radio, télévision et presse d’État) par des journalistes fortement
idéologisés. Cela marchait ainsi ou cassait. C’était l’exil ou le rang
dans la grande majorité des pays pendant trente ans. La presse, dans
ces conditions, a joué profil bas. Encore une fois, je ne lui donnerai
pas tort, car quand un petit organe de presse osait un tout petit peu,
152 c’était la censure. Parfois, c’était la prison pour le ou les journa-
listes incriminés dont certains sont des pères de famille.
Heureusement, à partir de l’année 1990, les bouches ont commencé
à se délier avec l’instauration du multipartisme dans la plupart des
pays. L’une des conséquences de cette nouvelle donne a été l’avène-
ment d’une presse plus libre et indépendante » (Tedga, 1998 : 28-29).

Une des conséquences logiques de cette volonté de neutraliser une


relation problématique – ici entre la presse et les autorités universitaires
lors des crises étudiantes – est de s’en remettre à des “solutions tech-
niques”, qui permettent en particulier de justifier le recours à une nouvelle
expertise : celle de la “communication ”1. C’est également le cas lorsqu’on

1 « Personnellement, je n’ai pas de solutions miracles à énoncer. Simplement quelques


questions à poser aux responsables académiques et politiques. Première question : êtes-vous
prêt à créer des postes (un seul suffira par Université d’attaché de presse), postes qui
devraient être confiés à des journalistes professionnels et dont le rôle sera d’être en
contact avec la presse ? Deuxième question : êtes-vous prêts à organiser tous les deux
mois des déjeuners de presse ? Ces rencontres limiteraient ce que l’on appelle souvent
Entre instrumentalisation et autonomisation

pense avoir trouvé la parade aux dérapages supposés ou réels de la presse


africaine d’aujourd’hui, en mettant l’accent sur la formation profession-
nelle des journalistes et en proposant l’instauration d’une réglementation
de l’activité allant de pair avec une affirmation de la “déontologie ” jour-
nalistique 2.
Or, à l’inverse d’une vision dichotomique, entre un présent à célé-
brer – celui de l’autonomie et de la liberté, jusqu’aux excès – et un passé
à oublier – caractérisé uniquement par la censure et la dépendance totale
à l’égard du pouvoir politique –, il est plus réaliste de considérer que ces
deux univers, celui de la presse et celui du système d’enseignement, ont
été depuis longtemps en interaction, soumis à l’effet de stratégies socio-
politiques opposées. En dépit des verrouillages bien réels, il y a bien eu
un jeu de forces contradictoires, que l’on peut essayer d’analyser. Plus
précisément, derrière la relation, par la presse, des crises scolaires et
universitaires, il faudrait aussi étudier les relations des hommes de presse
avec les acteurs de ces crises – au sens d’être relié à quelqu’un ou à un
groupe d’intérêt.
C’est dans cette perspective que l’on va tenter de périodiser une
histoire où s’entremêlent ruptures et continuités. Pour des raisons de
disponibilité des sources, nous nous sommes limités à l’examen de la
153
presse écrite. Nous examinerons ainsi en parallèle la situation au Sénégal
et au Burkina Faso, à travers trois époques historiques successives :
- les années soixante /soixante-dix, où des crises socio-politiques
majeures ont lieu (mai 68 au Sénégal, “soulèvement populaire ” du
3 janvier 1966 en Haute-Volta) ;
- les années quatre-vingt, marquées par des transitions différentes
selon les deux pays ;
- et les années quatre-vingt-dix, dans le contexte de la “vague démo-
cratique” et du développement d’une presse non étatique.

“ des écarts de langage ” des journalistes. Troisième question : êtes-vous prêts à financer
la formation de certains journalistes ? Sinon, ne vous plaignez pas que la presse ne s’in-
téresse qu’aux amphis qui brûlent ou aux étudiants qui réclament des bourses» (ibid.).
2 Bara Diouf, ancien président-directeur général du Soleil, résumait ainsi la situation.
Selon lui, « L’ouverture démocratique a été d’une telle brutalité que la floraison de jour-
naux n’a pas été accompagnée d’un nombre suffisant de journalistes formés. Le recrute-
ment à tour de bras a mené certains à confondre le journal avec la place publique : “la
grand-place”» (Ndao, in Panos, 1996 : 173).
Dossier Pascal B IANCHINI

Cette étude ne prétend pas à l’exhaustivité : certains événements


considérés comme mineurs de cette histoire contemporaine ont été laissés
de côté ; à l’inverse, le choix a été fait de donner un éclairage plus intense
sur certains moments critiques.
Enfin, à l’issue de ce panorama historique des rapports entre presse
et crises scolaires et universitaires, nous proposerons quelques réflexions
plus générales pouvant contribuer à une sorte de théorie de l’“opinion
publique” en Afrique noire.

Sénégal : le journalisme pompier chargé d’éteindre le feu de la crise


étudiante de 1968

En tant que pivot de la présence coloniale française, le Sénégal a


hérité d’infrastructures plus importantes que ses voisins d’Afrique de
l’Ouest. En matière de presse écrite, il faut signaler la présence de
Dakar-Matin, créé en 1933, propriété du groupe privé De Breteuil, qui
s’est développé dans l’Empire français en Afrique (Maroc, Sénégal, Côte-
d’Ivoire, Congo, Guinée, Madagascar, Cameroun) à l’image des monopo-
les du capitalisme colonial dans d’autres secteurs (Barton, 1979 : 59-70).
154 Dans les années qui suivent l’indépendance, on observe une
certaine continuité avec la période coloniale, qui se manifeste aussi dans
d’autres institutions (la haute fonction publique, le monde des affaires et
l’Université), ce qui entraîne des frustrations parmi les nouvelles généra-
tions issues du système de formation secondaire et supérieure. Aussi,
malgré des efforts pour mettre sur pied des organes de presse au service
exclusif de l’État sénégalais et du parti au pouvoir, certains journalistes
(passés d’ailleurs par des organisations de jeunesse “anti-impérialistes ”
des années cinquante) se retrouvent dans les années soixante dans un
Syndicat national de la presse qui dénonce la mainmise des expatriés sur
la presse nationale et la relégation des journalistes sénégalais dans une
«position secondaire» (Paye, 1992 : 337).
Durant la crise de mai 68, le quotidien Dakar-Matin demeure encore
aux mains d’intérêts privés et non nationaux. En dépit de cette situation
juridique, la “ligne” du journal se révèle semblable à celle d’un organe de
parti unique dans la bataille qui oppose le pouvoir aux étudiants et aux
autres forces sociales entrées en rébellion. Le point de vue plus modéré
sur les étudiants et leurs relations conflictuelles avec le pouvoir politique
– que l’on trouvait auparavant, par exemple dans la presse catholique – se
trouve ainsi balayé.
Entre instrumentalisation et autonomisation

Le ton partisan choisi par le quotidien sénégalais aux heures


chaudes de la crise résume bien cet engagement sans nuance :

« Grâce au soutien résolu des masses sénégalaises Échec à la


subversion. La grève générale déclenchée par les syndicats du Cap-
Vert a avorté. »
Toujours en première page :
« Important communiqué : le parti de la subversion, au
service de l’étranger, est passé à l’action en attaquant des magasins
et en brûlant des voitures et des immeubles. Les forces de l’ordre ont
reçu l’autorisation de faire usage de leurs armes et de tirer à vue sur
les incendiaires et leurs pillards. »

Toutefois, un article non signé – qui, au passage, contredit le


constat de dénégation quant à l’ampleur de la grève – lance l’injonction
de « Reprendre le travail. Après les avertissements et les mises en garde
qui ont été prodigués, aucun travailleur, aucun étudiant et élève ne peut
plus ignorer le caractère illicite et subversif de ce mouvement de grève »
(Dakar-Matin, 01/06/1968).
À la lecture des “Unes ” de Dakar-Matin parues durant cette crise,
155
on est aussi frappé par la mise en parallèle de la crise de régime en France
et de celle au Sénégal 3. La thèse du complot des étudiants « manipulés de
l’étranger» est étayée par une visite guidée dans les locaux du laboratoire
de la faculté de chimie à l’intention de la presse nationale et étrangère, où
l’on exhibe du matériel ayant servi à fabriquer des cocktails Molotov
(Dakar-Matin, 05/06/1968).
Le relais des thèses favorables au gouvernement durant cette
période ne s’observe pas uniquement dans la presse locale 4. Mais, même

3 Ainsi, la veille : «Demain à 20 heures le Chef de l’État s’adresse à la Nation. Léopold


Sedar Senghor a décidé “sine die” la fermeture de l’Université de Dakar. Le gouverneur du
Cap-Vert décrète la fermeture de tous les établissements publics et interdit toutes sortes de
manifestations...», tandis que « De Gaulle annule un conseil des ministres et quitte brus-
quement Paris pour une destination encore inconnue» (Dakar-Matin, 30/05/1968).
4 Sur ce point, il n’est pas indifférent de savoir que celui qui a occupé pour un temps
des responsabilités au sein de l’organisation professionnelle des journalistes reprise en
main par le pouvoir (l’Union nationale des journalistes professionnels au Sénégal) est
devenu par la suite correspondant à Dakar du quotidien français Le Monde.
Dossier Pascal B IANCHINI

si le pouvoir dispose de tous les leviers de contrôle sur l’information


officielle, cette situation a pu entraîner des effets contre-productifs. Lors
de la crise de 1968 par exemple, le bureau national de l’Union nationale
des travailleurs sénégalais (UNTS) a ainsi accusé Dakar-Matin de se
livrer «à une campagne systématique d’accusations calomnieuses et de
dénigrement des dirigeants syndicaux pour dénaturer leur action et vicier
le climat social» (Paye, ibid. : 340). Ce que ce communiqué syndical ne
disait pas, c’est que la décision de la grève générale du 30 mai à l’issue
des événements à l’Université a été emportée, suite à une rumeur faisant
état de nombreux morts lors de l’assaut donné par les forces de l’ordre. En
raison de ce monopole du pouvoir sur l’information officielle, accrû en
temps de crise, et du développement conjoint de l’information officieuse,
qui circule en “temps réel” et qui peut concourir à la réussite des mobili-
sations anti-gouvernementales, un tel scénario n’était pas exceptionnel.
Enfin, il faut mentionner la situation du Centre d’études des scien-
ces et techniques de l’information (CESTI), autre élément important dans
cette phase fondatrice des relations entre presse et mouvements sociaux
issus de la crise universitaire. Créé en 1964 sous la direction de Paulin
Soumanou Vieyra, Sénégalais d’adoption d’origine béninoise, connu
156 comme un des pionniers du cinéma et de la critique cinématographique, le
CESTI est soupçonné dès les premières années de «former des communis-
tes», «selon la sentence catégorique d’un patron de presse de l’époque»
(Paye, ibid. : 360). Par ailleurs, avec la crise de 1968, il n’est pas resté à
l’écart de ces événements ; l’établissement a été fermé durant deux ans
jusqu’en 1970 (Tudesq, 1995 : 131). Cette histoire particulière de l’école
de formation des journalistes sénégalais n’a sans doute pas été sans effet
sur les générations à venir, favorisant ainsi l’émergence d’un journalisme
d’opposition malgré les tentatives répétées de contrôle gouvernemental.

Haute-Volta : les débuts d’un journalisme “ tableau d’affichage ”


à partir de la crise de 1966

La Haute-Volta coloniale, territoire enclavé, démantelé puis recons-


titué par le colonisateur, n’a pas connu de véritable développement de la
presse avant l’indépendance 5. En 1960 naît la première publication nationale

5 D’après un catalogue des publications parues de 1858 à 1962 et conservées à


Entre instrumentalisation et autonomisation

d’envergure : Carrefour africain, hebdomadaire qui paraîtra jusque dans


les années quatre-vingt. L’autre grande publication “ historique” du pays,
L’Observateur, a vu le jour au début des années soixante-dix, et durant
toute cette décennie ne paraît toujours que trois fois par semaine.
Ce qui caractérise ces débuts de la presse écrite voltaïque, par
contraste avec le cas sénégalais, c’est la faiblesse des moyens et, égale-
ment, l’absence d’intérêts français. Dans l’équipe dirigeante de Carrefour
africain, il n’y a pas d’expatriés français comme c’était le cas pour Dakar-
Matin. On y trouve notamment François Bassolet, rédacteur en chef, qui
sera quelques années plus tard l’un des fondateurs du Festival panafricain
du cinéma de Ouagadougou (FESPACO), ainsi qu’Édouard Ouedraogo,
alors photographe, un autre des “doyens ” de la presse burkinabé, actuel
directeur de publication de L’Observateur Paalga 6.
La périodicité est, pour la relation des événements, une autre
donnée importante qui permet de distinguer la situation voltaïque du cas
sénégalais. Le récit du “soulèvement populaire ” du 3 janvier 1966 dans
l’organe national n’est pas réalisé à chaud, mais après le dénouement de
la crise. On a donc droit à un récit très chronologique des événements
ayant conduit à la chute du régime de Maurice Yaméogo.
On trouve déjà dans ce numéro la structure ternaire classique du
157
journalisme voltaïque : un éditorial consensuel qui salue «la marche
triomphale du peuple à l’assaut du palais, effectuée sans distinction de
rang social, d’ethnie ou de région », la citation des propos du nouveau
chef de l’État qui fait écho à la teneur de l’éditorial (« Je ne suis, ni
d’aucun village, ni d’aucune ville, ni d’aucune région, je suis voltaïque»),
et, enfin, le récit des faits bruts.
De grandes grèves scolaires éclatent en 1971-72 dans l’ouest du
pays. Ces mobilisations constituent le premier épisode d’un processus de
radicalisation au sein de la jeunesse au cours de cette décennie ; elles font
l’objet d’un récit particulièrement détaillé. La part belle est faite au minis-
tre de l’Éducation d’alors, Charles Tamini, dont l’hebdomadaire retranscrit

l’IFAN, on a enregistré pour la Haute-Volta seulement quatre publications officielles et dix


non officielles contre trente-deux publications officielles et cent quarante-quatre non offi-
cielles au Sénégal (Drabo, 1983 : 122).
6 Paalga signifie “ nouveau” en mooré. L’Observateur a connu une période d’inter-
ruption avec la période révolutionnaire et a reparu sous ce titre modifié après quatre années
de silence forcé.
Dossier Pascal B IANCHINI

intégralement les propos (Carrefour africain, 8/01/1972). La version qu’il


donne des évènements au cours d’une conférence de presse est évidem-
ment partisane, mais a l’avantage inestimable de n’avoir pas été revue et
corrigée par quelque conseiller en communication, d’où un aperçu assez
extraordinaire du “vécu” de cette première crise lycéenne des années
soixante-dix et de l’attitude des autorités gouvernementales :

« Le lundi 20 décembre, au lycée Ouezzin Coulibaly, vers huit


heures, j’ai trouvé des élèves rassemblés autour des bâtiments de
l’administration, d’autres entre les bâtiments des classes, mais tous
les bras croisés, les uns ayant leurs livres, regardant, ayant l’air plus
ou moins moqueur, les professeurs rassemblés de l’autre côté, dans
leur salle. Que faites-vous ? Pourquoi n’allez vous pas en classe ?
J’eus comme réponse le silence. Vous ne voulez pas aller en classe ?
Toujours le silence ! Je savais depuis que je suis arrivé à Bobo
Dioulasso, c’est-à-dire dès vendredi 17 décembre, que les élèves du
lycée Ouezzin avaient décidé de faire une révolte inédite le lundi. Ils
avaient donc déterminé, préparé cela et fixé la date. Ils ont envoyé
leurs meneurs prendre des contacts avec le lycée municipal, le CEG
158 et le CEG de Banfora (où ils ont envoyé quelqu’un qui a pris le train
spécialement pour cela), le collège de Tounouma, tous les établisse-
ments qu’ils pouvaient contacter».

Après avoir évoqué les revendications matérielles du mouvement


des lycéens – comme le refus de payer un habillement jugé trop cher –, il
dénonce la politisation du mouvement :

« Quand vous avez des enfants qui écrivent à des syndicats, à


des chefs d’État, à toutes sortes de représentants d’organismes de
masse et qui concluent en disant : “ À bas l’impérialisme et les valets
de l’impérialisme”, je veux bien savoir où ils sont en Haute-Volta. »

Enfin, pour terminer, relevons un démenti qui en dit long sur


l’incompréhension des autorités face à cette crise qui ouvre sur un cycle de
mobilisation scolaire et étudiante se prolongeant durant toute une décennie :

« Les bruits ont couru que j’ai été molesté par les élèves, c’est
absolument faux. J’ai été dans la cour, les élèves n’ont pas insulté
qui que ce soit. Ils se sont limités à des cris de rien du tout et, lorsqu’à
Entre instrumentalisation et autonomisation

chaque fois on interpellait quelqu’un, il se soumettait aussitôt, puis


se mettait à fuir, et lorsqu’on tapait avec un bâton sur la tête d’un
élève, son voisin se mettait à rire le premier » (ibid.).

Durant les années qui suivent, l’autre grand périodique apparu en


1973 – L’Observateur – relate de façon détaillée les grèves d’enseignants.
La différence avec la situation sénégalaise est que le discours des syndi-
cats, notamment du Syndicat national des enseignants africains de Haute-
Volta (SNEAHV), est souvent relayé par cette presse nationale, que ce soit
à l’occasion des congrès ou des mouvements de grève.
Dans les deux cas, au Sénégal et en Haute-Volta, la presse est
utilisée comme porte-voix du discours des responsables politiques. Il y a
donc un véritable “ journalisme officiel”. Cependant, dans le cas de la
presse voltaïque, la situation est moins sous contrôle, du fait d’une instabi-
lité gouvernementale et de l’existence d’un contre-pouvoir syndical
reconnu – phénomènes avec lesquels les journalistes ont appris à com-
poser. La circulation de l’information s’effectue dans une sorte d’équilibre
provisoire entre les prises de parole contestataires ou autonomes vis-à-vis
de la classe dirigeante (tracts ou journaux de partis ou de syndicats, voire
tentatives de presse indépendante avec L’Observateur et Kibaaré qui n’a
159
existé que durant cette période) et les tentations autoritaires du côté
gouvernemental (projet de parti unique en 1975 avec le Gouvernement du
renouveau national, parution à la fin des années soixante-dix du journal
conservateur Dunya, dont le responsable de publication est lié à l’esta-
blishment militaire). D’où une neutralité ambiguë – qu’un observateur
qualifiait de journalisme «tableau d’affichage» (Ouedraogo, 1999 : 65) :
on se contente de reproduire les positions des uns et des autres, de relater
des faits, en se gardant de toute analyse autre que consensuelle 7.

Sénégal : le tournant des années quatre-vingt,


d’un journalisme monopolistique à un journalisme plus concurrentiel

Dans les années qui suivent la crise de 1968, l’agitation sociale se


poursuit. Dans ce contexte, le régime senghorien cherche d’abord à

7 C’est ce que les journalistes voltaïques appelaient entre eux le “coupé cloué”, du
nom d’un chanteur haïtien à la mode à l’époque.
Dossier Pascal B IANCHINI

“ verrouiller” le système, notamment en interdisant toute expression de


l’opposition syndicale et estudiantine. Le quotidien Le Soleil, qui a
remplacé Dakar-Matin en 1970, prend place dans un dispositif qui
cherche à raffermir l’hégémonie du parti au pouvoir sur la société.
Cependant, après une première phase de fermeture, une certaine
libéralisation politique et syndicale s’effectue progressivement dans le
milieu de la décennie soixante-dix. Parmi les journalistes, des tentatives
de presse indépendante du pouvoir d’État se font jour, d’abord très modes-
tes et vite étouffées – comme Lettre fermée en 1972 –, puis liées à l’auto-
risation de partis politiques légaux – Le Démocrate, l’organe du Parti
démocratique sénégalais lancé en 1974 –, voire au soutien de forces poli-
tiques qui n’ont pas d’existence légale dans le cadre du multipartisme
limité. Tel est le cas de Siggi, qui doit changer de titre pour devenir Taxaw,
animé par les amis politiques de Cheikh Anta Diop, ou de Ande Sopi, où
se retrouvent l’ancien premier ministre Mamadou Dia ainsi que la fraction
“ clandestine” du Parti africain de l’indépendance (Paye, ibid. : 354-355 et
Tudesq, 1998b : 105). Cependant, cette concurrence au journal Le Soleil
est demeurée marginale et, lorsqu’elle a pu être significative à un moment
160 donné, n’a pu perdurer du fait des pressions exercées par le pouvoir.
Aussi, vers la fin de la décennie, lorsque s’engage un bras de fer
entre le gouvernement et le syndicat des enseignants (le SUDES, Syndicat
unique et démocratique des enseignants du Sénégal), qui se mobilise
autour d’une plate-forme comportant aussi bien des revendications
catégorielles que celles visant à une réforme du système éducatif, Le
Soleil jouit toujours d’une situation de quasi-monopole de la presse écrite.
Dès l’annonce de la journée de grève prévue pour le 13 mai par le
SUDES – qui n’aura jamais droit aux colonnes du journal pour exprimer
son point de vue –, la parole est donnée au ministre (Le Soleil,
05/05/1980 : 2). Puis le quotidien national s’efforce de montrer que le
gouvernement n’est pas affecté par le préavis de grève du SUDES en
notant que : « Des personnels de l’enseignement sont réquisitionnés »
(13/05/1980 : 1), ou que «Le gouvernement a pris ses responsabilités
pour la sauvegarde de la paix » (ibid. : 3).
Ensuite, pour montrer que la grève a été un échec, le quotidien
relève que «Tous les établissements ont fonctionné en dépit du mot
d’ordre du SUDES» (14-15/05/1980). Le lendemain, le journal annonce
les taux officiels de grévistes du ministre : 52,37 %, sans faire état des
chiffres syndicaux (Le Soleil, 16/05/1980).
Entre instrumentalisation et autonomisation

Ensuite, dans une phase d’incertitude où l’on attend la réponse


gouvernementale à la grève des enseignants qui tarde à se dessiner, le
quotidien recourt à une vieille tactique sportive qui consiste à temporiser
en faisant “ tourner la balle dans son propre camp ”, en reproduisant les
déclarations des organisations liées au pouvoir : « Mouvement des ensei-
gnants socialistes. Quatre syndicats seront fédérés en juin prochain » (Le
Soleil, 19/05/1980), « Situation syndicale. Vigilance et fermeté, réclame le
B.P. du P.S.» (Le Soleil, 23/05/1980).
Puis, «Le chef de l’État écrit au SUDES ». Le même jour, l’édi-
torial en appelle à la mobilisation des parents face aux enseignants du
SUDES en invoquant le spectre de l’“ année blanche ” du fait du projet des
syndicalistes de boycotter les examens de fin d’année.
Après la dramatisation vient à nouveau le discours réconfortant de
l’autorité gouvernementale : « Le ministre de l’éducation nationale
rassure les parents d’élèves. Examens et compositions se dérouleront
comme prévu» (Le Soleil, 7-8/06/1980 : 1).
À nouveau, «Kader Fall fait le point » sur deux livraisons succes-
sives du quotidien et refait ses comptes face au chiffre « fantaisiste de 71
à 80 % du SUDES », en affirmant cette fois qu’il n’y a eu que « 33 % des
enseignants sénégalais de tous ordonnancements qui ont participé à la
161
grève du 13 mai» (ibid.: pp. 4-5).
Tout au long de la crise qui va se prolonger par des suspensions
prises à l’encontre des responsables syndicaux, suite au boycott des
examens, Le Soleil épouse les inflexions de la stratégie gouvernementale 8.
Allant même plus loin, l’éditorialiste Ibrahima Gaye a poussé l’engage-
ment jusqu’à corriger les copies du baccalauréat à la place des enseignants
grévistes (les expatriés français ont été aussi largement sollicités).
Lors d’une autre crise relativement importante qui agite
l’Université en 1984 et qui marque un nouveau cycle du mouvement
étudiant, la stratégie suivie par Le Soleil est alors le silence : le journal
ignore la grève qui dure environ deux mois. Pour faire face à ce black-out,
les étudiants placardent un peu partout dans la capitale des affichettes
expliquant les raisons de leur mouvement. Lorsque la négociation a lieu,

8 Jusqu’au dénouement de la crise, qui a lieu six mois plus tard avec la tenue des États
généraux de l’Éducation, où la réconciliation nationale est célébrée avec lyrisme
(Le Soleil, 29-30/01/1980).
Dossier Pascal B IANCHINI

Le Soleil adopte une attitude inverse, mais qui s’intègre tout autant à la
stratégie gouvernementale : il annonce la signature d’un accord débou-
chant sur la reprise des cours. En réalité, cette reprise ne sera effective que
plusieurs jours plus tard, car la signature du compromis n’a pas emporté
l’adhésion de l’ensemble des dirigeants, ni de la base qui n’a pas été
consultée. Entaché du soupçon de corruption 9, cet accord, aussitôt publié
par Le Soleil pour court-circuiter la grève, a en fait entraîné une remise en
cause de l’organisation du mouvement étudiant débouchant trois années
plus tard sur la dissolution des anciennes “ unions nationales ” et la créa-
tion de la Coordination des étudiants de Dakar (CED).
Durant les premières années de la décennie, l’action de ces mouve-
ments sociaux est surtout relayée dans la presse militante d’opposition
(Dan Doole 10, Jaay Doole bi 11) qui touche surtout un public “ intellectuel ”
de sympathisants de ces partis. Ce n’est que vers la fin de la décennie
qu’apparaît une nouvelle presse privée, qui va progressivement remettre
en cause l’hégémonie des médias gouvernementaux. Deux titres apparus
à cette époque – partis d’une périodicité mensuelle pour Wal Fadjri 12, et
162 hebdomadaire pour Sud 13 – seront à l’origine de deux nouveaux quoti-
diens dans la décennie suivante, puis des deux principaux groupes de
presse privés actuels.
L’action répressive des forces de l’ordre à l’encontre des étudiants se
trouve ainsi exposée à davantage de critiques, comme c’est le cas lors de
l’assaut du campus le 22 janvier 1987, qui fait de nombreux blessés
(Wal Fadjri, 05/02/1987). Fait impensable quelques années auparavant,
dans les jours qui suivent Le Soleil accueille dans ses colonnes une

9 Confirmé quelques mois plus tard par le fait que les signataires de l’accord obtien-
dront des bourses pour l’étranger.
10 Le prolétaire, Organe du Parti de l’Indépendance et du travail (PIT), ex-PAI-
Sénégal, pro soviétique.
11 Le prolétaire (autre traduction en wolof !), organe de And Jëf, les “maoïstes”.
12 À l’origine, lorsqu’il était mensuel, Wal Fadjri (L’Aurore) affichait une ligne ouverte-
ment islamique. Mais, par la suite, son propriétaire Sidy Lamine Niasse a fini par accepter
les choix laïques de sa rédaction, afin de s’imposer au sein de la presse sénégalaise.
13 Sud est sous l’influence de certains milieux d’affaires, à l’image de son patron Niaga
Sylla, mais on trouve dans sa rédaction des proches de And Jëf comme Vieux Savané, le
frère de Landing, secrétaire général de cette formation.
Entre instrumentalisation et autonomisation

polémique entre un “idéologue” du parti au pouvoir et le ministre de


l’Éducation nationale, révélatrice d’anciennes lignes de fracture 14. Avec la
crise post-électorale de février 1988, dont l’issue aura été une “ année
blanche”, cette presse privée hebdomadaire se montre assez prudente dans
les premières semaines marquées par l’instauration du couvre-feu : elle se
contente de relater les faits. Mais, dans les mois qui suivent, elle s’enhardit
davantage et se fait l’écho des propos qui dénoncent les stratégies de mani-
pulation du mouvement des élèves au détriment de celui des étudiants 15.
Plus audacieux encore, un hebdomadaire satirique révèle la teneur d’un
document interne au parti au pouvoir, qui classe les leaders de ces mouve-
ments étudiants et élèves en trois catégories : les «corruptibles», les «inti-
midables» et les «irrécupérables» car «politisés à l’extrême» (Le Cafard
libéré, 08/07/1988, cité in A. Bathily, M. Diouf, M. Mbodj, 1990 : 57).

