Le Petit Genie Pierre Dit Pi NathalieMarie
Le Petit Genie Pierre Dit Pi NathalieMarie
Le Petit Genie Pierre Dit Pi NathalieMarie
Pierre, dit Pi
Nathalie MARIE
Autoédition
Nathalie MARIE, Janvier 2015, pour le texte.
Ana Lei, avril 2016, pour l’illustration de couverture.
Cette histoire est une œuvre de fiction. Les personnages, les lieux ou les évènements proviennent de
l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes, des lieux ou
des évènements existants ou ayant existé serait fortuite.
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
Cette œuvre ne peut être reproduite, de quelque manière que ce soit, partiellement ou dans sa totalité sans
l’accord de l’auteur, à l’exception d’extraits et citations dans le cadre d’articles de critique.
Avertissement sur le contenu : Cette œuvre dépeint des scènes d’intimité entre hommes. Elle vise donc un
public averti et ne convient pas aux mineurs. L’auteur décline toute responsabilité pour le cas où vos
fichiers seraient lus par un public trop jeune.
Avertissement de l’auteur : Cette histoire est une fiction, ses personnages fictifs. Elle ne se base en aucun
cas sur des connaissances précises et avérées sur la Police, la Gendarmerie Nationale et, encore moins, sur
les corps d’élite. Elle s’en inspire, mais n’est qu’imagination. Elle trouve son inspiration dans des
informations relayées par les médias et dans l’imaginaire qu’elles suscitent.
Chapitre 1
Pierre, dit Pi
Je suis d’une humeur exécrable, et ce n’est pas mon réveil qui me l’a dit,
mais ma nuit. Couché tard, l’esprit trop préoccupé pour dormir tranquille, je
savais d’avance que je ne serais pas à prendre avec des pincettes le lendemain.
Ça va passer, peut-être après deux ou trois cafés bien chauds, si j’ai de la chance.
Depuis quelque temps, j’ai la sensation d’avancer à reculons. On bosse comme
des malades et on arrive à pas grand-chose. C’est emmerdant à souhait.
Premier café, mon cerveau se désembrume légèrement. Footing de six
kilomètres et une heure de muscu, je me sens déjà mieux. Une douche bien
chaude, un petit plaisir solitaire, et je redeviens presque humain. Ce week-end,
quoi qu’il arrive, je ramène un plan cul dans mon lit ou j’appelle mon ex. Il est
toujours d’accord pour une reprise d’une nuit, ce qui me va. J’évite ainsi les
bars, la drague soûlante et je suis sûr de prendre mon pied. Ouais, ça c’est un
bon plan !
Je me magne un peu, car j’ai horreur d’être en retard. L’armée a fait de moi
un accro à la ponctualité. À une seconde près, tu peux passer de vie à trépas, et
on ne rigole pas avec ça. Huit heures moins le quart, je suis garé et mes pas me
guident vers l’entrée privée. Tout mon barda est entre mes mains pour montrer
que je suis autorisé à entrer. Sept heures cinquante-deux, je suis devant la
machine à café. Sept heures cinquante-sept, je suis assis derrière mon bureau, le
doigt sur le bouton de démarrage de mon ordi. Tout va bien, je me détends.
Il existe plusieurs sortes de cinglés et je fais partie des inoffensifs : je ne
sors mon arme qu’en cas de danger ou d’obligation. Il y a bien pire que moi, je
les traque à longueur de journée et j’en ai un peu marre qu’ils aient trop souvent
une longueur d’avance.
À partir d’aujourd’hui, la situation devrait changer. L’informaticien qui a été
recruté pour nous aider doit avoir débarqué. Je me demande à quoi il ressemble.
Accueillir un civil est une première dans le service et je ne sais pas trop
comment je vais me dépêtrer de cette donnée. Je ne suis pas un vrai casse-
couilles, pas tout le temps, mais je peux me montrer très con. Pour moi, il y a la
police et les militaires d’un côté, ceux qui cravachent chaque jour pour protéger
la population en se faisant insulter plus souvent qu’il n’en faut pour un esprit
sain. De l’autre, les civils qui vivent tranquilles dans leur petit monde de
paillettes et qui nous insultent dès qu’ils le peuvent. Alors, forcément, que l’un
de ceux-là vienne envahir mon espace de travail me fait plus qu’un peu chier,
même si j’ai conscience que son aide nous sera très utile. Ressemble-t-il à ces
geeks que l’on dépeint comme des extra-terrestres et vivant en dehors du monde,
sans avoir besoin de se nourrir ou d’avoir une vie sociale ? Allons-nous avoir à
faire avec un type complètement décalé, physiquement insignifiant, un petit mec
parmi des molosses qu’il faudra préserver de nos coups de gueule, de nos injures
et de nos agacements intempestifs ? Il y a des chances. Fait chier ! Le patron
aurait pu lui trouver un autre bureau. Antoine est cool et sympa, mais moi… je le
suis aussi, mais pas tout le temps. Je peux me montrer dur et j’aime préserver
mon espace vital. Je ne suis pas un adepte de la nouveauté. Si ma capacité
d’adaptation est optimale sur le terrain, en dehors, c’est un peu moins le cas.
Le chef se pointe et me coupe de mes divagations. Il ne paraît pas très
satisfait.
— L’informaticien n’est pas là ?
— Nan, pas encore arrivé.
— Ah ! Pas une bonne idée.
— Pas vraiment.
Les festivités commencent bien ! Si ce mec n’est pas capable d’arriver à
l’heure, dès le premier jour, ça promet.
— Il s’est peut-être paumé ?
— Peut-être…
— Un geek, c’est souvent à l’ouest, non ?
— Ne commence pas, Léo. Évite de tomber dans les communs, tu me feras
une fleur.
— Ouais.
— On a besoin de lui, d’accord ?
— Je sais.
— Il a été repéré et recruté parce qu’il excelle dans son domaine. C’est tout
ce qui m’importe.
— Moi aussi, moi aussi.
— Alors, ne lui casse pas les couilles à peine arrivé.
— Ok. Je fermerai ma gueule.
— Bonne option… Je retourne dans mon bureau.
Le Chef se pose autant de questions que nous, même s’il contrôle plutôt
bien son agacement. Tout comme moi, il a du mal à tolérer les retards. Nous
sommes dans l’inconnu. Qu’il soit plus aux faits des enjeux diplomatiques et des
complaisances de surface l’aide sûrement. Traiter avec les grands de ce monde,
la politique et tout le ramassis d’hypocrites qu’il côtoie, le rend plus à même de
donner une place à ce geek, civil de son état. Je radote, mais c’est une épine dans
mon talon.
Une heure plus tard, la porte du bureau s’ouvre de nouveau sur l’entrée du
Patron. Je cherche le gars censé être en sa compagnie, mais ne voit rien qui
pourrait ressembler à un autre être humain. Il n’est pas encore arrivé ? Pas
possible !
Le Chef se décale et le type apparaît. Merde alors ! Il est tellement discret
qu’il a réussi à se cacher derrière la carrure de Villemont. Il ne nous repère pas
tout de suite, car son regard est braqué sur le bureau qui lui est destiné. Ses
épaules se relâchent. Quoi que ce soit, ce qu’il voit le rassure. Le premier qu’il
aperçoit, c’est Antoine. Il l’observe quelques brèves secondes, avant de lui faire
un signe de tête et de le saluer. Antoine, l’affable Antoine, se montre sympa,
comme toujours, même s’il est déçu d’apprendre que ce n’est pas un geek, mais
un simple informaticien. Comme lui, je ne fais pas la différence et, je l’admets,
ça me frustre aussi. Ce terme avait pris sa place dans nos cerveaux et il nous
amusait. Après ces quelques mots échangés, il se tourne vers moi et c’est une
autre histoire qui débute. Son corps se fige, son visage s’assombrit et il se crispe
de tout son long. J’en profite pour le détailler. Un mètre soixante-quinze à tout
casser, mince et perdu dans ses vêtements – des fringues qu’il a dû acheter à
l’Armée du Salut – des cheveux clairs, bouclés et trop longs pour le service, une
peau pâle qui ne doit pas souvent voir la lumière du jour et des lunettes qui lui
mangent le visage. Il n’est pas moche, mais il faut s’attarder un petit moment
pour s’en rendre compte, et préférer les hommes aux femmes. Il paraît
complètement décalé dans ce lieu et pas très heureux d’être là. Je lui fais peur, je
m’en rends compte, ce qui est de ma faute. Je me suis mis en mode commando,
comme à chaque fois que je suis dans l’inconnu. Il est trop tard pour faire
machine arrière, même si je n’ai pas encore d’avis sur ce mec. Lui sourire à cet
instant, alors qu’il semble prêt à tout pour disparaître, quitte à se faufiler entre
les plinthes et le mur, ne serait pas bien reçu. Il m’a catalogué : je suis une brute
et son enfer personnel. Je lis en lui comme dans un livre ouvert, je suis très doué
pour ça : j’aurais pu être profiler, si j’avais été un peu plus intellectuel que je ne
le suis. Je préfère le terrain, mais cette aptitude me sert bien trop souvent pour ne
pas la louer en mon for intérieur.
— Antoine, Léo, je vous présente Pierre Belan, notre nouvel informaticien.
Pierre, vos collègues, Antoine Paris et Léonard Belmonte.
— Enchanté.
Quel menteur ce Pierre ! Un sourire naît sur mes lèvres. Il est un brin
moqueur, mais qui puis-je ? Il n’a qu’une envie, détaler et ne plus jamais
remettre les pieds ici. Bel effort tout de même que cet « enchanté », que je lui
retourne sur un ton légèrement ironique.
Un rictus de dérision plisse ses lèvres, à peine ai-je fini de le prononcer. Il
n’y croit pas plus que je n’ai cru au sien, ce pour quoi il a tort. S’il peut nous
aider, il est le bienvenu, quelles que soient les relations que nous réussirons à
instaurer. Je ne suis pas toujours un cadeau, je peux me montrer autoritaire et
bourru, mais j’aime mon boulot. Je prends mes responsabilités à cœur et
j’admire le professionnalisme. Je suis pour tous les talents qui peuvent nous être
utiles. Si nous allons avoir du mal à nous faire à Pierre Belan, et à son statut, il
va en être de même pour lui. Ce sera peut-être même pire. Il semble au bord de
la panique.
— Léo, tu veux bien lui faire rapidement visiter les lieux, qu’il se repère un
peu ?
— Pas de problème. Allons-y.
Pourquoi moi ? Un vrai mystère. Antoine aurait été bien mieux dans ce rôle
et notre geek pense exactement la même chose. Son cerveau bouillonne et ses
cris de détresse me vrillent les oreilles. Il va péter un câble, s’il ne se calme pas.
Je ne suis pas un cannibale et je ne mange pas les informaticiens. Les hommes
que je choisis, je les déguste et je fais en sorte qu’ils y prennent du plaisir.
Je me redresse et me mets en marche. Il me suit comme un petit chien
tremblant, ce qui a le don de me porter sur les nerfs. Je ne suis pas un monstre !
J’ai plutôt une belle gueule et un corps alléchant, et ce n’est pas moi qui le dis.
Évidemment, à part les gays qui veulent partager mon lit, les autres hommes s’en
tapent, mais tout de même, je ne suis pas repoussant, même pour un hétéro pur
jus, ce que je ne suis pas sûr qu’il soit.
— Je ne mange pas les geeks, vous savez. Vous pouvez vous détendre.
J’observe sa réaction du coin de l’œil. J’aimerais bien savoir s’il a un peu de
couilles ou s’il est juste une petite chose fragile et cassable. Son regard luit sous
ses verres de lunettes et ses épaules se redressent. Il frotte ses mains sur son jean,
preuve que je le mets toujours extrêmement mal à l’aise, mais son attitude
change. Il n’est pas que fragilité.
— Je ne suis pas un geek !
— Vous avez dit que vous vous foutiez qu’on vous appelle comme ça !
— Ouais, ben, ça change rien, de toute façon. Vous ne les mangez peut-être
pas, mais rien ne me dit que vous ne prenez pas plaisir à les malmener.
— Je ne malmène que les connards qui me cherchent des noises, les truands,
les assassins et dépravés en tous genres, et les terroristes. Ça fait déjà beaucoup
de monde, je n’ai pas besoin d’en rajouter.
— Super ! Je ne suis rien de tout ça et j’éviterai de vous chercher des noises.
— Tout va bien, alors.
— C’est ça ! Putain, vous n’avez pas un placard à balais dans le coin ?
C’est quoi cette question à la con ?!
— Un placard à balais ? Tu es un maniaque avec des tocs ?
Le tutoiement m’est venu instinctivement. C’est une habitude que j’ai du
mal à perdre. Quand on est dans un même bateau, avec des connards qui vous
mitraillent, on a tendance à oublier le formalisme et les politesses de surface.
— Non, je cherche juste un petit espace pour y mettre mon bureau et mes
deux ordis.
Je stoppe net et le fixe. Je dois avoir les yeux ronds et un rien brûlés par la
surprise. Il est un peu dingue ce geek, non ?
— Tu veux travailler dans un placard à balais ?
— J’aurais préféré un endroit comme celui de l’informaticienne de NCIS,
mais GC m’a dit que ce n’était pas possible. Apparemment, les séries télé et la
réalité, ce n’est pas tout à fait pareil. Un placard ou un petit débarras, ça m’irait
très bien. Je ne suis pas difficile.
— GC ?
— Euh… le Chef, le Grand Chef.
— Je vois… NCIS ?
— Une bonne série, à mon avis.
— Un débarras ?
— Un coin tranquille, sans avoir sous les yeux des mecs musclés, pour me
rappeler que je suis une crevette qu’on peut facilement torturer.
Putain ! Ce mec réussirait presque à attirer mon attention et à éveiller ma
curiosité. Je suis bon dans la lecture des expressions, mais là, impossible de
savoir s’il est stupide ou intelligent, gentiment naïf ou ironique.
— Sérieux ?
— Ouais, sérieux ! J’aime les endroits où je me sens en sécurité, ce qui n’est
pas le cas ici.
— Tu es au cœur de la sécurité, Geeky. Tu ne peux pas trouver mieux.
— Ça dépend où on se place et de quel côté on regarde… Geeky ? C’est
quoi ce surnom à la con ? Si vous voulez absolument me ranger dans une case,
sachez qu’ici je suis un hacker. Au moins, vous serez dans le vrai.
— Oh, il n’est pas si débile que ça ! Hacky, ce serait encore plus ridicule !
Son regard flamboie et ses joues rougissent de colère. Même ses verres de
hibou ne réussissent pas à me le cacher. Je dois calmer le jeu, sinon il va
exploser.
— Désolé, c’est sorti tout seul.
Merde ! Je me sens complètement idiot ! Où j’ai été pécher l’idée de lui
donner un petit nom ? C’est moi qui suis complètement débile ! Je suis passé
d’une attitude froide, du genre pitbull, à un semblant de convivialité, comme un
type super agréable, pour arriver à un surnom risible, le tout en un quart d’heure.
Ce mec est un brouilleur de neurones. Il doit avoir des connexions avec le
cerveau humain, en plus de ceux qu’il met en place avec le monde virtuel. Il est
pourtant hors de question que je le montre et je m’empresse de passer à autre
chose.
— La machine à café est là et il y a un coin détente au fond du couloir, à
côté des toilettes. De chaque côté, ce sont des bureaux. Tu feras connaissance
avec tout le monde au fur et à mesure. Il y a d’autres services dans les étages,
mais tu ne devrais pas être amené à y mettre les pieds. Ton badge et ton laissez-
passer doivent t’attendre à l’accueil, on ira les chercher tout à l’heure. J’en
profiterai pour te montrer le parking et l’entrée privée.
— Ça m’a l’air simple.
— Ça l’est. Je vais te laisser prendre tes marques et faire connaissance avec
tes ordis.
— Bonne idée. Je vais sûrement avoir besoin d’un petit moment pour en
faire ce que je veux.
— Quand tu seras prêt, on te donnera les accès à tous les services sur
lesquels tu es autorisé à te balader. Pour Internet, et tout ce qui va avec, je ne
pense pas que tu aies besoin de nous.
— Je ne pense pas non plus.
Ce mec aurait tendance à m’intriguer. Le simple mot « ordi » a l’art de
dénouer ses tensions. Il se montrait plus naturel depuis que j’avais engagé la
conversation, tout en respectant une distance évidente. Celle-ci a disparu, tout
comme son attention. Il est ailleurs, dans un autre espace que le mien. Ses
ordinateurs sont son chant des Sirènes.
— Tu passes combien de temps sur tes ordis, chez toi ?
— Hein ? Quoi ?
Je répète ma question, je l’ai sorti de son univers et il ne m’a pas entendu.
Ça va être quelque chose de bosser avec lui !
— Je passe beaucoup de temps avec 3.14.
— 3.14 ?
— Mon ordi. Mon ordi s’appelle 3.14.
Il appelle son ordi 3.14 ?! 3.14 comme Pi ?! Oh putain !
— Tu délires ?!
— Pas du tout ! Quoi ? Tu ne donnes pas un nom à ton flingue, toi ?
— Hein ? Pas que je sache, non.
— Ah ! J’aurais cru.
Oh putain de merde ! Ce type ne vit pas sur la même planète que moi. Soit
on va bien se marrer, soit ça va être un enfer. J’ai bien peur de me retrouver à me
balader entre les deux et à être balloter entre E.T veut maison et « Il va
redescendre sur terre, ce con, et me donner ce que je veux ? Des infos, merde, il
nous faut des infos et, dès huit heures du mat, ce serait bien ! ».
Je secoue la tête, la mine dépitée. Donner un nom à mon flingue ! C’est l’un
de mes meilleurs potes, mais faut pas déconner non plus. Je suis sain d’esprit,
moi, un minimum tout du moins.
Son regard tente d’analyser mes émotions et il ne semble pas très doué dans
ce domaine. Il est perplexe, très perplexe, mais il ne pourra jamais l’être autant
que je le suis face à lui.
Chapitre 3
Pierre, dit Pi
Enfin chez moi ! M’écrouler dans mon canapé est une option alléchante et je
ne m’en prive pas. Quelle journée ! Bon, j’exagère un peu. Dès que je me suis
retrouvé derrière mes jouets, j’étais dans mon élément et la tête ailleurs. Les
autres, tous les autres, n’existaient plus. Ils ne pouvaient plus m’attirer dans leurs
délires. Pas de placard à balais, mais une certaine tranquillité que j’ai appréciée.
Les blablas et les grandes discussions ont apparemment lieu ailleurs et c’est une
excellente nouvelle. Si on ne me dérange pas, je devrais pouvoir m’en tirer.
J’ai été très étonné quand Antoine, à midi, m’a proposé de venir manger
avec eux un sandwich rapidos dans un bar qu’ils fréquentent. De là à accepter, il
y avait tout de même une marge ! J’avais ma dose de contacts humains. Merci
bien ! Ma surprise a été plus grande encore quand, une heure plus tard, il a
déposé devant moi un casse-dalle au jambon et une bouteille d’eau. La tête que
j’ai dû faire ! Elle devait valoir son pesant d’or. J’ai remercié, bien évidemment,
même si j’avais déjà avalé celui que je m’étais amené. Je vais devoir apprivoiser
les bizarreries de ce monde dans lequel ma place n’est pas gagnée et que je ne
suis pas sûr de vouloir.
3.14 me fait de l’œil, il s’est sûrement ennuyé sans moi. Pour une fois, je
n’accours pas vers lui. J’ai passé huit heures devant deux autres de son espèce, et
là, j’ai envie de ne rien faire. C’est épuisant de travailler en dehors de chez soi.
Mes yeux se ferment, je sens que je ne vais pas faire de vieux os…
C’est quoi ce son strident qui me vrille les oreilles ? On ne peut pas me
foutre la paix ! J’ai une journée à digérer, moi !
— PI ! Ouvre cette porte ! Je sais que tu es là. Lâche 3.14 et viens m’ouvrir,
tête de nœud !
Pascaline ! Il ne manquait plus qu’elle pour finir de me vriller le cerveau.
J’aurais dû m’en douter, ceci étant. Croire une seule seconde qu’elle n’allait pas
venir me soutirer toutes les informations possibles et inimaginables sur ma
journée était stupide et ridicule.
La porte ouverte, je lui tourne le dos et retombe comme une masse dans
mon canapé.
— Oh ! Tu dormais ?
— Le passé est employé à merveille. Ouais, je dormais !
— Désolée.
— C’est ça, cause toujours.
Elle a vite fait de me rejoindre et de glisser sa main dans mes cheveux
bouclés qu’elle adore. Au moins, j’ai une chose de bien dans mon physique qui
ne casse pas trois pattes à un canard. Ma meilleure amie a beau me dire le
contraire, je sais qu’elle n’est pas impartiale. Les amis le sont rarement.
— Alors, tu es toujours vivant ?
— Il semblerait.
— Raconte, Pi, et ne joue pas les abrutis. Sinon, je te torture.
— Tu es chiante, Pascaline, vraiment chiante.
— Je sais, on s’en fout.
Ses doigts sont agréables dans mes cheveux. Ça me détend à chaque fois.
Parfois, j’en imagine d’autres qui seraient un peu plus aventureux, mais les
siens, c’est déjà bien.
— J’ai cru mourir et pisser dans mon froc… En fait non, j’ai cru que j’allais
dégueuler partout.
— À ce point-là ?
— Ouais… Ils n’ont pas de placard à balais. T’y crois, toi ? Même pas un
petit coin perdu dans un endroit sombre. Juste des bureaux, plein de bureaux, et
d’autres mecs pour les partager.
— Je vois… Combien dans le même bureau que toi ?
— Deux.
— Hommes, femmes ?
— Deux mecs, deux super flics, baraqués et tout.
— Mignons ?
— On s’en tape, Pascaline ! Ils sont là et c’est bien suffisant.
— Ils te font peur ?
— Bah, un peu… Pas Antoine.
— Antoine ?
— L’un des deux. Il est assez sympa et souriant, même s’il veut absolument
me coller une étiquette de geek. Il a une bonne bouille… GC a été correct aussi.
Il a tout fait pour me mettre à l’aise, mais il suinte l’autorité et il a des épaules
vraiment larges. Derrière lui, on ne me voit pas... C’est plutôt pas mal, à bien y
réfléchir.
— GC, c’est qui ?
— Le Grand Chef, celui qui m’a accueilli.
On a fait le tour de mes connaissances limitées. Il ne reste plus que GBT
(Grand Brun Ténébreux, pour la traduction), et je ne suis pas pressé, pas pressé
du tout d’en venir à lui. Il m’a vraiment foutu les j’tons, celui-là, et pas qu’un
peu, même s’il n’est pas aussi con que je le pensais.
— Ça a l’air d’aller, Pi, non ?
— C’est vrai. J’ai paniqué au début, mais ils m’ont foutu la paix et n’ont pas
cherché à me tirer des poux de la tête.
— Je savais que tu pouvais y arriver !
— Euh, c’était la première journée. Il va y’en avoir des tas d’autres et tout
peut encore arriver. Y’a bien un con qui va s’apercevoir que je suis facile à
martyriser et s’en réjouir.
— Arrête, Pi ! Tu n’es pas une carpette sur laquelle les connards essuient
leurs pieds. Tu es capable de te défendre et de les faire tourner en bourrique. Tu
peux être terriblement emmerdant.
— Ben, ouais. Quand t’as pas les muscles, il te reste ton cerveau.
— Une bonne alternative, si tu veux mon avis.
Pascaline, c’est ma meilleure amie depuis le collège. C’est une âme
généreuse et protectrice. C’est mon côté petit mec chétif et paumé qui l’a fait me
coller aux basques. J’étais un souffre-douleur et Pascaline déteste profondément
ce genre d’attitude. Elle a un frère trisomique, alors ça la touche
particulièrement. C’est une princesse des causes perdues et une gardienne des
plus faibles d’entre nous, pauvres humains sensibles. Au début, je ne savais pas
quoi faire d’elle, alors je la laissais me suivre et me parler sans jamais
s’interrompre. J’ai mis un peu de temps, mais j’ai fini par comprendre qu’elle
était sincère. Elle voulait vraiment que l’on soit amis. Ça fait dix ans que l’on se
connaît et elle ne m’a jamais laissé tomber. Elle est un roc et mon espace de
normalité. J’aime ma mère et ma grand-mère, mais ça ne fait pas très sérieux de
compter sans arrêt sur elles. Avec Pascaline, c’est plus normal, plus avouable et
moins critiquable. On ne me regarde pas d’un air complètement dépité lorsque je
parle de ma meilleure amie. Les chocolats chauds de ma grand-mère n’ont pas le
même effet, mais comme c’est elle qui fait les meilleurs au monde, il n’est pas
né celui qui me fera m’en passer.
— Alors, et le deuxième ?
— Le deuxième quoi ?
— Oh oh ! Pi, fais pas l’abruti innocent… Tu me mets en alerte maximum,
mon doudou.
— Arrête de m’appeler comme ça ! Qu’est-ce que vous avez tous avec ce
besoin de me donner des surnoms à la con complètement ridicules ?!
— Oh oh ! Doudou Pi s’énerve. De mieux en mieux. Le deuxième, Pi.
Elle fait vraiment chier ! En dix secondes, me voilà de nouveau dans la
poisse. Et quelle poisse !
— Un flic, c’est tout.
— Quel genre de flic ?
— Mais j’en sais rien ! Je l’ai vu pour la première fois aujourd’hui et on n’a
pas passé la journée à discuter comme deux pipelettes devant un lait chaud !
Pascaline râle et lève les yeux au ciel. Est-ce que mon histoire de lait chaud
va suffire pour qu’elle passe à autre chose ?
— Tu aurais pu choisir une chope de bière ! Du lait chaud, avec un flic… Tu
es vraiment à la ramasse.
— Je sais, mais j’aime le lait chaud. Tu sais bien que…
— PI ! Me prends pas pour une conne, d’accord ? Comment s’appelle ce flic
dont tu ne veux pas parler ?
— Si je ne veux pas en parler, pourquoi t’insistes ?
— Parce que je suis très curieuse. C’est de ta faute ! T’avais qu’à en parler
dans la foulée de cet Antoine. Assume !
Elle a raison, j’ai manqué de finesse pour le coup. J’ai fait vibrer ses
antennes et elle restera sur mon canapé jusqu’à ce que je crache le morceau,
même si elle doit se priver de manger et de boire pendant des jours. Un vrai
roquet !
— Léo, il s’appelle Léo.
— Léo ? Ça fait très lion. Il rugit ?
Putain, quelle est conne !
— Léo pour Léonard et je ne l’ai pas entendu rugir. Il est plutôt très
silencieux et flippant.
— À ce point-là ?
— Pas qu’un peu ! Tu l’aurais vu m’observer, un truc à me donner envie de
me glisser entre le papier peint et le mur… Un regard direct et une immobilité à
te faire pâlir. Je me suis senti petit, tout petit, comme quand Josh a voulu me
plonger la tête dans les chiottes, en cinquième. Tu te rappelles ?
— Évidemment ! Après le coup de pied bien placé que je lui ai mis, il a pas
pu aller pisser pendant trois jours !
— Ouais, c’était drôle. Là, tu risques d’avoir du mal à faire pareil.
— Pourquoi ?
— Il mesure au moins deux têtes de plus que toi. Il te faudrait lever la jambe
très haut.
L’éclat de rire de Pascaline fuse dans mon petit appartement qui ne paie pas
de mine. Elle est belle ma Pascaline et son rire m’emporte. J’en ai les larmes aux
yeux et ça me fait un bien fou. Toute la tension que j’ai accumulée au long de
cette journée affolante a besoin de se libérer et ma meilleure amie a toujours su
me sauver de moi-même.
— Je vais m’entraîner et m’assouplir. Hors de question qu’un homme de
Neandertal s’en prenne à mon doudou.
— Il ne s’en est pas pris à moi, Pascaline. Il m’a fait peur, c’est vrai… Il est
assez intense et, au prime abord, il s’est montré froid, mais après, ça a été… Tu
sais quoi ?
— Nan, mais tu vas me le dire.
— Il ne donne pas de petit nom à son flingue ! J’étais sûr que tous les flics
faisaient ça.
— Tu voulais qu’il l’appelle comment ? Popole ?
— Hein ?!
— Ben, ouais, c’est connu que les flics ont le même rapport avec leur
flingue qu’avec leur queue.
— Tu es tarée, Pascaline, plus tarée que moi.
— Mais non, pas du tout. Je suis réaliste. Toi, tu planes à quinze mille !
— Merde, tu fais chier ! Si je le vois toucher son flingue, je vais tout de
suite penser à sa queue. Putain ! C’est la poisse !
Le fou rire de Pascaline est bien pire que son éclat de rire. Elle se tient le
ventre et ses yeux débordent. Je souris à mon tour. Ce que j’ai lâché est vrai,
mais je n’étais pas obligé de le dire, ce qui aurait été moins drôle, bien moins
drôle.
— Ne lui montre pas les pensées lubriques qui te traversent le cerveau. Il
risque de t’en coller une.
— Tu m’étonnes ! Avec sa carrure, je vais décoller et atterrir sur le parking !
— Ah ouais ? Il est bien bâti ?
— Tout en muscles, du genre à faire de la muscu et tout le toutim.
— Miam… Et sa tête ?
— Quoi sa tête ?
— Il est mignon ?
La question à un million de dollars qui pourrait me tuer en me foudroyant en
quelques secondes.
— Il est… pas mal.
— Ça veut rien dire ça, Pi !
— Pas mal, c’est pas mal et c’est déjà bien.
— Brun ? Blond ? Roux ? Chauve ?
La teigne est revenue. Elle est tenace et particulièrement bien accrochée.
— Brun.
— Yeux bleu ? Vert ? Marron ? Gris ?
— Marron, marron foncé.
— Brun aux yeux marron foncé… Quelle taille ?
— Grand, je te l’ai dit.
— Passable ? Mignon ? Beau ?
Elle me fait chier, vraiment !
— Beau ! Voilà, t’es contente ?!
— Assez… Donc Léo est beau et il te contrarie.
— Arrête ça tout de suite, Pascaline. Je suis sérieux.
— Pourquoi ? C’est peut-être un bon coup ?
— Tu es vraiment pas possible, tu sais. C’est un flic, un GBT sûrement
hétéro que je n’approcherai jamais, même s’il était de la jaquette, ce qui n’est
absolument pas imaginable.
— Tu dis n’importe quoi. Des homos, y’en a de toutes sortes, même des
grands balaises, sexy et flippants.
— Pffft !
Je suis à bout d’arguments et je veux qu’elle se taise. Il est hors de question
que je pense à GBT de cette façon. Je tiens à mes cojones, même s’ils ne servent
pas souvent, si ce n’est quand j’utilise ma main droite. On ne sait jamais, peut-
être qu’un jour, ce sera une autre main. Autant les garder à l’abri.
— Tu pourrais te taper qui tu veux, Pi.
— Bien sûr ! Et le Père Noël existe !
— Non, mais si tu faisais un effort dans ton apparence et que tu changeais
de lunettes, tu serais plus repérable.
— Tu rigoles ?! Je suis très bien comme ça. J’ai autre chose à faire que de
me pomponner devant ma glace et passer un temps fou à me choisir des fringues.
Quant à mes lunettes, elles sont très bien. Je vois parfaitement avec.
— Quand t’en auras marre d’avoir peur, je serai là.
— Je n’ai pas peur !
— Bien sûr que non.
— Je n’ai pas peur. Je m’habille comme j’aime, c'est-à-dire sans me prendre
la tête.
— T’acheter des jeans à ta taille, des baskets neuves et quelques chemises
un peu plus modernes ne s’apparente pas à une prise de tête. Tu exagères ! Tu as
des yeux magnifiques et personne ne les voit.
— Je suis myope.
— Ce qui n’a rien à voir avec la couleur de tes yeux. Pourquoi tu prends
toujours des montures qui te mangent le visage et des verres aussi teintés ?
— C’est mieux devant l’ordi. Avec le nombre d’heures que j’y passe, j’ai
besoin d’un voile de protection.
— D’accord, mais tu pourrais les prendre un peu moins foncés, non ?
— Peut-être…
— Écoute, Pi, tu t’en es bien sorti aujourd’hui. Tu peux peut-être
commencer à réfléchir à une vie sociale ?
— Tu es folle ! Je n’ai pas lâché l’affaire avec mon placard à balais,
d’accord ? Et je ne veux pas d’un mec.
— Tu es un sale menteur ! Depuis combien de temps Ryan est parti ?
— Ne parle pas de Ryan, s’il te plaît.
— Combien de temps, Pi ?
— Deux ans, ça fait deux ans !
— Deux ans… Je sais qu’il baisait bien, mais tu pourrais peut-être l’oublier.
— D’où tu sais ça, toi ?
— À chaque fois que je me pointais après vos séances de sexe, tes yeux
étaient des putains de néon. J’en ai déduit qu’il était un as dans un lit.
Je rougis, c’est plus fort que moi. Je n’aime pas parler de mes relations
intimes, de ma seule relation intime, et encore moins de sexe. C’est vrai qu’avec
Ryan, c’était bien. Il avait su détruire ma timidité et mes inhibitions, ce à quoi je
ne dois plus penser. Il est parti et je n’ai pas voulu le suivre. Je n’ai pas le droit
d’être triste et encore moins d’avoir des ressentiments. Je suis seul responsable
de notre séparation.
— Pi ?
— Oui ?
— Tu penses encore à lui ?
— De temps en temps, quand je me sens seul.
— Tu es toujours amoureux de Ryan ?
— Je sais pas… Je ne sais même pas si j’étais vraiment amoureux de lui. Je
l’aimais beaucoup, c’est sûr, mais amoureux… Je l’aurais suivi sinon, non ?
— Je pense que oui.
J’ai un peu la nostalgie de cette époque. Ma vie était différente. Je ne sortais
pas beaucoup plus, mais entre Ryan, Pascaline et les femmes de ma famille,
j’avais trouvé une stabilité qui me maintenait dans une vie plus équilibrée.
J’aime bien celle que j’ai, elle n’est pas si mal et elle me convient. Pourtant, un
petit ami et quelques galipettes, je ne cracherais pas dessus. Mais Léo ! Waouh !
Avec une idée pareille, c’est définitivement entériné : demain, je cherche un
endroit minuscule pour m’y cacher. Je suis prêt à squatter les chiottes !
Chapitre 4
Léonard, dit Léo
Entrer et monter jusqu’à notre bureau me prend une partie de mes dernières
forces. Je suis bon pour m’écrouler sur ma chaise, le temps de souffler cinq
minutes, ce qui ne sera pas pour tout de suite.
Pierre se tient raide dans l’embrassure de la porte, le corps tendu à l’extrême
et le visage blême. Antoine lui donne une tape sur l’épaule et il s’écarte pour le
laisser passer.
— Tout va bien, Pierre. C’est fini et c’est grâce à toi. Chapeau, mon pote !
On t’en doit une.
Pierre se contente d’un hochement de tête. Il semble tout autant incapable de
sourire que de prononcer un mot.
Il me fixe, n’observe que moi, les yeux écarquillés. Son soulagement, vif,
illumine le couloir comme un néon fluo. D’une main, il retire ses lunettes et se
frotte les yeux. Quand il relève la tête, son regard plonge dans le mien et j’en
reste comme deux ronds de flanc. La peau sous ses yeux est rouge, comme s’il
avait pleuré ou qu’il s’était terriblement retenu, et ses iris me clouent sur place.
Je n’ai jamais vu une telle transparence. Ils sont d'un bleu vert incroyable. Ils
sont flous et lointains à cause de sa myopie, et pourtant, je les sens sur moi avec
une telle intensité que j’en frissonne. Ma queue, elle, est bien plus consistante
que moi. Elle ne tremble pas et durcit avec une rapidité déconcertante. Ce
qu’elle voit dans cette couleur d’eau, dans ce regard, c’est de la sensualité à
l’état brut, du sexe et des orgasmes.
Merde ! Putain de merde ! Le geek me fait bander !
Chapitre 5
Pierre, dit Pi
J’ai l’air d’un con, à rester statufié devant la porte, le regard perdu dans
celui de Léo. J’ai eu tellement peur, la plus grande frayeur de toute ma vie. Des
heures que je pianote comme un malade sur les claviers de mes ordis, à essayer
de trouver une info pouvant servir à sauver leurs peaux. Des heures à flipper et à
avoir envie de pleurer. Et pas de nouvelle, aucune, pendant tout ce temps. De
quoi me rendre dingue, complètement dingue. Alors, désolé si j’ai l’air d’un
chaton égaré, perdu au milieu d’une meute de chiens plus solides les uns que les
autres, mais c’est ainsi que je me sens.
J’ai eu les pétoches pour tous et tout le monde, pour Antoine, mais Léo…
Merde ! J’ai vraiment cru que j’allais péter une durite. Tout était figé en moi,
comme paralysé, mis à part mes doigts et mes canaux lacrymaux. J’ai failli me
lever dix fois pour courir aux toilettes et dégobiller tripes et boyaux. Une
bombe ! Une bombe qui aurait pu le laminer et le faire atterrir direct dans l’au-
delà. Pour moi, Léo est indestructible. Point final ! Je ne veux pas imaginer
d’autres alternatives.
Bien sûr, je l’évite, lui comme les autres, sauf Antoine, des fois. C’est pour
ma tranquillité d’esprit. Je ne souhaite pas apprendre à gérer des relations
sociales élaborées, pas plus que creuser ce que je ressens pour Léo. Il m’arrive
de le lorgner en catimini – qui ne le ferait pas ? – et ce qu’il fait naître en moi
lorsque je l’observe, ou pense à lui, n’est pas neutre. Il me fait un sacré effet,
mais je ne suis pas stupide. Que voudrait faire un mec comme lui avec un type
comme moi, un gringalet pâlot, nourri de petits plats maison confectionnés par
sa maman ? En supposant qu’il soit homo, ce qui serait incroyable. Je vois bien
comment il me regarde et je suis capable de dire le nombre de fois où il s’est
retenu de ne pas éclater de rire, devant ma mise plus qu’improbable. Encore ce
matin, tiens ! Je sais que mon pull tricoté main, avec un renne idiot sur le devant,
est ridicule. C’est ma grand-mère qui me l’a tricoté, et j’aime ma grand-mère. Ça
vaut bien quelques efforts, non ?
Mes yeux me picotent : trop de tension, trop d’angoisse, trop de ridicule. Je
voudrais bouger, mais je n’y arrive pas. Je suis tétanisé. La claque d’Antoine, sur
mon épaule, m’a à peine fait réagir et je serais bien incapable de répéter les mots
qu’il a prononcés. C’est le brouillard dans ma tête.
Je retire mes lunettes et me frotte les yeux. Il faut que je me remue et me tire
de là. Je dois regagner mon trou de souris et m’y cacher le plus longtemps
possible. Je peux survivre quelques jours. J’ai quelques bricoles dans le frigo, un
reste de céréales et les plats rangés dans le congélo feront l’affaire pour les cinq
jours à venir. Après, eh bien, je n’en sais rien. Je ne veux pas revivre un truc
pareil, c’est trop perturbant et ça ne peut que me ruiner la santé.
Allez, Pi ! Décanille de là sans tarder !
Je relève la tête, sans pouvoir me retenir de chercher le regard de Léo. Je n’y
vois pas grand-chose, tout est flou, mais je suis sûr d’y être. Je la sens au fond de
moi, cette connexion étrange que je perçois à de rares occasions et qui
m’interpelle à chaque fois.
Je remets mes lunettes, je vais enfin pouvoir agir. Encore un effort et je
devrais y arriver. Je fixe Léo une dernière fois et tout mon corps se statufie.
L’expression de son visage… Mon Dieu ! L’expression de son visage ! Comme
s’il avait devant lui une cohorte de zombies immondes et putréfiés. Hé ! Dans le
fantastique, il y a aussi de superbes loups-garous et des vampires très sexy.
Pourquoi je serais un mort-vivant, moi ?!
Je perds la boule, c’est sûr, et Léo a dû lire sur mon visage un truc qui l’a
fait basculer du côté obscur de la force. Non ! NON ! Pas ça, tout, mais pas ça !
Je lui ai montré ma peur et mon soulagement de le voir en vie, mais c’était aussi
le cas pour Antoine. Qu’a-t-il vu ? Pas mon désir ou mes sentiments ? Si ? Tu
m’étonnes qu’il va péter un plomb ! C’est la honte absolue et je n’ai plus qu’à
m’enterrer sous terre, sans rien à manger ni à boire. Rien ne pourrait être pire.
Ni une ni deux, je retrouve ma capacité de mouvement. Je file vers mon
bureau et attrape mon blouson, sans prendre la peine de l’enfiler.
— Content de te savoir en vie, Antoine. Toi aussi, Léo. À plus, je ne sais pas
quand.
Je n’attends pas de réponse et me sauve aussi vite que je le peux. Je dévale
les escaliers, me rue dehors et, sans prendre la peine de respirer, poursuis sur ma
lancée. L’arrêt de bus me fait de l’œil. Je souffle comme un bœuf, mais j’ai
réussi à faire plus de cinq cents mètres sans m’écrouler. Bel exploit !
J’ai envie de pleurer, j’ai envie de me terrer et je ne sais pas quoi faire de ma
peau. Pascaline va se montrer casse-bonbons, ma mère trop… maternelle et ma
grand-mère trop… grand-maternelle… Je n’ai pas le choix, il me reste 3.14.
Dans le bus, je revis cette journée infernale. Est-ce que c’est souvent ainsi ?
Parce que c’est impossible que je retraverse ça. Plutôt finir comme une taupe,
dans un trou étroit et étouffant, à ne bouffer que des merdes ! Mon petit cœur ne
tiendra pas, il est bien trop fragile pour des tensions pareilles. C’est vrai, quoi !
Je suis un Chamallow, moi, une petite guimauve tendre. Pas un super mec avec
des couilles en acier trempé, un corps bardé de muscles et un palpitant plus dur
que de la pierre.
Je suis un informaticien, un petit génie qui n’est à l’aise que devant un ordi
et sur des terrains conquis. Je miaule, je ne rugis pas. Je bois du lait, mélangé à
du chocolat en poudre, pas du whisky ou de la bière. Je prends le bus ou je
conduis une Mini, pas une berline impossible à garer ou une voiture de sport
avec laquelle il est si facile de s’encastrer dans un arbre.
Je vais pleurer, je vais pleurer…
Je me traîne jusqu’à mon immeuble, grimpe mes deux étages et m’engouffre
chez moi. Je ferme mes trois verrous et gagne ma salle de bains. Ce soir, je vais
faire ce que je veux, comme je l’entends et comme j’aime. Je prends une douche
chaude, très chaude, et n’en ressors que lorsque ma peau me picote et est
devenue rouge écrevisse. Je me sèche rapidement, laisse mes cheveux en faire à
leur guise – ce qu’ils font toujours, de toute façon – et enfile un pyjama tout
doux, bleu ciel avec des nounours et des cœurs partout. Je ne le mets pas tout le
temps : je le garde pour certaines occasions, celles où je ne sais plus à quoi me
raccrocher, avec cette impression tenace que mon monde est en train de
s’écrouler.
La cuisine me tend les bras, j’ouvre le congélateur et attrape une glace
Haagen Dazs à la vanille, avec des pépites de noix de pécan enrobées de
caramel. Un pur régal ! Super, le pot est tout neuf, je vais pouvoir la déguster
jusqu’à l’écœurement.
Un oreiller dans le dos et ma couette sur le corps pour me tenir chaud,
j’allume la télé et mon lecteur DVD. J’enclenche le début de ma série préférée,
ferme les yeux pour écouter le générique de début, tout en reniflant le parfum de
ma crème glacée. Ah ! Je suis chez moi, dans le cocon douillet et rassurant de
mes quatre murs. Je vais m’en sortir et oublier cette journée, l’oublier à jamais.
La première cuillère me fait gémir et les premières images, sourire. C’est ici
qu’est ma place, pas dans le monde et ses tragédies, pas dans ce bureau et sa
folie…
Bam ! Bam !
Quoi ?! Non, pas maintenant ! S’il te plaît, Seigneur, Bouddha, Allah,
Johnny Deep ou même Enrique Iglesias, je m’en fous un peu, mais faites partir
l’intrus qui cogne à ma porte ou je ne réponds plus de rien. Personne ne me rend
visite, si ce n’est mes trois femmes et ce n’est aucune d’entre elles. Elles
sonnent, elles ne frappent pas comme des brutes à ma porte.
Je fais le mort et baisse le son. Les coups redoublent. Je craque.
— Y’a personne ! Foutez-moi la paix ! Je ne vends rien, je n’achète rien !
— Pierre, ouvre ta porte. C’est Léo.
Hein ? Quoi ? Léo ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Et comment il sait où
j’habite ?
Hors de question ! Léo ne franchira pas ma porte !
— Va-t’en ! J’ai pas envie de parler.
— Allez, ne fais pas le gamin. Ouvre !
— Je suis un gamin et je fais ce que je veux ! Fous-moi la paix ! Je veux
mourir tranquille !
— Pierre ! Ouvre ou je défonce ta porte !
— C’est ça ! J’ai trois verrous.
— Et moi, de gros muscles !
— Prétentieux !
— Nan, pas une seule seconde. Ta porte, c’est un fétu de paille.
— Tu es l’un des trois petits cochons ou le loup ?
— Le loup, mais je peux me montrer cochon.
— Abruti ! J’ouvre pas aux loups, trop dangereux.
— Pierre ! Ma patience est à bout.
— M’en fous. Je mange une glace, là, et je ne veux pas partager. Va-t’en !
— Non ! Je sais que ta journée a été rude, mais tu ne dois pas te laisser
impressionner. Tu as été génial et on a besoin de toi. Sans toi, il y aurait eu je ne
sais combien de morts, que des innocents, des pauvres gens qui se baladaient ou
qui rentraient du boulot. Tu dois tenir bon. Allez, ouvre-moi !
N’est-il vraiment là que pour ça ? Juste parce qu’il a trouvé que j’avais fait
un super boulot et que le service ne veut pas que je démissionne ?
— Tu veux encore parler travail après la journée qu’on a eue ?
— Non, je veux parler de toi avec toi. Je m’inquiète et Antoine aussi. Si tu
ne m’ouvres pas, ce sera à son tour de débarquer et on le fera jusqu’à ce que tu
cèdes.
Merde ! J’avais bien assez de Pascaline comme teigne glissée sous ma
peau ! Il ne va pas partir, je le sens dans le ton de sa voix et dans sa
détermination. S’il était facile à décourager, il ne ferait pas ce job.
— D’accord, mais tu te tiens tranquille et tu ne me prends pas la tête. Je
veux finir de manger ma glace.
— Pas de problème.
C’est ça ! Et ma grand-mère fume le cigare et boit du whisky, en jouant au
poker ! Il me prend vraiment pour un con, GBT !
Je débloque mes trois verrous et, sans lui ouvrir la porte, retourne sous ma
couette. Je plonge une énième cuillère dans mon pot de glace. C’est
définitivement trop bon !
Je ne le regarde pas entrer, je ne veux pas le voir. Je sens sa présence,
intense et brûlante. Son poids sur mon canapé, à trop peu de distance du mien,
me fait grincer des dents. Il va me gâcher mon plaisir, il me gâche mon plaisir.
— Ça a l’air bon.
— Je ne partage pas.
— J’avais compris, Geeky. Ne sors pas tes griffes comme un chat en colère.
— Si j’veux !
— Tu es vraiment un sale mioche ! Tu as passé l’âge, non ?
— Je m’en fous. Si ça ne te convient pas, personne ne te retient.
— Eh bien ! Il n’a pas l’air au premier regard, mais le p’tit geek est un p’tit
pitbull !
— C’est ça ! Je ne suis pas un geek, mais j’ai le physique de Brad Pitt !
— Pas vraiment, non.
— Putain, mais t’es con ! C’était une boutade, t’étais pas obligé de relever !
— J’avais compris, mais c’était tentant.
Je me retranche dans le silence, il m’énerve. Je ferme de nouveau les yeux,
m’éloigne en pensée de mon appart et poursuis la dégustation de ma glace.
— Je ne peux vraiment pas goûter ? Elle a l’air super bonne.
— Nan ! Va voir dans le congel, y’en a peut-être d’autres.
— Sympa. Merci.
Je ne relève pas. Si ça peut m’aider à le faire taire, je suis prêt à lui sacrifier
une de mes gourmandises. Il revient s’asseoir près de moi et je l’entends manger.
Il fait des bruits de gorge et pousse des petits soupirs de plaisir qui me rendent
dingue, moi et ce qui se trouve librement à s’épanouir dans mon bas de pyjama.
Cette journée n’est pas horrible, elle est un enfer !
— Elle est vraiment bonne. Je comprends que tu n’aies pas envie d’être
dérangé pour la déguster
— Alors pourquoi tu me déranges ? Mange-la en silence !
— Tu me cherches des noises, Geeky ? Je croyais t’avoir entendu dire que tu
ne le ferais pas.
— C’était avant.
— Avant quoi ?
— Avant que tu me laisses croupir derrière mon bureau pendant des heures,
sans prendre la peine de me passer un coup de fil, ne serait-ce que pour me dire
que tu étais vivant, toi et les autres.
— Désolé, Pierre, mais c’était vraiment le bordel et la confusion là-bas.
— Je m’en doute, mais tu es entraîné pour ça. Tu ne me feras pas croire que
tu avais perdu tous tes moyens.
— Tu as raison, je n’y ai pas pensé.
— C’est normal, mais j’étais vraiment inquiet.
— Désolé, encore… Pourquoi c’est normal ?
Que puis-je lui répondre, sans donner l’impression d’être une petite chose
fragile et plus pathétique que je ne le suis déjà ? Comment le faire sans prendre
un ton plaintif et désespéré ?
— Tu étais très occupé.
— Ce n’est pas ce à quoi tu penses.
— On s’en tape ! C’est vrai aussi.
— Geeky ?
J’ai mal au cœur et à l’estomac, et son Geeky auquel je commence à
m’habituer me retourne un peu plus encore. Le premier a à voir avec lui, le
deuxième avec cette saloperie de glace. J’ai de nouveau envie de pleurer. Mon
cerveau n’arrive pas à se sortir de la tête qu’une bombe a failli exploser et tuer je
ne sais combien de personnes ou laminer Léo. Je ne réussis pas plus à dénouer ce
nœud qui me serre les entrailles, à la simple idée que j’aurais pu passer à côté et
du carnage que ça aurait été. Et pourtant, je ne me sens pas plus consistant
qu’hier ou qu’avant-hier.
— Je sais que je suis insignifiant et que penser à moi oblige à se coller des
post-it sur le front, des post-it fluo de préférence… mais j’étais dans tous mes
états, seul, et j’avais si peur… J’ai cru que… je ne sais pas en fait… Mon
imagination est partie en vrille et je n’avais personne pour m’aider à la
contrôler… Je suis pathétique.
— Non, Pierre, c’est faux. N’importe qui aurait réagi comme toi. Nous
étions tous directement reliés à une perf d’adrénaline. Si ça peut te faire du bien,
sache que j’avais peur moi aussi.
— Je veux bien te croire… J’ai juste besoin de digérer cette journée, à ma
façon.
— Je sais… Et… euh… tu n’es pas insignifiant, Pierre. Pas avec tes pulls
colorés, estampillés de dessins impossibles. On ne peut pas passer à côté, crois-
moi.
— De mes pulls, pas de moi.
— De tes pulls et de celui qui les porte, forcément. Écoute, on ne te
remarque peut-être pas au premier regard, mais une fois qu’on te connaît un peu,
on sait que tu es là.
— Tu crois ?
— Ouais. Tu es un mec intelligent et tu as ton petit caractère. Au début, je
me demandais si tes blagues à deux balles, c’était de l’humour ou de la naïveté.
En fait, tu es un mec intelligent.
— Peut-être… avec un physique quelconque.
— Tu cherches les compliments ?
— Nan, j’ai une discussion franche.
— OK… Tu n’es pas quelconque, juste passe-partout parce que tu fais tout
pour. Tu as des yeux incroyables, mais tu les caches, et tu as de belles boucles
aussi. Pour le reste, aucune idée, je ne suis pas capable de voir à travers tes
vêtements informes.
Quoi ?! Il est sérieux, là ? J’ai changé de planète et je ne m’en suis même
pas rendu compte ! E.T veut rentrer maison… Oh putain ! Il m’achève. Mes
larmes débordent et je ne sais ni quoi dire ni quoi penser. Cette journée tout juste
bonne pour les fous est en train de me tomber dessus et de me laminer. Il ne me
reste que l’eau salée qui jaillit de mes yeux, sans que je puisse la retenir. Le
pire ? Avec un tel chagrin, je ne vais pas pouvoir retenir mes sanglots. L’enfer
n’a qu’à bien se tenir, j’arrive au pas de course, sauf qu’il y a de fortes chances
pour que je me retrouve calciné.
