Le Petit Genie Pierre Dit Pi NathalieMarie

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 297

Le petit génie,

Pierre, dit Pi

Nathalie MARIE
Autoédition
Nathalie MARIE, Janvier 2015, pour le texte.
Ana Lei, avril 2016, pour l’illustration de couverture.

Cette histoire est une œuvre de fiction. Les personnages, les lieux ou les évènements proviennent de
l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes, des lieux ou
des évènements existants ou ayant existé serait fortuite.
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
Cette œuvre ne peut être reproduite, de quelque manière que ce soit, partiellement ou dans sa totalité sans
l’accord de l’auteur, à l’exception d’extraits et citations dans le cadre d’articles de critique.
Avertissement sur le contenu : Cette œuvre dépeint des scènes d’intimité entre hommes. Elle vise donc un
public averti et ne convient pas aux mineurs. L’auteur décline toute responsabilité pour le cas où vos
fichiers seraient lus par un public trop jeune.
Avertissement de l’auteur : Cette histoire est une fiction, ses personnages fictifs. Elle ne se base en aucun
cas sur des connaissances précises et avérées sur la Police, la Gendarmerie Nationale et, encore moins, sur
les corps d’élite. Elle s’en inspire, mais n’est qu’imagination. Elle trouve son inspiration dans des
informations relayées par les médias et dans l’imaginaire qu’elles suscitent.
Chapitre 1
Pierre, dit Pi

La poisse ! Je n’arrive pas à y croire ! Mais qu’est-ce qu’il m’a pris


d’accepter une telle proposition ?
Mon cerveau, ce jour-là, devait être rangé dans un placard rempli de
céréales périmées. Je ne vois pas d’autres possibilités. J’aurais pu être bourré,
mais je ne bois pas d’alcool.
Je n’en mène pas large, ça c’est sûr. Dans mon jean un peu trop grand, ma
chemise vieille mode et mes Converse à la limite de voir s’échapper mes doigts
de pieds, je n’ai pas l’air de grand-chose. J’ai eu beau regarder dans mon armoire
pendant une heure, je savais que c’était peine perdue. Je suis ce que je suis : un
type insignifiant qui ne s’achète des fringues que pour avoir quelque chose à se
mettre sur le dos. J’en reviens toujours aux mêmes trucs : des pantalons qui me
tombent sur les hanches, des chemises souvent fripées et des pulls ringards qui
font hausser un sourcil à tous ceux qui me croisent, dans le meilleur des cas.
Avec ma tête de premier de la classe, mes cheveux un peu longs et bouclés, mes
lunettes qui cachent mes yeux et mon visage, on ne me remarque jamais, si ce
n’est pour se demander d’où je sors. Je quitte rarement mon chez moi, je préfère
la sécurité de mes murs.
Alors oui, je me demande ce que je fais là, devant ce bâtiment
impressionnant, à flipper comme un gamin de six ans convoqué chez la
directrice de l’école, parce qu’il a eu la mauvaise idée de se faire recouvrir de
peinture par des petits caïds sûrs d’eux et de leur pouvoir. Je suis cet enfant qui,
les larmes aux yeux, attend que sa maman vienne le chercher et le sauve de ce
monde cruel… sauf que j’ai vingt-quatre ans et que je ne peux pas appeler ma
mère, même si je sais qu’elle viendrait en courant, ou plutôt en voiture, et qu’elle
me ramènerait chez elle où je retrouverais ma grand-mère, debout dans la
cuisine, en train de me préparer un chocolat chaud pour me remonter le moral.
Il me suffirait de fermer les yeux pour sentir son arôme et filer en courant
comme un dératé un peu fou.
Allez Pi ! Un peu de courage, tu n’es pas qu’une chiffe molle et un fils à
maman ! Un peu de nerfs !
Je souffle un grand coup, à m’en faire mal aux poumons, et rejoins les
portes d’entrée. Deux molosses armés gardent les lieux et je dois montrer patte
blanche : une étape qui nous prend plus de cinq minutes. Cet endroit est hyper
sécurisé, ce qui est très déstabilisant. Dieu, que cette journée va être longue !
Le hall est aussi immense que la façade et désagréablement silencieux. Je
stoppe net, après n’avoir parcouru qu’un mètre, et observe les lieux. Il vaudrait
mieux que je m’habitue à cette ambiance très particulière de bunker, car je risque
d’y revenir souvent, tous les jours si tout se passe bien… ou mal, selon le point
de vue.
Je fais un pas de plus vers le comptoir d’accueil. Un flic se trouve derrière et
me regarde approcher, le front soucieux. Il doit se dire que je suis un pauvre gars
qui s’est égaré dans la grande ville pas faite pour lui. Je ne lui en veux pas, il y a
bien longtemps que je ne me préoccupe plus trop de ce que l’on peut penser de
moi, même si, ce matin, je m’en suis soucié. Je le salue, il me fixe toujours.
— Que puis-je faire pour vous ?
— J’ai rendez-vous avec Monsieur Villemont.
— Vous êtes ?
— Pierre Belan.
Devant son ordinateur, Monsieur l’agent consulte son agenda. Je donnerais
n’importe quoi pour être moi-même devant mon ordi, 3.14, mon meilleur ami.
— Vous aviez rendez-vous à neuf heures !
— Je suis un peu en retard, je sais.
— Un peu ? Une demi-heure, ce n’est pas rien !
Je hausse les épaules. Que puis-je faire d’autre ? Je suis rarement à l’heure,
la tête ailleurs et l’esprit occupé. Contempler mon armoire m’a pris du temps ! Si
j’avais pris le risque de me mettre devant 3.14, je ne serais pas encore arrivé.
Qu’il s’estime heureux !
Je l’étudie tandis qu’il décroche son téléphone et informe son chef de mon
arrivée. Il se racle la gorge et me jette un regard un peu pervers. Il s’amuse,
l’abruti ! Il ne me faut pas trois secondes pour comprendre qu’il compte sur son
supérieur pour me remettre à ma place. Il en est presque toujours ainsi des mecs
aux biceps un peu trop prononcés. Ils aiment la castagne, les rapports de force et
écraser les plus faibles qu’eux. J’attire cela, souvent, et je m’en tape. J’ai peut-
être l’air d’un pauvre hère, mais mes défenses sont bien en place. Et puis, on est
venu me chercher, je n’ai rien demandé, moi !
— Prenez l’escalier et montez au premier, deuxième porte à gauche. Le
Chef vous attend.
Je ne m’attarde pas : plus vite je me serai débarrassé de la corvée et plus vite
ce sera fini. Il me vient comme un espoir : il va me jeter, c’est couru d’avance.
Dès qu’il va voir ma tête, mon allure et mon physique quelconque, il va se
retenir d’éclater de rire et me renvoyer chez moi pour jouer aux osselets. J’en
sourirais presque, sauf que j’aurais pu refuser leur proposition, ce que je n’ai pas
fait, et que me faire virer au bout de cinq minutes serait tout de même humiliant.
Je frappe à la porte, le dos raide et les mains légèrement tremblantes. Je les
glisse dans mes poches. Je suis peut-être ridicule, mais j’ai mes propres limites.
Un aboiement me répond.
— Entrez !
Ça commence bien ! Encore un homme fort auquel je vais devoir faire face.
L’orgueil Pi, l’orgueil, rappelle-toi, c’est un bon carburant.
Je pousse la porte, me détourne pour la fermer sans rien regarder, la
repousse doucement, récite dans ma tête 3.1415926535, m’arrête au bout de dix
chiffres après la virgule, et me retourne.
— Vous êtes en retard !
— Je sais.
— Est-ce une habitude ?
— J’en ai bien peur.
— À partir de maintenant, mettez-vous dans le crâne que vous commencez à
sept heures trente. Ça suffira peut-être pour vous faire arriver à huit.
Je hoche la tête, mais ne réponds pas. Ça ne marchera jamais, aucun risque,
mon cerveau ne fonctionne pas comme ça. À sept heures, il est sept heures, à
huit heures, il est huit heures, et pas l’inverse. Noir, c’est noir, bleu, c’est bleu, et
je m’appelle Pierre Belan, avec toutes les imperfections que ça sous-entend.
— Bien… Pour être honnête, c’est la première fois qu’on accueille dans nos
murs une personne qui ne fait pas partie de la police. Nous avons bien des
consultants, mais ce n’est pas tout à fait la même chose… Je vais faire en sorte
que vous soyez bien accueilli ou, tout du moins, qu’on reste poli avec vous, mais
il va falloir vous faire votre place.
Il m’a bien regardé ?! Me faire ma place ? Et il voit ça comment, GC (Grand
Chef, pour la traduction) ?
— Euh… je ne vais pas être enterré dans un petit bureau qui ressemble à un
cagibi, avec un ordinateur ou deux, et ne sortir que pour avaler un sandwich et
une bouteille d’eau ?
— Pas tout à fait, Monsieur Belan, pas tout à fait.
— Mais je ne veux pas être intégré à une équipe ! Les mails, c’est super
pour communiquer, vous savez.
— On vous a repéré et sollicité pour vos talents de hacker et on n’attend pas
de vous que vous fassiez autre chose que traquer les terroristes sur le net. Nous
n’avons pas de spécialistes suffisamment talentueux, d’où cette décision d’aller
chercher chez les civils. Ceci étant, il n’a jamais été question de vous enfermer
dans un placard.
— Eh bien, j’aime les placards.
— Le bureau qu’on a prévu pour vous est dans un coin relativement
tranquille, mais pas dans une surface de deux mètres sur deux, dans un sous-sol.
— Dans NCIS, l’informaticienne, originale et complètement décalée, est
dans un sous-sol. Elle se balade dans une pièce avec plein d’ordinateurs.
— Désolé, mais on n’est pas à la télé. Ici, c’est dans un bureau que vous
devrez partager avec deux autres collègues.
La poisse ! C’est de pire en pire, la catastrophe, la fin du monde. Je ne veux
pas m’intégrer, ni faire mumuse avec des flics et encore moins que l’on me
reluque à longueur de journée, en se demandant ce que le péquenot que je suis
fait là. Je blêmis et mes mains courent sur la toile de mon jean pour essuyer leur
moiteur. Je sais que mon regard s’est affolé.
— Écoutez, on attend juste de vous que vous fassiez votre boulot et ce pour
quoi vous êtes doué. Vos talents méritent le respect. Aucun de nous n’a vos
capacités.
— Peut-être, mais…
Le regard du chef Villemont me perce comme des lasers. Il n’a pas l’air
d’un mauvais bougre et ne semble pas vouloir me marcher dessus, ou m’écraser
de sa grosse paluche comme un vulgaire moustique qui lui casserait les bonbons.
Pourtant, il me domine de sa force et j’en ai parfaitement conscience.
— On a besoin de vous et on vous attendait. Le monde va mal, les risques
sont de plus en plus omniprésents et nos moyens trop limités. Personne ne vous
cherchera des noises.
J’ai parfaitement compris que les évènements de ces dernières années ont
mis à mal la section antiterroriste de notre pays. J’ai tout autant entendu dans de
nombreux reportages que la police n’était pas assez formée aux nouvelles
technologies, d’où ma présence dans ce bureau. Je n’avais pas envie de me
risquer dans le monde, mais ma conscience m’a joué des tours. Il m’a fallu du
courage pour arriver jusqu’ici. Je l’ai fait avec l’idée que je serais un petit
informaticien rangé dans un coin et jouant avec des ordis toute la journée, dans
un endroit pénard et isolé, pas au milieu de types robustes, entraînés aux sports
de combat et les muscles affermis par des heures de musculation intensive.
Comment vais-je me sortir de ce merdier ?
— Je vais vous montrer votre bureau et demander à l’un de mes hommes de
vous faire visiter. Après, nous verrons bien. Essayez quelques jours et si ça ne va
vraiment pas, je vous chercherai un cagibi ridiculement petit.
— Un placard à balais fera l’affaire.
— Si je n’ai pas d’autre choix, j’y penserai.
La lueur qui brille dans les yeux de GC ressemble à de l’amusement. Si lui
s’éclate, ce n’est définitivement pas mon cas. Je suscite aussi régulièrement cet
effet : faire marrer les autres, sans le vouloir. Quelle poisse ! Encore !
— Allez, venez. Ça va bien se passer.
Mais bien sûr !
— Si vous le dites, je ne vais pas vous contrarier, vous êtes bien plus
costaud que moi.
— Je suis surtout votre supérieur.
— Ah ! C’est comme à l’armée ? Je dois vous saluer en portant la main à
mon front et dire « Oui Chef » à tout ce que vous me demanderez ?
— Presque, Belan, presque. Ça vous pose un problème ?
— Euh… c'est-à-dire que c’est un peu comme la ponctualité, légèrement
hors de mon contrôle.
— Vous pouvez préciser ?
— Eh bien, je… je ne serai sûrement jamais à l’heure et je risque d’oublier
très souvent de porter la main à mon front. Ce genre de considération n’est pas
très… accessible à mon cerveau.
— Vous êtes un cas, Belan, un sacré cas.
— C’est bien possible.
— Je sais que vous êtes un civil et je vais faire avec, mais n’abusez pas.
— Je vais essayer.
— Faites un peu plus qu’essayer et ça devrait aller.
Je dois reconnaître qu’il se montre affable avec moi, GC. Je ne sais pas s’il
le fait naturellement ou s’il prend sur lui, il n’est pas très lisible et je ne suis pas
un adepte du décryptage des émotions humaines. Je manque sacrément de
compétence à ce niveau. Si ce n’est pas clairement affiché, je passe à côté de
tout. Il faut dire que je manque d’entraînement, je suis un GS (Grand Solitaire,
pour la traduction). Ma compagnie n’a jamais été recherchée et je n’ai pas
l’habitude de l’offrir. À part Pascaline, ma meilleure amie et souffre-douleur à
l’occasion, je ne fréquente personne. Mes amies, ce sont ma mère et ma grand-
mère. Mais non, ce n’est pas pathétique ! Je les aime beaucoup.
Je me lève comme un automate et me mets dans les pas de GC. Je me cache
derrière ses larges épaules. Je ne sais pas ce qui m’attend et mon estomac fait des
siennes. Si je me mettais à vomir partout, serais-je obligé de tout nettoyer et de
m’aplatir devant lui pour lui offrir mon repenti et mes excuses ? Qu’ai-je mangé
au petit déjeuner ? Ouf, rien. J’étais trop noué. Les dégâts ne seraient pas trop
importants.
— Voilà votre bureau. Deux ordinateurs sont à votre disposition. Vous
pouvez en faire ce que vous voulez, aucun de nous ne sera à même de vérifier ce
que vous en faites.
Je tourne la tête et j’oublie mes préoccupations d’ordre gastrique pour
observer mon nouveau lieu de travail. Le bureau est de taille respectable, les
ordis pas trop moyenâgeux et le coin contre lequel il est appuyé me va à
merveille. Je me retourne et me crispe. La pièce n’est pas très grande et deux
autres bureaux, identiques, occupent l’espace. Ils sont trop près de moi, bien trop
près, et déjà occupés. L’un par un type assez quelconque, blond aux yeux bleus
et les cheveux rasés. Il a une bouille sympathique. Un sourire sur les lèvres, il
m’examine avec curiosité. Je lui fais un signe de tête, vague et fruit d’un
véritable effort.
— Vous êtes le geek ?
— Nan, l’informaticien.
— Euh, c’est pas pareil ?
— Pas vraiment, non.
— Ah bon ? Je croyais que tous les passionnés d’informatique étaient des
geeks. Merde, j’aimais bien l’idée ! Ça sonnait bien.
— Désolé de vous décevoir.
— Oh, c’est pas grave… si vous me laissez vous appeler le Geek.
Je hausse les épaules. La majorité des gens font l’amalgame. Pour eux,
passer plusieurs heures devant un ordi fait de vous un geek, ou un nerd, voire un
no life, le tout savamment mélangé. Je ne suis rien de tout ça, mais si ça l’amuse,
je m’en tape. Du moment que l’on ne me demande pas de parler à tout bout de
champ de Star Wars ou de jeux vidéo, je peux faire avec. Si je suis un
informaticien compétent et un hacker de génie, je suis avant tout Pierre, dit Pi,
tout simplement.
— Comme vous voulez, je m’en fiche.
— Super ! Bienvenue parmi nous, on vous attendait.
— Ah ! Euh… merci.
Après cette discussion des plus intéressantes – mais, non je ne fais pas dans
l’ironie ! – mon regard se porte sur l’autre type et mes genoux flageolent. Celui-
là, ça va être une autre paire de manches. Il est assis, mais il ne me faut pas trois
secondes pour remarquer qu’il doit être grand, très grand même, que ses épaules
font le double des miennes – d’accord, j’exagère un peu – et qu’il a un regard
trop direct. Il me détaille de la tête aux pieds, sans qu’un seul muscle de son
faciès ne frémisse. Je suis incapable d’interpréter ce qu’il pense. Même son
corps est totalement immobile. Il est brun avec des yeux marron d’une grande
profondeur. Ils brillent au milieu de son visage aux traits ciselés, à la mâchoire
carrée et aux lèvres parfaitement dessinées. Il est d’une beauté flippante, bien
trop beau et trop musclé pour ma tranquillité d’esprit. Il va m’en faire voir de
toutes les couleurs avec son physique de tortionnaire de petits informaticiens
insignifiants. Il a déjà l’air de me détester, moi l’intrus, le civil qui ne sera jamais
flic et qui ne peut pas courir cinq cents mètres sans avoir mal aux jambes.
Merde ! Je veux mon placard à balais, ma maman et le chocolat chaud de
mamie !
Chapitre 2
Léonard, dit Léo

Je suis d’une humeur exécrable, et ce n’est pas mon réveil qui me l’a dit,
mais ma nuit. Couché tard, l’esprit trop préoccupé pour dormir tranquille, je
savais d’avance que je ne serais pas à prendre avec des pincettes le lendemain.
Ça va passer, peut-être après deux ou trois cafés bien chauds, si j’ai de la chance.
Depuis quelque temps, j’ai la sensation d’avancer à reculons. On bosse comme
des malades et on arrive à pas grand-chose. C’est emmerdant à souhait.
Premier café, mon cerveau se désembrume légèrement. Footing de six
kilomètres et une heure de muscu, je me sens déjà mieux. Une douche bien
chaude, un petit plaisir solitaire, et je redeviens presque humain. Ce week-end,
quoi qu’il arrive, je ramène un plan cul dans mon lit ou j’appelle mon ex. Il est
toujours d’accord pour une reprise d’une nuit, ce qui me va. J’évite ainsi les
bars, la drague soûlante et je suis sûr de prendre mon pied. Ouais, ça c’est un
bon plan !
Je me magne un peu, car j’ai horreur d’être en retard. L’armée a fait de moi
un accro à la ponctualité. À une seconde près, tu peux passer de vie à trépas, et
on ne rigole pas avec ça. Huit heures moins le quart, je suis garé et mes pas me
guident vers l’entrée privée. Tout mon barda est entre mes mains pour montrer
que je suis autorisé à entrer. Sept heures cinquante-deux, je suis devant la
machine à café. Sept heures cinquante-sept, je suis assis derrière mon bureau, le
doigt sur le bouton de démarrage de mon ordi. Tout va bien, je me détends.
Il existe plusieurs sortes de cinglés et je fais partie des inoffensifs : je ne
sors mon arme qu’en cas de danger ou d’obligation. Il y a bien pire que moi, je
les traque à longueur de journée et j’en ai un peu marre qu’ils aient trop souvent
une longueur d’avance.
À partir d’aujourd’hui, la situation devrait changer. L’informaticien qui a été
recruté pour nous aider doit avoir débarqué. Je me demande à quoi il ressemble.
Accueillir un civil est une première dans le service et je ne sais pas trop
comment je vais me dépêtrer de cette donnée. Je ne suis pas un vrai casse-
couilles, pas tout le temps, mais je peux me montrer très con. Pour moi, il y a la
police et les militaires d’un côté, ceux qui cravachent chaque jour pour protéger
la population en se faisant insulter plus souvent qu’il n’en faut pour un esprit
sain. De l’autre, les civils qui vivent tranquilles dans leur petit monde de
paillettes et qui nous insultent dès qu’ils le peuvent. Alors, forcément, que l’un
de ceux-là vienne envahir mon espace de travail me fait plus qu’un peu chier,
même si j’ai conscience que son aide nous sera très utile. Ressemble-t-il à ces
geeks que l’on dépeint comme des extra-terrestres et vivant en dehors du monde,
sans avoir besoin de se nourrir ou d’avoir une vie sociale ? Allons-nous avoir à
faire avec un type complètement décalé, physiquement insignifiant, un petit mec
parmi des molosses qu’il faudra préserver de nos coups de gueule, de nos injures
et de nos agacements intempestifs ? Il y a des chances. Fait chier ! Le patron
aurait pu lui trouver un autre bureau. Antoine est cool et sympa, mais moi… je le
suis aussi, mais pas tout le temps. Je peux me montrer dur et j’aime préserver
mon espace vital. Je ne suis pas un adepte de la nouveauté. Si ma capacité
d’adaptation est optimale sur le terrain, en dehors, c’est un peu moins le cas.
Le chef se pointe et me coupe de mes divagations. Il ne paraît pas très
satisfait.
— L’informaticien n’est pas là ?
— Nan, pas encore arrivé.
— Ah ! Pas une bonne idée.
— Pas vraiment.
Les festivités commencent bien ! Si ce mec n’est pas capable d’arriver à
l’heure, dès le premier jour, ça promet.
— Il s’est peut-être paumé ?
— Peut-être…
— Un geek, c’est souvent à l’ouest, non ?
— Ne commence pas, Léo. Évite de tomber dans les communs, tu me feras
une fleur.
— Ouais.
— On a besoin de lui, d’accord ?
— Je sais.
— Il a été repéré et recruté parce qu’il excelle dans son domaine. C’est tout
ce qui m’importe.
— Moi aussi, moi aussi.
— Alors, ne lui casse pas les couilles à peine arrivé.
— Ok. Je fermerai ma gueule.
— Bonne option… Je retourne dans mon bureau.
Le Chef se pose autant de questions que nous, même s’il contrôle plutôt
bien son agacement. Tout comme moi, il a du mal à tolérer les retards. Nous
sommes dans l’inconnu. Qu’il soit plus aux faits des enjeux diplomatiques et des
complaisances de surface l’aide sûrement. Traiter avec les grands de ce monde,
la politique et tout le ramassis d’hypocrites qu’il côtoie, le rend plus à même de
donner une place à ce geek, civil de son état. Je radote, mais c’est une épine dans
mon talon.
Une heure plus tard, la porte du bureau s’ouvre de nouveau sur l’entrée du
Patron. Je cherche le gars censé être en sa compagnie, mais ne voit rien qui
pourrait ressembler à un autre être humain. Il n’est pas encore arrivé ? Pas
possible !
Le Chef se décale et le type apparaît. Merde alors ! Il est tellement discret
qu’il a réussi à se cacher derrière la carrure de Villemont. Il ne nous repère pas
tout de suite, car son regard est braqué sur le bureau qui lui est destiné. Ses
épaules se relâchent. Quoi que ce soit, ce qu’il voit le rassure. Le premier qu’il
aperçoit, c’est Antoine. Il l’observe quelques brèves secondes, avant de lui faire
un signe de tête et de le saluer. Antoine, l’affable Antoine, se montre sympa,
comme toujours, même s’il est déçu d’apprendre que ce n’est pas un geek, mais
un simple informaticien. Comme lui, je ne fais pas la différence et, je l’admets,
ça me frustre aussi. Ce terme avait pris sa place dans nos cerveaux et il nous
amusait. Après ces quelques mots échangés, il se tourne vers moi et c’est une
autre histoire qui débute. Son corps se fige, son visage s’assombrit et il se crispe
de tout son long. J’en profite pour le détailler. Un mètre soixante-quinze à tout
casser, mince et perdu dans ses vêtements – des fringues qu’il a dû acheter à
l’Armée du Salut – des cheveux clairs, bouclés et trop longs pour le service, une
peau pâle qui ne doit pas souvent voir la lumière du jour et des lunettes qui lui
mangent le visage. Il n’est pas moche, mais il faut s’attarder un petit moment
pour s’en rendre compte, et préférer les hommes aux femmes. Il paraît
complètement décalé dans ce lieu et pas très heureux d’être là. Je lui fais peur, je
m’en rends compte, ce qui est de ma faute. Je me suis mis en mode commando,
comme à chaque fois que je suis dans l’inconnu. Il est trop tard pour faire
machine arrière, même si je n’ai pas encore d’avis sur ce mec. Lui sourire à cet
instant, alors qu’il semble prêt à tout pour disparaître, quitte à se faufiler entre
les plinthes et le mur, ne serait pas bien reçu. Il m’a catalogué : je suis une brute
et son enfer personnel. Je lis en lui comme dans un livre ouvert, je suis très doué
pour ça : j’aurais pu être profiler, si j’avais été un peu plus intellectuel que je ne
le suis. Je préfère le terrain, mais cette aptitude me sert bien trop souvent pour ne
pas la louer en mon for intérieur.
— Antoine, Léo, je vous présente Pierre Belan, notre nouvel informaticien.
Pierre, vos collègues, Antoine Paris et Léonard Belmonte.
— Enchanté.
Quel menteur ce Pierre ! Un sourire naît sur mes lèvres. Il est un brin
moqueur, mais qui puis-je ? Il n’a qu’une envie, détaler et ne plus jamais
remettre les pieds ici. Bel effort tout de même que cet « enchanté », que je lui
retourne sur un ton légèrement ironique.
Un rictus de dérision plisse ses lèvres, à peine ai-je fini de le prononcer. Il
n’y croit pas plus que je n’ai cru au sien, ce pour quoi il a tort. S’il peut nous
aider, il est le bienvenu, quelles que soient les relations que nous réussirons à
instaurer. Je ne suis pas toujours un cadeau, je peux me montrer autoritaire et
bourru, mais j’aime mon boulot. Je prends mes responsabilités à cœur et
j’admire le professionnalisme. Je suis pour tous les talents qui peuvent nous être
utiles. Si nous allons avoir du mal à nous faire à Pierre Belan, et à son statut, il
va en être de même pour lui. Ce sera peut-être même pire. Il semble au bord de
la panique.
— Léo, tu veux bien lui faire rapidement visiter les lieux, qu’il se repère un
peu ?
— Pas de problème. Allons-y.
Pourquoi moi ? Un vrai mystère. Antoine aurait été bien mieux dans ce rôle
et notre geek pense exactement la même chose. Son cerveau bouillonne et ses
cris de détresse me vrillent les oreilles. Il va péter un câble, s’il ne se calme pas.
Je ne suis pas un cannibale et je ne mange pas les informaticiens. Les hommes
que je choisis, je les déguste et je fais en sorte qu’ils y prennent du plaisir.
Je me redresse et me mets en marche. Il me suit comme un petit chien
tremblant, ce qui a le don de me porter sur les nerfs. Je ne suis pas un monstre !
J’ai plutôt une belle gueule et un corps alléchant, et ce n’est pas moi qui le dis.
Évidemment, à part les gays qui veulent partager mon lit, les autres hommes s’en
tapent, mais tout de même, je ne suis pas repoussant, même pour un hétéro pur
jus, ce que je ne suis pas sûr qu’il soit.
— Je ne mange pas les geeks, vous savez. Vous pouvez vous détendre.
J’observe sa réaction du coin de l’œil. J’aimerais bien savoir s’il a un peu de
couilles ou s’il est juste une petite chose fragile et cassable. Son regard luit sous
ses verres de lunettes et ses épaules se redressent. Il frotte ses mains sur son jean,
preuve que je le mets toujours extrêmement mal à l’aise, mais son attitude
change. Il n’est pas que fragilité.
— Je ne suis pas un geek !
— Vous avez dit que vous vous foutiez qu’on vous appelle comme ça !
— Ouais, ben, ça change rien, de toute façon. Vous ne les mangez peut-être
pas, mais rien ne me dit que vous ne prenez pas plaisir à les malmener.
— Je ne malmène que les connards qui me cherchent des noises, les truands,
les assassins et dépravés en tous genres, et les terroristes. Ça fait déjà beaucoup
de monde, je n’ai pas besoin d’en rajouter.
— Super ! Je ne suis rien de tout ça et j’éviterai de vous chercher des noises.
— Tout va bien, alors.
— C’est ça ! Putain, vous n’avez pas un placard à balais dans le coin ?
C’est quoi cette question à la con ?!
— Un placard à balais ? Tu es un maniaque avec des tocs ?
Le tutoiement m’est venu instinctivement. C’est une habitude que j’ai du
mal à perdre. Quand on est dans un même bateau, avec des connards qui vous
mitraillent, on a tendance à oublier le formalisme et les politesses de surface.
— Non, je cherche juste un petit espace pour y mettre mon bureau et mes
deux ordis.
Je stoppe net et le fixe. Je dois avoir les yeux ronds et un rien brûlés par la
surprise. Il est un peu dingue ce geek, non ?
— Tu veux travailler dans un placard à balais ?
— J’aurais préféré un endroit comme celui de l’informaticienne de NCIS,
mais GC m’a dit que ce n’était pas possible. Apparemment, les séries télé et la
réalité, ce n’est pas tout à fait pareil. Un placard ou un petit débarras, ça m’irait
très bien. Je ne suis pas difficile.
— GC ?
— Euh… le Chef, le Grand Chef.
— Je vois… NCIS ?
— Une bonne série, à mon avis.
— Un débarras ?
— Un coin tranquille, sans avoir sous les yeux des mecs musclés, pour me
rappeler que je suis une crevette qu’on peut facilement torturer.
Putain ! Ce mec réussirait presque à attirer mon attention et à éveiller ma
curiosité. Je suis bon dans la lecture des expressions, mais là, impossible de
savoir s’il est stupide ou intelligent, gentiment naïf ou ironique.
— Sérieux ?
— Ouais, sérieux ! J’aime les endroits où je me sens en sécurité, ce qui n’est
pas le cas ici.
— Tu es au cœur de la sécurité, Geeky. Tu ne peux pas trouver mieux.
— Ça dépend où on se place et de quel côté on regarde… Geeky ? C’est
quoi ce surnom à la con ? Si vous voulez absolument me ranger dans une case,
sachez qu’ici je suis un hacker. Au moins, vous serez dans le vrai.
— Oh, il n’est pas si débile que ça ! Hacky, ce serait encore plus ridicule !
Son regard flamboie et ses joues rougissent de colère. Même ses verres de
hibou ne réussissent pas à me le cacher. Je dois calmer le jeu, sinon il va
exploser.
— Désolé, c’est sorti tout seul.
Merde ! Je me sens complètement idiot ! Où j’ai été pécher l’idée de lui
donner un petit nom ? C’est moi qui suis complètement débile ! Je suis passé
d’une attitude froide, du genre pitbull, à un semblant de convivialité, comme un
type super agréable, pour arriver à un surnom risible, le tout en un quart d’heure.
Ce mec est un brouilleur de neurones. Il doit avoir des connexions avec le
cerveau humain, en plus de ceux qu’il met en place avec le monde virtuel. Il est
pourtant hors de question que je le montre et je m’empresse de passer à autre
chose.
— La machine à café est là et il y a un coin détente au fond du couloir, à
côté des toilettes. De chaque côté, ce sont des bureaux. Tu feras connaissance
avec tout le monde au fur et à mesure. Il y a d’autres services dans les étages,
mais tu ne devrais pas être amené à y mettre les pieds. Ton badge et ton laissez-
passer doivent t’attendre à l’accueil, on ira les chercher tout à l’heure. J’en
profiterai pour te montrer le parking et l’entrée privée.
— Ça m’a l’air simple.
— Ça l’est. Je vais te laisser prendre tes marques et faire connaissance avec
tes ordis.
— Bonne idée. Je vais sûrement avoir besoin d’un petit moment pour en
faire ce que je veux.
— Quand tu seras prêt, on te donnera les accès à tous les services sur
lesquels tu es autorisé à te balader. Pour Internet, et tout ce qui va avec, je ne
pense pas que tu aies besoin de nous.
— Je ne pense pas non plus.
Ce mec aurait tendance à m’intriguer. Le simple mot « ordi » a l’art de
dénouer ses tensions. Il se montrait plus naturel depuis que j’avais engagé la
conversation, tout en respectant une distance évidente. Celle-ci a disparu, tout
comme son attention. Il est ailleurs, dans un autre espace que le mien. Ses
ordinateurs sont son chant des Sirènes.
— Tu passes combien de temps sur tes ordis, chez toi ?
— Hein ? Quoi ?
Je répète ma question, je l’ai sorti de son univers et il ne m’a pas entendu.
Ça va être quelque chose de bosser avec lui !
— Je passe beaucoup de temps avec 3.14.
— 3.14 ?
— Mon ordi. Mon ordi s’appelle 3.14.
Il appelle son ordi 3.14 ?! 3.14 comme Pi ?! Oh putain !
— Tu délires ?!
— Pas du tout ! Quoi ? Tu ne donnes pas un nom à ton flingue, toi ?
— Hein ? Pas que je sache, non.
— Ah ! J’aurais cru.
Oh putain de merde ! Ce type ne vit pas sur la même planète que moi. Soit
on va bien se marrer, soit ça va être un enfer. J’ai bien peur de me retrouver à me
balader entre les deux et à être balloter entre E.T veut maison et « Il va
redescendre sur terre, ce con, et me donner ce que je veux ? Des infos, merde, il
nous faut des infos et, dès huit heures du mat, ce serait bien ! ».
Je secoue la tête, la mine dépitée. Donner un nom à mon flingue ! C’est l’un
de mes meilleurs potes, mais faut pas déconner non plus. Je suis sain d’esprit,
moi, un minimum tout du moins.
Son regard tente d’analyser mes émotions et il ne semble pas très doué dans
ce domaine. Il est perplexe, très perplexe, mais il ne pourra jamais l’être autant
que je le suis face à lui.
Chapitre 3
Pierre, dit Pi

Enfin chez moi ! M’écrouler dans mon canapé est une option alléchante et je
ne m’en prive pas. Quelle journée ! Bon, j’exagère un peu. Dès que je me suis
retrouvé derrière mes jouets, j’étais dans mon élément et la tête ailleurs. Les
autres, tous les autres, n’existaient plus. Ils ne pouvaient plus m’attirer dans leurs
délires. Pas de placard à balais, mais une certaine tranquillité que j’ai appréciée.
Les blablas et les grandes discussions ont apparemment lieu ailleurs et c’est une
excellente nouvelle. Si on ne me dérange pas, je devrais pouvoir m’en tirer.
J’ai été très étonné quand Antoine, à midi, m’a proposé de venir manger
avec eux un sandwich rapidos dans un bar qu’ils fréquentent. De là à accepter, il
y avait tout de même une marge ! J’avais ma dose de contacts humains. Merci
bien ! Ma surprise a été plus grande encore quand, une heure plus tard, il a
déposé devant moi un casse-dalle au jambon et une bouteille d’eau. La tête que
j’ai dû faire ! Elle devait valoir son pesant d’or. J’ai remercié, bien évidemment,
même si j’avais déjà avalé celui que je m’étais amené. Je vais devoir apprivoiser
les bizarreries de ce monde dans lequel ma place n’est pas gagnée et que je ne
suis pas sûr de vouloir.
3.14 me fait de l’œil, il s’est sûrement ennuyé sans moi. Pour une fois, je
n’accours pas vers lui. J’ai passé huit heures devant deux autres de son espèce, et
là, j’ai envie de ne rien faire. C’est épuisant de travailler en dehors de chez soi.
Mes yeux se ferment, je sens que je ne vais pas faire de vieux os…
C’est quoi ce son strident qui me vrille les oreilles ? On ne peut pas me
foutre la paix ! J’ai une journée à digérer, moi !
— PI ! Ouvre cette porte ! Je sais que tu es là. Lâche 3.14 et viens m’ouvrir,
tête de nœud !
Pascaline ! Il ne manquait plus qu’elle pour finir de me vriller le cerveau.
J’aurais dû m’en douter, ceci étant. Croire une seule seconde qu’elle n’allait pas
venir me soutirer toutes les informations possibles et inimaginables sur ma
journée était stupide et ridicule.
La porte ouverte, je lui tourne le dos et retombe comme une masse dans
mon canapé.
— Oh ! Tu dormais ?
— Le passé est employé à merveille. Ouais, je dormais !
— Désolée.
— C’est ça, cause toujours.
Elle a vite fait de me rejoindre et de glisser sa main dans mes cheveux
bouclés qu’elle adore. Au moins, j’ai une chose de bien dans mon physique qui
ne casse pas trois pattes à un canard. Ma meilleure amie a beau me dire le
contraire, je sais qu’elle n’est pas impartiale. Les amis le sont rarement.
— Alors, tu es toujours vivant ?
— Il semblerait.
— Raconte, Pi, et ne joue pas les abrutis. Sinon, je te torture.
— Tu es chiante, Pascaline, vraiment chiante.
— Je sais, on s’en fout.
Ses doigts sont agréables dans mes cheveux. Ça me détend à chaque fois.
Parfois, j’en imagine d’autres qui seraient un peu plus aventureux, mais les
siens, c’est déjà bien.
— J’ai cru mourir et pisser dans mon froc… En fait non, j’ai cru que j’allais
dégueuler partout.
— À ce point-là ?
— Ouais… Ils n’ont pas de placard à balais. T’y crois, toi ? Même pas un
petit coin perdu dans un endroit sombre. Juste des bureaux, plein de bureaux, et
d’autres mecs pour les partager.
— Je vois… Combien dans le même bureau que toi ?
— Deux.
— Hommes, femmes ?
— Deux mecs, deux super flics, baraqués et tout.
— Mignons ?
— On s’en tape, Pascaline ! Ils sont là et c’est bien suffisant.
— Ils te font peur ?
— Bah, un peu… Pas Antoine.
— Antoine ?
— L’un des deux. Il est assez sympa et souriant, même s’il veut absolument
me coller une étiquette de geek. Il a une bonne bouille… GC a été correct aussi.
Il a tout fait pour me mettre à l’aise, mais il suinte l’autorité et il a des épaules
vraiment larges. Derrière lui, on ne me voit pas... C’est plutôt pas mal, à bien y
réfléchir.
— GC, c’est qui ?
— Le Grand Chef, celui qui m’a accueilli.
On a fait le tour de mes connaissances limitées. Il ne reste plus que GBT
(Grand Brun Ténébreux, pour la traduction), et je ne suis pas pressé, pas pressé
du tout d’en venir à lui. Il m’a vraiment foutu les j’tons, celui-là, et pas qu’un
peu, même s’il n’est pas aussi con que je le pensais.
— Ça a l’air d’aller, Pi, non ?
— C’est vrai. J’ai paniqué au début, mais ils m’ont foutu la paix et n’ont pas
cherché à me tirer des poux de la tête.
— Je savais que tu pouvais y arriver !
— Euh, c’était la première journée. Il va y’en avoir des tas d’autres et tout
peut encore arriver. Y’a bien un con qui va s’apercevoir que je suis facile à
martyriser et s’en réjouir.
— Arrête, Pi ! Tu n’es pas une carpette sur laquelle les connards essuient
leurs pieds. Tu es capable de te défendre et de les faire tourner en bourrique. Tu
peux être terriblement emmerdant.
— Ben, ouais. Quand t’as pas les muscles, il te reste ton cerveau.
— Une bonne alternative, si tu veux mon avis.
Pascaline, c’est ma meilleure amie depuis le collège. C’est une âme
généreuse et protectrice. C’est mon côté petit mec chétif et paumé qui l’a fait me
coller aux basques. J’étais un souffre-douleur et Pascaline déteste profondément
ce genre d’attitude. Elle a un frère trisomique, alors ça la touche
particulièrement. C’est une princesse des causes perdues et une gardienne des
plus faibles d’entre nous, pauvres humains sensibles. Au début, je ne savais pas
quoi faire d’elle, alors je la laissais me suivre et me parler sans jamais
s’interrompre. J’ai mis un peu de temps, mais j’ai fini par comprendre qu’elle
était sincère. Elle voulait vraiment que l’on soit amis. Ça fait dix ans que l’on se
connaît et elle ne m’a jamais laissé tomber. Elle est un roc et mon espace de
normalité. J’aime ma mère et ma grand-mère, mais ça ne fait pas très sérieux de
compter sans arrêt sur elles. Avec Pascaline, c’est plus normal, plus avouable et
moins critiquable. On ne me regarde pas d’un air complètement dépité lorsque je
parle de ma meilleure amie. Les chocolats chauds de ma grand-mère n’ont pas le
même effet, mais comme c’est elle qui fait les meilleurs au monde, il n’est pas
né celui qui me fera m’en passer.
— Alors, et le deuxième ?
— Le deuxième quoi ?
— Oh oh ! Pi, fais pas l’abruti innocent… Tu me mets en alerte maximum,
mon doudou.
— Arrête de m’appeler comme ça ! Qu’est-ce que vous avez tous avec ce
besoin de me donner des surnoms à la con complètement ridicules ?!
— Oh oh ! Doudou Pi s’énerve. De mieux en mieux. Le deuxième, Pi.
Elle fait vraiment chier ! En dix secondes, me voilà de nouveau dans la
poisse. Et quelle poisse !
— Un flic, c’est tout.
— Quel genre de flic ?
— Mais j’en sais rien ! Je l’ai vu pour la première fois aujourd’hui et on n’a
pas passé la journée à discuter comme deux pipelettes devant un lait chaud !
Pascaline râle et lève les yeux au ciel. Est-ce que mon histoire de lait chaud
va suffire pour qu’elle passe à autre chose ?
— Tu aurais pu choisir une chope de bière ! Du lait chaud, avec un flic… Tu
es vraiment à la ramasse.
— Je sais, mais j’aime le lait chaud. Tu sais bien que…
— PI ! Me prends pas pour une conne, d’accord ? Comment s’appelle ce flic
dont tu ne veux pas parler ?
— Si je ne veux pas en parler, pourquoi t’insistes ?
— Parce que je suis très curieuse. C’est de ta faute ! T’avais qu’à en parler
dans la foulée de cet Antoine. Assume !
Elle a raison, j’ai manqué de finesse pour le coup. J’ai fait vibrer ses
antennes et elle restera sur mon canapé jusqu’à ce que je crache le morceau,
même si elle doit se priver de manger et de boire pendant des jours. Un vrai
roquet !
— Léo, il s’appelle Léo.
— Léo ? Ça fait très lion. Il rugit ?
Putain, quelle est conne !
— Léo pour Léonard et je ne l’ai pas entendu rugir. Il est plutôt très
silencieux et flippant.
— À ce point-là ?
— Pas qu’un peu ! Tu l’aurais vu m’observer, un truc à me donner envie de
me glisser entre le papier peint et le mur… Un regard direct et une immobilité à
te faire pâlir. Je me suis senti petit, tout petit, comme quand Josh a voulu me
plonger la tête dans les chiottes, en cinquième. Tu te rappelles ?
— Évidemment ! Après le coup de pied bien placé que je lui ai mis, il a pas
pu aller pisser pendant trois jours !
— Ouais, c’était drôle. Là, tu risques d’avoir du mal à faire pareil.
— Pourquoi ?
— Il mesure au moins deux têtes de plus que toi. Il te faudrait lever la jambe
très haut.
L’éclat de rire de Pascaline fuse dans mon petit appartement qui ne paie pas
de mine. Elle est belle ma Pascaline et son rire m’emporte. J’en ai les larmes aux
yeux et ça me fait un bien fou. Toute la tension que j’ai accumulée au long de
cette journée affolante a besoin de se libérer et ma meilleure amie a toujours su
me sauver de moi-même.
— Je vais m’entraîner et m’assouplir. Hors de question qu’un homme de
Neandertal s’en prenne à mon doudou.
— Il ne s’en est pas pris à moi, Pascaline. Il m’a fait peur, c’est vrai… Il est
assez intense et, au prime abord, il s’est montré froid, mais après, ça a été… Tu
sais quoi ?
— Nan, mais tu vas me le dire.
— Il ne donne pas de petit nom à son flingue ! J’étais sûr que tous les flics
faisaient ça.
— Tu voulais qu’il l’appelle comment ? Popole ?
— Hein ?!
— Ben, ouais, c’est connu que les flics ont le même rapport avec leur
flingue qu’avec leur queue.
— Tu es tarée, Pascaline, plus tarée que moi.
— Mais non, pas du tout. Je suis réaliste. Toi, tu planes à quinze mille !
— Merde, tu fais chier ! Si je le vois toucher son flingue, je vais tout de
suite penser à sa queue. Putain ! C’est la poisse !
Le fou rire de Pascaline est bien pire que son éclat de rire. Elle se tient le
ventre et ses yeux débordent. Je souris à mon tour. Ce que j’ai lâché est vrai,
mais je n’étais pas obligé de le dire, ce qui aurait été moins drôle, bien moins
drôle.
— Ne lui montre pas les pensées lubriques qui te traversent le cerveau. Il
risque de t’en coller une.
— Tu m’étonnes ! Avec sa carrure, je vais décoller et atterrir sur le parking !
— Ah ouais ? Il est bien bâti ?
— Tout en muscles, du genre à faire de la muscu et tout le toutim.
— Miam… Et sa tête ?
— Quoi sa tête ?
— Il est mignon ?
La question à un million de dollars qui pourrait me tuer en me foudroyant en
quelques secondes.
— Il est… pas mal.
— Ça veut rien dire ça, Pi !
— Pas mal, c’est pas mal et c’est déjà bien.
— Brun ? Blond ? Roux ? Chauve ?
La teigne est revenue. Elle est tenace et particulièrement bien accrochée.
— Brun.
— Yeux bleu ? Vert ? Marron ? Gris ?
— Marron, marron foncé.
— Brun aux yeux marron foncé… Quelle taille ?
— Grand, je te l’ai dit.
— Passable ? Mignon ? Beau ?
Elle me fait chier, vraiment !
— Beau ! Voilà, t’es contente ?!
— Assez… Donc Léo est beau et il te contrarie.
— Arrête ça tout de suite, Pascaline. Je suis sérieux.
— Pourquoi ? C’est peut-être un bon coup ?
— Tu es vraiment pas possible, tu sais. C’est un flic, un GBT sûrement
hétéro que je n’approcherai jamais, même s’il était de la jaquette, ce qui n’est
absolument pas imaginable.
— Tu dis n’importe quoi. Des homos, y’en a de toutes sortes, même des
grands balaises, sexy et flippants.
— Pffft !
Je suis à bout d’arguments et je veux qu’elle se taise. Il est hors de question
que je pense à GBT de cette façon. Je tiens à mes cojones, même s’ils ne servent
pas souvent, si ce n’est quand j’utilise ma main droite. On ne sait jamais, peut-
être qu’un jour, ce sera une autre main. Autant les garder à l’abri.
— Tu pourrais te taper qui tu veux, Pi.
— Bien sûr ! Et le Père Noël existe !
— Non, mais si tu faisais un effort dans ton apparence et que tu changeais
de lunettes, tu serais plus repérable.
— Tu rigoles ?! Je suis très bien comme ça. J’ai autre chose à faire que de
me pomponner devant ma glace et passer un temps fou à me choisir des fringues.
Quant à mes lunettes, elles sont très bien. Je vois parfaitement avec.
— Quand t’en auras marre d’avoir peur, je serai là.
— Je n’ai pas peur !
— Bien sûr que non.
— Je n’ai pas peur. Je m’habille comme j’aime, c'est-à-dire sans me prendre
la tête.
— T’acheter des jeans à ta taille, des baskets neuves et quelques chemises
un peu plus modernes ne s’apparente pas à une prise de tête. Tu exagères ! Tu as
des yeux magnifiques et personne ne les voit.
— Je suis myope.
— Ce qui n’a rien à voir avec la couleur de tes yeux. Pourquoi tu prends
toujours des montures qui te mangent le visage et des verres aussi teintés ?
— C’est mieux devant l’ordi. Avec le nombre d’heures que j’y passe, j’ai
besoin d’un voile de protection.
— D’accord, mais tu pourrais les prendre un peu moins foncés, non ?
— Peut-être…
— Écoute, Pi, tu t’en es bien sorti aujourd’hui. Tu peux peut-être
commencer à réfléchir à une vie sociale ?
— Tu es folle ! Je n’ai pas lâché l’affaire avec mon placard à balais,
d’accord ? Et je ne veux pas d’un mec.
— Tu es un sale menteur ! Depuis combien de temps Ryan est parti ?
— Ne parle pas de Ryan, s’il te plaît.
— Combien de temps, Pi ?
— Deux ans, ça fait deux ans !
— Deux ans… Je sais qu’il baisait bien, mais tu pourrais peut-être l’oublier.
— D’où tu sais ça, toi ?
— À chaque fois que je me pointais après vos séances de sexe, tes yeux
étaient des putains de néon. J’en ai déduit qu’il était un as dans un lit.
Je rougis, c’est plus fort que moi. Je n’aime pas parler de mes relations
intimes, de ma seule relation intime, et encore moins de sexe. C’est vrai qu’avec
Ryan, c’était bien. Il avait su détruire ma timidité et mes inhibitions, ce à quoi je
ne dois plus penser. Il est parti et je n’ai pas voulu le suivre. Je n’ai pas le droit
d’être triste et encore moins d’avoir des ressentiments. Je suis seul responsable
de notre séparation.
— Pi ?
— Oui ?
— Tu penses encore à lui ?
— De temps en temps, quand je me sens seul.
— Tu es toujours amoureux de Ryan ?
— Je sais pas… Je ne sais même pas si j’étais vraiment amoureux de lui. Je
l’aimais beaucoup, c’est sûr, mais amoureux… Je l’aurais suivi sinon, non ?
— Je pense que oui.
J’ai un peu la nostalgie de cette époque. Ma vie était différente. Je ne sortais
pas beaucoup plus, mais entre Ryan, Pascaline et les femmes de ma famille,
j’avais trouvé une stabilité qui me maintenait dans une vie plus équilibrée.
J’aime bien celle que j’ai, elle n’est pas si mal et elle me convient. Pourtant, un
petit ami et quelques galipettes, je ne cracherais pas dessus. Mais Léo ! Waouh !
Avec une idée pareille, c’est définitivement entériné : demain, je cherche un
endroit minuscule pour m’y cacher. Je suis prêt à squatter les chiottes !
Chapitre 4
Léonard, dit Léo

Bordel de merde ! J’en ai ras la casquette et plein les couilles ! On patine


dans la semoule depuis des jours et rien n’avance comme on le voudrait. Pierre
fait du bon boulot et ce qu’il a trouvé sur le net nous a confortés dans ce que
nous savions déjà. S’il nous a permis de renforcer nos surveillances, nous avons
cependant besoin d’un truc plus consistant.
L’ambiance est électrique et on est tous sur les nerfs. Nos instincts sont
étirés dans tous les sens : il va se passer quelque chose dont nous n’avons pas la
plus petite idée. Le Chef passe son temps au téléphone avec les grands pontes, ce
qui est déjà un signe d’alerte. Même le geek est tendu et, franchement, c’est
plutôt rare de cette façon. Depuis un mois qu’il est ici, il s’est créé son univers. Il
arrive le matin, toujours en retard – on s’y est fait, pas le choix, il semble
incapable de faire autrement – salue la cantonade, s’installe derrière ses ordis et
on ne l’entend plus de la journée. À dix-sept heures, s’il n’a rien trouvé qui
requiert sa présence, il s’en va sur un simple « Salut, à demain ». Il ne parle que
si on lui pose des questions, sinon c’est silence radio. Il ne prend vraiment pas
beaucoup de place, ce qui fait que nous n’avons eu aucun effort d’adaptation à
opérer.
Il est très… étrange. Il s’habille comme un plouc – j’exagère à peine –
apporte des sandwichs maison tous les jours, ne sort jamais pour prendre l’air, ni
même faire une pause à la machine à café, et ne cherche pas à créer des amitiés.
Il discute de temps à autre avec Antoine et c’est bien le seul qui a le droit
d’entendre le son de sa voix en dehors de nos demandes d’informations. Je ne
sens plus de peur qui émane de lui, mais je ne suis pas sûr qu’il aime travailler
ici, avec nous. Il est une énigme.
Ce matin, je me suis retenu pour ne pas éclater de rire dès qu’il a franchi la
porte. Il s’en est parfaitement rendu compte, il n’est pas si à l’ouest que ça, ou
alors il a conscience de ce dont il a l’air et il s’en fout. Ou il aime, ce qui serait
bien pire ! Le mois de décembre a débuté il y a quelques jours, avec son tralala
autour des fêtes de Noël et tout le bataclan. Merde ! Il a un culot monstre ce
type ! Se ramener dans le service avec un pull tricoté main à l’effigie d’un renne,
faut le faire tout de même ! Et les couleurs ! Mon Dieu ! Je n’arrive pas à m’en
remettre. Le regard qu’il m’a jeté, malgré le peu que laisse filtrer ses carreaux, a
failli me faire basculer. Tout mon corps s’est crispé pour que je puisse me retenir
et j’ai couru aux chiottes. Rien ne vaut une giclée d’eau fraîche pour se calmer. Il
a son petit caractère, Geeky.
— Merde ! Merde ! Léo ! LÉO !
Je me lève d’un bond et manque de me casser la gueule dans ma
précipitation. Entendre le son de la voix de Pierre, de plus, complètement
paniquée, a de quoi me rendre maladroit.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Regarde ça !
Oh putain de merde ! Pierre a hacké un site terroriste super dangereux, un de
ceux que nous traquons depuis des lustres sans succès. Il a réussi à traduire tous
leurs putains de commentaires de fous furieux. Je lis, je lis, et je pâlis. Tu
m’étonnes que mes tympans aient été vrillés par ses décibels ! Je ne prends
même pas la peine de finir ma lecture, j’en ai assez pour me ruer chez le Chef.
— Patron, on a besoin de toi dans le bureau !
— J’arrive !
La suite n’est que précipitations, vociférations et mise en place d’une alerte
maximale. Une heure plus tard, nous sommes une dizaine à quitter les lieux,
bardés de notre gilet pare-balles et nos flingues à la ceinture, sous le regard
effaré de Pierre. Une cinquantaine d’autres flics sont en route pour nous
rejoindre et le bordel à venir va être quelque chose. La panique va nous
compliquer sérieusement la tâche, mais il est impossible de faire autrement. La
brigade anti déminage est sur le pont, elle aussi.
Nous roulons comme des fous vers le quartier des Halles et nous
engouffrons avec la même urgence dans le métro. Quel choix de merde ! Plus
grand et plus fréquenté, il ne doit y avoir que les gares pour ça. Les hauts
parleurs grésillent l’annonce d’évacuation des lieux et c’est l’affolement général.
Nous ne sommes pas assez pour contenir cette effusion de corps qui courent dans
tous les sens. L’armée va débarquer, mais en attendant, il va finir par y avoir des
morts sans que rien n’explose. Pourtant, il n’y a pas de temps à perdre. Chercher
et trouver la bombe qui se cache dans ce grand périmètre demande à ce que
l’endroit soit complètement déserté. Quelques bleus, chevilles foulées ou doigts
cassés ne sont que peccadilles.
Je suis en nage et j’ai le cœur qui bat la chamade. L’adrénaline coule dans
mes veines. Je peux mourir aujourd’hui, une fois de plus, et avec moi, de
nombreux autres. Les risques ne sont pas calculables, ils ne le sont jamais. Je
n’ose imaginer ce qu’il en aurait été si Pierre n’avait pas mis le doigt là-dessus
ou si ça avait été une heure plus tard. On lui doit une fière chandelle. Que je
meurs aujourd’hui ou non, il a sauvé des vies, de nombreuses vies.
Il nous faut un temps qui me paraît infini pour dégager la place, avant de
pouvoir nous organiser pour des recherches plus professionnelles. Nous sommes
nombreux, très nombreux, ce qui ne veut malheureusement rien dire. Nous
fouillons partout, pendant que des gardes armés bouclent les entrées et sorties, et
sécurisent les environs. La branche anti déminage fait un travail fabuleux, mais
c’est chercher une aiguille dans une botte de foin.
Mon téléphone vibre, je l’attrape, tout en continuant à scruter mon secteur, à
me mettre à quatre pattes et à me glisser dans des coins improbables. Je regrette
presque de ne pas ressembler à un rat pas plus gros qu’une souris.
— Ouais ?
Une voix au débit rapide me balance des informations comme une
mitraillette en pleine action. Je stoppe tout mouvement. C’est Pierre !
— Section 5, au Nord de la station, dans le souterrain. Ça doit être à une
centaine de mètres, une porte sur la gauche et après je ne sais pas trop. Une boîte
avec des câbles électriques ou un truc du genre. Je n’ai pas réussi à trouver
l’heure à laquelle ça va sauter, juste dans l’après-midi. Nous sommes l’après-
midi, Léo !
— Je sais, Pierre. Déstresse, on va trouver. Tu es un as, champion.
— Ouais, mais…
Je raccroche, je n’ai pas le temps pour taper la discute et le rassurer. Il va
devoir faire avec, le petit génie. Ce n’est pas exactement la routine, mais ça fait
partie du job. Je ne peux rien faire de plus pour lui.
Je sors mon talkie-walkie et hurle les renseignements qu’il vient de me
donner. Dans le même temps, je cours vers la section Nord, saute sur les rails et
scrute les chiffres peints en blanc sur les murs. 1, 2, 3, 4… 5, j’y suis ! La porte
est fermée à double tour, ce qui me fait passablement chier. Mon flingue est une
clé des plus parfaites pour faire sauter le verrou. Pas à dire, je peux toujours
compter sur lui.
Je suis vite rejoint par des collègues et des démineurs. Après, tout va encore
plus vite. Chaque recoin est fouillé, chaque boîte ouverte, chaque millimètre
inspecté. Pourvu, pourvu que Pierre ne se soit pas trompé… La bombe est là,
énorme et inquiétante. Une putain de bombe qui me fait trembler dans mon
pantalon. Si elle saute, je ne serais plus que de la charpie que personne ne pourra
identifier, ni moi ni tous les abrutis qui ont choisi ce métier à la con.
Nous sommes écartés, on nous demande de nous reculer et de laisser faire
les pros. Pas de problème, ça me va.
Le silence qui peuple cet endroit, sombre et dégueulasse, me vrille
l’estomac et bombarde mes tempes comme des tambours dans un quatre mètres
carrés clos. Sa résonnance est pire que les boum-boum d’un joueur de batterie
plus nul que je ne le serai jamais, même si je n’ai jamais essayé. Chaque seconde
est une heure, une éternité. Nous retenons tous notre souffle et, pourtant, aucun
n’a l’idée de prendre ses jambes à son cou pour filer sans demander son reste.
Nous sommes des tarés !
Il leur faut plus d’une heure pour la désamorcer. Je suis trempé de sueur
froide qui inonde mon tee-shirt et me colle à la peau. J’ai dû perdre des litres
d’eau et au moins deux kilos.
— C’est bon. Le danger est écarté. Fin de l’opération.
Je souffle un grand coup, avec l’impression de respirer normalement pour la
première fois depuis des heures. L’air vicié, aussi puant qu’un égout, me dérange
à peine. D’un pas lent, nous ressortons les uns derrière les autres, sans un mot,
avec à peine la capacité de penser. Nous savons tous que nous ne sommes pas
passés loin, qu’il s’en est fallu de peu, d’un rien. Ce que je sais aussi, c’est que
Pierre Belan a gagné sa place parmi nous. Il fait partie des nôtres. Civil ou pas,
ça n’a plus aucune importance.
Les heures suivantes ne sont qu’actes emmerdants. Les trois quarts sont
repartis, armée, démineurs, et il ne reste qu’une trentaine de clampins pour
remettre de l’ordre. Le métro ne rouvrira que demain et évacuer totalement les
lieux demande le respect de certaines normes et règles de sécurité. Je rêve de
prendre une longue douche pour me défaire de la crasse qui me couvre de la tête
aux pieds, d’une bonne bière fraîche et, pourquoi pas, d’une pipe bien chaude
pour m’aider à me détendre. Je secoue la tête. Ce n’est pas pour tout de suite,
autant mettre ce genre de pensées dans un coin de mon cerveau.
Monter dans ma voiture, tout gyrophare éteint, avec un Antoine amorphe à
mes côtés, me saperait presque le moral. Il ne me faudrait pas beaucoup plus
pour que je pose ma tête sur le volant, que je ferme les yeux et que je dorme
comme un bébé. Antoine n’est pas du même avis, ma voiture ne lui convient pas.
— On y va ?
— Ouais, bonne idée.
— Putain ! Quelle journée de merde !
— D’une certaine façon. On a eu un bol fou. Ce n’est pas une journée de
merde, mais elle aurait pu l’être.
— Tu as raison… Et tout ça, grâce au geek.
— Ouais, on lui doit une fière chandelle à Geeky.
— Ouais et plus que ça même… Geeky ? Ça sort d’où, ça ?
Merde ! Je suis trop vanné pour faire attention aux mots que je débite et je
viens de sortir une belle connerie. Antoine ne va pas me lâcher !
— Tu craques pour l’informaticien ?
— Hein ? Non, mais ça va pas la tête ! Tu as fumé de la dynamite ou quoi ?
— Nan, mais Geeky, c’est mignon.
Il se marre le bougre, et je ne peux pas lui en vouloir. Par contre, me
défendre est une nécessité.
— N’importe quoi ! C’est sorti comme ça, dès le premier jour. Depuis, dans
ma tête, c’est Geeky. C’est de ta faute aussi ! T’arrêtes pas de l’appeler le geek !
— Si ça t’arrange de le penser… Mais bon, je ne veux pas t’alarmer mon
pote, mais ça commence toujours par des petits mots doux.
— Ce n’est pas un mot doux, mais un surnom… Il ne me la fait pas lever, si
tu veux tout savoir.
— Hum hum… Ça viendra peut-être
— Avec ses jeans trop larges qui ne montrent rien de son cul et ses pulls
avec des rennes de Noël ? Tu plaisantes ?!
— Putain, Léo ! Y’a pas que le physique qui fait bander !
— Ah oui ? Et quoi d’autre ? L’intelligence ?
— Parfois… Le charme, un regard… un éclat de rire… une connivence.
— Tu es un romantique, toi !
— Possible… Il est pas mal, le geek.
— Qu’est-ce que tu en sais, tu n’aimes pas les mecs !
— C’est vrai, mais il n’est pas laid tout de même. Ce n’est pas un tue
l’amour.
— J’ai jamais dit qu’il était moche, juste qu’il ne m’attirait pas.
C’est quoi cette conversation, alors que je n’ai qu’une envie, qu’on me fiche
la paix ? Antoine est trop curieux pour son bien et il se mêle un peu trop de ma
vie sexuelle. Est-ce que je lui demande, moi, des détails sur la façon dont il baise
avec sa femme ? Non ! Qu’il fasse pareil, merde !
— Tu peux laisser ma vie sexuelle dans mon espace intimité, s’il te plaît ?
— Si tu veux… Tu as une vie sexuelle ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis un moine ?
— Nan… Tu les branches où les mecs que tu ramènes chez toi ?
— Tu es bien curieux, tout à coup.
— Nan, juste trop fatigué pour retenir mes questions.
— Dans des bars, en règle générale. Et je ne les ramène pas chez moi la
première fois.
— Je vois… C’est bien les bars ?
— Bof, c’est plutôt gonflant. C’est pour ça que j’appelle régulièrement mon
ex. C’est moins chiant.
— Tu couches avec ton ex ?!
— Ben, ouais, de temps en temps. Il n’a personne dans sa vie et moi non
plus. Pourquoi se compliquer la tâche alors qu’on est disponible tous les deux ?
— Coucher avec une ex ! Merde alors, j’y aurais jamais pensé.
— C’est simple et facile. Pas de prise de tête.
— Pourquoi vous n’êtes pas restés en couple si vous continuez à coucher
ensemble ?
— On ne s’entend bien que dans un lit et quand on se contente d’ouvrir la
bouche pour gémir.
— Eh ben ! Pas à dire, tu me scies.
— Je ne vois pas pourquoi.
C’est vrai, quoi ! Pourquoi faire compliqué quand ça peut être simple ? Mon
ex est un bon coup, il sait ce que j’aime et comment me contenter. Il vient, on
baise, et il repart. Tranquillité absolue. Que demander de plus ?
— Le geek, il ne te fait vraiment aucun effet ?
— Pourquoi ces questions, Antoine ? Il t’a confié qu’il était gay ? Perso, je
n’ai pas cette info.
— Non, il n’a rien dit de tel. Je ne le vois pas aborder ce sujet. Trop timide
et trop discret.
— Alors quoi ?
— Rien, mais je suis sûr qu’il est homo.
— Ah oui ? Et comment tu sais ça ? Ce n’est pas écrit sur son front que je
sache.
— C’est vrai, mais j’en suis sûr quand même.
— Si tu le dis.
Je n’insiste pas, mes neurones ont tendance à vouloir se faire la malle et à
rester pénards. Et moi, ça me va. Pas envie de penser à Pierre, pas envie du tout.
C’est vrai qu’il m’intrigue et me rend curieux. Je me suis plus d’une fois
demandé ce qu’il faisait après avoir quitté le bureau et comment il occupait son
temps libre. À part le visualiser derrière un ordi – derrière 3.14 ! – je n’en ai
aucune idée. Je me suis aussi laissé aller à tenter de l’imaginer sans ses fringues,
mais là, j’ai dit stop tout de suite.

Entrer et monter jusqu’à notre bureau me prend une partie de mes dernières
forces. Je suis bon pour m’écrouler sur ma chaise, le temps de souffler cinq
minutes, ce qui ne sera pas pour tout de suite.
Pierre se tient raide dans l’embrassure de la porte, le corps tendu à l’extrême
et le visage blême. Antoine lui donne une tape sur l’épaule et il s’écarte pour le
laisser passer.
— Tout va bien, Pierre. C’est fini et c’est grâce à toi. Chapeau, mon pote !
On t’en doit une.
Pierre se contente d’un hochement de tête. Il semble tout autant incapable de
sourire que de prononcer un mot.
Il me fixe, n’observe que moi, les yeux écarquillés. Son soulagement, vif,
illumine le couloir comme un néon fluo. D’une main, il retire ses lunettes et se
frotte les yeux. Quand il relève la tête, son regard plonge dans le mien et j’en
reste comme deux ronds de flanc. La peau sous ses yeux est rouge, comme s’il
avait pleuré ou qu’il s’était terriblement retenu, et ses iris me clouent sur place.
Je n’ai jamais vu une telle transparence. Ils sont d'un bleu vert incroyable. Ils
sont flous et lointains à cause de sa myopie, et pourtant, je les sens sur moi avec
une telle intensité que j’en frissonne. Ma queue, elle, est bien plus consistante
que moi. Elle ne tremble pas et durcit avec une rapidité déconcertante. Ce
qu’elle voit dans cette couleur d’eau, dans ce regard, c’est de la sensualité à
l’état brut, du sexe et des orgasmes.
Merde ! Putain de merde ! Le geek me fait bander !
Chapitre 5
Pierre, dit Pi

J’ai l’air d’un con, à rester statufié devant la porte, le regard perdu dans
celui de Léo. J’ai eu tellement peur, la plus grande frayeur de toute ma vie. Des
heures que je pianote comme un malade sur les claviers de mes ordis, à essayer
de trouver une info pouvant servir à sauver leurs peaux. Des heures à flipper et à
avoir envie de pleurer. Et pas de nouvelle, aucune, pendant tout ce temps. De
quoi me rendre dingue, complètement dingue. Alors, désolé si j’ai l’air d’un
chaton égaré, perdu au milieu d’une meute de chiens plus solides les uns que les
autres, mais c’est ainsi que je me sens.
J’ai eu les pétoches pour tous et tout le monde, pour Antoine, mais Léo…
Merde ! J’ai vraiment cru que j’allais péter une durite. Tout était figé en moi,
comme paralysé, mis à part mes doigts et mes canaux lacrymaux. J’ai failli me
lever dix fois pour courir aux toilettes et dégobiller tripes et boyaux. Une
bombe ! Une bombe qui aurait pu le laminer et le faire atterrir direct dans l’au-
delà. Pour moi, Léo est indestructible. Point final ! Je ne veux pas imaginer
d’autres alternatives.
Bien sûr, je l’évite, lui comme les autres, sauf Antoine, des fois. C’est pour
ma tranquillité d’esprit. Je ne souhaite pas apprendre à gérer des relations
sociales élaborées, pas plus que creuser ce que je ressens pour Léo. Il m’arrive
de le lorgner en catimini – qui ne le ferait pas ? – et ce qu’il fait naître en moi
lorsque je l’observe, ou pense à lui, n’est pas neutre. Il me fait un sacré effet,
mais je ne suis pas stupide. Que voudrait faire un mec comme lui avec un type
comme moi, un gringalet pâlot, nourri de petits plats maison confectionnés par
sa maman ? En supposant qu’il soit homo, ce qui serait incroyable. Je vois bien
comment il me regarde et je suis capable de dire le nombre de fois où il s’est
retenu de ne pas éclater de rire, devant ma mise plus qu’improbable. Encore ce
matin, tiens ! Je sais que mon pull tricoté main, avec un renne idiot sur le devant,
est ridicule. C’est ma grand-mère qui me l’a tricoté, et j’aime ma grand-mère. Ça
vaut bien quelques efforts, non ?
Mes yeux me picotent : trop de tension, trop d’angoisse, trop de ridicule. Je
voudrais bouger, mais je n’y arrive pas. Je suis tétanisé. La claque d’Antoine, sur
mon épaule, m’a à peine fait réagir et je serais bien incapable de répéter les mots
qu’il a prononcés. C’est le brouillard dans ma tête.
Je retire mes lunettes et me frotte les yeux. Il faut que je me remue et me tire
de là. Je dois regagner mon trou de souris et m’y cacher le plus longtemps
possible. Je peux survivre quelques jours. J’ai quelques bricoles dans le frigo, un
reste de céréales et les plats rangés dans le congélo feront l’affaire pour les cinq
jours à venir. Après, eh bien, je n’en sais rien. Je ne veux pas revivre un truc
pareil, c’est trop perturbant et ça ne peut que me ruiner la santé.
Allez, Pi ! Décanille de là sans tarder !
Je relève la tête, sans pouvoir me retenir de chercher le regard de Léo. Je n’y
vois pas grand-chose, tout est flou, mais je suis sûr d’y être. Je la sens au fond de
moi, cette connexion étrange que je perçois à de rares occasions et qui
m’interpelle à chaque fois.
Je remets mes lunettes, je vais enfin pouvoir agir. Encore un effort et je
devrais y arriver. Je fixe Léo une dernière fois et tout mon corps se statufie.
L’expression de son visage… Mon Dieu ! L’expression de son visage ! Comme
s’il avait devant lui une cohorte de zombies immondes et putréfiés. Hé ! Dans le
fantastique, il y a aussi de superbes loups-garous et des vampires très sexy.
Pourquoi je serais un mort-vivant, moi ?!
Je perds la boule, c’est sûr, et Léo a dû lire sur mon visage un truc qui l’a
fait basculer du côté obscur de la force. Non ! NON ! Pas ça, tout, mais pas ça !
Je lui ai montré ma peur et mon soulagement de le voir en vie, mais c’était aussi
le cas pour Antoine. Qu’a-t-il vu ? Pas mon désir ou mes sentiments ? Si ? Tu
m’étonnes qu’il va péter un plomb ! C’est la honte absolue et je n’ai plus qu’à
m’enterrer sous terre, sans rien à manger ni à boire. Rien ne pourrait être pire.
Ni une ni deux, je retrouve ma capacité de mouvement. Je file vers mon
bureau et attrape mon blouson, sans prendre la peine de l’enfiler.
— Content de te savoir en vie, Antoine. Toi aussi, Léo. À plus, je ne sais pas
quand.
Je n’attends pas de réponse et me sauve aussi vite que je le peux. Je dévale
les escaliers, me rue dehors et, sans prendre la peine de respirer, poursuis sur ma
lancée. L’arrêt de bus me fait de l’œil. Je souffle comme un bœuf, mais j’ai
réussi à faire plus de cinq cents mètres sans m’écrouler. Bel exploit !
J’ai envie de pleurer, j’ai envie de me terrer et je ne sais pas quoi faire de ma
peau. Pascaline va se montrer casse-bonbons, ma mère trop… maternelle et ma
grand-mère trop… grand-maternelle… Je n’ai pas le choix, il me reste 3.14.
Dans le bus, je revis cette journée infernale. Est-ce que c’est souvent ainsi ?
Parce que c’est impossible que je retraverse ça. Plutôt finir comme une taupe,
dans un trou étroit et étouffant, à ne bouffer que des merdes ! Mon petit cœur ne
tiendra pas, il est bien trop fragile pour des tensions pareilles. C’est vrai, quoi !
Je suis un Chamallow, moi, une petite guimauve tendre. Pas un super mec avec
des couilles en acier trempé, un corps bardé de muscles et un palpitant plus dur
que de la pierre.
Je suis un informaticien, un petit génie qui n’est à l’aise que devant un ordi
et sur des terrains conquis. Je miaule, je ne rugis pas. Je bois du lait, mélangé à
du chocolat en poudre, pas du whisky ou de la bière. Je prends le bus ou je
conduis une Mini, pas une berline impossible à garer ou une voiture de sport
avec laquelle il est si facile de s’encastrer dans un arbre.
Je vais pleurer, je vais pleurer…
Je me traîne jusqu’à mon immeuble, grimpe mes deux étages et m’engouffre
chez moi. Je ferme mes trois verrous et gagne ma salle de bains. Ce soir, je vais
faire ce que je veux, comme je l’entends et comme j’aime. Je prends une douche
chaude, très chaude, et n’en ressors que lorsque ma peau me picote et est
devenue rouge écrevisse. Je me sèche rapidement, laisse mes cheveux en faire à
leur guise – ce qu’ils font toujours, de toute façon – et enfile un pyjama tout
doux, bleu ciel avec des nounours et des cœurs partout. Je ne le mets pas tout le
temps : je le garde pour certaines occasions, celles où je ne sais plus à quoi me
raccrocher, avec cette impression tenace que mon monde est en train de
s’écrouler.
La cuisine me tend les bras, j’ouvre le congélateur et attrape une glace
Haagen Dazs à la vanille, avec des pépites de noix de pécan enrobées de
caramel. Un pur régal ! Super, le pot est tout neuf, je vais pouvoir la déguster
jusqu’à l’écœurement.
Un oreiller dans le dos et ma couette sur le corps pour me tenir chaud,
j’allume la télé et mon lecteur DVD. J’enclenche le début de ma série préférée,
ferme les yeux pour écouter le générique de début, tout en reniflant le parfum de
ma crème glacée. Ah ! Je suis chez moi, dans le cocon douillet et rassurant de
mes quatre murs. Je vais m’en sortir et oublier cette journée, l’oublier à jamais.
La première cuillère me fait gémir et les premières images, sourire. C’est ici
qu’est ma place, pas dans le monde et ses tragédies, pas dans ce bureau et sa
folie…
Bam ! Bam !
Quoi ?! Non, pas maintenant ! S’il te plaît, Seigneur, Bouddha, Allah,
Johnny Deep ou même Enrique Iglesias, je m’en fous un peu, mais faites partir
l’intrus qui cogne à ma porte ou je ne réponds plus de rien. Personne ne me rend
visite, si ce n’est mes trois femmes et ce n’est aucune d’entre elles. Elles
sonnent, elles ne frappent pas comme des brutes à ma porte.
Je fais le mort et baisse le son. Les coups redoublent. Je craque.
— Y’a personne ! Foutez-moi la paix ! Je ne vends rien, je n’achète rien !
— Pierre, ouvre ta porte. C’est Léo.
Hein ? Quoi ? Léo ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Et comment il sait où
j’habite ?
Hors de question ! Léo ne franchira pas ma porte !
— Va-t’en ! J’ai pas envie de parler.
— Allez, ne fais pas le gamin. Ouvre !
— Je suis un gamin et je fais ce que je veux ! Fous-moi la paix ! Je veux
mourir tranquille !
— Pierre ! Ouvre ou je défonce ta porte !
— C’est ça ! J’ai trois verrous.
— Et moi, de gros muscles !
— Prétentieux !
— Nan, pas une seule seconde. Ta porte, c’est un fétu de paille.
— Tu es l’un des trois petits cochons ou le loup ?
— Le loup, mais je peux me montrer cochon.
— Abruti ! J’ouvre pas aux loups, trop dangereux.
— Pierre ! Ma patience est à bout.
— M’en fous. Je mange une glace, là, et je ne veux pas partager. Va-t’en !
— Non ! Je sais que ta journée a été rude, mais tu ne dois pas te laisser
impressionner. Tu as été génial et on a besoin de toi. Sans toi, il y aurait eu je ne
sais combien de morts, que des innocents, des pauvres gens qui se baladaient ou
qui rentraient du boulot. Tu dois tenir bon. Allez, ouvre-moi !
N’est-il vraiment là que pour ça ? Juste parce qu’il a trouvé que j’avais fait
un super boulot et que le service ne veut pas que je démissionne ?
— Tu veux encore parler travail après la journée qu’on a eue ?
— Non, je veux parler de toi avec toi. Je m’inquiète et Antoine aussi. Si tu
ne m’ouvres pas, ce sera à son tour de débarquer et on le fera jusqu’à ce que tu
cèdes.
Merde ! J’avais bien assez de Pascaline comme teigne glissée sous ma
peau ! Il ne va pas partir, je le sens dans le ton de sa voix et dans sa
détermination. S’il était facile à décourager, il ne ferait pas ce job.
— D’accord, mais tu te tiens tranquille et tu ne me prends pas la tête. Je
veux finir de manger ma glace.
— Pas de problème.
C’est ça ! Et ma grand-mère fume le cigare et boit du whisky, en jouant au
poker ! Il me prend vraiment pour un con, GBT !
Je débloque mes trois verrous et, sans lui ouvrir la porte, retourne sous ma
couette. Je plonge une énième cuillère dans mon pot de glace. C’est
définitivement trop bon !
Je ne le regarde pas entrer, je ne veux pas le voir. Je sens sa présence,
intense et brûlante. Son poids sur mon canapé, à trop peu de distance du mien,
me fait grincer des dents. Il va me gâcher mon plaisir, il me gâche mon plaisir.
— Ça a l’air bon.
— Je ne partage pas.
— J’avais compris, Geeky. Ne sors pas tes griffes comme un chat en colère.
— Si j’veux !
— Tu es vraiment un sale mioche ! Tu as passé l’âge, non ?
— Je m’en fous. Si ça ne te convient pas, personne ne te retient.
— Eh bien ! Il n’a pas l’air au premier regard, mais le p’tit geek est un p’tit
pitbull !
— C’est ça ! Je ne suis pas un geek, mais j’ai le physique de Brad Pitt !
— Pas vraiment, non.
— Putain, mais t’es con ! C’était une boutade, t’étais pas obligé de relever !
— J’avais compris, mais c’était tentant.
Je me retranche dans le silence, il m’énerve. Je ferme de nouveau les yeux,
m’éloigne en pensée de mon appart et poursuis la dégustation de ma glace.
— Je ne peux vraiment pas goûter ? Elle a l’air super bonne.
— Nan ! Va voir dans le congel, y’en a peut-être d’autres.
— Sympa. Merci.
Je ne relève pas. Si ça peut m’aider à le faire taire, je suis prêt à lui sacrifier
une de mes gourmandises. Il revient s’asseoir près de moi et je l’entends manger.
Il fait des bruits de gorge et pousse des petits soupirs de plaisir qui me rendent
dingue, moi et ce qui se trouve librement à s’épanouir dans mon bas de pyjama.
Cette journée n’est pas horrible, elle est un enfer !
— Elle est vraiment bonne. Je comprends que tu n’aies pas envie d’être
dérangé pour la déguster
— Alors pourquoi tu me déranges ? Mange-la en silence !
— Tu me cherches des noises, Geeky ? Je croyais t’avoir entendu dire que tu
ne le ferais pas.
— C’était avant.
— Avant quoi ?
— Avant que tu me laisses croupir derrière mon bureau pendant des heures,
sans prendre la peine de me passer un coup de fil, ne serait-ce que pour me dire
que tu étais vivant, toi et les autres.
— Désolé, Pierre, mais c’était vraiment le bordel et la confusion là-bas.
— Je m’en doute, mais tu es entraîné pour ça. Tu ne me feras pas croire que
tu avais perdu tous tes moyens.
— Tu as raison, je n’y ai pas pensé.
— C’est normal, mais j’étais vraiment inquiet.
— Désolé, encore… Pourquoi c’est normal ?
Que puis-je lui répondre, sans donner l’impression d’être une petite chose
fragile et plus pathétique que je ne le suis déjà ? Comment le faire sans prendre
un ton plaintif et désespéré ?
— Tu étais très occupé.
— Ce n’est pas ce à quoi tu penses.
— On s’en tape ! C’est vrai aussi.
— Geeky ?
J’ai mal au cœur et à l’estomac, et son Geeky auquel je commence à
m’habituer me retourne un peu plus encore. Le premier a à voir avec lui, le
deuxième avec cette saloperie de glace. J’ai de nouveau envie de pleurer. Mon
cerveau n’arrive pas à se sortir de la tête qu’une bombe a failli exploser et tuer je
ne sais combien de personnes ou laminer Léo. Je ne réussis pas plus à dénouer ce
nœud qui me serre les entrailles, à la simple idée que j’aurais pu passer à côté et
du carnage que ça aurait été. Et pourtant, je ne me sens pas plus consistant
qu’hier ou qu’avant-hier.
— Je sais que je suis insignifiant et que penser à moi oblige à se coller des
post-it sur le front, des post-it fluo de préférence… mais j’étais dans tous mes
états, seul, et j’avais si peur… J’ai cru que… je ne sais pas en fait… Mon
imagination est partie en vrille et je n’avais personne pour m’aider à la
contrôler… Je suis pathétique.
— Non, Pierre, c’est faux. N’importe qui aurait réagi comme toi. Nous
étions tous directement reliés à une perf d’adrénaline. Si ça peut te faire du bien,
sache que j’avais peur moi aussi.
— Je veux bien te croire… J’ai juste besoin de digérer cette journée, à ma
façon.
— Je sais… Et… euh… tu n’es pas insignifiant, Pierre. Pas avec tes pulls
colorés, estampillés de dessins impossibles. On ne peut pas passer à côté, crois-
moi.
— De mes pulls, pas de moi.
— De tes pulls et de celui qui les porte, forcément. Écoute, on ne te
remarque peut-être pas au premier regard, mais une fois qu’on te connaît un peu,
on sait que tu es là.
— Tu crois ?
— Ouais. Tu es un mec intelligent et tu as ton petit caractère. Au début, je
me demandais si tes blagues à deux balles, c’était de l’humour ou de la naïveté.
En fait, tu es un mec intelligent.
— Peut-être… avec un physique quelconque.
— Tu cherches les compliments ?
— Nan, j’ai une discussion franche.
— OK… Tu n’es pas quelconque, juste passe-partout parce que tu fais tout
pour. Tu as des yeux incroyables, mais tu les caches, et tu as de belles boucles
aussi. Pour le reste, aucune idée, je ne suis pas capable de voir à travers tes
vêtements informes.
Quoi ?! Il est sérieux, là ? J’ai changé de planète et je ne m’en suis même
pas rendu compte ! E.T veut rentrer maison… Oh putain ! Il m’achève. Mes
larmes débordent et je ne sais ni quoi dire ni quoi penser. Cette journée tout juste
bonne pour les fous est en train de me tomber dessus et de me laminer. Il ne me
reste que l’eau salée qui jaillit de mes yeux, sans que je puisse la retenir. Le
pire ? Avec un tel chagrin, je ne vais pas pouvoir retenir mes sanglots. L’enfer
n’a qu’à bien se tenir, j’arrive au pas de course, sauf qu’il y a de fortes chances
pour que je me retrouve calciné.
Chapitre 6
Léonard, dit Léo

J’ai longuement hésité avant de débarquer chez Pierre, mais l’insistance


d’Antoine m’y a conduit. Le voir partir comme ça, complètement chamboulé,
avec un « À plus, je ne sais pas quand », nous a scotchés. Je me doute que sa
panique a aussi à voir avec ce qu’il a lu sur mon visage. À mon avis, son
interprétation était fausse. Ceci étant, il n’est pas question que je lui révèle que
ma stupeur n’avait à voir qu’avec ce qui se passait dans mon pantalon et qu’il en
était la cause.
Il a une sacrée résistance, le saligaud ! Il m’a laissé vociférer devant sa porte
pendant plus de cinq minutes et les réparties fusaient à tout va, sans qu’il ne
prenne la peine de réfléchir un seul instant. Il a le cerveau bien connecté et il sait
le faire fonctionner !
Tout ça pour me retrouver enfoncé dans son canapé, à dévorer une glace et à
me perdre en confidences. C’est la merde, sauf qu’il est vraiment mal en point,
fragile et plein de doutes. Il a assuré aujourd’hui, il devrait se sentir fier et
satisfait de l’exploit qu’il a accompli. Au lieu de cela, il ressemble à un enfant
perdu dans ses questions et la mésestime qu’il a de lui-même, parce qu’il est un
mec au physique gracile et au look discutable. Qu’est-ce qu’on en a foutre de ses
fringues, de ses pulls loufoques et de ses jeans trop larges ? Il a prouvé sa valeur
et sa force de caractère. Il a tort de croire qu’il est insignifiant. Il ne l’est que
pour les aveugles que nous sommes, tout juste capables de tilter sur des
plastiques mises en valeur. Il ne sait pas de quoi il a l’air dès qu’il retire sa
foutue paire de lunettes. C’est un gosse très mignon et attachant. Il est peut-être
un peu plus âgé qu’un gamin, mais depuis une heure, il ressemble à un môme
dans un corps d’homme.
Je n’ai pas réussi à maintenir mes mots devant sa détresse et ce qu’il a
appelé « une discussion franche ». Alors, je le lui ai dit, qu’il avait des yeux
incroyables et de belles boucles… vers lesquelles mes doigts sont diablement
attirés.
Ce que je n’avais pas prévu, c’est sa réaction, et je ne sais pas quoi faire. Il
pleure à chaudes larmes, il renifle et il est au bord des sanglots.
Je tourne la tête et le regarde. Il a l’air si petit, si délicat et si
douloureusement malheureux que ça me transperce le cœur. Toute cette eau qui
dévale ses joues, qui se glisse dans son cou et qui mouille son pyjama bleu…
avec des cœurs et des nounours ! Geeky me bouleverse, mais il arrive toujours à
m’arracher un sourire. Celui-ci est attendri. Des cœurs et des nounours ! Ça vaut
au moins son renne !
Il a fermé les yeux et n’ose pas bouger. Il a conscience que je ne peux pas
passer à côté de sa détresse et il tente de se faire le plus discret possible. Et moi,
je fonds devant sa dignité malmenée et son courage pour réussir à rester droit,
malgré ses pleurs et ses hoquets. Je fonds et je laisse mon instinct me guider.
Avec le plus de délicatesse possible, parce que j’ai peur de le casser avec
mes grandes mains solides et mes bras trop rudes, je l’attrape et le tire vers moi.
Il ne résiste pas et ne fait aucun geste. Je le soulève, l’installe sur mes genoux et
cale sa tête contre mon torse. Je saisis la couette et l’en recouvre, pour qu’il soit
au chaud et qu’il se sente bien.
Il reste de longues secondes sans esquisser un seul mouvement, puis ses bras
enlacent ma taille et il se love contre moi. Il n’y a rien de sexuel dans son
approche. Il cherche de la chaleur et du réconfort, et il prend ce que je lui donne.
Un de mes bras l’encercle, tandis que l’autre se lève et que ma main atterrit dans
ses cheveux. Ils sont doux et souples, ils sentent bon le propre et glissent le long
de mes doigts. Je suis sur le point d’adorer sa tignasse, tout comme j’aime déjà
bien trop ses yeux, sa dégaine de naze, son humour à deux balles et sa
provocation de sale gosse pourri gâté. Il serait bien capable de chambouler mon
univers et d’en faire une pagaille monstre.
Son petit corps tremblant contre le mien, son eau qui traverse mon tee-shirt
et effleure ma peau, ses bras autour de moi : j’ai terriblement conscience de tout
cela. Il y a encore quelques heures, j’aurais hurlé des « Putain de merde ! » à ne
plus savoir qu’en faire, mais la réalité est autre. Je suis bien là, avec mon petit
Geeky contre moi, se réchauffant de ma chaleur et cherchant le réconfort dans
ma force. Je me surprends à aimer ça, à adorer ça.
Ses sanglots se calment et, petit à petit, il se relâche.
— Désolé, j’ai craqué.
— Ne le sois pas. Il n’y a rien d’anormal à ça. Je me répète, mais tu as vécu
une journée très difficile.
— C’est souvent comme ça ?
— Pas à ce point-là, mais parfois… Le mieux, c’est de repérer ces mecs
avant qu’ils n’aient le temps d’agir. Tu as été génial, Pierre, et j’espère que tu ne
vas pas nous lâcher. Tu es plus solide que tu le penses, j’en suis sûr.
Il se redresse, sans quitter l’antre de mon corps, et cherche mes yeux.
J’aimerais bien voir les siens moi aussi.
— Tu le crois vraiment ?
— Oui. Le plus dur, tu l’as fait le jour où tu as débarqué chez nous et que tu
n’es pas reparti. Maintenant, il faut que tu t’adaptes et que tu apprennes à nous
faire confiance. Et nous, il faut qu’on pense un peu plus à toi… Tu es si discret
qu’on ne se rend pas toujours compte que tu es là, que tu entends tout et que tu
participes à ta manière. Non pas qu’on ne le sait pas, mais comme on ne t’entend
pas...
— Rappelle-toi, je voulais un placard à balais.
— Je n’ai pas oublié. Je ne savais pas si je devais éclater de rire ou te traiter
de dingue.
— Les deux auraient été justes. Je l’ai dit pour faire de l’humour, mais je le
pensais aussi.
— Pierre, fais-toi confiance. Tu as ta place parmi nous. À partir
d’aujourd’hui, plus personne ne la remettra en cause, civil ou pas.
— Toi non plus ?
— Moi non plus. Tu as été génial, rapide et efficace. Tu as pris les bonnes
décisions.
Nous nous taisons, sans changer de position. Ma main est descendue et elle
caresse sa nuque. L’atmosphère se modifie légèrement et elle intéresse davantage
ce qui est logé dans mon pantalon. Il le sent, intuitivement, et se recule. De
nouveau, ses yeux sont sur moi, à la recherche des miens. J’en ai marre de cette
barrière de verre qui me cache leur magnificence et ses émotions. Sans lui
demander son avis, je la lui retire et nous en débarrasse.
Je vais faire une syncope ! Nous sommes à quelques centimètres l’un de
l’autre et ils sont encore plus incroyables que je le pensais. Je me perds, je me
noie. Antoine a raison : on peut bander pour un regard.
Le sourire qui naît sur ses lèvres est d’une grande douceur et un brin
canaille. D’un mouvement rapide, il me fait un bécot sur les lèvres et se déloge
de mes genoux avec vivacité.
— Séance larmes et apitoiements terminée. J’ai faim !
Il me laisse pantois, figé dans l’instant que je n’ai pas eu le temps de
savourer, et virevolte dans un désordre qui m’interpelle. Il brasse de l’air, ce qui
n’est pas dans ses habitudes. A-t-il peur que je lui en colle une et essaie-t-il de
m’étourdir ? Raté, Geeky, raté. Je suis un vieux de la vieille, moi !
— Je mangerais bien un morceau, moi aussi.
— Hein ? Tu veux dîner avec moi ?
— Ben, je suis là et ça m’évitera de me faire à bouffer en rentrant chez moi.
— Tu n’as pas l’impression d’envahir mon espace, là ?
— Tu as bien squatté le mien et trempé mon tee-shirt !
— Abruti !
Je me marre, il est trop drôle, mais pas seulement. Ce comportement que
l’on adopte, comme si rien ne s’était passé avant, rien d’important ou d’anormal,
nous permet de remettre notre relation sur un autre niveau. On n’oubliera pas, ni
lui ni moi, mais on ne veut pas en faire un évènement exceptionnel. Pierre allait
mal et je me suis comporté en ami. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours.
— Alors, on mange quoi ?
— Attends que je regarde ce qu’il me reste dans le congélo.
— Tu cuisines et tu congèles des portions ?
— Nan, pas moi, ma mère et ma grand-mère.
Je hausse un sourcil et lui lance un regard qui pourrait vouloir dire : « Me
fais pas rire, coco. Tu déconnes, là ! ». Sauf que ce n’est apparemment pas le
cas.
— Ta mère et ta grand-mère te mitonnent des petits plats que tu congèles
pour ta semaine ?
— Ouais, c’est ça. Et ma grand-mère me tricote des pulls ringards que je
mets pour lui faire plaisir et que j’ai appris à aimer.
— Tout s’éclaire !
— Quoi ? T’es jaloux ?
— Nan, pas vraiment… Peut-être pour la bouffe.
— Quand tu auras goûté aux plats de ma mère, tu seras prêt à demander à
ma grand-mère de te tricoter un pull juste pour qu’elle t’en prépare quelques-
uns, crois-moi.
J’éclate de rire et me bidonne un moment, rien qu’à m’imaginer avec l’une
de ses horreurs. À mon avis, une vie n’y suffirait pas pour que l’on cesse de se
foutre de ma gueule avec cette histoire.
— Loin de moi l’idée de t’en priver, je m’en voudrais pendant des années.
— Tu fais bien.
Son visage devient très sérieux, à la limite du supportable, et son regard se
plante dans le mien. Il a remis ses verres, mais maintenant, je suis capable de les
visualiser ou de les imaginer, lunettes ou pas.
— Tu sais, ma grand-mère est âgée et pas éternelle. Tant qu’elle est encore
capable de tricoter pour moi et d’y prendre plaisir, je porterai ses pulls, que j’ai
l’air d’un con ou pas. Il y a belle lurette que les regards moqueurs qu’on peut me
jeter me laissent de glace. Ma grand-mère a bien plus d’importance que tous les
inconnus que je croise dans une journée.
Il est ému et moi aussi. La tendresse qu’il a pour cette femme, ainsi que sa
gentillesse, colorent sa petite cuisine d’une douceur palpable. Il me touche plus
encore que je le croyais. Ma queue s’est faite oublier, c’est mon cœur qui risque
d’y laisser des plumes.
— Tu es un mec bien, Pierre.
— Ouais, c’est bien possible.
Je n’ai rien à rajouter, je n’ai pas les mots pour en dire plus.