Haute-Volta/Burkina Faso :
le journalisme militant qui désigne les ennemis de la révolution

Au début des années quatre-vingt, l’Observateur, devenu quotidien,


est l’institution centrale de la presse écrite. Il accueille ainsi les débats qui
agitent l’intelligentsia voltaïque, comme celui autour de l’enseignement en
163
langues nationales (11-12-13-14/06/1981). Quant aux crises qui surviennent
dans le système d’enseignement, on y trouve surtout le compte rendu événe-
mentiel – selon l’habitude bien rôdée de ne pas prendre parti –, qui sous-
tend la ligne éditoriale. C’est ainsi qu’est traitée la longue grève des
enseignants de 1980 qui aboutit à la chute de la IIIème République voltaïque
et à l’avènement d’un régime militaire (03/01/1981). On y trouve aussi

14 À l’intérieur du camp gouvernemental, le ministre de l’Éducation Iba Der Thiam


n’appartenait pas au parti au pouvoir. Ce choix d’un ancien syndicaliste enseignant à ce
poste a justement résulté d’un calcul visant à diviser ce mouvement syndical. Mais la place
qu’il a prise durant plusieurs années au sein du gouvernement a suscité aussi beaucoup de
réticences au sein du Parti socialiste (Le Soleil, 20/02 et 21-22/02/1987).
15 « Il y a un constat à faire. C’est que d’une part, il y a un traitement différent entre
les élèves et les étudiants. Le traitement différent entre dans la logique du gouvernement
qui consiste à diviser le mouvement élève-étudiant et à faire plus de concessions à la partie
jugée plus radicale, c’est-à-dire les élèves. Mais ce calcul politicien à notre avis est tout
à fait risqué parce qu’en manœuvrant ainsi, le gouvernement prend des risques pour la
rentrée » (Propos d’un dirigeant syndical enseignant, Mamadou Ndoye, in Sud-Hebdo,
21 et 29/09/1988).
Dossier Pascal B IANCHINI

quelques mois plus tard un long communiqué du syndicat des enseignants


du primaire, le SNEAHV, qui précise la nature de ses relations avec le
nouveau régime militaire du colonel Saye Zerbo (10/12/1981).
Mais ces relations de neutralité bienveillante entre presse et pouvoir
politique vont prendre fin, avec l’avènement, après le coup de force du
4 août 1983, du Conseil national de la révolution (CNR), avec à sa tête le
charismatique capitaine Sankara. Le nouveau pouvoir entend, là comme
ailleurs, instaurer une rupture avec la période précédente et “ mater ” les
contre-pouvoirs au sein de la société civile ayant les capacités de bloquer
son projet (autorités coutumières mais aussi syndicats). À la base, le fer
de lance de cette volonté hégémonique, c’est la mise sur pied de Comités
de défense de la révolution (CDR), où va se retrouver notamment une
partie de la jeunesse scolarisée.
Dans le domaine de la presse, en 1984 un incendie détruit opportu-
nément les locaux de L’Observateur, qui ne paraît donc plus pendant
quelques années, laissant le champ libre à un nouveau quotidien, Sidwaya 16,
appelé à jouer le rôle de porte-voix du régime révolutionnaire. Dans les
colonnes de Carrefour Africain, toujours hebdomadaire, les éditoriaux de
Paulin Bamouni, un des idéologues du régime, pourfendent non seulement
164 les forces «réactionnaires» et «impérialistes», mais aussi de plus en plus
– à partir de 1985 où se déclare une opposition de gauche au régime, avec
la création d’un «Front syndical» – le «syndicalisme putschiste» et
l’«anarchosyndicalisme» 17 (Carrefour africain, 01/02/1985 et 15/02/1985).
Le discours de Carrefour africain sous la période révolutionnaire
est dominé par une tonalité engagée, voire sectaire : on y privilégie l’écho
des campagnes d’alphabétisation ou de vaccination, de la mobilisation de
la jeunesse dans les structures révolutionnaires (CDR, “ pionniers ”)18. Le
regard porté sur l’Université a parfois une connotation anti-intellectuelle.

16 “Vérité ” en langue mooré. Le projet d’un quotidien d’État était antérieur au CNR,
mais n’avait pu voir encore le jour.
17 La première expression vise surtout les syndicalistes du SNEAHV, accusés d’avoir
servi de cheval de Troie en 1980 pour l’arrivée au pouvoir du régime de Saye Zerbo, et qui
ont été “dégagés ” de la fonction publique pour avoir fait grève en mars 1984. La seconde
vise surtout les frères ennemis du Parti communiste révolutionnaire voltaïque, dont l’em-
prise à partir du mouvement étudiant commence à s’étendre aux syndicats de salariés.
18 « La fraction de la jeunesse qui fait partie intégrante du peuple doit être éduquée dans
un sens révolutionnaire, d’où la nécessité d’un enseignement de type nouveau qui s’acharne
à inculquer aux jeunes l’amour de la patrie, la conscience anti-impérialiste, une connaissance
des réalités de leur peuple et la possibilité de gagner leur pain et de participer à la construc-
tion d’un pays par l’apprentissage d’un métier » (Carrefour africain, 30/08/1985 : 20).
Entre instrumentalisation et autonomisation

Durant ces années, l’Université est l’enjeu d’une concurrence


féroce entre, d’une part, les tenants du nouveau pouvoir issus à l’origine
d’une fraction du mouvement étudiant ayant choisi de s’allier à des mili-
taires “ marxisants” et, d’autre part, le reste du mouvement étudiant qui
demeure sous l’emprise de l’Union générale des étudiants voltaïques
(UGEV), elle-même sous influence du Parti communiste révolutionnaire
voltaïque (PCRV). Cependant, cette tension permanente n’a jamais dégé-
néré en une véritable crise ouverte à l’Université, du fait notamment de
l’hypothèque militaire qui pèse sur la situation politique.
Cela dit, la conception très monolithique de l’information qui
prévaut alors a du mal à exister en pratique19. Le régime est loin de tout
contrôler, d’autant plus qu’il est fondé sur une coalition instable de grou-
puscules politiques et de factions militaires. Avec la fin de la période du
CNR, à l’approche du coup d’État du 15 octobre 1987, les luttes intes-
tines qui se déchaînent au sein du régime révolutionnaire se manifestent
par une floraison de tracts, de journaux militants rédigés par différents
groupuscules, voire de publications satiriques comme L’Intrus 20.
La décennie quatre-vingt est donc caractérisée par une divergence
notable entre les deux pays : au Sénégal, la montée des forces contre hégé-
moniques se traduit par la transformation d’une presse militante en une 165
presse oppositionnelle, plus professionnalisée, qui va rendre compte des
mouvements sociaux scolaires et universitaires, de manière alternative à
la version officielle des organes contrôlés par le pouvoir. Dans le cas
burkinabé, l’épisode révolutionnaire constitue une rupture avec la phase
d’équilibre relatif entre pouvoir politique et contre-pouvoirs syndicaux,
où l’on assiste alors à une tentative provisoire et finalement avortée de
mise en place d’une presse étatique de propagande.

Sénégal : montée en puissance des médias indépendants


et médiatisation des mobilisations scolaires et universitaires

Le tournant de la décennie quatre-vingt-dix est caractérisé par une


aggravation de la crise de l’Université. L’année 1989 est marquée par une

19 Le volontarisme du CNR s’est manifesté par le lancement de périodiques destinés


aux organisations de jeunesse (Lolowule : L’Étoile rouge) ou aux campagnes d’alphabéti-
sation “ commandos ” (Bantaare, du nom d’un résistant à la colonisation française).
20 Cette publication apparaît au moment où Sankara et ses proches ne contrôlent plus
vraiment les médias officiels. Elle se fait l’écho des critiques que ce dernier ne pouvait pas
adresser ouvertement à ses “ ennemis intimes”.
Dossier Pascal B IANCHINI

longue grève des enseignants du Syndicat autonome des enseignants du


supérieur (SAES). Les années suivantes, jusqu’en 1994, les grèves
étudiantes se répétent. Elles sont menées par la Coordination des étudiants
de Dakar (CED), souvent autour de questions sociales.
Ces conflits trouvent un large écho dans la presse indépendante
(Wal Fadjri, Sud) qui acquiert alors un rythme de parution quotidien. Ces
organes mettent en place une certaine spécialisation des journalistes. On
retrouve ainsi souvent les mêmes signatures dans les articles consacrés
aux questions scolaires et universitaires. Quelques années plus tard, vers
le milieu de la décennie, une nouvelle étape est franchie dans le renforce-
ment de ces groupes de presse privés, avec l’apparition de radios FM. Cet
essor a aussi des conséquences sur l’attitude du quotidien gouvernemen-
tal, qui n’adopte plus le même sectarisme à l’égard des syndicats liés aux
forces d’opposition, en rendant plus largement compte de leurs activités 21.
De leur côté, les “ cadres ” de ces mouvements sociaux ont appris à
nouer des relations avec la presse, en tenant régulièrement auprès d’elle
des conférences. À l’inverse, la presse militante, qui jouait un rôle essen-
tiel dans la diffusion des positions des différents acteurs du mouvement, a
166 pratiquement disparu au fur et à mesure que la presse professionnelle s’est
fait l’écho des mobilisations.
On peut parler d’une forme de complicité intellectuelle entre ces
nouveaux médias et les acteurs des mouvements sociaux scolaires et
surtout universitaires. La façon dont des organes tels que Sud ou Wal
Fadjri ont rendu compte des grèves de l’année 1994, en réaction à la
réforme impulsée par la Banque mondiale, illustre bien cette situation.
Lorsque, au cours de l’été, le gouvernement décide de faire évacuer la cité
universitaire, cette décision fait l’objet d’une condamnation sans appel
des éditorialistes (« Les étudiants renvoyés des universités. Année
blanche. Journée noire » ; « Inutilement humiliant » (Wal Fadjri,
03/08/1994) 22. Lorsque, à la rentrée, le gouvernement envoie la police sur

21 Cette évolution s’explique notamment par la fin de la bipolarisation tranchée de la


vie politique au Sénégal en cette décennie quatre-vingt-dix, avec l’entrée de partis poli-
tiques d’opposition au gouvernement à partir de 1991 (le PDS et le PIT), puis en 1993
(la Ligue démocratique).
22 Dans un papier publié par l’autre organe de la presse privée, on dénonce le « chan-
tage à l’année blanche » du gouvernement (Sud, 29/07/1994).
Entre instrumentalisation et autonomisation

le campus pour empêcher la CED de remobiliser ses troupes, les réactions


hostiles se multiplient dans la presse : « Université de Dakar. Les policiers
ouvrent le bal. Cinq étudiants interpellés, quatre blessés » (Wal Fadjri,
12-13/11/1994) ; « L’Université se mobilise. Les policiers priés de vider
les lieux » (Wal Fadjri, 15/11/1994) ; « Université. Après la levée de
boucliers. Les policiers reculent » (Wal Fadjri, 18/11/1994).
Pour autant, cette mobilisation de la presse privée en faveur de la
CED ne change pas l’issue du rapport de force, c’est-à-dire une défaite
totale de l’organisation étudiante qui doit se dissoudre quelques mois plus
tard. La médiatisation ne peut suffire à redonner une existence à un
mouvement social qui s’essouffle.

Le phénomène de presse des années quatre-vingt-dix au Burkina


Faso : L’Indépendant et ses relations avec les mobilisations scolaires
et universitaires

Après la chute du CNR, une détente s’amorce entre le pouvoir et les


syndicats, et la société civile en général. L’Observateur reparaît en 1988
sous le nom d’Observateur Paalga. À partir du début des années quatre-
167
vingt-dix, de nouveaux titres apparaissent : des quotidiens, comme Le
Pays ou Le Journal du Soir, ou des hebdomadaires comme le Journal du
jeudi, satirique, et surtout le plus marquant : L’Indépendant, qui paraît à
partir de 1993.
Mais ce développement du pluralisme dans le domaine des médias
ne s’accompagne pas d’une détente sur le plan socio-politique.
L’ajustement structurel provoque des mécontentements sociaux, notam-
ment du côté des étudiants, dont les bourses sont alors réduites sensible-
ment. Par ailleurs, l’essence du régime demeure militaire, malgré la
démocratisation à usage externe.
L’Université de Ouagadougou connaît une crise majeure en mai
1990. Derrière les revendications catégorielles apparaît l’enjeu politique
du contrôle du campus que se disputent les Comités révolutionnaires
(CR héritiers des CDR) et l’Association nationale des étudiants burkinabé
(l’ANEB dans le prolongement de l’UGEV). La grève déclenchée par
l’ANEB est largement suivie. Le régime réagit alors avec violence. Le
campus est investi par les forces de l’ordre, et notamment les commandos
de la garde présidentielle. Certains dirigeants du mouvement sont enlevés
Dossier Pascal B IANCHINI

pour être détenus dans les locaux du Conseil de l’Entente 23, où ils sont
torturés. L’un d’eux, Dabo Boukary, n’est pas ressorti vivant de ces
interrogatoires, et l’indication du lieu où il a été inhumé figure toujours
dans les plateformes revendicatives des étudiants.
Cette crise étudiante a eu aussi des conséquences sur la presse :
pour avoir rendu compte de ces événements de mai 1990, le directeur du
quotidien national Sidwaya a tout simplement été relevé de ses fonctions.
Durant les années qui suivent, malgré le libéralisme apparent – de
nouveaux titres sortent –, les journalistes semblent s’imposer une sorte
d’autocensure à l’égard du régime, selon l’ancienne formule du “tableau
d’affichage”. Ainsi, à l’occasion des crises scolaires et universitaires, se
succèdent dans les pages des quotidiens les communiqués des uns – mini-
stres de l’éducation ou de l’enseignement supérieur, recteurs etc. – ou des
autres – syndicats d’enseignants, organisations étudiantes, etc. Cette
formule permet également à des groupes virtuels d’exprimer des prises de
positions qui s’apparentent souvent à des tentatives de manipulation de la
part du pouvoir 24.
Un phénomène atypique va toutefois bouleverser ce compromis
tacite entre les organes de presse et le pouvoir : apparaît en effet
168 L’Indépendant, un hebdomadaire dirigé par Norbert Zongo, qui écrit
l’essentiel des articles – et qu’il signe sous le pseudonyme de Henri
Sebgo. Sa trajectoire biographique résume d’une certaine façon la posture
contre-hégémonique des mouvements sociaux issus du processus de
scolarisation.

«Il raconte lui-même dans un numéro anniversaire qu’il a


réalisé son premier journal en classe de sixième à Koudougou « La
voix du cours normal ». Cela lui valut quelques ennuis avec les auto-
rités, pour une caricature d’un garde républicain juché en haut d’un

23 Pour le commun des mortels burkinabès, le terme de “ Conseil” renvoie à cette


réalité sécuritaire héritée de l’état d’exception.
24 Il s’agit toujours d’écrits signés de façon anonyme (« un groupe d’étudiants de ... »
ou « un groupe d’enseignants de ... ») visant à dénigrer le mouvement de grève. Ainsi, par
exemple : « Le CODE creuse une tombe », signé d’étudiants de la FASEG et de la
FLASHS (Le Pays, 22/01/1993), ou encore : « Crise universitaire. Les trois erreurs de
l’’ANEB », signé par un groupe d’enseignants de la FLASHS, de la FAST et de la FSS
(Le Pays, 27/02/1997).
Entre instrumentalisation et autonomisation

mât pour remettre en ordre un drapeau malencontreusement mis en


berne, au cours d’une visite présidentielle. Ensuite, devenu instituteur
adjoint, il passe son bac en suivant des cours par correspondance. Il
part ensuite à Lomé suivre des études de journalisme. Son séjour s’in-
terrompt brutalement par un retour clandestin du Togo, à cause de sa
participation au mouvement étudiant, mais aussi du fait d’un roman
(Le parachutage) tombé entre les mains d’informateurs de la police
togolaise et qui n’a pas eu l’heur de plaire au président Eyadéma. À
son retour au pays en 1981, il subit un internement administratif
durant une année dans une caserne de gendarmerie. Grâce au
soutien du romancier Amadou Kourouma, il obtient une nouvelle
chance et peut ainsi effectuer des études de journalisme à Yaoundé.
Lorsqu’il revient au Burkina Faso durant la période révolutionnaire,
il travaille d’abord au quotidien Sidwaya. Puis, quelques années plus
tard, refusant une affectation – sanction à Banfora, il quitte la presse
d’État pour rejoindre un hebdomadaire privé, La Clef. En 1993, il
fonde à son tour son propre journal» (L’Indépendant, 02/06/1994).

Norbert Zongo est également une sorte d’homme-orchestre, qui


assure l’intendance de sa publication et, par des revenus annexes, l’indé-
169
pendance du journal (il a monté un ranch de chasse dans le sud du pays).
Il a su nouer des contacts à l’étranger – avec la coopération danoise en
particulier, qui joue un rôle important dans le pays – pour s’assurer une
certaine protection (toute relative comme en témoigne sa fin tragique !).
C’est, enfin, une écriture journalistique inclassable, plus souvent proche
du registre littéraire, avec un sens de la formule acérée mais aussi l’art de
la litote. En utilisant le “nous ” dans son face-à-face avec le pouvoir,
Zongo a endossé le rôle de porte-voix d’une opposition sans concession
au régime de Blaise Compaoré.
Car la ligne éditoriale du journal, tout en étant très prudente dans le
contenu de ses propos, met précisément le doigt sur les zones d’ombre de
l’ “État de droit”, notamment la corruption qui se développe durant ces
années et le maintien de pratiques sécuritaires héritées de l’état d’excep-
tion. Le succès populaire du journal – le tirage finit par atteindre 15 000
exemplaires, ce qui dépasse de loin la diffusion de tous les autres titres au
Burkina Faso – devient de plus en plus insupportable pour l’entourage
présidentiel. Son obstination à vouloir faire la lumière sur la disparition du
chauffeur du frère du Président Compaoré (le « petit président » comme
Norbert Zongo le désignait), lui vaudra de mourir “accidenté ” avec trois
Dossier Pascal B IANCHINI

de ses compagnons le 13 décembre 1998. Cet assassinat politique, par


l’ampleur des mobilisations populaires qu’il a suscitées, sera à l’origine
d’une crise de régime sans précédent.
Le journalisme d’investigation de Norbert Zongo s’est naturelle-
ment intéressé aux crises scolaires et universitaires. Il est ainsi allé enquê-
ter à Garango sur la mort de deux élèves lors de manifestations. Dans cette
petite ville, il a recueilli de nombreux témoignages allant à l’encontre de
la version officielle d’un simple accident, de la part de gendarmes qui
auraient tiré «pour se dégager». À l’inverse, selon Zongo, il ne pouvait
s’agir que d’un acte commis de sang froid par un homme connu pour ses
antécédents violents et sûr de son impunité (L’Indépendant, 16/05/1995).
La longue grève des étudiants de 1996-1997, qui a failli se solder
par une “année blanche”, a également fait l’objet de nombreux articles
dans L’indépendant, révélateurs du positionnement du journal à l’égard
des mouvements sociaux issus de la “société civile ”, et en particulier du
mouvement étudiant. Zongo expose ainsi sa vision des causes actuelles et
passées des mobilisations étudiantes :

170 « L’époque où le maoïsme, le trotskisme, le léninisme divi-


saient les campus et opposaient les étudiants est révolue. L’époque
de la Haute-Volta où il était question de courant réformiste liquida-
teur et de courant orthodoxe 25 est à jamais révolue. C’était la belle
époque des rêves révolutionnaires et internationalistes. Il était ques-
tion de conviction, de lutte et de prise de conscience, de la nécessité
d’abattre le grand Capital et ses conséquences, toutes choses nobles.
Mais une des particularités de cette époque : la bourse était régu-
lière et tous les bacheliers en avaient ; étudiant était synonyme
d’avenir, de réussite sociale. Étudiant était un titre qui s’apparentait
à chevalier de la connaissance mais surtout haut cadre et grand
homme politique en herbe. Aujourd’hui les choses sont très loin de
celles qu’elles furent à cette époque. Il y a un grand manipulateur
des étudiants : la Misère » (L’Indépendant, 24/12/1996).

25 Référence à la scission historique du mouvement étudiant voltaïque au début des


années quatre-vingt, entre la fraction dissidente conduite par Valère Somé, qui va ensuite
se retrouver aux côtés de Sankara en 1983, et celle influencée par le PCRV, opposée au
régime du CNR.
Entre instrumentalisation et autonomisation

Avec son sens de la formule, il résume ainsi les clivages au sein du


parti au pouvoir confronté à la crise :

« Le CDP est fait de “ On les tue ” et de “ Discutons avec eux


pour voir ”. Malheureusement pour ce parti, les “ On les tue ! ” sont
les membres fondateurs du parti » (L’Indépendant, 04/03/1997).

Il en vient même parfois à critiquer un certain angélisme des


étudiants, dans leur stratégie de lutte :

« Infiltrés depuis toujours, le projet des étudiants d’occuper


les églises dès leur expulsion des cités a été éventé. Les forces de
l’ordre ont pris d’assaut les églises censées recevoir les expulsés.
Pauvres étudiants, ils n’ont pas encore compris qu’il ne saurait y
avoir de saints, encore moins leurs églises, telle l’église Saint
Bernard à Paris, dans un pays où tout est permis pour pérenniser et
“ protéger ” un pouvoir, même avec l’appui du Diable.

« Quand ceux qui se disent “ profondément ” croyants, tradi-


tionnellement pratiquants 26, distribuent des pistolets automatiques
171
pour tuer, il faut chercher son salut ailleurs que dans une Église ou
dans un temple. “Celui qui aime manger les têtes n’a pas peur de
crever les yeux ”, dit la sagesse mossi » (L’Indépendant,
18/03/1997).

Sur le fond, Norbert Zongo est amené à évaluer la stratégie de


l’ANEB qu’il soutient dans ses articles tout au long de cette grève. Sans
désavouer ouvertement la direction du mouvement, il adopte une posture
critique car, à la base, beaucoup d’étudiants ont considéré qu’il y avait eu
une sorte de trahison – le mot d’ordre ayant été levé, sans avancées signi-
ficatives par rapport à la plate-forme revendicative :

« Nous disons que si l’ANEB a eu des conseillers, ils ont eu


tort de prêcher le “ cessez le feu ” par crainte des menaces et
dangers d’un changement de régime. Personnellement nous n’avons

26 Allusion au maire de la capitale, Simon Compaoré, fils de pasteur, accusé de cons-


tituer des milices de “loubards”.
Dossier Pascal B IANCHINI

pas pensé que ceux qui prétendaient vouloir la chute du régime


mettraient leurs menaces à exécution. Pas dans ces circonstances et
dans ce contexte» (L’Indépendant, 29/04/1997).

Dans les deux cas, sénégalais et burkinabé, on peut donc voir se


développer des “affinités électives ” entre les mouvements sociaux issus
du système d’enseignement et la presse indépendante florissante durant
cette décennie quatre-vingt-dix. Néanmoins, l’évolution contemporaine
ne va pas dans un sens toujours identique. Dans le cas du Sénégal, malgré
des accès de fièvre, se dessine une certaine institutionnalisation des
conflits sociaux, qui permet l’émergence d’une autonomie de la presse,
davantage fondée sur la seule compétence professionnelle. Au Burkina
Faso au contraire, l’histoire récente a prouvé que la démocratisation des
institutions avec l’avènement de la IVème République était largement en
trompe-l’oeil. Dans ce dernier cas, un clivage très net continue d’exister
aussi bien au sein de la presse que des mouvements sociaux, entre des
organisations de “dialogueurs ” – intégrées de façon souterraine à un
système de pouvoir autoritaire et clientéliste –, et des forces en rupture au
sein desquelles L’Indépendant a joué un rôle considérable 27. Il s’est en
172 effet associé au mouvement étudiant ainsi qu’à la Confédération générale
du travail du Burkina (CGTB) et au Mouvement burkinabé des droits de
l’homme et des peuples (MBDHP) (Loada, 2000 : 138-139).

Quelques pistes de réflexion pour une sociologie des médias


et des mouvements sociaux en Afrique noire

Malgré ces différences notables entre les deux pays, on peut pro-
poser un paradigme qui permet de cerner les relations entre médias et
mouvements sociaux issus du système d’enseignement en Afrique noire.
Le constat de départ est celui d’une interdépendance particulière
entre la presse et ces mouvements sociaux. Le phénomène n’est pas limité

27 Le fait qu’il n’existe à notre connaissance aucune mention de ce journal, ni de son


directeur – avant que n’éclate “l’affaire Zongo” en décembre 1998 – dans les publications
africanistes des années quatre-vingt-dix consacrées tant à l’évolution des institutions poli-
tiques qu’à celle de la presse, conduit malheureusement à se poser la question du niveau
d’information, ou encore des mécanismes d’autocensure qui n’épargnent pas le milieu des
universitaires et des chercheurs.
Entre instrumentalisation et autonomisation

à l’Afrique de colonisation française. Au Nigéria par exemple, un événe-


ment célèbre de l’histoire conflictuelle du journalisme et du pouvoir mili-
taire illustre cette interaction “sensible ” :

« Un épisode fondateur qui a marqué durablement les rela-


tions entre presse et pouvoir militaire fut, en 1973, le traitement
brutal infligé à Port Harcourt au correspondant du Nigerian
Observer, Minere Amakiri, par les sbires du gouverneur militaire de
l’État de Rivers, le commandant Alfred Diete-Spiff : le malheureux
journaliste avait eu l’outrecuidance de publier, le jour de l’anni-
versaire du gouverneur, un article révélant l’imminence d’une grève
des enseignants de la région. “ Ignorez vous que c’est aujourd’hui
l’anniversaire de Son Excellence ? ” lui ont reproché les policiers
avant de lui raser la tête avec une lame rouillée, de le déshabiller
entièrement et de lui administrer vingt-quatre coups de canne »
(Maringues, 1996 : 69).