Chapitre 6
Léonard, dit Léo
Ce matin, Pierre est arrivé comme à son habitude, une demi-heure en retard.
Il y a bien longtemps que plus personne ne lui fait de remarque là-dessus. On ne
l’a pas vu la semaine dernière, il a demandé à rester chez lui. Il avait besoin de
calme et de se recentrer. Ces quelques jours lui ont été accordés. Bizarrement,
son absence a créé un vide dans le bureau. Sa discrétion n’est pas de
l’effacement. Antoine s’en est autant rendu compte que moi.
Après cette fameuse soirée, nous ne nous sommes pas revus. Je l’ai appelé
pour prendre de ses nouvelles, sans pousser jusqu’à me repointer dans son antre.
Non pas que je n’en avais pas envie, mais je crois que ce temps nous était
nécessaire à tous les deux. Il s’est passé un truc entre nous, quelque chose que je
devais éclaircir, même si ma réflexion n’est pas tout à fait au point.
Pierre nous salue et s’informe des dernières nouvelles, avec un air
nonchalant qui ne me convainc pas.
— Quoi de neuf ?
C’est Antoine qui lui répond. Moi, je l’observe.
— Rien de spécial. Content que tu sois de retour.
— Merci, Antoine. Pas de bombe ? Pas d’exhibitionniste à coffrer ou de
voleurs de cigarettes avec un pistolet en plastique ?
— Nan, pas de bombe et, pour tes autres suggestions, ce n’est pas de notre
ressort.
— Quelle monotonie !
— Tu plaisantes ?!
— Ouais, et pas qu’un peu… J’espère ne jamais revivre ça.
— On ne peut pas te le garantir. L’inverse est plus probable.
Pierre a meilleure mine que le soir où je l’ai quitté, même s’il n’a pas
retrouvé toute sa sérénité et qu’il ne s’est pas débarrassé de ses angoisses. Je le
vois à des petits détails : les minutes qu’il prend pour s’installer derrière ses
ordis, ses mains qu’il frotte contre son jean ou ce choix de discuter avec nous. Je
ne sais pas combien de temps il va lui falloir, mais ce serait bien que ça ne tarde
pas trop. Chaque jour, n’importe quoi peut se passer et il vaudrait mieux qu’il ne
cumule pas les retombées.
C’est ce moment que choisit l’un de nos collègues pour débouler et
l’apostropher.
— Eh, salut ! Je vois que le geek est revenu ! Alors, p’tit gars, tu t’es remis
de tes frayeurs ?
Le ton de Marco est sympathique, mais jusqu’à aujourd’hui, peu ont adressé
la parole à Pierre, préférant l’ignorer et n’en tenir aucun compte. Nous ne
sommes pas toujours très aimables avec les nouveaux, alors avec Pierre… Il
s’est figé, regrettant, j’en suis sûr, de ne pas se trouver derrière la protection de
ses ordinateurs. Il prend plus que son temps pour se retourner et répondre.
— Nan, pas vraiment, pas totalement. Il faut du temps à un p’tit
informaticien comme moi. Je ne suis pas fait de nerfs d’acier et j’ai une queue de
taille normale. Alors, forcément, ce n’est pas si simple.
Les yeux de Marco sont ronds comme des soucoupes, il est incrédule et
déstabilisé. Je jette un rapide coup d’œil à Antoine. Il a la bouche crispée et le
fou rire au bord des lèvres. Je lui fais un clin d’œil et me laisse happer par une
crise de rire qui fait beaucoup de bruit. Putain ! Je l’adore, mon Geeky ! Il a un
humour tantôt désopilant, tantôt faussement naïf et, parfois, franchement
corrosif. C’est juste… jouissif !
— Euh… je venais juste prendre de tes nouvelles et te féliciter pour ton
intervention de la semaine dernière. Je ne voulais pas me foutre de ta gueule.
— Ça tombe bien, moi non plus. J’ai juste profité de l’occasion pour dire
quelques vérités… Vous avez des nerfs d’acier et, si vos queues sont
proportionnelles à la taille de vos muscles, alors elles sont plus grosses que la
mienne. C’est tout.
— P’tit malin. Tu as cru que je me moquais de toi et tu m’as renvoyé dans
mes pénates.
— Ouais, c’est ça.
— Bien joué, le geek. Tu vaux le déplacement, pas à dire, surtout avec tes…
— Mes ?
— Rien.
— Tu ne vas pas me faire croire que je te fais peur, tout de même ?
— Il manquerait plus que ça ! Tes fringues complètement décalées et
loufoques.
— Ah ! Mes fringues ! Je les aime bien, moi. À chaque fois que je les enfile,
je me rappelle qu’il y a quelqu’un qui m’aime. Et toi, quand t’enfiles les tiens, tu
penses à quoi ? Au bip de ta carte bleue ?
— C’est bien possible, mais je préfère les miens.
— C’est peut-être aussi le cas pour moi, parfois. Chaque matin, je suis déjà
en retard, alors si je faisais attention à ce que je porte, je te raconte même pas !
— En tout cas, quand ma nana me regarde, elle aime ce qu’elle voit.
— Humm… Il n’est pas impossible que ce que je cache sous mon pantalon
plaise aussi à ta nana. Mes sous-vêtements ne sont pas tricotés par ma grand-
mère.
Oh merde ! Il va me tuer. Je n’arrête plus de rire et mes yeux brûlent de
larmes. Antoine ne vaut guère mieux et Marco se retient de peur de céder. C’est
un duel à coup de piques et de réparties que Marco ne peut que perdre. Pierre
aura toujours le dernier mot et, plus ils vont continuer, pire ce sera.
— Tu veux voir pour te faire une idée ? Je peux retirer mon futal, si tu
veux ?
Qu’est-ce que je disais ! Je vais vraiment crever de rire, là, dans ce putain de
bureau. Je suis à deux centimètres de tomber de ma chaise et regarder Antoine
ne fait qu’aggraver la situation.
— Tu es vraiment un p’tit con, le geek. Tu es prêt à aller jusqu’où pour
gagner ?
— À t’exhiber ma queue pour te montrer qu’elle n’est pas si petite que ça et
qu’elle pourrait contenter bien du monde. Alors, tu veux voir ?
— Nan, nan merci, sans façon.
— Comme tu veux. Alors, j’ai gagné ?
— Ouais, tu as gagné.
— Tu sais, je ne suis pas un geek, mais un p’tit con, oui. Ça, ce n’était qu’un
échantillon.
Marco ne poursuit pas plus loin et quitte le bureau, un sourire sur les lèvres.
Dans le couloir, son éclat de rire résonne dans le silence des lieux. Pierre a gagné
plus qu’une joute verbale. C’est bien de respect dont il était question. Il va me
falloir un peu de temps pour me calmer et peut-être même un peu plus encore,
pour accepter que les battements de mon cœur se sont accélérés dès qu’il est
entré, et que, moi, j’aurais bien aimé voir sa queue et en mesurer la longueur,
avec mes mains ou avec ma bouche.
Chapitre 7
Pierre, dit Pi
J’en rigole encore. Pourtant, j’ai eu plusieurs jours pour passer à autre
chose. Repenser à la tête de Léo et à son fou rire, ça valait vraiment le coup de
faire mon mariole. J’essaie de ne pas me demander si je serais allé au bout de
mes provocations, je préfère ne pas le savoir. L’humour, l’ironie et l’obstination
à ne pas céder le dernier mot sont des armes et des protections que j’utilise sans
anticiper quoi que ce soit. Mes attaques sortent comme elles viennent. Un jour, je
vais tomber sur un os. C’est déjà arrivé, ceci étant, mais comme cela s’est fini
par un coup de poing bien placé et un œil au beurre noir, j’estime que cette fois-
là aussi, j’ai gagné. La violence est une réponse comme une autre, elle est la
limite que franchissent les démunis. Quand ils ne savent plus quoi faire ou quoi
dire, ils cognent. Échec et mat ! J’avais un cocard, c’est vrai, mais ce con savait
que mon cerveau avait vaincu le sien. On se bat et on se défend avec ce que l’on
a. J’aurais pu devenir une petite chose craintive, ce que je suis d’une certaine
manière, mais pas seulement. J’ai préféré affûter mes armes et m’en servir, et
rester chez moi à chaque fois que c’était possible.
Faire marrer Léo, c’est juste génial. Et Antoine aussi. J’ai eu l’impression de
faire partie d’un groupe, d’une équipe, d’avoir choisi et été choisi. C’était super
étrange, une émotion et une sensation particulières. Je crois qu’ils étaient fiers de
moi et, ça aussi, c’était insolite. Je ne suscite la fierté que chez mes femmes.
Alors, chez des collègues de boulot ? Incroyable ! Et chez des hommes ?
Complètement dingue !
E.T Pi veut toujours maison, mais E.T Pi capable sortir maison !
Je ne vais pas encore au boulot d’un pas allègre et joyeux, faut pas non plus
demander l’impossible, mais dès l’accès du bureau franchi, je me sens bien et
presque à ma place. Je crois aussi que j’ai digéré ce premier énorme grain de
sable dans ma routine quotidienne. Je pourrais même dire que c’était le désert du
Sahara qui s’était invité à la fête ! Jusque-là, je me considérais comme un petit
informaticien insignifiant qui réalisait le travail qui lui était demandé, en faisant
tout pour qu’on ne me remarque pas et que mes journées se passent sans
incidents. Je ne mesurais pas l’impact de mon job. J’étais dans mon monde, entre
mes quatre murs, d’une certaine façon, à l’abri dans ma tête et derrière mes
ordis. Maintenant que j’ai accepté, et intégré, ce qui s’est passé et la formidable
répercussion que mon travail a eu sur les évènements, je suis sorti de mon
isolement. Je ne me comporte pas différemment, mais je sais que ce que je fais
est très important. À partir de là, ce que je suis l’est aussi, quel que soit ce « ce
que je suis », mon look et mes binocles, mes fragilités et mes failles.
Dans l’immédiat, je suis chez ma mère et ma grand-mère, et je savoure mon
premier chocolat de la semaine. Depuis que je bosse à l’extérieur, je ne les vois
plus que le dimanche. Je les rejoins après la messe à laquelle je ne me rends pas
moi-même. C’est une des rares choses qu’elles n’ont pas réussi à instituer dans
ma vie. Je veux bien croire en Dieu, mais pas écouter une heure de litanies
chaque semaine, plus depuis que j’ai appris que j’étais une aberration et un
suppôt de Satan. J’emploie le mot Enfer quand j’ai une salle journée, pas lorsque
je me masturbe, ou que je mélangeais mon corps à celui de Ryan, et certainement
pas quand je fantasme sur celui de Léo, ni sur tout ce qu’il pourrait me faire ou
que je pourrais lui faire. Pour moi, ce serait plutôt le Paradis. L’Eglise et moi,
nous n’avons pas la même définition de ces deux lieux !
— Alors, mon chéri, comment vas-tu ?
— Je vais bien, maman. Pas de souci.
— Et ton travail ?
— Bien aussi.
— Tu ne nous racontes pas grand-chose sur ce que tu y fais.
— Je ne peux pas, maman, je vous l’ai déjà dit.
— D’accord, secret d’état. Mais je suis ta mère !
— Ça n’y change rien. Tu sais le plus important : je fais ce que je sais faire
et je suis utile.
— Je vois, tu ne nous diras rien.
— Nan, maman, rien.
Elle lève les yeux au ciel, avant de me jeter un regard torve. Elle essaiera
encore, je n’en doute pas un seul instant.
— Pi ?
— Oui, mamie ?
— J’ai pensé à toi.
Je retiens le sourire qui cherche à s’infiltrer sur mes lèvres. Quand ne pense-
t-elle pas à moi ? Il ne lui faut pas trente secondes pour poser devant moi un
catalogue de chez Phildar, avec plein de modèles plus infantiles les uns que les
autres. Je suis bon pour un nouveau pull ! L’hiver, elle remplit ma pauvre garde-
robe.
— Regarde, il y en a plein de très mignons.
Je regarde, et je pense à Léo. Je me demande quelle tête il ferait si, par
miracle, il se retrouvait à côté de moi à lorgner sur les modèles qui défilent sous
mes yeux.
— Que penses-tu de celui-là ?
— Euh… Je ne sais pas trop.
J’aime porter des nounours sur mon pyjama bleu, mais que sur lui !
— Tu as raison, mamie, il est mignon, mais j’en ai déjà un qui lui ressemble.
— Ah bon ?
— Oui et il me va encore.
Ça fait quelques années, mais je m’en souviens parfaitement. À dix-sept
ans, c’était bien plus difficile pour moi, et c’est un euphémisme.
— Tu n’as pas un modèle avec un lion ?
— Pourquoi un lion ?
— Parce que c’est féroce et que ça rugit.
— Non, je ne crois pas.
— Ah ! Dommage !
— Je vais chercher dans mes vieux catalogues.
— T’embête pas avec ça, mamie ! C’était juste une idée.
— Tu veux un lion, tu auras un lion !
Oh Mon Dieu ! Pour une fois, je suis super pressé qu’elle me tricote ce pull.
Léo n’y verra que du feu, mais moi je saurai et ça suffit à me faire marrer. Par
contre, si je le mets devant Pascaline, je risque d’en entendre parler. C’est cette
folle dingue qui m’a mis cette idée en tête. Est-ce que Léo rugit lorsqu’il prend
son pied ? J’aimerais bien savoir…
— À quoi tu penses, mon chéri ? C’est quoi ce sourire idiot sur tes lèvres ?
Hein ? Merde, je rougis comme une pucelle des temps anciens. Oui, des
temps anciens ! Les filles ne rougissent plus à ce point-là, pas comme des
tomates trop mûres et prêtes à exploser. C’est ridicule, mais j’ai la sensation que
ma mère, et ma grand-mère, observent les mêmes images que moi sur un écran
couleur dernière technologie, avec tous les détails inratables. La honte ! La
poisse aussi ! Mes femmes aiment l’ingérence dès qu’il s’agit de ma vie.
— Oh ! Tu es amoureux, Pi ?
— Hein ? Non, non, je ne suis pas amoureux.
— Tu es sûr ?
Euh, non, je ne suis pas sûr, pas sûr du tout, absolument pas sûr. Je vais
encore passer à la moulinette et à l’essoreuse, tout en luttant comme un malade
pour garder mes secrets, et capituler, ou pas, devant leurs regards suppliants et
leurs petits sourires en coin. Ce sont des actrices qui mériteraient un Oscar et
auxquelles je cède souvent.
— Pas d’amoureux dans les parages.
— Ah ! Tu en es certain ?
— Oui !
— Pi ?
— Oui ?
— Ce n’est pas beau de mentir à sa maman. Tu ne l’emporteras pas au
Paradis.
Je m’en fiche royalement. Le Paradis, ce n’est pas avec le Seigneur que je
veux le connaître, mais avec Léo.
— Pi ! Tu rougis encore. Dis-moi son nom !
— Il n’y a personne, maman.
— Il n’a peut-être pas encore investi ton lit, mais il y a quelqu’un.
Je rêve ! Je cauchemarde ! Est-ce que ma mère – MA mère ! – a le droit de
me sortir un truc pareil ?! Comment puis-je être normal avec une mère pareille ?
— Ta mère a raison, Pierre. Ce qui se passe dans un lit, c’est bien, mais ce
qui se passe dans le cœur, c’est mieux.
Je pousse mon bol de chocolat et laisse tomber ma tête sur la table, un peu
brutalement. Et avec une grand-mère comme la mienne, est-ce que je peux être
normal ? Elles n’ont pas le droit de s’inviter dans ma chambre à coucher et
encore moins dans mes fantasmes. C’est de la politesse élémentaire ! Est-ce que
je leur pose des questions, moi ? NON !
— Ne le prends pas comme ça, Pi. On s’intéresse à toi, c’est tout. Tu sais
bien que c’est parce que nous t’aimons.
Eh merde ! Le refrain sur l’amour ! Bientôt, ça va être les bisouilles, les
caresses dans les cheveux et tout le tralala.
— Mon chéri, tu peux tout nous dire, voyons !
Bien sûr ! Tout ! Et puis quoi encore ? Elles poussent le bouchon un peu
trop loin, là. À cet instant, même Pascaline me manque. Au moins, elle y va
franchement. Elle me sort les mots de la bouche avec violence, sans me faire du
chantage affectif, ou presque pas.
— Je sais, maman, mais je t’assure, il n’y a personne dans ma vie.
— Peut-être, mais tu as quelqu’un dans la tête.
Ouais, et dans le pantalon ! Bien au chaud et à l’abri, et qui aimerait bien
sortir pour devenir bouillant et larmoyant.
— Personne en particulier, personne d’important.
— Tu ne couches pas à droite à gauche, Pi ? Rassure-moi !
Deuxième choc de mon front sur le bois dur de la table. Je vais avoir une
bosse, une grosse bosse, d’ici la fin de la journée.
— Nan, maman, je ne couche pas à droite à gauche.
— J’espère que tu dis vrai… Tu as toujours des préservatifs sur toi,
j’espère ?
Je ne vais pas survivre. Je suis déjà à moitié de l’autre côté, du mauvais
côté, celui où des petits diables vous accueillent et où le feu vous brûle les
bonbons. Il a déjà atteint mes pieds.
— Je n’ai pas besoin de préservatifs, je ne vois personne.
C’est le moment que choisit ma grand-mère pour s’en mêler.
— C’est-y pas malheureux, tout de même. Un si gentil garçon comme toi. Il
faut que tu fasses quelque chose, Pi. Je ne sais pas, moi, tu connais bien des
endroits où tu pourrais rencontrer un prince charmant ?
— Mamie, les princes charmants n’existent pas.
— Bien sûr que si ! Il y en a forcément un pour mon gentil petit-fils.
— D’accord, mamie, il y en a un quelque part pour moi et je vais finir par le
trouver. J’ai faim, pas vous ?
— Oh ! Excuse-nous. À ton âge, il faut manger et on ne t’a rien mis sur la
table.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Les occuper, il faut les occuper et les
faire un peu culpabiliser. Me nourrir, c’est pour elles un moyen efficace de me
dire qu’elles m’aiment. C’est une preuve d’amour pour laquelle elles sont d’une
grande compétence.
— Tu arrives à te nourrir correctement au travail ?
Sujet agaçant aussi, mais moins, beaucoup moins. Je suis prêt à leur décrire,
ingrédient par ingrédient, le contenu de mes sandwichs du midi. Je peux même
aller jusqu’à leur décrire chaque composant.
— Je me fais des sandwichs.
— Ce n’est pas suffisant ! Tu ne peux pas manger froid tous les jours, Pi. Ça
ne va pas du tout. Je trouvais que tu étais plus pâle que d’habitude et maintenant
je sais pourquoi. Il n’y a pas un micro-onde dans ce si important lieu où tu
travailles ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu ne sais pas ?! Tu vas là-bas tous les jours, tu y passes tes
journées et tu ne sais pas s’il y a un micro-onde ? Tu travailles dans un cagibi ou
quoi ?
Ah ! Le cagibi ! Non, je ne travaille pas dans un cagibi et, deux mois après
mes débuts, j’en suis bien content.
— Non, dans un bureau avec deux autres collègues.
— Je vais venir voir à quoi ça ressemble. Il est hors de question que mon
fils se nourrisse de sandwichs tous les jours.
— Non, maman, tu ne vas pas débarquer à mon travail et tu vas me laisser
avec mes sandwichs. Ils sont très bons et j’emmène aussi un fruit. Il y a du café
chaud ou du thé, et même du chocolat. Si je veux, je peux aussi prendre une
soupe. Tu n’as pas à t’inquiéter, je vais très bien. Et tous les soirs, je me régale
avec vos petits plats.
— Bon, bon, d’accord… Tu en as assez de nos petits plats ?
— Mais oui ! Un pour chaque soir, c’est le nombre idéal. Tu sais encore
compter, maman.
— Ne te moque pas, veux-tu !
— Je ne me moque pas, pas du tout.
Les plats sur la table sont ma délivrance. Je peux m’extasier pendant tout le
déjeuner et détourner un tant soit peu leur attention. La deuxième session a lieu
lors des embrassades, une heure chrono en main pour réussir à quitter la maison
et me ruer chez moi.
Elles m’ont lessivé, comme souvent, et c’est avec bonheur que je retrouve
mon appart, mes quatre murs, 3.14 et mon canapé. L’amour, c’est génial, mais
trop d’amour, c’est épuisant !
Soirée Internet, avec 3.14, mon ordi haute performance. Je me balade, je
surfe, je franchis quelques murs et teste mes capacités. Je m’impose des limites,
tout en étirant un peu la légalité, mais sans trop la dépasser. Il est très difficile de
résister aux challenges. Depuis que je bosse à la Sécurité Intérieure, j’ai
largement de quoi tester mes capacités et les repousser. Je me sens un peu
désœuvré devant 3.14 et c’est une première qui me déstabilise. Je peux passer
des heures à faire courir mes doigts sur le clavier, mais jamais mes recherches ou
mes défis n’ont atteint le degré qui m’est autorisé dans l’enceinte du boulot.
Merde ! Je m’emmerde ! Une nouveauté très désagréable.
Bam Bam !
Je sursaute comme un malade et mon bras envoie valdinguer la tasse de thé
qui fumait quelques secondes plus tôt sur mon bureau.
Bam Bam !
— Pierre, ouvre, c’est moi.
Hein ? Quoi ? J’hallucine ? Qu’est-ce que ma mère a mis dans ses plats ?
— Pierre ! Tu ne vas pas me laisser hurler derrière ta porte comme la
dernière fois, dis ?
Léo ? Léo qui s’annonce avec un simple « C’est moi » et qui, une fois de
plus, est sur le point de défoncer ma porte. Il va falloir que je lui explique que
sonner ou frapper normalement, ça marche aussi.
— Geeky ?!
— J’arrive !
J’ouvre la porte, suspicieux et interrogatif. Il est déjà venu chez moi, mais
c’était à un moment particulier. Là, je ne vois pas trop. Un dimanche soir…
— Tu me laisses entrer ?
— Y’a un problème ?
— Non. Pourquoi ?
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je te rends visite.
Il me rend visite ? Comme… rendre visite à un collègue…à un ami… à un
proche… à un… Je le laisse entrer.
— Je te dérange ?
— Non, mais j’ai un peu de nettoyage à faire. La prochaine fois, frappe
normalement, s’il te plaît. Je ne suis pas sourd.
— Quoi ?
— Un jour, ma porte va voler en éclats, avec les coups furieux que tu lui
donnes, et moi, je vais mourir d’une crise cardiaque ou d’une lacération des
veines.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu m’as surpris à tambouriner comme ça. Ma tasse de thé a atterri sur le
sol. Tu m’en dois une !
— Oh ! Désolé !
— C’est ça. Allez, entre et installe-toi où tu veux.
Pendant qu’il prend place dans mon canapé et que je nettoie les dégâts, mon
cerveau carbure à cent à l’heure. Il s’est assis et enfoncé dans mon sofa,
parfaitement décontracté, à ce qu’il semble, et je me demande ce que je vais bien
pouvoir faire de lui. Je ne suis pas très loin de la panique. Que fait-on avec des
personnes qui s’incrustent chez vous, des personnes que vous connaissez peu ?
Comment vais-je m’en sortir sans paraître ridicule ? Je ne reçois jamais
personne. Pascaline, elle est comme chez elle et elle fait ce qu’elle veut ici. Je
n’ai jamais été un hôte.
Chapitre 8
Léonard, dit Léo
Je suis dans la place, après pas mal de temps à me faire chier et bien des
hésitations. Il m’a fallu passer par quelques caps inconfortables, des « Putain de
merde ! » à ne plus savoir qu’en faire et de la flippe angoissante. Tout a
commencé samedi soir quand mon ex m’a appelé pour m’offrir une partie de
jambes en l’air. Je ne refuse JAMAIS ce genre de plan quand je suis disponible.
L’anticipation des heures à venir suffit à m’exciter et à réchauffer ma queue.
Mais là, RIEN ! Pas envie, ni de voir ce mec ni de le baiser. Un truc de dingue
qui m’a fait courir dans la salle de bains pour vérifier que la tuyauterie était
toujours en état de marche. J’ai trente-deux ans, pas quatre-vingt ! Elle
fonctionnait toujours, sous certaines conditions… TERRORISANT !
Mon Geeky est égal à lui-même. Son pull du jour porte l’effigie d’un petit
robot, d’un jaune bien criard. Impossible de le rater. Son jean a au moins une
taille de trop et il tombe sur ses hanches sans que ce soit sexy. Il est juste trop
grand.
Par contre, sa position à quatre pattes, alors qu’il est en train de ramasser les
morceaux de la tasse qui a échoué brutalement sur le carrelage, m’offre une autre
vue, une de celle que je n’ai pas encore eue l’occasion d’admirer. Humm, il a un
petit cul prometteur, mon Geeky. Je me tortille, mon cerveau n’est pas le seul à le
penser.
Putain ! Il m’obsède, ce petit con !
Il prend bien du temps à faire son nettoyage, dans le silence plombant de la
pièce. Je le mets mal à l’aise, une évidence qui revient souvent. On s’entend bien
et on se connaît un peu maintenant, mais il y a des zones d’ombres qui nous
mettent sur les nerfs. Mon premier passage chez lui, et les quelques coups de fil
que je lui ai passés pour prendre de ses nouvelles, pourraient s’apparenter à un
début d’amitié, sauf qu’il y a les souvenirs de son corps fragile contre le mien,
de ses larmes mouillant mon tee-shirt et de mes doigts dans ses cheveux ou sur
sa nuque. Et, il y a ce bécot rapide sur mes lèvres qui parle de non-dits.
— Alors, comment as-tu occupé ton dimanche ?
— Tu veux savoir ce que j’ai fait aujourd’hui ?
Il me tourne toujours le dos, bien trop concentré sur sa besogne pour que ce
soit normal.
— Pourquoi pas ? Même de ton samedi, si tu veux.
— Mon week-end…
Il se relève enfin et pivote vers moi. Puis, il bascule d’un pied sur l’autre,
regarde vers sa cuisine avec une envie bien trop évidente d’y courir et de s’y
barricader. Est-ce moi et ma présence, ou autre chose ?
— Je n’ai rien fait de spécial… Je reviens…
Il fait exactement ce que j’ai imaginé quelques secondes plus tôt sans,
toutefois, refermer la porte derrière lui. À son retour, il reste debout, ne sachant
où se mettre.
— Le samedi, je fais mon ménage et mes courses, et le dimanche, je vais
voir ma mère et ma grand-mère.
— Et le samedi soir ? Ton ménage et tes courses ne te prennent pas tout ton
temps.
— Je joue avec 3.14 et, parfois, Pascaline passe me voir.
— Pascaline ?
— Ma meilleure amie.
Sa posture est pleine de réticence. Je devrais partir. Il ne veut peut-être pas
de moi chez lui et n’ose pas me le dire.
— Tu veux que je m’en aille ? Je te dérange ?
— Hein ? Non, non, pas du tout… C’est juste que… je n’ai pas l’habitude
de recevoir quelqu’un chez moi.
Un extra-terrestre ! Je l’ai pensé dès le début et ça se confirme. Il est paumé,
mon petit génie, complètement perdu et en dehors de ses sentiers battus. J’ai fait
intrusion dans son espace vital et surprotégé, et il ne sait pas quoi faire de moi.
Mes émotions m’assaillent, encore, et me font battre le cœur.
— Tu pourrais commencer par m’offrir un truc à boire, pour ensuite venir
t’installer à côté de moi. On mettra les pieds sur la table et on discutera comme
deux vieux potes.
— Un truc à boire ? Bien sûr, quel con ! Tu veux quoi ?
— Ça dépend. Que me proposes-tu ?
— Du lait ?
— Tu te fous de ma gueule ?
— Un peu, juste un peu… J’ai pas grand-chose, je ne savais pas que tu allais
venir et je ne sais pas ce que tu aimes.
— De la bière ?
— Je n’en ai pas. Il n’y a pas d’alcool chez moi.
— Un jus de fruit, un soda ou un verre d’eau, mais pas de lait.
— J’ai du Coca ou du jus d’orange.
— Va pour un Coca.
Nouvelle fuite dans la cuisine, avec quelques bruits du quotidien en plus.
J’étends mes jambes et pose mes pieds sur sa table basse. Autant faire comme je
le lui ai dit, car le mettre à l’aise ne va pas être facile.
Canettes coincées sous un bras et deux verres dans l’autre main, il fait sa
réapparition, pose le tout et s’assoit à un mètre de moi.
— Ça se raconte quoi des potes avec un Coca dans la main et des pieds sur
une table basse ?
— Les tiens n’y sont pas !
Pierre se rapproche le juste nécessaire pour copier mon attitude.
— C’est fait. Alors ?
— Tout et n’importe quoi. Tout ce qui nous passe par la tête. Y’a pas de
règles, Geeky.
Silence radio, à peine les sons de nos respirations. Il va me rendre chèvre.
— Tu n’as rien dans le crâne ? C’est le vide sidéral là-dedans ?
D’une pichenette, je lui percute gentiment le front.
— Pas grand-chose. Et toi ?
— Hum… Tu es revenu de chez ta mère avec combien de plats ?
— Huit. Un pour chaque soir, plus ceux de samedi.
— La vache ! Tu ne te mets jamais derrière les fourneaux ?
— Nan.
— Eh bien ! Je ne sais pas si je dois t’envier ou te plaindre.
— Pourquoi ?
— C’est important de savoir se démerder seul.
— Ouais, pas faux… Ça leur fait plaisir.
— Et à toi ?
— Aussi et c’est pratique… Je saurais me débrouiller, si c’était nécessaire.
Je l’ai déjà fait quand ma mère était malade.
— C’était grave ?
— Une mauvaise bronchite qui l’a clouée au lit pendant dix jours. Ma
grand-mère voulait prendre le relais, mais je n’ai pas voulu… En vérité, ce
n’était pas terrible. J’aurais pu crever de faim. J’ai testé les boîtes de conserve.
La prochaine fois, je m’essaierai aux plats tout prêts. Tu cuisines, toi ?
— Je fais ma bouffe, en tout cas. Je suis attentif à mon alimentation, pour
garder la forme. C’est important dans mon boulot.
— Je n’y avais pas pensé, mais tu as raison… Tu fais du sport aussi,
j’imagine ?
— Ouais. De la course à pied et de la muscu, plus les entraînements
obligatoires.
— Je vois.
— Tu devrais essayer, Pierre.
— Pourquoi ?
— Pour être plus solide et mieux armé pour te défendre.
— Me défendre contre quoi ou contre qui ?
— Tous les jours des personnes se font agresser.
— C’est sûr… Je sais ce que c’est.
— Ça t’est déjà arrivé ?
— Souvent, dès l’école maternelle. Souffre-douleur était mon deuxième
prénom.
— Ah !
— Eh ouais ! J’attire les caïds comme la merde attire les mouches !
— Belle image, pas à dire.
— Ouais, c’est pas terrible… À cinq ans, je me suis retrouvé couvert de
peinture. À huit, avec un bras cassé après un croche-pied. À douze, j’ai failli me
retrouver avec la tête plongée dans les chiottes… À quinze, j’ai eu le poignet
foulé dans une bousculade volontaire… À seize, je leur ai dit à tous d’aller se
faire foutre et j’ai peaufiné mes protections. Je suis incapable de rendre coup
pour coup ou de frapper qui que ce soit, d’où ma langue acérée et ma capacité à
raser les murs pour me faire discret.
— Je vais t’apprendre à te défendre. Dès demain, on met en place un
planning d’entraînement.
C’est vrai, quoi ! Je ne peux pas écouter ce qu’il me raconte sans réagir.
C’est quoi tous ces connards qui s’en prennent à mon Geeky ! J’ai le sang qui
bouillonne. Si on me l’abîme, je ne réponds plus de rien.
— Certainement pas ! Je ne martyrise pas mon corps !
— Tu dois apprendre à te défendre et ne plus laisser un seul connard te
toucher ou te faire du mal.
— C’était y’a longtemps, Léo.
— Peut-être, mais tu vis retranché entre tes quatre murs. Tu ne sors pas…
Tu pourrais t’aventurer dans le monde, si tu savais te protéger et te défendre.
— Je n’ai pas envie d’explorer le monde. Je me sens bien tel que je vis. Que
voudrais-tu que j’aille foutre à l’extérieur ?
— Je ne sais pas, moi ! Te balader et goûter à la chaleur du soleil, aller au
cinéma, boire un verre dans un bar ou faire un bowling… Des tas de trucs.
— J’en ai pas envie… Je vais au cinéma avec Pascaline.
— Quoi d’autre ?
— Je vais bosser, je fais mes courses et je rends visite à ma mère. Ça me
suffit.
— Et si je t’invitais à une partie de bowling, tu viendrais avec moi ?
— Sortir avec toi ?
— Pourquoi pas ? C’est sympa des virées entre potes.
— … Je sais pas, j’ai jamais eu de potes.
— Tu n’as pas d’amis ou des copains ?
— Nan, pas vraiment. Quelques camarades lorsque j’étais étudiant. On était
tous des férus d’informatique et des binoclards appartenant au même club, celui
des ordis et du monde virtuel. Aucun de nous ne sortait.
— Tu as une vie de reclus, Geeky. Il est temps que ça change.
— Pourquoi voudrais-tu me changer ?
— Je ne veux pas te changer, mais que tu sortes un peu de ta coquille et que
tu ailles voir ce que le monde peut t’offrir de marrant.
Son regard m’incendie, je le fixe. Ses lunettes me cassent vraiment les
couilles !
— Tu ne pourrais pas changer de lunettes ou te mettre aux lentilles ?
— Hein ? Pourquoi ?
— Je ne vois pas tes yeux et ça m’énerve ! Je ne peux pas te lire
correctement.
— J’aime mes lunettes et je vois clair avec.
— Avec une autre monture, ou des lentilles, tu verrais tout aussi bien, petit
geek.
— Je ne suis pas un geek… Possible, mais c’est sans intérêt.
— Sauf pour quelqu’un qui a envie de savoir ce que tu penses.
— Je ne pense rien.
— Mon cul ! Ton cerveau est un bain bouillonnant où s’ébattent mille
pensées à la seconde.
— Qu’est-ce que ton cul vient faire là-dedans ?
— Rien de spécial.
J’ai tellement de questions à lui poser, tant de curiosité sur ce qu’est sa vie,
ses vécus ou ses goûts, que je ne sais pas où donner de la tête. Ceci étant, il ne
m’a pas répondu et s’il croit me noyer dans ce changement de sujet dont je suis,
je l’admets, le seul responsable, il se fourre le doigt dans l’œil. Je ne vais pas le
lâcher comme ça, aucun risque.
— Alors, le bowling ?
— Je sais pas… La boule risque de m’emporter avec elle et je vais encore
être la risée de ce monde dans lequel tu veux me traîner. Ce n’est pas très
attirant.
— Tu dis n’importe quoi ! Quelques essais et tu seras au point.
— Après avoir fait marrer combien de personnes ? Je ne suis pas un maître
de la coordination. Mon corps ne répond pas toujours de manière satisfaisante
aux ordres de mon cerveau.
Je retiens les mots qui me viennent à l’esprit. Je me sens prêt à tester la
coordination de son corps d’une façon plus qu’interdite aux moins de dix-huit
ans.
— Je n’ai pas remarqué que tu étais maladroit.
— Pas plus que la moyenne, mais de là à balancer une boule de bowling, en
jouant à la danseuse, y’a une marge.
— Geeky ?
— Ouais ?
— Enlève tes lunettes, s’il te plaît.
— Pourquoi ?
— Putain ! Tu es comme les mômes avec tes « pourquoi » à tout va ! Parce
que je te le demande gentiment, voilà pourquoi !
— Pas la peine de t’énerver ! Tu es branché sur une prise mille volts ou
quoi ?!
— Ferme-là une seconde et fais ce que je te demande.
— Tu fais chier ! J’en ai marre de recevoir des ordres et de supporter les
ingérences dans ma vie. Je retirerai mes lunettes, si je veux !
— Geeky, tes lunettes.
— Fait chier, fait chier, fait chier !
— Si tu veux, mais retire-les.
C’est lui qui est casse-couilles ! Je ne lui demande pas grand-chose et il
pourrait faire l’effort de ne pas discuter, pour une fois.
Ah ! Enfin ! Il m’épuise, le petit con.
— Bien. Regarde-moi.
Son soupir d’agacement est une musique amusante, mais son regard dans le
mien, c’est autre chose, bien autre chose. Je n’arrive pas intégrer la beauté de ses
yeux, de ce bleu piqueté de vert plus on s’approche de la pupille, de leur clarté,
de leur lumière. Ils me rendent dingue et ils m’excitent.
— Vas-tu accepter mon invitation et venir avec moi au bowling ?
— Pourq…
— Oui ou non ?
Ses paupières s’abaissent, tel un rideau que l’on tire et qui nous exclut de ce
qui se passe derrière. Ses mains atterrissent sur son jean et opèrent ce geste,
repéré depuis longtemps et signe de son trouble, celui de les essuyer dans des
mouvements mécaniques. Puis, ses paupières se soulèvent dans un moment
d’éternité, pour m’offrir de nouveau ce regard qui me fait trembler sur mes
bases. Tout a disparu : son appart, mon projet, mes pensées. Il ne reste que ce
désir lancinant de le prendre dans mes bras et de coller ma bouche à la sienne, de
découvrir son goût et sa façon d’embrasser.
— D’accord, mais si une fois sur place, je ne le sens pas, tu n’insisteras pas.
— Tout ce que tu veux.
Son regard devient flou, ses yeux papillonnent et son souffle se raréfie. Sa
bouche se tort légèrement et ses dents viennent mordiller sa lèvre inférieure. Je
ne crois pas que ce soit un appel, juste une réaction instinctive, une ambigüité
qui parle d’indécision et de questionnement. Un désir aussi, parfaitement lisible
et qu’il ne peut cacher.
— Tu as une petite amie ?
— Non.
— Un petit ami ?
— Non.
— Tu as déjà eu une petite amie ?
— Non.
— Un petit ami ?
— Oui.
Geeky m’emprisonne de son regard, mais j’ai ce même pouvoir sur lui. Il est
incapable de bloquer ses réponses. Elles sont immédiates et sans réflexion pour
les brider. Courtes, incisives, oui, non, exactement ce que je lui ai demandé.
— Tu aimerais avoir un petit ami ?
Ses prunelles se font luisantes et me quittent pour s’attarder un bref instant
sur ma bouche. Il remonte et me scrute. Un éclat d’étonnement s’invite dans son
regard et y prend une place importante. Je le laisse me lire, sans oublier ma
question, dans l’attente de sa réponse.
— Oui.
Je n’ai pas besoin de plus pour poser mes lèvres sur les siennes, tout en
restant en contact avec ses yeux. Ils s’illuminent comme un putain de sapin de
Noël, à m’en brûler les rétines. Je perds tous mes repères, alors que sa bouche,
douce, répond à la mienne. Il est un met délicat à la saveur complexe et subtile.
Ce mec ne peut pas être baisé, juste baisé, c’est de l’ordre de l’impossible. Je la
caresse de ma langue, j’en veux plus. Il ne fait pas de manière et l’effleure de la
sienne. J’ai envie de rugir. Je plonge, le plus tendrement possible, et enfin –
enfin ! — je le goûte et le savoure. Ma main trouve le chemin de ses boucles et
je l’attire contre moi. J’approfondis ce baiser qui me chamboule, et frissonne de
son corps qui tremble contre le mien. Il se peut que je ne puisse plus me passer
de lui, de mon petit geek qui n’en est pas un, de mon Geeky.
Chapitre 9
Pierre, dit Pi
Merde ! J’y crois pas ! Quoique ! C’est bien la langue de Léo qui joue avec
la mienne et qui s’en donne à cœur joie. C’est bien sa bouche qui est collée à la
mienne et qui s’éclate comme une malade. J’Y CROIS PAS !
Oh ! Il sait y faire, pas à dire. Et il est bon, doux et exigeant à la fois, sûr de
lui, avec un brin de délicatesse qui me met à l’envers. Si c’est l’effet que je lui
fais quand je lui parle d'une boule de bowling, qui m’emmènerait avec elle, je
suis prêt à remettre cette conversation sur le tapis tous les jours. Il peut compter
sur moi.
Oh ! J’y crois pas ! Le mec le plus solide que je connaisse, le plus sexy, le
plus beau aussi, est en train de m’embrasser comme si j’étais la septième
merveille du monde, avec un je ne sais quoi de plus qui me dit qu’il n’en aura
jamais assez. Je ne sais plus qui je suis. J’ai presque envie de courir dans ma
salle de bains pour vérifier que le vilain petit canard ne s’est pas transformé en
cygne.
Je cogite, je cogite, comme un con. Je suis débile ou quoi ?
Putain, Pi ! Léo est en train de te bouffer et, toi, tu te poses des questions
existentielles ? Tu es à la ramasse, mon pauvre petit Pi !
Je donne une claque mentale à mon cerveau, mon premier acte de violence
volontaire, et me lance dans la bataille. Je veux bien être un abruti peu sûr de lui,
et timide, mais pas maintenant. Demain, la semaine prochaine, dans dix ans,
dans cent ans, mais pas maintenant.
Léo a un goût d’homme. C’est de la masculinité à l’état pur. Pas
d’atermoiement, pas d’hésitation, il prend ce qu’il veut et j’adore ça. C’est
excitant au possible de sentir sa puissance et de m’en recouvrir comme si elle
m’appartenait. Je suis dans sa force et dans son pouvoir. Je grandis entre ses
mains, je me solidifie et me renforce.
Je me rapproche de lui, me colle encore plus à son corps. Ses mains ont
quitté mes cheveux et se baladent sur mes reins. Je plonge les miennes dans sa
courte tignasse. Je tire un peu dessus, lui racle le cuir chevelu. Il me rendrait
presque sauvage. Il gémit contre ma bouche, heureux de cette intensité, de mes
gestes et de ma participation active. Je crois qu’il est capable de rugir.
Il contrôle ce qu’il fait, tout en se laissant emporter. J’aime ça, énormément,
trop. J’ai le sexe en alerte maximale et une envie terrible d’aller vérifier s’il est
dans le même état. Ma peau me brûle, mon pull en laine me démange, j’en
viendrais presque à le détester.
Mamie, s’il te plaît, tricote-moi des pulls en coton !
Je voudrais sentir son poids sur moi et qu’il m’écrase de sa masse. Je ne me
sens ni petit ni fragile, juste comme il faut pour qu’il puisse me faire ressentir à
quel point il est fort. Ce n’est pas un désir de dominance, mais celui d’une
appétence pour ce qu’il est, lui et personne d’autre. Il me maintient dans une
réalité faite de fantasmes et de sécurité. C’est un feu d’artifice de rêve et de
tangible, un espace où ce que je suis lorsque j’ai les pieds sur terre peut se
réjouir de mon aptitude à être complètement décalé.
Il ne s’arrête pas. Il a à peine besoin de respirer, alors que je commence à
manquer sérieusement d’oxygène. Je préfère mourir plutôt que de le lâcher. Je
suis au Paradis. L’Enfer peut bien aller se faire foutre !
Le baiser s’adoucit, sa langue me caresse et ses paumes se font très douces.
Je suis en nage et je savoure ce moment plus calme. Sa bouche s’écarte
délicatement et ses yeux cherchent les miens. J’ai passé mon temps à les ouvrir
et à les refermer, à voyager entre la lumière et l’obscurité. Ses iris sont plus
sombres et ses pupilles miroitent. Il est dans le plaisir, tout autant que moi. Mon
regard se jette dans le sien, s’y engouffre et s’y perd. Mes paupières papillonnent
devant le feu qui les incendie. Je n’ai plus de boussole.
— Geeky ?
— Oui ! Oui, pour le bowling, quand tu veux et à chaque fois que tu me le
demanderas !
Ses yeux s’écarquillent, une étincelle en jaillit et il éclate de rire.
Bruyamment, spontanément, follement. J’adore ça, ce rire, son rire, grâce à moi,
à cause moi, juste moi.
— Tu es un cas, Geeky, un sacré cas.
Je souris à mon tour. Pour lui, je veux bien être un original complètement à
l’ouest et sortir des conneries toutes les trois secondes. Je suis prêt à chercher
des vannes et des blagues pendant des heures, dans le seul but d’en avoir une
réserve.
Sa main se pose sur ma joue et ses lèvres effleurent les miennes.
— Tu pourrais bien me rendre accro à tes blagues à deux balles et à tes
réparties débiles et provocantes… à tes yeux aussi.
Il va me faire fondre, ce molosse aux nerfs d’acier. Le Chamallow que je
suis a un cœur de midinette et il est en train d’en faire de la guimauve toute
moelleuse, d’un rose tendre et doux.
— Si je te fais rire à chaque fois, je ne suis pas prêt d’arrêter.
— Humm… je saurais te faire taire.
— Évite ce genre de sorties et ne renchéris pas, ou tu risques de te retrouver
sans salive rapidement.
— Alléchant et tentant.
Je suis d’accord, totalement d’accord, définitivement d’accord. Je veux qu’il
m’assèche, qu’il prenne tout de moi, jusqu’à me laisser complètement out.
— Si on dînait ?
J’hallucine ! Il ne vient pas de me sortir un truc aussi con ? Si ?
— Tu veux manger ? Là, maintenant ?
— Oui, un moment de calme ne serait pas de refus.
— Ah bon ?
Qu’est-ce qu’il me fait, le flic au flingue sans petit nom ? Il en a déjà
marre ? La poisse ! J’aurais bien aimé qu’il en veuille un peu plus. Je me doute
bien que je ne vais pas faire long feu dans sa tête et dans sa vie, mais juste un
petit peu plus, ce serait bien.
Allez, Léo, sers-toi de moi comme d’un Finger !
— Un peu de distance serait une bonne idée… Je risque de te sauter dessus,
sans que tu aies le temps de réagir.
Ça, c’est pas mal ! Une bonne option, à mon avis, bien meilleure que les
petits plats de ma mère. Pourquoi se prendre la tête et se faire chier devant une
assiette de bouffe ? Ce n’est que de la nourriture terrestre, ce qui est parfaitement
secondaire.
— Manger n’est pas utile. Si tu veux me sauter dessus, je ferai en sorte de
paraître surpris et de ne pas réagir, pas tout de suite en tout cas.
— Geeky…
C’est une plainte, mon petit surnom sur sa langue, celui qu’il m’a donné et
qui n’appartient qu’à lui. Je me fous de plus en plus qu’il n’ait rien à voir avec
moi.
— Quoi ?
— Allons dîner, s’il te plaît. Je ne veux pas te sauter dessus… On pourrait
discuter un peu.
— Pour quoi faire ? Si je meurs demain, je préfèrerais passer ma soirée à
faire autre chose, surtout avec toi dans les parages.
— Pourquoi veux-tu mourir demain ?!
— Ce n’est pas ce que je veux, mais on ne sait jamais. Imagine que je me
vautre dans les escaliers et que je me fracasse à l’étage en dessous ? Ou que 3.14
explose et qu’il me pulvérise ? Ou que je fasse ma blonde et que je dévisse une
ampoule en prenant mon bain ? Tout est possible, tout. Alors, manger pour ma
dernière soirée dans ce monde n’a pas ma préférence.
— Geeky ?
— Oui ?
— Ferme-la et file dans la cuisine, avant que je t’attache à une chaise et que
je te bâillonne.
— M’attacher et me bâillonner ? Je n’ai rien contre, même si j’aurais préféré
un truc plus classique pour une première fois.
— Geeky ?
— Oui ?
— Si je fais ça, ce sera pour t’enfermer dans un cagibi et ne t’en délivrer
que dans trois jours.
— Tu es un rabat-joie, un vieux chnoque trop frileux et à peine drôle.
— Tu as raison. File dans ta cuisine, on va manger.
— Abruti !
Je me lève et lui tourne le dos en faisant la gueule. Ouais, je boude, et je me
fiche de ressembler à un gamin capricieux. C’est de sa faute ! Il n’avait qu’à pas
me mettre le corps en feu. Il sait à quel point ça fait mal de laisser retomber la
pression sans une petite aide ? Je bougonne et l’ignore royalement. Je sors UNE
assiette, UN verre, UNE fourchette, UN couteau… et UN seul plat. Qu’il se
démerde !
Je me tortille, je bande toujours. Malgré mon pantalon trop large, c’est
inconfortable. Je le déteste !
— Geeky ?
—…
— Pierre !
— QUOI ?
— Tout le monde fait-il toujours tes quatre volontés ?
— Non, seulement ceux que j’autorise à entrer chez moi.
— Ça ne va pas marcher avec moi, tu sais.
Je hausse les épaules, toujours le dos tourné, et me dirige vers mon micro-
onde pour enfourner mon petit plat bien sympa. Je le sens approcher et retiens
mon sourire de chat amoral. Il se presse contre moi et son sexe en érection vient
se frotter contre mes reins. Je fais comme si de rien, le cœur battant la chamade
et ma satisfaction solidement enferrée dans ma tête.
— Tu es un sacré emmerdeur, Pierre. Un sale mioche capricieux qui prend
beaucoup de risques.
Je tente de lui échapper, histoire de le piéger un peu plus. Ses mains
harponnent mes hanches et m’empêchent tout mouvement. Je jubile. Bien sûr
qu’on me cède toujours, mes femmes en tout cas. Alors, pourquoi pas lui ?
— Ne bouge pas, Geeky, même pas d’un millimètre.
Ses mains, fortes et masculines, empoignent mon pull et me l’arrache. Elles
remontent le long de mes flancs, sur mon tee-shirt fripé, viennent s’égarer sur
mon ventre et se glissent dessous, sur ma peau brûlante. L’une de ses paumes
descend et atterrit sans préliminaire sur ma queue, la saisit et la serre doucement
l’espace de dix secondes. Je sursaute, je gémis. S’il me laisse tomber maintenant,
histoire de me donner une leçon, je le fous à la porte et il devra la défoncer pour
pouvoir de nouveau la franchir. Je me le promets, je le garantis, je le jure !
Mon jean trop large lui laisse toute la place nécessaire pour qu’il puisse se
faufiler à l’intérieur, ce qu’il fait sans façon. Il ne tâtonne pas, passe la barrière
de mon sous-vêtement et empoigne mon sexe aussi dur que de la pierre.
— Tu as raison, dis-moi, elle n’est pas si petite, la merveille que tu caches
dans tes frocs informes.
Je me tais. Il est hors de question que je prenne le risque de le faire tout
stopper en le cherchant avec des mots. Je veux qu’il me caresse, encore et
encore, jusqu’à ce que j’explose grâce à lui. Ses va-et-vient ne sont que gestes de
connaissance, il me découvre sans précipitation. Puis, son poing s’humidifie de
mes larmes de désir et se fait expert.
— Ça va être bon, Geeky, je te le promets.
Ça l’est déjà. Il sait ce qu’il fait, comment le faire, mais mon pantalon
devient gênant. Mon ventre est délaissé, il crochète les boutons et baisse mon
boxer. Sa bouche dans mon cou me bécote et me mordille. Je ne bouge pas, mais
je geins, de plus en plus souvent, de plus en plus fort, au fur et à mesure que le
rythme s’accélère. Le bas de mon dos supporte son membre ferme, sans qu’il n’y
attache d’importance. Je suis sa seule préoccupation et rien que ça pourrait me
faire décoller. Je résiste – oh oui ! – je résiste ! Son pouce frôle la fente de mon
gland et se promène autour à chaque remontée. Je m’accroche au plan de travail,
baisse la tête pour que ses lèvres et sa langue puissent vagabonder plus
librement. Ses gestes sont un mélange subtil de douceur et d’intensité. Je
commence à râler, mes couilles deviennent lourdes et pèsent délicieusement. Il
va plus vite, me dévore la nuque. Ses doigts s’infiltrent dans mes cheveux, il me
tire la tête en arrière et pose sa bouche près de mon oreille.
— Jouis, Geeky, maintenant.
Il aspire ma peau tendre et me marque d’un suçon vorace, sa main resserrée
sur ma virilité agonisante. Je lâche un cri, un petit cri aigu. Tout se tend en moi,
mon corps se crispe et se couvre de chair de poule. Un gémissement m’échappe,
rauque et plus viril, plus puissant, et je me libère dans son poing, un sourire
éclatant sur les lèvres, les yeux fermés et le corps tremblant.
E.T Pi trouvé maison, E.T Pi adore main de Léo !
Ses doigts dans mes cheveux se sont faits tendres et sa langue apaise la
brûlure dans mon cou. Il m’aide à me calmer et à mieux respirer, avant de me
retourner et de me voler un baiser torride qui finit de m’achever. Ses bras solides
m’entourent et, pour une fois, je ne trouve rien à dire. Mon cerveau est
embrumé.
— Tu vas mieux ?