Ce matin, Pierre est arrivé comme à son habitude, une demi-heure en retard.
Il y a bien longtemps que plus personne ne lui fait de remarque là-dessus. On ne
l’a pas vu la semaine dernière, il a demandé à rester chez lui. Il avait besoin de
calme et de se recentrer. Ces quelques jours lui ont été accordés. Bizarrement,
son absence a créé un vide dans le bureau. Sa discrétion n’est pas de
l’effacement. Antoine s’en est autant rendu compte que moi.
Après cette fameuse soirée, nous ne nous sommes pas revus. Je l’ai appelé
pour prendre de ses nouvelles, sans pousser jusqu’à me repointer dans son antre.
Non pas que je n’en avais pas envie, mais je crois que ce temps nous était
nécessaire à tous les deux. Il s’est passé un truc entre nous, quelque chose que je
devais éclaircir, même si ma réflexion n’est pas tout à fait au point.
Pierre nous salue et s’informe des dernières nouvelles, avec un air
nonchalant qui ne me convainc pas.
— Quoi de neuf ?
C’est Antoine qui lui répond. Moi, je l’observe.
— Rien de spécial. Content que tu sois de retour.
— Merci, Antoine. Pas de bombe ? Pas d’exhibitionniste à coffrer ou de
voleurs de cigarettes avec un pistolet en plastique ?
— Nan, pas de bombe et, pour tes autres suggestions, ce n’est pas de notre
ressort.
— Quelle monotonie !
— Tu plaisantes ?!
— Ouais, et pas qu’un peu… J’espère ne jamais revivre ça.
— On ne peut pas te le garantir. L’inverse est plus probable.
Pierre a meilleure mine que le soir où je l’ai quitté, même s’il n’a pas
retrouvé toute sa sérénité et qu’il ne s’est pas débarrassé de ses angoisses. Je le
vois à des petits détails : les minutes qu’il prend pour s’installer derrière ses
ordis, ses mains qu’il frotte contre son jean ou ce choix de discuter avec nous. Je
ne sais pas combien de temps il va lui falloir, mais ce serait bien que ça ne tarde
pas trop. Chaque jour, n’importe quoi peut se passer et il vaudrait mieux qu’il ne
cumule pas les retombées.
C’est ce moment que choisit l’un de nos collègues pour débouler et
l’apostropher.
— Eh, salut ! Je vois que le geek est revenu ! Alors, p’tit gars, tu t’es remis
de tes frayeurs ?
Le ton de Marco est sympathique, mais jusqu’à aujourd’hui, peu ont adressé
la parole à Pierre, préférant l’ignorer et n’en tenir aucun compte. Nous ne
sommes pas toujours très aimables avec les nouveaux, alors avec Pierre… Il
s’est figé, regrettant, j’en suis sûr, de ne pas se trouver derrière la protection de
ses ordinateurs. Il prend plus que son temps pour se retourner et répondre.
— Nan, pas vraiment, pas totalement. Il faut du temps à un p’tit
informaticien comme moi. Je ne suis pas fait de nerfs d’acier et j’ai une queue de
taille normale. Alors, forcément, ce n’est pas si simple.
Les yeux de Marco sont ronds comme des soucoupes, il est incrédule et
déstabilisé. Je jette un rapide coup d’œil à Antoine. Il a la bouche crispée et le
fou rire au bord des lèvres. Je lui fais un clin d’œil et me laisse happer par une
crise de rire qui fait beaucoup de bruit. Putain ! Je l’adore, mon Geeky ! Il a un
humour tantôt désopilant, tantôt faussement naïf et, parfois, franchement
corrosif. C’est juste… jouissif !
— Euh… je venais juste prendre de tes nouvelles et te féliciter pour ton
intervention de la semaine dernière. Je ne voulais pas me foutre de ta gueule.
— Ça tombe bien, moi non plus. J’ai juste profité de l’occasion pour dire
quelques vérités… Vous avez des nerfs d’acier et, si vos queues sont
proportionnelles à la taille de vos muscles, alors elles sont plus grosses que la
mienne. C’est tout.
— P’tit malin. Tu as cru que je me moquais de toi et tu m’as renvoyé dans
mes pénates.
— Ouais, c’est ça.
— Bien joué, le geek. Tu vaux le déplacement, pas à dire, surtout avec tes…
— Mes ?
— Rien.
— Tu ne vas pas me faire croire que je te fais peur, tout de même ?
— Il manquerait plus que ça ! Tes fringues complètement décalées et
loufoques.
— Ah ! Mes fringues ! Je les aime bien, moi. À chaque fois que je les enfile,
je me rappelle qu’il y a quelqu’un qui m’aime. Et toi, quand t’enfiles les tiens, tu
penses à quoi ? Au bip de ta carte bleue ?
— C’est bien possible, mais je préfère les miens.
— C’est peut-être aussi le cas pour moi, parfois. Chaque matin, je suis déjà
en retard, alors si je faisais attention à ce que je porte, je te raconte même pas !
— En tout cas, quand ma nana me regarde, elle aime ce qu’elle voit.
— Humm… Il n’est pas impossible que ce que je cache sous mon pantalon
plaise aussi à ta nana. Mes sous-vêtements ne sont pas tricotés par ma grand-
mère.
Oh merde ! Il va me tuer. Je n’arrête plus de rire et mes yeux brûlent de
larmes. Antoine ne vaut guère mieux et Marco se retient de peur de céder. C’est
un duel à coup de piques et de réparties que Marco ne peut que perdre. Pierre
aura toujours le dernier mot et, plus ils vont continuer, pire ce sera.
— Tu veux voir pour te faire une idée ? Je peux retirer mon futal, si tu
veux ?
Qu’est-ce que je disais ! Je vais vraiment crever de rire, là, dans ce putain de
bureau. Je suis à deux centimètres de tomber de ma chaise et regarder Antoine
ne fait qu’aggraver la situation.
— Tu es vraiment un p’tit con, le geek. Tu es prêt à aller jusqu’où pour
gagner ?
— À t’exhiber ma queue pour te montrer qu’elle n’est pas si petite que ça et
qu’elle pourrait contenter bien du monde. Alors, tu veux voir ?
— Nan, nan merci, sans façon.
— Comme tu veux. Alors, j’ai gagné ?
— Ouais, tu as gagné.
— Tu sais, je ne suis pas un geek, mais un p’tit con, oui. Ça, ce n’était qu’un
échantillon.
Marco ne poursuit pas plus loin et quitte le bureau, un sourire sur les lèvres.
Dans le couloir, son éclat de rire résonne dans le silence des lieux. Pierre a gagné
plus qu’une joute verbale. C’est bien de respect dont il était question. Il va me
falloir un peu de temps pour me calmer et peut-être même un peu plus encore,
pour accepter que les battements de mon cœur se sont accélérés dès qu’il est
entré, et que, moi, j’aurais bien aimé voir sa queue et en mesurer la longueur,
avec mes mains ou avec ma bouche.
Chapitre 7
Pierre, dit Pi

J’en rigole encore. Pourtant, j’ai eu plusieurs jours pour passer à autre
chose. Repenser à la tête de Léo et à son fou rire, ça valait vraiment le coup de
faire mon mariole. J’essaie de ne pas me demander si je serais allé au bout de
mes provocations, je préfère ne pas le savoir. L’humour, l’ironie et l’obstination
à ne pas céder le dernier mot sont des armes et des protections que j’utilise sans
anticiper quoi que ce soit. Mes attaques sortent comme elles viennent. Un jour, je
vais tomber sur un os. C’est déjà arrivé, ceci étant, mais comme cela s’est fini
par un coup de poing bien placé et un œil au beurre noir, j’estime que cette fois-
là aussi, j’ai gagné. La violence est une réponse comme une autre, elle est la
limite que franchissent les démunis. Quand ils ne savent plus quoi faire ou quoi
dire, ils cognent. Échec et mat ! J’avais un cocard, c’est vrai, mais ce con savait
que mon cerveau avait vaincu le sien. On se bat et on se défend avec ce que l’on
a. J’aurais pu devenir une petite chose craintive, ce que je suis d’une certaine
manière, mais pas seulement. J’ai préféré affûter mes armes et m’en servir, et
rester chez moi à chaque fois que c’était possible.
Faire marrer Léo, c’est juste génial. Et Antoine aussi. J’ai eu l’impression de
faire partie d’un groupe, d’une équipe, d’avoir choisi et été choisi. C’était super
étrange, une émotion et une sensation particulières. Je crois qu’ils étaient fiers de
moi et, ça aussi, c’était insolite. Je ne suscite la fierté que chez mes femmes.
Alors, chez des collègues de boulot ? Incroyable ! Et chez des hommes ?
Complètement dingue !
E.T Pi veut toujours maison, mais E.T Pi capable sortir maison !
Je ne vais pas encore au boulot d’un pas allègre et joyeux, faut pas non plus
demander l’impossible, mais dès l’accès du bureau franchi, je me sens bien et
presque à ma place. Je crois aussi que j’ai digéré ce premier énorme grain de
sable dans ma routine quotidienne. Je pourrais même dire que c’était le désert du
Sahara qui s’était invité à la fête ! Jusque-là, je me considérais comme un petit
informaticien insignifiant qui réalisait le travail qui lui était demandé, en faisant
tout pour qu’on ne me remarque pas et que mes journées se passent sans
incidents. Je ne mesurais pas l’impact de mon job. J’étais dans mon monde, entre
mes quatre murs, d’une certaine façon, à l’abri dans ma tête et derrière mes
ordis. Maintenant que j’ai accepté, et intégré, ce qui s’est passé et la formidable
répercussion que mon travail a eu sur les évènements, je suis sorti de mon
isolement. Je ne me comporte pas différemment, mais je sais que ce que je fais
est très important. À partir de là, ce que je suis l’est aussi, quel que soit ce « ce
que je suis », mon look et mes binocles, mes fragilités et mes failles.
Dans l’immédiat, je suis chez ma mère et ma grand-mère, et je savoure mon
premier chocolat de la semaine. Depuis que je bosse à l’extérieur, je ne les vois
plus que le dimanche. Je les rejoins après la messe à laquelle je ne me rends pas
moi-même. C’est une des rares choses qu’elles n’ont pas réussi à instituer dans
ma vie. Je veux bien croire en Dieu, mais pas écouter une heure de litanies
chaque semaine, plus depuis que j’ai appris que j’étais une aberration et un
suppôt de Satan. J’emploie le mot Enfer quand j’ai une salle journée, pas lorsque
je me masturbe, ou que je mélangeais mon corps à celui de Ryan, et certainement
pas quand je fantasme sur celui de Léo, ni sur tout ce qu’il pourrait me faire ou
que je pourrais lui faire. Pour moi, ce serait plutôt le Paradis. L’Eglise et moi,
nous n’avons pas la même définition de ces deux lieux !
— Alors, mon chéri, comment vas-tu ?
— Je vais bien, maman. Pas de souci.
— Et ton travail ?
— Bien aussi.
— Tu ne nous racontes pas grand-chose sur ce que tu y fais.
— Je ne peux pas, maman, je vous l’ai déjà dit.
— D’accord, secret d’état. Mais je suis ta mère !
— Ça n’y change rien. Tu sais le plus important : je fais ce que je sais faire
et je suis utile.
— Je vois, tu ne nous diras rien.
— Nan, maman, rien.
Elle lève les yeux au ciel, avant de me jeter un regard torve. Elle essaiera
encore, je n’en doute pas un seul instant.
— Pi ?
— Oui, mamie ?
— J’ai pensé à toi.
Je retiens le sourire qui cherche à s’infiltrer sur mes lèvres. Quand ne pense-
t-elle pas à moi ? Il ne lui faut pas trente secondes pour poser devant moi un
catalogue de chez Phildar, avec plein de modèles plus infantiles les uns que les
autres. Je suis bon pour un nouveau pull ! L’hiver, elle remplit ma pauvre garde-
robe.
— Regarde, il y en a plein de très mignons.
Je regarde, et je pense à Léo. Je me demande quelle tête il ferait si, par
miracle, il se retrouvait à côté de moi à lorgner sur les modèles qui défilent sous
mes yeux.
— Que penses-tu de celui-là ?
— Euh… Je ne sais pas trop.
J’aime porter des nounours sur mon pyjama bleu, mais que sur lui !
— Tu as raison, mamie, il est mignon, mais j’en ai déjà un qui lui ressemble.
— Ah bon ?
— Oui et il me va encore.
Ça fait quelques années, mais je m’en souviens parfaitement. À dix-sept
ans, c’était bien plus difficile pour moi, et c’est un euphémisme.
— Tu n’as pas un modèle avec un lion ?
— Pourquoi un lion ?
— Parce que c’est féroce et que ça rugit.
— Non, je ne crois pas.
— Ah ! Dommage !
— Je vais chercher dans mes vieux catalogues.
— T’embête pas avec ça, mamie ! C’était juste une idée.
— Tu veux un lion, tu auras un lion !
Oh Mon Dieu ! Pour une fois, je suis super pressé qu’elle me tricote ce pull.
Léo n’y verra que du feu, mais moi je saurai et ça suffit à me faire marrer. Par
contre, si je le mets devant Pascaline, je risque d’en entendre parler. C’est cette
folle dingue qui m’a mis cette idée en tête. Est-ce que Léo rugit lorsqu’il prend
son pied ? J’aimerais bien savoir…
— À quoi tu penses, mon chéri ? C’est quoi ce sourire idiot sur tes lèvres ?
Hein ? Merde, je rougis comme une pucelle des temps anciens. Oui, des
temps anciens ! Les filles ne rougissent plus à ce point-là, pas comme des
tomates trop mûres et prêtes à exploser. C’est ridicule, mais j’ai la sensation que
ma mère, et ma grand-mère, observent les mêmes images que moi sur un écran
couleur dernière technologie, avec tous les détails inratables. La honte ! La
poisse aussi ! Mes femmes aiment l’ingérence dès qu’il s’agit de ma vie.
— Oh ! Tu es amoureux, Pi ?
— Hein ? Non, non, je ne suis pas amoureux.
— Tu es sûr ?
Euh, non, je ne suis pas sûr, pas sûr du tout, absolument pas sûr. Je vais
encore passer à la moulinette et à l’essoreuse, tout en luttant comme un malade
pour garder mes secrets, et capituler, ou pas, devant leurs regards suppliants et
leurs petits sourires en coin. Ce sont des actrices qui mériteraient un Oscar et
auxquelles je cède souvent.
— Pas d’amoureux dans les parages.
— Ah ! Tu en es certain ?
— Oui !
— Pi ?
— Oui ?
— Ce n’est pas beau de mentir à sa maman. Tu ne l’emporteras pas au
Paradis.
Je m’en fiche royalement. Le Paradis, ce n’est pas avec le Seigneur que je
veux le connaître, mais avec Léo.
— Pi ! Tu rougis encore. Dis-moi son nom !
— Il n’y a personne, maman.
— Il n’a peut-être pas encore investi ton lit, mais il y a quelqu’un.
Je rêve ! Je cauchemarde ! Est-ce que ma mère – MA mère ! – a le droit de
me sortir un truc pareil ?! Comment puis-je être normal avec une mère pareille ?
— Ta mère a raison, Pierre. Ce qui se passe dans un lit, c’est bien, mais ce
qui se passe dans le cœur, c’est mieux.
Je pousse mon bol de chocolat et laisse tomber ma tête sur la table, un peu
brutalement. Et avec une grand-mère comme la mienne, est-ce que je peux être
normal ? Elles n’ont pas le droit de s’inviter dans ma chambre à coucher et
encore moins dans mes fantasmes. C’est de la politesse élémentaire ! Est-ce que
je leur pose des questions, moi ? NON !
— Ne le prends pas comme ça, Pi. On s’intéresse à toi, c’est tout. Tu sais
bien que c’est parce que nous t’aimons.
Eh merde ! Le refrain sur l’amour ! Bientôt, ça va être les bisouilles, les
caresses dans les cheveux et tout le tralala.
— Mon chéri, tu peux tout nous dire, voyons !
Bien sûr ! Tout ! Et puis quoi encore ? Elles poussent le bouchon un peu
trop loin, là. À cet instant, même Pascaline me manque. Au moins, elle y va
franchement. Elle me sort les mots de la bouche avec violence, sans me faire du
chantage affectif, ou presque pas.
— Je sais, maman, mais je t’assure, il n’y a personne dans ma vie.
— Peut-être, mais tu as quelqu’un dans la tête.
Ouais, et dans le pantalon ! Bien au chaud et à l’abri, et qui aimerait bien
sortir pour devenir bouillant et larmoyant.
— Personne en particulier, personne d’important.
— Tu ne couches pas à droite à gauche, Pi ? Rassure-moi !
Deuxième choc de mon front sur le bois dur de la table. Je vais avoir une
bosse, une grosse bosse, d’ici la fin de la journée.
— Nan, maman, je ne couche pas à droite à gauche.
— J’espère que tu dis vrai… Tu as toujours des préservatifs sur toi,
j’espère ?
Je ne vais pas survivre. Je suis déjà à moitié de l’autre côté, du mauvais
côté, celui où des petits diables vous accueillent et où le feu vous brûle les
bonbons. Il a déjà atteint mes pieds.
— Je n’ai pas besoin de préservatifs, je ne vois personne.
C’est le moment que choisit ma grand-mère pour s’en mêler.
— C’est-y pas malheureux, tout de même. Un si gentil garçon comme toi. Il
faut que tu fasses quelque chose, Pi. Je ne sais pas, moi, tu connais bien des
endroits où tu pourrais rencontrer un prince charmant ?
— Mamie, les princes charmants n’existent pas.
— Bien sûr que si ! Il y en a forcément un pour mon gentil petit-fils.
— D’accord, mamie, il y en a un quelque part pour moi et je vais finir par le
trouver. J’ai faim, pas vous ?
— Oh ! Excuse-nous. À ton âge, il faut manger et on ne t’a rien mis sur la
table.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Les occuper, il faut les occuper et les
faire un peu culpabiliser. Me nourrir, c’est pour elles un moyen efficace de me
dire qu’elles m’aiment. C’est une preuve d’amour pour laquelle elles sont d’une
grande compétence.
— Tu arrives à te nourrir correctement au travail ?
Sujet agaçant aussi, mais moins, beaucoup moins. Je suis prêt à leur décrire,
ingrédient par ingrédient, le contenu de mes sandwichs du midi. Je peux même
aller jusqu’à leur décrire chaque composant.
— Je me fais des sandwichs.
— Ce n’est pas suffisant ! Tu ne peux pas manger froid tous les jours, Pi. Ça
ne va pas du tout. Je trouvais que tu étais plus pâle que d’habitude et maintenant
je sais pourquoi. Il n’y a pas un micro-onde dans ce si important lieu où tu
travailles ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu ne sais pas ?! Tu vas là-bas tous les jours, tu y passes tes
journées et tu ne sais pas s’il y a un micro-onde ? Tu travailles dans un cagibi ou
quoi ?
Ah ! Le cagibi ! Non, je ne travaille pas dans un cagibi et, deux mois après
mes débuts, j’en suis bien content.
— Non, dans un bureau avec deux autres collègues.
— Je vais venir voir à quoi ça ressemble. Il est hors de question que mon
fils se nourrisse de sandwichs tous les jours.
— Non, maman, tu ne vas pas débarquer à mon travail et tu vas me laisser
avec mes sandwichs. Ils sont très bons et j’emmène aussi un fruit. Il y a du café
chaud ou du thé, et même du chocolat. Si je veux, je peux aussi prendre une
soupe. Tu n’as pas à t’inquiéter, je vais très bien. Et tous les soirs, je me régale
avec vos petits plats.
— Bon, bon, d’accord… Tu en as assez de nos petits plats ?
— Mais oui ! Un pour chaque soir, c’est le nombre idéal. Tu sais encore
compter, maman.
— Ne te moque pas, veux-tu !
— Je ne me moque pas, pas du tout.
Les plats sur la table sont ma délivrance. Je peux m’extasier pendant tout le
déjeuner et détourner un tant soit peu leur attention. La deuxième session a lieu
lors des embrassades, une heure chrono en main pour réussir à quitter la maison
et me ruer chez moi.
Elles m’ont lessivé, comme souvent, et c’est avec bonheur que je retrouve
mon appart, mes quatre murs, 3.14 et mon canapé. L’amour, c’est génial, mais
trop d’amour, c’est épuisant !
Soirée Internet, avec 3.14, mon ordi haute performance. Je me balade, je
surfe, je franchis quelques murs et teste mes capacités. Je m’impose des limites,
tout en étirant un peu la légalité, mais sans trop la dépasser. Il est très difficile de
résister aux challenges. Depuis que je bosse à la Sécurité Intérieure, j’ai
largement de quoi tester mes capacités et les repousser. Je me sens un peu
désœuvré devant 3.14 et c’est une première qui me déstabilise. Je peux passer
des heures à faire courir mes doigts sur le clavier, mais jamais mes recherches ou
mes défis n’ont atteint le degré qui m’est autorisé dans l’enceinte du boulot.
Merde ! Je m’emmerde ! Une nouveauté très désagréable.
Bam Bam !
Je sursaute comme un malade et mon bras envoie valdinguer la tasse de thé
qui fumait quelques secondes plus tôt sur mon bureau.
Bam Bam !
— Pierre, ouvre, c’est moi.
Hein ? Quoi ? J’hallucine ? Qu’est-ce que ma mère a mis dans ses plats ?
— Pierre ! Tu ne vas pas me laisser hurler derrière ta porte comme la
dernière fois, dis ?
Léo ? Léo qui s’annonce avec un simple « C’est moi » et qui, une fois de
plus, est sur le point de défoncer ma porte. Il va falloir que je lui explique que
sonner ou frapper normalement, ça marche aussi.
— Geeky ?!
— J’arrive !
J’ouvre la porte, suspicieux et interrogatif. Il est déjà venu chez moi, mais
c’était à un moment particulier. Là, je ne vois pas trop. Un dimanche soir…
— Tu me laisses entrer ?
— Y’a un problème ?
— Non. Pourquoi ?
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je te rends visite.
Il me rend visite ? Comme… rendre visite à un collègue…à un ami… à un
proche… à un… Je le laisse entrer.
— Je te dérange ?
— Non, mais j’ai un peu de nettoyage à faire. La prochaine fois, frappe
normalement, s’il te plaît. Je ne suis pas sourd.
— Quoi ?
— Un jour, ma porte va voler en éclats, avec les coups furieux que tu lui
donnes, et moi, je vais mourir d’une crise cardiaque ou d’une lacération des
veines.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu m’as surpris à tambouriner comme ça. Ma tasse de thé a atterri sur le
sol. Tu m’en dois une !
— Oh ! Désolé !
— C’est ça. Allez, entre et installe-toi où tu veux.
Pendant qu’il prend place dans mon canapé et que je nettoie les dégâts, mon
cerveau carbure à cent à l’heure. Il s’est assis et enfoncé dans mon sofa,
parfaitement décontracté, à ce qu’il semble, et je me demande ce que je vais bien
pouvoir faire de lui. Je ne suis pas très loin de la panique. Que fait-on avec des
personnes qui s’incrustent chez vous, des personnes que vous connaissez peu ?
Comment vais-je m’en sortir sans paraître ridicule ? Je ne reçois jamais
personne. Pascaline, elle est comme chez elle et elle fait ce qu’elle veut ici. Je
n’ai jamais été un hôte.
Chapitre 8
Léonard, dit Léo

Je suis dans la place, après pas mal de temps à me faire chier et bien des
hésitations. Il m’a fallu passer par quelques caps inconfortables, des « Putain de
merde ! » à ne plus savoir qu’en faire et de la flippe angoissante. Tout a
commencé samedi soir quand mon ex m’a appelé pour m’offrir une partie de
jambes en l’air. Je ne refuse JAMAIS ce genre de plan quand je suis disponible.
L’anticipation des heures à venir suffit à m’exciter et à réchauffer ma queue.
Mais là, RIEN ! Pas envie, ni de voir ce mec ni de le baiser. Un truc de dingue
qui m’a fait courir dans la salle de bains pour vérifier que la tuyauterie était
toujours en état de marche. J’ai trente-deux ans, pas quatre-vingt ! Elle
fonctionnait toujours, sous certaines conditions… TERRORISANT !
Mon Geeky est égal à lui-même. Son pull du jour porte l’effigie d’un petit
robot, d’un jaune bien criard. Impossible de le rater. Son jean a au moins une
taille de trop et il tombe sur ses hanches sans que ce soit sexy. Il est juste trop
grand.
Par contre, sa position à quatre pattes, alors qu’il est en train de ramasser les
morceaux de la tasse qui a échoué brutalement sur le carrelage, m’offre une autre
vue, une de celle que je n’ai pas encore eue l’occasion d’admirer. Humm, il a un
petit cul prometteur, mon Geeky. Je me tortille, mon cerveau n’est pas le seul à le
penser.
Putain ! Il m’obsède, ce petit con !
Il prend bien du temps à faire son nettoyage, dans le silence plombant de la
pièce. Je le mets mal à l’aise, une évidence qui revient souvent. On s’entend bien
et on se connaît un peu maintenant, mais il y a des zones d’ombres qui nous
mettent sur les nerfs. Mon premier passage chez lui, et les quelques coups de fil
que je lui ai passés pour prendre de ses nouvelles, pourraient s’apparenter à un
début d’amitié, sauf qu’il y a les souvenirs de son corps fragile contre le mien,
de ses larmes mouillant mon tee-shirt et de mes doigts dans ses cheveux ou sur
sa nuque. Et, il y a ce bécot rapide sur mes lèvres qui parle de non-dits.
— Alors, comment as-tu occupé ton dimanche ?
— Tu veux savoir ce que j’ai fait aujourd’hui ?
Il me tourne toujours le dos, bien trop concentré sur sa besogne pour que ce
soit normal.
— Pourquoi pas ? Même de ton samedi, si tu veux.
— Mon week-end…
Il se relève enfin et pivote vers moi. Puis, il bascule d’un pied sur l’autre,
regarde vers sa cuisine avec une envie bien trop évidente d’y courir et de s’y
barricader. Est-ce moi et ma présence, ou autre chose ?
— Je n’ai rien fait de spécial… Je reviens…
Il fait exactement ce que j’ai imaginé quelques secondes plus tôt sans,
toutefois, refermer la porte derrière lui. À son retour, il reste debout, ne sachant
où se mettre.
— Le samedi, je fais mon ménage et mes courses, et le dimanche, je vais
voir ma mère et ma grand-mère.
— Et le samedi soir ? Ton ménage et tes courses ne te prennent pas tout ton
temps.
— Je joue avec 3.14 et, parfois, Pascaline passe me voir.
— Pascaline ?
— Ma meilleure amie.
Sa posture est pleine de réticence. Je devrais partir. Il ne veut peut-être pas
de moi chez lui et n’ose pas me le dire.
— Tu veux que je m’en aille ? Je te dérange ?
— Hein ? Non, non, pas du tout… C’est juste que… je n’ai pas l’habitude
de recevoir quelqu’un chez moi.
Un extra-terrestre ! Je l’ai pensé dès le début et ça se confirme. Il est paumé,
mon petit génie, complètement perdu et en dehors de ses sentiers battus. J’ai fait
intrusion dans son espace vital et surprotégé, et il ne sait pas quoi faire de moi.
Mes émotions m’assaillent, encore, et me font battre le cœur.
— Tu pourrais commencer par m’offrir un truc à boire, pour ensuite venir
t’installer à côté de moi. On mettra les pieds sur la table et on discutera comme
deux vieux potes.
— Un truc à boire ? Bien sûr, quel con ! Tu veux quoi ?
— Ça dépend. Que me proposes-tu ?
— Du lait ?
— Tu te fous de ma gueule ?
— Un peu, juste un peu… J’ai pas grand-chose, je ne savais pas que tu allais
venir et je ne sais pas ce que tu aimes.
— De la bière ?
— Je n’en ai pas. Il n’y a pas d’alcool chez moi.
— Un jus de fruit, un soda ou un verre d’eau, mais pas de lait.
— J’ai du Coca ou du jus d’orange.
— Va pour un Coca.
Nouvelle fuite dans la cuisine, avec quelques bruits du quotidien en plus.
J’étends mes jambes et pose mes pieds sur sa table basse. Autant faire comme je
le lui ai dit, car le mettre à l’aise ne va pas être facile.
Canettes coincées sous un bras et deux verres dans l’autre main, il fait sa
réapparition, pose le tout et s’assoit à un mètre de moi.
— Ça se raconte quoi des potes avec un Coca dans la main et des pieds sur
une table basse ?
— Les tiens n’y sont pas !
Pierre se rapproche le juste nécessaire pour copier mon attitude.
— C’est fait. Alors ?
— Tout et n’importe quoi. Tout ce qui nous passe par la tête. Y’a pas de
règles, Geeky.
Silence radio, à peine les sons de nos respirations. Il va me rendre chèvre.
— Tu n’as rien dans le crâne ? C’est le vide sidéral là-dedans ?
D’une pichenette, je lui percute gentiment le front.
— Pas grand-chose. Et toi ?
— Hum… Tu es revenu de chez ta mère avec combien de plats ?
— Huit. Un pour chaque soir, plus ceux de samedi.
— La vache ! Tu ne te mets jamais derrière les fourneaux ?
— Nan.
— Eh bien ! Je ne sais pas si je dois t’envier ou te plaindre.
— Pourquoi ?
— C’est important de savoir se démerder seul.
— Ouais, pas faux… Ça leur fait plaisir.
— Et à toi ?
— Aussi et c’est pratique… Je saurais me débrouiller, si c’était nécessaire.
Je l’ai déjà fait quand ma mère était malade.
— C’était grave ?
— Une mauvaise bronchite qui l’a clouée au lit pendant dix jours. Ma
grand-mère voulait prendre le relais, mais je n’ai pas voulu… En vérité, ce
n’était pas terrible. J’aurais pu crever de faim. J’ai testé les boîtes de conserve.
La prochaine fois, je m’essaierai aux plats tout prêts. Tu cuisines, toi ?
— Je fais ma bouffe, en tout cas. Je suis attentif à mon alimentation, pour
garder la forme. C’est important dans mon boulot.
— Je n’y avais pas pensé, mais tu as raison… Tu fais du sport aussi,
j’imagine ?
— Ouais. De la course à pied et de la muscu, plus les entraînements
obligatoires.
— Je vois.
— Tu devrais essayer, Pierre.
— Pourquoi ?
— Pour être plus solide et mieux armé pour te défendre.
— Me défendre contre quoi ou contre qui ?
— Tous les jours des personnes se font agresser.
— C’est sûr… Je sais ce que c’est.
— Ça t’est déjà arrivé ?
— Souvent, dès l’école maternelle. Souffre-douleur était mon deuxième
prénom.
— Ah !
— Eh ouais ! J’attire les caïds comme la merde attire les mouches !
— Belle image, pas à dire.
— Ouais, c’est pas terrible… À cinq ans, je me suis retrouvé couvert de
peinture. À huit, avec un bras cassé après un croche-pied. À douze, j’ai failli me
retrouver avec la tête plongée dans les chiottes… À quinze, j’ai eu le poignet
foulé dans une bousculade volontaire… À seize, je leur ai dit à tous d’aller se
faire foutre et j’ai peaufiné mes protections. Je suis incapable de rendre coup
pour coup ou de frapper qui que ce soit, d’où ma langue acérée et ma capacité à
raser les murs pour me faire discret.
— Je vais t’apprendre à te défendre. Dès demain, on met en place un
planning d’entraînement.
C’est vrai, quoi ! Je ne peux pas écouter ce qu’il me raconte sans réagir.
C’est quoi tous ces connards qui s’en prennent à mon Geeky ! J’ai le sang qui
bouillonne. Si on me l’abîme, je ne réponds plus de rien.
— Certainement pas ! Je ne martyrise pas mon corps !
— Tu dois apprendre à te défendre et ne plus laisser un seul connard te
toucher ou te faire du mal.
— C’était y’a longtemps, Léo.
— Peut-être, mais tu vis retranché entre tes quatre murs. Tu ne sors pas…
Tu pourrais t’aventurer dans le monde, si tu savais te protéger et te défendre.
— Je n’ai pas envie d’explorer le monde. Je me sens bien tel que je vis. Que
voudrais-tu que j’aille foutre à l’extérieur ?
— Je ne sais pas, moi ! Te balader et goûter à la chaleur du soleil, aller au
cinéma, boire un verre dans un bar ou faire un bowling… Des tas de trucs.
— J’en ai pas envie… Je vais au cinéma avec Pascaline.
— Quoi d’autre ?
— Je vais bosser, je fais mes courses et je rends visite à ma mère. Ça me
suffit.
— Et si je t’invitais à une partie de bowling, tu viendrais avec moi ?
— Sortir avec toi ?
— Pourquoi pas ? C’est sympa des virées entre potes.
— … Je sais pas, j’ai jamais eu de potes.
— Tu n’as pas d’amis ou des copains ?
— Nan, pas vraiment. Quelques camarades lorsque j’étais étudiant. On était
tous des férus d’informatique et des binoclards appartenant au même club, celui
des ordis et du monde virtuel. Aucun de nous ne sortait.
— Tu as une vie de reclus, Geeky. Il est temps que ça change.
— Pourquoi voudrais-tu me changer ?
— Je ne veux pas te changer, mais que tu sortes un peu de ta coquille et que
tu ailles voir ce que le monde peut t’offrir de marrant.
Son regard m’incendie, je le fixe. Ses lunettes me cassent vraiment les
couilles !
— Tu ne pourrais pas changer de lunettes ou te mettre aux lentilles ?
— Hein ? Pourquoi ?
— Je ne vois pas tes yeux et ça m’énerve ! Je ne peux pas te lire
correctement.
— J’aime mes lunettes et je vois clair avec.
— Avec une autre monture, ou des lentilles, tu verrais tout aussi bien, petit
geek.
— Je ne suis pas un geek… Possible, mais c’est sans intérêt.
— Sauf pour quelqu’un qui a envie de savoir ce que tu penses.
— Je ne pense rien.
— Mon cul ! Ton cerveau est un bain bouillonnant où s’ébattent mille
pensées à la seconde.
— Qu’est-ce que ton cul vient faire là-dedans ?
— Rien de spécial.
J’ai tellement de questions à lui poser, tant de curiosité sur ce qu’est sa vie,
ses vécus ou ses goûts, que je ne sais pas où donner de la tête. Ceci étant, il ne
m’a pas répondu et s’il croit me noyer dans ce changement de sujet dont je suis,
je l’admets, le seul responsable, il se fourre le doigt dans l’œil. Je ne vais pas le
lâcher comme ça, aucun risque.
— Alors, le bowling ?
— Je sais pas… La boule risque de m’emporter avec elle et je vais encore
être la risée de ce monde dans lequel tu veux me traîner. Ce n’est pas très
attirant.
— Tu dis n’importe quoi ! Quelques essais et tu seras au point.
— Après avoir fait marrer combien de personnes ? Je ne suis pas un maître
de la coordination. Mon corps ne répond pas toujours de manière satisfaisante
aux ordres de mon cerveau.
Je retiens les mots qui me viennent à l’esprit. Je me sens prêt à tester la
coordination de son corps d’une façon plus qu’interdite aux moins de dix-huit
ans.
— Je n’ai pas remarqué que tu étais maladroit.
— Pas plus que la moyenne, mais de là à balancer une boule de bowling, en
jouant à la danseuse, y’a une marge.
— Geeky ?
— Ouais ?
— Enlève tes lunettes, s’il te plaît.
— Pourquoi ?
— Putain ! Tu es comme les mômes avec tes « pourquoi » à tout va ! Parce
que je te le demande gentiment, voilà pourquoi !
— Pas la peine de t’énerver ! Tu es branché sur une prise mille volts ou
quoi ?!
— Ferme-là une seconde et fais ce que je te demande.
— Tu fais chier ! J’en ai marre de recevoir des ordres et de supporter les
ingérences dans ma vie. Je retirerai mes lunettes, si je veux !
— Geeky, tes lunettes.
— Fait chier, fait chier, fait chier !
— Si tu veux, mais retire-les.
C’est lui qui est casse-couilles ! Je ne lui demande pas grand-chose et il
pourrait faire l’effort de ne pas discuter, pour une fois.
Ah ! Enfin ! Il m’épuise, le petit con.
— Bien. Regarde-moi.
Son soupir d’agacement est une musique amusante, mais son regard dans le
mien, c’est autre chose, bien autre chose. Je n’arrive pas intégrer la beauté de ses
yeux, de ce bleu piqueté de vert plus on s’approche de la pupille, de leur clarté,
de leur lumière. Ils me rendent dingue et ils m’excitent.
— Vas-tu accepter mon invitation et venir avec moi au bowling ?
— Pourq…
— Oui ou non ?
Ses paupières s’abaissent, tel un rideau que l’on tire et qui nous exclut de ce
qui se passe derrière. Ses mains atterrissent sur son jean et opèrent ce geste,
repéré depuis longtemps et signe de son trouble, celui de les essuyer dans des
mouvements mécaniques. Puis, ses paupières se soulèvent dans un moment
d’éternité, pour m’offrir de nouveau ce regard qui me fait trembler sur mes
bases. Tout a disparu : son appart, mon projet, mes pensées. Il ne reste que ce
désir lancinant de le prendre dans mes bras et de coller ma bouche à la sienne, de
découvrir son goût et sa façon d’embrasser.
— D’accord, mais si une fois sur place, je ne le sens pas, tu n’insisteras pas.
— Tout ce que tu veux.
Son regard devient flou, ses yeux papillonnent et son souffle se raréfie. Sa
bouche se tort légèrement et ses dents viennent mordiller sa lèvre inférieure. Je
ne crois pas que ce soit un appel, juste une réaction instinctive, une ambigüité
qui parle d’indécision et de questionnement. Un désir aussi, parfaitement lisible
et qu’il ne peut cacher.
— Tu as une petite amie ?
— Non.
— Un petit ami ?
— Non.
— Tu as déjà eu une petite amie ?
— Non.
— Un petit ami ?
— Oui.
Geeky m’emprisonne de son regard, mais j’ai ce même pouvoir sur lui. Il est
incapable de bloquer ses réponses. Elles sont immédiates et sans réflexion pour
les brider. Courtes, incisives, oui, non, exactement ce que je lui ai demandé.
— Tu aimerais avoir un petit ami ?
Ses prunelles se font luisantes et me quittent pour s’attarder un bref instant
sur ma bouche. Il remonte et me scrute. Un éclat d’étonnement s’invite dans son
regard et y prend une place importante. Je le laisse me lire, sans oublier ma
question, dans l’attente de sa réponse.
— Oui.
Je n’ai pas besoin de plus pour poser mes lèvres sur les siennes, tout en
restant en contact avec ses yeux. Ils s’illuminent comme un putain de sapin de
Noël, à m’en brûler les rétines. Je perds tous mes repères, alors que sa bouche,
douce, répond à la mienne. Il est un met délicat à la saveur complexe et subtile.
Ce mec ne peut pas être baisé, juste baisé, c’est de l’ordre de l’impossible. Je la
caresse de ma langue, j’en veux plus. Il ne fait pas de manière et l’effleure de la
sienne. J’ai envie de rugir. Je plonge, le plus tendrement possible, et enfin –
enfin ! — je le goûte et le savoure. Ma main trouve le chemin de ses boucles et
je l’attire contre moi. J’approfondis ce baiser qui me chamboule, et frissonne de
son corps qui tremble contre le mien. Il se peut que je ne puisse plus me passer
de lui, de mon petit geek qui n’en est pas un, de mon Geeky.
Chapitre 9
Pierre, dit Pi

Merde ! J’y crois pas ! Quoique ! C’est bien la langue de Léo qui joue avec
la mienne et qui s’en donne à cœur joie. C’est bien sa bouche qui est collée à la
mienne et qui s’éclate comme une malade. J’Y CROIS PAS !
Oh ! Il sait y faire, pas à dire. Et il est bon, doux et exigeant à la fois, sûr de
lui, avec un brin de délicatesse qui me met à l’envers. Si c’est l’effet que je lui
fais quand je lui parle d'une boule de bowling, qui m’emmènerait avec elle, je
suis prêt à remettre cette conversation sur le tapis tous les jours. Il peut compter
sur moi.
Oh ! J’y crois pas ! Le mec le plus solide que je connaisse, le plus sexy, le
plus beau aussi, est en train de m’embrasser comme si j’étais la septième
merveille du monde, avec un je ne sais quoi de plus qui me dit qu’il n’en aura
jamais assez. Je ne sais plus qui je suis. J’ai presque envie de courir dans ma
salle de bains pour vérifier que le vilain petit canard ne s’est pas transformé en
cygne.
Je cogite, je cogite, comme un con. Je suis débile ou quoi ?
Putain, Pi ! Léo est en train de te bouffer et, toi, tu te poses des questions
existentielles ? Tu es à la ramasse, mon pauvre petit Pi !
Je donne une claque mentale à mon cerveau, mon premier acte de violence
volontaire, et me lance dans la bataille. Je veux bien être un abruti peu sûr de lui,
et timide, mais pas maintenant. Demain, la semaine prochaine, dans dix ans,
dans cent ans, mais pas maintenant.
Léo a un goût d’homme. C’est de la masculinité à l’état pur. Pas
d’atermoiement, pas d’hésitation, il prend ce qu’il veut et j’adore ça. C’est
excitant au possible de sentir sa puissance et de m’en recouvrir comme si elle
m’appartenait. Je suis dans sa force et dans son pouvoir. Je grandis entre ses
mains, je me solidifie et me renforce.
Je me rapproche de lui, me colle encore plus à son corps. Ses mains ont
quitté mes cheveux et se baladent sur mes reins. Je plonge les miennes dans sa
courte tignasse. Je tire un peu dessus, lui racle le cuir chevelu. Il me rendrait
presque sauvage. Il gémit contre ma bouche, heureux de cette intensité, de mes
gestes et de ma participation active. Je crois qu’il est capable de rugir.
Il contrôle ce qu’il fait, tout en se laissant emporter. J’aime ça, énormément,
trop. J’ai le sexe en alerte maximale et une envie terrible d’aller vérifier s’il est
dans le même état. Ma peau me brûle, mon pull en laine me démange, j’en
viendrais presque à le détester.
Mamie, s’il te plaît, tricote-moi des pulls en coton !
Je voudrais sentir son poids sur moi et qu’il m’écrase de sa masse. Je ne me
sens ni petit ni fragile, juste comme il faut pour qu’il puisse me faire ressentir à
quel point il est fort. Ce n’est pas un désir de dominance, mais celui d’une
appétence pour ce qu’il est, lui et personne d’autre. Il me maintient dans une
réalité faite de fantasmes et de sécurité. C’est un feu d’artifice de rêve et de
tangible, un espace où ce que je suis lorsque j’ai les pieds sur terre peut se
réjouir de mon aptitude à être complètement décalé.
Il ne s’arrête pas. Il a à peine besoin de respirer, alors que je commence à
manquer sérieusement d’oxygène. Je préfère mourir plutôt que de le lâcher. Je
suis au Paradis. L’Enfer peut bien aller se faire foutre !
Le baiser s’adoucit, sa langue me caresse et ses paumes se font très douces.
Je suis en nage et je savoure ce moment plus calme. Sa bouche s’écarte
délicatement et ses yeux cherchent les miens. J’ai passé mon temps à les ouvrir
et à les refermer, à voyager entre la lumière et l’obscurité. Ses iris sont plus
sombres et ses pupilles miroitent. Il est dans le plaisir, tout autant que moi. Mon
regard se jette dans le sien, s’y engouffre et s’y perd. Mes paupières papillonnent
devant le feu qui les incendie. Je n’ai plus de boussole.
— Geeky ?
— Oui ! Oui, pour le bowling, quand tu veux et à chaque fois que tu me le
demanderas !
Ses yeux s’écarquillent, une étincelle en jaillit et il éclate de rire.
Bruyamment, spontanément, follement. J’adore ça, ce rire, son rire, grâce à moi,
à cause moi, juste moi.
— Tu es un cas, Geeky, un sacré cas.
Je souris à mon tour. Pour lui, je veux bien être un original complètement à
l’ouest et sortir des conneries toutes les trois secondes. Je suis prêt à chercher
des vannes et des blagues pendant des heures, dans le seul but d’en avoir une
réserve.
Sa main se pose sur ma joue et ses lèvres effleurent les miennes.
— Tu pourrais bien me rendre accro à tes blagues à deux balles et à tes
réparties débiles et provocantes… à tes yeux aussi.
Il va me faire fondre, ce molosse aux nerfs d’acier. Le Chamallow que je
suis a un cœur de midinette et il est en train d’en faire de la guimauve toute
moelleuse, d’un rose tendre et doux.
— Si je te fais rire à chaque fois, je ne suis pas prêt d’arrêter.
— Humm… je saurais te faire taire.
— Évite ce genre de sorties et ne renchéris pas, ou tu risques de te retrouver
sans salive rapidement.
— Alléchant et tentant.
Je suis d’accord, totalement d’accord, définitivement d’accord. Je veux qu’il
m’assèche, qu’il prenne tout de moi, jusqu’à me laisser complètement out.
— Si on dînait ?
J’hallucine ! Il ne vient pas de me sortir un truc aussi con ? Si ?
— Tu veux manger ? Là, maintenant ?
— Oui, un moment de calme ne serait pas de refus.
— Ah bon ?
Qu’est-ce qu’il me fait, le flic au flingue sans petit nom ? Il en a déjà
marre ? La poisse ! J’aurais bien aimé qu’il en veuille un peu plus. Je me doute
bien que je ne vais pas faire long feu dans sa tête et dans sa vie, mais juste un
petit peu plus, ce serait bien.
Allez, Léo, sers-toi de moi comme d’un Finger !
— Un peu de distance serait une bonne idée… Je risque de te sauter dessus,
sans que tu aies le temps de réagir.
Ça, c’est pas mal ! Une bonne option, à mon avis, bien meilleure que les
petits plats de ma mère. Pourquoi se prendre la tête et se faire chier devant une
assiette de bouffe ? Ce n’est que de la nourriture terrestre, ce qui est parfaitement
secondaire.
— Manger n’est pas utile. Si tu veux me sauter dessus, je ferai en sorte de
paraître surpris et de ne pas réagir, pas tout de suite en tout cas.
— Geeky…
C’est une plainte, mon petit surnom sur sa langue, celui qu’il m’a donné et
qui n’appartient qu’à lui. Je me fous de plus en plus qu’il n’ait rien à voir avec
moi.
— Quoi ?
— Allons dîner, s’il te plaît. Je ne veux pas te sauter dessus… On pourrait
discuter un peu.
— Pour quoi faire ? Si je meurs demain, je préfèrerais passer ma soirée à
faire autre chose, surtout avec toi dans les parages.
— Pourquoi veux-tu mourir demain ?!
— Ce n’est pas ce que je veux, mais on ne sait jamais. Imagine que je me
vautre dans les escaliers et que je me fracasse à l’étage en dessous ? Ou que 3.14
explose et qu’il me pulvérise ? Ou que je fasse ma blonde et que je dévisse une
ampoule en prenant mon bain ? Tout est possible, tout. Alors, manger pour ma
dernière soirée dans ce monde n’a pas ma préférence.
— Geeky ?
— Oui ?
— Ferme-la et file dans la cuisine, avant que je t’attache à une chaise et que
je te bâillonne.
— M’attacher et me bâillonner ? Je n’ai rien contre, même si j’aurais préféré
un truc plus classique pour une première fois.
— Geeky ?
— Oui ?
— Si je fais ça, ce sera pour t’enfermer dans un cagibi et ne t’en délivrer
que dans trois jours.
— Tu es un rabat-joie, un vieux chnoque trop frileux et à peine drôle.
— Tu as raison. File dans ta cuisine, on va manger.
— Abruti !
Je me lève et lui tourne le dos en faisant la gueule. Ouais, je boude, et je me
fiche de ressembler à un gamin capricieux. C’est de sa faute ! Il n’avait qu’à pas
me mettre le corps en feu. Il sait à quel point ça fait mal de laisser retomber la
pression sans une petite aide ? Je bougonne et l’ignore royalement. Je sors UNE
assiette, UN verre, UNE fourchette, UN couteau… et UN seul plat. Qu’il se
démerde !
Je me tortille, je bande toujours. Malgré mon pantalon trop large, c’est
inconfortable. Je le déteste !
— Geeky ?
—…
— Pierre !
— QUOI ?
— Tout le monde fait-il toujours tes quatre volontés ?
— Non, seulement ceux que j’autorise à entrer chez moi.
— Ça ne va pas marcher avec moi, tu sais.
Je hausse les épaules, toujours le dos tourné, et me dirige vers mon micro-
onde pour enfourner mon petit plat bien sympa. Je le sens approcher et retiens
mon sourire de chat amoral. Il se presse contre moi et son sexe en érection vient
se frotter contre mes reins. Je fais comme si de rien, le cœur battant la chamade
et ma satisfaction solidement enferrée dans ma tête.
— Tu es un sacré emmerdeur, Pierre. Un sale mioche capricieux qui prend
beaucoup de risques.
Je tente de lui échapper, histoire de le piéger un peu plus. Ses mains
harponnent mes hanches et m’empêchent tout mouvement. Je jubile. Bien sûr
qu’on me cède toujours, mes femmes en tout cas. Alors, pourquoi pas lui ?
— Ne bouge pas, Geeky, même pas d’un millimètre.
Ses mains, fortes et masculines, empoignent mon pull et me l’arrache. Elles
remontent le long de mes flancs, sur mon tee-shirt fripé, viennent s’égarer sur
mon ventre et se glissent dessous, sur ma peau brûlante. L’une de ses paumes
descend et atterrit sans préliminaire sur ma queue, la saisit et la serre doucement
l’espace de dix secondes. Je sursaute, je gémis. S’il me laisse tomber maintenant,
histoire de me donner une leçon, je le fous à la porte et il devra la défoncer pour
pouvoir de nouveau la franchir. Je me le promets, je le garantis, je le jure !
Mon jean trop large lui laisse toute la place nécessaire pour qu’il puisse se
faufiler à l’intérieur, ce qu’il fait sans façon. Il ne tâtonne pas, passe la barrière
de mon sous-vêtement et empoigne mon sexe aussi dur que de la pierre.
— Tu as raison, dis-moi, elle n’est pas si petite, la merveille que tu caches
dans tes frocs informes.
Je me tais. Il est hors de question que je prenne le risque de le faire tout
stopper en le cherchant avec des mots. Je veux qu’il me caresse, encore et
encore, jusqu’à ce que j’explose grâce à lui. Ses va-et-vient ne sont que gestes de
connaissance, il me découvre sans précipitation. Puis, son poing s’humidifie de
mes larmes de désir et se fait expert.
— Ça va être bon, Geeky, je te le promets.
Ça l’est déjà. Il sait ce qu’il fait, comment le faire, mais mon pantalon
devient gênant. Mon ventre est délaissé, il crochète les boutons et baisse mon
boxer. Sa bouche dans mon cou me bécote et me mordille. Je ne bouge pas, mais
je geins, de plus en plus souvent, de plus en plus fort, au fur et à mesure que le
rythme s’accélère. Le bas de mon dos supporte son membre ferme, sans qu’il n’y
attache d’importance. Je suis sa seule préoccupation et rien que ça pourrait me
faire décoller. Je résiste – oh oui ! – je résiste ! Son pouce frôle la fente de mon
gland et se promène autour à chaque remontée. Je m’accroche au plan de travail,
baisse la tête pour que ses lèvres et sa langue puissent vagabonder plus
librement. Ses gestes sont un mélange subtil de douceur et d’intensité. Je
commence à râler, mes couilles deviennent lourdes et pèsent délicieusement. Il
va plus vite, me dévore la nuque. Ses doigts s’infiltrent dans mes cheveux, il me
tire la tête en arrière et pose sa bouche près de mon oreille.
— Jouis, Geeky, maintenant.
Il aspire ma peau tendre et me marque d’un suçon vorace, sa main resserrée
sur ma virilité agonisante. Je lâche un cri, un petit cri aigu. Tout se tend en moi,
mon corps se crispe et se couvre de chair de poule. Un gémissement m’échappe,
rauque et plus viril, plus puissant, et je me libère dans son poing, un sourire
éclatant sur les lèvres, les yeux fermés et le corps tremblant.
E.T Pi trouvé maison, E.T Pi adore main de Léo !
Ses doigts dans mes cheveux se sont faits tendres et sa langue apaise la
brûlure dans mon cou. Il m’aide à me calmer et à mieux respirer, avant de me
retourner et de me voler un baiser torride qui finit de m’achever. Ses bras solides
m’entourent et, pour une fois, je ne trouve rien à dire. Mon cerveau est
embrumé.
— Tu vas mieux ?
Oui, je vais mieux, beaucoup mieux. Je n’ai jamais été aussi bien ou je ne
m’en rappelle plus. Je hoche la tête plusieurs fois. Il m’écarte de lui et m’admire,
du plaisir dans le regard et un sourire en coin qui se veut satisfait. Il attrape la
ceinture de mon jean, bien prêt de se faire la malle maintenant que le corps de
Léo ne le retient plus, et me le remet en place. Il se contente du premier bouton.
Je suis toujours aussi silencieux. Je suis la voute céleste qu’Atlas-Léo maintient
puissamment.
— Tu as fini de bouder, Geeky ?
Nouvel hochement de tête. D’un doigt placé sous mon menton, il porte mon
visage vers le sien et son regard se plante dans le mien. Mon Dieu ! Qu’il est
beau ! J’hésite entre le rire et les larmes, prêt à céder aux deux. Je suis heureux
de le voir là, dans ma petite cuisine, près de moi, sa présence juste pour moi. Et
ça bouleverse tout mon monde, dans un méandre d’émotions diverses et variées.
J’ai aussi envie de pleurer, de ce qu’il me donne et que je ne pensais jamais
recevoir un jour, de ce que ses yeux expriment rien qu’en me regardant et que je
croyais impossible. Je me tiens droit, les épaules redressées et les pieds
parfaitement en équilibre sur le sol. Je ne me sens plus comme une petite chose
insignifiante que le mépris marquait de son empreinte et rendait fragile. Je suis
un mec utile, un homme désiré et admiré. Je me dresse sur la pointe des pieds et
l’embrasse sur la bouche. Un baiser rapide et reconnaissant.
— Merci.
Puis, je me retourne, ouvre le congélateur et sors un deuxième plat. Une
autre assiette, puis un verre et des couverts viennent rejoindre ceux déjà posés
sur la table. Je lui fais un sourire, un doux sourire, alors qu’il suit chacun de mes
gestes, appuyé à la place qui était la mienne quelques minutes plus tôt. Je ne suis
pas encore redescendu sur terre et tout me paraît surréaliste : mon attitude, mon
silence, le sien, nos regards, nos sourires… tout.
— Je reviens.
Je file dans la salle de bains, prends une douche super rapide et enfile mon
pyjama bleu couvert de cœurs et de nounours. J’en ai besoin et il le connaît déjà.
Je me plante devant mon miroir et m’observe avec attention. Je n’ai pas changé.
Je suis Pierre, dit Pi, et depuis peu, Geeky. Je suis le même, et pourtant, je me
sens autre. Ce qui est différent, c’est la prise de conscience du regard que Léo
pose sur moi. Je lui plais, il me désire et il apprécie le temps qu’il passe avec
moi. Il ne me trouve pas insignifiant, ni laid ni ridicule. Alors, peut-être
qu’éventuellement, je ne le suis pas.
Si c’était lui qui avait raison et moi qui avais tort ?
Chapitre 10
Léonard, dit Léo

Eh bien ! J’ai mis du temps, mais j’ai fini par le faire taire, le petit génie. La
tactique est plutôt plaisante, même si je suis super à l’étroit dans mon pantalon.
Et efficace ! Je saurai m’en rappeler, je n’ai pas de doute là-dessus. Quelle
caboche il a, tout de même ! J’ai un peu de mal à suivre les méandres de son
cerveau, mais je m’amuse trop pour m’en soucier. Au bout du compte, le résultat
est là : on est bien ensemble. Il me sort de mes préoccupations, des pressions du
boulot et de ce stress permanent dû à l’ampleur de la tâche que nous avons, mes
collègues et moi, à accomplir. Il est une bouffée d’air frais dans mon quotidien,
un briseur de routine qui s’avère plus alléchant que ce qu’il veut bien montrer.
Son corps est fin et élancé. Je ne suis pas sûr que nu, il soit aussi dégingandé
qu’il le paraît. Son ventre plat et lisse ne m’a pas donné une impression de
maigreur. Ses hanches ne sont pas inexistantes, ni osseuses. Je n’ai pas eu une
vue de l’ensemble, malheureusement, mais le peu que je sais me convient. Je
suis grand et tout en muscles, et j’aime nos différences. Avec lui, je me sens fort,
dans le bon sens du terme. Je peux l’envelopper, le lover entre mes bras et me
sentir puissant, de cette puissance qui donne, mais qui ne contraint pas. C’est
agréable. Ce qu’il cache dans ses jeans est tout aussi plaisant. Long et fin, lisse et
parfaitement tendu quand il le faut. Le toucher m’a excité, évidemment, mais je
n’ai pas pensé à moi, rien qu’à lui. C’est une première surprenante et
intéressante. En même temps, ce constat n’est pas sans questionnement. Le
saligaud, il m’a bien berné ! Je l’ai vite compris, quoi qu’il en pense. Je lui ai
pourtant dit qu’il ne me mènerait pas par le bout du nez. Echec pour moi, mat
pour lui. S’il a été tout au long de sa vie emmerdé par des petits cons plein de
prétention, il attire à lui, sans condition, ceux qui l’aiment. S’il se plie aux
désidératas de sa mère et de sa grand-mère, c’est dans le seul but de ne pas les
blesser et de leur faire plaisir. De leur côté, elles lui cèdent tout, j’en suis sûr. Je
suis extrêmement curieux de sa meilleure amie, Pascaline. Je me demande de
quelle manière elle agit avec lui.
J’ai encore la sensation de son sexe dans ma main, de ma bouche sur la peau
tendre de sa nuque et le souvenir de cette trace que j’y ai laissée. Je n’ai jamais
fait ça, poser une empreinte sur un mec pour qui je bandais. J’ai conscience que
c’est un peu comme une marque de possession. Il va me faire tourner en
bourrique, c’est sûr. J’ai vécu sa jubilation. Il a tenté de me la cacher, mais
c’était sans espoir. Son silence, sa passivité : il essayait de me mener là où il le
voulait et il a parfaitement réussi. Je pourrais me sentir vexé, ce qui n’est pas le
cas. Je m’amuse trop pour me prendre la tête sur cet aspect de notre début de
relation. Il a cette capacité à ne pas faire peser sur mes épaules un sentiment
d’amoindrissement. Ce serait plutôt l’inverse. En me laissant entrer chez lui,
m’installer et faire comme chez moi, et le toucher, il m’a offert une place rare.
Celle d’un proche apprécié et avec qui il se sent en confiance. C’est un cadeau
plus qu’autre chose.
Je regarde la table et tout ce qui y est posé en double exemplaire. Pour
arriver à ce résultat, il a fallu que je donne de ma personne. Je vais de nouveau
goûter aux petits plats de sa mère, je garde un très bon souvenir du premier.
Je patiente, à l’écoute du son de l’eau qui coule et que j’imagine glissant sur
sa peau nue. J’espère que d’ici peu, je pourrai m’inviter dans cet espace et le
rejoindre pour des moments de plaisir partagé. Il n’aurait peut-être pas refusé ma
présence, mais je pense qu’il avait besoin de ce temps seul, de ces quelques
minutes pour lui, à réfléchir ou s’approprier ce qui vient de se passer entre nous.
Il a aimé, mais j’ai lu de la surprise dans ses yeux. Je crois qu’il n’en revient pas
que je puisse m’intéresser à lui et me sentir attiré par ce qu’il est, lui, le petit
informaticien qui se trouve insignifiant. Avant tout autre chose, même avant ce
désir de le mettre dans mon lit, je veux faire grandir son égo. Avec sa vivacité
faite de calme, son sérieux et sa gentillesse, son intelligence, il ne devrait avoir
besoin de personne pour lui faire apprécier celui qu’il est. Puisque c’est ainsi,
une réalité incontournable, je veux bien me dévouer pour cette mission.
J’ouvre son frigo et m’esclaffe. Il n’y a rien de bien attrayant là-dedans. Il
va falloir que j’y fourre mon nez, en commençant par le pourvoir de quelques
bières. Un Coca de temps en temps, pourquoi pas, mais trop souvent, non. Le
soir, lorsque je rentre chez moi, j’aime bien déguster une bonne mousse fraîche,
affalé dans mon canapé. J’ai bien l’intention de venir envahir son espace et je
dois pouvoir y trouver ce dont j’ai besoin.
Des pas légers caressent mes oreilles, je ferme la porte et me retourne. Il est
trop mignon, un petit doudou que je rêve de câliner. Il a remis son improbable
pyjama, ses cheveux sont mouillés et ses boucles se sont disciplinées sous le
poids de l’eau. Il est pieds nus et porte toujours ses lunettes qui me tapent sur le
système. S’il ne se décide pas tout seul, c’est moi qui vais le traîner chez
l’opticien. S’il faut que je l’attache et que je le contraigne, je le ferai. J’aime trop
ses yeux et ils me manquent à chaque fois que je n’y ai pas librement accès. Il
n’est pas sexy, pas dans le sens conventionnel du terme, mais il a quelque chose
qui m’allume. Une sensualité discrète qui bataille avec son sérieux et sa
délicatesse. Elle se révèle quand il se laisse aller à ses piques débridées. Dès
qu’il est dans la bataille, il devient sexy. La flamme dans ses yeux, son corps qui
se redresse et qui se prépare au combat, son cerveau qui bouillonne alors même
qu’il ne fait aucun effort pour en sortir trois à la minute… J’aimerais pouvoir
être dans sa tête pour entendre toutes celles qu’il n’a pas le temps de sortir ou
qu’il garde pour lui. Ça doit valoir le coup !
Dans l’immédiat, c’est de son bien-être dont je me préoccupe.
— Ta douche t’a fait du bien ?
— Oui, j’en avais besoin.
— Tu as faim maintenant ?
— Un peu.
— Quelque chose ne va pas, Pierre ?
— Non, pas spécialement.
— Humm… Ce silence est-il une autre de tes provocations ?
— Non.
Ces minutes ne lui ont apparemment pas suffi ou alors elles ne l’ont pas
mené vers des conclusions qui lui conviennent. Il s’attèle à la tâche de nous
réchauffer le repas et verse dans les assiettes une portion de chaque plat. Il
partage. De l’eau sur la table et il s’installe. Je fais comme lui. J’ai un bon
appétit et je ne mets pas un temps infini à me jeter sur la nourriture. Pierre picore
du bout de sa fourchette.
— Crache le morceau, Geeky ! Il y a un truc qui cloche.
— Rien d’important.
— Laisse-moi en juger.
Il lâche sa fourchette et repousse ce qu’il a devant lui. D’un geste hésitant,
qui se révèle être une première, il retire ses lunettes et plonge son regard dans le
mien. Mes couverts restent en suspens.
— Je… je me demandais…
— Oui ?
Il baisse les yeux et ses joues se colorent de rose. Voilà mon timide Geeky !
Que de disparités dans son tempérament et dans sa personnalité ! Je patiente, car
je ne veux pas le brusquer. Il finit toujours par dire ce qu’il a sur le cœur, d’une
façon ou d’une autre.
— Tu…
— Je ?
— Tu… t’intéresses vraiment à moi ?
Ah ! C’est donc des questions de ce genre qu’il se pose. Son étonnement a
pris le dessus, ainsi que son manque d’assurance, ou alors, il a besoin de
certitudes.
— Ça ne se voit pas ?
— Peut-être… C’est tout de même surprenant. Tu pourrais avoir tous les
mecs que tu veux, alors que moi, je ne suis pas très…
— Tu n’es pas quoi, Pierre ?
— Pas très intéressant, pas très beau, pas très… montrable.
— Hum… Tout est affaire de perception et de la façon dont on te regarde.
Des mecs comme toi, on n’en rencontre pas à tous les coins de rue, tu sais.
— Tu m’étonnes !
Il ne me regarde toujours pas et ne me jette que des coups d’œil de temps à
autre. Il n’est pas très à l’aise et il a retrouvé ce masque derrière lequel il se
cache, tout autant que sa capacité à se moquer de lui-même, en mettant en avant
son ironie. S’il devance les autres, ces derniers se retrouvent le bec dans l’eau.
C’est plus facile de se moquer de soi-même plutôt que de laisser les autres le
faire.
— Pierre, tu es le mec le plus intéressant et le plus surprenant que j’ai
rencontré depuis des lustres. Tu as une personnalité riche et complexe, tu n’es ni
fade ni insignifiant.
— Oh ! Tu crois ?
— Évidemment ! Je ne suis pas en train de te passer la brosse à reluire pour
te fourguer dans mon lit ou m’installer dans le tien.
— Tu pourrais.
— À mon avis, ce serait inutile. Si j’avais voulu te sauter dessus, ce serait
déjà fait.
— C’est quoi cet égo surdimensionné ?!
— Je n’ai pas un égo surdimensionné. Je te rappelle que c’est moi qui ai mis
un frein et que c’est toi qui m’as cherché.
— Je sais.
— Pierre, pourquoi tu ne veux pas me croire moi, plutôt que des inconnus
sans intérêt ?
— Ce n’est pas ça… C’est juste trop énorme pour que mon cerveau puisse
l’intégrer.
Je hausse un sourcil et lui fais un clin d’œil. Un peu d’humour ne nous ferait
pas de mal et le mien est plutôt porté sur le sexe.
— Tu n’en sais encore rien, petit génie.
Il rougit de nouveau, tout en me jetant un regard un peu pervers, que le flou
dû à sa myopie rend assez détonant.
— J’en ai eu un vague aperçu.
— Vague est le mot, Geeky.
— Ah, ces mecs au physique d’athlète ! Ils ne doutent de rien !
— Pas de cette partie de mon corps en tout cas. Je peux te le prouver.
— Tu as changé d’avis ?
— Comment ça ?
— Ce n’était pas ce que tu voulais tout à l’heure.
— Je ne souhaitais pas aller trop vite, c’est tout.
Cette vérité devient si évidente qu’elle me surprend. Mon attitude avec mon
ex est à l’exact opposé et il semblerait que j’ai décidé d’y mettre le holà. Je crois
que je suis en train de tourner une page de ma vie.
— Tu… tu me trouves pas mal ?
— Ouais, on peut dire ça. Quand je te regarde, je vois un peu plus que du
pas mal.
Je ne suis pas très au point pour ce genre de conversation, car ce n’est pas
dans mes habitudes. Aucun de mes amants ne m’a jamais demandé ce que je lui
trouvais. On avait bien autre chose à faire et ils n’étaient pas moins sûrs d’eux
que je ne le suis. Je ne dirais pas que j’aime cette discussion, mais je reste sur ma
ligne de conduite : rassurer Geeky et lui faire prendre confiance en lui.
Il ne me répond pas et ne cherche pas à en savoir plus. Bizarre… Croit-il
que je lui raconte des bobards ?
— Je suis sincère, Pierre.
— Je… je n’arrive pas à assimiler ce que tu me dis. Je t’entends et je ne
pense pas que tu me mentes, mais ça a du mal à atteindre les profondeurs de mon
cerveau.
— Putain ! Et ton ex, il te racontait quoi ? Que t’étais moche et con ?
— Non, bien sûr que non ! Ryan était un mec comme moi. Qu’il me trouve
beau ou intéressant était moins étonnant.
Curiosité, curiosité, un défaut, un mal nécessaire. Une qualité aussi.
— Pourquoi vous n’êtes plus ensemble ?
— Oh ! Il a trouvé un super job à mille kilomètres d’ici. Je n’ai pas voulu le
suivre.
— Tu l’aimais, mais pas à ce point-là.
— C’est ce que j’ai fini par me dire.
Je l’observe. Il est là et un peu ailleurs. C’est surprenant toutes ces
ambiances qu’il arrive à créer, même si c’est involontairement. Il navigue entre
le rire et la sensibilité, la réalité et le cosmos, le sérieux et l’espièglerie, la
discrétion et la provocation, la passivité et la hargne. Il est particulier et il l’est
devenu pour moi, ce qui ne me donne pas envie d’être dans la censure. Je ne suis
pas totalement en harmonie avec ma stature et ce que pourrait présupposer mon
métier. Dans l’intimité, je suis un type cool et relativement calme, même s’il ne
faut pas trop me chercher, ceci étant. J’aime la tendresse et la douceur, et si les
sentiments s’en mêlent, je peux être une vraie pâte molle et malléable, un gros
nounours qui peut se transformer en ours dangereux, si on touche à ce qui
m’appartient. Pierre, mon Geeky, fait déjà partie de mon univers personnel.
— Tu es mignon, Geeky. Tu as des cheveux superbes et j’adore tes boucles.
Ta peau pâle est douce et sans défaut. Ce que tu caches sous tes fringues m’a
l’air tout aussi sympa, ni maigre ni enrobé, juste fin et délicat. Si on ne regarde
que tes yeux, tu deviens beau.
— Oh !
Rouge me paraît insuffisant pour qualifier la couleur qui envahit son visage
jusqu’à son cou. Il se tortille sur sa chaise et, même si je ne le vois pas faire, je
sais qu’il frotte frénétiquement ses mains sur la toile de son pantalon de pyjama.
C’est fou tout ce que je sais déjà sur lui, ce que j’ai repéré à simplement le
regarder et l’observer. J’ai emmagasiné, sans m’en rendre compte, un nombre
considérable de données.
— Eh oui, Geeky ! Tu es attrayant.
— Je… C’est… Tu…
— Tout ça, petit génie, tout ça.
Il se décide enfin à me donner toute son attention et ce qui brille dans son
regard n’a pas besoin de parole. Il est à nu devant moi, sans voile ni barrière.
Lui, juste lui, entier et complet, avec tout ce qui en fait un être à part. Dans ses
yeux, je lis ses sentiments, ceux qu’il a déjà pour moi et qui vont au-delà du
désir. Mon petit génie est en train de tomber amoureux du grand flic qui l’a fait
flipper la première fois qu’il l’a vu, à tel point qu’il ne souhaitait qu’une seule
chose : un placard à balais.
Et moi ? Moi, je suis déjà un peu amoureux de lui, au moins un peu. Je
pourrais m’inquiéter de cette découverte qui n’en est pas tout à fait une. Non pas
que j’ai quelque chose contre, mais je ne l’attendais pas si tôt et pas avec un mec
comme Pierre. Je n’ai jamais imaginé un truc pareil. Pourtant, je me sens rassuré
par sa personnalité et par ce qu’il est. Il ne jouera pas avec moi et il ne trichera
pas non plus. Il m’a montré de manière tangible qu’il était une personne fidèle à
ceux à qui il est attaché. Il ne fera pas différemment avec moi, pas si je lui laisse
sa chance, ce que j’ai bien l’intention de faire. Il me reste à savoir si lui va me
donner la mienne. Je pense pouvoir tabler sur un « oui » franc et honnête. Son
regard qui ne me quitte pas et sa brillance dans laquelle mille émotions se
baladent sont des aveux, des espaces ouverts qui parlent d’infini et de possibles.
Je ne fais pas que bander pour Geeky. Il y a autre chose qui palpite, cette
autre chose qui bat dans ma cage thoracique et qui voudrait bien s’envoler et
planer : mon cœur en péril, depuis la première seconde où j’ai posé les yeux sur
lui et que je me suis demandé de quelle planète il débarquait.
Chapitre 11
Pierre, dit Pi

Léo a maintenu son invitation et j’ai donc passé une soirée au bowling. Je ne
veux plus jamais entendre dire que mes pulls sont ridicules, mes vêtements
insipides et mes baskets, miteuses. Quelle connerie ! Ils se sont vus avec leurs
chaussures complètement risibles ? Non, mais franchement ! Des grands
costauds comme Léo, avec ça aux pieds, ça valait le déplacement ! Moi, au
moins, je ne dénotais pas.
À part ça, eh bien, comment dire ? Je vais aller au plus simple : le bowling
et moi, ça fait deux ! J’ai bien compris le principe et mon cerveau a parfaitement
calculé ce que je devais faire pour que ces abruties de quilles tombent, mais mon
corps, lui, n’en a fait qu’à sa tête. Le premier essai a été mémorable. La boule ne
s'est jamais défaite de ma main. Elle y était scotchée, amoureusement scellée, et
elle ne voulait plus la quitter. Je suis parti en avant, pas la boule. Je l’avais bien
dit ! Pourquoi ne m’a-t-il pas cru ?
Léo s’est montré très stoïque. C’est un de ses talents. Il a repris ses
explications et conseils un nombre incalculable de fois, la mâchoire crispée. Je
ne l’agaçais pas, là n’était pas la question, mais se retenir de rire lui demandait
de gros efforts, jusqu’à ce que je l’autorise à se lâcher. Résultat des courses : un
rire tonitruant qui a alerté tout le monde, même ceux qui ne m’avaient pas
encore repéré. Je suis devenu LE point de mire, le spécimen à examiner au
microscope, l’exemple à ne pas suivre. Même le gamin de cinq ans, juste à côté,
faisait mieux que moi et son père n’a pas manqué une occasion de me prendre
pour modèle de ce qu’il ne fallait pas faire. J’ai bien cru que j’allais partir sans
demander mon reste. Pas pour aller bouder dans un coin, mais parce que c’était
gênant. Le pauvre Léo ! Penser à lui et au fait que je nous rendais aussi visibles
qu’un luminaire en pleine nuit a failli me briser le cœur. Sauf que Léo n’en avait
rien à foutre et que son attitude n’a pas changé d’un iota. Il est resté attentif,
attentionné et patient.
Il est extrêmement borné. Il était hors de question de repartir avant que j’ai
réussi un tant soit peu une action, une de celle qui pouvait me rendre fier. Sa
détermination sans faille et son obstination à me voir y parvenir m’ont galvanisé.
Je ne pouvais pas, ne voulais pas le décevoir. Ma seule victoire a été de
dégommer trois quilles, trois misérables quilles, mais cela a suffi à nous donner
le sourire. À ce moment-là, j’ai dû réunir toutes mes forces pour ne pas lui sauter
dessus et lui rouler une pelle de tous les diables.
Ce n’était peut-être pas grand-chose, et pourtant, c’était grandiose. Un
instant volé dans le bruit et la foule du vendredi soir, un de ceux qui restera
gravé dans ma mémoire, dans ma tête et dans mon cœur. Léo est décidé à ne pas
me lâcher et à me soutenir quels que soient les évènements. Il ne semble pas prêt
à avoir honte de moi, alors pourquoi me laisserais-je tenter à en ressentir ?

Au boulot, malgré quelques-unes de mes inquiétudes – je suis un livre


ouvert pour qui s’essaierait à me lire – il n’y a pas eu de situation pouvant nous
mettre à mal. Léo est un professionnel et, dès que je suis derrière mes ordis, le
monde autour de moi s’efface. Nous n’avons pas eu de calages à faire. Comme
pour le reste, Léo n’a pas l’air de vouloir jouer à un double jeu. Il n’a eu aucun
geste suspicieux ou inconvenant, mais il ne s’est pas non plus montré froid ou
distant à mon encontre, histoire de ne pas mettre la puce à l’oreille des collègues.
La seule petite chose un peu différente a été sa propension à tenter de
m’embarquer avec eux lors de leurs déjeuners. Je n’ai pas cédé, mais son
insistance était nouvelle. Seul Antoine a haussé quelques fois un sourcil ou s’est
autorisé à nous observer de temps à autre, sans se montrer indiscret ou insistant.
Léo se débrouillera avec lui, c’est son ami après tout.
Par contre, j’ai dû me coltiner Pascaline et le terme n’est pas galvaudé.
Quelle plaie ! Elle me connaît tellement bien qu’elle n’a pas pu passer à côté de
certaines modifications dans mon comportement. Rien de réellement palpable,
mais des détails qui ne lui ont pas échappé : un regard plus brillant, un petit
sourire permanent au coin des lèvres et une certaine légèreté dans ma posture.
Elle m’a mis sur la sellette et ne m’a pas lâché. J’ai cédé assez vite. C’est ma
meilleure amie, tout de même !
— Pi ? Que me caches-tu ?
— Rien.
— Rien, comme un truc énorme ?
J’ai éclaté de rire. Énorme, c’est bien possible, si je me rappelle de l’aperçu
que j’ai eu et de la confirmation de Léo.
— Nan, pas tant que ça.
— Pi, tu prends de gros risques là !
— Tu parles ! Arrête de te faire des films et fiche-moi la paix !
— Tu l’auras cherché !
J’ai craqué, c’est vrai, mais sous la torture. J’ai des excuses pour justifier
mon manque de résistance : des doigts fermes à des endroits stratégiques, des
éclats de rire et des difficultés à respirer, un cul par terre et un poids non
négligeable sur mon petit corps fragile. J’ai craché le morceau.
— Tu sors avec Léo ?! Le lion qui rugit, qui porte un flingue et qui a failli te
faire faire pipi dans ton boxer ? Celui qui ne pouvait pas être de la jaquette et
que, de toute façon, tu n’aurais jamais approché ? Le mec super beau, grand et
sexy qui fait le double de toi ?
— Ouais, ouais, ouais et encore ouais !
— Oh putain ! Tu as fait fort, Pi !
— J’y suis pour rien, c’est lui qui a tout fait.
— Raconte !
— Pascaline, c’est personnel.
— Tu plaisantes, j’espère ? Personnel ne veut rien dire quand il s’agit de toi
et de moi.
— Pas cette fois, Pascaline.
— S’il te plaît.
— Non.
C’est à ce moment-là qu’elle a compris qu’il y avait vraiment quelque chose
de sérieux entre Léo et moi, que j’avais déjà des sentiments pour lui et que je ne
jouais pas. Cela a suffi pour qu’elle se calme, mais la lueur qui brillait dans ses
yeux a fait plus que m’inquiéter. Je savais qu’elle me préparait un truc pas
possible.