Dans un tel contexte, marqué par des rapports de force qui polari-
sent le jeu socio-politique, il est difficile de demeurer à l’écart. L’exemple
du Mali des années quatre-vingt-dix, avec le conflit entre le gouvernement
173
d’Alpha Konaré et le mouvement étudiant, est très éclairant. Il fait éclater
la logique de ces “affinités électives ” que l’on a pu voir à l’œuvre entre le
développement de la presse et celui des mouvements sociaux, dans le cas
du Sénégal et du Burkina Faso. En effet, certains dirigeants maliens
actuels sont eux-mêmes issus de l’histoire du mouvement étudiant, dont
ils étaient les leaders dans les années soixante-dix. D’où des positionne-
ments contradictoires au sein de cette presse “indépendante” confrontée à
une situation trouble, brouillée par le jeu de légitimités différentes
(cf. Sangho, in Panos, 1996 : 96-102).
Reste à examiner ensuite le sens de cette “médiatisation” des
conflits socio-politiques. Dans le cas de la France contemporaine, un
sociologue, s’inspirant de certaines thèses de Pierre Bourdieu, a avancé la
proposition d’une «fabrication médiatique» – essentiellement par la télé-
vision – de certains «malaises sociaux », en particulier dans le cas de
certaines mobilisations des lycéens, et plus généralement du “malaise des
banlieues” (Champagne, 1991 : 65-66).
Dans le cas des pays africains, le déterminisme paraît plutôt
inversé : c’est le poids des clivages socio-politiques – et notamment le
clivage majeur de l’histoire post-coloniale, entre ce que l’on peut appeler
Dossier Pascal B IANCHINI

les forces contre-hégémoniques et la classe dirigeante – qui conditionne


encore l’existence problématique d’un champ journalistique, dont l’auto-
nomie n’est pas encore évidente. On ne peut donc pas attribuer aux
organes de presse en tant que tels une capacité de “faiseur d’opinions ”,
voire de déclencheurs de mobilisations.
Le cas de Norbert Zongo et de son journal L’Indépendant fait,
d’une certaine manière, figure d’exception, puisqu’il en est venu à exercer
une sorte de magistère moral sur la “société civile ” face au pouvoir poli-
tique, situation qu’il assumait lui-même de façon explicite. Mais il ne faut
pas oublier non plus que la trajectoire personnelle de Zongo est liée à cette
histoire sociale et que l’audience qu’il a pu obtenir en découle aussi.
Par ailleurs, ce dernier exemple pose l’autre problème théorique de
la pertinence du concept de champ pour analyser le développement des
interactions entre presse et mouvements sociaux. À l’évidence, la notion
de champ journalistique utilisée par Bourdieu pose ici problème 28, lorsque
la massification de la profession est encore toute relative, que la spéciali-
sation y est embryonnaire, et que des aventures individuelles, ou de la part
de groupes restreints, sont possibles, et à l’origine imprévisibles. Certes,
ce champ journalistique et médiatique est parfois en voie de constitution,
174 comme on le voit dans l’exemple du Sénégal, du fait d’une histoire plus
ancienne de la presse. Mais on peut se demander si le paradigme indivi-
dualiste de Gabriel Tarde, celui du « publiciste» qui se crée un « public»
– catégorie de mobilisation plus évoluée que la simple interaction au sein
de la «foule» –, ne permet pas aussi de rendre compte du développement
d’une certaine presse en Afrique de nos jours.

« S’il était vrai, comme les louangeurs de foules ont l’habi-


tude de le répéter, que le rôle historique des individualistes fut
destiné à s’amoindrir de plus en plus, au fur et à mesure de l’évolu-
tion démocratique des sociétés, on devrait être singulièrement
surpris de voir grandir de jour en jour l’importance des publicistes.
Il n’est pourtant pas niable qu’ils font l’opinion dans des circons-
tances critiques ; et, quand il plaît à deux ou trois de ces grands
chefs de clans politiques ou littéraires de s’allier pour une même

28 « (...) le journalisme d'information constitue un champ d'activité qui fait système »


(Bourdieu, 1994 : 7).
Entre instrumentalisation et autonomisation

cause, si mauvaise qu’elle soit, elle est assurée de triompher. Ainsi,


chose remarquable, le dernier formé des groupements sociaux et le
plus en voie de se déployer au cours de notre civilisation démocra-
tique, autrement dit, le groupement social en publics, est celui qui
offre aux caractères individuels marquants les plus grandes facilités
de s’imposer, et aux opinions individuelles originales les plus
grandes facilités de se répandre » (Tarde, 1989 : 44).

Pour relativiser la portée de l’ « emprise du journalisme» dans les


sociétés africaines pour «faire l’opinion», il faut également souligner la
faible crédibilité de l’information officielle, telle qu’elle est diffusée
encore aujourd’hui à la télévision ou à la radio d’État. La censure y joue
encore un rôle bien visible, surtout en temps de crise 29. Mais il faut aussi
compter avec le manque de moyens en matière d’audiovisuel, qui réduit
souvent les journaux télévisés à la citation de longs communiqués offi-
ciels et à des panoramiques sur des colloques ou autres séminaires.
Face à cette information officielle souvent peu attractive, voire tota-
lement discréditée, l’on se tourne alors vers des sources alternatives
d’information, notamment la rumeur 30 – qui peut être orale ou écrite (sous
forme de tracts ou de journaux anonymes) – et également vers des sources
175
d’information étrangères (notamment les radios et, de plus en plus, les
télévisions diffusées par les canaux satellites) (Mabou, 1996 : 51-59).
Un dernier problème enfin : celui des forces qui remettent en cause
la logique d’autonomisation professionnelle des journalistes. Si l’on en
revient aux thèses de Bourdieu, il est clair que c’est l’extension d’une

29 Cela a été particulièrement le cas pour la télévision burkinabé à l’occasion de l’affaire


Zongo où, durant les journées les plus chaudes de la crise, on a même ajourné toutes les
émissions qui devaient se dérouler en direct, avec un public non contrôlé, par crainte des
débordements. Peine perdue : trois mois plus tard, le président Compaoré subira une humi-
liation publique lorsqu’il sera hué par la foule lors de la cérémonie d’ouverture du
FESPACO, sous le regard des caméras de télévision.
30 Un auteur congolais a tenté une typologie montrant que la rumeur n’est pas l’apa-
nage exclusif des contestataires. À côté de la « rumeur-subversion », il peut exister aussi
des « rumeurs-valorisation » venant de ceux qui cherchent à montrer qu’ils sont en posi-
tion sociale d’avoir des informations exclusives, ou encore la « rumeur -ballon d’essai »
qui participe de stratégies du pouvoir à l’égard de l’opinion (Gakasso, 1997 : 61-62). Mais
dans les phases de crise qui nous intéressent, la rumeur, vraie ou fausse, joue presque
toujours un rôle de court-circuit par rapport à l’information officielle.
Dossier Pascal B IANCHINI

logique de marché qui menace le plus l’autonomie du «champ journa-


listique»31. Or, pour les promoteurs de cette nouvelle presse “indépen-
dante”, dont on a vu les attaches historiques avec des mouvements sociaux,
l’ennemi principal c’est l’État, le pouvoir politique avec ses prétentions à
contrôler l’information. Aussi, a contrario, la logique de marché se trouve
parfois parée de toutes les vertus. Comme le montrent ces propos de
Diégou Bailly, le directeur du Jour, chef de file de cette presse “indépen-
dante” en Côte-d’Ivoire, « cette politisation excessive n’a pas permis de
prendre la presse pour ce qu’elle est véritablement : un produit marchand
soumis, comme les autres, aux lois du marché et dont la compétitivité
dépend des facteurs technologiques » (cité in Tudesq, 1998b : 14).
Si cette orientation se confirme, il y a éventuellement là, de la part
de cette nouvelle presse, un facteur de rupture ou d’éloignement avec les
mobilisations contre hégémoniques. En effet, ces dernières ont été
confrontées de plus en plus à des politiques d’“ajustement ” dictées par les
institutions de Bretton Woods au nom de cette idéologie du marché.
Le FMI et la Banque mondiale apparaissent alors de plus en plus comme
les véritables adversaires de ces mouvements sociaux, au fur et à mesure
que s’opère le déclassement des appareils d’État. D’autre part, le rappel
176 du passé colonial et néo-colonial montre aussi que le caractère formelle-
ment privé du capital d’un journal ne signifie pas son indépendance à
l’égard du pouvoir politique (cf. les “Unes ” de Dakar-Matin en mai
1968). Enfin, on peut encore faire remarquer qu’en Afrique particulière-
ment le pouvoir d’“acheter ” et celui d’intimider les journalistes est
souvent concentré aux mains des mêmes personnes !
Mais cette tentation du marché n’est peut-être aussi qu’un épiphé-
nomène idéologique. Rien ne dit que les “affinités électives ” entre le
développement de la presse indépendante et celui des mouvements
sociaux issus de l’école, que nous avons tenté de décrire et d’analyser sur
plusieurs décennies, ne soient pas vouées à se reproduire sous des formes
renouvelées.

31 « Bien que les agents qui sont engagés dans le champ journalistique soient dans une
relation de concurrence et de lutte permanentes et que le champ journalistique soit, d’une
certaine façon, englobé dans le champ politique au sein duquel il exerce des effets très
puissants, ces deux champs ont en commun d’être très directement et très étroitement
placés sous l’empire de la sanction du marché et du plébiscite» (Bourdieu, 1994 : 7).
Entre instrumentalisation et autonomisation

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178
LA RHÉTORIQUE JOURNALISTIQUE
À propos d'une “crise” scolaire en Côte-d'Ivoire
Laurence PROTEAU*

L’analyse des processus et des dynamiques d’éducation suppose


l’étude de multiples dimensions de cet objet socialement et politiquement
sensible. Des politiques publiques aux stratégies familiales en passant par
les pratiques ordinaires dans l’univers scolaire, l’espace d’investigation est
vaste. La question des luttes scolaires et universitaires est une entrée singu-
lière encore peu explorée. Elle apporte cependant des éléments de compré-
hension de la position de l’institution scolaire dans l’espace public ou, plus
exactement, dans le champ politique. Nous avions traité de cette question
dans une perspective de sociologie politique (Proteau, 1998) en analysant
les logiques des prises de position des agents de l’institution scolaire lors
des nombreux conflits qui ont marqué leurs rapports avec l’État depuis les
années soixante. Nous voudrions ici reconsidérer cette question sous l’angle
particulier de la construction médiatique de “l’événement” et de la “crise”
dans le champ scolaire en reconstituant l’espace des possibles rhétoriques
dans lequel s’expriment les prises de position des journalistes. Cette ambi-
tion ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les principes d’organi-
sation et de structuration de l’espace médiatique et ce d’autant plus que,
selon nous, les caractéristiques propres à cet espace expliquent, au moins en
partie, les formes de construction de l’événement et participent de son
déroulement et de sa conclusion. Ce qui suppose que l’émergence d’une
contestation dans le champ scolaire – domaine hautement sensible politi-
quement – donne à voir les logiques qui structurent les prises de position des
différents organes de presse et les luttes dans cet espace, plutôt que la
“réalité” d’un événement. La presse construit des “faits” comme des
“événements” à partir d’enjeux directement dépendants du champ poli-
tique. Et, bien qu’une partie des journalistes aient engagé une lutte pour

* Sociologue, Université de Picardie – Jules Verne/SASO, CSE/EHESS.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 179-199.
Dossier Laurence PROTEAU

l’autonomisation de la presse vis-à-vis du politique, le traitement média-


tique de la crise scolaire révèle les limites actuelles de cette revendication
lorsque le “sujet” est lui même éminemment politique.
Notre analyse des logiques des prises de position des journalistes et
des formes ordinaires de la rhétorique médiatique s’appuie sur la produc-
tion des principaux journaux 1 – à l’exclusion des autres médias 2 – lors de
la longue “crise scolaire et universitaire” de 1999 (mars à novembre).
L’intérêt de la période considérée est lié aux événements politiques et à
leur dénouement. En effet, aux cours de l’année 1999, les oppositions
politiques se durcissent entre les principaux partis entrés en pré-campagne
en vue des échéances électorales de l’an 2000. Les nouvelles conditions
d’éligibilité à la fonction présidentielle qui imposent que les candidats
soient ivoiriens de père et de mère, eux-mêmes ivoiriens de naissance,
éliminent de la compétition le leader du RDR, Alassane Dramane
Ouattara. Ces dispositions législatives sont soutenues par l’invention par
les élites intellectuelles du PDCI d’une notion idéologique et xénophobe :
l’“ivoirité”. L’arrestation des principaux leaders du RDR en novembre
1999 exacerbe encore les tensions politiques : le 24 décembre 1999, la
Côte-d’Ivoire change de régime politique suite à un coup d’État
180 militaire 3, le premier de son histoire. La “crise scolaire et universitaire”

1 Les éléments d’analyse utilisés proviennent d’un corpus constitué de 481 articles de
presse tirés de huit titres, dont sept quotidiens et un hebdomadaire : Le Démocrate, Le
Réveil, La Nouvelle République, journaux du Parti Démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI,
au pouvoir au moment de la crise scolaire de 1999) ; Fraternité-Matin, Ivoir’Soir, deux
titres de services publics eux aussi fortement dépendants du PDCI ; Notre Voie, quotidien
lié au Front Populaire Ivoirien (FPI - socialiste) ; Le Patriote, journal du Rassemblement
des Républicains (RDR - centriste) ; et enfin Le Jour, se déclarant indépendant mais pro-
che de l’opposition.
2 La plupart des médias audiovisuels ont un statut de service public et sont de fait
contrôlés par le parti au pouvoir jusqu’au 24 décembre 1999 (PDCI). C’est notamment le
cas de la Radio Télévision Ivoirienne devenue société d’économie mixte en février 1992.
Une seule télévision privée est autorisée : Canal Horizons, chaîne à péage française. En
revanche, en 1991, une loi met fin au monopole d’État sur la radio et des fréquences FM
sont accordées à plusieurs radios privées dont RFI, BBC, Africa N°1, Radio Nostalgie et
JAM (Jeune Afrique Musique). La radio nationale reste très gouvernementale, mais
Fréquence deux, créée en 1991, diffuse avec plus de liberté. Par ailleurs il existe de nom-
breuses radios libres non commerciales.
3 Le général Guéi, ancien chef d’état-major de l’Armée ivoirienne, nommé en 1990
par Houphouët-Boigny et limogé en 1995 par Bédié, prend la direction du coup d’État,
La rhétorique journalistique

de 1999 est donc la dernière manifestation de ce type à affronter les


formes de répression depuis longtemps expérimentées par le PDCI.

Processus d’autonomisation du champ médiatique

Depuis la restauration du multipartisme en avril 1990, l’espace de


la presse écrite s’est considérablement diversifié sans pour autant conqué-
rir son autonomie ; aux journaux de statut privé qui s’annoncent comme
organes de presse des différents partis politiques ou qui ont une affiliation
partisane marquée, s’ajoutent les médias publics liés au PDCI jusqu’au
coup d’État militaire du 24 décembre 1999. Ainsi, aucun journal ne peut
réellement être considéré comme indépendant, bien que le quotidien
Le Jour semble être plus proche de la revendication de “professionnali-
sation” 4. Une des conséquences de cette configuration est l’extrême viru-
lence des conflits entre les titres sur les questions politiques : les
journalistes s’interpellent, se calomnient, se discréditent les uns les autres
et les échos de ces querelles auto-alimentent leurs journaux respectifs.
Dans un premier temps, cette nouvelle presse – qui fût le plus
souvent l’œuvre de militants des partis politiques parmi lesquels de nom- 181
breux enseignants – bénéficie d’une relative liberté 5, rapidement bridée
par une loi (votée fin 1991) très restrictive, qui ne contient alors pas moins
de 21 articles concernant les crimes et délits de presse. Elle permet, entre
autres, d’inculper et d’emprisonner les journalistes et les patrons de presse
pour «offense au chef de l’État » (cf. encadré 1, p.185).

destitue Konan Bédié, forme un Comité national de salut public (CNSP), suspend la
Constitution, dissoud l’Assemblée Nationale et se proclame Président de la République
ivoirienne le 24 décembre 1999.
4 Le Jour reste souvent relativement neutre, il se contente de rappeler les revendica-
tions, de rapporter des points de vue. La technique utilisée pour prétendre à “l’objectivité”
consiste à citer les propos des principaux acteurs impliqués dans la “crise”. Ainsi, la cri-
tique du régime émane le plus souvent des discours du leader étudiant “fidèlement”
retranscrits (les guillemets sont censés en attester). Cette technique qui tend à faire oublier
la sélection des propos rapportés est déjà une prise de position du journal.
5 Nous entendons la notion de “liberté de la presse” non pas comme le signe de
l’autonomie totale, largement illusoire même dans les pays occidentaux, mais plutôt
comme l’absence de pressions externes directes (censure officielle, menace physique,
emprisonnement et licenciement, etc.).
Dossier Laurence PROTEAU

C’est à cette époque que les différents médias renforcent leur


organisation transversale en créant l’Union nationale des journalistes de
Côte-d’Ivoire (Unjci) 6. Lors d’un séminaire organisé en août 1992 par
cette organisation, les journalistes reconnaissent « le caractère partisan de
la plupart des organes de presse et appellent les journalistes à plus de
professionnalisme». La politisation des médias est le thème central des
débats. Perçue comme l’obstacle majeur à l’autonomisation de la presse
et à son développement comme entreprise, elle est reliée, par les partici-
pants, à la faible rémunération des journalistes. En effet, considérés avant
tout comme des militants défendant une cause et non comme des profes-
sionnels de l’information, la plupart des journalistes sont sous-payés et
exploités par leur employeur au nom de l’intérêt supérieur de l’engage-
ment politique. Cette position ne convient plus à de nombreux journalistes
et la revendication d’un statut de professionnel apparaît comme la seule
manière de transformer une “mission” en profession. Ainsi pourraient être
négociés et garantis des conditions de travail, des salaires, des droits et un
statut. Cet intérêt commun à certains journalistes explique certainement, au
moins en partie, qu’ils entreprennent de former une “corporation”, de
donner à voir une identité collective – identité illusoire si l’on tient compte
182 de l’hétérogénéité des trajectoires et des positions –, de s’allier autour
d’enjeux communs en dépit de leurs différentes appartenances politiques.
Émerge alors la notion de confraternité qui s’intègre dans les tenta-
tives de l’Unjci de fédérer les journalistes, non plus sur la base des idéo-
logies politiques mais sur le thème de la défense d’une profession à
construire et à structurer. Et, pour donner corps aux concepts de confra-
ternité et de professionnalisme, l’Unjci élabore un code de déontologie,
crée un prix qui récompense les journalistes «d’excellence»7, organise des

6 La fondation allemande Friedrich Ebert est le principal bailleur de fonds de l’Union,


viennent ensuite les États-Unis, la France et l’Union européenne. Cf. annexe.
7 En 1993, Abou Dramane Sangaré (directeur de publication du groupe Le Nouvel
Horizon et numéro deux du FPI) obtient le premier prix Ebony pour son article «Nous
sommes presque tous des ripoux», dans lequel il fait état des relations ambiguës entre jour-
nalistes et politiciens, sportifs ou milieux d’affaires. Il dénonce également les finance-
ments occultes sous forme de publi-reportages. En 1998, le nouveau président de l’Unjci,
Honorat Dé Yédagne, déplore que la plupart des anciens lauréats du prix Ebony, ceux qui
représentent « le journalisme d’excellence (...) quittent un à un la profession ». Selon lui,
les vrais professionnels « s’en iront toujours parce qu’un journaliste pleinement conscient
La rhétorique journalistique

séminaires de formation, soutient la création d’associations de journalis-


tes spécialisés (sportive, culturelle, économique, politique...) et d’un
syndicat national de la presse privée (Synappci, dirigé par un journaliste
de Notre Voie) ; elle crée enfin l’Observatoire de la Liberté de la Presse,
de l’Ethique et la Déontologie (Olped)8, exemple unique en Afrique.
L’Observatoire examine l’ensemble des articles et des émissions à
partir d’une grille qui comprend neuf rubriques9. Publiés deux fois par
mois, ces comptes rendus tentent de redéfinir les enjeux de luttes entre les
journalistes (distinction par les pairs) et entre les rédactions10 et d’imposer
le respect des règles déontologiques que l’Unjci a fixées. L’Observatoire,
en marquant les limites entre les “bonnes” et les “mauvaises” manières de
traiter l’information, contribue à produire le groupe social des journalis-
tes. Il participe aussi à la définition des “vrais” et des “faux” journalistes,
essentiellement sur la base de l’autonomie de la production médiatique
vis-à-vis des enjeux, conflits et luttes politiques. Diégou Bailly, président de
l’Unjci de 1995 à 1998, soutien qu’il faut « (...) accepter le code de déon-
tologie comme un ensemble de règles et principes que s’imposent volontai-
rement les journalistes pour ne pas laisser à l’État seul le pouvoir de
réglementer la presse (...) le code de déontologie doit échapper au contrôle
de l’État. Celui-ci ne doit se mêler, en aucune façon, ni dans sa définition ni
183
dans son application (...) » (Le Jour, 24 & 25/04/1999). Ainsi, le débat sur
les pratiques légitimes du journalisme doit être mené entre professionnels
afin d’en exclure les politiques, entre autres.
La question de l’imposition de règles d’accès au statut de journaliste
est centrale dans la tentative de constitution d’un corps de professionnel. Et
l’institution en 1996, par l’Unjci, d’une carte d’identité de journaliste
professionnel vise à contrôler l’entrée dans la profession et à éliminer les

de sa dignité ne peut souffrir d’être méprisé... ». Il fait référence à la misère économique


des journalistes et à leur subordination au champ politique (Fraternité-Matin,
09/09/1998).
8 Créé en septembre 1995. Le premier président est Alfred Dan Moussa, rédacteur en
chef puis directeur de rédaction à partir de février 2000 de Fraternité-Matin. À partir
d’août 2000, l’Olped devient indépendant de l’Unjci et il est doté d’un pouvoir coercitif.
9 Cf. annexe.
10 En 1998, le prix institué par l’Olped, d’une valeur de dix millions de francs CFA,
devant récompenser les rédactions respectueuses de l’éthique et de la déontologie, n’a pas
été décerné en raison des manquements généralisés à l’éthique.
Dossier Laurence PROTEAU

indésirables 11. L’ensemble de ces instances et de ces initiatives, mises en


œuvre par la fraction la plus formée – ou la plus intellectuelle parmi les
nouveaux journalistes – ayant le plus souvent des responsabilités rédac-
tionnelles, vise non seulement à conquérir une autonomie (relative) par
rapport au pouvoir politique (crédit symbolique à apparaître comme un
contre-pouvoir) mais également à convaincre l’ensemble des journalistes
de l’intérêt qu’ils pourraient en retirer, notamment en terme de prestige,
de respectabilité sociale et de niveau de vie. « Au nom de quel fanatisme
les consciences sociales critiques que nous sommes acceptons que
certains d’entre nous soient payés en bons d’essence, voire en menus
présents sans valeur réelle ? », déclare l’actuel président de l’Unjci,
Honorat Dé Yédagne (Fraternité-Matin, 14/06/1999). Se présenter
comme des professionnels de l’information plutôt que d’apparaître
comme des propagandistes politiques et cesser d’être perçus comme des
porte-parole partisans s’impose également en raison de la concurrence
entre les médias qui durcit les conditions de survie dans le poste. En effet,
l’instauration du pluralisme médiatique en 1990 entraîne, d’une part, l’ex-
plosion des titres et par conséquent du nombre de journalistes qui s’ini-
tient “sur le tas” et, d’autre part, l’apparition de patrons de groupes de
184 presse. Ceux-ci, très présents dans les instances de représentation de la
profession, ont également intérêt à transformer des organes d’opinion en
entreprises d’information économiquement viables pour gagner des parts
de marché et dégager du profit. Ils sont soutenus par le président de
l’Unjci qui défend une conception entrepreneuriale de la gestion des
médias : « La presse partisane mourra de sa belle mort en Côte-d’Ivoire
lorsque nous ferons entrer notre presse dans l’âge de l’économie »,
affirme-t-il (Fraternité-Matin, 09/09/1998).

11 En 1996-1997, 251 dossiers sont transmis à la commission qui en agrée 199. Les
candidats satisfaits sont pour les trois quarts des journalistes des médias d’État et des orga-
nes de presse du PDCI. Pour la session 1997-1998, 361 cartes sont délivrées sur 422
demandes. En 1998-99, 407 cartes sont attribuées.
La rhétorique journalistique

Encadré 1

En 1994, César Etou, journaliste à La Voie, est condamné à


douze mois de prison pour offense au chef de l’État. Il avait écrit à
propos de l’argent donné par la France pour les funérailles
d’Houphouët-Boigny qu’il était «honteux d’aller quémander autant
d’argent pour enterrer un mort».
Le quotidien La Voie est, le 29 décembre 1995, interdit de
parution pour trois mois après un procès en diffamation pour avoir
titré dans son édition du 18 décembre 1995, à propos de la défaite de
l’ASEC en finale retour de la 31e coupe d’Afrique des clubs cham-
pions : «Bédié était là, le malheur aussi». Abou Dramane Sangaré,
secrétaire général du FPI (maître-assistant à l’Université), directeur de
publication du groupe de presse Le Nouvel Horizon/La Voie et
Emmanuel Koré, journaliste, auteur de l’article incriminé, sont
condamnés à vingt-quatre mois de prison ferme et à trois millions
d’amende pour «offense au chef de l’État».
D’autres motifs peuvent être invoqués : le 28 avril 1999,
Raphaël Lakpé, directeur de publication de Le Populaire nouvelle
formule, est arrêté avec cinq autres journalistes. Son journal avait
annoncé la mort d’un étudiant lors d’affrontements avec la police. 185
Cette fausse nouvelle, bien que démentie dans l’édition du lendemain,
justifia l’inculpation et l’emprisonnement des journalistes pour
«atteinte à la sûreté de l’État».
Pourtant, la loi n’empêche pas les autorités politiques d’avoir
recours à des méthodes de répression plus “artisanales”, comme en
juin 1995, lorsque Abou Dramane Sangaré, convoqué dans le bureau
du ministre de la Sécurité, le général Gaston Ouassénan Koné, reçoit
une trentaine de coups de matraque : le ministre lui reprochait un
article jugé «insultant» pour lui et sa famille.
En avril 2000, Notre Voie titre «Un journaliste de Le jeune
Démocrate enlevé et battu à sang par des militaires» (11/04/200),
suite à un article sur l’arrestation présumée de militaires guinéens
impliqués dans une mutinerie sur le territoire ivoirien. L’auteur est
enlevé dans les locaux du journal et « sauvagement battu par les mili-
taires ».
Le 8 septembre 2000, Joachim Beugré, journaliste au quotidien
Le Jour, est battu par des militaires au sortir d’une audience avec le
chef de l’État, Robert Guéi. Il était convoqué pour un article intitulé
«État civil du candidat Robert Guéi : quelques interrogations», dans
lequel la filiation paternelle du chef de l’État était mise en cause.
Dossier Laurence PROTEAU

Cette transformation morphologique est une condition pour qu’appa-


raisse l’intérêt à l’émancipation des médias par rapport aux partis politiques.
Les patrons de presse et certaines fractions des journalistes tentent de s’im-
poser non plus comme vassaux (relais technique de partis politiques) mais
comme composante spécifique du champ du pouvoir. Ainsi, les rapports
entre presse et politique sont également dépendants de l’état des rapports
de forces entre fractions des classes dominantes.