Oui, je vais mieux, beaucoup mieux. Je n’ai jamais été aussi bien ou je ne
m’en rappelle plus. Je hoche la tête plusieurs fois. Il m’écarte de lui et m’admire,
du plaisir dans le regard et un sourire en coin qui se veut satisfait. Il attrape la
ceinture de mon jean, bien prêt de se faire la malle maintenant que le corps de
Léo ne le retient plus, et me le remet en place. Il se contente du premier bouton.
Je suis toujours aussi silencieux. Je suis la voute céleste qu’Atlas-Léo maintient
puissamment.
— Tu as fini de bouder, Geeky ?
Nouvel hochement de tête. D’un doigt placé sous mon menton, il porte mon
visage vers le sien et son regard se plante dans le mien. Mon Dieu ! Qu’il est
beau ! J’hésite entre le rire et les larmes, prêt à céder aux deux. Je suis heureux
de le voir là, dans ma petite cuisine, près de moi, sa présence juste pour moi. Et
ça bouleverse tout mon monde, dans un méandre d’émotions diverses et variées.
J’ai aussi envie de pleurer, de ce qu’il me donne et que je ne pensais jamais
recevoir un jour, de ce que ses yeux expriment rien qu’en me regardant et que je
croyais impossible. Je me tiens droit, les épaules redressées et les pieds
parfaitement en équilibre sur le sol. Je ne me sens plus comme une petite chose
insignifiante que le mépris marquait de son empreinte et rendait fragile. Je suis
un mec utile, un homme désiré et admiré. Je me dresse sur la pointe des pieds et
l’embrasse sur la bouche. Un baiser rapide et reconnaissant.
— Merci.
Puis, je me retourne, ouvre le congélateur et sors un deuxième plat. Une
autre assiette, puis un verre et des couverts viennent rejoindre ceux déjà posés
sur la table. Je lui fais un sourire, un doux sourire, alors qu’il suit chacun de mes
gestes, appuyé à la place qui était la mienne quelques minutes plus tôt. Je ne suis
pas encore redescendu sur terre et tout me paraît surréaliste : mon attitude, mon
silence, le sien, nos regards, nos sourires… tout.
— Je reviens.
Je file dans la salle de bains, prends une douche super rapide et enfile mon
pyjama bleu couvert de cœurs et de nounours. J’en ai besoin et il le connaît déjà.
Je me plante devant mon miroir et m’observe avec attention. Je n’ai pas changé.
Je suis Pierre, dit Pi, et depuis peu, Geeky. Je suis le même, et pourtant, je me
sens autre. Ce qui est différent, c’est la prise de conscience du regard que Léo
pose sur moi. Je lui plais, il me désire et il apprécie le temps qu’il passe avec
moi. Il ne me trouve pas insignifiant, ni laid ni ridicule. Alors, peut-être
qu’éventuellement, je ne le suis pas.
Si c’était lui qui avait raison et moi qui avais tort ?
Chapitre 10
Léonard, dit Léo
Eh bien ! J’ai mis du temps, mais j’ai fini par le faire taire, le petit génie. La
tactique est plutôt plaisante, même si je suis super à l’étroit dans mon pantalon.
Et efficace ! Je saurai m’en rappeler, je n’ai pas de doute là-dessus. Quelle
caboche il a, tout de même ! J’ai un peu de mal à suivre les méandres de son
cerveau, mais je m’amuse trop pour m’en soucier. Au bout du compte, le résultat
est là : on est bien ensemble. Il me sort de mes préoccupations, des pressions du
boulot et de ce stress permanent dû à l’ampleur de la tâche que nous avons, mes
collègues et moi, à accomplir. Il est une bouffée d’air frais dans mon quotidien,
un briseur de routine qui s’avère plus alléchant que ce qu’il veut bien montrer.
Son corps est fin et élancé. Je ne suis pas sûr que nu, il soit aussi dégingandé
qu’il le paraît. Son ventre plat et lisse ne m’a pas donné une impression de
maigreur. Ses hanches ne sont pas inexistantes, ni osseuses. Je n’ai pas eu une
vue de l’ensemble, malheureusement, mais le peu que je sais me convient. Je
suis grand et tout en muscles, et j’aime nos différences. Avec lui, je me sens fort,
dans le bon sens du terme. Je peux l’envelopper, le lover entre mes bras et me
sentir puissant, de cette puissance qui donne, mais qui ne contraint pas. C’est
agréable. Ce qu’il cache dans ses jeans est tout aussi plaisant. Long et fin, lisse et
parfaitement tendu quand il le faut. Le toucher m’a excité, évidemment, mais je
n’ai pas pensé à moi, rien qu’à lui. C’est une première surprenante et
intéressante. En même temps, ce constat n’est pas sans questionnement. Le
saligaud, il m’a bien berné ! Je l’ai vite compris, quoi qu’il en pense. Je lui ai
pourtant dit qu’il ne me mènerait pas par le bout du nez. Echec pour moi, mat
pour lui. S’il a été tout au long de sa vie emmerdé par des petits cons plein de
prétention, il attire à lui, sans condition, ceux qui l’aiment. S’il se plie aux
désidératas de sa mère et de sa grand-mère, c’est dans le seul but de ne pas les
blesser et de leur faire plaisir. De leur côté, elles lui cèdent tout, j’en suis sûr. Je
suis extrêmement curieux de sa meilleure amie, Pascaline. Je me demande de
quelle manière elle agit avec lui.
J’ai encore la sensation de son sexe dans ma main, de ma bouche sur la peau
tendre de sa nuque et le souvenir de cette trace que j’y ai laissée. Je n’ai jamais
fait ça, poser une empreinte sur un mec pour qui je bandais. J’ai conscience que
c’est un peu comme une marque de possession. Il va me faire tourner en
bourrique, c’est sûr. J’ai vécu sa jubilation. Il a tenté de me la cacher, mais
c’était sans espoir. Son silence, sa passivité : il essayait de me mener là où il le
voulait et il a parfaitement réussi. Je pourrais me sentir vexé, ce qui n’est pas le
cas. Je m’amuse trop pour me prendre la tête sur cet aspect de notre début de
relation. Il a cette capacité à ne pas faire peser sur mes épaules un sentiment
d’amoindrissement. Ce serait plutôt l’inverse. En me laissant entrer chez lui,
m’installer et faire comme chez moi, et le toucher, il m’a offert une place rare.
Celle d’un proche apprécié et avec qui il se sent en confiance. C’est un cadeau
plus qu’autre chose.
Je regarde la table et tout ce qui y est posé en double exemplaire. Pour
arriver à ce résultat, il a fallu que je donne de ma personne. Je vais de nouveau
goûter aux petits plats de sa mère, je garde un très bon souvenir du premier.
Je patiente, à l’écoute du son de l’eau qui coule et que j’imagine glissant sur
sa peau nue. J’espère que d’ici peu, je pourrai m’inviter dans cet espace et le
rejoindre pour des moments de plaisir partagé. Il n’aurait peut-être pas refusé ma
présence, mais je pense qu’il avait besoin de ce temps seul, de ces quelques
minutes pour lui, à réfléchir ou s’approprier ce qui vient de se passer entre nous.
Il a aimé, mais j’ai lu de la surprise dans ses yeux. Je crois qu’il n’en revient pas
que je puisse m’intéresser à lui et me sentir attiré par ce qu’il est, lui, le petit
informaticien qui se trouve insignifiant. Avant tout autre chose, même avant ce
désir de le mettre dans mon lit, je veux faire grandir son égo. Avec sa vivacité
faite de calme, son sérieux et sa gentillesse, son intelligence, il ne devrait avoir
besoin de personne pour lui faire apprécier celui qu’il est. Puisque c’est ainsi,
une réalité incontournable, je veux bien me dévouer pour cette mission.
J’ouvre son frigo et m’esclaffe. Il n’y a rien de bien attrayant là-dedans. Il
va falloir que j’y fourre mon nez, en commençant par le pourvoir de quelques
bières. Un Coca de temps en temps, pourquoi pas, mais trop souvent, non. Le
soir, lorsque je rentre chez moi, j’aime bien déguster une bonne mousse fraîche,
affalé dans mon canapé. J’ai bien l’intention de venir envahir son espace et je
dois pouvoir y trouver ce dont j’ai besoin.
Des pas légers caressent mes oreilles, je ferme la porte et me retourne. Il est
trop mignon, un petit doudou que je rêve de câliner. Il a remis son improbable
pyjama, ses cheveux sont mouillés et ses boucles se sont disciplinées sous le
poids de l’eau. Il est pieds nus et porte toujours ses lunettes qui me tapent sur le
système. S’il ne se décide pas tout seul, c’est moi qui vais le traîner chez
l’opticien. S’il faut que je l’attache et que je le contraigne, je le ferai. J’aime trop
ses yeux et ils me manquent à chaque fois que je n’y ai pas librement accès. Il
n’est pas sexy, pas dans le sens conventionnel du terme, mais il a quelque chose
qui m’allume. Une sensualité discrète qui bataille avec son sérieux et sa
délicatesse. Elle se révèle quand il se laisse aller à ses piques débridées. Dès
qu’il est dans la bataille, il devient sexy. La flamme dans ses yeux, son corps qui
se redresse et qui se prépare au combat, son cerveau qui bouillonne alors même
qu’il ne fait aucun effort pour en sortir trois à la minute… J’aimerais pouvoir
être dans sa tête pour entendre toutes celles qu’il n’a pas le temps de sortir ou
qu’il garde pour lui. Ça doit valoir le coup !
Dans l’immédiat, c’est de son bien-être dont je me préoccupe.
— Ta douche t’a fait du bien ?
— Oui, j’en avais besoin.
— Tu as faim maintenant ?
— Un peu.
— Quelque chose ne va pas, Pierre ?
— Non, pas spécialement.
— Humm… Ce silence est-il une autre de tes provocations ?
— Non.
Ces minutes ne lui ont apparemment pas suffi ou alors elles ne l’ont pas
mené vers des conclusions qui lui conviennent. Il s’attèle à la tâche de nous
réchauffer le repas et verse dans les assiettes une portion de chaque plat. Il
partage. De l’eau sur la table et il s’installe. Je fais comme lui. J’ai un bon
appétit et je ne mets pas un temps infini à me jeter sur la nourriture. Pierre picore
du bout de sa fourchette.
— Crache le morceau, Geeky ! Il y a un truc qui cloche.
— Rien d’important.
— Laisse-moi en juger.
Il lâche sa fourchette et repousse ce qu’il a devant lui. D’un geste hésitant,
qui se révèle être une première, il retire ses lunettes et plonge son regard dans le
mien. Mes couverts restent en suspens.
— Je… je me demandais…
— Oui ?
Il baisse les yeux et ses joues se colorent de rose. Voilà mon timide Geeky !
Que de disparités dans son tempérament et dans sa personnalité ! Je patiente, car
je ne veux pas le brusquer. Il finit toujours par dire ce qu’il a sur le cœur, d’une
façon ou d’une autre.
— Tu…
— Je ?
— Tu… t’intéresses vraiment à moi ?
Ah ! C’est donc des questions de ce genre qu’il se pose. Son étonnement a
pris le dessus, ainsi que son manque d’assurance, ou alors, il a besoin de
certitudes.
— Ça ne se voit pas ?
— Peut-être… C’est tout de même surprenant. Tu pourrais avoir tous les
mecs que tu veux, alors que moi, je ne suis pas très…
— Tu n’es pas quoi, Pierre ?
— Pas très intéressant, pas très beau, pas très… montrable.
— Hum… Tout est affaire de perception et de la façon dont on te regarde.
Des mecs comme toi, on n’en rencontre pas à tous les coins de rue, tu sais.
— Tu m’étonnes !
Il ne me regarde toujours pas et ne me jette que des coups d’œil de temps à
autre. Il n’est pas très à l’aise et il a retrouvé ce masque derrière lequel il se
cache, tout autant que sa capacité à se moquer de lui-même, en mettant en avant
son ironie. S’il devance les autres, ces derniers se retrouvent le bec dans l’eau.
C’est plus facile de se moquer de soi-même plutôt que de laisser les autres le
faire.
— Pierre, tu es le mec le plus intéressant et le plus surprenant que j’ai
rencontré depuis des lustres. Tu as une personnalité riche et complexe, tu n’es ni
fade ni insignifiant.
— Oh ! Tu crois ?
— Évidemment ! Je ne suis pas en train de te passer la brosse à reluire pour
te fourguer dans mon lit ou m’installer dans le tien.
— Tu pourrais.
— À mon avis, ce serait inutile. Si j’avais voulu te sauter dessus, ce serait
déjà fait.
— C’est quoi cet égo surdimensionné ?!
— Je n’ai pas un égo surdimensionné. Je te rappelle que c’est moi qui ai mis
un frein et que c’est toi qui m’as cherché.
— Je sais.
— Pierre, pourquoi tu ne veux pas me croire moi, plutôt que des inconnus
sans intérêt ?
— Ce n’est pas ça… C’est juste trop énorme pour que mon cerveau puisse
l’intégrer.
Je hausse un sourcil et lui fais un clin d’œil. Un peu d’humour ne nous ferait
pas de mal et le mien est plutôt porté sur le sexe.
— Tu n’en sais encore rien, petit génie.
Il rougit de nouveau, tout en me jetant un regard un peu pervers, que le flou
dû à sa myopie rend assez détonant.
— J’en ai eu un vague aperçu.
— Vague est le mot, Geeky.
— Ah, ces mecs au physique d’athlète ! Ils ne doutent de rien !
— Pas de cette partie de mon corps en tout cas. Je peux te le prouver.
— Tu as changé d’avis ?
— Comment ça ?
— Ce n’était pas ce que tu voulais tout à l’heure.
— Je ne souhaitais pas aller trop vite, c’est tout.
Cette vérité devient si évidente qu’elle me surprend. Mon attitude avec mon
ex est à l’exact opposé et il semblerait que j’ai décidé d’y mettre le holà. Je crois
que je suis en train de tourner une page de ma vie.
— Tu… tu me trouves pas mal ?
— Ouais, on peut dire ça. Quand je te regarde, je vois un peu plus que du
pas mal.
Je ne suis pas très au point pour ce genre de conversation, car ce n’est pas
dans mes habitudes. Aucun de mes amants ne m’a jamais demandé ce que je lui
trouvais. On avait bien autre chose à faire et ils n’étaient pas moins sûrs d’eux
que je ne le suis. Je ne dirais pas que j’aime cette discussion, mais je reste sur ma
ligne de conduite : rassurer Geeky et lui faire prendre confiance en lui.
Il ne me répond pas et ne cherche pas à en savoir plus. Bizarre… Croit-il
que je lui raconte des bobards ?
— Je suis sincère, Pierre.
— Je… je n’arrive pas à assimiler ce que tu me dis. Je t’entends et je ne
pense pas que tu me mentes, mais ça a du mal à atteindre les profondeurs de mon
cerveau.
— Putain ! Et ton ex, il te racontait quoi ? Que t’étais moche et con ?
— Non, bien sûr que non ! Ryan était un mec comme moi. Qu’il me trouve
beau ou intéressant était moins étonnant.
Curiosité, curiosité, un défaut, un mal nécessaire. Une qualité aussi.
— Pourquoi vous n’êtes plus ensemble ?
— Oh ! Il a trouvé un super job à mille kilomètres d’ici. Je n’ai pas voulu le
suivre.
— Tu l’aimais, mais pas à ce point-là.
— C’est ce que j’ai fini par me dire.
Je l’observe. Il est là et un peu ailleurs. C’est surprenant toutes ces
ambiances qu’il arrive à créer, même si c’est involontairement. Il navigue entre
le rire et la sensibilité, la réalité et le cosmos, le sérieux et l’espièglerie, la
discrétion et la provocation, la passivité et la hargne. Il est particulier et il l’est
devenu pour moi, ce qui ne me donne pas envie d’être dans la censure. Je ne suis
pas totalement en harmonie avec ma stature et ce que pourrait présupposer mon
métier. Dans l’intimité, je suis un type cool et relativement calme, même s’il ne
faut pas trop me chercher, ceci étant. J’aime la tendresse et la douceur, et si les
sentiments s’en mêlent, je peux être une vraie pâte molle et malléable, un gros
nounours qui peut se transformer en ours dangereux, si on touche à ce qui
m’appartient. Pierre, mon Geeky, fait déjà partie de mon univers personnel.
— Tu es mignon, Geeky. Tu as des cheveux superbes et j’adore tes boucles.
Ta peau pâle est douce et sans défaut. Ce que tu caches sous tes fringues m’a
l’air tout aussi sympa, ni maigre ni enrobé, juste fin et délicat. Si on ne regarde
que tes yeux, tu deviens beau.
— Oh !
Rouge me paraît insuffisant pour qualifier la couleur qui envahit son visage
jusqu’à son cou. Il se tortille sur sa chaise et, même si je ne le vois pas faire, je
sais qu’il frotte frénétiquement ses mains sur la toile de son pantalon de pyjama.
C’est fou tout ce que je sais déjà sur lui, ce que j’ai repéré à simplement le
regarder et l’observer. J’ai emmagasiné, sans m’en rendre compte, un nombre
considérable de données.
— Eh oui, Geeky ! Tu es attrayant.
— Je… C’est… Tu…
— Tout ça, petit génie, tout ça.
Il se décide enfin à me donner toute son attention et ce qui brille dans son
regard n’a pas besoin de parole. Il est à nu devant moi, sans voile ni barrière.
Lui, juste lui, entier et complet, avec tout ce qui en fait un être à part. Dans ses
yeux, je lis ses sentiments, ceux qu’il a déjà pour moi et qui vont au-delà du
désir. Mon petit génie est en train de tomber amoureux du grand flic qui l’a fait
flipper la première fois qu’il l’a vu, à tel point qu’il ne souhaitait qu’une seule
chose : un placard à balais.
Et moi ? Moi, je suis déjà un peu amoureux de lui, au moins un peu. Je
pourrais m’inquiéter de cette découverte qui n’en est pas tout à fait une. Non pas
que j’ai quelque chose contre, mais je ne l’attendais pas si tôt et pas avec un mec
comme Pierre. Je n’ai jamais imaginé un truc pareil. Pourtant, je me sens rassuré
par sa personnalité et par ce qu’il est. Il ne jouera pas avec moi et il ne trichera
pas non plus. Il m’a montré de manière tangible qu’il était une personne fidèle à
ceux à qui il est attaché. Il ne fera pas différemment avec moi, pas si je lui laisse
sa chance, ce que j’ai bien l’intention de faire. Il me reste à savoir si lui va me
donner la mienne. Je pense pouvoir tabler sur un « oui » franc et honnête. Son
regard qui ne me quitte pas et sa brillance dans laquelle mille émotions se
baladent sont des aveux, des espaces ouverts qui parlent d’infini et de possibles.
Je ne fais pas que bander pour Geeky. Il y a autre chose qui palpite, cette
autre chose qui bat dans ma cage thoracique et qui voudrait bien s’envoler et
planer : mon cœur en péril, depuis la première seconde où j’ai posé les yeux sur
lui et que je me suis demandé de quelle planète il débarquait.
Chapitre 11
Pierre, dit Pi
Léo a maintenu son invitation et j’ai donc passé une soirée au bowling. Je ne
veux plus jamais entendre dire que mes pulls sont ridicules, mes vêtements
insipides et mes baskets, miteuses. Quelle connerie ! Ils se sont vus avec leurs
chaussures complètement risibles ? Non, mais franchement ! Des grands
costauds comme Léo, avec ça aux pieds, ça valait le déplacement ! Moi, au
moins, je ne dénotais pas.
À part ça, eh bien, comment dire ? Je vais aller au plus simple : le bowling
et moi, ça fait deux ! J’ai bien compris le principe et mon cerveau a parfaitement
calculé ce que je devais faire pour que ces abruties de quilles tombent, mais mon
corps, lui, n’en a fait qu’à sa tête. Le premier essai a été mémorable. La boule ne
s'est jamais défaite de ma main. Elle y était scotchée, amoureusement scellée, et
elle ne voulait plus la quitter. Je suis parti en avant, pas la boule. Je l’avais bien
dit ! Pourquoi ne m’a-t-il pas cru ?
Léo s’est montré très stoïque. C’est un de ses talents. Il a repris ses
explications et conseils un nombre incalculable de fois, la mâchoire crispée. Je
ne l’agaçais pas, là n’était pas la question, mais se retenir de rire lui demandait
de gros efforts, jusqu’à ce que je l’autorise à se lâcher. Résultat des courses : un
rire tonitruant qui a alerté tout le monde, même ceux qui ne m’avaient pas
encore repéré. Je suis devenu LE point de mire, le spécimen à examiner au
microscope, l’exemple à ne pas suivre. Même le gamin de cinq ans, juste à côté,
faisait mieux que moi et son père n’a pas manqué une occasion de me prendre
pour modèle de ce qu’il ne fallait pas faire. J’ai bien cru que j’allais partir sans
demander mon reste. Pas pour aller bouder dans un coin, mais parce que c’était
gênant. Le pauvre Léo ! Penser à lui et au fait que je nous rendais aussi visibles
qu’un luminaire en pleine nuit a failli me briser le cœur. Sauf que Léo n’en avait
rien à foutre et que son attitude n’a pas changé d’un iota. Il est resté attentif,
attentionné et patient.
Il est extrêmement borné. Il était hors de question de repartir avant que j’ai
réussi un tant soit peu une action, une de celle qui pouvait me rendre fier. Sa
détermination sans faille et son obstination à me voir y parvenir m’ont galvanisé.
Je ne pouvais pas, ne voulais pas le décevoir. Ma seule victoire a été de
dégommer trois quilles, trois misérables quilles, mais cela a suffi à nous donner
le sourire. À ce moment-là, j’ai dû réunir toutes mes forces pour ne pas lui sauter
dessus et lui rouler une pelle de tous les diables.
Ce n’était peut-être pas grand-chose, et pourtant, c’était grandiose. Un
instant volé dans le bruit et la foule du vendredi soir, un de ceux qui restera
gravé dans ma mémoire, dans ma tête et dans mon cœur. Léo est décidé à ne pas
me lâcher et à me soutenir quels que soient les évènements. Il ne semble pas prêt
à avoir honte de moi, alors pourquoi me laisserais-je tenter à en ressentir ?
Je suis des yeux Pierre, alors qu’il s’éloigne à une allure qui lui va bien, ni
lente ni rapide. Il a mis les points sur les « i », il peut se sentir suffisamment en
confiance pour avancer à son propre rythme. Je l’admire. Il a le dos droit, les
épaules redressées et la tête relevée. Il y a de l’assurance dans son attitude et je
ne crois pas que ce soit une habitude lorsqu’il se trouve en dehors de chez lui.
J’aime ça.
Son amie fait la même chose que moi. Elle a perdu de sa superbe et est
fortement contrariée. Elle se retourne, fait les quelques pas qui nous séparent, et
je ne peux pas manquer son regard humide. Se prendre la tête ne doit pas leur
arriver souvent et que Pierre se rebelle non plus. La question qu’elle me pose me
surprend à peine.
— Vous ne lui courrez pas après ?
— Non. Ce n’est pas ce qu’il veut.
— Peut-être, mais…
— Il n’y a pas de « mais », Pascaline. Pierre a clairement exprimé ce qu’il
voulait et je n’ai pas l’intention de faire comme si je ne l’avais pas entendu.
— C’est-à-dire que… nous ne nous sommes jamais disputés comme ça… Il
a changé depuis qu’il vous connaît.
— Possible et c’est en bien.
— Si c’est pour perdre mon meilleur ami, je ne peux pas être d’accord avec
vous.
— Vous ne perdrez pas Pierre. Ce n’est pas ce qu’il désire. Il veut juste que
vous preniez en compte ses avis.
— Je n’ai rien fait de mal. Je voulais vous rencontrer et être sûre que vous
ne vous amusiez pas avec lui.
— Il le sait, mais lui, il voulait que vous le laissiez faire à sa façon. Il a pris
de l’assurance et, apparemment, ça lui plaît.
— Oui et j’en suis contente…
— Laissez-lui quelques heures et tout s’arrangera.
— Je n’en doute pas… Vous appréciez vraiment Pi, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Il est particulier, vous savez.
— Je m’en suis rendu compte tout seul.
— Il semblerait… Je l’aime beaucoup et je ne veux pas qu’il souffre.
— Il a déjà une mère et une grand-mère hyper protectrices. Il n’est pas
nécessaire qu’il ait une troisième femme pour le couver. Il a besoin de prendre
son élan et de vivre sa vie comme il veut.
— Au risque d’être blessé ?
— On ne peut pas grandir sans connaître de souffrances et il en a déjà
quelques-unes à son actif. Cette étape de sa vie se fera peut-être autrement, avec
plus de joies que de peines.
— Peut-être… Et si vivre sa vie signifie rester enfermé chez lui ?
— Si c’est ce qu’il veut, pourquoi pas ?
— Il a besoin de sortir, de voir du monde et de ne plus avoir peur.
— C’est à lui de décider, pas à vous, ni à moi. Si c’est chez lui qu’il se sent
bien, derrière son ordinateur, en quoi est-ce gênant ?
— 3.14 n’est pas un ami, ce n’est pas un être humain.
— 3.14 est son ami, même si pour nous ça paraît inconcevable.
—…
— Vous devez le lâcher un peu, Pascaline, et lui faire confiance.
— Je l’ai toujours protégé.
— Il vous en est sûrement reconnaissant, mais il semblerait qu’il ne veuille
plus ça de vous. De plus, je suis là maintenant. S’il doit être protégé, c’est mon
rôle.
— En quel honneur ?!
— En l’honneur que je suis son petit ami. Vous, vous êtes son amie. Votre
rôle est d’être là quand il a besoin de vous, en tant qu’amie, pas en tant que mère
ou en tant qu’amante.
— Je vois… ou pas…
— Ne vous prenez pas la tête. Il vous aime. Il sait qu’il peut compter sur
vous, tout comme vous pouvez compter sur lui.
— Ce sera toujours le cas.
— Là est l’essentiel… Chacun va prendre sa place et, avec de la bonne
volonté de part et d’autre, ça se fera tout seul.
— Vous croyez ?
— Oui. Il suffit de prendre le temps de nous écouter.
— Vous avez quel âge ?
— Trente-deux ans.
— Hum… Huit ans de plus… Ce n’est pas un mal. Pi a besoin de sécurité.
— Et je peux la lui apporter.
— Il semblerait…
Cette petite est très belle. C’est aussi une jeune femme pleine d’énergie. Se
canaliser ne doit pas lui être facile, mais sa rigidité du début de notre
conversation s’est relâchée. Elle est prête à faire des efforts et à me voir sans
mettre en avant ses doutes et ses suspicions.
— Vous êtes très différent de ce que j’avais imaginé pour Pi.
— En quoi ?
— Vous êtes très beau et sûr de vous… un alpha… Pi est très loin de ça.
— Les contraires s’attirent.
— C’est ce qu’on dit… Pourquoi Pi ?
— Pourquoi pas lui ? Il est mignon et il est intelligent. Il a de l’humour et il
peut se montrer incisif. J’aime tout ça.
— Vous le trouvez mignon ?
— C’est ce qui vous semble le plus important ?
— Non, mais le reste ne fait aucun doute.
— Qu’il soit mignon aussi. Si on regarde au-delà de son apparence, c’est ce
qu’il est. Et il a des yeux magnifiques.
— Je suis d’accord, mais peu le voient.
— Tant mieux !
Cette sortie spontanée lui arrache enfin un sourire. Toute sa physionomie
change et je me retrouve face à une femme attirante et fraîche.
— Un alpha possessif.
— C’est plus que probable
— Très bien… Bienvenue dans notre univers.
— Merci, Pascaline. Sur ce, je vais vous laisser. Nous nous reverrons quand
Pierre l’aura décidé.
— Faisons comme ça.
Sur un deuxième sourire et un petit signe de la main, elle fait demi-tour et
part sans se retourner. Je reste quelques minutes dans la rue, à respirer l’air frais
et à me repasser notre discussion. Je suis assez content, j’ai posé mes limites,
tout comme Pierre, et elle a fini par les comprendre. Je n’ai rien contre la
meilleure amie de Geeky, loin de là, mais elle va devoir revoir sa place à ses
côtés. Son petit ami, c’est moi et personne d’autre.
Je reste encore une heure au boulot et, avant de partir, j’envoie un SMS à
Geeky. Je ne veux pas l’embêter, mais s’il veut bien que je passe le voir, je n’ai
aucune raison de m’en priver. Sa dispute avec Pascaline les concerne. Lui et moi,
nous nous sommes quittés en bons termes. Nos échanges de regards ont été
suffisants pour m’en convaincre.
Sa réponse positive se fait dans la foulée. Aussi, c’est vers son appartement
que je guide mes pas, et c’est avec un petit sourire tremblant qu’il m’accueille.
— Ça va, Geeky ?
— Bof…
— Viens là.
Il ne fait pas de manière et se glisse entre mes bras. Je l’enveloppe et le
maintient. Je sens sa peine, même si elle ne prend pas tout.
— Tout va bien. Tu as été au top.
— Ah oui ? En envoyant balader Pascaline ?!
— Non, pas pour ça, mais parce que tu ne l’as pas laissée faire et que tu lui
as dit ce que tu avais sur le cœur. Je trouve que c’est très bien.
— Ah bon ? T’aime les roquets ?
— Euh, non, pas vraiment… Trop bruyants, trop capricieux et trop
emmerdants.
— Humm… Elle doit être dans tous ses états.
— Mais non, elle a du ressort et elle a compris. Tu l’appelleras dès que tu en
auras envie.
— Tout ce que tu dis est vrai. C’est une tablette de Crunch : effet immédiat
et explosif !
— Du Crunch ?
Il a de ces images, des fois. Je ne sais pas où il va les chercher !
— Oui, une tablette de Crunch.
— Et toi, tu es quoi ?
— Un Chamallow.
— C’est pas mal. Et moi ?
— Toi ? Je sais pas encore… Je l’appellerai dans la soirée.
— Si tu veux. Elle fait quoi comme métier, Pascaline ?
— Elle est étudiante en Histoire. Elle va sûrement être prof, elle passe le
CAPES cette année. Sa passion, c’est le théâtre. Elle est très douée.
— Elle ne veut pas en faire son métier ?
— Elle aimerait bien, mais elle a un autre objectif plus immédiat.
Je recule et lui saisis la main. On est bien là, mais on pourrait être encore
mieux ailleurs que dans l’entrée. Je l’entraîne avec moi sur le canapé et l’installe
sur mes genoux. Il se love contre mon corps avec un soupir d’aise. Je souris
tendrement. Il est si doux et si câlin.
— Quel projet ?
— Récupérer son frère.
— C’est quoi le problème ?
— Pascaline a un frère trisomique. Elle l’aime beaucoup. Elle a rompu avec
sa famille à cause de lui. Ses parents font partie de la bourgeoisie argentée. Ils
ont placé Quentin quand il avait quinze ans et elle n’a pas accepté. Elle ne
comprend pas qu’ils s’en soient séparés de jour comme de nuit. Elle dit qu’avec
l’argent qu’ils ont, ils auraient pu faire autrement, le placer dans un centre de
jour et le laisser rentrer à la maison en fin d’après-midi. Je n’ai pas d’avis là-
dessus… Elle dit que quelqu’un aurait pu s’en occuper le temps qu’elle rentre et
prenne le relais.
— Je comprends, mais que veut-elle faire ?
— Dès qu’elle aura un travail sûr, elle souhaite prendre un appartement plus
grand et l’accueillir pour s’occuper de lui.
— C’est une lourde charge.
— Je l’aiderai.
— Comment ?
— En passant un peu de temps avec lui quand elle ne sera pas disponible.
— Mesure-t-elle l’engagement que c’est ?
— Je pense que oui… Elle a quatre ans de plus... Je te l’ai dit, c’est du
Crunch en barres cette fille ! Rien ne l’arrête, mais elle n’est pas stupide.
— Je ne dis pas le contraire… Si c’est ce qu’elle veut vraiment, elle a raison
d’essayer, mais ça ne va pas être facile.
— Pour l’instant, elle se montre bornée, mais j’essaie de lui faire admettre
que le week-end, ce serait déjà bien. Elle le prend chez elle de temps en temps,
mais dans son petit studio, ce n’est pas évident.
— Tu le connais ?
— Oui, bien sûr. On s’entend bien. Quentin est gentil et pas embêtant. Il
faut juste l’occuper. Il aime les jeux de société et le dessin. Il s’amuse à couvrir
des cahiers de ses gribouillis et il regarde beaucoup de dessins animés à la télé.
J’en ai vu plein grâce à lui.
Il est vraiment gentil, mon petit Geeky. Il possède un cœur affectueux et
bourré de tendresse. Ma main dans ses cheveux se fait plus invasive et descend
sur sa nuque. Je ramène son visage vers le mien et le saisit entre mes paumes.
D’une chiquenaude, je fais valser ses lunettes et prends son regard de plein
fouet. À cet instant, il est vraiment beau. Ses yeux brillent d’une tonne
d’émotions, celles qui ont à voir avec Pascaline, celles pour ce frère auquel il
s’est attaché et celles qui ressent pour moi. Ce sont ces dernières qui
m’intéressent le plus et elles ne sont pas exemptes de désir. Ma bouche ne résiste
pas, elle se pose sur la sienne et se montre délicate le temps de nombreuses
secondes. Je fais participer ma langue, sans l’envahir, pas encore. J’aime cette
douceur qu’il sait si bien donner.
Pourtant, assez vite, l’envie prend une autre dimension. Elle s’invite dans
nos corps et se fraye un passage dans nos têtes. Elle a aussi cette curiosité de ce
que nous n’avons pas encore découvert : nos corps cachés par des couches de
vêtements.
Son pull, plutôt classique, car ne venant pas de mamie, a vite fait d’être
enlevé. Il n’a pas de chemise aujourd’hui, mais un tee-shirt manches longues
orné d’un dessin que je ne cherche pas à découvrir. Je m’en fiche plus qu’un peu
pour l’instant. Je glisse mes mains sous le tissu et je retrouve ce plaisir de
parcourir sa peau fine et les lignes de son torse si délicatement esquissées. Il ne
reste pas inactif et se lance dans une même appropriation. C’est assez
rapidement que nous nous retrouvons avec seulement nos pantalons pour nous
couvrir. Je le fais basculer sur le canapé et le surplombe de mon corps. Il cherche
à voir ce que j’expose sans complexe. Même sans ses lunettes, il semble
apprécier la vue. Je n’ai pas d’idée précise sur la façon dont je vais le déguster.
Un avant-goût ? Un peu plus ? J’irai jusqu’où il voudra bien aller.
En attendant, son corps m’appelle et je veux de nouveau le voir prendre du
plaisir grâce à moi. Cette fois-ci, ce sera en lisant les expressions de son visage.
Il me mange du regard et se lèche les lèvres, dans un appel que je ne peux
ignorer. Je me jette sur lui. Nos bouches se percutent avec avidité, je le dévore. Il
me rend la pareille avec la même voracité. Je prends le temps de nous mettre
dans un état pas possible, les sexes à l’étroit et douloureusement comprimés.
Alors, je peux partir en voyage.
Il est nu et je découvre la délicatesse de son corps. Il m’apparaît parfait,
dans cette morphologie qui est la sienne. Il me plaît beaucoup. D’un geste un peu
tremblant, il tend la main vers mon pantalon. Il veut me voir lui aussi. Je n’ai
aucun problème avec ça. Je me lève et me déshabille devant lui. Je ne fais pas
dans le strip, mais je prends mon temps. Il s’est redressé et n’en rate pas une
miette. Il est béat.
— Oh putain ! Je vais baver !
— Humm… Ce ne serait pas très sexy.
— M’en fiche, je salive trop.
Je lui fais un clin d’œil égrillard et sans subtilité. Il rougit et son regard se
pose, sans qu’il ne puisse rien contrôler, sur mon sexe bandé et en attente d’un
peu d’action.
— Eh ben, j’avais raison.
— À quel propos ?
— La taille proportionnelle à votre stature, vous les mecs gonflés à la
testostérone et qui passez des heures à faire de la gonflette.
— Il ne m’a pas fallu une heure, petit génie.
— Tu es réactif, je te l’accorde.
— Toi aussi.
— Tu m’étonnes ! Tu es aussi appétissant qu’une Haagen Dazs à la vanille
et aux pépites de noix de pécan, enrobées de caramel.
— Ta préférée ?
— Oui.
— J’espère être meilleur.
— Je n’en doute pas.
J’ai retrouvé son corps et me glisse de nouveau sur lui. Il m’enlace, cherche
ma bouche et m’embrasse avec conviction. Il a envie de moi, tout comme j’ai
envie de lui, de toutes les manières possibles. La soirée va être belle et la nuit
longue ou courte, selon le point de vue dans lequel on se situe. Je veux bien
arriver au boulot avec des poches sous les yeux.
Ni une ni deux, je mets mon cerveau en veille et ne l’autorise qu’à se
préoccuper de celui qui fait battre mon cœur, sans que je ne puisse rien faire
contre. Mes mains deviennent autonomes, inquisitrices et exploratrices. Ma
bouche les rejoint rapidement et je le déguste sans restriction. Le moindre de ses
gémissements trouve un écho dans la tension qui habite mon sexe et il sursaute à
chaque fois qu’ils se font plus rauques. Je le caresse, le bouscule, pour mieux le
cajoler ensuite. Je l’enveloppe dans mon poing, je joue avec lui, le cherche et le
titille. Quand il commence à se tordre dans tous les sens, à la recherche d’une
jouissance que je lui refuse, je le prends dans ma bouche et souris de son
geignement d’extase. Je le malmène un bon moment, avant de l’autoriser à se
libérer, les yeux fixés sur son visage, sur son regard flou qui parle d’autres
mondes, sur ses joues roses et sur sa bouche ouverte, à l’écoute de son souffle
saccadé et gémissant. De mignon, il est passé à beau, de beau à magnifique.
Tout son corps sous tension se crispe et un frisson incoercible le parcourt. Il
est tendu vers le plaisir, impatient et fébrile. Son sexe durcit, palpite. Il frémit
dans ma bouche et se délivre brutalement, tremblant et heureux.
Il met deux bonnes minutes avant de m’offrir un regard plus présent, alors
que je l’admire. Il me sourit, apaisé et comblé.
— Hum… tu es doué, Léo.
— Oh ! Ce n’était qu’un début.
— J’espère bien. Je suis très curieux de savoir si tu rugis.
C’est quoi cette histoire ? Il a perdu le Nord, ou le Sud ? Encore une
bifurcation de son cerveau que je n’ai pas suivie.
— Hein ?
— J’ai pensé que tu étais peut-être un Lion, mais avant de valider cette
possibilité, j’ai besoin de savoir si tu es capable de rugir.
Les yeux écarquillés, mes neurones recherchent une connexion qu’ils
pourraient comprendre. Un Lion ? Comme Pascaline est une tablette de Crunch
et lui un Chamallow ? Un Lion ? Sérieux ? C’est plus fort que moi, j’explose de
rire. Il y a pire comme image et s’il souhaite que je rugisse, je veux bien me plier
à ce caprice, s’il fait ce qu’il faut, ce que son regard coquin et avide semble me
promettre.
Chapitre 13
Pierre, dit Pi
Mon réveil interne se met en branle, comme chaque jour, à cinq heures du
matin. J’ouvre un œil, ce n’est pas comme d’habitude, puis l’autre, et observe
cette chambre que je ne connaissais pas la veille, grâce à la faible lumière qui
filtre à travers les stores. Elle est banale et sans fioriture : un lit deux places, une
commode, une armoire, et c’est tout. Les meubles en bois clair ne sont là que
pour leur utilité. Les murs sont blancs et seul un poster au-dessus du lit les
habille : un portait d’Einstein, les cheveux fous et le regard illuminé.
Je tourne la tête. Geeky dort comme un bébé, le visage paisible, en position
de chien de fusil. Il paraît si jeune dans le sommeil. La soirée a été inoubliable,
détonante, à son image. Il n’y a rien de tiède en lui et l’atmosphère se teinte
toujours de cette pluralité qui le caractérise : de l’humour, des émotions à ne plus
savoir qu’en faire, du calme et de l’intensité, de l’emportement, du rire et des
larmes. Il est impossible de s’ennuyer avec une telle personne. Il est bien
dommage que toute cette richesse ne puisse s’exprimer que dans le confort de la
sécurité. En même temps, j’aime assez. Je ne suis pas partageur et, tant que je
suis l’un des seuls à m’en rendre compte, je peux avoir l’esprit tranquille. Je me
sens farouchement possessif dès qu’il est concerné.
Je bouge, je vais devoir me lever. Il faut que je retourne chez moi, que je me
change pour mon footing matinal et mon heure de musculation, avant de me
doucher et d’aller bosser. J’aurais bien pris le petit déjeuner avec Geeky, mais
quelque chose me dit que si je le réveille à cette heure, je risque d’en prendre
plein les oreilles.
Je me redresse, en m’écartant et en économisant mes mouvements. Il gigote,
me cherche et me trouve. L’une de ses mains se pose sur une de mes cuisses.
— C’est déjà l’heure ?
— Tu te lèves à quelle heure ?
— Vers sept heures.
— Alors, c’est trop tôt pour toi.
— Il est quelle heure ?
— Cinq heures.
Il râle, resserre ses doigts sur ma cuisse et se rapproche de moi. Il veut ma
chaleur.
— Cinq heures ! Mais t’es malade !
— Nan, pas pour moi. Je fais un footing et de la muscu avant d’aller
travailler.
— C’est bien ce que je dis, t’es malade.
Il ne me lâche pas et tente de me ramener à lui. Il n’a pas ouvert les yeux, il
dort à moitié, mais la partie qui est réveillée semble assez alerte.
— Recouche-toi, t’iras faire mumuse avec ton corps demain.
— J’ai besoin de me dépenser. C’est ma routine quotidienne.
— On s’en fout ! Une routine, c’est fait pour être bousculée. Et puis, tu t’es
dépensé hier soir.
Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas pareil, pas du tout même.
— Désolé, Pierre, mais je dois y aller. J’aime ma routine, tout autant que la
ponctualité. Je sais que ces données n’ont pas leur place dans ton cerveau, mais
je suis comme ça.
Il ne répond rien et pousse un léger soupir. Il est déçu. Je pourrais faire un
effort, je le ferais si nous étions un jour de congés, ce qui n’est pas le cas. Je ne
vais jamais bosser sans avoir évacué mon stress et pris des forces. Ma journée ne
serait pas bonne si je manquais à ces impératifs.
Malgré ses réticences, il se montre affable.
— Je ne vais pas te forcer à rester près de moi. Tu ne veux pas me changer,
alors qu’il y aurait largement de quoi faire, et c’est quelque chose qui me touche.
Je ne souhaite pas faire l’inverse avec toi.
Je me penche et dépose un baiser sur sa tempe. Il tourne la tête, mes lèvres
cherchent les siennes. C’est ce qu’il veut et je n’ai pas l’intention de le lui
refuser.
Ensuite, je passe par le salon, récupère mes fringues et fais un saut rapide
par la salle de bains. Je boirais bien un café, tout de même. Je m’accapare sa
petite cuisine pour m’en préparer un, m’installe sur une chaise pendant qu’il
coule, les pensées ailleurs.
Un bâillement sonore me ramène sur terre et je dois retenir un fou rire.
Geeky s’est levé, il a les cheveux en bataille, les yeux à moitié ouverts et marche
si lentement qu’on dirait un zombie. Je le suis des yeux et le regarde s’écrouler
sur une chaise. Sa tête rejoint ses avant-bras posés sur la table. Il est trop
mignon.
— Pourquoi tu t’es levé ? Tu avais encore deux heures devant toi.
— Odeur du café.
Je sors deux tasses et en dépose une devant lui. Il ne fait pas un geste. Je
crois qu’il est bien capable de se rendormir là. Je la remplis, il lève la tête, la
saisit entre ses deux mains… et se fige dans un immobilisme des plus
surprenants. Les paupières closes, il se gorge de son arôme, le respire. Je ne le
quitte pas des yeux, tout en buvant ma boisson chaude.
— Tu ne le bois pas ?
— Nan, j’aime pas le café.
Qu’est-ce que c’est encore que cette aberration ? Je suis largué, une
habitude que je vais devoir prendre.
— Tu m’expliques ?
— Que veux-tu savoir ?
— Tu es sorti de ton lit à cause de l’odeur du café, tu as une tasse dans les
mains et tu sembles apprécier et… Tu n’aimes pas le café ?
— Nan, j’aime pas le goût, mais j’adore l’odeur.
— Ah ! Son parfum, mais pas son goût… Et tu te fais souvent des cafés que
tu ne bois pas ?
— Nan. L’occasion était à saisir.
— Tu déjeune quoi le matin ?
— Un bol de lait chaud avec une cuillère de chocolat en poudre et des
céréales.
— Un chocolat au lait.
— Ouais… Bon, c’était sympa, j’ai apprécié, mais maintenant, je vais me
recoucher.
— Hein ? Mais tu es levé !
— Un petit moment d’égarement que je vais vite corriger.
Un bécot plus tard, vite planté sur mes lèvres, et il repart comme il était
venu, la démarche lente et les pieds traînants, sous mon air ahuri. Faute de mieux
et de temps pour décortiquer son comportement, j’avale le contenu de sa tasse et
me résous à quitter les lieux. Mon footing va me faire du bien et m’aider à me
recentrer.
Après notre intervention, et dès que tout risque est écarté, je fais l’effort
d’un SMS de quelques mots pour l’en informer et le rassurer. Son simple
« Merci » en retour me confirme que j’ai eu raison. Il est tout à fait capable de
faire la part des choses, de comprendre que les conversations interminables ne
sont pas d’actualités dans ce genre de circonstance et d’apprécier mon geste.
Nous devrions réussir à nous accommoder et à nous ajuster. Ce n’est rien de plus
que quelques efforts ne sauraient résoudre. Personne n’est à l’abri d’un mauvais
coup du sort. Le métier que l’on fait n’est pas le seul paramètre à prendre en
compte. La vie d’un être humain est très fragile et en danger à chaque instant.
Que je le sois plus souvent qu’un comptable est un fait, ce qui ne signifie pas
que ma vie sera plus courte ou ma mort plus violente. Il est des choses sur
lesquelles nous n’avons aucune prise, notre durée de vie en fait partie, tout
comme la façon dont elle prendra fin.
Je ne sais pas comment je vais pouvoir m’y prendre pour briser cette
angoisse qui sourde en Geeky, à chaque fois qu’il me voit quitter le confort du
bureau. Il va me falloir y réfléchir, même si, pour l’heure, je n’en ai pas la plus
petite idée.
À mon retour, Pierre n’est pas, comme la dernière fois, debout dans
l’embrasure de la porte. Il est resté derrière ses ordis et se contente de se
retourner pour me faire un sourire, ainsi qu’à Antoine. Sa posture me démontre
qu’il a mieux géré. La situation n’était en rien similaire à l’affaire de la bombe,
mais une balle dans le corps arrive plus vite qu’on ne le croit. C’est notre vision
des choses qui est différente, ce que je ne lui dirai pas. Les probabilités pour que
je me retrouve un jour blessé par une arme à feu sont bien plus élevées que celles
de mourir sous les crachats d’un engin explosif. Je préfère le laisser dans
l’ignorance ou dans ces distances que nous mettons en place pour nous protéger.
Chapitre 15
Pierre, dit Pi
J’ai mieux réagi cette fois-ci, ce qui ne signifie pas que je me sens en super
forme. L’assurance que possède Léo a de quoi me rendre jaloux. Je ne rêve que
d’une chose : rentrer chez moi, m’installer devant 3.14 et m’enfermer dans ma
bulle. Le monde réel est vraiment trop flippant et je ne sais pas si je vais réussir à
tenir le coup.
J’ai deux ordis devant moi, mais ils ne sont pas 3.14. Ce bureau, auquel je
croyais m’être fait, n’est pas celui que j’occupe chez moi. Il y a trop de lumière
directe, avec ce soleil d’hiver qui passe à travers les carreaux des fenêtres. Il est
bientôt l’heure de partir, mon monde m’appelle. Je scrute l’horloge dans le coin
d’un des écrans et regarde défiler les minutes. Seize heures cinquante-quatre,
cinquante-cinq, six, sept, huit, neuf… Dix-sept heures ! Je me lève d’un bond,
enfile ma doudoune noire et me presse à grands pas vers la porte de sortie. La
voix d’Antoine ne m’arrête pas.
— Eh ben, dis-moi, tu es super pressé, Pierre !
— Ouais, plus que ça même. À demain.
Je me rue, cours presque. J’en ai marre, je veux mon appart et sa sécurité. Je
pourrais faire une crise d’angoisse à seulement imaginer qu’il me faut encore
une demi-heure de bus pour y être.
— Pierre ?
Je freine des quatre fers dans le couloir. Je ne peux pas ignorer Léo, pas de
cette façon.
— Je peux passer te voir ce soir ?
Mauvaise idée, très mauvaise idée. Je veux être seul, juste 3.14 et moi.
— Pas ce soir, si ça ne te dérange pas.
— Non… Tu vas bien ?
— Oui, pas de problème. J’ai juste prévu un truc. Demain, si tu veux.
Je reprends ma course, mal à l’aise, mais c’est plus fort que moi. Briser ma
solitude ce soir est au-delà de mes forces. Je suis submergé par ces semaines
passées dans un environnement peuplé d’êtres humains, de bruits, d’incidents et
de conversations. Je n’en peux plus. J’ai mis du temps à me faire à ce nouveau
rythme et je croyais avoir réussi. La fatigue qui pèse sur mes épaules et toutes
ces tensions accumulées à seule fin de sortir chaque jour de chez moi me
malmènent. M’écrouler sur mon canapé chaque soir et passer moins de temps
dans mon univers personnel a fini par me plomber le moral. Comprendre qu’à
n’importe quel moment tout peut basculer me brise d’anxiété.
Une fois dans la rue, je me ferme à toute pollution extérieure et me mets en
mode « Je ne vois rien ni personne et personne ne me voit. ». Une bonne
stratégie pour arriver à bon port. Rentré chez moi, je passe par le frigo, attrape
une bouteille de Coca, un verre, et vais me planter devant 3.14. Je l’allume,
l’écran s’illumine et la myriade de chiffres qui envahit mon champ de vision
m’aide à mieux respirer. Je m’installe et me plonge dans mon projet du moment,
celui qui est né de ma nouvelle vie, un projet ambitieux.
La bouteille de Coca se vide, les heures passent. Mon estomac fait des
siennes, sans que je m’y intéresse. Je suis dans les nombres, la complexité des
chiffres, la recherche, le besoin de réussir un truc qui me prend bien la tête et
met mes neurones à dure épreuve. La pénombre a envahi les lieux, seul 3.14 me
donne de l’éclairage. À je ne sais trop quelle heure, entre trois et quatre du
matin, mes yeux commencent à se fermer tout seul. Je me couche, sans même
me déshabiller.
Je me lève, ne me préoccupe pas un seul instant de la notion de temps,
remplis un bol de céréales que je grignote en même temps que je joue avec ma
souris. Mon téléphone sonne, je ne m’en soucie pas. Je suis bien là où je suis, sur
un terrain connu qui ne m’impose aucune autre exigence que celles auxquelles je
m’oblige. Arrive un moment où mon estomac crie famine, tant pis. Il me sort un
peu de ma transe, l’horloge me fait de l’œil et mon cœur s’accélère à sa vue.
Quatorze heures trente-deux ! Je devrais être au boulot. Je me reconnecte au
monde réel, le temps de m’excuser de mon absence. J’ai des appels manqués de
Léo et trois SMS alarmistes. C’est à lui que je décide de donner cette
information terre à terre : « Je suis chez moi, je ne viendrai pas aujourd’hui. » Je
sais que c’est incorrect, irrespectueux, mais je suis incapable de faire plus. Il y
va de ma santé mentale.
Dans la soirée, on cogne à ma porte avec insistance. Je sais qui c’est. Je n’ai
pas envie d’ouvrir, ni pour lui ni pour personne. Ce n’est pas que Léo ait perdu
de son importance ou que les sentiments naissants que j’ai pour lui soient morts,
c’est juste que je me sens près de craquer, si on ne me laisse pas seul le temps de
retrouver ma boussole.
Je n’ai pas vu venir cette angoisse paralysante qui me brûle de l’intérieur et
qui m’enferme dans ce que je connais. J’avais vraiment l’impression que tout se
passait bien, que ma vie était en train de changer et de s’ouvrir. Je ne comprends
pas tout, mais je m’en tape. Je veux juste rester chez moi et qu’on me fiche la
paix. J’ai retrouvé ce fantasme qui se fait obsession : un placard à balais pour me
cacher.
E.T Pi perdu maison. E.T Pi veut maison. E.T Pi sait plus où trouver
maison.