Je ne suis donc pas étonné, dès le lendemain, lorsque mon téléphone


portable vibre dans la poche de mon pantalon, de voir son numéro s’afficher.
Elle va interférer. Quelle chieuse !
— Ouais ?
— Pi ?
— Qui d’autre ?!
— Ne le prend pas comme ça. Si je te dérange, dis-le !
— Ça dépend. Tu es où et tu veux quoi ?
— Je suis en bas.
— En bas, où ?
— Aux portes de ton boulot.
— Quoi ?
— Ouais, et l’abruti qui garde les lieux ne veut pas me laisser entrer. J’ai eu
beau lui faire les yeux doux et mon plus beau sourire, rien à faire. J’ai bien eu
l’idée de me déshabiller devant lui, mais il fait trop froid. J’ai alors pensé que
t’appeler était une meilleure idée que d’attraper la mort en me mettant à poil.
— Putain ! Pascaline, t’abuses là !
— Mais non. J’ai bien le droit de venir chercher mon meilleur ami à son
travail.
— Pascaline, ne joue pas à ça, s’il te plaît. Qu’est-ce que tu veux ?
— À ton avis ?
— J’en sais rien !
— P’tit con !
— C’est ça ! Je raccroche…
— Non, ne fais pas ça ! Je suis venue pour voir Léo.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que tu ne sais pas te tenir.
— N’importe quoi ! Je sais être charmante.
Je ricane, je ricane vraiment.
— Pi !
— Je vais venir te rejoindre, j’ai fini ma journée.
— Avec Léo ?
— Non.
— Pi…
Je n’entends pas la suite, j’ai coupé court. Je me prends la tête entre les
mains. Je ne sais pas quoi faire. Elle va insister, revenir encore et encore, jusqu’à
ce qu’elle ait gain de cause. Je la connais suffisamment. Je peux tenir quelque
temps, j’ai l’habitude, avant d’en avoir réellement ras-le-bol. Je n’ai pas envie
qu’elle mette son nez dans mes affaires avec Léo. Dès qu’il va la voir et, surtout,
subir le flot continu de ses paroles, il va péter un câble et réfléchir à deux fois
avant de vouloir me revoir.
— Ça va, Pierre ? Un problème ?
— Oui, ça va. Et non, pas de problème.
— Geeky, je sais toujours quand tu me mènes en bateau.
Pourquoi, mais pourquoi, est-ce que je n’attire que des gens comme ça ?!
Des personnes qui veulent à toute force me dépouiller de mes secrets. C’est
épuisant à la fin !
— Rien que je ne puisse résoudre sans toi.
— C’était qui au téléphone ?
Surpris, je tourne la tête vers lui. Il n’est pas jaloux tout de même ?!
— Pascaline, ma meilleure amie. Bon, j’y vais.
— Tu as rendez-vous avec elle ?
— On peut dire ça.
— Elle avait une mauvaise nouvelle qui t’a chamboulé ?
Hein ? Quoi ? Oh merde ! Il s’inquiète pour moi.
— Non. Elle est en bas et elle cherche à embrouiller les gardes pour entrer.
Peine perdue, mais je ne sais pas trop jusqu’où elle est prête à aller.
— Attends, je t’accompagne.
Merde ! La poisse ! Est-ce qu’ils se rendent compte de ce qu’ils font tous ?
D’un côté, ils veulent que je me sente normal et, de l’autre, ils me couvent
comme des mères poules, en me donnant l’impression d’être à part. Ils me font
tourner en bourrique à me seriner pour que j’ai plus confiance en moi et ils
finissent par me faire flipper, et à me taper sur les nerfs.
— Ce n’est pas nécessaire, Léo.
— J’en ai envie.
— Quelle idée !
— Je voudrais rencontrer ta meilleure amie.
Je lève les yeux au ciel et serre les poings. Je suis agacé et je ne le sens pas
du tout. Sans répondre, je tourne les talons et m’engage vers l’escalier. J’y vais
au pas de course, adresse un bref salut à l’agent de l’accueil et me précipite vers
la sortie.
Elle est là, à quelques mètres des molosses de l’entrée, un air hautain sur le
visage. Je l’adore, mais elle n’a franchement pas que des qualités.
— Tu es seul ?
— Comme tu vois. Allons-y.
— Où ?
— N’importe !
— Tu sais que je ne vais pas te lâcher, hein ?
— Je sais, mais là, tu me fais vraiment chier, Pascaline. Pour une fois, tu
aurais pu faire l’effort de patienter et d’attendre que je sois prêt.
Elle fait la grimace et me jette un regard de chien battu. Je n’aime pas la
remettre à sa place, même quand elle abuse. Elle pourrait cependant respecter ma
vie et mes envies.
— Désolée.
Elle est contrite et sincère, à ce qu’il me semble.
— Tu as raison, allons-y. J’ai tout le temps pour rencontrer ton amoureux.
— C’est bien ce que je pense.
Elle m’attrape le bras et l’enlace au sien. Je suis prêt à la suivre lorsque je
vois son regard changer et son premier pas s’immobiliser en pleine action.
— Ça ne va pas se passer comme tu veux, Pi.
Je suis figé sur place J’ai parfaitement compris que Léo s’était ramené et
qu’il était derrière moi. Sa présence, je la perçois toujours.
— Tu vas devoir nous présenter.
J’en ai bien peur, je n’ai plus le choix et la cuisante sensation que je ne l’ai
jamais eu. Pourquoi ne me suis-je pas contenté de 3.14 ? Lui, au moins, il fait ce
que je lui demande et il n’intervient pas dans ma vie !
Je me tourne vers l’homme qui m’a suivi, il est magnifique, puis vers
Pascaline, tout aussi belle, et je me sens de nouveau tout petit, si petit.
Léo s’approche et Pascaline ne le quitte pas du regard. Elle le trouve beau,
je le lis dans ses yeux, mais elle peut être si teigneuse. Ce que j’ai remarqué,
aussi, c’est que Léo a une tendance possessive. Ça promet !
Je ne fais pas dans la subtilité ou les ronds de jambe. D’ici que je me casse,
et qu’ils se démerdent, il n’y a pas des kilomètres.
— Pascaline, je te présente Léo. Léo, Pascaline.
Pascaline le détaille de la tête aux pieds. Elle jette un premier coup d’œil
rapide et remonte lentement le long de ses jambes, pour s’arrêter sur son entre-
jambe et redescendre. Je sais à quoi elle pense et, en d’autres circonstances,
j’aurais piqué un fou rire d’anthologie, mais pas là, pas maintenant.
— Geeky m’a dit que vous étiez sa meilleure amie.
— C’est vrai…
Elle me fixe, une lueur moqueuse dans le regard.
— Geeky ?
— Oh, ça va ! Oui, Geeky !
— Mais, tu n’es pas un geek !
— Je te laisse le lui expliquer, si t’as que ça à foutre !
Malgré mon ton désagréable, elle ne relève pas. Son intérêt est ailleurs.
— Comment tu fais pour t’y retrouver avec tous ces petits noms ?
— Bonne question !
C’est alors au tour de Léo de mettre son grain de sel.
— Quels petits noms ?
Je pousse un lourd soupir, je vais me barrer.
— Oh ! Il t’a pas dit ? On l’appelle Pi.
— Pi comme… 3.14 ?
— Ouais, Pi pour Pierre ou comme 3.14. C’est bien plus juste que Geeky !
— Si vous le dites !… Et sinon ?
— Sinon, rien. Je voulais voir à quoi tu ressemblais et vérifier par moi-
même que Pi ne risquait rien avec toi.
— Et si oui ?
— Je suis plutôt souple et je vise assez bien. Ceux qui cassent les couilles à
Pi, eh bien, je fais pareil, littéralement.
Elle porte de nouveau son regard sur ses parties intimes. Je suis rouge
pivoine. Je rirai plus tard, c’est sûr, mais là, je suis terriblement gêné. Elle me
file la honte. Elle se comporte comme une mère pitbull et elle me rabaisse par la
même occasion. Je n’ai pas besoin d’elle, si c’est pour menacer Léo et agir ainsi.
Elle n’a même pas attendu de le connaître et de se faire une opinion, avant de se
décider sur l’attitude à adopter. Elle rue dans les brancards et je n’apprécie pas
du tout de la voir insister sur le devant de son pantalon.
— Je vous laisse. À plus !
Je leur tourne le dos et les quitte en marchant très vite.
— Pi, attends-moi !
Je lui réponds sans lui faire face. Elle m’a sévèrement tapé sur les nerfs.
— Va te faire foutre, Pascaline ! Et ne me suis pas ! Reviens me voir dans
quelques jours, quand je me serai calmé et que tu te seras décidée à prendre en
compte ce que je te dis ou ce que je te demande.
— Je suis désolée, Pi.
— Ce ne sera pas suffisant. Tu avais parfaitement compris que je voulais
prendre mon temps et tu n’en as rien eu à foutre.
Je stoppe net et m’adresse directement à elle. Je suis plus en colère que je ne
le pensais.
— Pauvre petit Pi, si fragile et si faible. Il faut vraiment que j’aille vérifier
qu’il ne se fait pas rouler dans la farine par un gros connard… Il n’est pas
capable de se défendre ou de se faire une opinion juste des gens qui
l’entourent… Il vit retranché dans son monde, il va se faire bouffer… Alors,
Pascaline, la sauveuse des princes en détresse ne peut pas s’empêcher de la
ramener… sauf que je ne le voulais pas ! C’était mon petit ami que je voulais
présenter à ma meilleure amie, pas le mettre en présence d’un pitbull agressif et
impoli. Ce n’est pas parce que je suis un petit informaticien surprotégé que je ne
suis pas à même de me faire une opinion autonome. Et même si je me trompe sur
Léo, j’en ai le droit moi aussi. Tu veux que je vive, que je sorte et que je me
confronte au monde, mais tu ne me fais pas confiance. Il ne faut surtout pas que
je sois blessé ou que j’aie mal. Tu vois les choses comment, Pascaline ? Parce
que franchement, là, je ne vois pas comment les deux sont possibles.
Elle me fixe bouche bée, les larmes au bord des yeux et il ne m’en faut pas
plus pour m’en vouloir et culpabiliser. Mais je veux aussi ma liberté, mon libre
arbitre et mon autonomie. Même si les trois sont faiblement dosés et bancales
dans ma vie, j’y tiens. Je décide d’aller au bout de ma colère et la plante là.
Léo n’a pas bougé d’un centimètre. Il nous observe, il a tout entendu. Il
cherche mon regard, je le lui donne. Il me fait un signe que je traduis
facilement : « J’ai entendu, j’ai compris. ». Il ne me suivra pas. Il viendra me
voir plus tard, ou demain, mais il me laissera cette indépendance et cette force
que je réclame. Je n’aurais pas osé le faire il y a encore quelques semaines,
quelques jours, mais j’ai grandi. Léo est celui qui m’a permis de me sentir plus
sûr de moi et, surtout, de mesurer mes envies et mes désirs.
Avec Pascaline, on se rabibochera rapidement. Je ne m’en inquiète pas. Je
ne peux pas regretter, pas si je veux donner une place à Léo. Malgré ma façon
d’être, j’ai vite compris que c’était à moi de m’en occuper. Pour cela, je vais
devoir m’imposer vis-à-vis de mes femmes.
Je veux Léo, ce n’est pas plus compliqué que cela. À moi de ne pas
l’oublier.
Chapitre 12
Léonard, dit Léo

Je suis des yeux Pierre, alors qu’il s’éloigne à une allure qui lui va bien, ni
lente ni rapide. Il a mis les points sur les « i », il peut se sentir suffisamment en
confiance pour avancer à son propre rythme. Je l’admire. Il a le dos droit, les
épaules redressées et la tête relevée. Il y a de l’assurance dans son attitude et je
ne crois pas que ce soit une habitude lorsqu’il se trouve en dehors de chez lui.
J’aime ça.
Son amie fait la même chose que moi. Elle a perdu de sa superbe et est
fortement contrariée. Elle se retourne, fait les quelques pas qui nous séparent, et
je ne peux pas manquer son regard humide. Se prendre la tête ne doit pas leur
arriver souvent et que Pierre se rebelle non plus. La question qu’elle me pose me
surprend à peine.
— Vous ne lui courrez pas après ?
— Non. Ce n’est pas ce qu’il veut.
— Peut-être, mais…
— Il n’y a pas de « mais », Pascaline. Pierre a clairement exprimé ce qu’il
voulait et je n’ai pas l’intention de faire comme si je ne l’avais pas entendu.
— C’est-à-dire que… nous ne nous sommes jamais disputés comme ça… Il
a changé depuis qu’il vous connaît.
— Possible et c’est en bien.
— Si c’est pour perdre mon meilleur ami, je ne peux pas être d’accord avec
vous.
— Vous ne perdrez pas Pierre. Ce n’est pas ce qu’il désire. Il veut juste que
vous preniez en compte ses avis.
— Je n’ai rien fait de mal. Je voulais vous rencontrer et être sûre que vous
ne vous amusiez pas avec lui.
— Il le sait, mais lui, il voulait que vous le laissiez faire à sa façon. Il a pris
de l’assurance et, apparemment, ça lui plaît.
— Oui et j’en suis contente…
— Laissez-lui quelques heures et tout s’arrangera.
— Je n’en doute pas… Vous appréciez vraiment Pi, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Il est particulier, vous savez.
— Je m’en suis rendu compte tout seul.
— Il semblerait… Je l’aime beaucoup et je ne veux pas qu’il souffre.
— Il a déjà une mère et une grand-mère hyper protectrices. Il n’est pas
nécessaire qu’il ait une troisième femme pour le couver. Il a besoin de prendre
son élan et de vivre sa vie comme il veut.
— Au risque d’être blessé ?
— On ne peut pas grandir sans connaître de souffrances et il en a déjà
quelques-unes à son actif. Cette étape de sa vie se fera peut-être autrement, avec
plus de joies que de peines.
— Peut-être… Et si vivre sa vie signifie rester enfermé chez lui ?
— Si c’est ce qu’il veut, pourquoi pas ?
— Il a besoin de sortir, de voir du monde et de ne plus avoir peur.
— C’est à lui de décider, pas à vous, ni à moi. Si c’est chez lui qu’il se sent
bien, derrière son ordinateur, en quoi est-ce gênant ?
— 3.14 n’est pas un ami, ce n’est pas un être humain.
— 3.14 est son ami, même si pour nous ça paraît inconcevable.
—…
— Vous devez le lâcher un peu, Pascaline, et lui faire confiance.
— Je l’ai toujours protégé.
— Il vous en est sûrement reconnaissant, mais il semblerait qu’il ne veuille
plus ça de vous. De plus, je suis là maintenant. S’il doit être protégé, c’est mon
rôle.
— En quel honneur ?!
— En l’honneur que je suis son petit ami. Vous, vous êtes son amie. Votre
rôle est d’être là quand il a besoin de vous, en tant qu’amie, pas en tant que mère
ou en tant qu’amante.
— Je vois… ou pas…
— Ne vous prenez pas la tête. Il vous aime. Il sait qu’il peut compter sur
vous, tout comme vous pouvez compter sur lui.
— Ce sera toujours le cas.
— Là est l’essentiel… Chacun va prendre sa place et, avec de la bonne
volonté de part et d’autre, ça se fera tout seul.
— Vous croyez ?
— Oui. Il suffit de prendre le temps de nous écouter.
— Vous avez quel âge ?
— Trente-deux ans.
— Hum… Huit ans de plus… Ce n’est pas un mal. Pi a besoin de sécurité.
— Et je peux la lui apporter.
— Il semblerait…
Cette petite est très belle. C’est aussi une jeune femme pleine d’énergie. Se
canaliser ne doit pas lui être facile, mais sa rigidité du début de notre
conversation s’est relâchée. Elle est prête à faire des efforts et à me voir sans
mettre en avant ses doutes et ses suspicions.
— Vous êtes très différent de ce que j’avais imaginé pour Pi.
— En quoi ?
— Vous êtes très beau et sûr de vous… un alpha… Pi est très loin de ça.
— Les contraires s’attirent.
— C’est ce qu’on dit… Pourquoi Pi ?
— Pourquoi pas lui ? Il est mignon et il est intelligent. Il a de l’humour et il
peut se montrer incisif. J’aime tout ça.
— Vous le trouvez mignon ?
— C’est ce qui vous semble le plus important ?
— Non, mais le reste ne fait aucun doute.
— Qu’il soit mignon aussi. Si on regarde au-delà de son apparence, c’est ce
qu’il est. Et il a des yeux magnifiques.
— Je suis d’accord, mais peu le voient.
— Tant mieux !
Cette sortie spontanée lui arrache enfin un sourire. Toute sa physionomie
change et je me retrouve face à une femme attirante et fraîche.
— Un alpha possessif.
— C’est plus que probable
— Très bien… Bienvenue dans notre univers.
— Merci, Pascaline. Sur ce, je vais vous laisser. Nous nous reverrons quand
Pierre l’aura décidé.
— Faisons comme ça.
Sur un deuxième sourire et un petit signe de la main, elle fait demi-tour et
part sans se retourner. Je reste quelques minutes dans la rue, à respirer l’air frais
et à me repasser notre discussion. Je suis assez content, j’ai posé mes limites,
tout comme Pierre, et elle a fini par les comprendre. Je n’ai rien contre la
meilleure amie de Geeky, loin de là, mais elle va devoir revoir sa place à ses
côtés. Son petit ami, c’est moi et personne d’autre.
Je reste encore une heure au boulot et, avant de partir, j’envoie un SMS à
Geeky. Je ne veux pas l’embêter, mais s’il veut bien que je passe le voir, je n’ai
aucune raison de m’en priver. Sa dispute avec Pascaline les concerne. Lui et moi,
nous nous sommes quittés en bons termes. Nos échanges de regards ont été
suffisants pour m’en convaincre.
Sa réponse positive se fait dans la foulée. Aussi, c’est vers son appartement
que je guide mes pas, et c’est avec un petit sourire tremblant qu’il m’accueille.
— Ça va, Geeky ?
— Bof…
— Viens là.
Il ne fait pas de manière et se glisse entre mes bras. Je l’enveloppe et le
maintient. Je sens sa peine, même si elle ne prend pas tout.
— Tout va bien. Tu as été au top.
— Ah oui ? En envoyant balader Pascaline ?!
— Non, pas pour ça, mais parce que tu ne l’as pas laissée faire et que tu lui
as dit ce que tu avais sur le cœur. Je trouve que c’est très bien.
— Ah bon ? T’aime les roquets ?
— Euh, non, pas vraiment… Trop bruyants, trop capricieux et trop
emmerdants.
— Humm… Elle doit être dans tous ses états.
— Mais non, elle a du ressort et elle a compris. Tu l’appelleras dès que tu en
auras envie.
— Tout ce que tu dis est vrai. C’est une tablette de Crunch : effet immédiat
et explosif !
— Du Crunch ?
Il a de ces images, des fois. Je ne sais pas où il va les chercher !
— Oui, une tablette de Crunch.
— Et toi, tu es quoi ?
— Un Chamallow.
— C’est pas mal. Et moi ?
— Toi ? Je sais pas encore… Je l’appellerai dans la soirée.
— Si tu veux. Elle fait quoi comme métier, Pascaline ?
— Elle est étudiante en Histoire. Elle va sûrement être prof, elle passe le
CAPES cette année. Sa passion, c’est le théâtre. Elle est très douée.
— Elle ne veut pas en faire son métier ?
— Elle aimerait bien, mais elle a un autre objectif plus immédiat.
Je recule et lui saisis la main. On est bien là, mais on pourrait être encore
mieux ailleurs que dans l’entrée. Je l’entraîne avec moi sur le canapé et l’installe
sur mes genoux. Il se love contre mon corps avec un soupir d’aise. Je souris
tendrement. Il est si doux et si câlin.
— Quel projet ?
— Récupérer son frère.
— C’est quoi le problème ?
— Pascaline a un frère trisomique. Elle l’aime beaucoup. Elle a rompu avec
sa famille à cause de lui. Ses parents font partie de la bourgeoisie argentée. Ils
ont placé Quentin quand il avait quinze ans et elle n’a pas accepté. Elle ne
comprend pas qu’ils s’en soient séparés de jour comme de nuit. Elle dit qu’avec
l’argent qu’ils ont, ils auraient pu faire autrement, le placer dans un centre de
jour et le laisser rentrer à la maison en fin d’après-midi. Je n’ai pas d’avis là-
dessus… Elle dit que quelqu’un aurait pu s’en occuper le temps qu’elle rentre et
prenne le relais.
— Je comprends, mais que veut-elle faire ?
— Dès qu’elle aura un travail sûr, elle souhaite prendre un appartement plus
grand et l’accueillir pour s’occuper de lui.
— C’est une lourde charge.
— Je l’aiderai.
— Comment ?
— En passant un peu de temps avec lui quand elle ne sera pas disponible.
— Mesure-t-elle l’engagement que c’est ?
— Je pense que oui… Elle a quatre ans de plus... Je te l’ai dit, c’est du
Crunch en barres cette fille ! Rien ne l’arrête, mais elle n’est pas stupide.
— Je ne dis pas le contraire… Si c’est ce qu’elle veut vraiment, elle a raison
d’essayer, mais ça ne va pas être facile.
— Pour l’instant, elle se montre bornée, mais j’essaie de lui faire admettre
que le week-end, ce serait déjà bien. Elle le prend chez elle de temps en temps,
mais dans son petit studio, ce n’est pas évident.
— Tu le connais ?
— Oui, bien sûr. On s’entend bien. Quentin est gentil et pas embêtant. Il
faut juste l’occuper. Il aime les jeux de société et le dessin. Il s’amuse à couvrir
des cahiers de ses gribouillis et il regarde beaucoup de dessins animés à la télé.
J’en ai vu plein grâce à lui.
Il est vraiment gentil, mon petit Geeky. Il possède un cœur affectueux et
bourré de tendresse. Ma main dans ses cheveux se fait plus invasive et descend
sur sa nuque. Je ramène son visage vers le mien et le saisit entre mes paumes.
D’une chiquenaude, je fais valser ses lunettes et prends son regard de plein
fouet. À cet instant, il est vraiment beau. Ses yeux brillent d’une tonne
d’émotions, celles qui ont à voir avec Pascaline, celles pour ce frère auquel il
s’est attaché et celles qui ressent pour moi. Ce sont ces dernières qui
m’intéressent le plus et elles ne sont pas exemptes de désir. Ma bouche ne résiste
pas, elle se pose sur la sienne et se montre délicate le temps de nombreuses
secondes. Je fais participer ma langue, sans l’envahir, pas encore. J’aime cette
douceur qu’il sait si bien donner.
Pourtant, assez vite, l’envie prend une autre dimension. Elle s’invite dans
nos corps et se fraye un passage dans nos têtes. Elle a aussi cette curiosité de ce
que nous n’avons pas encore découvert : nos corps cachés par des couches de
vêtements.
Son pull, plutôt classique, car ne venant pas de mamie, a vite fait d’être
enlevé. Il n’a pas de chemise aujourd’hui, mais un tee-shirt manches longues
orné d’un dessin que je ne cherche pas à découvrir. Je m’en fiche plus qu’un peu
pour l’instant. Je glisse mes mains sous le tissu et je retrouve ce plaisir de
parcourir sa peau fine et les lignes de son torse si délicatement esquissées. Il ne
reste pas inactif et se lance dans une même appropriation. C’est assez
rapidement que nous nous retrouvons avec seulement nos pantalons pour nous
couvrir. Je le fais basculer sur le canapé et le surplombe de mon corps. Il cherche
à voir ce que j’expose sans complexe. Même sans ses lunettes, il semble
apprécier la vue. Je n’ai pas d’idée précise sur la façon dont je vais le déguster.
Un avant-goût ? Un peu plus ? J’irai jusqu’où il voudra bien aller.
En attendant, son corps m’appelle et je veux de nouveau le voir prendre du
plaisir grâce à moi. Cette fois-ci, ce sera en lisant les expressions de son visage.
Il me mange du regard et se lèche les lèvres, dans un appel que je ne peux
ignorer. Je me jette sur lui. Nos bouches se percutent avec avidité, je le dévore. Il
me rend la pareille avec la même voracité. Je prends le temps de nous mettre
dans un état pas possible, les sexes à l’étroit et douloureusement comprimés.
Alors, je peux partir en voyage.
Il est nu et je découvre la délicatesse de son corps. Il m’apparaît parfait,
dans cette morphologie qui est la sienne. Il me plaît beaucoup. D’un geste un peu
tremblant, il tend la main vers mon pantalon. Il veut me voir lui aussi. Je n’ai
aucun problème avec ça. Je me lève et me déshabille devant lui. Je ne fais pas
dans le strip, mais je prends mon temps. Il s’est redressé et n’en rate pas une
miette. Il est béat.
— Oh putain ! Je vais baver !
— Humm… Ce ne serait pas très sexy.
— M’en fiche, je salive trop.
Je lui fais un clin d’œil égrillard et sans subtilité. Il rougit et son regard se
pose, sans qu’il ne puisse rien contrôler, sur mon sexe bandé et en attente d’un
peu d’action.
— Eh ben, j’avais raison.
— À quel propos ?
— La taille proportionnelle à votre stature, vous les mecs gonflés à la
testostérone et qui passez des heures à faire de la gonflette.
— Il ne m’a pas fallu une heure, petit génie.
— Tu es réactif, je te l’accorde.
— Toi aussi.
— Tu m’étonnes ! Tu es aussi appétissant qu’une Haagen Dazs à la vanille
et aux pépites de noix de pécan, enrobées de caramel.
— Ta préférée ?
— Oui.
— J’espère être meilleur.
— Je n’en doute pas.
J’ai retrouvé son corps et me glisse de nouveau sur lui. Il m’enlace, cherche
ma bouche et m’embrasse avec conviction. Il a envie de moi, tout comme j’ai
envie de lui, de toutes les manières possibles. La soirée va être belle et la nuit
longue ou courte, selon le point de vue dans lequel on se situe. Je veux bien
arriver au boulot avec des poches sous les yeux.
Ni une ni deux, je mets mon cerveau en veille et ne l’autorise qu’à se
préoccuper de celui qui fait battre mon cœur, sans que je ne puisse rien faire
contre. Mes mains deviennent autonomes, inquisitrices et exploratrices. Ma
bouche les rejoint rapidement et je le déguste sans restriction. Le moindre de ses
gémissements trouve un écho dans la tension qui habite mon sexe et il sursaute à
chaque fois qu’ils se font plus rauques. Je le caresse, le bouscule, pour mieux le
cajoler ensuite. Je l’enveloppe dans mon poing, je joue avec lui, le cherche et le
titille. Quand il commence à se tordre dans tous les sens, à la recherche d’une
jouissance que je lui refuse, je le prends dans ma bouche et souris de son
geignement d’extase. Je le malmène un bon moment, avant de l’autoriser à se
libérer, les yeux fixés sur son visage, sur son regard flou qui parle d’autres
mondes, sur ses joues roses et sur sa bouche ouverte, à l’écoute de son souffle
saccadé et gémissant. De mignon, il est passé à beau, de beau à magnifique.
Tout son corps sous tension se crispe et un frisson incoercible le parcourt. Il
est tendu vers le plaisir, impatient et fébrile. Son sexe durcit, palpite. Il frémit
dans ma bouche et se délivre brutalement, tremblant et heureux.
Il met deux bonnes minutes avant de m’offrir un regard plus présent, alors
que je l’admire. Il me sourit, apaisé et comblé.
— Hum… tu es doué, Léo.
— Oh ! Ce n’était qu’un début.
— J’espère bien. Je suis très curieux de savoir si tu rugis.
C’est quoi cette histoire ? Il a perdu le Nord, ou le Sud ? Encore une
bifurcation de son cerveau que je n’ai pas suivie.
— Hein ?
— J’ai pensé que tu étais peut-être un Lion, mais avant de valider cette
possibilité, j’ai besoin de savoir si tu es capable de rugir.
Les yeux écarquillés, mes neurones recherchent une connexion qu’ils
pourraient comprendre. Un Lion ? Comme Pascaline est une tablette de Crunch
et lui un Chamallow ? Un Lion ? Sérieux ? C’est plus fort que moi, j’explose de
rire. Il y a pire comme image et s’il souhaite que je rugisse, je veux bien me plier
à ce caprice, s’il fait ce qu’il faut, ce que son regard coquin et avide semble me
promettre.
Chapitre 13
Pierre, dit Pi

Oh Merde ! Il est superbe, vraiment superbe, à m’en donner des complexes,


ce qui n’est vraiment pas utile. Nan, mais franchement, ça devrait être interdit
par la Loi de tels spécimens. Comment voulez-vous, avec des mecs pareils, que
les autres, du plus fade au plus mignon, puissent se faire remarquer ou se sentir
bien dans leurs baskets ? Il est à me rendre dingue ! Qu’il rugisse ou pas, une
barre de Lion lui va très bien. J’adore ces gourmandises ! Et lui, il est à dévorer
ou à se faire dévorer, ce qu’il a très bien réussi. J’ai les neurones qui sont partis
en cavale et j’ai bien du mal à les rattraper. Pourtant, j’essaie de leur courir
après, mais c’est mission impossible.
Je n’arrive pas à le lâcher du regard et, pour une fois, je me dis qu’avoir un
cerveau n’est, tout compte fait, pas très important. Dans l’instant présent, à quoi
me servirait-il ? À rien ! Il serait plus judicieux que je mobilise tous mes sens :
ma vue est à son apogée, mon toucher ne demande qu’à se manifester, mon ouïe
à être sollicitée, mon goût a les papilles en état d’alerte et mon odorat est saturé
des divers parfums qui envahissent la pièce. Léo sent l’homme et l’odeur de sexe
est bien présente. Elle le sera bien plus encore, dès que j’aurais répondu à son
appel.
Il me mange du regard, comme si je valais autant le coup d’œil que lui, et il
a une faim de… lion. Je rêve de le faire basculer sur le canapé et de me retrouver
au-dessus de lui, mais comment réussir un tel exploit ?
— Tu as un souci, Geeky ?
— Tes muscles.
— Qu’est-ce qu’ils ont mes muscles ? Ils ne te plaisent pas ?
Léo les fait saillir et joue avec. Quel enfoiré ! Je les ai vus, ce n’est pas la
peine d’en rajouter ! Il s’amuse et il flambe, une lueur plus que coquine dans le
regard.
— Oh que si ! C’est juste que je ne fais pas le poids.
— Pour ?
— Te faire basculer et t’imposer ma loi.
— Oh ! Mais il suffit de demander, petit génie.
D’un geste vif, il m’attrape les hanches, se soulève et m’emmène avec lui.
En trois secondes, il est allongé sur le canapé et moi avachi sur lui. J’ai lâché un
hoquet de stupeur et de surprise. Je n’ai rien vu venir, pas plus l’intention que
l’action. Je n’ai pas fini d’être malmené avec un type pareil ! J’ai bien compris
que je l’amusais et que c’est une des raisons qui a éveillé son intérêt.
— Satisfait ?
— Dès que mon cerveau aura eu le temps d’intégrer ce changement rapide.
— Humm… L’idéal serait que tu ne prennes pas trop de temps.
Léo a une trique pas possible et il n’en peut plus, mais moi, je suis bien.
Mon corps a exulté, mon cerveau a disjoncté et les retombées sont persistantes.
Je me redresse et détaille son corps lentement. Par quoi vais-je commencer ?
Comment choisir ? Tout est alléchant et attirant. Je débute par ses pectoraux, en
dessine les lignes que je suis du bout des doigts et effleure ses tétons déjà durs. Il
est parfait.
— Tu vas garder ce rythme combien de temps ?
— Un certain temps.
— Tu veux ma mort ?
— Pas vraiment, nan… Tu n’as qu’à pas être aussi beau. Faire le tour de ton
corps va me demander plus que quelques minutes.
— J’entends bien, Geeky, mais tu pourras y revenir. Pas la peine de
t’attarder autant.
— Han han… Je suis un perfectionniste.
Léo a relevé la tête pour me parler, elle retombe comme une masse,
accompagnée d’un lourd soupir. Il vit mes mots comme de la torture. Bien,
bien… Il existe peut-être une alternative.
Pendant que je poursuis mes découvertes et me promène sur ses
abdominaux, mon autre main se montre invasive et s’empare avec peu de
délicatesse de son sexe bandé. Un râle, proche du soulagement, chante jusqu’à
mes oreilles. Je souris. Pendant que je m’occupe de cette partie affriolante, sans
grande subtilité, ma paume s’éclate à l’explorer et ma bouche, ma langue,
s’impatientent. Je les fais entrer dans le jeu. D’un côté, c’est une bataille, de
l’autre, un voyage initiatique.
Je suis étonné de mon manque de timidité. Ryan avait dû m’apprivoiser. Est-
ce ce désir intense que j’ai pour Léo ? Cet étonnement de le voir là, docile sous
mon pouvoir et clairement heureux de s’y trouver ? Est-ce parce que la joie a
pris l’avantage sur mes doutes et sur cet incroyable constat qu’il me veut ?
Aucune idée, mais le résultat est là : je me sens en confiance et à l’aise.
Je ne change pas de rythme, aucun des deux. Je me montre seulement plus
expérimenté sur la partie basse de son corps. Je suis sûr qu’il a de la ressource et
qu’un premier orgasme peut être suivi d’un deuxième, si je fais ce qu’il faut et
que son désir pour moi ne s’éteint pas.
J’accélère, pendant que ma bouche et ma langue vont de ses tétons à son
nombril, pour revenir à leur point de départ. Je mets beaucoup de douceur dans
ces gestes-là.
Son sexe palpite dans ma main, il n’est pas loin. Ses gémissements me le
disent, tout autant que son incapacité à rester immobile. Il se pousse dans mon
poing, réagit à chaque fois que je me concentre sur son gland et que j’excite sa
fente. J’abandonne mon errance et rejoins ses lèvres. J’ai envie qu’il délivre son
plaisir autant dans ma paume qu’en mélangeant nos souffles et nos salives.
— N’arrête pas, Geeky… ou je te tue… après t’avoir torturé.
— Pas dans mes intentions, Léo.
J’avale son expiration saccadée, le son de sa voix rauque, ses geignements
de plaisir. Je les prends avec une faim brûlante et virulente. Tout se mélange en
moi : ce pouvoir qui est le mien de lui donner du plaisir et celui d’être le
possesseur de sa délivrance, les battements de mon cœur pour cet homme et la
violence de mon désir, ce regard qu’il pose sur moi et qui pourrait devenir une
nécessité. Sa jouissance explose dans mon poing, son cri se répercute en moi et
je me sens au bord de la syncope, comme si c’était moi qui étais en train de vivre
un orgasme. Il me fait trop d’effet et ça va bien au-delà des manifestations
physiques. Il touche à des contrées multiples et variées : mon corps, mon cœur et
mon âme. Il m’apporte une liberté que je ne connaissais pas, celle d’être moi-
même et de me sentir apprécié pour ce que je suis, qualités et défauts compris.
Je savais que Léo aurait du répondant. Je suis de nouveau retourné comme
une crêpe et surplombé par son corps d’homme imposant. Son regard luit, ses
joues se sont teintées de rose et il a les cheveux en bataille. Ces derniers ne sont
pas longs, mais pas non plus rasés.
— Tu m’as mis en appétit, petit génie. Maintenant que nous sommes tous
les deux apaisés, on va pouvoir tout reprendre du début.
Je retiens mon fou rire. Quel homme ! Sauf que je n’ai pas fini de lui faire
subir ce à quoi je pensais. Je pose mes mains sur ses épaules et tente de le
repousser. Il résiste, l’inverse aurait été étonnant.
— Qu’est-ce que tu veux, Geeky ?
— Mesurer mes muscles aux tiens ! À ton avis ? Je n’avais pas terminé !
— Hum… Moi non plus.
Je fais une nouvelle tentative.
— Pousse-toi !
— Débrouille-toi.
Je n’avais pas encore réalisé qu’il était un chieur. Un vrai chieur ! Comment
puis-je m’en sortir ?
Petits neurones, petits, petits, venez voir papa.
Je gigote, nous sommes collants et légèrement suants, ce qui n’est pas
désagréable. J’aime tout de Léo.
Allez ! Ramenez-vous au pas de course ! C’est un ordre !
Je l’embrasse et pose mes deux mains fermement sur ses fesses. Je l’attire à
moi, tout en me cambrant vers lui. Ses lèvres dessinent un sourire qui vient
chatouiller les miennes. Ah ! Je vois ! GBT croit qu’il a gagné et qu’il m’a à sa
merci. Monsieur Muscles est convaincu que la force a le pouvoir. Grand bien lui
fasse !
Petit Pi très futé et Grand Léo trop sûr de lui.
Le sexe est une arme fatale et je m’en sers sans aucun scrupule. Nous
retrouvons assez vite notre vigueur, mais je ne me laisse pas distraire. Ma
vengeance, parce qu’il va y’en avoir une, sera aussi frustrante pour lui que pour
moi, mais il ne faudrait pas qu’il croit que je souhaite avoir un alpha dans mon
lit. Peut-être parfois, ça doit être plutôt bien, mais pas tout le temps. Ah, ça non !
Il bande et moi aussi. Je me frotte contre lui, lui mordille le cou et y laisse
des traces de salive. Je l’excite autant que je peux. Quand il rejette la tête en
arrière pour m’offrir un meilleur accès, qu’il s’abandonne à mes caresses, de ses
reins à son fessier que je devine magnifique, je m’arque un peu plus et me crée
un espace sous lui. Mon plus grand atout : la surprise.
D’un mouvement rapide, je pousse sur ses hanches et me faufile entre le
canapé et son corps. Je glisse sur le sol et me redresse d’un bond. Je ne lui laisse
pas le temps de réagir et me rue dans la salle de bains, en espérant fortement
qu’il me suive, tout en me laissant réaliser les projets que j’ai pour lui, pour
nous.
— GEEKY !
Je donne un tour de clé, ou plutôt, je tourne le verrou et m’adosse à la porte.
Je me lèche les lèvres, je jubile.
— À quoi tu joues, petit geek ?
Il est derrière la séparation de bois, à une respiration de moi, avec cette
fichue barrière qui m’empêche de le regarder.
— Je ne suis pas un geek et je ne joue pas. Je suis un mec intelligent et
j’utilise mes armes. Je n’avais pas fini !
— Moi non plus !
— Peut-être, mais je l’avais dit avant. J’étais prems !
— Putain ! Quel sale mioche ! On fait quoi maintenant ?
Bien ! Il cède du terrain.
— Si tu t’engages à me laisser faire, je t’ouvre.
— Tu es une saloperie de roquet, Geeky.
— Mais non, pas du tout. Tu as la force, j’ai la ruse.
— Tu es un serpent.
— Mais non. Je suis un Chamallow. Je te l’ai déjà dit.
— C’est ça ! Un crocodile gélifié, oui !
— Si tu veux… Alors ?
Le silence qui me répond me dit qu’il va me faire mariner. Ce n’est pas un
problème. Je file vers la douche et enclenche l’eau. C’était mon intention de
départ, tout comme me glisser dessous avec lui. Dans l’immédiat, je le cherche.
— Geeky ?
— Oui ?
— Ouvre cette porte.
— Je n’attends que ça, Léo.
— … Je te laisse les devants, mais après, je me rue dans la bataille.
Exactement ce que j’attendais de lui. Où cela va-t-il nous mener ? À la
totale ? J’en tremble d’avance. Je farfouille vite fait dans le petit meuble au-
dessus du lavabo, prends un préservatif que je dissimule sous ma serviette, teste
la température et déverrouille la porte. Il ouvre, je suis sous l’eau.
— Tu es un cas, Geeky.
Je lui fais un sourire heureux et aguicheur. Je crois que je l’aime ce grand
type, plus beau qu’il ne devrait être permis, presque aussi irréel qu’une vie
normale pour un mec comme moi.
Il me rejoint et son regard dans le mien est d’une grande douceur. Il
m’enlace et me donne un baiser tendre qui me chamboule autant que le plaisir
qu’il m’a donné.
Avec des gestes précieux, j’aide l’eau à le recouvrir totalement, m’empare
du gel douche et pars à la découverte de son corps, une vraie découverte. Il est
debout devant moi, je le vois entièrement, dans sa globalité et avec le recul
suffisant. C’est un plaisir indicible, une expérience sans nulle autre pareille, un
bouleversement des sens. Je l’aime cet homme, dans sa simplicité et sa
complexité, dans sa froideur professionnelle et dans la chaleur qu’il m’offre dans
l’intimité, habillé ou nu, dans sa générosité, dans sa sécurité que je palpe du bout
de mon âme et dans sa force dont il m’enveloppe. Je n’y aurais jamais pensé,
mais il est ce qu’il y a de mieux pour moi. Un antre, une maison, un
renouvellement, une assurance dans ce que je suis et qu’il ne souhaite pas
changer.
Je laisse l’eau chaude le rincer. Je le vois et l’admire, mes mains toujours
posées sur lui, dans l’attente d’une exploration plus poussée. Je fais la conquête
de ce mâle, de la douceur de sa peau, des frissons qui la parcourent et qui
mettent en émoi les poils bruns qui la parsèment élégamment. J’ai cheminé sur le
côté face, puis sur le côté pile, et je suis revenu à des préoccupations plus
ciblées : ce sexe plein de vigueur qui me fait de l’œil et que ma bouche se
désespère de goûter. Je m’y attèle, me l’octroie et me l’approprie. Je profite de
cette patience qu’il n’avait pas précédemment et le regarde prendre du plaisir. Je
ne réfléchis pas, ou plus. Je suis dans la mouvance des sens, dans le
frémissement des sentiments qui m’habitent. Il n’y pas de séparation entre mon
corps et mon cœur. C’est un même enlacement, une exaltation identique. Mon
âme se débat comme elle peut avec ce maelström d’émotions. Des papillons
dansent dans mon ventre et s’affolent, ma poitrine se fait douloureuse sous la
puissance des battements qui l’assourdissent et qui me rendent dingue. J’ai déjà
fait l’amour, mais c’est tellement nouveau, si parfaitement inconnu. Je me sens
neuf, comme lors d’une première fois, sans les appréhensions qui vont avec.
Je suis tellement perdu dans ce qui me chamboule que je suis étonné de
sentir les mains de Léo me ramener vers lui, pour saisir mon visage et fusionner
sa bouche avec la mienne. Il m’embrasse comme si la simple idée de me perdre
pouvait le faire crever. Il m’embrasse avec une passion teintée de douceur et de
tendresse. Il m’embrasse comme jamais je ne l’ai été.
Les rôles s’inversent et c’est lui qui fait chanter mon corps, qui le bouscule
et l’émerveille. Il me veut, avec urgence, avec délicatesse, avec passion, avec
patience. Ce ne sont que des oppositions permanentes qui se rejoignent pour
créer un rythme si particulier que je ne trouve pas de mot pour le qualifier.
Je suis prêt pour lui, pour le sentir en moi et me posséder. Je tends le bras,
fais valser ma serviette et attrape le petit sachet que j’avais préparé. Je ne vois
pas de meilleure solution pour l’informer que je l’attends, le désire : je veux sa
vie jointe à la mienne. Le petit Chamallow est devenu guimauve, un petit
nounours nappé de chocolat au lait, tout moelleux, tout sucré, avide d’être
dégusté.
C’est ce qu’il fait, sans précipitation, avec précaution et respect, dans le
bruit des râles qui quittent mes lèvres, de l’eau chaude qui se déverse sur nos
corps, dans l’odeur de gel douche et de propre. C’est bon, à vouloir en mourir et
finir sur ces moments où tout se mélange : la réalité et l’imaginaire, l’espoir et
les fantasmes, les rêves et les impossibles. Ce que je suis, ce qu’il est. Ce que je
ressens et ce que j’expérimente. Ses émotions, les miennes. Son désir, le mien.
Son plaisir et celui qui m’emporte si loin, à tel point que mon corps me semble
aussi peu consistant que l’Ether.
Cela dure, aussi longtemps que nous le pouvons, avec la même volonté de
ne pas céder trop vite, de profiter de chaque seconde de ce plaisir qui monte et
nous maltraite, et qui veut exploser.
Je craque le premier, tremblant, retenu par la vigueur de ses mains
accrochées à mes hanches, par sa solidité qui me rend si vivant. J’en pleure
presque de cette intensité, mais c’est le rire qui l’emporte quand son cri de
libération, proche d’un rugissement, raisonne dans l’espace clos de la salle de
bains.
C’est définitif : Léo est Mon Lion. LML !
Chapitre 14
Léonard, dit Léo

Mon réveil interne se met en branle, comme chaque jour, à cinq heures du
matin. J’ouvre un œil, ce n’est pas comme d’habitude, puis l’autre, et observe
cette chambre que je ne connaissais pas la veille, grâce à la faible lumière qui
filtre à travers les stores. Elle est banale et sans fioriture : un lit deux places, une
commode, une armoire, et c’est tout. Les meubles en bois clair ne sont là que
pour leur utilité. Les murs sont blancs et seul un poster au-dessus du lit les
habille : un portait d’Einstein, les cheveux fous et le regard illuminé.
Je tourne la tête. Geeky dort comme un bébé, le visage paisible, en position
de chien de fusil. Il paraît si jeune dans le sommeil. La soirée a été inoubliable,
détonante, à son image. Il n’y a rien de tiède en lui et l’atmosphère se teinte
toujours de cette pluralité qui le caractérise : de l’humour, des émotions à ne plus
savoir qu’en faire, du calme et de l’intensité, de l’emportement, du rire et des
larmes. Il est impossible de s’ennuyer avec une telle personne. Il est bien
dommage que toute cette richesse ne puisse s’exprimer que dans le confort de la
sécurité. En même temps, j’aime assez. Je ne suis pas partageur et, tant que je
suis l’un des seuls à m’en rendre compte, je peux avoir l’esprit tranquille. Je me
sens farouchement possessif dès qu’il est concerné.
Je bouge, je vais devoir me lever. Il faut que je retourne chez moi, que je me
change pour mon footing matinal et mon heure de musculation, avant de me
doucher et d’aller bosser. J’aurais bien pris le petit déjeuner avec Geeky, mais
quelque chose me dit que si je le réveille à cette heure, je risque d’en prendre
plein les oreilles.
Je me redresse, en m’écartant et en économisant mes mouvements. Il gigote,
me cherche et me trouve. L’une de ses mains se pose sur une de mes cuisses.
— C’est déjà l’heure ?
— Tu te lèves à quelle heure ?
— Vers sept heures.
— Alors, c’est trop tôt pour toi.
— Il est quelle heure ?
— Cinq heures.
Il râle, resserre ses doigts sur ma cuisse et se rapproche de moi. Il veut ma
chaleur.
— Cinq heures ! Mais t’es malade !
— Nan, pas pour moi. Je fais un footing et de la muscu avant d’aller
travailler.
— C’est bien ce que je dis, t’es malade.
Il ne me lâche pas et tente de me ramener à lui. Il n’a pas ouvert les yeux, il
dort à moitié, mais la partie qui est réveillée semble assez alerte.
— Recouche-toi, t’iras faire mumuse avec ton corps demain.
— J’ai besoin de me dépenser. C’est ma routine quotidienne.
— On s’en fout ! Une routine, c’est fait pour être bousculée. Et puis, tu t’es
dépensé hier soir.
Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas pareil, pas du tout même.
— Désolé, Pierre, mais je dois y aller. J’aime ma routine, tout autant que la
ponctualité. Je sais que ces données n’ont pas leur place dans ton cerveau, mais
je suis comme ça.
Il ne répond rien et pousse un léger soupir. Il est déçu. Je pourrais faire un
effort, je le ferais si nous étions un jour de congés, ce qui n’est pas le cas. Je ne
vais jamais bosser sans avoir évacué mon stress et pris des forces. Ma journée ne
serait pas bonne si je manquais à ces impératifs.
Malgré ses réticences, il se montre affable.
— Je ne vais pas te forcer à rester près de moi. Tu ne veux pas me changer,
alors qu’il y aurait largement de quoi faire, et c’est quelque chose qui me touche.
Je ne souhaite pas faire l’inverse avec toi.
Je me penche et dépose un baiser sur sa tempe. Il tourne la tête, mes lèvres
cherchent les siennes. C’est ce qu’il veut et je n’ai pas l’intention de le lui
refuser.
Ensuite, je passe par le salon, récupère mes fringues et fais un saut rapide
par la salle de bains. Je boirais bien un café, tout de même. Je m’accapare sa
petite cuisine pour m’en préparer un, m’installe sur une chaise pendant qu’il
coule, les pensées ailleurs.
Un bâillement sonore me ramène sur terre et je dois retenir un fou rire.
Geeky s’est levé, il a les cheveux en bataille, les yeux à moitié ouverts et marche
si lentement qu’on dirait un zombie. Je le suis des yeux et le regarde s’écrouler
sur une chaise. Sa tête rejoint ses avant-bras posés sur la table. Il est trop
mignon.
— Pourquoi tu t’es levé ? Tu avais encore deux heures devant toi.
— Odeur du café.
Je sors deux tasses et en dépose une devant lui. Il ne fait pas un geste. Je
crois qu’il est bien capable de se rendormir là. Je la remplis, il lève la tête, la
saisit entre ses deux mains… et se fige dans un immobilisme des plus
surprenants. Les paupières closes, il se gorge de son arôme, le respire. Je ne le
quitte pas des yeux, tout en buvant ma boisson chaude.
— Tu ne le bois pas ?
— Nan, j’aime pas le café.
Qu’est-ce que c’est encore que cette aberration ? Je suis largué, une
habitude que je vais devoir prendre.
— Tu m’expliques ?
— Que veux-tu savoir ?
— Tu es sorti de ton lit à cause de l’odeur du café, tu as une tasse dans les
mains et tu sembles apprécier et… Tu n’aimes pas le café ?
— Nan, j’aime pas le goût, mais j’adore l’odeur.
— Ah ! Son parfum, mais pas son goût… Et tu te fais souvent des cafés que
tu ne bois pas ?
— Nan. L’occasion était à saisir.
— Tu déjeune quoi le matin ?
— Un bol de lait chaud avec une cuillère de chocolat en poudre et des
céréales.
— Un chocolat au lait.
— Ouais… Bon, c’était sympa, j’ai apprécié, mais maintenant, je vais me
recoucher.
— Hein ? Mais tu es levé !
— Un petit moment d’égarement que je vais vite corriger.
Un bécot plus tard, vite planté sur mes lèvres, et il repart comme il était
venu, la démarche lente et les pieds traînants, sous mon air ahuri. Faute de mieux
et de temps pour décortiquer son comportement, j’avale le contenu de sa tasse et
me résous à quitter les lieux. Mon footing va me faire du bien et m’aider à me
recentrer.

Neuf heures et toujours pas de Geeky à l’horizon. Il va finir par se prendre


un savon, ce petit con. Discrètement, je lui envoie un SMS pour lui demander ce
qu’il fout. Réponse : « J’arrive. Me suis rendormi. » Il plane vraiment à quinze
milles, le petit génie ! Il n’a donc pas appris que la ponctualité au boulot, ce
n’était pas une option, mais une obligation !
— Belan n’est pas là ?
Qu’est-ce que je disais ! Le Chef n’a pas l’air content, il va y avoir du
grabuge.
— Euh, non, patron.
— Il a appelé pour prévenir de son retard ?
— Je ne crois pas.
— Il abuse un peu trop de ma clémence… Dès qu’il arrive, je veux le voir
dans mon bureau.
Putain ! Il choisit bien son moment pour rappliquer et pas gêné pour un sou
en plus.
— Salut tout le monde. Y’a réunion ce matin ?
— Non, Belan, il n’y a pas de réunion. Je cherchais le geek et, bizarrement,
je ne l’ai pas trouvé. Il est plus de neuf heures, Belan !
— Ah ! Désolé, Grand Chef, mais c’est parce qu’il n’y a pas de geek ici. Par
contre, si c’est l’informaticien que vous cherchiez, ben, je suis là. Je ne me suis
pas réveillé.
D’un geste qui manque franchement de conviction, il porte sa main à son
front et lui fait un salut presque militaire, et j’ai bien dit « presque ».
— Vous vous foutez de moi, Belan ?
— Hein ? Non, bien sûr que non ! Je vois bien que vous n’êtes pas très
content. J’essaie juste de faire un effort de présentation.
— Raté, Belan, raté. Je m’étais habitué à huit heures trente, mais si ça
continue, vous allez arriver à l’heure de partir.
— Tout de même pas… Désolé. J’ai eu quelques soucis cette nuit et mon
rythme de sommeil a été un peu chamboulé. Euh… je vais faire un effort.
Il paraît si penaud que n’importe qui pourrait s’y tromper. Il n’est pas
franchement à l’aise, l’autorité le fait quelque peu flipper, mais au fond de lui,
tout au fond, il s’en fout. Je le vois dans son regard. Toutes ces considérations lui
passent au-dessus de la tête. Ce qui compte pour lui, c’est qu’il fait son boulot
quand il est là. Le reste ne le concerne pas. Il me donne envie de me marrer, mais
il est vital que je me retienne. Il n’y a aucun risque pour que je bénéficie de la
même indulgence que celle que Pierre réussit à obtenir du patron.
— Vous avez intérêt à nous trouver quelque chose de détonnant aujourd’hui
et rapidement. C’est le seul moyen pour que j’oublie votre attitude négligente.
— D’accord, euh… je m’y mets tout de suite.
— Faites donc, Belan, faites donc. Au boulot tout le monde ! Mon humeur
est exécrable.
Sans demander son reste, Pierre se rue vers son bureau et ses ordis. Il est
pâle, un peu plus que d’habitude. Il est coupé dans son élan par Antoine.
— Alors, Pierre, tu as eu une nuit mouvementée ?
— Ouais, on peut dire ça.
Antoine, le curieux Antoine, ne va pas le lâcher. Je le lis dans son regard de
fouine. Je me tais, trop curieux de savoir comment le petit génie va s’en sortir. Si
Antoine sait se montrer discret, quand il est dans ce mode, il est assez intrusif. Je
l’ai quelques fois testé et c’est assez gonflant.
— Tu me rends curieux, le geek. Alors, une belle blonde ou un beau blond ?
Tout le corps de Pierre se crispe et il pousse un soupir, avant de se retourner
lentement.
— C’est une vraie question, Antoine ?
— Plutôt, ouais !
— Et toi ? Une blonde ou un blond ?
— Ma femme est rousse et c’est une bombe.
— Content pour toi… Tu es marié ?
— Depuis dix ans et j’ai deux gosses.
— Fille ou garçon ?
— Les deux.
— Que du bonheur, quoi.
— Ça dépend des jours.
— Ouais… Bon, j’ai du boulot.
La discussion a été détournée, mais Antoine n’est pas né de la dernière
pluie. Confortablement installé dans mon fauteuil, les bras croisés, j’assiste au
spectacle.
— Pierre, tu me prends pour un con ?
— Hein ? Nan, bien sûr que non, je n’oserais pas…
— Tu es vraiment un petit con.
— Désolé de couper la conversation, je sais que ce n’est pas poli, mais je
préférerais ne pas passer par le bureau du patron.
Ni une ni deux, Pierre se détourne et plonge dans les images qui défilent sur
ses écrans. Ses doigts courent sur le clavier à une vitesse folle. C’est hypnotique.
Je jette un regard à Antoine, il me fait un clin d’œil, il ne va pas abandonner.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
Pierre l’ignore royalement. Volontairement ou non, la question reste ouverte.
Antoine se lève et vient se planter derrière lui.
— Pierre, tu pourrais me répondre. C’est normal, entre collègues, de
s’intéresser à ceux qui nous entourent.
— Fais le tour des bureaux, je suis sûr qu’ils seront nombreux à vouloir te
conter leurs exploits.
— Peut-être, mais ce sont les tiens qui me rendent curieux.
— Pourquoi ? Tu me crois incapable d’avoir une vie sociale ?
— Nan, pas du tout. Je t’aime bien, le geek, c’est tout.
Antoine a réussi à attirer l’attention de Geeky. Il ne fallait pas grand-chose,
juste une réelle préoccupation, même si la curiosité n’est pas la moindre des
raisons des questions d’Antoine.
— Tu m’aimes bien ?
— Tu es un mec sympa, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas
t’apprécier.
— Au point de vouloir savoir ce que je fais de mes nuits ?
— Pourquoi pas ?
— Tu es intéressé ?
— Nan, NAN !
Un rire effleure mes lèvres, je ne vais pas pouvoir le retenir très longtemps.
C’est une pièce de théâtre.
— Bonne nouvelle ! Je peux bosser maintenant ?
— Bientôt. Blonde ou blond ?
— Ni l’un ni l’autre.
— Ah bon ? Tu es un moine ?
— Non…
— Putain, Pierre, tu es casse-couilles !
— Aussi.
— Je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas donné une réponse qui
vaut le coup.
— Je ne comprends pas pourquoi, mais d’accord. Un GBT, j’ai passé la nuit
avec un GBT.
— C’est quoi ce truc ?
— C’est pas un truc, même s’il en possède un plutôt bien proportionné.
Là, c’est trop, bien trop. J’explose de rire, un rire qui résonne dans le bureau
et qui, si je ne le contrôle pas, pourrait bien attirer le chef.
— Merde, Pierre ! Sois plus précis.
— Ok, mais après tu me lâches.
—…
Pierre attrape son casque et le met sur ses oreilles : coupure radicale avec le
monde extérieur et réponse explicite. Pas de promesse, pas de confidence.
J’espère qu’Antoine va céder. Je n’ai aucune idée de ce que peut bien signifier ce
GBT et je brûle de le savoir. Ce dernier retire illico presto ce mur qui le sépare de
Geeky.
— Après je te fous la paix.
— Bien. GBT, Grand Brun Ténébreux. Voilà, tu es content ?
— Assez. Mes doutes sont confirmés.
— Quels doutes ?
— Que tu es homo.
— Si c’est ça que tu voulais savoir, une question directe aurait trouvé
réponse bien plus rapidement, Antoine.
— Oui, mais ça aurait été moins drôle.
— Je t’accorde ce point.
— Waouh ! Tu me laisses le dernier mot ?
— Nan, je t’accorde juste un point. Maintenant, fiche-moi la paix, je ne vais
jamais réussir à bosser avec toi dans les pattes. Déjà que les images qui me
vrillent le cerveau ne m’aident pas vraiment.
— Quelles images ?
— Celles plus que torrides de GBT en pleine action, à m’en vriller les
neurones. Une vraie bête de sexe, si tu veux tout savoir. Quant à sa queue… Mon
Dieu, quand il a commencé…
— STOP ! STOP ! SILENCE ! Putain ! Tu es pire qu’un p’tit con. Tu as
gagné, tu as gagné !
— Yep ! C’est bien ce que je pensais. À plus, Antoine, tu m’as fait perdre
ma pause déjeuner avec tes conneries.
— Tu ne la prends jamais !
— Ouais, mais j’ai le choix. Là, entre mon retard et tes questions déplacées,
je ne l’ai plus.
— Je vois. Je te laisse.
— C’est ça.
Casque de nouveau sur les oreilles, nous perdons Pierre pour les heures à
venir, sauf s’il trouve une information importante ou que nous le sollicitons pour
une recherche spécifique. Je me marre toujours, Geeky est tellement intelligent.
Il sait ce qui va déranger les personnes qu’il a face à lui et le sexe entre hommes
en fait partie. Echec et mat, et c’est encore lui qui est mat.
— Il m’énerve, le geek. Et toi aussi, à te marrer comme une baleine.
— Tu as dit que tu l’aimais bien.
— Je l’aime bien, mais il m’énerve quand même. Ce serait génial si
quelqu’un réussissait à lui clouer le bec au moins une fois.
— Humm… J’ai bien peur qu’entre ces murs, ce soit difficile.
— Pourquoi « entre ces murs » ?
— Dès qu’il entre ici, il met ses défenses en place. Elles sont chevillées à
son cerveau.
— Tu en connais des choses sur lui !
— Ouais, j’en sais quelques-unes. D’abord, parce que je l’ai observé,
ensuite, parce qu’il a éveillé ma curiosité.
— Ah oui ? Je croyais qu’il ne t’attirait pas ?
Je hausse les épaules, pas décidé à en dire plus, pas ici en tout cas. Sinon,
parler de ma relation avec Pierre à Antoine ne me dérange pas plus que ça.
— Pas trop jaloux de son… GBT ?
— Nan, pas trop.
Nouveau fou rire, qui récolte un regard suspicieux de la part d’Antoine. Il
me scrute avec intensité, en mode professionnel. Je suis à quatre-vingt-dix pour
cent perdu.
— Oh ! J’ai compris ! GBT, c’est toi !
— Peut-être…
— Tu as vraiment un truc impressionnant ?
— Il est pas mal.
— Il lui a fait de l’effet, en tout cas.
— On dirait bien.
À force de rire, j’ai les yeux embués de larmes. Le sourire d’Antoine est…
particulier. Nous sommes potes depuis trois ans, depuis qu’on est devenu
collègues. On s’entend bien et on s’apprécie.
— Il te fait du bien.
Je retrouve mon sérieux dans la seconde.
— Quoi ?
— Tu es plus détendu depuis quelques temps et moins rigide. Tu as le
sourire plus facile et je suis surpris du nombre de fois où je t’ai entendu rire
depuis qu’il travaille avec nous. Ouais, il te fait du bien… et c’est réciproque.
— Ah bon ?
— Il a changé… Il est le même, mais il est moins sur la défensive. Il a l’air
plus sûr de lui… Il dit des conneries depuis le début, mais c’est moins pour
attaquer avant qu’on lui tombe dessus que pour s’amuser. Son humour, ce n’est
plus seulement de l’auto-défense.
— Je vois que tu l’as observé, toi aussi.
— C’est vrai. Dès le départ, j’ai été le seul à vouloir discuter avec lui et
qu’il se sente bien parmi nous. Je suis aussi le seul avec qui il acceptait de parler
un peu… Ça m’a touché, comme le serait un père face à un enfant qui lui a
accordé sa confiance.
— Tu es un peu jeune pour être son père.
— Notre différence d’âge existe. J’ai quarante ans, nous ne sommes pas de
la même génération. Et puis, il fait très jeune par moment, un peu comme s’il
était resté dans l’adolescence.
— Ce n’est pas totalement faux.
— Je peux te poser une question indiscrète ?
Je hausse les deux sourcils. Une question indiscrète, avec Antoine, alors
même qu’il précise qu’elle le sera… C’est un grand risque, mais ce qu’il me dit
depuis dix minutes me touche vraiment.
— Vas-y.
— Tu vois toujours ton ex ? Tu sais, pour ces parties de jambes en l’air sans
prise de tête.
Je ne sais pas si je dois le tuer ou lui rouler une pelle pour le faire taire et le
terroriser.
— C’est une question sérieuse ?
— Euh, ouais.
— Putain ! Depuis quinze minutes, je me disais que j’avais de la chance
d’avoir un pote comme toi et, en une seconde, tu as cassé le mythe. Tu crois
quoi ? Que je sors avec Geeky et qu’en même temps je baise à droite à gauche ?
Tu pense que je suis ce genre de mecs ?
— T’énerve pas, Léo. Je ne sous-entendais rien. La question m’a effleuré
l’esprit, mais sans arrière-pensée.
— Je te laisse le bénéfice du doute. Non, je ne vois plus mon ex ni personne
d’autre et je n’ai pas l’intention de faire autrement. Pierre est à part, je le sais, et
je ne prendrai pas le risque de tout foutre en l’air bêtement.
— J’espère que ça va durer. Tout est toujours rose au début.
— Je ne suis pas un naïf, Antoine. On va faire comme tout le monde, du
mieux qu’on peut.
— Je vous souhaite bonne chance, alors.
— Merci, Antoine. Allez, il est temps de se mettre à bosser. Avec tout ça,
même avec son retard, Pierre va en faire plus que nous.
Une demi-heure plus tard, nous partons en mission à l’extérieur, sous le
regard inquiet de Geeky. Il va avoir du mal à se faire à cet aspect de mon job et
je n’ai aucune mainmise dans ce domaine. J’aime mon boulot et le terrain, et je
n'ai aucune intention d’en changer. De plus, il ne sait pas tout, loin de là.

Après notre intervention, et dès que tout risque est écarté, je fais l’effort
d’un SMS de quelques mots pour l’en informer et le rassurer. Son simple
« Merci » en retour me confirme que j’ai eu raison. Il est tout à fait capable de
faire la part des choses, de comprendre que les conversations interminables ne
sont pas d’actualités dans ce genre de circonstance et d’apprécier mon geste.
Nous devrions réussir à nous accommoder et à nous ajuster. Ce n’est rien de plus
que quelques efforts ne sauraient résoudre. Personne n’est à l’abri d’un mauvais
coup du sort. Le métier que l’on fait n’est pas le seul paramètre à prendre en
compte. La vie d’un être humain est très fragile et en danger à chaque instant.
Que je le sois plus souvent qu’un comptable est un fait, ce qui ne signifie pas
que ma vie sera plus courte ou ma mort plus violente. Il est des choses sur
lesquelles nous n’avons aucune prise, notre durée de vie en fait partie, tout
comme la façon dont elle prendra fin.
Je ne sais pas comment je vais pouvoir m’y prendre pour briser cette
angoisse qui sourde en Geeky, à chaque fois qu’il me voit quitter le confort du
bureau. Il va me falloir y réfléchir, même si, pour l’heure, je n’en ai pas la plus
petite idée.
À mon retour, Pierre n’est pas, comme la dernière fois, debout dans
l’embrasure de la porte. Il est resté derrière ses ordis et se contente de se
retourner pour me faire un sourire, ainsi qu’à Antoine. Sa posture me démontre
qu’il a mieux géré. La situation n’était en rien similaire à l’affaire de la bombe,
mais une balle dans le corps arrive plus vite qu’on ne le croit. C’est notre vision
des choses qui est différente, ce que je ne lui dirai pas. Les probabilités pour que
je me retrouve un jour blessé par une arme à feu sont bien plus élevées que celles
de mourir sous les crachats d’un engin explosif. Je préfère le laisser dans
l’ignorance ou dans ces distances que nous mettons en place pour nous protéger.
Chapitre 15
Pierre, dit Pi

J’ai mieux réagi cette fois-ci, ce qui ne signifie pas que je me sens en super
forme. L’assurance que possède Léo a de quoi me rendre jaloux. Je ne rêve que
d’une chose : rentrer chez moi, m’installer devant 3.14 et m’enfermer dans ma
bulle. Le monde réel est vraiment trop flippant et je ne sais pas si je vais réussir à
tenir le coup.
J’ai deux ordis devant moi, mais ils ne sont pas 3.14. Ce bureau, auquel je
croyais m’être fait, n’est pas celui que j’occupe chez moi. Il y a trop de lumière
directe, avec ce soleil d’hiver qui passe à travers les carreaux des fenêtres. Il est
bientôt l’heure de partir, mon monde m’appelle. Je scrute l’horloge dans le coin
d’un des écrans et regarde défiler les minutes. Seize heures cinquante-quatre,
cinquante-cinq, six, sept, huit, neuf… Dix-sept heures ! Je me lève d’un bond,
enfile ma doudoune noire et me presse à grands pas vers la porte de sortie. La
voix d’Antoine ne m’arrête pas.
— Eh ben, dis-moi, tu es super pressé, Pierre !
— Ouais, plus que ça même. À demain.
Je me rue, cours presque. J’en ai marre, je veux mon appart et sa sécurité. Je
pourrais faire une crise d’angoisse à seulement imaginer qu’il me faut encore
une demi-heure de bus pour y être.
— Pierre ?
Je freine des quatre fers dans le couloir. Je ne peux pas ignorer Léo, pas de
cette façon.
— Je peux passer te voir ce soir ?
Mauvaise idée, très mauvaise idée. Je veux être seul, juste 3.14 et moi.
— Pas ce soir, si ça ne te dérange pas.
— Non… Tu vas bien ?
— Oui, pas de problème. J’ai juste prévu un truc. Demain, si tu veux.
Je reprends ma course, mal à l’aise, mais c’est plus fort que moi. Briser ma
solitude ce soir est au-delà de mes forces. Je suis submergé par ces semaines
passées dans un environnement peuplé d’êtres humains, de bruits, d’incidents et
de conversations. Je n’en peux plus. J’ai mis du temps à me faire à ce nouveau
rythme et je croyais avoir réussi. La fatigue qui pèse sur mes épaules et toutes
ces tensions accumulées à seule fin de sortir chaque jour de chez moi me
malmènent. M’écrouler sur mon canapé chaque soir et passer moins de temps
dans mon univers personnel a fini par me plomber le moral. Comprendre qu’à
n’importe quel moment tout peut basculer me brise d’anxiété.
Une fois dans la rue, je me ferme à toute pollution extérieure et me mets en
mode « Je ne vois rien ni personne et personne ne me voit. ». Une bonne
stratégie pour arriver à bon port. Rentré chez moi, je passe par le frigo, attrape
une bouteille de Coca, un verre, et vais me planter devant 3.14. Je l’allume,
l’écran s’illumine et la myriade de chiffres qui envahit mon champ de vision
m’aide à mieux respirer. Je m’installe et me plonge dans mon projet du moment,
celui qui est né de ma nouvelle vie, un projet ambitieux.
La bouteille de Coca se vide, les heures passent. Mon estomac fait des
siennes, sans que je m’y intéresse. Je suis dans les nombres, la complexité des
chiffres, la recherche, le besoin de réussir un truc qui me prend bien la tête et
met mes neurones à dure épreuve. La pénombre a envahi les lieux, seul 3.14 me
donne de l’éclairage. À je ne sais trop quelle heure, entre trois et quatre du
matin, mes yeux commencent à se fermer tout seul. Je me couche, sans même
me déshabiller.
Je me lève, ne me préoccupe pas un seul instant de la notion de temps,
remplis un bol de céréales que je grignote en même temps que je joue avec ma
souris. Mon téléphone sonne, je ne m’en soucie pas. Je suis bien là où je suis, sur
un terrain connu qui ne m’impose aucune autre exigence que celles auxquelles je
m’oblige. Arrive un moment où mon estomac crie famine, tant pis. Il me sort un
peu de ma transe, l’horloge me fait de l’œil et mon cœur s’accélère à sa vue.
Quatorze heures trente-deux ! Je devrais être au boulot. Je me reconnecte au
monde réel, le temps de m’excuser de mon absence. J’ai des appels manqués de
Léo et trois SMS alarmistes. C’est à lui que je décide de donner cette
information terre à terre : « Je suis chez moi, je ne viendrai pas aujourd’hui. » Je
sais que c’est incorrect, irrespectueux, mais je suis incapable de faire plus. Il y
va de ma santé mentale.
Dans la soirée, on cogne à ma porte avec insistance. Je sais qui c’est. Je n’ai
pas envie d’ouvrir, ni pour lui ni pour personne. Ce n’est pas que Léo ait perdu
de son importance ou que les sentiments naissants que j’ai pour lui soient morts,
c’est juste que je me sens près de craquer, si on ne me laisse pas seul le temps de
retrouver ma boussole.
Je n’ai pas vu venir cette angoisse paralysante qui me brûle de l’intérieur et
qui m’enferme dans ce que je connais. J’avais vraiment l’impression que tout se
passait bien, que ma vie était en train de changer et de s’ouvrir. Je ne comprends
pas tout, mais je m’en tape. Je veux juste rester chez moi et qu’on me fiche la
paix. J’ai retrouvé ce fantasme qui se fait obsession : un placard à balais pour me
cacher.
E.T Pi perdu maison. E.T Pi veut maison. E.T Pi sait plus où trouver
maison.
J’ouvre la porte, le cœur en marmelade. Je n’ai pas envie de parler, je n’ai
rien à dire, à peine la capacité de penser à autre chose qu’à ce qui se passe dans
l’antre de 3.14. Je recule, le laisse entrer et me retourne pour reprendre ma place,
la seule qui me soit légitime.
— Comment vas-tu ? Je me suis inquiété toute la journée.
— Ça va.
— Dis pas de conneries !
Léo est en colère, et moi, je ne suis pas apte à faire face. Je ferme les yeux et
mets en place tous mes écrans de protection, les plus blindés, ceux en acier
trempé. Ceux qui me rendent silencieux et emportent mon cerveau ailleurs, loin
des autres et de la planète Terre.
Je l’entends parler, je suis même capable de savoir ce qu’il me dit, mais ça
ne m’atteint pas, ne me touche pas. Je suis une extension de 3.14, un humain pas
humain.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
—…
— Tu es malade ?
—…
— Tu as mangé ?
—…
— Pierre ! Répond-moi, merde ! Est-ce que tu es malade ? Est-ce que tu as
mangé ? Est-ce que tu as dormi ? Les questions sont simples, tu devrais être
capable d’y répondre.
J’essaie, j’essaie de revenir, de faire cet effort pour lui. Parce qu’il est là,
parce qu’il s’est déplacé, parce qu’il s’inquiète pour moi.
— Je… je ne suis pas malade… Je… j’ai dû manger et dormir, un peu.
Je ne sais pas où porter mon regard, où poser ce poids qui me fait plier, où
mettre tout le bouillonnement qui cuit mon cerveau comme une cocotte-minute.
Si je n’y prends pas garde, le bitoniau va entrer en action et la vapeur s’échapper
par mes oreilles. J’aurais l’air fin ! Misère, si j’étais extérieur à moi-même, à me
lorgner de la tête aux pieds, je crois que j’éclaterais de rire devant le con que je
suis.
— Geeky…
La voix de Léo est tellement douce, si bienveillante. C’est un déchire-cœur.
Je me sens partir, me quitter, me déserter. C’est un peu comme si, tout à coup, je
ne voulais plus être moi, sans vraiment savoir qui est ce « moi ». Je le vois mal,
il m’est presque étranger. Il y a celui que je suis, celui que Léo voit, celui que je
veux rester et le plus que je voudrais pouvoir posséder. C’est sibyllin à souhait,
du domaine de la crise existentielle, un truc que je ne peux pas comprendre.
Deux et deux font quatre. Moi plus moi, plus un non moi, font une énigme
insoluble. Un truc qui ne peut être qu’un… truc.
Mes yeux s’embuent, mon corps devient mou, et ma tête, un brouillard sans
nom. Les bras de Léo m’encerclent, je me raccroche à lui. Je suis un naufragé.
— Geeky, tu me fais peur. Dis-moi ce qui ne va pas.
Je me noie, je m’avachis, je m’écroule…

Je suis dans les limbes et ce n’est pas désagréable, si ce n’était cette voix
furibonde qui vient les perturber. J’écoute.
— Non, mais quel petit con ! Il joue à quoi là ? C’est trop demander de se
nourrir convenablement et de dormir suffisamment. Il va me rendre chèvre.
Je suis dans mon lit, à moitié nu et au chaud sous ma couette. C’est bon,
agréable, cotonneux. Le silence se fait, des bruits sourds arrivent jusqu’à mes
oreilles. Je me laisse porter, je suis si fatigué.
— Pierre, réveille-toi, s’il te plaît. Il faut que tu manges. Tu te rendormiras
après.
J’ouvre les yeux, lentement, je me sens un peu mieux. Dans un entre-deux
plus confortable que mes apitoiements.
— C’est quoi ?
— Une salade de riz avec ce que j’ai pu trouver dans tes placards et ton
frigo.
Je n’en ai pas envie, mais je me sens le courage de faire plaisir à Léo. Je me
redresse, me cale contre ma tête de lit et accepte d'avaler quelques bouchées.
— C’est tout ?
— Je n’ai pas très faim… Merci, Léo.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Pierre ?
— Peut-on en parler plus tard, s’il te plaît ? Je… je…
— D’accord, d’accord… Tu veux faire quoi ?
— Rester dans mon lit, au chaud ?
— Si tu veux.
Je le regarde, le regarde enfin, pour la première fois depuis son retour de
mission la veille ou l’avant-veille, je ne sais plus. Il est là, juste là, solide,
présent et aux petits soins. Je ne peux pas dire que je comprends son attitude. À
sa place, je me serais envoyé chier et propulsé sur une planète remplie de cactus.
J’aurais tout fait pour que mon cul atterrisse sur le plus gros et le plus piquant de
tous. Il est étonnant et j’ai besoin de lui.
— Tu veux bien venir près de moi et me réchauffer ?
— Bien sûr.
Sa réponse est si simple, qu’une fois de plus, il me bouleverse.
Ce n’est pas non plus quelqu’un qui fait dans le détail. Sous mes yeux qui
ont retrouvé par miracle leur capacité à observer, il se dépouille de ses fringues,
sans rien garder, le corps sublime, un feu subtilement brûlant.
Je me rallonge sous la couette, je l’attends, je l’aime, un peu plus, un peu
mieux. Il vient se coller à moi, ses bras m’enlacent, sa bouche se pose dans mon
cou. Je sens son souffle chaud, la douceur de ses lèvres, son calme et sa
confiance. Je pose une de mes mains sur sa hanche et laisse mes doigts
l’effleurer, pour ce plaisir simple de le sentir contre moi, avec ce seul désir de me
faire du bien, de me rassurer et de me consoler, même s’il ne sait pas de quoi.
J’aime son honnêteté et sa sincérité, sa capacité à donner et à se montrer patient,
à me traiter comme un homme et comme un enfant ou comme un adolescent
attardé. Je suis tout cela et aucun ne semble le rebuter.
— Tu es bien ?
— Je ne pourrais pas être mieux.
Ma paume voyage sur son ventre. Je n’ai pas envie de faire l’amour, même
s’il ne faudrait pas grand-chose pour réveiller mon appétit. Ce que je veux, c’est
lui : sa présence, son odeur, la douceur de sa peau, ses muscles fermes aux
dessins si parfaits. Il pourrait devenir un personnage de jeu vidéo, un guerrier à
la force tranquille, plus vaillant que tous les vaillants jamais créés, avec dans le
fond du regard une tendresse et une humanité bouleversante. Je l’aime plus que
je le pensais.
Ses doigts se promènent dans mes cheveux, dans mes boucles qu’il paraît
tant apprécier. Je tourne la tête, à la recherche de son regard, pour lui offrir mes
yeux. C’est une rencontre aux émotions exacerbées. Je sais que je lui ai fait peur,
par mon attitude, mes réactions et mon malaise, mais aussi parce qu’il a peut-
être cru que je ne voulais plus de lui. Je mets dans mon regard tout ce que je
ressens et c’est tellement fort que mes yeux s’humidifient. Je suis troublé par ce
que j’éprouve pour Léo. C’est si intense.
Nos bouches se lient avec une tendresse folle. Ses mains ne sont
qu’apesanteur sur ma peau. Ce sont des caresses éthérées, aussi sensuelles que
du velours, aussi légères que des plumes d'oisillons. Elles me font frissonner.
— Tu as envie de faire l’amour ?
— Ce n’était pas dans mes intentions, mais avec douceur, je veux bien.
— Tout ce que tu veux, Geeky.
— Tu es si adorable avec moi… C’est perturbant.
Il rit, il rit comme si je lui avais sorti une de ces grosses blagues bien débiles
que seul mon cerveau sait concocter. Il rit et il est encore plus magnifique. Il rit,
et je soude ma bouche à la sienne. J’avale sa joie, la lui vole et le laisse
m’emmener dans un royaume que je ne connais pas, celui de sa douceur et de sa
tendresse, celui de sa sensualité et de sa délicatesse. Celui où le temps se distend
et ne se mesure plus, où sa patience et son endurance me font gémir, puis
geindre, puis gémir de nouveau, encore et encore, lui en moi, sa bouche sur la
mienne, ses mains sur mes hanches. Mon corps si peu consistant, si fragile et
gracile, se retrouve à exulter. Il devient une force, celle de pouvoir accueillir un
homme comme Léo, de pouvoir lui donner du désir et du plaisir. Il n’est plus un
amas de chair et de sang dont je fais peu de cas, ni un lieu de moquerie ou de
mépris. Il devient beau, juste parce que Léo l’aime et s’en satisfait, juste parce
qu’il le fait chanter et, qu’en faisant cela, il me laisse faire de même avec lui. Il
fait de moi un être vivant, un être à sa place. Il brise mes angoisses, mes peurs et
mes incertitudes. Il me ramène dans le vrai, là où je peux être moi-même, tout en
voulant être meilleur sans me trahir. Il me renouvelle, il réconcilie l’homme et
l’enfant, il donne un droit d’existence à l’éternel adolescent. Il fait de ma vie un
contenant et en emplit les vides.

Je me réveille le lendemain matin dans les effluves de café et la chaleur d’un


corps amoureux contre le mien. Léo a dû se lever pour mettre en marche la
cafetière et il est venu se recoucher près de moi. Je ne sais pas quelle heure il est,
mais il doit être tôt. Il attend mon réveil.
— Bonjour.
J’ai la voix rauque et les yeux encore endormis.
— Tu te sens comment, Geeky ?
— Je me sens bien.
— Je sais qu’il est un peu tôt pour toi, mais tu veux bien déjeuner avec
moi ?
— Oui, bien sûr. J’en ai envie. Je vais prendre une douche rapide, j’en ai
plus que besoin.
— Je peux la prendre avec toi ?
— Évidemment !
Je me lève, il me suit. Sa main, insolente, me caresse les fesses. Je me
retourne, un sourire coquin sur les lèvres.
— Une douche pour se laver ou tu penses à autre chose ?
— Pour se laver. On n’a pas le temps et je voudrais discuter un peu avec toi.
Ce qu’il me demande est légitime et je n’ai pas le droit de lui refuser plus
longtemps quelques explications. Le problème, c’est que je ne sais pas comment
je vais pouvoir m’en sortir. Je ne suis pas très doué pour parler des émotions, me
décortiquer et faire un rapport constructif de ce que je ressens.
— Tu es bien courageux !
— Pourquoi ?
— Je suis nul pour parler de mes… pétages de plombs.
— Parce que c’était un pétage de plombs ?
— Euh, ouais. Avec des angoisses, un désir incontrôlable de fuir et de
m’enfermer dans ma tour, sauf que ce n’est pas la tour d’une princesse en
détresse et que je ne connais que les placards à balais, les royaumes faits de
chiffres, de complexités et de défis. Tout ce qui est nécessaire pour que mon
cerveau arrête de bugger et retrouve son chemin.
— Rien que ça ! Ton cerveau a buggé et tu l’as redémarré comme un disque
dur ?
— C’est ça ! Tu es super doué pour trouver les mots. Je n’aurais pas pu faire
mieux.
— C’est ça ! Fous-toi de ma gueule !
— Pas du tout ! Je dis la vérité, tu as employé le même langage que moi.
— J’essaie de rentrer dans ta tête, p’tit génie !
— Génial ! C’est réussi… Tu te mets quand aux chocolats chauds, aux pulls
en laine de mamie et à un petit nom pour ton flingue ?
— Geeky, le retour !
Son rire éclate dans la salle de bains, tandis que nous nous glissons sous
l’eau de la douche. Sa main caresse mon visage, ses yeux brillent, son sourire est
un cadeau.
— Tu m’as manqué, Geeky. Je ne peux plus me passer de ton humour à
deux balles.
— Je ne me suis pas montré très drôle ces derniers jours.
— C’est vrai, mais je crois que c’est en train de revenir au galop.
Mon cerveau a repris sa capacité à réfléchir vite. Je le lorgne de la tête aux
pieds, m’arrête sur son sexe en semi-érection, me lèche les lèvres et passe un
doigt sur sa longueur.
— Je vois ça. Au grand galop…
Léo sera en retard, ou il n’ira pas courir, ou il n’ira pas faire gonflette avec
ses muscles. Les trois en fait. Il est là et je me sens en pleine forme. Il n’est pas
prêt de partir de cet espace clos, humide, alors que mes mains sont déjà sur lui. Il
m’a sauvé de moi-même et amené à lui. C’est à mon tour de le guider vers moi.
Chapitre 16
Léonard, dit Léo

Je suis un peu paumé, je dois bien l’avouer. En dehors de ma vie


professionnelle, j’ai toujours été du genre pénard : une nécessité pour garder
l’esprit sain. J’en vois assez comme ça et je subis suffisamment de pression pour
ne pas m’en rajouter.
J’apprécie ma relation avec Geeky et l’originalité qu’il m’apporte en
bousculant mes bases, mais je voyais les choses plus simplement. Elles ne le
sont pas.
Il y a Pierre, il y a Pi, et il y a Geeky. Les trois réunis forment une seule et
même personne : le petit geek qui n’en est pas un, un informaticien talentueux et
hacker de génie, un mec fort et fragile à la fois. Je n’ai pas encore résolu
l’énigme qu’est Pierre.
Aujourd’hui, il me manque ma dose de sport et le résultat est peu probant.
Mon cerveau tourne en rond.
Ce matin, après une douche particulièrement chaude qui m’a révélé un
Geeky très entreprenant, nous avons discuté devant notre petit déjeuner. Je
voulais savoir ce qui avait provoqué son attitude fuyante et amené à se
retrancher dans son univers de technologie, au point d’en oublier de manger et
de dormir. Il m’a fait peur, ce petit con, limite paniquer. Ses explications n’ont
pas été très limpides. Ce que j’ai compris, c’est que cette vie qui est devenue la
sienne lui demande une adaptation conséquente : sortir de chez lui pour se
confronter au monde réel l’oblige à faire de gros efforts chaque jour. Il pensait
bien s’en sortir, jusqu’à ce qu’il craque. Il m’a parlé de crises d’angoisse, crise
qu’il a cette fois évitée en se plongeant dans sa bulle hermétique. Mon métier et
ce qui pourrait m’arriver a, apparemment, été le déclencheur. C’est une situation
sans solution. Je l’ai soutenu, c’est évident, mais si je suis l’un des éléments qui
le perturbent, je ne vois pas comment faire, si ce n’est en l’aidant à recoller les
morceaux. Je ne changerai pas de boulot.
Je l’ai interrogé sur ses précédentes expériences professionnelles. Il n’en a
pas eu, c’est la première. Après un bac scientifique obtenu à seize ans, il a fait
des études poussées en informatique. Ensuite, il est resté un an chez lui à jouer
avec 3.14, sans vraiment sortir, juste l’obligatoire et quelques concessions faites
à Pascaline. Il a été repéré et recruté par le biais de son ancien établissement
scolaire. Il ne m’en a pas dit plus. Je me suis montré curieux de ses avoirs
financiers. Un an chez lui, sans salaire, je ne voyais pas comment il avait pu faire
pour être autonome. Il ne s’est pas étendu sur la question. Il m’a juste appris que
c’était grâce à son père et à l’argent qu’il lui avait laissé à sa mort, décès survenu
quand il était enfant, un accident de voiture. Je n’ai pas insisté, cette
conversation semblait l’indisposer.
Ce qui s’est passé hier m’a fragilisé. Je suis solide, je peux le soutenir, le
porter et l’aider, mais je ne suis pas sûr d’être toujours à la hauteur, ni d’avoir
envie de l’être. Si ça venait à se reproduire souvent, aurais-je toujours la
ressource nécessaire pour le ramener à moi, pour le ramener dans la vie ? Le
patron voudra-t-il encore de lui s’il manque trop souvent, quelle qu’en soit la
raison ?