De la revendication scolaire à la “crise politique ” :


essai transformé par les médias

Dans ce contexte où l’on observe une volonté de certains membres


de la profession d’impulser un processus d’autonomisation de l’espace
médiatique, comment va être traitée une crise scolaire ? Peut-on lire dans
la production journalistique sur ce sujet les signes d’une conquête effec-
tive d’autonomie de la presse écrite ? Quel est le degré de division sociale
du travail entre hommes politiques et journalistes, de spécialisation des
fonctions politiques et des fonctions journalistiques12 et de concentration
des pouvoirs ? Notre objectif n’est pas de détailler l’ensemble de la
186 production médiatique mais de définir la structure formelle du type de
raisonnement, de dégager les principaux registres de discours et de
reconstruire les logiques des oppositions entre les différents titres à partir
d’une analyse des principales “techniques” de la rhétorique journalis-
tique, le plus souvent utilisées à des fins polémiques.
La Fédération estudiantines et scolaire de Côte-d’Ivoire (Fesci) est
née en avril 1990 lors des luttes contre le régime de parti unique de Félix
Houphouët-Boigny. La Fesci devient rapidement le syndicat le plus présent
dans les luttes étudiantines et incarne le symbole de la contestation en
milieu scolaire et universitaire. Elle contribue fortement à la restauration
du multipartisme et en revendique même la paternité. Elle sera dissoute en

12 On peut penser, entre autres, à Abou Dramane Sangaré qui est à la fois universitai-
re, directeur du groupe de presse Le Nouvel Horizon et secrétaire général du Front popu-
laire ivoirien ; à Yao Noël, directeur du groupe de presse Le Réveil, premier président de
l’Unjci (1991-1993), actuellement vice-président de l’Union des journalistes africains et
directeur chargé de la Communication et de la Propagande du PDCI-RDA ; à Ayié Ayié
Alexandre, universitaire, secrétaire général de l’Union syndicale de l’enseignement supé-
rieur et de la recherche de 1991 à 1995 (Unesur), directeur de publication du quotidien Le
Républicain ivoirien proche du RDR.
La rhétorique journalistique

1991 puis réhabilitée en 1997 et ses principaux leaders connaîtront tous


des périodes plus ou moins longues d’emprisonnement – souvent dans des
camps militaires –, avec ou sans jugement. Certains de ces épisodes
donneront lieu à la traditionnelle cérémonie du “pardon”, rituel d’expiation
orchestré par le pouvoir politique : les étudiants se repentent publiquement
et font allégeance. La mise en scène du “pardon” des éléments contesta-
taires est une pratique de coercition politique utilisée à plusieurs reprises
depuis l’indépendance. Il est plus étonnant de constater que le multipartisme
n’a pas modifié, au moins dans ce cas précis, les modalités de la violence
symbolique du pouvoir d’État (cf. encadré 2). Les moyens de coercition mis
en place dès les premières contestations estudiantines seront maintes fois
utilisés par la suite. La violence légitime de l’État est d’ordre physique
(intervention de l’armée et internement dans des camps disciplinaires),
académique (fermeture de l’Université et exclusion d’étudiants), politique
(demande de “pardon” et déclaration d’allégeance au parti et/ou coopta-
tion), économique (distribution conditionnelle des bourses) et symbolique
(“fils” sans reconnaissance envers le “Père de la nation”– depuis la mort
d’Houphouët-Boigny la presse proche du PDCI parle plus volontiers de la
“grande famille ivoirienne” – malgré leur statut privilégié). 187
Encadré 2

En mai 1969, des étudiants contestent l’imposition du monopole


syndical du Meeci (mouvement des élèves et étudiants de Côte-
d’Ivoire). Ils sont arrêtés et incarcérés dans un camp militaire d’où ils
écrivent une lettre de “pardon” et d’allégeance – Laurent Gbagbo,
actuel président de la République ivoirienne, est un des signataires de
cette lettre – au Président Houphouët-Boigny «(...) pour reconnaître
leur tort, se repentir et implorer la clémence du “père de la nation”
(...)» : « Nous sommes résolus à militer au sein du MEECI, sous-section
du PDCI-RDA » (Fraternité-Matin, 30/05/1969).
En mai 1994, plusieurs membres de la Fesci sont arrêtés.
Détenus au secret durant quinze jours, ils sont libérés après avoir
demandé “pardon” dans une “confession” lue par le Secrétaire adjoint
de la Fesci à la télévision nationale et publiée par les journaux : « Nous
rédigeons cette lettre pour (...) présenter nos excuses au gouvernement
et pour nous réconcilier avec nos parents et avec la nation toute entière.
(...) Nous regrettons toutes les perturbations survenues sur l’université
ces dernières années, perturbations qui ont contribué au rabais de
notre formation. (...) Dans l’intérêt supérieur de la nation, nous deman-
dons à tous les camarades de reprendre le chemin des amphis (...) »
(Fraternité-Matin, 01/06/1994).
Dossier Laurence PROTEAU

Depuis sa création, les actions et les prises de position du syndicat


sont très médiatisées et constituent un fond de commerce largement
exploité par les différents journaux. Le traitement médiatique des ques-
tions relatives à la Fesci n’est jamais neutre politiquement et de façon
significative, les journalistes politiques et les éditorialistes anciens dans le
métier se chargent en priorité de traiter de la Fesci, alors que les questions
générales sur l’institution scolaire relèvent de la compétence de journalis-
tes spécialisés, de pigistes ou de correspondants. La Fesci est donc cons-
tituée, par la logique de la division du travail journalistique, comme un
“sujet” politique plutôt que “scolaire”. Cette classification est commune
aux différents médias et ce consensus n’est pas sans effet sur la position
de la Fesci sur la scène publique.

La thèse de la “barbarie” contre celle de la “diabolisation”

Fin décembre 1998, la Fesci élit un nouveau secrétaire général,


Charles Blé Goudé étudiant en maîtrise d’anglais. Présenté par la presse
PDCI et RDR comme proche du FPI, il prend position dans la presse
publique pour affirmer que la Fesci n’est pas un mouvement d’opposition
188 et qu’elle n’est pas financée par le FPI (Ivoir’Soir ; Fraternité-Matin).
Une série de perturbations trouble l’ordre scolaire au cours des mois de
janvier et février 1999 : les élèves du lycée technique de Bouaké refusent
le concours d’entrée dans les écoles supérieures techniques et descendent
dans la rue ; la Fesci menace de «paralyser toute l’institution» (Le Jour
17/02/1999 13) pour soutenir les universitaires qui réclament leur prime de
correction ; alors que les étudiants de tronc commun de l’Université
d’Abobo-Adjamé sont en grève pour exiger la suppression de l’examen de
fin d’année.
Ces différents conflits sont couverts de façon relativement clas-
sique : la presse FPI soutien les initiatives de la Fesci ; Le Jour insiste sur
les liens entre son secrétaire général et le FPI et sur les divisions internes
au syndicat ; la presse PDCI oppose aux «vandales-casseurs » «adeptes »
de la Fesci les étudiants «responsables» de l’Unesci (un syndicat étudiant
dit de “participation”). Notre Voie est sans conteste le journal le plus

13 Dans la suite du texte nous n'indiquerons plus que le jour et le mois, l'année étant
toujours identique : 1999.
La rhétorique journalistique

bienveillant à l’égard de la Fesci. Il rapporte longuement le premier


meeting de Goudé («les étudiants l’appellent affectueusement le génie de
Kpo») où sont dénoncés pêle-mêle «les mauvaises conditions de travail
des élèves et étudiants, le chômage, les salaires à double vitesse des ensei-
gnants, l’insécurité, la pédophilie, l’inflation, la mauvaise gouvernance»
(06 & 07/03). Le journaliste insiste sur la mise en cause directe du régime
corrompu de Bédié et sur l’intention de la Fesci de commencer la lutte
contre «le pouvoir».
Alors que le leader étudiant installe des sections à travers le pays et
mobilise ses troupes, un fait divers et son tragique dénouement vont faire
la Une des journaux. Le 17 mars, une élève est assassinée dans une ville
de l’intérieur et, quelques jours plus tard, les élèves tuent un commerçant
malien qu’ils accusent d’être le commanditaire du meurtre. Le gouverne-
ment, par la médiation de Fraternité-Matin, met en cause directement la
responsabilité de la Fesci ; Notre Voie tend à justifier le crime des élèves
en rappelant la mauvaise réputation du commerçant – il est question de
sacrifice humain pour s’assurer la fortune ; la presse PDCI se déchaîne,
parle de «barbarie», accuse des « politiciens» de prendre « l’école en
otage» et appelle «la majorité qui opte pour le silence » à passer à
«l’action pacifique» contre les « imposteurs, provocateurs et autres trou-
189
blions qui sabotent l’école»... Se met alors en place une campagne de
presse présentant la Fesci comme une organisation para-militaire. « Blé
Goudé est arrivé avec des gardes armés de pistolets automatiques »,
affirme Ivoir’Soir (30/03) qui parlera également de « dérive morale ». La
presse PDCI va encore plus loin : « Villages incendiés, casses, vols, viols,
tout y passe. C’est une véritable guérilla que ces soi-disant étudiants
organisent dans les rues de nos cités (...) ; des camps d’entraînement et
d’exercice de biceps et de triceps sont aujourd’hui ouverts (...). Ces élèves
et étudiants devenus de véritables monstres et ennemis de notre société
(...). Comme dans une jungle, comme des va-t-en-guerre, ils règnent dans
nos cités» (Le Réveil, 06 au 12/05).
Le meurtre du commerçant est utilisé par la presse PDCI comme
preuve de la dangerosité de la Fesci, comme l’avait été le meurtre d’un
étudiant en juin 1991, accusé par la Fesci d’être le chef des « loubards»
infiltré à l’université. Le traitement médiatique par la presse PDCI cons-
truit un fait divers macabre en événement politique et place les luttes de
la Fesci sur le terrain bien connu de l’opposition violente à l’autorité poli-
tique plutôt que sur le terrain des luttes scolaires. La Fesci est présentée
comme «le bras armé» de l’opposition politique, elle n’a pas le statut de
Dossier Laurence PROTEAU

force politique consciente et autonome comme l’affirme la presse


d’opposition. C’est aussi sur le terrain politique que se situent les
commentaires de Notre Voie (06/04), qui se saisit de l’incendie criminel
de la chambre universitaire du leader étudiant pour affirmer que « cette
tentative de meurtre intervient après l’annonce de la Fesci de la reprise
de la lutte» et qui accuse la presse « à la solde du pouvoir » de diaboliser
le syndicat étudiant, alors que la presse PDCI voit dans cet incendie une
manipulation des «vandales» de la Fesci et l’indice de leur division.

La thèse de la “ manipulation ” contre celle de la “ répression ”

Alors que l’Université de Bouaké est fermée à partir du 24 mars


sur décision de son président suite à des affrontements entre étudiants de
la Fesci et forces de l’ordre, le leader du syndicat étudiant annonce une
mobilisation totale après les vacances de Pâques : « préparez vous mora-
lement, physiquement et mystiquement pour qu’au retour des congés
nous engagions la bataille contre tous les maux de l’école ivoirienne »,
déclare-t-il dans Notre Voie (29/03). Les revendications ne sont pas
nouvelles : il s’agit avant tout des conditions de sélection 14, des conditions
190 de vie (bourses, frais de scolarité), de travail (classes, amphithéâtres,
bibliothèques), de logement (résidences universitaires, internats) et de
transports (bus). La grève totale est décrétée à partir du 26 avril sur tout
le territoire et pour l’ensemble des structures scolaires et universitaires.
Les manifestations se déroulent dans la plus totale confusion et donnent
lieu à de violents affrontements. Interdite de meeting à l’Université, comp-
tant dans ses rangs de nombreuses arrestations, la Fesci accepte une
semaine de pose. Or, en pleine trêve, le gouvernement interdit la fédération
dans le primaire et le secondaire au motif des «casses et autres dérives
terroristes imputables exclusivement à la Fesci et à ses commanditaires
locaux et extérieurs» et condamne «l’utilisation insidieuse de mineurs par
la Fesci comme boucliers humains» (Fraternité-Matin, 04/05).
Resurgissent alors les thèses du complot et de la manipulation
soutenue par Konan Bédié (« Troubles qui s’apparentent à un mouvement

14 Comme, par exemple, la suppression du célèbre “parapluie atomique” qui n’imposait


pas de délais pour obtenir la licence (actuellement elle doit être acquise en deux ans), ou
encore les concours institués à l’entrée de certaines écoles d’enseignement supérieur.
La rhétorique journalistique

d’insurrection et qui prennent une tournure politique (...) mouvements


suscités par une certaine opposition » ; « enfants manipulés et abusés »,
Fraternité-Matin, 06/05). La décision est prise de fermer les établisse-
ments scolaires, les internats, les résidences universitaires, de suspendre
le versement des bourses, d’exclure les élèves «perturbateurs » : Notre
Voie titre «Bédié décide de réprimer massivement les élèves et étudiants,
Blé Goudé échappe à un kidnapping » (06/05), « Silence de mort sur
l’école ivoirienne», et «Vers une année blanche » (07/05) ; pour sa part,
Fraternité-Matin dit «Non à l’insurrection pour la conquête du pouvoir »
et préfère donner une vision consensuelle de ces décisions en titrant :
«Tous d’accord pour la fermeture » (08 & 09/05) ; Le Jour juge que les
propos de Bédié «ont tout l’air d’une déclaration de guerre » (06/05).
Alors que les manifestations se poursuivent, la Fesci décide l’arrêt des
meeting et affirme à la télévision son intention de ne pas « braver l’auto-
rité du chef de l’État» (Fraternité-Matin, 10/05).
Débute alors une autre étape, elle aussi classique dans les crises
universitaires : après la répression, les compromis, la “ grand-messe” du
dialogue (Fraternité-Matin titre «La voie du dialogue» (12 & 13/05) ;
Le Réveil : «Dialogue, tolérance et excellence» (du 13 au 19/05) et, enfin,
la médiatisation orchestrée de la mansuétude affichée du pouvoir. Pour les
191
uns «la Fesci [est] gagnée par la sagesse» (Ivoir’Soir, 10/05), pour les
autres « cette décision est tactique parce que le n° 1 de la Fesci reconnaît
lui-même que, lors des manifestations, son mouvement est infiltré par des
vandales » (Le Jour, 10/05). À l’issue des négociations, le gouvernement
décide la réouverture des établissements scolaires et la Fesci annonce la
levée temporaire de la grève (18/05). Pourtant, cette trêve est fragile et la
condamnation de six étudiants de la Fesci à cinq ans de prison ferme pour
«troubles politiques graves et vandalisme» le 21 mai relance les affronte-
ments dans les cités universitaires. Le Démocrate (25/05) accuse alors les
«vandales» de la Fesci organisés en «commandos» de faire «subir leur
loi» à «la majorité esseulée» et célèbre la victoire des forces de l’ordre
contre «l’anarchie et l’incivisme ». Pour le leader de la Fesci, cette
condamnation est une provocation et pousse les étudiants à réinvestir la
rue : désormais une revendication domine («Libération de tous les élèves
et étudiants») et un slogan se diffuse (« Emprisonnez-nous, on s’en fout»).
S’accélère alors le cycle manifestation-casses-répressions-arresta-
tions dans tout le pays. Là aussi le schéma est connu : les revendications
antérieures sont oubliées au profit de la solidarité avec les prisonniers et la
lutte ouverte contre le régime politique. Le pouvoir a souvent usé de cette
Dossier Laurence PROTEAU

stratégie pour mettre fin aux mouvements en graciant les prisonniers après
quelques mois de détention. La presse d’opposition retrouve également,
avec ces arrestations, une rhétorique bien rodée : d’un côté la « fascisation
du régime», la « provocation », la « torture», la «répression» ; de l’autre
les «héros», les «martyrs», défenseurs d’une « noble cause » qui en
appellent à l’opinion nationale et internationale, aux parents d’élèves
(«notre seul recours, c’est vous», déclare Goudé) et enfin à Dieu
(«prendre Dieu à témoin quant aux difficultés que nous vivons et la
manière méchante dont nous sommes traités», Notre Voie, 28/05). Les
dirigeants du syndicat recourent par voie de presse à l’analogie, largement
répandue dans le sens commun ivoirien, entre l’autorité politique et l’au-
torité familiale ; entre la maltraitance familiale condamnable et l’arbitraire
du pouvoir : l’autorité sans la protection en contrepartie n’est plus légi-
time et peut alors être récusée.
Le 29 mai, le gouvernement annonce la fermeture des cités univer-
sitaires. Fraternité-Matin salue le «courage politique » de l’État et
Ivoir’Soir la lutte contre «l’extrémisme» et la «manipulation» («chair à
canons des partis politiques »). En revanche, Notre Voie dénonce la
«répression sauvage et brutale» et Le Jour se fait le porte-parole de
192 «l’indignation des parents» et de la détresse des étudiants. D’un côté, un
gouvernement «soucieux de préserver le climat de paix et de stabilité
sociale» (Ivoir’Soir, 02/06) et un Président « qui est surtout le père de la
jeunesse ivoirienne» (Le Démocrate, 11/06) contre les « maquisards de la
Fesci [qui préparent] des diplômes de guerre » (Le Réveil, 03 au 09/06) ;
de l’autre, un «mouvement responsable » (Notre Voie, 31/05) victime
d’une «chasse à l’homme» (Le Jour, 02/06) contre un « État fasciste »
(Notre Voie, 20/08).
Le 24 juin, les différents médias annoncent que la Fesci suspend
son mot d’ordre de grève à la demande d’un collectif «d’hommes de
Dieu», institué médiateur 15, qui s’engage à obtenir la libération des
étudiants, le report des examens et la réouverture des cités. Fraternité-
Matin affirme que Goudé «présente publiquement ses excuses au prési-
dent H. Konan Bédié» alors que Notre Voie choisit de rendre compte des
excuses de la Fesci «au corps enseignant ». Aucun des engagements pris

15 Églises : Catholique ; Protestante méthodiste ; Evangélique ; Harriste ; Assemblées


de Dieu et Conseil islamique.
La rhétorique journalistique

par le collectif ne sera respecté et les arrestations de fescistes se poursui-


vent. «Trahie» par le gouvernement et les religieux selon Le Jour, la
Fesci relance la grève à la fin juillet après un mois de trêve. La décision
d’invalider l’année universitaire (à l’exception de médecine, pharmacie et
odonto-stomatologie) prise le 2 juin est dénoncée par la presse d’opposi-
tion comme la manifestation de « l’incapacité notoire du gouvernement à
résoudre les problèmes sociaux » (Notre Voie) et « comme une injustice »
(Le Jour). Quelques jours plus tard (17/08), le leader de la Fesci qui, selon
Notre Voie «était rentré en clandestinité depuis que deux mandats d’arrêt
avaient été lancés contre lui » (19/08), est arrêté. Alors que Fraternité-
Matin annonce une juste punition « pour avoir incité les milieux universi-
taires et scolaires à la violence et à la casse » (19/08), Le Jour affirme que
Goudé est «châtié pour sa présence au congrès du RDR » (20/08) ; et
Notre Voie accuse les chefs religieux (« Les religieux sont-ils complices de
Bédié?», 20/08).
Le dernier épisode de la crise éclate dans la presse le 29 septembre
1999 : Le Patriote publie une photo de Goudé « enchaîné sur son lit d’hô-
pital » et accuse le régime de « barbarie » et de « cruauté ». La cruauté
revient aussi dans les colonnes de Notre Voie (« Les criminels protégés, 193
Blé Goudé enchaîné. Bédié et son régime : quelle cruauté !!! »), qui
compare les «supplices» subis par Goudé « à ceux qu’ont endurés les
esclaves lors de la traite des Nègres ». Le Démocrate, quant à lui, dénonce
«Une méchante et grossière machination », « un complot monté de toutes
pièces [par l’opposition et ses journaux] pour dénigrer le pouvoir ». Selon
la presse d’opposition, les étudiants sont libérés le 1er octobre « sous les
pressions de l’opinion » ; selon la presse PDCI, cette libération est le fruit
de la « mansuétude » du Président. Les cours ne reprennent pas immédia-
tement, la Fesci exigeant la satisfaction de ses revendications. Des négo-
ciations s’engagent alors entre le syndicat et les autorités. Finalement, la
Fesci obtient le report de la réforme de l’enseignement supérieur et lève
le mot d’ordre de grève fin novembre 1999.

Les “petites plumes” du politique :


une rhétorique manichéenne

Pour répondre à notre interrogation de départ sur le degré d’auto-


nomie des médias et de différenciation des fonctions politique et journa-
listique, nous avons recherché des éléments de comparaison dans le passé.
Dossier Laurence PROTEAU

Avant la fin du parti-État, les contestations menées par les étudiants ou les
enseignants ont toujours été traitées par les médias en des termes similaires.

En 1969, durant les manifestations des étudiants qui contes-


tent la légitimité du monopole syndical du Mouvement des élèves et
étudiants de Côte-d’Ivoire (Meeci - sous-section du PDCI-RDA), la
presse mène une virulente campagne contre la « minorité d’étudiants
(...) manipulée par l’extérieur pour déstabiliser le régime », alors
que « l’État consent à tant d’efforts pour la formation de la
jeunesse » (Fraternité-Hebdo, 23/05/1969).

En 1987, à propos des enseignants du secondaire regroupés


au Synesci, les journaux de l’époque dénoncent un « groupuscule
d’irresponsables manipulés de l’extérieur » ; des « énergumènes
lâches agissant bassement dans l’ombre » ; des « esprits chagrins
dont l’action consiste à intoxiquer, démobiliser toute une nation »...
À ces «illuminés» sont opposés les « vrais patriotes » et le « peuple
ivoirien».
194 La restauration du multipartisme n’a pas transformé les formes
ordinaires et récurrentes de l’expression journalistique. Ce qui change,
c’est l’ennemi : il n’est plus extérieur (le marxisme), il est intérieur
(l’opposition).

En 1992, à propos des contestations étudiantes, la presse liée au


PDCI utilise avec la même aisance la vieille rhétorique bien rodée :
« étudiants adeptes de la pagaille à la solde de certains partis poli-
tiques animés par le nihilisme et l’indiscipline caractérisée » ;
« bandits de grands chemins, ces jeunes ivoiriens égarés et manipulés
(...) ont saboté les cours pendant des mois ».

En 1999, on retrouve les termes anciens de la rhétorique de la


presse du pouvoir. Ceux qui s’opposent sont «manipulés et corrompus » et
ne représentent qu’un «groupuscule d’extrémistes». À l’inverse, la
«majorité silencieuse» regroupe les «patriotes authentiques». Les
“petites plumes du pouvoir” dénoncent « les casses» des «commandos»
de la Fesci qui «terrorisent» la population, tandis que la presse d’opposi-
tion fustige la «répression policière» menée avec «des chars (de la honte)
de l’ère de l’apartheid». D’un côté, on comptabilise les dégâts causés par
La rhétorique journalistique

les manifestants (saccage, ravage, pillage, violence extrême, «braisage»...),


de l’autre les blessés dans leurs rangs (gazés, bombardés, sauvagement
battu, crâne fendu, coma profond...).
Ce qui se dégage de l’analyse du traitement médiatique de cette
“crise ”, c’est l’absence de variante dans la rhétorique, la similitude des
articles d’une “ crise ” à l’autre et le maintien des déterminismes poli-
tiques des catégories de l’entendement journalistique. Ce qui change avec
le pluralisme de la presse, c’est l’existence d’un écho inversé des prises
de position des journaux du pouvoir. Le registre du discours, quant à lui,
est le même quels que soient les titres. Et, de fait, l’image sociale de la
Fesci est construite suivant un schéma dualiste : majorité/groupuscule ;
responsable/manipulé ; aspiration légitime/subversion de l’ordre ;
héroïsme/terrorisme ; courageux/assassins ; bonne jeunesse/mauvaise
jeunesse ; fascisme du pouvoir/dialogue.
L’essentiel de la structure du discours des journalistes peut être
aisément synthétisé sous la forme d’un tableau synoptique qui rend
compte de l’exacte opposition entre les termes utilisés en fonction de la
position des auteurs dans l’espace politico-médiatique (cf. tableau 1). Ce
tableau met à plat la rhétorique journalistique ordinaire employée dans le
traitement de la crise scolaire et universitaire de 1999. Il pourrait égale-
195
ment rendre compte, à quelques nuances près – notamment l’absence de
l’écho de la presse liée à l’opposition politique –, des crises antérieures à
la restauration du multipartisme.
Le tableau se compose de deux colonnes principales (presse liée à
l’opposition/presse liée au pouvoir), qui se divisent elles-mêmes en deux
sections (positif/négatif). L’inversion des qualificatifs est parfaite : ce qui
est jugé positivement par la presse liée à l’opposition, c’est-à-dire les
actes et caractéristiques de la Fesci, est traduit en termes négatifs par la
presse proche du pouvoir. À l’inverse, la colonne qui regroupe les traits
négatifs désigne, pour la presse liée à l’opposition, soit les jeunes proches
du pouvoir et s’opposant à la Fesci, soit les caractéristiques du régime
politique. La première ligne du tableau montre clairement cette correspon-
dance inversée de la rhétorique des journalistes : pour la presse liée à l’op-
position, les «aspirations légitimes» des jeunes «responsables» et
«courageux» de la Fesci se heurtent aux menaces des «loubards» «à la
solde du pouvoir» ; en revanche, dans la presse proche du pouvoir, les
membres de la Fesci sont résentés comme des «vandales», des
«casseurs», etc., s’opposant aux jeunes gens «responsables» qui restent
hors des manipulations politiciennes.
Dossier Laurence PROTEAU

Tableau 1
Dualisme de la rhétorique journalistique

Presse liée à l'opposition Presse liée au pouvoir (privée/publique)

Positif Négatif Positif Négatif


FESCI AUTRES AUTRES FESCI

Responsable À la solde du pouvoir Vandale


Aspiration légitime Responsable Casseur
Courageux Loubard Imposteur
Monstre

Majorité Minorité Majorité silencieuse Groupuscule

Vrai étudiant Faux étudiant

Excellence Médiocrité

Sauver l'école Travailler pour son avenir Saboteur de l'école

Noble cause Trahison Ordre Anarchie


Lutte contre l'injustice Régime corrompu Discipline Insurrection
Démocrate Barbarie Respectueux Incivisme
196 Manipulé
Patriote authentique Bras armé
de l'opposition
Vrai ivoirien Complot
Victime Chasse à l'homme Guérilla urbaine
Action pacifique Tentative de meurtre Extrémisme
Kidnapping Commandos

Provocation Dialogue Dérive morale


Lutte héroïque Répression
Torture Paix Dérive terroriste
Martyr Cruauté
Supplice Mansuétude Provocation

Démocratie Fascisation du régime Démocratie Barbarie

La dualité des arguments-type s’organise autour de deux thèses qui


s’opposent : pour les “petites plumes du pouvoir ”, les contestations
étudiantes – et les manipulateurs qui les suscitent – représenteraient un
péril pour la stabilité politique et le progrès social. Pour les “petites
plumes de l’opposition”, la répression, par le pouvoir politique, de ces
mouvements «spontanés», s’opposerait et brimerait la volonté populaire
de justice sociale et de changements politiques.
La rhétorique journalistique

Cet univers de représentations dualistes par l’imposition de


schèmes de perceptions enchantées ou stigmatisantes correspond à un
véritable travail symbolique de désignation de la place des acteurs de la
vie sociale et politique. Comme Hirschman l’a montré dans son ouvrage
sur la rhétorique réactionnaire (Hirschman, 1991), les journalistes, quelles
que soient leurs sympathies partisanes, usent d’un répertoire pauvre, répé-
titif, à base d’oppositions, de procédés comme l’exagération, l’occulta-
tion, l’affirmation et la simplification. La lecture de la production
médiatique datant d’avant la restauration du multipartisme et du plura-
lisme de la presse montre également la permanence de ce type de rhéto-
rique : « (...) d’un moment de l’histoire à l’autre ce discours se reproduit
à l’identique», remarque également Hirschman dans son analyse de deux
siècles d’opposition aux réformes économiques et sociales en Europe
(Hirschman, op. cit.: 219). Ce type de rhétorique au service d’une cause
fait l’économie de la démonstration et du débat : elle affirme et impose à
partir des catégories de perception politiques.
La presse écrite reste donc avant tout un moyen de persuasion et de
propagande politique, et les revendications d’autonomie portées par
certains journalistes semblent encore de l’ordre d’une lutte à mener, et non
pas d’un acquis à préserver.
197

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Dossier Laurence PROTEAU

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198 JOURNAUX CONSULTÉS

Quotidiens
Fraternité-Matin et Ivoir’Soir (service public)
Le Démocrate et La Nouvelle République (PDCI)
Le Patriote (RDR)
Notre Voie (FPI)
Le Jour (indépendant mais proche de l’opposition)
Hebdomadaire
Le Réveil-Hebdo (PDCI)
La rhétorique journalistique

ANNEXE

Union nationale des journalistes de Côte-d’Ivoire - Unjci


Créée en septembre 1991
Premier président Yao Noël (Réveil Hebdo) de 1991 à 1993 : direc-
teur de publication et rédacteur en Chef de Réveil Hebdo (PDCI),
vice-président de l’Union des journalistes africains (UJA), directeur
chargé de la Communication et de la Propagande du PDCI.
Second président Diégou Bailly (Le Jour) jusqu’en 1998 rédacteur
en chef d’Ivoire-Dimanche jusqu’à sa disparition en 1990, puis Secrétaire
général de la rédaction de Le Nouvel Horizon, organe du FPI, puis directeur
de publication de Notre temps également lié au FPI, puis directeur de la
publication du quotidien Le Jour.
Troisième président Honorat Dé Yédagne (Fraternité-Matin) à
partir de 1998 : Chef du “service économie ” à Fraternité-Matin.
Récompense : Prix Ebony
tous les deux ans, les journalistes “d’excellence ”
199
Premier prix Ebony décerné en 1993 à Dramane Sangaré (directeur
de publication du groupe Le Nouvel Horizon et Secrétaire général du FPI)
pour « Nous sommes presque tous des ripoux », article dans lequel il fait
état des relations ambiguës entre journalistes et hommes politiques.
Observatoire de la Liberté de la Presse,
de l’Ethique et la Déontologie (Olped) – créé en 1995

Président : Alfred Dan Moussa, rédacteur en chef, puis directeur


des rédactions à partir de février 2000 de Fraternité-Matin.
Grille comprenant neuf rubriques : injure ; incitation à la révolte et à
la violence ; incitation au tribalisme et à la xénophobie ; incitation au fana-
tisme religieux et politique ; incitation à la débauche ; atteintes aux bonnes
mœurs et à la morale ; atteinte à la dignité humaine ; non-respect de l’équi-
libre dans le traitement de l’information ; atteinte à la confraternité.