J’ouvre la porte, le cœur en marmelade. Je n’ai pas envie de parler, je n’ai
rien à dire, à peine la capacité de penser à autre chose qu’à ce qui se passe dans
l’antre de 3.14. Je recule, le laisse entrer et me retourne pour reprendre ma place,
la seule qui me soit légitime.
— Comment vas-tu ? Je me suis inquiété toute la journée.
— Ça va.
— Dis pas de conneries !
Léo est en colère, et moi, je ne suis pas apte à faire face. Je ferme les yeux et
mets en place tous mes écrans de protection, les plus blindés, ceux en acier
trempé. Ceux qui me rendent silencieux et emportent mon cerveau ailleurs, loin
des autres et de la planète Terre.
Je l’entends parler, je suis même capable de savoir ce qu’il me dit, mais ça
ne m’atteint pas, ne me touche pas. Je suis une extension de 3.14, un humain pas
humain.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
—…
— Tu es malade ?
—…
— Tu as mangé ?
—…
— Pierre ! Répond-moi, merde ! Est-ce que tu es malade ? Est-ce que tu as
mangé ? Est-ce que tu as dormi ? Les questions sont simples, tu devrais être
capable d’y répondre.
J’essaie, j’essaie de revenir, de faire cet effort pour lui. Parce qu’il est là,
parce qu’il s’est déplacé, parce qu’il s’inquiète pour moi.
— Je… je ne suis pas malade… Je… j’ai dû manger et dormir, un peu.
Je ne sais pas où porter mon regard, où poser ce poids qui me fait plier, où
mettre tout le bouillonnement qui cuit mon cerveau comme une cocotte-minute.
Si je n’y prends pas garde, le bitoniau va entrer en action et la vapeur s’échapper
par mes oreilles. J’aurais l’air fin ! Misère, si j’étais extérieur à moi-même, à me
lorgner de la tête aux pieds, je crois que j’éclaterais de rire devant le con que je
suis.
— Geeky…
La voix de Léo est tellement douce, si bienveillante. C’est un déchire-cœur.
Je me sens partir, me quitter, me déserter. C’est un peu comme si, tout à coup, je
ne voulais plus être moi, sans vraiment savoir qui est ce « moi ». Je le vois mal,
il m’est presque étranger. Il y a celui que je suis, celui que Léo voit, celui que je
veux rester et le plus que je voudrais pouvoir posséder. C’est sibyllin à souhait,
du domaine de la crise existentielle, un truc que je ne peux pas comprendre.
Deux et deux font quatre. Moi plus moi, plus un non moi, font une énigme
insoluble. Un truc qui ne peut être qu’un… truc.
Mes yeux s’embuent, mon corps devient mou, et ma tête, un brouillard sans
nom. Les bras de Léo m’encerclent, je me raccroche à lui. Je suis un naufragé.
— Geeky, tu me fais peur. Dis-moi ce qui ne va pas.
Je me noie, je m’avachis, je m’écroule…
Je suis dans les limbes et ce n’est pas désagréable, si ce n’était cette voix
furibonde qui vient les perturber. J’écoute.
— Non, mais quel petit con ! Il joue à quoi là ? C’est trop demander de se
nourrir convenablement et de dormir suffisamment. Il va me rendre chèvre.
Je suis dans mon lit, à moitié nu et au chaud sous ma couette. C’est bon,
agréable, cotonneux. Le silence se fait, des bruits sourds arrivent jusqu’à mes
oreilles. Je me laisse porter, je suis si fatigué.
— Pierre, réveille-toi, s’il te plaît. Il faut que tu manges. Tu te rendormiras
après.
J’ouvre les yeux, lentement, je me sens un peu mieux. Dans un entre-deux
plus confortable que mes apitoiements.
— C’est quoi ?
— Une salade de riz avec ce que j’ai pu trouver dans tes placards et ton
frigo.
Je n’en ai pas envie, mais je me sens le courage de faire plaisir à Léo. Je me
redresse, me cale contre ma tête de lit et accepte d'avaler quelques bouchées.
— C’est tout ?
— Je n’ai pas très faim… Merci, Léo.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Pierre ?
— Peut-on en parler plus tard, s’il te plaît ? Je… je…
— D’accord, d’accord… Tu veux faire quoi ?
— Rester dans mon lit, au chaud ?
— Si tu veux.
Je le regarde, le regarde enfin, pour la première fois depuis son retour de
mission la veille ou l’avant-veille, je ne sais plus. Il est là, juste là, solide,
présent et aux petits soins. Je ne peux pas dire que je comprends son attitude. À
sa place, je me serais envoyé chier et propulsé sur une planète remplie de cactus.
J’aurais tout fait pour que mon cul atterrisse sur le plus gros et le plus piquant de
tous. Il est étonnant et j’ai besoin de lui.
— Tu veux bien venir près de moi et me réchauffer ?
— Bien sûr.
Sa réponse est si simple, qu’une fois de plus, il me bouleverse.
Ce n’est pas non plus quelqu’un qui fait dans le détail. Sous mes yeux qui
ont retrouvé par miracle leur capacité à observer, il se dépouille de ses fringues,
sans rien garder, le corps sublime, un feu subtilement brûlant.
Je me rallonge sous la couette, je l’attends, je l’aime, un peu plus, un peu
mieux. Il vient se coller à moi, ses bras m’enlacent, sa bouche se pose dans mon
cou. Je sens son souffle chaud, la douceur de ses lèvres, son calme et sa
confiance. Je pose une de mes mains sur sa hanche et laisse mes doigts
l’effleurer, pour ce plaisir simple de le sentir contre moi, avec ce seul désir de me
faire du bien, de me rassurer et de me consoler, même s’il ne sait pas de quoi.
J’aime son honnêteté et sa sincérité, sa capacité à donner et à se montrer patient,
à me traiter comme un homme et comme un enfant ou comme un adolescent
attardé. Je suis tout cela et aucun ne semble le rebuter.
— Tu es bien ?
— Je ne pourrais pas être mieux.
Ma paume voyage sur son ventre. Je n’ai pas envie de faire l’amour, même
s’il ne faudrait pas grand-chose pour réveiller mon appétit. Ce que je veux, c’est
lui : sa présence, son odeur, la douceur de sa peau, ses muscles fermes aux
dessins si parfaits. Il pourrait devenir un personnage de jeu vidéo, un guerrier à
la force tranquille, plus vaillant que tous les vaillants jamais créés, avec dans le
fond du regard une tendresse et une humanité bouleversante. Je l’aime plus que
je le pensais.
Ses doigts se promènent dans mes cheveux, dans mes boucles qu’il paraît
tant apprécier. Je tourne la tête, à la recherche de son regard, pour lui offrir mes
yeux. C’est une rencontre aux émotions exacerbées. Je sais que je lui ai fait peur,
par mon attitude, mes réactions et mon malaise, mais aussi parce qu’il a peut-
être cru que je ne voulais plus de lui. Je mets dans mon regard tout ce que je
ressens et c’est tellement fort que mes yeux s’humidifient. Je suis troublé par ce
que j’éprouve pour Léo. C’est si intense.
Nos bouches se lient avec une tendresse folle. Ses mains ne sont
qu’apesanteur sur ma peau. Ce sont des caresses éthérées, aussi sensuelles que
du velours, aussi légères que des plumes d'oisillons. Elles me font frissonner.
— Tu as envie de faire l’amour ?
— Ce n’était pas dans mes intentions, mais avec douceur, je veux bien.
— Tout ce que tu veux, Geeky.
— Tu es si adorable avec moi… C’est perturbant.
Il rit, il rit comme si je lui avais sorti une de ces grosses blagues bien débiles
que seul mon cerveau sait concocter. Il rit et il est encore plus magnifique. Il rit,
et je soude ma bouche à la sienne. J’avale sa joie, la lui vole et le laisse
m’emmener dans un royaume que je ne connais pas, celui de sa douceur et de sa
tendresse, celui de sa sensualité et de sa délicatesse. Celui où le temps se distend
et ne se mesure plus, où sa patience et son endurance me font gémir, puis
geindre, puis gémir de nouveau, encore et encore, lui en moi, sa bouche sur la
mienne, ses mains sur mes hanches. Mon corps si peu consistant, si fragile et
gracile, se retrouve à exulter. Il devient une force, celle de pouvoir accueillir un
homme comme Léo, de pouvoir lui donner du désir et du plaisir. Il n’est plus un
amas de chair et de sang dont je fais peu de cas, ni un lieu de moquerie ou de
mépris. Il devient beau, juste parce que Léo l’aime et s’en satisfait, juste parce
qu’il le fait chanter et, qu’en faisant cela, il me laisse faire de même avec lui. Il
fait de moi un être vivant, un être à sa place. Il brise mes angoisses, mes peurs et
mes incertitudes. Il me ramène dans le vrai, là où je peux être moi-même, tout en
voulant être meilleur sans me trahir. Il me renouvelle, il réconcilie l’homme et
l’enfant, il donne un droit d’existence à l’éternel adolescent. Il fait de ma vie un
contenant et en emplit les vides.
Pierre a proposé de partir avec moi au boulot. Après un passage par mon
appart pour me changer, nous avons pris la route pour le bureau. Son arrivée à
l’heure, ensemble, a soulevé des remarques. Donner une explication rationnelle,
sans laisser planer de doutes sur notre relation, n’était pas bien compliqué.
J’avais plusieurs idées, toutes valables. Ma préférée : la possibilité de pouvoir le
prendre au passage et, ainsi, lui éviter un trajet plus long en transports en
commun.
Depuis trente minutes, Pierre est dans le bureau du chef. Je l’avais prévenu
de cette possibilité plus qu’évidente. Évidemment, il était un peu stressé, mais
selon ses dires, il était décidé à lui parler avec honnêteté, en révélant ses failles.
Toujours selon lui, si GC décidait de ne pas le garder, il n’en ferait pas tout un
plat. Il rentrerait chez lui, et puis c’est tout. Je trouve les méandres de son
cerveau bien nébuleux. Qu’il puisse perdre son boulot aurait dû l’inquiéter, le
faire vraiment flipper. Ce n’est apparemment pas le cas.
Antoine ne se doute pas des préoccupations qui sont les miennes. Il est à
cent pour cent dans le travail, ce qui est une bonne chose pour moi.
— Léo, on doit y aller.
— Je sais. C’est parti.
Aujourd’hui, notre mission ne fait pas partie de celle que je préfère, même si
elle comporte peu de risques. Une planque dans un quartier peu dangereux, face
à une maison repérée par Pierre au cours de ses déambulations sur le net et les
réseaux sociaux. Un potentiel lieu où seraient cachées des armes susceptibles
d’être utilisées dans des attentats. C’est toujours la même chose : des
suppositions, des possibilités, et rien de sûr. Nous surveillons de nombreuses
personnes et caches de cette façon, dans l’expectative de pouvoir mettre la main
sur les uns ou les autres. La journée va être longue.
Le tambourinement sur ma porte d’entrée est le même qu’à chaque fois. Léo
n’a pas l’intention de faire autrement. Il doit aimer que je sache à tous les coups
que c’est lui. Je lui crie un « Entre » dynamique. Je ne me sens plus obligé
d’aller vérifier qui c’est.
J’ai dormi deux heures et je me suis douché. Je me sens presque en pleine
forme.
À sa seule vue, mon cœur s’emballe et une crispation naît dans mon ventre.
Il me fait vraiment un sacré effet ! Il ne me semblait pas nécessaire de
l’accueillir, je me suis trompé. Avec un sourire gourmand sur les lèvres, je
m’approche de lui.
Je me dresse sur la pointe des pieds — quelle idée d’être aussi grand, tout de
même ! – et ne réussis qu’à lui effleurer la bouche. Heureusement, il a l’air
diablement intéressé et me fait la faveur de se pencher vers moi. Je n’en
demandais pas plus pour lui sauter dessus et le réclamer avec plaisir. C’est un
emballement. Nos langues se ruent l’une vers l’autre, s’enroulent et se bavent
dessus. Ça ne paraît pas très ragoûtant, mais je peux affirmer l’inverse : c’est
super bon !
— Eh bien ! Tu as récupéré ta forme, mon petit Geeky.
— Humm… J’ai tout fait pour et je suis tout à toi.
— Tu es juste parfait !
— Sûrement pas, mais je suis capable de faire ce qu’il faut quand je suis
intéressé.
— Donc, je t’intéresse ?
— Pas qu’un peu !
Tu m’étonnes qu’il m’intéresse, lui et son grand corps bardé de muscles à
m’en donner le tournis. Un corps dont il sait très bien se servir et, notamment,
avec le mien. J’ai découvert très rapidement le tatouage qu’il arbore sur sa
hanche droite, il est plutôt difficile à rater. Un marquage tribal et imposant, dans
un entrelacs de courbes et de lignes. J’aime assez. Ce qui serait complètement
ridicule sur moi est très sexy sur lui. Il accentue sa masculinité. Je me surprends
à le parcourir des doigts à chaque fois que j’y ai accès. J’ai cherché s’il y en
avait d’autres et je n’en ai pas trouvés. Tant mieux. Un, je trouve ça bien, plus ça
aurait été trop.
Je me lancerais bien dès maintenant dans une rencontre très physique avec
lui, mais il doit avoir besoin de se poser et de manger. Un tel homme a besoin
d’être nourri pour de vrai, pas comme la crevette que je suis.
— Tu as faim ? Tu veux boire quelque chose ?
— Eh bien ! Tu as appris les civilités, on dirait.
— Fous-toi de ma gueule ! Tu sais qu’il y a toujours un retour de manivelle
avec moi ?
— J’aime bien cette idée de manivelle.
Il devient aussi con que moi, un expert en blagues à deux balles et à double
sens. Si ça continue, nos rencontres ne vont pas être tristes. Je n’ose pas
imaginer ce que ça pourrait montrer de nous devant des tiers. Mieux vaut ne pas
y penser. Les seuls que je pourrais lui présenter sont ma mère et ma grand-mère,
et là, je bugge.
— Jusque-là, c’est ta manivelle qui se montre très active !
Oh merde ! Elle est sortie toute seule, celle-là ! Poisse ! Poisse ! Poisse !
Attaque trop directe, comme une demande. Je vire au cramoisi. Je le sens, je le
sais, mes joues me brûlent, les traîtresses. Dire un truc pareil à un mec comme
Léo ! Non, mais quel gros con ! Il va me donner une fin de non-recevoir. Je m’en
fous, je n’ai pas de désir particulier par rapport à ça, je peux me passer
facilement de ce côté de « la chose », mais me faire remettre à ma place, c’est
d'un tout autre ordre. Notre vie sexuelle se passe très bien, je n’ai rien à y redire
et pas de frustration. Si elle continue ainsi, ça me va. Par contre, tel que je me
connais, s’il m’envoie balader, mon cerveau va faire des siennes et se montrer
récalcitrant. Une telle réaction pourrait faire naître une envie qui n’existe pas,
pas vraiment, pas de façon nécessiteuse. Elle pourrait changer la donne, parce
que je suis une vraie tête de pioche, un parfait « p’tit con », dixit Léo. J’ai les
nerfs à vif, pour le coup.
— Oh, oh ! C’est une demande, Geeky ?
— Euh… non, non, pas vraiment. Une répartie comme une autre qui m’a…
échappé.
— Une demande de ton subconscient, alors ?
— Je n’ai pas accès à mon subconscient.
Je me détends un peu. Il ne s’est pas braqué, a un sourire coquin aux coins
des lèvres et un regard pailleté de rire. Léo m’étonne encore, et c’est au bon
moment, à un excellent moment, un de ceux où ma connerie s’est logée à la
première place.
Son bras qui entoure ma taille se resserre autour de moi et me rapproche de
lui. Sa bouche dépose un baiser papillon sur ma tempe et ses doigts partent en
balade dans mes boucles.
— Déstresse, Geeky. Il n’y a pas péril en la demeure.
— Euh… non… Tu es sûr que la demeure que tu es va tenir le coup face à
l’image suggérée ?
— Je ne suis pas une chose fragile, petit génie, et j’en ai vu d’autres.
— Lesquelles ? Raconte !
— Tu es bien curieux, dis-moi !
— Ouais, assez.
C’est vrai, quoi ! Il n’y a pas beaucoup de surprises dans ma vie et je n’ai
pas une existence aventureuse, pas plus dans le sexe que dans le reste. Alors, si
Léo a quelques histoires salaces à me raconter, je suis preneur.
— J’ai pas mal profité et je me suis pas mal amusé.
— Mais encore ?
Son rire fait trembler son corps contre le mien. J’adore ça, cette spontanéité
dans la joie dont je ne l’aurais jamais cru sujet. C’est peut-être moi qui fais naître
cet abandon, ce qui est encore mieux.
— Je te raconterai un jour, si tu veux… un peu.
— Pourquoi pas maintenant ?
— Parce que tu m’as proposé quelque chose à boire et que j’ai soif. J’ai
faim aussi et nous avons une question en suspens.
— Ah, celle-là !
— Ouais, celle-là !
— Une bière, ça te va ?
— Tu m’en as acheté ?
— Ouais.
— Adorable, tu es adorable.
— À mes heures perdues.
Là, c’est à une claque derrière la tête que j’ai droit, une toute petite. Léo n’a
jamais de gestes brusques envers moi et il fait preuve d’une vraie délicatesse. Il
faut dire qu’entre ses bras, je suis cassable. Heureusement qu’il se montre doux.
La cuisine nous accueille et j’ai tout préparé. Il me suffit d’appuyer sur la
touche « marche » du micro-onde et de mettre les pieds sous la table, après lui
avoir sorti une bière et m’être pris un Coca.
— Alors, tu as envie de tenter de nouvelles expériences avec moi ?
— Euh non, pas vraiment.
— C’était vraiment une répartie à l’emporte-pièce ?
— Oui.
Ce sujet me met au combien mal à l’aise. Dans l’action, je perds ma
timidité, mais dans la lumière crue de ma petite cuisine, c’est une autre paire de
manches. Sans le rire et l’ironie, je ne suis pas un être bien dans ses baskets dans
ce genre de conversations.
— Ce ne serait pas un problème, si c’était le cas.
— Ah bon ?
J’ai coassé ma réponse, je suis presque sans voix. Il est… autoreverse ? Sans
déconner ? Sérieux ? Je suis scotché !
— Tu as l’air abasourdi.
— Ben, oui. Tu… joues dans les deux… cours ?
— Jolie image… Je ne vois pas ce qu’il y a d’incroyable. J’aime le sexe, des
deux côtés.
— Tu es si… masculin.
— Je ne vois pas le rapport. Je connais des homos de constitution plus fine
que la mienne qui n’accepteront jamais d’être le passif et d’autres qui ont ma
stature et qui préfère l’être. Il n’y a pas de stéréotype. Ce sont des conneries.
— D’accord, mais…
— Oui ?
— Non, rien.
— Ne me dis pas que je t’ai cloué le bec ?
— Si.
Oh, merde ! Il a l’air trop content de lui. S’est-il donné pour mission de
réussir à me rabaisser le caquet au moins une fois de temps en temps ? Ce n’est
pas bien compliqué, Monsieur Lion. Il suffit pour cela de mettre certains sujets
très sérieusement sur le tapis et d’être un de mes proches, un de ceux qui ont
accès à mon appartement, à mon cerveau et, surtout, à mon cœur. Tout pile ce
qu’il possède de moi : l’appart, le cerveau, le cœur, et mon corps, aussi.
— Tu n’es que passif, Geeky ?
— Non.
— Bien.
— Bien ?
— Oui, bien ! Ça pimentera nos ébats et ça leur donnera plus de possibilités.
— Euh… peut-être.
— Où est le problème, Geeky ?
Il n’y a rien à faire. Je n’arrive pas à faire coïncider le Léo que j’ai face à
moi, celui qui me fait l’amour, avec l’image d’un Léo qui me laisserait faire ce
que je veux. Non, ce n’est pas ça… Je n’arrive pas à m’imaginer, moi, en train
de posséder le corps de Léo, pas de cette façon. Dans le scénario, j’ai juste l’air
ridicule, totalement risible.
Si Léo mange de bon appétit – rien ne semble mettre en péril cet aspect de la
nécessité quotidienne – je ne fais que jouer avec ma nourriture. Il me faut si peu
pour m’empêcher de me nourrir. En même temps, il n’a pas lâché l’affaire et,
puisque je n’ai pas répondu, il reprend la discussion à son compte.
— Le sujet a été abordé trop tôt pour toi. Laissons-le de côté, y’a pas
urgence. Nous avons de la marge avant d’en arriver à un sentiment de lassitude.
Quand t’en auras envie, il te suffira de me le dire.
— Je ne veux pas avoir l’air d’un abruti fini ou de refuser d’en parler. C’est
juste que je n’arrive pas à m’imaginer dans cette… situation.
— Pourquoi ? Parce que je suis un grand type musclé, et toi, un p’tit mec au
physique délicat ?
— Y’a un peu de ça… beaucoup de ça.
— Je suis assez souple et tu es assez malléable.
Je baye aux corneilles. Il va me tuer ce soir. Les images défilent et elles
auraient tendance, à mon grand étonnement, à trouver une place dans mon
cerveau de scientifique. Hum, ça pourrait se faire, un jour… S’il était nu devant
moi, je pourrais peut-être faire marcher un peu mieux mon imaginaire. Si je
pense à son joli tatouage sur la hanche et à ses belles fesses terriblement
musclées et fermes… Si j’oublie à quoi je ressemble et que je ne pense qu’à lui,
rien qu’à lui… Oh putain ! Mon jean, pourtant large, commence à me gêner dans
les entournures. Je ne peux que rougir et me mettre à gigoter sur ma chaise.
— Oh, oh ! Aurais-tu des idées salaces dans le crâne ? Est-ce que j’ai réussi
à semer dans ta tête des pensées interdites aux moins de dix-huit ans ?
Que répondre à part la vérité ?!
— Oui.
— Formidable ! Dépêche-toi de manger, les heures à venir vont se passer
dans ton lit.
—…
— Merde, alors ! J’adore te clouer le bec ! Magne-toi, Geeky, mais je te
préviens, ce soir, c’est moi qui te dévore. Tu es à croquer avec tes rougeurs sur
les joues et ton petit air timide.
Un sourire ravi naît sur mes lèvres, il atteint mes yeux et les font luire, j’en
suis sûr. Je retire mes lunettes et plonge mon regard dans le sien. J’ai compris
que leur couleur et leurs expressions le subjuguaient. Sa réponse à la même
intensité.
Je me lève, laisse mon assiette en plan, et lui tends la main. Il n’y aura pas
de 3.14 ce soir. J’ai un Lion dans mon lit et, s’il veut me dévorer, je suis plus que
partant. Je vais, moi aussi, le déguster. Il n’est pas nécessaire d’inverser les rôles
pour ça. Oh, non ! Pas utile du tout !
Chapitre 18
Léonard, dit Léo
Lorsque je me réveille, il fait nuit et je suis seul dans mon lit. L’appartement
embaume. Je hume. On dirait des odeurs de bouffe chinoise. Je m’étire comme
un chat, tandis que mon cerveau reprend ses droits. Les images qui défilent ne
me tyrannisent pas. Elles se font souvenirs, de ceux que je garde précieusement.
Il y aura un avant et un après cette soirée, je le sens dans mes tripes et dans ma
tête.
Je me lève, passe par la salle de bains avant d’enfiler mon pyjama préféré.
Mes nounours et mes cœurs.
— Réveillé, Geeky ?
— Ouais. J’ai dormi longtemps ?
— Pas trop. Deux petites heures.
— Ah ! Quand même !
— T’en avais besoin. Tu as faim ?
— Un peu. Ça sent bon.
— Tant mieux. Je meurs de faim et je me suis forcé à ne rien avaler sans toi.
Je m’installe sur une chaise, tout en le regardant. C’est étrange sa présence
dans ma cuisine et la table mise par ses soins, les plats sur la table qu’il est allé
acheter. Il est chez moi comme chez lui, dans mon espace comme dans le sien et
il s’occupe de moi, comme un amant, un amant amoureux.
— Oh merde !
— Quoi ?
— J’ai aussi un cadeau pour toi. J’ai oublié.
— Tu es vraiment une p’tite tête pour certaine chose. C’est quoi ?
— Attends, tu vas voir.
Je me lève et cours le chercher sur mon bureau. Comment ai-je pu oublier ?
— Tiens. Ce n’est pas grand-chose, je n’ai pas beaucoup d’imagination pour
ce genre de trucs.
— Je suis sûr que ce sera très bien.
Il déballe mon présent, avec un naturel confondant. Pourquoi suis-je le seul
à me montrer débordant ?
— Un parfum ? C’est une bonne idée. Merci, Geeky.
— Humm… De rien. J’espère qu’il va te plaire. J’étais incapable de choisir,
j’ai fait confiance à une vendeuse. Elle n’a pas intérêt de s’être trompée !
— Sinon ?
— Je débarque dans sa boutique et je lui fais un caca nerveux.
Léo ouvre le flacon, le respire et un sourire naît sur ses lèvres.
— Il est parfait. Discret, mais présent. Ambré, masculin.
— Ouf ! Elle a eu chaud aux miches la demoiselle.
— Tu es terrible ! Elle a fait ce choix comment ?
— Je t’ai décrit.
— Ah oui ? Et tu lui as dit quoi ?
— Oh ! Rien de particulier, des généralités.
— Mais encore ?
Le salaud ! Il repousse encore mes barrières, les malmène et me bouscule
dans mes retranchements.
— Que tu étais grand, très grand, musclé, idéalement musclé, tatoué, brun
aux yeux marron, masculin, viril, sexy, beau, intelligent, doux et gentil, casse-
bonbons parfois, et un Dieu au lit.
— Hein ?! Tu délires ?
Ah ! J’ai repris le pouvoir et les rênes de nos conversations. Ce n’est pas
trop tôt ! Faut pas déconner non plus, il ne faudrait pas qu’il croit qu’il m’a
laminé.
— Ouais, un peu. J’ai juste gardé pour moi la dernière affirmation.
— OK, OK !
— Humm… Elle m’a demandé si tu étais le prince charmant et s’il existait
un autre exemplaire.
— Et ?
— Je lui ai dit que non.
— Et ?
— Elle m’a demandé si je voulais bien que je vous présente.
— Et ?
— Je lui ai dit d’aller se faire foutre ! Elle rêve ou quoi !
— Tu lui as dit ça ? Ne me réponds pas « oui », s’il te plaît.
— Nan, je ne lui ai pas dit ça…
— Mais ?
Oh, que c’est drôle ! Il bave de curiosité. Savoir quelles conneries j’ai bien
pu sortir à cette gentille demoiselle le fait mariner. C’est bon, très bon.
— Je lui ai dit que pour ça, elle devrait me passer sur le corps, ce qui était
impossible. Je lui ai dit, et cette fois-ci, je lui ai vraiment dit, que tu étais un
Dieu au lit et que je ne partageais pas. Que de toute façon, tu étais une cause
perdue pour elle et que je n’étais pas prêt de te lâcher.
Je ne lui raconterai bien évidemment pas son regard incrédule et la façon
impolie avec laquelle elle m’a détaillé, son sourire railleur et peu convaincu. Elle
ne m’a pas cru une seule seconde et s’est retenue de me lancer une répartie
moqueuse. J’y étais préparé, elle n’a pas eu raison de moi. L’important est que
moi je sache que tout ce que j’ai dit est vrai.
— Elle ne t’a pas cru.
Je suis mort ! Il est trop perspicace pour la paix de mon esprit.
— Non, elle ne m’a pas cru, pas une seule seconde. Pas important. Tu es là
avec moi, non ?
— Si, je suis là avec toi… Tu fais quoi demain après le boulot ?
— Je rentre chez moi, comme toujours.
— Demain, tu as autre chose de prévu.
— Quoi ?
— Une balade en ville et un arrêt minute dans une parfumerie.
— Quoi ?
— Nous allons montrer à cette donzelle que tu n’es pas un menteur.
J’en reste baba, muet comme une carpe. Il m’a eu, parfaitement eu. Cette
fois, il a gagné et… j’admets ma défaite.
Chapitre 20
Léonard, dit Léo
Encore une soirée mémorable, une de celles qui devrait m’épuiser et qui a
pourtant l’effet inverse. Une bizarrerie de plus sur laquelle je ne vais pas
m’attarder.
La journée est bien entamée et, pourtant, je regarde les aiguilles de ma
montre avancer avec lenteur. Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée de me pavaner
avec Geeky me plaît bien. Je crois que je suis devenu dépendant à l’humour et,
essentiellement, au sien qui est si particulier. Ce dernier l’a passée derrière ses
écrans, sans en déloger, et quelque chose me dit qu’il n’a pas très envie de voir
aboutir ma suggestion. La boutique de cosmétiques n’est pas un terrain protégé.
Il a tort. Avec moi à ses côtés, il sera toujours en sécurité. Je ne pense pas qu’il
ait vraiment fanfaronné avec la vendeuse. Il lui a sûrement dit ce qu’il m’a
répété, mais avec sérieux, caché derrière ses lunettes. Elle a dû être effarée, la
pauvre. Je sais aussi qu’elle l’a certainement pris de haut, je l’ai lu dans ses
yeux, dans sa posture légèrement plus raide à ce moment de l’histoire. Et ça
m’agace, énormément. Je peux comprendre, je ne suis pas qu’un gentil, mais il
est possible de faire montre de discrétion. Ce n’est tout de même pas très
compliqué. Après tout, il était un client comme les autres et elle avait un devoir
de réserve. Elle était sûrement contente du montant qu’il a laissé.
Je ne suis pas du genre provocant et je ne m’amuse pas à emmerder qui que
ce soit. Il n’est donc pas question que je la cherche ou que je la mette trop mal à
l’aise. Je veux juste que Pierre soit pris un peu plus au sérieux. Une balade
ensemble, dans les rues, aura peut-être cet effet. Pas de manière individuelle,
mais de façon globale. Paris s’en fout et elle a bien raison, mais mon petit Geeky
pourrait y trouver un peu de confiance en lui.
À dix-sept heures, il retire son casque, éteint ses ordis et se lève pour enfiler
son blouson. Il se tourne vers nous et nous fait un sourire. Antoine ne l’a plus
cherché depuis un moment, il se contente de le lui rendre. Celui qu’il m’adresse
est plus timide.
— À tout à l’heure ?
— Nan, Geeky. Je te suis.
— Ah bon ? Mais il est tôt.
— C’est calme, je pars en même temps que toi. Attends-moi, s’il te plaît.
J’enfile ma veste doublée, sous le regard curieux et étonné d’Antoine. Je ne
prends pas le risque d’une question, attrape le bras de Pierre et le traîne avec
moi. Il me suit sans un mot, l’air renfrogné. Une fois dehors, il ose me regarder
et ne résiste pas.
— Tu n’étais pas sérieux hier, hein ? C’était une boutade ?
— J’étais très sérieux. Ce parfum me va très bien et l’après-rasage existe
peut-être.
— Tu plaisantes, dis-moi que tu plaisantes ?
— Nan. Allez, viens, Geeky.
— Ce n’est pas nécessaire, Léo. Je me fiche de ce qu’elle pensait de moi.
— Pas moi. On va juste y aller et lui montrer que tu sors bien avec un GBT.
— Et l’après-rasage ?
— Si elle se montre affable, je lui laisserai quelques euros.
— Je… Tu…
— Du cran, Pierre ! Fais comme si c’était Antoine ou Marco en face de toi,
c’est tout.
— Tu veux que je lui propose de lui montrer… Euh…
— Surtout pas !
J’éclate de rire. Avec lui, c’est tout l’un ou tout l’autre. Muet ou à sortir des
conneries plus grosses que lui. Il ne connaît pas le juste milieu ?
— Tu me la présentes, tu lui fais un sourire de vainqueur et on repart.
— Hum… Je ne sais pas où trouver ce mode de fonctionnement.
— Du moment que tu entres la tête haute, fais comme tu veux.
— Et si ce sont mes blagues à deux balles qui font des leurs ?
— Eh bien, ce seront elles les gagnantes. Elle est où cette parfumerie ?
— Dans mon quartier.
— Allons-y.
L’été, j’utilise ma moto pour circuler dans Paris. L’hiver, c’est le métro ou
ma voiture. Je me dirige vers la station la plus proche, mais suis stoppé net par
une main qui agrippe le bas de mon blouson.
— Le bus, si ça ne te dérange pas.
— Tu ne prends pas le métro ?
— Non.
Réponse laconique, sans fioriture ni explication.
— Jamais ?
— Non.
D’accord, encore un de ses secrets et une de ses fragilités.
— Pourquoi ?
— J’aime pas.
— Mais encore ?
Le soupir qu’il pousse doit lui déchirer l’âme. Son souffle fait naître de la
buée devant sa bouche. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour qu’elle embue
ses carreaux.
— J’ai horreur d’être sous terre, des espaces clos sans sortie immédiate, et
encore plus d’être pressé contre des inconnus. Pas de métro.
— Les bus sont parfois blindés eux aussi.
— Oui, mais je peux sortir rapidement, à presque tout moment, et me
retrouver à l’air libre tout aussi vite.
— Je vois. Le bus alors.
— Merci.
Je hausse les épaules. Le bus, le métro, quelle importance ? L’essentiel est
d’arriver à bon port. Je me pose une question tout à coup. Est-ce qu’il accepterait
de monter derrière moi, sur ma belle cylindrée ?
— Est-ce que tu aimes les motos ?
— Les motos ?
— Ouais, ces trucs à deux roues qui se faufilent entre les voitures et qui
peuvent rouler très vite.
— Aucune idée.
— Elles ont la particularité d’offrir de la liberté et du grand air.
— Sûrement.
— Si je te proposais de faire un tour sur l’un de ces engins, tu viendrais ?
Ma question a attiré son attention, toutes ses connexions sont pour moi.
— Qu’es-tu en train de me dire ?
— Dès que l’hiver sera fini, je sortirai ma moto. Je me déplace
essentiellement à deux roues.
— Tu es un motard ?
— Ouais.
— Ah !
Pas de réponse là non plus. Je vais devoir lui tirer les vers du nez. Amusant
et agaçant, les deux revers de la même pièce.
— Alors ? Tu viendrais ?
— Aucune idée.
— Geeky, tu pourrais faire un effort, s’il te plaît ?
— J’essaie.
— Vraiment ?
— Oui ! Tu portes du cuir quand tu grimpes sur ton bolide ?
Oh, il fantasme, le petit vicieux ! Je ne l’ai pas vue venir celle-là, pas du
tout. Qu’est-ce que je déteste ses lunettes !
— Parfois.
— Humm… Du cuir noir ?
— Aussi.
— Et tu as l’air d’un voyou ?
— Aucune idée.
— Humm…
D’un geste spontané, je l’attire à moi et lui retire ses carreaux. Aussi proche,
le flou de son regard n’a pas grand-chose à voir avec sa vue. Il est dans un
ailleurs où je tiens le premier rôle. Il lui faut trois secondes pour revenir sur terre
et réaliser qu’il est quasiment dans mes bras. Il cherche à reculer, je le retiens
fermement.
— Un tour en moto, Geeky, ça te dirait ?
— Si tu portes du cuir, je veux bien prendre un Lexomil pour me détendre et
grimper derrière toi.
— Je préfèrerais que tu sois en pleine possession de tes moyens.
— Oh, moi aussi ! Pour la suite… mais sans, je ne suis pas sûr d’être
capable de te suivre.
— Ça te fait peur ?
— On dirait bien.
— Tu n’as pas envie, des fois, de goûter à la liberté ?
— Parfois, dans mes fantasmes.
— Alors, c’est dit. Aux premiers rayons de soleil printaniers, je t’emmène
en balade.
— Je n’ai pas dit oui !
— C’est le seul moyen pour que tu puisses me voir en cuir.
— Ah bon ?
— Eh oui !
— OK, mais tu as intérêt à me sortir le grand jeu après.
— Avec les chaînes et le bâillon.
— Certainement pas ! La domination, le BDSM et toutes ces conneries, très
peu pour moi, merci. Toi, juste toi, et moi pour t’enlever tout ce cuir.
— Ça me va… Tu es un libertin, Geeky.
— Nan, juste un fan de ton corps.
— C’est encore mieux.
Dans le bus, il ferme les yeux, tandis que ses mains courent sur son jean.
Que lui arrive-t-il ?
— Ça va, Pierre ?
— Oui. Pourquoi ?
— Tes mains… Tu es stressé ?
— Non… Ah ! Je… je me détends et je me défais de la tension de la
journée. Le tangage du bus m’y aide, ça me berce. Une fois chez moi, je me
relâche totalement.
Eh bien ! Tu m’en diras tant ! Pas facile d’être dans la peau de mon Geeky.
Comment vais-je bien pouvoir m’y prendre pour l’aider à se détendre et à moins
se mettre la pression ? Comment ?
— Je vais bien, Léo.
— Dans ton monde, sûrement. Dans le mien, pas sûr.
— Comment ça ?
— Tu es toujours noué quand tu es en dehors de chez toi. Tu es… angoissé.
— C’est vrai.
— J’aimerais tellement que ce ne soit pas le cas.
— T’inquiète pas comme ça, Léo. Je me sens bien.
Je n’insiste pas plus. À quoi bon. Pour lui, c’est normal. C’est son quotidien.
Il pense vraiment qu’il va bien et c’est certainement vrai, si on se place du côté
de son cerveau. Je n’ai pas pour ambition d’en faire un mec dans la norme, un
type comme moi. Je voudrais simplement qu’il ne rate rien de ce qu’il aimerait
vivre à cause de ses angoisses.
Une petite demi-heure plus tard, nous sommes devant la devanture d’une
boutique classique à l’enseigne connue. Une de ses entreprises aux nombreuses
filiales qui a pignon sur rue et que l’on trouve dans toutes les villes de taille
moyenne.
Je pousse la porte, tout en gardant Pierre près de moi.
— C’est laquelle ?
— Léo…
— Laquelle, Geeky ?
— La jolie blonde, au fond à droite.
Nous entrons, faisons quelques pas et sommes vite alpagués par une brune
hyper maquillée. Pas mon genre et pas la bonne.
— Je peux vous aider ?
— Non, merci. Peut-être tout à l’heure.
— Je vous laisse regarder alors.
C’est ça ma belle. Cause toujours, tu ne m’intéresses pas. Oh merde ! Je ne
me sens pas très en verve pour être aimable. Pas bon ça, pas bon du tout, même.
Je n’ai jamais ressenti de tels rancœurs, encore moins pour une histoire aussi con
qui, de plus, ne me concerne pas.
Pierre a tendance à se cacher derrière moi, ce qui ne va pas le faire. Je lui
attrape la main, le ramène à ma hauteur et ne le lâche plus.
— Redresse la tête, Geeky, ou je te jure que tu vas dormir seul pendant
plusieurs nuits d’affilée.
— Eh ! Tu n’as pas le droit ! Ce genre de conneries m’appartient.
— Pas quand tu te sers de moi pour te cacher et que tu baisses la tête devant
qui que ce soit. Ta fierté et ton orgueil sont tes armes. Ce que tu fais devant
Antoine ou Marco, ou faisait devant moi quand on ne se connaissait pas, tu peux
le faire n’importe où. Tu es un combattant, Pierre, ne l’oublie pas !
— Tu me sidères !
— C’est ça ! Contente-toi d’entendre ce que je te dis.
Je reprends ma marche, jusqu’à l’étal des parfums, sa main enlacée à la
mienne. Je repère sans difficulté la seconde où la vendeuse nous voit. L’inverse
m’aurait foutu les jetons et je n’aurais plus eu qu’à changer de métier. Je la
surveille du coin de l’œil depuis le début. Son regard n’est qu’étonnement. Je me
penche à l’oreille de Geeky et me fais murmure.
— Dis-moi, tu le trouves comment ce parfum sur ma peau ?
— J’adore. Il te va très bien. Ma nuit a été agréablement parfumée.
— Tant mieux.
Ce n’est plus seulement de la surprise dans ces grands yeux bleus qui nous
observent. Elle s’est approchée, mais est hésitante. Je la comprends et je réalise
dans le même instant qu’elle avait parfaitement conscience d’être lisible pour
son client, pour Pierre.
— Le parfum était bien choisi ?
— Oui, il est parfait. Léo l’aime beaucoup.
Je ne sais pas ce qui a permis à Geeky de retrouver de sa superbe, mes mots
et mes encouragements ou l’attitude un peu tendue de la jeune fille, mais le
changement est perceptible.
— Il voulait savoir si l’après-rasage existait et je me suis dit que c’était
l’occasion de vous le présenter.
— Ah ! C’est, euh… gentil.
— Je le pense aussi… Voici donc Léo. Léo, la vendeuse qui m’a si
chaleureusement conseillé.
— Enchanté, Mademoiselle, et merci pour vos conseils avisés. Vous avez
charmé mon Pierre.
— Hein ? Arrête de dire des conneries, Léo ! Tu sais bien qu’elle n’a pas ce
qu’il faut là où il faut pour ça. En plus, ce n’est pas moi qui l’intéressait, mais
mon amant imaginaire !
Tous mes ressentiments disparaissent à cette seconde, dans un souffle d’air
frais et apaisant. Mon Geeky est entier, en mode « humour sarcastique » et
j’adore ça ! Je retiens mon rire, décidé à jouer le jeu jusqu’au bout. Je le libérerai
plus tard. En attendant, la petite poupée moqueuse a le rouge aux joues et qu’une
envie, fuir dans la réserve.
— Eh bien, me voilà en chair et en os, et pas plus intéressé que toi.
— Je sais… Tu veux toujours cet après-rasage ?
— Nan, pas vraiment… C’était un plaisir de vous rencontrer, Mademoiselle.
Je ne pense pas revenir un jour, ceci étant. Bonne fin de journée.
— … Au revoir, Messieurs.
Geeky ne va pas résister, je le vois dans ses yeux. Il est heureux et le sourire
qui illumine son visage, et son regard, est sans mystère. Il lui fait un clin d’œil,
un rien coquin et, comme toujours, laisse le mot de la fin.
— Je vous l’avais dit qu’il était beau et sexy, et intelligent. Et j’ai aussi dit
vrai lorsque je vous ai affirmé qu’il n’existait qu’en un seul exemplaire… Ah !
Pour le Dieu au lit, c’était tout aussi vrai !
Il est joyeux et bien plus libre. J’oublie la miss, définitivement, lorsque sa
main s’affermit dans la mienne et qu’il me guide vers la sortie. Je n’ai pas plus
conscience d’elle lorsqu’il s’arrête dès la porte refermée, pour se tourner vers
moi et se mettre sur la pointe des pieds. Son baiser atterrit juste en dessous de
ma bouche, alors je me baisse pour qu’il m’en offre un autre mieux ciblé. Il est
beau mon Geeky quand il ne fait plus attention à ce qui l’entoure et qu’il ne
pense qu’à moi.
Après ces quelques secondes d’égarement, nous nous écartons l’un de
l’autre et nous mettons à marcher. Puis, je cède à ma curiosité, celle qui concerne
son état d’esprit.
— Tu as l’air satisfait.
— Je le suis, grâce à toi. Je me sens vraiment bien. C’était totalement
puéril… comme moi… Merci, Léo.
— Tu n’es pas que puéril, Pierre.
— Nan, pas que, mais je le suis tout de même.
— Un peu et je l’ai été moi aussi. Après tout, c’était mon idée.
— Ouais, une idée stupide, mais que ça fait du bien ! On rentre ?
— Si tu veux…
— Tu… tu n’as pas envie de rentrer ?
— Si…
— Léo ?
J’hésite. Dois-je pousser ma chance et oser lui demander de poursuivre un
peu la balade ? J’aime bien déambuler avec lui à mes côtés.
— On pourrait profiter un peu et boire un chocolat chaud quelque part.
— Un chocolat chaud ?
— Je prendrai un café.
— Je ne sais pas… Où ?
— Il doit bien exister un endroit calme pas très loin.
— Il y a un salon de thé au bout de la rue. Je n’y suis jamais allé, mais il a
l’air pas mal.
Tout, tout ce qu’il veut pour ce moment en dehors de chez lui, avec moi.
Nous faisons les cent mètres qui nous y conduisent dans le silence. Nous
sommes proches, nos bras s’effleurent et j’ai calqué mes pas sur les siens. Ses
jambes sont bien moins longues que les miennes.
— Tu ne te sens pas obligé, j’espère ?
— Non, pas du tout. Je sors de temps en temps, tu sais. Ça me fait juste
bizarre parce que ce n’est pas avec Pascaline, ma mère ou ma grand-mère.
— Ça va être sympa, j’en suis sûr.
— Moi aussi… Si tu veux, on peut aller au cinéma samedi soir ?
— Tu me proposes une sortie, Geeky ?
— Oui, c’est ça.
Je souris au ciel et entre dans le salon de thé. Une petite table dans un coin,
un chocolat viennois pour lui, un café pour moi, et je me sens heureux. Notre
relation progresse, elle s’équilibre et se renforce. C’est tout autant bizarre pour
moi de me retrouver dans un lieu tel que celui-ci, à discuter de tout et de rien,
avec un mec, mon mec, un petit geek – non, un informaticien, petit génie et
super hacker, qui restera malgré tout mon Geeky – sur lequel, sans les aléas du
destin, je n’aurais jamais posé les yeux. Quel manque cela aurait été !
Chapitre 21
Pierre, dit Pi
Le lendemain, Léo n’est pas au boulot, et Antoine non plus. Après avoir
travaillé de nuit, ils ne font que passer dans la journée. Je suis seul dans le
bureau, ce qui ne me dérange pas, mais je me suis habitué à leur présence. Même
si je m’enferme dans ma bulle, je sais qu’ils sont là et c’est devenu rassurant
pour moi.
Sans eux, je ne suis pas obligé de mettre mon casque et mes oreilles m’en
remercient.
De rien les filles, de rien.
La venue de Marco me surprend, car ce n’est pas souvent que l’on vient me
parler. Notre joute verbale, pas si lointaine, a créé un lien, mais rien de plus.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Antoine et Léo ont passé la nuit à planquer devant le dernier lieu que tu
as découvert. Comme la dernière fois, il y a eu un peu de mouvements. Tu peux
essayer de creuser et d’en dénicher un peu plus ?
— Pas de problème. Je m’y mets.
— Si tu trouves quelque chose, viens me trouver à mon bureau, s’il te plaît.
Les heures suivantes, je les passe à me casser le nez contre mes limites. Ces
dernières semaines, j’ai passé mon temps à briser des protections, à escalader des
murs et à trouver des entrées plus qu’intéressantes. Pourtant, je me fracasse
toujours contre les mêmes parois au vitrage blindé, ce qui me tape royalement
sur le système. Ils me cassent les bonbons tous ces ploucs arriérés qui réussissent
à me mettre en déroute. C’est de la provocation, un défi à mon intelligence et à
mes capacités. Ils se croient où tous ces cons ?! Je veux bien être insignifiant
dans le monde réel, mais certainement pas dans le monde virtuel. Hors de
question !
Il me manque une donnée, un petit truc, une simple corrélation, pour passer
au travers. Un nombre, une lettre ? Une combinaison des deux ? Une équation
complexe ? Merde ! Je peux trouver, je dois trouver.
Je me lève et arpente la pièce en tous sens. La solution est là, elle est
coincée dans un coin de mon cerveau, à une encablure de ma compréhension.
C’est comme mon « Je t’aime » pour Léo. À portée de mains.
Je me rassois, mes doigts volent sur les claviers, les chiffres défilent, des
combinaisons hallucinantes qui font prendre son pied à mon cerveau, mais qui
ne lui permettent pas de jouir. Putain ! Ça fait mal, bordel !
Je me relève, recommence mes déambulations. Mes mains farfouillent
rudement dans mes cheveux, je parle tout seul, j’ai l’air d’un fou et je m’en fous.
— Pierre ?
—…
— Pierre !
—…
— PIERRE !
Je sursaute, le cœur à l’agonie, à deux doigts de s’arrêter de battre pour
l’éternité. Je regarde Léo qui vient d’apparaître comme par magie sur le pas de la
porte. Je sais à quoi je ressemble : à d’un dément !
— Ça va ?
— NAN ! Ils me prennent pour un con tous ces connards !
Putain ! Ce n’est pas difficile à voir et à comprendre que je suis sur les
nerfs, et que je vais finir à l’asile si je ne trouve pas rapidement ce que je
cherche.
— Quels connards ?
— Quoi ? Mais tous ces branleurs de la main gauche qui me cherchent et
qui me mettent en déroute !
— Qu’est-ce que tu as contre les gauchers ?
— Hein ? Mais tu m’écoutes ou tu fais semblant ?!
— Je t’écoute…
— Bien ! J’ai démonté un à un tous leurs rouages, jusqu’à ce dernier qui me
casse les bonbons depuis des jours.
— Tu vas y arriver, Pierre.
— Bien sûr que je vais y arriver ! Y manquerait plus que ça ! Je veux bien
qu’on me foute la tête dans les chiottes, mais pas qu’on gagne sur mon cerveau !
— D’accord…
— C’est vrai quoi ! Faut pas déconner non plus !
Je reprends mes allers retours, mes virages et mes lignes droites, me cogne à
un coin de bureau, insulte ce dernier, me mange une chaise, la repousse en la
traitant de « pauvre conne », me statufie devant mes écrans… C’est là, juste là,
sous mes yeux et je ne le vois pas, je ne le vois pas ! Je retire mes lunettes, me
frotte les yeux sans délicatesse et fais volte-face. Je suis à bout d’énervement et
d’agacement, comme jamais je ne l’ai été. Je suis une grenade dégoupillée prête
à exploser. Je n’ai plus aucune retenue.
Je prends Léo à témoin de mon impuissance, le soumets à ma colère et ma
vindicte, qui ne sont en aucune manière dirigées contre lui. Je braque mon regard
sur lui, n’en perçois que les contours, mais ça me suffit pour savoir qu’il est là,
muet et certainement effaré. Je m’en tape, mon moi de surface le sait, celui plus
profondément enfoui aussi, mais les deux réunis ont perdu leur bon sens.
— Il ne me manque pas grand-chose, merde ! Un putain de détail, une
connerie de donnée et c’est à un millimètre de mon cerveau. C’est comme ce
« Je t’aime » à la con qui reste coincé sur ma langue, alors qu’il est là et qu’il ne
veut pas sortir…
— Quoi ?
— Je vais trouver, je peux te le garantir. Ils ne vont pas jouer longtemps
avec moi.
— QUOI ?
— Ces cons, Léo ! Ces cons qui…
— Pierre !
— … me font vraiment chier…
— PIERRE !
Hein ? Pourquoi il hurle comme ça ? Il ne trouve pas que mes cris sont assez
suffisants ? À moi seul, la pièce bourdonne d’électricité statique. Elle fourmille
sur ma peau et je suis sûr que je pourrais alimenter toutes les ampoules du
bâtiment.
— Pierre, calme-toi, s’il te plaît.
— Comment veux-tu que je fasse ça ? Je n’ai jamais été aussi énervé de
toute ma vie !
— J’entends bien et je veux bien te croire… Calme-toi et remets tes lunettes
avant de te blesser.
— Mes lunettes ? Ah oui, tu as raison. Je ne vois rien.
— Je veux bien te croire là-dessus aussi.
Il est bizarre, non ? Autant que moi, non ? Ma tension redescend et je me
rappelle où je suis… au boulot… au bureau… Merde ! J’ai dû ameuter tout le
quartier avec mes vociférations ! Si certains n’avaient pas encore conscience de
mon existence, ça doit être du passé maintenant. Bon, ce n’est pas très grave, j’ai
bien plus important à faire. D’abord, retrouver ma paire de lunettes.
Je regarde autour de moi. Je l’ai posée où ?
— Tiens, Pierre.
— Ah, merci !
Je les renfile, le flou disparaît, et je me retrouve face à Léo, un Léo au
regard étrange. Où est l’embrouille ?
— Quoi ?
Il s’écarte, je regarde devant moi et me statufie. Ils sont une dizaine, dont
Antoine, à me regarder comme si je débarquais de la lune. Qu’est-ce qu’il leur
prend ? Ils piquent souvent des gueulantes eux aussi. Je les entends quand ça
grogne vraiment fort, au point de me sortir de ma bulle. J’ai bien le droit de
m’énerver, moi aussi ! Euh, je fais quoi maintenant ? Ils me mettent mal à l’aise
ces couillons à me regarder comme ça, quoi que soit ce « ça ».
— Désolé de vous avoir dérangés. J’ai un peu… pété les plombs.
Un peu, ouais, c’est ça. Apparemment, c’était plus que ce minima.
— Je… je suis sur un truc qui me prend la tête et, euh, je me suis laissé
emporter.
— Laissez-nous les gars. Pierre s’est calmé et il ne devrait pas vous
déranger plus.
L’un d’eux lui répond de façon étrange. Je suis complètement perdu.
— Oh ! Il ne nous a pas dérangés. C’était très… instructif.