Pierre a proposé de partir avec moi au boulot. Après un passage par mon
appart pour me changer, nous avons pris la route pour le bureau. Son arrivée à
l’heure, ensemble, a soulevé des remarques. Donner une explication rationnelle,
sans laisser planer de doutes sur notre relation, n’était pas bien compliqué.
J’avais plusieurs idées, toutes valables. Ma préférée : la possibilité de pouvoir le
prendre au passage et, ainsi, lui éviter un trajet plus long en transports en
commun.
Depuis trente minutes, Pierre est dans le bureau du chef. Je l’avais prévenu
de cette possibilité plus qu’évidente. Évidemment, il était un peu stressé, mais
selon ses dires, il était décidé à lui parler avec honnêteté, en révélant ses failles.
Toujours selon lui, si GC décidait de ne pas le garder, il n’en ferait pas tout un
plat. Il rentrerait chez lui, et puis c’est tout. Je trouve les méandres de son
cerveau bien nébuleux. Qu’il puisse perdre son boulot aurait dû l’inquiéter, le
faire vraiment flipper. Ce n’est apparemment pas le cas.
Antoine ne se doute pas des préoccupations qui sont les miennes. Il est à
cent pour cent dans le travail, ce qui est une bonne chose pour moi.
— Léo, on doit y aller.
— Je sais. C’est parti.
Aujourd’hui, notre mission ne fait pas partie de celle que je préfère, même si
elle comporte peu de risques. Une planque dans un quartier peu dangereux, face
à une maison repérée par Pierre au cours de ses déambulations sur le net et les
réseaux sociaux. Un potentiel lieu où seraient cachées des armes susceptibles
d’être utilisées dans des attentats. C’est toujours la même chose : des
suppositions, des possibilités, et rien de sûr. Nous surveillons de nombreuses
personnes et caches de cette façon, dans l’expectative de pouvoir mettre la main
sur les uns ou les autres. La journée va être longue.

À notre retour, en fin d’après-midi, Pierre se trouve derrière ses ordis.


Comme toujours, il est très concentré et ses doigts dansent sur le clavier.
Pourtant, il y a une raideur dans ses épaules qui m’alerte.
— Comment s’est passé ta journée ?
Il me répond sans se retourner, mais il m’a entendu. C’est déjà ça.
— Aucun problème. Et vous ?
— Aussi. Pas beaucoup de mouvements. Il nous faudrait faire une
surveillance de plusieurs jours d’affilée, dont la nuit.
— Tu vas t’y coller ?
— Sûrement… Et avec le chef ?
— Ça a été. Je t’en parlerai plus tard.
— D’accord… Tu n’es pas encore parti ?
— Non, je suis sur un truc.
Je m’en doutais. Il me parle sans avoir stoppé un seul instant ce qu’il est en
train de faire et ça a l’air sérieux. Sa tension ne s’est pas relâchée, pas un seul
instant. Curieux, je m’approche.
— Qu’as-tu trouvé ?
Les images qui défilent devant moi me donnent un goût de bile.
— Pierre, dans quoi t’es-tu embarqué ?!
— Dans rien du tout ! Je cherchais des connexions pour vous et je suis
tombé là-dessus. J’ai décidé de creuser.
— Ce n’est pas de notre ressort, Pierre.
— Je sais, mais…
Je déteste viscéralement ce sur quoi il est en train de travailler. Ces photos
d’enfants aux visages innocents, avec dans le regard une profondeur d’un autre
âge, me mettent terriblement mal à l’aise. Ce n’est pas notre boulot, on va refiler
l’info au service concerné. Les mœurs s’en occuperont avec efficacité. Je ne le
laisse pas finir sa phrase, sa place est derrière ses ordis. C’est un passeur d’infos.
Le reste ne le concerne pas.
— Donne-moi ce que tu as trouvé, je le transmets au patron et il en fera ce
qu’il veut.
— Tu veux dire que je ne dois pas m’y intéresser ?
— C’est ça.
— Mais il faut faire quelque chose !
Il va encore se rendre malade.
— Pas pour nous, Pierre.
Avec des gestes rageurs, il fait quelques manipulations, imprime plusieurs
documents et me les tend. Je les prends sans dire un mot de plus. Il doit
comprendre que ce n’est pas notre job. Il y a des gens compétents pour ça et ce
n’est pas nous.
— Bon, ben, j’y vais.
— À plus tard ?
— Soirée avec Pascaline. On ne s’est pas vu depuis notre dispute, elle me
manque. On va se rabibocher avec un peu plus que des mots au téléphone ou par
mail.
Il a vite fait de partir, sous mon regard suspect. Je n’ai pas fini d’avoir des
doutes en ce qui le concerne. Ma capacité à le lire a ses limites.

Le lendemain, c’est un Geeky bien pâle qui apparaît au boulot, à l’heure.


Antoine ne le rate pas !
— Pierre ! Tu es tombé du lit ?
— Ouais, et je me suis fait des bleus aux fesses.
— Oh oh ! Tu as besoin d’un massage ?
— Tu as envie de poser tes mains sur mon cul ?
— Nan, nan… pas moi.
—…
Ah ! Antoine va-t-il finir par réussir à lui clouer le bec ? J’attends de voir
ça !
— Salut, Geeky.
Antoine se marre et ne peut s’empêcher de sortir une connerie.
— Intervention très à propos de notre Léo !
Sous mes yeux attentifs, et ceux curieux d’Antoine, Pierre retire très
lentement son blouson et le suspend au porte-manteau. Avec une grande
économie de mouvements, il se tourne vers notre collègue. Il a vraiment le teint
blanc, plus que d’habitude, et il l’est déjà terriblement en temps normal. Il a le
contour des yeux violets. Geeky n’a pas beaucoup dormi, c’est une évidence.
— Dis, Antoine, est-ce que tu fantasmes sur les homos ?
— Non, pas vraiment.
— Ah bon ? Tu es sûr ? Tu peux l’avouer, tu sais.
— Aucun fantasme sur les gays, petit geek.
— Si tu le dis, je ne vais pas insister… Pourtant, mes fesses semblent te
préoccuper et ce que pourrait faire Léo pour moi aussi.
— Non, pas du tout ! Je m’inquiète pour ta santé, c’est tout.
— Oh ! C’est gentil ça ! Sauvetage réussi, mais ça a été limite.
— Hein ? Quoi ? Quel sauvetage ?
— Tu as toujours le chic pour me mettre des images très précises dans la
tête, mais c’est jamais le bon moment, ni le bon lieu. Après, eh bien, je ne suis
pas très à l’aise dans mon pantalon. Et comme Léo est très à cheval sur les
conventions, la ponctualité, la bonne tenue au boulot, et tout et tout, je ne crois
pas qu’il accepterait de me suivre dans les toilettes…
— Tu es un p’tit pervers, Pierre. Tu caches bien ton jeu.
— Si tu savais, Antoine, si tu savais… Je vais peut-être commencer ma
matinée par les toilettes, tout compte fait… Seul, malheureusement…
Qu’est-ce qu’ils peuvent être cons ces deux là ! Deux gamins qui jouent à
qui est le plus fort. Pour l’instant, ils m’amusent, mais ils vont finir par
m’épuiser.
Geeky se dirige vers la porte et sort du bureau.
— Eh ! Tu vas où là, Pierre ?
— Je suis en avance sur mon horaire habituel, alors un arrêt dans les
sanitaires m’est autorisé. Je vais suivre ce que tes images salaces m’ont suggéré.
Il poursuit son chemin, comme si de rien n’était, sous le regard hagard
d’Antoine. Je ne sais pas où, ni comment, Geeky a affuté une telle capacité à la
provocation, mais il est fort, très fort. Il a dû en voir des vertes et des pas mûres
tout au long de sa courte vie, j’en mettrai ma main à couper.
— Euh, Léo, il va vraiment euh, faire ce qu’il a dit ?
— Aucune idée, Antoine. Tu devrais arrêter de le chercher. Un jour, ça va
aller trop loin.
— Tu crois ?
— Humm… Je n’en sais rien… C’est un gamin par bien des côtés et un
grand adolescent. Alors, tout est possible, surtout avec un cerveau comme le sien
et cette insolence qu’il a développée.
— Je vais arrêter, je ne voudrais pas qu’il ait des ennuis à cause de moi.
— Tu sais, il suffirait de se voir tous les trois en dehors du boulot pour que
vous puissiez pousser vos joutes verbales jusqu’où vous voulez.
— C’est une super bonne idée ! Tu crois qu’il serait d’accord ?
— Je ne sais pas… Il est assez retranché dans son monde et il voit peu de
personnes à l’extérieur, mais il t’apprécie et je pense qu’il te fait confiance… Ça
devrait être possible, si ce n’est pas trop souvent.
— Tu t’es dégoté un cas et un mec pas facile, Léo.
— C’est vrai, il est compliqué, mais il me plaît ainsi.
— Je reste étonné que tu l’aies remarqué… avec son look improbable, son
allure, son physique.
— Je ne vais pas te reprocher de suggérer que je suis superficiel, car tu as
parfaitement raison… Ce sont ses yeux… Ils m’ont envouté.
— Oh ! C’est très romantique, ça !
Il se marre, le bougre ! Il n’a pas oublié notre conversation dans la voiture,
la première qu’on a eue ensemble sur Geeky. Ouais, il se fout de ma gueule !
— C’est bien possible… Bon, je vais aller voir ce qu’il fout.
— Oh oh ! Des saloperies à venir ?
— Tu es vraiment un sale con emmerdeur ! Nan, pas de saloperies ! Je suis
sûr qu’il est planqué dans un coin, juste pour que tu te prennes à la tête à te poser
des questions.
— Ce serait tout lui, ça.
Je fais trois pas vers la sortie et tourne la tête vers Antoine, un sourire
pervers sur les lèvres.
— Pierre a raison, tu dois cacher des fantasmes gays dans un coin de ton
cerveau, Antoine. Tu devrais y réfléchir sérieusement.
Je le plante là, les sourcils en point d’exclamation et la bouche béante
comme celle d’un poisson rouge. Je retiens un fou rire et pars à la recherche de
mon petit génie. Je le retrouve devant la machine à café, un gobelet de chocolat
chaud dans une main et un Mars dans l’autre.
— Très équilibré comme petit déjeuner !
— Hum… Besoin de sucre et de chocolat.
— Fatigué ?
— Un peu.
— Combien d’heures de sommeil ?
— Pas beaucoup.
— Ça se voit, Pierre. Tu as une toute petite mine. Tu as encore joué avec
3.14 jusqu’à pas d’heure ?
— Ouais.
— Pascaline va bien ?
— Elle s’est remise et elle va faire un effort. Je l’aime beaucoup tu sais,
mais je ne veux toujours pas qu’elle interfère entre toi et moi.
— Ce qui me convient, Geeky. Je n’aurais pas supporté.
J’ai d’autres questions, mais ce n’est pas trop le bon moment, ni le bon
endroit. Sauf que pour une fois, tant pis : cinq minutes de plus à traînailler ne me
tueront pas. Nous sommes seuls, je peux profiter un peu de sa présence.
— Et avec le patron ?
— GC s’est montré bienveillant. Je ne crois pas qu’il me comprend, mais il
a accepté l’idée que je suis parfois… hors de contrôle, pour moi-même et pour
les autres. Il m’a juste demandé de toujours prévenir quand j’étais absent et que
je traversais une mauvaise passe. Je lui ai dit que dans ces cas-là, je pouvais
aussi travailler de chez moi… ce qui a soulevé certaines questions.
— Lesquelles ?
— Je ne suis pas censé avoir accès à vos données.
— Tu y as accès ?!
— Euh, ouais.
— Tu abuses, Pierre ! C’est illégal !
— C’est ce qu’il m’a dit, mais il a laissé tomber. Il préfère faire comme s’il
ne savait pas, tant que je vous aide.
— Vu comme ça.
— Bon, on devrait se mettre au travail.
— C’est juste. Tu vas pousser jusqu’où avec Antoine ?
— Aussi loin qu’il le voudra.
— Tu es une sacrée tête de mule !
Côte à côte, nous regagnons le bureau en silence. Il croque avec appétit dans
sa barre chocolatée. C’est un bec sucré, à ce qu’il semble.
— Léo ?
— Oui ?
— Tu veux venir chez moi ce soir ?
— Tu as prévu un dîner sympa ?
— Les p’tits plats de ma mère.
— Comment résister ? Ouais, je veux bien passer la soirée avec toi. J’en ai
très envie.
— Moi aussi.
— Ça fait plaisir à entendre. Je viendrai après être passé chez moi. Tu veux
bien que je reste dormir avec toi ?
— Évidemment ! Mes bleus aux fesses te réclament !
Là, j’éclate de rire. J’aime ce mec là, et les autres aussi : Pierre, Pi et Geeky.
Ouais, les trois !
Chapitre 17
Pierre, dit Pi

Que c’est dur de maintenir ma tête et de ne pas la laisser retomber comme


une masse sur mon clavier. Seule l’idée de me retrouver avec la marque des
touches incrustées sur mon visage me permet de résister. J’ai traversé la dure
période de l’acné une fois, un peu comme une rougeole qui aurait duré des mois,
des années. Merci bien, j’ai donné, et je n’ai pas vraiment besoin de me
défigurer.
Quelle poisse ! Couché à cinq, levé à sept, j’ai un peu abusé, encore une
fois. Pascaline est partie relativement tôt, mais j’avais le cerveau trop
bouillonnant pour me tenir tranquille. Ma découverte sur le net m’a bouleversé.
Je suis sûr que je suis tombé sur la piste d’un pédophile et je n’ai aucune
intention de la lâcher. Léo ou pas Léo ! Il m’a un peu déçu sur ce coup-là, même
si je comprends que ce n’est pas son boulot et qu’il ne faut pas mélanger les
genres. Comprendre est un bien grand mot. S’il ne veut rien faire, je m’y collerai
et puis c’est tout. Ah non, alors ! Il est hors de question que je sache un truc
pareil et que je reste bien sagement derrière mes ordis. Je ne suis pas une
référence quand il s’agit de courage ou d’action, je préfère les entraîner devant
mes écrans et quelques jeux vidéo, même si ce n’est pas ma passion première.
De temps en temps, c’est tout de même sympa.
En attendant, j’ai passé la nuit à creuser cette piste et à chercher une idée
pour ferrer ce mec et l’attirer. Il faut que je trouve un moyen de l’arrêter. La
meilleure idée qui m’est venue a été de prendre contact avec lui. Il semble agir
de manière simple. Il appâte via les réseaux sociaux, crée une relation à travers
de longs échanges en discussions privées, puis il provoque une rencontre. Après,
je ne veux pas l’imaginer. Je suis tombé dessus par hasard et, je ne sais pas, un
truc m’a mis mal à l’aise. Des messages ambigus, sur un ton particulier, comme
une imitation d’un langage ado, jeune ado. J’ai fouillé et piraté son compte
Facebook. Je suis entré dans le secret de ses pages et de ses photos, celles qu’il
ne partage qu’avec des connards pervers de son espèce. J’en suis malade. Que
des petites bouilles d’enfants ou de préados, à vous filer la nausée et à vous
conduire directement aux chiottes. Je ne me suis pas attardé là-dessus. Puis, je
suis tombé sur d’autres, plus explicites encore, des visages terribles tant les
regards étaient marqués. J’ai vraiment failli vomir. Après ça, j’ai laissé tomber
cette partie du programme et je me suis créé un compte Facebook bidon, avec un
pseudo un peu naïf : mon surnom, Pi. Avec ma gueule de petit mec torturé et
solitaire, tel que je l’étais à onze ans, ce n’était pas difficile de me montrer
fragile. Il m’a suffi de photographier une photo de moi à cette époque et le tour
était joué. Quelques passe-passe peu ardus pour créer un passé à mon compte,
une dizaine de blagues ridicules et des aveux de tortures quotidiennes tirées de
mes jeunes années, et je devenais crédible. J’ai hésité un moment à me jeter dans
la bataille, car je n’ai pas encore réussi à le situer géographiquement. Tout cela
est peut-être vain, mais si, au bout du compte, je ne peux rien faire de plus par
moi-même, j’aurais de nombreux éléments à fournir aux mœurs. J’ai fini par
liker deux ou trois conneries sur son mur et j’ai laissé décanter.
Il était assez tard lorsque je me suis déconnecté et je n’ai pas réussi à dormir.
3.14 m’a tenu compagnie. Je suis hyper stressé par cette histoire. Décidemment,
je les cumule.
Pour ce soir, je vais me tenir tranquille et profiter de Léo. Avec lui, je
devrais réussir à me déconnecter de tout et passer une bonne soirée, si je ne
m’endors pas la tête dans mon assiette.

Le tambourinement sur ma porte d’entrée est le même qu’à chaque fois. Léo
n’a pas l’intention de faire autrement. Il doit aimer que je sache à tous les coups
que c’est lui. Je lui crie un « Entre » dynamique. Je ne me sens plus obligé
d’aller vérifier qui c’est.
J’ai dormi deux heures et je me suis douché. Je me sens presque en pleine
forme.
À sa seule vue, mon cœur s’emballe et une crispation naît dans mon ventre.
Il me fait vraiment un sacré effet ! Il ne me semblait pas nécessaire de
l’accueillir, je me suis trompé. Avec un sourire gourmand sur les lèvres, je
m’approche de lui.
Je me dresse sur la pointe des pieds — quelle idée d’être aussi grand, tout de
même ! – et ne réussis qu’à lui effleurer la bouche. Heureusement, il a l’air
diablement intéressé et me fait la faveur de se pencher vers moi. Je n’en
demandais pas plus pour lui sauter dessus et le réclamer avec plaisir. C’est un
emballement. Nos langues se ruent l’une vers l’autre, s’enroulent et se bavent
dessus. Ça ne paraît pas très ragoûtant, mais je peux affirmer l’inverse : c’est
super bon !
— Eh bien ! Tu as récupéré ta forme, mon petit Geeky.
— Humm… J’ai tout fait pour et je suis tout à toi.
— Tu es juste parfait !
— Sûrement pas, mais je suis capable de faire ce qu’il faut quand je suis
intéressé.
— Donc, je t’intéresse ?
— Pas qu’un peu !
Tu m’étonnes qu’il m’intéresse, lui et son grand corps bardé de muscles à
m’en donner le tournis. Un corps dont il sait très bien se servir et, notamment,
avec le mien. J’ai découvert très rapidement le tatouage qu’il arbore sur sa
hanche droite, il est plutôt difficile à rater. Un marquage tribal et imposant, dans
un entrelacs de courbes et de lignes. J’aime assez. Ce qui serait complètement
ridicule sur moi est très sexy sur lui. Il accentue sa masculinité. Je me surprends
à le parcourir des doigts à chaque fois que j’y ai accès. J’ai cherché s’il y en
avait d’autres et je n’en ai pas trouvés. Tant mieux. Un, je trouve ça bien, plus ça
aurait été trop.
Je me lancerais bien dès maintenant dans une rencontre très physique avec
lui, mais il doit avoir besoin de se poser et de manger. Un tel homme a besoin
d’être nourri pour de vrai, pas comme la crevette que je suis.
— Tu as faim ? Tu veux boire quelque chose ?
— Eh bien ! Tu as appris les civilités, on dirait.
— Fous-toi de ma gueule ! Tu sais qu’il y a toujours un retour de manivelle
avec moi ?
— J’aime bien cette idée de manivelle.
Il devient aussi con que moi, un expert en blagues à deux balles et à double
sens. Si ça continue, nos rencontres ne vont pas être tristes. Je n’ose pas
imaginer ce que ça pourrait montrer de nous devant des tiers. Mieux vaut ne pas
y penser. Les seuls que je pourrais lui présenter sont ma mère et ma grand-mère,
et là, je bugge.
— Jusque-là, c’est ta manivelle qui se montre très active !
Oh merde ! Elle est sortie toute seule, celle-là ! Poisse ! Poisse ! Poisse !
Attaque trop directe, comme une demande. Je vire au cramoisi. Je le sens, je le
sais, mes joues me brûlent, les traîtresses. Dire un truc pareil à un mec comme
Léo ! Non, mais quel gros con ! Il va me donner une fin de non-recevoir. Je m’en
fous, je n’ai pas de désir particulier par rapport à ça, je peux me passer
facilement de ce côté de « la chose », mais me faire remettre à ma place, c’est
d'un tout autre ordre. Notre vie sexuelle se passe très bien, je n’ai rien à y redire
et pas de frustration. Si elle continue ainsi, ça me va. Par contre, tel que je me
connais, s’il m’envoie balader, mon cerveau va faire des siennes et se montrer
récalcitrant. Une telle réaction pourrait faire naître une envie qui n’existe pas,
pas vraiment, pas de façon nécessiteuse. Elle pourrait changer la donne, parce
que je suis une vraie tête de pioche, un parfait « p’tit con », dixit Léo. J’ai les
nerfs à vif, pour le coup.
— Oh, oh ! C’est une demande, Geeky ?
— Euh… non, non, pas vraiment. Une répartie comme une autre qui m’a…
échappé.
— Une demande de ton subconscient, alors ?
— Je n’ai pas accès à mon subconscient.
Je me détends un peu. Il ne s’est pas braqué, a un sourire coquin aux coins
des lèvres et un regard pailleté de rire. Léo m’étonne encore, et c’est au bon
moment, à un excellent moment, un de ceux où ma connerie s’est logée à la
première place.
Son bras qui entoure ma taille se resserre autour de moi et me rapproche de
lui. Sa bouche dépose un baiser papillon sur ma tempe et ses doigts partent en
balade dans mes boucles.
— Déstresse, Geeky. Il n’y a pas péril en la demeure.
— Euh… non… Tu es sûr que la demeure que tu es va tenir le coup face à
l’image suggérée ?
— Je ne suis pas une chose fragile, petit génie, et j’en ai vu d’autres.
— Lesquelles ? Raconte !
— Tu es bien curieux, dis-moi !
— Ouais, assez.
C’est vrai, quoi ! Il n’y a pas beaucoup de surprises dans ma vie et je n’ai
pas une existence aventureuse, pas plus dans le sexe que dans le reste. Alors, si
Léo a quelques histoires salaces à me raconter, je suis preneur.
— J’ai pas mal profité et je me suis pas mal amusé.
— Mais encore ?
Son rire fait trembler son corps contre le mien. J’adore ça, cette spontanéité
dans la joie dont je ne l’aurais jamais cru sujet. C’est peut-être moi qui fais naître
cet abandon, ce qui est encore mieux.
— Je te raconterai un jour, si tu veux… un peu.
— Pourquoi pas maintenant ?
— Parce que tu m’as proposé quelque chose à boire et que j’ai soif. J’ai
faim aussi et nous avons une question en suspens.
— Ah, celle-là !
— Ouais, celle-là !
— Une bière, ça te va ?
— Tu m’en as acheté ?
— Ouais.
— Adorable, tu es adorable.
— À mes heures perdues.
Là, c’est à une claque derrière la tête que j’ai droit, une toute petite. Léo n’a
jamais de gestes brusques envers moi et il fait preuve d’une vraie délicatesse. Il
faut dire qu’entre ses bras, je suis cassable. Heureusement qu’il se montre doux.
La cuisine nous accueille et j’ai tout préparé. Il me suffit d’appuyer sur la
touche « marche » du micro-onde et de mettre les pieds sous la table, après lui
avoir sorti une bière et m’être pris un Coca.
— Alors, tu as envie de tenter de nouvelles expériences avec moi ?
— Euh non, pas vraiment.
— C’était vraiment une répartie à l’emporte-pièce ?
— Oui.
Ce sujet me met au combien mal à l’aise. Dans l’action, je perds ma
timidité, mais dans la lumière crue de ma petite cuisine, c’est une autre paire de
manches. Sans le rire et l’ironie, je ne suis pas un être bien dans ses baskets dans
ce genre de conversations.
— Ce ne serait pas un problème, si c’était le cas.
— Ah bon ?
J’ai coassé ma réponse, je suis presque sans voix. Il est… autoreverse ? Sans
déconner ? Sérieux ? Je suis scotché !
— Tu as l’air abasourdi.
— Ben, oui. Tu… joues dans les deux… cours ?
— Jolie image… Je ne vois pas ce qu’il y a d’incroyable. J’aime le sexe, des
deux côtés.
— Tu es si… masculin.
— Je ne vois pas le rapport. Je connais des homos de constitution plus fine
que la mienne qui n’accepteront jamais d’être le passif et d’autres qui ont ma
stature et qui préfère l’être. Il n’y a pas de stéréotype. Ce sont des conneries.
— D’accord, mais…
— Oui ?
— Non, rien.
— Ne me dis pas que je t’ai cloué le bec ?
— Si.
Oh, merde ! Il a l’air trop content de lui. S’est-il donné pour mission de
réussir à me rabaisser le caquet au moins une fois de temps en temps ? Ce n’est
pas bien compliqué, Monsieur Lion. Il suffit pour cela de mettre certains sujets
très sérieusement sur le tapis et d’être un de mes proches, un de ceux qui ont
accès à mon appartement, à mon cerveau et, surtout, à mon cœur. Tout pile ce
qu’il possède de moi : l’appart, le cerveau, le cœur, et mon corps, aussi.
— Tu n’es que passif, Geeky ?
— Non.
— Bien.
— Bien ?
— Oui, bien ! Ça pimentera nos ébats et ça leur donnera plus de possibilités.
— Euh… peut-être.
— Où est le problème, Geeky ?
Il n’y a rien à faire. Je n’arrive pas à faire coïncider le Léo que j’ai face à
moi, celui qui me fait l’amour, avec l’image d’un Léo qui me laisserait faire ce
que je veux. Non, ce n’est pas ça… Je n’arrive pas à m’imaginer, moi, en train
de posséder le corps de Léo, pas de cette façon. Dans le scénario, j’ai juste l’air
ridicule, totalement risible.
Si Léo mange de bon appétit – rien ne semble mettre en péril cet aspect de la
nécessité quotidienne – je ne fais que jouer avec ma nourriture. Il me faut si peu
pour m’empêcher de me nourrir. En même temps, il n’a pas lâché l’affaire et,
puisque je n’ai pas répondu, il reprend la discussion à son compte.
— Le sujet a été abordé trop tôt pour toi. Laissons-le de côté, y’a pas
urgence. Nous avons de la marge avant d’en arriver à un sentiment de lassitude.
Quand t’en auras envie, il te suffira de me le dire.
— Je ne veux pas avoir l’air d’un abruti fini ou de refuser d’en parler. C’est
juste que je n’arrive pas à m’imaginer dans cette… situation.
— Pourquoi ? Parce que je suis un grand type musclé, et toi, un p’tit mec au
physique délicat ?
— Y’a un peu de ça… beaucoup de ça.
— Je suis assez souple et tu es assez malléable.
Je baye aux corneilles. Il va me tuer ce soir. Les images défilent et elles
auraient tendance, à mon grand étonnement, à trouver une place dans mon
cerveau de scientifique. Hum, ça pourrait se faire, un jour… S’il était nu devant
moi, je pourrais peut-être faire marcher un peu mieux mon imaginaire. Si je
pense à son joli tatouage sur la hanche et à ses belles fesses terriblement
musclées et fermes… Si j’oublie à quoi je ressemble et que je ne pense qu’à lui,
rien qu’à lui… Oh putain ! Mon jean, pourtant large, commence à me gêner dans
les entournures. Je ne peux que rougir et me mettre à gigoter sur ma chaise.
— Oh, oh ! Aurais-tu des idées salaces dans le crâne ? Est-ce que j’ai réussi
à semer dans ta tête des pensées interdites aux moins de dix-huit ans ?
Que répondre à part la vérité ?!
— Oui.
— Formidable ! Dépêche-toi de manger, les heures à venir vont se passer
dans ton lit.
—…
— Merde, alors ! J’adore te clouer le bec ! Magne-toi, Geeky, mais je te
préviens, ce soir, c’est moi qui te dévore. Tu es à croquer avec tes rougeurs sur
les joues et ton petit air timide.
Un sourire ravi naît sur mes lèvres, il atteint mes yeux et les font luire, j’en
suis sûr. Je retire mes lunettes et plonge mon regard dans le sien. J’ai compris
que leur couleur et leurs expressions le subjuguaient. Sa réponse à la même
intensité.
Je me lève, laisse mon assiette en plan, et lui tends la main. Il n’y aura pas
de 3.14 ce soir. J’ai un Lion dans mon lit et, s’il veut me dévorer, je suis plus que
partant. Je vais, moi aussi, le déguster. Il n’est pas nécessaire d’inverser les rôles
pour ça. Oh, non ! Pas utile du tout !
Chapitre 18
Léonard, dit Léo

La semaine a été longue, interminable. Des journées à rallonge, des nuits à


se les geler pour pas grand-chose, et très peu de contacts avec Geeky pour
m’aider à me relâcher. La bonne nouvelle est que toutes ces heures n’ont pas été
totalement vaines. Nous sommes loin du compte, même s’il y a eu un peu de
mouvement du côté d’une des planques. Rien d’extraordinaire, mais nous allons
demander à Pierre de se concentrer là-dessus. Avec un peu de chance, on
aboutira à quelque chose.
J’ai mon week-end, auquel s’ajoute le lundi et le mardi, mais ce n’est
malheureusement pas pour les passer avec mon Geeky. Je ne rends pas très
souvent visite à ma famille, car elle réside à plus de neuf cents kilomètres de
Paris. J’aime retourner dans ma ville natale, de temps en temps, retrouver la
Province et sa mouvance plus calme. Avec les fêtes de fin d’année, c’est un peu
plus dynamique, sans que cela n’ait grand-chose à voir avec la Capitale. Le
centre-ville n’est pas plus grand que la rue principale de mon quartier et je
connais tout le monde. Les décorations de Noël restent simples et c’est en cela
qu’elles sont jolies. Les enfants ont encore droit à la retraite aux flambeaux et le
feu d’artifice a lieu sur le stade de foot. Mes parents se font une joie de réunir
autour d’eux leurs trois enfants et leurs quatre petits-enfants. J’ai un frère aîné et
une sœur cadette, chacun a deux enfants, deux garçons pour l’un, un garçon et
une fille pour l’autre. Leurs âges s’échelonnent entre deux et dix ans. Je ne les
vois pas beaucoup, ce qui ne nous empêche pas d’être proches et de bien nous
entendre. J’ai une famille classique, avec des existences qui le sont tout autant.
Mon homosexualité, que j’ai révélée à seize ans, ne les a pas trop bouleversés.
Depuis, ils s’y sont fait. Mon métier leur pose bien plus de problèmes. L’un dans
l’autre, il leur est plus important de me savoir vivant, plutôt que de se préoccuper
de ma vie sexuelle ou des cancans malveillants qui ont pu courir sur mon dos.
Difficile d’être gay dans une petite ville de campagne. À partir du moment où les
miens m’ont accepté tel que j’étais, sans cri ni récrimination, les autres
pouvaient bien aller se faire foutre. Leur attitude m’a permis de me sentir bien
dans mes pompes. Pour le reste, c’est sans intérêt. Je mène une vie qui me
convient et mes retours m’offrent toujours un accueil chaleureux.
Pendant ces quatre jours, je profite de chacun d’eux et me laisse dorloter par
ma mère. Je m’amuse toujours de la voir aux petits soins pour moi. Je fais une
tête de plus qu’elle et, quand je la prends dans mes bras, elle a l’air d’une petite
fille. C’est une femme d’un mètre soixante, un peu ronde et pleine d’énergie. Je
tiens d’elle mes yeux. Pour le reste, j’ai tout à voir avec mon père. J’ai une
même constitution, à quelques centimètres près que j’ai gagnés sur lui. Ce
dernier est un homme courageux qui a exercé toute sa vie le dur métier de
routier. Souvent en déplacement, quand il revenait à la maison, il consacrait
toutes ses heures à sa famille. Nous n’avons jamais manqué de rien, que ce soit
d’affection ou de sécurité matérielle.
Il m’a suffi de franchir la porte et de sentir la bonne odeur de cuisine,
d’entendre le rire de ma mère et de recevoir la tape d’ours de mon père dans le
dos, pour me faire oublier le manque que j’avais de Geeky. Il est resté dans un
coin de ma tête et je me suis senti un peu seul la nuit dans mon lit, ce qui n’était
pas insurmontable. La joie de mes neveux et de ma nièce, leur gaieté débordante
et le bruit quasi permanent qui les entoure dès qu’ils sont à proximité ont fait le
reste. J’ai passé quatre jours particulièrement relaxants dans la simplicité du
quotidien de ma famille lambda. C’est une richesse particulière, une de celles qui
me ferait presque regretter d’être homo. On ne peut pas grand-chose contre ce
que l’on est et je n’ai jamais eu le choix : les femmes ne m’ont jamais attiré.
Ces moments ont réveillé certaines envies, sur lesquelles je ne me suis
jamais attardé ou posé questions. Ma vie amoureuse n’est pas ce que
j’appellerais celle d’un moine, loin de là : je me suis rarement morfondu dans la
solitude. Je n’ai pas non plus eu l’occasion de rencontrer quelqu’un qui aurait pu
me donner envie de plus ou de poser mes valises. Avant Geeky, des tous
mignons et attachants, je n’en ai pas rencontrés. Pas plus de ceux qui aiment
rester à la maison pour des soirées tranquilles, de longues discussions ou le
partage des tâches. La base de mes relations a toujours été le sexe et le plaisir
qu’il procure. Mon petit Geeky n’est pas de ceux-là et il ne le sera jamais. Avec
lui, c’est tout ou rien. Un mec dans son lit, c’est un mec dans sa vie. Un homme
qui rentre dans son appartement, c’est un homme qui a accès à son intimité, à ses
secrets et ses peurs, et en qui il a confiance. On ne joue pas avec un type comme
lui, sauf si on est un connard fini, ce que je ne suis pas. L’essentiel réside dans ce
que je ressens pour lui et dans les sentiments déjà bien implantés dans mon cœur.
Il a su caresser dans le sens du poil le gros nounours que je suis. Je ne suis pas
qu’un lion, quoi qu’il en pense. Le petit cube de guimauve rose a fait fondre le
GBT qu’il voit en moi. Il ne faudrait pas grand-chose pour que je lui mange dans
la main. Quelques déclarations, des mots qu’il aura bien du mal à me sortir et
quelques nuits d’amour douces ou débridées. Les deux et je suis un homme
enchaîné à un bout de chou d’à peine soixante kilos tout mouillé. L’ours en
peluche que je suis en est très content, même s’il ne l’avouera à personne, si ce
n’est, s’il sait s’y prendre, au seul concerné.
Je suis sur la route, assez content de rentrer chez moi. Les fêtes de famille,
c’est super, mais Bon Dieu, que c’est fatiguant ! Malgré mes footings de début
de matinée, j’ai dû prendre deux kilos ! Il fait beau, un de ces temps secs d’hiver,
avec un ciel bleu clair qui illumine la journée. Je serai sur Paris en fin d’après-
midi et l’appartement de Geeky m’attire plus que le mien. Nous nous sommes
échangés un certain nombre de SMS et je n’ai pas eu besoin de lui demander s’il
serait chez lui. Il y a quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances sur cent pour
que ce soit le cas. Une surprise me paraît de bon augure. Il me reste des fringues
propres dans ma valise et j’aime autant sa salle de bains que la mienne, même
plus : il se passe des choses intéressantes dans la sienne.
Je le retrouve exactement à l’endroit où je savais qu’il serait, entre ses
quatre murs, les fesses posées sur la chaise devant son ordi, une bouteille de
Coca et un verre à proximité. Il est toujours aussi pâle, le regard un peu hagard et
flou, entre le monde réel que je représente et un ailleurs que 3.14 lui offre. Je le
détaille de la tête aux pieds. Il porte un pantalon en velours à fines côtes et un
pull de mamie que je ne connais pas. Avant même de lui voler un baiser, ce dont
j’ai terriblement envie, je hausse les sourcils devant le dessin tricoté main.
— Un lionceau ? Celui de Disney ?!
Ses joues se teintent de rose et un sourire attendri fleurit sur mes lèvres. Ce
n’est pas une déclaration avec des mots, encore moins un étalage de sentiments,
de ceux qu’il garde coincés quelque part, entre son cœur et son cerveau, mais
c’est tout comme.
— Le cadeau de Noël de Mamie.
— Très joli… C’est toi qui le lui a réclamé ?
— Euh… C'est-à-dire que je n’imaginais pas ça lorsque je lui ai suggéré un
lion.
C’est plus fort que moi, j’éclate de rire et le prends dans mes bras. Il me
rend plus tendre qu’un moelleux au chocolat. Mon cœur se serre devant les
émotions qu’il suscite en moi et cet attendrissement si virulent, capable de se
transformer si rapidement en passion dévorante. Ce n’est pas son allure ou son
physique qui m’allume, mais son regard et sa douceur. C’est aussi sa peau
blanche et fine, sa fragilité faite de force, sa capacité à résister et à rester lui-
même. Je le suis tout autant devant sa bouille de jeune homme teintée
d’innocence et la sincérité sans fard que me révèle son visage. Ce qu’il soulève
en moi est un étonnement sans pareil. Il est tellement à des années lumières des
hommes qui ont jalonné mon chemin. Geeky est véritablement une énigme, par
ce qu’il est et par ce qu’il fait bouillir dans mes tripes.
— Je l’adore !
— Oh ! Vraiment ?
— Oui… C’est parce que tu m’as comparé à un lion ?
— Euh, oui.
— C’est pour ça que je l’adore.
— Je voyais plus un lion rugissant.
Je me penche à son oreille et la lui mordille, avant de lui susurrer des mots
provocants.
— C’est quand je suis en toi que je rugis, sinon je ronronne.
Son souffle se coupe l’espace d’une seconde, puis vient me caresser le cou.
Je me recule pour l’admirer. Il est rouge coquelicot, comme je l’avais imaginé. Il
est si peu à l’aise avec les conversations de ce type, lui qui peut se montrer si
corrosif, avec des réparties qui sortent plus vite que celles d’un cerveau normal.
— Tu as passé un bon Noël ?
— Comme d’habitude, avec maman et mamie.
— Vous le faites toujours que tous les trois ?
— Oui. Et toi, c’était bien ?
— Super, avec plus de monde.
— Combien ?
— Mes parents, mon frère et ma sœur, leurs conjoints et les quatre enfants.
Mes grands-parents maternels, ma grand-mère paternelle et quelques oncles et
tantes.
— Tout ça ?!
— Eh oui !
— Ça doit être… bruyant.
— Oh oui, ça l’est !
— Tu aimes être entouré de tant de gens ?
— Ça ne me dérange pas.
Il est dépassé et est en train d’essayer de se visualiser dans cette assemblée.
Il est au bord de la panique. Je commence seulement à mesurer à quel point cela
doit être difficile d’être une personne comme lui, essentiellement à l’aise entre
ses murs et avec des personnes qu’il connaît bien. C’est presque un handicap.
Jusque-là, il se complaisait dans cette vie qui était la sienne. Avoir un travail,
sortir tous les jours et avoir un petit ami comme moi le met face à ses limites. Je
ne souhaite pas qu’il change, ni même qu’il repousse ses frontières. Pourtant, si
notre histoire avait la chance de fonctionner, j’aurais envie de le présenter à ma
famille. En attendant, rien ne nous presse et il n’y a aucune obligation, le cas
échéant, qu’il les rencontre tous d’un coup.
— Tout doux, Geeky. Personne ne te demande de te propulser dans une
assemblée envahissante.
— Je sais, mais tu dois… t’ennuyer avec moi.
— Certainement pas ! Si j’ai envie ou besoin de voir du monde, je peux le
faire facilement. Je ne suis pas du genre à vouloir que mon mec me suive partout
comme un petit chien. Être ensemble n’a jamais signifié devenir des clones ou
des siamois.
— Oui, mais je ne sors pas du tout et… je n’en ai pas envie.
— Je m’en fiche, Geeky. Tu me plais comme tu es. Un jour, si ça marche
entre nous, j’aurais envie de te présenter à ma famille, mais on le fera quand tu te
sentiras prêt et pas tout le monde en même temps.
— C’est flippant ! Ils vont me détester… Je n’ai rien d’un gendre idéal, je
n’ai même pas un physique attirant.
— Dis pas de conneries ! Tu es mignon et tu es intéressant. Si ma famille
s’arrête à des à priori ou au premier regard, ce sera tant pis pour eux, comme
pour tous ceux qui n’ont pas voulu te voir. Et puis, rien ne t’empêche de suivre
mes conseils quand ce jour arrivera.
— Lesquels ?
— Si tu t’inquiètes de ton apparence, on ira faire les boutiques ensemble et
je t’aiderai à trouver des fringues qui te mettent en valeur.
— J’aime bien les miennes. Je sais qu’elles ne sont pas terribles et qu’on se
moque de moi, mais… c’est moi.
— Je sais, Geeky. Perso, je m’en tape. Ma proposition ne tient que si tu en
as envie.
— Je… je verrai.
Le moment me semble particulièrement bien choisi pour lui offrir mon
cadeau de Noël ou, à l’inverse, extrêmement risqué. Il part d’un bon sentiment,
tout en étant purement égoïste. Après cette conversation, je ne sais plus trop si je
dois le lui offrir ou non. Cruel dilemme.
— J’ai un cadeau pour toi…
— Tu as un cadeau pour moi ?
— Pas très poli de couper la parole, Geeky.
— N’importe quoi ! Tu n’es pas Obama non plus !
— Ah ! Parce qu’il te faut le président des États-Unis pour te montrer poli ?!
— Au moins, oui ! Alors, ce cadeau ?
— Tu es vraiment… Laisse-tomber !... Je ne veux pas que tu le prennes mal,
d’accord ?
— Euh… Ce n’est pas un truc bien ?
— Si, je pense que si, mais tu n’as aucune obligation. On est d’accord là-
dessus ?
— … Oui.
Son regard s’est voilé, le doute et la suspicion ont raidi son corps que je
tiens toujours contre le mien. Dieu ! Qu’il peut se montrer fragile et vulnérable
par moment. C’est presque angoissant cette facilité à pouvoir lui faire du mal,
même involontairement.
Plus que tout, je veux le rassurer et qu’il se sente en confiance avec moi. Il
m’arrivera de le blesser, forcément, mais ce ne sera jamais intentionnellement,
sinon cela voudra dire que c’est la fin de notre histoire. Je saisis son visage entre
mes paumes et lui donne un long baiser, celui que je désirais lui offrir une fois
que je l’aurais en face de moi, après ces jours passés sans le voir. C’est mon
baiser de retrouvailles, de ceux que se font les amants qui se sont manqués.
— Je veux te faire plaisir, Pierre, mais je ne suis plus très sûr d’avoir fait le
bon choix. Je crois que j’ai plus pensé à moi et à ce que j’adore chez toi.
— Donne-le-moi, s’il te plaît. Quoi que ce soit, je sais que tu veux me faire
plaisir.
Je fouille dans ma poche et lui tends une petite enveloppe rouge de Noël. Sa
curiosité est aiguisée, c’est vrai qu’elle ne paie pas de mine. Il l’ouvre, les doigts
un peu tremblants. Je crois que c’est parce que c’est le premier cadeau que je lui
fais. Elle est presque ouverte et il est sur le point de sortir ce qui se trouve à
l’intérieur lorsqu’il relève la tête, me fait un sourire timide et se dresse sur la
pointe des pieds pour me faire un bisou sur les lèvres.
— Merci, Léo.
Je souris, c’est tout lui, ça. Me remercier pour l’intention, pour le geste, sans
savoir ce qui se trouve à l’intérieur, me montrant avec honnêteté, sans même y
réfléchir, que cela ne compte pas. Ce qui a de l’importance à ses yeux, c’est que
j’ai pensé à lui. Il est ainsi mon Geeky, innocent et sincère, à peine contaminé
par le monde au dehors et les brimades que ce dernier lui a fait subir. Ses
références, ce sont sa mère et sa grand-mère, l’amour qu’elles lui portent et celui
qu’il a à leur encontre. Malgré la vie étriquée qu’il mène et son peu
d’expérience, il est une leçon, celle d’une droiture et d’une loyauté sans faille. Il
n’a pas que des qualités, mais celles qu’il possède ont beaucoup de valeur.
— Un bon d’achat chez un opticien ?!
— J’aime tes yeux, plus que tu ne le comprendras jamais et ça me frustre de
les voir que lorsque tu retires tes carreaux teintés, ce que tu fais rarement.
— Tu veux que je change ma paire de lunettes ?
— Non, je ne veux pas que tu changes tes lunettes, mais j’aimerais bien que
tu le fasses ou que tu portes des lentilles, même si ce n’est que pour les mettre de
temps en temps, quand on est que tous les deux.
— Oh ! Juste pour toi et moi.
— C’est un peu l’idée. Je ne te forcerai pas, Geeky, c’est juste une
suggestion. Je sais que tes verres te protègent.
— Tu as compris ça ?
— Oui.
Il me fixe avec une intensité incroyable. Même ses fameuses lunettes ne
peuvent la cacher. Toute son intelligence brille dans son regard et se reflète dans
le bleu vert de ses yeux. Je ne vois plus qu’eux et, comme à chaque fois, mon
cœur part en balade et mon corps se tend, pour lui, pour cet éclat, pour cette
puissance dont il n’a même pas conscience. Quand il me considère ainsi, il
devient maître de cet organe qui bat dans ma poitrine. Plus rien d’autre n’existe
que ce que j’y lis, que ce qu’il m’offre, que ce que j’y contemple : sa singularité
et sa richesse, ses sentiments aussi limpides que l’eau pure d’une rivière. Je me
noie, le souffle court et les paumes moites, ma vie entre ses mains si fines.
Chapitre 19
Pierre, dit Pi

J’observe ce bout de papier, ce bon d’achat dans son enveloppe rouge, et je


ne sais pas quoi penser. C’est la confusion dans ma petite tête d’informaticien
décalé. Je sais qu’il n’aime pas mes lunettes, cette armure qui me cache au
monde, et qu’il adore mes yeux. Mes yeux que je dissimule. Bien sûr, mes
carreaux ont pour principale utilité de me permettre de voir clair et de me
protéger des écrans devant lesquels je passe tant d’heures. En changer ? Même
Pascaline n’a pas réussi cet exploit !
Je relève la tête et tombe sur son regard brun foncé, profond, velouté et
expressif. Sur ce regard coloré de tendresse et… d’autre chose. Un truc qui
m’envoie sur orbite, là où E.T Pi pourrait bien trouver sa maison, celle qui n’a
rien à voir avec mes quatre murs, ma famille et la sécurité que je connais.
Léo a dit vrai, il ne veut pas me changer, juste que je lui offre mes yeux,
cette porte ouverte sur mon royaume et sur mon âme. Il demande beaucoup. Ce
qu’il réclame, c’est cette part de moi où mon cœur se lit sans barrière, où mes
émotions se révèlent sans tricherie, où ma fragilité s’expose à tout vent. Il me
veut en entier, tout comme je le veux totalement.
Je suis sidéré et désarmé. Il a compris, tout compris. Je ne suis pas doué
pour les mots et il le sait. Il cherche ailleurs, là où ma sincérité ne peut être
voilée, dans ce miroir que sont mes yeux et mon regard. Comble du comble, à
me pâmer comme une midinette en chaleur, il ne les veut que pour lui, dans
l’intimité de nos rencontres, dans la quiétude de nos partages. Léo ne me
demande pas de m’exposer au monde extérieur, mais seulement de me révéler à
lui, sans fard ni artifice. Suis-je capable de lui permettre cela ? Ce pouvoir sur
mes sentiments, sur mes fêlures et mes forces ? Est-ce que je peux lui faire
entièrement confiance ?
Mon regard plongé dans le sien, je me sens trembler. Il est perdu dans mes
yeux, statufié. Je suis le centre sur lequel il est focalisé, comme si tout le reste
n’existait plus et que nous étions seuls au monde. C’est bouleversant. J’aimerais
trouver les mots, des mots simples et normaux, pour lui dire ce qui m’envahit à
cet instant. C’est de l’amour, un raz-de-marée comme je n’en ai jamais connu.
Ma relation avec Ryan était d’un calme tranquille, deux mecs qui se
ressemblaient et qui partageaient les mêmes intérêts, enfermés ensemble dans
des sphères similaires. Léo est tout mon opposé, improbable pour un type
comme moi. Pourtant, il est là, face à moi, mon corps protégé entre ses bras
solides, sa vie tel un livre ouvert face à la mienne, et elle n’a rien à voir avec des
chiffres ou des fonctions binaires.
— Des lentilles ? Tu veux que j’invite des étrangers dans mes yeux ?
Argh ! Il est fou, aussi ! J’en frissonne de la tête aux pieds. Des machins que
je devrais me coller dans les yeux ! Là, sur mes prunelles humides ! Le rire
s’invite à la fête, il ne peut pas résister devant ma mine outrée et mes efforts pour
relancer la Terre dans une rotation que je connais.
— Ce ne sont que deux petits bouts de plastique, ça devrait être supportable.
— Deux petits bouts de plastique ! T’en as de bonnes, toi ! C’est de moi
dont on parle, là, de ma personne… Tu vas me demander quoi après ? De me
faire marquer la peau pour un tatouage ? De me faire percer le nombril ?
Je tremble de tous mes membres. Non, pas ça !
— De me faire poser un Prince Albert ?
Au secours ! Téléphone, téléphone ! Il faut que j’appelle ma mère et ma
grand-mère à la rescousse. Je ne peux pas le laisser faire, il va me transformer en
passoire décorée.
— Geeky, arrête ton cinéma, s’il te plaît. N’en fais pas trop non plus. Tes
ruses ne marchent pas toujours avec moi et, là, elles sont mauvaises.
Oh merde ! La poisse ! Il me décrypte, me lit et détruit mes illusions de
mauvais magicien d’une simple chiquenaude. Ai-je le droit d’avoir peur ? De me
sentir effrayé ?
— Geeky, je ne te ferai jamais de mal.
Mes mots sortent tout seul, comme un reproche, comme une attaque.
— Qu’est-ce que t’en sais ? C’est facile à dire, juste des mots mis bout à
bout, mais comment peux-tu en être sûr ? Les petits rats comme moi, on les
écrabouille, on les accule pour mieux les humilier et les faire se pisser dessus.
On rit de leurs fragilités, de leur physique sans consistance, de leur tête de
binoclard, de leur intelligence… On ne nous frappe pas, oh non ! On nous fout la
tête dans les chiottes, on nous jette des petits suisses au visage, on nous recouvre
de peinture et on se moque de nous sans répit, jusqu’à la nausée, jusqu’à ne plus
être capable de sortir de chez nous sans avoir mal au ventre, de la bile au bord
des lèvres. Et c’est bien vers les chiottes qu’on finit par courir, de notre plein gré,
pour y vomir tripes et boyaux. Tu ne peux pas affirmer que tu ne me feras jamais
de mal, c’est impossible ! La vie, le monde, ce sont des jungles, des territoires
dangereux. Les autres ? Tous les autres ? De possibles tortionnaires.
Je me suis échauffé. Je suis dans les souvenirs et dans les humiliations
subies tout au long de ma vie, depuis l’âge de trois ans, dès la porte de l’école
franchie, jusqu’à mes seize ans, à la sortie du lycée, le bac en poche. J’ai les
larmes aux yeux, le cœur à l’envers et mon ventre joue au yoyo. Quelle vie de
merde ! Et tout ça, à cause d’une putain de paire de lunettes inesthétique !
Qu’est-ce qu’on en a à foutre de mes carreaux trop moches ? Qu’est qu’on en a à
foutre, bordel ?! Quand il me baise, je ne les porte plus. Pourquoi est-ce que ça
ne lui suffit pas ? Pourquoi ?
Je déraille, j’ai peur, je suis terrifié. Je pourrais mourir dans la seconde et
crier « Alléluia, gloire au Seigneur. ». Je perds la boule, c’est validé.
— Pierre, calme-toi ! Tu flippes comme un malade pour rien. Ce n’était
qu’une suggestion, bordel de merde ! Si tu veux garder tes yeux de hiboux,
garde-les, je m’en tape ! Je suis même prêt à en choisir toute une collection du
même acabit et à sortir ma carte bleue pour te les payer.
Oh merde ! Merde ! MERDE ! Il va craquer. Je vais le faire craquer ! Et il
va se barrer, me quitter en courant comme si les chiens de l’enfer lui collaient au
train. Je ne suis pas un petit con. Je suis un GROS con ! Et moi aussi, je vais
craquer. Il est trop gentil, trop généreux.
— Désolé, désolé, désolé…
— Ça va, Geeky, ça va. Tu es vraiment un cas, tu sais. Putain, c’est Noël,
pas le jour des enfers !
— Désolé.
— Ok… Je ne dis pas que je ne te ferai jamais de mal, la preuve, mais je
ferai tout pour que ça n’arrive pas. C’est bien la dernière chose que je veux pour
toi. Et tu n’es pas un rat, d’accord ? Tu es un petit mec mignon à croquer, que je
veux déguster au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner. Au goûter aussi.
T’humilier n’est pas dans mes intentions, Pierre.
— Je sais, j’ai divagué.
Il sort d’où ce type, pour rester stoïque devant mes délires de fou furieux ?
Le tout sans flancher, sans mourir de rire ou m’envoyer balader, en restant
calme, bien implanté dans ses baskets et dans son jean qui le rend plus torride
qu’un soleil des Bahamas.
— Geeky, il faut que tu comprennes que tu es important pour moi… Les
sentiments que j’ai pour toi vont bien au-delà d’une passade ou d’un banal plan
cul agréable.
Je vais vraiment crever ! Il ne manquait plus que la révélation de sentiments
pour m’anéantir. Que puis-je répondre à ça ? JE ne SUIS pas DOUÉ pour les
MOTS ! Est-ce que je peux m’en sortir avec un simple E.T Pi aimer Léo, mais
veut pas le dire ?
Je me glisse contre son corps chaud, m’y appuie avec force. Je voudrais
glisser sous sa peau, m’y infiltrer et ne plus en ressortir. J’y serais à l’abri, à
l’abri pour l’éternité.
Je l’aime ce grand mâle à la froideur de surface, qui se fait aussi douillet
qu’un édredon dès qu’il est avec moi. Je l’aime à m’en faire mal, à avoir envie
de pleurer à la simple idée de le perdre, qu’il puisse me laisser, lassé et fatigué de
me supporter.
Je voudrais y arriver, réussir à malmener mon cerveau pour qu’il éjecte
toutes les données scientifiques qui l’envahissent, pour qu’il ne reste plus que
ces trois petits mots, si simples et si inaccessibles. Je voudrais tellement lâcher
prise et lui offrir ma confiance, emballée dans un joli papier cadeau et entouré
d’un ruban rouge brillant.
— Je… Je…
Je n’y arrive pas, je n’y arrive pas ! C’est douloureux au possible ce
manque, cette incapacité virulente. J’ai mal, si mal de cette incompétence.
J’enlace sa taille de mes bras et pose ma tête sur son cœur. Il bat à un
rythme régulier : boum-boum, boum-boum, boum-boum… C’est si doux, si
apaisant. Boum-boum, boum-boum, boum-boum… Je ferme les yeux, j’écoute
cette mélodie, si jolie, si délicatement vivante. J’écoute… et essaie.
— J’ai aussi des sentiments pour toi… forts, des sentiments forts…
Sa main vient caresser mes cheveux, son cœur s’est accéléré. Boum-boum-
boum, boum-boum-boum… Ses lèvres se posent sur mon crâne, pour un baiser
léger. Son autre paume parcourt lentement mon dos, avec des gestes rassurants.
Elle se faufile sous mon pull, puis sous mon tee-shirt. Ma peau frissonne sous
cette main solide et chaude.
— Je t’aime, Geeky.
Je pleure, silencieusement. Des larmes brûlantes, salées, nombreuses. Je
pleure parce que je le crois. Je pleure parce que je sais qu’il est sincère. Je pleure
parce que je l’aime, dans toutes les parties de mon être, avec mon passé et mon
présent, avec mon avenir.
Notre baiser a un goût d’océan. Il est une mer calme que la tempête au loin
surveille. Elle attend son heure, ce moment où l’émotion qui nous habite va se
calfeutrer pour permettre à la ferveur de se révéler.
Les mains de Léo ont atteint mes hanches, nos bassins se soudent et je peux
percevoir son excitation grimpante. La mienne vient caresser la sienne, elles
s’intensifient. Ses grandes paumes attrapent mes fesses et me soulèvent.
J’enroule mes jambes autour de lui, m’y arrime comme un naufragé. Après,
après… je ne sais plus… C’est le lit qui nous accueille, je crois… Nos bouches
qui se dévorent, nos salives qui se mélangent, nos fringues qui valdinguent, nos
corps nus qui se passionnent… Ce sont ses mains sur moi, sa bouche partout…
mes mains sur lui, ma bouche partout… C’est lui en moi, sa virilité et sa force
qu’il me donne… Le désir à son paroxysme, le plaisir qui grimpe, grimpe,
encore et encore, à me faire geindre, puis gémir, puis crier… C’est sa respiration
erratique et rauque… Son regard dans le mien quand, à bout de résistance, il
lâche sa jouissance et remplit mes vides… Mes yeux flous, perdus, quand la
mienne se libère et se propulse sur nos ventres… Ce sont mes paupières qui se
ferment, sur un sourire heureux, son poids sur moi, son corps en moi…

Lorsque je me réveille, il fait nuit et je suis seul dans mon lit. L’appartement
embaume. Je hume. On dirait des odeurs de bouffe chinoise. Je m’étire comme
un chat, tandis que mon cerveau reprend ses droits. Les images qui défilent ne
me tyrannisent pas. Elles se font souvenirs, de ceux que je garde précieusement.
Il y aura un avant et un après cette soirée, je le sens dans mes tripes et dans ma
tête.
Je me lève, passe par la salle de bains avant d’enfiler mon pyjama préféré.
Mes nounours et mes cœurs.
— Réveillé, Geeky ?
— Ouais. J’ai dormi longtemps ?
— Pas trop. Deux petites heures.
— Ah ! Quand même !
— T’en avais besoin. Tu as faim ?
— Un peu. Ça sent bon.
— Tant mieux. Je meurs de faim et je me suis forcé à ne rien avaler sans toi.
Je m’installe sur une chaise, tout en le regardant. C’est étrange sa présence
dans ma cuisine et la table mise par ses soins, les plats sur la table qu’il est allé
acheter. Il est chez moi comme chez lui, dans mon espace comme dans le sien et
il s’occupe de moi, comme un amant, un amant amoureux.
— Oh merde !
— Quoi ?
— J’ai aussi un cadeau pour toi. J’ai oublié.
— Tu es vraiment une p’tite tête pour certaine chose. C’est quoi ?
— Attends, tu vas voir.
Je me lève et cours le chercher sur mon bureau. Comment ai-je pu oublier ?
— Tiens. Ce n’est pas grand-chose, je n’ai pas beaucoup d’imagination pour
ce genre de trucs.
— Je suis sûr que ce sera très bien.
Il déballe mon présent, avec un naturel confondant. Pourquoi suis-je le seul
à me montrer débordant ?
— Un parfum ? C’est une bonne idée. Merci, Geeky.
— Humm… De rien. J’espère qu’il va te plaire. J’étais incapable de choisir,
j’ai fait confiance à une vendeuse. Elle n’a pas intérêt de s’être trompée !
— Sinon ?
— Je débarque dans sa boutique et je lui fais un caca nerveux.
Léo ouvre le flacon, le respire et un sourire naît sur ses lèvres.
— Il est parfait. Discret, mais présent. Ambré, masculin.
— Ouf ! Elle a eu chaud aux miches la demoiselle.
— Tu es terrible ! Elle a fait ce choix comment ?
— Je t’ai décrit.
— Ah oui ? Et tu lui as dit quoi ?
— Oh ! Rien de particulier, des généralités.
— Mais encore ?
Le salaud ! Il repousse encore mes barrières, les malmène et me bouscule
dans mes retranchements.
— Que tu étais grand, très grand, musclé, idéalement musclé, tatoué, brun
aux yeux marron, masculin, viril, sexy, beau, intelligent, doux et gentil, casse-
bonbons parfois, et un Dieu au lit.
— Hein ?! Tu délires ?
Ah ! J’ai repris le pouvoir et les rênes de nos conversations. Ce n’est pas
trop tôt ! Faut pas déconner non plus, il ne faudrait pas qu’il croit qu’il m’a
laminé.
— Ouais, un peu. J’ai juste gardé pour moi la dernière affirmation.
— OK, OK !
— Humm… Elle m’a demandé si tu étais le prince charmant et s’il existait
un autre exemplaire.
— Et ?
— Je lui ai dit que non.
— Et ?
— Elle m’a demandé si je voulais bien que je vous présente.
— Et ?
— Je lui ai dit d’aller se faire foutre ! Elle rêve ou quoi !
— Tu lui as dit ça ? Ne me réponds pas « oui », s’il te plaît.
— Nan, je ne lui ai pas dit ça…
— Mais ?
Oh, que c’est drôle ! Il bave de curiosité. Savoir quelles conneries j’ai bien
pu sortir à cette gentille demoiselle le fait mariner. C’est bon, très bon.
— Je lui ai dit que pour ça, elle devrait me passer sur le corps, ce qui était
impossible. Je lui ai dit, et cette fois-ci, je lui ai vraiment dit, que tu étais un
Dieu au lit et que je ne partageais pas. Que de toute façon, tu étais une cause
perdue pour elle et que je n’étais pas prêt de te lâcher.
Je ne lui raconterai bien évidemment pas son regard incrédule et la façon
impolie avec laquelle elle m’a détaillé, son sourire railleur et peu convaincu. Elle
ne m’a pas cru une seule seconde et s’est retenue de me lancer une répartie
moqueuse. J’y étais préparé, elle n’a pas eu raison de moi. L’important est que
moi je sache que tout ce que j’ai dit est vrai.
— Elle ne t’a pas cru.
Je suis mort ! Il est trop perspicace pour la paix de mon esprit.
— Non, elle ne m’a pas cru, pas une seule seconde. Pas important. Tu es là
avec moi, non ?
— Si, je suis là avec toi… Tu fais quoi demain après le boulot ?
— Je rentre chez moi, comme toujours.
— Demain, tu as autre chose de prévu.
— Quoi ?
— Une balade en ville et un arrêt minute dans une parfumerie.
— Quoi ?
— Nous allons montrer à cette donzelle que tu n’es pas un menteur.
J’en reste baba, muet comme une carpe. Il m’a eu, parfaitement eu. Cette
fois, il a gagné et… j’admets ma défaite.
Chapitre 20
Léonard, dit Léo

Encore une soirée mémorable, une de celles qui devrait m’épuiser et qui a
pourtant l’effet inverse. Une bizarrerie de plus sur laquelle je ne vais pas
m’attarder.
La journée est bien entamée et, pourtant, je regarde les aiguilles de ma
montre avancer avec lenteur. Je ne sais pas pourquoi, mais l’idée de me pavaner
avec Geeky me plaît bien. Je crois que je suis devenu dépendant à l’humour et,
essentiellement, au sien qui est si particulier. Ce dernier l’a passée derrière ses
écrans, sans en déloger, et quelque chose me dit qu’il n’a pas très envie de voir
aboutir ma suggestion. La boutique de cosmétiques n’est pas un terrain protégé.
Il a tort. Avec moi à ses côtés, il sera toujours en sécurité. Je ne pense pas qu’il
ait vraiment fanfaronné avec la vendeuse. Il lui a sûrement dit ce qu’il m’a
répété, mais avec sérieux, caché derrière ses lunettes. Elle a dû être effarée, la
pauvre. Je sais aussi qu’elle l’a certainement pris de haut, je l’ai lu dans ses
yeux, dans sa posture légèrement plus raide à ce moment de l’histoire. Et ça
m’agace, énormément. Je peux comprendre, je ne suis pas qu’un gentil, mais il
est possible de faire montre de discrétion. Ce n’est tout de même pas très
compliqué. Après tout, il était un client comme les autres et elle avait un devoir
de réserve. Elle était sûrement contente du montant qu’il a laissé.
Je ne suis pas du genre provocant et je ne m’amuse pas à emmerder qui que
ce soit. Il n’est donc pas question que je la cherche ou que je la mette trop mal à
l’aise. Je veux juste que Pierre soit pris un peu plus au sérieux. Une balade
ensemble, dans les rues, aura peut-être cet effet. Pas de manière individuelle,
mais de façon globale. Paris s’en fout et elle a bien raison, mais mon petit Geeky
pourrait y trouver un peu de confiance en lui.
À dix-sept heures, il retire son casque, éteint ses ordis et se lève pour enfiler
son blouson. Il se tourne vers nous et nous fait un sourire. Antoine ne l’a plus
cherché depuis un moment, il se contente de le lui rendre. Celui qu’il m’adresse
est plus timide.
— À tout à l’heure ?
— Nan, Geeky. Je te suis.
— Ah bon ? Mais il est tôt.
— C’est calme, je pars en même temps que toi. Attends-moi, s’il te plaît.
J’enfile ma veste doublée, sous le regard curieux et étonné d’Antoine. Je ne
prends pas le risque d’une question, attrape le bras de Pierre et le traîne avec
moi. Il me suit sans un mot, l’air renfrogné. Une fois dehors, il ose me regarder
et ne résiste pas.
— Tu n’étais pas sérieux hier, hein ? C’était une boutade ?
— J’étais très sérieux. Ce parfum me va très bien et l’après-rasage existe
peut-être.
— Tu plaisantes, dis-moi que tu plaisantes ?
— Nan. Allez, viens, Geeky.
— Ce n’est pas nécessaire, Léo. Je me fiche de ce qu’elle pensait de moi.
— Pas moi. On va juste y aller et lui montrer que tu sors bien avec un GBT.
— Et l’après-rasage ?
— Si elle se montre affable, je lui laisserai quelques euros.
— Je… Tu…
— Du cran, Pierre ! Fais comme si c’était Antoine ou Marco en face de toi,
c’est tout.
— Tu veux que je lui propose de lui montrer… Euh…
— Surtout pas !
J’éclate de rire. Avec lui, c’est tout l’un ou tout l’autre. Muet ou à sortir des
conneries plus grosses que lui. Il ne connaît pas le juste milieu ?
— Tu me la présentes, tu lui fais un sourire de vainqueur et on repart.
— Hum… Je ne sais pas où trouver ce mode de fonctionnement.
— Du moment que tu entres la tête haute, fais comme tu veux.
— Et si ce sont mes blagues à deux balles qui font des leurs ?
— Eh bien, ce seront elles les gagnantes. Elle est où cette parfumerie ?
— Dans mon quartier.
— Allons-y.
L’été, j’utilise ma moto pour circuler dans Paris. L’hiver, c’est le métro ou
ma voiture. Je me dirige vers la station la plus proche, mais suis stoppé net par
une main qui agrippe le bas de mon blouson.
— Le bus, si ça ne te dérange pas.
— Tu ne prends pas le métro ?
— Non.
Réponse laconique, sans fioriture ni explication.
— Jamais ?
— Non.
D’accord, encore un de ses secrets et une de ses fragilités.
— Pourquoi ?
— J’aime pas.
— Mais encore ?
Le soupir qu’il pousse doit lui déchirer l’âme. Son souffle fait naître de la
buée devant sa bouche. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour qu’elle embue
ses carreaux.
— J’ai horreur d’être sous terre, des espaces clos sans sortie immédiate, et
encore plus d’être pressé contre des inconnus. Pas de métro.
— Les bus sont parfois blindés eux aussi.
— Oui, mais je peux sortir rapidement, à presque tout moment, et me
retrouver à l’air libre tout aussi vite.
— Je vois. Le bus alors.
— Merci.
Je hausse les épaules. Le bus, le métro, quelle importance ? L’essentiel est
d’arriver à bon port. Je me pose une question tout à coup. Est-ce qu’il accepterait
de monter derrière moi, sur ma belle cylindrée ?
— Est-ce que tu aimes les motos ?
— Les motos ?
— Ouais, ces trucs à deux roues qui se faufilent entre les voitures et qui
peuvent rouler très vite.
— Aucune idée.
— Elles ont la particularité d’offrir de la liberté et du grand air.
— Sûrement.
— Si je te proposais de faire un tour sur l’un de ces engins, tu viendrais ?
Ma question a attiré son attention, toutes ses connexions sont pour moi.
— Qu’es-tu en train de me dire ?
— Dès que l’hiver sera fini, je sortirai ma moto. Je me déplace
essentiellement à deux roues.
— Tu es un motard ?
— Ouais.
— Ah !
Pas de réponse là non plus. Je vais devoir lui tirer les vers du nez. Amusant
et agaçant, les deux revers de la même pièce.
— Alors ? Tu viendrais ?
— Aucune idée.
— Geeky, tu pourrais faire un effort, s’il te plaît ?
— J’essaie.
— Vraiment ?
— Oui ! Tu portes du cuir quand tu grimpes sur ton bolide ?
Oh, il fantasme, le petit vicieux ! Je ne l’ai pas vue venir celle-là, pas du
tout. Qu’est-ce que je déteste ses lunettes !
— Parfois.
— Humm… Du cuir noir ?
— Aussi.
— Et tu as l’air d’un voyou ?
— Aucune idée.
— Humm…
D’un geste spontané, je l’attire à moi et lui retire ses carreaux. Aussi proche,
le flou de son regard n’a pas grand-chose à voir avec sa vue. Il est dans un
ailleurs où je tiens le premier rôle. Il lui faut trois secondes pour revenir sur terre
et réaliser qu’il est quasiment dans mes bras. Il cherche à reculer, je le retiens
fermement.
— Un tour en moto, Geeky, ça te dirait ?
— Si tu portes du cuir, je veux bien prendre un Lexomil pour me détendre et
grimper derrière toi.
— Je préfèrerais que tu sois en pleine possession de tes moyens.
— Oh, moi aussi ! Pour la suite… mais sans, je ne suis pas sûr d’être
capable de te suivre.
— Ça te fait peur ?
— On dirait bien.
— Tu n’as pas envie, des fois, de goûter à la liberté ?
— Parfois, dans mes fantasmes.
— Alors, c’est dit. Aux premiers rayons de soleil printaniers, je t’emmène
en balade.
— Je n’ai pas dit oui !
— C’est le seul moyen pour que tu puisses me voir en cuir.
— Ah bon ?
— Eh oui !
— OK, mais tu as intérêt à me sortir le grand jeu après.
— Avec les chaînes et le bâillon.
— Certainement pas ! La domination, le BDSM et toutes ces conneries, très
peu pour moi, merci. Toi, juste toi, et moi pour t’enlever tout ce cuir.
— Ça me va… Tu es un libertin, Geeky.
— Nan, juste un fan de ton corps.
— C’est encore mieux.
Dans le bus, il ferme les yeux, tandis que ses mains courent sur son jean.
Que lui arrive-t-il ?
— Ça va, Pierre ?
— Oui. Pourquoi ?
— Tes mains… Tu es stressé ?
— Non… Ah ! Je… je me détends et je me défais de la tension de la
journée. Le tangage du bus m’y aide, ça me berce. Une fois chez moi, je me
relâche totalement.
Eh bien ! Tu m’en diras tant ! Pas facile d’être dans la peau de mon Geeky.
Comment vais-je bien pouvoir m’y prendre pour l’aider à se détendre et à moins
se mettre la pression ? Comment ?
— Je vais bien, Léo.
— Dans ton monde, sûrement. Dans le mien, pas sûr.
— Comment ça ?
— Tu es toujours noué quand tu es en dehors de chez toi. Tu es… angoissé.
— C’est vrai.
— J’aimerais tellement que ce ne soit pas le cas.
— T’inquiète pas comme ça, Léo. Je me sens bien.
Je n’insiste pas plus. À quoi bon. Pour lui, c’est normal. C’est son quotidien.
Il pense vraiment qu’il va bien et c’est certainement vrai, si on se place du côté
de son cerveau. Je n’ai pas pour ambition d’en faire un mec dans la norme, un
type comme moi. Je voudrais simplement qu’il ne rate rien de ce qu’il aimerait
vivre à cause de ses angoisses.

Une petite demi-heure plus tard, nous sommes devant la devanture d’une
boutique classique à l’enseigne connue. Une de ses entreprises aux nombreuses
filiales qui a pignon sur rue et que l’on trouve dans toutes les villes de taille
moyenne.
Je pousse la porte, tout en gardant Pierre près de moi.
— C’est laquelle ?
— Léo…
— Laquelle, Geeky ?
— La jolie blonde, au fond à droite.
Nous entrons, faisons quelques pas et sommes vite alpagués par une brune
hyper maquillée. Pas mon genre et pas la bonne.
— Je peux vous aider ?
— Non, merci. Peut-être tout à l’heure.
— Je vous laisse regarder alors.
C’est ça ma belle. Cause toujours, tu ne m’intéresses pas. Oh merde ! Je ne
me sens pas très en verve pour être aimable. Pas bon ça, pas bon du tout, même.
Je n’ai jamais ressenti de tels rancœurs, encore moins pour une histoire aussi con
qui, de plus, ne me concerne pas.
Pierre a tendance à se cacher derrière moi, ce qui ne va pas le faire. Je lui
attrape la main, le ramène à ma hauteur et ne le lâche plus.
— Redresse la tête, Geeky, ou je te jure que tu vas dormir seul pendant
plusieurs nuits d’affilée.
— Eh ! Tu n’as pas le droit ! Ce genre de conneries m’appartient.
— Pas quand tu te sers de moi pour te cacher et que tu baisses la tête devant
qui que ce soit. Ta fierté et ton orgueil sont tes armes. Ce que tu fais devant
Antoine ou Marco, ou faisait devant moi quand on ne se connaissait pas, tu peux
le faire n’importe où. Tu es un combattant, Pierre, ne l’oublie pas !
— Tu me sidères !
— C’est ça ! Contente-toi d’entendre ce que je te dis.
Je reprends ma marche, jusqu’à l’étal des parfums, sa main enlacée à la
mienne. Je repère sans difficulté la seconde où la vendeuse nous voit. L’inverse
m’aurait foutu les jetons et je n’aurais plus eu qu’à changer de métier. Je la
surveille du coin de l’œil depuis le début. Son regard n’est qu’étonnement. Je me
penche à l’oreille de Geeky et me fais murmure.
— Dis-moi, tu le trouves comment ce parfum sur ma peau ?
— J’adore. Il te va très bien. Ma nuit a été agréablement parfumée.
— Tant mieux.
Ce n’est plus seulement de la surprise dans ces grands yeux bleus qui nous
observent. Elle s’est approchée, mais est hésitante. Je la comprends et je réalise
dans le même instant qu’elle avait parfaitement conscience d’être lisible pour
son client, pour Pierre.
— Le parfum était bien choisi ?
— Oui, il est parfait. Léo l’aime beaucoup.
Je ne sais pas ce qui a permis à Geeky de retrouver de sa superbe, mes mots
et mes encouragements ou l’attitude un peu tendue de la jeune fille, mais le
changement est perceptible.
— Il voulait savoir si l’après-rasage existait et je me suis dit que c’était
l’occasion de vous le présenter.
— Ah ! C’est, euh… gentil.
— Je le pense aussi… Voici donc Léo. Léo, la vendeuse qui m’a si
chaleureusement conseillé.
— Enchanté, Mademoiselle, et merci pour vos conseils avisés. Vous avez
charmé mon Pierre.
— Hein ? Arrête de dire des conneries, Léo ! Tu sais bien qu’elle n’a pas ce
qu’il faut là où il faut pour ça. En plus, ce n’est pas moi qui l’intéressait, mais
mon amant imaginaire !
Tous mes ressentiments disparaissent à cette seconde, dans un souffle d’air
frais et apaisant. Mon Geeky est entier, en mode « humour sarcastique » et
j’adore ça ! Je retiens mon rire, décidé à jouer le jeu jusqu’au bout. Je le libérerai
plus tard. En attendant, la petite poupée moqueuse a le rouge aux joues et qu’une
envie, fuir dans la réserve.
— Eh bien, me voilà en chair et en os, et pas plus intéressé que toi.
— Je sais… Tu veux toujours cet après-rasage ?
— Nan, pas vraiment… C’était un plaisir de vous rencontrer, Mademoiselle.
Je ne pense pas revenir un jour, ceci étant. Bonne fin de journée.
— … Au revoir, Messieurs.
Geeky ne va pas résister, je le vois dans ses yeux. Il est heureux et le sourire
qui illumine son visage, et son regard, est sans mystère. Il lui fait un clin d’œil,
un rien coquin et, comme toujours, laisse le mot de la fin.
— Je vous l’avais dit qu’il était beau et sexy, et intelligent. Et j’ai aussi dit
vrai lorsque je vous ai affirmé qu’il n’existait qu’en un seul exemplaire… Ah !
Pour le Dieu au lit, c’était tout aussi vrai !
Il est joyeux et bien plus libre. J’oublie la miss, définitivement, lorsque sa
main s’affermit dans la mienne et qu’il me guide vers la sortie. Je n’ai pas plus
conscience d’elle lorsqu’il s’arrête dès la porte refermée, pour se tourner vers
moi et se mettre sur la pointe des pieds. Son baiser atterrit juste en dessous de
ma bouche, alors je me baisse pour qu’il m’en offre un autre mieux ciblé. Il est
beau mon Geeky quand il ne fait plus attention à ce qui l’entoure et qu’il ne
pense qu’à moi.
Après ces quelques secondes d’égarement, nous nous écartons l’un de
l’autre et nous mettons à marcher. Puis, je cède à ma curiosité, celle qui concerne
son état d’esprit.
— Tu as l’air satisfait.
— Je le suis, grâce à toi. Je me sens vraiment bien. C’était totalement
puéril… comme moi… Merci, Léo.
— Tu n’es pas que puéril, Pierre.
— Nan, pas que, mais je le suis tout de même.
— Un peu et je l’ai été moi aussi. Après tout, c’était mon idée.
— Ouais, une idée stupide, mais que ça fait du bien ! On rentre ?
— Si tu veux…
— Tu… tu n’as pas envie de rentrer ?
— Si…
— Léo ?
J’hésite. Dois-je pousser ma chance et oser lui demander de poursuivre un
peu la balade ? J’aime bien déambuler avec lui à mes côtés.
— On pourrait profiter un peu et boire un chocolat chaud quelque part.
— Un chocolat chaud ?
— Je prendrai un café.
— Je ne sais pas… Où ?
— Il doit bien exister un endroit calme pas très loin.
— Il y a un salon de thé au bout de la rue. Je n’y suis jamais allé, mais il a
l’air pas mal.
Tout, tout ce qu’il veut pour ce moment en dehors de chez lui, avec moi.
Nous faisons les cent mètres qui nous y conduisent dans le silence. Nous
sommes proches, nos bras s’effleurent et j’ai calqué mes pas sur les siens. Ses
jambes sont bien moins longues que les miennes.
— Tu ne te sens pas obligé, j’espère ?
— Non, pas du tout. Je sors de temps en temps, tu sais. Ça me fait juste
bizarre parce que ce n’est pas avec Pascaline, ma mère ou ma grand-mère.
— Ça va être sympa, j’en suis sûr.
— Moi aussi… Si tu veux, on peut aller au cinéma samedi soir ?
— Tu me proposes une sortie, Geeky ?
— Oui, c’est ça.
Je souris au ciel et entre dans le salon de thé. Une petite table dans un coin,
un chocolat viennois pour lui, un café pour moi, et je me sens heureux. Notre
relation progresse, elle s’équilibre et se renforce. C’est tout autant bizarre pour
moi de me retrouver dans un lieu tel que celui-ci, à discuter de tout et de rien,
avec un mec, mon mec, un petit geek – non, un informaticien, petit génie et
super hacker, qui restera malgré tout mon Geeky – sur lequel, sans les aléas du
destin, je n’aurais jamais posé les yeux. Quel manque cela aurait été !
Chapitre 21
Pierre, dit Pi

Je rêvasse, sans être perdu dans le monde de 3.14 mais confortablement


installé sur mon canapé. Passe-temps qui ne m’arrive pas souvent. Je me sens
tellement bien depuis quelques temps. Je m’égare dans quelques calculs : trois
mois que je connais Léo, deux que l’on est ensemble, à quelques jours près, cinq
de moins pour être précis, et c’est génial. Il passe très souvent la soirée et la nuit
chez moi, et mon corps en redemande. Il n’a jamais été si heureux et satisfait.
Mon cœur va tout aussi bien. Léo m’a dit qu’il m’aimait, une fois, une unique
fois, mais je n’ai pas oublié. Je n’ai pas prononcé ces mêmes mots, pas encore,
mais ce n’est qu’une affaire de jours. Ils sont sur le bout de ma langue, à chaque
fois que nous faisons l’amour ou que mes yeux plongent dans les siens et que je
m’y perds. Je n’ai juste pas encore trouvé toutes les connexions pour que ce qui
bouillonne en moi soit relié.
Nous sommes allés au cinéma, sur mon invitation. C’était bien, plus que
cela même. J’ai posé ma tête sur son épaule pendant toute la durée du film et il
n’a pas lâché ma main tout du long. J’étais à ma place, dans cette salle sombre et
à côté de lui. Si à ma place.
Je suis prêt pour qu’il rencontre Pascaline, chez moi, pour une soirée à faire
connaissance. J’y pense de plus en plus souvent. Des flashs de ma mère et de ma
grand-mère s’invitent aussi régulièrement. Je ne suis pas cachotier avec elles et
j’ai envie de leur présenter Léo.
Je n’ai pas que ça en tête, loin de là, car je n’ai pas abandonné mes
recherches concernant ce pédophile qui me file des boutons. Je suis en lien avec
lui : on échange des MP tous les jours, à la même heure. Une règle que j’ai
imposée et une façon de le ferrer, en lui faisant croire que je respecte des lignes
de conduite imposées par mes parents. Il est sournois et convaincant, avec des
mots rassurants qu’il distille par petites touches. Il se montre compréhensif, à
l’écoute et encourageant dès que je lui raconte mes déboires sur les harcèlements
que j’ai pu subir plus jeune. Un vrai connard intelligent qui a quelques
connaissances sur la psychologie des enfants et des préados. Il réveille en moi
une colère belliqueuse qui pourrait bien m’amener à faire des conneries, ce dont
j’ai parfaitement conscience. Léo ne m’a pas reparlé de ce que j’ai trouvé et je ne
sais pas s’il a réellement transmis mes infos aux mœurs. Je n’ose pas remettre le
sujet sur le tapis. Il était vraiment en colère le jour où il a senti mon intérêt pour
cette histoire. Tout roule entre nous, je ne veux pas glisser un grain de sable dans
les rotations de notre relation.
Évidemment, si ce que je m’apprête à faire tourne mal, le grain de sable
deviendra un caillou, un gros caillou.
Je pousse un énorme soupir. Je ne prends pas de gros risques. J’envisage de
le rencontrer, pour voir à quoi il ressemble et essayer de dégoter son adresse. Si
on se donne rendez-vous dans un endroit public, il ne pourra rien faire contre
moi. Le seul hic, c’est que je ne ressemble pas à un gamin, ni à un préado. Je
peux passer pour un jeune quelque peu attardé dans l’adolescence, sans faire trop
d’efforts, mais pas moins. Je ne sais pas quoi faire. Je pourrais lui poser un lapin
et le suivre lorsqu’il rentrera chez lui, sauf que s’il n’habite pas Paris, ce sera un
hôtel. Oui, mais ça revient au même. Une fois que je saurais où il est, je pourrais
refiler l’info… Ça me prend vraiment la tête.
Et pas de Léo ce soir. Il planque toute la nuit et je n’aime pas ça non plus. Je
rêvassais, ce qui n’est plus le cas. La soirée va être interminable.
Naufrage à l’horizon. E.T Pi besoin de 3.14, 3.14 à trois mètres. Parfait !