Syndicat national de la presse privée (Synappci) – créé en juin 1999

Secrétaire général : Cendres Glazaï journaliste à Notre Voie.


L’ÉCOLE AU CONGO — BRAZZAVILLE
vue par La Semaine Africaine (1989-1999)
Suzie GUTH*

La Semaine Africaine est aujourd’hui l’hebdomadaire le plus


ancien de l’Afrique Équatoriale Française (AEF). Il est né des cendres de
Brazzaville, un supplément bimensuel de La Vie Catholique Illustrée
(1950). La Semaine de L’AEF devint La Semaine Africaine au moment de
l’accession à l’indépendance du Congo. En 1959, son tirage passa de
4 400 à 6 800 exemplaires. C’était un organe de presse qui couvrait toute
l’Afrique Centrale, mais plus particulièrement le Congo-Brazzaville ; en
1963, le Congo en assurait la moitié de la diffusion. Le Père Le Gall
souhaitait que ce journal soit imprimé à Brazzaville, tout en gardant un
aspect international, ce qui fut fait (La Semaine Africaine, n° 2132). De
nos jours, La Semaine Africaine n’assume quasiment plus cette mission ;
du point de vue rédactionnel, le contenu des articles s’est d’une certaine
manière laïcisé, bien que les pages centrales (pages 6 et 7) continuent à
diffuser le message évangélique et ecclésial. L’hebdomadaire a traversé
tous les régimes, en se limitant quelquefois pendant les années de mono-
partisme aux nouvelles religieuses et en conservant pour les dépêches
politiques une neutralité de ton qui lui permettait de paraître régulièrement
dans les kiosques. Ce ton ecclésial contrastait avec celui de l’hebdo-
madaire du parti unique Etoumba qui s’était spécialisé dans le discours
idéologique et dans l’affirmation de soi.
En 1992, La Semaine Africaine fête ses quarante ans, son format est
alors un grand A4 de seize pages comportant trois pages de sport et deux
pages plus religieuses ; aujourd’hui, l’hebdomadaire a doublé son format
(douze pages), il comporte environ huit pages de texte lorsque l’on enlève
la bande dessinée et la partie promotionnelle. Les deux pages intérieures
accueillent la rubrique “religion” et la page suivante traite de la société

* Professeur d’anthropologie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg.

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp. 201-222.
Dossier Suzie GUTH

(page huit) : c’est là que l’on peut en général lire les nouvelles de l’ensei-
gnement. La page antépénultième est consacrée aux sports, l’avant
dernière page comporte une bande dessinée humoristique : Zoba Moké :
c’est-à-dire Monsieur l’Idiot ou le Naïf.
La prise de position dans les affaires séculières est devenue de plus
en plus manifeste avec la montée des conflits politiques et des conflits
armés. La Semaine Africaine s’est transformée en un hebdomadaire de
plus en plus engagé ; la région du Pool, siège de la rédaction, mais aussi
lieu d’origine de nombreux prêtres et laïcs, est devenue à la fois l’objet et
le sujet du débat politique.
Le nombre d’articles traitant de l’enseignement et de la jeunesse a
suivi cette évolution politique. On aurait pu penser à première vue que
l’acte du 21 juin 1991 de la conférence nationale, portant rétrocession des
écoles à l’Église catholique, aurait entraîné un accroissement du nombre
d’articles relatifs aux écoles. Mais les choses ne sont pas allées aussi vite :
la rétrocession des écoles fut lente et continue ; ce sont les années de
guerre qui vont bouleverser l’agenda scolaire, qui vont offrir la matière à
un nombre d’articles de plus en plus volumineux. On observe un fort
202 accroissement (onze articles) en 1997, année de la guerre civile, et en
1999 à l’issue de la guerre urbaine au Sud de Brazzaville. Il faut aussi
tenir compte du fait que la rentrée universitaire a eu lieu en juin 1999 pour
certaines Facultés. Ainsi, la multiplication des articles est due autant à la
rétrocession des écoles qu’à la guerre civile et à ses conséquences : il
s’agit de faire le bilan et d’imaginer un avenir pour le pays. En comparant
La Semaine Africaine des années soixante, à l’époque de l’instauration du
monopartisme et de la nationalisation des établissements catholiques, à
l’hebdomadaire d’aujourd’hui, on voit combien la situation politique a
évolué et combien l’Église catholique s’est impliquée dans la société.
Cette transformation nous semble liée à trois facteurs :
- la reconnaissance des associations et des groupements depuis la
Conférence Nationale ;
- l’extrême gravité de la situation politique, économique et huma-
nitaire ;
- le pluralisme dans la presse écrite (la situation de quasi-mono-
pole existe toujours dans l’audiovisuel).
Des articles sur l’Université Marien Ngouabi paraissent régulière-
ment et leur contenu évoque presque toujours la catastrophe, comme on
pourra en juger à la lecture de ces titres publiés entre 1995 et 1999 :
L’école au Congo — Brazzaville

«Les ripoux vous saluent bien (problème du règlement des


bourses des étudiants)» ; «La situation des étudiants est précaire» ;
«Sous le feu croisé des grèves et des revendications » ; « Les
étudiants rabroués» ; « Université Marien Ngouabi : un constat
amer» ; «Triste sort pour les campusards » ; « Les examens suspen-
dus» ; «Université Marien Ngouabi : la chute libre » ; « La faillite
des intellectuels congolais » ; « Université Marien Ngouabi : La
longue attente – un salaire saucissonné ».

On peut s’étonner de l’importance accordée à l’Université Marien


Ngouabi, mais il ne faut pas oublier que nombre d’universitaires écrivent
dans La Semaine Africaine ; de plus, les locaux du siège du journal sont
proches de la Faculté des Lettres de l’avenue Bayardelle. La gestion de
l’Université devient ainsi un enjeu professionnel et politique, mais aussi
un élément du débat avec les étudiants.
Nous étudierons les fluctuations de la fréquence des articles concer-
nant la jeunesse et sa scolarité, et nous verrons ensuite que la jeunesse est
présentée de manière duelle. Soit le rédacteur oppose la jeunesse embri-
gadée, celle de la JMNR, aux Sapeurs de Bacongo, soit il oppose, comme 203
le fait Sœur Nkouka, le mythe du diplôme à l’aspiration à la réussite. Nous
traiterons ensuite plus longuement des années de guerre en préservant la
chronologie des faits et des articles. En 1997 et 1998, deux conflits,
d’abord urbains, ont pris une ampleur nationale, ont ravagé le pays et
réduit nombre d’habitants à la misère. L’année 1999 marque un retour
progressif vers la paix par la signature des accords de décembre 1999,
mais c’est aussi le temps des bilans et de la réflexion.

Dix années de Semaine Africaine :


statistiques et figures de la jeunesse

De 1989 à 1999, le nombre d’articles concernant l’école dans


l’hebdomadaire catholique d’Afrique Centrale varie du simple au décuple.
Le nombre modal est de l’ordre de trois par an alors que la moyenne est
de sept articles par an ; avant 1993 les parutions sont inférieures à la
moyenne, alors qu’après cette date et pendant les trois années 1995, 1997,
1999, les parutions sont supérieures à la moyenne.
Année 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Articles 3 2 6 1 2 1 9 3 11 6 21
Dossier Suzie GUTH

Les raisons de ces fluctuations sont de deux ordres : la première


tient à la restitution des établissements scolaires et la seconde porte sur les
années de guerre, les destructions, la conscience d’une certaine décadence
et la stigmatisation de celle-ci. Deux rédacteurs interviennent principale-
ment dans ce débat : il s’agit de la Sœur Nkouka, au style plutôt prime-
sautier (nous apprenons au fil des lectures qu’elle enseigne depuis des
décennies à l’Université Marien Ngouabi), et de l’Abbé François Wembat,
aumônier de l’Université mais aussi enseignant dans cet établissement.

Jeunesse embrigadée et jeunesse élégante

Les changements dans La Semaine Africaine semblent dater de


1993. Douze articles paraissent alors, traitant principalement des devoirs
de l’Église face à cette nouvelle charge d’éducation, ainsi que de l’évolu-
tion de l’enseignement catholique au Congo. Yves Botto trace en 1993 une
rétrospective du rôle de la jeunesse durant trente années de vie politique
congolaise (La Semaine Africaine, n° 1947). Il décrit d’un côté les mili-
tants de la Jeunesse du Mouvement National de la Révolution, la JMNR
(Bonnafé, 1968 : 327-368) et de l’autre Les Sapeurs de Brazzaville. Bien
204 que cette représentation de la jeunesse soit pour l’auteur une simplifica-
tion, il montre que le déclin du militantisme ouvre la voie à son contraire :
le dandysme (les Sapeurs sont considérés comme les représentants de
l’impérialisme), tant il est vrai que la fringue et l’apparence reflètent pour
les premiers comme pour les seconds une forme de visibilité sociale. Le
rédacteur analyse cette confusion de l’utopie, du tricotage des slogans et
de l’élégance. Yves Botto essaie de mettre en scène une vaste rétrospec-
tive du mouvement milicien au Congo, en opérant la liaison entre la
JMNR, créée en 1965, et les mouvements miliciens d’aujourd’hui. Certes,
la présence à la tête de l’État de Pascal Lissouba, ancien premier ministre
du défunt Président Massemba Débat et, lors de sa primature, créateur au
sein de la JMNR d’une fraction armée, la Défense Civile, considérée
comme un corps d’élite, incite à établir cette continuité. La plupart des
historiens et des commentateurs politiques opèrent ce type de rapproche-
ment, qui laisse croire à une forme téléologique dans la succession des
générations. L’historien Rémy Bazenguissa-Ganga (1997) montre que la
création de la JMNR ouvre la voie à l’émergence des “Jeunes ” dans le
champ politique (1963-1968). Le militant de la jeunesse “unique ” devient
une figure de l’ordre politique. Certes la jeunesse a souvent été instru-
mentalisée, mais la création des milices (Dorier-Apprill et alii, 1998) sous
L’école au Congo — Brazzaville

la présidence de Pascal Lissouba va lui redonner un nouveau lustre.


Comme l’affirme l’historien, l’urbanité s’affiche aussi dans les représen-
tations des corps : à ces jeunes embrigadés en uniforme qui scandent des
slogans, les Sapeurs de Brazzaville vont opposer le talon-dame
(Bazenguissa-Ganga, 1977 : 183), qui a été particulièrement apprécié
chez le président Omar Bongo du Gabon, et que Justin Gandoulou et à sa
suite Rémy Bazenguissa-Ganga vont mettre en scène tant à Paris que dans
leur ville natale (Gandoulou, 1989). À l’uniforme du premier s’oppose
celui au teint de papaye mûre qui ne porte que des vêtements griffés, véri-
table figure de mode mais aussi figure alternative et marginale du monde
urbain. Mais les pagnes politiques ou religieux et l’uniforme qu’ils
composent font partie de la culture de la rue et des institutions ecclésiales.
Les Scola qui animent les messes à l’effigie de Saint Charles Lwanga, le
pagne de la Conférence nationale souveraine qui intime les trois comman-
dements politiques : « tu ne mentiras pas, tu ne tueras pas, tu ne voleras
pas », illustrent les formes populaires de communication et montrent que
l’ordre politique s’incarne sur les corps (Weissmann, 1993 : 62). Yves
Botto rapproche ce mouvement de celui du « drop out » qui a caractérisé
les mouvements beatnik et hippy en Occident. Concluant son article, l’au- 205
teur fait référence à la Conférence Nationale où « les jeunes intelligences
mises en orbite à ce grand forum ont tenté d’apporter des idées novatri-
ces dont certaines pourraient, avec le temps, constituer la plate-forme
d’une vision alternative du développement » (La Semaine Africaine,
n° 1947, 1993). Ainsi, le rédacteur appelle à un dépassement de ces deux
figures urbaines en appelant à la tolérance et au dialogue.

Le spectre de l’année blanche et le reliquat du militantisme

Le 21 octobre 1993, dans une lettre ouverte aux élèves du Complexe


Notre Dame de Namibie à Loudima, Sœur Marie Thérèse Nkouka fustige
les jeunes filles de l’institution qui se sont mises en grève et sont parties
de l’établissement :

« Votre parole a déclaré blanche une année largement rougie


par les gouttes du sang d’un travail scolaire impressionnant :
n’avions-nous pas pris le nom général A.R.- Aspirants à la réussite ?
D’où est venu ce démon qui vous a fait changer d’idéal pour que
vous admettiez que l’année soit perdue pour tous ? »
Dossier Suzie GUTH

La Sœur explique qu’elle est considérée par le Comité comme une


piégeuse de jeunes, car la formation professionnelle dispensée aux jeunes
filles ne débouche sur aucun diplôme professionnel. Le titre de l’article
reprend bien l’argumentation : «Formation Professionnelle d’abord,
diplôme après». Sœur Nkouka dénonce «le mythe congolais du diplôme»
qui ne mène, dans bien des cas, qu’au chômage. Dans les écoles dont elle
a la charge, l’Église catholique a voulu remettre la formation profession-
nelle au goût du jour, et nous voyons sur la photographie illustrant l’article
les jeunes filles occupées à coudre. Cette rébellion contre la parole forte
des évêques qui ont cherché à les influencer, contre l’Église catholique
mère et éducatrice, montre un premier échec de l’enseignement catholique.
Alors que la jeunesse avait été nourrie de militantisme et de
slogans, le Complexe Notre Dame de Namibie, fruit d’une coopération
internationale, n’offrait aux jeunes filles qu’une formation à un métier
féminin par excellence, la couture, sans conduire à un diplôme particulier.
Cet établissement est présenté dans La Semaine Africaine (n° 1905)
comme « un joyau de l’État namibien remis officiellement à l’état congo-
lais… ». Ce fut le premier établissement mis à disposition de l’Église, qui
eut de ce fait une valeur de symbole et d’exemple. Le complexe Notre
206 Dame de la Namibie à Loudima est évoqué plusieurs fois de façon positive
dans La Semaine Africaine :

n° 1905, 1991 L’Église catholique renoue avec l’enseignement


n° 1929, 1992 Le complexe scolaire Notre Dame de la Namibie
de Loudima
n° 1933, 1992 Premier Conseil d’administration – complexe
Notre Dame de la Namibie (Loudima).

Deux ans plus tard, les élèves étaient entrés en rébellion et avaient
abandonné le complexe. Dans le journal Mweti du 20 juin 1991, une
couturière connue de Makélékélé 1 interrogée par le journaliste indique
que les parents « pensent que la couture est un dépotoir après un échec
scolaire ». Tout semble se passer comme si l’Église avait la même appré-
hension du réel que les professionnels de la couture et non celle des
parents d’élèves.

1 Faubourg de Brazzaville.
L’école au Congo — Brazzaville

L’objectif de la convention de l’établissement avec l’État est de


former les cadres moyens dans le domaine du bois, de la mécanique et des
métaux en feuilles, de l’agriculture et de l’élevage, de l’agroalimentaire, des
arts ménagers et des sciences sociales. La mise en place de cet établissement
est considérée comme un défi qu’il convient de relever, en raison de son
importance et de son coût élevé. Il compte une forte proportion de jeunes
filles (deux tiers), mais nous apprenons que la congrégation qui s’est portée
volontaire pour encadrer l’internat, les Missionnaires Clarétaires, ne viendra
qu’en septembre 1992 pour la deuxième rentrée scolaire.
Le Père Christian de La Bretesche (La Semaine Africaine n° 1946)
résume la philosophie de l’Église en matière scolaire : permettre aux
jeunes Congolais de tous les niveaux scolaires de trouver une insertion
économique, en devenant non plus demandeurs d’emploi, mais porteurs
d’initiatives économiques :

« Là encore, choisissons le bon vocabulaire, cessons de parler


de “récupération des échoués”, parlons tout simplement de mise en
valeur des ressources humaines ».
207
Ces trois articles esquissent une vision volontariste de ce que
devrait être l’enseignement chrétien : un projet, l’invention de nouvelles
solutions, la transformation des « échoués » en « porteurs d’initiatives
économiques». Mais l’absence de formation diplômante conduit les
jeunes filles du Complexe Notre Dame de la Namibie à la révolte, qui est
assimilée à un refus d’obéissance, à l’œuvre du démon. Ainsi, le bien se
trouve du côté de l’institution ecclésiale et le mal dans le refus de ses
objectifs et de ses modalités d’action.
Dans un article de La Semaine Africaine du jeudi 29 avril 1993, le
père Wembat, aumônier de l’Université, évoque l’enseignement catho-
lique sous la colonisation et rappelle que des problèmes similaires se
posaient déjà sous le vicariat de Mgr. Biéchy en 1936-1939. Il conclut :

«La reprise des établissements scolaires n’est pas une chose


facile. Nous ne sommes plus à l’école coloniale. Le nombre d’élèves
inscrits est à multiplier par mille. Que ce regard en arrière nous aide
à mieux nous organiser pour prévenir toute aventure et ne pas déce-
voir ceux qui comptent sur nous pour relever l’enseignement et
l’éducation des jeunes dans notre pays ».
Dossier Suzie GUTH

Le 6 mai 1993, l’établissement est cependant confisqué par le prési-


dent de la République, Pascal Lissouba. Le complexe va servir de base de
formation pour les milices présidentielles. L’école aura fonctionné seize
mois, et les cinq cents jeunes de la région de Loubima qui y étaient scola-
risés vont se retrouver à la porte2.
Yves Botto présente quant à lui la jeunesse congolaise sous deux
aspects :
- l’implication politique dans le militantisme en uniforme (une
photo illustre cet aspect) ;
- le refus narcissique de cet engagement (une autre photo illustre cet
aspect).
Il appelle les jeunes à trouver d’autres modes d’avenir et notam-
ment celui du dialogue. La création d’un enseignement chrétien au Congo
nécessite de trouver de nouvelles voies, de nouvelles modalités d’action,
mais aussi de rompre avec la jeunesse d’hier symbolisée par deux figures,
celle du militant et celle du dandy. La troisième voie, celle du dialogue et
de la valorisation des ressources humaines ou de la rédemption de ceux
ayant échoué, reste encore à incarner.
208 L’Université et les années de guerre (1997-1999)

Bien que ses premières manifestations datent de 1993-94, la guerre


ne s’est véritablement étendue à tout le territoire du Congo qu’à partir du
5 juin 1997 ; l’appareil milicien, qui a été le support de la guerre, s’est
progressivement mis en place sous la présidence de Pascal Lissouba.
C’est à l’origine une guerre urbaine, qui va précipiter les populations sur
les routes, en brousse, le long de l’axe du CFCO 3, ou au PK 45 4, voire plus
au Nord du pays. Les populations vont se déplacer pour fuir le conflit dans
les pays voisins, mais aussi le long des axes routiers, du chemin de fer, ou
des voies navigables.
L’Université Marien Ngouabi était avant la guerre un foyer de
contestation. Ainsi, lors de la semaine universitaire du 5 au 9 mai 1997,

2 Sœur M.Th. Nkouka, « Il y a trente-six ans, l’école congolaise était nationalisée»


(La semaine Africaine, n° 2 321, 2 août 2001).
3 Chemin de fer Congo-Océan.
4 Route du Nord, qui va de Brazzaville aux plateaux Batéké.
L’école au Congo — Brazzaville

les étudiants, profitant de la présence du Président de la République ont


réclamé leurs bourses. Le Président de la République Pascal Lissouba,
ancien professeur d’Université, répond :

« Vous êtes des universitaires, par conséquent respectueux. Si


vous pensez que vous êtes assimilables aux sauvages, alors allez au
zoo. Je vous demanderai simplement de ne jamais cesser d’être polis
quel que soit le dépassement. Vous avez copieusement crié sur votre
ministre, j’espère que qui aime bien châtie bien ».

La Semaine Africaine du 8 mai 1997 évoque les revendications


exprimées par les universitaires et les étudiants : elles portent sur les
heures complémentaires non payées ainsi que sur les bourses et sur les
réformes des examens, notamment sur les notes éliminatoires en sciences
économiques.
Nous trouvons dans La Semaine du 21 août 1997, après une suspen-
sion de la parution des journaux, deux articles traitant de la démocratie,
l’un traite de l’école et de la formation du citoyen, l’autre s’inspire de
l’ouvrage de Dominique Ngoïe-Ngalla, professeur d’histoire et auteur de 209
la Lettre d’un Pygmée à un Bantou. Le rédacteur de ce second article,
Serge Zangala, présente d’abord les Églises du Réveil qui annoncent la fin
du monde, s’inspirant des évangiles de Marc, Mathieu et Luc :

« Vous serez livrés même par vos pères et mères, vos frères,
vos proches et vos amis ; on fera mourir plusieurs d’entre vous ».

La guerre serait donc une apocalypse annoncée, comme le fut la


destruction de Jérusalem, mais Dominique Ngoïe-Ngalla considère que
les malheurs ne sont guère eschatologiques mais simplement humains ; il
suggère de ne pas impliquer les Blancs :

« Vous les rendez responsables de tous vos malheurs. C’est


trop facile. Les Congolais doivent trouver des solutions ailleurs que
dans la guerre, ils doivent accepter d’assumer leur histoire et leur
culture et mettre de l’ordre dans le pays ».

L’article de Serge Zangala veut donc opposer au destin et à la


prophétie la recherche de causes internes au peuple congolais puis,
Dossier Suzie GUTH

toujours d’une manière holistique, la volonté d’assumer les malheurs de


la nation pour trouver une solution.
L’Université Marien Ngouabi est l’objet dans le numéro du 23
juillet 1998 d’un article ayant pour titre : « Triste sort pour les campu-
sards !». Les logements étudiants du campus sont en ruines, il n’y a plus
de sanitaires, plus d’électricité, ordures et herbes sauvages se disputent le
terrain. De plus, le quartier voisin de Diata a été dévasté. Un comité s’est
constitué pour gérer les restes de la cité universitaire. Un cri d’alarme est
adressé aux dirigeants du pays, mais l’article s’achève cependant sur une
note optimiste : l’étudiant est l’espoir de demain.
L’enseignement dans son ensemble se met à vivre dans un temps
différent. Le temps scolaire n’a pas été respecté, et l’on cherche à trouver
des repères dans un temps antérieur : les bacheliers de 1996 réclament leur
bourse, alors que l’année universitaire 1997/98 touche à sa fin…
L’attribution d’une bourse est limitée aux étudiants qui arrivent à passer
avec succès la première année de premier cycle et qui ont vingt-deux ans
et plus. Ils doivent constituer un nouveau dossier, alors que les examens
du 10 juin 1997 ont été supprimés pour raison de guerre civile. L’article
insiste ensuite sur les conditions matérielles des universités (nous pensons
210 qu’il s’agit surtout de l’établissement de la rue Bayardelle) : pas de bancs,
pas d’électricité, des sujets écrits au tableau noir, les étudiants qui restent
debout pour suivre les cours. Il faut ajouter (ce que l’article ne fait pas),
que les bâtiments ont été dévastés et que les gravats encombrent toujours
les salles en décembre 1999. Une session d’examen aurait dû avoir lieu,
mais elle fut reportée (article du 12 novembre 1998) en raison du manque
de papier et de son coût prohibitif. Le trafic fluvial entre Brazzaville et
Kinshasa était suspendu, le chemin de fer Congo-Océan ne fonctionnait
que très épisodiquement sur une fraction de son parcours ; la ramette de
papier était évaluée à 8 500 francs CFA (alors que son coût avant la guerre
était de 4 500 francs CFA). Les examens, jugés trop onéreux (la session
était estimée à cent millions de francs CFA) furent reportés à des jours
meilleurs. Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
scientifique présente son programme dans un entretien publié le 6 août
1998. Il évoque la réhabilitation de la Faculté de Sciences et de la Faculté
de Droit, son financement par Chevron Congo ; il cite le cabinet d’archi-
tectes chargé de cette tâche et annonce le démarrage des travaux pour les
mois à venir. Il pense pouvoir récupérer les équipements de laboratoire
commandés pour la Faculté de Sciences de Dolisie, établissement que le
Président Pascal Lissouba avait décidé d’installer près de sa région natale
L’école au Congo — Brazzaville

et où les cours eurent effectivement lieu la dernière année de son mandat.