— J’ai compris, Thomas, pas la peine de me faire un dessin ! Barrez-vous et
laissez-nous. Seuls !
— OK, OK… Tu caches bien ton jeu, Léo.
— Je ne cache rien du tout ! Cassez-vous !
Bon, là, je n’y comprends vraiment plus rien. C’était quoi cet échange
sibyllin ? Qu’est-ce que j’ai raté ? Il y a différents sourires sur les visages de ces
mecs qui ont du mal à se déloger de devant la porte du bureau. Des sourires
satisfaits, un seul en fait, celui d’Antoine, des sourires amusés, d’autres
incrédules, et quelques regards noirs, dont certains sont vraiment mauvais.
Qu’ai-je bien pu dire ou faire pour susciter un tel remue-ménage ?
Léo est d’une froideur vis-à-vis d’eux, comme je n’en ai plus vue depuis
bien longtemps. GC est là aussi et il est le dernier à partir, non sans jeter un
regard de convocation à Léo qui hoche la tête en réponse. J’ai donc bien
compris, pour une fois.
— Léo ? Est-ce que j’ai perdu les pédales au point de dire un truc qu’il ne
fallait pas ?
— C’est un peu ça.
— Je ne me suis tout de même pas laissé aller à insulter les flics, rassure-
moi ?
— Nan, rien d’aussi dangereux.
— Ouf ! Mais alors… Tu ne me feras pas croire que c’est ma colère qui les
a fait apparaître avec des têtes pareilles ?
— Nan, même si ça aurait pu suffire… Quoique, non. Ils seraient venus,
mais ne seraient pas repartis avec des têtes pareilles.
Je ne vois toujours pas ce qui cloche. Je dois être plus débile que je le
pensais.
— Quoi alors ?
— Disons que dans le feu de tes divagations, tu as fait… un aveu.
— Un aveu ?
— Ouais, et ils avaient déjà été alertés par tes cris… Tu ne fais jamais les
choses à moitié, hein, Geeky ? Un public, franchement, on aurait pu s’en passer.
Mes yeux sont ronds comme des soucoupes et mes alertes rouges sont à leur
apogée. Je les ferme et cherche dans les méandres de mon cerveau ce qui a bien
pu me passer par la tête, ce qui, dans tout ce fatras, a percé la barrière de mes
lèvres. Pas simple, et c’est un euphémisme.
Je les rouvre en grand, en totale panique. Non ! NON ! C’est impossible !
C’est… impossible, hein ? Je n’ai pas fait ça ? Je n’ai pas dit ça ? Pas ici, pas de
cette façon, pas… Oh merde ! Je l’ai fait ! Je l’ai dit ! J’ai enfin réussi à les
sortir, ces trois petits mots à la con !
Un sourire s’esquisse sur mes lèvres : j’ai réussi !
J’ôte de nouveau mes lunettes et plonge mon regard dans celui de Léo, si
près que je peux le voir sans difficulté, légèrement voilé. Il est contrarié, très
contrarié. Je tourne la tête, observe ce bureau qui est le nôtre, me focalise sur la
porte ouverte… Il a raison, j’ai merdé et j’ai tout gâché. J’ai étalé sa vie privée
devant ses collègues et son patron, je lui ai lâché ces mots sans aucune intimité
pour leur conférer de l’importance, sans volonté directe de ma part. J’ai merdé !
J’ai mal au ventre et la tête me tourne. J’appuie fermement mes mains
contre mon estomac douloureux. Mes yeux me brûlent, mais je ne veux pas
pleurer, pas encore. J’en ai marre d’être une larve. Je veux réussir à prendre sur
moi, à me redresser et lui faire face. Je veux pouvoir lui renouveler ces mots,
calmement, volontairement, parce que je les pense, parce qu’ils lui
appartiennent. Je veux qu’il le sache, même si, après, il m’envoie bouler dans les
flammes de l’enfer. J’aurais des regrets, forcément, mais pas celui-là, pas celui
d’une incompétence, mais seulement ceux de ma maladresse et de ma stupidité.
Je relève la tête, il me regarde comme cette première fois, après l’histoire de
la bombe. Ce même regard qui m’avait fait détaler, me désespérant de
ressembler à un zombie plutôt qu’à un loup-garou sexy. J’en suis redevenu un,
plus pitoyable encore. Il est si silencieux, si raide dans sa posture. Je n’arrive pas
à le lire. Je ne suis pas doué pour ça et je suis dans la confusion la plus totale.
J’ai chamboulé sa vie, foutu le bordel dans son boulot, dans son travail et ce lieu
si importants pour lui.
J’ai de plus en plus mal au ventre, la bile me remonte et des spasmes
saumâtres le contractent. Je récupère mes verres et les remets sur mon nez. Sans
eux, je n’arriverai jamais à destination à temps. Je me rue, je fuis, et je gagne les
sanitaires. Je m’écroule devant un bidet et vomis tripes et boyaux.
Il n’y a rien à faire, le destin, c’est le destin. Dieu ! Que de temps j’aurais
passé dans les chiottes, la tête penchée sur l’un deux, à regarder ma vie
s’échapper et s’écouler dans les conduits.
Chapitre 22
Léonard, dit Léo
Je suis abasourdi.
Après une nuit passée dans le froid, une matinée à dormir et un début
d’après-midi à faire du sport, je me suis rendu au boulot. Une routine parmi tant
d’autres, avec l’intention de passer deux ou trois heures au bureau avant une
soirée tranquille avec Geeky. J’étais loin d’imaginer le spectacle que ce dernier
allait m’offrir. Ce côté de sa personnalité m’était totalement étranger.
Une boule de nerfs, un être en effervescence avec je ne sais combien de
mouvements à la minute. Je ne l’ai jamais vu réfléchir de cette façon, en
arpentant les lieux, en se tirant les cheveux et en parlant tout seul. Encore moins
enclencher ses réflexions, si on peut parler de réflexions, en me prenant à témoin
et en se servant de ma présence pour déverser sa hargne. Parce qu’il était
hargneux, mon petit Geeky, et autoritaire, et agacé, terriblement agacé.
J’en suis resté baba et j’ai subi sa vindicte, sans trop savoir comment lui
répondre ou l’aider à avancer. J’aurais bien aimé trouver un moyen pour le
calmer et participer aux dérives de son cerveau, mais il était dans la colère et je
suis bien incapable de dire si, dans le même temps, ses neurones continuaient à
travailler sur ce qui le préoccupait tant.
J’en ai appris beaucoup en quelques minutes et des trucs importants. Je
savais que Pierre attachait de l’importance à son intelligence et qu’il s’en servait
comme d’une arme de pointe, mais je n’avais pas saisi la portée de cet
attachement. C’est la solution qu’il a trouvée pour exorciser les mauvais
souvenirs qui peuplent sa vie. C’est la notion de défi qui l’a mis dans cet état.
C’est un combat qu’il doit gagner, faute de ne pas avoir su se défendre contre ses
« camarades ». Ne pas y arriver, ce serait donner raison à tous les petits
tortionnaires qui ont jalonné son chemin.
Tout ça, c’était avant, avant la bombe qu’il a lâchée, témoins à l’appui et
spectateurs attentifs.
Putain de merde ! Je n’en reviens pas et je n’y crois pas. Il les a enfin laissés
sortir ces mots à la con, comme il l’a si bien dit. Je les ai chopés à la volée et j’ai
essayé de les retenir, mais ils sont passés trop vite. Après, j’ai été accaparé par
notre public et par la nécessité de les éloigner et de protéger Geeky. C’est son air
ahuri qui m’a mis sur orbite, là où il était déjà, complètement déconnecté de la
réalité et incapable de se rappeler de ce qu’il m’avait dit. Ça m’a fichu un coup,
un coup de matraque sur le crâne et je me suis retrouvé assommé.
Je t’aime… Me l’avouer et oublier qu’il me l’a dit !
Me le sortir comme ça, dans un moment de délire, d’une suractivité
intensive, dans ce putain de bureau, devant tout le monde, sans s’en rendre
compte.
Y’a largement de quoi perdre les pédales.
Je me fous un peu que tout le monde se retrouve au courant pour mon
homosexualité, ce n’est pas un problème en soi. Y’aura peut-être des vagues, des
critiques ou des remarques déplacées, mais cela m’importe peu. Par contre, que
l’on sache que je suis avec Pierre, c’est une autre histoire. Les collègues seront
sûrement moins tendres avec lui. Il n’en impose pas beaucoup et bien moins que
moi. Un euphémisme qui pourrait me faire marrer et qui m’inquiète plus
qu’autre chose.
Ce qui m’a fait manquer de réactivité face à mon cube en guimauve, c’est sa
déclaration à l’emporte-pièce que j’aurais adoré entendre dans l’intimité de sa
chambre, ou sous la douche dans un moment chaud, ou à table au cours d’un de
nos échanges. J’aurais aimé avoir ses yeux braqués dans les miens, leur teinte si
particulière mélangée à la mienne, son émotion me balayant comme un raz-de-
marée et mes sentiments brinqueballés dans tous les sens. Parce que ça aurait dû
être ainsi.
Je ne pouvais pas le prendre dans mes bras, le serrer contre moi, poser ma
bouche sur la sienne et mélanger nos langues. Je ne pouvais pas le caresser et lui
montrer à quel point ces mots me faisaient plaisir, à quel point je les ai attendus,
et dans quel état ils me mettaient. Au-delà de ces trois petits mots, il y a bien
plus : sa confiance, son laissez-passer dans sa vie et dans son univers, son
engagement, son désir d’être avec moi et de le rester. C’est un bouleversement,
une étape important et une ouverture essentielle.
En attendant, j’ai raté un naufrage, celui de mon Geeky. Il a fallu qu’il se
lève brusquement, les mains sur le ventre et le corps presque plié en deux, et
qu’il détale comme un malade, pour que je refasse surface et que je comprenne
que ma dérive avait eu des répercutions violentes.
Je ne prends pas le temps de m’attarder plus longtemps sur mes manques et
mes questions. Je cours derrière lui, dans une même lancée, une foulée identique.
J’assiste à sa déroute, le cœur en marmelade. Ce n’est pas d’un homme fort dont
il a besoin, mais d’un héros, et je n’en suis pas un. Bordel de merde ! Je ne suis
pas un putain de chevalier blanc ! Quelle merde que ce temps de retard, que ces
quelques minutes de décalage. J’aurais pu l’éviter, en le prenant simplement
dans mes bras et en laissant tout en plan, en l’emmenant avec moi jusqu’à son
appartement, au calme, juste lui et moi. J’aurais pu le faire si je n’avais pas
attaché tant d’importance à ces mots à la con.
Je me mets derrière lui, attrape ses cheveux que je repousse en arrière.
J’embrasse sa nuque d’un baiser léger et, de mon autre main, lui caresse le dos.
— Ça va aller, Geeky, ça va aller…
Putain de merde ! Combien de fois lui ai-je déjà offert une telle
affirmation ? Combien de fois ?!
— Détends-toi et calme-toi. Tout va bien…
Il cesse de vomir, son corps tremblant appuyé contre le mien. Je l’attire vers
moi et tire la chasse d’eau. C’est une situation impossible. Je ne supporte pas de
le voir ainsi, dans les relents âcres qui saturent les toilettes, par terre, si fragile, si
désespéré. Ça doit cesser tous ces moments pénibles, ces drames dus à des
incompréhensions et à ses conceptions erronées. Sa confiance n’est pas
suffisante, il ne se sent toujours pas en sécurité avec moi. Il y a trop de doutes et
d’angoisses enfouis en lui.
— Viens, Geeky. Rince-toi la bouche et partons d’ici. Je te ramène chez toi.
Je le force à bouger, il se laisse faire, tête baissée. Je le retourne et
l’encercle, l’enlace et le protège de mes bras. Je me fous qu’il dégueulasse ma
chemise, je me fous de l’odeur et du reste. Je veux qu’il recolle les morceaux de
son être et qu’il soit de nouveau entier.
— Viens, mon cœur.
Il réagit enfin, enroule ses bras autour de ma taille et se serre contre mon
corps chaud.
— Je suis désolé.
Il a une voix humide et rauque. Déchirante.
— Arrête d’être désolé, Geeky. Tu n’as rien fait de mal.
— J’ai merdé, complètement merdé.
— Mais non, tu as juste débarqué de ta planète et envahi la Terre. Notre
monde n’est pas prêt pour un mec comme toi, c’est tout.
— Dis pas de conneries.
Il y a un sourire dans son intonation de voix, tout petit, minuscule, mais il
est là.
— Je ne dis pas des conneries. La première fois que je t’ai vu, je me suis dit,
qu’avec toi, j’allais me balader entre E.T maison et une course à l’information.
— Ah bon ? Tu as pensé à E.T ?
— Ouais.
Pierre me repousse gentiment de ses deux mains et se tourne vers les
lavabos. L’eau lui lave le visage et la bouche, mais il ne semble pas satisfait. J’ai
un éclair de génie.
— Ne bouge pas, je reviens. J’ai toujours un sac dans le bureau avec des
fringues et un nécessaire de toilettes. Je vais te chercher du dentifrice et une
brosse à dents.
Je suis déjà à l’extérieur de la pièce quand sa voix, basse, arrive à mes
oreilles.
— Je suis vraiment désolé, Léo. J’ai oublié où j’étais… j’étais perdu dans
mon truc, dans les ramifications de mon cerveau et… je…
— On en parlera plus tard, Geeky, mais sache que je ne t’en veux pas. Y’a
pas mort d’hommes et c’est l’essentiel. Le reste, on fera avec. Il existe des trucs
bien plus graves que d’être homo et que ce soit connu au boulot, ou que l’on
sache que l’on est ensemble, ou même que tu m’aies dit que tu m’aimais dans
des putains de conditions à la con. Tant pis pour toi, tu vas devoir te répéter et le
faire correctement.
Il me regarde à travers le miroir, les yeux rouges et le teint très pâle. Le
soulagement et l’incrédulité ont le pouvoir sur lui. Il a du mal à y croire.
— Tu es sérieux ? Tu t’en fous ?
— Je n’avais pas prévu de tels rebondissements et j’aurais préféré m’en
passer, mais ce n’est pas très important… J’ai été dans l’armée, Pierre, et j’ai
vécu des moments pas faciles, des moments où sauver sa peau est la seule chose
qui compte. Dans ce boulot qui est le mien, c’est aussi avec la vie que l’on joue.
Alors, crois-moi, que l’on sache que je suis gay n’est pas vraiment important,
pas plus que l’on sache que toi et moi, on est ensemble… Par contre, que tu
m’aimes, ça c’est important, mais je n’en parlerai plus ici.
Il hoche la tête, le visage et les traits tirés, le regard plus sérieux que jamais,
terriblement à l’écoute. Il est présent, à cent pour cent, et il a entendu tout ce que
je lui ai dit. Il l’a intégré aussi, je le sais. Il ne s’est pas relâché, oh non ! Ce que
je lui ai dit ne peut pas le lui permettre, mais il est rassuré en ce qui nous
concerne, et c’est bien ma priorité.
Trois minutes plus tard, je suis de nouveau à ses côtés. Dix de plus et on est
dehors. Une demi-heure après, je gare ma voiture devant chez lui.
— Je vais commencer par une douche, si ça ne te dérange pas.
— Nan, pas de problème. Il faut que je passe chez moi de toute manière. Je
vais récupérer des fringues et mes affaires de sport. Il faut aussi que je m’occupe
de mon courrier… Tu as besoin que je reste avec toi ? Je peux faire tout ça un
peu plus tard, si tu préfères.
— Non, ça va aller… Tu ne m’en veux vraiment pas, Léo ?
— Non, je ne t’en veux pas.
— D’accord… Un petit moment seul ne me fera pas de mal.
— Je serai là dans une heure et demie, tout au plus.
— Je me douche et je prépare le dîner.
Je lui fais un sourire canaille et un rien moqueur. Préparer le dîner ! Il y croit
en plus !
— Tu es un as du micro-onde, Geeky, mais ça ne s’appelle pas préparer à
dîner.
— Que tu dis ! Avec un peu d’imagination, tu peux bien faire semblant de
croire que j’ai passé une heure dans la cuisine rien que pour toi.
— Je peux essayer.
Je lui attrape la nuque et rapproche son visage du mien. On chlingue tous les
deux, mais je m’en bats les couilles. J’ai connu d’autres puanteurs, bien plus
dérangeantes et désagréables que celle-là. Sa bouche sent le dentifrice à la
menthe, c’est l’essentiel.
J’effleure ses lèvres délicatement et lui retire ses lunettes. Elles prennent
vraiment trop de place. Impossible de lui offrir un vrai baiser de cinéma avec ces
trucs entre nous.
Je repars dix minutes plus tard, une fois sûr et certain qu’il va bien, chauffé
à blanc et à l’étroit dans mon froc.
Mon timing est parfait, j’ai une horloge interne très efficace. C’est bien
quatre-vingt-dix minutes plus tard que je cogne à sa porte. Je n’ai pas l’intention
d’en venir à sonner, un moyen comme un autre de lui faire savoir que c’est moi.
Il est propre comme un sous neuf, la peau rose d’avoir été frottée et d’être
restée longtemps sous l’eau chaude – une simple évidence – et il sent bon. Il a
remis son pyjama avec ses nounours et ses cœurs. Il va falloir que je pense à lui
en offrir un autre du même acabit, il va finir par l’user avec toutes ces tempêtes
qu’il traverse. Parce que oui, j’ai remarqué qu’il ne le mettait qu’après avoir
vécu un moment particulièrement fort émotionnellement. Je suis très attentif
comme mec, d’autant plus quand ça le concerne, même si j’ai quelques ratés de
temps à autre.
— Tu vas mieux ?
— Oui.
— Heureux de te l’entendre dire et de constater que c’est vrai.
— Je prendrais bien un câlin.
C’est si gentiment quémandé, si rarement demandé, que je ne peux pas le lui
refuser, d’autant plus que j'en ai très envie moi aussi.
— Viens, mon cœur.
Ses paupières papillonnent quelques secondes, ces mots tendres lui ont fait
du bien et lui en font encore. Il se jette dans mes bras. Je les aime aussi, ils sont
parfaits pour lui.
— J’ai cru que tu allais me quitter.
— N’importe quoi ! Pas pour si peu, Pierre.
— Ce n’était pas rien. Je t’ai mis dans une situation impossible. C’est la
merde !
— Bah ! Que des petites vagues sans intérêt.
— Je n’en suis pas si sûr. Le monde est cruel.
— Tu as parfaitement raison, le monde est cruel. Raison de plus pour ne pas
se prendre la tête avec des détails. Je n’ai jamais eu l’intention de faire mon
coming out au boulot, mais je ferai avec.
— D’accord, mais… tu crois qu’ils vont t’en faire baver ?
— Pour ça, il faudrait qu’ils aient du pouvoir sur moi ou qu’ils
m’impressionnent, ce qui n’est pas le cas.
— Et avec moi ?
— Je n’ai pas la réponse à cette question, Pierre, mais s’ils ne veulent pas
que je leur pourrisse la vie, ils feraient mieux de ne pas se risquer à te chercher
des noises.
— Je… je ne veux pas te mettre à mal avec tes collègues, Léo.
— Ce ne sera pas le cas. Je suis le même et tu l’es aussi. S’ils ne le
comprennent pas, ce sera leur problème, pas le nôtre. Antoine est au courant et il
est content pour nous. On pourra compter sur lui, d’autant plus qu’il t’aime bien.
Le patron t’a à la bonne… Ça devrait aller.
— GC m’a à la bonne ?
— Évidemment ! Il te passe tous tes caprices !
— Ah bon ?
— Parce que tu crois que n’importe lequel de ses hommes pourraient arriver
à l’heure qu’il veut, être absent quand il a un coup de blues et garder son
boulot ? Même pas en rêve, Geeky !
— Je croyais que c’était parce qu’il avait besoin de moi.
— C’est une des raisons, mais pas la seule, crois-moi. Si c’était le cas, il te
ferait chier pour que tu respectes les règles et que tu te pointes à l’heure, quitte à
aller te chercher chez toi tous les matins à sept heures, jusqu’à ce que tu en aies
marre et que tu le fasses de toi-même.
— Oh oh ! Il ferait ça ? Jouer la nounou avec moi ?
— Il ne jouerait pas les nounous, Geeky, mais les sergents instructeurs.
— Ah, pas terrible. Je n’ai pas encore appris à faire correctement le salut
militaire. Mon cerveau rechigne, alors mon corps ne suit pas.
— Et c’est tellement mieux quand ton corps suit le mouvement.
Il a ses bras autour de ma taille et sa tête posée sur mon cœur. Son souffle
passe à travers mon tee-shirt et réchauffe ma peau. C’est un moment si calme, si
doux. Ce sont des instants comme ceux-là que j’aime retrouver lorsque je viens
chez lui. Je me marre souvent aussi, des éclats de rire que j’ai peu connus ces
dernières années. J’ai tout autant ma dose de sexe, il répond parfaitement à mon
appétit et faire l’amour avec lui est toujours bon, quelle que soit la saveur qu’on
lui donne. Mais ces instants-là, ceux qui me ramollissent et font de moi un
nounours en peluche, sont singuliers. Ils ne sont possibles que parce que c’est lui
et personne d’autre.
— Tu sais, Léo, je pensais ce que j’ai dit tout à l’heure
— Tu as dit beaucoup de choses, Geeky, sur tous les tons possibles. Je ne
t’avais jamais vu comme ça. Je n’aurais même jamais imaginé que c’était
faisable.
— C’est la première fois que ça m’arrive… D’habitude, derrière mes ordis,
je m’amuse. Bien sûr, je me lance des défis et je mets à l’épreuve mon cerveau et
mes compétences, mais si je bloque, ça n’a pas de conséquence… Là, c’est
différent. Tout ce que je fais au bureau a des effets… Si je n’y arrive pas, ça peut
avoir des répercussions terribles.
— C’est vrai, mais tu n’as pas à porter ça sur tes épaules, Pierre. Ton boulot
est très important, autant que le nôtre, peut-être même plus, mais si tu passes à
côté de quelque chose, personne ne t’en tiendra rigueur. Tout le monde sait que
tu ne ménages pas tes efforts et que tu n’es pas payé à rien foutre. Tu fais du
mieux que tu peux. N’exige pas de toi plus qu’il n’est humainement possible, s’il
te plaît.
— Tu as raison, mais c’est difficile de… d’avoir tant de pouvoir, au fond…
Regarde cette bombe… Si je n’avais pas trouvé cette info, si j’étais passé à
côté…
— Mais ça n’a pas été le cas. Tu passeras à côtés de pas mal de trucs, tu ne
pourras pas l’éviter. Accroche-toi à ce que tu as réussi, à ceux que tu as sauvés,
pas à ce que nous ratons, sinon tu ne vas pas tenir et tu seras obligé de changer
de travail… C’est ce que tu veux, changer de boulot ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux… J’aime ce que je fais et pourquoi je le
fais… Je n’en reviens pas, mais c’est la vérité. Je suis content d’avoir eu le
courage de franchir la porte de ce grand bâtiment impressionnant… Oui, je suis
content.
— Tant mieux. J’en suis content aussi et pas seulement pour des raisons
professionnelles.
— Moi non plus, pas seulement.
Je resserre ma prise autour de lui, mon menton sur son crâne et une de mes
mains dans son dos. Je la glisse sous sa veste de pyjama et chemine sur ses reins.
— Je pensais ce que j’ai dit tout à l’heure.
— Tu l’as déjà dit, mais je voudrais bien connaître la suite, ce à quoi tu
penses exactement.
Je sais à quoi il fait référence, mais j’ai besoin de l’entendre, de l’entendre
autrement, et il a besoin de le dire, de le dire vraiment.
J’embrasse ses boucles. J’attends, je l’attends…
Chapitre 23
Pierre, dit Pi
C’est bon, c’est chaud, mon corps enveloppé par celui de Léo. C’est
puissant, c’est grisant, cette force qui est la sienne, cette assurance qui ne le
quitte jamais. Toujours ces mêmes questions redondantes et qui m’obsèdent.
Comment fait-il pour ne jamais s’alarmer de mes dérives et de mes noyades ?
Comment fait-il pour toujours trouver les mots justes et les attitudes qui vont
avec ? Ce n’est pas moi l’extra-terrestre, c’est lui.
La perfection existe-t-elle ? Tiens, une nouvelle question… C’est vrai,
quoi ! Il est parfait cet homme et il ne peut pas l’être plus, ou alors, je suis mort
et au Paradis... Ça doit être ça, l’inverse serait trop incroyable. J’ai dû trépasser
sans m’en rendre compte et, depuis trois mois – temporalité terrestre – je suis
dans l’au-delà. Je suis tout de même étonné de me retrouver au Paradis. Je ne
pensais pas le mériter. Je n’ai rien fait de vraiment répréhensible pendant mes
vingt-quatre années passées sur la planète Terre, mais je n’ai pas non plus réalisé
de grandes choses. Je n’allais même pas à la messe le dimanche ! C’est dingue
tout de même ! Et triste aussi. J’ai dû laisser mes trois femmes dans la peine, une
grande peine. Elles m’aiment beaucoup et je les aime tout autant.
Mince ! Même sans Léo, je serais bien resté un peu plus longtemps avec
elles… Quoique, il est vraiment bon ce mec…
— Geeky…
Il a une belle voix aussi, un concentré de virilité et de douceur mêlées. Et il
sent bon, terriblement bon, le gel douche et le mâle. Dieu me permet-il vraiment
de vivre une relation homosexuelle dans son antre ? Il est encore plus généreux
que je le croyais. Quelle veine j’ai, tout de même.
La main qui caresse mes reins descend un peu plus bas et se faufile sous
mon bas de pyjama. Elle caresse mes fesses gentiment. Tiens, j’ai emporté
pyjama-doudou avec moi. Quelle bonne idée j’ai eue ! Je suis un type génial, pas
à dire. J’ai dû mourir dans mon lit, un soir de déprime. Aucune autre possibilité
pour que je sois ainsi vêtu. Mon cœur a dû lâcher à force de se sentir seul, entre
mes draps froids et si sages. Las et trop solitaire, il a cessé de battre, ne trouvant
plus aucune utilité à rester dans ce petit appartement que j’aimais bien pourtant.
— Geeky ?
— Humm…
J’adore ce petit nom dans sa bouche, sur ses lèvres, susurré à mon oreille. Je
m’y suis fait, il est devenu une sucrerie qui n’a plus rien à voir avec la définition
erronée d’un geek. Il réveille mes bas instincts et ce qui leur est directement
connecté.
Sa paume est plus ferme tout à coup, pleine de promesses. Je me rapproche,
me colle un peu plus, un peu mieux, à ce corps immense et brûlant. Oh là là ! Je
vais passer à la casserole des Enfers, avec un goût de Paradis sur le bout de la
langue.
— Geeky !
— Je suis là.
— Tu es sûr ?
— Pas qu’un peu. Tu es l’Enfer et je suis au Paradis. C’est parfait.
Deux grandes mains m’écartent de cette montagne de muscles. Ah non !
Hors de question ! Même pas en rêve !
— Non !
— Non quoi, Geeky ?
— Reste-là, près de moi.
— Je n’ai pas l’intention de partir, je voudrais juste que tu me regardes.
Pour quoi faire ? Je sais à quoi il ressemble, je pourrais le redessiner les
yeux fermés. Pas avec un crayon sur une feuille à dessin, mais sur mon ordi, sur
3.14. Faut pas non plus m’en demander trop !
— Bon, ça suffit, Geeky ! Tu es, une fois encore, trop bizarre. Tu as fumé la
moquette ou tu as pris un cacheton ? Regarde-moi !
Qu’il est autoritaire, mon GBT ! Il va finir par mettre mon cerveau dans de
mauvaises dispositions, s’il joue un peu trop les alphas. Je cède, pourtant, je ne
veux pas le perdre.
Je recule et lève la tête. Il est vraiment, vraiment beau. Mes lunettes quittent
mon nez et mon regard se perd dans le sien, dans ce marron si riche et si
profond. Du chocolat noir, cent pour cent cacao.
— Geeky, tu es parti où là ?
— Nulle part, je suis avec toi.
—…
— Quoi ?
—…
— Léo ?
— Oui, Léo ! Merde, tu vas redescendre sur terre !
— C’est là que tu es ?
— Évidemment ! C’est quoi ces conneries ?
— Je ne suis pas mort ?
Mon GBT secoue la tête et ferme les yeux. Il est dépité. Il les rouvre
quelques secondes plus tard, incrédule et dérouté.
— Je vais finir par croire que tu te drogues, Geeky… Non, tu n’es pas mort.
Pourquoi dis-tu un truc pareil ?
— Eh bien… Un mec comme toi, ça n’existe pas. Je ne peux donc qu’être
mort et au Paradis.
Sa bouche se crispe et son regard s’illumine. Ses paumes prennent mon
visage en coupe et j’ai de nouveau son regard plongé dans le mien.
— Tu peux la répéter celle-là ? Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu.
— Je disais qu’un mec comme toi, ça n’existait pas. Mais comme tu es là et
bien là, je me suis dit qu’à un moment ou à un autre, j’avais dû laisser ma peau
quelque part et monter au Paradis. Bon, je suis tout de même étonné que Dieu
m’autorise à coucher avec un homme, mais je ne vais pas m’en plaindre.
— Tu déconnes ?
— Nan, pas du tout.
— Oh putain ! Tu n’es pas croyable. Si tu n’existais pas, il faudrait
t’inventer... Au Paradis, à baiser avec un mec, en l’occurrence, moi… Tu es
impayable !
Son rire fuse et secoue toute sa carcasse. Un rire explosif, joyeux,
emportant. Il est plus que beau, magnifique. Je souris comme un benêt devant
tant de splendeur.
— Bon, maintenant que tu en as fini avec tes délires et tes blagues à deux
balles, tu veux bien revenir à l’instant présent, s’il te plaît.
J’ai un pincement au cœur et un soupir à l’orée de la bouche. Il est
effectivement temps que j’atterrisse et que je redevienne sérieux.
— D’accord, je suis reviendu !
— Arrête, Geeky. J’adore ton humour, tes dérives et les tribulations de ton
cerveau, mais la journée a été longue et je n’ai pas beaucoup dormi. Je ne
dédaignerais pas un bon repas chaud et une bonne bière fraîche.
Je suis impossible à vivre, un électron libre et un hôte incompétent. Je suis
un trouillard, un grand trouillard. Eh oui ! Il m’arrive d’être grand !
— Tu veux bien remettre tes mains sur mes fesses, me soulever et me porter
à ta hauteur ?
— Je peux faire ça.
— Fais-le, s’il te plaît.
Comme Léo, c’est Léo, il ne fait pas dans le détail ou dans les hésitations. Il
attrape le devant de ma veste, me tire à lui, glisse ses mains sous mon pantalon,
agrippe mes fesses fermement et me soulève. Le tout en deux secondes, sans
effort ni dépense d’énergie.
— Voilà, tu y es à ma hauteur.
— C’est pas mal. J’ai un peu le vertige.
— Tu me tues, Geeky. Je vais finir chez les fous, si ça continue.
— Bienvenue au club.
J’arrête là mes conneries, elles ont assez sévi, et me décide à lui accorder
l’attention qu’il mérite. J’enlace sa nuque, pose ma tête sur son épaule et
embrasse son cou. Je joue avec ses cheveux, croise mes pieds dans son dos. Je
veux toucher cette connexion qui nous relie, entendre son cœur battre et suivre
les pulsations de son pouls. Je veux me sentir aussi vivant qu’il l’est,
puissamment vivant. Je me redresse grâce à l’appui de mes jambes contre ses
hanches et cherche sa bouche. Je pose mes lèvres sur les siennes, en lèche les
contours et me glisse dans son antre humide dès qu’il m’en donne l’autorisation.
Je ne précipite rien, bien au contraire. C’est un baiser lent et amoureux que je lui
offre, de ceux qui font monter la pression sans brutalité, graduellement,
suavement. Il y répond de la même manière, me suit sans rien m’imposer, me
laissant seul maître à bord. Je ne souhaite pas que cela nous conduise vers une
séance de sexe. Si c’est le cas, je ne rechignerai pas, mais ce n’est pas mon
objectif. J’ai raté ma déclaration une fois, de façon magistrale, du cent pour cent
Pi, mais Geeky ne veut pas en rester là, Pierre non plus, pas plus que Pi qui veut
rattraper sa bourde.
Je mets fin à notre échange délicatement, je parcours sa mâchoire, retrouve
la peau plus fine de son cou et le parsème de baisers humides.
— Tiens-moi bien.
— Je te tiens, Geeky, et je ne te lâcherai pas. Tu peux me faire confiance,
totalement confiance.
Une de ses mains quitte mes fesses et enlace solidement ma taille. Je retire
mes bras, ne comptant plus que sur lui pour me maintenir, et je fais ce geste qui
est le sien, prendre son visage entre mes mains si délicates. Je lui donne mon
regard, sans tricherie ni faux-semblants, sans voile ni secret. La couleur de ses
iris est encore plus sombre, brillante. Ses yeux me disent l’attente qui est la
sienne, son envie et son besoin de m’entendre lui dire ces trois mots, dans le
calme et la douceur, dans l’intimité qui est la nôtre, dans la sincérité qui est la
mienne, celle qu’il contemple comme une richesse inégalable. Il sait de manière
certaine, par instinct, et parce qu’il me connaît bien, mieux qu’il ne devrait être
possible après si peu de temps passé ensemble, qu’une fois dits, ils ne pourront
plus être retirés. Ils lui appartiendront avec tout ce qui va avec. Les lui donner,
c’est l’accepter dans ma vie et dans mon monde. C’est l’autoriser à y rester et
c’est lui faire confiance. C’est accepter l’impensable, admettre qu’il m’aime
aussi et, qu’avec lui, je suis en sécurité.
Je suis une boule d’émotion, alors que toutes ces vérités me traversent
l’esprit. Mon cœur s’est emballé et des centaines de papillons s’ébattent dans
mon ventre. Mes paumes deviennent moites, mes yeux s’humidifient. Je n’ai pas
envie de pleurer, c’est juste l’intensité de ce que je ressens qui monte et
m’accapare.
Je pose mes lèvres sur les siennes, un simple effleurement, mes yeux
toujours dans les siens. Je suis effrayé, mais la douceur de son regard m’appelle.
Le bref éclat qui le parcourt, comme un éclair d’amusement, me libère. Il sait ce
que je suis sur le point de lui dire et cela lui est assez pour en être heureux. Parce
qu’il suit les rouages de mon cerveau, il a envie de rire. C’est plus que suffisant
pour m’affranchir de mes peurs.
— Je t’aime, Léo.
Ses paupières s’abaissent, une rapide seconde, avant de se soulever sur un
lever de soleil. Ses mains s’affermissent, le temps se fige, l’appartement
disparaît, comme tout le reste. Son souffle taquine mes lèvres et ses yeux font
l’amour aux miens. Je l’embrasse, replace mes bras autour de son cou et repose
ma tête sur son épaule. Je ne veux pas autre chose, juste ce moment silencieux,
cet enlacement de nos corps et nos cœurs qui battent à un même rythme. Juste
cela, le temps que cela durera.
Je suis réveillé en sursaut par mon surnom, Geeky, prononcé plusieurs fois
sur un ton de panique. Je me redresse d’un bond, tends la main vers la lampe de
chevet et tâtonne pour trouver l’interrupteur. La lumière, tamisée, jaillit et je me
tourne vers le grand corps qui occupe mon lit. Léo est en plein cauchemar, une
première qui me laisse indécis.
— Geeky, Geeky, dis-moi ce que je dois faire…
Euh… j’en sais rien, vraiment rien. J’hésite entre le rire et la commisération.
Non pas qu’il me plaise de le voir perdu dans un mauvais rêve, mais tout de
même, c’est surprenant. Je ne peux toutefois pas le laisser s’y égarer plus
longtemps. Pour une fois que je suis l’homme fort de la maison, je vais assurer.
Je pose ma main sur son épaule, sans pression.
— Léo, réveille-toi. Je suis là, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Il s’assoit dans un bond prodigieux, m’envoyant presque valdinguer en
dehors du lit. Heureusement que je me tenais à distance !
— Hein ? Quoi ?
— Un mauvais rêve, Léo, c’est tout.
— Oh la vache ! Quel putain de rêve !
Il n’est pas encore tout à fait avec moi, mais ça ne saurait tarder. C’est un
dur à cuir, un ancien militaire et un flic. Il ne va pas mettre trois heures, comme
je l’aurais fait si j’avais été à sa place.
— Je suis là, gros dur, pour te dorloter et te rassurer.
— Tu te fous de ma gueule !
— Un peu, mais juste un peu.
— Hé ! Tu n’as pas le droit ! C’était peut-être un terrible cauchemar, à faire
flipper les chiens de l’Enfer.
— Tu déteints sur moi, Léo. Tu dramatises et tu me piques mes expressions.
— Et alors ? C’était un sacré mauvais rêve.
— Raconte !
— Nan !
— Pourquoi ?
— Tu vas te foutre encore plus de ma gueule.
— Oh ! Tu m’intéresses, là.
— P’tit con !
S’il veut, autant qu’il veut, tant qu’il me dit tout. Je reprends ma place dans
le lit et le force, avec sa participation, sinon ça aurait été impossible, à me
rejoindre. Je me colle à lui, enlace mes jambes aux siennes et me fais très, très
câlin.
— Allez, raconte. Papa Geeky est là, tu n’as pas à avoir peur.
— Tu es un vrai p’tit con !
— Ouais, c’est un fait acquis. Allez, fais pas ton cabochard.
— Seulement et seulement si, tu ne te marres pas comme un pingouin.
— Promis.
— C’est ça !
Je joue de mes atouts, de tous mes atouts. Je pose ma paume sur ses
abdominaux parfaits et me fais caressant. Je descends un peu plus bas, juste un
peu, à l’orée, et j’y vais de mon va-tout. Maintenant que je les ai prononcés
quelques heures plus tôt, ils viennent facilement.
— Je t’aime, Léo.
— Manipulateur !
Tu m’étonnes, Léone ! Je ne vais pas me gêner sur ce coup-là ! Je descends
plus bas, bien plus bas, et attrape sa virilité naissante. Il est toujours chaud, en
réactivité immédiate. Une bête de sexe, mon lion.
— Je t’aime vraiment, tu sais.
— Tu es chiant.
— Aussi.
— D’accord… Euh… T’étais perdu.
— Perdu ? Où ?
— Quand on est perdu, on ne sait pas où on est !
— Très drôle. Où ?
— Dans 3.14.
— Dans 3.14… Tu m’en diras tant. Et ?
Je suis au bord du fou rire. Il est tellement gêné de me raconter son rêve et
je sens que ça va être un beau délire, à m’en faire pleurer de rire pour les années
à venir.
— Je ne savais pas comment te sortir de là. Il y avait plein de chiffres, des
combinaisons complètement illisibles, un tourbillon de nombres qui mettait ma
tête à l’envers et me filait la nausée.
— Et ?
— Tu me hurlais de trouver une clé USB.
— Une clé USB… T’en as trouvé une ?
— Tu disais que c’était la seule solution pour te sauver… t’enregistrer sur
une clé USB.
Oh merde ! Je ne vais pas être capable d’entendre la suite, je ne vais pas
résister.
Du cran Pi, du cran ! Tu te bidonneras après, à la fin.
— Et ?
— Et tu m’as réveillé.
— Oh ! Mon pauvre gros lion. C’est un rêve horrible.
— Tu ne peux pas imaginer… Je ne comprenais rien, je te perdais… Plus le
temps passait et plus tu disparaissais dans cette spirale… Tu te fous de ma
gueule !
— Non, non, pas du tout.
Si, si, bien sûr que si… C’est trop hilarant… Mon rire jaillit comme la lave
d’un volcan, explosif, irrépressible, à m’en tirer les larmes aux yeux et pas
qu’une, oh non, pas qu’une. Sa réponse est immédiate : il me cloue au lit et me
domine de sa force, son corps pesant lourdement sur le mien.
— Tu vas me le payer, sale petit génie de mes deux.
Oh oui ! Fais-moi payer, GBT, fais-moi payer !
Il emprisonne ma bouche, mais j’ai besoin de respirer. Mon souffle est déjà
complètement pris par mon fou rire. Il le comprend très vite et me laisse la
marge nécessaire. L’alternative qu’il trouve me coupe le sifflet, fait taire mon
rire et me fait râler et gémir. Il a une bouche et une langue si audacieuses et si
expertes. Ce sont de véritables œuvres d’arts que ses caresses ciblées et sans
fioriture sur mon sexe qui a très vite trouvé de la vigueur.
Je coupe mes pensées, je rirai tout à l’heure, à en perdre haleine. Là, je
préfère me concentrer sur ce que Léo, mon beau Léo me fait. Je vais cacher
toutes mes clés USB dans un coffre-fort pour qu’il n’en trouve jamais aucune
dans cet appartement et que mes nuits soient toutes coupées de cette façon. Je
vais même les brûler, pour plus de garantie. J’aime qu’il me fasse crier.
Chapitre 24
Léonard, dit Léo
Petit déjeuner pénard, comme je les aime. Un peu de temps devant moi,
celui de m’asseoir tranquillement, de savourer deux tasses de café et de manger
un peu. Il n’y a pas grand-chose chez Geeky, mais avant mon footing, quelques
céréales me suffisent. Geste exceptionnel, il a fait l’effort de se lever et de
s’installer à mes côtés. Faut dire qu’on s’est réveillé tôt, après ce rêve débile qui
l’a amené se marrer comme un pingouin pendant… pas longtemps. J’ai su lui
clouer le bec, ce qui nous a amenés à l’heure de sortir du lit. Depuis, il est dans
le potage, du rire au fond des yeux. Je vais l’entendre pendant un moment celle-
là ! Il m’a foutu les jetons avec sa crise informatique, même si le terme est un
peu fort. Disons que la fin de journée et la soirée ont été un peu rudes, et que je
n’avais pas beaucoup dormi. Si on ajoute sa conclusion, sans oublier son délire
de Paradis et d’Enfer, je ne suis pas prêt de l’oublier. Belle performance que
celle de mon Geeky et, pas à dire, je me sens léger ce matin. J’espère qu’après
avoir réussi à me révéler ses sentiments, il va se sentir mieux dans ses fringues et
dans une confiance qui nous évitera à l’avenir ses crises existentielles. Il est
quelque peu épuisant mon Geeky. Je ne suis pas encore vieux, pas au point de ne
pas pouvoir supporter un bouleversement de temps à autre, mais ils ont tendance
à se répéter depuis que je le connais. Maintenant que nous avons posé une base
sur laquelle construire les fondations de notre relation, cela devrait aller de
mieux en mieux. S’il a été sincère, ce dont je ne doute pas, il devrait se sentir
plus en sécurité avec moi.
— Elle est loin la salle où tu fais ta muscu ?
— À côté de chez moi.
Une première que celle de s’intéresser à mes occupations. Sa question ne
peut pas être anodine. Qu’a-t-il en tête ?
— Pourquoi ?
— Pour rien… C’est compliqué d’aller chez toi en bus ?
— Aucune idée. À quoi tu penses ?
Haussement d’épaules, regard un peu fuyant et tasse de chocolat fumant
qu’il ne touche pas, que des indices qui me disent que sa demande est
importante.
— Geeky, pourquoi cette question ?
— Oh, euh… des conneries.
— Tu aimes les partager tes conneries, alors crache le morceau.
— C’est juste que je me disais… J’aurais pu aller au boulot en même temps
que toi ce matin.
— Quel est le problème ?
— Tu ne vas pas revenir me chercher, ce serait une perte de temps.
— C’est sûr… Serais-tu inquiet, Geeky ?
— Un peu.
On avance, à lenteur d’escargot, mais on progresse. Entre ses sorties
incontrôlées, et incontrôlables, qui peuvent faire des siennes à tout moment, et
les vers qu’il faut lui sortir du nez à d’autres, il a de la chance que je sois
perspicace et attentif. Il est épuisant : le mot n’est pas galvaudé !
— À cause des collègues ?
— Ouais.
— Le fait que je m’en tape ne t’est pas suffisant ?
— Ça pourrait.
Il est impossible, terriblement impossible. Ce n’est plus de l’amour qu’il
faut avec lui, mais de l’abnégation.
— Que te manque-t-il pour que ça le soit ?
— D’être sûr qu’on ne va pas t’emmerder et que ça ne change pas trop pour
toi au boulot. La certitude qu’on continuera à m’ignorer et à me foutre la paix.
— Ce ne sera peut-être pas le cas aujourd’hui, mais ça va se tasser.
— Espérons-le… Tu t’en tapes vraiment ?
— Je te l’ai dit. J’aurais préféré éviter de sortir du placard au boulot, mais
maintenant que c’est fait, je ne vais pas en faire tout un plat.
Les rouages de son cerveau fonctionnent au ralenti à cette heure, sans être
complètement à l’arrêt. Il ne m’a pas encore déballé tout ce qui s’agite là-
dedans.
— Mais encore ?
— Quoi ?
— Tu ne m’as pas dit tout ce qui te préoccupe, Geeky.
— Tu es chiant, tu sais.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité !
— Ça lui arrive souvent et de plus en plus. Le business est partout, même
dans les couloirs blancs des hôpitaux.
Eh voilà ! C’est reparti pour un tour ! Rien à faire, il m’amuse toujours,
même quand il m’agace.
— Ce qui signifie ?
— Si tu t’en fous, je n’ai aucune raison de me la fermer, et comme je vais
être sur la défensive, ça va certainement fuser à tout va.
Comment ai-je pu ne pas y penser ? Quelle négligence de ma part ! La
situation pourrait être drôle, sauf qu’elle pourrait être pire. L’envenimer n’est pas
dans mes projets. De plus, j’aimerais bien que son humour à deux balles, qui ne
l’est pas tant que ça – il est trop intelligent pour qu’il ne soit que pauvre et
minable – puisse se manifester pour d’autres raisons que celles de se défendre ou
d’attaquer.
— Si tu pouvais éviter d’en faire trop, je t’en serais reconnaissant. J’en ai
pris mon parti, c’est vrai, mais je n’ai pas l’intention de ruer dans les brancards.
Assainir la situation a ma préférence.
— Comment ?
— Si personne ne met le sujet sur le tapis, je ne le ferai pas non plus. Si on
veut m’en parler, je répondrai. Si on m’attaque, je mettrai les points sur les « i ».
— Et moi ? Tu crois qu’on va me laisser tranquille ?
— C’est une possibilité. Peu se sont intéressés à toi depuis ton arrivée, ça
peut très bien continuer. Tu es à part pour nombre d’entre eux, même s’ils
reconnaissent que ta présence nous apporte beaucoup. Que tu sois homo ne doit
pas les avoir tellement perturbé.
— Ce qui n’est pas le cas pour toi.
— Bien vu. Non, ce ne sera pas le cas pour moi. Ils ont tous été, soit surpris,
soit choqués.
— Fait chier !
— Ne te prends pas la tête. Je suis à même de me défendre ou de rendre
coup pour coup.
— Je n’en doute pas… Tout compte fait, je pense qu’il est mieux qu’on
n’arrive pas ensemble. Ils ont peut-être oublié.
— Bien sûr !
Il n’a pas les pieds sur terre, là, mon petit Geeky. Il n’y a aucun risque pour
qu’ils oublient, ce qui ne veut pas dire que je suis en mesure d’anticiper leurs
réactions. Beaucoup va dépendre de l’attitude du patron, tout du moins à
l’intérieur des murs. À l’extérieur, ce ne sera pas un problème. Ceux qui auront
décidé de m’éviter pourront le faire sans trop de mal. Personne ne force
quiconque à assister aux soirées bières et matchs que l’on organise avec Antoine,
pas plus que d’aller boire un verre dans notre bar préféré certains soirs. Ils iront
ailleurs et puis c’est tout.
— Va enfiler des fringues et prends quelques affaires propres. Tu te
doucheras chez moi pendant que j’irai courir. On va au boulot ensemble.
— Tu es sûr ?
— Autant battre le fer tant qu’il est encore chaud. On arrive ensemble, le
message est clair. C’est ainsi et pas autrement. Ils s’y font ou pas, ce n’est pas
notre problème, mais le leur.
— Bon, si tu veux… Tu es resté ici plus longtemps que prévu. Tu vas avoir
le temps de tout faire ?
Je regarde ma montre, je n’en ai, en effet, plus assez pour appliquer ma
routine habituelle.
— Je vais me contenter de mes kilomètres de footing. Il n’y aura pas de
muscu ce matin. Ce n’est pas grave, cette discussion était importante.
— On n’est plus obligé d’aller chez toi, alors ?
— C’est vrai, je peux courir n’importe où.
Je ne sais pas ce que va donner cette journée, mais j’avoue que je lorgne sur
le week-end avec envie. Tout compte fait, je commence à me faire vieux.
C’est incroyable comme une situation particulière vous rend tout différent.
Le parking où je me gare presque chaque jour me paraît inconnu. Le bâtiment
dans lequel je pénètre avec Pierre à mes côtés ne me semble plus aussi habituel.
L’atmosphère a un parfum d’étrangeté qui me saute au visage.
Nous ne faisons aucun arrêt jusqu’à notre bureau où nous retrouvons
Antoine déjà installé. Nous sommes arrivés plus tôt, lui aussi.
— Déjà là ?
— Ouais… Je me suis dit que vous auriez peut-être besoin d’un allié.
— Sympa, merci.
— De rien.
— Des bruits de couloir ?
— Ça a un peu jacassé après votre départ hier, rien d’étonnant ni rien de
plus.
Je retire mon blouson, ce que Pierre a déjà fait. Il n’a pas mis long feu pour
se glisser derrière ses ordis et enfiler son casque. Il va s’enfermer dans son
monde virtuel et n’en sortira que si on l’y force. Je crois qu’il a décidé de me
laisser gérer la situation pour ne pas prendre le risque de la compliquer. C’est un
peu ce que je lui ai demandé, à bien y réfléchir, et il l’a compris avant moi.
— Pour Pierre, ça va ?
— Ouais… Il s’inquiète pour moi et il a peur d’être la cible de nos chers
collègues tout en muscles. Il s’en veut aussi.
— Bah ! Il était en surexcitation intense. Il ne l’a pas fait exprès pour te
mettre à mal. On fait tous des bourdes.
— Ouais, pas de problème pour moi.
— Ça ne les regarde pas, de toute façon. Toi et Pierre, vous ne vous affichez
pas et le boulot ne pâtit pas de votre relation. C’est la seule chose qui importe.
— Je suis d’accord avec toi, mais pas sûr que ce soit le cas de tous.
— Possible…
En attendant, c’est encore calme, autant agir comme d’habitude et ne pas
faire de plans sur la comète. Les réactions humaines peuvent être très
surprenantes, dans le bon comme dans le mauvais sens. Une vérité
incontournable.
Les bureaux se remplissent peu à peu et l’effervescence journalière se met
en place, comme des rouages bien huilés. Elle l’est jusqu’à l’étape la plus
importante, l’entrée du Chef dans notre antre.
— Léo…
— Tu peux parler devant Antoine, aucun souci.
Il entre et referme la porte derrière lui. Conversation privée. Je jette un
rapide coup d’œil vers Pierre. La raideur de son dos m’informe qu’il a
parfaitement deviné sa présence. Il joue à celui qu’il est à l’accoutumée, mais il
est aux aguets. Que va-t-il faire ? Lentement, mon petit Geeky se retourne, sans
faire de bruit, sans geste inutile, et retire son casque. Il va se faire discret, mais
ne va pas se montrer sans courage. Mon Geeky, quoi.
— Comme tu veux. Vous êtes d’accord aussi, Pierre ?
— Euh, oui, pas de problème.
— Je ne donnerai pas mon avis personnel sur les évènements d’hier. Je n’en
garderai que les faits. Si j’ai bien tout compris, vous êtes ensemble tous les
deux ?
— Tu as tout compris.
— J’aurais préféré que ça reste en dehors du bureau… Vos vies privées ne
me regardent pas. Ici, je ne traite que le domaine professionnel, rien d’autre. Mes
exigences se résument à ce que chacun fasse son boulot, respecte les règles et la
Loi. Tant que c’est ce que vous faites, le reste ne me concerne pas.
— C’est ce que nous faisons.
Il jette un bref regard à Pierre et une petite moue contrarie un peu mon
affirmation.
— À quelques détails près, mais ça aussi ça a été réglé. Une exigence
cependant : je ne veux pas que votre relation soit affichée. Vous travaillez
ensemble, dans le même bureau, et c’est bien de boulot dont on parle. Pas de
geste, pas d’attention particulière, rien qui pourrait mettre la puce à l’oreille de
quiconque qui ne serait pas au courant.
— C’est le cas depuis le début et nous n’avons pas l’intention de faire
autrement.
— Bien…
Je connais le chef depuis plusieurs années, mais je n’ai aucune idée de son
opinion sur l’homosexualité, et il est bien possible qu’il y soit plutôt opposé.