Le lendemain, Léo n’est pas au boulot, et Antoine non plus. Après avoir
travaillé de nuit, ils ne font que passer dans la journée. Je suis seul dans le
bureau, ce qui ne me dérange pas, mais je me suis habitué à leur présence. Même
si je m’enferme dans ma bulle, je sais qu’ils sont là et c’est devenu rassurant
pour moi.
Sans eux, je ne suis pas obligé de mettre mon casque et mes oreilles m’en
remercient.
De rien les filles, de rien.
La venue de Marco me surprend, car ce n’est pas souvent que l’on vient me
parler. Notre joute verbale, pas si lointaine, a créé un lien, mais rien de plus.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Antoine et Léo ont passé la nuit à planquer devant le dernier lieu que tu
as découvert. Comme la dernière fois, il y a eu un peu de mouvements. Tu peux
essayer de creuser et d’en dénicher un peu plus ?
— Pas de problème. Je m’y mets.
— Si tu trouves quelque chose, viens me trouver à mon bureau, s’il te plaît.
Les heures suivantes, je les passe à me casser le nez contre mes limites. Ces
dernières semaines, j’ai passé mon temps à briser des protections, à escalader des
murs et à trouver des entrées plus qu’intéressantes. Pourtant, je me fracasse
toujours contre les mêmes parois au vitrage blindé, ce qui me tape royalement
sur le système. Ils me cassent les bonbons tous ces ploucs arriérés qui réussissent
à me mettre en déroute. C’est de la provocation, un défi à mon intelligence et à
mes capacités. Ils se croient où tous ces cons ?! Je veux bien être insignifiant
dans le monde réel, mais certainement pas dans le monde virtuel. Hors de
question !
Il me manque une donnée, un petit truc, une simple corrélation, pour passer
au travers. Un nombre, une lettre ? Une combinaison des deux ? Une équation
complexe ? Merde ! Je peux trouver, je dois trouver.
Je me lève et arpente la pièce en tous sens. La solution est là, elle est
coincée dans un coin de mon cerveau, à une encablure de ma compréhension.
C’est comme mon « Je t’aime » pour Léo. À portée de mains.
Je me rassois, mes doigts volent sur les claviers, les chiffres défilent, des
combinaisons hallucinantes qui font prendre son pied à mon cerveau, mais qui
ne lui permettent pas de jouir. Putain ! Ça fait mal, bordel !
Je me relève, recommence mes déambulations. Mes mains farfouillent
rudement dans mes cheveux, je parle tout seul, j’ai l’air d’un fou et je m’en fous.
— Pierre ?
—…
— Pierre !
—…
— PIERRE !
Je sursaute, le cœur à l’agonie, à deux doigts de s’arrêter de battre pour
l’éternité. Je regarde Léo qui vient d’apparaître comme par magie sur le pas de la
porte. Je sais à quoi je ressemble : à d’un dément !
— Ça va ?
— NAN ! Ils me prennent pour un con tous ces connards !
Putain ! Ce n’est pas difficile à voir et à comprendre que je suis sur les
nerfs, et que je vais finir à l’asile si je ne trouve pas rapidement ce que je
cherche.
— Quels connards ?
— Quoi ? Mais tous ces branleurs de la main gauche qui me cherchent et
qui me mettent en déroute !
— Qu’est-ce que tu as contre les gauchers ?
— Hein ? Mais tu m’écoutes ou tu fais semblant ?!
— Je t’écoute…
— Bien ! J’ai démonté un à un tous leurs rouages, jusqu’à ce dernier qui me
casse les bonbons depuis des jours.
— Tu vas y arriver, Pierre.
— Bien sûr que je vais y arriver ! Y manquerait plus que ça ! Je veux bien
qu’on me foute la tête dans les chiottes, mais pas qu’on gagne sur mon cerveau !
— D’accord…
— C’est vrai quoi ! Faut pas déconner non plus !
Je reprends mes allers retours, mes virages et mes lignes droites, me cogne à
un coin de bureau, insulte ce dernier, me mange une chaise, la repousse en la
traitant de « pauvre conne », me statufie devant mes écrans… C’est là, juste là,
sous mes yeux et je ne le vois pas, je ne le vois pas ! Je retire mes lunettes, me
frotte les yeux sans délicatesse et fais volte-face. Je suis à bout d’énervement et
d’agacement, comme jamais je ne l’ai été. Je suis une grenade dégoupillée prête
à exploser. Je n’ai plus aucune retenue.
Je prends Léo à témoin de mon impuissance, le soumets à ma colère et ma
vindicte, qui ne sont en aucune manière dirigées contre lui. Je braque mon regard
sur lui, n’en perçois que les contours, mais ça me suffit pour savoir qu’il est là,
muet et certainement effaré. Je m’en tape, mon moi de surface le sait, celui plus
profondément enfoui aussi, mais les deux réunis ont perdu leur bon sens.
— Il ne me manque pas grand-chose, merde ! Un putain de détail, une
connerie de donnée et c’est à un millimètre de mon cerveau. C’est comme ce
« Je t’aime » à la con qui reste coincé sur ma langue, alors qu’il est là et qu’il ne
veut pas sortir…
— Quoi ?
— Je vais trouver, je peux te le garantir. Ils ne vont pas jouer longtemps
avec moi.
— QUOI ?
— Ces cons, Léo ! Ces cons qui…
— Pierre !
— … me font vraiment chier…
— PIERRE !
Hein ? Pourquoi il hurle comme ça ? Il ne trouve pas que mes cris sont assez
suffisants ? À moi seul, la pièce bourdonne d’électricité statique. Elle fourmille
sur ma peau et je suis sûr que je pourrais alimenter toutes les ampoules du
bâtiment.
— Pierre, calme-toi, s’il te plaît.
— Comment veux-tu que je fasse ça ? Je n’ai jamais été aussi énervé de
toute ma vie !
— J’entends bien et je veux bien te croire… Calme-toi et remets tes lunettes
avant de te blesser.
— Mes lunettes ? Ah oui, tu as raison. Je ne vois rien.
— Je veux bien te croire là-dessus aussi.
Il est bizarre, non ? Autant que moi, non ? Ma tension redescend et je me
rappelle où je suis… au boulot… au bureau… Merde ! J’ai dû ameuter tout le
quartier avec mes vociférations ! Si certains n’avaient pas encore conscience de
mon existence, ça doit être du passé maintenant. Bon, ce n’est pas très grave, j’ai
bien plus important à faire. D’abord, retrouver ma paire de lunettes.
Je regarde autour de moi. Je l’ai posée où ?
— Tiens, Pierre.
— Ah, merci !
Je les renfile, le flou disparaît, et je me retrouve face à Léo, un Léo au
regard étrange. Où est l’embrouille ?
— Quoi ?
Il s’écarte, je regarde devant moi et me statufie. Ils sont une dizaine, dont
Antoine, à me regarder comme si je débarquais de la lune. Qu’est-ce qu’il leur
prend ? Ils piquent souvent des gueulantes eux aussi. Je les entends quand ça
grogne vraiment fort, au point de me sortir de ma bulle. J’ai bien le droit de
m’énerver, moi aussi ! Euh, je fais quoi maintenant ? Ils me mettent mal à l’aise
ces couillons à me regarder comme ça, quoi que soit ce « ça ».
— Désolé de vous avoir dérangés. J’ai un peu… pété les plombs.
Un peu, ouais, c’est ça. Apparemment, c’était plus que ce minima.
— Je… je suis sur un truc qui me prend la tête et, euh, je me suis laissé
emporter.
— Laissez-nous les gars. Pierre s’est calmé et il ne devrait pas vous
déranger plus.
L’un d’eux lui répond de façon étrange. Je suis complètement perdu.
— Oh ! Il ne nous a pas dérangés. C’était très… instructif.
— J’ai compris, Thomas, pas la peine de me faire un dessin ! Barrez-vous et
laissez-nous. Seuls !
— OK, OK… Tu caches bien ton jeu, Léo.
— Je ne cache rien du tout ! Cassez-vous !
Bon, là, je n’y comprends vraiment plus rien. C’était quoi cet échange
sibyllin ? Qu’est-ce que j’ai raté ? Il y a différents sourires sur les visages de ces
mecs qui ont du mal à se déloger de devant la porte du bureau. Des sourires
satisfaits, un seul en fait, celui d’Antoine, des sourires amusés, d’autres
incrédules, et quelques regards noirs, dont certains sont vraiment mauvais.
Qu’ai-je bien pu dire ou faire pour susciter un tel remue-ménage ?
Léo est d’une froideur vis-à-vis d’eux, comme je n’en ai plus vue depuis
bien longtemps. GC est là aussi et il est le dernier à partir, non sans jeter un
regard de convocation à Léo qui hoche la tête en réponse. J’ai donc bien
compris, pour une fois.
— Léo ? Est-ce que j’ai perdu les pédales au point de dire un truc qu’il ne
fallait pas ?
— C’est un peu ça.
— Je ne me suis tout de même pas laissé aller à insulter les flics, rassure-
moi ?
— Nan, rien d’aussi dangereux.
— Ouf ! Mais alors… Tu ne me feras pas croire que c’est ma colère qui les
a fait apparaître avec des têtes pareilles ?
— Nan, même si ça aurait pu suffire… Quoique, non. Ils seraient venus,
mais ne seraient pas repartis avec des têtes pareilles.
Je ne vois toujours pas ce qui cloche. Je dois être plus débile que je le
pensais.
— Quoi alors ?
— Disons que dans le feu de tes divagations, tu as fait… un aveu.
— Un aveu ?
— Ouais, et ils avaient déjà été alertés par tes cris… Tu ne fais jamais les
choses à moitié, hein, Geeky ? Un public, franchement, on aurait pu s’en passer.
Mes yeux sont ronds comme des soucoupes et mes alertes rouges sont à leur
apogée. Je les ferme et cherche dans les méandres de mon cerveau ce qui a bien
pu me passer par la tête, ce qui, dans tout ce fatras, a percé la barrière de mes
lèvres. Pas simple, et c’est un euphémisme.
Je les rouvre en grand, en totale panique. Non ! NON ! C’est impossible !
C’est… impossible, hein ? Je n’ai pas fait ça ? Je n’ai pas dit ça ? Pas ici, pas de
cette façon, pas… Oh merde ! Je l’ai fait ! Je l’ai dit ! J’ai enfin réussi à les
sortir, ces trois petits mots à la con !
Un sourire s’esquisse sur mes lèvres : j’ai réussi !
J’ôte de nouveau mes lunettes et plonge mon regard dans celui de Léo, si
près que je peux le voir sans difficulté, légèrement voilé. Il est contrarié, très
contrarié. Je tourne la tête, observe ce bureau qui est le nôtre, me focalise sur la
porte ouverte… Il a raison, j’ai merdé et j’ai tout gâché. J’ai étalé sa vie privée
devant ses collègues et son patron, je lui ai lâché ces mots sans aucune intimité
pour leur conférer de l’importance, sans volonté directe de ma part. J’ai merdé !
J’ai mal au ventre et la tête me tourne. J’appuie fermement mes mains
contre mon estomac douloureux. Mes yeux me brûlent, mais je ne veux pas
pleurer, pas encore. J’en ai marre d’être une larve. Je veux réussir à prendre sur
moi, à me redresser et lui faire face. Je veux pouvoir lui renouveler ces mots,
calmement, volontairement, parce que je les pense, parce qu’ils lui
appartiennent. Je veux qu’il le sache, même si, après, il m’envoie bouler dans les
flammes de l’enfer. J’aurais des regrets, forcément, mais pas celui-là, pas celui
d’une incompétence, mais seulement ceux de ma maladresse et de ma stupidité.
Je relève la tête, il me regarde comme cette première fois, après l’histoire de
la bombe. Ce même regard qui m’avait fait détaler, me désespérant de
ressembler à un zombie plutôt qu’à un loup-garou sexy. J’en suis redevenu un,
plus pitoyable encore. Il est si silencieux, si raide dans sa posture. Je n’arrive pas
à le lire. Je ne suis pas doué pour ça et je suis dans la confusion la plus totale.
J’ai chamboulé sa vie, foutu le bordel dans son boulot, dans son travail et ce lieu
si importants pour lui.
J’ai de plus en plus mal au ventre, la bile me remonte et des spasmes
saumâtres le contractent. Je récupère mes verres et les remets sur mon nez. Sans
eux, je n’arriverai jamais à destination à temps. Je me rue, je fuis, et je gagne les
sanitaires. Je m’écroule devant un bidet et vomis tripes et boyaux.
Il n’y a rien à faire, le destin, c’est le destin. Dieu ! Que de temps j’aurais
passé dans les chiottes, la tête penchée sur l’un deux, à regarder ma vie
s’échapper et s’écouler dans les conduits.
Chapitre 22
Léonard, dit Léo

Je suis abasourdi.
Après une nuit passée dans le froid, une matinée à dormir et un début
d’après-midi à faire du sport, je me suis rendu au boulot. Une routine parmi tant
d’autres, avec l’intention de passer deux ou trois heures au bureau avant une
soirée tranquille avec Geeky. J’étais loin d’imaginer le spectacle que ce dernier
allait m’offrir. Ce côté de sa personnalité m’était totalement étranger.
Une boule de nerfs, un être en effervescence avec je ne sais combien de
mouvements à la minute. Je ne l’ai jamais vu réfléchir de cette façon, en
arpentant les lieux, en se tirant les cheveux et en parlant tout seul. Encore moins
enclencher ses réflexions, si on peut parler de réflexions, en me prenant à témoin
et en se servant de ma présence pour déverser sa hargne. Parce qu’il était
hargneux, mon petit Geeky, et autoritaire, et agacé, terriblement agacé.
J’en suis resté baba et j’ai subi sa vindicte, sans trop savoir comment lui
répondre ou l’aider à avancer. J’aurais bien aimé trouver un moyen pour le
calmer et participer aux dérives de son cerveau, mais il était dans la colère et je
suis bien incapable de dire si, dans le même temps, ses neurones continuaient à
travailler sur ce qui le préoccupait tant.
J’en ai appris beaucoup en quelques minutes et des trucs importants. Je
savais que Pierre attachait de l’importance à son intelligence et qu’il s’en servait
comme d’une arme de pointe, mais je n’avais pas saisi la portée de cet
attachement. C’est la solution qu’il a trouvée pour exorciser les mauvais
souvenirs qui peuplent sa vie. C’est la notion de défi qui l’a mis dans cet état.
C’est un combat qu’il doit gagner, faute de ne pas avoir su se défendre contre ses
« camarades ». Ne pas y arriver, ce serait donner raison à tous les petits
tortionnaires qui ont jalonné son chemin.
Tout ça, c’était avant, avant la bombe qu’il a lâchée, témoins à l’appui et
spectateurs attentifs.
Putain de merde ! Je n’en reviens pas et je n’y crois pas. Il les a enfin laissés
sortir ces mots à la con, comme il l’a si bien dit. Je les ai chopés à la volée et j’ai
essayé de les retenir, mais ils sont passés trop vite. Après, j’ai été accaparé par
notre public et par la nécessité de les éloigner et de protéger Geeky. C’est son air
ahuri qui m’a mis sur orbite, là où il était déjà, complètement déconnecté de la
réalité et incapable de se rappeler de ce qu’il m’avait dit. Ça m’a fichu un coup,
un coup de matraque sur le crâne et je me suis retrouvé assommé.
Je t’aime… Me l’avouer et oublier qu’il me l’a dit !
Me le sortir comme ça, dans un moment de délire, d’une suractivité
intensive, dans ce putain de bureau, devant tout le monde, sans s’en rendre
compte.
Y’a largement de quoi perdre les pédales.
Je me fous un peu que tout le monde se retrouve au courant pour mon
homosexualité, ce n’est pas un problème en soi. Y’aura peut-être des vagues, des
critiques ou des remarques déplacées, mais cela m’importe peu. Par contre, que
l’on sache que je suis avec Pierre, c’est une autre histoire. Les collègues seront
sûrement moins tendres avec lui. Il n’en impose pas beaucoup et bien moins que
moi. Un euphémisme qui pourrait me faire marrer et qui m’inquiète plus
qu’autre chose.
Ce qui m’a fait manquer de réactivité face à mon cube en guimauve, c’est sa
déclaration à l’emporte-pièce que j’aurais adoré entendre dans l’intimité de sa
chambre, ou sous la douche dans un moment chaud, ou à table au cours d’un de
nos échanges. J’aurais aimé avoir ses yeux braqués dans les miens, leur teinte si
particulière mélangée à la mienne, son émotion me balayant comme un raz-de-
marée et mes sentiments brinqueballés dans tous les sens. Parce que ça aurait dû
être ainsi.
Je ne pouvais pas le prendre dans mes bras, le serrer contre moi, poser ma
bouche sur la sienne et mélanger nos langues. Je ne pouvais pas le caresser et lui
montrer à quel point ces mots me faisaient plaisir, à quel point je les ai attendus,
et dans quel état ils me mettaient. Au-delà de ces trois petits mots, il y a bien
plus : sa confiance, son laissez-passer dans sa vie et dans son univers, son
engagement, son désir d’être avec moi et de le rester. C’est un bouleversement,
une étape important et une ouverture essentielle.
En attendant, j’ai raté un naufrage, celui de mon Geeky. Il a fallu qu’il se
lève brusquement, les mains sur le ventre et le corps presque plié en deux, et
qu’il détale comme un malade, pour que je refasse surface et que je comprenne
que ma dérive avait eu des répercutions violentes.
Je ne prends pas le temps de m’attarder plus longtemps sur mes manques et
mes questions. Je cours derrière lui, dans une même lancée, une foulée identique.
J’assiste à sa déroute, le cœur en marmelade. Ce n’est pas d’un homme fort dont
il a besoin, mais d’un héros, et je n’en suis pas un. Bordel de merde ! Je ne suis
pas un putain de chevalier blanc ! Quelle merde que ce temps de retard, que ces
quelques minutes de décalage. J’aurais pu l’éviter, en le prenant simplement
dans mes bras et en laissant tout en plan, en l’emmenant avec moi jusqu’à son
appartement, au calme, juste lui et moi. J’aurais pu le faire si je n’avais pas
attaché tant d’importance à ces mots à la con.
Je me mets derrière lui, attrape ses cheveux que je repousse en arrière.
J’embrasse sa nuque d’un baiser léger et, de mon autre main, lui caresse le dos.
— Ça va aller, Geeky, ça va aller…
Putain de merde ! Combien de fois lui ai-je déjà offert une telle
affirmation ? Combien de fois ?!
— Détends-toi et calme-toi. Tout va bien…
Il cesse de vomir, son corps tremblant appuyé contre le mien. Je l’attire vers
moi et tire la chasse d’eau. C’est une situation impossible. Je ne supporte pas de
le voir ainsi, dans les relents âcres qui saturent les toilettes, par terre, si fragile, si
désespéré. Ça doit cesser tous ces moments pénibles, ces drames dus à des
incompréhensions et à ses conceptions erronées. Sa confiance n’est pas
suffisante, il ne se sent toujours pas en sécurité avec moi. Il y a trop de doutes et
d’angoisses enfouis en lui.
— Viens, Geeky. Rince-toi la bouche et partons d’ici. Je te ramène chez toi.
Je le force à bouger, il se laisse faire, tête baissée. Je le retourne et
l’encercle, l’enlace et le protège de mes bras. Je me fous qu’il dégueulasse ma
chemise, je me fous de l’odeur et du reste. Je veux qu’il recolle les morceaux de
son être et qu’il soit de nouveau entier.
— Viens, mon cœur.
Il réagit enfin, enroule ses bras autour de ma taille et se serre contre mon
corps chaud.
— Je suis désolé.
Il a une voix humide et rauque. Déchirante.
— Arrête d’être désolé, Geeky. Tu n’as rien fait de mal.
— J’ai merdé, complètement merdé.
— Mais non, tu as juste débarqué de ta planète et envahi la Terre. Notre
monde n’est pas prêt pour un mec comme toi, c’est tout.
— Dis pas de conneries.
Il y a un sourire dans son intonation de voix, tout petit, minuscule, mais il
est là.
— Je ne dis pas des conneries. La première fois que je t’ai vu, je me suis dit,
qu’avec toi, j’allais me balader entre E.T maison et une course à l’information.
— Ah bon ? Tu as pensé à E.T ?
— Ouais.
Pierre me repousse gentiment de ses deux mains et se tourne vers les
lavabos. L’eau lui lave le visage et la bouche, mais il ne semble pas satisfait. J’ai
un éclair de génie.
— Ne bouge pas, je reviens. J’ai toujours un sac dans le bureau avec des
fringues et un nécessaire de toilettes. Je vais te chercher du dentifrice et une
brosse à dents.
Je suis déjà à l’extérieur de la pièce quand sa voix, basse, arrive à mes
oreilles.
— Je suis vraiment désolé, Léo. J’ai oublié où j’étais… j’étais perdu dans
mon truc, dans les ramifications de mon cerveau et… je…
— On en parlera plus tard, Geeky, mais sache que je ne t’en veux pas. Y’a
pas mort d’hommes et c’est l’essentiel. Le reste, on fera avec. Il existe des trucs
bien plus graves que d’être homo et que ce soit connu au boulot, ou que l’on
sache que l’on est ensemble, ou même que tu m’aies dit que tu m’aimais dans
des putains de conditions à la con. Tant pis pour toi, tu vas devoir te répéter et le
faire correctement.
Il me regarde à travers le miroir, les yeux rouges et le teint très pâle. Le
soulagement et l’incrédulité ont le pouvoir sur lui. Il a du mal à y croire.
— Tu es sérieux ? Tu t’en fous ?
— Je n’avais pas prévu de tels rebondissements et j’aurais préféré m’en
passer, mais ce n’est pas très important… J’ai été dans l’armée, Pierre, et j’ai
vécu des moments pas faciles, des moments où sauver sa peau est la seule chose
qui compte. Dans ce boulot qui est le mien, c’est aussi avec la vie que l’on joue.
Alors, crois-moi, que l’on sache que je suis gay n’est pas vraiment important,
pas plus que l’on sache que toi et moi, on est ensemble… Par contre, que tu
m’aimes, ça c’est important, mais je n’en parlerai plus ici.
Il hoche la tête, le visage et les traits tirés, le regard plus sérieux que jamais,
terriblement à l’écoute. Il est présent, à cent pour cent, et il a entendu tout ce que
je lui ai dit. Il l’a intégré aussi, je le sais. Il ne s’est pas relâché, oh non ! Ce que
je lui ai dit ne peut pas le lui permettre, mais il est rassuré en ce qui nous
concerne, et c’est bien ma priorité.
Trois minutes plus tard, je suis de nouveau à ses côtés. Dix de plus et on est
dehors. Une demi-heure après, je gare ma voiture devant chez lui.
— Je vais commencer par une douche, si ça ne te dérange pas.
— Nan, pas de problème. Il faut que je passe chez moi de toute manière. Je
vais récupérer des fringues et mes affaires de sport. Il faut aussi que je m’occupe
de mon courrier… Tu as besoin que je reste avec toi ? Je peux faire tout ça un
peu plus tard, si tu préfères.
— Non, ça va aller… Tu ne m’en veux vraiment pas, Léo ?
— Non, je ne t’en veux pas.
— D’accord… Un petit moment seul ne me fera pas de mal.
— Je serai là dans une heure et demie, tout au plus.
— Je me douche et je prépare le dîner.
Je lui fais un sourire canaille et un rien moqueur. Préparer le dîner ! Il y croit
en plus !
— Tu es un as du micro-onde, Geeky, mais ça ne s’appelle pas préparer à
dîner.
— Que tu dis ! Avec un peu d’imagination, tu peux bien faire semblant de
croire que j’ai passé une heure dans la cuisine rien que pour toi.
— Je peux essayer.
Je lui attrape la nuque et rapproche son visage du mien. On chlingue tous les
deux, mais je m’en bats les couilles. J’ai connu d’autres puanteurs, bien plus
dérangeantes et désagréables que celle-là. Sa bouche sent le dentifrice à la
menthe, c’est l’essentiel.
J’effleure ses lèvres délicatement et lui retire ses lunettes. Elles prennent
vraiment trop de place. Impossible de lui offrir un vrai baiser de cinéma avec ces
trucs entre nous.
Je repars dix minutes plus tard, une fois sûr et certain qu’il va bien, chauffé
à blanc et à l’étroit dans mon froc.

Mon timing est parfait, j’ai une horloge interne très efficace. C’est bien
quatre-vingt-dix minutes plus tard que je cogne à sa porte. Je n’ai pas l’intention
d’en venir à sonner, un moyen comme un autre de lui faire savoir que c’est moi.
Il est propre comme un sous neuf, la peau rose d’avoir été frottée et d’être
restée longtemps sous l’eau chaude – une simple évidence – et il sent bon. Il a
remis son pyjama avec ses nounours et ses cœurs. Il va falloir que je pense à lui
en offrir un autre du même acabit, il va finir par l’user avec toutes ces tempêtes
qu’il traverse. Parce que oui, j’ai remarqué qu’il ne le mettait qu’après avoir
vécu un moment particulièrement fort émotionnellement. Je suis très attentif
comme mec, d’autant plus quand ça le concerne, même si j’ai quelques ratés de
temps à autre.
— Tu vas mieux ?
— Oui.
— Heureux de te l’entendre dire et de constater que c’est vrai.
— Je prendrais bien un câlin.
C’est si gentiment quémandé, si rarement demandé, que je ne peux pas le lui
refuser, d’autant plus que j'en ai très envie moi aussi.
— Viens, mon cœur.
Ses paupières papillonnent quelques secondes, ces mots tendres lui ont fait
du bien et lui en font encore. Il se jette dans mes bras. Je les aime aussi, ils sont
parfaits pour lui.
— J’ai cru que tu allais me quitter.
— N’importe quoi ! Pas pour si peu, Pierre.
— Ce n’était pas rien. Je t’ai mis dans une situation impossible. C’est la
merde !
— Bah ! Que des petites vagues sans intérêt.
— Je n’en suis pas si sûr. Le monde est cruel.
— Tu as parfaitement raison, le monde est cruel. Raison de plus pour ne pas
se prendre la tête avec des détails. Je n’ai jamais eu l’intention de faire mon
coming out au boulot, mais je ferai avec.
— D’accord, mais… tu crois qu’ils vont t’en faire baver ?
— Pour ça, il faudrait qu’ils aient du pouvoir sur moi ou qu’ils
m’impressionnent, ce qui n’est pas le cas.
— Et avec moi ?
— Je n’ai pas la réponse à cette question, Pierre, mais s’ils ne veulent pas
que je leur pourrisse la vie, ils feraient mieux de ne pas se risquer à te chercher
des noises.
— Je… je ne veux pas te mettre à mal avec tes collègues, Léo.
— Ce ne sera pas le cas. Je suis le même et tu l’es aussi. S’ils ne le
comprennent pas, ce sera leur problème, pas le nôtre. Antoine est au courant et il
est content pour nous. On pourra compter sur lui, d’autant plus qu’il t’aime bien.
Le patron t’a à la bonne… Ça devrait aller.
— GC m’a à la bonne ?
— Évidemment ! Il te passe tous tes caprices !
— Ah bon ?
— Parce que tu crois que n’importe lequel de ses hommes pourraient arriver
à l’heure qu’il veut, être absent quand il a un coup de blues et garder son
boulot ? Même pas en rêve, Geeky !
— Je croyais que c’était parce qu’il avait besoin de moi.
— C’est une des raisons, mais pas la seule, crois-moi. Si c’était le cas, il te
ferait chier pour que tu respectes les règles et que tu te pointes à l’heure, quitte à
aller te chercher chez toi tous les matins à sept heures, jusqu’à ce que tu en aies
marre et que tu le fasses de toi-même.
— Oh oh ! Il ferait ça ? Jouer la nounou avec moi ?
— Il ne jouerait pas les nounous, Geeky, mais les sergents instructeurs.
— Ah, pas terrible. Je n’ai pas encore appris à faire correctement le salut
militaire. Mon cerveau rechigne, alors mon corps ne suit pas.
— Et c’est tellement mieux quand ton corps suit le mouvement.
Il a ses bras autour de ma taille et sa tête posée sur mon cœur. Son souffle
passe à travers mon tee-shirt et réchauffe ma peau. C’est un moment si calme, si
doux. Ce sont des instants comme ceux-là que j’aime retrouver lorsque je viens
chez lui. Je me marre souvent aussi, des éclats de rire que j’ai peu connus ces
dernières années. J’ai tout autant ma dose de sexe, il répond parfaitement à mon
appétit et faire l’amour avec lui est toujours bon, quelle que soit la saveur qu’on
lui donne. Mais ces instants-là, ceux qui me ramollissent et font de moi un
nounours en peluche, sont singuliers. Ils ne sont possibles que parce que c’est lui
et personne d’autre.
— Tu sais, Léo, je pensais ce que j’ai dit tout à l’heure
— Tu as dit beaucoup de choses, Geeky, sur tous les tons possibles. Je ne
t’avais jamais vu comme ça. Je n’aurais même jamais imaginé que c’était
faisable.
— C’est la première fois que ça m’arrive… D’habitude, derrière mes ordis,
je m’amuse. Bien sûr, je me lance des défis et je mets à l’épreuve mon cerveau et
mes compétences, mais si je bloque, ça n’a pas de conséquence… Là, c’est
différent. Tout ce que je fais au bureau a des effets… Si je n’y arrive pas, ça peut
avoir des répercussions terribles.
— C’est vrai, mais tu n’as pas à porter ça sur tes épaules, Pierre. Ton boulot
est très important, autant que le nôtre, peut-être même plus, mais si tu passes à
côté de quelque chose, personne ne t’en tiendra rigueur. Tout le monde sait que
tu ne ménages pas tes efforts et que tu n’es pas payé à rien foutre. Tu fais du
mieux que tu peux. N’exige pas de toi plus qu’il n’est humainement possible, s’il
te plaît.
— Tu as raison, mais c’est difficile de… d’avoir tant de pouvoir, au fond…
Regarde cette bombe… Si je n’avais pas trouvé cette info, si j’étais passé à
côté…
— Mais ça n’a pas été le cas. Tu passeras à côtés de pas mal de trucs, tu ne
pourras pas l’éviter. Accroche-toi à ce que tu as réussi, à ceux que tu as sauvés,
pas à ce que nous ratons, sinon tu ne vas pas tenir et tu seras obligé de changer
de travail… C’est ce que tu veux, changer de boulot ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux… J’aime ce que je fais et pourquoi je le
fais… Je n’en reviens pas, mais c’est la vérité. Je suis content d’avoir eu le
courage de franchir la porte de ce grand bâtiment impressionnant… Oui, je suis
content.
— Tant mieux. J’en suis content aussi et pas seulement pour des raisons
professionnelles.
— Moi non plus, pas seulement.
Je resserre ma prise autour de lui, mon menton sur son crâne et une de mes
mains dans son dos. Je la glisse sous sa veste de pyjama et chemine sur ses reins.
— Je pensais ce que j’ai dit tout à l’heure.
— Tu l’as déjà dit, mais je voudrais bien connaître la suite, ce à quoi tu
penses exactement.
Je sais à quoi il fait référence, mais j’ai besoin de l’entendre, de l’entendre
autrement, et il a besoin de le dire, de le dire vraiment.
J’embrasse ses boucles. J’attends, je l’attends…
Chapitre 23
Pierre, dit Pi

C’est bon, c’est chaud, mon corps enveloppé par celui de Léo. C’est
puissant, c’est grisant, cette force qui est la sienne, cette assurance qui ne le
quitte jamais. Toujours ces mêmes questions redondantes et qui m’obsèdent.
Comment fait-il pour ne jamais s’alarmer de mes dérives et de mes noyades ?
Comment fait-il pour toujours trouver les mots justes et les attitudes qui vont
avec ? Ce n’est pas moi l’extra-terrestre, c’est lui.
La perfection existe-t-elle ? Tiens, une nouvelle question… C’est vrai,
quoi ! Il est parfait cet homme et il ne peut pas l’être plus, ou alors, je suis mort
et au Paradis... Ça doit être ça, l’inverse serait trop incroyable. J’ai dû trépasser
sans m’en rendre compte et, depuis trois mois – temporalité terrestre – je suis
dans l’au-delà. Je suis tout de même étonné de me retrouver au Paradis. Je ne
pensais pas le mériter. Je n’ai rien fait de vraiment répréhensible pendant mes
vingt-quatre années passées sur la planète Terre, mais je n’ai pas non plus réalisé
de grandes choses. Je n’allais même pas à la messe le dimanche ! C’est dingue
tout de même ! Et triste aussi. J’ai dû laisser mes trois femmes dans la peine, une
grande peine. Elles m’aiment beaucoup et je les aime tout autant.
Mince ! Même sans Léo, je serais bien resté un peu plus longtemps avec
elles… Quoique, il est vraiment bon ce mec…
— Geeky…
Il a une belle voix aussi, un concentré de virilité et de douceur mêlées. Et il
sent bon, terriblement bon, le gel douche et le mâle. Dieu me permet-il vraiment
de vivre une relation homosexuelle dans son antre ? Il est encore plus généreux
que je le croyais. Quelle veine j’ai, tout de même.
La main qui caresse mes reins descend un peu plus bas et se faufile sous
mon bas de pyjama. Elle caresse mes fesses gentiment. Tiens, j’ai emporté
pyjama-doudou avec moi. Quelle bonne idée j’ai eue ! Je suis un type génial, pas
à dire. J’ai dû mourir dans mon lit, un soir de déprime. Aucune autre possibilité
pour que je sois ainsi vêtu. Mon cœur a dû lâcher à force de se sentir seul, entre
mes draps froids et si sages. Las et trop solitaire, il a cessé de battre, ne trouvant
plus aucune utilité à rester dans ce petit appartement que j’aimais bien pourtant.
— Geeky ?
— Humm…
J’adore ce petit nom dans sa bouche, sur ses lèvres, susurré à mon oreille. Je
m’y suis fait, il est devenu une sucrerie qui n’a plus rien à voir avec la définition
erronée d’un geek. Il réveille mes bas instincts et ce qui leur est directement
connecté.
Sa paume est plus ferme tout à coup, pleine de promesses. Je me rapproche,
me colle un peu plus, un peu mieux, à ce corps immense et brûlant. Oh là là ! Je
vais passer à la casserole des Enfers, avec un goût de Paradis sur le bout de la
langue.
— Geeky !
— Je suis là.
— Tu es sûr ?
— Pas qu’un peu. Tu es l’Enfer et je suis au Paradis. C’est parfait.
Deux grandes mains m’écartent de cette montagne de muscles. Ah non !
Hors de question ! Même pas en rêve !
— Non !
— Non quoi, Geeky ?
— Reste-là, près de moi.
— Je n’ai pas l’intention de partir, je voudrais juste que tu me regardes.
Pour quoi faire ? Je sais à quoi il ressemble, je pourrais le redessiner les
yeux fermés. Pas avec un crayon sur une feuille à dessin, mais sur mon ordi, sur
3.14. Faut pas non plus m’en demander trop !
— Bon, ça suffit, Geeky ! Tu es, une fois encore, trop bizarre. Tu as fumé la
moquette ou tu as pris un cacheton ? Regarde-moi !
Qu’il est autoritaire, mon GBT ! Il va finir par mettre mon cerveau dans de
mauvaises dispositions, s’il joue un peu trop les alphas. Je cède, pourtant, je ne
veux pas le perdre.
Je recule et lève la tête. Il est vraiment, vraiment beau. Mes lunettes quittent
mon nez et mon regard se perd dans le sien, dans ce marron si riche et si
profond. Du chocolat noir, cent pour cent cacao.
— Geeky, tu es parti où là ?
— Nulle part, je suis avec toi.
—…
— Quoi ?
—…
— Léo ?
— Oui, Léo ! Merde, tu vas redescendre sur terre !
— C’est là que tu es ?
— Évidemment ! C’est quoi ces conneries ?
— Je ne suis pas mort ?
Mon GBT secoue la tête et ferme les yeux. Il est dépité. Il les rouvre
quelques secondes plus tard, incrédule et dérouté.
— Je vais finir par croire que tu te drogues, Geeky… Non, tu n’es pas mort.
Pourquoi dis-tu un truc pareil ?
— Eh bien… Un mec comme toi, ça n’existe pas. Je ne peux donc qu’être
mort et au Paradis.
Sa bouche se crispe et son regard s’illumine. Ses paumes prennent mon
visage en coupe et j’ai de nouveau son regard plongé dans le mien.
— Tu peux la répéter celle-là ? Je ne suis pas sûr d’avoir bien entendu.
— Je disais qu’un mec comme toi, ça n’existait pas. Mais comme tu es là et
bien là, je me suis dit qu’à un moment ou à un autre, j’avais dû laisser ma peau
quelque part et monter au Paradis. Bon, je suis tout de même étonné que Dieu
m’autorise à coucher avec un homme, mais je ne vais pas m’en plaindre.
— Tu déconnes ?
— Nan, pas du tout.
— Oh putain ! Tu n’es pas croyable. Si tu n’existais pas, il faudrait
t’inventer... Au Paradis, à baiser avec un mec, en l’occurrence, moi… Tu es
impayable !
Son rire fuse et secoue toute sa carcasse. Un rire explosif, joyeux,
emportant. Il est plus que beau, magnifique. Je souris comme un benêt devant
tant de splendeur.
— Bon, maintenant que tu en as fini avec tes délires et tes blagues à deux
balles, tu veux bien revenir à l’instant présent, s’il te plaît.
J’ai un pincement au cœur et un soupir à l’orée de la bouche. Il est
effectivement temps que j’atterrisse et que je redevienne sérieux.
— D’accord, je suis reviendu !
— Arrête, Geeky. J’adore ton humour, tes dérives et les tribulations de ton
cerveau, mais la journée a été longue et je n’ai pas beaucoup dormi. Je ne
dédaignerais pas un bon repas chaud et une bonne bière fraîche.
Je suis impossible à vivre, un électron libre et un hôte incompétent. Je suis
un trouillard, un grand trouillard. Eh oui ! Il m’arrive d’être grand !
— Tu veux bien remettre tes mains sur mes fesses, me soulever et me porter
à ta hauteur ?
— Je peux faire ça.
— Fais-le, s’il te plaît.
Comme Léo, c’est Léo, il ne fait pas dans le détail ou dans les hésitations. Il
attrape le devant de ma veste, me tire à lui, glisse ses mains sous mon pantalon,
agrippe mes fesses fermement et me soulève. Le tout en deux secondes, sans
effort ni dépense d’énergie.
— Voilà, tu y es à ma hauteur.
— C’est pas mal. J’ai un peu le vertige.
— Tu me tues, Geeky. Je vais finir chez les fous, si ça continue.
— Bienvenue au club.
J’arrête là mes conneries, elles ont assez sévi, et me décide à lui accorder
l’attention qu’il mérite. J’enlace sa nuque, pose ma tête sur son épaule et
embrasse son cou. Je joue avec ses cheveux, croise mes pieds dans son dos. Je
veux toucher cette connexion qui nous relie, entendre son cœur battre et suivre
les pulsations de son pouls. Je veux me sentir aussi vivant qu’il l’est,
puissamment vivant. Je me redresse grâce à l’appui de mes jambes contre ses
hanches et cherche sa bouche. Je pose mes lèvres sur les siennes, en lèche les
contours et me glisse dans son antre humide dès qu’il m’en donne l’autorisation.
Je ne précipite rien, bien au contraire. C’est un baiser lent et amoureux que je lui
offre, de ceux qui font monter la pression sans brutalité, graduellement,
suavement. Il y répond de la même manière, me suit sans rien m’imposer, me
laissant seul maître à bord. Je ne souhaite pas que cela nous conduise vers une
séance de sexe. Si c’est le cas, je ne rechignerai pas, mais ce n’est pas mon
objectif. J’ai raté ma déclaration une fois, de façon magistrale, du cent pour cent
Pi, mais Geeky ne veut pas en rester là, Pierre non plus, pas plus que Pi qui veut
rattraper sa bourde.
Je mets fin à notre échange délicatement, je parcours sa mâchoire, retrouve
la peau plus fine de son cou et le parsème de baisers humides.
— Tiens-moi bien.
— Je te tiens, Geeky, et je ne te lâcherai pas. Tu peux me faire confiance,
totalement confiance.
Une de ses mains quitte mes fesses et enlace solidement ma taille. Je retire
mes bras, ne comptant plus que sur lui pour me maintenir, et je fais ce geste qui
est le sien, prendre son visage entre mes mains si délicates. Je lui donne mon
regard, sans tricherie ni faux-semblants, sans voile ni secret. La couleur de ses
iris est encore plus sombre, brillante. Ses yeux me disent l’attente qui est la
sienne, son envie et son besoin de m’entendre lui dire ces trois mots, dans le
calme et la douceur, dans l’intimité qui est la nôtre, dans la sincérité qui est la
mienne, celle qu’il contemple comme une richesse inégalable. Il sait de manière
certaine, par instinct, et parce qu’il me connaît bien, mieux qu’il ne devrait être
possible après si peu de temps passé ensemble, qu’une fois dits, ils ne pourront
plus être retirés. Ils lui appartiendront avec tout ce qui va avec. Les lui donner,
c’est l’accepter dans ma vie et dans mon monde. C’est l’autoriser à y rester et
c’est lui faire confiance. C’est accepter l’impensable, admettre qu’il m’aime
aussi et, qu’avec lui, je suis en sécurité.
Je suis une boule d’émotion, alors que toutes ces vérités me traversent
l’esprit. Mon cœur s’est emballé et des centaines de papillons s’ébattent dans
mon ventre. Mes paumes deviennent moites, mes yeux s’humidifient. Je n’ai pas
envie de pleurer, c’est juste l’intensité de ce que je ressens qui monte et
m’accapare.
Je pose mes lèvres sur les siennes, un simple effleurement, mes yeux
toujours dans les siens. Je suis effrayé, mais la douceur de son regard m’appelle.
Le bref éclat qui le parcourt, comme un éclair d’amusement, me libère. Il sait ce
que je suis sur le point de lui dire et cela lui est assez pour en être heureux. Parce
qu’il suit les rouages de mon cerveau, il a envie de rire. C’est plus que suffisant
pour m’affranchir de mes peurs.
— Je t’aime, Léo.
Ses paupières s’abaissent, une rapide seconde, avant de se soulever sur un
lever de soleil. Ses mains s’affermissent, le temps se fige, l’appartement
disparaît, comme tout le reste. Son souffle taquine mes lèvres et ses yeux font
l’amour aux miens. Je l’embrasse, replace mes bras autour de son cou et repose
ma tête sur son épaule. Je ne veux pas autre chose, juste ce moment silencieux,
cet enlacement de nos corps et nos cœurs qui battent à un même rythme. Juste
cela, le temps que cela durera.

Je suis réveillé en sursaut par mon surnom, Geeky, prononcé plusieurs fois
sur un ton de panique. Je me redresse d’un bond, tends la main vers la lampe de
chevet et tâtonne pour trouver l’interrupteur. La lumière, tamisée, jaillit et je me
tourne vers le grand corps qui occupe mon lit. Léo est en plein cauchemar, une
première qui me laisse indécis.
— Geeky, Geeky, dis-moi ce que je dois faire…
Euh… j’en sais rien, vraiment rien. J’hésite entre le rire et la commisération.
Non pas qu’il me plaise de le voir perdu dans un mauvais rêve, mais tout de
même, c’est surprenant. Je ne peux toutefois pas le laisser s’y égarer plus
longtemps. Pour une fois que je suis l’homme fort de la maison, je vais assurer.
Je pose ma main sur son épaule, sans pression.
— Léo, réveille-toi. Je suis là, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Il s’assoit dans un bond prodigieux, m’envoyant presque valdinguer en
dehors du lit. Heureusement que je me tenais à distance !
— Hein ? Quoi ?
— Un mauvais rêve, Léo, c’est tout.
— Oh la vache ! Quel putain de rêve !
Il n’est pas encore tout à fait avec moi, mais ça ne saurait tarder. C’est un
dur à cuir, un ancien militaire et un flic. Il ne va pas mettre trois heures, comme
je l’aurais fait si j’avais été à sa place.
— Je suis là, gros dur, pour te dorloter et te rassurer.
— Tu te fous de ma gueule !
— Un peu, mais juste un peu.
— Hé ! Tu n’as pas le droit ! C’était peut-être un terrible cauchemar, à faire
flipper les chiens de l’Enfer.
— Tu déteints sur moi, Léo. Tu dramatises et tu me piques mes expressions.
— Et alors ? C’était un sacré mauvais rêve.
— Raconte !
— Nan !
— Pourquoi ?
— Tu vas te foutre encore plus de ma gueule.
— Oh ! Tu m’intéresses, là.
— P’tit con !
S’il veut, autant qu’il veut, tant qu’il me dit tout. Je reprends ma place dans
le lit et le force, avec sa participation, sinon ça aurait été impossible, à me
rejoindre. Je me colle à lui, enlace mes jambes aux siennes et me fais très, très
câlin.
— Allez, raconte. Papa Geeky est là, tu n’as pas à avoir peur.
— Tu es un vrai p’tit con !
— Ouais, c’est un fait acquis. Allez, fais pas ton cabochard.
— Seulement et seulement si, tu ne te marres pas comme un pingouin.
— Promis.
— C’est ça !
Je joue de mes atouts, de tous mes atouts. Je pose ma paume sur ses
abdominaux parfaits et me fais caressant. Je descends un peu plus bas, juste un
peu, à l’orée, et j’y vais de mon va-tout. Maintenant que je les ai prononcés
quelques heures plus tôt, ils viennent facilement.
— Je t’aime, Léo.
— Manipulateur !
Tu m’étonnes, Léone ! Je ne vais pas me gêner sur ce coup-là ! Je descends
plus bas, bien plus bas, et attrape sa virilité naissante. Il est toujours chaud, en
réactivité immédiate. Une bête de sexe, mon lion.
— Je t’aime vraiment, tu sais.
— Tu es chiant.
— Aussi.
— D’accord… Euh… T’étais perdu.
— Perdu ? Où ?
— Quand on est perdu, on ne sait pas où on est !
— Très drôle. Où ?
— Dans 3.14.
— Dans 3.14… Tu m’en diras tant. Et ?
Je suis au bord du fou rire. Il est tellement gêné de me raconter son rêve et
je sens que ça va être un beau délire, à m’en faire pleurer de rire pour les années
à venir.
— Je ne savais pas comment te sortir de là. Il y avait plein de chiffres, des
combinaisons complètement illisibles, un tourbillon de nombres qui mettait ma
tête à l’envers et me filait la nausée.
— Et ?
— Tu me hurlais de trouver une clé USB.
— Une clé USB… T’en as trouvé une ?
— Tu disais que c’était la seule solution pour te sauver… t’enregistrer sur
une clé USB.
Oh merde ! Je ne vais pas être capable d’entendre la suite, je ne vais pas
résister.
Du cran Pi, du cran ! Tu te bidonneras après, à la fin.
— Et ?
— Et tu m’as réveillé.
— Oh ! Mon pauvre gros lion. C’est un rêve horrible.
— Tu ne peux pas imaginer… Je ne comprenais rien, je te perdais… Plus le
temps passait et plus tu disparaissais dans cette spirale… Tu te fous de ma
gueule !
— Non, non, pas du tout.
Si, si, bien sûr que si… C’est trop hilarant… Mon rire jaillit comme la lave
d’un volcan, explosif, irrépressible, à m’en tirer les larmes aux yeux et pas
qu’une, oh non, pas qu’une. Sa réponse est immédiate : il me cloue au lit et me
domine de sa force, son corps pesant lourdement sur le mien.
— Tu vas me le payer, sale petit génie de mes deux.
Oh oui ! Fais-moi payer, GBT, fais-moi payer !
Il emprisonne ma bouche, mais j’ai besoin de respirer. Mon souffle est déjà
complètement pris par mon fou rire. Il le comprend très vite et me laisse la
marge nécessaire. L’alternative qu’il trouve me coupe le sifflet, fait taire mon
rire et me fait râler et gémir. Il a une bouche et une langue si audacieuses et si
expertes. Ce sont de véritables œuvres d’arts que ses caresses ciblées et sans
fioriture sur mon sexe qui a très vite trouvé de la vigueur.
Je coupe mes pensées, je rirai tout à l’heure, à en perdre haleine. Là, je
préfère me concentrer sur ce que Léo, mon beau Léo me fait. Je vais cacher
toutes mes clés USB dans un coffre-fort pour qu’il n’en trouve jamais aucune
dans cet appartement et que mes nuits soient toutes coupées de cette façon. Je
vais même les brûler, pour plus de garantie. J’aime qu’il me fasse crier.
Chapitre 24
Léonard, dit Léo

Petit déjeuner pénard, comme je les aime. Un peu de temps devant moi,
celui de m’asseoir tranquillement, de savourer deux tasses de café et de manger
un peu. Il n’y a pas grand-chose chez Geeky, mais avant mon footing, quelques
céréales me suffisent. Geste exceptionnel, il a fait l’effort de se lever et de
s’installer à mes côtés. Faut dire qu’on s’est réveillé tôt, après ce rêve débile qui
l’a amené se marrer comme un pingouin pendant… pas longtemps. J’ai su lui
clouer le bec, ce qui nous a amenés à l’heure de sortir du lit. Depuis, il est dans
le potage, du rire au fond des yeux. Je vais l’entendre pendant un moment celle-
là ! Il m’a foutu les jetons avec sa crise informatique, même si le terme est un
peu fort. Disons que la fin de journée et la soirée ont été un peu rudes, et que je
n’avais pas beaucoup dormi. Si on ajoute sa conclusion, sans oublier son délire
de Paradis et d’Enfer, je ne suis pas prêt de l’oublier. Belle performance que
celle de mon Geeky et, pas à dire, je me sens léger ce matin. J’espère qu’après
avoir réussi à me révéler ses sentiments, il va se sentir mieux dans ses fringues et
dans une confiance qui nous évitera à l’avenir ses crises existentielles. Il est
quelque peu épuisant mon Geeky. Je ne suis pas encore vieux, pas au point de ne
pas pouvoir supporter un bouleversement de temps à autre, mais ils ont tendance
à se répéter depuis que je le connais. Maintenant que nous avons posé une base
sur laquelle construire les fondations de notre relation, cela devrait aller de
mieux en mieux. S’il a été sincère, ce dont je ne doute pas, il devrait se sentir
plus en sécurité avec moi.
— Elle est loin la salle où tu fais ta muscu ?
— À côté de chez moi.
Une première que celle de s’intéresser à mes occupations. Sa question ne
peut pas être anodine. Qu’a-t-il en tête ?
— Pourquoi ?
— Pour rien… C’est compliqué d’aller chez toi en bus ?
— Aucune idée. À quoi tu penses ?
Haussement d’épaules, regard un peu fuyant et tasse de chocolat fumant
qu’il ne touche pas, que des indices qui me disent que sa demande est
importante.
— Geeky, pourquoi cette question ?
— Oh, euh… des conneries.
— Tu aimes les partager tes conneries, alors crache le morceau.
— C’est juste que je me disais… J’aurais pu aller au boulot en même temps
que toi ce matin.
— Quel est le problème ?
— Tu ne vas pas revenir me chercher, ce serait une perte de temps.
— C’est sûr… Serais-tu inquiet, Geeky ?
— Un peu.
On avance, à lenteur d’escargot, mais on progresse. Entre ses sorties
incontrôlées, et incontrôlables, qui peuvent faire des siennes à tout moment, et
les vers qu’il faut lui sortir du nez à d’autres, il a de la chance que je sois
perspicace et attentif. Il est épuisant : le mot n’est pas galvaudé !
— À cause des collègues ?
— Ouais.
— Le fait que je m’en tape ne t’est pas suffisant ?
— Ça pourrait.
Il est impossible, terriblement impossible. Ce n’est plus de l’amour qu’il
faut avec lui, mais de l’abnégation.
— Que te manque-t-il pour que ça le soit ?
— D’être sûr qu’on ne va pas t’emmerder et que ça ne change pas trop pour
toi au boulot. La certitude qu’on continuera à m’ignorer et à me foutre la paix.
— Ce ne sera peut-être pas le cas aujourd’hui, mais ça va se tasser.
— Espérons-le… Tu t’en tapes vraiment ?
— Je te l’ai dit. J’aurais préféré éviter de sortir du placard au boulot, mais
maintenant que c’est fait, je ne vais pas en faire tout un plat.
Les rouages de son cerveau fonctionnent au ralenti à cette heure, sans être
complètement à l’arrêt. Il ne m’a pas encore déballé tout ce qui s’agite là-
dedans.
— Mais encore ?
— Quoi ?
— Tu ne m’as pas dit tout ce qui te préoccupe, Geeky.
— Tu es chiant, tu sais.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité !
— Ça lui arrive souvent et de plus en plus. Le business est partout, même
dans les couloirs blancs des hôpitaux.
Eh voilà ! C’est reparti pour un tour ! Rien à faire, il m’amuse toujours,
même quand il m’agace.
— Ce qui signifie ?
— Si tu t’en fous, je n’ai aucune raison de me la fermer, et comme je vais
être sur la défensive, ça va certainement fuser à tout va.
Comment ai-je pu ne pas y penser ? Quelle négligence de ma part ! La
situation pourrait être drôle, sauf qu’elle pourrait être pire. L’envenimer n’est pas
dans mes projets. De plus, j’aimerais bien que son humour à deux balles, qui ne
l’est pas tant que ça – il est trop intelligent pour qu’il ne soit que pauvre et
minable – puisse se manifester pour d’autres raisons que celles de se défendre ou
d’attaquer.
— Si tu pouvais éviter d’en faire trop, je t’en serais reconnaissant. J’en ai
pris mon parti, c’est vrai, mais je n’ai pas l’intention de ruer dans les brancards.
Assainir la situation a ma préférence.
— Comment ?
— Si personne ne met le sujet sur le tapis, je ne le ferai pas non plus. Si on
veut m’en parler, je répondrai. Si on m’attaque, je mettrai les points sur les « i ».
— Et moi ? Tu crois qu’on va me laisser tranquille ?
— C’est une possibilité. Peu se sont intéressés à toi depuis ton arrivée, ça
peut très bien continuer. Tu es à part pour nombre d’entre eux, même s’ils
reconnaissent que ta présence nous apporte beaucoup. Que tu sois homo ne doit
pas les avoir tellement perturbé.
— Ce qui n’est pas le cas pour toi.
— Bien vu. Non, ce ne sera pas le cas pour moi. Ils ont tous été, soit surpris,
soit choqués.
— Fait chier !
— Ne te prends pas la tête. Je suis à même de me défendre ou de rendre
coup pour coup.
— Je n’en doute pas… Tout compte fait, je pense qu’il est mieux qu’on
n’arrive pas ensemble. Ils ont peut-être oublié.
— Bien sûr !
Il n’a pas les pieds sur terre, là, mon petit Geeky. Il n’y a aucun risque pour
qu’ils oublient, ce qui ne veut pas dire que je suis en mesure d’anticiper leurs
réactions. Beaucoup va dépendre de l’attitude du patron, tout du moins à
l’intérieur des murs. À l’extérieur, ce ne sera pas un problème. Ceux qui auront
décidé de m’éviter pourront le faire sans trop de mal. Personne ne force
quiconque à assister aux soirées bières et matchs que l’on organise avec Antoine,
pas plus que d’aller boire un verre dans notre bar préféré certains soirs. Ils iront
ailleurs et puis c’est tout.
— Va enfiler des fringues et prends quelques affaires propres. Tu te
doucheras chez moi pendant que j’irai courir. On va au boulot ensemble.
— Tu es sûr ?
— Autant battre le fer tant qu’il est encore chaud. On arrive ensemble, le
message est clair. C’est ainsi et pas autrement. Ils s’y font ou pas, ce n’est pas
notre problème, mais le leur.
— Bon, si tu veux… Tu es resté ici plus longtemps que prévu. Tu vas avoir
le temps de tout faire ?
Je regarde ma montre, je n’en ai, en effet, plus assez pour appliquer ma
routine habituelle.
— Je vais me contenter de mes kilomètres de footing. Il n’y aura pas de
muscu ce matin. Ce n’est pas grave, cette discussion était importante.
— On n’est plus obligé d’aller chez toi, alors ?
— C’est vrai, je peux courir n’importe où.
Je ne sais pas ce que va donner cette journée, mais j’avoue que je lorgne sur
le week-end avec envie. Tout compte fait, je commence à me faire vieux.

C’est incroyable comme une situation particulière vous rend tout différent.
Le parking où je me gare presque chaque jour me paraît inconnu. Le bâtiment
dans lequel je pénètre avec Pierre à mes côtés ne me semble plus aussi habituel.
L’atmosphère a un parfum d’étrangeté qui me saute au visage.
Nous ne faisons aucun arrêt jusqu’à notre bureau où nous retrouvons
Antoine déjà installé. Nous sommes arrivés plus tôt, lui aussi.
— Déjà là ?
— Ouais… Je me suis dit que vous auriez peut-être besoin d’un allié.
— Sympa, merci.
— De rien.
— Des bruits de couloir ?
— Ça a un peu jacassé après votre départ hier, rien d’étonnant ni rien de
plus.
Je retire mon blouson, ce que Pierre a déjà fait. Il n’a pas mis long feu pour
se glisser derrière ses ordis et enfiler son casque. Il va s’enfermer dans son
monde virtuel et n’en sortira que si on l’y force. Je crois qu’il a décidé de me
laisser gérer la situation pour ne pas prendre le risque de la compliquer. C’est un
peu ce que je lui ai demandé, à bien y réfléchir, et il l’a compris avant moi.
— Pour Pierre, ça va ?
— Ouais… Il s’inquiète pour moi et il a peur d’être la cible de nos chers
collègues tout en muscles. Il s’en veut aussi.
— Bah ! Il était en surexcitation intense. Il ne l’a pas fait exprès pour te
mettre à mal. On fait tous des bourdes.
— Ouais, pas de problème pour moi.
— Ça ne les regarde pas, de toute façon. Toi et Pierre, vous ne vous affichez
pas et le boulot ne pâtit pas de votre relation. C’est la seule chose qui importe.
— Je suis d’accord avec toi, mais pas sûr que ce soit le cas de tous.
— Possible…
En attendant, c’est encore calme, autant agir comme d’habitude et ne pas
faire de plans sur la comète. Les réactions humaines peuvent être très
surprenantes, dans le bon comme dans le mauvais sens. Une vérité
incontournable.
Les bureaux se remplissent peu à peu et l’effervescence journalière se met
en place, comme des rouages bien huilés. Elle l’est jusqu’à l’étape la plus
importante, l’entrée du Chef dans notre antre.
— Léo…
— Tu peux parler devant Antoine, aucun souci.
Il entre et referme la porte derrière lui. Conversation privée. Je jette un
rapide coup d’œil vers Pierre. La raideur de son dos m’informe qu’il a
parfaitement deviné sa présence. Il joue à celui qu’il est à l’accoutumée, mais il
est aux aguets. Que va-t-il faire ? Lentement, mon petit Geeky se retourne, sans
faire de bruit, sans geste inutile, et retire son casque. Il va se faire discret, mais
ne va pas se montrer sans courage. Mon Geeky, quoi.
— Comme tu veux. Vous êtes d’accord aussi, Pierre ?
— Euh, oui, pas de problème.
— Je ne donnerai pas mon avis personnel sur les évènements d’hier. Je n’en
garderai que les faits. Si j’ai bien tout compris, vous êtes ensemble tous les
deux ?
— Tu as tout compris.
— J’aurais préféré que ça reste en dehors du bureau… Vos vies privées ne
me regardent pas. Ici, je ne traite que le domaine professionnel, rien d’autre. Mes
exigences se résument à ce que chacun fasse son boulot, respecte les règles et la
Loi. Tant que c’est ce que vous faites, le reste ne me concerne pas.
— C’est ce que nous faisons.
Il jette un bref regard à Pierre et une petite moue contrarie un peu mon
affirmation.
— À quelques détails près, mais ça aussi ça a été réglé. Une exigence
cependant : je ne veux pas que votre relation soit affichée. Vous travaillez
ensemble, dans le même bureau, et c’est bien de boulot dont on parle. Pas de
geste, pas d’attention particulière, rien qui pourrait mettre la puce à l’oreille de
quiconque qui ne serait pas au courant.
— C’est le cas depuis le début et nous n’avons pas l’intention de faire
autrement.
— Bien…
Je connais le chef depuis plusieurs années, mais je n’ai aucune idée de son
opinion sur l’homosexualité, et il est bien possible qu’il y soit plutôt opposé.
Cependant, il ne le dira pas et ne le montrera pas, pas ici, pas dans cet espace où
nous sommes là pour travailler. On ne mélange pas vie professionnelle et vie
personnelle, tant dans ses attitudes que dans ses opinions. Règle de GC, comme
dirait Geeky.
— C’est le message que je vais faire passer : votre vie privée ne regarde que
vous. J’espère ne pas avoir à en faire plus.
Que répondre ? Je l’espère tout autant.
Pierre se retrouve sous le feu du regard du boss et il ne manque pas d’une
pointe d’amusement. C’est un de ses dons, dès qu’il a son vis-à-vis à la bonne.
— Évitez de péter les plombs trop souvent, Pierre, ou je pourrais considérer
que cette exigence n’est pas respectée.
— C’est la première fois que ça m’arrive.
— Ah ! C’est une heureuse nouvelle !… Choisissez un autre lieu, la
prochaine fois, pour vos déclarations amoureuses. Ça m’arrangerait, j’ai encore
les oreilles qui bourdonnent.
— Oh, euh… désolé… Je vous avais prévenu, mon cerveau fonctionne
parfois un peu bizarrement.
— Je m’en souviens, mais je n’avais pas imaginé qu’il était aussi retors dans
cet aspect de votre vie.
— Eh bien, j’ai bien peur qu’il le soit, euh… sans cloisonnement…
Le mot de la fin est pour le patron et m’est adressé. La bonne blague ! Il est
perspicace, le bougre !
— Bonne chance, Léo, et bon courage. Tu vas en avoir besoin avec un tel
phénomène.
Le rire d’Antoine explose, dès que la silhouette de GC a disparu. Pierre a
piqué un fard et joue les offensés. Moi, j’hésite entre lever les yeux au ciel, avec
une mimique hautaine, ou rejoindre Antoine. Avec un air d’agacement buté, mon
Geeky nous tourne le dos et remet son casque. Je n’ai plus de retenue, je me
marre comme une baleine.
— Eh bien ! On s’éclate dans ce bureau !
Le répit a été de courte durée, ils devaient guetter le signal. Le chef passé, le
chemin devenait libre. J’observe mes détracteurs, car ce ne peut être que cette
espèce. Ceux qui s’en foutent ne se manifesteront pas. Ils sont trois, des potes de
boulot, de matchs parfois, des collègues surtout, ce qui est important et essentiel.
— Ouais, on se marre assez régulièrement dans ce bureau, même si ce n’est
pas une constante.
— On voit ça.
— Vous êtes là pour un truc spécial ? On n’a pas d’infos particulières. Si ça
avait été le cas, je vous les aurais relayées.
— Ça dépend desquelles on parle.
— On parle de celles qui concernent le boulot. Le reste ne vous regarde pas.
— C’est sûrement vrai, mais ça nous turlupine tout de même.
— Je ne vois pas en quoi ça peut vous… turlupiner.
Quel étrange choix de mot qui aurait tendance à vouloir me faire rire. Il ne
peut y avoir qu’une seule raison : la mauvaise influence de Geeky.
— Tu es vraiment un… homo ?
— Ouais, vraiment.
— J’aurais pas parié un kopeck là-dessus.
— Tant mieux pour toi, tu aurais perdu.
— C’est sûr. Et tu es avec le geek ?
— Avec Pierre, oui.
— Sans blague ?
— Sans blague.
Les regards se tournent vers mon Geeky et ils le reluquent sans aucune
politesse. Il s’est retourné, comme avec le chef, mais ne semble pas vouloir piper
mot, ce qui est une bonne idée. Si un seul d’entre eux a ouvert son coffre, les
deux autres font équipe. Mon cube en guimauve n’a pas plus porté attention à
son apparence que d’habitude, si ce n’est qu’il a décidé de jouer les provocateurs
discrets. Il arbore fièrement son pull avec le petit lion de Disney, ce qui est un
message explicite pour moi. Derrière ses peurs, il a un culot monstre, et c’est un
constat déjà fait et entériné.
— Pour le coup, j’aurais payé en affirmant l’inverse.
— Et tu aurais perdu ta mise.
— Ouais.
Antoine est aux aguets, crispé et tendu. Pierre est dans ses petits papiers. Il
l’a déjà comparé à l’un de ses enfants, il n’est donc pas nécessaire d’en dire plus.
Quant à moi, je sais que le moment est venu de jouer les alphas et de protéger
mon mec.
Je me lève et me plante devant ces trois flics, trois coéquipiers avec qui je
travaille très régulièrement, et leur impose ma stature.
— Vous avez le droit de penser ce que vous voulez, ça vous regarde et je
m’en tape, mais je vous déconseille de me chercher des noises ou de manquer de
respect à Pierre. Il a prouvé qu’il avait sa place parmi nous et il est devenu un
élément essentiel de notre équipe. Il est acquis qu’il ne fait pas le poids face à
vous, face à aucun de vous, physiquement parlant, mais moi, oui. L’emmerder,
c’est m’emmerder. J’espère que c’est suffisamment clair pour chacun d’entre
vous.
Antoine m’a rejoint et je suis surpris de constater que Pierre a fait de même.
Il se tient à nos côtés, la tête haute et le regard fier. Il puise dans notre force et
dans le soutien indéfectible que nous avons décidé de lui apporter. Nous faisons
bloc.
— C’est parfaitement clair.
Une voix tonitruante nous coupe.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? On tient la gazette ? Dois-je vous rappeler
que vous êtes payés pour bosser, ce qui signifie traquer des terroristes et les tenir
en déroute, par pour bayer aux corneilles et tenir des pages people.
— C’est ce qu’on va faire, chef.
— Merci pour ton soutien, Léo. Tous au boulot ! Et que les cancans cessent
ou je mettrai les pieds dans le plat. Il n’y a pas de vie privée ici, que des vies
professionnelles !
Pierre est le premier à rejoindre ses pénates, suivi de près par Antoine. Moi,
j’attends que les trois loustics se soient barrés pour reprendre ma place derrière
mon bureau. Sans un mot, nous nous jetons tous les trois des regards, des
sourires discrets sur les lèvres.
Une nouvelle page est tournée. Comme je l’avais espéré, ce n’était que des
petites vagues et elles ne m’ont pas donné l’impression de vouloir enfler. Il y
aura des commérages, c’est incontournable, mais tant qu’ils en restent là, je n’ai
rien à en redire. Dans la réalité des faits, je suis satisfait. Je ne me suis jamais
caché, mais montré discret, et il s’avère que je suis totalement moi-même
maintenant, dans tous les compartiments de ma vie. C’est une liberté.
Chapitre 25
Pierre, dit Pi

Pampam pam pam-pam, pampam pam-pam pam…


J’organise une fête dans ma tête ce soir. J’ai une pêche d’enfer et mon
cerveau joue la sérénade. Je n’irai pas jusqu’à danser, même si c’est plutôt bien
cadencé là-dedans. Quel pied de ne pas se prendre le chou ! Je suis devant 3.14
et mes doigts filent au son de ce rythme qui bat dans ma tête. Pas de trucs
compliqués ce soir, ni rien qui pourrait assombrir mon moral. J’ai barricadé mes
pensées négatives et elles sont à l’abri dans les coins sombres, bien au chaud,
avec interdiction de se la ramener.
Au boulot, nous sommes restés sur les deux discussions matinales qui ont eu
lieu, celle avec GC et l’autre avec trois collègues. Il n’y en a pas eu plus et elles
ont été soft. Je n’ai croisé personne seul, je ne peux donc être sûr de rien, mais
Léo a fait le nécessaire, avec l’appui d’Antoine et le mien. Si, si, j’étais là, avec
eux, et j’ai fermé ma bouche ! De toute façon, pour une fois, je n’avais rien à
dire. Si, si, c’est possible !
Mon optimisme a tendance à me mettre des envies dans le crâne que je suis
à pas grand-chose de concrétiser. Je me lance, je ne me lance pas… Demain,
c’est vendredi et le week-end me fait de l’œil. Je ne prévois jamais rien, ce n’est
pas dans mes habitudes.
Ouverture de ma boîte mail, un clic sur « nouveau message », l’entrée de
l’adresse de Pascaline, et je me retrouve à fixer la page blanche.
Allez, Pi, t’en as envie.
C’est sûr, ça me poursuit depuis plusieurs jours. Léo et moi, c’est une affaire
entendue – expression un peu conne, je dois bien l’admettre – qui semble vouloir
se projeter dans l’avenir. C’est une bonne raison pour sauter le pas et faire
quelques nouvelles avancées.
Vas-y, Pi. Assure !
Trois minutes plus tard, je clique sur « envoyer » et j’observe le message qui
me confirme que la manœuvre a été menée à bien. C’est une bonne chose de
faite. Et maintenant ?
Avec Pascaline, je ne me complique jamais la vie. Si elle a envie de manger
un truc en particulier, elle l’amène. Avec Léo, c’est un peu pareil, si ce n’est que
je partage les petits plats de maman. Un repas chez moi, officiel, est une activité
qui sort de mes sentiers battus. Est-ce que ça se fait de commander des pizzas ?
On n’est pas obligé de les manger dans le carton. Je peux sortir des assiettes et
tout le toutim, et même mettre la table. Les manger affalés dans le canapé, ce
n’est peut-être pas une bonne idée… Je peux aussi aller acheter des plats à
emporter, Léo aime la bouffe chinoise, Pascaline aussi… Il faut aussi que je
rachète de la bière…
Merde alors ! C’est ça une vie de couple avec un mec aussi bandant que
Léo ? Ce besoin de se montrer un tant soit peu attentif et de se coltiner le
quotidien comme si c’était important ? La poisse ! Je ne suis pas doué pour ça,
moi ! Quelle galère !
J’avais décidé de ne pas me torturer ce soir, c’est mal barré.
Lâche l’affaire, Pi, tu t’en préoccuperas demain. Il sera bien temps.
Petit « bip » pour m’annoncer l’arrivée d’un mail. Réponse de Pascaline :
« Je serai là. »
Tu m’étonnes ! Elle n’attend que ça depuis des jours et des jours. Pourvu
qu’elle se tienne bien et qu’elle ne raconte pas trop de conneries. On se marre
bien tous les deux, mais si elle se met à parler de nos années collège ou lycée, je
la bâillonne et je la tue. Rien de moins !

Deuxième journée de finie, sous la possible expectative d’être sous les feux
des projecteurs, ce qui n’a pas été le cas. Je n’ai pas le physique de l’emploi, ni
le charisme, encore moins la capacité de susciter un quelconque intérêt. Ceci doit
expliquer cela. Je ne vais pas cracher dans la soupe, je n’ai jamais été aussi
heureux d’être insignifiant.
En attendant, mes heures sont faites, je me barre !
Retour en bus et balade dans mon quartier. Pizza, qu’il vaudrait mieux
commander au moment opportun, ou chinois ? Cruel dilemme ! Léo pense que je
suis le roi du micro-onde, qu’à cela ne tienne, ce sera chinois. J’en prends des
quantités astronomiques, Léo est un bon mangeur. Serais-je quelque peu
angoissé ? Il semblerait que oui.
Retour chez moi, dépôt rapide de mes sacs et course vers la salle de bains.
Une bonne douche et je me sentirai mieux.