En 1997, L’Unesco s’était engagée à fournir du matériel administratif. Le
journaliste pousse plus avant son interview et demande au ministre quelle
est la crédibilité que l’on peut accorder à l’enseignement supérieur au
Congo d’un point de vue international. Celui-ci répond que la réinsertion
a pu se faire grâce au CAMES 5. L’agitation des étudiants est ensuite
évoquée, mais, pour le ministre, elle n’est qu’une manifestation d’une
minorité d’étudiants menée par un syndicalisme politisé.
L’Université Marien Ngouabi donne lieu à des commentaires à
caractère dramatique : «Université Marien Ngouabi : la chute libre »
(28/01/99), « La faillite des intellectuels congolais » (18/03/1999),
« L’Université est malade parce que l’État lui-même est malade »
(30/09/1999) et «La recherche en question » (02/12/1999). Le 4 février
1999, le professeur Miyouna Tatani relate les conditions ubuesques dans
lesquelles les enseignants reçoivent leur salaire ; il s’agit d’ailleurs d’une
fraction de salaire puisqu’ils perçoivent en décembre 1998 un tiers du
salaire de septembre 1998, celui du mois d’août étant oublié. L’attente
aura duré toute la journée et s’achèvera à Bayardelle faute d’électricité :

« Au loin le rugissement des canons ponctue notre cérémonie


211
en messe basse. À la radio, la musique de Tshala Mwana, Pépé Kéllé
et Olomidé alterne avec les envolées pittoresques des journalistes qui
exultent en périphrases à la gloire de ceux qui nous gouvernent.»

Le rédacteur de l’article intitulé « Rentrée académique : mieux vaut


tard que jamais ! » évoque plus particulièrement le problème des examens
universitaires : les étudiants de certains départements universitaires de
Lettres et Sciences humaines attendent toujours en 1999 les résultats des
examens de la deuxième session de 1997-1998, alors que la nouvelle
rentrée universitaire a eu lieu le 31 mai 1999 (examens de 1998-1999). En
Sciences Economiques, les examens ne sont pas organisés faute de maté-
riel, le 29 mai 1999 la compagnie pétrolière Chevron annonce un don de
matériel de vingt millions de francs CFA pour cette même Faculté.
L’Université a voulu compenser les retards dans les cycles académiques,
mais, en cherchant à rattraper le temps à marches forcées, en créant de

5 CAMES : Conseil Africain et Malgache de L’Enseignement Supérieur.


Dossier Suzie GUTH

nouvelles années universitaires pour éviter les décalages dûs aux conflits,
elle se heurte ainsi à des cycles d’études inachevés, à des hiatus temporels
où l’année universitaire ne correspond plus à l’année réelle. Car ces ajus-
tements ne vont pas sans rappeler les années blanches et, notamment, celle
de 1993-1994. À ce temps en retard sur lui-même, qui s’accompagne du
sentiment du déclin (justifié objectivement par l’état des bâtiments), la
nostalgie qu’éprouve Paul Denguika du département de littérature et de
civilisation africaines renvoie l’image d’un passé qui paraît idyllique aux
yeux de ceux qui l’ont connu. C’est le temps du Centre d’Enseignement
Supérieur de Brazzaville 6.

« Chaque année j’ai le cœur fendu et les larmes aux yeux de


voir nos chers étudiants prendre les cours dans les couloirs des bâti-
ments ou encore au travers des fenêtres. Qu’il est loin le temps du
Centre d’Enseignement Supérieur de Brazzaville (CESB) ». Plus loin,
l’auteur ajoute que « Les conditions objectives de l’acte de la recher-
che ne sont pas suffisamment remplies. Qu’est-ce qu’une Université
qui ne publie ? Elle ressemble à un gigantesque lycée urbain ».
212 Monsieur Antoine Yila, maître-assistant (CAMES) de littérature
française, évoque la situation des chercheurs, une prime de recherches de
trente mille francs CFA, pas de machine à écrire, les enseignants sont
obligés d’être des héros pour produire intellectuellement, scientifi-
quement, académiquement. Le recteur, interrogé le 30 septembre 1999, ne
mâche pas ses mots et répond à la question suivante :

« Tout le monde constate que l’Université est malade : plus de


bibliothèque ni de laboratoires, plus de recherches. Quelles sont vos
stratégies pour remédier à ces maux ? »

« L’Université Marien Ngouabi est une Université d’État, son


propriétaire est malade. Mais contrairement à ce que disent les jour-
nalistes, l’Université ne se complaît pas dans sa maladie. Elle la
combat dans la mesure de ses moyens. »

6 CESB : Centre d’Enseignement Supérieur de Brazzaville, établissement au Congo


de la Fondation de l’Enseignement Supérieur en Afrique Centrale, organisme interna-
tional franco-africain jusqu’en 1972, date de sa nationalisation.
L’école au Congo — Brazzaville

Il annonce ensuite un certain nombre de projets (équipements de


laboratoires, renaissance des Annales, modernisation de bibliothèques).
La bibliothèque de la Faculté des Lettres, dont les livres ont été éparpillés
dans toute la ville et sont encore vendus sur les marchés, doit être réhabi-
litée. Le bilan qu’établissent les journalistes et les universitaires ne semble
guère noircir la réalité, bien au contraire ; la désolation qu’inspirent les
bâtiments de Bayardelle, les gravats qui jonchent le sol, les bancs tordus
et entassés, les sous-sols en ruines, l’absence de tout instrument adminis-
tratif, si ce n’est une vieille machine à écrire mécanique, et surtout les
bâtiments lézardés, mais encore debout, reflètent fidèlement l’image exté-
rieure et métaphorique de l’Université congolaise. Vidée d’une partie de
ses enseignants réfugiés dans d’autres pays, contrainte de rattraper les
examens manqués, elle peine et s’essouffle dans ce décor encore colonial,
dans ces bâtiments laissés à l’abandon. Néanmoins les petits métiers ont
refait leur apparition, ici un photographe tire le portrait des étudiants pour
les diverses cartes, là on vend des en-cas pour goûter entre les cours. La
vie universitaire recommence avec son cortège de complaintes et de
revendications, mais aussi avec sa précarité.
La déshérence institutionnelle est assimilée à une maladie, à un
mal ; la faillite de l’institution dénote un jugement sur les responsabilités
213
mais aussi sur l’appartenance commune : l’Alma mater. Ainsi, l’abandon
de la mère nourricière reflète la bêtise humaine. Paul Denquika du dépar-
tement de littérature va jusqu’à suggérer que c’est à croire que plus rien
n’a de sens, que le sens n’a plus de sens. L’absurde reflète donc la situa-
tion à la fois institutionnelle mais aussi nationale. Il ne veut pas s’arrêter
sur une note de désespoir, il conclut : « L’intellectuel par définition est
l’éveilleur des consciences, celui qui dit non à la médiocrité, et non à la
bêtise». En d’autres termes, il n’y a pas de fatalité. Il évoque ensuite le
Siècle des Lumières pour suggérer sans doute une renaissance possible, si
ce n’est un âge de la raison.
Le thème du déclin, de la chute de l’Université, atteint son apogée
en 1999, mais il est cependant récurrent depuis 1991. Un article intitulé
«Université Marien Ngouabi avant-dernière d’Afrique» commente ce
piteux résultat issu du classement du CAMES. L’auteur, assistant à
l’Université, lie cette situation à l’autocratie du Parti Congolais du
Travail, à l’étouffement de toute contestation, à la politique du bâton et de
la carotte, mais aussi à la léthargie administrative.
En 1995 (15/01/1995), un article intitulé «L’Université Marien
Ngouabi : la mise à mort » annonçait la disparition de l’enseignement
Dossier Suzie GUTH

supérieur. La même année (le 09/03/1995), un article intitulé « Les ripoux


vous saluent bien » relate, sous la forme d’un conte moral, les tribulations
de Tchica qui cherche à obtenir sa bourse universitaire. Après bien des
démêlés avec les militaires qui gardent le Trésor Public, elle arrive au bout
de ses peines en versant aux gardiens du Trésor une gratification de deux
mois de bourse. Ce faisant, elle s’aperçoit que d’autres avaient aussi béné-
ficié des faveurs des militaires de la même manière. Ce conte moral
s’achève par la métaphore de la gangrène de l’âme, qui envahit tout le
corps social. Ainsi, le mal s’étend, les étudiants, victimes, doivent donner
deux mois de leur bourse à ceux qui sont au sens propre les gardiens du
bon fonctionnement des institutions.
En face, à l’aumônerie, les activités ont repris pour la semaine
pascale ainsi que pour la semaine universitaire en octobre 1999. Cent dix
jeunes ont participé à cette semaine, qui fut surtout l’occasion de recevoir
le sacrement de réconciliation. L’Église, à l’issue de cette guerre, est
devenue le pilier moral sur lequel le gouvernement devrait s’appuyer, elle
insiste à tous les niveaux sur l’importance du code moral – la guerre se
situe selon elle dans l’immoral et conduit au constat de la nécessité d’en-
seigner et de créer des filières d’éthique et d’esthétique à la Faculté des
214 Lettres et Sciences Humaines.

L’après-guerre de 1999

Les articles traitant de l’éducation peuvent être rangés en trois


rubriques, les plus nombreux évoquent la situation scolaire de l’après-
guerre à Brazzaville, dans le Pool et dans le Niari, régions où se déroulè-
rent les combats et où le pillage fut le plus intense. En avril 1999, selon
un article paru dans le numéro 2002 de La Semaine Africaine, une mission
des Nations-Unies qui s’était rendue à Dolisie et Nkayi (troisième et
quatrième villes du Congo), relevait que deux mille personnes étaient
revenues à Dolisie qui en comptait quatre-vingt mille avant-guerre et dix
mille à Nkayi qui en comptait soixante mille avant-guerre. L’Université
Marien Ngouabi suscite toujours bien des commentaires qui stigmatisent
son déclin. Enfin, nous retrouvons la rubrique qui traite des établissements
scolaires catholiques ou privés.
Les premières décisions concernant la scolarisation des enfants
furent évoquées dès le 28 janvier 1999. Les enfants des quartiers de
Bacongo et de Makélékélé (au nombre de quarante-six mille environ) ont
été transférés dans les quartiers Nord pour y être scolarisés. L’association
L’école au Congo — Brazzaville

des parents d’élèves (APEC) s’est élevée contre cette décision, car les
effectifs des établissements des quartiers Nord de Brazzaville étaient déjà
pléthoriques. Le président de l’association considère que cette intégration
est un échec car… l’information n’est pas bien passée. Le 1er avril 1999,
un titre d’article annonce : «Plus du tiers des élèves congolais privés de
scolarité». Cette déscolarisation forcée concerne essentiellement le Sud
du pays : les régions du Pool et de la Bouenza, du Niari et de la Lékoumou,
ainsi que les quartiers Sud de la capitale. Les causes en sont partiellement
l’environnement, mais surtout l’insécurité que font régner les affronte-
ments qui se poursuivent entre Cocoyes et Ninjas 7. Il est rappelé que
l’Éducation nationale, qui scolarisait les enfants à plus de 100 % en taux
brut, connaît aujourd’hui un recul qui est estimé à 13 % sur l’ensemble du
pays, mais qui serait de 26 % dans la capitale ; il manque 57 511 élèves
ainsi que plus de 2 000 enseignants ; seuls 318 d’entre eux auraient repris
leur service. Nombreux sont les élèves scolarisés à Pointe-Noire, car les
enseignants sont eux aussi restés dans l’agglomération ponténégrine. Le
24 juin 1999 Pierre Pemba relate une visite faite à sept établissements
brazzavillois. Voici en résumé ce qu’il en dit : ces établissements qui tota-
lisaient avant la guerre 19 222 élèves et 859 enseignants, n’ont plus que
4 710 élèves et 477 enseignants, soit 67 % d’élèves en moins et 44 %
215
d’enseignants en moins. L’école primaire de Bacongo passe de 1 379 à
143 élèves, le Collège Angola Libre à 461 élèves sur 2 852, le Lycée
Savorgnan de Brazza à 1 507 élèves sur 5 700 et le lycée Amilcar Cabral,
qui se situait à dix-sept kilomètres de Brazzaville sur la route de Nganga
Lingolo, est aujourd’hui abrité dans les locaux du Lycée Technique (204
élèves le fréquentent au lieu des 759 d’avant-guerre). Un article, «La
preuve de la baisse des effectifs », publié dans le journal La Nouvelle
République, nous donne en fin d’année de nouvelles statistiques sur les
taux de réussite scolaire. Nous pouvons observer les résultats du BEPC de
1963 à 1999 (selon la direction des Examens et Concours, DEC).
Le meilleur score obtenu était de 51,76 % en 1964 (faut-il rappeler le filtre
de l’examen d’entrée en sixième ?), le score le plus bas a été enregistré en
1984 (10,83 %) mais, depuis 1990, les scores fluctuent entre 14,03 %
(1992) et 38,60 %. Le mouvement est cependant à la baisse : en 1999 le
taux de réussite est de 17,38 % pour 29 182 candidats, alors que l’année

7 Milices rivales.
Dossier Suzie GUTH

précédente ils étaient au nombre de 42 773. Ainsi, la décroissance des taux


de réussite a été amorcée avant-guerre, mais la guerre et l’après-guerre
vont accentuer cette tendance. On voit que le système éducatif porte les
stigmates des conflits et du chaos qu’ils ont généré.
L’insécurité urbaine et scolaire est mise en accusation dans deux
articles du 25 février 1999. Pierre Pemba évoque l’intrusion dans les salles
de classe de jeunes armés de PMAK. Ainsi, au CEG Leyet Gaboka, trois
militaires armés, avec casques noirs de conducteurs d’engins blindés, ont
menacé de tirer sur le surveillant général. Dans un autre article du même
numéro, Sœur Thérèse Nkouka s’interroge : comment parler d’amour à ces
enfants «plus guerriers qu’étudiants» dont le minimum de référence
morale est désormais battu en brèche par ceux qui ont été amenés à tuer,
violer, piller, braquer ? Elle les voit comme des brebis qui errent sans
pasteur (Marc 6, 34). Malgré les destructions de trois diocèses sur six,
Sœur Nkouka veut garder l’espérance. Pierre Pemba s’interroge sur la
corruption des fonctionnaires qui, en raison d’immenses retards de salaire,
se créent une situation en mettant en place un «cartel», en d’autres termes
un travail d’atelier ou de cours particuliers : ils revendiquent «100 % de
216 réussite aux examens» mais, aux dires des enseignants interrogés par le
rédacteur, «ces résultats sont douteux. Car nos collègues qui créent ces
ateliers scolaires accompagnent leurs élèves jusqu’aux centres d’examen
et s’arrangent avec nos collègues surveillants d’examen pour aider les
petits». L’article s’intitule «Quand la faim justifie les moyens».
Dans le Kouilou (article du 21/10/1999) la situation est inverse ;
c’est là que les populations en fuite ont afflué. Le directeur régional de
l’enseignement du Kouilou ne donne pas d’effectifs précis, mais il consi-
dère qu’il y a dans l’enseignement une baisse de qualité en raison de la
pléthore d’écoliers ; rappelons que les enseignants sont eux aussi venus en
masse et comblent le déficit de Pointe-Noire, mais ils devraient être affec-
tés ailleurs, bien que la plupart d’entre eux souhaitent rester à Pointe-
Noire. Le directeur régional du Kouilou admet que les conditions de vie
sont de plus en plus difficiles, mais il omet de dire que les villages et les
centres urbains ne sont pas tous accessibles.
Déficit d’élèves d’un côté, bâtiments en ruines à Brazzaville, dans le
Pool, ainsi que dans la région de Dolisie et de N’kayi, pléthore d’élèves et
d’enseignants dans la capitale économique à Pointe-Noire, création d’un
enseignement parallèle avec les cartels : tel est le bilan dressé par
La Semaine Africaine après la guerre de 1998.
L’école au Congo — Brazzaville

Pourquoi cette opposition entre l’Université Marien Ngouabi et les


établissements d’enseignement privés catholiques ? Nous ne pouvons que
formuler des hypothèses sur ce long débat enseignement public et ensei-
gnement privé. L’Université congolaise, comme nous l’avons déjà
indiqué, est la proche voisine de la cathédrale et des institutions ecclésia-
les et scolaires d’alentour, nombre de ses enseignants ont été des élèves
des écoles catholiques. Certains comme Sœur Marie-Thérèse Nkouka et
le père Wembat sont enseignants à la Faculté des Lettres de l’avenue
Bayardelle. La critique est donc essentiellement interne : la Faculté des
Lettres et Sciences Humaines représente l’État dans son omnipotence et
son impuissance. Elle possède le quasi-monopole de l’enseignement supé-
rieur et représente bien l’hégémonie de l’État national, et cultive aussi
tous les dysfonctionnements bureaucratiques de l’État : gabegie, aléas
pour les salaires et les bourses, lenteurs et imprévisions. Plus récemment,
la destruction des bâtiments, la perte de l’outil culturel qu’est la biblio-
thèque, la difficulté pour trouver les moyens nécessaires en papier pour les
examens, les dons des sociétés pétrolières qui lui sont accordés, montrent
à l’envie que l’omnipotence s’est transformée en impuissance collective.
Ainsi la Faculté des Lettres, qui n’en peut mais, est transformée en un
symbole collectif de l’État. Pourtant, on note combien les enseignants lui
217
sont attachés, l’un verse des larmes sur le sort de ses étudiants et pense
avec nostalgie à la jeunesse de l’institution (au CESB), l’autre semble
fustiger l’État pour que l’Université malade guérisse. Le constat de la
chute, de la maladie, du déclin et de l’absurde peut aussi avoir pour
mission de hâter la renaissance. Si, pour certains, l’absence de critique a
sclérosé l’État et ses institutions, le discours critique contemporain devrait
avoir pour vertu de contraindre les agents de la décision politique à la
vigilance. La défaite politique a conduit au retour sur soi, à la recherche
des explications et des causes, la victoire de la renaissance de l’enseigne-
ment privé a conduit en contrepartie à l’exaltation.

Conclusion

Bien que les articles sur le monde scolaire et celui de la jeunesse ne


soient pas hebdomadaires, ils représentent un bon analyseur de l’évolution
de la société congolaise et de la critique sociale et politique exprimées par
l’Église catholique. Par le biais des institutions d’éducation et de culture,
l’Église expose ses normes, son credo, sa volonté d’insertion, mais elle ne
soumet pas ses propres institutions à la même critique ; celle-ci est plus
Dossier Suzie GUTH

rare mais d’autant plus exemplaire : ainsi, deux numéros de La Semaine


Africaine (07 et 20/06/2000) évoquent la gestion des biens de l’Église.
L’analyse de la jeunesse fait référence aux figures tracées par les
sciences sociales : celle de la jeunesse embrigadée et celle de la jeunesse
exclusivement soucieuse du paraître et de soi. Sœur Nkouka fustige le
mythe congolais du diplôme qui ne mène à aucune formation profession-
nelle ; alors que l’Église a le devoir d’orienter les jeunes vers une inser-
tion professionnelle. Les articles des années d’après-guerre insistent sur
les destructions matérielles, sur la désorganisation du système scolaire et
universitaire, sur le phénomène de déscolarisation que l’on observe.
Celle-ci n’est recensée qu’à Brazzaville alors que l’on reste sans nouvelles
de tout l’arrière-pays ainsi que de la vallée du Niari. L’insécurité gagne
aussi les établissements scolaires qui sont visités par les miliciens en
armes. Mais c’est l’Université Marien Ngouabi qui fait l’objet de la
critique la plus radicale : qu’il s’agisse du paiement des bourses, des
retards dans le versement des salaires et des conditions dans lesquelles
une fraction de celui-ci est payé. Les conditions matérielles et morales de
la vie universitaire sont elles aussi analysées pour arriver à ce constat :
l’Université est malade et son propriétaire est malade. Ainsi le déclin de
218 cette institution de prestige signe le déclin ou la désorganisation de l’État.
Les militaires gardiens du Trésor public sont devenus des ripoux et
symbolisent la déliquescence des organismes publics.
La rétrocession des établissements scolaires donne lieu à un discours
plus contrasté. L’Église prend en charge des établissements dans un état de
délabrement et de vétusté, et, grâce à un dur travail de réaménagement, ces
établissements redeviennent des lieux accueillants et retrouvent leur iden-
tité d’autrefois : c’est l’image qui est proposée au lecteur. À partir de ces
deux exemples institutionnels, nous constatons que La Semaine Africaine
est bien un journal d’opinion, même si celle-ci est présentée d’une
manière moins virulente que dans l’hebdomadaire La Rue Meurt, devenu
La Rue, qui se veut d’une certaine manière le leader des journaux d’opi-
nion, ou du moins son expression la plus virulente tant dans les écrits que
dans les caricatures. Le ton de La Semaine Africaine est en général plus
mesuré, c’est la raison pour laquelle les titres et les articles concernant
l’Université Marien Ngouabi ne reflètent guère le style général, car ils
sont l’œuvre des “intellectuels” qui présentent leur opinion et leur
manière de voir leur propre institution culturelle.
L’école au Congo — Brazzaville

BIBLIOGRAPHIE

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tome II (cf. le chapitre sur la multiplicité des temps sociaux pp. 325-430).
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complexe Notre Dame de la Namibie (Loudima) », n° 1933, août.
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Namibie de Loudima », n° 1929, juillet.
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diplôme après », n° 1972.
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NGOIE-NGALLA (D.), 1992, Lettre d’un pygmée à un Bantou, Kinshasa,
Editions Selma.
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Afrique Contemporaine, dossier spécial, n° 186.
WEBER (M.), 1992, Essais sur la Théorie de la science, Paris, Plon,
2°édition.
WEISSMAN (F.) 1993, Elections présidentielles de 1992 au Congo -
Entreprise et mobilisation électorale, Bordeaux, Centre d’Études d’Afrique Noire.
Dossier Suzie GUTH

CHRONOLOGIE SOMMAIRE

La chronologie du conflit est empruntée à la revue Afrique contemporaine :


«Dossier Spécial Congo-Brazzaville entre guerre et paix», Paris, La Documenta-
tion française, 186, avril-juin 1998, p. 77-89. Nous nous sommes inspirée, pour
la partie concernant le dernier conflit de 1998-1999, de l’hebdomadaire
L’Observateur, 26, 16-22 décembre 1999.
1991
Conférence nationale le 11 mars : elle se déclare souveraine et désigne Mgr.
Kombo évêque d’Owando pour la présider. Avant de se séparer le 8 juin, la confé-
rence nationale élit André Milongo au poste de premier ministre.
1992
La sixième constitution est adoptée : le “oui” est largement majoritaire. Les
élections locales du 3 mai montrent la domination de deux partis : le MCDDI de
Bernard Kolélas et l’UPADS de Pascal Lissouba, ancien premier ministre
d’Alphonse Massemba Débat (deuxième président de la République du Congo).
Le Président sortant, Denis Sassou-Nguesso, conteste les résultats. Le 24 juin, le
220 MDCCI et l’UPADS remportent les élections, l’ancien parti unique demande
l’annulation du scrutin. Le second tour confirme les résultats du premier tour.
Le 16 août, Pascal Lissouba est élu président de la République au second tour. Le
17 novembre, le Président Lisssouba dissout l’Assemblée nationale.
1993
Élections législatives, le second tour suscite des violences. Mouvement de
désobéissance civile lancé par l’opposition qui occasionne à Brazzaville l’érec-
tion de barricades et des affrontement entre les milices. En juillet, des affronte-
ments armés entre les milices éclatent à Brazzaville et dans ses banlieues. L’état
d’urgence est instauré. Le Président du Gabon sert de médiateur, un nouveau
“second tour” des élections législatives a lieu. Celles-ci confortent la majorité
présidentielle. Les affrontements recommencent à Brazzaville à la fin de l’année
entre milices, entre les milices et l’armée ; on fait état d’une centaine de morts.
C’est le début de la première guerre civile congolaise.
1994
Après un arbitrage international concernant l’élection de neuf députés à des
élections (invalidation de six députés de l’opposition et de trois de la majorité),
de nouveaux affrontements entre milices. Le bilan est plus lourd : 2 000 morts et
100 000 personnes déplacées.
L’école au Congo — Brazzaville

1995
Signature d’un pacte de paix le 24 décembre 1995 entre l’opposition et la
mouvance présidentielle pour désarmer les milices des deux bords.
1996
Mutinerie d’une fraction de l’armée. Les dates de l’élection présidentielle sont
fixées pour l’année 1997. Mais un nouveau gisement pétrolier off shore, Nkossa,
est mis en activité : il va devenir un enjeu des rivalités entre factions.
1997
L’ancien président de la République Denis Sassou Nguesso revient au Congo.
D’anciens miliciens de la mouvance présidentielle se mutinent dans le camp de
formation militaire de Loudima. En avril, mutinerie à la base navale de
Brazzaville. Le 5 mai, le ministère de la Défense est assiégé par une trentaine de
sous-officiers qui demandent l’adoption de la loi sur la réorganisation de l’armée.
Des incidents éclatent lors de la tournée électorale de Denis Sassou-Nguesso dans
le Nord du Congo en raison de son transport en tipoye, comme s’il était un chef
traditionnel. Le 5 juin, les affrontements commencent dans les quartiers de
Brazzaville. Rapatriement des ressortissants étrangers (opération Pélican), les
combats se poursuivent. Première médiation avec le président gabonais. La
France et les Etats-Unis demandent un cessez-le-feu aux belligérants. L’ONU 221
veut un déploiement d’une force d’interposition, mais aucun pays ne se propose
pour la former. La guerre se poursuit et s’étend de Brazzaville au Nord du pays.
Les partisans de Sassou Nguesso sont maîtres du Nord du pays et du Centre Nord.
Les combats à l’arme lourde se poursuivent à Brazzaville et c’est l’ancien Prési-
dent Sassou Nguesso qui remporte le combat grâce à l’appui de troupes angolai-
ses. Le 25 octobre 1998, il se déclare président de la République. L’ancien
président de la République Pascal Lissouba parti en exil, accuse Elf d’avoir aidé
son rival et se pourvoit en justice à cet effet. C’est la fin du deuxième conflit
congolais.
1998
Le MCDDI de Bernard Kolélas, maire de Brazzaville, se rallie au président
de la République Denis Sassou Nguesso. Un Forum fixe la transition “flexible”
à trois ans. Le 24 août, trois personnes sont tuées sur la route de Kindamba
Ngouédi (par des personnes présumées membres des milices Ninjas), un groupe
armé attaque Mindouli le 24 août, tuant un commissaire et un adjudant. Le
pouvoir politique pense que Savimbi d’Angola et les Tutsis rwandais se sont
manifestés. La situation devient critique dans la région du Pool (région de
Brazzaville). L’armée se dirige vers Brazzaville pour s’y réfugier, en raison,
dit-on, de l’avancée des Ninjas (milice du Président Lissouba), des messages en
Dossier Suzie GUTH

ce sens arrivent à Bacongo et Makélékélé (quartiers Sud de Brazzaville). Ces


mêmes quartiers Sud vont être bouclés jusqu’à Ganga Lingolo. Pendant ce temps,
on procède au pillage.
Le pouvoir décide d’une autre stratégie : faire rentrer les milices à
Brazzaville. Toutes les barricades sont levées sur la route qui mène à la capitale ;
les milices Ninjas vont occuper les quartiers Sud, le pouvoir le centre et les quar-
tiers Nord de Brazzaville. La guerre recommence dans la capitale congolaise, elle
va, comme dans les précédents conflits, provoquer un flot de réfugiés, soit vers
le Congo démocratique, soit vers le Sud du pays ; certains prennent la route qui
mène à Pointe Noire, d’autres vont vers le Nord. C’est le deuxième départ des
Congolais habitant ces quartiers ; pour certains, ce départ sera le dernier.
La guerre s’étend à la partie Sud du Congo. Dolisie et N’kayi sont en proie au
pillage et à la guerre entre miliciens. Les populations de ces deux villes s’ajou-
tent aux flots de réfugiés dont on reste sans nouvelles pendant de longs mois,
voire des années. Un projet d’amnistie est proposé en Conseil des ministres le
08.11.1999, il sera suivi d’une réconciliation à Pointe Noire ainsi que de mani-
festations œcuméniques, religieuses et politiques pour célébrer par une bénédic-
tion (catholique, protestante, musulmane et églises prophétiques) l’anniversaire
du troisième conflit et demander la paix et le pardon à cette occasion.
222
LA PRESSE CATHOLIQUE ET L’ÉDUCATION :
Les représentations contrastées de l’école et de la jeunesse en Côte-d’Ivoire
Djéliba et La Nouvelle, 1974 – 2000)
(D
Éric LANOUE*

La presse catholique produit, sous forme d’articles originaux, des


enquêtes sur les acteurs associés au fonctionnement d’ensemble des struc-
tures éducatives d’Église : réseaux scolaires (primaire et secondaire) et
centres de formation technico-professionnels. Quand elle évoque l’école
et la jeunesse, ce qui est plus spécifiquement le cas de la revue Djéliba,
cette presse navigue entre deux pôles : celui de l’excellence scolaire
incarné par le modèle du brillant collège sous tutelle congréganiste, et le
pôle moins brillant, de structures éducatives alternatives, souvent desti-
nées à une population de “déscolarisés ” en quête d’emploi.
Parmi cette presse, nous avons sélectionné quarante-neuf articles :
trente-six dans la revue mensuelle Djéliba entre 1974 et 2000 et treize dans
La Nouvelle, bimestrielle, entre 1989 et 2000.
Ces quarante-neuf articles ont été sélectionnés en raison de leur réfé-
rence directe à l'École et la jeunesse, lisible dans le titre même de l'article.
Les autres articles abordent soit ces deux objets de manière indirecte, soit
d'autres thèmes plus spécifiquement religieux et catéchistiques. Depuis l'in-
dépendance, il n'y a en Côte-d'Ivoire aucune presse catholique à diffusion
nationale. Seules existent des revues à diffusion réduite qui communiquent
les positions officielles de l'Église et les nouvelles des paroisses. Djéliba et
La Nouvelle en sont deux exemples et présentent surtout l'intérêt d'une
ouverture à des thèmes de société. Politiquement, elles se situent aujour-
d'hui dans la vaste mouvance du multipartisme, sans être affiliées à une ten-
dance précise. La Nouvelle, ayant paru sous le régime d'Houphouët-Boigny
(depuis 1974), a rendu compte des critiques des évêques ivoiriens formu-
lées à l'endroit de ce régime dans les années quatre-vingt. Ces deux revues
amplifient donc les positions officielles de l'Église (avortement, corrup-
tion…), tout en étant sensibles aux évolutions de la société ivoirienne.