Cependant, il ne le dira pas et ne le montrera pas, pas ici, pas dans cet espace où
nous sommes là pour travailler. On ne mélange pas vie professionnelle et vie
personnelle, tant dans ses attitudes que dans ses opinions. Règle de GC, comme
dirait Geeky.
— C’est le message que je vais faire passer : votre vie privée ne regarde que
vous. J’espère ne pas avoir à en faire plus.
Que répondre ? Je l’espère tout autant.
Pierre se retrouve sous le feu du regard du boss et il ne manque pas d’une
pointe d’amusement. C’est un de ses dons, dès qu’il a son vis-à-vis à la bonne.
— Évitez de péter les plombs trop souvent, Pierre, ou je pourrais considérer
que cette exigence n’est pas respectée.
— C’est la première fois que ça m’arrive.
— Ah ! C’est une heureuse nouvelle !… Choisissez un autre lieu, la
prochaine fois, pour vos déclarations amoureuses. Ça m’arrangerait, j’ai encore
les oreilles qui bourdonnent.
— Oh, euh… désolé… Je vous avais prévenu, mon cerveau fonctionne
parfois un peu bizarrement.
— Je m’en souviens, mais je n’avais pas imaginé qu’il était aussi retors dans
cet aspect de votre vie.
— Eh bien, j’ai bien peur qu’il le soit, euh… sans cloisonnement…
Le mot de la fin est pour le patron et m’est adressé. La bonne blague ! Il est
perspicace, le bougre !
— Bonne chance, Léo, et bon courage. Tu vas en avoir besoin avec un tel
phénomène.
Le rire d’Antoine explose, dès que la silhouette de GC a disparu. Pierre a
piqué un fard et joue les offensés. Moi, j’hésite entre lever les yeux au ciel, avec
une mimique hautaine, ou rejoindre Antoine. Avec un air d’agacement buté, mon
Geeky nous tourne le dos et remet son casque. Je n’ai plus de retenue, je me
marre comme une baleine.
— Eh bien ! On s’éclate dans ce bureau !
Le répit a été de courte durée, ils devaient guetter le signal. Le chef passé, le
chemin devenait libre. J’observe mes détracteurs, car ce ne peut être que cette
espèce. Ceux qui s’en foutent ne se manifesteront pas. Ils sont trois, des potes de
boulot, de matchs parfois, des collègues surtout, ce qui est important et essentiel.
— Ouais, on se marre assez régulièrement dans ce bureau, même si ce n’est
pas une constante.
— On voit ça.
— Vous êtes là pour un truc spécial ? On n’a pas d’infos particulières. Si ça
avait été le cas, je vous les aurais relayées.
— Ça dépend desquelles on parle.
— On parle de celles qui concernent le boulot. Le reste ne vous regarde pas.
— C’est sûrement vrai, mais ça nous turlupine tout de même.
— Je ne vois pas en quoi ça peut vous… turlupiner.
Quel étrange choix de mot qui aurait tendance à vouloir me faire rire. Il ne
peut y avoir qu’une seule raison : la mauvaise influence de Geeky.
— Tu es vraiment un… homo ?
— Ouais, vraiment.
— J’aurais pas parié un kopeck là-dessus.
— Tant mieux pour toi, tu aurais perdu.
— C’est sûr. Et tu es avec le geek ?
— Avec Pierre, oui.
— Sans blague ?
— Sans blague.
Les regards se tournent vers mon Geeky et ils le reluquent sans aucune
politesse. Il s’est retourné, comme avec le chef, mais ne semble pas vouloir piper
mot, ce qui est une bonne idée. Si un seul d’entre eux a ouvert son coffre, les
deux autres font équipe. Mon cube en guimauve n’a pas plus porté attention à
son apparence que d’habitude, si ce n’est qu’il a décidé de jouer les provocateurs
discrets. Il arbore fièrement son pull avec le petit lion de Disney, ce qui est un
message explicite pour moi. Derrière ses peurs, il a un culot monstre, et c’est un
constat déjà fait et entériné.
— Pour le coup, j’aurais payé en affirmant l’inverse.
— Et tu aurais perdu ta mise.
— Ouais.
Antoine est aux aguets, crispé et tendu. Pierre est dans ses petits papiers. Il
l’a déjà comparé à l’un de ses enfants, il n’est donc pas nécessaire d’en dire plus.
Quant à moi, je sais que le moment est venu de jouer les alphas et de protéger
mon mec.
Je me lève et me plante devant ces trois flics, trois coéquipiers avec qui je
travaille très régulièrement, et leur impose ma stature.
— Vous avez le droit de penser ce que vous voulez, ça vous regarde et je
m’en tape, mais je vous déconseille de me chercher des noises ou de manquer de
respect à Pierre. Il a prouvé qu’il avait sa place parmi nous et il est devenu un
élément essentiel de notre équipe. Il est acquis qu’il ne fait pas le poids face à
vous, face à aucun de vous, physiquement parlant, mais moi, oui. L’emmerder,
c’est m’emmerder. J’espère que c’est suffisamment clair pour chacun d’entre
vous.
Antoine m’a rejoint et je suis surpris de constater que Pierre a fait de même.
Il se tient à nos côtés, la tête haute et le regard fier. Il puise dans notre force et
dans le soutien indéfectible que nous avons décidé de lui apporter. Nous faisons
bloc.
— C’est parfaitement clair.
Une voix tonitruante nous coupe.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? On tient la gazette ? Dois-je vous rappeler
que vous êtes payés pour bosser, ce qui signifie traquer des terroristes et les tenir
en déroute, par pour bayer aux corneilles et tenir des pages people.
— C’est ce qu’on va faire, chef.
— Merci pour ton soutien, Léo. Tous au boulot ! Et que les cancans cessent
ou je mettrai les pieds dans le plat. Il n’y a pas de vie privée ici, que des vies
professionnelles !
Pierre est le premier à rejoindre ses pénates, suivi de près par Antoine. Moi,
j’attends que les trois loustics se soient barrés pour reprendre ma place derrière
mon bureau. Sans un mot, nous nous jetons tous les trois des regards, des
sourires discrets sur les lèvres.
Une nouvelle page est tournée. Comme je l’avais espéré, ce n’était que des
petites vagues et elles ne m’ont pas donné l’impression de vouloir enfler. Il y
aura des commérages, c’est incontournable, mais tant qu’ils en restent là, je n’ai
rien à en redire. Dans la réalité des faits, je suis satisfait. Je ne me suis jamais
caché, mais montré discret, et il s’avère que je suis totalement moi-même
maintenant, dans tous les compartiments de ma vie. C’est une liberté.
Chapitre 25
Pierre, dit Pi
Deuxième journée de finie, sous la possible expectative d’être sous les feux
des projecteurs, ce qui n’a pas été le cas. Je n’ai pas le physique de l’emploi, ni
le charisme, encore moins la capacité de susciter un quelconque intérêt. Ceci doit
expliquer cela. Je ne vais pas cracher dans la soupe, je n’ai jamais été aussi
heureux d’être insignifiant.
En attendant, mes heures sont faites, je me barre !
Retour en bus et balade dans mon quartier. Pizza, qu’il vaudrait mieux
commander au moment opportun, ou chinois ? Cruel dilemme ! Léo pense que je
suis le roi du micro-onde, qu’à cela ne tienne, ce sera chinois. J’en prends des
quantités astronomiques, Léo est un bon mangeur. Serais-je quelque peu
angoissé ? Il semblerait que oui.
Retour chez moi, dépôt rapide de mes sacs et course vers la salle de bains.
Une bonne douche et je me sentirai mieux.
Nuit écourtée et réveil très tôt, un peu plus qu’à mon habitude. Je m’y
attendais et je n’ai eu qu’à sauter dans mes fringues – uniforme très particulier,
celui-là — pour être prêt. Un passage ultra rapide par la salle de bains, pendant
que le café passe, deux tasses du breuvage tiédi par une touche d’eau froide et
avalées sur le pouce, et je sors de chez moi quelques secondes avant le
ramassage exprès.
Pierre a – ENFIN ! comme il dit – réussi à mettre son nez un peu plus en
avant sur les sites qu’il traquait depuis un moment. Il lui a suffi d’accéder à l’un
d’eux pour que deux autres en lien lui ouvrent leurs portes. Plus d’une semaine
que l’on planque non-stop. Les infos étant ce qu’elles sont, avec l’éminence d’un
acte terroriste annoncée, même si nous ne savons pas exactement quelle est la
cible, nous sommes sur des charbons ardents.
Ces précipitations ayant eu lieu dans la foulée de ma rencontre officielle
avec Pascaline, je n’ai eu ni le temps ni l’occasion de passer des moments seul
avec Geeky. L’essentiel est que notre soirée se soit parfaitement déroulée et
qu’avec sa meilleure amie, nous avons pu sympathiser. Une belle étape. Geeky
en était très heureux et, quand il est heureux, il est un mec attirant et agréable à
vivre. Ses tensions s’effacent, son humour se fait plus subtil et plus lumineux, sa
douceur câline devient omniprésente. Le week-end qui a suivi a été plus que
satisfaisant. Ce qui fait que, malgré la pression qui pèse sur mes épaules, je me
sens en pleine forme et d’attaque pour cette mission commando. Il n’y a pas
d’autres mots pour la qualifier. Cerise sur le gâteau, un bonus non négligeable,
mon petit Geeky est encore dans son lit et il n’aura pas à stresser plus que
nécessaire, sauf si ça se passe mal, évidemment.
C’est une intervention de routine, en quelque sorte : encercler les lieux —
la mise à distance et à l’abri des voisins proches a été anticipée — et foncer dans
le tas avec de l’adrénaline en barre dans les veines, quelques touches de peur et
d’incertitude. Avec ces mecs, on ne sait jamais à quoi s’attendre et savoir qu’ils
se sont réunis si tôt n’est pas bon signe. La bonne nouvelle, c’est que nous
sommes sur le pont et bien résolus à détruire leurs objectifs.
Le plan d’attaque a été minutieusement établi. Chacun connaît son rôle sur
le bout des doigts, tout autant que la chanson. Il a été révisé à maintes et maintes
reprises ces derniers jours et nous sommes presque tous des vieux de la vieille.
Reste à tabler sur l’élément chance qui n’est jamais à négliger. C’est l’expérience
qui parle.
Le défilé se fait dans un silence religieux, dans la pénombre et une
synchronisation parfaite. Écouteur à l’oreille, nous sommes tous reliés. C’est un
peu comme une chorégraphie, la transposition dans la réalité de nos
entraînements, une exécution à la seconde, au geste près, et une redite que l’on
espère encore mieux rodée que la précédente. Ils sont plusieurs, ils sont armés, la
prudence n’est pas un élément à mettre de côté. Nous comptons toujours sur la
surprise, mais tout comme nous, ils doivent certainement se tenir prêts, juste au
cas où.
Nous restons en observation de longues, très longues minutes. Plus d’une
heure file, le temps de repérer ce qui se passe à l’intérieur, d’évaluer le nombre
de mecs présents et de peaufiner notre irruption dans la baraque. Les premiers à
entrer ne font pas dans la dentelle : c’est une invasion. Quoi qu’en pense une
grande majorité de civils, nous sommes en guerre. Il y a plusieurs façons de
vivre ces dernières. Elles ne se passent pas toutes sous les bombes, les obus ou
dans des pays étrangers et certains combats sont une lutte qui demande à
appréhender les évènements de cette manière. Nos uniformes ne sont pas des
costumes pour la parade, nos armes ne sont pas en caoutchouc et nos vies
peuvent s’arrêter d’une minute à l’autre. C’est un combat où il y aura un gagnant
et un perdant. Notre objectif est clair : être dans la première alternative avec le
moins de casse possible.
Des cris, des insultes, quelques tirs et nous sommes dans la place. Après la
mise à l’écart d’un coéquipier qui s’est pris une balle dans le bras, je me retrouve
en première ligne. Ils sont trois en bas et autant à l’étage. Les premiers sont
maîtrisés rapidement et, pour les autres, c’est un peu plus problématique. Ils sont
prévenus et ils peuvent nous surplomber pour nous surveiller. Les trois sont
évacués, des tirs ont été échangés. Tant pis pour eux, nous sommes dans nos
droits et dans la légitime défense. Comme à la guerre, j’y reviens, c’est eux ou
nous. On ne peut pas faire dans le sentiment, à aucun moment. J’y penserai
après, y réfléchirai à m’en faire exploser les neurones, en essayant de
comprendre pourquoi et comment on peut en arriver à se retrouver dans de telles
situations, dans un pays comme le nôtre. Malgré mes années à barouder sur des
terrains hostiles et à jouer ma vie, je me pose encore des questions. J’ai gardé
quelques illusions et je ne suis pas qu’un corps musclé. J’ai aussi un cerveau et
j’essaie de m’en servir. J’ai étudié un peu tout ce qui se rapporte à ces actes fous
et inconsidérés. J’en connais certains arcanes et j’ai quelques connaissances
« intellectuelles ». Lorsque je me retrouve entre la sécurité de nos véhicules
garés à proximité et une possible balle qui pourrait me tuer, toutes les théories,
tous les savoirs et toutes les explications stupides ou intelligentes, n’ont plus leur
place. Ils ne sont que des brumes auxquelles je n’ai plus accès. Je ne songe qu’à
une chose : me débarrasser d’une possible attaque sur des citoyens lambda,
sauver ma peau et protéger mes collègues. Le reste n’existe plus, en aucune
façon.
Quelques tirs fusent de l’extérieur. Ils ont pour seul but de les intimider et
de les tenir en respect. Des snipers sont positionnés à des points stratégiques, ce
qui n’est jamais facile lorsqu’il s’agit d’une maison classique. Ils n’en n’ont
sûrement aucun dans leur ligne de mire. Ceci étant, à la moindre occasion, si
risque il y a pour l’un d’entre nous, ils ne feront pas de quartier. Ce n’est pas leur
boulot d’en faire. L’ordre « tirer » a un effet immédiat : ils tirent.
Ruée dans les escaliers – pas le bon terme, avancée prudente serait plus
juste – en longeant la rampe. Deux devant, deux derrière et plusieurs en bas,
armes braquées. Pas mon moment préféré. Dans le même temps, d’autres
collègues sont en train de grimper pour s’infiltrer par les fenêtres. Je n’ai aucun
doute sur la finalité de cette embuscade, mais si ça pouvait être en restant entier,
ce serait parfait.
Remue-ménage intensif, vociférations tout aussi vives, quelques coups et
volée d’armes, balles perdues… Ne tuer personne reste le mot d’ordre, si c’est
possible. Tuer avant de l’être est le deuxième.
Nous ressortons avec trois autres guignols — pas si guignols que ça, mais à
chacun son jargon – menottés et prêts à être embarqués. Sur les six, deux sont
blessés, dont un grièvement. De notre côté, il n’y a rien de méchant. Un tir a
éraflé ma jambe gauche, une égratignure un peu plus sérieuse que celle qu’aurait
pu occasionner un fil barbelé en escaladant un grillage. Le médecin et l’infirmier
en place, en planque à une distance de sécurité, me prennent en charge. Je ne
veux qu’un pansement provisoire, je me ferai recoudre plus tard.
Retour dans la maison, exploration et nettoyage des lieux, une heure pour
s’occuper du plus urgent avant de laisser la place à d’autres, ceux qui n’avancent
pas arme à la main, mais dont les compétences ne sont plus à prouver. Ce sont
les rouages habituels : chacun son rôle, chacun sa place, dans un mécanisme
censé nous conduire à la justice et à un risque d’attentat en moins.
Après, je n’ai pas d’autre choix que celui de regagner mes pénates, de
descendre dans les antres du bâtiment pour m’offrir une douche et me changer,
évaluer les dégâts et prendre une décision. Quelques points de suture vont être
utiles. Fait chier ! Je déteste ça. Le fait est que la blessure commence à me
chauffer. L’adrénaline a chuté, même si je ne suis pas encore totalement
redevenu un mec à peu près normal, et ma sensibilité à la douleur se fait
ressentir. Ce n’est pas tant que je ne pourrais pas m’en passer, mais je préfère
faire les choses proprement. Des cicatrices, oui, mais si je peux éviter qu’elles
ressemblent à des boursouflures rouges et mal soignées, autant le faire.
Propre et habillé comme n’importe quel commun des mortels, un bandage
autour de la cuisse pour protéger ma petite blessure – nos casiers regorgent
d’alternatives d’appoint — je remonte vers mon service et mon bureau. Je suis
intercepté par Antoine.
— Léo ?
— Ouais.
— Débriefing dans deux heures. Le chef nous laisse un peu de temps pour
bouffer quelque chose et nous détendre.
— Sympa de sa part.
— Ça va ?
— Ouais, ouais…
— Je vois. Passage aux soins obligatoire ?
— Il semblerait.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus qu’une petite tornade affolée se rue vers
moi. Mon Geeky ! Évidemment, il est plus de seize heures et, n’ayant pas eu
l’occasion de lui raconter un bobard, il a eu largement le temps de se prendre la
tête. Vu les circonstances, entrer en contact avec lui était impossible. Revenu
avec moi, Antoine s’est occupé de le rassurer pendant que je prenais soin de moi.
Il n’a apparemment pas très bien réussi.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien d’important, une simple égratignure.
— Qui t’oblige à recevoir des soins ?
— Je ne sais pas coudre et Antoine non plus. Tu sais, toi ?
— Mais t’es un vrai con !
Bon, là, va vraiment falloir qu’il se détende. Je veux bien faire l’effort de le
prendre en compte, mais je suis au boulot, pas dans son appart ! Il est peut-être
tendu, mais je le suis aussi. Ce n’est pas le moment de me les briser.
— Pierre, arrête ça tout de suite, s’il te plaît. La journée a été chargée et je
suis encore sur les nerfs. La tension n’est pas encore totalement redescendue,
d’accord ? Je vais m’occuper de ces quelques points de suture, ensuite le
débriefing et, après seulement, je pourrai te consacrer un peu de temps. Il ne
s’est rien passé de grave, les gus sont en état d’arrestation et les lieux en train
d’être passés au crible. Tout va bien.
Il me regarde, incrédule, tout en bataillant contre son inquiétude. Sa tête
fourmille de pensées et j’exige beaucoup de lui. Si ce soir, il veut passer la soirée
avec moi et me dorloter, je me laisserai faire, mais pas maintenant et pas ici.
Personnellement, je n’en ai pas besoin. Ce n’est pas grand-chose et l’important a
été fait. Le reste, ce n’est que du détail. Je ne suis pas dans mon habit de petit
ami à tendance gros nounours, j’en suis même très loin. Je suis un flic de la
sécurité intérieure, en pleine action, bien dans mon job et dans mes choix. Ce
n’est pas un mauvais coup ou un peu de sang versé qui va me déstabiliser.
— On doit y aller. Si on ne veut pas rater la réunion, il va falloir que je me
bouge le cul.
— Le doc est dans son antre.
— Allons-y, sinon nous ne serons jamais à l’heure. Nous n’aurions pas dû
bifurquer par ici. Je passe te voir ce soir, Pierre, et on discutera.
Je me montre peu agréable dans mon ton et malhonnête en lui faisant cette
proposition. J’ai les mains liées et la bouche bâillonnée. Je fais partie d’un
groupe d’élite, tenu au secret depuis sa création. Il y a le GIGN, le RAID et
nous. Notre rôle se résume à intervenir dans certaines circonstances, sur la
demande spécifique de personnes haut placées. Une part de notre boulot consiste
à faire de la recherche, mais nous sommes avant tout des hommes de terrain,
opérant dans des situations à très haut risque sur tout le territoire. Depuis que je
connais Pierre, j’ai passé pas mal de temps entre les quatre murs du bureau.
Cependant, nous possédons dans les étages inférieurs tout un dispositif
performant auquel seuls les douze collègues qui appartiennent à ce groupe ont
accès. Notre base d’entraînement est à une heure d’ici, en banlieue. Je suis en
capacité de mouvement perpétuel, le confort de ces dernières semaines n'est pas
un acquis. Notre informaticien et hacker, puisque c’est ce qu’il est ici, n’en a
absolument pas conscience. Il est trop récent dans l’équipe et n'en fait pas
totalement partie.
Toutes ces pensées naviguent dans ma tête, tandis que nous quittons l’étage
pour rejoindre les sous-sols. À l’évidence, Antoine partage certaines de mes
inquiétudes.
— On a eu la même idée sur ce coup-là et je ne suis pas sûr qu’elle ait été
bonne. On n’avait rien à foutre là-haut. On risque de se faire remonter les
bretelles… On se ramollit.
— Les deux.
C’est un peu la merde. Nous avons une entrée très discrète à l’arrière du
bâtiment, pour nos retours dans ces circonstances particulières. L’histoire de la
bombe n’en était pas une, elle pouvait être gérée sans mettre en péril notre
couverture. Rien à voir avec cette intervention musclée, cachés sous nos
cagoules et nos casques. La différence était palpable, même si nous ne sommes
pas rentrés avec nos bardas. Nous nous en débarrassons toujours en cours de
route, dans nos camionnettes banalisées. Si je m’étais complètement changé, ce
n’était pas le cas d’Antoine. Une belle bourde, complétée par l’aura de violence
qui nous collait encore à la peau. Dans l’absolu et la réalité des faits, Pierre ne
pouvait qu’avoir connaissance de ma blessure. Sauf à l’éviter jusqu’à sa
disparition, l’inverse aurait été impossible. Notre précipitation inconsciente pour
le rassurer, alors même qu’il ne devait pas trop savoir où on était – on est tout de
même souvent en dehors de ces murs – lui a forcément mis la puce à l’oreille.
Notre existence est confidentielle et il n’a jamais été question de lui raconter que
j’intervenais dans ce genre d’évènements qui parfois passent à la télévision.
Faire des recherches, surveiller, planquer, intervenir dans certaines circonstances
dangereuses, oui, mais lui dire que je combats sur le terrain comme un guerrier
en noir, à l’instar du RAID, non. Nous avons merdé et nous le savons.
La couture que le doc opère sur ma cuisse ne m’aide pas à penser à autre
chose. Nous avons une règle : ne jamais parler de notre travail dans sa complète
réalité, à personne, même pas à nos compagnes, femmes ou amantes, en
l’occurrence amant et petit ami pour moi. Le fait que Pierre travaille avec nous
fera peut-être la différence, sinon je serai obligé de lui mentir. Nous bossons
dans la lutte antiterrorisme et il est lui-même au cœur de ces actions, mais pas
dans ces mêmes proportions. Nous collaborons avec le RAID et le GIGN, telle
est notre couverture. La version officielle est que nous faisons un travail en
amont et relayons les infos. Les interventions à très haut risque ne sont pas pour
nous, en aucune manière. C’est ainsi que le patron lui a présenté les choses.
Notre discours est le même pour tous, un des premiers trucs que l’on apprend :
réciter par cœur cette litanie et le faire avec aplomb et conviction. Je ne vais pas
passer à côté d’un entretien avec GC.
Il a de l’intuition tout de même, mon Geeky. Grand Chef n’est pas
galvaudé, c’est exactement ce qu’il est. En vérité, nous sommes tous des
militaires et des gradés, à plus ou moins hauts échelons. Ces statuts, nous les
avons toujours, même si je dis l’inverse. Je n’ai jamais quitté l’armée, elle est ma
seconde famille, celle à laquelle je suis rattaché depuis des années, depuis ma
sortie du lycée, quatorze ans pour être exact. Je fais partie de la Police, en
surface, et du corps d’armée, dans les profondeurs.
Toutes ces vérités et constats ne changent pas grand-chose. Je vais avoir du
mal à berner Geeky.
Chapitre 27
Pierre, dit Pi
Nous n’avons pas loin à aller et il ne vaut mieux pas trop s’aventurer, si je
ne veux pas le perdre en route. J’ai compris cette contingence depuis longtemps
et mon choix pour le bon d’achat le prouve. Nous entrons. Il fait le tour des yeux
et pousse un gros soupir. Il est impossible et impayable. Ce n’est pourtant pas si
compliqué de regarder des montures, d’en choisir quelques-unes, de se planter
devant un miroir et de les essayer.
— Tu aimes quel genre ?
Son regard me transperce comme un rayon laser. Il va me faire une crise.
Ouais, ben, je ne suis pas un Saint ! C’est sorti tout seul ! C’est une question
simple et pertinente, sauf avec mon Geeky.
— Je te l’ai dit, je n’en sais rien et je m’en tape !
Là, je sens que ça ne va pas le faire. Il en fait un peu trop et il me tape sur le
système. Maintenant qu’il est là, il pourrait faire contre mauvais fortune bon
cœur !
— Tu as accepté de me suivre, mais tu vas me le faire payer en étant de
mauvaise humeur… Bien, on laisse tomber. C’est un prix trop cher payé pour
simplement m’intéresser à toi. Je veux pouvoir profiter de mon week-end, pas
bouffer de la soupe à la grimace.
Il se tortille devant moi et pique un fard terrible. Il y a un petit moment que
sa timidité, ou sa capacité à être mal à l’aise en ma présence, ne s’est pas
manifestée de façon si virulente. Je ne veux pas l’indisposer, mais il a accepté
ma proposition et il y a tout de même pire dans la vie que de choisir une
monture.
— Partons avant que le vendeur qui s’approche ne nous sollicite.
— Je suis désolé, Léo, je vais faire un effort.
— C’est comme tu veux, Pierre, mais si c’est pour faire la gueule, ce n’est
pas la peine.
— J’ai compris… Montre-moi celles qui te plaisent et je vais les essayer.
Je fais le tour de la partie réservée aux hommes et m’attarde sur quelques-
unes. Je n’ai pas d’idée précise, si ce n’est de les vouloir discrètes et fines. Il
reste à mes côtés, muet comme une carpe et sans rien regarder.
— Pour les lentilles, tu n’as pas changé d’avis ?
— Non, pas de matières étrangères dans mes yeux. En plus, c’est trop
contraignant.
J’en choisis une, à mon goût, il faut bien commencer et se lancer. Je les lui
tends, il retire les siennes et les pose sur son nez. Il ne cherche pas à se voir et se
met face à moi. Il a vraiment des yeux incroyables. C’est un crime de les cacher
comme il le fait. Elles ne sont pas mal, mais comme il ne s’y intéresse vraiment
pas, je ne vais pas bouder mon plaisir. Je me montre plus précis dans mes choix
et un peu plus original. Je pars vers des bleus ou des verts, teste toutes les formes
et finis par m’arrêter sur une monture d’épaisseur moyenne, noire et bleue, aux
lignes carrées et légèrement arrondies sur les angles. Elle met en valeur la teinte
particulière de ses iris, tout en étant un accessoire incontournable. Il ne pourra
plus se cacher derrière ses lunettes, tout en maintenant une barrière.
Tout ce ballet s’est fait dans un silence religieux. Je choisis, les lui tends, il
essaie et je les repose.
— Celles-ci sont bien.
— D’accord.
— Elles te conviennent ?
— J’en sais rien, Léo. Désolé, mais je n’ai pas d’avis sur la question. Je te
fais confiance, c’est tout.
— Elles me plaisent.
— Alors, restons-en là.
Je les garde et il renfile les siennes. Nous passons par le vendeur qui accepte
de les mettre de côté jusqu’à ce que Pierre ait son ordonnance. C’est une
nouvelle étape de franchie, même si, pour mon Geeky, c’est surtout une corvée
d’achevée.
— Il est trop tôt pour déjeuner. On se balade un peu ?
— Si tu veux. Tu as raison, il fait beau.
— Oui, c’est agréable… Tu m’en veux de t’avoir poussé à venir là ?
— Non, je ne t’en veux pas. C’est juste que j’ai du mal à en voir l’intérêt.
— Ce n’est pas inutile de s’occuper un peu de soi, Geeky. Être bien dans sa
peau et dans ses baskets passe par un minimum d’attention pour soi et pour sa
santé.
Maintenant que la torture est passée, il est plus détendu. Il se laisse entraîner
et semble prendre plaisir à se trouver à mes côtés, et à déambuler sans but.
— En parlant de baskets, euh… je crois que j’aurais besoin d’une nouvelle
paire. Euh… mes doigts de pieds sont sur le point de passer au travers du tissu.
— Je n’osais pas te faire la remarque… Tu veux qu’on s’en occupe
maintenant ?
— Si ça ne te dérange pas.
— Bien sûr que non !
Où est passé mon Geeky impertinent, provocant et plein d’humour ? J’ai dû
le perdre entre la dernière fois où on a mélangé nos corps dans les draps et ma
proposition de sortie pour un relooking à faible teneur.
— Tu veux quel genre de chaussures ?
— Les mêmes.
— Tu es sûr ?
— Ben, ouais, j’y suis habitué.
— Va pour les mêmes.
Je le regarde et mon cœur fond. J’aime sa timidité et sa capacité de se foutre
honnêtement de son apparence. Pour cette dernière, je suis en passe d’en venir à
l’adorer, dès que sa garde-robe aura été revisitée par mes soins, ses vieilles
fringues ringardes jetées à la poubelle et que quelques jeans un peu plus sexy
l’auront rejointe. Pour les pulls, je les choisirai aussi. Seuls ceux de mamie
garderont leur place. J’ai appris à les aimer pour ce qu’ils sont : une preuve
d’amour colorée de culot et d’indifférence.
Chapitre 29
Pierre, dit Pi
Léo a raison, il fait beau et doux. Se promener à ses côtés est plaisant. Paris
est une belle cité et mon quartier est plutôt sympa, un village dans la ville. Nous
marchons d’un pas tranquille, notre objectif peut être atteint avec nonchalance…
et j’ai perdu ma langue. Je me sens de nouveau comme un petit mec insignifiant
qui se serait égaré dans un monde qu’il ne connaît pas, et qui ne l’intéresse pas,
dans une contrée qu’il ne comprend pas.
Changer de paire de lunettes, pourquoi est-ce si important ? Aucune idée…
Léo aime mes yeux et veut les voir plus souvent. C’est une explication que je
peux concevoir et qui me plaît bien, celle à laquelle je me suis raccroché pour le
suivre et rester plus d’une demi-heure dans cette boutique. Il valait mieux que je
le laisse choisir. Avec moi, ça aurait été une catastrophe et on serait revenu au
point de départ. Je n’ai pas fait preuve de beaucoup d’enthousiasme et ma façon
d’être a gonflé Léo. Ce n’est pas que je ne veux pas, mais ça me dépasse. C’est
aussi paniquant, même si avec Léo, ça l’est un peu moins, beaucoup moins. Je
suis incapable de choisir. Je ne parle pas d’attraper une monture, ou un jean, ou
un pull, ou je ne sais quoi. Je parle de regarder et de choisir convenablement. La
preuve, tout ce que je possède est ringard. Pourquoi insister pour que je fasse un
effort, je reprendrais les mêmes choses. Mon cerveau doit être particulier,
étrange et hermétique à certaines données. Ce qui n’est pas acceptable pour notre
monde – ne pas prendre un minimum soin de son apparence pour en faire partie
– m’est inaccessible. Si on y ajoute mon désintérêt, eh bien, me voilà ! : Pierre,
dit Pi, le petit informaticien que l’on prend pour un geek, dit Geeky.
Une bonne chose que je me sente intimidé, ainsi j’ai tendance à marcher en
regardant vers le sol. Il y a du positif dans mon malheur. Je sais, j’exagère ! Je
regarde mes pieds, et là, c’est comme une évidence. J’ai besoin de changer de
baskets. Encore une semaine ou deux et mes Converse ressembleront à des
tongs. Tiens, c’est une idée. C’est bientôt l’été, elles peuvent peut-être encore
tenir un peu et je n’aurais qu’à en racheter à l’automne. Je déconne, je déconne !
Proposition faite et validée, sous le regard souriant et tendre de Léo. Quel
mec patient ! Il va mériter son auréole, s’il continue comme ça avec moi. Par
contre, me questionner sur le genre de pompes que je veux n’est pas ce qu’il y a
de plus judicieux pour ne pas retomber dans l’ambiance de ce putain de lunettier.
Si, ce mot existe ! Que lui répondre ? J’aime bien celles que j’ai aux pieds, je
m’y suis parfaitement fait, et je sais qu’elles ne sont pas totalement ringardes.
C’est Pascaline qui les a choisies pour moi. S’il veut, il pourra me proposer une
autre couleur. Celles-ci sont noires, passe-partout et vont avec tout. Ce doit être
faisable avec une autre teinte, non ?
— Tu sais où aller pour trouver les mêmes ?
— Nan. Pour celles-ci, j’ai suivi Pascaline.
— Je vois… C’est une marque, ça ne doit pas être compliqué à trouver.
Faisons le tour du quartier.
On a beau en faire le tour, tout le tour, on fait chou blanc. Merde, il ne va
pas lâcher l’affaire et je vais être bon pour faire les magasins cet après-midi.
C’est couru d’avance. Léo est en « mode mission sauvetage de l’apparence de
Pi… euh, Geeky ». Je finis par m’y perdre avec tous ces surnoms ! Ceci étant, le
dernier en date, je l’aime bien. Mon cœur, c’est pas mal. Doux et amoureux, un
cocon moelleux qu’il ne m’offre pas souvent, mais auquel je pourrais facilement
me faire.
— Allons déjeuner, Geeky. On poursuivra nos recherches après.
Qu’est-ce que j’avais dit ! Je retiens un rictus désabusé et une répartie à
l’emporte-pièce qui pourraient saloper notre bien-être. Je lui réclamerai des
comptes à notre retour chez moi et il n’aura pas d’autre choix que celui de se
montrer à la hauteur. Je veux bien donner de ma personne, mais il va falloir qu’il
s’y colle aussi, de la meilleure façon que je connaisse.
— Tu vas survivre, Geeky ?
— Ouais, ouais, pas de problème.
— Tu en es sûr ?
— Je peaufine la contrepartie de ma docilité.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?!
— Rien de flippant, t’inquiète pas.
— Humm… Facile à dire pour un gars comme toi, mais j’ai le droit de
m’alarmer. Ton cerveau ne m’est pas toujours accessible.
Je lui jette un regard amusé, mon fameux cerveau vient de me faire part
d’une suggestion rigolote. Je sors mon portable et pianote vite fait un SMS sous
son regard suspect.
— Tu t’ennuies avec moi ?
— Non, non.
# SMS 10 : Mission en cours. En sortirai sûrement en étant à ramasser à la
petite cuillère : tu as intérêt de me faire passer à la casserole dès notre retour. Je
t’aime. #
Son portable sonne, il s’en empare, le regard méfiant. Ce n’était peut-être
pas une bonne idée, tout compte fait. À n’importe quel moment, il est susceptible
d’être sollicité et dans l’obligation de tout laisser en plan. Bah ! Ce n’est que le
temps de cinq secondes, il est capable de faire face. Son rire explose dans la rue
et quelques regards s’attardent sur lui. Ils sont appréciateurs et gourmands. Il est
beau, mon Léo, bien trop beau pour un type comme moi. La bonne nouvelle du
jour, des semaines passées et de celles à venir, des années si j’ai mon mot à dire,
c’est que ce mec est le mien.
— Tu es un cas, Geeky, un sacré cas. Ça me va, tout me va, dont cette
suggestion.
Je lui fais un sourire, mon premier vrai sourire depuis qu’on a quitté mon
appartement. Je l’aime, mais tout à coup, ces trois petits mots à la con me
paraissent bien fades face à ce que je ressens pour lui. C’est une bouffée
d’allégresse qui me fait presque tanguer, une crispation du cœur qui m’empêche
de respirer normalement, un bourdonnement dans le crâne qui m’éloigne de
toute pensée intelligente.
Je l’admire dans le rire et dans la clarté de ce soleil printanier. Ses cheveux
bruns ont des reflets plus clairs, son regard luit et son teint légèrement hâlé met
en valeur sa barbe de trois jours. Il est splendide et sexy, magnifique et libre.
Pour la première fois, dans cette rue où tout le monde peut nous voir, où je ne
devrais pouvoir me sentir que petit et inexistant, j’ai la sensation d’être à ma
place, là, près de lui. Je ne suis ni un rat de bibliothèque ni un pauvre
informaticien de mes deux, coincé derrière un ordi au nom improbable de 3.14.
Je suis Pierre, le petit ami de Léonard, celui qu’il a choisi et voulu, quels que
soient mon apparence, mes lunettes qui me défigurent, ou mon cerveau pas tout
à fait aux normes.
C’est une impulsion, un débordement incontrôlable, une pulsion inévitable.
Je le regarde et le bonheur me transporte l’âme, mon corps se désolidarise de ma
tête et je lui saute dans les bras. Il n’a pas le temps de réagir que ma bouche est
sur la sienne. Par instinct, ses bras m’encerclent et me maintiennent, son corps
solide me soutient et ses lèvres répondent aux miennes avec enthousiasme. Cela
ne dure que quelques secondes, elles ont sûrement été longues pour réaliser tout
cela, mais ne me paraissent durer qu’un instant, un moment d’éternité que je
grave en moi. C’est lui, bien sûr, qui reprend pied le premier et qui m’écarte pour
me reposer sur le sol.
— C’était en quel honneur ?
— Les « pourquoi » m’appartiennent.
— Je n’ai pas prononcé ce mot.
Nous sommes au milieu d’un trottoir, à l’arrêt, les yeux dans les yeux. Les
passants sont obligés de nous contourner, mais ne peuvent s’empêcher de nous
lorgner. Je ne leur en veux pas, nous devons former un tableau original et des
plus surprenants.
— C’était une pulsion.
— Mais encore ?
— Pulsion comme incontrôlable.
— Geeky ?
— Tu sais, un truc contre lequel on ne peut rien.
— Geeky !
— Une pulsion venant euh… du cœur.
Son sourire éclipse le soleil et ses yeux ne pourraient que faire de l’ombre à
la lune. Il attrape une de mes boucles et tire gentiment dessus pour m’attirer à
lui. Il se penche lentement, très lentement. J’ai l’impression d’être dans un film,
sauf que le héros c’est moi et que la scène se joue au ralenti. Ma respiration se
coupe, elle ne tient plus qu’à un fil. Mon cœur va lâcher.
— Ce n’est pas à la casserole que tu vas passer à notre retour.
— Ah non ? Mais…
— Je vais te faire l’amour, Geeky, d’une façon telle que tu ne pourras plus
jamais te passer de moi.
Euh… je m’évanouis maintenant, comme une midinette énamourée prise de
vapeurs, ou j’attends un peu pour un lieu plus propice ?
— Eh bien… je… je ne peux déjà plus me passer de toi.
— Bonne nouvelle, Geeky, mais ce sera pire après, bien pire.
Oh, putain de merde ! Oh, la vache ! Je suis prêt à me pâmer, à me laisser
choir, à trépasser… Oh non ! Non ! Certainement pas ! Vivant, je veux être
vivant et vivre ça ! Je le veux avec une telle force que j’en tremble de partout.
— Rentrons, Léo, maintenant !
— Non, mon cœur, pas maintenant. L’attente va nous rendre dingues et ce
sera encore meilleur.
Quoi ? Il est inconscient ? Il ne se rend pas compte que je suis à l’agonie et
à quelques minuscules secondes de passer dans l’au-delà ?
— S’il te plaît, Léo.
— Non. Allons manger.
Il me tue… et je le suis, comme un petit chien à sa maman, alors que sa
main a enlacé la mienne et qu’il me tire avec lui.
La suite des évènements est un peu moins drôle, mais j’ai tellement
l’impression d’être sur un nuage que je ne le vis pas trop mal. Nous prenons le
bus pour un quartier plus commerçant où ça fourmille de monde : des parisiens,
des provinciaux, des étrangers… des blancs, des noirs, des maghrébins, des
asiatiques… des hommes, des femmes, des enfants… des hétéros, des homos,
des bis… des beaux, des moins beaux… Je vois tout cela sans le voir, seulement
conscient de l’homme qui se tient près de moi, ses épaules touchant les miennes
et sa main dans la mienne. Ici, ce n’est pas un problème, pas vraiment, et nous en
profitons.
Trouver mes baskets n’est pas très compliqué. Pour faire simple, disons que
Léo m’en fait essayer plusieurs, de couleurs différentes, et que je repars avec
deux paires, une noire et une bleu ciel.
L’étape suivante est un peu moins amusante, même si je dois reconnaître à
Léo une attention opportune. Il sait où aller pour trouver ce qu’il veut, ne me
pose pas de questions et prend tout en charge. Cerise sur le gâteau, un seul
magasin suffit.
— Je ne vais pas te pousser à changer toute ta garde-robe, Geeky. Ce serait
un travail titanesque pour une seule journée.
— Je me marre, GBT, je me marre.
— Marre-toi autant que tu veux. J’énonce un simple fait et une vérité.
— Pffft ! Sans commentaire !
— Tu m’en vois ravi… Bien… Ce que je te propose, c’est de choisir
quelques tenues que tu pourras mettre au boulot.
— Pourquoi au boulot ?
— Parce que c’est le seul endroit où tu te rends chaque jour et qui te fait
sortir de chez toi.
— Pas faux.
— Restons-en aux jeans… Je ne suis pas très friand des pantalons en
velours. Quand tu auras cinquante ans, on pourra en reparler.
Cinquante ans ? Mon cerveau fait un rapide calcul. Il pense que dans vingt-
six ans, on sera encore ensemble ? Tout ce que tu veux, Léo, même des
pantalons bariolés, brillants ou étriqués. Tout ce que tu veux !
— Un ou deux jeans noirs et un ou deux bleus… Humm… Tu as un joli p’tit
cul, il faut le mettre en valeur.
— La ferme, Léo ! Pense dans ta tête et choisis ce que tu veux. J’essaie et, si
ça te convient, on prend et je passe à la caisse. Ensuite, on reprend le bus et on
rentre.
— T’excite pas ! Donc, quatre jeans, autant de chemises et de pulls.
— Quoi ?!
— Pour les tee-shirts, on verra plus tard. J’ai quelques idées, mais dans
l’immédiat, ce n’est pas urgent. Ils sont cachés sous tes pulls, on s’en fout un
peu.
— Quoi ?!
— Je craquerais bien pour quelques sous-vêtements. Les tiens sont potables,
rien à redire, mais… j’aime bien l’idée de te choisir tes slips et tes boxers…
— LÉO !
Je suis rouge comme une pivoine, alors que les quelques mecs qui se
baladent autour de nous écoutent avec attention et se marrent en silence. Que
dire de leurs nanas ?! Elles sont amusées, c’est sûr, mais attendries aussi, les
bougresses ! Je vais le tuer !
— Quoi, mon cœur ? Tu es mignon tout plein et encore plus à moitié nu. Je
ne vais pas me priver alors que j’ai enfin réussi à te traîner ici.
JE VAIS LE TUER ! ET LE TORTURER ! Je vais… Je fuis, je m’échappe
et me rue dans une cabine d’essayage. IL va me tuer !
Son rire explose et sa joie me transperce de la tête aux pieds. J’ai les mains
moites, tellement je suis mal à l’aise. Je les frotte frénétiquement contre mon
pantalon, sans pouvoir m’empêcher de sourire. Quel abruti !
— Voilà ! Ce n’était pas si compliqué de te faire entrer dans une cabine
d’essayage. Il suffit de trouver les bons mots. Ça va, mon cœur ?
La poisse ! Il devient aussi con que moi ! Mon cœur se serre alors que je
zieute dans l’interstice des rideaux. Il a les bras chargés et il rayonne comme un
pacha trop sûr de lui. Peut-on tomber amoureux d’une même personne plusieurs
fois ? Est-ce un truc possible ? Il semblerait bien que oui.
Chapitre 30
Léonard, dit Léo
J’en rigole encore, à m’en brûler les yeux et à chopper des rides. La tête de
Geeky ! Oh putain ! Ça en valait la peine, plus que de raison. Mon petit cube de
guimauve en a vu de toutes les couleurs aujourd’hui et, pas à dire, il est vraiment
à ramasser à la petite cuillère. Avachi dans le canapé, il n’a même pas touché à
son verre de Coca, alors que j’en suis à ma deuxième bière. Pas plus qu’il n’a
jeté un regard d’envie vers 3.14. Un exploit !
— Éreinté, mon cœur ?
Il me jette à peine un coup d’œil, la tête dans le cosmos, alors que je lorgne
du côté des sacs de fringues qui traînent à quelques mètres. Je me risquerais bien
à lui demander de les sortir et de les réessayer, mais je crois que ma suggestion
serait mal reçue. Merde ! Je vais piquer un nouveau fou rire ! Quelle journée !
Encore une traversée dans un monde multiple où les émotions se baladent à ne
plus savoir qu’en faire. Il est étonnant, de bien des façons, mon petit génie. Un
handicapé dans l’énonciation verbale des sentiments, alors qu’ils pullulent en lui.
— Tu vas rester avachi dans ce canapé pendant le reste de la journée ?
— Mmmm… bien possible.
— Je vois… Tu as besoin d’être reboosté.
— Nan, de me reposer.
Pas une mauvaise idée, mais une sieste crapuleuse aurait ma préférence. Je
suis en pleine forme, moi, et je lui ai promis une effusion de nos corps qu’il ne
serait pas prêt d’oublier. J’ai plusieurs alternatives et un peu de nouveauté me
tenterait bien.
Je me lève et prends la direction de la salle de bains. Je ne suis pas un
adepte des bains, mais on a déjà testé le lit, la douche, le canapé… La baignoire,
c’est une idée et elle n’est pas trop petite, même pour moi… Quoique… Il va
falloir qu’on fasse preuve d’imagination et de souplesse, et que je prévois du
temps pour éponger l’eau qui ne va pas manquer d’inonder les lieux. Un faible
tribu pour les images que j’ai en tête.
Je regagne le salon où je le retrouve dans le même état.
— Viens, Geeky.
— Hein ? Quoi ? Où ?
Il est complètement d’équerre. Qu’à cela ne tienne, il ne pèse pas plus lourd
qu’un sac de plumes, des plumes d’oisillons. Je me penche vers lui, glisse mes
mains sous ses aisselles et le soulève avec une facilité déconcertante. Il n’est pas
petit, un mètre soixante-quinze, ce n’est pas ridicule pour un mec, mais qu’est-ce
qu’il est fin.
— À quoi tu joues ?
— Au pirate.
— Hein ?
— Tu es à la ramasse, Geeky.
— Ouais, et pas qu’un peu. Je suis mort.
— Encore ! Change de vocabulaire, c’est dérangeant.
— Je vais y réfléchir.
— C’est ça, réfléchis-y.
Je le dépose sur la cuvette des toilettes. Il se laisse faire, sans poser de
questions. Parfait ! Je lui arrache son pull, un truc à carreaux rouge et vert qui
me file des boutons, et le jette à côté de la petite poubelle. Son tee-shirt prend le
même chemin. Je le remets debout, défais sa ceinture et tire sur son pantalon. Je
n’ai même pas besoin de faire sauter les boutons pour l’en débarrasser. Même
trajectoire, même destin. Poubelle ! Les sous-vêtements et les chaussettes vont
dans le panier à linge sale : je ne suis pas un dictateur !
— Léo, j’ai froid.
Tu m’étonnes ! Avec le peu d’enrobage qui recouvre ses os, il a vite fait
d’avoir la chair de poule. Son petit corps tout mince, sans être maigre, me plaît
toujours autant. Il est élégant et délicat. Très blanc aussi. J’ai l’air d’un basané
peuplant d’autres territoires à côté de lui, et pourtant, je ne suis qu’hâlé. Je le
porte comme un bébé et le glisse dans l’eau chaude.
— Ah ! C’est bon. Quelle excellente idée !
— Content qu’elle te plaise, mon cœur.
Il a fermé les yeux et se laisse flotter. Je me dessape rapidement et lorgne la
configuration des lieux. La mission va être difficile. Elle est petite, tout compte
fait, cette baignoire.
— Décale-toi un peu que je me mette derrière toi.
— Oh ! Tu veux prendre ce bain avec moi ? Mais, c’est trop petit !
— Bien possible, mais essayons tout de même.
Il s’avance dans la baignoire et je me glisse tant bien que mal derrière lui.
Nous n’irons pas plus loin que des préliminaires. Il se soulève, j’installe mes
longues jambes sous lui et il se réinstalle, cherchant à se faire une place
confortable. Son dos vient rejoindre mon torse et sa tête se cale contre mon cou.
Mes mains sur son ventre plat, je l’enlace.
— On est bien, non ?
— Si, sauf si tu t’endors.
— C’est une possibilité.
Ce n’est pas dans mes projets. Oh, non ! Sans empressement, mes mains
rompent leur immobilité et dessinent des cercles sur sa peau. Il se tortille, je
remonte vers ses pectoraux et me focalise sur ses tétons. Je les aime bien, ils sont
roses pâles, sensibles et doux. Ils ont vite fait de s’ériger et de rendre mes doigts
joueurs. Son souffle est moins alangui, un peu plus sourd. Il apprécie mes
attentions, ma façon de le toucher et de m’occuper de lui. Une de mes paumes
retourne vers son ventre, s’y attarde le temps de le faire languir, puis s’aventure
vers ce qui se dresse gentiment sous l’eau. Mon sexe ne fait pas différemment et
commence à pousser contre ses reins. Il engage un léger balancement pour le
simple plaisir de l’exciter et de le sentir grandir pour lui, rien que pour lui. Il est
peut-être un peu dans les vapes, mais à pas grand-chose d’être à cent pour cent
avec moi. Ce pas grand-chose trouve sa réponse à la seconde où je l’effleure du
bout du pouce et que je l’encercle dans mon poing. Il gémit, tout comme moi, et
tente d’écarter les jambes. Manœuvre délicate qu’il résout en en sortant une de
l’eau. Première vague d’inondation.
Je le caresse, d’abord avec nonchalance, puis avec plus de participation. Il
gigote, cherche un appui plus stable, n’en trouve pas, gémit plus fort. Je souris,
j’adore le rendre fou et lui faire tout oublier, mettre son cerveau sur pause et
l’avoir tout à moi. D’ici peu, sa passion va se réveiller et je n’aurai plus qu’à
répondre à ses attentes et ses désirs.
Je n’attends pas longtemps. Son corps se tend, sa jambe retrouve le confort
de la baignoire, il s’accroche à ses bords et se retourne. Deuxième vague
d’inondation, plus spectaculaire que la précédente.
Il se jette sur ma bouche, la réclame avec avidité et s’y engouffre sans trop
de délicatesse. Son impétuosité me bouleverse à chaque fois, tout comme ses
débordements affectifs. Dans l’amour, il perd ses retenues et ses inhibitions, ses
mauvais souvenirs et ses peurs. Il devient un être libre et sans timidité.
Son corps cherche à se coller au mien, à lier nos érections en pleine forme.
Il se contorsionne pour y arriver, en positionnant ses genoux de chaque côté de
mes cuisses. Il s’empare de ma main et nous guide vers des caresses communes
qui nous font geindre et rechercher nos souffles par intermittence.
— Je te veux, Léo.
— Pas ici.
— Si.
— On n’a pas ce qu’il faut.
— M’en fiche… S’il te plaît…
— Non, je ne veux pas te faire mal.
— Je ne suis pas que fragile. S’il te plaît…
— Ça fait plusieurs jours.
— S’il te plaît…
Il me mange le cou, se frotte contre moi, me supplie, en redemande, en veut
plus. Il me rend dingue, incertain, me soumet à son désir, à sa loi, à son pouvoir.
Je m’y risque avec précaution et évalue les possibilités. Je ne veux pas le
décevoir, mais souhaite encore moins le blesser, même un peu. Je l’effleure, le
cajole, le prépare et m’insinue doucement.
— S’il te plaît…
— Quand j’aurais décidé que c’est possible et que tu es prêt, pas avant.
Il s’empale sur mon doigt, m’oblige à le suivre, quémande ma réédition.
Que puis-je faire d’autre que lui donner ce qu’il exige avec tant de désir et
d’envie ? Pas grand-chose, peu de choses.
Il s’ouvre pour moi, avec une avidité infernale qui nous malmène. Il me veut
avec tant de force que tout son corps répond à cette sollicitation.
— Nous n’avons pas de préservatif.
— Sans.
— Quoi ?
Tous ces mouvements cessent et son regard, comme nul autre pareil, plonge
dans le mien.
— Tu es sain, j’en suis sûr. Tu as obligation de passer des visites médicales
à un rythme pas possible. Je te fais confiance… Je suis sain aussi. J’ai fait des
tests après Ryan et depuis il n’y a eu personne d’autre… mais si tu préfères, y’en
a juste là, dans le meuble au-dessus du lavabo.
— Tu veux…
— Oui, j’en ai envie, avec toi.
— Tu as déjà…
— Non.