Pascaline est la première à arriver. On ne se voit pas beaucoup en ce


moment. J’ai moins de temps et j’en consacre pas mal à Léo. Elle, elle travaille
énormément, entre la préparation du CAPES et son job. Je suis heureux de la
voir. Elle est réellement ma meilleure amie, celle sur qui j’ai toujours pu
compter, celle qui a toujours été là pour moi. Elle me passe tous mes caprices, je
fais de même avec les siens.
— Alors, raconte. Le boulot, ça va ?
— Je t’ai déjà tout dit dans mes mails.
— Ce n’est pas pareil.
— Ça se passe pas trop mal. On me fiche la paix et je fais mon boulot du
mieux que je peux.
— Pas de nouvelles vagues ?
— Nan.
— Mais qu’est-ce qui t’as pris de dire un truc pareil au boulot ? Pauvre
Léo ! Tu es vraiment à l’ouest, Pi.
— Je n’ai pas fait exprès !
— C’est bien ça le pire… Ceci étant, si c’est sans conséquence, on n’a plus
qu’à s’en taper.
Comme à notre habitude, nous nous installons dans le sofa et je viens me
coller à elle. Elle a vite fait de mettre sa main dans mes cheveux.
— Il arrive quand, ton mec ?
— Vers vingt heures, je pense.
— Si tard ?
— Ouais, il bosse pas mal et il va sûrement passer chez lui avant de venir.
— Tu ne sais pas à quelle heure il va débarquer ?
— Si, vingt heures.
— Pi, tu fais chier, encore et toujours. Tu as dit vers et je pense !
— Avec moi, ce serait vers, avec Léo, c’est vingt heures, donc sûrement
vingt heures.
Elle va craquer, surtout si je retiens mon rire et que je joue les mecs super
sérieux.
— Quel con !
Je ne relève pas, sinon on n’en a pas fini. On blablate pendant un moment de
sa vie, plus que studieuse, et du peu de sorties qu’elle a le temps de faire.
— Et toi, avec Léo ?
— Ça se passe bien, tu le sais aussi.
— Ça va être comme ça toute la soirée ? Des réponses courtes et laconiques,
sans infos intéressantes ?
— Que veux-tu savoir ?
— Si vous vous entendez bien, s’il est gentil avec toi, s’il te supporte… s’il
assure au lit.
— Tu veux vraiment savoir tout ça ?
— Oui !
— On s’entend bien, il est très gentil avec moi et il me supporte.
Sur ce, je me lève d’un bond et file dans la cuisine. Je commence par mettre
la table, bruyamment, pour ne pas l’entendre.
— Pi, tu n’as pas répondu à toutes mes questions !
Je l’ignore : je mérite une médaille pour cet acte de bravoure !
— Pi !
Je me mets à chanter à tue-tête. Il n’y a rien de pire pour la faire flipper. Je
chante comme une casserole, une casserole rouillée, et je fais exprès de lui
pourrir les oreilles avec des chansons bien nases, du genre de celles qu’elle
déteste. Elle va me tomber dessus, c’est couru d’avance, et ce sera un fou rire à
l’arrivée. L’effet ne manque pas, sauf qu’elle y va un peu fort, la traîtresse. Je
n’ai pas le temps de la voir venir sur ce coup-là et je suis à deux doigts de
l’envoyer balader. Qu’est-ce qu’elle est emmerdante ! Un verre d’eau froide
atterrit directement sur mon visage, sur mes cheveux plus exactement. Bon
d’accord, un peu d’eau tiède, et elle dégouline dans mon cou.
— Hé ! Tu es tarée !
— Tu m’invites et tu fais comme si je n’étais pas là. En plus, tu fais de la
rétention d’informations.
— Et alors ? Est-ce que je demande si ton dernier mec baisait bien ? Non.
Fais pareil !
— Tu t’en fous, ça ne t’intéresse pas, contrairement à moi.
— Pfffft !
Elle me saute dessus et je me retrouve avec un sale roquet accroché à mon
dos. Je plie un peu sous le poids, même si elle n’est pas lourde. Je ne suis pas
très costaud, pas du tout même.
— Allez, doudou Pi, dis à ta petite chérie comment ton mec est au lit.
— Nan, nan, nan…
La torture commence et, dans l’exigüité de la pièce, je risque de finir avec
des tonnes de bleus. Je suis très chatouilleux et c’est son moyen de coercition
préféré. Très vite mon rire fuse et j’ai du mal à respirer. Quand elle sent que ma
résistance est à bout et que l’on va finir tous les deux le cul par terre, sans
garantie qu’il n’y aura pas de casse, elle redescend, m’attrape la main et me
ramène au canapé. Elle m’y pousse pour que je m’y écroule.
— Maintenant, tu vas répondre à ma question !
— Qu’est-ce que j’ai en échange ?
— La table et la vaisselle ?
— J’ai déjà commencé à mettre la table.
— Je finis de la mettre, je débarrasse et je lave.
— Humm… et tu nous sers pendant tout le repas ?
— C’est du machisme !
— Nan, c’est un deal.
Elle fait mine de réfléchir, de peser le pour et le contre, mais je sais qu’elle
va accepter. D’abord, parce que c’est un jeu. Ensuite, parce que nous savons tous
les deux que je ne la laisserai pas faire sans participer et l’aider. Je ne suis pas
très débrouillard, quelque peu assisté, mais je ne suis ni un manchot ni un
macho.
— Deal accepté. Alors ?
— C’est un Dieu au lit !
— Rien que ça !
— Au moins.
— Tu prends ton pied alors ?
— Ouais… Il est l’Enfer et le Paradis.
— Euh… tu t’es décidé à accompagner ta mère et ta grand-mère à l’église le
dimanche ?!
— Ça va pas la tête !
— Ton choix de vocabulaire est très… particulier.
— J’ai décidé que Léo serait ma nouvelle vision de ces deux lieux. J’ai
même cru, il y a quelques jours, que j’étais mort et que j’étais au Paradis, rien
que parce qu’il existait.
— Ça ne va pas mieux dans ton crâne d’œuf, Pi !
— Ça s’améliore doucement.
— Vraiment ?
— Je crois.
Elle me regarde avec tendresse, avec cette affection qu’elle m’a toujours
offerte, dès le premier jour de notre rencontre. Ses doigts retrouvent mes
cheveux et c’est elle qui, cette fois, se blottit contre moi.
— Je suis contente pour toi, Pi.
Nous restons ainsi, sans plus échanger un mot, jusqu’à ce que Léo cogne à
la porte. Elle a entre-temps allumé la télé, trop de calme ne lui convient pas, et
c’est la seule interférence qu’il y a dans ce moment paisible. Alors, les coups à la
porte de mon lion la font plus que sursauter.
— C’est Léo.
— Il croit que tu es sourd ?
— Nan, c’est sa façon de s’annoncer. Il doit se dire que comme ça, je sais
que c’est lui.
— Tu m’étonnes ! Difficile de l’ignorer !
Je me marre, heureux de cette spécificité qu’il a instaurée pour se
différencier de mes femmes. Je lui crie un « Entre » sonore qui lui fait porter les
mains aux oreilles.
— Vous êtes cinglés tous les deux. Vous êtes toujours aussi bruyants ?
Je me lève pour l’accueillir, tout en la repoussant doucement, et lui fais un
clin d’œil égrillard.
— Si tu savais.
Elle éclate de rire à son tour, le regard brillant.
— C’est tellement agréable de te voir heureux.
— Je le suis.
Léo est entré et nous observe. Il s’est douché et changé. Il est superbe et
sexy dans son jean noir, sa veste en cuir de la même couleur, ouverte sur un tee-
shirt gris clair qui lui moule parfaitement le torse. Il réveille mon appétit dans la
seconde. Je m’approche de lui, Pascaline n’a qu’à fermer les yeux, l’enlace et lui
quémande un baiser qu’il s’empresse de me donner. Il doit se baisser, comme
toujours, mais le fait avec plaisir.
— Tu es trop beau, Léo.
— Et toi, mignon à croquer.
— Viens, que je fasse les présentations dans les formes. Les premières
étaient un peu ratées.
Avec un sourire sur les lèvres, qui atteint mes yeux, je fais les choses
comme je l’avais souhaité et que ces deux ânes m’ont volées. Je rattrape leur
bourde. Ils se sourient et se font la bise. Je rayonne comme un luminaire, un
putain de luminaire. Ce n’était tout de même pas si compliqué de me laisser agir.
Franchement, on pourrait m’octroyer un peu plus confiance de temps en temps.
Nous ne mettons pas les petits plats dans les grands et ils évitent de me
vanner sur mes plats à emporter ou sur la dextérité de mon doigt sur le bouton de
démarrage du micro-onde. Nous nous installons très simplement autour de la
table et parlons de nos vies. Chacun s’intéresse à celles des autres, sans trop en
faire ni en rajouter. Je suis celui qui en apprend le moins, mais c’est vraiment
fantastique de les écouter. On ne parle pas de soi de la même façon à quelqu’un
que l’on ne connaît pas. On en révèle moins et, paradoxalement, on en dit plus.
Dans les non-dits se révèlent les importances. Je ne suis pas très doué pour
dénicher les secrets, mais j’aime suffisamment ces deux loustics pour que ma
clairvoyance se manifeste quelque peu.
Nous échouons sur le canapé, avec un café pour eux et un chocolat au lait
pour moi, et continuons à papoter sans pression. Léo est égal à lui-même, sûr de
lui, mature, avec cette facilité à sourire et à rire quand les propos s’y prêtent et
pour laquelle, au prime abord, je ne l’aurais pas cru pourvu. Pascaline se
comporte comme une tablette de Crunch emballée. Elle se montre calme, avec sa
passion à l’orée. Elle pimente les lieux de bouffées de vivacité. Elle est
charmante et sa beauté s’en trouve agrandie. C’est une belle jeune femme,
intelligente et énergique. Elle n’a pas que des qualités, elle peut se montrer
entêtée et obtuse, casseuse de bonbons et lunatique. Ce soir, elle met plus qu’en
sourdine ses défauts. C’est une soirée parfaite, comme je n’en ai jamais connue.
Il se pourrait bien que j’y prenne goût, par petites touches. C’est bon, plus ce
serait écœurant, un peu comme la glace Haagen Dazs.
À un moment donné, je finis par mettre Pascaline dehors. C’est vrai, quoi !
La moitié du pot de glace a été avalé, et la marge entre le bon et l’écœurant, à la
limite d’être atteint. Avoir la bombe sexuelle qu’est Léo sous les yeux, pendant
des heures, sans pouvoir le toucher, est un crime de « lèche-majesté ». Je sais,
c’est lèse-majesté, mais « lèche » va mieux à Léo que « lèse » !
Après, enfin, je glisse mon corps nu contre celui tout aussi nu de Léo. Je me
love contre lui et pose ma tête sur son cœur. Il m’a fait baver toute la soirée et la
moitié de mes neurones ont passé leur temps à fantasmer sur tout ce que je
pourrais lui faire une fois que nous serions seuls tous les deux. Pourtant, à cet
instant, la chaleur de sa peau réchauffant la mienne, une de ses mains sur ma
hanche et son souffle me caressant les cheveux, je n’ai qu’une envie, celle de
cette immobilité rassurante, de ce plaisir insondable de ne pas avoir besoin de
plus pour me sentir bien. Celui de simplement m’endormir dans ses bras et dans
sa force paisible.
Ce qu’il y a de savoureux avec les vendredis soirs tranquilles, quand Léo ne
travaille pas le samedi, c’est que les matins de week-end existent et qu’ils sont
tout à fait à même de réveiller mon désir et mon appétence, mon ardeur et ma
vitalité.
Je vais dormir et rêver à un éveil en douceur, avec une progression bien
moins placide. Je vais dormir, le cœur et le corps impatients d’être au
lendemain.
Chapitre 26
Léonard, dit Léo

Nuit écourtée et réveil très tôt, un peu plus qu’à mon habitude. Je m’y
attendais et je n’ai eu qu’à sauter dans mes fringues – uniforme très particulier,
celui-là — pour être prêt. Un passage ultra rapide par la salle de bains, pendant
que le café passe, deux tasses du breuvage tiédi par une touche d’eau froide et
avalées sur le pouce, et je sors de chez moi quelques secondes avant le
ramassage exprès.
Pierre a – ENFIN ! comme il dit – réussi à mettre son nez un peu plus en
avant sur les sites qu’il traquait depuis un moment. Il lui a suffi d’accéder à l’un
d’eux pour que deux autres en lien lui ouvrent leurs portes. Plus d’une semaine
que l’on planque non-stop. Les infos étant ce qu’elles sont, avec l’éminence d’un
acte terroriste annoncée, même si nous ne savons pas exactement quelle est la
cible, nous sommes sur des charbons ardents.
Ces précipitations ayant eu lieu dans la foulée de ma rencontre officielle
avec Pascaline, je n’ai eu ni le temps ni l’occasion de passer des moments seul
avec Geeky. L’essentiel est que notre soirée se soit parfaitement déroulée et
qu’avec sa meilleure amie, nous avons pu sympathiser. Une belle étape. Geeky
en était très heureux et, quand il est heureux, il est un mec attirant et agréable à
vivre. Ses tensions s’effacent, son humour se fait plus subtil et plus lumineux, sa
douceur câline devient omniprésente. Le week-end qui a suivi a été plus que
satisfaisant. Ce qui fait que, malgré la pression qui pèse sur mes épaules, je me
sens en pleine forme et d’attaque pour cette mission commando. Il n’y a pas
d’autres mots pour la qualifier. Cerise sur le gâteau, un bonus non négligeable,
mon petit Geeky est encore dans son lit et il n’aura pas à stresser plus que
nécessaire, sauf si ça se passe mal, évidemment.
C’est une intervention de routine, en quelque sorte : encercler les lieux —
la mise à distance et à l’abri des voisins proches a été anticipée — et foncer dans
le tas avec de l’adrénaline en barre dans les veines, quelques touches de peur et
d’incertitude. Avec ces mecs, on ne sait jamais à quoi s’attendre et savoir qu’ils
se sont réunis si tôt n’est pas bon signe. La bonne nouvelle, c’est que nous
sommes sur le pont et bien résolus à détruire leurs objectifs.
Le plan d’attaque a été minutieusement établi. Chacun connaît son rôle sur
le bout des doigts, tout autant que la chanson. Il a été révisé à maintes et maintes
reprises ces derniers jours et nous sommes presque tous des vieux de la vieille.
Reste à tabler sur l’élément chance qui n’est jamais à négliger. C’est l’expérience
qui parle.
Le défilé se fait dans un silence religieux, dans la pénombre et une
synchronisation parfaite. Écouteur à l’oreille, nous sommes tous reliés. C’est un
peu comme une chorégraphie, la transposition dans la réalité de nos
entraînements, une exécution à la seconde, au geste près, et une redite que l’on
espère encore mieux rodée que la précédente. Ils sont plusieurs, ils sont armés, la
prudence n’est pas un élément à mettre de côté. Nous comptons toujours sur la
surprise, mais tout comme nous, ils doivent certainement se tenir prêts, juste au
cas où.
Nous restons en observation de longues, très longues minutes. Plus d’une
heure file, le temps de repérer ce qui se passe à l’intérieur, d’évaluer le nombre
de mecs présents et de peaufiner notre irruption dans la baraque. Les premiers à
entrer ne font pas dans la dentelle : c’est une invasion. Quoi qu’en pense une
grande majorité de civils, nous sommes en guerre. Il y a plusieurs façons de
vivre ces dernières. Elles ne se passent pas toutes sous les bombes, les obus ou
dans des pays étrangers et certains combats sont une lutte qui demande à
appréhender les évènements de cette manière. Nos uniformes ne sont pas des
costumes pour la parade, nos armes ne sont pas en caoutchouc et nos vies
peuvent s’arrêter d’une minute à l’autre. C’est un combat où il y aura un gagnant
et un perdant. Notre objectif est clair : être dans la première alternative avec le
moins de casse possible.
Des cris, des insultes, quelques tirs et nous sommes dans la place. Après la
mise à l’écart d’un coéquipier qui s’est pris une balle dans le bras, je me retrouve
en première ligne. Ils sont trois en bas et autant à l’étage. Les premiers sont
maîtrisés rapidement et, pour les autres, c’est un peu plus problématique. Ils sont
prévenus et ils peuvent nous surplomber pour nous surveiller. Les trois sont
évacués, des tirs ont été échangés. Tant pis pour eux, nous sommes dans nos
droits et dans la légitime défense. Comme à la guerre, j’y reviens, c’est eux ou
nous. On ne peut pas faire dans le sentiment, à aucun moment. J’y penserai
après, y réfléchirai à m’en faire exploser les neurones, en essayant de
comprendre pourquoi et comment on peut en arriver à se retrouver dans de telles
situations, dans un pays comme le nôtre. Malgré mes années à barouder sur des
terrains hostiles et à jouer ma vie, je me pose encore des questions. J’ai gardé
quelques illusions et je ne suis pas qu’un corps musclé. J’ai aussi un cerveau et
j’essaie de m’en servir. J’ai étudié un peu tout ce qui se rapporte à ces actes fous
et inconsidérés. J’en connais certains arcanes et j’ai quelques connaissances
« intellectuelles ». Lorsque je me retrouve entre la sécurité de nos véhicules
garés à proximité et une possible balle qui pourrait me tuer, toutes les théories,
tous les savoirs et toutes les explications stupides ou intelligentes, n’ont plus leur
place. Ils ne sont que des brumes auxquelles je n’ai plus accès. Je ne songe qu’à
une chose : me débarrasser d’une possible attaque sur des citoyens lambda,
sauver ma peau et protéger mes collègues. Le reste n’existe plus, en aucune
façon.
Quelques tirs fusent de l’extérieur. Ils ont pour seul but de les intimider et
de les tenir en respect. Des snipers sont positionnés à des points stratégiques, ce
qui n’est jamais facile lorsqu’il s’agit d’une maison classique. Ils n’en n’ont
sûrement aucun dans leur ligne de mire. Ceci étant, à la moindre occasion, si
risque il y a pour l’un d’entre nous, ils ne feront pas de quartier. Ce n’est pas leur
boulot d’en faire. L’ordre « tirer » a un effet immédiat : ils tirent.
Ruée dans les escaliers – pas le bon terme, avancée prudente serait plus
juste – en longeant la rampe. Deux devant, deux derrière et plusieurs en bas,
armes braquées. Pas mon moment préféré. Dans le même temps, d’autres
collègues sont en train de grimper pour s’infiltrer par les fenêtres. Je n’ai aucun
doute sur la finalité de cette embuscade, mais si ça pouvait être en restant entier,
ce serait parfait.
Remue-ménage intensif, vociférations tout aussi vives, quelques coups et
volée d’armes, balles perdues… Ne tuer personne reste le mot d’ordre, si c’est
possible. Tuer avant de l’être est le deuxième.
Nous ressortons avec trois autres guignols — pas si guignols que ça, mais à
chacun son jargon – menottés et prêts à être embarqués. Sur les six, deux sont
blessés, dont un grièvement. De notre côté, il n’y a rien de méchant. Un tir a
éraflé ma jambe gauche, une égratignure un peu plus sérieuse que celle qu’aurait
pu occasionner un fil barbelé en escaladant un grillage. Le médecin et l’infirmier
en place, en planque à une distance de sécurité, me prennent en charge. Je ne
veux qu’un pansement provisoire, je me ferai recoudre plus tard.
Retour dans la maison, exploration et nettoyage des lieux, une heure pour
s’occuper du plus urgent avant de laisser la place à d’autres, ceux qui n’avancent
pas arme à la main, mais dont les compétences ne sont plus à prouver. Ce sont
les rouages habituels : chacun son rôle, chacun sa place, dans un mécanisme
censé nous conduire à la justice et à un risque d’attentat en moins.
Après, je n’ai pas d’autre choix que celui de regagner mes pénates, de
descendre dans les antres du bâtiment pour m’offrir une douche et me changer,
évaluer les dégâts et prendre une décision. Quelques points de suture vont être
utiles. Fait chier ! Je déteste ça. Le fait est que la blessure commence à me
chauffer. L’adrénaline a chuté, même si je ne suis pas encore totalement
redevenu un mec à peu près normal, et ma sensibilité à la douleur se fait
ressentir. Ce n’est pas tant que je ne pourrais pas m’en passer, mais je préfère
faire les choses proprement. Des cicatrices, oui, mais si je peux éviter qu’elles
ressemblent à des boursouflures rouges et mal soignées, autant le faire.
Propre et habillé comme n’importe quel commun des mortels, un bandage
autour de la cuisse pour protéger ma petite blessure – nos casiers regorgent
d’alternatives d’appoint — je remonte vers mon service et mon bureau. Je suis
intercepté par Antoine.
— Léo ?
— Ouais.
— Débriefing dans deux heures. Le chef nous laisse un peu de temps pour
bouffer quelque chose et nous détendre.
— Sympa de sa part.
— Ça va ?
— Ouais, ouais…
— Je vois. Passage aux soins obligatoire ?
— Il semblerait.
Je n’ai pas le temps d’en dire plus qu’une petite tornade affolée se rue vers
moi. Mon Geeky ! Évidemment, il est plus de seize heures et, n’ayant pas eu
l’occasion de lui raconter un bobard, il a eu largement le temps de se prendre la
tête. Vu les circonstances, entrer en contact avec lui était impossible. Revenu
avec moi, Antoine s’est occupé de le rassurer pendant que je prenais soin de moi.
Il n’a apparemment pas très bien réussi.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien d’important, une simple égratignure.
— Qui t’oblige à recevoir des soins ?
— Je ne sais pas coudre et Antoine non plus. Tu sais, toi ?
— Mais t’es un vrai con !
Bon, là, va vraiment falloir qu’il se détende. Je veux bien faire l’effort de le
prendre en compte, mais je suis au boulot, pas dans son appart ! Il est peut-être
tendu, mais je le suis aussi. Ce n’est pas le moment de me les briser.
— Pierre, arrête ça tout de suite, s’il te plaît. La journée a été chargée et je
suis encore sur les nerfs. La tension n’est pas encore totalement redescendue,
d’accord ? Je vais m’occuper de ces quelques points de suture, ensuite le
débriefing et, après seulement, je pourrai te consacrer un peu de temps. Il ne
s’est rien passé de grave, les gus sont en état d’arrestation et les lieux en train
d’être passés au crible. Tout va bien.
Il me regarde, incrédule, tout en bataillant contre son inquiétude. Sa tête
fourmille de pensées et j’exige beaucoup de lui. Si ce soir, il veut passer la soirée
avec moi et me dorloter, je me laisserai faire, mais pas maintenant et pas ici.
Personnellement, je n’en ai pas besoin. Ce n’est pas grand-chose et l’important a
été fait. Le reste, ce n’est que du détail. Je ne suis pas dans mon habit de petit
ami à tendance gros nounours, j’en suis même très loin. Je suis un flic de la
sécurité intérieure, en pleine action, bien dans mon job et dans mes choix. Ce
n’est pas un mauvais coup ou un peu de sang versé qui va me déstabiliser.
— On doit y aller. Si on ne veut pas rater la réunion, il va falloir que je me
bouge le cul.
— Le doc est dans son antre.
— Allons-y, sinon nous ne serons jamais à l’heure. Nous n’aurions pas dû
bifurquer par ici. Je passe te voir ce soir, Pierre, et on discutera.
Je me montre peu agréable dans mon ton et malhonnête en lui faisant cette
proposition. J’ai les mains liées et la bouche bâillonnée. Je fais partie d’un
groupe d’élite, tenu au secret depuis sa création. Il y a le GIGN, le RAID et
nous. Notre rôle se résume à intervenir dans certaines circonstances, sur la
demande spécifique de personnes haut placées. Une part de notre boulot consiste
à faire de la recherche, mais nous sommes avant tout des hommes de terrain,
opérant dans des situations à très haut risque sur tout le territoire. Depuis que je
connais Pierre, j’ai passé pas mal de temps entre les quatre murs du bureau.
Cependant, nous possédons dans les étages inférieurs tout un dispositif
performant auquel seuls les douze collègues qui appartiennent à ce groupe ont
accès. Notre base d’entraînement est à une heure d’ici, en banlieue. Je suis en
capacité de mouvement perpétuel, le confort de ces dernières semaines n'est pas
un acquis. Notre informaticien et hacker, puisque c’est ce qu’il est ici, n’en a
absolument pas conscience. Il est trop récent dans l’équipe et n'en fait pas
totalement partie.
Toutes ces pensées naviguent dans ma tête, tandis que nous quittons l’étage
pour rejoindre les sous-sols. À l’évidence, Antoine partage certaines de mes
inquiétudes.
— On a eu la même idée sur ce coup-là et je ne suis pas sûr qu’elle ait été
bonne. On n’avait rien à foutre là-haut. On risque de se faire remonter les
bretelles… On se ramollit.
— Les deux.
C’est un peu la merde. Nous avons une entrée très discrète à l’arrière du
bâtiment, pour nos retours dans ces circonstances particulières. L’histoire de la
bombe n’en était pas une, elle pouvait être gérée sans mettre en péril notre
couverture. Rien à voir avec cette intervention musclée, cachés sous nos
cagoules et nos casques. La différence était palpable, même si nous ne sommes
pas rentrés avec nos bardas. Nous nous en débarrassons toujours en cours de
route, dans nos camionnettes banalisées. Si je m’étais complètement changé, ce
n’était pas le cas d’Antoine. Une belle bourde, complétée par l’aura de violence
qui nous collait encore à la peau. Dans l’absolu et la réalité des faits, Pierre ne
pouvait qu’avoir connaissance de ma blessure. Sauf à l’éviter jusqu’à sa
disparition, l’inverse aurait été impossible. Notre précipitation inconsciente pour
le rassurer, alors même qu’il ne devait pas trop savoir où on était – on est tout de
même souvent en dehors de ces murs – lui a forcément mis la puce à l’oreille.
Notre existence est confidentielle et il n’a jamais été question de lui raconter que
j’intervenais dans ce genre d’évènements qui parfois passent à la télévision.
Faire des recherches, surveiller, planquer, intervenir dans certaines circonstances
dangereuses, oui, mais lui dire que je combats sur le terrain comme un guerrier
en noir, à l’instar du RAID, non. Nous avons merdé et nous le savons.

La couture que le doc opère sur ma cuisse ne m’aide pas à penser à autre
chose. Nous avons une règle : ne jamais parler de notre travail dans sa complète
réalité, à personne, même pas à nos compagnes, femmes ou amantes, en
l’occurrence amant et petit ami pour moi. Le fait que Pierre travaille avec nous
fera peut-être la différence, sinon je serai obligé de lui mentir. Nous bossons
dans la lutte antiterrorisme et il est lui-même au cœur de ces actions, mais pas
dans ces mêmes proportions. Nous collaborons avec le RAID et le GIGN, telle
est notre couverture. La version officielle est que nous faisons un travail en
amont et relayons les infos. Les interventions à très haut risque ne sont pas pour
nous, en aucune manière. C’est ainsi que le patron lui a présenté les choses.
Notre discours est le même pour tous, un des premiers trucs que l’on apprend :
réciter par cœur cette litanie et le faire avec aplomb et conviction. Je ne vais pas
passer à côté d’un entretien avec GC.
Il a de l’intuition tout de même, mon Geeky. Grand Chef n’est pas
galvaudé, c’est exactement ce qu’il est. En vérité, nous sommes tous des
militaires et des gradés, à plus ou moins hauts échelons. Ces statuts, nous les
avons toujours, même si je dis l’inverse. Je n’ai jamais quitté l’armée, elle est ma
seconde famille, celle à laquelle je suis rattaché depuis des années, depuis ma
sortie du lycée, quatorze ans pour être exact. Je fais partie de la Police, en
surface, et du corps d’armée, dans les profondeurs.
Toutes ces vérités et constats ne changent pas grand-chose. Je vais avoir du
mal à berner Geeky.
Chapitre 27
Pierre, dit Pi

Prise de tête ! Prise de tête ! Prise de tête !


Il me fait bien marrer, le GBT, un peu tout du moins. Il croit quoi ? Que je
ne vois en lui qu’un flic avec un corps superbement sculpté ? Un beau mâle qui
m’embrouillerait le cerveau au point de ne plus être que Pierre et d’oublier Pi ?
Il rêve, Monsieur Muscles.
À ma première rencontre avec GC, j’ai reçu un nombre important
d’informations. Des trucs de base, comme mon bureau, mes deux ordis, le
partage d’un bureau et ma mission. J’ai une fiche de poste extrêmement bien
détaillée. J’ai eu droit à quelques secrets, rien de bien terrible ou qui ne m’ait
mis en transe. De toute façon, je l’étais déjà, tellement je flippais. On ne peut pas
avoir envie de courir aux chiottes pour dégueuler et réfléchir intensément en
même temps. Par contre, on peut le faire après, au calme, lorsque toutes les
tensions se sont évaporées, que l’on est en sûreté entre ses quatre murs et que
l’on possède un 3.14. Là, dans de telles conditions, tout est permis. J’ai mis un
peu de temps pour, au bout du compte, ne pas me gêner.
Je n’ai pas cherché au début, ça ne m’intéressait pas. J’avais un job à faire et
c’était largement suffisant pour moi. Tout a changé avec l’histoire de la bombe.
Mon inquiétude pour Léo, ma peur viscérale, m’a ouvert des chemins et des
horizons. J’ai été intrigué par la façon rapide et hyper efficace avec laquelle
chacun a réagi et par leur retour comme s’ils s’étaient baladés dans la routine.
Léo se tenait droit et sûr de lui, comme s’il revenait d’une promenade en bateau
mouche et que sa seule contrariété aurait été d’avoir vu dans la Seine des
saumons, là où il se serait attendu à trouver des carpes. Avec mes sentiments
naissants, déjà bien présents, et ma curiosité éveillée, résister aurait été une perte
d’énergie inutile. Je n’ai même pas essayé. Il faut bien occuper ses heures la nuit
et distraire 3.14 !
Je sais exactement qui est Léo, ce qui ne va pas être facile à révéler. Il reste
quelques coins sombres, comme les sous-sols ou son centre d’entraînement, et ce
qui s’y passe. À part ça, je ne pense pas qu’il me manque grand-chose. C’est la
raison pour laquelle j’ai craqué lors de cette sortie pour cette planque que j’avais
dénichée. Si je connais tout sur le papier, je ne sais rien dans la réalité.
Ce dont je me doute, c’est que Léo n’a rien le droit de me dire. Il existe
d’autres unités d’élites dont nous avons connaissance, sans savoir quoi que ce
soit sur l’identité ou les visages de ceux qui les composent. Pour celle de Léo, on
est dans le secret défense à un niveau exponentiel.
Alors, oui, j’ai le cerveau qui carbure, parce que je ne sais pas ce qu’il va
me dire, ce qu’il voudra ou pourra me révéler. Dans ces conditions, je n’ai
aucune idée de ce que je dois faire. J’ai menti par omission et ce n’est pas pareil
de le faire délibérément, face à face, les yeux dans les yeux. Comment réagira-t-
il, si je lui avoue que j’ai fait des recherches et que j’ai déniché une partie de
leurs dossiers « bunker », même si je ne me suis intéressé qu’à lui ? Je n’ai pas
abusé, je suis allé à l’essentiel.
Je regarde l’horloge sur 3.14. Il est déjà vingt-et-une heures. Je m’occupe
l’esprit avec un film de SF que je ne suis pas vraiment et qui me passe au-dessus
de la tête. Léo ne va peut-être pas venir ce soir. Il n’est pas sûr qu’il en ait la
possibilité ou l’envie. Je ne m’inquiète pas trop de sa blessure, car je lui fais
confiance quand il dit que ce n’était pas grand-chose. Et puis, il était debout et
pas diminué pour un sou. J’ai décidé de tout faire pour ne plus me rendre malade
pour des broutilles. Je m’y entraîne avec plus ou moins de succès depuis que j'ai
fait mes fameuses découvertes. J’ai juste un peu plus de glace dans le
congélateur et quelques prières que j’ai retrouvées dans le fin fond de mon
cerveau.
Dès mon retour chez moi, je me suis égaré dans les distractions que me
propose 3.14. Le succès étant plus que mitigé, il serait temps de passer à une
autre stratégie.
Après une douche bien chaude, mon pyjama doudou propre enfilé sur mon
petit corps réchauffé, je fais un saut à la cuisine. Rien ne m’attire et je n’ai même
pas le courage d’appuyer sur la touche « marche » du micro-onde. Ce sera un
chocolat chaud et quelques céréales.
Bam bam !
Mon cœur a un raté. Mon homme est à ma porte et, sans que je n’aie le
temps de l’autoriser à entrer, il est déjà dans la place, sur le pas de ma petite
cuisine. Fidèle à lui-même, grand, solide et beau, ses yeux dans les miens,
chaleureux et intenses, bouleversants.
— Pas encore dîné ?
— Non. Et toi ?
— Si, mais je prendrais bien une bière.
Je lui en sors une, sous son regard qui suit chacun de mes gestes. Il
m’observe, jauge mon attitude, mes postures, mes raideurs ou ma décontraction.
Je suis entre les deux : anxieux, mais pas déstabilisé. J’ai fait un choix, celui de
ne pas lui mentir. Ma ligne de conduite étant tracée, je me sens plutôt bien. J’ai
juste peur de ses réactions, même si je ne veux pas oublier mon sentiment de
sécurité quand je suis avec lui, ni son « je t’aime » ou le mien.
— Je m’attendais à un accueil plus spontané et chaleureux, Geeky.
Je souris par devers moi. Il a raison, il est plus un gros nounours avec moi
qu’un lion. Ce dernier, il est pour l’extérieur ou pour nos moments chauds. Je
m’approche de lui, me mets sur la pointe des pieds et prends son visage entre
mes mains. Je l’attire à moi, avec sa coopération, et l’embrasse délicatement. Je
ne suis pas dans la bonne ambiance pour de la passion ou des envolées bestiales.
Pour ces dernières, je ne le suis pas souvent, faut dire. J’aime l’ardeur, pas être
malmené.
— Humm… Tu es un cube en guimauve ce soir.
— Oui.
— J’espère que tu n’as pas passé ta soirée à t’inquiéter inutilement ?
— Oui et non.
— Ma blessure n’est qu’une égratignure, Geeky.
— Je ne me suis pas inquiété pour elle. Je vérifierai tout de même toute à
l’heure, mais je t’ai cru.
— Qu’est-ce qui t’inquiète, alors ?
— Tu ne veux pas t’asseoir dans le canapé et profiter de ta bière ?
— Tu t’améliores, Geeky.
— J’essaie.
Je me pelotonne contre lui, alors qu’il a les pieds sur la table basse et qu’il
savoure le liquide frais et ambré. Ce truc a un goût immonde, je ne sais pas
comment il fait pour l'apprécier autant. Un mystère absolu, mais pas un de ceux
qui peut m’occuper l’esprit. Sans intérêt.
Nous profitons de longues minutes calmes, le temps que sa bouteille soit
vide, qu’il la repose et qu’il me prenne dans ses bras.
— Tu as des questions, Geeky ?
— Non.
— Non ?
— Non.
— Je suis étonné.
Il n’a pas besoin de me le dire, je fais plus que m’en douter. Je ne tournerai
pas autour du pot et je ne l’obligerai pas à me dire, ou à me taire, des
informations sur lesquelles il n’a pas la mainmise. Je ne le forcerai pas à me
mentir ou à faire de la rétention d’informations, pour la seule raison que cette
contrainte le mine peut-être, alors qu’il n’a pas le choix.
— Je m’en doute… Je… je sais beaucoup de choses sur toi, Léo, plus que tu
ne le crois.
Son corps se tend, se crispe. Il ne me met pas à distance, mais toutes ses
alarmes se sont mises à clignoter rouge. Il est aux aguets.
— J’ai… j’ai fait quelques recherches… après l’histoire de la bombe…
Quelque chose clochait et mettait à mal ma compréhension des évènements…
Ça brouillait mes connexions et perturbait mes neurones.
— Tes connexions et tes neurones, ben voyons. Qu’as-tu fais, Geeky ?
— J’ai… fouillé.
Il se tait une longue minute, les traits figés et le regard sombre. Il n’aime pas
ce que je lui avoue.
— Je ne sais pas comment réagir, j’hésite en fait… Te traiter de tous les
noms, te mettre une fessée ou me taire et m’endormir avec l’espoir que ce que tu
es en train de me dire n’était qu’un cauchemar.
Je n’ai pas envie de me disputer avec Léo. Alors, je cherche à le dérider.
— Tu oublies trois données importantes, Léo.
— Lesquelles ?
— Petit un, tu ne me cries jamais dessus, même si tu me donnes parfois des
noms d’oiseaux. Petit deux, la fessée ne m’excite pas. Petit trois, tes cauchemars
sont drôles.
— Tu es un petit con, Geeky !
— Tu vois ! Un nom d’oiseau, mais prononcé tout en douceur.
— Tu m’énerves !
— Aussi, mais tu aimes bien.
— Tu me casses les couilles !
— Parfois, tu adores.
Sa bouche se pose sur ma tempe pour un doux baiser. Il n’a pas envie de
s’énerver ni de se mettre en colère. J’ai compris cela aussi. Quand il quitte le
boulot, ce qu’il veut, c’est de la tranquillité, des moments pénards et sans
complication. C’est un juste équilibre, une exigence saine pour une vie toute en
nuances brutales et qu’il veut stable.
Malgré tout, il ira au bout des choses.
— Qu’as-tu appris, Geeky ?
— Pourquoi veux-tu le savoir ? Pour adapter ton propre discours et éviter de
désobéir aux ordres ? Parce que tu veux une discussion franche ? Parce que…
Il me coupe net, bien près de laisser l’orage gronder.
— Tu n’es pas croyable, vraiment pas croyable ! Je veux savoir ce que tu
sais pour ces raisons, mais aussi pour te protéger ! Ce qui est sûr, c’est que tu vas
devoir être muet comme une tombe et prendre une décision par rapport au chef.
Pour les autres, tous les autres, je te conseille de faire comme si tu ne savais rien
de plus que ce qui t’a été servi à ton arrivée, avec les quelques détails en plus
que tu as reçus.
— Tu sais ce qui m’a été dit ?
— J’ai eu une longue discussion avec le chef et elle n’a pas été drôle. Nous
avons merdé avec Antoine en allant te voir juste après notre retour. C’était une
erreur stupide. Tout comme nous, le patron savait pertinemment que tu tiquerais.
On sait tous que tu es loin d’être stupide.
— Merci.
— Arrête tes conneries !
Je vais finir par l’énerver pour de bon. Il est temps de régler ce différend une
bonne fois pour toute, de prendre les mesures qu’il décidera et de passer à autre
chose.
— Je sais que tu es toujours un militaire, que tu travailles dans une unité
ultra secrète, que votre équipe ne répond qu’aux ordres de types très haut placés
et que vous intervenez sur des situations hyper dangereuses sur tout le territoire
français. Je sais que tu risques ta peau à chaque fois que tu quittes le bureau, que
le jour où tu partiras pour plusieurs jours d’affilée, ce sera encore pire. Je sais
que tu es gradé, que tu as reçu quelques médailles de guerre et que tu n’as ni
l’intention de quitter l’armée ni de changer de métier. Je sais que vos identités et
vos visages sont secret défense, que je suis un risque potentiel pour toi et que je
dois oublier tout ce que je sais.
Il est stupéfait et son regard lance des flammes. Il souffle lentement, ferme
les yeux et les frotte, avant de pousser un lourd soupir. Il se détend et sa voix est
neutre lorsqu’il se décide à prendre la parole.
— Eh bien ! Je n’avais pas encore remarqué que tu étais doué en résumé !
— J’ai fait des études et j’étais un élève très brillant, genre précoce, si tu
veux tout savoir.
— Je ne suis pas surpris… Tu en savais déjà pas mal là-dessus, dès le début.
— GC m’a parlé d’une partie de l’iceberg, mais selon lui, vous travailliez en
lien avec la lutte anti-terroriste. En aucune manière il n’a fait allusion à votre
corps d’élite. Il n’a même pas prononcé ceux des deux autres. Il m’a bien
expliqué que vous sortiez très souvent, pour des repérages, des surveillances et
des recherches d’éléments pouvant servir à ceux qui, après, se mettent en
première ligne. Il m’a aussi dit que vous interveniez, de temps à autre, pour
aider, si nécessaire.
— Bon, on ne va pas entrer dans les détails. Tu sais l’essentiel et bien plus
que tu ne le devrais. La question est de savoir ce que tu vas en faire.
— Rien.
— Comment ça, rien ?
— Rien, ça veut dire rien.
— Tu n’es pas du genre à oublier quoi que ce soit, Pierre.
— Écoute, Léo, si j’ai fouiné, c’était par intérêt pour toi, parce que j’avais
déjà des sentiments et que j’avais peur. Je peux faire mon boulot sans rien
connaître de tout ça, même si ça m’éclaire un peu mieux. Ce à quoi ça m’a
surtout servi, c’est à me préparer et à chercher à me solidifier pour pouvoir rester
avec toi. Ce n’était que de la curiosité égoïste.
— Pour rester avec moi ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Sans toi, je serais resté sagement à la place qui
m’était donnée, en faisant ce qu’on me demandait… Je ne suis pas un caïd ni un
type reconnu pour son courage. Ton métier est dangereux. Je me devais de
répondre à certaines questions.
— Comme ?
— Est-ce que je voulais rester avec toi malgré mes difficultés à gérer mes
angoisses ? Est-ce que j’étais prêt à me rendre malade à chaque fois que tu serais
en situation dangereuse ? Est-ce que je préférais lâcher l’affaire ou prendre le
risque de tomber amoureux de toi ? Celui de te perdre dans des conditions
tragiques ?
— Personne n’est à l’abri de la mort, tous les couples ont cette angoisse.
— Peut-être, mais ça n’a rien à voir, absolument rien à voir.
— Je sais, Geeky, je sais.
— J’ai fait un choix. Toi, aussi longtemps que tu le voudras et que le destin
se montrera sympa.
Une main se faufile sous mon menton et des doigts déterminés me relèvent
le menton. Sa bouche fond sur la mienne. C’est un baiser nouveau, étrange. Il est
doux et reconnaissant, sincèrement amoureux et délicatement teinté
d’étonnement.
— Tu es surprenant et plus solide que tu veux bien l’admettre.
— Peut-être… une fois que j’ai pris ma décision.
— Tu vas me rendre plus guimauve que tu ne l’es.
— Oh ! Ça, ça m’étonnerait !
— Que tu dis.
— Pfffft ! Tu fonds peut-être, mais de là à devenir une petite guimauve, il y
a quelques kilomètres. Tu n’as pas le caractère pour.
— Pas sûr… Quelles sont tes… intentions ?
— Je ne te demande rien, Léo, et tu ne me diras rien. Ainsi, tu respectes
votre code de l’honneur. Je ne me trompe pas, vous en avez bien un, avec des
règles strictes ?
— Oui, dont celle de ne jamais en parler à personne, même pas à nos
conjoints.
— C’est bien ce que je pensais. Alors, ne me dis rien. J’en sais
suffisamment et comme ce n’est pas toi qui m’as dit quoi que ce soit, tu n’as rien
à voir là-dedans. Je serai muet comme un poisson rouge.
— J’ai compris le message… Tu vas tenir le coup ?
La tension est retombée. Il n’y a plus de Léonard ou de Pierre, mais Léo et
Geeky.
— Je vais tout faire pour, Léo. Je t’aime… Je voudrais juste qu’on mette au
point un moyen pour que tu me tiennes informé de… ton état. Je serai à chaque
fois au courant de tes départs, je bosse avec vous.
— On va y réfléchir et trouver une solution… Le SMS est la meilleure
option, mais je ne me balade pas avec mon portable à la main.
— … Des messages préenregistrés ? Tu n’aurais qu’à appuyer sur une des
touches numérotées. Neuf chiffres, neuf messages. Ça te prendrait une seconde.
— Quel genre de messages ?
Mon esprit s’envole et des idées plus intéressantes les unes que les autres
font leur apparition dans ma petite tête de hacker génial et perché.
— Je vais te les dire, pendant que tu te mets à poil, que tu me montres ton
petit bobo, que tu te douches et te laves sous mon regard pervers, que tu me
portes dans le lit et que tu me montres à quel point tu es un homme fort… Après
ce genre d’intervention, tu n’as pas envie de sexe ?
— Si.
— Ouf ! J’avais peur que tu ne rentres pas dans les catégories classiques.
— J’y rentre, mais j’étais… préoccupé.
— Et maintenant ?
— Le moment est venu de retrouver mes classiques. Je bande dur.
— Génial !
Je le regarde se lever, se déshabiller, et lui délivre le premier SMS et ainsi
de suite.
# SMS 1 : Tout va bien. Routine. #
Je m’approche pour lui défaire son bandage et vérifier sa plaie.
# SMS 2 : Tout va bien. Petit bobo de rien du tout. #
Je l’embrasse à perdre haleine et teste de la main la fermeté de son sexe
bandé.
# SMS 3 : Un peu chaud, mais tout va bien. #
Je lui prends la main et l’emmène dans la salle de bains.
# SMS 4 : Tout va bien. Déplacement prometteur, quelques jalons de posés.
#
Je mate son corps superbe, ses fesses bombées et fermes, lorsqu’il se penche
pour tester la température de l’eau.
# SMS 5 : Tout va bien. Découvertes intéressantes à exploiter plus tard. #
Il se lave sous mes yeux de plus en plus brillants. La mousse du gel douche
glisse sur sa peau, il se rince et elle luit à m’en lécher les babines. Je suis très
gêné dans mon pantalon de pyjama.
# SMS 6 : Tout va bien. Nous approchons du dénouement, la prochaine
manœuvre sera la bonne. #
Il se sèche rapidement, très rapidement, m’attrape sous les aisselles et me
soulève. Je me retrouve jeté sur son épaule, comme un sac pas plus lourd qu’un
kilo de plumes. J’atterris sur le lit, un regard de lion affamé plongé dans le mien.
# SMS 7 : Tout va bien. Assaut immédiat. Nous maîtrisons la situation. Hâte
de te retrouver. #
Mon pyjama vole dans la chambre, son corps tombe sur le mien et me
recouvre de sa splendeur. Je gémis à ce seul plaisir et un peu plus, quand il le
frotte sans subtilité contre ma peau surchauffée. Il me malmène sans concession
et me montre à quel point il peut être un mec qui connaît bien ses classiques.
L’adrénaline passe de son souffle au mien, il me fait grimper sur orbite. Je crie.
# SMS 8 : Tout va bien. Assaut rondement mené, possession des lieux totale.
Le dénouement a été exemplaire. #
Lové contre lui, je souris aux anges. Tous mes choix sont les bons, jusqu’à
celui d’avoir tant voulu qu’il me possède, corps, cœur et âme compris.
# SMS 9 : Tout va bien. Mission accomplie. L’adrénaline coule dans mes
veines et je suis un type tout ce qu’il y a de plus classique : tu vas passer à la
casserole. Je t’aime. #
Léo éclate de rire et me roule une pelle à me renvoyer dans l’espace.
J’adore les chiffres, ils ne me font jamais défaut. Fonctions binaires et
linéaires, détournées et brisées par un Léo extrêmement performant. Je suis repu,
délicieusement repu, et je peux en supporter encore plus.
Chapitre 28
Léonard, dit Léo

Il existe toutes sortes de missions, de la plus ennuyeuse à la plus


dangereuse, et il y a mille façons de risquer sa vie. Geeky n’est pas un taré
sanguinaire ou un dictateur tortionnaire, même pas un petit caïd de gang.
Pourtant, je me demande à quelle sauce il va me manger. Avec lui, tout est
possible, sauf la violence physique. Peut-on mourir sous le poids d’un nombre
considérable de blagues à deux balles ou sous celui des silences ? Il sait faire ça
aussi. Ou assécher dans un coin à force d’essayer de le convaincre ? Aucune
idée.
Selon moi, le moment est venu de faire un nouveau pas en avant. On se
connaît depuis un petit moment maintenant, les semaines défilent vite. On a
ajusté notre duo et notre relation, plusieurs chemins ont été déminés et il n’en
reste plus beaucoup. Ma vie pénarde, en dehors du boulot, a connu quelques
mouvances, mais je me rapproche doucement d’une vie personnelle tranquille,
avec des plus non négligeables. Ces plus ont plusieurs appellations et peuvent se
montrer diablement enquiquinants, à en devenir accro : Pierre, Pi, Geeky, les
trois en un.
Le printemps est là et il a la gentillesse de nous offrir quelques rayons de
soleil. J’ai un besoin énorme de me balader et de profiter de ce week-end. J’ai
passé trois jours loin de Paris et je suis rentré dans la nuit. Je n’ai donc pas
dérangé Geeky. Il sait que je dois débarquer ce matin. Ce qu’il ne sait pas, c’est
que je l’embarque avec moi, dehors. Ce n’est pas poli de négliger les cadeaux
que l’on vous offre et, sans moi, j’ai bien peur que mon bon d’achat pourrisse
dans son enveloppe.
Devant sa porte, je cogne, un sourire sur les lèvres. Il va me hurler
« Entre », sa façon de répondre à mes coups. On est un peu cinglé, tout compte
fait, tous les deux. Comme souvent, ses salutations sont fades. Il m’agace !
— Viens là. Tu es chiant à toujours vouloir que je te réclame un bonjour
correct.
Il s’approche de moi, sans relever, mais se marre en silence. C’est vraiment
un sale gosse, même s’il n’est pas que cela. Il est bien trop intelligent pour son
bien.
— J’aime quand tu réclames, ça me rend puissant.
— Tu es flippant, des fois. Je peux prendre sans demander aussi.
— Tu peux, de temps en temps. Tu aimes les jeux de rôle ? Tu fantasmes sur
les pirates ?
— Nan, abruti provocant. Pas besoin d’être un pirate pour mener des
assauts.
— Je sais.
Oh oui, Geeky le sait ! C’est un domaine dans lequel il apprend vite, très
vite. Dans l’immédiat, il est dans mes bras, câlin, et j’aime toujours autant sentir
son petit corps contre le grand mien. Je ne fais pourtant pas durer trop
longtemps. Pour mes projets, je crois qu’il faut que j’attaque bille en tête et que
je ne lui laisse pas trop le choix.
— J’ai une surprise pour toi.
— Ah oui ? Laquelle ?
— On sort.
— On… sort ? Où ?
— Pas très loin. L’oculiste du coin et quelques boutiques de fringues.
Il recule brusquement et son air horrifié aurait tendance à me faire éclater de
rire, mais je dois résister, sinon ça va durer des heures pour le traîner à
l’extérieur.
— Pas envie, Léo. J’ai prévu autre chose.
— Quoi ? Jouer avec 3.14 ?
— Notamment.
— Il fait beau et tu négliges mon cadeau. C’est vexant.
— Tu as dit que tu ne me forcerais pas.
— Écoute, je ne vais pas te torturer pour te traîner avec moi, mais j’aimerais
que tu me fasses plaisir. J’ai toujours autant envie d’avoir accès à tes yeux.
Un silence peu confortable s’installe entre nous. Je sens sa réticence et ses
doutes, tout autant que son désir de me faire plaisir. C’est une bataille de titans
qui marque ses traits et le faire paraître plus jeune qu’il ne l’est. Il a presque l’air
d’un enfant, d’un enfant perdu dans un monde adulte trop exigeant pour lui. Je
me sens mal à l’aise tout à coup. Ai-je le droit de le pousser dans ses
retranchements ? C’est vrai que j’aimerais qu’il ait une apparence un peu plus
seyante et pouvoir le regarder en le trouvant mignon au premier regard. J’ai aussi
envie qu’on arrête de l’observer comme une bête curieuse.
— Pierre, je ne te demande pas grand-chose.
— … Je ne te plais plus ?
Oh, Mon Dieu ! Quel manque d’assurance et que d’indécisions il peut avoir
dans le crâne. Il est marqué par les regards extérieurs et les persécutions qui ont
jalonné sa vie.
Je l’attrape et le prends dans mes bras. Je lui offre un baiser très chaud, pour
lui faire comprendre qu’il dit n’importe quoi. Dans les premières secondes, il est
raide dans mon antre, puis il se détend progressivement.
— Geeky, ça n’a rien à voir. Tu me plais, aucun souci avec ça. Je souhaite
juste que tu te mettes un peu en valeur et que tu ne sois plus un point de mire qui
suscite le mépris. Tous ces cons ont tort, mais… Eh merde ! Tu es mignon et je
voudrais le voir un peu plus, un peu mieux.
— Je…
Il est paumé et muet. Les mots restent bloqués dans sa gorge. La partie n’est
pas gagnée !
— Depuis combien de temps n’es-tu pas allé chez l’ophtalmo ?
— Hein ?
— Pour tes yeux, à quand remonte la dernière fois où tu as fait vérifier ta
vue ?
— Euh… longtemps.
— C'est-à-dire ?
— … quatre ans, au moins…
— Merde, Pierre ! Tu passes ta vie devant des écrans ! Ce n’est pas sérieux !
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais ». Tu vas prendre rendez-vous chez l’ophtalmo. Si
tu ne le fais pas, je m’en occupe. On va aller te choisir une nouvelle monture et
tu feras changer les verres quand tu auras ta nouvelle correction.
— Ce sont des dépenses inutiles.
— Tu dois penser à ta santé, Geeky.
— Tu parlais de mon apparence.
— Aussi. Les deux en un, si tu préfères. Bon, on y va ?
— Je n’ai pas dit oui.
— Pas encore.
— Tu t’y prends mal, Léo, très mal. Je déteste les ordres.
— Je ne te donne pas un ordre, Geeky. Je te force un peu la main pour faire
ce qu’il y a de mieux pour toi et, en même temps, me faire plaisir.
— Je sais pas.
Quel casse-couilles ! J’attrape son visage des deux mains, colle ma bouche à
la sienne, lui lèche les lèvres et me faufile dès son premier soupir. Ce n’est plus
un baiser très chaud, mais un baiser de l’enfer. Mes mains descendent, longent
son dos et s’égarent sur ses fesses que je pelote sans subtilité.
— Dans un jean un peu plus près du corps, j’aurais un accès plus direct à
ton joli p’tit cul. C’est un argument non négligeable.
— Humm… Plus efficace en tout cas que l’autorité.
— Et pour tes yeux, je veux seulement les voir. Ils me font bander.
— Très efficace.
Je l’embrasse encore, pour le convaincre, pour le plaisir, parce qu’il m’attire
et met à l’envers mon petit cœur de grand mec.
— On peut rester chez toi, si tu préfères… Le rendez-vous chez l’ophtalmo
est la priorité.
— Humm…
— Tu vas le faire ?
— Peut-être.
— C’est qui ton ophtalmo ?
— Je sais plus.
Je n’ai plus le choix, je vais employer les grands moyens. Je veux bien le
voir atermoyer sur les questions d’apparence, mais pas sur celles de sa santé. Il
va devoir se prendre un peu en main et, s’il ne le fait pas, alors je m’y collerai.
Je sors mon portable, pianote pour accéder à internet et pars à la recherche
d’un praticien dans le quartier. Plus près ce sera et mieux on s’en sortira. Sous
son regard ébahi, je lui prends un rendez-vous, allant jusqu’à me montrer sans
scrupule, en lui inventant des maux de tête intenses et une vue vacillante qui le
rendent dangereux au volant, pour que la secrétaire lui en dégotte un dans les
créneaux d’urgence. Il a à peine dix jours à attendre, c’est parfait. Un merci
chaleureux et je raccroche.
— Tu es… tu es infernal !
— Yep ! Je sais l’être. Ta santé, Geeky, n’est pas une option.
— Tu as raison.
— Bien… Pour le reste, tu décides quoi ?
— On peut attendre pour les lunettes, ce serait mieux avec l’ordonnance,
non ?
— Ou on peut aller jeter un coup d’œil et en essayer quelques-unes. Il fait
beau, on pourrait aussi s’installer à une terrasse et prendre le temps de boire une
boisson fraîche, ou même, attendre midi et déjeuner à l’extérieur.
Il hésite, mon petit cube en guimauve. Il n’en a pas envie, mais il m’aime. Il
ne sait pas quoi faire, taire ses réticences et me faire plaisir, ou se terrer dans son
appartement à l’abri de 3.14. Je ne cherche pas plus à l’influencer. Je respecterai
sa décision et referai une attaque un autre jour. Je l’aurai de toute façon, à l’usure
ou avec des arguments persuasifs encore plus ciblés. J’attends, tout en le gardant
dans mes bras, mes mains se promenant dans son dos et ma bouche effleurant ses
boucles folles qui, elles aussi, auraient bien besoin qu’un professionnel y fourre
son nez. Chaque chose en son temps.
— D’accord… J’essaie quelques paires de lunettes, vite fait, tu choisis, et on
va manger un truc à une terrasse au soleil.
— C’est moi qui vais choisir ?
— Qui d’autre ? Si tu veux que je porte autre chose que celles que j’ai, tu
n’as pas le choix. En plus, ça ne m’intéresse pas.
— Comme tu veux. C’est parti !
Je ne pousse pas ma chance en essayant de relancer la conversation. Je me
contente de sortir de l’appartement et de vérifier qu’il me suit. Dans l’escalier, je
lui prends la main et lui donne un baiser tendre. J’ai l’air d’une midinette à qui il
en faut peu pour sourire comme un con. Je m’en fous, je suis vraiment content,
très content, de moi et de mon Geeky.

Nous n’avons pas loin à aller et il ne vaut mieux pas trop s’aventurer, si je
ne veux pas le perdre en route. J’ai compris cette contingence depuis longtemps
et mon choix pour le bon d’achat le prouve. Nous entrons. Il fait le tour des yeux
et pousse un gros soupir. Il est impossible et impayable. Ce n’est pourtant pas si
compliqué de regarder des montures, d’en choisir quelques-unes, de se planter
devant un miroir et de les essayer.
— Tu aimes quel genre ?
Son regard me transperce comme un rayon laser. Il va me faire une crise.
Ouais, ben, je ne suis pas un Saint ! C’est sorti tout seul ! C’est une question
simple et pertinente, sauf avec mon Geeky.
— Je te l’ai dit, je n’en sais rien et je m’en tape !
Là, je sens que ça ne va pas le faire. Il en fait un peu trop et il me tape sur le
système. Maintenant qu’il est là, il pourrait faire contre mauvais fortune bon
cœur !
— Tu as accepté de me suivre, mais tu vas me le faire payer en étant de
mauvaise humeur… Bien, on laisse tomber. C’est un prix trop cher payé pour
simplement m’intéresser à toi. Je veux pouvoir profiter de mon week-end, pas
bouffer de la soupe à la grimace.
Il se tortille devant moi et pique un fard terrible. Il y a un petit moment que
sa timidité, ou sa capacité à être mal à l’aise en ma présence, ne s’est pas
manifestée de façon si virulente. Je ne veux pas l’indisposer, mais il a accepté
ma proposition et il y a tout de même pire dans la vie que de choisir une
monture.
— Partons avant que le vendeur qui s’approche ne nous sollicite.
— Je suis désolé, Léo, je vais faire un effort.
— C’est comme tu veux, Pierre, mais si c’est pour faire la gueule, ce n’est
pas la peine.
— J’ai compris… Montre-moi celles qui te plaisent et je vais les essayer.
Je fais le tour de la partie réservée aux hommes et m’attarde sur quelques-
unes. Je n’ai pas d’idée précise, si ce n’est de les vouloir discrètes et fines. Il
reste à mes côtés, muet comme une carpe et sans rien regarder.
— Pour les lentilles, tu n’as pas changé d’avis ?
— Non, pas de matières étrangères dans mes yeux. En plus, c’est trop
contraignant.
J’en choisis une, à mon goût, il faut bien commencer et se lancer. Je les lui
tends, il retire les siennes et les pose sur son nez. Il ne cherche pas à se voir et se
met face à moi. Il a vraiment des yeux incroyables. C’est un crime de les cacher
comme il le fait. Elles ne sont pas mal, mais comme il ne s’y intéresse vraiment
pas, je ne vais pas bouder mon plaisir. Je me montre plus précis dans mes choix
et un peu plus original. Je pars vers des bleus ou des verts, teste toutes les formes
et finis par m’arrêter sur une monture d’épaisseur moyenne, noire et bleue, aux
lignes carrées et légèrement arrondies sur les angles. Elle met en valeur la teinte
particulière de ses iris, tout en étant un accessoire incontournable. Il ne pourra
plus se cacher derrière ses lunettes, tout en maintenant une barrière.
Tout ce ballet s’est fait dans un silence religieux. Je choisis, les lui tends, il
essaie et je les repose.
— Celles-ci sont bien.
— D’accord.
— Elles te conviennent ?
— J’en sais rien, Léo. Désolé, mais je n’ai pas d’avis sur la question. Je te
fais confiance, c’est tout.
— Elles me plaisent.
— Alors, restons-en là.
Je les garde et il renfile les siennes. Nous passons par le vendeur qui accepte
de les mettre de côté jusqu’à ce que Pierre ait son ordonnance. C’est une
nouvelle étape de franchie, même si, pour mon Geeky, c’est surtout une corvée
d’achevée.
— Il est trop tôt pour déjeuner. On se balade un peu ?
— Si tu veux. Tu as raison, il fait beau.
— Oui, c’est agréable… Tu m’en veux de t’avoir poussé à venir là ?
— Non, je ne t’en veux pas. C’est juste que j’ai du mal à en voir l’intérêt.
— Ce n’est pas inutile de s’occuper un peu de soi, Geeky. Être bien dans sa
peau et dans ses baskets passe par un minimum d’attention pour soi et pour sa
santé.
Maintenant que la torture est passée, il est plus détendu. Il se laisse entraîner
et semble prendre plaisir à se trouver à mes côtés, et à déambuler sans but.
— En parlant de baskets, euh… je crois que j’aurais besoin d’une nouvelle
paire. Euh… mes doigts de pieds sont sur le point de passer au travers du tissu.
— Je n’osais pas te faire la remarque… Tu veux qu’on s’en occupe
maintenant ?
— Si ça ne te dérange pas.
— Bien sûr que non !
Où est passé mon Geeky impertinent, provocant et plein d’humour ? J’ai dû
le perdre entre la dernière fois où on a mélangé nos corps dans les draps et ma
proposition de sortie pour un relooking à faible teneur.
— Tu veux quel genre de chaussures ?
— Les mêmes.
— Tu es sûr ?
— Ben, ouais, j’y suis habitué.
— Va pour les mêmes.
Je le regarde et mon cœur fond. J’aime sa timidité et sa capacité de se foutre
honnêtement de son apparence. Pour cette dernière, je suis en passe d’en venir à
l’adorer, dès que sa garde-robe aura été revisitée par mes soins, ses vieilles
fringues ringardes jetées à la poubelle et que quelques jeans un peu plus sexy
l’auront rejointe. Pour les pulls, je les choisirai aussi. Seuls ceux de mamie
garderont leur place. J’ai appris à les aimer pour ce qu’ils sont : une preuve
d’amour colorée de culot et d’indifférence.
Chapitre 29
Pierre, dit Pi

Léo a raison, il fait beau et doux. Se promener à ses côtés est plaisant. Paris
est une belle cité et mon quartier est plutôt sympa, un village dans la ville. Nous
marchons d’un pas tranquille, notre objectif peut être atteint avec nonchalance…
et j’ai perdu ma langue. Je me sens de nouveau comme un petit mec insignifiant
qui se serait égaré dans un monde qu’il ne connaît pas, et qui ne l’intéresse pas,
dans une contrée qu’il ne comprend pas.
Changer de paire de lunettes, pourquoi est-ce si important ? Aucune idée…
Léo aime mes yeux et veut les voir plus souvent. C’est une explication que je
peux concevoir et qui me plaît bien, celle à laquelle je me suis raccroché pour le
suivre et rester plus d’une demi-heure dans cette boutique. Il valait mieux que je
le laisse choisir. Avec moi, ça aurait été une catastrophe et on serait revenu au
point de départ. Je n’ai pas fait preuve de beaucoup d’enthousiasme et ma façon
d’être a gonflé Léo. Ce n’est pas que je ne veux pas, mais ça me dépasse. C’est
aussi paniquant, même si avec Léo, ça l’est un peu moins, beaucoup moins. Je
suis incapable de choisir. Je ne parle pas d’attraper une monture, ou un jean, ou
un pull, ou je ne sais quoi. Je parle de regarder et de choisir convenablement. La
preuve, tout ce que je possède est ringard. Pourquoi insister pour que je fasse un
effort, je reprendrais les mêmes choses. Mon cerveau doit être particulier,
étrange et hermétique à certaines données. Ce qui n’est pas acceptable pour notre
monde – ne pas prendre un minimum soin de son apparence pour en faire partie
– m’est inaccessible. Si on y ajoute mon désintérêt, eh bien, me voilà ! : Pierre,
dit Pi, le petit informaticien que l’on prend pour un geek, dit Geeky.
Une bonne chose que je me sente intimidé, ainsi j’ai tendance à marcher en
regardant vers le sol. Il y a du positif dans mon malheur. Je sais, j’exagère ! Je
regarde mes pieds, et là, c’est comme une évidence. J’ai besoin de changer de
baskets. Encore une semaine ou deux et mes Converse ressembleront à des
tongs. Tiens, c’est une idée. C’est bientôt l’été, elles peuvent peut-être encore
tenir un peu et je n’aurais qu’à en racheter à l’automne. Je déconne, je déconne !
Proposition faite et validée, sous le regard souriant et tendre de Léo. Quel
mec patient ! Il va mériter son auréole, s’il continue comme ça avec moi. Par
contre, me questionner sur le genre de pompes que je veux n’est pas ce qu’il y a
de plus judicieux pour ne pas retomber dans l’ambiance de ce putain de lunettier.
Si, ce mot existe ! Que lui répondre ? J’aime bien celles que j’ai aux pieds, je
m’y suis parfaitement fait, et je sais qu’elles ne sont pas totalement ringardes.
C’est Pascaline qui les a choisies pour moi. S’il veut, il pourra me proposer une
autre couleur. Celles-ci sont noires, passe-partout et vont avec tout. Ce doit être
faisable avec une autre teinte, non ?
— Tu sais où aller pour trouver les mêmes ?
— Nan. Pour celles-ci, j’ai suivi Pascaline.
— Je vois… C’est une marque, ça ne doit pas être compliqué à trouver.
Faisons le tour du quartier.
On a beau en faire le tour, tout le tour, on fait chou blanc. Merde, il ne va
pas lâcher l’affaire et je vais être bon pour faire les magasins cet après-midi.
C’est couru d’avance. Léo est en « mode mission sauvetage de l’apparence de
Pi… euh, Geeky ». Je finis par m’y perdre avec tous ces surnoms ! Ceci étant, le
dernier en date, je l’aime bien. Mon cœur, c’est pas mal. Doux et amoureux, un
cocon moelleux qu’il ne m’offre pas souvent, mais auquel je pourrais facilement
me faire.
— Allons déjeuner, Geeky. On poursuivra nos recherches après.
Qu’est-ce que j’avais dit ! Je retiens un rictus désabusé et une répartie à
l’emporte-pièce qui pourraient saloper notre bien-être. Je lui réclamerai des
comptes à notre retour chez moi et il n’aura pas d’autre choix que celui de se
montrer à la hauteur. Je veux bien donner de ma personne, mais il va falloir qu’il
s’y colle aussi, de la meilleure façon que je connaisse.
— Tu vas survivre, Geeky ?
— Ouais, ouais, pas de problème.
— Tu en es sûr ?
— Je peaufine la contrepartie de ma docilité.
— Qu’est-ce que tu mijotes ?!
— Rien de flippant, t’inquiète pas.
— Humm… Facile à dire pour un gars comme toi, mais j’ai le droit de
m’alarmer. Ton cerveau ne m’est pas toujours accessible.
Je lui jette un regard amusé, mon fameux cerveau vient de me faire part
d’une suggestion rigolote. Je sors mon portable et pianote vite fait un SMS sous
son regard suspect.
— Tu t’ennuies avec moi ?
— Non, non.
# SMS 10 : Mission en cours. En sortirai sûrement en étant à ramasser à la
petite cuillère : tu as intérêt de me faire passer à la casserole dès notre retour. Je
t’aime. #
Son portable sonne, il s’en empare, le regard méfiant. Ce n’était peut-être
pas une bonne idée, tout compte fait. À n’importe quel moment, il est susceptible
d’être sollicité et dans l’obligation de tout laisser en plan. Bah ! Ce n’est que le
temps de cinq secondes, il est capable de faire face. Son rire explose dans la rue
et quelques regards s’attardent sur lui. Ils sont appréciateurs et gourmands. Il est
beau, mon Léo, bien trop beau pour un type comme moi. La bonne nouvelle du
jour, des semaines passées et de celles à venir, des années si j’ai mon mot à dire,
c’est que ce mec est le mien.
— Tu es un cas, Geeky, un sacré cas. Ça me va, tout me va, dont cette
suggestion.
Je lui fais un sourire, mon premier vrai sourire depuis qu’on a quitté mon
appartement. Je l’aime, mais tout à coup, ces trois petits mots à la con me
paraissent bien fades face à ce que je ressens pour lui. C’est une bouffée
d’allégresse qui me fait presque tanguer, une crispation du cœur qui m’empêche
de respirer normalement, un bourdonnement dans le crâne qui m’éloigne de
toute pensée intelligente.
Je l’admire dans le rire et dans la clarté de ce soleil printanier. Ses cheveux
bruns ont des reflets plus clairs, son regard luit et son teint légèrement hâlé met
en valeur sa barbe de trois jours. Il est splendide et sexy, magnifique et libre.
Pour la première fois, dans cette rue où tout le monde peut nous voir, où je ne
devrais pouvoir me sentir que petit et inexistant, j’ai la sensation d’être à ma
place, là, près de lui. Je ne suis ni un rat de bibliothèque ni un pauvre
informaticien de mes deux, coincé derrière un ordi au nom improbable de 3.14.
Je suis Pierre, le petit ami de Léonard, celui qu’il a choisi et voulu, quels que
soient mon apparence, mes lunettes qui me défigurent, ou mon cerveau pas tout
à fait aux normes.
C’est une impulsion, un débordement incontrôlable, une pulsion inévitable.
Je le regarde et le bonheur me transporte l’âme, mon corps se désolidarise de ma
tête et je lui saute dans les bras. Il n’a pas le temps de réagir que ma bouche est
sur la sienne. Par instinct, ses bras m’encerclent et me maintiennent, son corps
solide me soutient et ses lèvres répondent aux miennes avec enthousiasme. Cela
ne dure que quelques secondes, elles ont sûrement été longues pour réaliser tout
cela, mais ne me paraissent durer qu’un instant, un moment d’éternité que je
grave en moi. C’est lui, bien sûr, qui reprend pied le premier et qui m’écarte pour
me reposer sur le sol.
— C’était en quel honneur ?
— Les « pourquoi » m’appartiennent.
— Je n’ai pas prononcé ce mot.
Nous sommes au milieu d’un trottoir, à l’arrêt, les yeux dans les yeux. Les
passants sont obligés de nous contourner, mais ne peuvent s’empêcher de nous
lorgner. Je ne leur en veux pas, nous devons former un tableau original et des
plus surprenants.
— C’était une pulsion.
— Mais encore ?
— Pulsion comme incontrôlable.
— Geeky ?
— Tu sais, un truc contre lequel on ne peut rien.
— Geeky !
— Une pulsion venant euh… du cœur.
Son sourire éclipse le soleil et ses yeux ne pourraient que faire de l’ombre à
la lune. Il attrape une de mes boucles et tire gentiment dessus pour m’attirer à
lui. Il se penche lentement, très lentement. J’ai l’impression d’être dans un film,
sauf que le héros c’est moi et que la scène se joue au ralenti. Ma respiration se
coupe, elle ne tient plus qu’à un fil. Mon cœur va lâcher.
— Ce n’est pas à la casserole que tu vas passer à notre retour.
— Ah non ? Mais…
— Je vais te faire l’amour, Geeky, d’une façon telle que tu ne pourras plus
jamais te passer de moi.
Euh… je m’évanouis maintenant, comme une midinette énamourée prise de
vapeurs, ou j’attends un peu pour un lieu plus propice ?
— Eh bien… je… je ne peux déjà plus me passer de toi.
— Bonne nouvelle, Geeky, mais ce sera pire après, bien pire.
Oh, putain de merde ! Oh, la vache ! Je suis prêt à me pâmer, à me laisser
choir, à trépasser… Oh non ! Non ! Certainement pas ! Vivant, je veux être
vivant et vivre ça ! Je le veux avec une telle force que j’en tremble de partout.
— Rentrons, Léo, maintenant !
— Non, mon cœur, pas maintenant. L’attente va nous rendre dingues et ce
sera encore meilleur.
Quoi ? Il est inconscient ? Il ne se rend pas compte que je suis à l’agonie et
à quelques minuscules secondes de passer dans l’au-delà ?
— S’il te plaît, Léo.
— Non. Allons manger.
Il me tue… et je le suis, comme un petit chien à sa maman, alors que sa
main a enlacé la mienne et qu’il me tire avec lui.

Le café-brasserie que nous choisissons est assez sympa et la terrasse


spacieuse. Il y a du monde, Paris ne se départit que très rarement de ses
autochtones, et le soleil les attire toujours à l’extérieur. Je suis presque normal.
— Tu veux manger quoi, Geeky ?
— Une salade Caesar. Et toi ?
— Une bonne entrecôte avec des frites.
— Ah ! C’est une bonne idée.
— Tu peux prendre la même chose, si ça te tente.
— Les frites, mais pas la viande. Je n’en ai pas envie.
— Tu piocheras dans les miennes.
On est bien là, sans pression ni contingence. J’aime assez.
— Tu vas chez ta mère demain ?
— Oui, en fin de matinée, comme d’habitude.
— Tu rentres vers quelle heure ?
— Je n’ai pas d’heure. Pourquoi ?
— Comme ça.
Ben voyons ! Il parle rarement pour ne rien dire mon GL (Grand Léo, pour
la traduction). Il doit penser à un truc, mais sans aucune certitude.
— À quoi tu penses ?
— Eh bien… Ta mère et ta grand-mère me rendent… curieux.
J’en reste baba, bouche ouverte, à béer comme un poisson rouge. Il veut
rencontrer ma famille ? A-t-il compris que j’étais un mec fragile, avec qui il
fallait y aller avec des pincettes ?
— Tu veux rencontrer ma mère et ma grand-mère ?
— J’y pense.
J’y ai songé aussi, quand je lui ai présenté Pascaline, des semaines plus tôt.
Tout à coup, j’ai la sensation d’être embarqué dans un train grande vitesse, un
TGV dernière génération.
— Pas de prise de tête, Geeky. Il n’y a pas urgence. Je voulais juste te le
dire, pour que tu le saches. Ce sera quand tu seras prêt, pas avant.
Léo a trente-deux ans, huit de plus que moi. Je n’y ai jamais vraiment
réfléchi, n’y attachant aucune importance. J’ai eu tort. Cette donnée a son intérêt,
c’est une bénédiction. Il a la maturité que je n’ai pas, une stabilité saine et une
vision de ce qu’il veut extrêmement claire. Avec un homme de mon âge, ça
n’aurait pas marché, sauf si j’avais rencontré un mec comme Ryan, mais ma vie
aurait été pauvre, sans horizon nouveau et sans ce sentiment de sécurité qui me
permet de grandir correctement. Je n’ai jamais fait de projets, vivant dans le
présent, attaquant chaque journée l’une après l’autre en évitant de me poser trop
de questions personnelles. C’était trop angoissant, trop flippant, car je ne voyais
pas grand-chose devant moi. Tout a changé, tout.
— Je n’ai rien contre, Léo, mais pas demain. Je ne leur ai pas parlé de toi et
elles ne comprendraient pas. Je ne suis pas cachotier avec elles, mais j’ai préféré
attendre un peu de voir comment ça se passait entre nous. Elles auraient été trop
déçues si ça n’avait pas fonctionné. Et puis, je voulais te garder pour moi.
— C’était raisonnable.
Le rire dans sa voix ne me trompe pas. Il se moque gentiment de moi. Je ne
crois pas qu’il imaginait avoir un jour l’occasion de prononcer ce mot pour me
désigner.
— Très drôle ! Je suis raisonnable dès qu’il s’agit de ma mère et de ma
grand-mère.
— Je n’en doute pas… Elles ont quel âge ?
Pendant tout le repas, nous échangeons sur nos familles respectives. J’aime
parler de mes femmes, mais j’en ai rarement l’occasion. À part Pascaline, je n’ai
personne autour de moi et, de toute façon, qui d’autre que Léo, qui a des
sentiments pour moi, pourrait m’écouter sans se foutre de ma gueule. C’est un
fait avéré : les fils à maman, dépendants et surprotégés, assistés et heureux de
l’être, n’ont pas la cote et ne l’auront jamais.

La suite des évènements est un peu moins drôle, mais j’ai tellement
l’impression d’être sur un nuage que je ne le vis pas trop mal. Nous prenons le
bus pour un quartier plus commerçant où ça fourmille de monde : des parisiens,
des provinciaux, des étrangers… des blancs, des noirs, des maghrébins, des
asiatiques… des hommes, des femmes, des enfants… des hétéros, des homos,
des bis… des beaux, des moins beaux… Je vois tout cela sans le voir, seulement
conscient de l’homme qui se tient près de moi, ses épaules touchant les miennes
et sa main dans la mienne. Ici, ce n’est pas un problème, pas vraiment, et nous en
profitons.
Trouver mes baskets n’est pas très compliqué. Pour faire simple, disons que
Léo m’en fait essayer plusieurs, de couleurs différentes, et que je repars avec
deux paires, une noire et une bleu ciel.
L’étape suivante est un peu moins amusante, même si je dois reconnaître à
Léo une attention opportune. Il sait où aller pour trouver ce qu’il veut, ne me
pose pas de questions et prend tout en charge. Cerise sur le gâteau, un seul
magasin suffit.
— Je ne vais pas te pousser à changer toute ta garde-robe, Geeky. Ce serait
un travail titanesque pour une seule journée.
— Je me marre, GBT, je me marre.
— Marre-toi autant que tu veux. J’énonce un simple fait et une vérité.
— Pffft ! Sans commentaire !
— Tu m’en vois ravi… Bien… Ce que je te propose, c’est de choisir
quelques tenues que tu pourras mettre au boulot.
— Pourquoi au boulot ?
— Parce que c’est le seul endroit où tu te rends chaque jour et qui te fait
sortir de chez toi.
— Pas faux.
— Restons-en aux jeans… Je ne suis pas très friand des pantalons en
velours. Quand tu auras cinquante ans, on pourra en reparler.
Cinquante ans ? Mon cerveau fait un rapide calcul. Il pense que dans vingt-
six ans, on sera encore ensemble ? Tout ce que tu veux, Léo, même des
pantalons bariolés, brillants ou étriqués. Tout ce que tu veux !
— Un ou deux jeans noirs et un ou deux bleus… Humm… Tu as un joli p’tit
cul, il faut le mettre en valeur.
— La ferme, Léo ! Pense dans ta tête et choisis ce que tu veux. J’essaie et, si
ça te convient, on prend et je passe à la caisse. Ensuite, on reprend le bus et on
rentre.
— T’excite pas ! Donc, quatre jeans, autant de chemises et de pulls.
— Quoi ?!
— Pour les tee-shirts, on verra plus tard. J’ai quelques idées, mais dans
l’immédiat, ce n’est pas urgent. Ils sont cachés sous tes pulls, on s’en fout un
peu.
— Quoi ?!
— Je craquerais bien pour quelques sous-vêtements. Les tiens sont potables,
rien à redire, mais… j’aime bien l’idée de te choisir tes slips et tes boxers…
— LÉO !
Je suis rouge comme une pivoine, alors que les quelques mecs qui se
baladent autour de nous écoutent avec attention et se marrent en silence. Que
dire de leurs nanas ?! Elles sont amusées, c’est sûr, mais attendries aussi, les
bougresses ! Je vais le tuer !
— Quoi, mon cœur ? Tu es mignon tout plein et encore plus à moitié nu. Je
ne vais pas me priver alors que j’ai enfin réussi à te traîner ici.
JE VAIS LE TUER ! ET LE TORTURER ! Je vais… Je fuis, je m’échappe
et me rue dans une cabine d’essayage. IL va me tuer !
Son rire explose et sa joie me transperce de la tête aux pieds. J’ai les mains
moites, tellement je suis mal à l’aise. Je les frotte frénétiquement contre mon
pantalon, sans pouvoir m’empêcher de sourire. Quel abruti !
— Voilà ! Ce n’était pas si compliqué de te faire entrer dans une cabine
d’essayage. Il suffit de trouver les bons mots. Ça va, mon cœur ?
La poisse ! Il devient aussi con que moi ! Mon cœur se serre alors que je
zieute dans l’interstice des rideaux. Il a les bras chargés et il rayonne comme un
pacha trop sûr de lui. Peut-on tomber amoureux d’une même personne plusieurs
fois ? Est-ce un truc possible ? Il semblerait bien que oui.
Chapitre 30
Léonard, dit Léo

J’en rigole encore, à m’en brûler les yeux et à chopper des rides. La tête de
Geeky ! Oh putain ! Ça en valait la peine, plus que de raison. Mon petit cube de
guimauve en a vu de toutes les couleurs aujourd’hui et, pas à dire, il est vraiment
à ramasser à la petite cuillère. Avachi dans le canapé, il n’a même pas touché à
son verre de Coca, alors que j’en suis à ma deuxième bière. Pas plus qu’il n’a
jeté un regard d’envie vers 3.14. Un exploit !
— Éreinté, mon cœur ?
Il me jette à peine un coup d’œil, la tête dans le cosmos, alors que je lorgne
du côté des sacs de fringues qui traînent à quelques mètres. Je me risquerais bien
à lui demander de les sortir et de les réessayer, mais je crois que ma suggestion
serait mal reçue. Merde ! Je vais piquer un nouveau fou rire ! Quelle journée !
Encore une traversée dans un monde multiple où les émotions se baladent à ne
plus savoir qu’en faire. Il est étonnant, de bien des façons, mon petit génie. Un
handicapé dans l’énonciation verbale des sentiments, alors qu’ils pullulent en lui.
— Tu vas rester avachi dans ce canapé pendant le reste de la journée ?
— Mmmm… bien possible.
— Je vois… Tu as besoin d’être reboosté.
— Nan, de me reposer.
Pas une mauvaise idée, mais une sieste crapuleuse aurait ma préférence. Je
suis en pleine forme, moi, et je lui ai promis une effusion de nos corps qu’il ne
serait pas prêt d’oublier. J’ai plusieurs alternatives et un peu de nouveauté me
tenterait bien.
Je me lève et prends la direction de la salle de bains. Je ne suis pas un
adepte des bains, mais on a déjà testé le lit, la douche, le canapé… La baignoire,
c’est une idée et elle n’est pas trop petite, même pour moi… Quoique… Il va
falloir qu’on fasse preuve d’imagination et de souplesse, et que je prévois du
temps pour éponger l’eau qui ne va pas manquer d’inonder les lieux. Un faible
tribu pour les images que j’ai en tête.
Je regagne le salon où je le retrouve dans le même état.
— Viens, Geeky.
— Hein ? Quoi ? Où ?
Il est complètement d’équerre. Qu’à cela ne tienne, il ne pèse pas plus lourd
qu’un sac de plumes, des plumes d’oisillons. Je me penche vers lui, glisse mes
mains sous ses aisselles et le soulève avec une facilité déconcertante. Il n’est pas
petit, un mètre soixante-quinze, ce n’est pas ridicule pour un mec, mais qu’est-ce
qu’il est fin.
— À quoi tu joues ?
— Au pirate.
— Hein ?
— Tu es à la ramasse, Geeky.
— Ouais, et pas qu’un peu. Je suis mort.
— Encore ! Change de vocabulaire, c’est dérangeant.
— Je vais y réfléchir.
— C’est ça, réfléchis-y.
Je le dépose sur la cuvette des toilettes. Il se laisse faire, sans poser de
questions. Parfait ! Je lui arrache son pull, un truc à carreaux rouge et vert qui
me file des boutons, et le jette à côté de la petite poubelle. Son tee-shirt prend le
même chemin. Je le remets debout, défais sa ceinture et tire sur son pantalon. Je
n’ai même pas besoin de faire sauter les boutons pour l’en débarrasser. Même
trajectoire, même destin. Poubelle ! Les sous-vêtements et les chaussettes vont
dans le panier à linge sale : je ne suis pas un dictateur !
— Léo, j’ai froid.
Tu m’étonnes ! Avec le peu d’enrobage qui recouvre ses os, il a vite fait
d’avoir la chair de poule. Son petit corps tout mince, sans être maigre, me plaît
toujours autant. Il est élégant et délicat. Très blanc aussi. J’ai l’air d’un basané
peuplant d’autres territoires à côté de lui, et pourtant, je ne suis qu’hâlé. Je le
porte comme un bébé et le glisse dans l’eau chaude.
— Ah ! C’est bon. Quelle excellente idée !
— Content qu’elle te plaise, mon cœur.
Il a fermé les yeux et se laisse flotter. Je me dessape rapidement et lorgne la
configuration des lieux. La mission va être difficile. Elle est petite, tout compte
fait, cette baignoire.
— Décale-toi un peu que je me mette derrière toi.
— Oh ! Tu veux prendre ce bain avec moi ? Mais, c’est trop petit !
— Bien possible, mais essayons tout de même.
Il s’avance dans la baignoire et je me glisse tant bien que mal derrière lui.
Nous n’irons pas plus loin que des préliminaires. Il se soulève, j’installe mes
longues jambes sous lui et il se réinstalle, cherchant à se faire une place
confortable. Son dos vient rejoindre mon torse et sa tête se cale contre mon cou.
Mes mains sur son ventre plat, je l’enlace.
— On est bien, non ?
— Si, sauf si tu t’endors.
— C’est une possibilité.
Ce n’est pas dans mes projets. Oh, non ! Sans empressement, mes mains
rompent leur immobilité et dessinent des cercles sur sa peau. Il se tortille, je
remonte vers ses pectoraux et me focalise sur ses tétons. Je les aime bien, ils sont
roses pâles, sensibles et doux. Ils ont vite fait de s’ériger et de rendre mes doigts
joueurs. Son souffle est moins alangui, un peu plus sourd. Il apprécie mes
attentions, ma façon de le toucher et de m’occuper de lui. Une de mes paumes
retourne vers son ventre, s’y attarde le temps de le faire languir, puis s’aventure
vers ce qui se dresse gentiment sous l’eau. Mon sexe ne fait pas différemment et
commence à pousser contre ses reins. Il engage un léger balancement pour le
simple plaisir de l’exciter et de le sentir grandir pour lui, rien que pour lui. Il est
peut-être un peu dans les vapes, mais à pas grand-chose d’être à cent pour cent
avec moi. Ce pas grand-chose trouve sa réponse à la seconde où je l’effleure du
bout du pouce et que je l’encercle dans mon poing. Il gémit, tout comme moi, et
tente d’écarter les jambes. Manœuvre délicate qu’il résout en en sortant une de
l’eau. Première vague d’inondation.
Je le caresse, d’abord avec nonchalance, puis avec plus de participation. Il
gigote, cherche un appui plus stable, n’en trouve pas, gémit plus fort. Je souris,
j’adore le rendre fou et lui faire tout oublier, mettre son cerveau sur pause et
l’avoir tout à moi. D’ici peu, sa passion va se réveiller et je n’aurai plus qu’à
répondre à ses attentes et ses désirs.
Je n’attends pas longtemps. Son corps se tend, sa jambe retrouve le confort
de la baignoire, il s’accroche à ses bords et se retourne. Deuxième vague
d’inondation, plus spectaculaire que la précédente.
Il se jette sur ma bouche, la réclame avec avidité et s’y engouffre sans trop
de délicatesse. Son impétuosité me bouleverse à chaque fois, tout comme ses
débordements affectifs. Dans l’amour, il perd ses retenues et ses inhibitions, ses
mauvais souvenirs et ses peurs. Il devient un être libre et sans timidité.
Son corps cherche à se coller au mien, à lier nos érections en pleine forme.
Il se contorsionne pour y arriver, en positionnant ses genoux de chaque côté de
mes cuisses. Il s’empare de ma main et nous guide vers des caresses communes
qui nous font geindre et rechercher nos souffles par intermittence.
— Je te veux, Léo.
— Pas ici.
— Si.
— On n’a pas ce qu’il faut.
— M’en fiche… S’il te plaît…
— Non, je ne veux pas te faire mal.
— Je ne suis pas que fragile. S’il te plaît…
— Ça fait plusieurs jours.
— S’il te plaît…
Il me mange le cou, se frotte contre moi, me supplie, en redemande, en veut
plus. Il me rend dingue, incertain, me soumet à son désir, à sa loi, à son pouvoir.
Je m’y risque avec précaution et évalue les possibilités. Je ne veux pas le
décevoir, mais souhaite encore moins le blesser, même un peu. Je l’effleure, le
cajole, le prépare et m’insinue doucement.
— S’il te plaît…
— Quand j’aurais décidé que c’est possible et que tu es prêt, pas avant.
Il s’empale sur mon doigt, m’oblige à le suivre, quémande ma réédition.
Que puis-je faire d’autre que lui donner ce qu’il exige avec tant de désir et
d’envie ? Pas grand-chose, peu de choses.
Il s’ouvre pour moi, avec une avidité infernale qui nous malmène. Il me veut
avec tant de force que tout son corps répond à cette sollicitation.
— Nous n’avons pas de préservatif.
— Sans.
— Quoi ?
Tous ces mouvements cessent et son regard, comme nul autre pareil, plonge
dans le mien.
— Tu es sain, j’en suis sûr. Tu as obligation de passer des visites médicales
à un rythme pas possible. Je te fais confiance… Je suis sain aussi. J’ai fait des
tests après Ryan et depuis il n’y a eu personne d’autre… mais si tu préfères, y’en
a juste là, dans le meuble au-dessus du lavabo.
— Tu veux…
— Oui, j’en ai envie, avec toi.
— Tu as déjà…
— Non.
— Moi non plus…
Ses lèvres flirtent avec les miennes, doucement, sans vouloir se montrer
persuasives. J’ai la tête à l’envers. Je le regarde, fouille ses yeux. Ils ne sont
qu’innocence et sincérité. Je n’ai jamais voulu avoir de relations sexuelles sans
protection, même avec l’homme avec qui je suis resté deux ans, ma plus longue
liaison. J’ai toujours pensé et voulu que ce don, ce lâcher-prise, ne soit que pour
celui qui… qui quoi ? Qui me foutrait le cœur à l’envers ? Qui chamboulerait
toutes mes bases et me rendrait aussi malléable qu’un nounours en peluche ? Qui
me bouleverserait au point de pouvoir donner ma vie pour lui ?
Je regarde Geeky, Pierre, Pi, mon cube de guimauve, mon cœur. Je le
regarde comme je ne l’ai jamais regardé, et pourtant, je ne me suis pas privé. Je
le regarde et je hoche la tête. Il est cela, il est tout cela, il a fait cela, tout cela, me
mettre le cœur à l’envers, bouleverser mes bases et me rendre plus souple qu’un
gros nounours en peluche. Il tient ma vie entre ses mains.
Ses yeux se brouillent, son regard se voile, sa bouche me demande l’entrée
et il s’insinue avec une tendresse inégalable. Sa langue me cherche, puis
m’explore et me savoure. Ses mains me caressent les cheveux, descendent dans
mon cou et se font plus légères que des ailes de papillons. Une de ses paumes
glisse le long de mon torse, effleure mes abdominaux, s’empare de mon sexe
bandé. Il se soulève, je me recule, je veux le voir, l’admirer à m’en faire exploser
les rétines. Il me guide vers lui, en lui, et s’abaisse précautionneusement. Il ne
précipite rien, mesure chaque geste, chaque intention. Il veut faire de ce moment
un partage unique, inoubliable, un big-bang pour la création d’un nouveau
monde.
Je me force à garder les yeux ouverts, pour ne rien rater et ne rien oublier.
Mon corps brûle d’anticipation, d’impatience et de fébrilité. Il se sent exposé
comme jamais il ne l’a été, je me sens exposé comme jamais je ne l’ai été.
J’entre en lui et je geins. Quelques millimètres et c’est déjà le paradis. Il ne
résiste pas, ses paupières s’abaissent et sa tête se rejette langoureusement en
arrière. Il descend, m’emprisonne dans son antre, dans son univers et dans sa vie.
Il ne s’arrête que lorsque je me retrouve ancré dans ses profondeurs, sans plus
d’autre choix que celui de m’y perdre.
Ses paupières se soulèvent, son visage rayonne et son sourire, mélange
subtil de timidité, de gaieté et de luxure, me brise le cœur. Il est beau, beau
comme jamais je ne l’aurais cru possible, plus beau que ce que j’ai jamais
admiré de toute ma vie. Je pourrais en pleurer, à trop admirer cette intensité
resplendissante. Je suis devenu un poète, il a fait de moi un putain de poète !
Je veux qu’il bouge, maintenant, qu’il me délivre de l’insoutenable
impression que s’il ne le fait pas, je vais y laisser ma peau.
— Bouge, Geeky ! Putain ! Bouge !
Il éclate de rire, un rire qui fait trembler son corps et me fait suffoquer.
— Je t’aime, Léo.
— Moi aussi, moi aussi, mais pas autant que je le pourrais. Bouge !
Il se soulève, se rabaisse, une fois, deux fois, trois fois, encore et encore,
plus longtemps que je ne peux le supporter. Son regard a viré à l’orage et il ne
me quitte pas. La tempête fait rage, la salle de bains ne s’en sortira pas sans
dommage et moi non plus. C’est bon à en crever, tant dans ce corps qui est le
mien, que dans mon cœur malmené ou dans mes yeux qui n’en peuvent plus de
se maintenir ouverts. J’attrape son visage, l’amène à moi et lui dévore la bouche.
Il me répond avec autant d’ardeur, se meut avec encore plus d’entrain et de
rapidité, me prenant profondément, m’avalant avec une facilité qui me rend fou.
Je suis fait pour lui, comme il est fait pour moi. Nos différences s’unissent avec
simplicité, nos connivences avec légèreté. Nous sommes les deux faces d’une
même pièce, entiers ensemble.
Je ne vais pas tenir, pas pour cette première fois, cette découverte avec
laquelle je n’ai aucun entraînement. J’ai pourtant un impératif, celui de jouir en
même temps, dans la même seconde. Il n’est pas loin non plus. Ses
gémissements rauques, proches du cri, me le disent. Je m’empare de son sexe
devenu extrêmement sensible et le caresse au même rythme que ses coups de
reins. Il ne va pas résister. Ne résiste pas ! Je n’en peux plus et l’exhorte dans un
cri à céder.
— Maintenant !
Tout son corps se tend, se crispe autour de moi. Je râle tout en cherchant
mon souffle. Je ne crois pas m’être déjà senti aussi démuni face à l’éminence
d’un orgasme, même pas lors du premier. Je me contracte de la tête aux pieds,
tremble et frissonne, et me libère dans un sentiment proche de l’abandon. Je lui
ai offert la sécurité, je lui ai demandé sa confiance, et j’ai présupposé que je lui
avais donné la mienne. Je prends seulement conscience que je viens de la lui
céder, totalement, irrémédiablement, sans tricherie ni faux-semblants, de la
même façon que lui, mon Geeky, si honnête et sincère.
Je l’ai observé prendre son plaisir, les traits tirés et quelque peu grimaçants.
C’est beau un visage dans le plaisir. Pas dans la réalité des expressions, mais
dans ce qu’il offre à celui qui en est l’instigateur. C’est beau lorsqu’on est celui
qui en a amené de telles, lorsque ce qui les a fait naître se conjugue avec les
sentiments qui nous martèlent. Correction : il est beau le visage de mon Geeky
dans la jouissance.
Son corps retombe sur le mien et son visage retrouve le creux de mon
épaule. Son souffle saccadé chante à mes oreilles, le mien l’est tout autant. Je le
serre dans mes bras, fort, de peur de le perdre, de le voir s’évaporer dans les
brumes de l’eau pourtant refroidie, effrayé qu’il ne soit qu’un rêve.
Merde ! Il a vraiment fait de moi un putain de poète énamouré !
— C’était… incroyable.
— Hum… je n’ai pas mieux à dire.
— Je t’aime, Léo.
Oh bordel de merde ! Il peut encore me faire fondre un peu plus, juste
comme ça, d’un claquement de doigt. Je le sens si précieux entre mes bras, alors
qu’il commence à grelotter.
— Sortons, tu as froid.
— Un peu.
— Tu trembles et, si ça continue, tu vas claquer des dents.
— C’est bien possible… Tu veux bien t’occuper de moi ?
— Tu es encore HS ?
— Nan, j’ai juste envie que tu prennes soin de moi, que tu me dorlotes. Je…
je me sens… euh… aimé, là, et euh… je voudrais juste que ça dure un peu plus
longtemps. C’est euh… agréable de ne pas se sentir… tout petit.
Eh voilà, c’est confirmé ! Il peut me rendre encore plus fondant qu’un
moelleux au chocolat réussi, tout en me donnant envie de sourire comme un…
comme un… un prince de conte de fée. Sans commentaire ou je risque d’y
laisser vraiment ma peau !
— Ne bouge pas, je vais te sortir de là.
Je me redresse avec lui contre moi, lui demande un peu d’aide pour éviter
qu’on se casse la gueule comme deux pauvres cons, le cul à l’air et la queue
molle – j’ai besoin de me lâcher un peu. Être un poète, c’est bien trop flippant !
– attrape un grand drap de bain et l’y enveloppe. Je le frictionne énergiquement,
tout en guettant son visage. Je m’arrête dès que ses joues ont repris un peu de
couleurs.
— Pyjama nounours et petits cœurs ?
— J’aimerais bien.
— Je m’en doutais.
Je le lui enfile, boutonne les boutons un à un et l’embrasse sur la tempe.
— Lit ou canapé ?
— Canapé. Je regarderais bien un film blotti dans tes bras.
— Ce que tu veux, mon cœur.
Je me sèche rapidement, n’enfile qu’un boxer – je dors à poil, moi ! – et le
porte jusqu’au canapé. Je l’allonge, vais récupérer la couette qui recouvre son lit
et l’en recouvre, avant de m’installer derrière lui et de l’enlacer.
— C’est la meilleure journée de toute ma vie, tu sais, Léo.
— Vraiment ? Même avec l’opticien, la boutique de pompes et celle de
fringues ?
— Ouais, la meilleure.
— Je l’ai beaucoup aimée aussi.
— Merci, Léo.
Je ne réponds pas, le serre un peu plus fort. Un moelleux au chocolat ?
Même pas assez tendre pour me définir à cet instant. J’ai beau fouiller dans mon
crâne, je ne trouve pas de comparaison juste. Geeky trouverait, lui, il est un puits
inépuisable de bons mots.
Qu’importe, l’idée est là, plus limpide que l’eau d’une rivière. Je suis de la
pâte molle entre ses doigts effilés.
Chapitre 31
Pierre, dit Pi