* Sociologue, chercheur détaché au CEAN (Bordeaux).

Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°1, 2002, pp.. 223- 244.
Dossier Éric LANOUE

Ces articles indiquent certaines évolutions des investissements


éducatifs catholiques en Côte-d’Ivoire et laissent entrevoir ce qu’elles
doivent aux stratégies éducatives familiales, aux pressions exercées par les
orientations des politiques scolaires de l’État, enfin aux transformations de
l’espace éducatif ivoirien, surtout depuis l’indépendance. Dans ce
contexte, il apparaît utile d’interroger la façon dont cette presse présente les
atouts éducatifs catholiques – qu’ils soient ou non reconnus au sein du
système scolaire public et national. Comment construit-elle le modèle
brillant du collège catholique ? Par ses témoignages d’initiatives éducati-
ves privées, que donne-t-elle à voir des insuffisances du système scolaire
public ? Selon quelles logiques l’Église catholique préserve-t-elle ses
établissements d’excellence 1 et offre-t-elle des prestations éducatives origi-
nales, sur des marchés locaux où l’État est en retrait, voire inexistant ?
L’Église catholique poursuit deux objectifs, la formation des élites et
le recyclage des exclus, qui sont a priori opposés mais qui, face aux évolu-
tions de l’enseignement public d’une part, privé laïc d’autre part (Proteau,
1996 : 58, 92) paraissent complémentaires. De là notre hypothèse : en
raison d’une participation à la scolarisation en déclin depuis le début des
années soixante-dix 2 par rapport à celle du public et du privé laïc, l’Église
224 catholique aurait été contrainte de diversifier davantage sa dynamique
éducative. Sa presse en exacerbe les deux tendances les plus éloignées,
sans considérer les établissements privés moyens, même catholiques.

1 Au même titre que la généralisation de l’enseignement primaire et secondaire, la


fabrication d’une excellence scolaire fut l’un des combats du Président Houphouët-Boigny
en période d’indépendance. L’excellence scolaire constitue l’une des dimensions d’un
“mythe de l’État ” selon lequel les hommes politiquement capables étaient aussi les plus
instruits, en cela différents de la plèbe dont ils s’écartaient par leurs manières d’occiden-
taux (Mémel-Fôté, 1999). L’école excellente, à laquelle Houphouët-Boigny était person-
nellement si attaché (le lycée Sainte-Marie, le lycée Filles de Yamoussoukro, les écoles
supérieures...), a rempli la fonction d’un leurre vis-à-vis de ceux qui, ne pouvant y accé-
der, étaient scolarisés dans de nombreux autres établissements bien moins cotés, avec
l’espoir, souvent déçu, de parvenir aux postes économiquement valorisés.
2 Dans le secteur de l’enseignement privé, la participation de l’enseignement catho-
lique à la scolarisation primaire chute de 94 % en 1969/70 à 48 % en 1998/99 ; pour le
secondaire, elle passe de 46,6 % en 1968/69 à 8 % en 1998/99. Ce déclin profite à l’en-
seignement privé laïc. Pour comparer avec l’enseignement public, l’enseignement privé
scolarisait au primaire, en 1960/61, 32 % des effectifs globaux ; en 1998/99, il n’en sco-
larisait plus que 12 %. Au secondaire et en 1969/70, l’enseignement privé scolarisait
26,2 % des effectifs globaux, contre 35 % en 1998/99.
La presse catholique et l’éducation

Elle présente ainsi les contraintes de cette dynamique et deux enjeux


primordiaux, non seulement pour l’Église catholique mais aussi pour l’État
et les populations de Côte-d’Ivoire : le maintien d’une dimension élitaire au
cœur d’un système scolaire public de plus en plus dégradé, et la reconver-
sion, aux marges de ce système sélectif, d’un nombre croissant d’élèves
exclus ou faiblement scolarisés.

Djéliba et La Nouvelle sur le marché de la presse en Côte-d’Ivoire

En Côte-d’Ivoire – et de manière plus importante par rapport aux


autres confessions –, la presse catholique fourmille de bulletins, revues et
brochures. Elle est le plus souvent à faible tirage mais régulièrement diffu-
sée dans les paroisses, en marge de la presse professionnelle à grand
tirage, vendue dans les kiosques ou à la criée. Parmi cette presse catho-
lique, deux revues : Djéliba (5 000 exemplaires) et La Nouvelle (3 000
exemplaires), se présentent à qui s’intéresse aux représentations de
l’École et de la jeunesse.
Créée en 1974 à la demande du premier évêque ivoirien Mgr Yago,
Djéliba avait pour intention de cibler un public d’enfants déscolarisés, que
les aumôniers voyaient s’éloigner des écoles et s’échapper, pour ainsi
225
dire, de la sphère ecclésiale (Poulat, 1986), et de « donner une coloration
chrétienne concernant leur vie 3 ».
Les conditions d’existence de cette revue peu onéreuse 4 firent
l’objet d’une attention particulière de la part du missionnaire français en
charge de sa réalisation et de sa diffusion. Le but visé consistait à lancer
sur un marché restreint une revue pérenne, autofinancée 5, tirant bénéfice
d’une Église instituée (diocèses érigés en 1956) et de ses réseaux
paroissiaux répandus à travers le territoire national. Depuis sa création,
rien ne semble avoir changé dans sa forme : les fréquences de parution
(bimestrielle) et les méthodes de collecte des informations (envoi de

3 Entretien avec le missionnaire responsable des revues Djéliba et La Nouvelle


(08/03/2000, Abidjan).
4 Elle était vendue 10 francs CFA à l’origine (50 francs CFA aujourd’hui).
5 Le mode de financement explique en partie la production et la diffusion nationale de
ces revues, même si quelques numéros sont exportés dans des places extra-nationales
comme le Maroc et l’Égypte. D’autres revues catholiques, notamment Planète Jeunes édi-
tée par Bayard-Presse, bénéficient de l’aide de la coopération française.
Dossier Éric LANOUE

jeunes paroissiens connus des prêtres), de montage des articles (forme de


l’interview privilégiée), témoignent d’une volonté de maîtriser le circuit
et la dynamique de production ; cette ambition n’a d’ailleurs cessé de
guider la mise en œuvre épiscopale initiale (dès ses débuts, la revue
dépend de la conférence épiscopale, commission médias).
La Nouvelle est quant à elle la reprise de multiples bulletins diocé-
sains supprimés en 1989 et relancés dans une seule revue plus fournie que
Djéliba. Cette revue s’adresse non pas à un public de “jeunes” mais plutôt
d’adultes et de parents d’élèves ; elle aborde cependant des thèmes rela-
tifs à l’offre scolaire et éducative catholique et, aussi, à l’organisation du
réseau scolaire catholique.
Dans sa forme invariable, la série des cent seize numéros de Djéliba
présente à sa Une un “ grand sujet ” puis des proverbes, souvent décryp-
tés à la lumière du contexte scolaire ivoirien, enfin des mises au point
doctrinales destinées à stimuler un jugement sur les religions concurren-
tes. De 1974 à aujourd’hui, les “grands sujets ” peuvent être classés selon
trois thèmes :
- la religion (l’engagement chrétien, des points d’histoire biblique,
le christianisme en Afrique) : 31,9 % ;
226 - les relations entre garçons et filles (amitié, jalousie, timidité), trai-
tées sur le mode d’une psychologie empirique : 21,6 % ;
- le lien entre la sexualité et l’école (grossesse, avortement, inter-
ruption du cursus scolaire) : 16,4 %.
D’autres rubriques, quantitativement mineures, traitent du thème du
travail, appréhendé sous ses déterminations de l’apprentissage, de l’em-
ploi, des petits boulots (11,2 %) ; de celui de l’argent (3,4 %) ; ou encore
des pratiques de contournement des normes scolaires – les recrutements
parallèles 6, les faux bacs, la fraude aux examens (2,6 %) , le recours aux
“gris-gris” (3,4 %) ; puis une série de sujets uniques se penchent sur la
délinquance, sur l’ambition autorisée par le cursus scolaire, sur la vie chez
un tuteur, sur la lecture.
Différente du Journal des jeunes chrétiens 7 dans ses objectifs, sa
clientèle et sa facture, La Nouvelle présente des sujets engageant les

6 Les recrutements sont dits parallèles parce qu’ils permettent aux élèves exclus de
l’enseignement public de le rejoindre clandestinement, soit en achetant leur place, soit en
mobilisant leurs relations.
7 Il s’agit du sous-titre de Djéliba.
La presse catholique et l’éducation

fleurons de l’enseignement catholique, c’est-à-dire, au niveau de l’ensei-


gnement secondaire, les collèges congréganistes (LN n° 11, 09/10/90 8,
n° 23, 09/10/92, n° 28, 10/11/93 et n° 36, 12/01/99). Un seul article
concerne les écoles primaires catholiques, celles du diocèse de San-Pedro
(LN n° 36, 12/01/99) ; ce niveau d’enseignement est donc presque occulté,
sans doute en raison de son déclin dans nombre de diocèses 9.
Si la distribution quantitative des sujets de Djéliba reflète une
prédominance du thème religieux et de la psychologie des relations entre
garçons et filles 10, une approche plus qualitative des sujets moins repré-
sentés permet de les distinguer en deux sous-ensembles : l’école comme
institution et les représentations de la jeunesse scolarisée ou déscolarisée.
Cette configuration est intelligible, d’une part du point de vue des deux
pôles signalés – l’avant-garde de l’enseignement catholique (les collèges
congréganistes) et l’arrière-garde des structures éducatives alternatives
(les foyers éducatifs, les ateliers de formation) 11 –, d’autre part du point de
vue des caractéristiques de la clientèle attirée, scolarisée ou déscolarisée,
masculine ou féminine. De l’un à l’autre sous-ensemble, on passe ainsi
d’une modalité éducative, scolaire, à une autre non-scolaire, et d’une
clientèle à une autre. Chaque fois, le contenu des articles livre des repré-
sentations, des jugements et des thèmes associés aux institutions men-
227
tionnées et aux populations concernées.
Entre ces deux pôles ou modalités éducatives apparaissent les
formes de l’investissement éducatif de l’Église dans les divers secteurs
sociaux de formation : le scolaire, le périscolaire (des lieux de sociabilité
comme des foyers ouverts à une clientèle d’élèves des secteurs public et

8 Nous indiquons en abrégé les références des citations empruntées aux deux revues :
LN pour La Nouvelle et DJ pour Djéliba ; suivent le numéro, les mois et l’année de paru-
tion de l’article.
9 Les écoles primaires catholiques ferment depuis les années quatre-vingt alors qu’elles
furent pionnières dans l’évangélisation et la scolarisation en Côte-d’Ivoire. Cette tendan-
ce affecte tous les diocèses mais en proportion variable (par exemple les diocèses de
l’Ouest où elles sont plus nombreuses qu’au Sud). Cette tendance à la fermeture est encou-
ragée par le haut clergé ; et notamment, selon nos informations, par l’actuel archevêque.
Les directeurs diocésains de l’enseignement catholique concentrent leurs efforts auprès
des écoles primaires catholiques des villes (ravalement, peinture, aménagement des salles
de classe…), comme nous l’avons observé dans les diocèses de Man et de Gagnoa.
10 Voir tableau 1 en annexe.
11 Voir tableau 2 en annexe.
Dossier Éric LANOUE

privé) et le non-scolaire (les ateliers et centres d’apprentissage). Cet


espace demeure ouvert puisque, selon les pôles et la clientèle concernée,
les thèmes traités en association n’appartiennent pas en propre à l’Église
ou à ses investissements éducatifs spécifiques : ils traversent le système
éducatif ivoirien dans son ensemble et font référence aux pratiques enga-
gées par ses acteurs (élèves, enseignants, administration).
À l’horizon de ces deux pôles, une seule question : trouver un
travail à la “jeunesse”, selon ses différents parcours éducatifs. Mais quel
travail, selon quel titre (diplôme, certificat) et selon quelle filière
d’obtention ? Cette question pose en toile de fond l’enjeu de l’insertion
sociale de la jeunesse scolarisée et déscolarisée, comme en témoigne la
récurrence des articles consacrés à la question du travail (pas moins de
treize dans Djéliba depuis le début des années quatre-vingt-dix).
Le décalage existant entre le titre scolaire ou universitaire
(diplôme) et sa valeur sur le marché du travail ne manque pas de susciter
des inquiétudes quant au devenir d’une jeunesse scindée en deux, selon sa
fréquentation de structures scolaires ou de structures alternatives non-
scolaires. Ces inquiétudes fournissent de la matière aux articles relatifs à
l’entrée problématique, car de plus en plus différée, dans le monde des
228 adultes et du travail. Sous forme de confrontation directe avec un “grand
frère” interviewé par leurs soins, les jeunes enquêteurs, le plus souvent
scolarisés et choisis dans les paroisses parmi les catéchumènes en fonc-
tion de leur «habitude à discuter et à réfléchir» 12, témoignent d’un
système de contraintes difficilement compréhensible par ces élus de
l’École. Ces anciens militants des mouvements de jeunesse appartiennent,
il est vrai, de par leurs titre et qualification, à un autre état des champs
scolaire, politique et économique ivoirien.
Outre les interviews auprès des “grands frères ”, les tables rondes
autour d’un thème donné : l’argent, “la corruption en milieu scolaire ”, “la
collégienne prostituée”, “la sexualité ”, offrent une diversité de points de
vue en lien avec les itinéraires, parfois détaillés, des intervenants. Compte
tenu de l’évolution générale de ce type de presse, une étude qualitative des
grands sujets de Djéliba paraît donc beaucoup plus adéquate : depuis 1990
en effet, les grands sujets religieux sont de moins en moins à l’affiche,

12 Entretien avec le missionnaire responsable des revues Djéliba et La Nouvelle


(08/03/2000, Abidjan).
La presse catholique et l’éducation

tandis que ceux qui concernent la vie des jeunes dans les écoles ou les
ateliers le sont de plus en plus. Il ne faudrait pas conclure à une retraite
des principes religieux en raison de l’émergence de thèmes comme la
déscolarisation, le travail, l’avenir improbable, la fraude, la sexualité. Ils
apparaissent plutôt à l’horizon des expériences décrites. On assiste ainsi à
une tentative d’approche des “vécus ” singuliers, vis-à-vis desquels la
rhétorique chrétienne universelle prenait auparavant ses distances, plutôt
qu’à l’atténuation de la coloration chrétienne de la revue.

Écoles modèles et structures alternatives :


deux pôles d’investissements éducatifs majeurs et contrastés

Construction de l’école modèle et stratégies de maintien d’une distinction

Les deux tiers des établissements secondaires catholiques, placés


sous tutelle de congrégations occidentales à vocation enseignante (princi-
palement les quatre établissements de la ville d’Abidjan, les plus anciens
du pays), constituent une sorte d’avant-garde des investissements éducatifs
de l’Église en Côte-d’Ivoire. Entre 1990 et 1999, La Nouvelle vante les
atouts du mode de gestion congréganiste de ces écoles ainsi que leur effi-
229
cacité pédagogique (cinq articles). Un premier ensemble d’établissements
apparaît enclavé dans une sorte de concession abidjanaise, tandis qu’un
second comprend des établissements de l’intérieur du pays, comme ceux
de Man à l’Ouest et de Korhogo au Grand Nord, plus récents et aussi
réputés. Les quatre établissements abidjanais bénéficient d’un important
capital culturel, acquis soit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, soit
au moment de l’accession de la Côte-d’Ivoire à l’indépendance, soit encore
au moment de ce qu’il est convenu d’appeler “l’explosion scolaire” des
années soixante. Ces établissements ont su préserver ce capital en période
post-coloniale face à l’inflation du secteur privé laïc, dont ils cherchent à
se distinguer par des moyens matériels, humains et pédagogiques. Leur
fondation respective est d’ailleurs encore célébrée et valorisée en autant de
percées scolaires héroïques soutenues par le premier évêque ivoirien (LN,
n° 32, 06/07/97). Ce quatuor d’établissements est inscrit dans la mémoire
de l’Église et, d’une certaine manière, de l’État, ce dernier ayant aussi fait
appel à une congrégation religieuse pour fonder, dans les années soixante,
un établissement d’élite féminine (le lycée Sainte-Marie de Cocody).
N’entre pas qui veut dans la concession scolaire secondaire catho-
lique abidjanaise. Une raison d’État et de privilège régalien sur un nombre
Dossier Éric LANOUE

de places réservées, «trente élèves par classe en 6è » (LN n° 11, 09/10/90),


l’interdit ; de même la rareté subséquente des places vacantes mises en
vente : «ajoutez quatre ou cinq redoublants, il reste une quinzaine de
places à pourvoir», rapporte un chef d’établissement. Dans ces conditions
de contrôle par l’État des flux scolaires vers l’enseignement catholique,
des élèves “non-affectés” en provenance de ménages aux revenus annuels
substantiels, parfois déserteurs des structures scolaires publiques, dépo-
sent des dossiers d’inscription triés sur le volet. Aux yeux des diocèses de
l’intérieur du pays, moins pourvus 13, la concession scolaire congréganiste
abidjanaise suscite bien des convoitises ; elle capitalise des fonds et
dégage des marges bénéficiaires tirées des frais élevés de scolarité. Elle
dispose en effet d’une trésorerie réinvestie soit dans les salaires des ensei-
gnants, hétérogènes d’un établissement à l’autre, soit dans des prêts
spéciaux accordés aux enseignants en cas d’hospitalisation ou de funé-
railles, soit encore dans du matériel pédagogique.
La concession est financièrement rentable. Mais elle affiche aussi
une qualité pédagogique d’enseignement attestée par le niveau de réussite
aux examens : «Les collèges catholiques obtiennent des taux de succès de
60 à 80 % (...) alors que la moyenne nationale est de 24 %», rappelle le
230 même chef d’établissement. Il reste à expliquer les ressorts de ces résultats
appréciés des parents d’élèves. L’article mentionne certains aspects d’une
“stratégie productive d’excellence scolaire”, autrement dit le recours à des
«stimulants» à l’efficacité éprouvée : sur le plan pédagogique, la récom-
pense au mérite est de mise : « si un élève atteint 15/20 à un devoir, confie
un religieux chef d’établissement, je mets le tampon “félicitations”. Au
bout de vingt félicitations, je lui donne un petit cadeau ». Le travail en
équipe entre élèves «forts et faibles» avec, à la clé, la confection d’un
devoir, contribue à cette course vers l’excellence. Autre stimulant : la
reproduction de « l’éducation reçue dans l’enseignement catholique»,
l’idéal du corps professoral. Cet idéal, inspiré de modes de socialisation et
de scolarisation anciens mais ravivés, anime un «esprit maison», loin des
«grandes usines anonymes à force d’être démesurées». L’esprit maison
renforce les liens de dépendance entre les chefs d’établissement et les

13 Des enseignants de Korhogo déclarent : « Nous rêvons de voir le diocèse de Korhogo


ouvrir un collège à Abidjan, dont une partie pourrait être reversée ici pour améliorer notre
sort » (LN, n° 36, 12/01/99).
La presse catholique et l’éducation

enseignants. En Côte-d’Ivoire, les chefs d’établissement secondaires sont


souvent recruteurs et toujours employeurs, ce qui explique, dans ce cas du
moins, l’absence d’une forte centralisation de l’enseignement catholique
en matière de recrutement : les congrégations expriment par ce biais leur
volonté d’indépendance. Ainsi donc, dit ce chef d’établissement, « ils [les
enseignants] ne rechignent pas à la tâche. On peut leur demander un coup
de collier. Ils le donneront ».
Le deuxième ensemble d’établissements secondaires catholiques se
situe hors de la concession abidjanaise, à l’intérieur du pays, à Man et
Korhogo. À Man, un chef d’établissement précise deux aspects de sa poli-
tique : le premier, un contact prolongé et continu auprès des 434 élèves
rassemblés au sein d’un établissement « à taille humaine» (LN, n° 28,
11/93) ; les photos d’identité de chaque élève affichées dans son bureau
l’incitent en ce sens à personnaliser ses échanges. Réciproquement, de
nombreux élèves glissent par exemple des mots sous sa porte, lui racon-
tant leurs problèmes de jalousie familiale montés en sorcellerie – ce à quoi
il ne manque jamais de répondre. En second lieu, tout un travail d’incul-
cation et d’incorporation de valeurs morales est scrupuleusement
programmé à travers des mots d’ordre quotidiens, des consignes annuel-
les, des intentions de prière matinale diffusées par haut-parleurs, enfin des
231
feuillets éducatifs où sont consignées une discipline scolaire et des pres-
criptions d’hygiène corporelle. D’établissement en établissement où tran-
sitent les religieux au cours de leur longue carrière d’expatriés, le même
modèle d’éducation tend à se perpétuer. Les parents y voient un gage de
continuité avec leur propre passé, surtout s’ils ont eux-mêmes “fréquenté”
l’enseignement catholique. Dans le Grand Nord musulman, l’enseigne-
ment catholique a implanté des forteresses scolaires, à l’instar d’un établis-
sement, créé en 1988 à Korhogo, qui a servi de laboratoire à une méthode
pédagogique originale mise au point par son chef d’établissement (un reli-
gieux espagnol) et appliquée deux heures par semaine sur des élèves avides
de « techniques de travail intellectuel » (LN, n° 23, 09/10/91 et n° 36,
11/12/99). Contact de proximité avec les élèves au cœur d’établissements
à effectifs restreints 14, inculcation de valeurs morales dans lesquelles des

14 Les lycées modernes publics atteignent facilement un effectif de 5 000 élèves, les
effectifs des trente établissements catholiques ne dépassent guère les 500 élèves dans le
second cycle de l’enseignement secondaire.
Dossier Éric LANOUE

parents se reconnaissent, innovation et expérimentation pédagogiques : tels


sont donc les atouts mis en valeur par la presse catholique.
Cette presse construit l’image d’une école modèle : les établisse-
ments secondaires, par exemple, œuvrent à la production d’une excellence
scolaire – même s’ils le font en dépit d’une mise à l’épreuve de ce modèle,
du côté des élèves ou du côté d’enseignants à qualification égale mais
inégalement rémunérés («l’habitude des salaires à double vitesse fait
beaucoup de tort», signale un enseignant du Grand Nord ivoirien), ou
encore du côté de l’enseignement catholique lui-même, en raison d’un
nouveau principe d’octroi de la subvention 15 d’État.
Elle élude néanmoins les stratégies de maintien des établissements
congréganistes établis dans la concession abidjanaise. Ces derniers,
soucieux de rester au « top niveau » et de partager les « premières places
avec l’EMPT de Bingerville (École Militaire Préparatoire et Technique),
le lycée Mermoz et le collège Sainte-Marie : une très bonne compagnie »,
ont, et parfois de manière combinée, soit augmenté leur capacité d’accueil
et les droits d’écolage, soit fait payer aux parents d’élèves la différence
entre la subvention d’État et leurs propres frais de scolarité.
Les établissements de l’intérieur, plus dépendants de la manne
232 étatique et contraints de ne pas augmenter leurs frais de scolarité – sous
peine de voir nombre d’élèves partir dans le privé laïc moins onéreux –,
furent pour la plupart obligés d’appliquer des grilles de salaires non-natio-
nales. Ils embauchèrent en masse du personnel vacataire, ivoirien ou
non-ivoirien, s’endettèrent auprès des banques avant de ne plus être solva-
bles du tout et aussi, à l’occasion, soudoyèrent ministres et chefs de cabinet
afin d’obtenir, en marge de la Commission Nationale d’Orientation 16, un

15 L’enseignement confessionnel dans son ensemble exclusivement chrétien était régi


par une convention initiale datant de 1974, qui a d’abord été implicitement dénoncée à la
fin des années quatre-vingt, puis revue en 1992 sous le gouvernement d’Alassane
Dramane Ouattara. L’État assure désormais un financement subventionné de l’enseigne-
ment privé confessionnel secondaire, non plus sur la base de 80 % du salaire des ensei-
gnants mais d’une allocation par élève affecté, de 120 000 francs CFA au premier cycle et
de 140 000 francs CFA au second cycle.
16 Cette commission répartit les élèves lauréats du concours d’entrée en classe de sixiè-
me selon le nombre de places disponibles dans les établissements publics et privés conven-
tionnés. La présence de représentants de l’Enseignement catholique à cette commission
fait souvent l’objet d’une négociation de la part de l’État qui souhaite affecter des lauréats
La presse catholique et l’éducation

nombre suffisant d’élèves affectés. La presse catholique passe aussi sous


silence les luttes syndicales accrues depuis la transition politique vers le
multipartisme et le coup d’État du 24 décembre 1999 qui en marqua
l’échec. En ce sens, elle cherche à consolider l’image d’une “Sainte
Famille” éducative et unie (Bourdieu, Saint Martin, 1982), hors de tout
conflit.

Structures éducatives alternatives ou structures éducatives de rachat ?

À l’opposé du premier pôle d’intérêt formé par un enseignement


catholique secondaire, la presse catholique s’attache à un second pôle,
formé par des structures éducatives moins prestigieuses, foyers ou ateliers
destinés à une clientèle d’enfants déscolarisés. L’existence de ces struc-
tures aux côtés des prestigieux collèges ne fut pas sans poser problème à
l’Église elle-même dans ses relations avec les parents. En effet, l’implan-
tation puis l’extension de ces structures alternatives ont été contrariées au
motif d’une éducation au rabais, ce qui a parfois incité les congrégations
à réviser leurs objectifs éducatifs et à transformer, sous la pression paren-
tale, leurs établissements en collèges reconnus par l’État et, surtout, déli-
vrant des diplômes nationaux. La difficulté à proposer une offre éducative
233
alternative crédible aux yeux des parents n’a toutefois pas contrecarré les
desseins de certaines congrégations d’occuper de façon positive, soit un
créneau péri-scolaire (en ouvrant des foyers d’hébergement), soit un
créneau extra-scolaire (centres d’artisanat, d’élevage, de formation agri-
cole ou de formation aux métiers de la mécanique et du bois). Néanmoins,
à mesure que la population de filles et garçons déscolarisés augmentait
– comme dans d’autres pays africains (Lange, 1998) – ces centres para-
scolaires devinrent plus attractifs qu’auparavant. Ils eurent tôt fait, pour
certains d’entre eux, de gagner la confiance de bailleurs de fonds avides
de “réformes des systèmes éducatifs africains”.
Ainsi, par exemple, le Centre Professionnel de Formation Rurale
créé en 1985 à Duékoué, dans l’Ouest ivoirien, dispense à « des jeunes
peu favorisés sur le plan intellectuel (…) une formation pratique » mini-
misant « les cours théoriques » (LN, n° 1, 01/02/89). À la différence des

sans tenir compte de ses engagements contractualisés. Cette présence est le plus souvent
réduite à un seul représentant sur les deux prévus, du moins quand elle est autorisée.
Dossier Éric LANOUE

élèves connaissant une mobilité scolaire, ces jeunes sont recrutés locale-
ment. Le directeur de ce centre, un religieux, prend la peine de justifier les
raisons d’être de son établissement, en relative contradiction avec d’autres
investissements scolaires de l’Église, d’ailleurs soutenus par une autre
forme de demande éducative parentale. Ainsi n’hésite-t-il pas à critiquer
des fonctions attribuées au titre scolaire (diplôme) : d’abord celle de
barrière – il oblige «à sélectionner les plus intelligents», ce qui est jugé
contraire à l’enseignement biblique –, ensuite celle de clôture – il
implique de «suivre un programme scolaire strict » –, enfin la fonction de
leurre – il «incite les diplômés à chercher en ville des emplois salariés et
donc à déserter les villages».
Ces structures éducatives alternatives, fragiles et parfois méprisées,
ne dépendent pas de l’Enseignement Catholique 17. Et l’Église n’engage
que rarement la critique de ce fait scolaire institutionnalisé et de la valeur
des titres délivrés.
D’autres articles traitent aussi de ce genre de structures, mais, à la
différence du précédent, ne les justifient pas en comparaison aux écoles
primaires ou secondaires. L’accueil de la misère du monde scolaire, décisif
234 pour ne pas transformer les “déscolarisés” en déshérités du monde
scolaire, ne suscite guère la critique explicite de la sélection à laquelle des
collèges catholiques participent, même si certains établissements catho-
liques moyens existent réellement 18. La dimension du salut n’est pas étran-
gère à ces structures alternatives ; en dehors de petits apprentissages (la
fabrication de gâteaux), des jeunes filles déscolarisées ou analphabètes
apprennent à prier. L’impossible accès au titre, voire pour certains à l’ins-
titution qui les délivre, constitue l’un des ressorts utilisés pour promouvoir
une Côte-d’Ivoire de plus en plus religieuse. Certaines fractions de l’Église
catholique ont perçu cet enjeu. La religion du Livre a donc ici comme
mission de réinsérer dans une dynamique éducative et religieuse l’enfant

17 Elles dépendent du Ministère de l’enseignement professionnel et n’ont aucun


contact, ni avec l’administration générale des écoles catholiques, ni avec la commission
épiscopale pour l’enseignement catholique.
18 Ce sont les rares établissements sous tutelle diocésaine sans implication des congré-
gations internationales : nous en avons recensé deux dans l’Ouest ivoirien, à Gagnoa et à
Oumé, aucun à Abidjan ni dans les autres villes de l’intérieur du pays.
La presse catholique et l’éducation

faiblement scolarisé ou celui qui ne l’est pas. Tandis que, naguère, les
missionnaires instituaient l’École selon des visées évangélisatrices, ceux
d’aujourd’hui évangélisent à sa périphérie, tout en éduquant.

Représentations, figures et thèmes associés aux deux pôles mentionnés


Pratiques déviantes en milieu scolaire : argent, sexualité, fraude

La presse catholique ne s’y est pas trompée : le collège ne peut pas


fonctionner comme un rempart à des pratiques jugées déviantes par
rapport aux normes scolaires et sociales. Non seulement les jeunes
scolarisés y transportent des manières d’être et de faire qui lui sont exté-
rieures, mais ils inventent aussi en son sein des attitudes ou des compor-
tements visant à s’approprier le lieu et à jouer de ses contraintes.
L’association faite entre le thème de l’argent et de la scolarisation,
notamment des jeunes filles collégiennes, est à cet égard révélatrice :
l’argent ne sert pas uniquement au règlement des frais de scolarité, il entre
pleinement dans les dimensions de l’existence de la collégienne. Le
besoin d’argent invite à la recherche d’un “protecteur ” et à la séduction 235
des enseignants. En réaction à ces pratiques, plus sévèrement que dans
d’autres collèges non catholiques, le corps fait l’objet d’un dressage et
d’une présentation rigoureuse. L’uniforme scolaire participe de cette
image souhaitée d’une collégienne ascète et peu soucieuse de séduire.
Dans la presse catholique, cette image est fortement contrebalancée par
celle de la «collégienne prostituée » somptueusement vêtue à la première
occasion 19. Si le hiatus suscite condamnation et réprobation au regard de
la morale chrétienne (le «Dieu-argent » 20 conduit à la déchéance et au
suicide), aux yeux des élèves ces pratiques d’acquisition et de circulation
de l’argent sont à mettre au compte d’une recherche active de protections
contre la menace d’exclusion scolaire.
Ces protections sont censées garantir un avenir scolaire suspendu à
l’obtention de notes, «les notes cadeaux », et, au-delà, favoriser une

19 « Le samedi, quand les professeurs disent qu’on peut venir en civil, c’est de la folie :
pantalons moulants, jupes mini…» (DJ, n° 83, 10/93).
20 DJ, n° 35, 02/82.
Dossier Éric LANOUE

insertion dans le monde du travail : « hélas, dans le milieu des filles,


certaines disent : ma vie est assurée parce qu’un tel est mon “point
fort”». Plutôt que de considérer les stratégies d’acquisition d’argent
comme le fait d’un «laisser-aller », il faut y voir l’occasion, notamment
pour les collégiennes, d’exprimer un anti-ascétisme (maquillage, jupes
mini, cheveux tressés) échangé contre une assurance sur la vie, dont les
parents reconnaissent la vertu : « les parents n’ont pas l’audace de deman-
der d’où vient cet argent, au contraire ils sont heureux ». Il va aussi de soi
que la mise placée dans la quête de protections et d’alliances ne débouche
pas toujours sur le résultat escompté ou ne dénoue des difficultés qu’à
court ou moyen terme. Sous l’apparence d’un monde de rigueur et de
transparence, le collège est un lieu investi de pratiques parallèles et
souterraines au bénéfice d’un élève ou d’une classe (négociations des
notes, relations à plaisanterie entre élèves et enseignants).
L’ascétisme corporel prôné par la presse catholique devant conduire
au «plaisir à long terme» ne parvient pas à endiguer ce qu’elle appelle «le
plaisir à court terme» (DJ, n° 80, 01/93), à savoir la sexualité des collégiens
et surtout des collégiennes. Comme l’argent, la sexualité est jugée incom-
236 patible avec le cursus scolaire, dans la mesure où elle l’interrompt.
Certaines collégiennes “enceintées ” parviennent malgré tout à suivre
l’école. En revanche, l’interruption scolaire suite à une grossesse est forte-
ment dramatisée et représente une menace de précarité ; ce n’est pas tant
la grossesse en elle-même qui est récriminée que la rupture avec la vie
scolaire, voie royale de la promotion sociale et levier de retour de l’in-
vestissement parental : «dans le domaine des études, les jeunes doivent
s’imposer des études longues et pénibles dans l’espoir d’un avenir
brillant». De plus, ce n’est pas tant la grossesse qui semble la source du
malheur de la jeune fille que le manque « d’appuis » ou de « soutien »
qu’elle risque d’entraîner dans le collectif familial.
En somme, la presse catholique ne néglige pas les pratiques dévian-
tes révélées par les élèves interviewés. Mais elle ne les intègre pas comme
des composantes à part entière de leur “travail ” et de leur socialisation en
milieu scolaire. La morale semble l’interdire. Pourtant, ces pratiques
représentent pour les collégiens et les collégiennes autant de manières
d’exister à l’école, voire en dehors d’elle. Les cas de “fraude” et de
“corruption” en milieu scolaire (recrutements parallèles, cadeaux aux ensei-
gnants) n’échappent pas à la condamnation. Cependant, les parents consi-
dèrent ces pratiques comme des échanges de service non préjudiciables à
La presse catholique et l’éducation

une quelconque intégrité de l’École21 – et ce, à rebours des politiques


nationales de lutte contre la “fraude”.

Le travail en ligne de mire

Djéliba présente une série de numéros consacrés au rapport des


“jeunes” au travail, qu’ils soient scolarisés au collège ou déscolarisés en
apprentissage. En dépit du partage de cette jeunesse relativement au
cursus scolaire, en cours ou interrompu, le travail est une préoccupation
essentielle, notamment parce qu’il préserve de la « délinquance» (DJ,
n° 34, 12/81). Néanmoins, la perception du travail et de l’école diffère
chez des jeunes actuellement scolarisés (ou depuis peu en quête d’emploi)
et des jeunes anciennement scolarisés mis en apprentissage, le plus
souvent anciennement scolarisés. Djéliba sépare nettement ces catégories
de jeunes même si, en définitive, la question de leur insertion sociale les
rassemble.
La première catégorie de jeunes scolarisés vient prendre conseil
auprès de “grands frères”, anciens militants des mouvements d’Action
Catholique – le plus souvent de la Jeunesse Étudiante Catholique (JEC) –
ou auprès de prêtres engagés dans des instituts de recherche ou d’ensei-
237
gnement22. Une des sources d’inquiétude des jeunes réside dans l’inadé-
quation entre le diplôme acquis et le travail obtenu, à l’origine d’un
déclassement peu acceptable, à leur avis comme à celui de leurs parents.
Or les discours des “grands frères ” ou des spécialistes consultés tendent
à relativiser la valeur du diplôme, au profit d’un “savoir-faire ” ou encore
de “l’école de la vie”, dont ils disent avoir profité en tant qu’anciens mili-
tants de mouvements catholiques pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui :
directeurs des ressources humaines, consultants d’entreprise ou inspec-
teurs à la SOTRA23. Cette “école de la vie” décourage des jeunes scola-
risés ou des jeunes à la recherche d’un emploi. Car ces discours postulent,
sans l’expliciter, l’existence d’un état, aujourd’hui dépassé, d’une structure

21 Nous avons pu enregistrer auprès de certains parents d’élèves des réactions extrê-
mement hostiles à la politique de lutte contre la fraude scolaire menée par le ministre de
l’Éducation nationale en 1994-95.
22 Par exemple : DJ, n° 57, 04/88 ; DJ, n° 62, 04/89 ; DJ, n° 90, 04/95 ; DJ, n° 102,
04/97 et DJ, n° 105, 01/98.
23 Société des Transports Abidjanais.
Dossier Éric LANOUE

scolaire pourvoyeuse d’un titre et d’une conversion du titre sur le marché


de l’emploi. Les conditions d’obtention et de conversion n’étant plus
réunies depuis les années quatre-vingt-dix, les jeunes scolarisés en quête
d’emploi vivent une situation de latence, « collégiens en vacances et non-
chômeurs» (DJ n° 56, 08/88), peu enclins à accepter un déclassement
statutaire (emplois de ramasseurs d’ordures ou de tapissiers). Comble de
l’ironie, un directeur des écoles et des centres de formation technique,
ancien responsable national d’un mouvement catholique (DJ, n° 57,
04/88), cite le président Houphouët-Boigny comme exemple d’homme
formé à «l’Université de la vie », « capable d’expliquer pendant quatre ou
cinq heures aux journalistes internationaux les mécanismes de la poli-
tique ivoirienne et mondiale». Aux dires des “grands frères ”, c’est donc
en dehors de l’école que les compétences nécessaires à l’obtention d’un
emploi semblent aujourd’hui s’acquérir. Ces discours favorables à
l’apprentissage de savoirs non-scolaires rappellent que les mouvements
d’action catholique furent des leviers de promotion sociale et politique :
ils discréditent l’École actuelle.
Une deuxième catégorie apparaît dans la presse : celle des jeunes
238 qui sont placés en apprentissage suite à une non-réussite scolaire. Cette
catégorie de jeunes a bifurqué, soit au primaire, soit après une brève
fréquentation de l’enseignement secondaire. Elle se retrouve dans des
ateliers de formation sous la dépendance d’un patron ou enchaîne « mille
petits boulots» (DJ, n° 112, 04/99), de « petite bonne» à « vendeuse de
yaourt, de gnamakou et d’eau glacée ». Quitter l’École suscite la « colère»
et nombre de jeunes disent être restés à la maison en attendant de profiter
des possibilités de travail offertes dans leur quartier. Il y a là comme le
temps d’un deuil scolaire. La mise en apprentissage sans passage préala-
ble à l’école n’est nulle part évoquée dans la presse catholique.

La dynamique éducative de l’Église en Côte-d’Ivoire.


Évolutions, contraintes et devenir

La presse catholique montre, sans véritable mise en perspective


historique, deux tendances d’une “dynamique éducative plurielle ”
enclenchée par l’Église en Côte-d’Ivoire, au moins depuis l’indépen-
dance. Cette dynamique a d’abord été rendue possible, en 1960, par l’in-
tégration de l’héritage scolaire missionnaire dans un système éducatif
national ; intégration à la fois assortie d’une normalisation des types
La presse catholique et l’éducation

d’écoles 24 et des savoirs transmis, une subvention étatique étant accordée


en contrepartie.
En témoignage de la première tendance, la presse catholique valo-
rise le modèle de l’établissement secondaire sous tutelle congréganiste ; en
témoignage de la deuxième tendance, elle insiste sur une offre scolaire
alternative sans laquelle de nombreux jeunes seraient laissés pour compte
par le système éducatif public – auquel elle participe activement. Cette
presse donne ainsi un aperçu de toute l’ambiguïté, de la diversité et de la
complexité des investissements éducatifs de l’Église en Côte-d’Ivoire.
Concernant la première tendance, l’accent est mis sur la façon dont les
collèges catholiques, intégrés au système d’enseignement public, cultivent
leurs atouts spécifiques : d’abord sur le plan des relations avec les ensei-
gnants et les élèves (proximité, esprit de famille), ensuite sur celui des
ressources mobilisées afin d’assurer une qualité pédagogique (projet d’éta-
blissement, travail en effectifs restreints). Elle présente aussi les inquié-
tudes des collégiens ivoiriens face à l’incertitude de leur avenir (interviews
auprès des “grands frères”, question de l’insertion sur le marché du
travail). Enfin, elle réagit aux pratiques jugées déviantes des collégiens
(recherche d’argent et de protections), qu’elle relie aux recommandations
officielles de l’Église (sexualité, ascétisme, avortement). Selon la seconde
239
tendance, cette presse souligne les avantages de structures éducatives
parallèles (centres d’apprentissage, ateliers de formation) dans la formation
et la socialisation de la jeunesse non-scolarisée ou déscolarisée.
Cette presse n’articule pas vraiment les deux tendances de l’inves-
tissement éducatif catholique. En effet, elle ne mène aucune réflexion plus
générale au sujet du contraste existant entre les deux structures éducatives
présentées. Quelle cohérence peut-on trouver à ces différents investisse-
ments éducatifs ? Une logique d’ensemble, relative aux évolutions du
système scolaire ivoirien, oriente ces investissements éducatifs et condi-
tionne les représentations qui en sont proposées dans les deux revues
étudiées. D’une part, le développement du secteur d’enseignement privé
laïc et le délabrement du secteur d’enseignement public expliquent
la volonté d’entretenir, voire de renforcer, la spécificité éducative des

24 Après la Seconde Guerre mondiale, les écoles catéchistiques disparaissent au profit


d’écoles à deux classes, localisées le plus souvent en zone rurale. Ces écoles vont à leur
tour disparaître à la fin des années soixante, et être, ou non, remplacées par des écoles
publiques.
Dossier Éric LANOUE

collèges catholiques. D’autre part, le phénomène de déscolarisation encou-


rage une fraction du clergé à donner une image positive des structures
éducatives alternatives privées et encadrées par l’Église. Ainsi compris, les
investissements éducatifs de l’Église et leurs représentations apparaissent
moins opposés qu’au premier abord et davantage situés par rapport aux
évolutions générales du système scolaire ivoirien. Cette presse invite dès
lors à une réflexion engageant le devenir des écoles d’Église en général,
leurs rôles respectifs envers l’Église, l’État et la jeunesse.
Les collèges catholiques ont fonctionné en Côte-d’Ivoire comme
des fleurons de la scolarisation, non seulement privée mais aussi publique,
d’autant plus qu’à l’indépendance le secteur d’enseignement primaire
profita, le premier, d’une extension et d’une généralisation de la scolari-
sation. Le personnel d’encadrement et d’enseignement, d’origine fran-
çaise, puis plus largement européenne et occidentale, lui apporta une
visibilité digne de celle des établissements publics, eux aussi employeurs
de nombreux coopérants et enseignants expatriés. Sous d’autres points de
vue signalés dans cette presse (socialisation, stratification et reproduction
sociale), ils pérennisèrent une politique d’excellence scolaire héritée de la
240 période coloniale. L’Église et l’État participèrent à cette politique selon
leurs intérêts propres et concurrents, mais ils en partagèrent l’objectif.
Toutes proportions gardées, le politique et le religieux, notamment catho-
lique, ont fait bon ménage en Côte-d’Ivoire jusqu’à la décennie quatre-
vingt-dix (Grah Melh, 1998) – cela en dépit d’une volonté étatique de
contrôle de l’enseignement confessionnel et d’un souci clérical d’autono-
mie. État et Église comprirent les enjeux sociaux et politiques d’une
fabrique à l’ivoirienne de l’excellence scolaire, avant que l’excellence ne
devienne un slogan politique et l’objet d’une campagne menée de 1994 à
1997 sous le ministère Kipré .
Cette politique fut conçue et définie comme une modalité d'inter-
vention sur le champ scolaire visant à “réhabiliter” l'école “en crise”.
Ponctuellement, elle dégagea des moyens contre la fraude en milieu scolai-
re, la lutte contre la tricherie aux examens et, surtout, la récompense sous
forme de primes aux établissements, élèves et enseignants les plus méri-
tants. Les «établissements d'excellence» – un nombre restreint d'établisse-
ments publics et privés confessionnels catholiques, déjà triés sur le volet –
en bénéficièrent. Pour le public, il s'agit des établissements suivants, sélec-
tionnés par le ministre Pierre Kipré : le lycée Sainte-Marie et le lycée clas-
sique d'Abidjan, le lycée scientifique et le lycée Mamie Adjoua de
Yamoussoukro. En 1999, ces établissements ont enregistré les plus forts
taux de réussite du secteur public au baccalauréat (respectivement 91,62 %,
La presse catholique et l’éducation

66,57 %, 91,40 % et 90,38 %). La moyenne nationale du secteur public


était, la même année, de 41,77 % (Ministère de l'Éducation nationale,
Direction des Examens et Concours, 1999).

En raison de la sélection scolaire, les filières d’enseignement


publiques et privées confessionnelles ne purent satisfaire la demande édu-
cative, de plus en plus forte au cours des années soixante et soixante-dix.
L’enseignement privé laïc prit par conséquent une place de plus en plus
importante, jusqu’à représenter un concurrent pour l’enseignement
confessionnel, au point que les collèges catholiques durent consolider
leurs alliances auprès de l’État et veiller, non sans lutte, à l’équilibre de
leurs liens contractualisés avec lui.
La presse catholique montre les stratégies déployées par les congré-
gations pour rendre leurs établissements attractifs et spécifiques : qualité
pédagogique, encadrement des élèves et des enseignants, projets d’éta-
blissement. Hormis quelques établissements publics de réputation, le sec-
teur d’enseignement public subit lui aussi de plein fouet la fin de
l’État-Providence, au terme d’une forte croissance des effectifs scolarisés.
Les structures éducatives alternatives privées occupent désormais
une place sur un marché de l’éducation créé par la sélection scolaire et le
phénomène de déscolarisation. Elles ont contribué à l’élargissement de ce
241
marché, attirant une population de jeunes de plus en plus laissée pour comp-
te par le système public d’enseignement. Ces structures d’apprentissage et
de socialisation ne reçurent pas toujours l’assentiment de parents favorables
à des formes de scolarisation plus classiques. Elles emportèrent davantage
l’adhésion à partir des années quatre-vingt, et surtout quatre-vingt-dix, au
cours desquelles elles connurent un début de centralisation 25, par des canaux
échappant aux institutions habituellement en charge des écoles primaires
et secondaires catholiques. Des enquêtes menées en milieu rural dans
l’Ouest ivoirien – région où les écoles primaires catholiques pullulaient
avant leur fermeture progressive – confirment cette réorientation de la
demande éducative 26, dont la presse catholique se fait l’écho.

25 Cette initiative de regroupement des centres d’apprentissage catholiques a été prise


par des Jésuites de l’Institut National Africain pour le Développement Économique et
Social (INADES), à la suite d’une expérience de mise en apprentissage de jeunes désco-
larisés (expérience qu’ils continuent de mener dans le quartier d’Abobo-gare à Abidjan).
26 Enquêtes par entretiens menées auprès de parents d'élèves déscolarisés et de retour
au village, village de Loguata, proche de Bayota (13/02/2000).
Dossier Éric LANOUE

La presse catholique illustre donc deux tendances d’une dynamique


éducative plurielle propre à l’Église ivoirienne. Elle ne périodise pas
véritablement les variations de cette dynamique sur un temps long, celui
de la post-colonie. En revanche, les articles relatifs au travail et à l’inser-
tion sociale de la jeunesse, de plus en plus fréquents depuis les années
quatre-vingt-dix, montrent avec insistance comment les acteurs de l’en-
seignement catholique en général luttent sur deux fronts : d’une part le
maintien d’un enseignement de qualité, de moins en moins partagé dans
les établissements d’enseignement public, d’autre part l’élargissement du
marché éducatif. En raison du retrait de l’État, certaines fractions de
l’Église catholique occupent ainsi davantage de place que par le passé sur
ce marché en pleine expansion.
La dynamique éducative plurielle de l’Église catholique, présentée
à partir des données issues de la presse catholique, gagne ainsi en intelli-
gibilité à condition d’être reliée aux transformations de l’espace scolaire
ivoirien, aux politiques scolaires de l’État et aux stratégies éducatives
familiales de recours au privé. L’autonomie de cette dynamique n’est que
relative et fortement contrainte ; elle indique une vitalité des écoles
d’Église en Côte-d’Ivoire – à l’exclusion des écoles primaires de moins en
242 moins nombreuses et de plus en plus situées en zone urbaine. L’instabilité
politique chronique en Côte-d’Ivoire, depuis le coup d’État du 24 décem-
bre 1999 (Dozon, 2000), pourrait remettre en cause certains aspects de
cette dynamique.
La presse catholique et l’éducation

BIBLIOGRAPHIE

BOURDIEU (P.) & SAINT MARTIN (M.), 1982, « La sainte famille. L’épiscopat
français dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 44-45, pp. 2-53.
DOZON (J.-P.), 2000, « La Côte-d’Ivoire au péril de l’Ivoirité. Genèse d’un
coup d’État », Afrique Contemporaine, n° 193, janv.-mars, pp. 13-23.
GRAH MEL (F.), 1998, Bernard Yago, le cardinal inattendu, Abidjan, Presses
des Universités de Côte-d’Ivoire.
LANGE (M.-F.), 1998, L’école au Togo. Processus de scolarisation et institu-
tion de l’école en Afrique, Paris, Karthala.
MEMEL-FÔTÉ (H.), 1999, « Un mythe politique des Akan en Côte-d’Ivoire : le
sens de l’État », in P. Valsecchi et F. Viti (dir.), Mondes akan. Identité et pouvoir
en Afrique occidentale, Paris, L’Harmattan, pp. 21-42.
POULAT (E.), 1986, L’Église, c’est un monde : l’ecclésiosphère, Paris, Les
Éditions du Cerf.
PROTEAU (L.), 1996, École et société en Côte-d’Ivoire. Les enjeux des luttes
scolaires (1960-1994), Paris, EHESS, Thèse de doctorat, vol. I, 322 p. 243
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, Direction
générale des études et des programmes, 1965, Évolution de l’enseignement du 1er
degré depuis janvier 1958, non paginé.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, Service
autonome des études générales de planification et des statistiques, 1969, Situation
de l’enseignement au 1er janvier 1969.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, Service
autonome des études générales de planification et des statistiques, 1969, Situation
de l’enseignement au 1er janvier 1970.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, 1999,
Statistiques de l’enseignement primaire.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, Direction
des Examens et Concours, 1999, Résultats au baccalauréat session 1999 par
établissements.
RÉPUBLIQUE DE CÔTE-D’IVOIRE, Ministère de l’Éducation nationale, 1996,
« Journée nationale de l’excellence, 1ère édition, année scolaire 95/96 », Revue
du Service de Communication et d’Animation (SCAN).
Dossier Éric Lanoue

ANNEXE

Tableau 1
Répartition des « grands sujets » dans la revue Djéliba de 1974 à 2000

Grand sujet Djéliba (pp. 1-2) nombre de numéros %


religion 37 31,9
relations garçons/filles 25 21,6
argent 4 3,4
“ corruption ” et “ fraude ” 3 2,6
sexualité et école 19 16,4
prostitution des collégiennes 1 0,9
ambition 1 0,9
délinquance 1 0,9
tuteur 1 0,9
“ gris-gris ” 4 3,4
occupations du temps extra-scolaire 2 1,7
244 lecture 1 0,9
travail, emploi, apprentissage 13 11,2
autres 4 3,4
Total 116 100

Tableau 2
Occurrences des types d’institutions scolaires et éducatives catholiques dans
La Nouvelle et Djéliba de 1974 à 2000

Types d’institutions scolaires et éducatives La Nouvelle Djéliba


collèges catholiques 4 0
écoles primaires catholiques 1 0
structures d’apprentissage non-scolaire 1 3
foyer hébergement de scolarisés 1 0

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