— Moi non plus…
Ses lèvres flirtent avec les miennes, doucement, sans vouloir se montrer
persuasives. J’ai la tête à l’envers. Je le regarde, fouille ses yeux. Ils ne sont
qu’innocence et sincérité. Je n’ai jamais voulu avoir de relations sexuelles sans
protection, même avec l’homme avec qui je suis resté deux ans, ma plus longue
liaison. J’ai toujours pensé et voulu que ce don, ce lâcher-prise, ne soit que pour
celui qui… qui quoi ? Qui me foutrait le cœur à l’envers ? Qui chamboulerait
toutes mes bases et me rendrait aussi malléable qu’un nounours en peluche ? Qui
me bouleverserait au point de pouvoir donner ma vie pour lui ?
Je regarde Geeky, Pierre, Pi, mon cube de guimauve, mon cœur. Je le
regarde comme je ne l’ai jamais regardé, et pourtant, je ne me suis pas privé. Je
le regarde et je hoche la tête. Il est cela, il est tout cela, il a fait cela, tout cela, me
mettre le cœur à l’envers, bouleverser mes bases et me rendre plus souple qu’un
gros nounours en peluche. Il tient ma vie entre ses mains.
Ses yeux se brouillent, son regard se voile, sa bouche me demande l’entrée
et il s’insinue avec une tendresse inégalable. Sa langue me cherche, puis
m’explore et me savoure. Ses mains me caressent les cheveux, descendent dans
mon cou et se font plus légères que des ailes de papillons. Une de ses paumes
glisse le long de mon torse, effleure mes abdominaux, s’empare de mon sexe
bandé. Il se soulève, je me recule, je veux le voir, l’admirer à m’en faire exploser
les rétines. Il me guide vers lui, en lui, et s’abaisse précautionneusement. Il ne
précipite rien, mesure chaque geste, chaque intention. Il veut faire de ce moment
un partage unique, inoubliable, un big-bang pour la création d’un nouveau
monde.
Je me force à garder les yeux ouverts, pour ne rien rater et ne rien oublier.
Mon corps brûle d’anticipation, d’impatience et de fébrilité. Il se sent exposé
comme jamais il ne l’a été, je me sens exposé comme jamais je ne l’ai été.
J’entre en lui et je geins. Quelques millimètres et c’est déjà le paradis. Il ne
résiste pas, ses paupières s’abaissent et sa tête se rejette langoureusement en
arrière. Il descend, m’emprisonne dans son antre, dans son univers et dans sa vie.
Il ne s’arrête que lorsque je me retrouve ancré dans ses profondeurs, sans plus
d’autre choix que celui de m’y perdre.
Ses paupières se soulèvent, son visage rayonne et son sourire, mélange
subtil de timidité, de gaieté et de luxure, me brise le cœur. Il est beau, beau
comme jamais je ne l’aurais cru possible, plus beau que ce que j’ai jamais
admiré de toute ma vie. Je pourrais en pleurer, à trop admirer cette intensité
resplendissante. Je suis devenu un poète, il a fait de moi un putain de poète !
Je veux qu’il bouge, maintenant, qu’il me délivre de l’insoutenable
impression que s’il ne le fait pas, je vais y laisser ma peau.
— Bouge, Geeky ! Putain ! Bouge !
Il éclate de rire, un rire qui fait trembler son corps et me fait suffoquer.
— Je t’aime, Léo.
— Moi aussi, moi aussi, mais pas autant que je le pourrais. Bouge !
Il se soulève, se rabaisse, une fois, deux fois, trois fois, encore et encore,
plus longtemps que je ne peux le supporter. Son regard a viré à l’orage et il ne
me quitte pas. La tempête fait rage, la salle de bains ne s’en sortira pas sans
dommage et moi non plus. C’est bon à en crever, tant dans ce corps qui est le
mien, que dans mon cœur malmené ou dans mes yeux qui n’en peuvent plus de
se maintenir ouverts. J’attrape son visage, l’amène à moi et lui dévore la bouche.
Il me répond avec autant d’ardeur, se meut avec encore plus d’entrain et de
rapidité, me prenant profondément, m’avalant avec une facilité qui me rend fou.
Je suis fait pour lui, comme il est fait pour moi. Nos différences s’unissent avec
simplicité, nos connivences avec légèreté. Nous sommes les deux faces d’une
même pièce, entiers ensemble.
Je ne vais pas tenir, pas pour cette première fois, cette découverte avec
laquelle je n’ai aucun entraînement. J’ai pourtant un impératif, celui de jouir en
même temps, dans la même seconde. Il n’est pas loin non plus. Ses
gémissements rauques, proches du cri, me le disent. Je m’empare de son sexe
devenu extrêmement sensible et le caresse au même rythme que ses coups de
reins. Il ne va pas résister. Ne résiste pas ! Je n’en peux plus et l’exhorte dans un
cri à céder.
— Maintenant !
Tout son corps se tend, se crispe autour de moi. Je râle tout en cherchant
mon souffle. Je ne crois pas m’être déjà senti aussi démuni face à l’éminence
d’un orgasme, même pas lors du premier. Je me contracte de la tête aux pieds,
tremble et frissonne, et me libère dans un sentiment proche de l’abandon. Je lui
ai offert la sécurité, je lui ai demandé sa confiance, et j’ai présupposé que je lui
avais donné la mienne. Je prends seulement conscience que je viens de la lui
céder, totalement, irrémédiablement, sans tricherie ni faux-semblants, de la
même façon que lui, mon Geeky, si honnête et sincère.
Je l’ai observé prendre son plaisir, les traits tirés et quelque peu grimaçants.
C’est beau un visage dans le plaisir. Pas dans la réalité des expressions, mais
dans ce qu’il offre à celui qui en est l’instigateur. C’est beau lorsqu’on est celui
qui en a amené de telles, lorsque ce qui les a fait naître se conjugue avec les
sentiments qui nous martèlent. Correction : il est beau le visage de mon Geeky
dans la jouissance.
Son corps retombe sur le mien et son visage retrouve le creux de mon
épaule. Son souffle saccadé chante à mes oreilles, le mien l’est tout autant. Je le
serre dans mes bras, fort, de peur de le perdre, de le voir s’évaporer dans les
brumes de l’eau pourtant refroidie, effrayé qu’il ne soit qu’un rêve.
Merde ! Il a vraiment fait de moi un putain de poète énamouré !
— C’était… incroyable.
— Hum… je n’ai pas mieux à dire.
— Je t’aime, Léo.
Oh bordel de merde ! Il peut encore me faire fondre un peu plus, juste
comme ça, d’un claquement de doigt. Je le sens si précieux entre mes bras, alors
qu’il commence à grelotter.
— Sortons, tu as froid.
— Un peu.
— Tu trembles et, si ça continue, tu vas claquer des dents.
— C’est bien possible… Tu veux bien t’occuper de moi ?
— Tu es encore HS ?
— Nan, j’ai juste envie que tu prennes soin de moi, que tu me dorlotes. Je…
je me sens… euh… aimé, là, et euh… je voudrais juste que ça dure un peu plus
longtemps. C’est euh… agréable de ne pas se sentir… tout petit.
Eh voilà, c’est confirmé ! Il peut me rendre encore plus fondant qu’un
moelleux au chocolat réussi, tout en me donnant envie de sourire comme un…
comme un… un prince de conte de fée. Sans commentaire ou je risque d’y
laisser vraiment ma peau !
— Ne bouge pas, je vais te sortir de là.
Je me redresse avec lui contre moi, lui demande un peu d’aide pour éviter
qu’on se casse la gueule comme deux pauvres cons, le cul à l’air et la queue
molle – j’ai besoin de me lâcher un peu. Être un poète, c’est bien trop flippant !
– attrape un grand drap de bain et l’y enveloppe. Je le frictionne énergiquement,
tout en guettant son visage. Je m’arrête dès que ses joues ont repris un peu de
couleurs.
— Pyjama nounours et petits cœurs ?
— J’aimerais bien.
— Je m’en doutais.
Je le lui enfile, boutonne les boutons un à un et l’embrasse sur la tempe.
— Lit ou canapé ?
— Canapé. Je regarderais bien un film blotti dans tes bras.
— Ce que tu veux, mon cœur.
Je me sèche rapidement, n’enfile qu’un boxer – je dors à poil, moi ! – et le
porte jusqu’au canapé. Je l’allonge, vais récupérer la couette qui recouvre son lit
et l’en recouvre, avant de m’installer derrière lui et de l’enlacer.
— C’est la meilleure journée de toute ma vie, tu sais, Léo.
— Vraiment ? Même avec l’opticien, la boutique de pompes et celle de
fringues ?
— Ouais, la meilleure.
— Je l’ai beaucoup aimée aussi.
— Merci, Léo.
Je ne réponds pas, le serre un peu plus fort. Un moelleux au chocolat ?
Même pas assez tendre pour me définir à cet instant. J’ai beau fouiller dans mon
crâne, je ne trouve pas de comparaison juste. Geeky trouverait, lui, il est un puits
inépuisable de bons mots.
Qu’importe, l’idée est là, plus limpide que l’eau d’une rivière. Je suis de la
pâte molle entre ses doigts effilés.
Chapitre 31
Pierre, dit Pi
Il est des moments dans la vie où tout change. Ce n’est pas très original,
mais il m’arrive d’être un mec presque normal. C’est un peu comme si ce tout se
distendait, se déformait, s’étirait et se modifiait. Pas complètement différent, pas
autre chose, mais pas pareil non plus. Je suis toujours Pierre, dit Pi, avec
quelques singularités qui ont à voir avec Geeky ou mon cœur, et qui font que Pi
est toujours Pi, sans l’être tout à fait ou plus seulement. C’est comme avec les
mathématiques, un truc tout con : une opération toute bête peut devenir
complexe et intéressante en rajoutant une simple petite donnée. Eh bien voilà !
Ma vie connaît ce nouvel élément perturbateur qui change tout !
Si je veux pinailler sur les détails, je dirais qu’il y en a plusieurs, deux en
fait : un premier emploi, et pas le moindre, et Léo, surtout Léo. De ces deux
nouveautés est née ma nouvelle vie. Je me lève cinq jours sur sept pour aller
bosser et fais face vaillamment au monde et à ses désordres. J’ai un mec très
souvent chez moi et dans mon lit, et pas n’importe lequel.
Ma vie est différente. Ma relation avec Pascaline ressemble moins à une
amitié maternalisée et mes jeans ne me tombent plus sur les hanches comme s’ils
allaient se faire la malle. Ah ! J’ai de nouvelles lunettes qui ne me défigurent
plus le visage et avec lesquelles j’ai une meilleure vue. Et, pas à dire, quand je
lorgne outrageusement Léo, c’est beaucoup mieux.
J’ai pris quelques décisions. La première était de parler à GC de ce que je
savais. J’ai suivi les conseils de mon lion. Jouer franc jeu était l’option la plus
intelligente. Je dois lui reconnaître un aplomb incroyable : le patron n’a même
pas haussé un sourcil. Il m’a simplement regardé, a hoché la tête et m’a laissé
avec une formule concise : « Je m’en doutais, Belan, je m’en doutais. Contentez-
vous de fermer votre bec et tout ira bien. ». Pas à dire, il me plaît bien cet
homme. Pas de prise de tête et pas de sermon à rallonge, et un ordre clair et
facile à respecter.
La deuxième concerne ce connard de pédophile. J’ai un peu mis les voiles
sur ce coup-là. Je n’ai pas abandonné l’idée de le coincer, mais je préfère en
parler à Léo et voir avec lui. Je suivrai ses conseils, tout en lui faisant
comprendre que c’est important pour moi. Ensemble, nous serons plus efficaces.
Après, j’agirai avec sagesse, et il transmettra le tout aux mœurs.
La troisième, c’est par rapport à ma famille. Plusieurs semaines ont passé
depuis cette journée infernale où Léo et moi avons scellé ce qui pourrait
s’appeler un engagement. En nous donnant l’un à l’autre sans barrière ni retenue,
nous avons enclenché une relation de couple, de celle qui veut se marquer dans
le temps. Ce n’est pas que j’ai des hésitations, mais j’adore ne l’avoir que pour
moi. Ceci étant, le moment est venu : il s’est imposé comme une évidence. J’ai
la sensation, qu’après, ce ne sera plus des passages que Léo fera dans mon
appart, avec son sac de fringues à l’épaule. Ce sera autre chose, un truc flippant
qui me fait baver d’envie.
Léo est parti quelques jours pour un entraînement intensif avec l’armée,
dans un endroit secret qu’il n’a pas voulu me révéler. Rien de dangereux, ce
n’est pas une mission. Je suis détendu, même s’il me manque. Nous sommes un
soir de semaine, elles vont forcément tiquer, ce qui va me faciliter la tâche. Les
questions vont fuser et je n’aurais plus qu’à y répondre.
Je suis dans l’entrée, après avoir frappé, et comme je l’avais anticipé, elles
ont vite fait de débouler, visages inquiets, regards scrutateurs et tout le toutim. Je
suis un as quand il s’agit de mes femmes.
— Pi ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as un souci ? Quelque chose ne va pas ?
— Je vais bien et je n’ai aucun problème. J’avais envie de vous voir.
— C’est tout, tu es sûr ?
— Mais oui, je vais bien, très bien même.
— Si tu le dis… Entre et viens t’installer dans la cuisine. Tu veux un
chocolat chaud ?
— Je veux bien.
Confortablement installé dans la petite cuisine lumineuse de ma mère,
j’observe ces deux femmes qui me considèrent comme un prince. Je les aime
tant toutes les deux. Elles ont toujours été ma force et mon courage, le peu que
j’en possède.
— Alors ? Qu’as-tu à nous dire ? Ton travail, ça va ? Tu dors assez ? Tu
manges, au moins ?
Je me retiens d’éclater de rire. Elles ne changeront jamais et c’est
terriblement rassurant.
— Oui, à toutes ces questions.
J’enserre ma tasse entre mes deux mains et respire l’arôme du chocolat
chaud. C’est le parfum de l’enfance, celui de l’amour inconditionnel, celui des
larmes séchées et de la joie.
— Pi ? Tu vas nous faire attendre longtemps ?
— Ah non, désolé. J’étais perdu dans mes souvenirs… Je… j’ai…
— Ah ! Je sais ! Tu as rencontré quelqu’un, tu es amoureux.
Génial ! C’est tellement plus facile quand ce sont les autres qui le disent à
votre place. Après, il n’y a plus qu’à suivre le mouvement.
— Oui, c’est ça, c’est exactement ça.
— Qui c’est ? Comment il s’appelle ? Il fait quoi dans la vie ?
— Est-ce que c’est un prince charmant ?
Ouh là là ! Elles n’y vont pas de main morte !
— Il s’appelle Léonard, il travaille avec moi et je ne sais pas si c’est un
prince charmant. Pour moi, il est plus que ça… et euh… il n’a pas tellement le
physique pour cet emploi.
— Que veux-tu dire par là ? Il est moche ?
— Oh non ! C’est tout le contraire, il est superbe, mais il n’est pas blond et
délicat… Par contre, il est aux petits soins pour moi et il est très… sécurisant.
— Oh, mais c’est parfait, ça.
— Oui.
— C’est un collègue ?
— Il est policier.
— Ah ! Ce n’est pas un informaticien comme toi… C’est un métier
dangereux.
Si elles savaient, les pauvres, elles feraient une syncope et ne s’en
remettraient pas. Elles sont déstabilisées par cette information et je les
comprends. Je vis avec tous les jours et j’en ai parfois mal au ventre rien que d’y
penser.
— C’est un homme très solide et il est très prudent. Vous n’avez pas à vous
inquiéter.
— On va te faire confiance… Il a quel âge ?
— Il vient d’avoir trente-trois ans.
— Trente-trois ans ! Il est beaucoup plus vieux que toi !
— Huit ans, il a huit ans de plus que moi, et c’est une bonne chose. Il me…
stabilise.
— Tu as sûrement raison, Pierre, ce n’est pas une mauvaise chose… Tu as
une photo à nous montrer ?
Oh ! J’en ai plusieurs, des tas en fait, mais pas toutes à mettre sous des yeux
innocents. J’en ai sélectionné quelques-unes hier soir que j’ai laissées sur mon
téléphone. Pour les autres, je les ai téléchargées sur 3.14, et sur une clé USB, au
cas où.
— J’en ai deux ou trois.
— Montre-le nous, s’il te plaît, qu’on se fasse une idée.
Rien de plus facile. Je sors mon portable, sélectionne celle où on ne voit que
son visage, son beau visage masculin.
— Il est très beau.
— Oui, maman.
— Un homme fort et posé.
— Oui, mamie.
Je passe à la deuxième où on le voit dans sa globalité, des pieds à la tête,
superbe.
— Il est très grand.
— Oui, maman.
— Et très musclé.
— Oui, mamie.
Je suis au bord du fou rire. C’est surréaliste et, en même temps, tellement
normal, tellement nous. Mon cœur déborde d’une joie pure, sincère et brûlante.
J’ai tellement de chance.
— C’est un sportif.
— Oui, maman.
— Et un homme de confiance.
— Oui, mamie.
Je passe à la troisième, et la dernière, où nous sommes tous les deux, côte à
côte, souriants et tellement différents. J’adore cette photo prise par Pascaline.
Elle est belle : je ne détonne pas, pas dans le mauvais sens du terme. J’ai l’air de
ce que je suis, plus petit, plus fin, plus pâle, mais pas de manière désagréable ou
négative. Léo a son bras autour de mes épaules, il regarde l’objectif, alors que je
suis légèrement tourné vers lui. Il a les yeux brillants et un grand sourire sur les
lèvres.
— Vous êtes très beaux tous les deux… C’est lui qui t’as fait changer de
lunettes et de vêtements ?
— Oui.
— Bien… Et on le rencontre quand ?
— Dimanche prochain, si vous êtes d’accord.
— Bien sûr qu’on est d’accord !
— Dimanche prochain, tu dis ? Il va à la messe ?
— Euh, non, mamie. Pas de messe.
— On fera avec.
Il faudra bien, mesdames mes femmes, et il serait même de bon aloi de
l’apprécier à sa juste valeur.
— Qu’est-ce qu’il aime manger, ton ami ?
— Oh, il n’est pas difficile et il a bon appétit. Il adore tes petits plats,
maman.
— Ah oui ? Un homme de goût… Tu dis qu’il a bon appétit ?
— Oui, un bon coup de fourchette.
— Pas étonnant avec sa carrure… Mais, je ne te donne pas assez pour vous
deux !
— Eh bien, euh… on partage.
— Ce n’est pas suffisant, c’est ça ?
— Ne t’inquiète pas, on se débrouille.
— Il cuisine ?
— Oui, un peu.
— C’est bien ça. Tu as besoin de quelqu’un qui s’occupe de toi.
Quelle poisse ! Était-il nécessaire qu’elle le précise ? C’est vrai quoi ! J’ai
mon propre appartement depuis quatre ans et je suis toujours vivant ! J’ai de plus
en plus de mal avec ce genre de remarques, qu’elles viennent de Pascaline ou de
ma mère. Je me sens plus autonome et j’aimerais que ça se voit, ne serait-ce
qu’un peu.
— Je sais me débrouiller tout seul.
— Humm… oui, c’est vrai…
Un peu plus de conviction serait la bienvenue ! Cependant, cette contrariété
passe vite au second plan, car ma grand-mère se manifeste à propos.
— J’y pense. Il va falloir que je lui tricote un pull, en signe de bienvenue.
Je l’espérais celle-là, avec force et espoir. Ça va être génial et il n’a pas été
nécessaire que je mette le sujet sur le tapis. Je vais me marrer et plus encore.
J’imagine déjà la tête de GBT, tout un poème. Pourvu qu’elle me sollicite pour le
motif. Hors de question qu’il y échappe.
— Eh bien, si tu veux et si tu en as envie.
— J’en ai envie.
— Tu es sûr ? Ça va te prendre beaucoup de temps.
— Pourquoi ?
— Il fait deux fois ma taille, mamie.
— Ton grand-père était un homme solide et je lui tricotais ses pulls.
— Ah oui, c’est vrai.
Elle cogite mamie et je la laisse venir.
— Tu sais quel dessin lui ferait plaisir ?
Bingo ! Victoire facile, trop facile. Je jubile comme un con, à en avoir des
papillons dans le ventre et un sourire jusqu’aux oreilles.
— J’ai une idée. Je vais te montrer.
Ni une ni deux, nous nous retrouvons avec plusieurs catalogues devant les
yeux. Mes suggestions la laissent sceptique. Si ma grand-mère l’est, c’est que
mon idée est la bonne, la meilleure que je pouvais trouver.
— Tu es sûr ?
— Oui, sûr.
— Bien, si tu le dis… Je n’aurais jamais cru.
— C’est un romantique.
— J’aime les hommes romantiques.
— Je sais, mamie… Est-ce que tu serais d’accord pour lui en tricoter un
deuxième ?
— À quoi tu penses ?
— Si je t’amène un modèle, tu crois que tu pourrais le reproduire ?
— Ça dépend ? Il y a un dessin ?
— Non.
— Tu me le montreras et je te dirai.
— Merci, mamie. Tu pourras prendre tout le temps que tu veux. Pour la
laine, tu pourras aussi prendre comme le modèle ?
— Je verrai avec la vendeuse. Pourquoi ?
— Je ne suis pas doué pour choisir et savoir ce qui est bien, mais si c’est
comme le modèle, je sais que ça lui plaira.
— Nous ferons au mieux, Pierre.
Après le déjeuner, je passe une partie de l’après-midi à répondre à leurs
nombreuses autres questions. J’adore parler de Léo, ce n’est donc ni difficile ni
des heures désagréables.
— Tu sembles heureux mon fils.
— Je le suis, maman.
Son regard brille et celui de ma grand-mère aussi. Elles m’aiment tellement
que cette vérité, avouée si simplement, leur tire des larmes aux yeux. Elles se
sont toujours inquiétées pour moi, faisant du mieux qu’elles le pouvaient pour
m’offrir un cocon rassurant et plus qu’affectueux. Parfois, elles y mettaient trop
d’amour et elles ont fait de moi un gamin et un homme surprotégé. Dans le
même temps, elles m’ont permis d’avancer en sachant que la bonté existait et il
me suffisait de les regarder pour en être convaincu.
Au moment de partir, maman me remet ma panière de linge propre et
repassé, ainsi qu’un nombre doublé de nourriture.
— Tiens, il devrait y en avoir assez pour vous deux.
— Mais, et vous ? Vous n’avez plus rien.
— Ce n’est pas grave, je cuisinerai demain. Si tu as besoin de plus, dis-le-
moi et repasse à la maison.
— Ça va aller, maman, merci. Léo n’est pas tout le temps avec moi, tu sais.
— Vous allez vivre ensemble ?
— On n’en a pas parlé.
— Ça viendra.
Ce soir-là, seul dans mon lit, je réfléchis pas mal. Je sais d’avance que ce
n’est pas moi qui parlerai en premier à Léo de ce possible emménagement
ensemble. Jamais je n’oserai. Je ne suis pas sûr non plus d’en avoir envie. La
notion de temps n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Est-ce que Léo serait
capable de me supporter au quotidien ? N’est-ce pas un peu dangereux ? Il
pourrait s’apercevoir que je suis un type ennuyeux, avec peu d’intérêts. Il
connaît tout de ma vie, on en a vite fait le tour, mais ce n’est pas la même chose
de s’y frotter de temps en temps et de le vivre tous les jours. Les heures que nous
passons à mélanger nos corps et à faire l’amour nous font un peu oublier tout le
reste. Est-ce que sa vie, son mode de vie, peut s’acclimater à la mienne, au
mien ? L’inverse est-il tout autant possible ?
Dans la véracité des faits, il vient me voir quand il peut et quand il veut. Je
dois reconnaître que c’est très souvent le cas. C’est toujours lui qui se déplace, à
son initiative ou sur ma demande, ce qui revient au même. Cette façon de
fonctionner me convient parfaitement. Mais pour Léo ? Sûrement, sinon il me le
dirait, non ? Si, il me le dirait.
Je dors mal cette nuit-là, car toutes sortes de pensées me mitraillent le
cerveau. Elles viennent s’immiscer dans mes rêves, pour me terrifier et me
malmener. Elles me laissent un goût amer dans la bouche et la mine chiffonnée.
Il n’est pas bon pour ma tranquillité d’esprit que Léo s’éloigne trop longtemps.
Sans lui, je perds ma boussole et mes doutes reviennent m’assaillir.
Quand je me regarde dans la glace, je vois bien que je suis moins fade et
plus présentable. Mes lunettes me vont bien, ainsi que mes nouveaux jeans, mes
chemises ou mes pulls. Les remarques d’Antoine, à ce sujet, n’ont d’ailleurs pas
manqué. Même lui m’a dit que j’étais mignon. J’ai rougi comme un puceau à qui
on aurait fait une proposition indécente ou à qui on aurait mis la main aux fesses.
Qu’est-ce qu’il s’est marré, l’enfoiré ! Je m’en suis sorti d’une pirouette, en le
provocant sur ce sujet au combien dérangeant du sexe entre hommes. Ma
proposition de lui rouler une pelle, puisque je lui plaisais tant, lui a cloué le bec,
juste après qu’il m’ait répondu un « non » virulent. J’ai rigolé à mon tour, mais
la victoire a été limite cette fois-là, très limite. Je ne suis plus vêtu de mon
armure en Kevlar de blagues insolentes et de provocations quand je suis avec
Antoine. Il est presque un ami, ce qui change tout. Il va finir par m’avoir, ce
n’est qu’une question de temps, ou alors, le jeu cessera de lui-même.
En attendant, il est grand temps que Léo rentre et me prenne dans ses bras,
qu’il pose sa bouche sur la mienne avec désir et envie, et qu’il me soulève dans
ses bras pour me conduire dans mon lit. Il serait bon qu’il rapplique avant que
mon petit cœur en guimauve ne se fasse trop de mal à imaginer le pire. Il me
manque mon GMR (Grand Mâle Rassurant, pour la traduction), plus que de
raison, plus que tout. Le petit informaticien redevient quasi insignifiant dès qu’il
n’est plus là.
Chapitre 32
Léonard, dit Léo
Une semaine à mettre mon corps à l’épreuve, sous le soleil, sous la pluie et
dans la boue, à me servir de mes muscles et à tester mon endurance. Une
semaine de torture qui a pris fin. Ce n’est plus aussi facile qu’à vingt ans, je suis
bien obligé de le reconnaître, mais bordel, qu’est-ce que j’aime ça ! La prochaine
épreuve : une semaine de randonnée entre potes de l’armée, comme chaque
année, avec des étapes journalières, des nuits sous un bivouac et du grand air à
ne plus savoir qu’en faire. Je ne la manquerais pour rien au monde. Une bouffée
d’oxygène, d’amitié et de franches rigolades. C’est pour septembre, quelques
mois à attendre.
Je prends toujours le TGV pour ces séances d’entraînement obligatoires.
C’est plus pratique et j’apprécie les heures assis tranquille dans un wagon pas
trop bondé. Je peux me détendre, lire ou écouter de la musique. Je peux aussi
échanger tranquillement des SMS avec Geeky. Sur place, ce n’était pas très
simple. On était bien trop épuisé pour résister au sommeil et trop occupé la
journée pour avoir le temps de s’attarder sur autre chose. Pour la première fois
en dix ans, j’ai vécu quelques frustrations.
Je vais devoir passer par mon appart avant d’aller le voir et c’est un peu
gonflant tous ces va-et-vient perpétuels. Je n’ai jamais demandé à Pierre de venir
chez moi. J’ai pris l’habitude de le rejoindre chez lui et cela s’est fait
naturellement. Il ne sort pas et je quitte plus tard. C’est tout aussi facile de guider
mes pas vers son appartement que de me rendre dans le mien. D’autant plus que
les SMS de Geeky ne sont pas terribles. Il n’a pas l’air d’avoir la pêche, mon
petit génie. J’espère que personne ne l’a fait chier au boulot. En même temps, ça
m’étonnerait. Ils n’en ont rien à foutre que Pierre soit homo, cette info leur passe
au-dessus de la tête. Leur problème, c’est moi, un policier et un militaire. Les
archétypes ont la vie dure. Pierre Belan a gagné ses galons. On lui fait tous
confiance pour nous aider et dénicher des trucs que nous n’aurions jamais
trouvés sans lui. C’est une évidence pour chacun d’entre nous, même si les
autres ne viennent pas souvent le voir, sauf quand Antoine et moi nous ne
sommes pas là. Une habitude de prise, une de plus : celle d’être le relais entre
l’informaticien et eux. À l’inverse, ils ne l’auraient pas loupé. Nous ne sommes
ni des tendres ni des moutons dès qu’il s’agit du boulot. Un incompétent qui
nous emmerde, ou nous fout les boules, on s’en débarrasse. Point barre !
Toutes ces réflexions me sont inutiles pour amoindrir cette mauvaise
sensation que Geeky a le blues. Je ne pouvais pas passer mon temps à lui
répondre, mais lui, il pouvait m’envoyer autant de messages qu’il le souhaitait.
Pendant mon voyage de retour, j’essaie de lui tirer les vers du nez. À distance, sa
résistance est encore plus solide.
Qu’importe, dans deux heures, je serai à Paris et, d’ici trois, à sa porte. Je ne
vais pas passer par chez moi, j’ai tout ce qu’il me faut là-bas. Après cette
semaine intensive, j’ai trois jours de congés, comme à chaque fois. J’aurai
largement le temps de laver mes fringues et de retourner chez moi pour relever le
courrier, faire un peu de ménage et inviter Antoine pour une soirée match.
Je suis toujours étonné par le calme et le silence qui règne dans son
immeuble. À croire qu’il n’y a que des mecs comme lui qui habitent ici ou des
petits vieux. C’est impressionnant, un peu comme si la vie s’arrêtait dès l’entrée
et que le monde n’existait plus.
Je frappe, ou plutôt, je cogne. Je n’attends pas son « entre », je ne le fais
plus depuis un bon moment. Quelle n’est pas ma surprise de le retrouver affalé
dans son canapé, en pyjama, devant la télé, et non pas devant 3.14. J’avais
raison, quelque chose ne tourne pas rond.
— Léo ? Tu es rentré ?
— C’est bien avec toi que j’ai communiqué par SMS, non ?
— Euh… oui… Désolé, je suis un peu à l’ouest.
— Tu es malade ?
— Non.
Je pose mon barda, plus qu’étonné par son manque de réactivité et son peu
d’enthousiasme à m’accueillir.
— Tu me fais une petite place ?
— Oui, bien sûr.
Je m’installe et le déplace pour le prendre dans mes bras. Je l’embrasse sur
la tempe. J’attends qu’il soit un peu plus vivant pour quémander plus. Il m’a
vraiment manqué, ce petit con.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je me suis ennuyé sans toi.
— C’est ça qui te met dans cet état ?
— Oui.
Quel petit être sensible que mon cube de guimauve, à s’en rendre malade.
— Je suis là maintenant.
— Oui.
— Geeky ?
— Embrasse-moi d’abord, pour que je sois sûr que tu es bien là. Je fais des
rêves chiants et étranges en ce moment.
Je vois, ou pas. Je m’y suis fait. Sans explication, je vais tourner en rond.
Autant lui donner ce qu’il veut et attendre son bon vouloir. Je le ramène contre
moi et lui offre ce baiser de retrouvailles dont il a tant besoin pour reprendre pied
dans le monde. Il en a vraiment envie, s’en empare et retrouve sa vivacité
rapidement. Je ne gâche pas mon plaisir, notre plaisir.
— Ça va mieux ?
— Oui.
— Geeky ?
— Quand tu n’es pas là, mes doutes reviennent au triple galop… Je
redeviens tout petit et insignifiant. Trois ou quatre jours, ça va, mais au-delà…
Avant toi, j’avais l’habitude de me sentir comme ça, mais je l’ai un peu perdue…
et, je ne sais pas, je me sens mal quand je suis comme ça.
Putain ! Quand va-t-il cesser de se torturer ? En même temps, il y a du bon
là-dedans : il ne veut plus vivre comme ça. C’est une excellente nouvelle !
— Tu ne peux pas être ce que tu n’es pas, Geeky.
— Comment ça ?
— Tu ne peux pas être petit et insignifiant puisque ce n’est pas ce que tu es.
— Mais…
— Un mètre soixante-quinze, ce n’est pas petit. Tu es doué avec les chiffres,
non ? Tu peux le comprendre tout seul.
— Je ne parle pas de taille, c’est dans la tête.
— Ton cerveau est plus grand que la moyenne. On peut le mesurer, si tu
veux.
— Abruti !
Il y a un sourire dans sa voix, ce qui me rassure. Ce n’était qu’un banal coup
de blues.
— Quant à être insignifiant, il te manque un peu de bêtise pour ça. Ce qui
revient au constat précédent.
— Tu vois, j’avais raison. Tu m’as manqué et j’ai besoin de toi.
— J’aime ça, sauf que je ne veux pas que tu te morfondes quand je ne suis
pas là. Tu vas devoir faire quelques efforts pour reluire ton égo, Geeky.
Rapidement, ce serait bien.
— J’essaie, et je m’en suis pas trop mal sorti, jusqu’à avant-hier.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé pour que tu bascules du côté obscur de la
force ?
— Tu t’es mis à la SF ?
— Nan, j’ai appris quelques réparties que tu pouvais comprendre.
— Tu es nul !
— C’est ça !
— J’ai parlé de toi à maman et mamie. On déjeune chez elles dimanche, si
tu es d’accord.
Ça, c’est une grande nouvelle et un début d’explication.
— Ça y’est, tu t’es décidé ?
— Oui, je me suis décidé.
— Et ?
— Elles veulent te rencontrer.
— Ça t’inquiète ?
— Non, pas du tout.
Il y a un lien, mais qu’on me coupe haché menu si j’en vois ne serait-ce
qu’un bout du bout. Les rouages de son cerveau me sont vraiment fermés.
— Tu vas venir ?
— Évidemment !
— Merci. Et toi, c’était comment ?
Détournement de sujet, sans subtilité, mais pourquoi pas. Il me pose
rarement des questions, si habitué qu’il est à trouver les réponses tout seul. De
fait, là, il aurait bien du mal à les dénicher. Elles sont dans ma tête et nulle part
ailleurs.
— Épuisant et génial !
— Tu as crapahuté dans tous les sens, tes biceps gonflés et ton beau corps
en action ?
— Il y a de ça.
— Tu as des photos ?
Je secoue la tête, dépité et amusé.
— Bien sûr que non !
— Dommage, tu dois être très sexy en tenue kaki et suant sous l’effort. Tu
as barboté dans la boue ?
— C’est quoi cette question ?!
— À la télé, dans les films de guerre, y’a toujours un moment où les soldats
se retrouvent à patauger dans la boue. Souvent, la caméra se démerde pour les
rendre sexy.
— Il n’y a rien de sexy à se préparer à la guerre ou à être en train de
combattre ! Ce n’est pas un jeu.
— Je sais, désolé. C’est juste que… tu dois quand même être sexy dans
l’effort.
— Peut-être, je n’en sais rien.
— Tu as aimé cette semaine, alors ?
— Oui, j’adore ça.
— Tant mieux, sinon ce serait… une torture.
— Sans aucun doute…
Bien, nous avons fait de tour de ce qui est en surface. Pour le reste, ça peut
attendre.
— Dis, Geeky, je suis un peu fatigué. Tu n’as pas envie de te coucher tôt,
pour une fois ?
— Tu n’as pas faim ? Ma mère m’a donné le double de ration pour toi.
— Vraiment ?
— Oui.
— C’est gentil. J’ai faim, mais moins que celle qui te concerne.
— Ce n’est pas dormir que tu veux…
— Non, ce n’est pas pour dormir. Je suis gonflé à bloc.
— Oh oh ! Gonflé à bloc ! Fais voir.
Il ne fait pas dans la dentelle et pose sans hésitation sa main sur ma
braguette.
— Elle est vraiment en forme.
— C’est l’effet que tu me fais.
Son regard brille quand il le jette dans le mien et il devient fantastique
quand sa paire de lunettes rejoint la table basse. Sa petite langue rose s’échappe
de sa bouche pour se lécher les lèvres et mon sexe se soulève d’envie. Il a déjà
les mains sur mon tee-shirt pour me l’enlever. Je tends les miennes vers lui, il me
les bloque.
— Non, laisse-moi faire. C’est moi le chef pour cette fois.
Je laisse retomber mes bras, mes yeux dans les siens, curieux et avide de
découvrir ce qu’il me réserve. J’aime quand mon Geeky se fait entreprenant.
C’est toujours un régal pour les sens. La chambre est bien trop loin pour nous
accueillir et nous ne sommes pas dans une contrée de patience. Qu’à cela ne
tienne, le canapé a déjà supporté nos ébats, il peut en tolérer d’autres.
Je le laisse faire ce qu’il veut de moi et mener le rythme au gré de ses
envies, en prenant tout ce qu’il me donne et en le savourant avec plaisir. Il a
appris à me connaître, tout comme je sais parfaitement ce qu’il préfère. Sa
bouche est un paradis dans lequel j’aime me perdre et il a vite fait de me l’offrir.
Parce qu’il y prend du plaisir, je peux me laisser aller à adorer ça sans retenue, à
en perdre le Nord et ma boussole. Comme je suis convaincu que ça ne s’arrêtera
pas là, je ne cherche pas à retenir ma jouissance, ni même à la retarder. Je m’en
saisis sans restriction, mon regard braqué sur lui et sur ses gestes amoureux. Je
n’ai jamais aucun doute sur les sentiments qu’il me porte. Avec lui, c’est
toujours faire l’amour. Si je suis son antre de sécurité, Geeky est le mien. Je le
vois comme une chance, celle de ne jamais avoir à me poser de questions sur son
amour. Sa sincérité, son honnêteté et sa loyauté coulent dans ses veines. Il me
donne tout parce que je suis celui qu’il a accepté dans sa vie, sans restriction ni
mensonge, sans tricherie ni duperie.
Je me suis égaré dans le plaisir et il m’observe avec faim. Son regard a un je
ne sais quoi de particulier, d’inédit. Il remonte vers moi, mélange sa bouche à la
mienne, mêle nos langues et je me goûte en lui. Cela me ferait presque rugir. Ses
mains sont sur moi, hésitantes, incertaines.
— Je… J’ai envie de toi.
— Tu te rappelles, c’est toi le maître.
— … Je… je te veux.
— Tu m’as déjà, Geeky.
Il rougit, comme une pucelle à son premier rendez-vous ou à sa première
vision d’une queue bandée… Merde ! Putain de merde ! Il s’est aussi décidé
pour ça ! Bordel de merde ! Enfin !!!
— Tu sais que tu n’as qu’à demander, n’est-ce pas, Geeky ?
— Ou…i.
— Tu sais aussi que je ne dirai pas non ?
— Ou…i.
Sa voix est chevrotante et il est toujours aussi rouge. Qu’est-ce qu’il est
mignon ! Une petite merveille, mon Geeky, bien plus suave qu’un cube de
guimauve.
— Je suis d’accord et j’en ai envie.
— Tu… Tu es sûr ?
— Évidemment que je suis sûr ! Je te demanderai seulement d’y aller mollo.
Non pas que je m’inquiète, tu es la douceur incarnée quand tu veux. C’est juste
que ça fait un moment.
— Longtemps comment ?
— Un bon bout de temps, bien avant de te connaître… J’ai vécu avec un
homme pendant deux ans. Les autres mecs, ce n’était que du sexe. J’ai
expérimenté les deux faces, mais j’ai toujours eu une préférence pour le rôle
d’actif dans mes plans cul. Le dernier avec qui j’ai été passif, c’est avec cet
homme. On s’est revu souvent après notre rupture, juste pour le sexe, mais je
n’ai plus voulu qu’il me prenne. Depuis que je te connais, il n’y a eu personne
d’autre. J’ai coupé les ponts avec lui et je n’ai plus fréquenté les bars gays pour y
faire des rencontres.
— Tu n’es plus avec lui depuis combien de temps ?
— Un peu plus de quatre ans.
— Plus de quatre ans ! Oh merde ! Je…
— Geeky, mon cœur, détends-toi.
— Tu veux que je fasse ça comment ? Quatre ans ! Je ne suis pas à la
hauteur.
— N’importe quoi ! Tu es un bon amant, Geeky, et tu serais parfait pour
n’importe quelle première fois, ce qui n’est pas mon cas. Il y a juste eu un peu de
temps d’écoulé depuis la dernière.
— Tu plaisantes ! Quatre ans, ce n’est pas rien !
— Pour ton Ryan, tu n’étais pas le premier ?
— Non, et heureusement, crois-moi.
J’éclate de rire devant sa mine dépitée et sa conviction tellement adorable. Il
est impayable.
— Tu vas être parfait, je le sais.
— Dans tes rêves, seulement dans tes rêves.
— Tu as si peu envie de moi ?
— Quoi ?
Je crois que ma stratégie va être la bonne. Lui donner l’impression qu’il me
fait douter de ses sentiments et de son désir pour moi, et qu’en faisant cela, il me
peine et me blesse, le fera peut-être réagir et se jeter sur moi. Ce n’est pas très
fair-play, ni sympa, un peu limite même, mais il m’y oblige, cette tête de pioche.
— Si ce simple détail te fait reculer, c’est que tu n’as pas très envie de moi.
— Bien sûr que j’ai envie de toi ! Tu ne peux pas penser le contraire ?!
— Eh bien, si ! On est ensemble depuis des mois et tu n’en as jamais émis le
désir et, là que tu le fais, un simple petit obstacle et tu ne veux plus.
— Ce n’est pas ça, c’est juste que je… j’ai peur de m’y prendre mal. Voilà !
— Ryan ne prenait pas son pied ?
— Putain ! Mais pourquoi tu parles de lui ? On s’en fout de Ryan !
— Bien sûr qu’on s’en tape, mais s’il prenait son pied avec toi, pourquoi je
ne le prendrais pas, moi ?
— Tu n’es pas Ryan, d’accord ! Ryan, je ne l’ai pas suivi. Toi, je te suivrai
n’importe où. Voilà pourquoi !
Oh merde ! Quel aveu ! À vous retourner les tripes et à vous rendre aussi
débile qu’une meute de chiens enragés. À vous faire désirer plus que vous ne le
pensiez ce qu’il met tant de réticence à vous offrir. À vous mettre le cœur à
l’envers, les larmes aux yeux et la queue en feu. À vous emparer de ce petit bout
de chou, à le prendre dans vos bras et à le serrer si fort contre vous qu’il en aura
peut-être des bleus. À l’aimer tellement, si intensément, qu’il vous est bien
difficile de retenir ces putains de larmes que vous avez jusque-là réussi à
maintenir à l’orée.
Chapitre 33
Pierre, dit Pi
Il me serre fort dans ses bras, à tel point qu’il pourrait bien me laisser
quelques bleus. Il y a comme de la détresse dans sa façon de me tenir contre lui.
Je ne sais pas s’il me maintient ou s’il s’accroche à moi. Un peu des deux, oui,
un peu des deux.
Je l’ai bouleversé, avec mon désir et ma révélation lâchée comme un
boomerang. Je suis si heureux de le retrouver, il m’a tellement manqué, un peu
trop, je crois, mais ce n’est pas important. Il vaut mieux du trop que du pas
assez.
Il a son corps nu pressé contre le mien, couvert de son pyjama-doudou. Il
me tient chaud, me donne chaud. Je sens son cœur qui bat, ses sentiments qui
l’emportent. Il me veut avec la même intensité que je le veux. Je le sens, je le
sais. Il n’attend que moi, que je me décide pour de bon, sans retour en arrière ni
hésitation. Est-ce que je l’aime assez pour faire ce qu’il faut, comme il faut ?
Bien sûr, question stupide ! Ce serait comme de demander à un assoiffé qui a
passé six mois dans le désert aride, sans avaler une seule goutte d’eau, s’il a soif.
Bon, il serait sûrement mort depuis longtemps, asséché au soleil, mais l’image
n’est pas mauvaise. Limpide comme une eau de source.
Je cherche à me dessouder de lui, à le regarder pour mieux le voir,
l’entendre et le lire. Il me laisse faire, sans trop rechigner, et je me statufie. Ses
yeux brillent de manière suspecte, comme si des larmes voulaient jaillir et qu’il
les retenait avec acharnement. Cette lutte malmène son regard, plus foncé que
jamais, presque noir, ses pupilles dilatées. Je caresse son visage d’une main
délicate, passe un doigt sous ses yeux, frôle ses lèvres sèches. Je câline sa peau,
passe sur son début de barbe, pose ma bouche dans son cou. Je le cajole, le
réconforte de ma tendresse, de cet amour incommensurable qui me rend dingue
et que je n’ai pas encore totalement apprivoisé. Je lui offre sans restriction tout
ce que mon cœur garde profondément enfoui. Je n’ai plus de secret depuis
longtemps, mais ce rappel, comme une évidence, trouve sa place dans cet
enchevêtrement d’émotions troublantes.
Léo est un homme fort, solide et sûr de lui. Il est une ancre, un port
d’attache, l’eau d’une rivière au flux limpide et régulier. Il avance d’un pas
cadencé, droit devant lui, sans se laisser impressionner par qui ou quoi que ce
soit. Il marche vers les buts qu’il s’est fixé, sans jamais se perdre dans de
quelconques influences. Il ne s’énerve pas, ou si peu, s’imposant par sa seule
volonté et son charisme.
Je le touche, lentement. C’est un voyage sur le fil du temps, sans début ni
fin, sans précipitation ni impératif. Je le redécouvre, sans le quitter des yeux. Je
plonge dans leur profondeur, je pousse aussi loin que je peux, et ce que j’y vois,
ce que j’y découvre, sans fard et sans voile pour me perdre, me fait frissonner.
Mon cœur gonfle dans ma poitrine, mon ventre se crispe à me faire mal.
— Tu… tu m’aimes.
Une étincelle jaillit dans son regard, son immobilité cesse et ses paumes
viennent prendre en coupe mon visage. Ses pouces caressent mes joues, sa
bouche se pose sur une de mes paupières, puis sur l’autre, avant d’effleurer mes
lèvres.
— Oui, je t’aime.
— Tu… tu m’aimes vraiment, moi.
— Oui, toi. Pierre, Pi, Geeky, les trois en un pour former mon cœur.
Je sais que c’est vrai, je le vis dans mon corps qui me fait mal, dans mon
cœur qui bat frénétiquement, dans mon âme qui a su voir au-delà de mes doutes
et de ma propension à me dévaloriser au point de penser que c’était impossible.
Je ne doutais pas de Léo, mais de moi, toujours de moi. J’arrive à y croire,
réellement, parce que tout me le dit et que dans mon cerveau, les connexions se
sont enfin faites.
— Je te crois, j’y crois.
— Tu en as mis du temps !
— Oui, mais ça valait la peine.
— Et toi ? Tu me suivrais vraiment, même si j’étais envoyé sur une île
déserte, dans le fin fond du Pacifique pour jouer les marioles et faire ami-ami
avec les orangs-outans ?
J’ai envie d’éclater de rire, forcément. L’inverse ne serait pas normal.
— Tu devrais faire attention, Léo, tu déteins sur moi.
— On dirait bien.
— Oui, je te suivrai, même sur une île déserte du Pacifique où je suis sûr de
réussir avant toi à faire ami-ami avec les orangs-outans.
— Ça, je n’en doute pas un seul instant… Sans électricité, sans Internet,
sans… 3.14 ?
— Oh ! J’emmènerais 3.14. Je trouverais bien un moyen pour débusquer
une source d’énergie et l’alimenter. Tu as un corps fait pour l’effort, je saurais
l’utiliser pour me fournir cette énergie.
— Je suis sûr que ton cerveau saurait s’accommoder de cette situation pour
trouver des solutions.
— Certainement… Léo ?
— Oui ?
— Tu as toujours envie que je… m’accapare de ton corps ?
— Oui, mais si tu pouvais faire un peu plus que t’accaparer mon corps, j’en
serais heureux.
— Quand je parle de ton corps, je parle de toi, toi en entier.
— J’en ai envie, depuis longtemps.
Je me redresse et me lève. Je lui tends la main, ma petite main si fine que la
sienne engloutit. Face à face, il me dépasse d’une tête. Il se penche, m’embrasse
et me laisse le guider. Je le conduis à la chambre, dans mon lit, dans cet espace
intime à la décoration spartiate. Je le pousse gentiment, l’admire tandis qu’il joue
le jeu en s’y laissant tomber. Sa nudité s’expose, dans toute sa splendeur, un
corps de rêve pour un homme tout ce qu’il y a d’idéal pour moi. Pierre, Pi,
Geeky, le hacker de génie. Plus de petit, plus d’insignifiant, pas même un pauvre
gamin humilié et trahi par l’espèce humaine. Mais un jeune-homme qui s’est
construit dans l’amour d’une mère et d’une grand-mère, dans l’amitié d’une
meilleure amie fidèle et sincère, et qui a continué de s’édifier en s’appuyant sur
l’amour improbable d’un homme sécurisant et rassurant. Un homme qui s’est
toujours efforcé de me mettre en valeur, de me pointer du doigt mes qualités et
non pas mes défauts. Un homme qui me pousse à grandir et à gagner mon
autonomie, me montrant que s’il me fait confiance pour y arriver, c’est que je le
peux aussi.
Je fouille dans le tiroir de la table de nuit, pose le flacon d’huile sur le lit et
retire mes vêtements. Léo est la seule chose que je regarde, il est devenu mon
univers.
Pi a trouvé sa maison, non pas sur une planète particulière, ni même entre
quatre murs, encore moins dans un lieu, mais là où est Léo. Ma maison est là où
il se trouve.
Pi, plus besoin de E.T, E.T se démerder seul !
Ma tête se vide, toute pensée rationnelle me quitte, ma vision se rétrécit et se
cloisonne vers un seul objectif, une seule réalité : mon amour qui m’attend, moi
et personne d’autre. Mon cœur en guimauve peut se permettre de fondre, je n’ai
plus besoin d’armure, d’aucune armure pour me présenter devant cet homme.
Je m’allonge sur lui, prends sa bouche et ses baisers pour point d’appui, lui
montre à quel point je le veux, non passif et dans l’attente, mais acteur autant
que je le suis dans cette rencontre qui m’étourdit. Il ne souhaite pas autre chose
que faire chanter mon corps comme je veux faire chanter le sien. Je le fais de la
manière dont il me l’a demandé, avec douceur et délicatesse, patience et
tendresse. Je le fais aussi avec vénération. Je prends mon temps, tout mon temps,
pour me repaître de son corps qui s’offre, qui s’ouvre sous mes caresses
aimantes et généreuses. Je lui donne tout, sans rien garder, maintenant d’une
volonté ferme mon urgence à vouloir le posséder. Maintenant que je sais avec
certitude que c’est là où je vais, il n’y a plus d’atermoiements, de doutes ni
même de peur. Il est à moi comme je suis à lui, avec liberté, sans chaîne pour
nous illusionner sur une possession malsaine faite de dépendance ou de douleur.
Il m’a manqué, il me manquera encore, mais plus sans me perdre dans des
lamentations inutiles, des angoisses superflues.
Son corps m’attend, sa vie me réclame, et je m’engouffre, et je gémis, et je
ploie sous la brûlure du plaisir. Je sens son souffle tiède caresser ma peau moite,
la musique de ses râles me chatouiller les oreilles. Je noie mon regard dans le
sien, je suffoque de cette rencontre infernale. Je m’incendie dans ce corps
affolant.
Ses mains emprisonnent mes fesses, me pousse plus loin en lui, au
maximum de mes possibilités. Je déraille, m’emporte et ne retiens plus rien.
Quelle nuit ! Qui n’empêche pas mon horloge interne de me réveiller. Il est
tout de même plus tard que d’habitude, bien plus tard.
— Geeky…
—…
Mon petit cube en guimauve dort à poings fermés. Il faut dire que je l’ai
laminé, complètement essoré, mon Geeky.
— Geeky…
—…
Je le secoue doucement, il se retourne et se calfeutre sous la couette.
J’insiste.
— Geeky.
— Rrrrrrah…
— Tu vas être en retard, si tu ne te bouges pas.
—…
— Pierre !
— M’en fiche.
Ça va être difficile, très difficile, quasi mission impossible. Je le laisserais
bien dormir tout son soûl, mais on est en semaine et il bosse. C’est
incontournable, même pour lui. Il va bien, il est en bonne santé, et même si je lui
ai un peu sapé sa nuit, il n’a pas le choix. Il aura des cernes sous les yeux, mais
pas plus que celles qu’il arbore lorsqu’il préfère offrir ses heures de sommeil à
3.14.
— Geeky, tu dois te lever.
— Si j’veux. Tu n’es pas le patron.
— Je préfèrerais qu’il évite de se pointer.
— Il ne l’a jamais fait.
— Y’a un début à tout.
— M’en tape.
Je quitte le lit, passe par la salle de bains, avant de me diriger vers la cuisine.
Je mets le café en route, avec un peu de chance, ça suffira, et lui prépare son
chocolat chaud. Je lorgne du côté de la chambre, il ne s’y passe pas grand-chose.
Qu’à cela ne tienne.
Petit passage par le salon, allumage de la télé, choix d’une chaîne musicale
et musique à fond.
— TU ES CINGLÉ !
Un peu, juste un peu, le juste nécessaire. J’attends patiemment, jusqu’à ce
que sa frimousse enfarinée apparaisse à la porte. Je baisse le son à son minimum.
— Tu es chiant, vraiment chiant.
Je ne relève pas, qu’importe, il est debout. Je ne le fais pas de gaieté de
cœur, mais il est important qu’il n’abuse pas et qu’il ne prenne pas l’habitude de
n’en faire qu’à sa tête avec son emploi. Si le boss se montre souple avec lui, il
n’est pas extensible. Je suis en congés, il aura vite fait de faire le lien, et ce serait
sans pardon.
— Je n’ai pas envie d’y aller.
— Je sais, Geeky, mais tu n’as pas le choix. Si tu n’y vas pas, le patron va
comprendre que tu es avec moi et il ne laissera pas passer cette absence. On est
vendredi, il nous restera deux jours après.
— Fait chier !
— Je préfèrerais aussi que tu restes avec moi, mais ce n’est pas possible.
— C’est emmerdant les types rationnels et trop à cheval sur les règles.
— Sûrement. Allez, file à la douche.
Il bougonne, encore et encore, et fait ce que je lui suggère. J’éteints la télé et
regagne la cuisine. Premier café, ça fait du bien. Je fais le tour de la pièce, fronce
les sourcils et repars vers la salle de bains. J’entre, observe les lieux, nouvel
haussement de sourcils.
— Vous avez une buanderie dans l’immeuble ?
— Quoi ? J’entends rien.
— Prends ta douche, on verra après.
Je m’installe, mon deuxième café dans les mains, après avoir sorti sa boîte
de céréales. J’en ai un peu marre de bouffer ces cochonneries. Remplir ses
placards devient urgent.
— Ça va mieux ?
— Han han…
— Tiens, ton chocolat.
Il s’assoit, pose sa tasse et la repousse, sa tête vient rejoindre ses bras
croisés.
— Tu veux que je t’emmène ?
— Nan, c’est gentil, mais je ne vais pas t’embêter.
— Ça ne me dérange pas.
— Tu es incroyable… Ça va aller.
— OK… Vous avez une buanderie dans l’immeuble ?
Il relève la tête et me regarde comme si j’avais parlé chinois.
— Pour quoi faire ?
— Pour laver le linge, Geeky ! S’il n’y en a pas, elle est où ta machine à
laver ?
— Ma machine à laver ?
— Oui, ce truc où on met le linge sale pour le laver.
— J’en n’ai pas.
— Ah ! Merde ! C’est chiant les laveries automatiques. La tienne est loin ?
Ses yeux sont des points d’interrogation grande taille. Puis, la lumière se
fait. Il est vraiment à l’ouest.
— À quelques kilomètres, chez ma mère.
Pour le coup, c’est moi qui écarquille les miens. Il plaisante ? C’est une
blague à la Pi, forcément.
— Très drôle !
— Je ne lave pas mon linge, c’est ma mère et ma grand-mère qui s’en
occupent. De le repasser aussi.
Oh putain de merde ! Là, je refuse d’y croire !
— Tu plaisantes ?
— Hein ? Non, pas du tout. Je suis très sérieux.
Je me prends la tête entre les mains et m’arrache quelques cheveux. Je
gémis aussi, mais pas de plaisir.
— Quoi ? C’est si… anormal ?
— Évidemment que ce n’est pas normal ! Merde, Pierre, tu as vingt-quatre
ans, bientôt vingt-cinq !
— Et alors ? Où est le problème ? Ce n’est pas toi qui t’y colles. Qu’est-ce
que ça peut te foutre ?!
— Tu as raison, ce n’est pas mon problème.
— Tu trouves ça pathétique ?
— Je trouve que c’est immature et dérangeant.
— La grande nouvelle du siècle ! Je suis immature !
— Plus que je le pensais. La bouffe, le linge, et quoi encore ?
— À toi de me dire ce qui ne rentre pas dans tes boîtes joliment étiquetées
avec la mention « dans la norme ». Je suis incompétent dans ce domaine !
— Elles font ton ménage et change tes draps une fois par semaine ? Elles
t’achètent tes préservatifs et ton lubrifiant ?
Ses yeux lancent des éclairs et sa colère fait rougir ses joues. Je la prends de
plein fouet, mais je m’en moque. Il est temps qu’il grandisse un peu !
— Tu n’es qu’un connard arrogant !
Il se lève d’un bond, fait valdinguer sa tasse par la même occasion et, sans
un regard en arrière, me tourne le dos et s’en va.
— À plus. Tu as gagné ! Je serai à l’heure au boulot, et même en avance.
Une première qui va être remarquée, j’espère. N’oublie pas de refermer derrière
toi.
Le claquement de la porte résonne dans mes oreilles et ma tasse de café
tremble dans ma main. Je m’arrache quelques cheveux de plus. Merde ! Putain
de merde ! J’y suis allé un peu trop fort. Est-ce si important qu’il ait une
machine à laver ? Un peu, tout de même. Je ne suis pas son père et je ne veux
pas l’être, encore moins sa nounou ou sa mère… En même temps, il ne m’a rien
demandé, rien du tout… Je viens chez lui, je vide son frigo, ses placards et son
congélo, j’avale les bières qu’il m’achète, utilise sa salle de bains et envahis son
appart comme si c’était le mien. Merde ! J’ai abusé et j’ai merdé. Il a le droit
d’être en colère, même si je suis convaincu que ces contingences lui passent au-
dessus de la tête. Je l’ai blessé, juste blessé. J’ai fait ce que je m’étais promis de
ne pas faire. Pire encore, ce que je lui avais promis de ne pas faire. Il a raison. Je
suis un con, un gros con arrogant.
La situation est plombée et je n’ai aucune idée de la manière dont je vais
m’y prendre pour la rattraper. Nous ne nous sommes jamais disputés, pas de
cette façon, pas dans la colère ou les reproches. Quel merdier ! Je vais devoir
mettre mes neurones en branle.
Mon petit cube de guimauve est tout ému et ce n’est que pour un pyjama.
Bien évidemment, je sais pourquoi, je ne suis pas totalement stupide ni
complètement bouché. Il a compris que je l’acceptais tel qu’il était, sans vouloir
le changer. Je suis moi-même très touché par sa réaction. Une petite boule
d’émotion, de rire, de joie et de larmes. Il est adorable.
— Tu vas t’en remettre, mon cœur ?
— Pas sûr.
— Allez, viens. Le film nous attend, ça va t’y aider.
— Peut-être… C’est bien que tu aies choisi des lionceaux. Avec des lions, je
me serais fait bouffer.
— Le seul lion qui a le droit de te dévorer, c’est moi.
— J’aime l’idée
Soirée tranquille au coin du feu, sans feu, mais c’est l’effet qu’elle me fait.
Du bien-être, pas de complication, juste des moments paisibles à partager. Un
besoin viscéral, dès que je quitte le boulot, et que je trouve chez Geeky.
Je ne suis pas inquiet, ni même tendu, mais ce n’est tout de même pas une
simple balade dominicale dans un parc. Je ne suis pas un fan des questions à tout
va, des ingérences et des curiosités. J’ai passé l’âge d’être traité comme un bébé.
J’ai très envie de rencontrer ses femmes, cela n’a pas changé. Pourtant, face à
l’éminence de ce moment, je me surprends à mobiliser mes ressources pour me
montrer patient, au cas où elles iraient un peu trop loin. J’aime Pierre, tel qu’il
est, mais je ne suis pas lui, pas du tout même. Tout compte fait, je suis peut-être
un peu tendu.
— Ça va ?
— Oui.
— Tu t’inquiètes ?
— Un peu… Je ne suis pas sûr de supporter qu’elle me couve comme un
bébé.
— Elles ne le feront pas, tu n’attires pas ça.
Je lui souris, parce que ce n’est qu’une petite gêne aux entournures qui ne va
pas jusqu’à me rendre fébrile. Il me rend mon sourire, me prend la main et me
fait un clin d’œil. Mon regard pétille, je le sens.
— Ne fais pas ça, Geeky.
— Quoi ?
Il est très doué pour jouer les innocents, mais ses yeux luisent bien plus que
les miens et un éclat de rire est bien proche de naître.
— Mettre de côté le lion et ne voir qu’un nounours en chocolat.
— J’aime aussi les nounours en chocolat… Dis, tu veux bien que je te
rassure et que je joue les GBT quelques secondes ?
— Nan nan…
— Allez, trois petites secondes.
— Nan !
Il se marre en silence, porte ma main à ses lèvres et y dépose un doux petit
baiser.
— Ça va aller, mon gros nounours. Elles ne vont pas te manger, je
m’interposerai et ferai barrière de mon corps pour te protéger. Je suis ton
chevalier en armure.
— Tu n’as pas pu résister, hein ?
— Nan…
J’éclate littéralement de rire, attendri comme pas possible, fier aussi de ce
petit bout de chou à l’humour désarmant. Son rire me rejoint, ce sont des grelots
qui teintent dans le vent et… la porte s’ouvre devant une femme d’une
cinquantaine d’années, pas très grande et mince. Elle a les yeux de son fils, sa
peau pâle et fine, et la délicatesse de ses traits. Derrière elle se tient une autre
femme, plus âgée, dans les soixante-quinze ans. Elle n’est pas plus grande, mais
plus ronde, avec les mêmes yeux et un carré blanc soyeux qui lui encadre le
visage. Elle a un regard tendre et doux. Elle a l’air d’une vraie grand-mère,
comme on n’en fait plus. L’image d’elle préparant un chocolat chaud à son petit-
fils s’impose à moi.
— Vous avez l’air de bien vous amuser. Entrez, on sera mieux à l’intérieur.
Nous entrons et des arômes très alléchants viennent me chatouiller les
narines.
— La salle à manger, Pi, nous y serons mieux.
Nous suivons tous Pierre. Je n’ai pas encore ouvert la bouche, ni sa grand-
mère : j’attends les présentations officielles.
— Maman, mamie, je vous présente Léonard.
Quelle étrangeté que mon prénom en entier dans sa bouche.
— Léo, voici maman et mamie, les deux femmes les plus importantes de ma
vie.
— Enchanté de vous rencontrer.
— Nous le sommes aussi. Entrez et installez-vous. Que voulez-vous boire ?
Je n’ose pas répondre. Si c’est comme chez Geeky, le choix va être restreint.
— Je leur ai dit que tu buvais de la bière, elles ont dû en acheter. Tu l’as fait,
maman ?
— Évidemment, Pierre ! Tu crois que je suis incapable de recevoir
convenablement ton petit ami ?
— Bien sûr que non, maman.
— Une bière alors, ce sera parfait.
— Un Coca-Cola pour toi, Pierre ?
— Oui, maman. Merci.
Quel garçon poli, mon Geeky ! Il sera parfait avec ma famille. Elle va en
raffoler.
— Alors, jeune homme, comme ça vous êtes policier ?
— Oui, madame. Je travaille avec Pierre.
— C’est ce qu’il nous a dit. Ce n’est pas trop dangereux ?
— Un peu, mais je prends toutes les précautions nécessaires.
— Bien… Il nous a dit que vous aviez trente-trois ans.
Que répondre à cette affirmation, rien de spécial à mon avis.
— Oui, trente-trois ans.
— C’est bien. Mon Pierre a besoin qu’on s’occupe de lui.
— Maman ! Ne commence pas !
— Je ne dis que la vérité, Pi.
Il grince des dents, mon petit chéri, et je le comprends. Elles doivent avoir
une propension terrible à le mettre mal à l’aise. Que ce soit avec de bons
sentiments n’y changent pas grand-chose.
— Je prends soin de lui, mais il est assez grand pour s’occuper de lui-même.
Je le fais par plaisir, pas par nécessité.
— Ah ! Une réponse parfaite et un moyen efficace de me demander de ne
pas trop me mêler de ce qui ne me regarde pas.
— Je n’oserais pas, Madame, mais je crois que…
Je me tourne vers mon Geeky, je ne voudrais pas dire trop de conneries et
rentrer dans le jeu de sa mère. Je tombe sur un regard énamouré et un sourire
digne des plus grandes romances. Il me regarde comme si j’étais la meilleure
glace qu’il n’ait jamais mangée de toute sa vie.
— Vous croyez que ?
— Que Pierre est un adulte et que je me dois de le considérer comme tel.
— Je vois… Vous vivez à Paris depuis longtemps ?
— Quelques années, six pour être exact.
— Votre famille ne vit pas ici ?
— Non.
Les questions fusent, vie professionnelle, vie privée. J’y réponds du mieux
que je peux, en écarte certaines, en réduit d’autres à des réponses laconiques.
Pierre et sa grand-mère se contentent d’écouter, même si ce dernier intervient
quand certaines lui semblent un peu trop intrusives. C’est plus qu’une mère
poule, c’est une mère louve.
Le repas défile, il est très bon, et il me faut attendre la fin de l’entrée pour
que la conversation devienne plus générale et moins ciblée. Nous en sommes au
café, thé pour les trois autres, quand la grand-mère de Pierre se manifeste.
— J’ai pensé à vous.
— Ah ! Euh… merci.
Je jette mon regard dans celui de Geeky. Je ne sais pas pourquoi, mais je le
sens mal. De nouveau, il a les yeux brillants d’un rire contenu. Je suis dans la
panade, je le vois venir gros comme une maison. Je vais peut-être finir par
paniquer.
— Je vous en prie. Mon petit-fils m’a parlé de vos goûts. Je m’en suis
étonnée, mais il m’a dit que vous étiez un romantique.
Quoi ? QUOI ? C’est quoi cette histoire ? Je vais vraiment flipper ! Je n’ose
plus le regarder.
— J’aime les hommes romantiques et je suis très contente que Pierre ait
rencontré son prince charmant.
Eh ! Je ne suis pas un prince charmant ! Je suis un GBT, dixit Geeky.
Qu’est-ce qu’il leur a raconté ? Je prends le risque, je le regarde. Il ne rit pas, oh
non !, mais c’est pire. Des larmes dégoulinent sur ses joues à force de se retenir.
Il va me le payer, il peut en être sûr et certain.
Mamie se lève et revient deux minutes plus tard avec… ce que j’imaginais,
et bien pire encore. Ce n’est pas à la casserole qu’il va passer !
— Tenez. J’espère qu’il va vous aller et vous plaire. Je n’avais pas beaucoup
de temps pour le réaliser. Heureusement que tricoter devant la télévision est
facile.
Je ne sais pas quoi dire et, pourtant, il va bien falloir que je trouve quelque
chose. « Merci » sera-t-il suffisant ?! Elle a réalisé un exploit et elle l’a fait avec
plaisir.
Je jette un regard noir au petit génie, il ne paie rien pour attendre celui-là. Il
ne frémit même pas d’un cil. Il est trop perdu dans les limbes de son humour à
deux balles.
— Merci, Madame. Je suis sûr qu’il est, euh… très bien.
Je ne peux pas plus, non vraiment pas plus.
— Essayez-le. J’ai tricoté une taille XXL, mais vous êtes vraiment grand et
musclé.
Grand et musclé, et dangereux, très dangereux. Oh putain de merde !
L’essayer alors que je n’ai même pas encore vu le dessin. Je prends le pull du
bout des doigts, il est gris foncé – jusque-là, ça va – et me lève. Je le déplie et je
manque la crise cardiaque de peu, de très peu. Un énorme nounours tenant entre
ses bras un gros cœur rouge me fixe, un sourire dégoulinant sur les lèvres. Putain
de putain de merde ! Je ne peux pas enfiler un truc pareil ! C’est hors de
question !
Je considère cette femme, cette grand-mère au regard si doux et bienveillant.
Je la scrute… et je me retrouve sans choix. Tous les trois m’observent avec la
même curiosité et une attente qui me met dans mes petits souliers. Oh putain !
C’est mon passeport pour entrer dans cette famille de dingues ! C’est un test, une
épreuve, un laissez-passer. Je déteste quand Geeky utilise ces formules, mais tant
pis, aux grandes épreuves, les grands maux : je vais crever !
Très bien ! Ils croient qu’ils peuvent m’avoir facilement, très bien ! Même
pas en rêve ! Je retire mon pull, celui que je me suis choisi et qui est très
masculin, noir et sans fioriture, et j’enfile ce monstre de foire qu’est le pull de
mamie. Il me va à la perfection et j’en hurlerais de dépit.
— Oh ! La taille est parfaite, il vous va très bien.
— Merci, Madame.
Je coasse, alors que le rire de Geeky explose et emporte tout : sa pâleur, sa
fragilité, cette maison, ces femmes. Il pleure de rire, se tient le ventre et me
contemple avec une telle joie débordante, un tel amour, que j’en oublie tout. Il se
lève, tant bien que mal, me rejoint, le pas chancelant, s’approche, avec plaisir,
pose sa main sur le nounours au grand cœur et sa tête sur le mien. Je l’enlace, un
sourire sur les lèvres. Il m’a bien eu, une fois de plus.
— Bienvenue dans la famille, Léonard.
Je reviens dans la réalité, sur cette phrase prononcée avec honnêteté.
— Mon prénom est Jeanne et celui de ma mère Alice. Nous sommes
heureuses de vous avoir rencontré et que vous soyez avec Pierre.
J’avais raison, ce tricot est une acceptation inconditionnelle, au-delà d’un
simple « bienvenue » ou d’un contentement de savoir leur fils et petit-fils avec
un homme qui l’aime et qu’il aime. Le prix n’est pas si élevé, mes placards ont
quelques fringues que je ne mets pas, ce pull ira les rejoindre, sans que je ne le
jette jamais. Je suis peut-être un sentimental, tout compte fait.
J’ai peut-être cru, pendant quelques jours, que mon monde ressemblait à
celui des Bisounours. Cela n’a pas duré longtemps. Cette vision idyllique ne
pouvait pas résister à une seule heure passée devant mes ordis du boulot.
Toujours les mêmes traques, les mêmes merdes à pister, les mêmes folies que
mon cerveau ne peut pas appréhender. Évidemment, il n’a pas besoin de
comprendre pour faire ce qu’on attend de lui, mais par moment, c’est assez
déstabilisant.
Ce matin, j’étais à l’heure et Léo n’a pas eu le temps de poser son blouson
qu’il repartait déjà. C’est l’avantage, ou l’inconvénient, d’avoir un mec à cheval
sur la ponctualité. En attendant, la journée a filé sans que je ne m’en aperçoive.
Pas que ça m’enquiquine, j’aime rentrer chez moi. J’ai décidé d’aborder avec
Léo le sujet du pédophile et de me débarrasser une bonne fois pour toute de cette
histoire. Je suis allé au bout de ce que je pouvais trouver, je me suis positionné
des deux côtés du voile : je suis arrivé à mes limites, si je ne veux pas me mettre
en danger.
Je ne sais pas si Léo a l’intention de venir chez moi ce soir, mais il est clair
que notre prochaine soirée ensemble ne sera pas drôle. On ne peut pas passer sa
vie à raconter des conneries, même si ce serait bien plus sympa que l’obscurité
des réalités.
Le lendemain, nous passons plus de trois heures dans les bureaux des
mœurs. Léo connaît les lieux et il sait à qui s’adresser. Les regards suspicieux
que l’on me jette ne font pas long feu. Comme me le disait ce dernier, nous
avons un dossier en béton. Ils ne m’offrent pas la possibilité de garder un lien
avec l’affaire, mais Léo me fait cette faveur en leur suggérant de ne pas hésiter à
faire appel à moi, s’ils ont besoin de plus d’informations. Je reste stoïque, mais il
me donne encore envie de lui sauter dessus.
Le chemin qui nous ramène vers notre boulot, et notre bureau, me permet de
me rendre compte que je respire mieux. Je me sens soulagé d’un grand poids.
Cette histoire me minait et ne plus l’avoir sur les bras, en secret, est une
libération. Léo conduit avec assurance, forcément, et c’est une bouffée d’air frais
de le regarder. J’ai la sensation étrange de vivre un truc nouveau, une ouverture
logée dans ma poitrine qui me tiraille et me berce. C’est un sentiment d’infini et
d’immensité comme un grand ciel bleu. C’est comme si toute les pièces d’un
puzzle s’étaient mises en place, qu’il ne subsistait que l’essentiel et que les
quelques morceaux qu’il reste à assembler étaient là, sous mes yeux, dans
l’attente du moment opportun pour former une image parfaite. Comme mon
cerveau n’est jamais à cours d’excentricités, je pique un fou rire à me plier en
deux.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Rien… c’est cette histoire de puzzle… et de dessin.
— Je ne capte rien, comme d’habitude.
— Les pièces d’un puzzle… une image.
— Laisse-tomber, on verra ça plus tard… ou pas.
Je ne peux pas m’arrêter, impossible. Un gros nounours, au regard tendre et
au sourire doux, enlaçant un gros cœur rouge, décorant le torse de Léo… Oh
oui ! Un magnifique puzzle à faire encadrer et à mettre dans un endroit discret,
un endroit où je pourrai me marrer tout mon soûl, à chaque fois que j’aurai le
blues ou qu’il me manquera.
Mon fou rire redouble, je ne peux pas le contenir. Des clés USB se sont
invitées dans mon délire, elles sont accrochées aux jolies petites oreilles du
nounours, en guise de boucles d’oreilles, et c’est… Oh ! Merde ! Je vais pisser
dans mon froc ! Je n’en peux plus !
Chapitre 38
Léonard, dit Léo
Nous avons évité une catastrophe, une grosse colère – la mienne – et une
prise de bec mémorable. J’ai vraiment cru, pendant un instant, que j’allais
l’étriper. Il n’est pas du genre à se foutre volontairement dans les ennuis, mais là,
il a bien failli le faire et les a manqués de peu. Je ne peux que remercier ma
bonne étoile qu’il se soit rappelé que j’étais là et, surtout, que notre relation ait
avancé à pas de géant. Nous sommes ensemble depuis presque un an et nous
sommes allés vite. Maintenant que cette histoire est dernière nous, histoire dont
je n’avais pas connaissance il n’y a pas une semaine et qui m’a fait l’effet d’une
bombe, je me sens l’esprit libre, comme si elle m’avait occupé pendant des mois.
Inconsciemment, elle devait tellement miner Geeky qu’elle me pesait aussi. À
bien y réfléchir, c’est flippant comme constat.
En attendant, j’ai des idées à concrétiser et à mettre en place. La plus
immédiate concerne les vacances estivales. J’ai décidé, en espérant qu’il soit
d’accord, de l’emmener deux semaines dans le Sud de la France, dans ma
famille. Il est temps qu’elle le rencontre et qu’il la rencontre. Je leur ai parlé de
Pierre, longuement au téléphone, à ma mère pour être précis, et elle est
impatiente de faire sa connaissance. Ce ne doit pas être différent pour mon père.
J’en ai profité pour faire de même auprès de ma sœur et de mon frère. Il ne me
manque que l’acceptation de mon petit génie, et là, je suis dans l’inconnu. Tout
est possible avec lui, de la crise d’angoisse à une joie pure. J’aurai ma réponse
très vite, ce soir si je ne suis pas, une fois de plus, bloqué au boulot.
La deuxième tourne autour de ce désir de prendre un appartement ensemble.
Pas une petite affaire non plus. Je ne veux pas vivre dans le sien, trop petit, et lui
faire quitter son univers rassurant ne sera sûrement pas facile. Quant à mon
appart, il ne va pas non plus. Mon dilemme, mon énorme dilemme, c’est le lieu.
Résider à Paris, ce n’est pas donné. Je me suis dit qu’avec nos deux loyers, ce
serait peut-être faisable, mais je n’ai aucune idée du montant qu’il y met et nous
n’avons jamais parlé d’argent. L’idéal, à mon avis, pour qu’il accepte sans que
cela ne le stresse trop, ce serait de rester dans son quartier. Personnellement, je
m’en fiche plus qu’un peu. Il n’est pas mal, un village dans la ville, ce qui n’est
pas un choix anodin de sa part, j’en mettrais ma main à couper.
J’ai l’esprit préoccupé et il n’est pas à ce que je suis en train de faire, car je
suis en plein boulot. Heureusement, Antoine est là et me coupe de mes
cogitations.
— Léo ?
— Ouais ?
— Tu m’as l’air un peu ailleurs.
— Possible.
— Je sais que faire du repérage est ennuyeux, mais il serait con de rater un
truc après ces heures bien chiantes. Qu’est-ce qui te mine ? Des soucis avec
Pierre ?
— Nan, aucun souci… Des réflexions.
— De quel ordre ?
— Tu es bien curieux, une fois de plus.
— Ouais, un peu. Ça colle entre vous et ça me fait plaisir.
— À ce point ?
— Ouais, je vous aime bien tous les deux et tu es assez proche d’un meilleur
ami pour moi.
— C’est vrai et c’est réciproque… Je voudrais le présenter à ma famille et
qu’on s’installe ensemble.
— Waouh ! Que des bonnes nouvelles, dis-moi. À quand le mariage ?
— Hein ? Tu es débile ou quoi ? Je ne veux pas me marier !
— Tu es contre le mariage ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais pensé à un truc pareil.
— C’est une institution respectable, tu sais.
— Sûrement. Pas mon truc.
— C’est aussi un moyen de protéger sa compagne ou son compagnon.
— Il existe les testaments et les notaires pour ça… Merde ! J’aurais dû y
penser.
Cet abruti éclate de rire, alors que nous sommes en pleine mission discrète
dans un quartier plutôt calme. Quel con !
— La ferme, Antoine ! On va se faire remarquer.
— Mais non. Deux types qui se baladent, discutent et se marrent, c’est une
bonne couverture.
— Peut-être, mais ça nous aide pas à nous concentrer.
— C’est sûr… T’en es au point de vouloir faire un testament à son bénéfice
devant notaire ?
— On dirait bien.
— C’est donc une affaire qui roule.
— Ouais.
— Où est le problème ?
— Avec Pierre, on n’est jamais sûr de rien… Ce sont de bonnes idées, mais
les méandres de son cerveau vont rarement dans le sens le plus simple.
— Humm… Il est complexe, c’est sûr.
— Pas tant que ça, c’est juste qu’il ne réagit pas souvent comme le commun
des mortels. Il faut apprendre à le décrypter et accepter de ne pas toujours tout
comprendre.
— Complexe, quoi !
— Nous le sommes tous un peu.
— Tu crois qu’il va refuser ?
— Non, mais il va peut-être flipper… Non, il VA flipper !
— Bah, t’en sais rien. Il peut te surprendre.
— Ce ne sera pas une première… Bon, pause finie, on s’y remet.
J’ai un peu de mal à faire taire ce qui tourbillonne dans ma tête. Je me
connais, il n’y a pas trente-six solutions, même pas deux en fait, juste une : lui en
parler et voir ce qu’il en pense.
J’ai réussi à partir à une heure correcte, ce qui signifie que nous avons,
Geeky et moi, une soirée entière pour nous. J’ai envie de me bâfrer de pizza,
avec une ou deux bières pour faire passer le tout. Le bon côté, c’est que nous
n’aurons rien d’autre à faire que manger et discuter. Mon désir est peut-être
directement relié à ce dernier besoin.
— Tu es là tôt ! J’allais aller me doucher, ça te dit ?
Une douche avec Geeky, c’est huit fois sur dix une partie de plaisir. Même si
on est déterminé à se contenter de se laver, on résiste rarement. Se toucher pour
se savonner, regarder l’eau couler sur nos peaux… Rien à faire, ça nous excite
toujours !
Cette fois ne fait pas exception – oh non ! – mon Geeky est en pleine forme.
Depuis que l’affaire du pédophile a été remise entre les mains de mes collègues
des mœurs, il est bien plus serein. Je m’en veux de ne pas avoir remarqué qu’il
était sous tension. J’ai des circonstances atténuantes, je ne le connais pas encore
suffisamment, et surtout, cette histoire traîne depuis des mois, depuis le début
qu’on se connaît : je n’étais pas très à même de faire la différence. Ce qui ne
m’empêche pas d’avoir quelques remords.
En attendant, sa bouche est dans mon cou, son corps glissant collé au mien
et sa main s’est faufilée pour se poser sans atermoyer sur ma queue déjà raide.
Ses lèvres descendent, je connais ses projets et ils me conviennent parfaitement.
J’aime presque autant avoir sa bouche autour de moi que d’être en lui et c’est un
presque qui a son importance. Le posséder va bien au-delà d’un contentement
physique. Je le vis toujours comme une union.
Sa bouche ne chemine pas, elle court. Nous avons appris à nos dépends que
son ballon d’eau chaude n’était pas extensible. C’est une course contre la montre
pour avoir le temps de jouir, et de se laver, avant que l’eau froide ne nous fasse
pester contre l’Enfer et tous ses Saints. Il y est et sa langue me maltraite sans
pitié, sa bouche me prend. Elle joue et s’adapte pour mieux me faire geindre. Le
seul inconvénient de ce lieu, c’est la difficulté à pouvoir être dans l’échange.
Non pas que ce soit dérangeant, Geeky et moi, nous n’avons jamais baisé, mais
parfois, mon désir pour son corps est si violent que j’en ressens de la frustration.
Il ne me finira pas de cette façon, aucun risque, ce n’est jamais arrivé sous l’eau.
De même qu’il n’a jamais été dans le rôle de l’actif dans cette salle de bains. Il
aime m’offrir son dos, ses fesses, et sentir l’eau chaude lui marteler la peau, alors
que mon sexe fait de même dans son corps.
Il sait quand je suis bouillant et dans la phase de l’impatience, quand jouir
devient une obsession et me perdre en lui, ma seule convoitise. Il revient vers
moi, m’offre sa bouche, m’embrasse comme un assoiffé. Il est parti dans la
passion, mon petit génie, et il est très doué pour ces emportements. Je lui offre ce
moment, mais ne peut le faire durer. On le sait tous les deux. Je longe son torse,
m’installe entre ses jambes et lui donne cette même caresse qu’il apprécie tout
autant que moi. Il l’aime particulièrement du fait que je ne m’arrête pas là. Je le
prépare pour moi, pour nous, pour cet instant où nos corps liés ne pourront
qu’exulter et s’égarer pour mieux nous faire perdre la tête. J’attends son signal,
son offre, sa manière de me dire qu’il est prêt. Il me tire à lui, me pousse à me
relever, m’embrasse et se tourne. C’est une chorégraphie connue, dont je ne me
lasse pas et qui se renouvelle à chaque fois.
J’entre en lui, sans trop de précaution, mais avec douceur. Me sentir
l’envahir, doucement, en prenant mon temps, et celui qu’il me sente partout, le
fait toujours gémir de plaisir et de désir. J’ai écouté tous les sons qu’il peut
émettre et je les ai traduits, à seule fin d’être un bon amant pour lui. Il se cambre,
me réclame plus, me veut en entier, sans barrière ni frein.
Sans que je ne l’ai vu venir, encore moins anticipé, les mots que je gardais
pour notre repas pizza s’échappent de mes lèvres.
— Geeky ?
— Ou…i ?
— Je voudrais te… parler d’un truc.
— Maintenant ?!
— Oui.
— Vas-y… je vais essayer… de t’écouter.
— Que dirais-tu de… partir dans le Sud… pour les vacances.
— Le Sud… vacances.
— Oui.
Je vais et viens dans son corps, je ferme les yeux de plaisir, je cherche mes
mots, les prononce hachurés. Quelle idée débile ! Nos cerveaux ne sont pas
totalement présents… Ou une bonne idée ?
— Ta famille… c’est ça ?
J’accélère, pour le perdre un peu plus, pour qu’il n’ait pas trop la possibilité
de réfléchir. C’est déloyal, mais pas que. Ses barrières au repos, il se montrera
plus spontané dans ce qu’il veut ou ne veut pas.
— Oui, ma famille.
— Je sais pas… aaah, c’est bon.
Oh ! Mais j’aime bien quand il s’exprime, quand il me dit son plaisir. Quelle
bonne initiative, tout compte fait !
— Tu en penses… quoi ?
— Que ce serait… bien… si tu… allais un… peu plus… vite.
Je me marre, c’est plus fort que moi, et fais trembler nos corps déjà plus que
sollicités.
— Je peux le faire.
— Je sais… fais-le… c’est tout.
Je poursuis ma quête, le plaisir monte, je dois me presser un peu plus, sinon
le timing sera manqué et les retombées, désagréables pour l’étape post-
orgasmique. Il râle maintenant et moi aussi. Je m’arrime plus solidement à ses
hanches, l’attire à moi, m’active à en perdre mes repères. Ça va encore être
explosif.
Mon petit génie se fait plus bruyant, il est au bord, tout au bord. Je passe une
main sur son ventre, descend sur son sexe à l’agonie et le caresse au même
rythme que mes coups de reins. Cela fonctionne à chaque fois, rapidement.
— Ah ! Ne t’arrête… pas… Pour le Sud… tes parents… et tout le tralala…
c’est d’accord.
Mon corps se tend, ma colonne vertébrale grince sous le courant électrique
qui la traverse, je me fige une seconde, repars de plus belle. Il tremble, se
resserre autour de moi, crie et me délivre sa jouissance, dans ma main,
violemment. Je prends son plaisir, le savoure autour de mon sexe moite, avant de
me libérer dans une même virulence. Je m’avachis légèrement sur son dos, avant
de le retourner et de voler sa bouche. Il me répond, puis me repousse, le regard
flou et un sourire sur les lèvres.
— Dépêchons-nous ou nous allons hurler.
Je hoche la tête, il a raison, même si c’est plus à son confort que je pense. Ni
une ni deux, il me savonne rapidement, ce qui lui prend un peu de temps, j’ai un
grand corps, puis je m’occupe du sien. Pendant que l’on se sèche et qu’il enfile
son pyjama, je me vêts d’un vieux pantalon de survêtement que j’aime bien et
reste torse nu.
— Pizza, ça te dit ?
— Oui, bonne idée. On commande ou tu vas les chercher ?
— On commande, pas envie de me rhabiller.
La bière et le Coca sont sortis, les pizzas commandées et on se regarde
comme deux benêts, s’observant l’un l’autre et attendant de voir lequel des deux
va remettre le sujet sur le tapis. C’est lui qui s’y plie.
— Tu veux vraiment que je parte en vacances avec toi et que je rencontre ta
famille ?
— Oui, aux deux.
— Et euh… tu leur as parlé de moi ?
— Oui, à ma mère et mon père, ma sœur et mon frère.
— D’accord… Et euh… ils veulent me rencontrer ?
— Oui, tous.
—…
— Tu flippes ?
— Oui.
— Viens-là, mon cœur.
Je lui tends les bras, il me rejoint avec empressement et prend place sur mes
genoux.
— Ils ne mangent pas les petits génies, tu sais.
— C’est une qualité de famille, alors.
— Comment ça ?
— C’est l’une des premières choses que tu m’as dites, même si tu disais
geek, à l’époque : « Je ne mange pas les geeks, vous savez. ». Je tremblais dans
mon pantalon et j’avais peur de vomir.
— Tu t’en es très bien sorti ce jour-là et tous les autres d’après.
— Je n’ai pas vomi en tout cas... Je vais venir avec toi, mais je ne peux pas
te promettre d’être à la hauteur.
Ma main lui caresse le dos, rassurante. Je lui fais quelques baisers papillon
dans le cou. Apaiser mon petit génie est une mission à temps plein ou presque.
— Je ne m’inquiète pas du tout, Geeky. Tu es quelqu’un de bien et tu n’es
pas un faible, loin de là. Tes angoisses font partie de toi. J’espère juste qu’elles
cesseront, petit à petit, de te faire chier.
— J’en ai moins.
— Bonne nouvelle… Mes parents vont t’apprécier, Pierre, je n’ai aucun
doute là-dessus. Ma sœur aussi et mon frère… eh bien, si tu le provoques, ça
risque d’être drôle. Il déteste perdre et lui rabaisser son caquet pourrait être
tordant.
— Il est bâti comme toi ?
— Il est aussi grand, mais moins musclé. Il fait bien moins de sport. C’est
un comptable, on ne se muscle pas en gardant son cul vissé sur une chaise,
derrière un bureau et à passer son temps à compter.
— Qu’il soit aussi grand que toi me suffit. Je ne le provoquerai pas, ne le
regarderai même pas.
— Ils vont t’aimer, mon cœur, j’en suis sûr.
— Je vais te faire confiance, on verra bien.
Cette première partie du programme a été facile, bien plus facile que je
n’aurais pu le croire. Reste la deuxième… Attendons les pizzas et profitons de ce
moment paisible.
Après ça, nos vacances ont été idylliques. Nous avons visité, nous avons
protégé ma peau du soleil, nous nous sommes baignés – je me suis contenté de
barboter, je ne sais pas nager – nous avons passé pas mal de temps avec sa
famille, toute sa famille, et je m’en suis bien sorti.
Nous sommes rentrés depuis une semaine et je profite d’être encore en
vacances quelques jours pour retrouver mes habitudes. 3.14 m’a manqué, ma
mère et ma grand-mère aussi, mais dans une moindre mesure, et Pascaline, un
peu. C’est étrange. Avec Léo, je n’ai pas de vide. J’ai pensé aux personnes que
j’aime, sans que ce soit douloureux. Avec 3.14, ce n’était pas totalement
différent. J’avais un ordinateur portable avec moi, mon téléphone ultra
sophistiqué et ma tablette. Il ne faut pas non plus me demander l’impossible,
mais je me suis senti à ma place tout du long, chaque jour et à chaque minute.
Épilogue
Pierre, dit Pi
Je fais un tour sur moi-même, traverse le salon et jette un coup d’œil dans
chaque pièce. C’est un bel appartement, un très bel appartement. Un coup de bol,
comme il en existe rarement, mais je ne suis pas prêt à questionner le destin. Ce
sont des détails abstraits qui ne m’intéressent pas. Ce à quoi je m’attache, par
contre, c’est à l’atmosphère qui règne dans les lieux. J’ai besoin de sentir que je
peux m’y plaire, que je vais m’y plaire. Ça n’a pas grand-chose à voir avec la
taille des pièces, la décoration, la couleur des draps ou celle des murs.
— Pi ?
— Oui, maman ?
— Viens voir.
Je prends la direction de la salle de bains où je rejoins ma mère. Spacieuse,
une grande baignoire et une douche pleine de promesse : je sais déjà que je vais
l’adorer. Léo a voulu tout changer et refaire à sa manière. Tant qu’il ne me
demandait pas de prendre un marteau pour l’aider à tout casser, il pouvait bien
faire comme bon lui semblait.
— Qu’est-ce que t’en penses, Pierre ?
— Euh… Léo t’a dit quoi ?
— Gris pour lui, bleu pour toi.
— C’est le cas, non ?
— Si.
— Eh bien, c’est parfait, alors.
— Je vois… Suis-moi.
Chaque pièce va y passer et c’est enquiquinant. J’aimerais bien, à cet
instant, me retrouver seul et tenter d’apprivoiser l’endroit.
Léo s’est occupé de la grande majorité de ce projet. Il a donné son préavis
pour son appart et a commencé à chercher. Il a eu la délicatesse de ne pas me
faire visiter tout ce qu’on lui proposait, mais seulement ceux qui lui paraissaient
potables. Sur Paris, on peut trouver, si on ne rechigne pas à lâcher du lest à son
porte-monnaie. Mieux encore, il faut avoir les moyens. Parfois, la chance se
présente et il faut la saisir au bond, ne pas la laisser passer, se précipiter,
l’attraper et ne plus s’en dessaisir. C’est ce qu’il s’est passé pour nous, pour moi.
Un F3 s’est libéré juste au-dessus du mien, un papi qui ne pouvait plus vivre tout
seul et que sa famille a placé. Dans la foulée, elle s’est empressée de se
débarrasser de l’appartement. Je ne veux pas blablater pour rien, mais je ne
pense pas me tromper en affirmant qu’elle avait besoin d’argent. Vendre le mien
nous a pris un peu de temps et, au bout du compte, nous a obligés à négocier
avec la banque. Dans cette partie de l’histoire, j’ai joué un rôle plus important.
Ma mère nous a prêté l’équivalent de ce que j’allais récupérer sur la vente de
mon bien et, avec une partie de ce qui me restait de mon père, on a pu acheter
l’un tout en patientant pour l’autre. Ce délai nous a coûté de l’argent, mais nous
a permis aussi – c’était le désir de Léo – de faire les changements qu’il
souhaitait, comme casser le mur qui séparait le salon de la salle à manger. Il
voulait une grande pièce, il l’a !
Léo s’est chargé de tout repeindre et je l’ai un peu aidé. Ça a été l’occasion
de franches parties de rigolade, car je ne suis vraiment pas doué. À mon grand
étonnement, Antoine a mis la main à la pâte, ainsi que trois autres de ses amis les
plus proches. Une opportunité comme une autre de me présenter à eux et de faire
connaissance. Il a aussi souhaité changer les sanitaires et refaire la cuisine. Il a
décidé de nous ruiner. Ma mère et ma grand-mère ont voulu prendre en charge
tout ce qui concernait le linge de maison. Mon Léo a peut-être peur de
l’ingérence de mes femmes, mais pour ces contingences, il a été bien heureux de
leur céder la place. Un homme reste un homme. Par contre, les consignes étaient
claires. Il a choisi toutes les teintes, les tissus et les voilages des fenêtres. Pas
d’achat sans son aval, autorité oblige, et mes femmes ont plié sous son poids avec
plaisir. Elles lui mangent dans la main, c’est presque écœurant.
— Que penses-tu des rideaux, Pierre ?
— Ils sont parfaits, mamie.
— Tu pourrais au moins y jeter un coup d’œil avant de me répondre.
Oh la poisse ! Elles savent que je m’en fiche et que je n’y connais rien.
Mamie sait en profiter pour me tricoter ses pulls qui continuent à être
immettables pour tout mec de vingt-six ans à peu près dans la norme ! Si elle
croit que je suis dupe, elle se fourre le doigt dans l’œil. Elle exploite mon
manque de goût pour s’en donner à cœur joie.
Je fais ce qu’elle me demande et c’est vrai que ça paraît bien. L’ensemble
est beau : le lit deux places de facture moderne, l’armoire, la commode et les
deux tables de nuit, le tout assorti. Les murs d’un bleu pâle avec quelques
touches de vert, comme un fondu de nuages un peu particulier, si doux qu’il me
donne envie de me pelotonner dans les draps blancs et sous la couette.
— C’est joli, mamie. C’est une belle chambre.
— Je trouve aussi. Léo a bon goût.
En parlant de GBT, j’aimerais bien qu’il rapplique et qu’il nous débarrasse
de tout ce petit monde. Samedi prochain, elles reviendront pour un dîner
d’inauguration. Pascaline sera là aussi et peut-être son frère. Elle n’a encore rien
décidé à ce sujet, mais en a envie. Le souci, c’est que ce soit un soir. Elle ne veut
pas le perturber dans ses habitudes. Comme je le lui ai dit, nous sommes là pour
un bon moment, il aura largement l’occasion de venir à un horaire moins
contraignant.
Je file discrètement et attrape mon portable. Un SMS rapide : je veux que
Léo rentre ! Encore une heure à patienter.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Si tu as de la tisane, avec plaisir.
— On doit bien avoir ça.
Quelle étrangeté de me retrouver dans une cuisine inconnue, même si elle
est bien plus pratique que celle que j’avais. Je sors tout ce dont nous pourrions
avoir besoin, fais chauffer l’eau et les sers. Elles parlent, parlent, encore et
encore, de cette merveille qu’est notre appartement. Elles sont parfaites, je n’ai
pas nécessité de les écouter, encore moins de participer.
— Y’a du monde ici ?
Léo ! Sa voix résonne et monte vers les plafonds. C’est angoissant.
— Dans la cuisine !
Je trépigne d’impatience. Nous avons passé beaucoup de temps entre ces
murs, tous les jours depuis plusieurs semaines, mais nous n’y avons jamais
dormi. Nos affaires ont rejoint les meubles de rangement au fur et mesure qu’ils
étaient installés et nous avons fait ce choix de le considérer comme chez nous
qu’une fois totalement prêt.
— Je vois que vous avez bien travaillé.
— Oui. Tout est en place.
— C’est vraiment gentil de nous avoir aidés.
Il fait une bise sur la joue de chacune et un rapide baiser, trop rapide, sur
mes lèvres. Je braque mon regard dans le sien, je sais qu’il va comprendre. Je me
sens presque désespéré face à cet impératif d’être seul ici, avec lui, juste lui. Je
suis un étranger dans ma maison et seul Léo peut réussir à me faire m’y sentir
chez moi. Pas ma mère, pas ma grand-mère, ni même toutes les jolies choses qui
m’entourent ou mes propres affaires. Seulement Léo. Il le capte, l’emprisonne,
me retient dans la force de ses beaux yeux marron foncé. Il fronce les sourcils,
me lit, voit tout.
— Je suis épuisé, la journée a été rude.
Il s’étire comme un félin et me fait une démonstration de la beauté de son
corps en mouvement. Il me tue ! Et tente de me sauver.
— Oh ! Rien de dangereux, j’espère ?
— Non, ne vous inquiétez pas, mais j’avoue qu’une bonne douche et une
petite sieste d’une heure dans le canapé me plairait bien.
— Nous comprenons, nous allons vous laisser. Nous reviendrons samedi.
C’est un trésor, mon Léo. J’aurais pu leur crier que j’étais éreinté, leur dire
que je voulais dormir, qu’elles m’auraient simplement répondu « Vas-y, Pi. » et
elles seraient restées là, bien implantées sur leur chaise.
Je les raccompagne, les embrasse et ferme la porte derrière elle. Mon Léo
est déjà là, ses bras autour de moi.
— Ça ne va pas ?
— Si, j’avais juste besoin d’être seul ou avec toi, mais je suis incapable de
les foutre dehors.
— Je ne voulais pas cette soirée autrement, elle nous appartient.
Tranquillement, nous gagnons le salon. Je m’installe dans le canapé,
pendant qu’il va se chercher une bière.
— Tu es vraiment magnifique dans ce pull.
— Ta grand-mère a bien choisi, pour une fois.
— Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas elle, c’est moi.
— Tu me l’as effectivement déjà dit… Tu as fait preuve de bon goût et de
perspicacité.
— Ça m’arrive.
Il a de la chance que je ne rêve que d’une soirée douce et paisible entre ses
bras, à ne rien faire et certainement pas à lui chercher des poux. On a tout
l’avenir pour ça et cette première soirée ici, tous les deux, ne reviendra jamais.
— C’est étrange, mais dès que je l’ai vu, il m’a rappelé quelque chose.
— Ah oui ? Quoi ?
— Un modèle que j’avais vu dans un catalogue de grande marque et qui me
plaisait bien, mais que je n’aurais jamais acheté à cause du prix.
— Tu vois, j’aurais pu être un grand styliste.
Son rire, ce rire que je connais si bien et qui se manifeste si souvent depuis
que l’on est ensemble, jaillit. Il n’est pas débordant, pas trop, mais il est joyeux.
— Ne change pas de carrière, Geeky, ou tu vas finir à poil et sans un rond
pour te nourrir.
— Très drôle !
Je me love contre lui, caresse la laine du pull, puis remonte pour échouer sur
son visage. Les yeux dans les yeux, je lui souris et dépose un doux baiser sur ses
lèvres.
— Je t’ai vu le regarder et baver dessus. Je l’ai montré à mamie et elle a
bien voulu essayer. On a acheté la laine ensemble, de la même couleur, et on a
choisi sur les conseils de la vendeuse. Elle a mis du temps parce que les torsades
étaient compliquées et qu’elle n’avait plus l’habitude.
— Il est très beau, je l’aime beaucoup.
— Et unique, comme toi.
Ma bouche cherche la sienne, un peu plus, un peu mieux.
— Tu es vraiment fatigué ?
— Non, pas du tout.
— Tu me le dirais si c’était le cas ?
— Tu le verrais, Geeky.
— C’est vrai.
Je ferme les yeux et m’évade des lieux, juste pour ne sentir que sa présence,
son corps contre le mien, ses bras qui m’enveloppent, sa chaleur qui me
réchauffe. Je veux me sentir chez moi.
— Tu te rappelles qu’il nous reste encore un défi à accomplir, Geeky ? Tu
n’as pas oublié ?
Pas maintenant, pitié, pas maintenant ! Il se montre trop exigeant avec moi,
là. Je ne veux pas me rappeler et je ne veux pas qu’il me force à me souvenir.
— J’ai tout oublié, Léo. Je ne veux que toi ce soir.
— Tu ne m’embrouilleras pas comme ça, tu sais.
Je pourrais l’embrouiller, comme il dit, en ciblant mon attaque et en allant
droit vers ses faiblesses. Ce n’est pas ce dont j’ai envie. Du sexe, on en a
souvent, on aime ça et on ne se prive pas. Une fois couchés, peut-être que je ne
pourrais pas résister devant son corps nu et prêt pour moi, mais pas maintenant.
— Allez, tu freines des quatre fers depuis un an, il est temps de sauter le
pas.
— J’en n’ai pas envie.
— Tu en as envie, mais tu as peur.
— Évidemment que j’ai peur !
— Geeky, tu es en sécurité avec moi. Tu t’accrocheras à ma taille de toutes
tes forces et tu pourras m’admirer tout en cuir.
Ah ! Il m’énerve ! Il sait que ça, Léo tout en cuir, j’en ai terriblement envie,
j’en bave même, mais de là à monter derrière sa moto… Mille fois que je me
répète qu’il doit être à tomber ! Mille fois que je le supplie de me laisser le voir.
Mille fois qu’il refuse !
— D’accord, d’accord ! Un jour de beau temps avec la promesse que tu ne
dépasseras pas les cinquante kilomètres-heures.
— Tout ce que tu veux.
Mon Dieu ! Il adore me sortir cette phrase, celle qui a précédé notre premier
baiser. À chaque fois que je l’entends, mon cœur s’emballe comme si j’allais le
recevoir, une fois encore.
— Je veux un baiser, le même que le premier, le tout premier.
Une étincelle s’allume dans son regard, je fronce les sourcils, elle est
suspecte. Il plante un bécot sur mes lèvres et se recule.
— Euh… il sort d’où ce… truc ?
— Ce truc, comme tu dis, c’est ce tu m’as donné la première fois que nos
lèvres se sont rencontrées. Ce n’est pas ce que tu m’as demandé ?
Incrédule, je suis incrédule. Merde ! Il a raison ! Je lui ai volé ce bisou
rapide après avoir craqué et mouillé son tee-shirt.
— Bien joué, GBT, bien joué. Le deuxième alors…
Sa bouche fond sur la mienne et tous nos souvenirs me reviennent comme
une flambée de météorites. Ils m’assaillent et me font trembler, ils me
bouleversent et me font monter les larmes aux yeux. Ils me laminent et me
grandissent.
— Es-tu heureux, Geeky ?
— Oui, je le suis. Et toi ?
— Je le suis aussi, terriblement. E.T Pi a-t-il trouvé sa maison ?
Oh ! L’abruti ! Pourquoi lui ai-je raconté, dans un moment de faiblesse, que
parfois je me parlais en m’appelant E.T Pi ? Le comment ça a pu arriver est
facile à expliquer. Quand Léo rentre après une journée de boulot
particulièrement intense, notre séance de sexe l’est tout autant, mais quand il
rentre après une semaine d’entraînement soutenu, je ne le tiens plus. Il m’épuise
tellement que toutes mes barrières tombent et je lui raconte tout, tout ce qu’il me
demande. Et ce GBT casse-bonbons, il en profite plus que de raison.
— Geeky ?
— Oui, j’ai trouvé ma maison.
Ses lèvres se posent délicatement sur les miennes. Elles donnent sans rien
exiger et je les reçois comme un don. Le baiser s’approfondit et je m’engouffre
dans cette vérité, ma vérité : ma maison, celle de Pierre, dit Pi, celle du petit
génie, dit Geeky, est bien là où Léonard, dit Léo, GBT, mon lion, se trouve.
FIN
REMERCIEMENTS
* À Jeannine, pour l’aide qu’elle m’apporte sur tous mes textes et, notamment, pour celle qu’elle m’a
offerte sur Le petit génie, Pierre dit Pi. Ta gourmandise pour mes textes et ton soutien sont des moteurs.
* À Delphine et Yvette, pour leur lecture et correction, leur enthousiasme aussi.
* À tous ceux qui l’ont lu en avant première et qui se sont pris d’affection pour mon tendre Pi et mon solide
Léo.
Merci à chacun de croire en mes écrits et de me pousser à y croire aussi.
* Un grand merci à Ana Lei pour m’avoir offert l’illustration de couverture et à Hope de l’avoir sollicitée.
Je suis très touchée.
Nathalie MARIE : https://www.facebook.com/nathalie.marie.9693