Il est des moments dans la vie où tout change. Ce n’est pas très original,
mais il m’arrive d’être un mec presque normal. C’est un peu comme si ce tout se
distendait, se déformait, s’étirait et se modifiait. Pas complètement différent, pas
autre chose, mais pas pareil non plus. Je suis toujours Pierre, dit Pi, avec
quelques singularités qui ont à voir avec Geeky ou mon cœur, et qui font que Pi
est toujours Pi, sans l’être tout à fait ou plus seulement. C’est comme avec les
mathématiques, un truc tout con : une opération toute bête peut devenir
complexe et intéressante en rajoutant une simple petite donnée. Eh bien voilà !
Ma vie connaît ce nouvel élément perturbateur qui change tout !
Si je veux pinailler sur les détails, je dirais qu’il y en a plusieurs, deux en
fait : un premier emploi, et pas le moindre, et Léo, surtout Léo. De ces deux
nouveautés est née ma nouvelle vie. Je me lève cinq jours sur sept pour aller
bosser et fais face vaillamment au monde et à ses désordres. J’ai un mec très
souvent chez moi et dans mon lit, et pas n’importe lequel.
Ma vie est différente. Ma relation avec Pascaline ressemble moins à une
amitié maternalisée et mes jeans ne me tombent plus sur les hanches comme s’ils
allaient se faire la malle. Ah ! J’ai de nouvelles lunettes qui ne me défigurent
plus le visage et avec lesquelles j’ai une meilleure vue. Et, pas à dire, quand je
lorgne outrageusement Léo, c’est beaucoup mieux.
J’ai pris quelques décisions. La première était de parler à GC de ce que je
savais. J’ai suivi les conseils de mon lion. Jouer franc jeu était l’option la plus
intelligente. Je dois lui reconnaître un aplomb incroyable : le patron n’a même
pas haussé un sourcil. Il m’a simplement regardé, a hoché la tête et m’a laissé
avec une formule concise : « Je m’en doutais, Belan, je m’en doutais. Contentez-
vous de fermer votre bec et tout ira bien. ». Pas à dire, il me plaît bien cet
homme. Pas de prise de tête et pas de sermon à rallonge, et un ordre clair et
facile à respecter.
La deuxième concerne ce connard de pédophile. J’ai un peu mis les voiles
sur ce coup-là. Je n’ai pas abandonné l’idée de le coincer, mais je préfère en
parler à Léo et voir avec lui. Je suivrai ses conseils, tout en lui faisant
comprendre que c’est important pour moi. Ensemble, nous serons plus efficaces.
Après, j’agirai avec sagesse, et il transmettra le tout aux mœurs.
La troisième, c’est par rapport à ma famille. Plusieurs semaines ont passé
depuis cette journée infernale où Léo et moi avons scellé ce qui pourrait
s’appeler un engagement. En nous donnant l’un à l’autre sans barrière ni retenue,
nous avons enclenché une relation de couple, de celle qui veut se marquer dans
le temps. Ce n’est pas que j’ai des hésitations, mais j’adore ne l’avoir que pour
moi. Ceci étant, le moment est venu : il s’est imposé comme une évidence. J’ai
la sensation, qu’après, ce ne sera plus des passages que Léo fera dans mon
appart, avec son sac de fringues à l’épaule. Ce sera autre chose, un truc flippant
qui me fait baver d’envie.
Léo est parti quelques jours pour un entraînement intensif avec l’armée,
dans un endroit secret qu’il n’a pas voulu me révéler. Rien de dangereux, ce
n’est pas une mission. Je suis détendu, même s’il me manque. Nous sommes un
soir de semaine, elles vont forcément tiquer, ce qui va me faciliter la tâche. Les
questions vont fuser et je n’aurais plus qu’à y répondre.
Je suis dans l’entrée, après avoir frappé, et comme je l’avais anticipé, elles
ont vite fait de débouler, visages inquiets, regards scrutateurs et tout le toutim. Je
suis un as quand il s’agit de mes femmes.
— Pi ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu as un souci ? Quelque chose ne va pas ?
— Je vais bien et je n’ai aucun problème. J’avais envie de vous voir.
— C’est tout, tu es sûr ?
— Mais oui, je vais bien, très bien même.
— Si tu le dis… Entre et viens t’installer dans la cuisine. Tu veux un
chocolat chaud ?
— Je veux bien.
Confortablement installé dans la petite cuisine lumineuse de ma mère,
j’observe ces deux femmes qui me considèrent comme un prince. Je les aime
tant toutes les deux. Elles ont toujours été ma force et mon courage, le peu que
j’en possède.
— Alors ? Qu’as-tu à nous dire ? Ton travail, ça va ? Tu dors assez ? Tu
manges, au moins ?
Je me retiens d’éclater de rire. Elles ne changeront jamais et c’est
terriblement rassurant.
— Oui, à toutes ces questions.
J’enserre ma tasse entre mes deux mains et respire l’arôme du chocolat
chaud. C’est le parfum de l’enfance, celui de l’amour inconditionnel, celui des
larmes séchées et de la joie.
— Pi ? Tu vas nous faire attendre longtemps ?
— Ah non, désolé. J’étais perdu dans mes souvenirs… Je… j’ai…
— Ah ! Je sais ! Tu as rencontré quelqu’un, tu es amoureux.
Génial ! C’est tellement plus facile quand ce sont les autres qui le disent à
votre place. Après, il n’y a plus qu’à suivre le mouvement.
— Oui, c’est ça, c’est exactement ça.
— Qui c’est ? Comment il s’appelle ? Il fait quoi dans la vie ?
— Est-ce que c’est un prince charmant ?
Ouh là là ! Elles n’y vont pas de main morte !
— Il s’appelle Léonard, il travaille avec moi et je ne sais pas si c’est un
prince charmant. Pour moi, il est plus que ça… et euh… il n’a pas tellement le
physique pour cet emploi.
— Que veux-tu dire par là ? Il est moche ?
— Oh non ! C’est tout le contraire, il est superbe, mais il n’est pas blond et
délicat… Par contre, il est aux petits soins pour moi et il est très… sécurisant.
— Oh, mais c’est parfait, ça.
— Oui.
— C’est un collègue ?
— Il est policier.
— Ah ! Ce n’est pas un informaticien comme toi… C’est un métier
dangereux.
Si elles savaient, les pauvres, elles feraient une syncope et ne s’en
remettraient pas. Elles sont déstabilisées par cette information et je les
comprends. Je vis avec tous les jours et j’en ai parfois mal au ventre rien que d’y
penser.
— C’est un homme très solide et il est très prudent. Vous n’avez pas à vous
inquiéter.
— On va te faire confiance… Il a quel âge ?
— Il vient d’avoir trente-trois ans.
— Trente-trois ans ! Il est beaucoup plus vieux que toi !
— Huit ans, il a huit ans de plus que moi, et c’est une bonne chose. Il me…
stabilise.
— Tu as sûrement raison, Pierre, ce n’est pas une mauvaise chose… Tu as
une photo à nous montrer ?
Oh ! J’en ai plusieurs, des tas en fait, mais pas toutes à mettre sous des yeux
innocents. J’en ai sélectionné quelques-unes hier soir que j’ai laissées sur mon
téléphone. Pour les autres, je les ai téléchargées sur 3.14, et sur une clé USB, au
cas où.
— J’en ai deux ou trois.
— Montre-le nous, s’il te plaît, qu’on se fasse une idée.
Rien de plus facile. Je sors mon portable, sélectionne celle où on ne voit que
son visage, son beau visage masculin.
— Il est très beau.
— Oui, maman.
— Un homme fort et posé.
— Oui, mamie.
Je passe à la deuxième où on le voit dans sa globalité, des pieds à la tête,
superbe.
— Il est très grand.
— Oui, maman.
— Et très musclé.
— Oui, mamie.
Je suis au bord du fou rire. C’est surréaliste et, en même temps, tellement
normal, tellement nous. Mon cœur déborde d’une joie pure, sincère et brûlante.
J’ai tellement de chance.
— C’est un sportif.
— Oui, maman.
— Et un homme de confiance.
— Oui, mamie.
Je passe à la troisième, et la dernière, où nous sommes tous les deux, côte à
côte, souriants et tellement différents. J’adore cette photo prise par Pascaline.
Elle est belle : je ne détonne pas, pas dans le mauvais sens du terme. J’ai l’air de
ce que je suis, plus petit, plus fin, plus pâle, mais pas de manière désagréable ou
négative. Léo a son bras autour de mes épaules, il regarde l’objectif, alors que je
suis légèrement tourné vers lui. Il a les yeux brillants et un grand sourire sur les
lèvres.
— Vous êtes très beaux tous les deux… C’est lui qui t’as fait changer de
lunettes et de vêtements ?
— Oui.
— Bien… Et on le rencontre quand ?
— Dimanche prochain, si vous êtes d’accord.
— Bien sûr qu’on est d’accord !
— Dimanche prochain, tu dis ? Il va à la messe ?
— Euh, non, mamie. Pas de messe.
— On fera avec.
Il faudra bien, mesdames mes femmes, et il serait même de bon aloi de
l’apprécier à sa juste valeur.
— Qu’est-ce qu’il aime manger, ton ami ?
— Oh, il n’est pas difficile et il a bon appétit. Il adore tes petits plats,
maman.
— Ah oui ? Un homme de goût… Tu dis qu’il a bon appétit ?
— Oui, un bon coup de fourchette.
— Pas étonnant avec sa carrure… Mais, je ne te donne pas assez pour vous
deux !
— Eh bien, euh… on partage.
— Ce n’est pas suffisant, c’est ça ?
— Ne t’inquiète pas, on se débrouille.
— Il cuisine ?
— Oui, un peu.
— C’est bien ça. Tu as besoin de quelqu’un qui s’occupe de toi.
Quelle poisse ! Était-il nécessaire qu’elle le précise ? C’est vrai quoi ! J’ai
mon propre appartement depuis quatre ans et je suis toujours vivant ! J’ai de plus
en plus de mal avec ce genre de remarques, qu’elles viennent de Pascaline ou de
ma mère. Je me sens plus autonome et j’aimerais que ça se voit, ne serait-ce
qu’un peu.
— Je sais me débrouiller tout seul.
— Humm… oui, c’est vrai…
Un peu plus de conviction serait la bienvenue ! Cependant, cette contrariété
passe vite au second plan, car ma grand-mère se manifeste à propos.
— J’y pense. Il va falloir que je lui tricote un pull, en signe de bienvenue.
Je l’espérais celle-là, avec force et espoir. Ça va être génial et il n’a pas été
nécessaire que je mette le sujet sur le tapis. Je vais me marrer et plus encore.
J’imagine déjà la tête de GBT, tout un poème. Pourvu qu’elle me sollicite pour le
motif. Hors de question qu’il y échappe.
— Eh bien, si tu veux et si tu en as envie.
— J’en ai envie.
— Tu es sûr ? Ça va te prendre beaucoup de temps.
— Pourquoi ?
— Il fait deux fois ma taille, mamie.
— Ton grand-père était un homme solide et je lui tricotais ses pulls.
— Ah oui, c’est vrai.
Elle cogite mamie et je la laisse venir.
— Tu sais quel dessin lui ferait plaisir ?
Bingo ! Victoire facile, trop facile. Je jubile comme un con, à en avoir des
papillons dans le ventre et un sourire jusqu’aux oreilles.
— J’ai une idée. Je vais te montrer.
Ni une ni deux, nous nous retrouvons avec plusieurs catalogues devant les
yeux. Mes suggestions la laissent sceptique. Si ma grand-mère l’est, c’est que
mon idée est la bonne, la meilleure que je pouvais trouver.
— Tu es sûr ?
— Oui, sûr.
— Bien, si tu le dis… Je n’aurais jamais cru.
— C’est un romantique.
— J’aime les hommes romantiques.
— Je sais, mamie… Est-ce que tu serais d’accord pour lui en tricoter un
deuxième ?
— À quoi tu penses ?
— Si je t’amène un modèle, tu crois que tu pourrais le reproduire ?
— Ça dépend ? Il y a un dessin ?
— Non.
— Tu me le montreras et je te dirai.
— Merci, mamie. Tu pourras prendre tout le temps que tu veux. Pour la
laine, tu pourras aussi prendre comme le modèle ?
— Je verrai avec la vendeuse. Pourquoi ?
— Je ne suis pas doué pour choisir et savoir ce qui est bien, mais si c’est
comme le modèle, je sais que ça lui plaira.
— Nous ferons au mieux, Pierre.
Après le déjeuner, je passe une partie de l’après-midi à répondre à leurs
nombreuses autres questions. J’adore parler de Léo, ce n’est donc ni difficile ni
des heures désagréables.
— Tu sembles heureux mon fils.
— Je le suis, maman.
Son regard brille et celui de ma grand-mère aussi. Elles m’aiment tellement
que cette vérité, avouée si simplement, leur tire des larmes aux yeux. Elles se
sont toujours inquiétées pour moi, faisant du mieux qu’elles le pouvaient pour
m’offrir un cocon rassurant et plus qu’affectueux. Parfois, elles y mettaient trop
d’amour et elles ont fait de moi un gamin et un homme surprotégé. Dans le
même temps, elles m’ont permis d’avancer en sachant que la bonté existait et il
me suffisait de les regarder pour en être convaincu.
Au moment de partir, maman me remet ma panière de linge propre et
repassé, ainsi qu’un nombre doublé de nourriture.
— Tiens, il devrait y en avoir assez pour vous deux.
— Mais, et vous ? Vous n’avez plus rien.
— Ce n’est pas grave, je cuisinerai demain. Si tu as besoin de plus, dis-le-
moi et repasse à la maison.
— Ça va aller, maman, merci. Léo n’est pas tout le temps avec moi, tu sais.
— Vous allez vivre ensemble ?
— On n’en a pas parlé.
— Ça viendra.

Ce soir-là, seul dans mon lit, je réfléchis pas mal. Je sais d’avance que ce
n’est pas moi qui parlerai en premier à Léo de ce possible emménagement
ensemble. Jamais je n’oserai. Je ne suis pas sûr non plus d’en avoir envie. La
notion de temps n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Est-ce que Léo serait
capable de me supporter au quotidien ? N’est-ce pas un peu dangereux ? Il
pourrait s’apercevoir que je suis un type ennuyeux, avec peu d’intérêts. Il
connaît tout de ma vie, on en a vite fait le tour, mais ce n’est pas la même chose
de s’y frotter de temps en temps et de le vivre tous les jours. Les heures que nous
passons à mélanger nos corps et à faire l’amour nous font un peu oublier tout le
reste. Est-ce que sa vie, son mode de vie, peut s’acclimater à la mienne, au
mien ? L’inverse est-il tout autant possible ?
Dans la véracité des faits, il vient me voir quand il peut et quand il veut. Je
dois reconnaître que c’est très souvent le cas. C’est toujours lui qui se déplace, à
son initiative ou sur ma demande, ce qui revient au même. Cette façon de
fonctionner me convient parfaitement. Mais pour Léo ? Sûrement, sinon il me le
dirait, non ? Si, il me le dirait.
Je dors mal cette nuit-là, car toutes sortes de pensées me mitraillent le
cerveau. Elles viennent s’immiscer dans mes rêves, pour me terrifier et me
malmener. Elles me laissent un goût amer dans la bouche et la mine chiffonnée.
Il n’est pas bon pour ma tranquillité d’esprit que Léo s’éloigne trop longtemps.
Sans lui, je perds ma boussole et mes doutes reviennent m’assaillir.
Quand je me regarde dans la glace, je vois bien que je suis moins fade et
plus présentable. Mes lunettes me vont bien, ainsi que mes nouveaux jeans, mes
chemises ou mes pulls. Les remarques d’Antoine, à ce sujet, n’ont d’ailleurs pas
manqué. Même lui m’a dit que j’étais mignon. J’ai rougi comme un puceau à qui
on aurait fait une proposition indécente ou à qui on aurait mis la main aux fesses.
Qu’est-ce qu’il s’est marré, l’enfoiré ! Je m’en suis sorti d’une pirouette, en le
provocant sur ce sujet au combien dérangeant du sexe entre hommes. Ma
proposition de lui rouler une pelle, puisque je lui plaisais tant, lui a cloué le bec,
juste après qu’il m’ait répondu un « non » virulent. J’ai rigolé à mon tour, mais
la victoire a été limite cette fois-là, très limite. Je ne suis plus vêtu de mon
armure en Kevlar de blagues insolentes et de provocations quand je suis avec
Antoine. Il est presque un ami, ce qui change tout. Il va finir par m’avoir, ce
n’est qu’une question de temps, ou alors, le jeu cessera de lui-même.
En attendant, il est grand temps que Léo rentre et me prenne dans ses bras,
qu’il pose sa bouche sur la mienne avec désir et envie, et qu’il me soulève dans
ses bras pour me conduire dans mon lit. Il serait bon qu’il rapplique avant que
mon petit cœur en guimauve ne se fasse trop de mal à imaginer le pire. Il me
manque mon GMR (Grand Mâle Rassurant, pour la traduction), plus que de
raison, plus que tout. Le petit informaticien redevient quasi insignifiant dès qu’il
n’est plus là.
Chapitre 32
Léonard, dit Léo

Une semaine à mettre mon corps à l’épreuve, sous le soleil, sous la pluie et
dans la boue, à me servir de mes muscles et à tester mon endurance. Une
semaine de torture qui a pris fin. Ce n’est plus aussi facile qu’à vingt ans, je suis
bien obligé de le reconnaître, mais bordel, qu’est-ce que j’aime ça ! La prochaine
épreuve : une semaine de randonnée entre potes de l’armée, comme chaque
année, avec des étapes journalières, des nuits sous un bivouac et du grand air à
ne plus savoir qu’en faire. Je ne la manquerais pour rien au monde. Une bouffée
d’oxygène, d’amitié et de franches rigolades. C’est pour septembre, quelques
mois à attendre.
Je prends toujours le TGV pour ces séances d’entraînement obligatoires.
C’est plus pratique et j’apprécie les heures assis tranquille dans un wagon pas
trop bondé. Je peux me détendre, lire ou écouter de la musique. Je peux aussi
échanger tranquillement des SMS avec Geeky. Sur place, ce n’était pas très
simple. On était bien trop épuisé pour résister au sommeil et trop occupé la
journée pour avoir le temps de s’attarder sur autre chose. Pour la première fois
en dix ans, j’ai vécu quelques frustrations.
Je vais devoir passer par mon appart avant d’aller le voir et c’est un peu
gonflant tous ces va-et-vient perpétuels. Je n’ai jamais demandé à Pierre de venir
chez moi. J’ai pris l’habitude de le rejoindre chez lui et cela s’est fait
naturellement. Il ne sort pas et je quitte plus tard. C’est tout aussi facile de guider
mes pas vers son appartement que de me rendre dans le mien. D’autant plus que
les SMS de Geeky ne sont pas terribles. Il n’a pas l’air d’avoir la pêche, mon
petit génie. J’espère que personne ne l’a fait chier au boulot. En même temps, ça
m’étonnerait. Ils n’en ont rien à foutre que Pierre soit homo, cette info leur passe
au-dessus de la tête. Leur problème, c’est moi, un policier et un militaire. Les
archétypes ont la vie dure. Pierre Belan a gagné ses galons. On lui fait tous
confiance pour nous aider et dénicher des trucs que nous n’aurions jamais
trouvés sans lui. C’est une évidence pour chacun d’entre nous, même si les
autres ne viennent pas souvent le voir, sauf quand Antoine et moi nous ne
sommes pas là. Une habitude de prise, une de plus : celle d’être le relais entre
l’informaticien et eux. À l’inverse, ils ne l’auraient pas loupé. Nous ne sommes
ni des tendres ni des moutons dès qu’il s’agit du boulot. Un incompétent qui
nous emmerde, ou nous fout les boules, on s’en débarrasse. Point barre !
Toutes ces réflexions me sont inutiles pour amoindrir cette mauvaise
sensation que Geeky a le blues. Je ne pouvais pas passer mon temps à lui
répondre, mais lui, il pouvait m’envoyer autant de messages qu’il le souhaitait.
Pendant mon voyage de retour, j’essaie de lui tirer les vers du nez. À distance, sa
résistance est encore plus solide.
Qu’importe, dans deux heures, je serai à Paris et, d’ici trois, à sa porte. Je ne
vais pas passer par chez moi, j’ai tout ce qu’il me faut là-bas. Après cette
semaine intensive, j’ai trois jours de congés, comme à chaque fois. J’aurai
largement le temps de laver mes fringues et de retourner chez moi pour relever le
courrier, faire un peu de ménage et inviter Antoine pour une soirée match.

Je suis toujours étonné par le calme et le silence qui règne dans son
immeuble. À croire qu’il n’y a que des mecs comme lui qui habitent ici ou des
petits vieux. C’est impressionnant, un peu comme si la vie s’arrêtait dès l’entrée
et que le monde n’existait plus.
Je frappe, ou plutôt, je cogne. Je n’attends pas son « entre », je ne le fais
plus depuis un bon moment. Quelle n’est pas ma surprise de le retrouver affalé
dans son canapé, en pyjama, devant la télé, et non pas devant 3.14. J’avais
raison, quelque chose ne tourne pas rond.
— Léo ? Tu es rentré ?
— C’est bien avec toi que j’ai communiqué par SMS, non ?
— Euh… oui… Désolé, je suis un peu à l’ouest.
— Tu es malade ?
— Non.
Je pose mon barda, plus qu’étonné par son manque de réactivité et son peu
d’enthousiasme à m’accueillir.
— Tu me fais une petite place ?
— Oui, bien sûr.
Je m’installe et le déplace pour le prendre dans mes bras. Je l’embrasse sur
la tempe. J’attends qu’il soit un peu plus vivant pour quémander plus. Il m’a
vraiment manqué, ce petit con.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je me suis ennuyé sans toi.
— C’est ça qui te met dans cet état ?
— Oui.
Quel petit être sensible que mon cube de guimauve, à s’en rendre malade.
— Je suis là maintenant.
— Oui.
— Geeky ?
— Embrasse-moi d’abord, pour que je sois sûr que tu es bien là. Je fais des
rêves chiants et étranges en ce moment.
Je vois, ou pas. Je m’y suis fait. Sans explication, je vais tourner en rond.
Autant lui donner ce qu’il veut et attendre son bon vouloir. Je le ramène contre
moi et lui offre ce baiser de retrouvailles dont il a tant besoin pour reprendre pied
dans le monde. Il en a vraiment envie, s’en empare et retrouve sa vivacité
rapidement. Je ne gâche pas mon plaisir, notre plaisir.
— Ça va mieux ?
— Oui.
— Geeky ?
— Quand tu n’es pas là, mes doutes reviennent au triple galop… Je
redeviens tout petit et insignifiant. Trois ou quatre jours, ça va, mais au-delà…
Avant toi, j’avais l’habitude de me sentir comme ça, mais je l’ai un peu perdue…
et, je ne sais pas, je me sens mal quand je suis comme ça.
Putain ! Quand va-t-il cesser de se torturer ? En même temps, il y a du bon
là-dedans : il ne veut plus vivre comme ça. C’est une excellente nouvelle !
— Tu ne peux pas être ce que tu n’es pas, Geeky.
— Comment ça ?
— Tu ne peux pas être petit et insignifiant puisque ce n’est pas ce que tu es.
— Mais…
— Un mètre soixante-quinze, ce n’est pas petit. Tu es doué avec les chiffres,
non ? Tu peux le comprendre tout seul.
— Je ne parle pas de taille, c’est dans la tête.
— Ton cerveau est plus grand que la moyenne. On peut le mesurer, si tu
veux.
— Abruti !
Il y a un sourire dans sa voix, ce qui me rassure. Ce n’était qu’un banal coup
de blues.
— Quant à être insignifiant, il te manque un peu de bêtise pour ça. Ce qui
revient au constat précédent.
— Tu vois, j’avais raison. Tu m’as manqué et j’ai besoin de toi.
— J’aime ça, sauf que je ne veux pas que tu te morfondes quand je ne suis
pas là. Tu vas devoir faire quelques efforts pour reluire ton égo, Geeky.
Rapidement, ce serait bien.
— J’essaie, et je m’en suis pas trop mal sorti, jusqu’à avant-hier.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé pour que tu bascules du côté obscur de la
force ?
— Tu t’es mis à la SF ?
— Nan, j’ai appris quelques réparties que tu pouvais comprendre.
— Tu es nul !
— C’est ça !
— J’ai parlé de toi à maman et mamie. On déjeune chez elles dimanche, si
tu es d’accord.
Ça, c’est une grande nouvelle et un début d’explication.
— Ça y’est, tu t’es décidé ?
— Oui, je me suis décidé.
— Et ?
— Elles veulent te rencontrer.
— Ça t’inquiète ?
— Non, pas du tout.
Il y a un lien, mais qu’on me coupe haché menu si j’en vois ne serait-ce
qu’un bout du bout. Les rouages de son cerveau me sont vraiment fermés.
— Tu vas venir ?
— Évidemment !
— Merci. Et toi, c’était comment ?
Détournement de sujet, sans subtilité, mais pourquoi pas. Il me pose
rarement des questions, si habitué qu’il est à trouver les réponses tout seul. De
fait, là, il aurait bien du mal à les dénicher. Elles sont dans ma tête et nulle part
ailleurs.
— Épuisant et génial !
— Tu as crapahuté dans tous les sens, tes biceps gonflés et ton beau corps
en action ?
— Il y a de ça.
— Tu as des photos ?
Je secoue la tête, dépité et amusé.
— Bien sûr que non !
— Dommage, tu dois être très sexy en tenue kaki et suant sous l’effort. Tu
as barboté dans la boue ?
— C’est quoi cette question ?!
— À la télé, dans les films de guerre, y’a toujours un moment où les soldats
se retrouvent à patauger dans la boue. Souvent, la caméra se démerde pour les
rendre sexy.
— Il n’y a rien de sexy à se préparer à la guerre ou à être en train de
combattre ! Ce n’est pas un jeu.
— Je sais, désolé. C’est juste que… tu dois quand même être sexy dans
l’effort.
— Peut-être, je n’en sais rien.
— Tu as aimé cette semaine, alors ?
— Oui, j’adore ça.
— Tant mieux, sinon ce serait… une torture.
— Sans aucun doute…
Bien, nous avons fait de tour de ce qui est en surface. Pour le reste, ça peut
attendre.
— Dis, Geeky, je suis un peu fatigué. Tu n’as pas envie de te coucher tôt,
pour une fois ?
— Tu n’as pas faim ? Ma mère m’a donné le double de ration pour toi.
— Vraiment ?
— Oui.
— C’est gentil. J’ai faim, mais moins que celle qui te concerne.
— Ce n’est pas dormir que tu veux…
— Non, ce n’est pas pour dormir. Je suis gonflé à bloc.
— Oh oh ! Gonflé à bloc ! Fais voir.
Il ne fait pas dans la dentelle et pose sans hésitation sa main sur ma
braguette.
— Elle est vraiment en forme.
— C’est l’effet que tu me fais.
Son regard brille quand il le jette dans le mien et il devient fantastique
quand sa paire de lunettes rejoint la table basse. Sa petite langue rose s’échappe
de sa bouche pour se lécher les lèvres et mon sexe se soulève d’envie. Il a déjà
les mains sur mon tee-shirt pour me l’enlever. Je tends les miennes vers lui, il me
les bloque.
— Non, laisse-moi faire. C’est moi le chef pour cette fois.
Je laisse retomber mes bras, mes yeux dans les siens, curieux et avide de
découvrir ce qu’il me réserve. J’aime quand mon Geeky se fait entreprenant.
C’est toujours un régal pour les sens. La chambre est bien trop loin pour nous
accueillir et nous ne sommes pas dans une contrée de patience. Qu’à cela ne
tienne, le canapé a déjà supporté nos ébats, il peut en tolérer d’autres.
Je le laisse faire ce qu’il veut de moi et mener le rythme au gré de ses
envies, en prenant tout ce qu’il me donne et en le savourant avec plaisir. Il a
appris à me connaître, tout comme je sais parfaitement ce qu’il préfère. Sa
bouche est un paradis dans lequel j’aime me perdre et il a vite fait de me l’offrir.
Parce qu’il y prend du plaisir, je peux me laisser aller à adorer ça sans retenue, à
en perdre le Nord et ma boussole. Comme je suis convaincu que ça ne s’arrêtera
pas là, je ne cherche pas à retenir ma jouissance, ni même à la retarder. Je m’en
saisis sans restriction, mon regard braqué sur lui et sur ses gestes amoureux. Je
n’ai jamais aucun doute sur les sentiments qu’il me porte. Avec lui, c’est
toujours faire l’amour. Si je suis son antre de sécurité, Geeky est le mien. Je le
vois comme une chance, celle de ne jamais avoir à me poser de questions sur son
amour. Sa sincérité, son honnêteté et sa loyauté coulent dans ses veines. Il me
donne tout parce que je suis celui qu’il a accepté dans sa vie, sans restriction ni
mensonge, sans tricherie ni duperie.
Je me suis égaré dans le plaisir et il m’observe avec faim. Son regard a un je
ne sais quoi de particulier, d’inédit. Il remonte vers moi, mélange sa bouche à la
mienne, mêle nos langues et je me goûte en lui. Cela me ferait presque rugir. Ses
mains sont sur moi, hésitantes, incertaines.
— Je… J’ai envie de toi.
— Tu te rappelles, c’est toi le maître.
— … Je… je te veux.
— Tu m’as déjà, Geeky.
Il rougit, comme une pucelle à son premier rendez-vous ou à sa première
vision d’une queue bandée… Merde ! Putain de merde ! Il s’est aussi décidé
pour ça ! Bordel de merde ! Enfin !!!
— Tu sais que tu n’as qu’à demander, n’est-ce pas, Geeky ?
— Ou…i.
— Tu sais aussi que je ne dirai pas non ?
— Ou…i.
Sa voix est chevrotante et il est toujours aussi rouge. Qu’est-ce qu’il est
mignon ! Une petite merveille, mon Geeky, bien plus suave qu’un cube de
guimauve.
— Je suis d’accord et j’en ai envie.
— Tu… Tu es sûr ?
— Évidemment que je suis sûr ! Je te demanderai seulement d’y aller mollo.
Non pas que je m’inquiète, tu es la douceur incarnée quand tu veux. C’est juste
que ça fait un moment.
— Longtemps comment ?
— Un bon bout de temps, bien avant de te connaître… J’ai vécu avec un
homme pendant deux ans. Les autres mecs, ce n’était que du sexe. J’ai
expérimenté les deux faces, mais j’ai toujours eu une préférence pour le rôle
d’actif dans mes plans cul. Le dernier avec qui j’ai été passif, c’est avec cet
homme. On s’est revu souvent après notre rupture, juste pour le sexe, mais je
n’ai plus voulu qu’il me prenne. Depuis que je te connais, il n’y a eu personne
d’autre. J’ai coupé les ponts avec lui et je n’ai plus fréquenté les bars gays pour y
faire des rencontres.
— Tu n’es plus avec lui depuis combien de temps ?
— Un peu plus de quatre ans.
— Plus de quatre ans ! Oh merde ! Je…
— Geeky, mon cœur, détends-toi.
— Tu veux que je fasse ça comment ? Quatre ans ! Je ne suis pas à la
hauteur.
— N’importe quoi ! Tu es un bon amant, Geeky, et tu serais parfait pour
n’importe quelle première fois, ce qui n’est pas mon cas. Il y a juste eu un peu de
temps d’écoulé depuis la dernière.
— Tu plaisantes ! Quatre ans, ce n’est pas rien !
— Pour ton Ryan, tu n’étais pas le premier ?
— Non, et heureusement, crois-moi.
J’éclate de rire devant sa mine dépitée et sa conviction tellement adorable. Il
est impayable.
— Tu vas être parfait, je le sais.
— Dans tes rêves, seulement dans tes rêves.
— Tu as si peu envie de moi ?
— Quoi ?
Je crois que ma stratégie va être la bonne. Lui donner l’impression qu’il me
fait douter de ses sentiments et de son désir pour moi, et qu’en faisant cela, il me
peine et me blesse, le fera peut-être réagir et se jeter sur moi. Ce n’est pas très
fair-play, ni sympa, un peu limite même, mais il m’y oblige, cette tête de pioche.
— Si ce simple détail te fait reculer, c’est que tu n’as pas très envie de moi.
— Bien sûr que j’ai envie de toi ! Tu ne peux pas penser le contraire ?!
— Eh bien, si ! On est ensemble depuis des mois et tu n’en as jamais émis le
désir et, là que tu le fais, un simple petit obstacle et tu ne veux plus.
— Ce n’est pas ça, c’est juste que je… j’ai peur de m’y prendre mal. Voilà !
— Ryan ne prenait pas son pied ?
— Putain ! Mais pourquoi tu parles de lui ? On s’en fout de Ryan !
— Bien sûr qu’on s’en tape, mais s’il prenait son pied avec toi, pourquoi je
ne le prendrais pas, moi ?
— Tu n’es pas Ryan, d’accord ! Ryan, je ne l’ai pas suivi. Toi, je te suivrai
n’importe où. Voilà pourquoi !
Oh merde ! Quel aveu ! À vous retourner les tripes et à vous rendre aussi
débile qu’une meute de chiens enragés. À vous faire désirer plus que vous ne le
pensiez ce qu’il met tant de réticence à vous offrir. À vous mettre le cœur à
l’envers, les larmes aux yeux et la queue en feu. À vous emparer de ce petit bout
de chou, à le prendre dans vos bras et à le serrer si fort contre vous qu’il en aura
peut-être des bleus. À l’aimer tellement, si intensément, qu’il vous est bien
difficile de retenir ces putains de larmes que vous avez jusque-là réussi à
maintenir à l’orée.
Chapitre 33
Pierre, dit Pi

Il me serre fort dans ses bras, à tel point qu’il pourrait bien me laisser
quelques bleus. Il y a comme de la détresse dans sa façon de me tenir contre lui.
Je ne sais pas s’il me maintient ou s’il s’accroche à moi. Un peu des deux, oui,
un peu des deux.
Je l’ai bouleversé, avec mon désir et ma révélation lâchée comme un
boomerang. Je suis si heureux de le retrouver, il m’a tellement manqué, un peu
trop, je crois, mais ce n’est pas important. Il vaut mieux du trop que du pas
assez.
Il a son corps nu pressé contre le mien, couvert de son pyjama-doudou. Il
me tient chaud, me donne chaud. Je sens son cœur qui bat, ses sentiments qui
l’emportent. Il me veut avec la même intensité que je le veux. Je le sens, je le
sais. Il n’attend que moi, que je me décide pour de bon, sans retour en arrière ni
hésitation. Est-ce que je l’aime assez pour faire ce qu’il faut, comme il faut ?
Bien sûr, question stupide ! Ce serait comme de demander à un assoiffé qui a
passé six mois dans le désert aride, sans avaler une seule goutte d’eau, s’il a soif.
Bon, il serait sûrement mort depuis longtemps, asséché au soleil, mais l’image
n’est pas mauvaise. Limpide comme une eau de source.
Je cherche à me dessouder de lui, à le regarder pour mieux le voir,
l’entendre et le lire. Il me laisse faire, sans trop rechigner, et je me statufie. Ses
yeux brillent de manière suspecte, comme si des larmes voulaient jaillir et qu’il
les retenait avec acharnement. Cette lutte malmène son regard, plus foncé que
jamais, presque noir, ses pupilles dilatées. Je caresse son visage d’une main
délicate, passe un doigt sous ses yeux, frôle ses lèvres sèches. Je câline sa peau,
passe sur son début de barbe, pose ma bouche dans son cou. Je le cajole, le
réconforte de ma tendresse, de cet amour incommensurable qui me rend dingue
et que je n’ai pas encore totalement apprivoisé. Je lui offre sans restriction tout
ce que mon cœur garde profondément enfoui. Je n’ai plus de secret depuis
longtemps, mais ce rappel, comme une évidence, trouve sa place dans cet
enchevêtrement d’émotions troublantes.
Léo est un homme fort, solide et sûr de lui. Il est une ancre, un port
d’attache, l’eau d’une rivière au flux limpide et régulier. Il avance d’un pas
cadencé, droit devant lui, sans se laisser impressionner par qui ou quoi que ce
soit. Il marche vers les buts qu’il s’est fixé, sans jamais se perdre dans de
quelconques influences. Il ne s’énerve pas, ou si peu, s’imposant par sa seule
volonté et son charisme.
Je le touche, lentement. C’est un voyage sur le fil du temps, sans début ni
fin, sans précipitation ni impératif. Je le redécouvre, sans le quitter des yeux. Je
plonge dans leur profondeur, je pousse aussi loin que je peux, et ce que j’y vois,
ce que j’y découvre, sans fard et sans voile pour me perdre, me fait frissonner.
Mon cœur gonfle dans ma poitrine, mon ventre se crispe à me faire mal.
— Tu… tu m’aimes.
Une étincelle jaillit dans son regard, son immobilité cesse et ses paumes
viennent prendre en coupe mon visage. Ses pouces caressent mes joues, sa
bouche se pose sur une de mes paupières, puis sur l’autre, avant d’effleurer mes
lèvres.
— Oui, je t’aime.
— Tu… tu m’aimes vraiment, moi.
— Oui, toi. Pierre, Pi, Geeky, les trois en un pour former mon cœur.
Je sais que c’est vrai, je le vis dans mon corps qui me fait mal, dans mon
cœur qui bat frénétiquement, dans mon âme qui a su voir au-delà de mes doutes
et de ma propension à me dévaloriser au point de penser que c’était impossible.
Je ne doutais pas de Léo, mais de moi, toujours de moi. J’arrive à y croire,
réellement, parce que tout me le dit et que dans mon cerveau, les connexions se
sont enfin faites.
— Je te crois, j’y crois.
— Tu en as mis du temps !
— Oui, mais ça valait la peine.
— Et toi ? Tu me suivrais vraiment, même si j’étais envoyé sur une île
déserte, dans le fin fond du Pacifique pour jouer les marioles et faire ami-ami
avec les orangs-outans ?
J’ai envie d’éclater de rire, forcément. L’inverse ne serait pas normal.
— Tu devrais faire attention, Léo, tu déteins sur moi.
— On dirait bien.
— Oui, je te suivrai, même sur une île déserte du Pacifique où je suis sûr de
réussir avant toi à faire ami-ami avec les orangs-outans.
— Ça, je n’en doute pas un seul instant… Sans électricité, sans Internet,
sans… 3.14 ?
— Oh ! J’emmènerais 3.14. Je trouverais bien un moyen pour débusquer
une source d’énergie et l’alimenter. Tu as un corps fait pour l’effort, je saurais
l’utiliser pour me fournir cette énergie.
— Je suis sûr que ton cerveau saurait s’accommoder de cette situation pour
trouver des solutions.
— Certainement… Léo ?
— Oui ?
— Tu as toujours envie que je… m’accapare de ton corps ?
— Oui, mais si tu pouvais faire un peu plus que t’accaparer mon corps, j’en
serais heureux.
— Quand je parle de ton corps, je parle de toi, toi en entier.
— J’en ai envie, depuis longtemps.
Je me redresse et me lève. Je lui tends la main, ma petite main si fine que la
sienne engloutit. Face à face, il me dépasse d’une tête. Il se penche, m’embrasse
et me laisse le guider. Je le conduis à la chambre, dans mon lit, dans cet espace
intime à la décoration spartiate. Je le pousse gentiment, l’admire tandis qu’il joue
le jeu en s’y laissant tomber. Sa nudité s’expose, dans toute sa splendeur, un
corps de rêve pour un homme tout ce qu’il y a d’idéal pour moi. Pierre, Pi,
Geeky, le hacker de génie. Plus de petit, plus d’insignifiant, pas même un pauvre
gamin humilié et trahi par l’espèce humaine. Mais un jeune-homme qui s’est
construit dans l’amour d’une mère et d’une grand-mère, dans l’amitié d’une
meilleure amie fidèle et sincère, et qui a continué de s’édifier en s’appuyant sur
l’amour improbable d’un homme sécurisant et rassurant. Un homme qui s’est
toujours efforcé de me mettre en valeur, de me pointer du doigt mes qualités et
non pas mes défauts. Un homme qui me pousse à grandir et à gagner mon
autonomie, me montrant que s’il me fait confiance pour y arriver, c’est que je le
peux aussi.
Je fouille dans le tiroir de la table de nuit, pose le flacon d’huile sur le lit et
retire mes vêtements. Léo est la seule chose que je regarde, il est devenu mon
univers.
Pi a trouvé sa maison, non pas sur une planète particulière, ni même entre
quatre murs, encore moins dans un lieu, mais là où est Léo. Ma maison est là où
il se trouve.
Pi, plus besoin de E.T, E.T se démerder seul !
Ma tête se vide, toute pensée rationnelle me quitte, ma vision se rétrécit et se
cloisonne vers un seul objectif, une seule réalité : mon amour qui m’attend, moi
et personne d’autre. Mon cœur en guimauve peut se permettre de fondre, je n’ai
plus besoin d’armure, d’aucune armure pour me présenter devant cet homme.
Je m’allonge sur lui, prends sa bouche et ses baisers pour point d’appui, lui
montre à quel point je le veux, non passif et dans l’attente, mais acteur autant
que je le suis dans cette rencontre qui m’étourdit. Il ne souhaite pas autre chose
que faire chanter mon corps comme je veux faire chanter le sien. Je le fais de la
manière dont il me l’a demandé, avec douceur et délicatesse, patience et
tendresse. Je le fais aussi avec vénération. Je prends mon temps, tout mon temps,
pour me repaître de son corps qui s’offre, qui s’ouvre sous mes caresses
aimantes et généreuses. Je lui donne tout, sans rien garder, maintenant d’une
volonté ferme mon urgence à vouloir le posséder. Maintenant que je sais avec
certitude que c’est là où je vais, il n’y a plus d’atermoiements, de doutes ni
même de peur. Il est à moi comme je suis à lui, avec liberté, sans chaîne pour
nous illusionner sur une possession malsaine faite de dépendance ou de douleur.
Il m’a manqué, il me manquera encore, mais plus sans me perdre dans des
lamentations inutiles, des angoisses superflues.
Son corps m’attend, sa vie me réclame, et je m’engouffre, et je gémis, et je
ploie sous la brûlure du plaisir. Je sens son souffle tiède caresser ma peau moite,
la musique de ses râles me chatouiller les oreilles. Je noie mon regard dans le
sien, je suffoque de cette rencontre infernale. Je m’incendie dans ce corps
affolant.
Ses mains emprisonnent mes fesses, me pousse plus loin en lui, au
maximum de mes possibilités. Je déraille, m’emporte et ne retiens plus rien.

Je suis un être sans consistance, affalé et échoué sur un corps humide et


bouillant. Je suis moite et transpirant, épuisé. Je n’arrive même plus à sourire.
Mon cœur fait la fête alors que ma tête est d’un calme impensable. Une main
vagabonde sur mes reins se balade par intermittence sur mes fesses. Qu’il ne me
demande pas de bouger ou je hurle, d’une petite voix éteinte.
— Eh bien ! Tes hésitations étaient vraiment stupides.
— Mmmm…
— Tu vas avoir des mois à rattraper, Geeky.
— Mmmm…
— Et tu vas devoir te mettre au sport.
— Mmmm…
— Tu as été parfait pour ce round, mais il va falloir te ressaisir.
— Mmmm…
— Parce que je n’en ai pas fini avec toi.
— Mmm… Quoi ?!
Qu’est-ce qu’il raconte ? Ça va pas la tête ? Il a perdu la boule, son Nord et
son Sud, sa capacité à se montrer clairvoyant. Ça ne peut être que ça. Il m’a bien
regardé, là ?
— C’est bien ce que je disais, Geeky. Il faut que tu fasses du sport et que tu
augmentes ton endurance.
Je marmonne.
— T’en pouvais plus non plus.
— Tu m’étonnes ! Tu m’as laminé, mais je suis encore en pleine forme.
— Pas moi.
— Rien auquel il ne soit facile de remédier.
Il a un peu trop confiance en lui, LML. Un jour, il va se cogner les dents
contre un os trop dur et ça pourrait bien être maintenant. Je n’ai plus rien à lui
offrir, je suis vidé.
— Ça sera sans moi.
— Que tu crois.
Il attrape mes hanches et me retourne comme un vieux sac de nippes. Je n’ai
aucune réaction, si ce n’est celle de m’enfoncer dans le matelas et de chercher un
confort pour ma tête, dans l’oreiller. Je pousse un soupir, c’est moelleux. Parfait
pour une bonne sieste ou une bonne nuit. Il me surplombe, sa masse
m’enveloppe. Je garde les yeux fermés. Il me faudrait une énergie que je n’ai pas
pour ne serait-ce que réussir à soulever mes paupières qui pèsent trois tonnes.
— Geeky, j’ai besoin de toi !
— Pas possible. Je suis un corps vide et épuisé. Même mon cerveau tourne à
l’arrêt.
— Il tourne ou il s’est arrêté ?
— Il tourne dans le vide.
— C’est une bonne nouvelle. Pas de perte d’énergie inutile dans des pensées
inopportunes.
— Je n’ai plus d’énergie.
— Mais moi, oui.
Il se la joue vraiment GHF (Grand Homme Fort, pour la traduction). Il a
déjà joui deux fois et on s’est activé pendant plus d’une heure depuis qu’il a
franchi le pas de ma porte, avec une intensité telle que je ne suis plus que
l’ombre de moi-même. Et il voudrait me faire croire qu’il peut remettre le
couvert ? Quel vantard !
Je fais un effort, un tout petit effort, soulève l’une de mes mains et la guide
vers sa virilité que je soupçonne de ne plus vouloir qu’une seule chose : du
repos. Je sursaute, un peu, si peu. Oh merde ! Il sort d’où ce monstre humain ? Il
ne peut pas bander de nouveau, pas si vite, pas après… Oh merde ! La poisse !
Je ne suis plus étanche, moi.
— Je suis sûr que tu es très doué avec ta main droite.
— Humm… Je préfère la tienne.
— Elle est toute molle.
— Je vois ça… T’inquiète, je vais la ramener à la vie.
— Abruti ! Je parlais de ma main !
— Pas moi.
Je me tais, je n’ai plus d’argument et pas assez de jus pour convoquer mon
cerveau. Mes neurones se sont fait la malle. Qu’il se casse le nez et se
débrouille !
Il se lève, me quitte. Quelle bonne idée ! Un peu de répit. Je me love dans
mes draps, que j’aurais préféré un peu plus frais et un peu moins fripés, et
cherche une position agréable pour sombrer. Je somnole agréablement. Un linge
humide se promène sur ma peau, tiède, apaisant. Je ronronne. C’est bon. On me
pousse, m’oblige à me mettre sur le dos : je râle. L’étoffe poursuit son œuvre et
tout mon corps y passe. Quelle super idée ! Je vais encore mieux dormir.
J’entends l’eau couler, au loin, très loin. C’est un peu comme le bruit d’une
cascade, une berceuse pour mieux m’accompagner dans le pays des songes…
Des lèvres douces papillonnent dans mon cou. Mon rêve démarre
parfaitement. Des touchers doux, des errances qui se font de plus en plus
ciblées : ma peau frissonne. Une bouche qui s’égare, une langue qui me lèche,
un antre humide qui me prend. Je me cambre un peu, pour un meilleur
enlacement… Une autre partie de mon corps est explorée, savamment
travaillée… Ce que j’aime cette double sollicitation.
J’aime bien le sexe dans le sommeil, aucune dépense d’énergie. Le cerveau
est au repos et le corps se contente de ressentir, et de répondre. Pas de limite de
temps, ça peut durer, et durer encore, autant qu’on veut, comme on veut…
Hein ? Pourquoi ça s’arrête ? Je n’ai pas émis ce souhait ! C’est quoi ce rêve
à la con ?!
— Tu es de nouveau en forme, Geeky.
Mes paupières se soulèvent brutalement, je suis complètement paumé.
— Quoi ?!
— Tu es en forme.
Je me redresse et regarde mon sexe bandé, emperlé et prêt pour…
— Ce n’était pas un rêve ?
— Si je suis ton rêve, alors si.
— Je n’ai pas dormi ?
— Si peu, si peu…
Mon regard vole un peu partout. J’essaie d’évaluer le temps passé, les
secondes ou les minutes, les heures.
— … juste le temps de ma douche.
Si peu de temps ? Sérieux ?
— Tu veux dire que…
— … tu as de la ressource.
Ah bon ? J’ai tant de résistance ? Je peux encore… euh… encore ? Vrai de
vrai ?
— Tourne-toi, Geeky.
— Hein ?
— Je veux ton côté pile, ton joli petit cul sous mes yeux.
Il est vraiment en pleine forme ! Et moi, non, mais je peux me laisser faire,
comme dans ce faux rêve. Il ne me demande pas grand-chose, juste d’être là, de
lui laisser les rênes et de prendre mon pied. Je peux faire ça, non ? Oh si ! Je
peux le faire !
Je me retourne, son grand corps épouse le mien, ses lèvres se posent sur ma
nuque et tout recommence, du début, au commencement, à la croisée des
mondes, quand rien n’existait encore réellement, juste des particules, des
morceaux de vivants qu’il fallait encore relier. Et c’est ce qu’il fait, avec chaque
parcelle, chaque millimètre de peau. Il me conquiert, me pousse dans mes
retranchements, me faire ployer et gémir. Il repousse mes limites, m’amène à
quémander plus, à le réclamer avec ferveur. Il réveille la violence de mon désir,
l’ardeur de mes envies. Il m’envahit, me saborde et me vainc. Il me possède
jusqu’à ce que je crie, son corps ferré dans le mien, me poussant à sa rencontre,
les mains crispées et les doigts arrimés au drap. Il m’anéantit jusqu’à ma
reddition.
— Tu es une bête de sexe, Geeky.
— Han han…
S’il se la ramène encore, je ne réponds plus de rien.
— Oh si ! Je sens qu’on va encore bien s’amuser.
Il plaisante, là ? Oh, je vois, Monsieur GBT me cherche.
— Tu as encore de la ressource ?
— Sûrement.
— Humm…
— Et toi, Geeky ?
— Certainement…
Il éclate de rire, un son qui jaillit dans une explosion intempestive. Il a
encore de la ressource… ce que je n’ai pas… pas pour ça…
Il se décale et me retourne. Je lui jette un regard langoureux. Il me sourit et
m’embrasse. J’essaie de répondre avec mes dernières forces et fouille dans mon
cerveau pour trouver un moyen de me sauver.
— Tu es tellement beau dans l’amour, Geeky.
Je me fige, mon cœur cesse de battre, tout s’arrête.
— Qu…oi ?
— Tellement beau, une œuvre d’art.
— Qu…oi ?
— Beau, Geeky, tu es beau.
Il m’a vaincu, il a le dernier mot, le tout dernier. Je cède, et ne fuis pas. Je
réponds à son doux baiser, à ses yeux qui m’admirent, à son sourire tendre, à ses
caresses sensuelles. Je capitule et me perds dans cette énième invitation, lente,
patiente, si douce, si douce…
Chapitre 34
Léonard, dit Léo

Quelle nuit ! Qui n’empêche pas mon horloge interne de me réveiller. Il est
tout de même plus tard que d’habitude, bien plus tard.
— Geeky…
—…
Mon petit cube en guimauve dort à poings fermés. Il faut dire que je l’ai
laminé, complètement essoré, mon Geeky.
— Geeky…
—…
Je le secoue doucement, il se retourne et se calfeutre sous la couette.
J’insiste.
— Geeky.
— Rrrrrrah…
— Tu vas être en retard, si tu ne te bouges pas.
—…
— Pierre !
— M’en fiche.
Ça va être difficile, très difficile, quasi mission impossible. Je le laisserais
bien dormir tout son soûl, mais on est en semaine et il bosse. C’est
incontournable, même pour lui. Il va bien, il est en bonne santé, et même si je lui
ai un peu sapé sa nuit, il n’a pas le choix. Il aura des cernes sous les yeux, mais
pas plus que celles qu’il arbore lorsqu’il préfère offrir ses heures de sommeil à
3.14.
— Geeky, tu dois te lever.
— Si j’veux. Tu n’es pas le patron.
— Je préfèrerais qu’il évite de se pointer.
— Il ne l’a jamais fait.
— Y’a un début à tout.
— M’en tape.
Je quitte le lit, passe par la salle de bains, avant de me diriger vers la cuisine.
Je mets le café en route, avec un peu de chance, ça suffira, et lui prépare son
chocolat chaud. Je lorgne du côté de la chambre, il ne s’y passe pas grand-chose.
Qu’à cela ne tienne.
Petit passage par le salon, allumage de la télé, choix d’une chaîne musicale
et musique à fond.
— TU ES CINGLÉ !
Un peu, juste un peu, le juste nécessaire. J’attends patiemment, jusqu’à ce
que sa frimousse enfarinée apparaisse à la porte. Je baisse le son à son minimum.
— Tu es chiant, vraiment chiant.
Je ne relève pas, qu’importe, il est debout. Je ne le fais pas de gaieté de
cœur, mais il est important qu’il n’abuse pas et qu’il ne prenne pas l’habitude de
n’en faire qu’à sa tête avec son emploi. Si le boss se montre souple avec lui, il
n’est pas extensible. Je suis en congés, il aura vite fait de faire le lien, et ce serait
sans pardon.
— Je n’ai pas envie d’y aller.
— Je sais, Geeky, mais tu n’as pas le choix. Si tu n’y vas pas, le patron va
comprendre que tu es avec moi et il ne laissera pas passer cette absence. On est
vendredi, il nous restera deux jours après.
— Fait chier !
— Je préfèrerais aussi que tu restes avec moi, mais ce n’est pas possible.
— C’est emmerdant les types rationnels et trop à cheval sur les règles.
— Sûrement. Allez, file à la douche.
Il bougonne, encore et encore, et fait ce que je lui suggère. J’éteints la télé et
regagne la cuisine. Premier café, ça fait du bien. Je fais le tour de la pièce, fronce
les sourcils et repars vers la salle de bains. J’entre, observe les lieux, nouvel
haussement de sourcils.
— Vous avez une buanderie dans l’immeuble ?
— Quoi ? J’entends rien.
— Prends ta douche, on verra après.
Je m’installe, mon deuxième café dans les mains, après avoir sorti sa boîte
de céréales. J’en ai un peu marre de bouffer ces cochonneries. Remplir ses
placards devient urgent.
— Ça va mieux ?
— Han han…
— Tiens, ton chocolat.
Il s’assoit, pose sa tasse et la repousse, sa tête vient rejoindre ses bras
croisés.
— Tu veux que je t’emmène ?
— Nan, c’est gentil, mais je ne vais pas t’embêter.
— Ça ne me dérange pas.
— Tu es incroyable… Ça va aller.
— OK… Vous avez une buanderie dans l’immeuble ?
Il relève la tête et me regarde comme si j’avais parlé chinois.
— Pour quoi faire ?
— Pour laver le linge, Geeky ! S’il n’y en a pas, elle est où ta machine à
laver ?
— Ma machine à laver ?
— Oui, ce truc où on met le linge sale pour le laver.
— J’en n’ai pas.
— Ah ! Merde ! C’est chiant les laveries automatiques. La tienne est loin ?
Ses yeux sont des points d’interrogation grande taille. Puis, la lumière se
fait. Il est vraiment à l’ouest.
— À quelques kilomètres, chez ma mère.
Pour le coup, c’est moi qui écarquille les miens. Il plaisante ? C’est une
blague à la Pi, forcément.
— Très drôle !
— Je ne lave pas mon linge, c’est ma mère et ma grand-mère qui s’en
occupent. De le repasser aussi.
Oh putain de merde ! Là, je refuse d’y croire !
— Tu plaisantes ?
— Hein ? Non, pas du tout. Je suis très sérieux.
Je me prends la tête entre les mains et m’arrache quelques cheveux. Je
gémis aussi, mais pas de plaisir.
— Quoi ? C’est si… anormal ?
— Évidemment que ce n’est pas normal ! Merde, Pierre, tu as vingt-quatre
ans, bientôt vingt-cinq !
— Et alors ? Où est le problème ? Ce n’est pas toi qui t’y colles. Qu’est-ce
que ça peut te foutre ?!
— Tu as raison, ce n’est pas mon problème.
— Tu trouves ça pathétique ?
— Je trouve que c’est immature et dérangeant.
— La grande nouvelle du siècle ! Je suis immature !
— Plus que je le pensais. La bouffe, le linge, et quoi encore ?
— À toi de me dire ce qui ne rentre pas dans tes boîtes joliment étiquetées
avec la mention « dans la norme ». Je suis incompétent dans ce domaine !
— Elles font ton ménage et change tes draps une fois par semaine ? Elles
t’achètent tes préservatifs et ton lubrifiant ?
Ses yeux lancent des éclairs et sa colère fait rougir ses joues. Je la prends de
plein fouet, mais je m’en moque. Il est temps qu’il grandisse un peu !
— Tu n’es qu’un connard arrogant !
Il se lève d’un bond, fait valdinguer sa tasse par la même occasion et, sans
un regard en arrière, me tourne le dos et s’en va.
— À plus. Tu as gagné ! Je serai à l’heure au boulot, et même en avance.
Une première qui va être remarquée, j’espère. N’oublie pas de refermer derrière
toi.
Le claquement de la porte résonne dans mes oreilles et ma tasse de café
tremble dans ma main. Je m’arrache quelques cheveux de plus. Merde ! Putain
de merde ! J’y suis allé un peu trop fort. Est-ce si important qu’il ait une
machine à laver ? Un peu, tout de même. Je ne suis pas son père et je ne veux
pas l’être, encore moins sa nounou ou sa mère… En même temps, il ne m’a rien
demandé, rien du tout… Je viens chez lui, je vide son frigo, ses placards et son
congélo, j’avale les bières qu’il m’achète, utilise sa salle de bains et envahis son
appart comme si c’était le mien. Merde ! J’ai abusé et j’ai merdé. Il a le droit
d’être en colère, même si je suis convaincu que ces contingences lui passent au-
dessus de la tête. Je l’ai blessé, juste blessé. J’ai fait ce que je m’étais promis de
ne pas faire. Pire encore, ce que je lui avais promis de ne pas faire. Il a raison. Je
suis un con, un gros con arrogant.
La situation est plombée et je n’ai aucune idée de la manière dont je vais
m’y prendre pour la rattraper. Nous ne nous sommes jamais disputés, pas de
cette façon, pas dans la colère ou les reproches. Quel merdier ! Je vais devoir
mettre mes neurones en branle.

Quatre heures de passées, un retour chez moi, un footing de dix kilomètres


et une bonne douche, le courrier trié, le ménage fait et les lessives aussi. Putain
de lessives à la con !
Trois SMS d’envoyés et aucune réponse. C’est une tête de mule, mon
Geeky.
Que puis-je faire ?
Nouveau sac, avec du linge propre celui-ci, passage par un supermarché,
remplissage d’un caddie et retour à la case départ : l’appartement de Pierre.
Rangement, nettoyage de la salle de bains, puis de la chambre, changement des
draps et ouverture des fenêtres pour aérer les lieux. Je suis en hyperactivité et je
me retrouve à jouer son homme de ménage. Quelle ironie !
Une heure devant la télé à me faire chier et à surveiller l’horloge, appel à ma
mère pour passer le temps et échouage dans la cuisine pour préparer un dîner. Je
perds complètement la boule.
La porte d’entrée grince, puis s’ouvre. Je ne bouge pas d’un pouce.
L’appartement sent bon le propre et la bonne bouffe, mais je ne suis pas sûr qu’il
s’en rende compte. Il a dû passer une sale journée, à s’efforcer de se concentrer
sur ses ordis. Notre conversation a dû tourner en boucle dans sa tête et il va mal,
par ma faute.
Celle de la salle de bains couine, l’eau coule, mais pas longtemps. Il doit
être en train d’enfiler son pyjama couvert de nounours et de cœurs. Le canapé
grince, je suis toujours bloqué comme un abruti dernière génération dans cette
petite cuisine qui ne paie pas de mine. Je me décide, il va bien falloir crever
l’abcès et le plus tôt sera le mieux.
Il est roulé en boule dans le sofa, enveloppé dans sa couette. Je m’approche
doucement, je ne veux pas lui faire peur. Je lui parle à voix basse, un mètre avant
de l’atteindre.
— Geeky…
Il tourne la tête et me regarde, les yeux noyés de peine, d’une tristesse sans
nom qui me broie le cœur et me coupe les couilles.
— Tu es encore là ?
Sa voix n’est qu’un filet à peine audible, elle râpe sa gorge comme du papier
de verre.
— Oui et pour un moment.
— Je ne comprends pas, mais ce n’est pas grave, je ne comprends rien de
toute façon.
— Je suis désolé, Pierre. Je t’ai envoyé plusieurs SMS pour m’excuser.
— Je ne les ai pas lus. Mon portable est éteint.
— Je suis sincèrement désolé. J’ai exagéré et je t’ai blessé stupidement et
inutilement.
— Pas grave.
— Bien sûr que ça l’est.
— Bah, je t’avais prévenu que tu le ferais et tu l’avais dit toi aussi.
— J’ai dit que ça m’arriverait, mais pas pour un truc aussi débile.
— Laisse-tomber, je m’en remettrai. Laisse-moi maintenant, je veux être
seul.
Il me déchire de l’intérieur avec ce chagrin si facilement accepté et endossé.
J’aimerais pouvoir me foutre moi-même une branlée pour lui avoir fait du mal,
pour l’avoir replongé dans ses ombres. Après la nuit que nous avons passée et sa
prise de conscience sur les sentiments que j’ai pour lui, c’est encore pire. C’est
comme si j’avais sali ce que nous avons vécu et partagé.
— Je m’en veux terriblement, Geeky. Accepte mes excuses, s’il te plaît, et
refuse ce mal que je t’ai fait. Je n’avais pas le droit et tu dois être plus fort que
les cons comme moi qui se croient supérieurs et sûrs de leurs bons droits.
— Vous êtes dans vos droits, vous savez mieux que moi.
— Bien sûr que non !
Il remue légèrement, puis après un instant d’hésitation, se lance.
— Ma mère et ma grand-mère s’occupent de mes repas et de mon linge. De
temps en temps, elles passent et m’aident à faire le ménage à fond, les carreaux
et tout. Ma grand-mère me tricote des pulls, ma mère m’achète mes rideaux, mes
torchons et mes serviettes de toilette. Je vais les voir tous les dimanches et plus
si j’en ai envie ou qu’elles me le demandent. Je les emmène parfois prendre un
thé dans un salon ou déguster un bon repas dans un restaurant où elles peuvent
savourer sans avoir rien préparé. Je leur achète des fleurs le jour de leur fête et
un cadeau à Noël et pour leur anniversaire. Lorsque je fais mes courses, si je tilte
sur un truc qui me fait penser à l’une ou à l’autre, je l’achète et je l’offre.
Je l’écoute, attentif. Il m’émeut de maintes façons. Je m’approche de lui, le
soulève et le prends dans mes bras. Je remets la couette sur nos corps et l’enlace
délicatement. C’est un long discours pour lui, pourtant, il n’a pas fini.
— J’aime sincèrement ma mère et ma grand-mère. Elles se sont occupées de
moi comme deux mères poule aux petits soins. Elles m’ont donné tout ce
qu’elles pouvaient me donner… Mon père est mort lorsque j’avais cinq ans et
mon grand-père, deux ans après. Elles se sont soudées autour de moi pour
m’élever et faire du mieux qu’elles pouvaient. Elles m’ont trop aimé, m’aiment
trop, et elles ont fait de moi un gamin surprotégé. Je ne leur en veux pas, loin de
là. Elles m’ont appris le meilleur : le don de soi lorsqu’on aime, la bonté et la
reconnaissance.
— Elles ont fait de toi une belle personne.
— Peut-être… Elles n’ont pas fait de moi qu’un gosse assisté. C’est une
grave erreur de le penser. Si je me retrouvais seul, sans elles, je serais
profondément malheureux, émotionnellement perdu, mais je serais capable de
m’en sortir. Je ne fais peut-être pas grand-chose, ce qui ne veut pas dire que je ne
sais rien faire. Ce n’est que de la technique, rien qui me soit inaccessible. Par
contre, sans elles, sans cet amour que je reçois et que je donne… Laver ses
fringues, ce n’est rien de plus que de mettre du linge dans une machine, d’y
ajouter de la lessive et de choisir le programme. Je sais le faire, elles me l’ont
appris, mais elles préfèrent s’en charger. C’est leur façon de rester dans ma vie
au quotidien. Elles le font dans l’ingérence, avec cœur et sincérité. Je les aime
plus que je ne saurais le dire.
Je ne l’ai jamais autant entendu parler, encore moins si longtemps et avec
autant de sérieux. Il me prouve, encore une fois, que sa capacité à donner est
immense, que posséder son affection et son amour est une garantie à long terme,
honnête, sincère, sans limite. Il est un roc que ses fragilités malmènent, mais ne
détruisent pas. Il est une force positive.
— Je t’aime, Pierre, et je ne sais pas si je mérite un amour comme celui que
tu es capable de donner, mais… Bon Dieu, je n’ai jamais rien désiré avec autant
d’envie et de force.
— Je t’aime déjà comme ça.
J’ai su retenir mes larmes hier soir. Là, c’est du domaine de l’impossible. Il
n’y en aura qu’une, ou deux, pas plus, il ne faut tout de même pas exagérer, mais
que Dieu me prenne à témoin, je les lui offre avec joie.
Ma bouche trouve la sienne, mes deux gouttes d’eau s’infiltrent entre nos
lèvres et notre baiser devient salé. Il plante son regard dans le mien, ses yeux me
fouillent et me trouvent. Il ne peut lire que ma sincérité et cet amour indicible
qu’il fait naître en moi. Il les perçoit, les bois et m’en abreuve. Il devient ma vie.

Confortablement installé dans mes bras, mon cube de guimauve s’est


endormi au creux de ma chaleur. Son souffle régulier chatouille mon cou. Je
l’allonge délicatement sur le canapé et, un coude replié et ma tête sur une main,
je le regarde dans l’oubli du sommeil. Son visage aux traits fins, sa peau pâle,
l’ombre de ses cils sous ses yeux. Ses boucles folles qu’il va falloir penser à faire
tailler, le duvet clair qui parsème son menton ou le dessus de ses lèvres. Sa
bouche rose, d’un dessin délicat, son nez droit, mais court. La tendresse de son
cou d’où je peux voir le tracé de ses veines. Il est plus que mignon, mon Geeky,
il est adorable.
La crise est passée, elle a trouvé sa résolution dans la simplicité des mots et
des confidences. C’est une première dispute et il y en aura certainement d’autres.
Avec elle, j’ai acquis la conviction que l’on s’en sortira toujours. Il peut se
montrer virulent, à l’emporte-pièce, mais il est trop loyal pour se perdre dans des
manipulations douteuses et aggravantes. Je suis trop direct pour m’enfoncer dans
des mensonges affligeants et irrattrapables.
Ces dernières heures, toutes celles depuis mon retour, nous auront appris
quelque chose d’essentiel. Nous sommes ensemble, de toutes les façons
possibles, et le chemin qui s’ouvre devant nous est un boulevard de possibilités.
Je le regarde dormir et je me dis qu’il serait tant que je nous trouve un lieu
pour tous les deux. Un endroit assez grand pour lui offrir un bureau où s’isoler
avec 3.14, une salle de bains suffisamment spacieuse pour y loger une machine à
laver et un salon immense pour accueillir mes soirées bières et foot.
Je le regarde dormir et je me dis que je ne suis pas prêt de le laisser
s’échapper, quels que soient les bouleversements qu’il me réserve dans l’avenir.
D’ici deux jours, je serai face à ses femmes. Elles me sonderont, me mettront
au pilori avec leurs questions et m’ouvriront leur porte. Je n’ai pas besoin qu’il
rencontre ma famille pour mettre en action ce projet qui vient de fleurir dans ma
tête et qui s’y est puissamment ancré. Je sais déjà que c’est la prochaine étape et
que rien ne pourra m’arrêter. Je le veux avec obstination. Je suis un guerrier, je
n’anticipe rien sans visualiser la victoire.
Chapitre 35
Pierre, dit Pi

On a évité la catastrophe, mais qu’est-ce que je me suis senti mal tout au


long de cette journée ! Quelle douche glacée après une nuit si intense, pleine de
révélations et de sexe amoureux ! J’ai vraiment cru que je ne pourrais pas m’en
remettre. Je me suis longuement demandé si j’allais réussir à regarder de
nouveau Léo dans les yeux. Il était à peine question de pardon, dans
l’expectative où on en arriverait là, mais de cette lutte pour ne pas laisser
ressurgir mes doutes, ceux qui avaient détalé pendant cette nuit de folie. Mes
interrogations sur la possibilité de vivre ensemble, de confronter nos vies
quotidiennes et nos habitudes, se sont percutées violemment contre la masse
compacte d’une machine à laver. Une machine à laver ?! Qui l’eut cru ? Pas moi,
en tout cas.
Quelle connerie ! Me faire la morale sur ma relation avec mes femmes ! Je
ne serai jamais prêt pour ça, jamais. J’ai évité tout contact pendant cette journée,
aussi bien entre les murs du bureau qu’à l’extérieur. J’avais besoin de faire le
point et de me recentrer, ce que je n’ai pas réussi.
Je suis rentré très lentement chez moi, peu pressé de retrouver un
appartement vide, sans savoir quand je reverrai Léo. Je me sentais trop mal, trop
indécis quant à l’attitude à adopter. Je n’ai pas pensé un seul instant que c’était
fini entre nous. Je suis capable de faire la différence entre une dispute et une
rupture. Ce que je ne pouvais pas savoir, c’était la façon dont Léo allait réagir,
ou ce qu’il avait dans la tête. Pensait-il vraiment que je n’étais qu’un gamin
immature manquant cruellement d’autonomie ? Etait-ce un simple coup de
gueule dû à de l’étonnement ? Et puis, j’étais épuisé. Alors, forcément, ça
tournait en rond dans mon cerveau. Un labyrinthe sans porte de sortie.
J’étais en mode zombie – encore ! – et je n’ai pas réalisé qu’il était là. Vu les
arômes qui me chatouillent les narines maintenant que j’ai fait une sieste et que
je suis à quelques secondes d’ouvrir les yeux, je me rends compte que j’étais
plus qu’à l’ouest.
Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais ce qui est sûr, c’est que
Léo ne m’a pas lâché. Son corps chaud est toujours contre le mien. C’était bien
une simple dispute, de celles que les amants connaissent et avec lesquelles on se
rabiboche facilement. Léo n’a pas fait traîner les choses, tout lui ça, et il s’est
excusé, avec sincérité. Je n’avais pas à le faire de mon côté, il n’y avait aucune
raison pour cela. Par contre, j’étais prêt à laisser passer sans rien demander,
trouvant normal de me prendre des coups. Fidèle à lui-même, Léo a refusé que
ça se passe ainsi. Il a raison, une fois de plus. C’est à moi de cesser d’accepter
qu’on me martyrise. Malgré le fait qu’il ait été celui qui m’a blessé, c’est encore
lui qui me montre ce qui est du domaine de l’inacceptable. Que ce soit contre
une de ses attaques n’y change rien. Léo est juste et honnête.
Tout s’est fini sur des « je t’aime », le meilleur moyen pour clore une
dispute, bien avant le sexe et les possibilités d’oubli qu’il offre.
— Ça sent bon.
— Oh ! Ma marmotte est réveillée et elle s’est aperçue que l’appartement
sentait bon.
— Mieux vaut tard que jamais. Tu as cuisiné ?
— Oui.
— Avec quoi ?
— J’ai fait des courses.
— Ah bon ?
— J’ai rempli ton frigo et tes placards.
— Euh… Merci ?
— Je me suis avisé que je passais beaucoup de temps chez toi, que je
squattais ton appart et que je ne participais pas à grand-chose. C’est facile de
critiquer et de faire des remarques déplacées quand on se contente de poser son
cul sur une chaise.
— Tu ne te contentes pas de le poser sur une chaise, ton superbe cul, Léo.
— Non, là, je participe efficacement.
— Et pas qu’un peu… Merci de cette initiative, c’est sympa.
— Tu as faim ?
— Un peu… je n’ai pas mangé de la journée.
— Je m’en doutais. Allez, viens, je vais te nourrir et j’ai un cadeau pour toi.
— En quel honneur ?
— J’y pensais depuis un moment et l’opportunité s’est présentée.
— J’espère que ce n’est pas parce qu’on s’est disputé ?
— Pourquoi ?
— Je n’aime pas l’idée. Si on se prend le chou, eh bien, on en parle et on se
réconcilie. Les cadeaux, ce n’est pas pour se racheter une conduite.
— Je ne l’ai pas fait pour cette raison. Je voulais te faire ce cadeau depuis
un moment et c’est tombé comme ça. Quant aux courses et au repas, c’est la
conséquence d’une prise de conscience due à notre dispute… Peut-être un besoin
de me racheter un peu, tout compte fait.
— Le repas, d’accord, mais pas le cadeau.
— C’est parfait, alors.
J’aime les présents et les attentions, je ne suis pas différent des autres dans
ce domaine, mais je ne veux pas que Léo m’en fasse parce qu’on se dispute ou
qu’on a des divergences d’opinion. Par contre, si c’est parce qu’il a pensé à moi
à un moment donné et qu’il en avait envie, alors là, je crie « Youpi » et je me
précipite pour ouvrir le paquet.
Dans la cuisine, les parfums sont encore plus odorants. Je ne sais pas ce
qu’il a préparé, mais c’est très alléchant. Je m’installe à la table et le laisse faire.
Après tout, c’est ce qu’il veut, non ?
— Miam, ça fait envie.
— Bourguignon fait maison, avec de la bonne viande tendre et des légumes
frais.
— Tu sais faire ça ?!
— La preuve.
— Tu m’épates !
— Je ne sais pas si je dois être vexé ou satisfait.
— Satisfait, Léo. Ça a l’air très bon.
Je lui réclamerais bien mon cadeau, mais je vois bien qu’il est fier et content
de lui. Il a de quoi l’être. C’est un vrai plat, pas un truc vite fait et vite emballé,
un de ceux que ma mère me prépare. Il est diablement surprenant cet homme,
mon GBT.
— C’est ce dimanche qu’on va chez ta mère ?
— Oui, c’est ça.
— Je vais être accueilli comment ?
— Tu vas être bien accueilli. Elles vont se montrer curieuses, sauf si elles
décident de se rappeler les bonnes manières.
— Elles en sont capables ?
— Humm… Possible… Elles font de l’ingérence dans ma vie, mais pas
dans celle des autres. Reste à savoir si elles vont te considérer au même titre que
moi ou comme faisant partie des autres… Aucune idée.
— Avec Ryan, elles étaient comment ?
— Ni l’un ni l’autre. Ryan ne les a rencontrées qu’une fois.
— Ah bon ? Vous êtes restés combien de temps ensemble ?
— Deux ans. Ryan ne voyait pas plus loin que ses études et son appart, ou le
mien. Il était pire que moi. Alors, ma mère et ma grand-mère, ça lui passait au-
dessus.
— On verra bien, alors.
— Elles sont gentilles, tu sais.
— Je n’en doute pas un seul instant, Geeky. J’ai envie de les rencontrer et de
leur plaire.
Je souris jusqu’aux oreilles et attaque mon assiette avec enthousiasme. C’est
assez rare, mais j’ai une faim d’ogre. Ça me fait terriblement plaisir que Léo
veuille connaître mes femmes et qu’il soit prêt à se plier à leurs désidératas pour
les contenter. C’est mignon comme tout et c’est un acte d’amour. C’en est tout
du moins un pour moi. Ryan n’a jamais fait cet effort et, dans mon cœur, c’était
un reproche que j’avais à son encontre. Je ne souhaite pas que ma mère ou ma
grand-mère envahissent la vie de Léo et je sais qu’il va me falloir faire ce qu’il
faut pour qu’elles ne fourrent pas trop leur nez dans notre relation. Il n’empêche
que c’est agréable de se dire que si tout se passe bien, on sera une famille tous
les quatre.
— C’est super bon ! Tu es doué, Léo.
— Merci.
— Tu aimes cuisiner ou tu te forces ?
— J’aime bien, mais pas tous les jours. Je le fais par obligation, au jour le
jour, mais de temps en temps, j’y prends vraiment du plaisir.
— C’est bien alors, les petits plats de maman. Ici, tu n’auras à cuisiner que
quand tu en auras envie.
— Oui, c’est vrai. Et toi, tu n’as pas envie d’essayer ?
— Euh… pas vraiment. Je crois que je serais dangereux avec un couteau.
— Je vois…
— C’est vrai ! Si je me trompe et que je me coupe les doigts ? Ou que je
glisse et que je m’empale dessus ?
— Tu aimes les films d’horreur ?
— Je ne vois pas le rapport… Non, j’aime pas.
— Encore des dérives de ton cerveau.
— Non, une prise en compte des réalités.
— Je ne vais pas discuter là-dessus, je sais reconnaître un combat perdu
d’avance.
Ah ! Je l’adore, mon Léo, il est si perspicace et si humble dans ses
présupposées défaites. En même temps, s’il se met à refuser toutes les joutes
verbales, je vais me faire chier et je n’aurais plus l’occasion d’entraîner mon
cerveau. Il va falloir que je le prenne entre quatre yeux et que l’on cause tous les
deux. Je n’ai aucune envie de me priver de ces petites batailles et de me
retrouver dépité devant des victoires sans combat. C’est sans intérêt aucun !
— Et avec moi, tu prendrais la peine de cuisiner ?
— Comment ça ?
— Eh bien, en m’aidant et en faisant avec moi.
— Ça dépend.
C’est quoi cette question à la con ? Ma mère cuisine, ainsi que ma grand-
mère et lui aussi : c’est plus qu’assez pour me nourrir convenablement.
— Faire des trucs ensemble, c’est sympa.
— Euh… on fait des tas trucs ensemble.
— Ah oui ? Lesquels ?
— Eh bien… Il y a la douche où on se lave et se mélange ensemble, le lit où
on finit bien souvent imbriqués ensemble, la télé et le canapé où nos corps se
mêlent parfois ensemble… ton café du matin que je sens et que tu bois, ce qui
est un truc ensemble… Tu vois, ça fait beaucoup d’ensemble.
Il me regarde, incrédule et le regard brillant, un sourire retenu sur les lèvres.
— Tu n’es pas d’accord ? Il y a aussi le boulot où on travaille ensemble,
même si on n’a pas encore essayé un ensemble plus pertinent.
Il craque. Son masque se fissure, ses yeux s’illuminent un peu plus et il
explose de rire. Je pose mon coude sur la table, ma tête sur ma main, et le
contemple, un sourire heureux gravé sur ma tronche. Je ne me lasserai jamais de
le faire rire et de l’admirer dans ces moments de grande liberté. J’en suis accro,
définitivement accro.
— Ça fait effectivement beaucoup d’ensemble, mais les activités sont peu
variées.
— Que tu dis ! Les plaisirs le sont, eux !
— Ça, c’est sûr. Donc pas de cuisine avec moi ?
Il semble y tenir, vraiment y tenir. Je l’observe et j’essaie de comprendre.
Peine perdue, je ne vois pas.
— C’est si important ?
— Non. C’est juste que c’est sympa de cuisiner à deux, de discuter en même
temps et de mettre sur la table un travail commun.
Toujours pas très limpides comme explications, mais je ne suis pas obligé de
tout comprendre. En expérimentant, peut-être que la lumière se fera jour dans
mon cerveau.
— On essaiera, si ça peut te faire plaisir.
— Ça me ferait plaisir.
— Un ensemble de plus de validé.
— Oui… Tu veux un dessert ?
— Non, merci. J’ai assez mangé, mais ne te gêne pas pour moi.
— Aucun risque, je ne me prive que quand je n’ai pas le choix.
— Ça t’arrive souvent ?
— Non… Il y a longtemps, à l’armée.
— OK. Tu veux un café ?
— Je veux bien.
Je n’ai aucune intention de l’obliger à me parler de quoi que ce soit, surtout
dans ce domaine. Si c’est le passé et qu’il n’a pas envie d’en parler, je me
garderai bien de l’y pousser. Je n’ai pas besoin de tout savoir de lui, c’est inutile.
Ce qu’il est aujourd’hui a bien plus de valeur à mes yeux.
— Dessert et café dans le salon ?
— Bonne idée. Tu veux qu’on regarde un film ou tu préfères faire mumuse
avec 3.14 ?
— Un film, ça me va.
— Tu sais, si tu veux t’occuper avec 3.14, ne t’en prive pas pour moi. Je ne
te demanderai jamais une telle concession.
— Merci, Léo, mais ça va. Depuis que je travaille, j’ai moins besoin d’y
passer des heures. Quand je suis avec toi, encore moins. Pendant ta semaine
d’absence, je m’en suis donné à cœur joie.
C’est on ne peut plus vrai. Bien sûr, si Léo n’était pas là, les dés seraient
jetés. 3.14 reste mon meilleur ami. Je trouverai toujours moyen à m’occuper
avec lui. Il s’avère que les chalenges que je rencontre au boulot et les heures que
je passe devant des ordis me contentent suffisamment pour rester près de Léo,
sans penser à 3.14. Ce n’est pas un effort, pas depuis que je le connais. Ce ne
sera peut-être pas toujours le cas, je ne peux pas savoir, mais dans l’immédiat,
c’est un fait.
Je me suis perdu assez longtemps dans mes pensées pour me retrouver
installé dans le canapé, sans vraiment m’en rendre compte, avec un joli paquet
cadeau posé sur mes genoux. Oh ! Que j’aime cette soirée que je voyais arriver
comme une des pires de ma vie. Je l’ouvre, je ne suis pas gamin au point de me
satisfaire autant des emballages que de ce qui se trouve à l’intérieur, et trépigne
d’impatience comme un môme. Eh ! Je n’ai jamais dit que je n’étais pas sans
contradiction !
J’hallucine ! J’hallucine vraiment !
Je relève la tête et tombe sur le regard rieur de mon Léo, mon lion. Il est très
fier de lui, bien trop fier, mais là, aucune chance pour que je lui rabaisse son
caquet. Parce que ce cadeau-là, celui-là et pas un autre, c’est une acceptation
totale. De ce que je suis, de qui je suis, de moi, Pierre, Pi et Geeky. Je déchire le
plastique avec fébrilité et le jette sur le sol. Oh, Mon Dieu ! Il est parfait, juste
parfait, parfaitement parfait. Un chef d’œuvre !
Je déplie la veste, puis le pantalon et l’admire, complètement baba. Il est
superbe, superbe !
Je me dessape en quatrième vitesse, le fou rire de Léo résonne dans le salon,
et je l’enfile tout aussi vite. Je tourne sur moi-même, me laisse contempler. Je
cours dans la salle de bains et je me mire. Il me va si bien. Rien ne m’a jamais
aussi idéalement convenu.
Deux bras solides m’enlacent et une bouche douce m’embrasse la nuque. Je
frisonne, je ris, je pleure, je crois, je ne sais plus. Je suis heureux, simplement
heureux. Le petit cube de guimauve dégouline de bonheur.
— Il te plait ?
— S’il me plait ? Tu plaisantes ! J’en suis dingue ! Oh ! Regarde-moi ça, il
est parfait. Tu es génial, simplement génial. Je t’adore !
— Il te va bien.
— Je trouve aussi.
Je me regarde de nouveau. Que je suis mignon là-dedans ! Il est jaune paille,
tout doux et tout moelleux, chaud aussi. Des petits lions tout trognons, de
différentes teintes de marron, parcheminent le tissu. J’ai un nouveau pyjama-
doudou et, s’il ne veut pas que je le garde éternellement sur moi, il va devoir me
l’arracher et me promettre mille merveilles.
— Merci ! Merci, Léo. Je l’adore.
— Je vois ça.
Je croise son regard dans le miroir, il brille de plaisir. Je me regarde, je nous
regarde, et des larmes perlent à mes paupières.
Qu’aurais-je pu donner pour avoir la chance de rencontrer un homme
comme Léo ? Je ne possède rien d’assez précieux pour un tel don. Dans quelles
contrées mon esprit aurait-il pu dériver pour envisager un seul instant qu’un tel
homme puisse exister pour moi ? Aucune que je connaisse, je n’ai pas assez
d’imagination pour cela.
Mes larmes coulent, ses bras m’encerclent. Je joins mes mains aux siennes,
je me colle à lui. Sa bouche est dans mes cheveux, son souffle me caresse le
cœur.
Rien, rien, jamais, ne m’avait préparé à une telle rencontre.
Chapitre 36
Léonard, dit Léo

Mon petit cube de guimauve est tout ému et ce n’est que pour un pyjama.
Bien évidemment, je sais pourquoi, je ne suis pas totalement stupide ni
complètement bouché. Il a compris que je l’acceptais tel qu’il était, sans vouloir
le changer. Je suis moi-même très touché par sa réaction. Une petite boule
d’émotion, de rire, de joie et de larmes. Il est adorable.
— Tu vas t’en remettre, mon cœur ?
— Pas sûr.
— Allez, viens. Le film nous attend, ça va t’y aider.
— Peut-être… C’est bien que tu aies choisi des lionceaux. Avec des lions, je
me serais fait bouffer.
— Le seul lion qui a le droit de te dévorer, c’est moi.
— J’aime l’idée
Soirée tranquille au coin du feu, sans feu, mais c’est l’effet qu’elle me fait.
Du bien-être, pas de complication, juste des moments paisibles à partager. Un
besoin viscéral, dès que je quitte le boulot, et que je trouve chez Geeky.

Je ne suis pas inquiet, ni même tendu, mais ce n’est tout de même pas une
simple balade dominicale dans un parc. Je ne suis pas un fan des questions à tout
va, des ingérences et des curiosités. J’ai passé l’âge d’être traité comme un bébé.
J’ai très envie de rencontrer ses femmes, cela n’a pas changé. Pourtant, face à
l’éminence de ce moment, je me surprends à mobiliser mes ressources pour me
montrer patient, au cas où elles iraient un peu trop loin. J’aime Pierre, tel qu’il
est, mais je ne suis pas lui, pas du tout même. Tout compte fait, je suis peut-être
un peu tendu.
— Ça va ?
— Oui.
— Tu t’inquiètes ?
— Un peu… Je ne suis pas sûr de supporter qu’elle me couve comme un
bébé.
— Elles ne le feront pas, tu n’attires pas ça.
Je lui souris, parce que ce n’est qu’une petite gêne aux entournures qui ne va
pas jusqu’à me rendre fébrile. Il me rend mon sourire, me prend la main et me
fait un clin d’œil. Mon regard pétille, je le sens.
— Ne fais pas ça, Geeky.
— Quoi ?
Il est très doué pour jouer les innocents, mais ses yeux luisent bien plus que
les miens et un éclat de rire est bien proche de naître.
— Mettre de côté le lion et ne voir qu’un nounours en chocolat.
— J’aime aussi les nounours en chocolat… Dis, tu veux bien que je te
rassure et que je joue les GBT quelques secondes ?
— Nan nan…
— Allez, trois petites secondes.
— Nan !
Il se marre en silence, porte ma main à ses lèvres et y dépose un doux petit
baiser.
— Ça va aller, mon gros nounours. Elles ne vont pas te manger, je
m’interposerai et ferai barrière de mon corps pour te protéger. Je suis ton
chevalier en armure.
— Tu n’as pas pu résister, hein ?
— Nan…
J’éclate littéralement de rire, attendri comme pas possible, fier aussi de ce
petit bout de chou à l’humour désarmant. Son rire me rejoint, ce sont des grelots
qui teintent dans le vent et… la porte s’ouvre devant une femme d’une
cinquantaine d’années, pas très grande et mince. Elle a les yeux de son fils, sa
peau pâle et fine, et la délicatesse de ses traits. Derrière elle se tient une autre
femme, plus âgée, dans les soixante-quinze ans. Elle n’est pas plus grande, mais
plus ronde, avec les mêmes yeux et un carré blanc soyeux qui lui encadre le
visage. Elle a un regard tendre et doux. Elle a l’air d’une vraie grand-mère,
comme on n’en fait plus. L’image d’elle préparant un chocolat chaud à son petit-
fils s’impose à moi.
— Vous avez l’air de bien vous amuser. Entrez, on sera mieux à l’intérieur.
Nous entrons et des arômes très alléchants viennent me chatouiller les
narines.
— La salle à manger, Pi, nous y serons mieux.
Nous suivons tous Pierre. Je n’ai pas encore ouvert la bouche, ni sa grand-
mère : j’attends les présentations officielles.
— Maman, mamie, je vous présente Léonard.
Quelle étrangeté que mon prénom en entier dans sa bouche.
— Léo, voici maman et mamie, les deux femmes les plus importantes de ma
vie.
— Enchanté de vous rencontrer.
— Nous le sommes aussi. Entrez et installez-vous. Que voulez-vous boire ?
Je n’ose pas répondre. Si c’est comme chez Geeky, le choix va être restreint.
— Je leur ai dit que tu buvais de la bière, elles ont dû en acheter. Tu l’as fait,
maman ?
— Évidemment, Pierre ! Tu crois que je suis incapable de recevoir
convenablement ton petit ami ?
— Bien sûr que non, maman.
— Une bière alors, ce sera parfait.
— Un Coca-Cola pour toi, Pierre ?
— Oui, maman. Merci.
Quel garçon poli, mon Geeky ! Il sera parfait avec ma famille. Elle va en
raffoler.
— Alors, jeune homme, comme ça vous êtes policier ?
— Oui, madame. Je travaille avec Pierre.
— C’est ce qu’il nous a dit. Ce n’est pas trop dangereux ?
— Un peu, mais je prends toutes les précautions nécessaires.
— Bien… Il nous a dit que vous aviez trente-trois ans.
Que répondre à cette affirmation, rien de spécial à mon avis.
— Oui, trente-trois ans.
— C’est bien. Mon Pierre a besoin qu’on s’occupe de lui.
— Maman ! Ne commence pas !
— Je ne dis que la vérité, Pi.
Il grince des dents, mon petit chéri, et je le comprends. Elles doivent avoir
une propension terrible à le mettre mal à l’aise. Que ce soit avec de bons
sentiments n’y changent pas grand-chose.
— Je prends soin de lui, mais il est assez grand pour s’occuper de lui-même.
Je le fais par plaisir, pas par nécessité.
— Ah ! Une réponse parfaite et un moyen efficace de me demander de ne
pas trop me mêler de ce qui ne me regarde pas.
— Je n’oserais pas, Madame, mais je crois que…
Je me tourne vers mon Geeky, je ne voudrais pas dire trop de conneries et
rentrer dans le jeu de sa mère. Je tombe sur un regard énamouré et un sourire
digne des plus grandes romances. Il me regarde comme si j’étais la meilleure
glace qu’il n’ait jamais mangée de toute sa vie.
— Vous croyez que ?
— Que Pierre est un adulte et que je me dois de le considérer comme tel.
— Je vois… Vous vivez à Paris depuis longtemps ?
— Quelques années, six pour être exact.
— Votre famille ne vit pas ici ?
— Non.
Les questions fusent, vie professionnelle, vie privée. J’y réponds du mieux
que je peux, en écarte certaines, en réduit d’autres à des réponses laconiques.
Pierre et sa grand-mère se contentent d’écouter, même si ce dernier intervient
quand certaines lui semblent un peu trop intrusives. C’est plus qu’une mère
poule, c’est une mère louve.
Le repas défile, il est très bon, et il me faut attendre la fin de l’entrée pour
que la conversation devienne plus générale et moins ciblée. Nous en sommes au
café, thé pour les trois autres, quand la grand-mère de Pierre se manifeste.
— J’ai pensé à vous.
— Ah ! Euh… merci.
Je jette mon regard dans celui de Geeky. Je ne sais pas pourquoi, mais je le
sens mal. De nouveau, il a les yeux brillants d’un rire contenu. Je suis dans la
panade, je le vois venir gros comme une maison. Je vais peut-être finir par
paniquer.
— Je vous en prie. Mon petit-fils m’a parlé de vos goûts. Je m’en suis
étonnée, mais il m’a dit que vous étiez un romantique.
Quoi ? QUOI ? C’est quoi cette histoire ? Je vais vraiment flipper ! Je n’ose
plus le regarder.
— J’aime les hommes romantiques et je suis très contente que Pierre ait
rencontré son prince charmant.
Eh ! Je ne suis pas un prince charmant ! Je suis un GBT, dixit Geeky.
Qu’est-ce qu’il leur a raconté ? Je prends le risque, je le regarde. Il ne rit pas, oh
non !, mais c’est pire. Des larmes dégoulinent sur ses joues à force de se retenir.
Il va me le payer, il peut en être sûr et certain.
Mamie se lève et revient deux minutes plus tard avec… ce que j’imaginais,
et bien pire encore. Ce n’est pas à la casserole qu’il va passer !
— Tenez. J’espère qu’il va vous aller et vous plaire. Je n’avais pas beaucoup
de temps pour le réaliser. Heureusement que tricoter devant la télévision est
facile.
Je ne sais pas quoi dire et, pourtant, il va bien falloir que je trouve quelque
chose. « Merci » sera-t-il suffisant ?! Elle a réalisé un exploit et elle l’a fait avec
plaisir.
Je jette un regard noir au petit génie, il ne paie rien pour attendre celui-là. Il
ne frémit même pas d’un cil. Il est trop perdu dans les limbes de son humour à
deux balles.
— Merci, Madame. Je suis sûr qu’il est, euh… très bien.
Je ne peux pas plus, non vraiment pas plus.
— Essayez-le. J’ai tricoté une taille XXL, mais vous êtes vraiment grand et
musclé.
Grand et musclé, et dangereux, très dangereux. Oh putain de merde !
L’essayer alors que je n’ai même pas encore vu le dessin. Je prends le pull du
bout des doigts, il est gris foncé – jusque-là, ça va – et me lève. Je le déplie et je
manque la crise cardiaque de peu, de très peu. Un énorme nounours tenant entre
ses bras un gros cœur rouge me fixe, un sourire dégoulinant sur les lèvres. Putain
de putain de merde ! Je ne peux pas enfiler un truc pareil ! C’est hors de
question !
Je considère cette femme, cette grand-mère au regard si doux et bienveillant.
Je la scrute… et je me retrouve sans choix. Tous les trois m’observent avec la
même curiosité et une attente qui me met dans mes petits souliers. Oh putain !
C’est mon passeport pour entrer dans cette famille de dingues ! C’est un test, une
épreuve, un laissez-passer. Je déteste quand Geeky utilise ces formules, mais tant
pis, aux grandes épreuves, les grands maux : je vais crever !
Très bien ! Ils croient qu’ils peuvent m’avoir facilement, très bien ! Même
pas en rêve ! Je retire mon pull, celui que je me suis choisi et qui est très
masculin, noir et sans fioriture, et j’enfile ce monstre de foire qu’est le pull de
mamie. Il me va à la perfection et j’en hurlerais de dépit.
— Oh ! La taille est parfaite, il vous va très bien.
— Merci, Madame.
Je coasse, alors que le rire de Geeky explose et emporte tout : sa pâleur, sa
fragilité, cette maison, ces femmes. Il pleure de rire, se tient le ventre et me
contemple avec une telle joie débordante, un tel amour, que j’en oublie tout. Il se
lève, tant bien que mal, me rejoint, le pas chancelant, s’approche, avec plaisir,
pose sa main sur le nounours au grand cœur et sa tête sur le mien. Je l’enlace, un
sourire sur les lèvres. Il m’a bien eu, une fois de plus.
— Bienvenue dans la famille, Léonard.
Je reviens dans la réalité, sur cette phrase prononcée avec honnêteté.
— Mon prénom est Jeanne et celui de ma mère Alice. Nous sommes
heureuses de vous avoir rencontré et que vous soyez avec Pierre.
J’avais raison, ce tricot est une acceptation inconditionnelle, au-delà d’un
simple « bienvenue » ou d’un contentement de savoir leur fils et petit-fils avec
un homme qui l’aime et qu’il aime. Le prix n’est pas si élevé, mes placards ont
quelques fringues que je ne mets pas, ce pull ira les rejoindre, sans que je ne le
jette jamais. Je suis peut-être un sentimental, tout compte fait.

Nous sommes rentrés chez Geeky depuis à peine trente minutes, et je me


suis débarrassé de ce pull que je n’ai pas osé retirer devant elles. Mon petit génie
est sous la douche et je savoure une bière bien fraîche – je la savoure vraiment –
affalé dans le canapé. J’attends avec impatience son cri et ma vengeance.
— Léo ?
Je jubile et me lèche les lèvres comme un chat devant un bol de lait.
— Oui, mon cœur ?
— Je ne trouve pas mon pyjama. Tu sais où il est ?
— Lequel ?
— Les lionceaux.
— Je crois qu’ils s’emmerdaient avec toi et qu’ils ont regagné le magasin.
— QUOI ?
Que ça fait du bien de retrouver un peu de pouvoir ! J’ai accepté le deal,
mais ce ne sera pas sans qu’il donne un peu de sa personne. Il ne faut pas trop
déconner non plus ! Il déboule comme un chien fou, à poil et alléchant, avec ses
cheveux mouillés et sa peau luisante.
— Il est où ?
— Je te l’ai dit, ils ont préféré regagner leurs pénates.
Il me saute dessus et cherche la bagarre. Il a perdu toute objectivité, mon
Geeky. Je l’attrape, le retourne comme une crêpe et le surplombe de toute ma
puissance mâle.
— Tu joues à quoi là ?
— Je veux mon pyjama !
— Je comprends, il… était beau.
— Il l’est toujours. Où est-il ?
— Je ne sais pas.
— Léo !
Je me penche, lui embrasse le cou, glisse mes mains sur ses flancs et
commence à le chatouiller gentiment.
— Tu t’es bien marré, hein, sous la protection de tes femmes ?
— Ouiiii…
— À mes dépens.
— Ouiiii…
— Ce pull, c’était ton idée, hein ?
— Ouiiii…
— Le motif aussi.
— Ouiii… Léo, arrête !
— Nananan…
— Je veux… juste… mon pyjama.
— Je sais, mais ce n’est pas si simple. Que vais-je faire de ce pull,
maintenant ?
— Ce que… tu veux… Léo !
— Si je ne le mets pas, elles vont m’en vouloir, et j’ai l’air parfaitement
ridicule avec.
— Mais non… pas du tout.
— Tu aggraves ton cas, petit génie.
— Brûle-le… brûle-le… mais arrête… et rends-moi… mes lionceaux.
— Il va falloir le mériter…
— Tout ce que… tu veux… ARRÊTE !
Je cesse mes chatouilles et le mire, les joues rouges, pleurant de rire, le
regard pétillant. Il fait de moi un affamé, un lion qui n’a pas mangé depuis des
lustres. Ses rires cessent, mais son sourire lui mange le visage.
— Il est où ?
— Je ne l’ai plus.
— Tu mens ! Jamais tu ne ferais une chose pareille.
— Ah oui ? Et pourquoi donc ?
— Parce que tu sais que je l’adore. Tu ne voudras jamais me faire de la
peine volontairement.
— Tu as compris ça ?
— Oui… mais aussi parce que, sans ce pyjama, c’est ceinture.
— Oh oh ! Tu irais jusque-là ?
— Oui ! Pas de pyjama, pas de galipettes avec des houba-houba sonores.
— Des quoi ?
— C’est plus marrant que des « Oh oui ! Ah oui ! Encore ! Plus fort ! Aaaah
aaAAhh ! » Des houba-houba de ce genre, tu vois.
— Tu m’excites, là.
— J’espère bien ! Où est mon pyjama ?
— Je bande, mais pas à ce point-là.
Son regard se fait lubrique et se remplit de défi. Sa main se plante
directement sur mon sexe dur que son petit corps nu et gigotant a plus qu’éveillé.
Il n’y va pas par quatre chemins.
— Ah Léo, c’est bon… Viens… Oh oui !... Humm, c’est trop bon.
Sa main déboucle mon pantalon, glisse sous mes vêtements et se fait très,
très entreprenante. Elle monte et descend avec enthousiasme et me serre juste
comme j’aime. Sa bouche est dans mon cou, elle y sème des baisers humides.
— Ohohoh… Ahahah… Tu es un Dieu, Léo… Viens me montrer le
Paradis… Oh, mon Léo… Aaaaaah…
Quel petit con ! Il fait le mariole, tout en me travaillant avec dextérité, et je
ne rigole plus… Si, je me marre, mais pas ma queue. Sa main stoppe net, sa
bouche me quitte et il recule.
— Où est mon pyjama ?
— Hein ?
— Où… est… mon… pyjama ?
Il plaisante ! Son pyjama, son putain de pyjama, ne peut pas être plus
sérieux que ma queue rigide dans sa main, mon cou sous ses lèvres et mon corps
prêt à l’action ? Impossible !
— Tu en es encore là ?!
— Je veux mon pyjama et je te l’ai dit, pas de houba-houba tant que je ne
saurais pas où il est. C’est mon nouveau doudou. Sans, je ne peux pas me sentir
bien, ni disponible, même pour du sexe à la Léo.
Il est plus qu’un petit con. Il est infernal, désopilant, têtu comme une mule,
combatif, attendrissant… et doué pour le sexe.
— Sous ton oreiller ! Voilà, tu es content ?
— Oh oui, mon Léo ! Viens, maintenant, j’ai plein de réserve de houba-
houba.
Il a encore gagné cet empêcheur de tourner en rond, mais si c’est pour crier
de plaisir et me faire rugir tout autant, il peut gagner aussi souvent qu’il le veut.
Chapitre 37
Pierre, dit Pi

J’ai peut-être cru, pendant quelques jours, que mon monde ressemblait à
celui des Bisounours. Cela n’a pas duré longtemps. Cette vision idyllique ne
pouvait pas résister à une seule heure passée devant mes ordis du boulot.
Toujours les mêmes traques, les mêmes merdes à pister, les mêmes folies que
mon cerveau ne peut pas appréhender. Évidemment, il n’a pas besoin de
comprendre pour faire ce qu’on attend de lui, mais par moment, c’est assez
déstabilisant.
Ce matin, j’étais à l’heure et Léo n’a pas eu le temps de poser son blouson
qu’il repartait déjà. C’est l’avantage, ou l’inconvénient, d’avoir un mec à cheval
sur la ponctualité. En attendant, la journée a filé sans que je ne m’en aperçoive.
Pas que ça m’enquiquine, j’aime rentrer chez moi. J’ai décidé d’aborder avec
Léo le sujet du pédophile et de me débarrasser une bonne fois pour toute de cette
histoire. Je suis allé au bout de ce que je pouvais trouver, je me suis positionné
des deux côtés du voile : je suis arrivé à mes limites, si je ne veux pas me mettre
en danger.
Je ne sais pas si Léo a l’intention de venir chez moi ce soir, mais il est clair
que notre prochaine soirée ensemble ne sera pas drôle. On ne peut pas passer sa
vie à raconter des conneries, même si ce serait bien plus sympa que l’obscurité
des réalités.

Trois jours ont passé et pas de moment intime ou même simplement


ensemble à partager. Le boulot, toujours le boulot et encore le boulot. Les
journées de Léo se font plus longues qu’elles le devraient. Le lever et le coucher
du soleil ne sont plus des indices temporels. Normalement, il passe ce soir, mais
comme il le devait aussi hier et qu’il a annulé, je ne peux être sûr de rien. En
attendant, j’ai passé une heure au téléphone avec Pascaline, je me suis douché et
mis en pyjama, Je ne le quitte plus, sauf cas de force majeur. Je traîne dans ma
cuisine comme une âme en peine. Non pas que Léo me manque à ce point-là,
mais avoir ce truc dans la tête, alors que j’ai décidé de m’en défaire, est
terriblement pesant. Je donnerais n’importe quoi pour qu’il me fasse sursauter en
tambourinant à ma porte.
Petit plat de maman vite expédié, sauvetage dans les bras – les connexions –
de 3.14. Je me balade sur le net sans conviction. Je n’ai pas la tête à déambuler
sans but.
Boum !
Un arrêt de cœur d’une seconde et une petite secousse dans le corps.
— Entre !
— Pas la peine de crier, je suis déjà là.
— Très drôle !
Un petit bisou, des bras solides et un gros câlin : que du bonheur !
— Tu as dîné ?
— Non.
— Installe-toi, je vais appuyer sur le bouton du micro-onde.
— Je vois que tu as revu tes prétentions à la baisse.
— Depuis que j’ai expérimenté tes talents de cuisinier.
Pendant que je le regarde manger, nous papotons de tout et de rien. Il a l’air
fatigué, ce qui est plutôt rare. C’est une force de la nature, ce bel homme, le
mien. Nous restons sur des sujets légers. Je m’y efforce, plus convaincu du tout
que ce soit le bon moment pour lui en rajouter.
— Café dans le salon ?
— Oui, mais je préfèrerais une bière fraîche.
— Comme tu veux… Tu veux te détendre sous une douche ?
— J’ai l’air si mal en point ?
— Nan, juste fatigué.
— Je le suis.
— Allez, va te doucher, ta bière sera encore là dans une demi-heure.
Je m’installe dans le canapé, les neurones en ébullition. Je ne sais pas quoi
faire.
— Geeky, ça va ?
Hein ? Quoi ? Il s’est passé combien de minutes depuis mon évasion
intersidérale ? Un petit bout de temps apparemment. Léo est tout propre,
agréablement parfumé et beau, comme toujours.
— Oui. J’étais ailleurs.
— Quelque chose te contrarie ?
— Peut-être… Je t’en parlerai, mais pas ce soir, tu es vanné.
— Pas au point de ne pas pouvoir t’écouter, tout de même.
C’est agaçant, cette incapacité à lui cacher mes tourments, mes pensées
parfois, mes sentiments surtout. Il est trop fin, trop rodé au décryptage des
visages et des expressions, alors que je suis un livre ouvert. Quelle poisse !
— C’est à cause d’un truc pas très gai, mais qui ne me concerne pas
personnellement. Je ne veux pas t’en rajouter, tu as ta dose.
— Geeky, il vaudrait mieux que tu craches le morceau. Ne pas savoir est
bien pire, tu sais.
— Ok…
— D’accord, ça ne va pas me plaire.
Une évidence, MLGF tout en muscles (Monsieur Le Grand Flic, pour la
traduction), une évidence incontournable qui font que mes paumes deviennent
moites et que je me retrouve à les frotter contre mon bas de pyjama. Deux mains
solides me les saisissent et m’obligent à cesser cette pulsion que je ne contrôle
pas et que Léo a parfaitement identifiée.
— Plus de trois jours de paix avec toi, c’est le maximum possible, hein ?
— J’espère que non, Léo.
— C’était une boutade, Pierre, déstresse.
Facile à dire quand on est armé pour les rudesses de la vie terrestre, même si
je n’en connais pas d’autre pour comparer. Sans E.T, Pi est parfois paumé… Où
mon cerveau va-t-il chercher de telles conneries ? Même moi, j’en reste baba
parfois. Pas compliqué d’imaginer à quel point je dois être déroutant. Si je ne
suis moi-même pas capable de me décoder, comment l’exiger des autres ?
Impossible, ou alors en faisant montre de mauvaise foi… Oui, je pourrais faire
ça, comme si tout était normal, comme si j’étais dans la norme. Si je m’efforce
d’y croire, les autres le croiront aussi et…
— Geeky ! Reviens dans notre monde, s’il te plaît.
— Eh ! Je suis là !
— C’est ça, et ta grand-mère est incapable de me tricoter un pull avec un
gros nounours ridicule tenant un énorme cœur rouge dans ses bras !
Ah ! Ce pull, une douce poésie à mes oreilles. Je crois que jusqu’à la fin de
ma vie, je ne pourrai cesser de me marrer en y repensant. C’était…
— Geeky !
… épique !
— Oui ?
— Accouche !
— Oh ! Chéri, arrête de fantasmer. Tu n’as pas encore réussi à me mettre
enceinte… Tu es fertile ?
— Putain ! Tu es vraiment… Est-ce si terrible que ça ?
Eh voilà ! Qu’est-ce que je disais ?! Je n’ai plus aucune ligne de fuite ? Il
voit tout, comprend tout, sans rien comprendre… Merde, mais c’est pas vrai ! Je
vais m’égarer combien de fois encore. Crache le morceau !
— J’ai bossé en secret sur l’affaire du pédophile. J’ai amassé un tas de
renseignements et il est bon à cueillir.
— QUOI ?!
— Euh… du calme, Léo. Je suis resté caché derrière 3.14.
— Putain ! On s’en tape ! Je t’avais dit de laisser tomber !!
Je me lève d’un bond. Merde ! Il le sait qu’il ne faut pas me prendre la tête
de cette façon, que je déteste ça et que ça me rend hargneux et rebelle. Merde ! Il
le sait !
— Et alors ? Je dois t’obéir au doigt et à l’œil, comme un gentil petit toutou
à sa maman ? Même pas en rêve, Léo ! Ce connard me cassait trop les bonbons.
Je n’ai fait que le traquer et emmagasiner des tonnes d’informations pouvant
aider les flics. C’est si condamnable que ça ? Merde ! Et ne me donne pas
d’ordre, tu sais que ça va déraper !
Il me fixe comme si j’étais un fou sorti de l’asile. Il se prend la tête entre les
mains, s’arrache quelques cheveux et se lève. Ses yeux sont dans les miens,
terriblement sérieux et mécontents.
— Laisse-moi dix minutes de silence, s’il te plaît, juste dix minutes.
Je ne réponds pas. Il veut du silence, pas de problème, je sais faire. Je vire
casaque et file dans ma chambre. J’attrape mon bouquin du moment qui
n’avance pas très vite. Une histoire dans le futur, sur fond de romance gay. Je le
lis, m’y essaie, sans réelle concentration.
— Dis-moi, s’il te plaît, ce que tu as trouvé et comment.
Je me retourne vivement, un peu sur les nerfs, je l’admets. Il est calme, son
regard est neutre. Il est bien plus solide et posé que moi, ce que je sais depuis le
début.
— Eh bien… J’ai piraté son compte Facebook et je m’en suis créé un pour
rentrer en contact avec lui.
— QUOI ?! Merde ! T’as pas fait ça !
— Si !
Il se crispe, les poings et la mâchoire serrés. Il souffle par à-coups pour
prendre sur lui.
— ... Désolé… Continue.
Je baisse le ton de ma voix et fais ce même effort de conciliation.
— J’ai dialogué avec lui un peu tous les jours pendant plusieurs semaines.
Je… je pensais… euh… le rencontrer.
— PIERRE !
On ne va pas y arriver, si on ne met pas en sourdine nos agacements.
— J’ai dit « je pensais », au passé !
— Je ne la sens pas cette histoire, pas du tout !
— Fais-moi un peu confiance, merde !
— Confiance… Oui, tu as raison. Vas-y, continue.
— J’ai changé d’avis en cours de route, au fur et à mesure que notre relation
devenait sérieuse. J’ai décidé de creuser plus loin. Je me suis créé un autre
compte, de l’autre côté…
— Quel côté ?
— Celui des connards pervers… J’ai suivi des liens dont celui d’un site qui
lui appartient. J’ai passé ses défenses et je suis entré. Après, je me suis retenu de
vomir et j’ai décidé qu’il était temps de t’en parler.
— Je ne vais pas te demander quel était ton premier plan, ça risque
effectivement de déraper. Par contre, si tu veux bien me montrer ce que tu as
trouvé, je suis preneur.
Je n’attendais que ça, mon Léo, que ça. Je me sens un peu con d’avoir pu
imaginer, même si c’était au début, qu’il s’en ficherait. C’était déloyal.
— Pas de problème. Je ne voyais pas les choses autrement.
Pendant plus d’une heure, je lui donne à voir ce que j’ai dégotté et tente de
lui expliquer comment j’ai fait. Il m’écoute avec attention, me pose des
questions précises et se montre très professionnel. Cet échange devant 3.14 est
bizarre.
— Bon, pas à dire, le dossier est solide… Demain, on va voir les mœurs
tous les deux. Tu leur fais la même démonstration que celle que tu viens de me
faire et on leur refile la suite.
— Et s’ils me demandent de les aider ?
— Si le patron est d’accord, et l’inverse serait étonnant, tu feras comme tu
veux.
— Tu me fais confiance ?
— Bien sûr que je te fais confiance, voyons ! Ça n’a rien à voir. Je ne veux
pas que tu te mettes dans des histoires pas possibles et en danger, c’est tout.
— Oh ! Euh, d’accord.
— Tu es impossible, Pierre. Comment peux-tu imaginer un seul instant que
je puisse douter de tes compétences ? Ce n’est pas pensable un truc pareil !
— Eh bien, je n’en sais rien.
— Ouais, on va dire ça… Soirée un peu glauque, si tu veux mon avis.
— Je sais, désolé.
— Ne le sois pas. Tu as assuré et tu as pris la bonne décision. On va s’en
occuper.
Il me déroute, encore et toujours, avec cette confiance qu’il me donne, ce
« on » qui nous place à égalité et les soucis qu’il se fait pour moi. Il me donne
tant de place, moi qui suis si peu encombrant. Quoique, c’est une affaire de point
de vue. Je me rapproche de lui, je veux le sentir contre moi et qu’il me fasse
oublier pour ce soir les horreurs qui pullulent dans ce monde complètement fou.
Il se décale et me laisse grimper sur ses genoux. Je me love contre son corps
chaud, contre sa tendresse et sa force. Je m’en mets plein le cœur et plein le
corps.
Je ne suis pas étonné quand, au bout de cinq minutes, il me soulève et
m’emmène dans mon lit. Je le laisse m’y déposer et l’accueille lorsqu’il se glisse
contre moi.
— Tu vas essayer de me faire un bébé ?
— Tu es vraiment, vraiment con, Geeky.
— Peut-être, mais la bonne nouvelle c’est que tu vas devoir renouveler
l’essai je ne sais combien de fois. C’est la seule possibilité dans les situations
désespérées, essayer encore et encore.
— Désespérées ? Tu veux des enfants ?
— Hein ? Non ! Argh ! Tu veux me faire flipper ?!
— Non, j’ai juste relevé ton choix de mots.
— Un choix inopportun. Non, je ne veux pas d’enfant. C’est pas pour moi…
Euh, et toi ?
— Non, pas plus… Je ne crois pas, tout du moins. Je n’y ai jamais pensé.
Pourvu que ce soit définitif parce que, franchement, ce serait la catastrophe.
Pauvre gosse ! Et pauvre moi ! Je n’ai jamais eu ce désir et, même si je suis
encore jeune, je ne crois pas que je l’aurai un jour. Trop de responsabilités et trop
de contingences dans le monde réel.
— Tu es encore parti loin.
— Pas trop loin, je sais que tu es là.
— Elle est là la bonne nouvelle.
— Si tu le dis.
Il me le confirme, sans aucun doute et avec dextérité. Il me rend toujours
brûlant d’envie et de désir. Dans la douceur des draps, nos corps retrouvent leurs
appétits. Ses caresses, celles que je lui donne, nous emmènent à chaque fois
ailleurs, là où je peux me perdre sans peur. Le sentir en moi, si profondément en
moi, m’offre ce sentiment incroyable d’être fait pour lui comme il est fait pour
moi. C’est inestimable.

Le lendemain, nous passons plus de trois heures dans les bureaux des
mœurs. Léo connaît les lieux et il sait à qui s’adresser. Les regards suspicieux
que l’on me jette ne font pas long feu. Comme me le disait ce dernier, nous
avons un dossier en béton. Ils ne m’offrent pas la possibilité de garder un lien
avec l’affaire, mais Léo me fait cette faveur en leur suggérant de ne pas hésiter à
faire appel à moi, s’ils ont besoin de plus d’informations. Je reste stoïque, mais il
me donne encore envie de lui sauter dessus.
Le chemin qui nous ramène vers notre boulot, et notre bureau, me permet de
me rendre compte que je respire mieux. Je me sens soulagé d’un grand poids.
Cette histoire me minait et ne plus l’avoir sur les bras, en secret, est une
libération. Léo conduit avec assurance, forcément, et c’est une bouffée d’air frais
de le regarder. J’ai la sensation étrange de vivre un truc nouveau, une ouverture
logée dans ma poitrine qui me tiraille et me berce. C’est un sentiment d’infini et
d’immensité comme un grand ciel bleu. C’est comme si toute les pièces d’un
puzzle s’étaient mises en place, qu’il ne subsistait que l’essentiel et que les
quelques morceaux qu’il reste à assembler étaient là, sous mes yeux, dans
l’attente du moment opportun pour former une image parfaite. Comme mon
cerveau n’est jamais à cours d’excentricités, je pique un fou rire à me plier en
deux.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Rien… c’est cette histoire de puzzle… et de dessin.
— Je ne capte rien, comme d’habitude.
— Les pièces d’un puzzle… une image.
— Laisse-tomber, on verra ça plus tard… ou pas.
Je ne peux pas m’arrêter, impossible. Un gros nounours, au regard tendre et
au sourire doux, enlaçant un gros cœur rouge, décorant le torse de Léo… Oh
oui ! Un magnifique puzzle à faire encadrer et à mettre dans un endroit discret,
un endroit où je pourrai me marrer tout mon soûl, à chaque fois que j’aurai le
blues ou qu’il me manquera.
Mon fou rire redouble, je ne peux pas le contenir. Des clés USB se sont
invitées dans mon délire, elles sont accrochées aux jolies petites oreilles du
nounours, en guise de boucles d’oreilles, et c’est… Oh ! Merde ! Je vais pisser
dans mon froc ! Je n’en peux plus !
Chapitre 38
Léonard, dit Léo

Nous avons évité une catastrophe, une grosse colère – la mienne – et une
prise de bec mémorable. J’ai vraiment cru, pendant un instant, que j’allais
l’étriper. Il n’est pas du genre à se foutre volontairement dans les ennuis, mais là,
il a bien failli le faire et les a manqués de peu. Je ne peux que remercier ma
bonne étoile qu’il se soit rappelé que j’étais là et, surtout, que notre relation ait
avancé à pas de géant. Nous sommes ensemble depuis presque un an et nous
sommes allés vite. Maintenant que cette histoire est dernière nous, histoire dont
je n’avais pas connaissance il n’y a pas une semaine et qui m’a fait l’effet d’une
bombe, je me sens l’esprit libre, comme si elle m’avait occupé pendant des mois.
Inconsciemment, elle devait tellement miner Geeky qu’elle me pesait aussi. À
bien y réfléchir, c’est flippant comme constat.
En attendant, j’ai des idées à concrétiser et à mettre en place. La plus
immédiate concerne les vacances estivales. J’ai décidé, en espérant qu’il soit
d’accord, de l’emmener deux semaines dans le Sud de la France, dans ma
famille. Il est temps qu’elle le rencontre et qu’il la rencontre. Je leur ai parlé de
Pierre, longuement au téléphone, à ma mère pour être précis, et elle est
impatiente de faire sa connaissance. Ce ne doit pas être différent pour mon père.
J’en ai profité pour faire de même auprès de ma sœur et de mon frère. Il ne me
manque que l’acceptation de mon petit génie, et là, je suis dans l’inconnu. Tout
est possible avec lui, de la crise d’angoisse à une joie pure. J’aurai ma réponse
très vite, ce soir si je ne suis pas, une fois de plus, bloqué au boulot.
La deuxième tourne autour de ce désir de prendre un appartement ensemble.
Pas une petite affaire non plus. Je ne veux pas vivre dans le sien, trop petit, et lui
faire quitter son univers rassurant ne sera sûrement pas facile. Quant à mon
appart, il ne va pas non plus. Mon dilemme, mon énorme dilemme, c’est le lieu.
Résider à Paris, ce n’est pas donné. Je me suis dit qu’avec nos deux loyers, ce
serait peut-être faisable, mais je n’ai aucune idée du montant qu’il y met et nous
n’avons jamais parlé d’argent. L’idéal, à mon avis, pour qu’il accepte sans que
cela ne le stresse trop, ce serait de rester dans son quartier. Personnellement, je
m’en fiche plus qu’un peu. Il n’est pas mal, un village dans la ville, ce qui n’est
pas un choix anodin de sa part, j’en mettrais ma main à couper.
J’ai l’esprit préoccupé et il n’est pas à ce que je suis en train de faire, car je
suis en plein boulot. Heureusement, Antoine est là et me coupe de mes
cogitations.
— Léo ?
— Ouais ?
— Tu m’as l’air un peu ailleurs.
— Possible.
— Je sais que faire du repérage est ennuyeux, mais il serait con de rater un
truc après ces heures bien chiantes. Qu’est-ce qui te mine ? Des soucis avec
Pierre ?
— Nan, aucun souci… Des réflexions.
— De quel ordre ?
— Tu es bien curieux, une fois de plus.
— Ouais, un peu. Ça colle entre vous et ça me fait plaisir.
— À ce point ?
— Ouais, je vous aime bien tous les deux et tu es assez proche d’un meilleur
ami pour moi.
— C’est vrai et c’est réciproque… Je voudrais le présenter à ma famille et
qu’on s’installe ensemble.
— Waouh ! Que des bonnes nouvelles, dis-moi. À quand le mariage ?
— Hein ? Tu es débile ou quoi ? Je ne veux pas me marier !
— Tu es contre le mariage ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai jamais pensé à un truc pareil.
— C’est une institution respectable, tu sais.
— Sûrement. Pas mon truc.
— C’est aussi un moyen de protéger sa compagne ou son compagnon.
— Il existe les testaments et les notaires pour ça… Merde ! J’aurais dû y
penser.
Cet abruti éclate de rire, alors que nous sommes en pleine mission discrète
dans un quartier plutôt calme. Quel con !
— La ferme, Antoine ! On va se faire remarquer.
— Mais non. Deux types qui se baladent, discutent et se marrent, c’est une
bonne couverture.
— Peut-être, mais ça nous aide pas à nous concentrer.
— C’est sûr… T’en es au point de vouloir faire un testament à son bénéfice
devant notaire ?
— On dirait bien.
— C’est donc une affaire qui roule.
— Ouais.
— Où est le problème ?
— Avec Pierre, on n’est jamais sûr de rien… Ce sont de bonnes idées, mais
les méandres de son cerveau vont rarement dans le sens le plus simple.
— Humm… Il est complexe, c’est sûr.
— Pas tant que ça, c’est juste qu’il ne réagit pas souvent comme le commun
des mortels. Il faut apprendre à le décrypter et accepter de ne pas toujours tout
comprendre.
— Complexe, quoi !
— Nous le sommes tous un peu.
— Tu crois qu’il va refuser ?
— Non, mais il va peut-être flipper… Non, il VA flipper !
— Bah, t’en sais rien. Il peut te surprendre.
— Ce ne sera pas une première… Bon, pause finie, on s’y remet.
J’ai un peu de mal à faire taire ce qui tourbillonne dans ma tête. Je me
connais, il n’y a pas trente-six solutions, même pas deux en fait, juste une : lui en
parler et voir ce qu’il en pense.

J’ai réussi à partir à une heure correcte, ce qui signifie que nous avons,
Geeky et moi, une soirée entière pour nous. J’ai envie de me bâfrer de pizza,
avec une ou deux bières pour faire passer le tout. Le bon côté, c’est que nous
n’aurons rien d’autre à faire que manger et discuter. Mon désir est peut-être
directement relié à ce dernier besoin.
— Tu es là tôt ! J’allais aller me doucher, ça te dit ?
Une douche avec Geeky, c’est huit fois sur dix une partie de plaisir. Même si
on est déterminé à se contenter de se laver, on résiste rarement. Se toucher pour
se savonner, regarder l’eau couler sur nos peaux… Rien à faire, ça nous excite
toujours !
Cette fois ne fait pas exception – oh non ! – mon Geeky est en pleine forme.
Depuis que l’affaire du pédophile a été remise entre les mains de mes collègues
des mœurs, il est bien plus serein. Je m’en veux de ne pas avoir remarqué qu’il
était sous tension. J’ai des circonstances atténuantes, je ne le connais pas encore
suffisamment, et surtout, cette histoire traîne depuis des mois, depuis le début
qu’on se connaît : je n’étais pas très à même de faire la différence. Ce qui ne
m’empêche pas d’avoir quelques remords.
En attendant, sa bouche est dans mon cou, son corps glissant collé au mien
et sa main s’est faufilée pour se poser sans atermoyer sur ma queue déjà raide.
Ses lèvres descendent, je connais ses projets et ils me conviennent parfaitement.
J’aime presque autant avoir sa bouche autour de moi que d’être en lui et c’est un
presque qui a son importance. Le posséder va bien au-delà d’un contentement
physique. Je le vis toujours comme une union.
Sa bouche ne chemine pas, elle court. Nous avons appris à nos dépends que
son ballon d’eau chaude n’était pas extensible. C’est une course contre la montre
pour avoir le temps de jouir, et de se laver, avant que l’eau froide ne nous fasse
pester contre l’Enfer et tous ses Saints. Il y est et sa langue me maltraite sans
pitié, sa bouche me prend. Elle joue et s’adapte pour mieux me faire geindre. Le
seul inconvénient de ce lieu, c’est la difficulté à pouvoir être dans l’échange.
Non pas que ce soit dérangeant, Geeky et moi, nous n’avons jamais baisé, mais
parfois, mon désir pour son corps est si violent que j’en ressens de la frustration.
Il ne me finira pas de cette façon, aucun risque, ce n’est jamais arrivé sous l’eau.
De même qu’il n’a jamais été dans le rôle de l’actif dans cette salle de bains. Il
aime m’offrir son dos, ses fesses, et sentir l’eau chaude lui marteler la peau, alors
que mon sexe fait de même dans son corps.
Il sait quand je suis bouillant et dans la phase de l’impatience, quand jouir
devient une obsession et me perdre en lui, ma seule convoitise. Il revient vers
moi, m’offre sa bouche, m’embrasse comme un assoiffé. Il est parti dans la
passion, mon petit génie, et il est très doué pour ces emportements. Je lui offre ce
moment, mais ne peut le faire durer. On le sait tous les deux. Je longe son torse,
m’installe entre ses jambes et lui donne cette même caresse qu’il apprécie tout
autant que moi. Il l’aime particulièrement du fait que je ne m’arrête pas là. Je le
prépare pour moi, pour nous, pour cet instant où nos corps liés ne pourront
qu’exulter et s’égarer pour mieux nous faire perdre la tête. J’attends son signal,
son offre, sa manière de me dire qu’il est prêt. Il me tire à lui, me pousse à me
relever, m’embrasse et se tourne. C’est une chorégraphie connue, dont je ne me
lasse pas et qui se renouvelle à chaque fois.
J’entre en lui, sans trop de précaution, mais avec douceur. Me sentir
l’envahir, doucement, en prenant mon temps, et celui qu’il me sente partout, le
fait toujours gémir de plaisir et de désir. J’ai écouté tous les sons qu’il peut
émettre et je les ai traduits, à seule fin d’être un bon amant pour lui. Il se cambre,
me réclame plus, me veut en entier, sans barrière ni frein.
Sans que je ne l’ai vu venir, encore moins anticipé, les mots que je gardais
pour notre repas pizza s’échappent de mes lèvres.
— Geeky ?
— Ou…i ?
— Je voudrais te… parler d’un truc.
— Maintenant ?!
— Oui.
— Vas-y… je vais essayer… de t’écouter.
— Que dirais-tu de… partir dans le Sud… pour les vacances.
— Le Sud… vacances.
— Oui.
Je vais et viens dans son corps, je ferme les yeux de plaisir, je cherche mes
mots, les prononce hachurés. Quelle idée débile ! Nos cerveaux ne sont pas
totalement présents… Ou une bonne idée ?
— Ta famille… c’est ça ?
J’accélère, pour le perdre un peu plus, pour qu’il n’ait pas trop la possibilité
de réfléchir. C’est déloyal, mais pas que. Ses barrières au repos, il se montrera
plus spontané dans ce qu’il veut ou ne veut pas.
— Oui, ma famille.
— Je sais pas… aaah, c’est bon.
Oh ! Mais j’aime bien quand il s’exprime, quand il me dit son plaisir. Quelle
bonne initiative, tout compte fait !
— Tu en penses… quoi ?
— Que ce serait… bien… si tu… allais un… peu plus… vite.
Je me marre, c’est plus fort que moi, et fais trembler nos corps déjà plus que
sollicités.
— Je peux le faire.
— Je sais… fais-le… c’est tout.
Je poursuis ma quête, le plaisir monte, je dois me presser un peu plus, sinon
le timing sera manqué et les retombées, désagréables pour l’étape post-
orgasmique. Il râle maintenant et moi aussi. Je m’arrime plus solidement à ses
hanches, l’attire à moi, m’active à en perdre mes repères. Ça va encore être
explosif.
Mon petit génie se fait plus bruyant, il est au bord, tout au bord. Je passe une
main sur son ventre, descend sur son sexe à l’agonie et le caresse au même
rythme que mes coups de reins. Cela fonctionne à chaque fois, rapidement.
— Ah ! Ne t’arrête… pas… Pour le Sud… tes parents… et tout le tralala…
c’est d’accord.
Mon corps se tend, ma colonne vertébrale grince sous le courant électrique
qui la traverse, je me fige une seconde, repars de plus belle. Il tremble, se
resserre autour de moi, crie et me délivre sa jouissance, dans ma main,
violemment. Je prends son plaisir, le savoure autour de mon sexe moite, avant de
me libérer dans une même virulence. Je m’avachis légèrement sur son dos, avant
de le retourner et de voler sa bouche. Il me répond, puis me repousse, le regard
flou et un sourire sur les lèvres.
— Dépêchons-nous ou nous allons hurler.
Je hoche la tête, il a raison, même si c’est plus à son confort que je pense. Ni
une ni deux, il me savonne rapidement, ce qui lui prend un peu de temps, j’ai un
grand corps, puis je m’occupe du sien. Pendant que l’on se sèche et qu’il enfile
son pyjama, je me vêts d’un vieux pantalon de survêtement que j’aime bien et
reste torse nu.
— Pizza, ça te dit ?
— Oui, bonne idée. On commande ou tu vas les chercher ?
— On commande, pas envie de me rhabiller.
La bière et le Coca sont sortis, les pizzas commandées et on se regarde
comme deux benêts, s’observant l’un l’autre et attendant de voir lequel des deux
va remettre le sujet sur le tapis. C’est lui qui s’y plie.
— Tu veux vraiment que je parte en vacances avec toi et que je rencontre ta
famille ?
— Oui, aux deux.
— Et euh… tu leur as parlé de moi ?
— Oui, à ma mère et mon père, ma sœur et mon frère.
— D’accord… Et euh… ils veulent me rencontrer ?
— Oui, tous.
—…
— Tu flippes ?
— Oui.
— Viens-là, mon cœur.
Je lui tends les bras, il me rejoint avec empressement et prend place sur mes
genoux.
— Ils ne mangent pas les petits génies, tu sais.
— C’est une qualité de famille, alors.
— Comment ça ?
— C’est l’une des premières choses que tu m’as dites, même si tu disais
geek, à l’époque : « Je ne mange pas les geeks, vous savez. ». Je tremblais dans
mon pantalon et j’avais peur de vomir.
— Tu t’en es très bien sorti ce jour-là et tous les autres d’après.
— Je n’ai pas vomi en tout cas... Je vais venir avec toi, mais je ne peux pas
te promettre d’être à la hauteur.
Ma main lui caresse le dos, rassurante. Je lui fais quelques baisers papillon
dans le cou. Apaiser mon petit génie est une mission à temps plein ou presque.
— Je ne m’inquiète pas du tout, Geeky. Tu es quelqu’un de bien et tu n’es
pas un faible, loin de là. Tes angoisses font partie de toi. J’espère juste qu’elles
cesseront, petit à petit, de te faire chier.
— J’en ai moins.
— Bonne nouvelle… Mes parents vont t’apprécier, Pierre, je n’ai aucun
doute là-dessus. Ma sœur aussi et mon frère… eh bien, si tu le provoques, ça
risque d’être drôle. Il déteste perdre et lui rabaisser son caquet pourrait être
tordant.
— Il est bâti comme toi ?
— Il est aussi grand, mais moins musclé. Il fait bien moins de sport. C’est
un comptable, on ne se muscle pas en gardant son cul vissé sur une chaise,
derrière un bureau et à passer son temps à compter.
— Qu’il soit aussi grand que toi me suffit. Je ne le provoquerai pas, ne le
regarderai même pas.
— Ils vont t’aimer, mon cœur, j’en suis sûr.
— Je vais te faire confiance, on verra bien.
Cette première partie du programme a été facile, bien plus facile que je
n’aurais pu le croire. Reste la deuxième… Attendons les pizzas et profitons de ce
moment paisible.

Elles sentent bons et je ne peux que féliciter Geeky de ne pas faire de


manière. J’aime manger mes pizzas directement dans la boîte et avec les doigts,
lui aussi. Comment devrais-je m’y prendre ? Boum, direct et droit au but ? Sur la
pointe des pieds en amenant la conversation tranquillement ?
— Tu es bien silencieux.
— C’est vrai… je suis pensif.
— Pourquoi ? Un problème au boulot ?
— Non.
— Léo ?
— Je voudrais te parler d’autre chose, te proposer quelque chose.
— Ben, vas-y. Tu n’es pas du genre à tourner autour du pot.
— C’est vrai, mais après mes parents, j’ai peur que ça te fasse beaucoup.
Il repousse sa boîte, pose ses bras croisés sur la table et plonge son regard
dans le mien. Quel plaisir ces nouvelles lunettes ! Ses yeux me sont offerts
maintenant et c’est toujours une noyade assurée.
— Je t’écoute.
— Que dirais-tu de chercher un appartement plus grand et de s’installer
ensemble ?
—…
Ses yeux papillonnent, son regard se fait luisant, ses joues palissent : trop
d’informations pour en démêler le sens.
— Geeky ?
— … J’y ai pensé… euh… à vivre ensemble.
— Vraiment ?
— Oui.
Mon cœur se gonfle d’allégresse, un sourire fleurit sur mes lèvres.
— Génial ! Tu es d’accord, alors ?
— Peut-être.
— Comment ça ?
— C’est quoi cette histoire de changer d’appartement ?
— C’est trop petit ici. Il te faut un bureau, pour toi et 3.14, et il me faut un
grand salon pour accueillir mes potes et nos soirées foot.
— Qu…oi ? Tes potes et des soirées foot ?
— Tu ne seras pas obligé de rester avec nous, d’où la nécessité d’un bureau,
insonorisé, si tu veux.
— Des soirées potes, bières et foot ?
— Oh ! Tu es génial, tu as pensé aux bières !
—…
Je suis en train de perdre mon petit génie à la faveur de son cerveau. Il va
péter un câble, ou une durite, ou m’envoyer chier.
— On pourrait chercher dans ton quartier pour ne pas le quitter.
—…
— Ça ne serait pas très différent de toutes les soirées, les nuits et les
journées qu’on passe ensemble.
— Des soirées potes, bières et foot ?
— Ouais, aussi.
— … Je suis propriétaire de mon appartement.
— Ah bon ?
— Oui.
— Ah ! Je n’y avais pas pensé… Ton père t’a laissé beaucoup d’argent.
— Assez.
Je me lève, le soulève et le prends dans mes bras. Je l’emmène dans le
salon, nous pose dans le canapé et l’enlace. Je le cale dans mon antre et me tais.
Je le laisse délibérer avec lui-même, longtemps, très longtemps. Il a presque l’air
de dormir et je n’ose bouger de peur de le déranger. Mon cœur bat un peu plus
vite qu’à son habitude. J’attends.
— D’accord, je suis partant.
— C’est vrai ?
— Oui, mais tu as raison, je préfèrerais rester dans mon quartier.
— Pas de problème. On va chercher, puis vendre ton appart. Je vais rendre
le mien et, en attendant, je vais venir vivre ici, si tu es d’accord.
— Je… je suis d’accord.
Putain ! Putain de merde ! J’étais à l’agonie et je ne voulais pas le voir. S’il
avait refusé, j’aurais… j’aurais… Oh merde ! J’en aurais été malade, vraiment
malade.
Ma bouche cherche la sienne et la trouve. Mon baiser est doux, très doux,
une promesse et un engagement. Ma nouvelle mission : rendre heureux mon
petit génie, dit Geeky, Pierre, dit Pi.
Chapitre 39
Pierre, dit Pi

Une brise légère et tiède me caresse la peau, et le soleil du matin, encore


discret, me réchauffe l’épiderme. J’ai choisi la terrasse et un fauteuil de jardin
pour démarrer cette journée et attendre Léo. Je ne me risquerai pas plus sous
l’astre solaire, ressembler à une écrevisse ou ne pas pouvoir enfiler quoi que ce
soit à cause de brûlures au second degré ne me tente pas. J’avais peur de venir
ici, pour plusieurs raisons. Évidemment, la première était la rencontre avec ses
parents, puis son frère, puis sa sœur, les enfants. J’étais déjà à moitié mort. La
deuxième, c’était cette région chaude, sèche et aride – Oui, je sais, j’exagère ! –
à mille kilomètres de distance de chez moi, ou presque, sur une terre inconnue
peuplée d’étrangers, avec un soleil de plomb pour me cramer, et pas de maman
ou de mamie, ni de Pascaline. Je n’ai pas hésité à dire oui et à suivre Léo – j’ai
évolué, je ne suis plus aussi fragile – mais j’étais très angoissé. Quel trajet !
Long, long et long. Quatorze heures de route sans pouvoir prononcer plus que
des « oui » ou des « non ». L’expression « muet comme une carpe » a été
inventée pour moi, pour cette étape dans la vie de Pi, où ce fameux Pi se
préparait à rencontrer la famille de son amoureux, un GBT tout ce qu’il y a de
plus sexy et de plus improbable, un mec superbe et gentil – avec moi tout du
moins, les autres je m’en tape – et qui a l’idée saugrenue et complètement
loufoque d’avoir une famille. Une famille ! C’est un concept galvaudé dont la
modernité devrait se débarrasser.
— Bonjour, Pierre.
Je sursaute et tourne la tête.
— Oh ! Excusez-moi, je ne vous ai pas entendu venir.
Euh… je n’ai pas parlé à voix haute et il ne lit pas dans les têtes ? S’il vous
plaît…
— Y’a pas de mal. Je peux m’installer à côtés de vous ?
— Bien sûr.
Voyons MLPL (Monsieur Le Père de Léo, pour la traduction), vous êtes
chez vous, sur votre terrasse, avec vue sur votre jardin. Que puis-je faire contre
cela ? Merde, Pi, arrête et recentre-toi ! Ce n’est pas le moment de partir en vrille
et de cramer tes angoisses à coup de blagues complètement débiles et d’évasions
mentales où personne ne peut te suivre. Au secours, Léo !
Du nerf Pi, du nerf ! Tu peux le faire !
— Léonard est allé courir ?
Comme il le connaît bien son grand dadais de fils !
— Oui, il y a un petit moment déjà.
— Il devait être aux alentours de huit heures, pas plus. Horaire reculé et
limité pendant les vacances.
— Oui, huit heures… Au moins, il ne va pas faire gonflette.
— Vous avez quelque chose contre la musculation ?
— Non, ça rend juste les matins très matinaux.
— Vous n’êtes pas allé courir avec lui ?
C’est plus fort que moi, je tourne la tête avec un peu trop d’entrain, pour
vérifier s’il ne se fout pas de moi, gentiment ou pas, et glapit un petit « Aie, mon
cou. ». Il ne se moque pas, c’est une conversation sérieuse et décontractée. Le
père de Léo est en short et tee-shirt, parfaitement détendu et à l’aise. Léo lui
ressemble, si on excepte ses yeux qu’il tient de sa mère.
— Courir avec Léo ? Vous voulez ma mort ?! Je suis incapable de faire cinq
cents mètres sans me demander où sont passés mes poumons et mes jambes.
— C’est sûr que vous n’avez pas la constitution d’un sportif.
— Eh non ! Les seuls muscles que j’ai travaillés, et entraînés, ce sont ceux
de mon cerveau. J’ai des neurones en pleine forme, un peu déviants, mais en
forme.
— C’est bien aussi de se servir de son intelligence.
— Oui, c’est souvent utile.
— Vous êtes toujours dans l’ironie ?
Je tourne, une fois de plus, la tête vers cet homme calme et posé, mais qui
ne peut que m’impressionner, moi qui n’ai pas eu de père ou qui ne s’en
souviens pas. C’est impressionnant un père, et intrigant, et attirant. Et celui-là a
l’air perspicace.
— Non, pas tout le temps, mais toujours en présence de personnes que je ne
connais pas. C’est plus fort que moi… Pas toujours en fait. Soit ça, soit muet
comme une carpe.
— Vous pouvez vous sentir à l’aise avec nous, Pierre. Léonard vous a choisi
et vous êtes la première personne qu’il nous présente. Si ce n’était pas suffisant
pour nous signifier que c’était important, je ne sais pas ce qu’il nous faudrait.
— Ce qui ne veut pas dire que vous allez m’apprécier.
— Pourquoi ce ne serait pas le cas ? Vous avez l’air d’un p’tit gars bien poli
et tout. Le dîner d’hier s’est bien passé et ma femme vous a trouvé charmant.
— Ah bon ? Euh… merci.
— De rien, jeune homme.
Les sons d’un pas léger, et de vaisselle qui cliquette, arrivent jusqu’à nous.
La mère de Léo apparaît, un plateau dans les mains.
— Ah ! Vous êtes là. Quelle belle idée !
— Bonjour, Madame.
— Constance, je m’appelle Constance.
Le plateau est déposé sur la table, une tasse de café dans les mains de MLPL
et un visage bienveillant se tourne vers moi.
— Vous buvez quoi le matin, Pierre ?
Je jette un rapide coup d’œil, il m’étonnerait qu’un chocolat chaud se trouve
sur le plateau. Du café, ce n’est pas possible, mais du thé, c’est faisable.
— Du…
— Et ne me dites pas n’importe quoi, s’il vous plaît. Je ne suis pas née de la
dernière pluie, voyez-vous.
D’accord, d’accord. Pas tout à fait le même genre que ma mère, mais elle
n’a rien à lui envier.
— Euh… je bois un chocolat chaud.
— J’ai ce qu’il faut pour vous en faire un. Je reviens.
— Ce n’est pas la peine, Madame, je bois aussi du thé.
— Tssst, Tssst, ça va me prendre trois minutes. Il ne sera pas dit que le
compagnon de mon fils ne trouve pas ce qu’il aime chez moi. Ah non ! Hors de
question ! Et je m’appelle Constance. Madame me donne l’impression d’être
saluée par le boucher de la grande surface.
Eh bien, pour être honnête, je reste sans voix et la suis des yeux tandis
qu’elle repart vers la maison.
— Ne vous en faites pas, elle veut vraiment vous faire plaisir.
— Je n’en doute pas, mais je ne veux pas qu’elle se complique les choses
pour moi.
— Pour elle, ce n’est pas se compliquer les choses, comme vous dites.
Il boit son café, tandis que j’essaie de me sentir en confiance, ce qui, je dois
bien l’admettre, n’est pas trop ardu, si ce n’est que les habitudes ont la vie dure.
Nous restons dans un silence confortable à regarder le soleil monter
tranquillement dans le ciel. Il va devenir un feu du diable, cet astre dangereux
pour ma peau blanche.
— Tenez, mais faites attention, il est bien chaud.
— Merci mada… Constance.
— De rien… Alors, Pierre, vous êtes content de ces vacances ?
— Eh bien, elles viennent à peine de démarrer, alors je ne sais pas trop, mais
je suis content de vous avoir rencontrés.
— Vraiment ? Vous me semblez un peu… tendu.
— C’est vrai, mais ce n’est pas contradictoire… Je… je suis du genre plutôt
solitaire et je ne suis jamais parti si loin de chez moi. C’est un peu angoissant.
— Nous allons bien nous occuper de vous et Léo fera tout ce qu’il peut pour
que vous vous sentiez à l’aise et nous aussi.
Ce n’est pas que je me sente mal, mais je suis tout de même à des années-
lumière du confort rassurant de mes quatre murs. Ils sont gentils, très gentils, et
je suis capable de bien me tenir, ce qui ne transforme pas un Pi d’un simple coup
de baguette magique.
C’est le moment que choisit mon homme pour faire son apparition. Dans
son petit short moulant de sportif accompli, avec son marcel blanc et sa peau
luisante de sueur, il ouvre mes appétits. Merde ! Ce n’est pas le moment
d’affoler mon corps qui se veut être un électron libre, même dans les moments
inadéquats, le traître !
— Salut, la compagnie. Je vois qu’on se la coule douce !
— Évidemment ! C’est les vacances ! Il n’y a que toi pour jouer les sportifs
de haut niveau et partir en balade aux aurores !
— Je vois que tu es en pleine forme, Geeky.
Spontanéité, quand tu nous tiens.
— Ça va, je suis bien là.
— Tant mieux. Il reste du café ?
— Bien sûr, Léonard, installe-toi, je vais te servir.
Le silence s’installe pendant que nous avalons nos boissons chaudes et que
nous grignotons les viennoiseries qui les accompagnent.
— Alors, vous avez prévu quoi pendant ces quinze jours parmi nous ?
— Je vais faire visiter la région à Pierre et nous allons profiter du calme
pour nous reposer.
— Si tu me réveilles tous les matins à sept heures, c’est mal barré !
Deux éclats de rire, auxquels je ne m’attendais pas, me surprennent. Il va
falloir que j’arrête de me focaliser sur la gravure qu’est Léo, sinon ça va être
impossible à gérer.
— Je peux faire l’effort de ne pas te réveiller.
— C’est ça, cause toujours !
Son clin d’œil me fait rougir, alors que je me rappelle que j’ai encore oublié
que nous n’étions pas seuls. Il va me falloir combien de moments de gêne pour
m’en souvenir et me tenir correctement ? Combien ?!
— Vous êtes rafraîchissant, Pierre, et vous déridez mon Léonard. Ne
changez pas dans la seule idée de nous plaire, vous nous plaisez déjà.
Je rougis de plus belle, sous le regard amusé et attendri de mon Léo, ce qui
fait descendre cette rougeur jusqu’à mon cou. Le soleil ne sera même pas
nécessaire pour me faire ressembler à une écrevisse trop cuite.
— Oh ! Il va essayer de brider ses paroles, mais sans y arriver. C’est peine
perdue.
Je le fusille du regard. Il pourrait me soutenir et m’aider à me la fermer !
C’est un minimum et une demande peu exigeante, tout de même ! Quel abruti !
— Il peut être teigneux, aussi. Range ton regard noir, Geeky, on est là pour
passer du bon temps.
— C’est ça, c’est ça. Commence par te taire et par ne pas trop me chercher.
— Humm… Je me souviens d’un joli pull très intéressant… Rêve !
Je plante mon regard dans le sien, incrédule et surpris. Ses yeux sont un
éclat de rire. Il se fout de moi et se venge à sa manière, sauf que ce pull, c’est ma
bouffée de gaieté. Mon fou rire démarre sans aucune chance de le retenir. C’est
tout bonnement impossible.
— Tu oublies… les clés USB… GBT.
— Oh non ! Pas une seule seconde, ce qui aggrave ton cas.
Je suis plié de rire, des larmes sur les joues. Ma dernière idée en date, celle
qui avait fleuri dans la voiture au retour des mœurs, n’a pas pu être contenue.
Dès le lendemain, j’ai fait quelques courses. Depuis, gros nounours au cœur
rouge arbore à ses mignonnes petites oreilles deux minuscules clés USB en guise
de boucles d’oreilles. J’ai cru qu’il allait faire une syncope. Il passe son temps à
le ranger dans mon armoire, je passe le mien à l’en sortir pour le poser bien en
évidence dans l’appartement. Un jeu qui nous occupe et qui finit toujours dans
les draps, les corps en sueur.
Le rire de mon homme me rejoint et ses parents ne peuvent que nous
observer, des questions dans les yeux et du contentement sur les visages.
— Tu n’as pas fini… de payer… pour ça.
— Oh ! C’est quand...
Non, rien. Censure chopée au vol, in extrémis.
— Je vois que mon fils est heureux, je ne chercherai donc pas à connaître le
fin mot de l’histoire, mais c’est terriblement frustrant. Tu n’es pas d’accord avec
moi, Chéri ?
— Si… Un pull et des clés USB, je ne vois pas trop.
— Oh, rien de bien méchant. La grand-mère de Pierre tricote des pulls
improbables. Il n’y a que mon gentil Geeky pour les porter sans se poser de
question.
— De quelle sorte, ces pulls ?
— Eh bien… avec un renne de Noël ou un petit robot jaune, ou bien encore,
avec le lionceau de Disney. Des chefs d’œuvre que Geeky portent sans
sourciller… La première fois que je l’ai vu avec son renne, j’ai cru que mes yeux
allaient me sortir de la tête et j’ai dû quitter le bureau en courant pour me
rafraîchir aux toilettes. Me retenir d’exploser de rire a été une sacrée épreuve.
— Abruti ! Si tu crois que je ne m’en suis pas rendu compte, c’est que tu as
perdu ta capacité à décrypter les autres.
— Oh, je m’en suis rendu compte. J’ai cru que tu allais me sauter dessus et
me rouer de coups.
— Très drôle ! J’en aurais été incapable.
— Peut-être, mais m’ensevelir sous tes attaques verbales, toutes plus
virulentes ou provocantes les unes que les autres, ça aurait été possible.
— Pfffft ! Tu ne te serais pas laissé embarquer.
— Pas sûr. Tu me cloues souvent le bec, bien trop souvent.
Ses parents assistent à notre échange comme s’ils étaient au spectacle, un
sourire sur les lèvres. Je les comprends : c’est bien plus intéressant et sain que
toutes les conversations merdiques et assassines qu’on entend un peu partout ou
que l’on peut lire sur le net. Ben oui, j’y passe beaucoup de temps ! Et, Mon
Dieu, que d’échanges malsains entre « amis » ! À vous faire vous enterrer dans
une grotte sans espoir d’avoir un jour envie d’en ressortir. Le monde est fou,
complètement fou. Il suffit de quelques heures à s’y balader pour comprendre
qu’il n’est pas si étonnant qu’il y ait tant de guerres. À l’échelle des puissants,
cela donne des bombes qui tombent sur la gueule d’innocents, d’enfants, de
mères, de pères… Eh merde ! Je me suis encore égaré !
— Tu es encore parti où, Geeky ?
— Dans des lieux sombres. Continue plutôt avec cette histoire, elle a le
mérite d’être joyeuse.
— Comme tu veux. Où en étais-je ? Ah oui ! En signe de bienvenue, et sur
les conseils de ce charmant petit génie, sa mamie m’a tricoté un pull. Rien que
ça aurait pu me faire flipper, mais ça aurait été bien trop insuffisant pour ce
casse-couilles.
— Léonard ! Parle correctement, s’il te plaît ! Pas de gros mot ici !
— Excuse-moi, maman, désolé.
Oh, que c’est drôle un Léo se faisant rappeler à l’ordre et remettre à sa place
par sa maman ! Oh, que c’est amusant de le voir faire profil bas comme un gentil
petit garçon !
— Bien. Et la suite ?
— Geeky lui a demandé de me tricoter un gros nounours tenant entre ses
mains un énorme cœur rouge, le regard énamouré et le sourire dégoulinant. Une
horreur que j’ai été obligé d’enfiler !
— C’est vrai ?
— Tout ce qu’il y a de plus vrai.
Elle retient un fou rire, son père aussi. Et moi, moi, je suis heureux, heureux
ici, dans l’amusement et la bonne humeur, dans sa simplicité à raconter cette
histoire qui le ridiculise un peu, mais qu’il prend plaisir, je le vois bien, à
raconter.
— Tu as une photo ?
— Oui.
Hein ? Quoi ? Il garde dans son téléphone une photo du pull de mamie, ce
truc qu’il qualifie d’horrible et qu’il ne veut pas mettre ? Sérieux ?
Je me lève d’un bond et me précipite à ses côtés. Je n’y croirai que quand je
l’aurai vue et il se pourrait bien que j’en ai le cœur retourné. Il sort son portable,
fait défiler les photos et j’en reste complètement baba. Je suis anéanti. Des
photos de moi défilent, toutes sorte de photos : en train de dormir, de me perdre
devant l’écran de 3.14, somnolant dans le canapé, nu sous la douche ou dans le
lit, dans mon pyjama à nounours, dans celui avec les lionceaux, une bonne
vingtaine de photos. Je vais faire une syncope. Il trouve celle qu’il cherche et je
me retiens au dossier de sa chaise. Le pull est là, correctement enfilé au dossier
d’une chaise, le dessin parfaitement visible, ainsi que les petites clés USB.
— Tu as toutes ces photos dans ton téléphone, et le pull ?
— Oui. Je t’emmène partout et, quand j’en ai ras-le-bol, je regarde ce pull et
je me marre. C’est un antimorosité garanti.
Oh merde ! Je suis encore sur le point de fondre et de dégouliner sur le beau
carrelage de la superbe terrasse de ses parents. Heureusement, sa mère me coupe
dans ma dérive.
— Fais voir ?... Oh Mon Dieu ! Il est atroce, magnifiquement atroce ! Je
veux te voir avec, Léonard !
Le fou rire est général et ma tension redescend pour quelques heures. Dès
que nous serons seuls, je lui dirai et lui montrerai à quel point je l’aime, plus que
tout.

Après ça, nos vacances ont été idylliques. Nous avons visité, nous avons
protégé ma peau du soleil, nous nous sommes baignés – je me suis contenté de
barboter, je ne sais pas nager – nous avons passé pas mal de temps avec sa
famille, toute sa famille, et je m’en suis bien sorti.
Nous sommes rentrés depuis une semaine et je profite d’être encore en
vacances quelques jours pour retrouver mes habitudes. 3.14 m’a manqué, ma
mère et ma grand-mère aussi, mais dans une moindre mesure, et Pascaline, un
peu. C’est étrange. Avec Léo, je n’ai pas de vide. J’ai pensé aux personnes que
j’aime, sans que ce soit douloureux. Avec 3.14, ce n’était pas totalement
différent. J’avais un ordinateur portable avec moi, mon téléphone ultra
sophistiqué et ma tablette. Il ne faut pas non plus me demander l’impossible,
mais je me suis senti à ma place tout du long, chaque jour et à chaque minute.
Épilogue
Pierre, dit Pi

Je fais un tour sur moi-même, traverse le salon et jette un coup d’œil dans
chaque pièce. C’est un bel appartement, un très bel appartement. Un coup de bol,
comme il en existe rarement, mais je ne suis pas prêt à questionner le destin. Ce
sont des détails abstraits qui ne m’intéressent pas. Ce à quoi je m’attache, par
contre, c’est à l’atmosphère qui règne dans les lieux. J’ai besoin de sentir que je
peux m’y plaire, que je vais m’y plaire. Ça n’a pas grand-chose à voir avec la
taille des pièces, la décoration, la couleur des draps ou celle des murs.
— Pi ?
— Oui, maman ?
— Viens voir.
Je prends la direction de la salle de bains où je rejoins ma mère. Spacieuse,
une grande baignoire et une douche pleine de promesse : je sais déjà que je vais
l’adorer. Léo a voulu tout changer et refaire à sa manière. Tant qu’il ne me
demandait pas de prendre un marteau pour l’aider à tout casser, il pouvait bien
faire comme bon lui semblait.
— Qu’est-ce que t’en penses, Pierre ?
— Euh… Léo t’a dit quoi ?
— Gris pour lui, bleu pour toi.
— C’est le cas, non ?
— Si.
— Eh bien, c’est parfait, alors.
— Je vois… Suis-moi.
Chaque pièce va y passer et c’est enquiquinant. J’aimerais bien, à cet
instant, me retrouver seul et tenter d’apprivoiser l’endroit.
Léo s’est occupé de la grande majorité de ce projet. Il a donné son préavis
pour son appart et a commencé à chercher. Il a eu la délicatesse de ne pas me
faire visiter tout ce qu’on lui proposait, mais seulement ceux qui lui paraissaient
potables. Sur Paris, on peut trouver, si on ne rechigne pas à lâcher du lest à son
porte-monnaie. Mieux encore, il faut avoir les moyens. Parfois, la chance se
présente et il faut la saisir au bond, ne pas la laisser passer, se précipiter,
l’attraper et ne plus s’en dessaisir. C’est ce qu’il s’est passé pour nous, pour moi.
Un F3 s’est libéré juste au-dessus du mien, un papi qui ne pouvait plus vivre tout
seul et que sa famille a placé. Dans la foulée, elle s’est empressée de se
débarrasser de l’appartement. Je ne veux pas blablater pour rien, mais je ne
pense pas me tromper en affirmant qu’elle avait besoin d’argent. Vendre le mien
nous a pris un peu de temps et, au bout du compte, nous a obligés à négocier
avec la banque. Dans cette partie de l’histoire, j’ai joué un rôle plus important.
Ma mère nous a prêté l’équivalent de ce que j’allais récupérer sur la vente de
mon bien et, avec une partie de ce qui me restait de mon père, on a pu acheter
l’un tout en patientant pour l’autre. Ce délai nous a coûté de l’argent, mais nous
a permis aussi – c’était le désir de Léo – de faire les changements qu’il
souhaitait, comme casser le mur qui séparait le salon de la salle à manger. Il
voulait une grande pièce, il l’a !
Léo s’est chargé de tout repeindre et je l’ai un peu aidé. Ça a été l’occasion
de franches parties de rigolade, car je ne suis vraiment pas doué. À mon grand
étonnement, Antoine a mis la main à la pâte, ainsi que trois autres de ses amis les
plus proches. Une opportunité comme une autre de me présenter à eux et de faire
connaissance. Il a aussi souhaité changer les sanitaires et refaire la cuisine. Il a
décidé de nous ruiner. Ma mère et ma grand-mère ont voulu prendre en charge
tout ce qui concernait le linge de maison. Mon Léo a peut-être peur de
l’ingérence de mes femmes, mais pour ces contingences, il a été bien heureux de
leur céder la place. Un homme reste un homme. Par contre, les consignes étaient
claires. Il a choisi toutes les teintes, les tissus et les voilages des fenêtres. Pas
d’achat sans son aval, autorité oblige, et mes femmes ont plié sous son poids avec
plaisir. Elles lui mangent dans la main, c’est presque écœurant.
— Que penses-tu des rideaux, Pierre ?
— Ils sont parfaits, mamie.
— Tu pourrais au moins y jeter un coup d’œil avant de me répondre.
Oh la poisse ! Elles savent que je m’en fiche et que je n’y connais rien.
Mamie sait en profiter pour me tricoter ses pulls qui continuent à être
immettables pour tout mec de vingt-six ans à peu près dans la norme ! Si elle
croit que je suis dupe, elle se fourre le doigt dans l’œil. Elle exploite mon
manque de goût pour s’en donner à cœur joie.
Je fais ce qu’elle me demande et c’est vrai que ça paraît bien. L’ensemble
est beau : le lit deux places de facture moderne, l’armoire, la commode et les
deux tables de nuit, le tout assorti. Les murs d’un bleu pâle avec quelques
touches de vert, comme un fondu de nuages un peu particulier, si doux qu’il me
donne envie de me pelotonner dans les draps blancs et sous la couette.
— C’est joli, mamie. C’est une belle chambre.
— Je trouve aussi. Léo a bon goût.
En parlant de GBT, j’aimerais bien qu’il rapplique et qu’il nous débarrasse
de tout ce petit monde. Samedi prochain, elles reviendront pour un dîner
d’inauguration. Pascaline sera là aussi et peut-être son frère. Elle n’a encore rien
décidé à ce sujet, mais en a envie. Le souci, c’est que ce soit un soir. Elle ne veut
pas le perturber dans ses habitudes. Comme je le lui ai dit, nous sommes là pour
un bon moment, il aura largement l’occasion de venir à un horaire moins
contraignant.
Je file discrètement et attrape mon portable. Un SMS rapide : je veux que
Léo rentre ! Encore une heure à patienter.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Si tu as de la tisane, avec plaisir.
— On doit bien avoir ça.
Quelle étrangeté de me retrouver dans une cuisine inconnue, même si elle
est bien plus pratique que celle que j’avais. Je sors tout ce dont nous pourrions
avoir besoin, fais chauffer l’eau et les sers. Elles parlent, parlent, encore et
encore, de cette merveille qu’est notre appartement. Elles sont parfaites, je n’ai
pas nécessité de les écouter, encore moins de participer.
— Y’a du monde ici ?
Léo ! Sa voix résonne et monte vers les plafonds. C’est angoissant.
— Dans la cuisine !
Je trépigne d’impatience. Nous avons passé beaucoup de temps entre ces
murs, tous les jours depuis plusieurs semaines, mais nous n’y avons jamais
dormi. Nos affaires ont rejoint les meubles de rangement au fur et mesure qu’ils
étaient installés et nous avons fait ce choix de le considérer comme chez nous
qu’une fois totalement prêt.
— Je vois que vous avez bien travaillé.
— Oui. Tout est en place.
— C’est vraiment gentil de nous avoir aidés.
Il fait une bise sur la joue de chacune et un rapide baiser, trop rapide, sur
mes lèvres. Je braque mon regard dans le sien, je sais qu’il va comprendre. Je me
sens presque désespéré face à cet impératif d’être seul ici, avec lui, juste lui. Je
suis un étranger dans ma maison et seul Léo peut réussir à me faire m’y sentir
chez moi. Pas ma mère, pas ma grand-mère, ni même toutes les jolies choses qui
m’entourent ou mes propres affaires. Seulement Léo. Il le capte, l’emprisonne,
me retient dans la force de ses beaux yeux marron foncé. Il fronce les sourcils,
me lit, voit tout.
— Je suis épuisé, la journée a été rude.
Il s’étire comme un félin et me fait une démonstration de la beauté de son
corps en mouvement. Il me tue ! Et tente de me sauver.
— Oh ! Rien de dangereux, j’espère ?
— Non, ne vous inquiétez pas, mais j’avoue qu’une bonne douche et une
petite sieste d’une heure dans le canapé me plairait bien.
— Nous comprenons, nous allons vous laisser. Nous reviendrons samedi.
C’est un trésor, mon Léo. J’aurais pu leur crier que j’étais éreinté, leur dire
que je voulais dormir, qu’elles m’auraient simplement répondu « Vas-y, Pi. » et
elles seraient restées là, bien implantées sur leur chaise.
Je les raccompagne, les embrasse et ferme la porte derrière elle. Mon Léo
est déjà là, ses bras autour de moi.
— Ça ne va pas ?
— Si, j’avais juste besoin d’être seul ou avec toi, mais je suis incapable de
les foutre dehors.
— Je ne voulais pas cette soirée autrement, elle nous appartient.
Tranquillement, nous gagnons le salon. Je m’installe dans le canapé,
pendant qu’il va se chercher une bière.
— Tu es vraiment magnifique dans ce pull.
— Ta grand-mère a bien choisi, pour une fois.
— Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas elle, c’est moi.
— Tu me l’as effectivement déjà dit… Tu as fait preuve de bon goût et de
perspicacité.
— Ça m’arrive.
Il a de la chance que je ne rêve que d’une soirée douce et paisible entre ses
bras, à ne rien faire et certainement pas à lui chercher des poux. On a tout
l’avenir pour ça et cette première soirée ici, tous les deux, ne reviendra jamais.
— C’est étrange, mais dès que je l’ai vu, il m’a rappelé quelque chose.
— Ah oui ? Quoi ?
— Un modèle que j’avais vu dans un catalogue de grande marque et qui me
plaisait bien, mais que je n’aurais jamais acheté à cause du prix.
— Tu vois, j’aurais pu être un grand styliste.
Son rire, ce rire que je connais si bien et qui se manifeste si souvent depuis
que l’on est ensemble, jaillit. Il n’est pas débordant, pas trop, mais il est joyeux.
— Ne change pas de carrière, Geeky, ou tu vas finir à poil et sans un rond
pour te nourrir.
— Très drôle !
Je me love contre lui, caresse la laine du pull, puis remonte pour échouer sur
son visage. Les yeux dans les yeux, je lui souris et dépose un doux baiser sur ses
lèvres.
— Je t’ai vu le regarder et baver dessus. Je l’ai montré à mamie et elle a
bien voulu essayer. On a acheté la laine ensemble, de la même couleur, et on a
choisi sur les conseils de la vendeuse. Elle a mis du temps parce que les torsades
étaient compliquées et qu’elle n’avait plus l’habitude.
— Il est très beau, je l’aime beaucoup.
— Et unique, comme toi.
Ma bouche cherche la sienne, un peu plus, un peu mieux.
— Tu es vraiment fatigué ?
— Non, pas du tout.
— Tu me le dirais si c’était le cas ?
— Tu le verrais, Geeky.
— C’est vrai.
Je ferme les yeux et m’évade des lieux, juste pour ne sentir que sa présence,
son corps contre le mien, ses bras qui m’enveloppent, sa chaleur qui me
réchauffe. Je veux me sentir chez moi.
— Tu te rappelles qu’il nous reste encore un défi à accomplir, Geeky ? Tu
n’as pas oublié ?
Pas maintenant, pitié, pas maintenant ! Il se montre trop exigeant avec moi,
là. Je ne veux pas me rappeler et je ne veux pas qu’il me force à me souvenir.
— J’ai tout oublié, Léo. Je ne veux que toi ce soir.
— Tu ne m’embrouilleras pas comme ça, tu sais.
Je pourrais l’embrouiller, comme il dit, en ciblant mon attaque et en allant
droit vers ses faiblesses. Ce n’est pas ce dont j’ai envie. Du sexe, on en a
souvent, on aime ça et on ne se prive pas. Une fois couchés, peut-être que je ne
pourrais pas résister devant son corps nu et prêt pour moi, mais pas maintenant.
— Allez, tu freines des quatre fers depuis un an, il est temps de sauter le
pas.
— J’en n’ai pas envie.
— Tu en as envie, mais tu as peur.
— Évidemment que j’ai peur !
— Geeky, tu es en sécurité avec moi. Tu t’accrocheras à ma taille de toutes
tes forces et tu pourras m’admirer tout en cuir.
Ah ! Il m’énerve ! Il sait que ça, Léo tout en cuir, j’en ai terriblement envie,
j’en bave même, mais de là à monter derrière sa moto… Mille fois que je me
répète qu’il doit être à tomber ! Mille fois que je le supplie de me laisser le voir.
Mille fois qu’il refuse !
— D’accord, d’accord ! Un jour de beau temps avec la promesse que tu ne
dépasseras pas les cinquante kilomètres-heures.
— Tout ce que tu veux.
Mon Dieu ! Il adore me sortir cette phrase, celle qui a précédé notre premier
baiser. À chaque fois que je l’entends, mon cœur s’emballe comme si j’allais le
recevoir, une fois encore.
— Je veux un baiser, le même que le premier, le tout premier.
Une étincelle s’allume dans son regard, je fronce les sourcils, elle est
suspecte. Il plante un bécot sur mes lèvres et se recule.
— Euh… il sort d’où ce… truc ?
— Ce truc, comme tu dis, c’est ce tu m’as donné la première fois que nos
lèvres se sont rencontrées. Ce n’est pas ce que tu m’as demandé ?
Incrédule, je suis incrédule. Merde ! Il a raison ! Je lui ai volé ce bisou
rapide après avoir craqué et mouillé son tee-shirt.
— Bien joué, GBT, bien joué. Le deuxième alors…
Sa bouche fond sur la mienne et tous nos souvenirs me reviennent comme
une flambée de météorites. Ils m’assaillent et me font trembler, ils me
bouleversent et me font monter les larmes aux yeux. Ils me laminent et me
grandissent.
— Es-tu heureux, Geeky ?
— Oui, je le suis. Et toi ?
— Je le suis aussi, terriblement. E.T Pi a-t-il trouvé sa maison ?
Oh ! L’abruti ! Pourquoi lui ai-je raconté, dans un moment de faiblesse, que
parfois je me parlais en m’appelant E.T Pi ? Le comment ça a pu arriver est
facile à expliquer. Quand Léo rentre après une journée de boulot
particulièrement intense, notre séance de sexe l’est tout autant, mais quand il
rentre après une semaine d’entraînement soutenu, je ne le tiens plus. Il m’épuise
tellement que toutes mes barrières tombent et je lui raconte tout, tout ce qu’il me
demande. Et ce GBT casse-bonbons, il en profite plus que de raison.
— Geeky ?
— Oui, j’ai trouvé ma maison.
Ses lèvres se posent délicatement sur les miennes. Elles donnent sans rien
exiger et je les reçois comme un don. Le baiser s’approfondit et je m’engouffre
dans cette vérité, ma vérité : ma maison, celle de Pierre, dit Pi, celle du petit
génie, dit Geeky, est bien là où Léonard, dit Léo, GBT, mon lion, se trouve.

FIN
REMERCIEMENTS

* À Jeannine, pour l’aide qu’elle m’apporte sur tous mes textes et, notamment, pour celle qu’elle m’a
offerte sur Le petit génie, Pierre dit Pi. Ta gourmandise pour mes textes et ton soutien sont des moteurs.
* À Delphine et Yvette, pour leur lecture et correction, leur enthousiasme aussi.
* À tous ceux qui l’ont lu en avant première et qui se sont pris d’affection pour mon tendre Pi et mon solide
Léo.
Merci à chacun de croire en mes écrits et de me pousser à y croire aussi.
* Un grand merci à Ana Lei pour m’avoir offert l’illustration de couverture et à Hope de l’avoir sollicitée.
Je suis très touchée.
Nathalie MARIE : https://www.facebook.com/nathalie.marie.9693

Du même auteur, déjà parus :


- Nolan & Touzani – Tome 1 : Les voix du passé – Mix Editions
- Nolan & Touzani – Tome 2 : Un monde d’ombres – Mix Editions
- Sunny Boy – Autoédition
- Des ailes (nouvelle) – Autoédition
- Lui et Sur la toile (nouvelle) – Autoédition
- Mon ciel dans tes yeux – Reines Beaux
- Croire – MxM Bookmark

Vous aimerez peut-être aussi

pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy