Mavis Seidlitz - 11 - A Coups D - Brown, Carter

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 116

CARTER BROWN

À coups de gaffes
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN
PAR M. CHARVET

nrf

GALLIMARD
Titre original :
SEIDLITZ AND THE SUPERSPY
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés
pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
par Horwitz Publications Inc. Pty. Ltd., Sydney, Australia.
By arrangement with Alan G. YATES
© Editions Gallimard, 1968 (Edition française).
CHAPITRE PREMIER

Rome et Los Angeles, ça fait deux, je m’en rends tout de suite


compte. D’abord Rome est en Europe et la plupart des gens qu’on y
rencontre sont des Italiens. Ils parlent tous une langue étrangère
marrante comme tout. À peine débarquée, il m’arrive des choses
ahurissantes. Figurez-vous que j’ai un sosie à Rome. Et une fille qui
doit être drôlement bien roulée. Pas moyen, de faire deux pas dans la
rue : il y a tout de suite cinq ou six types qui me collent aux talons et
me pincent les fesses en m’appelant « Bella ». J’ai beau leur dire que
je ne m’appelle pas Bella, mais Mavis Seidlitz, ils ne veulent pas me
croire. Ils se fendent la bouille d’un large sourire, et je n’ai pas plutôt
tourné la tête qu’ils me repincent les fesses.
Au bout d’un certain temps, ça finit par devenir agaçant. Et
douloureux avec ça. Un pinçon par-ci, un pinçon par-là, à la longue
ça laisse des marques. Surtout sur une fille bien en chair comme moi
qui ne porte jamais de gaine. C’est probablement parce que je me
suis aperçue que j’ai un sosie et que les rues sont franchement
dangereuses pour une fille qui n’est pas munie d’une paire d’yeux
derrière la tête que je remarque mon voisin de chambre à l’hôtel.
C’est un compatriote, je m’en aperçois tout de suite. Nous sortons
en même temps de nos chambres respectives et nous nous rentrons
dedans. Il ne prend pas la peine de s’excuser. Il me regarde d’un air
vide et continue son chemin. Moi, au premier coup d’œil, j’en ai les
genoux qui flageolent. Il est grand, beau, brun avec des yeux noisette,
tristes comme ceux d’un cocker à qui les arbres cachent la forêt. Le
partenaire idéal pour passer des vacances romanesques en Europe.
Si lui aussi est un pinceur de fesses au moins il est américain. Nous
pourrons toujours causer pendant qu’il me pincera.
La collision se produit alors que je suis en route pour aller visiter
la ville de sorte que je ne le revois pas avant le soir. Le tour organisé
est rasant comme tout. Le guide parle bien l’anglais pourtant, mais il
a dû tomber sur la tête. Il fait une chaleur à crever, mais il tient
absolument à nous montrer tout un tas de vieilles bâtisses en train de
s’écrouler ou complètement en ruines. Pour ce qui est de la
construction, ils sont vraiment en dessous de tout, ces Italiens. La
seule chose qui n’est pas en train de s’écrouler, c’est un grand
escalier, et encore, ce sont les Espagnols qui l’ont construit ! Quand
je rentre à l’hôtel, je suis moulue. Le guide était peut-être tombé sur
la tête, mais il était sûrement un membre fondateur de la brigade
pince-fesses.
Je grimpe droit à ma chambre et je prends un bain chaud. Je me
saupoudre de talc et m’asperge de mon parfum favori : « Compte à
rebours ». J’enfile un soutien-gorge et un slip et je me faufile dans
mon négligé neuf tout en dentelle blanche qui m’arrive quinze
centimètres au-dessus des genoux. Il doit être un peu plus de huit
heures mais je n’ai pas faim. J’ai déjeuné d’une énorme platée de
spaghettis copieusement arrosée d’un vin qu’ils appellent du qui-
anti. Un vin très sec, d’après le guide. Mais il se fichait de nous. Moi,
je me suis tout de suite rendu compte qu’il est humide, exactement
comme la bière. Ma chambre a des portes-persiennes qui donnent
sur un minuscule balcon. Je sors respirer l’air frais et voir si mon
voisin est rentré.
On est très bien sur le balcon. L’hôtel donne sur une place au
milieu de laquelle une fontaine n’arrête pas de couler. En face, il y a
une rangée de petites boutiques avec des appartements au-dessus. Il
y a de la lumière dans la chambre voisine. Les portes sont ouvertes,
mais les doubles rideaux sont fermés. Il ne se passe rien pendant dix
minutes. Je commence à être déçue. Enfin, quelque chose apparaît
entre les rideaux.
Je me figure d’abord que les Martiens ont débarqué. Puis je me
rends compte qu’il s’agit d’une espèce de télescope bizarre. Bizarre,
c’est le mot, parce qu’au bout, au lieu d’une lentille en verre, il y a
une sorte de grille métallique.
Quelques secondes plus tard, je me rends compte que ma bouche
est toujours grande ouverte. Je me dépêche de la refermer et de
sourire. Je comprends tout de suite la situation : mon beau brun est
tellement timide qu’il n’ose pas sortir sur le balcon pour me regarder.
Il préfère conserver l’anonymat derrière les doubles rideaux et me
reluquer avec son télescope. Voilà qui me change agréablement des
types que je rencontre habituellement. Quand ils se sont fendus d’un
(salut poupée » ils s’imaginent avoir fait une déclaration d’amour
enflammée, et ils n’ont qu’une idée, vous basculer sur le premier
divan venu, Visiblement, le type qui est derrière les rideaux a besoin
d’encouragements. Son télescope n’est même pas braqué dans la
bonne direction. Il est pointé de l’autre côté du square. Je m’appuie
contre la grille du balcon, et je prends une profonde inspiration. La
dentelle blanche de mon négligé se tend avantageusement sur ma
superstructure, et je lance :
— Hé ! Je suis à côté, pas en face.
La cinquième fois, je perds patience et je crie de toutes mes
forces :
— Par ici, imbécile !
Le résultat ne se fait pas attendre. Le télescope hésite un instant,
se pointe dans ma direction. Je souris d’un air boudeur pour bien
montrer que je suis mécontente d’avoir dû crier pour attirer son
attention. Puis il bondit en l’air avant de disparaître, derrière les
rideaux et j’entends un vacarme épouvantable dans la chambre
voisine. Terminée, cette charmante idylle qui n’est même pas arrivée
à décoller, bien qu’elle ait commencé quatre étages au-dessus du sol !
Comme je n’ai plus rien à faire dehors, je rentre dans ma chambre
et je ferme les volets. Presque aussitôt, j’entends frapper à la porte.
J’ouvre. Tous mes rêves que je croyais morts, ressuscitent. Beau-
Brun est là devant moi, son beau visage tordu par un rictus de colère.
Il ne prend même pas le temps de se présenter. Il plaque sa main sur
ma superstructure et me pousse. Je recule et me retrouve les quatre
fers en l’air. Il entre, ferme la porte, donne un tour de clé et met la clé
dans sa poche. Encore un adepte de la technique « salut poupée ».
Dommage. Je vais être obligée de lui donner une leçon de judo. Mais
il ne poursuit pas ce qu’il pourrait illégitimement considérer comme
son avantage. Il reste planté devant moi et me regarde d’un air
furieux.
— Pour qui travaillez-vous ? grogne-t-il.
Je me relève et laisse la pesanteur s’occuper de mon négligé qui
m’est remonté à la taille, je le regarde.
— Espèce de goujat ! je lance.
— Ça va, il fait. Dans ce business, on ne prend pas de gants avec
les nanas. Alors, pas d’histoires. Parlez !
— Ça alors ! (Je le regarde d’un air supérieur, la tête renversée en
arrière ; je ne vois plus que le bout de mon nez.) Pour un timide qui
n’osait pas me reluquer il y a deux minutes, vous avez drôlement
changé ! Vous n’avez même plus besoin de votre télescope ! Qu’est-ce
qui vous est arrivé ? Vous avez bouffé des vitamines ?
— Je n’ai pas le temps de discuter, dit-il. Vous parlez ou je vous
file un jeton. À vous de choisir.
— Je ne parle jamais aux gens que je ne connais pas, dis-je
glaciale. Vous feriez mieux de vous présenter.
— Bon, tant pis ! (Il hausse les épaules, l’air furieux.) Je n’ai pas
l’habitude de cogner sur les bonnes femmes. Mais il va falloir que je
fasse une exception.
Il balance son poing droit dans ma direction. Je lui saisis le
poignet des deux mains, pivote sur place et me trouve en train de
regarder dans la même direction que lui. Je lui fais passer le bras
par-dessus mon épaule et je tire. Il pousse une espèce d’aboiement
au moment où il passe par-dessus ma tête. Je lui lâche le poignet. Il
atterrit sur le dos un quart de seconde plus tard avec un bruit mat.
Pendant qu’il essaie de comprendre ce qui s’est passé, je m’assieds
sur son thorax.
J’ôte une de mes chaussures et lui assène un bon coup de talon
aiguille sur le crâne pour m’assurer qu’il m’écoute.
— Je m’appelle Mavis Seidlitz, dis-je. Et vous ?
— Frank Jordan, grogne-t-il. Voulez-vous arrêter ?
— N’essayez pas de détourner la conversation. (Je lui flanque un
autre coup de talon.) Répondez à mes questions, Frank. Êtes-vous un
obsédé sexuel ?
Cette question semble lui faire de la peine car je vois des larmes
lui couler sur le visage.
— Vous voulez bien cesser de me taper dessus avec cette
chaussure ? supplie-t-il. Je n’ai pas envie d’avoir un trou dans le
crâne.
— Répondez ! (Je lève la chaussure d’un air menaçant.)
— Je ne suis pas un obsédé sexuel aboie-t-il. Mais vous, par
contre, je me le demande.
— Qu’est-ce que ça signifie ? je fais. Vous entrez chez moi en
menaçant de me cogner dessus. Et pourquoi ? Parce que j’ai repéré
votre télescope à la noix qui me reluquait. J’ai pensé que si vous
vouliez faire ma connaissance vous n’aviez pas besoin d’être si
timide.
— Quoi ? (Je suis contente de voir qu’il n’est plus triste, il ne
pleure plus.) Vous voulez dire que vous attendiez uniquement que
je… (il hoche la tête lentement.) Non, des coïncidences pareilles ça
n’existe pas. Vous travaillez sûrement pour une organisation rivale.
— J’appartiens au bureau d’investigations Rio, de Los Angeles lui
dis-je. Pour l’instant je suis en vacances ici, à Rome en France.
— Quoi ? Rome, c’est en Italie, vous savez.
— Ah ! bon ? Je me demandais aussi pourquoi il y avait tant
d’Italiens par ici. Mais ne détournez pas la conversation. Vous ne
m’avez toujours pas dit pourquoi vous êtes entré ici en menaçant de
me frapper.
— Le bureau d’investigations Rio ? dit-il comme pour lui-même.
J’ai déjà entendu ce nom-là quelque part. C’est pour eux que vous
travaillez en ce moment, je suppose ?
— Je vous ai dit que je suis en vacances. Mais si vous avez
entendu parler de mon associé, Johnny Rio, vous êtes peut-être un
détective privé vous aussi ?
— Si vous voulez. (Il a un rire sec et me regarde d’un air
calculateur.) Et si vous me laissiez me lever ? J’ai toujours plaisir à
prendre une belle blonde sur mes genoux, mais sur ma poitrine…
c’est curieux… ça me gêne.
Je réfléchis un instant puis j’acquiesce d’un signe de tête.
— D’accord, mais pas d’entourloupe, hein ? Sinon je vous balance
par la fenêtre.
— Vous en seriez bien capable. (Il attend que je libère son thorax
puis se lève lentement.) Si vous êtes en vacances, comment se fait-il
que vous vous intéressiez tellement à… euh… mon télescope ?
— C’est-à-dire… (Je ne peux pas m’empêcher de rougir un peu.)
C’est plutôt à vous qu’à votre télescope que je m’intéressais.
— À moi ?
Son regard se fait vide de nouveau.
— Quand nous nous sommes rencontrés ce matin, j’ai tout de
suite compris que vous étiez un compatriote, j’explique. Même si
vous êtes un pinceur de fesses, vous aussi, on pourra toujours
bavarder puisqu’on parle la même langue.
Il se frictionne un des bleus que mon talon aiguille lui a fait au
front.
— C’est bien ça, fait-il en se parlant à lui-même. Idiote comme elle
est, elle n’opère certainement pas seule.
— Ne vous frappez pas, allez, dis-je compatissante. Tout le monde
peut se tromper. Vous ne me croirez peut-être pas, mais il m’est
arrivé, à moi aussi, de commettre des erreurs.
— Vous avez raison, dit-il d’un ton rauque. On peut même en
commettre à Rome, France, hein ?
— Vous m’avez dit qu’on était en Italie, vous ne vous rappelez
pas ?
— Comme si je pouvais l’oublier !
— J’ai peut-être tapé un peu trop fort avec mon talon, dis-je,
pleine de remords. Ne vous en faites pas. Vous retrouverez sûrement
la mémoire. En tout cas, j’espère que ça ne gâchera pas la
merveilleuse amitié qui va naître entre nous.
— Bien sûr que non. Un mauvais souvenir, ça n’a jamais fait de
mal à personne. De toute façon, des souvenirs, vous devez en avoir
pour deux. (Il ricane. Il a l’air tout énervé.) Bon, eh bien, j’ai été
enchanté de faire votre connaissance. (Ses jambes se mettent en
mouvement pendant qu’il parle.) Et je me réjouis de la merveilleuse
amitié qui va naître entre nous. Il faudra que je vienne vous voir un
de ces jours pour que vous puissiez encore me balancer par-dessus
votre épaule. Nous pourrons rigoler comme des petits fous pendant
que vous me transpercerez le crâne avec votre charmant petit talon
aiguille. (Il tâtonne, finit par trouver la poignée de la porte et l’ouvre
toute grande.) L’ennui, c’est que je vais être tellement occupé
pendant les cinq années qui viennent que je n’aurai pas une minute à
moi, mais…
Il bondit dans le couloir et me claque la porte au nez.
Pendant quelques secondes, j’ai envie de lui courir après. Mais je
réfléchis que je ne peux pas faire ça. Après tout, c’est ma faute. J’ai
dû cogner trop fort avec ma chaussure. Maintenant il doit avoir de
l’amenez-y ou quelque chose d’aussi affreux. Je décide donc de
laisser tomber et d’aller me coucher. Sur ce, j’entends un grattement
bizarre à la porte. Un instant, je me réjouis à la pensée que Frank
Jordan a peut-être récupéré la mémoire et que notre merveilleuse
amitié va enfin commencer. J’ouvre la porte toute grande.
J’ai l’impression de regarder un film pour la deuxième fois. Il
plaque sa main sur ma superstructure, me repousse. Je recule et
tombe les quatre fers eh l’air. Il ferme la porte, donne un tour de clé
l’air affolé, pendant que je frictionne les bleus qui sont venus
s’ajouter aux autres.
— Cachez-moi, murmure-t-il.
— Vous cacher ! (Je me remets péniblement debout.) Vous tuer
vous voulez dire. Je vais vous casser les deux bras, vous les enfoncer
dans la gorge et vous étouffer avec, je…
— Taisez-vous ! (Il a l’air vraiment mauvais.) Ils vont vous
entendre.
Qui ça ? je demande. Les termites ?
— Ils sont dans ma chambre en ce moment, murmure-t-il. Je les
ai entendus bouger au moment où j’allais mettre la clé dans la
serrure. (Il avance de deux pas dans ma direction.) S’ils savent que je
les ai entendus, ils vous ont certainement vue sur votre balcon. Ils
vont s’imaginer que nous travaillons ensemble et venir me chercher
ici. Il faut que vous me cachiez, Mavis, dans votre intérêt comme
dans le mien.
— Vous avez complètement perdu votre bille, dis-je. Mais ne vous
en faites pas. Ils n’entreront pas ici. S’ils frappent à la porte, je
n’ouvre pas, voilà tout.
Et vous vous imaginez que ça va les arrêter ?
— Pourquoi pas ? S’ils entrent de force, j’appelle le directeur.
Je m’interromps. On frappe à la porte.
— Cachez-moi, siffle Frank Jordan.
— Je n’ouvre pas.
Si vous croyez que… Je vais me cacher dehors.
Il ouvre les volets, passe sur le balcon et referme les volets
derrière lui.
On refrappe à la porte, plus fort, cette fois. J’y vais et je demande :
— Qui est là ?
— Le directeur, répond une voix polie, aux intonations liquides.
Désolé de vous déranger, Signorina, mais pourrais-je m’entretenir un
instant avec vous ?
Voilà bien la preuve que Frank Jordan a complètement perdu sa
bille. Après son amenez-y, il a dû attraper un complexe de
persécution. Le meilleur moyen de le guérir, c’est de lui faire
rencontrer le directeur de l’hôtel. J’ouvre la porte. Un italien grand et
brun entre, suivi d’un type petit et gros. Je me rends tout de suite
compte que j’ai fait une bourde. Le petit gros tient un couteau à la
main. J’ai très envie de crier pour appeler au secours, mais ça me
passe dès que la pointe du couteau me touche la gorge. Le petit gros a
des cheveux ébouriffés, et des yeux bleus qui seraient mignons
comme tout s’ils avaient une expression. Bougez pas me dit-il dans
un roucoulement qui me fait courir un frisson tout le long de l’épine
dorsale et même plus bas. Faites pas de bruit, si vous voulez
continuer à respirer, compris ?
Je hoche imperceptiblement la tête. Si je dis un mot, j’ai peur qu’il
m’enfonce sa lame dans la gorge, juste à côté du nœud qui s’y est déjà
formé. Le grand Italien ferme la porte et inspecte la chambre. Il se
met à quatre pattes, regarde sous le lit, puis fouille méthodiquement
la penderie et la salle de bains.
— Pas ici ? demande le petit gros.
— Pas ici, Marty, reconnaît l’Italien. (Puis il jette un coup d’œil
vers les volets et mon cœur loupe un battement.) Il y a encore le
balcon. Sa main s’introduit à l’intérieur de sa veste et en ressort avec
un revolver.
— Je vais voir.
— Surtout pas de bruit, chuchote le petit type appelé Marty. C’est
une affaire d’ordre strictement privé, n’oubliez pas.
L’Italien a l’air de trouver ça drôle. Il rigole, ouvre la fenêtre et
passe sur le balcon. J’attends ! Un-cri, un coup de feu ou quelque
chose de ce ? genre. Mais rien ne vient. Cinq secondes plus tard,
l’Italien rentre et hoche la tête lentement.
— Bon, ben, on s’est gourrés, dit Marty en haussant les épaules.
(Il me regarde.) Qu’est-ce que vous faisiez sur le balcon, tout à
l’heure ?
— Je prenais le frais. (Je respire difficilement. La pointe du
couteau me chatouille toujours la gorge.) Mais qu’est-ce qui se
passe ?
— Rien d’important.
Les yeux bleus m’examinent pendant un moment qui me paraît
interminable. Ils ne s’allument même pas d’une toute petite lueur
quand ils voient ce qu’il y a sous mon négligé.
— Vous êtes touriste ?
— C’est mon premier jour de vacances, dis-je, amère. Si ça
continue, je reprends l’avion demain matin. On se fait pincer les
fesses toute la journée, on entre de force dans ma chambre pour me
coller un couteau sur la gorge, et… Aïe !
Le couteau vient de me piquer la peau du cou.
— Tu nous a jamais vus, poupée, dit-il. On n’est jamais venus ici.
T’as fait un mauvais rêve, c’est tout. Rappelle-toi ç’a et t’auras des
vacances pépères. Va te faire pincer les fesses tant que tu voudras
dans la Via Veneto, mais si tu racontes que tu nous as vus, tu te
retrouves dans le ruisseau, un collier rouge autour du cou.
— Oui, oui, d’accord ! J’ai fait un mauvais rêve. Un cauchemar, je
dirais même !
— Okay. (Il rengaine son couteau tellement vite qu’il a l’air de se
volatiliser.) Viens, Tino, on se tire.
L’Italien ouvre la porte et ils disparaissent dans le couloir. Dès
qu’ils sont partis, je ferme la porte, je donne un tour de clé et je cours
sur le balcon. Beau-Brun a disparu, sans laisser de traces. Je regarde
par-dessus le balcon pour voir s’il n’a pas sauté dans la rue. La place
est calme et paisible. Pas de cadavre disloqué comme me le prouve la
lumière de l’hôtel.
Brusquement, il se passe quelque chose de bizarre. La voix de
Frank Jordan me parle. J’ai l’impression qu’elle vient d’une
quatrième dimension.
— Si vous ôtiez votre talon aiguille de ma main, croasse-t-il.
— Frank ? (Je me retourne mais il n’y a que moi sur le balcon.)
Bonsoir dis-je, mais si vous me disiez où vous êtes ?
— Sur le point de tomber de trois étages dans la fontaine si vous
n’ôtez pas tout de suite votre talon de ma main.
Je baisse les yeux et j’éprouve un choc atroce : deux mains sont
cramponnées au bord du balcon et mon talon est incrusté dans l’une
des mains qui passe sous la grille. Je lève le pied. Un énorme soupir
de soulagement flotte dans l’obscurité. Je suis toujours en train de
me demander ce qui se passe lorsqu’une silhouette sombre escalade
la grille du balcon et roule lourdement à mes pieds.
— Vous êtes fou, je gargouille. Vous auriez pu vous tuer.
— Je serais certainement mort s’ils m’avaient trouvé, grogne-t-il.
Ces types d’Eurospan n’en sont pas à un crime près pour garder le
secret de leur sacré projet.
Eurospan ! Voilà qui explique tout. Un mot pareil ne peut signifier
qu’une chose.
— Frank Jordan (je le regarde, les yeux brillants tandis qu’il se
remet péniblement sur ses pieds), vous êtes un agent secret !
CHAPITRE II

Sa chambre est un peu en désordre, mais ils n’ont fouillé ni ses


tiroirs ni ses valises. Apparemment, c’est Frank qu’ils cherchaient, je
suis tellement excitée que j’ai du mal à rester tranquille pendant que
Frank nous sert à boire. Ce n’est pas tous les jours qu’une fille en
vacances à l’étranger rencontre un agent américain. Mon devoir est
de l’aider, et le fait qu’il ait l’air romantique n’a rien à y voir. Ça ne
regarde pas la C.I.A. si une fille pense à la bagatelle, du moment
qu’elle est patriote.
— J’ai l’impression qu’un verre ne nous fera as de mal.
Frank me colle un verre dans la main. Je bois une gorgée, et je me
tiens à quatre pour ne pas faire une grimace. C’est de l’ignoble
scotch. Moi, je préfère infiniment le bon vieux whisky américain
servi dans un grand verre avec une bonne dose de coca-cola, et s’il
fait chaud, une pointe de crème glacée.
— Merci. (Je réussis à lui sourire.) Dites donc, Frank, vous auriez
dû me dire tout de suite que vous étiez agent secret. Je ne vous aurais
pas fait le coup du judo.
Il grimace puis se frictionne le front.
— N’y pensons plus, Mavis. J’ai besoin de votre aide.
— Demandez-moi n’importe quoi, je le fais. (Puis je vois ses yeux
qui s’allument et j’ajoute vivement :) Strictement dans la ligne du
devoir. Tout ce qui est au-dessus et au-dessous exige des
négociations préliminaires.
— Nous verrons ça plus tard, dit-il comme s’il s’agissait d’une
promesse. Le judo et le temps que j’ai passé accroché au balcon
m’ont un peu fatigué. Maintenant qu’ils sont sur mes talons, il faut
que je me dépêche. Voulez-vous écouter à ma place pendant que je
fais mes valises ?
— Écouter ? je demande.
— Oui. (Il sort une valise de la penderie, l’ouvre, et en extrait le
télescope qui n’a pas de lentille au bout.) Avec ça. Il emporte le
télescope près de la fenêtre, l’installe sur un trépied et fait passer le
gros bout du tube entre les rideaux tirés. Il branche des écouteurs, se
les colle sur les oreilles et se met à déplacer lentement le tube du
télescope. Il hoche la tête d’un air satisfait.
— Ils sont rentrés dans leur appartement, de l’autre côté de la
place, dit-il en ôtant les écouteurs. Comment s’appellent-ils ?
— L’Italien s’appelait Tino et le petit gros Marty.
Il fronce les sourcils puis hausse les épaules.
— Sans doute de nouveaux agents qu’Eurospan a engagés sur
place. Jamais entendu parler d’eux. Enfin, écoutez, pendant que je
fais ma valise. Avec un peu de chance nous apprendrons peut-être ce
qu’ils comptent faire. Je vais me poster devant le télescope et je me
place les écouteurs sur les oreilles. Aussitôt, j’entends des voix, aussi
distinctement que si elles étaient dans la pièce ! Pourtant, je sais
parfaitement bien qu’ils sont de l’autre côté de la place, à deux cents
mètres d’ici.
— S’installer dans une villa pour la nuit. C’est le meilleur moyen
de l’approcher, dit l’Italien.
— Mais la villa va être bondée comme le Kremlin la nuit où le
fantôme de Staline est allé se balader sur les murs répond le petit
gros d’un ton méprisant. Il sera bien gardé.
— Vous ne connaissez pas les petites faiblesses de Son Altesse,
mon vieux, répond froidement Tino. Il aime les femmes, surtout les
Européennes, surtout quand elles sont blondes.
Et vous croyez que vous pourriez amener la petite blonde de cette
nuit à travailler pour nous ?
En s’y prenant bien, on devrait arriver à lui fournir une blonde
pour la nuit.
— S’agit de la trouver. Mais dites donc… (La voix de Marty se fait
sèche.) Passez-moi les jumelles. (Un long silence. Puis il reprend.)
Cette saloperie de machin a réapparut en face.
Je m’arrache les écouteurs des oreilles et je regarde Frank Jordan
qui fourre ses chemises dans une valise.
— Ils se sont rendu compte que nous les écoutions, dis-je. Marty
vient de prendre une paire de jumelles et… C’est tout ce que j’ai le
temps de dire. Frank Jordan traverse la pièce comme un éléphant
atteint de folie et me renverse au passage. J’atterris sur mes bleus.
L’animal ne me regarde même pas. Il est bien trop occupé à rentrer
son télescope dans la chambre.
— Ça change tout, grogne-t-il. Je fiche le camp avant qu’ils
reviennent.
— Et moi ? je demande m’asseyant.
— Vous allez vous faire fiche, dit-il élégamment.
J’entends un bruit qui ressemble à du verre qui se brise.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Un instant plus tard, le bruit se répète par deux fois. Frank
Jordan ne me répond pas. Il me regarde un long moment d’un œil
vide, puis ses genoux flanchent et il tombe à plat ventre. Le monde
entier me paraît en délire. Je regarde autour de moi, et je vois que la
valise qu’il a remplie a un petit trou au milieu. Il y a un petit trou
avec des éclats de bois tout autour dans la porte de la penderie, à un
mètre cinquante au-dessus du sol. J’ai entendu trois fois du verre se
briser. Je regarde Frank et je vois dû sang qui coule de son crâne sur
son col blanc.
Un instant j’hésite entre crier et m’évanouir. Puis je me rends
compte que je ne peux faire ni l’un ni l’autre parce que je suis
incapable de bouger. On frappe à la porte. Cette fois je sais qui c’est.
Les tueurs d’en face sont venus terminer leur boulot. Ciao, Mavis
Seidlitz, pauvre ange destiné à mourir dans une ville étrangère
entouré de pinceurs de fesses. Je suis si triste que les larmes me
montent aux yeux. Là-dessus, la porte s’ouvre. Le type qui entre est
grand et brun mais la ressemblance entre Frank et lui s’arrête là. Il a
le visage bronzé, des yeux bleu vif, une bouche à la Attila ou je ne sais
quel type qui a violé la moitié de l’Europe. Bref, il me regarde, puis
regarde Frank Jordan, et me regardée à nouveau.
— Ne restez donc pas là sans rien faire. Finissez votre boulot ça
sera toujours çà de moins pour Tino et Marty.
— Tino, Marty ? (Il a une voix grave et distinguée avec un accent
très britannique.) Qui est-ce ?
— Comme si vous ne le saviez pas ! je ricane.
Vos copains d’en face, ceux qui travaillent pour Eurospan. Ils ont
tué Frank.
Il ferme la porte, donne un tour de clé, s’approche de Frank et se
met à genoux à côté de lui.
— Vous avez raison, dit-il après deux secondes, il est mort. Qu’est-
ce qui s’est passé ?
— Il m’a demandé d’écouter à sa place ; j’ai entendu Marty
demander des jumelles et dire qu’ils avaient repéré le télescope. Je
l’ai répété à Frank. Il m’a bousculée et il a rentré précipitamment le
télescope dans la chambre. Ensuite… (Je hausse les épaules en signe
d’impuissance.) Mais pourquoi me faire perdre mon temps à vous
raconter ce que vous savez déjà.
— Mais je ne le sais pas. Si ces types se sont servi d’un fusil à
lunette, il est probable qu’il vont venir vérifier les résultats. Il va
falloir partir d’ici en vitesse.
Il tend la main, prend les miennes et me remet sur pied comme si
je ne pesais pas cinquante-cinq kilos tassés.
— Avec ça sur le dos, vous ne devez pas venir de bien loin, dit-il en
jouant avec mon négligé.
— J’habite la chambre à côté, dis-je.
— Allons-y.
Il m’arrache pratiquement de terre et m’entraîne derrière lui au
pas de course. Une fois dans ma chambre, il ferme la porte à clé et
met la clé dans la poche de sa veste. J’ignore s’il est animé
d’intentions lubriques, mais je crois que ça m’est égal. Je pense au
pauvre Frank Jordan, mort dans la chambre voisine.
— Désolé pour Jordan, dit-il comme s’il avait le don de double
vue. C’était un ami à vous ?
— Je l’ai rencontré il y a une heure à peine.
Je ne sais pas pourquoi, son accent britannique a quelque chose
d’apaisant qui me débarrasse de toutes mes inhibitions. Avant même
de m’en rendre compte, je suis déjà eh train de lui raconter toute
l’histoire. Il écoute attentivement jusqu’au bout et sourit : il a des
dents très blanches. Il a l’air d’un loup, et mon négligé de dentelle ne
me protège guère du regard perçant de ses yeux bleus.
— Laissez-moi vous rassurer en ce qui concerne Jordan. Ce n’était
pas un agent secret. Un simple détective privé que j’avais engagé
pour surveiller quelqu’un.
— Oh !
C’est tout ce que je trouve à dire.
— J’appartiens aux Services Secrets britanniques. Mais bien
entendu je préférerais que ceci reste entre nous. Il serait très gênant
que ma véritable identité soit connue des autorités. Vous me
comprenez, n’est-ce pas ?
— Je crois, dis-je sans bien comprendre. Qu’est-ce que Frank
faisait pour vous exactement ?
— Il écoutait. Je me suis aperçu que ces types d’Eurospan avaient
un appartement de l’autre côté de la place. J’ai donc installé Jordan à
l’hôtel avec ce bazar électronique pour qu’il les écoute.
Malheureusement, il n’a jamais rien entendu, d’intéressant ce qui
sera assez gênant quand je présenterai ma note de frais.
— Le pauvre Frank vient d’être assassiné, dis-je, indignée. Vous
ne trouvez pas que c’est encore plus gênant ?
— Pour Frank. Mais, heureusement pour moi, je peux toujours
trouver un autre détective.
— Ça, par exemple ! (Je respire à fond et je lui lance un regard
fulgurant.) Un homme vient de se faire assassiner par votre faute et
c’est tout ce que vous trouvez à dire ?
— Oh ! Vous savez, de nos jours, avec cette surpopulation ! dit-il
en haussant les épaules. Un de perdu, dix de retrouvés.
C’est ce qui va nous arriver si nous restons ici, dis-je me rappelant
brusquement ce qui vient de se passer. Tino et Marty peuvent arriver
d’une minute à l’autre pour voir s’ils ont fait mouche.
Il hoche la tête avec un air de supériorité exaspérante.
— Ils ne vont pas prendre ce risque. À mon avis, ils ont dû quitter
l’appartement immédiatement après avoir tiré et se sont déjà perdus
dans la nature. Mais si nous ne voulons pas avoir un tas
d’explications à fournir à la police, il vaut mieux que vous n’ayez pas
été ici au moment de l’assassinat.
— Mais j’y étais.
— Pas du tout. Je suis venu vous chercher à sept heures et demie
et nous étions en train de dîner quand c’est arrivé. (Il sort une
cigarette brune d’un étui de platine, se la plante entre les lèvres et
l’allume avec ce qui me semble être un briquet en or massif.) Bien
que ce négligé soit des plus charmants, je ne crois pas que ce soit la
tenue indiquée pour dîner. Vous feriez peut-être bien d’enfiler
quelque chose d’un peu moins suggestif.
— D’accord.
Il a raison, il vaut mieux éviter d’avoir affaire à la police. De toute
façon, on ne peut plus rien pour Frank Jordan maintenant.
— Attendez-moi dans le couloir, dis-je. Je suis prête dans cinq
minutes.
— Pas question. Quelqu’un pourrait me voir et se le rappeler
ensuite. Mais ne vous en faites pas, je connais l’anatomie féminine.
— Pas la mienne, fais-je, indignée. Retournez-vous et regardez la
porte.
— Ce que vous pouvez être vieux jeu ! (Il pousse un profond
soupir.) Cette tournure d’esprit est en contradiction avec votre
vitalité de blonde éblouissante. Enfin, si vous insistez.
Mon expression lui apprend que j’insiste. Il se retourne à regret
vers le mur. J’ôte mon négligé. J’enfile un chemisier de dacron blanc
et une jupe de cachemire beige. Puis je me maquille rapidement ce
qui ne me prend pas plus de cinq minutes. Il se retourne quand je lui
dis que je suis prête et approuve d’un signe de tête. S’il est
époustouflé, il n’en laisse rien paraître.
Il n’y a personne dans le couloir, personne dans l’ascenseur, ce
qui vaut mieux pour nous. Dix minutes plus tard, nous nous
installons dans un restaurant de la Via Veneto et je commence à me
demander si je n’ai pas rêvé.
— Un campari soda, dit le type qui est assis en face de moi en
m’adressant un sourire de carnivore. Il est temps que nous nous
présentions, vous ne croyez pas ? Je m’appelle Brook, Peter Brook. Et
vous ?
— Mavis Seidlitz, et je regrette bien de ne pas être restée à Los
Angeles sans autre préoccupation plus importante que celle de me
trouver une nouvelle coiffure.
— Allons, ne vous laissez pas abattre. (Il pose la main sur la
mienne qu’il presse doucement.) Ce sont des choses qui arrivent,
chère Mavis. Serrez les dents.
Je serre les dents, mais je me demande comment je ferai pour
boire et pour manger. Justement, le maître d’hôtel arrive avec les
verres.
Brook lève le sien et me regarde de ses yeux bleu vif.
— À nous, Mavis, dit-il d’une voix grave. J’ai l’impression que
nous allons faire de grandes choses ensemble, vous et moi.
— Quel genre de choses ? je demande.
— Qui sait ? (Il hausse élégamment les épaules.) Une impression,
rien de plus. Une impression que j’ai au fond de moi-même et, en
général, je ne me trompe pas.
— Alors, vous allez probablement partir pour les États-Unis, dis-
je. Parce que, moi, c’est ce que je vais faire dès demain matin.
— Pas question, lance-t-il. Vous ne pouvez pas laisser tomber
cette affaire. Pensez à Jordan. Il ne vous le pardonnerait jamais.
— Je suis navrée pour lui, mais j’en prends le risque.
Il boit quelques gorgées, puis il me sourit. Cette fois, c’est un vrai
sourire de carnivore.
— Je regrette d’être obligé de… quelle est l’expression
américaine ?… m’appuyer sur vous, ma chère, mais j’ai terriblement
besoin de votre aide. Si vous refusez de rester à Rome et de m’aider,
je vais immédiatement donner un coup téléphone à la police,
anonyme bien entendu. Je dirai que vous en savez long sur le
meurtre Jordan et à quel endroit on peut vous trouver. Vous n’aurez
sûrement aucune difficulté à prouver votre innocence le moment
venu. Mais vous ne pourrez certainement pas quitter Rome avant
cinq ou six semaines.
— Espèce de… Espèce de…
Je n’arrive pas à trouver de mots assez forts. Il reprend, d’une
voix douce :
— Croyez bien que je ne vous menacerais pas si je n’avais pas
autant besoin de vous. Voyez-vous, il ne s’agit pas seulement de la vie
d’un homme. Mais si j’échoue dans ma mission et s’il meurt, mon
pays en souffrira considérablement.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, je grince. D’ailleurs,
comment puis-je vous aider ?
— C’est très simple : Son Altesse aime les blondes.
Je le regarde, bouche ouverte.
— C’est aussi ce que Tino a dit.
— Quoi ? (Il me lance un regard fulgurant.) Quand ça ?
— Quand j’écoutais dans cette espèce de télescope.
— Racontez-moi tout ce que vous avez entendu, mot pour mot.
Je répète la conversation que j’ai surprise entre Tino et Marty,
enfin ce que j’en ai retenu. Peter Brook m’écoute avec une attention
passionnée qui serait flatteuse si c’était pour moi. Mais c’est
uniquement sur ce que je suis en train de raconter qu’il fixe son
attention.
— Magnifique ! dit-il quand j’ai terminé. C’est la chose la plus
intéressante que vous ayez jamais entendue de votre vie, Mavis.
— Pardon ?
Le maître d’hôtel se dirige vers nous, un menu à la main. Peter
Brook le renvoie en claquant des doigts. Il sort une de ses longues
cigarettes de son étui de platine et tire une flamme de son briquet en
or massif.
— Son Altesse, le prince Haroun el Zamen, dit-il. Il règne sur un
pays grand comme un mouchoir de poche et où il ne pousse pas un
brin d’herbe, mais qui nage dans le pétrole.
— Ah ? C’est une île ?
Il s’étouffe avec sa cigarette.
— À la suite d’un accord avec mon gouvernement, le pétrole est
britannique. C’est pourquoi son pays est si important pour nous. Une
fois par an, il quitte son pays et ses femmes et prend des vacances
discrètes, strictement incognito bien entendu.
« Cette année il vient à Rome. D’autres pays s’intéressent au
pétrole mais Haroun a été élevé en Angleterre et il y a beaucoup
d’amis. Les autres veulent l’assassiner pendant son séjour ici. »
— Qui ça, les autres ?
— Eurospan. Une organisation professionnelle spécialisée dans
les assassinats politiques. Résultats garantis dans tous les pays
d’Europe. Vos amis Tino et Marty travaillent pour eux, mais au bas
de l’échelle, je suppose.
— Mais enfin, si vous préveniez la police italienne, on les
arrêterait, non ?
— Ce n’est pas aussi facile que ça, Mavis. (Il souffle un nuage de
fumée grise à quelques centimètres au-dessus de ma tête.) D’abord,
Haroun n’a pas la même importance pour eux que pour nous.
Ensuite, il vient ici sous un nom d’emprunt et il sera très offensé si
on empiète sur sa vie privée. La police italienne ne s’y risquera que si
elle a une preuve indiscutable des intentions d’Eurospan. Si j’avais
cette preuve absolue, ce serait différent. Mais, pour l’instant, je n’en
ai pas.
— Vous pourriez leur parler de Tino et Marty.
— Ils ont déjà filé. Non. (Il hoche la tête d’un air décidé.) Il faudra
que nous nous battions seuls, ma chère.
— Comment ça, « nous » ? j’aboie.
— Vous avez déjà oublié ce qui se passerait autrement ? (Le
sourire de carnivore reparaît sur son visage.) Si je dois en arriver au
chantage, je préfère faire chanter une belle blonde comme vous,
Mavis. Ça donne du piquant à la chose, vous ne trouvez pas ?
— Quand je pense, dis-je, amère, que ce matin encore tout ce qui
me préoccupait, c’étaient les pinceurs de fesses !
Il me caresse la main :
— Allons, il est temps de nous détendre et nous amuser un peu.
Me permettrez-vous de passer la commande ?
— Allez-y. De toute façon c’est vous qui commandez, n’est-ce
pas ? Alors ne changez pas vos habitudes.
Peter fait claquer ses doigts, le maître d’hôtel arrive avec le menu.
À la façon dont Peter l’examine, on croirait qu’il s’agit d’une page de
Play-Boy. Finalement, il s’adresse au maître d’hôtel, une expression
rêveuse dans ses yeux bleus.
— La simplicité s’impose, je pense ?
— Simplicité ? (Le maître d’hôtel hausse les épaules, humecte la
pointe de son crayon et inscrit sur son carnet.) Pour deux,
monsieur ?
— Imbécile, grogne Peter. Un repas tout simple, Pasta-linguini
avec sauce marinara. Ensuite zuppa inglese. (Il ferme les yeux un
instant.) Et une bouteille glacée de cet infect chianti blanc dont une
seule goutte suffit pour brûler la nappe. Et avec le dessert, du rosé.
Après toutes ces histoires je m’imagine qu’on va nous apporter
quelque chose d’aussi extraordinaire que de l’ambroisie (le bacon des
dieux). On nous apporte tout simplement un plat de spaghettis et
une bouteille d’une espèce de vinaigre blanc glacé. Mais le dessert est
mangeable. C’est une espèce de gâteau de Savoie surmonté de crème
fouettée avec une couche de crème au rhum au milieu. Je me sers
copieusement deux fois. Tant pis si demain je suis obligée d’acheter
un soutien-gorge d’une pointure plus grande, c’est vraiment
délicieux. Le rosé n’est pas mauvais mais il manque de gaz. Ils sont
vraiment radins, ces Italiens, ils auraient pu y mettre des bulles.
Enfin… ! Quand nous avons fini de manger et que nous en sommes
au café arrosé d’une espèce de sirop appelé Strega, Peter me caresse
lentement la main.
— Il est temps d’établir un plan de campagne.
— Pas question que vous entriez dans ma chambre, je proteste.
— Ma chère Mavis, il ricane d’un air supérieur, l’amour ça peut
être agréable au cours d’une période d’inaction, quand on n’a rien de
mieux à faire. Mais nous sommes en pleine action. Si nous voulons
empêcher Eurospan de mettre à exécution ses sinistres projets, nous
n’avons pas une minute à perdre.
— Je suis sûre que, même en période d’inaction, vous êtes un rude
travailleur, mais qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse, maintenant
que Tino et Marty ont disparu ?
— Demain matin, vous allez faire la connaissance de Carla, une
excellent amie de Son Altesse. (Il allume tranquillement une autre
cigarette.) La contessa Rienzi.
— Ah ! oui ? (Je sens mes yeux s’écarquiller.)
— C’est également une excellente amie à moi. (Il a un sourire
lointain, béat. Je me dis qu’il a dû passer pas mal de périodes
d’inaction en compagnie de la comtesse.) Je suis certain qu’elle sera
ravie de faire votre connaissance. Avec un peu de chance, elle vous
invitera peut-être même à passer la semaine prochaine chez elle dans
sa villa de Capri.
— Magnifique, dis-je. Mais Son Altesse, vous l’oubliez ?
— Pas du tout, dit-il d’un air plein de suffisance. C’est justement
chez la comtesse que Son Altesse doit passer la plus grande partie de
ses vacances en Italie.
CHAPITRE III

Le lendemain, Peter m’attend devant l’hôtel à onze heures et


demie. Il est au volant d’une Alfa Romeo rouge sang, l’air très
distingué dans sa veste de sport violette assortie à un pantalon blanc
immaculé et un foulard de soie noué sous le col de sa chemise. En
voyant sa mèche de cheveux noir corbeau qui lui barre le front ; ses
yeux bleu vif et son visage bronzé, je sens mon estomac qui chavire.
Je porte un ensemble pantalon-veste orange brûlée et d’énormes
boucles d’oreilles op-art en plastique qui bringuebalent et me
chatouillent les épaules.
Je grimpe sur le siège à côté de lui et moins d’une seconde après
la voiture se catapulte dans le flot démentiel de la circulation
italienne.
— J’espère que vous avez bien dormi, Mavis, dit Peter en séparant
deux scooters avec le capot de sa voiture.
— La direction s’est excusée d’avoir laissé la police entrer dans ma
chambre hier soir. Il est survenu un malheureux accident dans la
chambre voisine de la mienne dans la soirée. Mais la police avait
terminé ses recherches et puisque j’étais dehors au moment de
l’incident, je n’aurai certainement pas d’ennuis.
— Rien de tel qu’une invitation à dîner pour vous créer un alibi,
dit-il, aimable. À propos, pour la comtesse, je suis un play-boy
anglais riche et désœuvré. Ne lui faisons surtout pas perdre ses
illusions, d’accord ?
— D’accord, dis-je. Mais moi, comment allez-vous me présenter ?
Mavis Seidlitz, du bureau d’enquêtes Rio, de Los Angeles, en
vacances à Rome et déjà avec des cadavres plein les bras ?
— Oui… il faut étudier la question.
Il réfléchit un instant. Nous prenons les virages sur deux roues et
donnons la chasse aux piétons dans des rues étroites et dépourvues
de trottoirs.
— Je vous présenterai comme une amie américaine en vacances à
Rome, dit-il finalement. Plus tard, je prendrai la comtesse à part et je
lui révélerai confidentiellement que vous êtes une aventurière. Cela
devrait vous valoir immédiatement une invitation à Capri. La
comtesse adore les gens qui sortent de l’ordinaire.
— Vraiment ! dis-je, mais moi, je me demande si cette histoire
d’aventurière me plaît. Je ne connais qu’une espèce d’aventures qui
puisse permettre à une fille de gagner sa vie, n’est-ce pas ?
— Ne vous en faites pas, dit-il, rassurant. La comtesse vous
trouvera sûrement sensationnelle.
— Ça alors, je me fiche éperdument de l’opinion d’une vieille peau
même si c’est une comtesse. C’est quoi, une comtesse ?
— Quelqu’un de la noblesse, dit Peter. Je crois que vous serez
agréablement surprise quand vous ferez sa connaissance. (D’une
main il extrait l’étui d’argent de sa poche et se fourre une cigarette
dans la bouche.) Cigarette ?
— Non, merci.
— Dommage. (Il allume son briquet en or massif.) Ces cigarettes
sont faites spécialement pour moi par un fabricant d’Old Bond
Street. Selon une recette personnelle.
— Vous savez, Peter Brook, je lance, si je rencontrais quelqu’un
qui m’aime autant que vous vous aimez vous-même, je l’épouserais
sur-le-champ.
— Allons, allons, Mavis. (Il me tapote la cuisse d’un air de
propriétaire, comme s’il était tout naturel qu’il explore un peu la
région avant de…) Allons, ne vous fâchez pas. N’oubliez pas que nous
travaillons ensemble.
— À la suite d’un chantage. (Je commets l’erreur de regarder son
profil extraordinaire, et voilà mon estomac qui rechavire.) Vous êtes
marié ?
— Jamais de la vie ! Je travaille dans une véritable fabrique à
veuves. Ce ne serait pas juste.
Je suis enchantée d’apprendre qu’il n’est pas marié. Ce n’est pas
que j’aie tellement envie de me marier moi-même, on peut bien se
payer du bon temps sans passer par là, mais les maris des autres ça
ne m’a jamais rien dit, pas plus que cette espèce de convention qui
veut qu’en Californie un mari soit une sorte de propriété commune.
Une minute plus tard, Peter stoppe sur une place minuscule et
nous descendons. Je pousse un portail dans un grand mur sans
fenêtres, et nous entrons dans une cour remplie de vieilles statues
romaines (on dirait des gens qui s’embêtent à mourir dans une soirée
assommante), avec une fontaine au milieu. La villa occupe trois côtés
de la cour. Les portes fenêtres d’une des pièces sont ouvertes.
J’aperçois quelques personnes à l’intérieur. Brusquement, une brune
ravageuse se précipite vers nous les bras grands ouverts.
— Peter, caro mio, fait-elle d’une voix gutturale, voilà une éternité
qu’on ne vous a vu !
— Carla, ma chérie ! (Peter la prend dans ses bras et l’embrasse.
On se croirait à Rome au temps des orgies. Une éternité plus tard, il
la lâche et m’adresse un sourire.) Notre hôtesse, la contessa Rienzi,
dit-il. Carla, je vous présente une amie, Mavis Seidlitz.
— Soyez la bienvenue à la villa Rienzi. (La brune me sourit d’un
air absent, tout en m’inspectant des pieds à la tête.)
— Salut, dis-je en lui faisant subir la revue de détail à mon tour.
La comtesse est à peu près aussi vieille peau que moi. Ses cheveux
noirs qui lui tombent sur les épaules sont séparés par une raie au
milieu et encadrent son visage ovale. Elle a des yeux de biche
langoureuse et la flamme qui y brille n’est pas celle d’un feu
mourant ; nez droit classique, grande bouche, lèvre supérieure
cruelle, lèvre inférieure sensuelle. Pantalon de soie verte qui moule
ses hanches fuselées et chemisier fait de deux écharpes identiques
nouées sous les seins petits et haut perchés, et découvrant un
estomac bien bronzé.
— Entrez, que je vous présente à des gens charmants, nous dit-
elle, mais son sourire s’adresse exclusivement à Peter. J’ai quelques
spécimens intéressants pour vous, les autres sont rasoirs.
Elle parle l’anglais sans une faute, avec une pointe d’accent pas
désagréable. Elle a vraiment tout pour celle, cette sauterelle ! Et
comtesse par-dessus le marché ! Elle nous précède dans la pièce
ouverte sur la cour. Un maître d’hôtel sort de je ne sais où, un
plateau de martinis à la main. Nous attrapons un verre au passage et
suivons la comtesse. Elle nous amène près de deux personnes qui ont
l’air de se raser dans un coin.
— Permettez-moi de vous présenter deux excellents amis, dit la
comtesse en souriant. M. Amalfi et l’Honorable Pamela Waring.
Elle termine les présentations et, avant que j’aie compris ce qui se
passait, elle a pris Peter par le bras et l’a emmené, me laissant avec
les deux autres invités. M. Amalfi a dans les quarante-cinq ans. Il est
chauve. On dirait une ruine romaine en train de s’écrouler du haut et
dont tous les morceaux auraient été ramassés dans une énorme
panse. Quant à l’Honorable Pamela Waring, disons, pour être
charitable, qu’elle a la trentaine. Elle est grande et maigre et porte un
tailleur de lainage qui serait parfait par temps de neige. Cheveux
courts, blonds et raides. Pas de maquillage. Elle a l’air un peu perdu.
On dirait qu’elle ne sait pas quoi faire de son corps, quand elle n’a
pas de cheval entre les jambes.
— Il… euh… il fait chaud, dis-je finement.
— Affreusement, dit l’Honorable Pamela d’une voix grave.
Vraiment épouvantable.
— Permettez.
M. Amalfi tend le bras et fait apparaître un éventail qu’il offre à
l’Honorable Pamela en s’inclinant.
— Grotesque ! fait-elle en reniflant sans prendre l’éventail.
M. Amalfi a l’air triste, il me fait de la peine.
— Formidable ! dis-je. Comment avez-vous fait cela ?
— Je suis illusionniste. (Ses yeux noirs me considèrent un bon
moment. J’ai l’impression de m’y noyer.) La vie n’est qu’une longue
illusion, Miss Seidlitz.
— Stupide, dit l’Honorable en reniflant un peu plus fort.
L’éventail disparaît dans les doigts de M. Amalfi. Il assèche son
martini, lance son verre en l’air et enfonce immédiatement ses deux
mains dans les poches de son pantalon. Je pousse un petit cri et me
précipite. Mais le verre a disparu, volatilisé. M. Amalfi regarde
l’Honorable Pamela et sourit timidement.
— C’est mieux ?
— Vraiment, Amalfi ! dit-elle d’un ton méprisant et cruel. Faire
des tours de prestidigitation à votre âge !
Il rougit, puis il la regarde fixement. Les yeux pâles de Pamela
cillent deux fois et brusquement ils prennent un aspect vitreux.
— Vous savez que tout ce que je dis est vrai, murmure-t-il.
— Oui, dit-elle d’une voix sans timbre. Tout ce que vous dites est
vrai.
— Comment vous appelez-vous ?
— Pamela Waring. L’Honorable Pamela Waring.
— C’est un pseudonyme, dit doucement Amalfi. Vous jouez un
rôle. Vous vous appelez en réalité Gina Neapolitano et vous êtes une
vedette de cinéma célèbre pour sa beauté et sa vie sentimentale
agitée.
— Oui. (La voix de l’Honorable Pamela est rauque.) Je suis Gina
Neapolitano.
— Vous allez finir votre martini et en boire deux autres, déclare
Amalfi d’un ton autoritaire. Ensuite, vous éprouverez un besoin
irrésistible d’aller vous baigner dans la fontaine. Vous n’avez pas de
costume de bain, mais ça n’a pas d’importance. Vous avez un corps
admirable et il l’est davantage encore sans vêtements.
— C’est vrai.
Elle hoche la tête d’un air convaincu.
— Vous allez maintenant oublier tout ce que je vous ai dit sauf que
vous allez boire deux martinis. C’est seulement après avoir bu le
second que vous vous rappellerez ce que j’ai dit. Compris ?
— Oui. (Elle hoche à nouveau la tête.) Je comprends.
Il fait brusquement claquer ses doigts. Les yeux de Pamela
s’écarquillent un moment puis elle tourne lentement la tête et me
regarde d’un air stupéfait.
— Désolée (Elle se remet à aboyer.) J’ai dû m’assoupir un instant.
(Elle porte le verre à ses lèvres et le vide d’un trait.) Ce martini n’est
pas mauvais. Où diable est passé ce fichu maître d’hôtel ?
Elle part à la recherche du maître d’hôtel à grandes enjambées. Je
regarde M. Amalfi et j’aperçois l’ombre d’un sourire se dessiner sur
ses lèvres épaisses.
— Mince ! dis-je. Vous croyez qu’elle va vraiment faire ce que vous
lui avez dit ?
— Mais certainement, dit-il, sûr de lui. Cela lui donnera peut-être
une leçon.
— Vous êtes vraiment hyp… hyp…
— Hourrah ! fait-il en souriant. Hypnotiseur, Miss Seidlitz. J’ai
été pendant un certain temps prestidigitateur professionnel mais il
m’est arrivé un accident.
— Quelque chose n’a pas disparu au moment où il fallait ?
— Bien pire. (Il hoche tristement la tête.) Quelque chose a disparu
au moment où il ne fallait pas. Quelqu’un pour être précis. Elle aurait
dû se trouver à l’intérieur du coffre lorsque je l’ai ouvert et elle n’y
était pas. Personne ne l’a revue. Son mari a été très peiné.
Le verre vide reparaît brusquement dans sa main tandis qu’il
regarde par-dessus mon épaule.
— Ah ! parfait. L’Honorable Miss Waring vient de se procurer le
premier de ses deux martinis et le maître d’hôtel se dirige vers nous.
Excusez-moi.
Il s’éloigne d’un pas lourd (il a sûrement les pieds plats) et je reste
seule, mais pas longtemps. Quelques secondes plus tard, quelqu’un
me tape sur l’épaule. Je me retourne et j’éprouve un choc
épouvantable. Marty est là à côté de moi, petit, grandeur nature, en
train de me sourire. Je m’évanouirais sur place si je n’avais pas un
martini à la main. Comment ce petit type blondasse a-t-il le toupet de
venir me parler en plein jour ? Mais il est bien là. Ses yeux bleus me
scrutent. Son sourire est toujours aussi méchant.
— Comme le monde est petit, roucoule-t-il d’une voix qui me fait
frissonner. Vous cherchez le collier rouge et poisseux ?
— Si vous ne sortez pas immédiatement d’ici, j’appelle la police.
— Vous voulez rire… je suis invité.
— Ah ! je vois que vous avez fait connaissance. (La comtesse vient
nous rejoindre, mais sans Peter.) Voilà qui est parfait.
— Nous n’avons échangé que quelques mots. Voulez-vous nous
présenter, Carla ?
— Mais certainement Mavis Seidlitz. (Elle pose un instant la main
sur moi.) Mavis, je vous présente Martin Goodman, un de vos
compatriotes et un artiste plein de talent. Je suis enchantée que vous
ayez fait connaissance. Je tiens à ce que vous soyez des nôtres, tous
les deux. Mavis, ma chérie (Elle me serre le bras.), Peter m’a dit que
vous êtes absolument fascinante. Je tiens absolument à ce que vous
veniez passer une semaine dans ma villa de Capri. Nous partons
demain. Je compte absolument sur vous. Et je n’admettrai pas de
refus.
— Eh bien, dis-je, je ne sais pas, je…
— Mais si, mais si. Peter vous amènera. N’apportez rien, juste un
bikini et quelque chose de léger pour le soir. Nous passerons une
semaine délicieuse avec quelques amis choisis. Ils sont tous
tellement drôles ! Vous retrouverez M. Amalfi, Pamela Waring,
Martin aussi, bien entendu. Vous ferez de nouvelles connaissances. Il
y aura aussi… (Elle a un sourire mystérieux.) un invité tout à fait
spécial dont je ne puis même pas prononcer le nom.
— Ma foi, je…
— Magnifique ! (Elle me secoue le bras un dernier coup.) Voilà qui
est décidé. Il faut que j’aille voir si je peux me débarrasser des invités
les plus ennuyeux.
J’observe ses fesses qui se tortillent sous la soie verte ; elles sont
comme le reste de sa personne, débordantes d’assurance et de
confiance en soi.
— Vous connaissez Capri, Mavis ? me demande le petit gros.
— Non.
— Il faut que vous voyiez la grotte bleue. (Il m’adresse un sourire
sinistre.) Ça ferait un tombeau extraordinaire pour celui, ou celle, qui
y mourrait.
Puis il me tourne le dos et s’éloigne rapidement. Je me sens à peu
près aussi faraude qu’une méduse qui vient de se faire piétiner. Je
cherche désespérément Peter des yeux, mais je ne le vois nulle part.
Par contre, voilà l’Honorable Pamela Waring qui arrive à grandes
enjambées, serrant un verre dans sa main.
— Vous ne buvez pas, Miss… euh ? dit-elle d’un ton accusateur.
Ces martinis sont absolument sensationnels. Je viens d’en prendre
un autre.
— Vous aimez la natation ? je lui demande.
— Hein ? Si j’aime me baigner ? (Elle fronce les sourcils et hoche
la tête.) Non, c’est indécent de se montrer à poil. Le jour où on a
autorisé les baignades mixtes, ça a été le commencement de la fin.
Pourquoi cette question ?
— J’ai l’impression que vous allez changer d’avis, dis-je.
Elle me regarde fixement comme si j’avais perdu la boule. (Elle a
peut-être raison.) Puis elle hausse les épaules.
— Carla m’a dit que vous veniez à Capri avec nous.
— Je crois, dis-je. Si je suis encore en vie demain.
— Très drôle ! Mais il faut faire très attention. Ces Italiens du
Sud !… (Elle murmure d’un ton confidentiel.) La dernière fois que je
suis allée à Capri, on m’a pincé le postérieur.
— Pas possible ! dis-je, les yeux écarquillés.
— Incroyable, n’est-ce pas ? Bien entendu, je ne me suis pas laissé
faire. Je lui ai fait le coup de la fourchette améliorée.
— La fourchette améliorée ? Je demande.
— Un truc que le prof de gym nous a appris au pensionnat. (Elle
tend deux doigts de la main gauche.) Un doigt dans chaque œil, suivi
d’un bon coup de genou dans le bas-ventre. Ça leur fait ravaler tous
leurs mauvais instincts.
— Je n’en doute pas, dis-je.
Elle écluse son verre en trois gorgées…
— Mon verre est encore vide, dit-elle. Il faut que je retrouve le
maître d’hôtel. Je passe mon temps à dire à Carla que les étrangers
ne font jamais de bons domestiques. J’ai eu une femme de chambre
française, elle était impossible. Elle ne pouvait pas porter des sous-
vêtements raisonnables. Enfin, il faut que je trouve ce maître d’hôtel.
Si je ne vous revois pas avant, je serai enchantée de vous revoir à
Capri. Bonsoir, Miss euh…
On se croirait vraiment à la gare de Grand Central. Pamela vient à
peine de partir que Peter s’amène. Il est accompagné d’une blonde
platinée. Elle a des petites bouclettes, des yeux gris, une grande
bouche tendue par un sourire sardonique, une allure athlétique et
une minijupe qui exhibe une bonne portion de cuisses.
— Mavis (la main de Peter se pose sur mon coude d’un geste
possessif), je voudrais vous présenter Jackie Kruger.
— Salut, dit la blonde platinée avec un accent américain. La
contessa vient de me dire que vous venez à Capri. Ça promet d’être
marrant.
— Sûrement. (Je jette un coup d’œil à Peter.) Puisque Marty est
de la fête.
— Marty ? (Il a l’air tellement innocent que je le tuerais sur place.)
— Un petit gros avec des cheveux blonds qui lui tombent sur les
oreilles. Vous le connaissez sûrement.
— Je ne crois pas. (Il hoche la tête.) Marty comment ?
— Martin Goodman, le peintre, dit Jackie Kruger. Il est
sensationnel. Il faudra le saouler, un soir, à Capri, pour qu’il nous
fasse son numéro.
— Son numéro ? je murmure.
— Un numéro sensationnel de lancer de couteaux, dit-elle. La
dernière fois que je l’ai vu, j’avais pas mal bu, moi aussi. Je me suis
proposée pour servir de cible. Il m’a placée devant un mur, puis, de
cinq ou six mètres, il a planté des couteaux tout autour de moi. Pas
un ne m’a égratignée. C’était formidable !
Je ferme les yeux et j’avale ma salive. Puis je bégaie :
— Bon, eh bien, je crois que je vais rentrer, à l’hôtel.
Si je reste plus longtemps, les histoires de Jackie vont me faire
tourner de l’œil.
— Comme vous voudrez, dit Peter, aimable. Carla est occupée je
ne sais où. On va filer à l’anglaise. Au revoir, Jackie.
— Tchao ! dit la blonde platinée. À Capri !
— Si je suis encore en vie, je murmure.
Peter me prend le bras, nous sortons, traversons la cour et
arrivons au portail. Il passe devant moi et m’ouvre le portail. Au
moment où je suis sur le point de sortir, un bruit bizarre éclate
quelque part derrière moi.
— Qu’est-ce que ça peut bien être ? demande Peter, surpris.
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule juste à temps pour
voir l’Honorable Pamela Waring en train de chanter d’une voix fêlée
quelque chose qui doit être un chant d’amour italien. Elle se dirige
d’un pas décidé vers la fontaine tout en se déshabillant. La vue de son
corps anguleux revêtu d’un soutien-gorge archaïque et d’une
volumineuse culotte bouffante me soulève le cœur. Je sors
rapidement de la cour et claque la porte derrière moi.
— Qu’est-ce que c’était ? insiste Peter. On aurait dit les râles d’un
agonisant.
— Oui, quelqu’un va mourir, mais pas tout de suite. Et de
confusion seulement. La célèbre vedette de cinéma Gina
Neapoletano est en train de prouver que toute la vie n’est qu’une
illusion, et en culotte bouffante orange, encore !
CHAPITRE IV

Peter me ramène à l’hôtel vers trois heures et demie après m’avoir


emmenée déjeuner. Je ne lui adresse plus la parole. Cet imbécile a eu
l’air satisfait quand je lui ai raconté que Martin Goodman était le
Marty qui m’avait menacée le soir de l’assassinat du pauvre Frank
Jordan. D’après lui, ça prouve simplement qu’Eurospan est sur les
traces du prince. Et c’est une chance que nous nous trouvions tous
les deux à Capri en même temps que Son Altesse. Je le préviens que
s’il a envie de se suicider, moi, je ne marche pas. Il a pris son air
féroce et il m’a laissé entendre qu’il pourrait parler de moi et de
l’assassinat de Frank Jordan à la police. Je me suis mise en rogne et
lui ai envoyé une assiette de cassata à la figure. Ça n’a servi à rien ; il
s’est épongé la figure avec sa serviette et m’a écrasé le pied sous la
table. Il passera me prendre à l’hôtel demain matin vers huit heures
pour partir pour Naples. J’ai intérêt à être prête sinon…
Quand j’arrive dans ma chambre, je suis épuisée. Rien d’étonnant,
avec la chaleur qu’il fait et tout le quianti que nous avons bu au
déjeuner. D’après Peter, les Italiens ont l’habitude de faire la sieste.
Cela signifie qu’ils dorment l’après-midi comme les Mexicains.
Seulement, eux, ils n’ont pas besoin d’aller s’installer au coin d’une
rue avec un grand chapeau sur la tête. Ils se mettent tout simplement
au lit. Ça me paraît une bonne idée. J’ôte mon deux-pièces-pantalon
et l’accroche à un cintre dans la penderie. Puis je m’allonge sur le lit.
Avec tout ce qui me turlupine, je ne fermerai pas l’œil, c’est sûr. Les
gens d’Eurospan, Peter Brook et son chantage… Ce type-là, je
voudrais bien pouvoir le détester. Malheureusement, chaque fois que
je le regarde, je sens un frisson me chatouiller l’épine dorsale. À
l’instant où ma tête se pose sur l’oreiller, mes yeux se ferment et je
m’éteins.
Je ne sais pas combien de temps j’ai pu dormir. Quand j’ouvre les
yeux, la chambre est plongée dans une demi-obscurité. Le soir
approche. J’ai dormi longtemps et pourtant je ne suis pas reposée.
J’ai l’impression très désagréable d’entendre des voix dans la
chambre. Un cauchemar sans doute. Le cauchemar devient
immédiatement réalité. Un bras passe autour de mon cou et la main
qui est à l’extrémité de ce bras tient un couteau qui se pose sur ma
gorge.
— Ne criez pas, poupée, déclare une voix familière. Vous devez
commencer à connaître la musique.
— Ça alors ! Vous êtes un obsédé du couteau, vous, je gargouille.
Le couteau s’écarte de ma gorge et Martin Goodman vient
s’asseoir sur le bord du lit. Son couteau est un peu plus loin de ma
gorge mais il reste prêt à entrer en action. Au lieu d’avoir peur tout
court, je commence à être gênée en plus. Je n’ai sur le dos qu’un
soutien-gorge de dentelle et un slip assorti qui ne sont pas
imperméables au regard des yeux bleus de Marty.
— Inutile de vous demander comment vous êtes entré ici, dis-je.
Mais depuis combien de temps ?
— Le temps de fouiller partout. (Il a un large sourire.) Vous étiez
mignonne comme tout en train de dormir à moitié à poil. Ç’aurait été
dommage de vous réveiller.
— Il m’a semblé entendre parler, je murmure.
— C’étaient les types venus vous reluquer. Ils m’ont payé mille
lires chacun pour le spectacle. Ils ont trouvé que ça les valait.
— Vous ne voyez pas d’objection à ce que je m’habille un peu, je
demande d’un air glacial.
— Ne bougez pas. Le paysage me plaît. (Il secoue la tignasse
blonde qui lui tombe sur les yeux.) J’ai besoin que vous répondiez à
deux questions. S’il faut que je me serve de ça pour y arriver (il agite
son couteau), ça ne me dérangera absolument pas.
— Vous feriez bien d’aller voir un médecin, dis-je, vous êtes
sûrement une espèce de psychopathétique, vous voyez ce que je veux
dire ? Un dingue, comme qui dirait.
— Contentez-vous de répondre à mes questions. Qui a tué
Jordan ?
— Vous, je réponds aussitôt.
Ses yeux brillent.
— Moi ? Et comment ça ?
— Avec un fusil. Vous étiez de l’autre côté de la place. Moi,
j’écoutais dans le télescope de Frank. Je vous ai entendu dire : « Ils
ont encore braqué leur sacré micro ! » Je l’ai répété à Frank, qui a
décidé de partir immédiatement. C’est à ce moment que les balles
sont entrées par la fenêtre.
Marty me regarde, la bouche grande ouverte. Ça a l’air de lui faire
un coup que je sache qu’il est un assassin. C’est pour ça qu’il ne
trouve rien à dire.
— Donc, les balles sont entrées par la fenêtre, répète-t-il
finalement. Et le bruit ?
— Quel bruit ?
— Les coups de feu, espèce de gourde, grogne-t-il.
— Je n’ai entendu que la vitre qui se brisait quand les balles sont
entrées dans la pièce. (Je lui adresse un sourire triomphant.) Je ne
suis pas aussi bête que vous croyez, Martin Goodman. Vous aviez un
silencieux sur votre fusil.
Il lance son couteau en l’air et le rattrape par le manche. Il a l’air
d’espérer que je vais lui dire quelque chose.
— C’est sûrement vrai, murmure-t-il. Personne ne pourrait faire
semblant d’être idiote à ce point, à moins de l’être vraiment.
— Quoi, quoi ? je demande, soupçonneuse.
J’ai l’impression très nette que ce n’est pas très aimable, ce qu’il
me dit là.
— Rien, rien. Et Brook ?
— C’est un ami.
— Et il vous a emmenée comme ça ce matin chez la comtesse ?
— Pourquoi pas ?
Il relance son couteau en l’air et le rattrape.
— Et vous êtes invitée chez la comtesse à Capri ?
— C’est défendu ? je lui demande d’un ton glacial.
— C’est peut-être défendu de se faire descendre, dit-il comme s’il
se parlait à lui-même. Et vous partez avec Brook, hein ?
— Il m’emmène en voiture demain matin.
— Savez-vous qui il y aura chez la comtesse à part Brook et vous ?
— Eh bien, il y a la comtesse, dis-je en réfléchissant à haute voix,
et une espèce de psychopathétique, c’est-à-dire vous ; la blonde
platinée, Jackie Kruger, M. Amalfi et l’Honorable Pamela Waring.
— Celle-là, comme cinglée ! Vous avez vu ce qu’elle a fait ?
— Quoi donc ? je demande prudemment.
J’ai l’impression que M. Amalfi ne serait pas content qu’on
trahisse ses secrets professionnels.
— Elle s’est brusquement mise à chanter une chanson d’amour,
puis elle s’est foutue à poil et a plongé dans le bassin. Si elle m’avait
demandé mon avis avant, je lui aurais dit qu’elle perdait son temps,
bâtie comme elle est. Un véritable échalas. Bon, qui y aura-t-il
encore ?
— La comtesse a parlé d’un invité très spécial.
Marty hoche la tête d’un air satisfait.
— Un invité tout à fait spécial… Un type qui a un penchant très
particulier. Il a une passion pour les blondes.
— Tous les hommes ont une passion pour les blondes, dis-je,
hautaine. Parce qu’ils ont bon goût, en général.
— La comtesse est une excellente hôtesse lorsqu’il s’agit d’invités
très spéciaux, dit-il lentement. C’est peut-être pour ça qu’elle a invité
la Kruger.
— Pour quoi faire ?
— C’est vrai, j’oubliais que vous êtes idiote. (Dans sa bouche on
dirait un compliment.) Pour l’invité spécial, andouille. Mais on
pourrait peut-être changer ça.
— Si je comprenais un traître mot de ce que vous dites, je pourrais
peut-être vous répondre.
Je me mets à hurler au moment où la pointe du couteau effleure
la peau nue de mon estomac.
— Faites donc attention !
— Vous n’avez pas envie de mourir tout de suite n’est-ce pas ?
Alors vous allez faire ce que je vous dis. C’est vous qui serez la blonde
dont l’invité spécial sera fou, vous m’entendez ? Il faut que vous
supplantiez cette Kruger. Faites-le pour elle, sinon c’est moi qui m’en
chargerai. (Avec la lame de son couteau il a l’air de découper l’air.)
Vous m’obéirez. Compris ? J’avale ma salive et je hoche la tête.
— Je crois, Marty.
— Bien. Nous ne risquons rien.
Il se lève et m’ordonne d’en faire autant.
— Tournez-vous, dit-il quand je suis debout.
Je me retourne parce qu’il tient toujours le couteau à la main. Je
manque pousser un cri au moment où je sens la lame froide sur mon
épine dorsale.
— N’oubliez pas, pépée, murmure-t-il à mon oreille, si vous
essayez de faire la maligne à Capri, je vous le plonge dans la gorge.
J’entends un claquement sec suivit d’un ricanement. Je reste
figée, paralysée de terreur. J’entends la porte qui se ferme derrière
lui, il me semble que je vais mourir de honte. Le salopard a coupé
l’élastique de mon slip. Je me retrouve les chevilles auréolées de
nylon rose et la figure rouge comme celle d’un communiste qui vient
d’être élu l’homme qui a le mieux réussi dans les affaires. Je me sens
bien plus gênée que Vénus si elle était sortie de sa coquille à Malibu
Beach en pleine saison. Je suis sur le point d’éclater en sanglots
quand je m’aperçois dans la glace. Et je suis bien obligée de
reconnaître que je me sens tout de suite mieux. Personne ne peut
rien trouver à redire à mon anatomie et à mes mesures, 95-58-92,
tout en chair bien ferme. J’espère que Marty ne s’approchera pas
trop de moi quand je serai en bikini sur la plage de Capri. Mais enfin,
s’il le fait, ça ne sera pas dramatique.
Le petit vapeur blanc rigolo comme tout avance sur la
Méditerranée bleue et l’île se rapproche de nous. Elle paraît
minuscule : deux montagnes avec un trou entre les deux. Les jolies
petites maisons de couleurs vives ont l’air d’avoir été collées dessus
avec du ruban adhésif.
— Caaa… pri dit Peter avec son accent terriblement britannique.
Très romanesque vous ne trouvez pas ? En fait, ça signifie l’île des
Chèvres.
— Aïe ! je hurle. Voudriez-vous cessez de me pincer les fesses ?
— Ma chère Mavis (il a l’air vraiment peiné), l’idée de faire une
chose pareille ne me viendrait pas à l’esprit, en tout cas pas en
public. Manières déplorables. Le coupable serait plutôt l’individu qui
se trouve derrière nous.
Je me retourne. Le type qui est derrière moi m’adresse un large
sourire et ôte son chapeau.
— Belle journée, dit-il avec un accent très britannique lui aussi.
— Oui, mais pas pour pincer les fesses, dis-je.
Là-dessus je lui flanque un grand coup de talon sur les pieds. Il
émet une espèce de miaulement et traverse le pont en boitillant.
Quand je regarde au-delà du bastingage, la baie de Capri s’approche
de nous.
— Bien, dit Peter d’un ton protecteur. Ça lui apprendra à mettre
ses mains où il ne faut pas.
— Vous auriez pu vous en charger, je grince.
— Moi ? (Il a l’air surpris.) Ma chère, ce n’est pas mon derrière
qu’il a pincé. (Du doigt il désigne la baie pendant que j’essaie de
trouver une réponse.) Marina Grande, dit-il. Les marins vont vouloir
vous emmener visiter la Grotte bleue quand nous débarquerons.
Mais nous attendrons de nous sentir chez nous à Capri pour y aller.
— Jamais je ne me sentirai chez moi ici tant que Martin Goodman
sera dans le secteur, dis-je. Lui et son couteau, ils me flanquent la
frousse. Je ne pourrai pas m’empêcher de faire dans ma culotte
chaque fois que quelqu’un s’éclaircira la gorge.
— C’est une expression américaine ?
— Faire dans sa culotte ? (Je le regarde d’un air surpris.) Oui je
crois.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Parfaitement vulgaire.
— Vous êtes né avec une chemise empesée ou bien elle vous a
poussé par la suite ? je lance.
— Différence de culture, ma chère. (Il pousse un grand soupir.)
Enfin, nous formons une équipe, ne l’oublions pas.
— Je ne vois pas pourquoi, dis-je méchamment. Ce n’est pas vous
que Marty vient de menacer d’un couteau.
— Je vous répète que vous ne courez pas le moindre danger,
Mavis. Goodman croit pouvoir vous utiliser, par conséquent il ne
vous fera pas de mal. Vous n’avez aucun souci à vous faire.
— Et quand il s’apercevra que c’est vous qui m’utilisez ? Qu’est-ce
qui va se passer, hein ?
— Alors, il sera trop tard pour Goodman. (Sa bouche se durcit
dans un sourire cruel.) Beaucoup trop tard.
Je voudrais bien pouvoir être aussi tranquille que lui. Mais je ne
peux rien faire. Je concentre donc mon attention sur le quai qui
s’approche rapidement de nous. En débarquant, Peter confie nos
valises à deux porteurs et me fait grimper dans un antique taxi. Cinq
minutes plus tard, le taxi s’arrête sur une petite place et nous en
descendons.
— La route ne va pas plus loin, dit Peter. Il faut que nous allions à
pied jusqu’à la maison.
Je dois reconnaître que la petite rue grimpante est adorable. Nous
passons devant des petites boutiques bourrées d’équipements de
plage, de fruits, de souvenirs. Finalement, au moment où j’ai
l’impression d’être complètement perdue, Peter s’arrête devant une
grande villa blanche entourée de plantes magnifiques et de cactus
géants. Il pousse le portail de fer.
— Nous y voilà, dit-il comme Christophe Colomb voyant pour la
première fois la statue de la Liberté.
Nous grimpons les marches. En arrivant en haut, la porte s’ouvre
et la contessa Rienzi vient nous accueillir. Elle porte un sensationnel
deux-pièces de toile verte exactement de la couleur de ses yeux. Le
pantalon taille basse à pattes d’éléphants lui donne l’air d’une houri
pour pirates. Avec mon chemisier jaune et ma mini-jupe blanche, j’ai
l’impression d’être la cousine de campagne.
— Que je suis heureuse de vous voir !
Elle se jette au cou de Peter, l’embrasse à perdre le souffle tandis
que je fredonne trois ou quatre fois mon air préféré.
— Mavis, ma chérie. (Elle a vraiment l’air de penser ce qu’elle dit.)
Je suis ravie que vous ayez pu venir. Nous allons passer une semaine
délicieuse. (Ses yeux de biche prennent un air de reproche.) Mais où
ai-je la tête ? Je vous garde au soleil avec mes bavardages. Vous
devez être sur le point de fondre, ma pauvre chérie ! Entrez donc, que
je vous montre votre chambre. Vous allez pouvoir vous rafraîchir.
— Merci beaucoup, dis-je entre mes dents.
— Toujours aussi ravissante, Carla, dit cet imbécile de Peter.
Elle lui caresse lentement les cheveux et lui sourit.
— Flatteur ! fait-elle d’une voix rauque. Notre invité spécial est
arrivé, vous ferez sa connaissance au dîner.
— Seul ?
— Ali Baba l’accompagne bien entendu. (Ils se mettent tous deux
à rire ; ce doit être une espèce de plaisanterie à eux.) Attendez-moi
donc sur la terrasse pendant que je conduis Mavis à sa chambre.
— Parfait, dit Peter. (Il a l’air d’un écolier à son premier rendez-
vous. Il me sourit d’un air vague.) À tout à l’heure, ma chère.
— N’allez pas vous casser la jambe en mon absence, dis-je,
aimable. Je ne voudrais pas manquer ça.
Je suis la comtesse dans la maison, abandonnant Peter sur la
terrasse, la bouche ouverte.
J’éprouve un choc en voyant ma valise dans ma chambre. La
comtesse m’explique que le porteur connaît tous les raccourcis et que
Peter m’a fait emprunter le chemin le plus long pour que je voie le
pays. Je lui adresse un sourire figé et parviens à m’arracher un
« Merci » pas, trop sec.
— Tout le monde se retrouve sur la terrasse dans une heure pour
prendre un cocktail avant le dîner, me dit-elle.
— Tout le monde ? je demande.
— Mais oui, dit-elle. Vous êtes les derniers arrivés, Peter et vous.
Qu’est-ce qui vous a retenus ?
Sa question voudrait paraître naturelle mais ce n’est pas le cas.
— Ce qui nous a retenus ? (Je me mets à rire d’un air gêné.) Je ne
savais pas que nous étions en retard. Vous connaissez Peter. Avec lui
on perd la notion du temps. Vous vous en êtes aperçue, n’est-ce pas ?
— Bien souvent. (Elle serre les lèvres et se force à sourire.)
Méfiez-vous de Peter, ma chérie. Si on lui donne le moindre
encouragement, il devient terrible.
— Oh ! je lui ai donné tous les encouragements possible, dis-je
d’un air très naturel. Il est tout simplement fou de moi.
— Vraiment ? (Du regard elle m’accroche à un poteau et m’étripe.)
À mourir de rire ! (Elle tourne les talons, sort de la chambre, s’arrête
un instant sur le seuil et me regarde.) Sur la terrasse dans une heure,
ma chérie. Je ferai de mon mieux pour divertir Peter jusqu’à votre
arrivée.
Puis elle referme la porte derrière elle, trop vite pour que j’aie le
temps de lui répondre. La chambre est très jolie avec un petit balcon
et une vue sensationnelle sur la baie. Je déballe mes affaires, me
déshabille et prends une douche. Quand je suis sèche et bien
frictionnée, je me sens beaucoup mieux. Je ne suis même plus
furieuse contre la comtesse. Comme il fait délicieusement bon dans
la chambre, je décide de ne m’habiller qu’à la dernière minute et de
profiter de la brise qui entre par la fenêtre. Je m’asperge de « Compte
à rebours » aux endroits les plus importants, puis je m’installe
devant la glace de la coiffeuse et commence à me maquiller. Pas
grand-chose ; un peu de rouge à lèvres pâle et une ombre sur les
paupières. Je suis d’avis que quand un homme vous fait des avances
qu’on a l’intention de bien accueillir, on a le devoir de lui montrer
matin et soir le même visage. J’avais une amie qui se maquillait
tellement qu’au matin de sa nuit de noces, la première fois que son
mari voyait son vrai visage, il a cru qu’elle était sa belle-mère et il lui
a demandé comment il se faisait qu’elle les accompagne pendant leur
lune de miel.
J’ai fini de me faire une beauté et je suis en train de me brosser
tranquillement les cheveux quand j’entends un craquement derrière
moi. Je regarde par-dessus mon épaule et j’aperçois une des portes
du balcon qui s’ouvre lentement vers l’intérieur. Je me dis que
j’aurais dû m’y attendre. Cette petite ordure de Marty est un voyeur
par-dessus le marché ! Je serre ma brosse à cheveux dans ma main
droite, traverse sans bruit la chambre et j’attends, le bras en l’air. La
porte s’entrebâille de quelques centimètres et une tête s’introduit
prudemment dans la chambre. Je lance ma brosse à monture de cuir
de toutes mes forces ; Elle rebondit avec un bruit mat.
J’entends un hurlement de douleur. Le type entre en trébuchant
dans la pièce, les genoux flageolant. Il se cogne contre le lit et s’y
affale de tout son long. À ce moment-là je me rends compte qu’il y a
quelque chose qui cloche. Ou alors Martin Goodman a brusquement
grandi de quinze centimètres et s’est teint les cheveux. Je regarde de
plus près et je me rends compte que ce n’est pas Marty. Ce type-là est
taillé en athlète. Il tourne lentement la tête et me regarde. Il est
vraiment extraordinaire. Il est beau avec un air viril. La petite
moustache qui orne sa lèvre supérieure me rend toute chose.
— Mille millions de chameaux, grogne-t-il, le ciel m’est tombé sur
la tête.
— Par exemple ! (Je me mordille un instant la lèvre inférieure, pas
trop tout de même, pour ne pas abîmer mon maquillage tout frais.)
Je suis désolée, c’est une épouvantable erreur. Je vous ai pris pour
quelqu’un d’autre, une sorte de voyeur psychopathétique, et je…
(Pendant que je parle, je vois que son regard devient fixe.) Je vous en
prie ne vous évanouissez pas. Je vais vous chercher un verre d’eau ou
des serviettes chaudes ou…
— Schéhérazade, murmure-t-il. Ce sera la première de nos mille
et une nuits.
Le pauvre, il a le délire, c’est sûr.
— Allons, allons, ne bougez pas. Excusez-moi, c’est une erreur.
— Pas du tout, dit-il d’une voix passionnée. C’est Kismet. Nous
sommes faits l’un pour l’autre. J’ai enfin trouvé mon oasis dans le
désert de la vie. Je vous enlèverai. Nous partirons sur mon chameau,
enfin, mon yacht, ma Cadillac, mon avion particulier, vous choisirez.
Et nous goûterons les délices d’un amour idyllique qui durera jusqu’à
ce que les étoiles se refroidissent. J’ornerai votre corps splendide des
bijoux les plus rares et des pierres les plus précieuses. Vous vous
baignerez dans les rubis, et…
— Assez ! je hurle.
Une horrible pensée me vient à l’esprit. Il ne délire pas. Il me fait
des avances. C’est le « corps splendide » qui m’a fait comprendre. Je
me rends subitement compte que je n’ai sur moi que le « Compte à
rebours ». À voir ses yeux, le compte à rebours doit être terminé
depuis longtemps. Ce serait plutôt le moment du lancement. Je fais
un bond gigantesque en direction de la penderie : J’attrape mon
négligé et plonge dedans plus vite qu’un dauphin de cirque.
J’introduis ma tête dans l’orifice ad hoc, et mets en place le reste du
négligé. Pendant ce temps, il se lève et s’avance vers moi comme une
panthère affamée qui n’a rien mangé depuis quinze jours.
— Restez tranquille, je hurle. Écoutez. Je suis désolée de mon
erreur. Mais si vous me touchez je hurle ou je vous fais une passe de
karaté qui vous mettra la tête sens devant derrière.
— Quoi ? (Il tend les mains devant lui et m’adresse un sourire
radieux.) Vous m’avez déjà à moitié assassiné avec votre brosse. Je
n’ai pas droit à une petite compensation ?
— Peut-être, je murmure, mais pas du genre auquel vous songez
en ce moment.
— C’est une erreur. J’ai cru que cette chambre était celle de mon
ami Peter Brook. J’ai sauté de mon balcon sur le vôtre, pour lui faire
une farce, vous comprenez ?
— Oui, je comprends parfaitement, dis-je nerveusement. Mais est-
ce que vous n’allez pas un peu trop loin ?
— Vous êtes une amie de Carla ? demande-t-il.
— Parfaitement, dis-je. Je suis Mavis Seidlitz.
— Mavis. (Dans sa bouche, mon nom paraît bien plus séduisant
que le nom à la gomme qu’il me donnait tout à l’heure, Sherryrasade
ou quelque chose comme ça.) Quel nom merveilleux ! dit-il avec
douceur. Et comme il convient bien à la ravissante femme qui le
porte.
— Merci beaucoup, dis-je, gênée. Et vous ? Qui êtes-vous ?
— Appelez-moi Harry, c’est ainsi que m’appellent mes amis
intimes. Vous êtes déjà une amie intime.
— Parfait, Harry, dis-je sèchement. Eh bien, maintenant, que
nous avons fait connaissance, si vous disparaissiez pour que je puisse
m’habiller ?
— Mavis, je vous en prie ! (Il tend les mains devant lui.) Ne soyez
pas si cruelle. Je viens de découvrir le paradis et vous voudriez m’en
chasser si vite ? (Il hoche la tête d’un air lugubre.) Une femme aussi
belle ne saurait être aussi insensible. Je ne vous dérangerai pas. (Il se
recule jusqu’au lit, s’y assoit et croise les bras.) Vous voyez ? Je
resterai tranquillement ici pendant que vous vous habillerez. Pas un
mot, pas un bruit. Je vous le promets.
— Si vous comptez sur moi pour vous faire un strip-tease à
rebours, dis-je indignée, vous vous mettez le doigt dans l’œil.
— C’est un grand compliment que je vous fais là, dit-il d’une voix
onctueuse. Chez moi, j’ai quarante danseuses qui me donnent ce
spectacle. Mais je m’ennuie tellement que je vais généralement me
coucher à la moitié de la représentation. Elles sont désolées, je vous
assure. Plusieurs d’entre elles ont exprimé le désir de se suicider de
honte. Je leur ai accordé la permission, bien entendu, mais voyez-
vous…
La porte de la chambre s’ouvre brutalement et c’est tout juste si
elle ne sort pas de ses gonds. Et l’encadrement se remplit par
l’individu le plus énorme que j’aie jamais vu. Il mesure plus d’un
mètre quatre-vingt-dix et pèse au moins cent vingt kilos. Il porte un
costume de soie blanche, une cravate noire. Mais ce qu’il a sur le dos.
ne m’intéresse pas. Ce qui m’inquiète c’est l’horrible épée à dents de
scie qu’il tient à la main droite. J’ouvre la bouche pour crier mais
Harry parle avant que j’aie pu émettre un son.
— Tout va très bien, lui lance-t-il. Retourne dans ta chambre, Ali.
Le géant me regarde un bon moment comme s’il avait l’intention
de me donner une sœur jumelle en me fendant en deux avec son
horrible épée. Puis il baisse lentement la tête.
— Maître, dit-il d’une voix profonde. Vous étiez parti, j’étais
inquiet.
— Eh bien, cesse de l’être et retourne chez toi, lance Harry. Tu as
fait peur à la jolie dame.
— Mille pardons, jolie dame.
Le géant s’incline devant moi, sort et referme la porte.
— Ça alors ! dis-je en regardant Harry. Qui c’est ?
— Mon garde du corps. Il est très zélé. Trop zélé parfois.
— Votre garde du corps ? Mais alors… Vous êtes Son Altesse le
prince Haroun El Zamen ?
Il se lève et s’incline.
— Strictement incognito, ma belle Mavis. Ici, je suis Harry Smith.
— Un vrai prince en chair et en os ! je m’écrie, sidérée. C’est un
vrai conte de fées.
— Il n’y a pas de fées dans mon royaume, je vous l’assure. (Ses
dents blanches luisent.) Mais le charme est rompu. Cet imbécile d’Ali
a tout gâché. (Il se lève et traverse la chambre.) Peu importe, ma
toute belle, nous aurons d’autres occasions.
Il prend ma main et la baise. Le frôlement de sa moustache me
donne la chair de poule.
— Nous nous retrouverons au dîner.
— Mais certainement, euh… Harry, je bafouille.
Il sort, je reste avec ma chair de poule, tout émoustillée,
enchantée d’être à Capri. Il n’y a que mes capacités de résistance qui
soient en baisse. Il faudra que j’y veille sinon je vais me retrouver
avec trente neuf bonnes femmes en train de faire du strip-tease à
rebours dans un harem sous l’œil du seigneur et maître qui bâille et
s’endort avant même que nous ayons enfilé notre slip.
CHAPITRE V

Étant donné la concurrence que représentent la comtesse et


Jackie Kruger, le cocktail réclame un petit effort vestimentaire de ma
part.
« N’apportez qu’un bikini et quelque chose de léger pour le soir »,
a dit la comtesse. Elle ne pourra pas se plaindre si je me pointe dans
quelque chose de léger. Ce quelque chose de léger est une espèce de
longue chemise de nuit de dentelle noire entièrement transparente.
Je l’enfile sur un collant couleur chair et me regarde dans la glace
pour juger l’effet. Terrible ! Pour un peu, je me troublerais moi-
même. Et le collant… Vraiment, il faut le savoir pour se rendre
compte que j’en ai un.
Je calcule par quelle porte arriver sur la terrasse pour avoir le
soleil dans le dos. Les conversations stoppent net et quatre paires
d’yeux sortent de leurs orbites pour me regarder.
Ce sont ceux de Peter, d’Harry, de Marty et de M. Amalfi. Il y a
encore trois autres paires d’yeux dans la pièce, qui s’arrondissent et
me crachent du venin : ceux de la comtesse, de Jackie Kruger et de
l’Honorable Pamela Waring. Quand les femmes se mettent à vous
détester, vous pouvez être sûre que vous êtes bien habillée. Je leur
adresse à tous un grand sourire innocent et je lance :
— Vous m’aviez bien dit quelque chose de léger pour le soir,
comtesse ?
— Oui, je crois. (Sa voix tremble.) C’est une erreur que je ne
commettrai plus.
— Léger ? renifle l’Honorable Pamela Waring. Indécent, plutôt.
— Comme de se baigner toute nue dans une fontaine, par
exemple, sussure M. Amalfi.
L’Honorable Pamela pique un grand fard.
— Je trouve cette robe sensationnelle. (Le regard de Harry
transperce le collant.) Vous êtes une enchanteresse, Mavis.
— Mavis ? (Les yeux de la comtesse tournent au vert foncé.) Je ne
savais pas que vous vous connaissiez déjà.
— Un bienheureux hasard nous a mis en présence l’un de l’autre,
dit Harry. Permettez-moi de vous féliciter, Carla, pour le goût dont
vous faites preuve dans le choix de vos amies.
— Adressez vos remerciements à Peter, ronronne-t-elle. C’est lui
qui a amené Mavis de Rome.
Le Prince tourne vers Peter un regard plein de points
d’interrogation. Peter sourit.
— Nous sommes des amis, rien de plus, mon cher, dit-il. Pas le
moindre flirt entre nous.
— Dites-moi, Mavis, fait Jackie Kruger d’une voix un tantinet trop
ferme. Si c’est là votre robe de cocktail, que mettez-vous le soir pour
vous coucher ? Un imperméable et des bottes de cuir noir.
— Une touche de parfum seulement, mon chou, dis-je en lui
adressant un sourire charmant. Vous avez vraiment une imagination
débordante, non ?
L’Honorable Pamela s’adresse à Martin Goodman, qui me regarde
toujours comme si c’était la première fois qu’il voyait une femme et
s’éclaircit la voix.
— Qu’êtes-vous en train de peindre en ce moment, Martin ?
— La mort, dit-il d’un ton rauque. La mort violente. La hache qui
s’abat, la balle qui explose, le couteau, qui éventre, la victime qui crie.
(Il lui adresse un sourire mauvais.) Qui crie et n’en finit pas de crier.
C’est ça la difficulté. Saisir ce cri et le rendre sur la toile. La terreur
muette, la vue de cette bouche ouverte et de ces yeux fixes doit faire
éclater un cri à vos oreilles.
— Quelle horreur ! (L’Honorable Pamela ferme les yeux.) Mais
c’est atroce.
— Moi, je trouve cela merveilleux. (Jackie Kruger se dirige en
valsant vers Marty et s’assoit sur ses genoux.) J’adore tout ce qui est
macabre.
Là-dessus, la conversation générale prend fin. La comtesse se
glisse prudemment entre Harry et moi, et se met à lui parler à toute
vitesse d’amis communs habitant Capri. Je me retrouve toute seule
au bout de la terrasse. Je me tourne vers la balustrade et contemple
la vue et la mer bleu foncé.
— Un martini, Miss Seidlitz ?
Je me retourne. M. Amalfi tient un verre dans chaque main.
— Merci, dis-je en prenant le verre. Je suis heureuse de vous
revoir.
Ses yeux noirs me regardent un long moment avec tristesse.
— Il est agréable de rencontrer une jeune fille bien comme vous
l’êtes, Miss Seidlitz. Mais, je me demande ce que vous faites ici parmi
tous ces gens qui ne sont absolument pas des gens bien.
— Ce ne sont pas des amis à vous ?
Il hoche la tête.
— Ce sont des inadaptés. Aucun d’eux n’est ce qu’il paraît être.
— Alors, pourquoi êtes-vous ici ? je ne peux m’empêcher de lui
demander.
— Je suis comme eux, ma chère. L’éléphant sauvage devenu gras.
Pour moi ils ne présentent aucun danger. Mais ils pourraient être
très dangereux pour vous.
— Dangereux ? je répète timidement.
— Il y a ici des courants sous-jacents. Les femmes ne vous aiment
pas parce que vous les éclipsez toutes. Tous les hommes vous
désirent, ce qui est naturel, mais aucun de ces hommes n’est naturel.
Son Altesse (il hoche solennellement la tête) peut se permettre de
satisfaire tous ses désirs était donné l’immensité de sa fortune. Le
soi-disant artiste est un cas pathologique à fortes tendances
sadiques. Quant à Brook (il hausse ses épaules massives)… mais
peut-on comprendre un Anglais ? Son extérieur lisse et bien poli
cache quelque chose de très déplaisant.
— Si vous continuez à me dire des choses pareilles, monsieur
Amalfi, je vais me mettre à crier, dis-je.
— Je ne voulais pas vous faire peur. Je voulais simplement vous
prévenir, pour que vous soyez sur vos gardes. Ces gens sont des
animaux qui évoluent dans une jungle à eux. Je n’aimerais pas que
vous soyez leur proie innocente. (Il sourit.) Mais cela suffit. (Il fait
claquer ses doigts, et une magnifique orchidée apparaît
brusquement.) Permettez. (Il s’incline profondément.) Je ne puis
espérer qu’elle rivalise avec votre beauté, bien entendu.
— Merci, monsieur Amalfi, dis-je en souriant.
C’est une vraie orchidée, ou bien m’avez-vous hypnotisée pour
que je la croie vraie ?
— Elle est vraie. (Il me remet l’orchidée.) Je n’hypnotise que les
gens qui me sont antipathiques.
— Comme Miss Waring ? par exemple, je demande.
Il hoche la tête.
— Elle non plus n’est pas ce qu’elle paraît être.
J’ai l’impression qu’il va se mettre à me parler d’elle et
naturellement je meurs de curiosité, mais il change d’avis.
— Ce soir il ne se passera rien. Ils vont simplement s’enivrer, puis
aller se coucher. Mais demain, ils vont s’organiser pour s’amuser à
leur manière. Alors il faudra que vous fassiez très attention à vous,
Miss Seidlitz. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à faire appel à
moi.
Il s’incline à nouveau, me laissant un creux très désagréable à
l’endroit où j’avais un estomac.
Tout le monde boit des tas de martinis. Enfin, à neuf heures et
demie, nous passons à table. Le dîner est sensationnel. On sert un
vin différent avec chaque plat. La contessa est à un bout de la table et
Jackie Kruger à l’autre. Je suis au milieu, entre Peter et Marty.
L’Honorable Pamela est assise en face de moi entre Harry qui est
placé à côté de la contessa et M. Amalfi. Je ne peux pas prendre part
à la conversation parce qu’ils parlent tous de gens qu’ils connaissent
et dont je n’ai jamais entendu parler. Quand nous en sommes au café
et aux liqueurs, tout le monde a l’air pas mal éméché, sauf M. Amalfi
et moi. Brusquement la contessa donne un coup de poing sur la table
et crie :
— Silence tout le monde ! (Elle attend un moment et nous sourit.)
Harry a une idée merveilleuse pour demain soir. Ce sera une soirée
costumée qu’il appelle la nuit de Tibère. Formidable, non ?
— Prodigieux, dit Jackie Kruger, enthousiaste. (Puis elle fait la
moue.) Mais où vais-je me trouver un costume ?
— Ne vous préoccupez de rien, dit la contessa. Ce cher Harry a
pensé à tout. Il a fait faire des costumes à Rome et les a apportés.
C’est lui qui distribuera les rôles et décidera des personnages que
nous jouerons. Il fera déposer les costumes dans les chambres
demain matin.
L’Honorable Pamela a l’air de se réveiller.
— Parfait, parfait. Cela va mettre un peu d’animation dans la
baraque.
Je donne un coup de coude à Peter et je murmure :
— Tibère ? C’est qui ?
— Un empereur romain qui a passé à Capri les dix dernières
années de sa vie. Il y a fait construire douze villas, chacune en
l’honneur d’un dieu romain. On parle encore de ses orgies dans l’île.
Il faisait garder dans la Grotte bleue une collection de jeunes filles et
de jeunes hommes qui participaient à ses orgies, sur son ordre. C’est
un des personnages les plus extraordinaires de l’Histoire.
— En réalité tout ceci est faux, lance l’Honorable Pamela. Des
histoires idiotes pour touristes. Il avait soixante-dix ans quand il s’est
installé ici. Les seules orgies auxquelles il ait jamais participé,
c’étaient des cures pour sa goutte.
— Pamela ! grimace Jackie. Ne soyez pas rabat-joie ! Pour moi, le
vieux Tibère est une sorte de monstre qui faisait précipiter pour le
plaisir les gens du haut de falaises de trois cents mètres et qui
enlevait toutes les vierges de la région uniquement pour les avoir
sous la main les soirs d’orgie.
— Quelle pensée grossière !
L’Honorable Pamela pince les lèvres dans une moue
désapprobatrice.
— Rassurez-vous, dit Marty. Vous n’auriez couru aucun risque.
— En tout cas, dit Harry, puisque l’idée est de moi et que je
fournis les costumes, j’insiste pour être Tibère. (Il roule
méchamment les yeux dans la direction de l’Honorable Pamela.) J’ai
loin d’avoir soixante-dix ans, et vous me paraissez tout à fait digne
d’être enlevée, chère madame.
— Oh ! (Le teint de l’Honorable Pamela devient terreux.) Je n’ai
jamais été insultée de cette façon.
Elle se lève, sort à grands pas de la pièce comme si elle avait
oublié ses poulains quelque part et allait faire au galop le tour du
paddock pour les retrouver.
— Moi qui croyais lui faire un compliment, dit Harry, feignant la
surprise, quand les rires s’apaisent.
Dix minutes plus tard, la contessa annonce que demain sera
journée libre. Un déjeuner froid sera servi à ceux qui le désirent. On
se retrouvera demain soir sur la terrasse à sept heures et demie,
avant l’orgie. Tout le monde quitte la table. Je vais sur la terrasse
respirer l’air frais avant d’aller me coucher. La nuit est
extraordinaire. Le ciel a l’air d’être en velours. Et c’est fou ce qu’il y a
comme étoiles. Quelques secondes plus tard, j’entends quelqu’un
s’approcher de moi. Je me retourne. C’est Peter Brook.
— Vous m’avez l’air de très bien vous débrouiller, ma chère, dit-il
à voix basse. Vous avez déjà commencé votre petit numéro avec Son
Altesse à ce que je vois.
— Tout à fait par hasard, (Je lui raconte ce qui s’est passé et
l’imbécile a l’air de trouver ça drôle.) Mais qu’est-ce que je dois faire
maintenant ?
— Rien, dit-il tranquillement. Continuez à encourager le prince et
je serai-satisfait. Votre ami l’artiste sera satisfait, lui aussi. Vous
n’avez donc aucun souci à vous faire, ma chère.
Malgré la chaleur, je me mets à frissonner.
— Vous croyez vraiment qu’ils vont essayer de l’assassiner ici ? je
demande.
— Certainement. Ces types d’Eurospan ont de la suite dans les
idées. Mais ils attendent le bon moment.
— Ils attendent ? Il attend, vous voulez dire.
— Goodman n’agit pas seul, dit Peter en riant sèchement. Ce
serait trop dangereux. Non, il a certainement un complice dans la
maison.
— Qui par exemple ?
— Je ne le sais pas encore. Je soupçonne cet étranger, Amalfi.
— Mais c’est impossible, dis-je, indignée. M. Amalfi est un
homme charmant.
— Le procédé est classique, ma chère. Goodman vous fait peur,
mais Amalfi vous inspire confiance. Vous n’hésitez pas à lui raconter
tous vos petits secrets. Ils vous possèdent de toutes les manières.
Je réfléchis un moment et je suis obligée d’admettre que Peter a
peut-être raison.
— Quand croyez-vous qu’ils vont essayer d’assassiner le prince ?
— Ils ne sont pas pressés, dit-il froidement, comme s’il discutait
affaire. Harry passe toute la semaine ici. Ils attendront le moment et
l’occasion favorables. Ce ne sont pas des amateurs et ils n’ont pas le
goût du martyre. Ils ne feront rien avant d’être certains qu’ils
peuvent assassiner Harry sans risque. Il est donc en sécurité tant que
son Ali Baba veille sur lui.
— Ali Baba ? Le géant à l’épée ?
— C’est ça, le garde du corps personnel de Harry. L’idée de me
mesurer à Ali Baba ne me tente pas du tout, et je suis bien sûr que
Goodman et son complice sont de mon avis. De toute façon,
Goodman espère visiblement se servir de vous pour approcher
Harry. Nous pouvons donc attendre tranquillement les événements.
À propos… (Le briquet en or massif jette une flamme et il allume une
de ses cigarettes.)… que diriez-vous de passer la matinée sur la plage
demain ? Nous pourrions nous baigner et aller jeter un coup d’œil à
la Grotte bleue. C’est une chose à voir, vous savez.
— Vous êtes gentil, Peter, dis-je. (Je lui souris, parce que c’est la
première fois qu’il se montre aimable depuis que j’ai eu la malchance
de le rencontrer.) Ça me ferait grand plaisir.
— Bon, alors demain matin prenez donc votre bikini. On se mettra
en route vers dix heures ! (Sa main m’effleure l’épaule.) Allons, du
courage, ma fille. Les choses ne sont jamais aussi terribles qu’elles le
paraissent. Là-dessus, il rentre dans la villa.
Je monte dans ma chambre, me déshabille et enfile mon pyjama
baby-doll bleu ciel. Je m’installe devant la glace de la coiffeuse, me
démaquille et commence à me brosser les cheveux. Je n’en suis qu’au
quatre-vingt-septième coup de brosse lorsque quelqu’un frappe
légèrement à la porte. Une chose est sûre, c’est qu’on n’a jamais le
temps de s’ennuyer en Europe ; dès qu’on est prête à se coucher, la
moitié de la population mâle n’a qu’une idée en tête, se mettre au lit
avec vous. Je me dirige vers la porte et je demande :
— Qui est là ?
— Goodman. (Je reconnais la voix de ce salopard.) Ouvrez, j’ai
besoin de vous parler.
J’ai envie de lui dire de sauter du balcon. Je me rappelle que
d’après Peter les gens d’Eurospan veulent se servir de moi comme
appât. Pour la santé de Harry, il faut que je sois au courant de leurs
projets. J’ouvre à regret. Marty se faufile dans la chambre si
rapidement que je me demande s’il n’a pas passé par le trou de la
serrure.
— Fermez la porte, siffle-t-il.
Je fais ce qu’il me dit et je le regarde.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Faire un brin de causette. (Il me décoche son sourire méchant.)
Vous vous rappelez ce que j’ai dit à la môme Kruger à propos de ma
peinture ? C’est à vous que je pensais. Quand je vous aurai planté un
surin dans le corps. Si vous voulez discuter, pensez-y.
— J’ai… non, je n’ai pas envie de discuter, dis-je, la gorge sèche.
— Bon. Si vous êtes raisonnable, vous aurez peut-être l’occasion
de fêter votre prochain anniversaire. (Il écarte une mèche de cheveux
blonds qui lui tombe dans les yeux.) Son Altesse en pince pour vous,
ça crève les yeux. Arrangez-vous pour l’encourager.
— Si vous y tenez, dis-je en haussant les épaules.
— Cette orgie de Tibère… dit-il lentement. Il ne faut pas être bien
malin pour comprendre où il veut en venir. Vous serez la première
jeune fille que l’empereur va faire enlever.
— Je m’arrangerai pour qu’il change d’avis, je lance.
— Non, non, au contraire, vous lui direz que c’est une excellente
idée, à condition qu’il renvoie son gorille qui vous terrorise. Vous
êtes d’accord du moment qu’il se débarrasse d’Ali Baba.
— Et s’il ne marche pas ? je demande.
— À vous de vous débrouiller. Après tout, vous êtes une femme.
En tout cas, vous en avez les attributs. Alors, servez-vous-en.
— Et après ? je demande.
— Après, vous l’amenez ici. Demain soir, avant l’orgie, en quittant
votre chambre, fermez les rideaux des fenêtres qui donnent sur votre
balcon, et laissez les fenêtres ouvertes. C’est très important. Quand
vous l’aurez amené ici, trouvez une excuse pour quitter la chambre.
Pas pour aller à la salle de bains. Dites que vous avez oublié votre sac
en bas ou quelque chose comme ça. Bref, arrangez-vous pour sortir
et ne revenez pas tout de suite. Allez retrouver les gens qui seront
restés en bas. Tâchez d’être vue en compagnie de quelqu’un.
— Et Son Altesse ? Qu’est-ce qui va lui arriver ? je murmure.
Le sourire méchant réapparaît sur son visage.
— Mais rien du tout. On va juste lui faire une blague. Ne vous en
faites pas. (Le sourire s’efface immédiatement.) Enfin, tant que vous
ferez ce que je vous dis, dit-il lentement.
— Bon. (Je me passe la langue sur les lèvres. Je n’ai plus une
goutte de salive dans la bouche.) Entendu, Marty.
— Parfait. (Il recule vers la porte, puis s’arrête.) Autre chose.
Arrangez-vous pour être absente de la maison toute la journée de
demain. Plus il s’inquiétera de vous, mieux ça vaudra. Allez donc
vous baigner ou vous balader.
— Ça peut se faire, dis-je.
— On dirait que vous commencez à comprendre.
Il hoche la tête d’un air approbateur, ouvre la porte, se glisse dans
le couloir et referme sans bruit.
Je retourne à la coiffeuse, prends ma brosse pour me donner le
quatre-vingt-huitième coup de brosse. Mais le cœur n’y est pas.
« Mavis Seidlitz, dis-je à mon reflet qui a l’air paniqué, dans quel
guêpier t’es-tu fourrée ? » Comme l’idiote qui me regarde dans le
miroir ne sait pas quoi me répondre, il faut que je le fasse à sa place.
« Ce petit salopard se sert de toi comme appât. Et si tu ne
marches pas, tu te retrouves avec un couteau dans le cœur. Et cet
imbécile peindra de toi un portrait posthume. »
Puis je songe à Peter Brook et je me sens toute ragaillardie.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’est pourtant simple : je lui
raconte ce que Marty compte faire, et Peter l’en empêche. À moins
qu’il ait un complice, comme le pense Peter. Que fera le complice de
Marty pendant que Peter essaiera d’empêcher le crime ? Il essaiera
d’empêcher Peter d’empêcher Marty d’assassiner Harry. Donc, ça ne
sera pas si facile que ça. Si M. Amalfi est le complice de Marty, je
peux lui faire une passe de karaté. Cette perspective me réconforte.
M. Amalfi n’a pas l’air tellement athlétique. Plutôt du genre « avant »
sur les réclames d’amaigrissement. Je passerais toute la nuit devant
le miroir de la coiffeuse, mais on frappe à nouveau à la porte. Encore
Marty avec ses menaces, probablement. Ou bien Peter, qui vient voir
si Marty est venu. Comme de toute façon je n’ai rien de plus
important à faire, je vais ouvrir la porte. Grave erreur ! Le
chambranle paraît brusquement trop petit pour le type qui s’y
encadre. Je n’ai pas le temps de crier : une main gigantesque se
plaque sur ma bouche.
— Venez, grince le cauchemar des mille et une nuits. Mon maître
veut vous voir.
Il me charge sur son épaule comme un paquet de linge sale et
m’emporte. Il a toujours une main sur ma bouche. Je lui donne des
coups de pied frénétiques et le bourre de coups de poings, mais ça ne
lui fait aucun effet. Il ouvre une porte, entre dans une chambre et me
jette sur une épaisse moquette comme s’il livrait un paquet
d’épicerie. Il sort, referme la porte, j’entends une clé tourner dans la
serrure. Je me remets sur mes pieds. Les yeux me sortent de la tête
quand je vois le lit. Un lit monumental comme je n’en ai jamais vu,
avec un baldaquin de brocart éblouissant. Il est si haut qu’il doit
falloir une échelle pour grimper dedans. Au beau milieu de cet engin,
trône Son Altesse, allongé comme s’il se prenait pour l’empereur
Tibère. Il porte une veste d’intérieur de brocart, un foulard noué
autour du cou et un pantalon noir enfoncé dans des bottes
d’équitation.
— Voici la première de nos mille et une nuits, dit-il d’un ton
rêveur. Racontez-moi une histoire, Sehéhérazade.
— Une histoire ? (J’étouffe de rage.) Je vais vous assommer avec
une de vos bottes espèce de sultan à la noix. Comment pouvez-vous
avoir le toupet de m’envoyer chercher par ce géant qui m’a trimbalée
comme si j’étais une de vos esclaves. Si vous ne lui dites pas d’ouvrir
immédiatement la porte et de me laisser rentrer chez moi, je vais…
— Faire quoi ? siffle-t-il.
Il pivote sur ses fesses, fait basculer ses jambes à terre et s’avance
vers moi sans se presser.
— Gardez vos distances.
— Si vous criez, fait-il à voix basse vous allez faire entrer Ali. Il est
derrière la porte. Il sait comment faire taire les femmes. Il a acquis
de la pratique dans le harem de mon père où il était chef des
eunuques. On raconte – je n’en crois rien bien entendu – que
lorsqu’une favorite protestait, mon père demandait à Ali de la faire
taire définitivement. Vous n’imaginez pas de quelle cruauté ses
grosses mains sont capables. Je les ai vues à l’œuvre.
Je reste la bouche ouverte incapable de trouver quelque chose à
dire pour me sortir de ce guêpier.
— Allons, une beauté telle que la vôtre ne doit pas être attristée
par de sombres pensées. Ali possède une qualité qui le sauve. Tant
qu’il monte la garde devant la porte, nous ne serons pas dérangés.
— Ce que vous êtes en train de faire porte un nom, je grogne.
— Mais certainement. L’amour, soupire-t-il.
Penser qu’une beauté aussi exquise va être mienne ! Je serai votre
éternel débiteur, ma chère.
Il tend la main vers moi et m’attrape par le bras. Avant que j’aie
compris ce qui m’arrivait, je me retrouve dans ses bras, sa bouche
écrasée sur la mienne. Sa moustache me chatouille la lèvre
supérieure. Ma foi, comme je n’ai pas le choix, je lui rends son baiser.
Harry est viril, on ne peut pas dire. Quand il embrasse, il embrasse.
Mais une de ses mains baladeuses se balade un peu trop loin ce qui
me ramène brusquement à la réalité. J’arrive à m’arracher de ses
bras et recule précipitamment de deux pas.
— Arrêtez ! dis-je. Laissez-moi le temps de réfléchir.
— Il n’y a pas à réfléchir, ma belle, murmure-t-il. Il y a un homme
et une femme et la volupté. Regardez !
Il tend la main. Tout à coup je vois la collection d’interrupteurs
placés sur le montant du lit. La chambre sombre immédiatement
dans une obscurité totale. Le lit s’illumine comme une piste de patins
à roulettes. Après tout, c’en est peut-être une. Une lumière tamisée
fait briller le dessus de lit de soie bleu. Le ciel de lit est devenu bleu
foncé, où scintillent des centaines de petites étoiles.
— Romantique n’est-ce pas ? demande Harry d’un ton caressant.
Ce lit voyage partout avec moi. Tout à l’heure je vous montrerai
d’autres effets. Le mouvement majestueux de la mer, les miroirs
tournants qui multiplieront à l’infini l’image de notre amour, les…
— Formidable, dis-je d’une petite voix. Mais pour l’instant, je
boirais bien un verre d’eau.
— Un verre d’eau.
Il est si bouleversé qu’il abaisse un interrupteur. La pièce
s’illumine et il me regarde l’air inquiet.
— Vous n’êtes pas malade ?
— J’ai soif simplement, dis-je.
— Voilà un désir facile à satisfaire. Je vais vous préparer un
philtre d’amour qui apaisera votre soif et allumera en même temps
les feux qui sommeillent dans votre splendide poitrine.
Il se dirige vers le bar situé dans un coin de la chambre. Pas un
petit bar riquiqui, non, un vrai, devant lequel dix personnes
pourraient facilement s’installer.
— Rien ne presse, n’est-ce pas ? Toute la nuit est à nous.
Pendant qu’il a le dos tourné, je m’avance d’un pas décidé. Mes
pieds nus ne font pas de bruit sur l’épaisse moquette. Je le rejoins au
moment où il arrive au bar. Là, tel Spartacus dans je ne sais plus quel
film, je lève la main et je lui fais le coup du lapin. Il s’écroule sur la
moquette et ne bouge plus. Je regrette un peu d’avoir frappé si fort,
mais il faut ce qu’il faut, et la violence est le prix de la liberté. Si je ne
l’avais pas frappé, j’aurais dû payer bien plus cher sur sa piste de
patins à roulettes. Reste un sérieux problème à résoudre : celui du
gorille qui monte la garde derrière la porte. J’ai tout à coup une idée
lumineuse. Cet après-midi Harry s’est introduit dans ma chambre en
passant par le balcon. Il n’y a aucune raison pour que je n’en fasse
pas autant. J’écarte les rideaux, ouvre la porte-fenêtre et passe sur le
balcon. Tout va bien jusqu’au moment où je vois la distance qui
sépare nos deux balcons. Je commence à me sentir inquiète. Je jette
un coup d’œil par-dessus l’appui du balcon, ce qui n’arrange rien. Il y
a trois bons mètres entre les deux balcons et une dizaine entre le
balcon et le jardin. Je suis sur le point de rentrer. Mais la pensée de
ce qui m’attend si Harry se réveille et demande à Ali d’exercer ses
talents sur moi me décide à sauter.
Je grimpe sur le mur du balcon, je prends une profonde
inspiration et je saute. Quand je me rends compte que la distance est
trop grande, il est trop tard. Je tends les mains et me rattrape à
l’autre mur du balcon. Je reste là, suspendue dans le vide, incapable
de me hisser par-dessus le mur du balcon.
La situation est dramatique. Si je lâche tout, je tombe de dix
mètres sur un cactus hérissé de piquants, en admettant que j’aie la
chance de ne pas me casser les deux jambes. Et je ne pourrai pas
rester suspendue indéfiniment. J’ai l’impression qu’on m’arrache les
bras. Si je crie, Ali va bondir à la rescousse.
Après quelques secondes qui me paraissent des heures, mes
mains lâchent le balcon et je pousse un miaulement désespéré. Deux
mains fermes m’attrapent par les fesses. J’avais bien besoin de ça !
Me voilà suspendue entre la vie et la mort et un dingue trouve que
c’est le moment idéal pour me violer. Puis une pensée horrible me
vient à l’esprit. Qui donc peut se balader dans les airs à une heure
pareille ? Mais depuis qu’Ali m’a chargée sur son épaule pour
m’emporter dans la chambre de Harry, j’ai l’impression de vivre dans
un monde de fous. « Si tu ne peux pas avoir raison de ces gens, mets-
toi de leur côté », me dis-je.
— C’est vous Batman, l’homme volant ? dis-je d’une voix
mourante.
— N’ayez pas peur, dit une voix au-dessous de mes pieds. Je vous
tiens.
— J’en sais quelque chose, je grogne. Il n’y a qu’un slip de nylon
entre les mains qui me tiennent et moi.
— Lâchez quand je vous le dirai, dit la voix d’un ton rassurant.
— Et après ? On s’envole tous les deux pour aller prendre un
dernier verre dans votre repaire ?
Toute discussion devient inutile. Mes mains lâchent le parapet et
je tombe sur un monticule mou qui gargouille au moment où
j’atterris. Je me retrouve sur un balcon de l’étage au-dessous. Si
j’avais vu ce balcon, je ne me serais pas fait tant de bile. Je me remets
sur mes pieds et je vols M. Amalfi plié en deux qui pousse un
grognement. Ce sont ses mains qui m’ont rattrapée et c’est sur son
ventre que j’ai atterri.
— Oh ! Monsieur Amalfi ! Merci beaucoup de m’avoir sauvé la vie.
J’espère que je ne vous ai pas fait mal ?
— Mais non, mais non. (Il réussit à se redresser et à sourire
faiblement.) Je ne me rendais pas compte qu’une jeune fille aussi
jolie pouvait être aussi lourde.
— Désolée, dis-je, sincère. J’ai voulu sauter sur mon balcon et j’ai
loupé mon coup. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si vous ne m’aviez
pas prêté main-forte. (Je rougis un peu parce que j’ai encore
l’impression de sentir ses doigts qui me serrent.) Mais…
— Mais ne vous excusez pas. (Il frictionne sa brioche et resserre la
ceinture de sa robe de chambre.) Une aventure bien éprouvante,
Miss Seidlitz. Toutefois, si je peux me permettre une question, vous
ne savez pas à quoi servent les couloirs ?
— Ç’est que, dans le couloir, il y a Ali. J’ai eu peur qu’il ne me
laisse pas sortir. Je viens d’assommer son patron, voyez-vous.
Très intéressant. (Il me prend par le bras et me fait entrer dans sa
chambre.) Racontez-moi ça.
— Son Altesse s’imagine avoir priorité sur le marché des esclaves,
dis-je, furieuse. Sans s’occuper de savoir si on consent à être son
esclave. (Je n’en dis pas plus long. Je me rappelle que M. Amalfi est
peut-être le complice de Marty. « Goodman vous fait peur et Amalfi
s’arrange pour capter votre confiance », a dit Peter. C’est exactement
ce qui est en train de se passer.) De toute manière, cela n’a pas
d’importance. Merci beaucoup, monsieur Amalfi. Je vais rentrer chez
moi.
— Attendez. (Son ton est froid et autoritaire. Malgré moi je me
tourne vers lui. Je regarde ses yeux noirs où brille une lueur qui me
fascine.) Rien ne presse, dit-il d’une voix douce. Regardez-moi et
racontez-moi votre histoire, Miss Seidlitz.
— Non, dis-je rapidement, je m’en vais. Mais il est trop tard. Ses
yeux deviennent de plus en plus grands, la lumière qui brille au fond
de plus en plus brillante. Leur profondeur m’attire et tout à coup plus
rien n’existe au monde.
CHAPITRE VI

La plage serait épatante s’il y avait du sable au lieu de galets qui


vous rentrent dans les parties les plus intimes de votre anatomie. Je
suis enchantée quand Peter propose d’aller déjeuner dans une boîte
qu’il appelle ristorante pour montrer qu’il connaît la langue
capricienne. Le restaurant a une terrasse qui donne sur la mer. C’est
la première fois que je porte mon bikini gris acier à reflets d’argent. À
en juger par les chuchotements qui m’accueillent sur la terrasse, il ne
doit pas trop mal m’aller.
Nous nous installons à une table. Peter commande des scampi
frits au beurre et une bouteille de vin. Il se détend et me sourit.
— Alors, comment avez-vous trouvé la Grotte bleue ?
— Formidable, dis-je.
Je n’ai pas envie de lui raconter la peur que j’ai eue quand le
marin nous a dit de nous aplatir au fond du bateau pendant qu’il
visait un trou dans le rocher. L’intérieur de la grotte est sensationnel.
La voûte de la caverne doit bien se trouver à quatre-vingt mètres au-
dessus de nos têtes. Jamais je n’ai vu une eau aussi bleue. Mais je ne
peux m’empêcher de penser à ce que Peter m’a raconté hier. C’est ici
que l’empereur emprisonnait les jeunes filles et les jeunes gens qui
devaient participer à ses orgies. Ça me rend toute triste. Le maître
d’hôtel apporte le déjeuner. Il est formidable. J’ai nagé pratiquement
toute la matinée et je meurs de faim. Je dévore avec plus d’appétit
encore que Peter et ce n’est pas peu dire. Quand nous avons terminé,
il se cale contre le dossier de sa chaise, extirpe l’une de ses horribles
cigarettes de son étui de platine et l’allume avec son briquet en or. Il
commence à m’agacer ce briquet.
— Racontez-moi encore une fois l’histoire de Harry et de son lit à
gadgets, dit Peter pris de fou rire. C’était vraiment sensationnel. Mais
je suis sûr que vous avez tout inventé.
— On ne peut pas inventer un lit comme ça, dis-je froidement. Et
ce n’était pas drôle du tout.
— Le roulement majestueux de la mer (Il s’étrangle de rire.)
J’imagine la pauvre fille attrapant le mal de mer au beau milieu de…
— Ça suffit ! je grince. Si vous étiez une fille, est-ce que ça vous
plairait, qu’un géant entre subitement chez vous, vous charge sur son
épaule et vous jette aux pieds de son maître comme…
— Comme un cadeau du père Noël ? (Il se remet à rire.) Tout
dépend du genre de la fille qu’on est. (Il s’arrête de dire en voyant
mon air.) Désolé, je ne voulais pas vous vexer. Et quand Harry vous a
fait une démonstration de sa merveille électronique, vous l’avez
assommé ?
— Il fallait bien que je m’en aille, dis-je, sur la défensive.
Il me regarde avec admiration.
— En sautant de trois mètres sur votre balcon. Et à dix au-dessus
du sol ! Faut le faire !
— Je n’ai jamais dit que c’était facile. Je l’ai fait, voilà tout. C’était
une situation désespérée.
— Évidemment. Bon, soyons sérieux. Comment Harry va-t-il
réagir après ce qui s’est passé la nuit dernière ? À sa place je me
méfierais d’une fille qui m’a assommé pendant que j’avais le dos
tourné. Même si j’étais fou d’elle.
— Mais enfin…, je hausse les épaules, ce n’est pas ma faute.
Trouvez autre chose pour ce soir.
— Ne dites pas de bêtises ! Il n’y a rien d’autre à faire. Vous êtes
indispensable au projet de Goodman. Sans vous, il ne peut rien faire.
Pour l’empêcher d’arriver à ses fins, je ne vois qu’un moyen : il faut
que vous emmeniez Harry dans votre chambre.
— Et après ?
— C’est tout. Vous faites ce que vous a dit Goodman : vous trouvez
une excuse pour quitter la chambre et vous ne revenez pas. À partir
de là je prends l’affaire en main.
— Parfait, dis-je. Et si Harry refuse de m’adresser la parole ?
— Alors, jouez de tous vos charmes, ma chère Mavis. (Il me scrute
d’un air glacial.) Rappelez-vous qu’il suffit d’un coup de téléphone
pour que vous passiez le reste de vos vacances en compagnie de la
police.
— Il y a des moments où je ne suis pas loin de vous trouver
sympathique, Peter Brook, dis-je furieuse. Et c’est toujours ce
moment-là que vous choisissez pour vous rendre encore plus
antipathique qu’avant.
— Les hommes efficaces sont toujours incompris, dit-il sans
s’émouvoir. Mais comprenez donc dans quelle situation vous vous
trouvez, ma chère. Rappelez-vous ce qui vous arrivera si vous
échouez avec Harry ce soir. (Il consulte sa montre.) Deux heures et
demie, l’heure de la sieste. Nous avons une longue nuit devant nous.
— Un instant, dis-je. Si je réussis à amener Harry dans ma
chambre ce soir, comment le saurez-vous ?
— C’est bien simple. Je passerai chez vous juste avant le dîner.
Vous ne savez pas quel costume Harry vous destine ?
— Non, pas encore.
Il hausse les épaules.
— Il n’y a pas de problème insurmontable.
Il agite paresseusement l’index. Le maître d’hôtel qui s’amène
avec la note manque s’empaler dessus.
Nous nous séparons en arrivant à la ville. Peter m’annonce qu’il
passera dans ma chambre vers sept heures un quart et me demande
de l’attendre s’il est en retard.
Quand j’ouvre ma porte, quelques secondes plus tard, j’ai
l’impression de m’être trompée de chambre. Celle-ci est remplie de
corbeilles de fleurs de toutes les formes et de toutes les tailles, toutes
magnifiques. Je prends l’enveloppe épinglée à la première corbeille.
Sur la carte qu’elle contient je lis :
« Je mérite ce qui m’est arrivé la nuit dernière et davantage
encore. Acceptez, je vous prie, cet humble hommage dans l’espoir
que vous aurez la générosité de me pardonner et d’oublier. Votre
fervent admirateur, Harry.
Le problème est donc résolu. Son Altesse ne m’en veut pas pour ce
qui s’est passé la nuit dernière. Le tout sera de trouver un prétexte
pour sortir de ma chambre une fois que je l’aurai amené. Mais je
réfléchirai à la question plus tard. Pour l’instant c’est l’heure de la
sieste. Je rince mes cheveux poisseux d’eau de mer, les enveloppe
d’une serviette de toilette en forme de turban et m’allonge sur le lit.
Il n’est pas loin de six heures quand je me réveille. Je me douche
longuement, j’enfile un peignoir de bains et je mets mes cheveux en
plis avec mon peigne-séchoir électrique. Ce n’est pas du travail de
professionnel, mais au temps de Tibère, les bonnes femmes ne
devaient pas avoir le temps de passer des journées entières chez le
coiffeur. Elles devaient être trop occupées à courir d’une orgie à
l’autre. Je viens de me farder les paupières quand on frappe à la
porte. Il est trop tôt pour que ce soit Peter.
Je m’approche de la porte et je hurle :
— Qui est-ce ?
Personne ne répond. J’entrebâille prudemment la porte et je
regarde. Personne dans le couloir. Mais par terre, il y a un carton
blanc avec une carte épinglée dessus. Je lis la carte :
Mavis, voici votre costume pour ce soir. J’espère qu’il rendra
justice à votre beauté. Harry.
J’ouvre la boîte et j’en sors le costume. On dirait qu’il en manque
un morceau. Il n’est guère plus grand qu’un mouchoir de poche. Je
regarde de plus près et je comprends. C’est la peau de Mavis qui doit
remplacer les morceaux qui manquent. Le costume est un peu plus
grand que mon bikini mais guère plus. J’enfile un soutien-gorge sans
bretelles et un slip et m’introduis dans le costume en question. Je
glisse mes pieds dans les sandales dorées qui se trouvent dans la
boîte, et je referme sur mon poignet gauche un gros bracelet de
cuivre. Je m’examine dans la glace. Je dois reconnaître que le
résultat n’est pas mal. Le costume consiste en une courte tunique de
soie blanche maintenue par une seule épaulette. Elle est bordée d’un
galon doré autour du cou et sur l’ourlet de la tunique qui arrive tout
juste en haut des cuisses. Ça va être coton pour s’asseoir !
Un quart d’heure plus tard, on frappe à nouveau à la porte. Cette
fois, c’est sûrement Peter. J’ouvre. Je le reconnais à peine. Il porte
une espèce de robe qui lui arrive aux genoux et il a les pieds dans des
sandales. Il écarquille les yeux en me regardant.
— Charmant, votre costume ! Vous êtes sûre qu’il n’en manque
pas un morceau ?
— Je ne sais pas… Mais pourquoi êtes-vous déguisé en femme ?
— C’est une toge, lance-t-il. Tout le monde en portait au temps de
Tibère. Du moins, les Romains. (Il ferme la porte derrière lui et reste
bouche bée en voyant les fleurs qui remplissent la chambre. (Il
sifflote.) Son Altesse ?
— Qui me supplie de lui pardonner, dis-je.
— Eh bien ! Vous n’aurez pas beaucoup de mal à l’amener ici tout,
à l’heure.
— Je ne crois, pas, dis-je. Mais comment le saurez-vous ?
— Extrêmement simple. Grâce à ce petit truc-là. (Il sort de sa
poche un bidule métallique de forme bizarre, grand comme un
timbre-poste.)
— Ma parole, la toge vous porte au cerveau, Peter.
— Il est monté sur adhésif, poursuit-il, comme s’il n’avait pas
entendu ce que je disais. Vous allez voir.
Cet obsédé sexuel attrape le devant de ma tunique d’une main et
de l’autre, plonge dans mon soutien-gorge un petit objet dur et froid.
Il retire la main tranquillement et me sourit.
— Vous voilà maintenant transformée en appareil émetteur.
Je m’apprête à le frapper entre les deux yeux. Mais quelque chose
dans le ton de sa voix me fait hésiter. Il n’a pas vraiment l’air d’un
obsédé sexuel.
— Appareil émetteur ? Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?
— Un émetteur transistorisé. (Il se remet à sourire.) Qui captera
tout ce que vous direz et tout ce qu’on vous dira. (Il se passe la main
sur la poitrine.) J’ai sous ma toge un minuscule récepteur. Quand
vous disparaîtrez avec Harry, il ne me restera plus qu’à trouver un
coin sombre où je pourrai vous écouter bien tranquillement.
J’entendrai tout ce que vous direz et je saurai à quel moment précis
vous sortirez de votre Chambre.
— Ça alors !
Là, j’avoue qu’il m’en bouche un coin. Puis je saisis la portée de ce
qu’il vient de me dire.
— Mais dites donc, ça ne me plaît pas beaucoup, ça. Vous allez
entendre tout ce que je dirai et tout ce qu’on me dira ? C’est un peu
indiscret, vous ne trouvez pas ?
— Ne vous en faites pas, Mavis. Pour moi, c’est un boulot comme
un autre, rien de plus. Oubliez ce micro et ne pensez plus qu’au
prince.
— Bon, entendu. Quelle heure est-il ?
— Pas loin de sept heures. Il faut que je retourne dans ma
chambre. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble. On se
retrouve tous sur la terrasse dans une demi-heure, n’oubliez pas.
— J’y serai. Je serai sûrement le premier émetteur transistorisé à
participer à une orgie romaine.
Il me reste une demi-heure à tuer avant le dîner. Je m’installe
devant la coiffeuse et m’arrange les cheveux. Je vaporise du
« Compte à rebours » à un ou deux endroits que j’ai oublié de
parfumer, le creux de mes genoux par exemple. Je commence à
m’habituer à avoir ce micro dans mon soutien-gorge. Mais le type qui
a inventé cet engin aurait dû penser à en arrondir les angles. Je me
rappelle les instructions de Marty. J’ouvre les grandes fenêtres
persiennes du balcon et ferme les rideaux. Comme je n’ai absolument
plus rien à faire qu’à attendre sept heures et demie, je me réinstalle
devant la coiffeuse et me réarrange les cheveux. Je suis sur le point
de descendre quand on frappe à la porte. J’ouvre, c’est ce petit
salopard de Marty qui vient me rendre visite. Il porte la même toge
que Peter. Il est aussi galant que d’habitude. Il me plaque la main sur
l’estomac, et pousse. Je recule en trébuchant dans la chambre. Il
entre et claque la porte derrière lui.
— Tout est paré pour ce soir ?
— Je crois. J’ai tiré les rideaux comme vous l’avez dit.
— Je vais vérifier.
Il disparaît derrière les rideaux, passe sur le balcon et revient
quelques secondes plus tard.
— Ça m’a l’air d’aller. N’oubliez pas…
— Je l’amène ici. Je trouve un prétexte pour quitter la chambre et
je ne reviens pas.
— Bien. (Il hoche la tête. Le regard de ses yeux bleus me scrute.)
Quels sentiments vous inspire le prince ?
— Je ne me sens pas tranquille quand il est là. Je ne me vois pas
du tout en numéro 432 de son harem.
Il passe lentement la main dans sa tignasse blonde.
— La soirée ne s’animera qu’après le dîner, et encore, pas tout de
suite. Mais tâchez de l’amener ici vers minuit.
— D’accord.
— N’oubliez pas de lui dire qu’Ali vous fiche la trouille et que vous
ne voulez pas de ce gorille devant votre porte.
— Je n’oublierai pas.
— Si quelque chose cloche, mon couteau est là. Je vous découpe
comme une dinde de Noël.
— Je n’en doute pas, dis-je d’un ton uni.
Les yeux bleu pâle me scrutent plus intensément encore.
— Jusqu’à présent, vous étiez terrorisée et vous rouspétiez sans
arrêt. Maintenant vous avez l’air de vous en foutre.
— J’ai peur pour ce soir et j’en ai marre de vous et de vos
menaces.
— Amenez-le ici vers minuit et ne vous en faites pas, dit-il. Après,
je vous laisserai tranquille.
Il tourne les talons et sort. Je lui tire la langue, dès que la porte
s’est refermée. Ouf ! après minuit, j’en serai débarrassée. Peter Brook
se chargera de lui. Cette pensée me réconforte. Je serai débarrassée
de Marty et de Peter, et je pourrai passer le reste de mes vacances
tranquille.
Quand j’arrive sur la terrasse, il y a déjà du monde. Je remarque
d’abord Jackie Kruger qui porte un costume identique au mien. Le
sien est bleu pâle avec un galon d’argent. Dommage qu’elle soit un
peu maigrichonne. Une tenue de ce genre demande à être mise en
valeur par une poitrine généreuse. M. Amalfi est en train de parler
avec Peter ; Il a l’air lugubre comme toujours. Il porte une toge bleu
marine qui lui arrive aux chevilles. À l’autre bout de la terrasse,
Marty fait la conversation à l’Honorable Pamela Waring. Elle porte
une espèce de robe de chambre noire nouée à la taille par une
cordelière et qui lui tombe aux genoux. On dirait qu’elle revient d’un
enterrement. Jackie Kruger s’approche de moi et m’examine de la
tête aux pieds.
— Salut, Mavis, dit-elle aimablement. Nous voilà jumelles, vous
ne trouvez pas ?
— Je ne sais pas, dis-je. Mais comment on fait pour s’asseoir avec
ces déguisements ?
Elle hausse les épaules.
— J’ai cessé de me poser ce genre de questions depuis que les
mini-jupes sont à la mode. De toute façon, ça vaut mieux que d’être
accoutrée comme l’Honorable Pamela. (Elle jette un coup d’œil par-
dessus mon épaule.) Ne regardez pas toute de suite. Nous sommes
éclipsées.
Je me retourne et je vois arriver Harry et la comtesse. Harry est
superbe dans une tenue de soldat. Il porte une tunique presque aussi
courte que la mienne avec une grosse ceinture de cuir et un manteau
rouge agrafé sur l’épaule. La comtesse est vêtue d’une robe couleur
safran décolletée jusqu’à la taille et retenue par deux minuscules
épaulettes sur ses épaules bronzées. Elle s’avance, et tout le monde
voit que sa robe est complètement transparente.
— Si elle porte quelque chose dessous, dit Jackie, il faut une loupe
pour le voir. Et tout ça pour…
— Et tout ça pour Harry, dis-je.
Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un petit pincement de
jalousie.
Arrivée au milieu de la terrasse, la comtesse frappe dans ses
mains. Les conversations cessent et tout le monde la regarde.
— Mes amis, dit-elle avec un léger sourire, comme vous le savez,
cette soirée nous est offerte par Harry. C’est lui qui a fait venir nos
costumes et commandé le dîner et les vins que nous allons boire.
Nous allons dîner à la romaine dans la cour. Ne soyez pas gênés. Les
domestiques sont tous sortis. Nous sommes absolument entre nous.
Maintenant… (Elle se tourne vers Son Altesse et pose la main sur son
bras, comme s’il lui appartenait.)… je vous laissé la parole, Harry.
— Merci, Carla. (Il se tourne vers nous avec un large sourire.)
Puisque vous avez tous eu la gentillesse de porter les costumes que je
vous ai fait remettre, il faut que vous sachiez qui vous personnifiez.
J’ai pris quelques libertés avec les événements et la chronologie.
Mais nos personnages appartiennent tous à une même période de
l’Histoire. (Il s’incline profondément.) Je suis l’empereur Tibère.
Disons que je me suis retiré à Capri quarante ans plus tôt qu’en
réalité. La comtesse est Julie, ma seconde femme. Ma première
femme, dont je suis séparé, mais qui est toujours ambitieuse, est
Agrippine. (Il désigne l’Honorable Pamela, qui renifle, l’air pincé.)
Tacite, le grand historien romain, que vous connaissez tous sous le
nom de M. Amalfi nous honore également de sa présence.
— J’espère que vous m’épargnerez lorsque vous raconterez les
événements de cette soirée, dit la comtesse à M. Amalfi.
— Ce sera difficile, madame, dit-il tristement. Julie, légère, veuve
d’Agrippa, imposée à Tibère par les projets dynastiques d’Auguste,
est célèbre dans tout l’empire pour ses crimes.
— Ah ! (Harry éclate de rire.) Je vois que j’ai bien choisi mon
historien.
— Et votre Julie ? dit la comtesse, glaciale.
— Ce n’est qu’une mascarade, Carla. (Il lui tourne le dos et
regarde Peter.) Et voici le digne préfet, Séjan. Du moins je préfère le
croire digne bien que je sache qu’il me trahira plus tard. Notre ami
artiste, fait-il en désignant Marty, sera ce soir Caligula, fils de
Germanicus qui deviendra un jour empereur de Rome. Mais pas
avant longtemps, j’espère. (Abandonnant la comtesse il s’approche
de Jackie et de moi et nous prend par les épaules.) Et voici, dit-il en
souriant à tout le monde, les deux éléments essentiels de toute orgie
romaine. Permettez-moi de vous présenter les deux plus belles
esclaves captives de Tibère dans l’île de Capri.
— Est-ce à dire que nous n’aurons rien à manger ? demande
Jackie, pratique.
— Mais si, vous aurez à boire et à manger dit Harrv. Vous êtes
esclaves de l’amour, non du travail. Vous êtes ici pour les délices de
votre empereur et de ses invités mâles. Mais l’empereur passe
d’abord, ne l’oubliez pas. Par ailleurs, les invités ont des obligations
envers ma belle Julia.
Il retourne vers la comtesse et lui offre le bras.
— Revenons maintenant deux mille ans en arrière, dit-il d’un ton
sérieux. Les deux esclaves vont se rendre dans la cour suivies de
Caligula et de Séjan. Puis viendra Agrippine au bras de Tacite et
finalement, Tibère et Julia. Ave César.
Personne ne rit, tout le monde a l’air un peu abasourdi.
Machinalement je me dirige vers la cour, Jackie à mes côtés. Les
autres nous suivent dans l’ordre indiqué. En arrivant dans la cour, je
manque trébucher. J’entends à côté de moi Jackie qui a un hoquet de
surprise.
La cour est entièrement transformée. Une immense table basse
couvre la quasi-totalité de l’espace pavé. Elle est éclairée par de fines
bougies et chargée de plats. De grands gobelets d’argent remplis de
vin sont posés sur la table qui est entourée de divans bas jonchés de
coussins moelleux. Les murs de la villa nous entourent et nous
isolent entièrement du monde. Au-dessus de nous, le ciel de velours
est clouté d’étoiles. Le chant d’une harpe retentit quelque part. Je
sens des frissons me courir le long de l’épine dorsale.
— Ma femme prend place près de moi, au haut bout de la table,
annonce Harry, qui conduit la comtesse vers un divan. Caligula et
une esclave de ce côté-ci. (Il fait signe à Martin Goodman et à Jackie
Kruger de prendre place.) Tacite et l’autre esclave de l’autre côté, et,
en face, Séjan et Agrippine.
Je remarque qu’il place Marty entre la comtesse et Jackie, et moi
entre M. Amalfi et lui. L’empereur attend que tout le monde soit
installé avant de se laisser tomber sur le divan près de la comtesse.
— Un mot encore avant que la petite fête commence, ajoute-t-il
d’un ton moqueur. Bien que me sachant entre bons et loyaux amis, je
prierai encore quelqu’un de se joindre à nous.
Il frappe dans ses mains et, deux secondes plus tard, une
gigantesque silhouette émerge de l’ombre. J’étouffe un cri. Ali, le
géant, a l’air encore plus terrifiant que d’habitude. Nu jusqu’à la
taille, il porte un pantalon bouffant et son horrible épée dentelée
accrochée à la ceinture.
— Ali qui est devenu mon garde du corps personnel, m’a été offert
par un de mes capitaines qui avait capturé un bateau pirate en
Méditerranée. Que sa vue ne vous fasse pas perdre l’appétit. Il ne
devient violent que lorsque la personne de son empereur est
menacée. Et maintenant (il lance un coup d’œil à M. Amalfi) si nous
commencions ?
M. Amalfi prend un gobelet de vin puis se lève. Tout le monde en
fait autant.
— Le toast à l’empereur, dit M. Amalfi d’un ton lugubre, doit se
boire jusqu’à la dernière goutte. Vous répéterez les paroles après moi
et viderez vos gobelets.
— Ceux qui y manqueront seront punis, signale Harry. Ils seront
décapités séance tenante par Ali ou devront boire trois gobelets de
vin en moins de trois minutes.
M. Amalfi tend son gobelet.
— Ave, César. Nous te saluons tous, ô ! puissant Tibère.
— Ave César ! Nous te saluons tous, ô ! puissant Tibère.
J’ai l’impression que jamais je ne verrai le fond de mon gobelet.
Je vais sûrement mourir noyée dans du vin. Je finis quand même par
y arriver, et je m’assieds. Les autres ont l’air d’avoir les mêmes
ennuis que moi. La dernière à vider son verre est l’honorable Pamela
qui rote poliment en s’asseyant.
— Que la fête commence ! lance alors Harry.
Je le regarde saisir un faisan entier, en arracher une patte et la
tendre poliment à la comtesse qui l’accepte avec un sourire. Puis il
fait claquer ses doigts. Ali prend une énorme carafe et remplit tous
les gobelets à ras bord. Si je veux conserver la tête claire pour
emmener Harry dans ma chambre, il faut que je mange. Il n’y a ni
assiettes ni couverts. Je fais comme l’empereur et me sers de mes
mains. Je termine une délicieuse bouchée de faisan quand Harry se
lève, son gobelet plein à la main. Tout le monde en fait autant.
— Je lève mon gobelet à la femme de l’empereur, la brune
enchanteresse Julie. (Il sourit.) Je n’ai pas besoin de vous rappeler
que les mêmes pénalités seront appliquées à ceux qui ne boiront pas.
— À Julie, la brune enchanteresse, répète tout le monde.
Le silence qui suit n’est rompu que par des bruits de déglutition.
Je trouve que la clarté des bougies a un éclat doux et chaud, quand je
me rassieds, je trouve que j’ai de la chance de me trouver parmi des
gens aussi charmants par une nuit aussi belle. Trois bouchées de
faisan plus tard, tout le monde se lève pour boire à la santé de la
première femme de l’empereur, la gracieuse Agrippine. L’Honorable
Pamela remercie la compagnie d’un hoquet et Marty asperge de vin
le devant de sa toge en éclatant de rire au mauvais moment.
C’est après le toast porté à la santé de l’austère Séjan que je me
rends compte qu’il fait une chaleur terrible. J’ai bien envie de me
débarrasser de ma tunique pour me rafraîchir un peu, mais je me
rappelle à temps le micro collé sous mon soutien-gorge. Il pourrait
m’attirer un tas de questions désagréables. Ce diable de Harry se
relève, le gobelet tendu.
— Je bois à la santé de notre savant historien Tacite, dit-il d’un air
extrêmement sérieux.
Tout le monde se lève, très lentement cette fois. Les murs
oscillent un peu quand je reste immobile. Quand j’ai vidé mon verre
et que je me rassieds, je m’aperçois que j’étais déjà assise. Une
histoire de pesanteur, sans doute.
— Tacite, dit Harry en criant pour couvrir la conversation
générale. Tu es un historien, un homme doué de la vision de l’avenir.
Peux-tu regarder dans ta boule de cristal et nous prédire l’avenir
immédiat de nos invités ?
— Très puissant Tibère, soupire M. Amalfi, la boule de cristal est
obscure et embrumée. L’air est empli de traîtrise. Il n’y a à cette table
qu’une seule personne qui soit vraiment ce qu’elle paraît être. Je vois
venir la violence. (Sa voix baisse jusqu’au murmure.) La mort peut-
être.
— César, mon époux ! crie la comtesse (Elle pose une main sur le
bras de Harry et lui adresse un radieux sourire.) La tête de ce
vieillard est trop remplie d’Histoire. La nuit est faite pour le plaisir.
Que la fête et les divertissements commencent.
— Tu as raison, Julie ! (Il lui sourit et lève son gobelet.) Que le vin
coule comme l’eau d’une fontaine et que mes amis s’amusent. Ils
vont assister à un spectacle unique.
CHAPITRE VII

Je n’ai pas la moindre notion de l’heure, mais ça m’est égal.


Autour de la table, personne n’a l’air de s’y intéresser non plus. Peter
et l’Honorable Pamela font un concours à qui boira le plus en tenant
son gobelet par les dents. De l’autre côté de la table, Jackie berce la
tête de Marty sur ses genoux et égrène une grappe de raisin dont elle
lui fourre les grains dans la bouche. Harry et la comtesse sont
allongés sur leur divan, à demi enlacés. Mais le cœur n’y est pas. À
côté de moi, M. Amalfi a l’air de dormir. Puis il se redresse et dit :
— Miss Seidlitz !
— Oui ?
J’éprouve quelque difficulté à prononcer ce mot. J’ai les lèvres
toutes raides.
— Cette orgie n’est pas bien gaie, (Il prend son gobelet et boit une
longue gorgée.) Vous devriez ouvrir les réjouissances par une danse.
— Mais, monsieur Amalfi, dis-je péniblement, ce serait avec
plaisir. Seulement je ne sais pas danser.
— Mais si ; mais si, dit-il d’un ton ferme. Vous êtes la plus grande
danseuse de la cour de Tibère. Bien des hommes sont devenus fous
de désir en vous regardant danser.
— Dommage qu’ils n’aient pas eu le courage de se présenter, dis-
je à haute voix. Non, monsieur Amalfi, je suis désolée.
— Regardez-moi.
Son ton est impératif. Je tourne automatiquement la tête et
regarde ses grands yeux noirs qui deviennent lentement de plus en
plus grands. Je finis par ne plus rien voir d’autre.
— Tout Capri est à vos pieds quand vous dansez, dit-il à voix
basse. Vous êtes la préférée de la déesse Terpsychore. Elle vous a
donné la grâce de son corps et l’enchantement de ses pieds.
— Oui.
Je hoche lentement la tête. Quelque part au fond de moi-même, je
sais qu’il a absolument raison.
— Je vais annoncer le divertissement. Ensuite, vous danserez.
— Oui. Terpsychore, c’est moi.
— Tout-puissant Tibère, lance M. Amalfi à voix forte. (Harry se
lève si brusquement que la comtesse roule à terre.) J’ai l’honneur de
vous présenter le premier divertissement. L’esclave qui se trouve
près de moi va danser pour vous, ô César !
J’entends quelques applaudissements ; et avant d’avoir compris
ce qui se passe, je suis en train de tourbillonner. La musique est de
plus en plus forte et rapide. Je danse sans le moindre effort. Je me
demande comment ça se fait que je ne me sois pas aperçue avant ce
soir que j’étais une grande danseuse. Je ne sais pas très bien combien
de temps je danse. Je me retrouve à plat ventre aux pieds de
l’empereur. Tout le monde applaudit à tout casser en me regardant.
Les yeux leur sortent littéralement des trous.
— Et moi qui vous croyais frigide hier soir, murmure Harry, le
gosier sec.
Je lui adresse un sourire vague. Je me lève et je retourne
m’asseoir à côté de M. Amalfi.
— Parfait, dit-il au moment où je m’assieds. Je crois que
l’empereur ne s’intéressera plus bien longtemps à la comtesse ce soir.
— Hé là ! lance Jackie Kruger. On est comme qui dirait
partenaires, non ? Je ne peux pas vous laisser le succès pour vous
toute seule, Mavis.
Elle enfonce son coude dans les côtes de Marty qui ne me quitte
pas des yeux. C’est un véritable soulagement.
— Va chercher ta quincaillerie, Séjan, dit Jackie. J’ai envie de
flirter avec la mort.
Marty pousse un grognement, se lève et sort en titubant. En
moins d’une minute, il revient, des poignards plein les bras.
— Et voici le deuxième divertissement, annonce M. Amalfi.
Assisté de l’autre esclave, Séjan va démontrer son habileté au lancer
du couteau.
Jackie se lève et s’incline si bas qu’elle pique presque une tête
dans une coupe de fruits. Elle s’approche d’un pas vacillant du portail
de bois fermé à clé et s’y adosse. Marty se place à trois mètres d’elle.
Il fronce les sourcils, prend un couteau, le soupèse un long moment,
le lève et le lance. La pointe frôle les cheveux de Jackie et se fiche
dans la porte juste au-dessus de sa tête. J’entends l’Honorable
Pamela hoqueter. Je la comprends. Le second couteau effleure
l’épaule de Jackie et s’enfonce dans le bois. (Je me demande si je dois
regarder ou me boucher les yeux. Je finis par regarder. C’est drôle,
mais c’est toujours comme ça.) Marty continue à lancer ses couteaux.
Ils ont tous l’air de vouloir faire des boutonnières dans la peau de
Jackie, mais elle ne pousse pas un cri. Je suis quand même bien
contente quand le dernier couteau se plante dans le portail, tout
contre sa hanche gauche. Tout le monde applaudit. Marty se
retourne et s’incline gauchement, puis il fait signe à Jackie de venir
vers lui : Elle sourit, hoche la tête et fait un pas en avant. On entend
une étoffe qui se déchire et son costume d’esclave reste cloué à la
porte, par la batterie de couteaux. Maigre comme elle est, Jackie n’a
pas besoin de porter de soutien-gorge. Aujourd’hui, elle le regrette
sûrement. Elle baisse la tête et se regarde. À part un mini-slip noir,
elle est entièrement nue. Elle pousse un gémissement et quitte la
cour au galop. Un quart de seconde plus tard, Marty pousse un
hurlement et se précipite à sa poursuite. Harry applaudit si fort qu’il
manque tomber du divan. Quand tous les rires et les
applaudissements se sont calmés, il s’adresse à M. Amalfi.
— Je vous félicite pour la qualité de ces divertissements, Tacite.
Quel est le suivant ?
— Un tour de magie vous amuserait-il, César ? (M. Amalfi se
lève.) Votre charmante épouse consentirait-elle à me servir
d’assistante ?
— Non, réplique aussitôt la comtesse.
— Ma chère Julia… (Harry fronce les sourcils.)… vous ne pouvez
refuser à notre hôte.
Elle se mord la lèvre inférieure, puis réussit à sourire.
— Si vous insistez, mon cher Tibère.
Elle se lève et rejoint M. Amalfi. Elle est vraiment sensationnelle à
la lumière des chandelles, avec ses longs cheveux noirs qui lui
tombent sur les épaules. Des reflets dansent dans ses yeux vert foncé.
La robe safran presque transparente moule ses seins menus et haut
perchés, ses hanches étroites et la courbe parfaite de ses longues
cuisses. M. Amalfi la contemple longuement puis se tourne vers
Harry.
— L’heure de la sorcellerie approche, César, dit-il. L’heure où
s’ouvrent les tombeaux et où les chauves-souris volent bas.
Je jurerais entendre des ailes battre au-dessus de ma tête.
Instinctivement, je me protège les cheveux de mes bras. Mais
M. Amalfi sourit. Le bruit d’ailes disparaît.
— À la cour du puissant Tibère, dans la riche et chaude nuit de
Capri, il n’y a pas de chauves-souris… (Il plonge une main dans les
cheveux de la comtesse.)… mais seulement une douce colombe.
Il retire sa main fermée, l’ouvre. Une petite colombe s’envole puis
disparaît dans la nuit.
La comtesse passe nerveusement la main dans ses cheveux et lui
sourit en découvrant ses dents.
— Une esclave aurait été mieux désignée pour ce tour de magie,
dit-elle d’une voix acide.
— Ne sommes-nous pas tous les esclaves de Tibère ? dit M. Amalfi
d’un ton uni. À cet égard, il n’existe pas de différence entre la belle
impératrice et le fidèle garde du corps. (Il se tourne vers Ali, toujours
immobile derrière Harry.) Voulez-vous me confier votre vaillante
épée ?
Le géant hésite un instant, consulte Harry du regard. Celui-ci lui
accorde son autorisation d’un signe de tête. Ali tend son affreuse
épée dentelée.
— Merci. (M. Amalfi soupèse l’épée d’une main puis la tend à la
comtesse.) Prenez-la.
Elle saisit l’épée maladroitement.
— Et maintenant ? demande-t-elle sèchement.
— La magie est sa propre sauvegarde, dit-il. Frappez-moi de cette
épée de toutes vos forces.
— Ne faites pas l’imbécile. Je ne vais pas…
— Frappez-moi !
Le ton de sa voix est redevenu impératif.
Pendant un instant qui paraît une éternité, la comtesse le regarde
fixement. Puis, à deux mains, elle saisit l’épée et la lève au dessus de
sa tête. Elle serre les lèvres et frappe de toutes ses forces. Quelqu’un
pousse un cri. Je m’aperçois ensuite que c’est moi. L’épée descend
vers le crâne de M. Amalfi. Je m’attends à voir gicler sa cervelle.
Mais, à la dernière minute, il fait un geste brusque de la main droite.
L’épée tourbillonne. La comtesse pousse un cri perçant. L’épée lui
vole des mains et passe au-dessus de la tête de M. Amalfi. On
l’entend tomber et rebondir quelque part sur les pavés de la cour. Ali
pousse un petit cri, comme une mère qu’on vient de séparer de son
enfant. Il se précipite pour récupérer son épée.
La comtesse considère M. Amalfi d’un air terrorisé. Elle tourne les
talons, retrousse sa robe safran au-dessus de ses genoux et part
comme une flèche.
— Bouh ! Enfantin ! déclare l’Honorable Paméla d’une voix
avinée. Et qu’est-ce que ça prouve ? Un petit tour de main, voilà
tout…
Là-dessus, et sans crier gare, elle s’écroule comme une masse. Sa
tête percute la table avec un bruit inquiétant.
— La dame paraît incommodée, dit poliment Peter. Avec la
permission de l’empereur, je vais la transporter dans un endroit plus
tranquille.
Il charge l’Honorable Pamela sur son épaule. Sa ressemblance
avec un sac de pommes de terre à moitié vide est frappante.
— Les divertissements sont terminés, dit M. Amalfi. Je vous laisse
aux délices de votre esclave.
Il s’incline très bas et sort lentement derrière Peter.
Je reste seule avec Harry. Il n’a pas l’air très porté à la
conversation. Il se penche vers moi et me caresse lentement le bras,
puis l’épaule.
— J’ai déjà assisté à des orgies romaines plus mouvementées que
celle-là, dit-il. Mais elle a eu au moins un résultat appréciable : celui
de me laisser seul avec vous.
— Seul ? (Par-dessus son épaule, je regarde la gigantesque
silhouette d’Ali debout derrière sa chaise.) Je me sentirais plus seule
dans un grand magasin, un vendredi après-midi, qu’avec ce type-là.
— Je vais lui dire de s’en aller, dit Harry aussitôt.
— Non. (Je secoue la tête.) J’ai une meilleure idée. Allons-nous-
en. Laissez-le ici et montons dans ma chambre.
Il paraît hésiter un instant, puis acquiesce.
— Excellente idée.
Il tourne la tête, dit quelques mots à Ali dans une langue
étrangère. À voir l’expression du géant, je comprends tout de suite
qu’il n’a pas envie de rester seul dans la cour. Il ouvre la bouche pour
protester. Harry le fait taire en lui disant quelque chose qui me ferait
dresser les cheveux sur la tête s’il le disait en anglais. Harry se lève,
se penche pour passer un bras autour de mes épaules et l’autre sous
mes jambes. Il m’enlève comme une plume, ce qui est un compliment
pour mon rembourrage. J’ai l’impression de vivre un rêve. Entrer
dans la maison, monter l’escalier dans les bras d’un empereur
romain… Je réagis quand nous arrivons devant la porte de ma
chambre. J’ai l’impression qu’un gong me résonne à l’intérieur du
crâne.
— Arrêtez ! je crie. N’entrez pas. C’est un piège. Un piège monté
par Eurospan pour vous assassiner.
Harry est tellement stupéfait qu’il me lâche. Je tombe par terre
avec un bruit affreux. Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de moi.
Je me lève d’un bond et lui saisis le bras.
— Allez-vous-en. Si vous restez ici, vous allez vous faire
descendre.
Il est tellement surpris qu’il ne comprend rien à ce qui se passe.
Je l’entraîne dans le couloir et nous arrivons devant sa chambre.
J’ouvre la porte, le pousse à l’intérieur et le suis. Je referme la porte
derrière moi et donné un tour de clé.
— Mavis, me dit-il. (Il me regarde les yeux écarquillés.) Vous avez
perdu la tête ?
— Non, dis-je, haletante. Je viens de la récupérer. Maintenant je
me rappelle tout. Hier soir quand j’ai sauté de votre balcon sur le
mien, c’est M. Amalfi qui m’a rattrapée. Après… (J’hésite un peu par
ce que les choses ne sont pas très claires dans ma tête.)… enfin, je lui
ai dit que Marty devait vous assassiner dans ma chambre et que
Peter devait l’empêcher de vous assassiner. M. Amalfi m’a dit que
c’était trop dangereux, que Peter ne pourrait probablement pas
arriver à temps pour vous sauver et vous…
— N’auriez-vous pas bu un peu trop de vin ? demande-t-il. La
chaleur, le spectacle, tout ça vous a embrouillé les idées.
— Je vous en prie, il faut me croire Harry, Votre Altesse.
M. Amalfi m’a dit que je ne me rappellerais notre conversation d’hier
soir que lorsque nous arriverions ce soir devant la porte de ma
chambre. À ce moment-là je devais vous amener dans votre chambre
et y rester avec vous, la porte fermée à clé jusqu’au moment où il
viendrait nous dire que nous pouvons sortir.
— Vous devez être un peu fatiguée, Mavis, dit-il avec douceur. Si
vous n’avez pas trop bu, c’est sans doute un cauchemar que vous
vous rappelez à moitié. Personne ne cherche à m’assassiner. Écoutez,
c’est bien simple, allons jeter un coup d’œil dans votre chambre.
Quand vous verrez qu’elle est vide et que personne ne m’y attend,
vous serez convaincue que je n’ai rien à craindre.
— Non, je crie. Vous trouverez Marty avec son poignard. Il vous
tuera au moment où vous mettrez le pied dans la chambre.
— Mais non, c’est des histoires !
Il me repousse et se dirige vers la porte d’un air décidé.
Je ne peux rien dire pour l’arrêter. Il faut que je fasse quelque
chose. J’ai une soudaine inspiration. J’arrive avant lui à la porte et
j’enlève la clé qui était restée dans la serrure.
— Donnez-moi cette clé, dit-il sèchement.
— Non, je ne vous laisserai pas vous, faire assassiner, Harry Votre
Altesse.
Il essaie de m’arracher la clé des mains, mais je suis plus rapide
que lui. J’ouvre le devant de ma tunique et glisse la clé dans mon
soutien-gorge.
— Voilà ! Vous ne pourrez pas sortir, dis-je, triomphante.
Il me regarde un bon moment. Une lueur s’allume dans ses yeux.
Ça me rend toute chose et sa moustache se met à craquer toute seule.
— Schéhérazade, dit-il d’une voix rauque. Vous n’aviez pas besoin
d’inventer toute cette histoire pour être sûre que nous resterions
seuls ensemble.
— Je m’appelle Mavis, je corrige machinalement. Et je n’ai pas
inventé cette histoire, elle est vraie.
— Mais bien sûr, ma chérie, je comprends parfaitement, roucoule-
t-il.
Il tend les mains vers moi, me saisit les épaules et m’attire à lui.
L’instant d’après, il me serre contre lui plus fort qu’un bretzel dans
une presse à biscuits. L’histoire se répète. La moustache vient me
chatouiller la lèvre. Je ne peux pas m’empêcher de lui rendre son
baiser. Ses mains ne sont pas seulement baladeuses, mais glaciales.
Je m’arrache à ses bras et recule de deux pas.
— Écoutez, Harry. Vous n’avez rien compris. Écoutez-moi bien. Je
recommence. Après tout, nous sommes des êtres intelligents, tous les
deux et… Houlah !
Ce houlah a une raison. Harry s’avance vers moi comme si j’étais
la dernière des Sabines ou je ne sais plus quelle bonne femme
historique qui voulut conserver ses droits et récolta la tempête. Harry
a l’air d’une véritable tempête. Il a vingt mains qui s’agitent dans
tous les sens et le sens qu’elles prennent ne me plaît pas du tout. Je
recule aussi vite que je peux. Pas assez. L’une des mains qui
tourbillonnent, attrape l’encolure de ma tunique. Il tient bon. Je
recule. Il faut que quelque chose cède. Et, bien entendu, c’est la
tunique. Deux secondes plus tard, le voilà ma tunique à la main et
moi en slip et soutien-gorge sans épaulettes.
— Splendide !
Il s’immobilise un instant, et me passe aux rayons X du cou aux
genoux. La lueur qui s’est allumée au fond de ses yeux, brille de plus
en plus.
— Vous êtes une houri du paradis.
Je ne sais pas trop ce que c’est qu’une houri, mais je vois à peu
près. Il s’avance à nouveau vers moi. Je parviens à esquiver le
premier assaut. Mais la situation ne tarde pas à devenir désespérée.
Je manque d’espace pour manœuvrer à cause de ce fichu lit qui
occupe toute la place. Il virevolte sur ses talons et revient vers moi,
les bras ouverts. Si le petit chaperon rouge avait rencontré Harry Son
Altesse, elle aurait appelé le loup à son secours. Il n’y a plus de place.
Je suis obligée de grimper sur le lit. Ce foutu engin m’arrive à
hauteur de poitrine. Je prends mon élan, je saute et je m’agrippe au
dessus de lit. J’atterris sur les genoux.
Je m’attendais à ce qu’il me suive sur le lit, mais non, il reste bien
tranquille, une main sur un montant du lit, un sourire satisfait aux
lèvres.
— Mais certainement, vous avez absolument raison, ma chérie. (Il
se passe l’ongle du pouce dans la moustache.) Vous voilà enfin dans
un cadre qui convient à votre beauté. Le bleu est votre couleur
préférée, n’est-ce pas ?
Il abaisse un commutateur qui se trouve sur un des montants du
lit. L’instant d’après, le ciel de lit se transforme en un ciel nocturne
où scintillent de minuscules étoiles. Le dessus de lit se met à briller.
— Harry, je murmure. Je vous assure que vous n’avez rien
compris. Je…
— Une vision de beauté…
Il a le regard fixe, la voix qui chavire. Il abaisse un autre
commutateur. Un million de Mavis quasiment nues apparaissent
dans des miroirs tournants. J’entends un cliquetis et un instant plus
tard, un parfum lourd flotte dans l’air.
— Et maintenant, quoi d’autre ? je demande. Il y a un distributeur
de saucisses et de café sans doute ?
Harry se contente de me regarder d’un air concupiscent. Il saute à
pieds joints sur le lit. Un instant nous nous regardons dans le blanc
des yeux, puis nous commençons à tourner sur le lit. Il va de plus en
plus vite. Moi aussi. Je finis par m’essouffler et je me rattrape au
montant du lit pour ne pas tomber à plat ventre sur le couvre-lit. Ce
serait la catastrophe.
— Mais pourquoi ne discutons-nous pas ? dis-je en essayant de
reprendre mon souffle.
— Mavis chérie, dit Harry d’une voix pâteuse, il n’y a rien à
discuter. Il n’y a qu’un homme et une femme et l’amour que nous
éprouvons l’un pour l’autre et sa consommation sous les étoiles. (Il
contemple le ciel de lit comme s’il était vrai.) Nous pouvons planer
dans la volupté jusqu’à…
Avec Harry on ne sait jamais ce qu’il va inventer. Tout en parlant
il s’approche, de moi et essaie de m’attraper. Instinctivement je
recule, et mon omoplate écrase les commutateurs placés sur le
montant du lit. Alors, le monde entre en folie.
Les étoiles disparaissent et sont remplacées par une aurore dorée.
Les miroirs se mettent à tourner de plus en plus vite. Dix millions de
Harry et de Mavis ont l’air de faire des folies à une vitesse
supersonique. Le lit tout entier se met à bouger sous nos pieds, Harry
m’avait parlé du mouvement majestueux de la mer. On dirait plutôt
le choc de deux raz de marée. Je me cramponne désespérément au
montant du lit. Harry titube comme un marin ivre. Un orchestre à
cordes entame une furieuse symphonie. Tout à coup, un jet de
parfum atteint Harry dans l’œil et l’aveugle un instant. Il perd
l’équilibre, dégringole presque du lit qui se soulève de l’autre côté, ce
qui le fait rouler. J’ouvre la bouche pour crier, mais je reçois un jet de
parfum au fond de la gorge ; je n’ai plus qu’à me gargariser.
Cet engin de malheur fonctionne de plus en plus vite. Au lever du
soleil succède un ciel bleu éclairé par un soleil éblouissant, ce qui
n’empêche pas les étoiles de scintiller derrière. L’orchestre à cordes,
déchaîné, joue L’amour est une splendeur infinie du début à la fin en
quinze secondes. Puis il enchaîne aussitôt sur Viens danser avec moi.
Des nuages de parfum sortent de partout comme de la vapeur d’une
chaudière crevée. Le lit se tortille et s’agite comme si nous étions à
l’épicentre de deux tremblements de terre. Les miroirs tournent si
vite qu’ils finissent par se briser, et dix millions de Mavis et de Harry
se trouvent instantanément en miettes. Harry rebondit sur la
couverture comme un bouchon dans une machine à laver. Je n’ai pas
le temps d’y penser. Je suis bien trop occupée par mon sort
personnel. Je ne vais pas pouvoir me cramponner bien longtemps au
montant du lit. Il n’y a qu’une seule chose à faire. J’inspire
profondément, je ferme les yeux et je saute. J’atterris dans un fracas
sinistre. J’ouvre les yeux pour voir le résultat. On n’a pas des muscles
pectoraux bien développés pour rien. Les miens sont occupés à
prouver leur souplesse. Je les vois se soulever majestueusement
presque jusqu’au menton. Puis quelque chose se déchire. Mon
soutien-gorge sans bretelles et moi nous nous séparons. J’entends le
tintement de la clé qui tombe par terre, puis un gargouillis. C’est
Harry qui avale une nouvelle giclée de parfum.
Il ne mérite tout de même pas de mourir pulvérisé par son propre
lit. J’abaisse tous les commutateurs du montant de lit. Pendant un
instant, rien ne se passe. Puis le lit pousse un grand soupir de
désespoir, ralentit et stoppe dans un grincement prolongé. Un
silence assourdissant plane dans la pièce. Il est ponctué d’un
sifflement final et d’un dernier jet de parfum que Harry reçoit dans
l’oreille gauche, Son Altesse rampe lentement jusqu’au bord du lit et
en descend prudemment. Il titube quelques secondes sur place sans
rien voir. Peu à peu, il reprend son équilibre et il paraît me voir. Pour
de bon. La lueur se rallume dans ses yeux. On peut dire qu’il a de la
suite dans les idées, Harry. Je devrais me remettre à courir mais je
suis complètement claquée.
— Harry, dis-je d’un ton suppliant. Assez pour aujourd’hui. Si on
remettait ça à demain ?
— Votre beauté est irrésistible, ma chérie, dit-il d’un ton rauque.
La seule vue de votre poitrine d’un blanc de neige me transporte au
paradis.
Ses yeux s’exorbitent, et il plonge la main entre mes seins. Çà
alors ! Jamais on ne m’a outragée de la sorte. Je raidis les doigts de
ma main droite et je suis sur le point de les lui enfoncer dans le
plexus solaire, quand j’éprouve une douleur violente comme si on
m’arrachait du ruban adhésif. Harry recule d’un pas, ouvre la main et
je vois le micro.
— Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez équipée d’un émetteur,
Mavis, fait-il d’un ton glacial. (Il jette le micro à terre et l’écrase
consciencieusement sous son talon.) Commencez donc par le
commencement, sans rien oublier. Nous avons toute la nuit devant
nous. Si vous n’avez pas envie de parler, j’appelle Ali. Je suis certain
qu’il vous fera très rapidement changer d’avis.
— Mais c’était uniquement pour que Peter sache à quel moment je
vous laisserais seule dans ma chambre. Pour qu’il puisse vous
protéger contre Marty, dis-je. Il n’y a aucun mystère, c’était
uniquement pour vous protéger. Je vous l’ai déjà expliqué tout à
l’heure. Quand nous sommes arrivés devant la porte de ma chambre,
je me suis rappelée ce que M. Amalfi m’avait dit hier soir et je vous ai
fait venir ici.
Il se frictionne le front comme si il avait mal à la tête.
— Vous allez un peu trop vite pour moi, murmure-t-il. Si vous
commenciez par le commencement ?
— C’est à Rome que ça a commencé, dis-je. Avec Frank Jordan et
son télescope. Un soir, je suis sortie sur le balcon. J’ai vu son
télescope. Il était en train d’écouter ce que disaient les autres dans un
appartement situé de l’autre côté de la place. Après ça, il s’est
précipité dans ma chambre, j’ai dû lui administrer un coup de karaté.
— Je vous en prie. (Harry m’adresse un faible sourire.) Vous allez
encore un peu trop vite. Vous faites au moins du quinze cents à
l’heure.
— C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Marty, j’explique ; et
de son horrible couteau, et du grand brun qui s’appelle Tino. Ils ont
fouillé ma chambre. Pendant ce temps-là Frank Jordan était
suspendu dans le vide au bord de mon balcon. Ça, je ne l’ai su
qu’après. Alors j’ai écouté à sa place par le télescope. Ils lui ont tiré
dessus par la fenêtre et ils l’ont tué. Heureusement, Peter est arrivé.
Il m’a dit que, si je ne l’aidais pas à mettre la main sur les types
d’Eurospan, il raconterait à la police que j’avais assisté au crime et
qu’on me garderait probablement en prison pendant tout le reste de
mes vacances. J’aimais tout de même ! mieux me faire pincer les
fesses, vous comprenez ?
Il pousse un faible gémissement et serre sa tête à deux mains
comme si elle allait éclater.
Son mal de tête a l’air d’empirer. Ça m’ennuie beaucoup.
— Nous en avons pour un bon moment, murmure-t-il. Voulez-
vous boire quelque chose ?
— Non merci. C’est tout simple, Harry ! Peter m’a fait le coup du
chantage pour que je l’aide à vous protéger. Marty m’a terrorisée
pour que je l’aide à vous assassiner. Alors M. Amalfi…
C’est clair comme le jour mais Harry est tellement bouché qu’il
m’interrompt toutes les cinq minutes avec des questions idiotes. Si
bien qu’il me faut un bon quart d’heure pour terminer mon histoire,
et qu’à la fin j’ai la gorge complètement desséchée.
— Le mieux, c’est d’aller voir ce qui se passe dans votre chambre,
dit-il en ramassant la clé de la porte. Les assassins ont dû vider les
lieux maintenant. Mais autant en avoir le cœur net.
Mais M. Amalfi m’a dit…
— Je suis plus intéressé par ce qu’il ne m’a pas dit, à moi, grogne
Harry, d’un ton qui me fait frissonner. Faites-moi penser à le lui
demander la prochaine fois que je le verrai. Pour l’instant, c’est moi
qui commande.
Après toutes ces explications, je suis bien trop fatiguée pour
discuter. Je hoche la tête. Harry donne un tour de clé, ouvre
prudemment la porte et scrute le couloir.
— Personne. C’est bizarre. Ali aurait dû revenir depuis longtemps.
Par-dessus son épaule, il me lance un coup d’œil inquiet.
Je le suis dans le couloir. Nous arrivons devant la porte de ma
chambre. Elle est toujours fermée. Harry glisse la main sous sa
tunique et en soft un revolver. De sa main libre, il tourne
prudemment le bouton de la porte. Puis d’une poussée, il l’ouvre et
d’un bond entre dans la pièce. Je retiens mon souffle. Je n’entends
rien. Preuve que la chambre est vide. Je me sens soulagée.
Mais Harry s’immobilise sur place. Il regarde quelque chose par
terre mais je ne vois pas ce que c’est, parce qu’il me bouche la vue.
J’entre dans la pièce et m’immobilise à côté de lui. Je regarde par
terre.
Le cadavre d’Ali, le garde du corps géant, est étendu par terre. Ses
yeux regardent son maître sans le voir. Du sang coule encore de la
blessure qu’il porte à la poitrine. Sa main serre la poignée de
l’horrible épée à dents de scie dont la lame est tachée de sang. J’ai
l’impression de faire un cauchemar. J’ouvre la bouche pour dire
quelque chose à Harry. Ma gorge se noue et aucun son n’en sort.
— Vous aviez peut-être raison, dit-il d’une voix morne. Ali est
venu voir ce qui se passait. Il s’est fait tuer à ma place.
— Marty devait l’attendre ici, je murmure. (Ma gorge se desserre
un peu.) Mais il n’a pas pu vous prendre pour Ali. Il y a une trop
grande différence entre vous… la taille et tout.
— Vous avez raison, dit-il d’une voix lointaine. Ali a dû fouiller la
pièce et découvrir l’assassin quelque part. Mais c’est sans
importance. La seule chose qui compte, c’est de trouver Goodman !
Harry m’a promis de m’attendre pendant que je m’habille. J’enfile
un soutien-gorge et plonge dans un sweater léger ! Au moment de
tirer sur la fermeture éclair d’un pantalon moulant, je m’aperçois
qu’il a disparu. Pendant deux secondes, j’hésite entre le hurlement et
la crise de nerfs, ou les deux. Puis je vois que les rideaux sont
ouverts. Je sors à toute vitesse sur le balcon. Il est là.
— Sifflez donc la prochaine fois que vous disparaîtrez, s’il vous
plaît, je supplie. J’ai la chair de poule dans les endroits les plus
gênants.
— Avez-vous remarqué qu’il y a du sang sur l’épée d’Ali ?
demande-t-il d’un air absent.
— Comme si on pouvait ne pas remarquer ça ! Je frissonne rien
que d’y penser. Pourquoi ?
— Il y a sur le parquet une traînée de sang qui va jusqu’au balcon.
(Il désigne le parapet qui borde le balcon.) Il y en a ici aussi. Le
tueur, a dû sauter par-dessus le balcon après avoir été blessé par Ali.
Il est sûrement quelque part dans le jardin. Je vais voir.
— Vous avez peut-être raison, dis-je, affolée. Mais ce n’est pas une
raison pour jouer au héros. Allons d’abord raconter à Peter ce qui
s’est passé. Si Marty est grièvement blessé, quelque part dans le
jardin, ce ne sont pas quelques minutes de plus ou de moins qui
changeront quelque chose.
— Probablement. (Il n’a pas l’air absolument convaincu) .
— Allons voir votre ami, l’orgueil de la police secrète anglaise.
La chambre de Peter se trouve à l’extrémité du couloir. La porte
est grande ouverte. Je frappe légèrement et j’entends un faible
grognement à l’intérieur. Harry me repoussé et bondit dans la pièce.
Pour un prince, il a vraiment des manières américaines ! Mais il
serait utile un jour de soldes dans un grand magasin. J’entre derrière
lui dans la chambre. Peter est allongé sur le lit vêtu de sa toge
romaine. Il râle comme s’il était à l’agonie.
— Brook ! lance Harry. Qu’avez-vous ?
— Hein ? (Peter s’assied et tourne la tête vers nous.) Il a une
vilaine entaille qui saigne au-dessus de l’œil.
— Harry ! dis-je. Il est blessé. Allez chercher un médecin.
— Ne dites pas de bêtises, dit-il grossièrement ça va, Brook ?
— Je crois. (Peter grimace en tâtant sa blessure et nous regarde
tous les deux d’un air vague.) Je ne sais pas exactement ce qui s’est
passé. (Il me regarde d’un air furieux.) Quand vous avez emmené
Son Altesse dans sa chambre et non dans la vôtre, je ne savais trop
quoi faire. J’ai attendu un moment mais l’émetteur a cessé de
fonctionner.
— C’était Harry Son Altesse, dis-je. Il l’a découvert et l’a pulvérisé.
— Je me suis dis alors que je ferais bien d’aller voir ce qui se
passait dans votre chambre, dit Peter d’une voix lasse. Au moment
où j’ai ouvert la porte et où je suis entré, j’ai reçu un bon coup. (Il
effleure sa blessure et grimace.) Quand j’ai repris connaissance, le
garde du corps était allongé par terre, un poignard dans la poitrine.
Ma tête me faisait un mal de chien. Je ne savais pas très bien ce qui
se passait. J’ai réussi à me traîner jusqu’ici. J’ai dû retomber dans les
pommes.
Harry va dans la salle de bains et en revient avec une serviette
mouillée. Peter la prend, la presse sur son front. Harry parle de la
traînée de sang sur le balcon et dit que Marty se trouve peut-être
quelque part dans le jardin.
— Il a dû perdre beaucoup de sang, dit Harry. Le balcon est à dix
mètres du sol.
— Il faut aller voir.
Peter se lève, la serviette mouillée toujours pressée sur le front. Il
titube et s’écroule sur le lit.
— Saloperie ! C’est plus grave que je ne le croyais. Attendez-moi
un instant, je vous accompagne.
— Restez ici, lui dit Harry. Je vais aller jeter un coup d’œil dehors
et je reviens.
— Moi, je m’occupe de Peter, dis-je aussitôt.
— Non. (Le seul œil visible de Peter me fixe d’un air furieux.)
Restez avec Son Altesse. À deux, vous serez plus en sécurité.
— Et vous ? je demande inquiète.
— Moi, je risque rien, lance-t-il. Quand vous reviendrez, j’aurai
récupéré.
Il est inutile de discuter. Je sors de la chambre derrière Harry. Je
me jure bien que la prochaine fois que j’aurai envie de passer des
vacances exotiques, j’irai à Pasadena. Là au moins, si on se fait pincer
les fesses, on peut être certaine qu’il s’agit d’une vieille femme myope
qui croit tâter des melons. Nous descendons dans le vestibule. Harry
ouvre sans bruit la porte du jardin et nous sortons. La lune est à son
premier quartier et brille dans le ciel. Courageusement, je reste
derrière Harry, prête à hurler si quelqu’un sort d’un buisson pour lui
cogner sur le crâne. Mais cet imbécile stoppe brusquement et je
m’écrase le nez contre ses omoplates.
— Regardez donc où vous mettez les pieds ! siffle-t-il. Nous
devons être sous votre balcon. S’il n’a pas filé, il ne peut être loin.
Il commence à battre les buissons. Je me pique à un cactus et je
préfère monter la garde sans bouger. Cinq minutes plus tard, Harry
pousse un grognement de triomphe. Il se met à quatre pattes et
écarte le feuillage d’un bosquet en fleur. Je vois deux pieds qui
dépassent. Je ne tiens pas à en voir davantage.
— Le voilà, murmure Harry. (La pointe des pieds change de sens.
Harry a retourné le type sur le dos.) Ce n’est pas Goodman !
— Vous croyez ? dis-je faiblement.
— Je ne sais pas qui c’est, grogne-t-il. Venez voir, vous le
connaissez peut-être.
— Non merci, j’aime mieux pas.
— Ne soyez pas ridicule ! Il faut savoir qui c’est.
Je m’approche de Harry. J’ai les jambes en coton. Je jette un coup
d’œil par-dessus son épaule.
Une seconde plus tard, je murmure :
— C’est Tino.
— Qui ça ?
— Je vous en ai parlé. Il était à Rome avec Marty.
— Eh bien, dit Harry en se relevant, s’il retourne à Rome, ce sera
dans une caisse.
— Il est mort ? je grince.
— Ali a dû le rattraper avant de mourir, dit Harry avec fierté. Une
blessure, même superficielle, de cette lame à dents de scie, peut
provoquer une hémorragie mortelle. Et le saut de dix mètres n’a pas
dû l’arranger.
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? je demande. Je ne peux
pas supporter de rester avec tous ces cadavres.
— Allons chercher Goodman, dit sèchement Harry. Et tâchons de
le trouver s’il est encore dans la maison.
— Nous ferions peut-être bien d’aller voir où en est Peter, je
suggère. S’il va mieux, vous serez plus en sécurité avec lui.
— J’aimerais avoir une petite conversation avec M. Amalfi, dit-il
d’une voix glaciale. J’ai quelques explications à lui demander.
Nous entrons. Harry referme la porte derrière nous. Nous
entendons des pas descendre lentement l’escalier. Mon cœur saute
un battement. Puis je reconnais Peter. Il est encore très pâle. Il a les
traits tirés. Mais l’entaille de son front ne saigne plus.
— Vous avez trouvé quelque chose dehors ? nous demande-t-il.
— Un certain, Tino, dit Harry. Ali ne l’a pas manqué. Il l’a blessé à
la poitrine. Il a dû mourir d’épuisement.
— Tino ? (Peter me jette un coup d’œil.) L’Italien de Rome ?
— Exactement, dis-je. Harry, Son Altesse pense que Marty se
trouve encore dans la maison. Je lui ai dit qu’il serait plus en sécurité
si vous le cherchiez ensemble.
— Inutile de le chercher. Goodman est dans la maison. (Peter a un
rire gêné.) Je l’ai découvert il y a une minute.
— Et où est-il maintenant ? demande sèchement Harry.
— Là où je l’ai trouvé, dans sa chambre.
Peter sort une cigarette et son briquet en or massif de dessous sa
tunique romaine. Il allume une cigarette.
— Après votre départ, j’ai pensé que Marty se trouvait peut-être
encore dans la maison. Il était donc logique d’aller d’abord voir dans
sa chambre. Imaginez le tableau si vous pouvez. Brook, décidé,
revolver en main, se glisse jusqu’à la porte de Goodman. Il tourne
sans bruit le bouton de la porte, ouvre brusquement et bondit dans la
chambre. (Il ferme un instant les yeux.) Une lampe de chevet
éclairait le lit où se trouvaient deux personnes.
— Deux personnes ! je gargouille.
— Goodman et l’autre américaine, Jackie Kruger. (Les joues de
Peter s’empourprent légèrement.) Je ne me suis jamais senti aussi
gêné de m’a vie. Je les interrompais juste au mauvais moment. (Il
hausse les épaules.) Je suis sorti de la chambre en bafouillant des
excuses. Goodman va certainement arriver dès qu’il se sera mis
quelque chose sur le dos. Il doit être plutôt furieux. Il ne pouvait pas
se trouver dans la chambre de Mavis, ce que vous venez de me
confirmer en m’apprenant qui vous avez découvert dans le jardin.
— Je ne comprends absolument rien, dit Harry. C’est Goodman
qui a monté toute l’affaire avec Mavis.
— Eh bien, nous sommes deux à ne rien comprendre, dit Peter en
me regardant avec une drôle d’expression. Mavis, vous êtes bien sûre
que c’est Goodman qui vous a dit d’emmener Son Altesse chez vous
après minuit ?
— Évidemment ! Vous me prenez pour une folle ou quoi ?
— C’est tout de même bizarre… M. Amalfi vous aurait dit de ne
pas emmener Son Altesse dans votre chambre murmure-t-il. Vous y
comprenez quelque chose, Votre Altesse ?
— Rien du tout, et je m’appelle toujours Harry. (Il m’observe,
intrigué.) Brook a raison, Mavis. Quel est le rôle d’Amalfi dans tout
cela ?
— Je ne sais pas très bien. Il y a comme un brouillard dans ma
tête. Il m’a peut-être hypnotisée.
— Jusqu’à ce soir, j’ai cru qu’Amalfi et Goodman étaient en
cheville, dit Peter à Harry, comme si je n’existais pas. Il est clair que
nous ne tirerons rien de Mavis. Mais raisonnons un peu, tous les
deux. L’hypnotisme, ça existe, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, dit Harry.
— Supposons que Mavis ait été effectivement hypnotisée par
Amalfi. Est-il possible qu’il lui ait fait croire que Goodman la
menaçait et lui donnait l’ordre de vous emmener dans sa chambre à
minuit ?
— Mais vous êtes fous ! je grogne. Pourquoi M. Amalfi m’aurait-il
dit de ne pas laisser entrer Harry dans ma chambre ?
— Il ne vous l’a peut-être pas dit, fait doucement Peter. C’est peut-
être votre conscience qui s’est révoltée à la dernière minute. Je ne
connais pas grand-chose à l’hypnotisme. Mais je crois qu’on ne peut
obliger personne à agir contre sa conscience. À la dernière minute,
votre conscience s’est rebiffée contre les ordres reçus. Sans avoir les
idées très nettes, vous avez pu croire que vous obéissiez aux ordres
d’Amalfi et que Goodman était un criminel.
— Bon, très bien, fis-je furieuse. Et Rome alors ?
— Ça ne change rien. Sous hypnotisme, Amalfi vous a fait croire
que Goodman vous avait menacée à Rome. En compagnie de Tino.
Goodman n’est pas très sympathique, je le reconnais. C’est artiste
d’avant-garde puant de prétention et sans une once de talent. Mais il
est invraisemblable qu’il soit un agent d’Eurospan et un-tueur. (Il
hausse les épaules,) Nous sommes évidemment dans le domaine de
la spéculation. Mais enfin, Goodman est occupé à autre chose depuis
plus d’une heure au moins. Harry, je crois que nous ferions bien
d’aller trouver M. Amalfi et d’avoir une petite conversation avec lui.
— Excellente idée, dit Harry. Il y a une autre question à régler :
nous avons deux cadavres, un au premier et un autre dans le jardin.
Je suis en Italie incognito. Si la police met le nez dans cette affaire
elle peut avoir des répercussions politiques très gênantes pour moi.
L’un des deux morts est un assassin professionnel, l’autre, mon fidèle
serviteur. Ils ne protesteront ni l’un ni l’autre, si on les enterre dans
les jardins de la villa. Mais il faudra faire cela cette nuit, avant le
retour des domestiques. Et avec l’autorisation de la contessa. Cette
affaire restera entre nous.
— Naturellement, dit Peter. Voulez-vous en parler à la contessa ?
— Non ! lance Harry. Il faut aller trouver Amalfi sans attendre.
Pendant ce temps, Mavis ira mettre la comtesse au courant de ce qui
s’est passé et lui fera part de ma suggestion. La comtesse est une
amie très chère, je suis sûr qu’elle, sera d’accord. Mais cela nous fera
gagner du temps. (Il se tourne vers moi.) Quand vous lui aurez tout
expliqué, amenez-la au salon. On se retrouvera là-bas.
— Bon, je veux bien, dis-je. Mais si vous croyez que M. Amalfi est
pour quelque chose dans ce qui s’est passé cette nuit, vous perdez la
tête.
— Ma chère enfant, dit Peter d’un ton condescendant, à votre
place je ne parlerais pas de gens qui ont perdu la tête.
Peter et Harry montent, me laissant seule dans le vestibule,
furieuse contre ces deux imbéciles. Tous les mêmes, les hommes !
Sous prétexte qu’ils sont censés être agressifs en amour, ils se croient
plus malins que les femmes. Ce qu’il faudrait, c’est un commando de
pinceuses de fesses dans la Via Veneto. Des pionnières, quoi. Quand
les hommes se seront fait pincer les fesses deux ou trois fois, ils ne
considéreront plus les femmes comme des inférieures. La première
fille qui se sacrifiera comme martyre à cette cause, qui aura été
convaincue d’avoir violé un homme sans son consentement, aura
marqué un grand pas dans l’histoire. Comme cette femme qui, la
première, a fait de la bicyclette en culotte bouffante, et toutes les
grandes héroïnes.
Je suis tellement emportée par mes pensées que j’en oublié ce qui
se passe. J’entends un craquement sinistre quelque part. Je
m’aperçois que ces deux imbéciles ont disparu dans l’escalier. Ils
n’ont même pas pensé que je pouvais avoir besoin de protection, que
ce vestibule sans lumière et plein de craquements était vraiment
sinistre.
La chambre de la comtesse se trouve quelque part au rez-de-
chaussée. Je prends une grande inspiration, traverse le salon comme
s’il s’agissait d’un stade olympique, et j’arrive à une bifurcation du
couloir. À droite, c’est la cuisine et les chambres des domestiques, à
gauche l’appartement de la comtesse. Je tourne à gauche. Au bout du
couloir, il y a une porte, et une autre de chaque côté. Le tout est de
savoir laquelle donne dans la chambre de la comtesse. Je réfléchis un
moment et je décide de procéder par élimination. Je frappe à la porte
de gauche. Il ne se passe rien. Je frappe à la porte de droite. Il ne se
passe rien non plus. J’en conclus, très fière de mes facultés de
déduction, que la chambre de la comtesse se trouve juste devant moi.
Je frappe donc résolument à la troisième porte.
Une troisième fois, il ne se passe rien. Je commence à me sentir
déprimée et un peu inquiète. Je ne suis pas tranquille du tout, toute
seule dans ce couloir sombre. J’entends un faible bruit derrière moi,
mais je préfère ne pas me retourner. S’il y a quelqu’un derrière moi et
que je le voie, je sens que je vais m’évanouir.
Une main me saisit par le cou et me tire en arrière. On m’entraîne
dans une chambre et on claque la porte derrière moi.
— Ne criez pas, murmure une voix affreusement familière à mon
oreille. Sinon, vous savez ce qui va vous arriver.
Je hoche frénétiquement la tête. Il me lâche le cou et je peux
respirer. Je me retourne lentement et bien entendu, je vois cette
petite frappe de Marty, un couteau à la main.
— Vous auriez pu ouvrir quand j’ai frappé, je murmure.
— J’ai toujours peur des visiteurs que je n’attends pas. Mais si
j’avais su que c’était vous, j’aurais certainement ouvert. Vous vous
êtes si bien débrouillée pour tout faire foirer ce soir que j’avais hâte
de vous revoir.
— Je cherchais la comtesse, dis-je pour détourner la conversation.
Je me suis trompée de chambre ?
— Vous ne vous êtes pas trompée de chambre. (Son sourire
devient de plus en plus méchant.) Nous sommes dans une
antichambre où la femme de chambre dépose le petit déjeuner pour
ne pas déranger sa maîtresse. La chambre à coucher est ici. (Il tire un
lourd rideau dissimulant une arcade et me fait signe d’entrer.) Elle
n’est pas en tenue pour recevoir des visites mais je crois que vous ne
la dérangerez pas. Entrez donc.
Je passe dans une grande chambre à coucher aux meubles
élégants. Mes pieds s’enfoncent dans une épaisse moquette. Je mets
la main sur ma bouche pour m’empêcher de crier. On se croirait dans
une chambre de tortures comme au Moyen-Âge. La contessa est
allongée sur son lit, les poignets attachés au-dessus de la tête au
montant du lit de fer. Elle cambre le dos de douleur. Le bâillon
qu’elle a sur la bouche l’empêche de crier et sa robe safran est
déchirée jusqu’à la taille. Une demi-seconde plus tard, la sinistre
silhouette en robe noire lève la cigarette allumée qu’elle écrasait sur
la peau de la contessa et s’installe sur une chaise près du lit.
— On a de la visite, dit Marty.
La silhouette en robe noire tourne la tête et je vois luire de
longues dents de cheval.
— Salut, chère, me lance aimablement l’Honorable Pamela
Waring. Vous venez assister au spectacle ?
Même si j’avais eu envie de dire quelque chose, je n’aurais jamais
pu. J’ai la langue collée au palais. Je ne vois qu’une série de marques
de brûlures sur l’estomac de la contessa, juste au-dessous des seins.
— Elle est entêtée ! (L’Honorable Pamela secoue la cendre de sa
cigarette et elle tire dessus jusqu’à ce que l’extrémité rougeoie.) Je
vais être obligée d’employer un procédé plus douloureux. (Elle
regarde Marty, les yeux brillants de plaisir.) Soyez gentil, prêtez-moi
votre couteau.
— Elle a peut-être changé d’avis, dit-il tranquillement. Enlevez-lui
le bâillon, on va voir.
— Alors, on n’a pas le droit de s’amuser un peu ?
— On a déjà perdu suffisamment de temps, grince-t-il. Cette idée
est de vous, vous vous rappelez ?
— Connaître l’ennemi, lui lance-t-elle, c’est le principe de base. Si
vous aviez reçu un minimum d’instruction, Martin, vous le sauriez.
L’histoire regorge d’exemples de gens morts parce qu’ils avaient
oublié ce principe de base. (Elle dénoue le bâillon et l’arrache.) De
toute manière, je n’ai pas besoin de votre couteau. Je connais deux
ou trois trucs qui vont lui faire blanchir les cheveux en une seconde.
Marty me prend par le bras et m’oblige à m’approcher du lit.
— Contessa, dit-il poliment, ne vous en faites pas. (D’un signe de
tête il désigne la jument en robe noire.) Pour elle, c’est un geste
d’amour. Ça l’excite. Mais j’imagine que vous ne tenez pas à vous
retrouver mutilée ou couverte de cicatrices. Répondez à mes
questions.
La contessa gémit et détourne la tête. Une seconde plus tard,
l’Honorable Pamela se met à rire. Un frisson me parcourt l’épine
dorsale.
— Bien. (Elle tend la main droite devant elle et fait jouer ses longs
doigts osseux.) Voulez-vous détourner les yeux Martin ? C’est une
opération un peu délicate à pratiquer en présence d’un homme. Vous
ne voudriez pas gêner la contessa, n’est-ce pas ?
— J’ai une meilleure idée, grogne-t-il. (Il me saisit brusquement le
poignet, me tord le bras derrière le dos, et me pose la pointe de son
couteau sur la gorge.) Vous avez de l’importance pour nous, contessa,
dit-il sèchement. Parce que vous connaissez des choses qui nous
intéressent. Mais cette bonne femme nous pouvons nous en passer.
Je compte jusqu’à trois. Si vous ne parlez pas, je lui tranche la gorge,
lentement, centimètre par centimètre.
La pointe du couteau s’enfonce dans ma poitrine, transperce la
peau. Je n’ose pas bouger une paupière.
— Un, dit sèchement Martin. Deux.
La comtesse soulève la tête, et me regarde, les yeux remplis de
souffrance.
— Bien, murmure-t-elle. Ne lui faites pas de mal. Elle ne sait rien.
— C’est vrai ? demande sèchement l’Honorable Pamela. Elle avait
pourtant l’air de bien s’entendre avec Son Altesse et Amalfi.
— Ils se servaient d’elle comme vous essayez de vous servir d’elle,
dit la contessa d’une petite voix. Elle n’a pas de chance, c’est tout.
— Et la môme Kruger ? demande Marty.
— Elle non plus. Primitivement, c’est elle qui devait servir
d’appât. Mais Seidlitz est entrée en scène et elle était déjà votre
protégée. (La contessa ferme les yeux un instant.) Voulez-vous me
donner un verre d’eau s’il vous plaît ?
— Tout à l’heure. (L’Honorable Pamela a l’air de planer comme un
oiseau). Et notre grand hypnotiseur ?
Malgré sa douleur, la bouche de la comtesse se tord en un bref
sourire.
— Qui est-ce qui vous a persuadée de vous déshabiller pour aller
vous baigner toute nue dans une fontaine ?
— Il ne m’a pas hypnotisée un seul instant, dit l’Honorable
Pamela. Mais j’ai pensé que ça ne lui ferait pas de mal de croire qu’il
y était arrivé. Ça ne me gênait absolument pas de montrer mon
corps. À mon avis, il est mieux nu que vêtu.
— Tout le monde n’a pas la même opinion, dit la comtesse, acide.
L’Honorable Pamela lui balance une gifle.
— Gardez vos commentaires, et répondez à mes questions.
Pourquoi la fille Kruger devait-elle servir d’appât ?
— Harry savait que les gens qui veulent l’empêcher de céder son
pétrole aux Anglais pour le leur vendre, à eux, avaient chargé
Eurospan de le faire assassiner. (La comtesse hésite un instant.) En
tendant un piège au tueur, il pensait pouvoir mettre la main sur lui et
lui faire avouer qui avait fait appel à son organisation. Une fois la
vérité dévoilée dans la presse mondiale, le pays en question serait
obligé de stopper Eurospan. S’il arrivait quelque chose à Harry, le
monde entier connaîtrait le responsable. J’ai donc fait savoir que je
recevais mon vieil ami, Son Altesse Haroun El Zamen à Capri,
incognito bien entendu. J’ai également fait savoir que Son Altesse
était porté sur les femmes, les blondes en particulier. Jackie est une
de mes amies. Elle mourait d’envie d’être invitée pour faire la
connaissance du prince. Nous espérions que vous essaieriez de
prendre contact avec elle, mais vous aviez déjà la fille Seidlitz dans
vos griffes.
— Son Altesse prenait beaucoup de risques, déclare l’Honorable
Pamela d’une voix sèche. Vouloir pincer un agent d’Eurospan avec
pour toute protection celle d’un stupide garde du corps ! Mais Amalfi
marchait aussi avec lui, n’est-ce pas ?
La comtesse hoche la tête en silence.
— Qui est au juste cet imbécile avec ses tours de magie et toutes
ses bêtises ? demande l’Honorable Pamela.
— Je ne le sais pas exactement, dit la comtesse. Il est très lié avec
Harry. C’est quelqu’un d’important dans son pays.
— Très important, grogne Marty. À voir comment il a organisé le
dîner ce soir !
— J’aimerais croire que Son Altesse est aussi stupide que veut
nous en persuader la comtesse, dit l’Honorable Pamela. Seul un idiot
pouvait s’imaginer qu’une histoire pareille allait marcher. N’importe
lequel des invités et des domestiques pouvait être un agent
d’Eurospan. Et lui s’offrant comme cible à l’assassin ! Protégé par
qui ? Par une femme (d’un geste elle désigne la comtesse), un
sauvage ridicule avec sa grande épée, et un vieil imbécile qui fait des
tours de magie ! C’est absurde !
— La contessa nous cache peut-être encore une information
capitale, suggère Marty.
L’Honorable Pamela hoche la tête avec impatience, et repousse
une maigre mèche blonde qui lui tombe dans l’œil.
— Je ne crois pas. Elle est de ces femmes féminines qui n’ont pas
de tripes. À l’idée de voir découper la Seidlitz sous ses yeux, son
estomac s’est retourné. Non, il y a autre chose, un truc qui doit nous
crever les yeux.
— Je ne vois pas, grogne Marty.
— Attendez ! (Une lueur mauvaise s’allume dans les yeux de la
sorcière.) Son Altesse a horreur de la publicité, je crois. Il a toujours
refusé de se laisser photographier ou interviewer.
— Il chasse les femmes en privé, dit Marty. Et alors ?
Un gloussement de triomphe émerge de sa gorge.
— Mais oui… bien sûr ! Il n’y a qu’une personne qui le connaisse.
Sa vieille amie et, sans doute, sa maîtresse, la contessa Rienzi. (Elle
se lève et se frotte les mains.) Nous pouvons achever notre mission,
Martin. Cette petite conversation avec la contessa a été fort utile,
nous avons failli commettre une très grave erreur.
— Je ne vois toujours pas de quoi vous parlez, grogne-t-il.
— Aucune importance. Vous êtes un homme d’action, pas une
lumière, Martin. Le sadisme et le crime vont la main dans la main,
sur vos toiles comme dans votre travail. (Un sourire cruel lui tord la
bouche.) Si vous aviez une vingtaine de centimètres de plus, vous ne
vous sentiriez peut-être pas obligé de vous mesurer avec des hommes
plus grands que vous.
— Espèce de salope ! (La voix de Marty tremble de colère.) Vous
pouvez bien parler, vous, espèce de tordue.
— Suffit ! dit-elle sèchement. Nous avons du travail. Restez ici
avec les deux bonnes femmes. Nous en aurons besoin plus tard. Ce
sera un crime passionnel. La vieille maîtresse délaissée par Son
Altesse le surprend au lit avec la belle Américaine. Elle les assassine
tous les deux puis se donne la mort. Parfait ! Les Italiens
comprennent le crime passionnel, eux.
Elle va à la porte, s’arrête et se retourné, une expression bizarre
sur le visage.
— Autre chose, Martin. L’autopsie sera faite de manière très
sérieuse. Il faut penser à tous les détails techniques. Faites donc
l’amour avec Miss Seidlitz en mon absence.
La porte se referme sans bruit derrière elle.
J’ai devant moi la perspective d’un sort pire que la mort dans
l’immédiat, et la mort un peu plus tard. Il y a des jours où je regrette
de ne pas être laide et plate comme une planche à repasser.
CHAPITRE IX

Après le départ de l’Honorable Pamela on n’entend plus que la


respiration courte de Marty. La comtesse me regarde avec
compassion. Je regrette de n’avoir pas éprouvé plus de sympathie
pour elle jusqu’ici. C’est une femme bien. Je lui pardonne presque
d’avoir été la maîtresse de Harry. Mais la pointe du couteau me pique
la gorge et je n’ai guère le temps de penser à autre chose qu’à moi.
— Bien, dit Marty d’une voix pâteuse. Vous savez entendu ce que
la… heu… enfin la dame vient de dire ? Déshabillez-vous.
— Et comment ? Avec une main tordue dans le dos et le couteau
sur la gorge ? je demande. Il écarte le couteau et me lâche le bras. Je
me frictionne pour rétablir la circulation. Il me regarde, avec l’air
d’un petit garçon dans l’assiette duquel on vient de déposer une
énorme portion de gâteau à la crème.
— Ça suffit, dit-il. Déshabillez-vous.
— Chaque fois qu’il m’a parlé sur ce ton avec le couteau à la main,
la frayeur m’a fait perdre la tête et il s’en est rendu compte. Pour
échapper au sort pire que la mort qui m’attend, il s’agit d’avoir l’air
plus terrorisée que jamais.
— Bien, dis-je en pleurnichant. Mais ne me faites pas mal, Marty,
je vous en prie.
Il arbore un sourire de mélodrame.
— Je ne vous ferai pas mal si vous faites ce que je dis. Et je vous
dis de vous déshabiller. Immédiatement.
Je fais passer mon pull-over par-dessus ma tête et le jette à terre.
Puis je tends le bras dans mon dos pour décrocher mon soutien-
gorge. Je pousse un cri aigu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Marty.
— Mon bras. Vous avez dû me luxer un muscle. Je ne peux pas le
lever.
— Bon, je m’occupe de ça. Il glisse le couteau sous sa veste dans
l’étui pendu à son épaule.) Tournez-vous.
Je me retourne. Ses doigts moites cherchent l’agrafe de mon
soutien-gorge. Au moment où le soutien-gorge se décroche, je me
jette de toutes mes forces sur les mains et je lance ma jambe droite
en l’air. Pendant un quart de seconde angoissant, j’ai l’impression
d’avoir raté mon coup. Mais le talon de ma mule provoque un impact
qui me secoue tout le corps. Le sergent des fusiliers marins qui m’a
enseigné la technique de la lutte à main nue serait fier de moi. D’une
culbute je me remets debout.
Marty recule en titubant, le regard fixe. Du sang lui coule de la
bouche. Il a dû se mordre la langue quand mon talon lui a cogné la
mâchoire. Je lui décoche un nouveau coup de pied. Cette fois, la
pointe de mon pied lui percute la rotule droite. Sa jambe se plie sous
lui. Il a l’air d’un petit garçon prêt à recevoir le coup final. Je mets en
pratique les leçons du sergent des fusiliers marins. Je raidis les
doigts de ma main droite, pouce tendu. Je pivote sur un pied et abats
le tranchant de ma main sur sa tête quelques centimètres au-dessus
de l’oreille. Le résultat est spectaculaire. Il s’écroule et reste là sans
bouger. Je me frictionne la main un instant, puis je me dirige vers le
lit. Je retourne chercher le couteau de Marty.
— Bravo, Mavis, dit la comtesse pendant que je coupe la corde qui
lui retient les poignets à la tête du lit. Vous l’avez tué ?
— Je ne sais pas, dis-je. On verra ça plus tard.
Une fois détachée, elle s’assied sur le lit et se frictionne
doucement les poignets.
— Dépêchons-nous, dit-elle. Mais il faut d’abord que je m’habille.
— Comment vous sentez-vous ?
— Ça va très bien, dit-elle avec impatience, ne peux pas laisser
assassiner mon Haroun.
— Vous avez raison, dis-je en contemplant le plafond.
Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un petit pincement de
jalousie.
— Pourquoi êtes-vous venu me chercher ? demande-t-elle.
— Harry m’a dit de venir vous dire ce qui s’était passé.
Je me plie en deux, verse ma poitrine dans le soutien-gorge, me
redresse et l’agrafe.
— On lui avait tendu un piège dans ma chambre. Mais nous
sommes allés dans celle de Harry. Ali a dû aller le chercher chez moi.
Il est tombé sur Tino, un agent d’Eurospan, qui l’a tué. Mais Ali
l’avait blessé. Il a dû mourir d’hémorragie après être tombé du
balcon. Nous avons retrouvé son corps dans le jardin.
Carla se lève. Son visage se crispe de souffrance quand elle essaie
de marcher, mais elle y arrive.
— Pourquoi Harry n’est-il pas venu lui-même ?
— Parce que Peter voulait demander quelques explications à
M. Amalfi. Harry m’a dit de venir vous mettre au courant de ce qui
s’était passé. Nous devions tous nous retrouver au salon.
La contessa arrache une robe de chambre de la penderie, l’enfile,
noue la ceinture autour de sa taille.
— Dépêchons-nous, dit-elle, affolée. Nous arriverons trop tard.
— Harry ne craint rien, dis-je d’une voix étouffée en faisant passer
le sweater par-dessus ma tête. Peter est avec lui et ils ont chacun un
revolver.
— Mon Dieu ! (Elle court vers la porte en boitillant.) Faites que
nous n’arrivions pas trop tard.
Je la suis dans le couloir sans bien comprendre. Je lui dis que
Harry est protégé par Peter et elle se met à gémir. Quand nous
arrivons à la porte du salon, j’ai compris. Carla est italienne et
nerveuse, voilà tout. Je ne peux pas m’empêcher de sourire
intérieurement. Harry est là, installé dans un fauteuil, grandeur
nature, en train de fumer une cigarette.
— Vous voyez ? dis-je, triomphante. Qu’est-ce que je vous avais
dit ?
— Où est Amalfi ? demande-t-elle nerveusement ?
— Dans sa chambre. Je l’ai laissé en train de bavarder avec Brook
qui a l’air persuadé que ce pauvre type est un assassin déguisé. Je les
ai quittés pour venir vous voir. Mais qu’est-ce que vous avez donc
fait, toutes les deux, pendant tout ce temps ?
— Peu importe, dit-elle affolée. Et la Waring ?
— Elle est passé par ici il y a deux minutes. Elle est montée.
(Harry regarde fixement la comtesse.) Mais que se passe-t-il ? Elle lui
lance un coup d’œil fulgurant.
— Elle sait !
Harry pâlit sous son hâle.
— Allons-y et vite.
— Un instant. (Elle lui saisit le bras.) Réfléchissons. Si nous
faisons irruption tous les deux dans la chambre, vous savez ce qui va
se passer (Un faible sourire hésite sur ses lèvres.) Je ne veux pas voir
mourir mon Harry chéri.
— Vous avez raison. (Il s’humecte les lèvres.) Il faut créer une
diversion, faire en sorte que tout le monde soit occupé un moment. Il
s’agit de détourner leur attention pour entrer avant qu’ils s’en
rendent compte.
— Mavis ! (La contessa se tourne vers moi d’un air suppliant.)
Vous m’avez déjà sauvé la vie une fois ce soir. Voulez-vous à nouveau
risquer votre vie pour mon Harry bien-aimé ?
Ça alors ! Elle a du culot, cette bonne femme, de me demander de
risquer ma vie pour son Harry bien aimé ! Mais enfin, je ne vois pas
ce que je pourrais faire d’autre.
— D’accord, dis-je, lugubre. Que voulez-vous que je fasse ?
— Allez dans la chambre de M. Amalfi et mettez-vous à bavarder.
Dites n’importe quoi. Il s’agit de retenir leur attention quelques
secondes. Nous serons derrière vous.
— Bon, dis-je. (Soudain une idée me ragaillardit.) Même si cette
vieille sorcière de Waring essaie de me jouer un sale tour, Peter me
protégera.
— Mais certainement. (La comtesse jette un coup d’œil à Harry
puis me regarde.) Vous avez absolument raison, Mavis.
— Allons-y, dit Harry, impatient. Mais pas de bruit.
Il passe le premier dans le vestibule et monte l’escalier. Nous le
suivons sur la pointe des pieds. Au milieu du couloir qui conduit à la
chambre de Peter, il s’arrête. Il m’indique du doigt une porte sur la
droite et me fait signe de passer. À ce moment-là, je commence à
avoir peur. Mais il est trop tard pour redescendre. Je fais un signe de
tête et me mets en route. Je m’arrête un instant, la main sur la
poignée de la porte, croise tous les doigts de ma main pour conjurer
le sort, pousse la porte et j’entre.
M. Amalfi est assis sur le lit, les bras croisés, comme s’il dormait.
La sorcière est assise sur une chaise près de la fenêtre. Peter est en
face d’elle, le dos contre la penderie, un revolver à la main. Les trois
têtes sursautent à l’unisson à mon arrivée.
— Peter ! dis-je, enchantée. Vous êtes génial ! Vous savez qu’elle
appartient à Eurospan ?
Le revolver qui est dans sa main se soulève brusquement. Je
regarde la ruine romaine qui est assise sur le lit.
— Lui aussi ? je demande.
Ça me fait de la peine que ce charmant M. Amalfi fasse partie de
la bande d’assassins, lui aussi.
— Ici, Mavis ! ordonne Peter.
Je m’approche de lui. À ce moment-là il perd brusquement la tête.
Il me saisit par la taille, me serre contre lui et m’appuie le canon de
son revolver sur la tempe.
— Peter ! je hurle. Vous êtes fou ?
— Taisez-vous ! lance-t-il. (Il se met à crier.) Le canon de mon
revolver est sur la tempe de Mavis. Si vous n’entrez pas d’ici cinq
secondes les mains au-dessus de la tête, je presse la détente.
Le silence total me paraît durer cinq ans ; puis la voix de Harry
annonce.
— Entendu, Brook. Nous entrons.
La contessa apparaît la première, les bras en l’air. Harry la suit,
dans la même position.
— Allez vous placer à côté de Pamela, dit Peter à la contessa. (Puis
il s’adresse à la sorcière Waring :) Voyez si elle a un revolver.
— Avec le plus grand plaisir.
L’horrible bonne femme se lève et attend que la comtesse soit
arrivée près d’elle. Puis elle glisse ses mains sous la robe de chambre.
— Non, ricane-t-elle. Elle ne dissimule absolument rien sous cette
robe de chambre.
— Harry, dit Peter. Donnez-moi ce revolver. Prenez-le entre deux
doigts et jetez-le à terre. Ensuite, vous le pousserez vers moi du pied.
Harry lui jette un regard meurtrier. Puis il glisse deux doigts sous
sa tunique, les ressort pinçant le canon du revolver. Il lance le
revolver par terre.
— Peter, dis-je tristement. Vous êtes un agent d’Eurospan vous
aussi ! Depuis le début !
— Je vous ai dit la vérité, fait-il en ricanant. Il vous suffit de
remplacer un nom par un autre. Marty joue le rôle du méchant et
moi, celui de l’ami. Pendant que vous étiez occupée à me raconter ce
que vous avait dit Marty, vous ne le racontiez à personne d’autre.
— Et ce pauvre Frank Jordan ? Je croyais qu’il travaillait pour
vous.
— Il travaillait pour l’ami Harry. Nous nous retrouvions dans
l’appartement en face de l’hôtel. Jordan en avait trop entendu. Il
fallait qu’il disparaisse avant d’avoir rapporté à Harry ce qu’il avait
appris.
— C’est pour ça que Marty l’a tué !
— Ma chère, dit-il d’un ton condescendant, rendez à César ce qui
est à César. C’est moi qui ai tué Jordan.
— Vous ? Comment ?
— Marty et Tino ne l’ont trouvé ni dans sa chambre ni dans la
vôtre. Après leur départ, je suis resté sur place. Pendant qu’ils
fouillaient votre chambre, je suis passé dans celle de Jordan et je me
suis caché sur le balcon. Je vous ai entendus parler ensuite. J’ai
attendu le moment propice et j’ai tiré par la fenêtre. Puis j’ai sauté du
balcon de Jordan sur le vôtre et j’ai traversé votre chambre. Je
voulais éviter que vous racontiez des histoires à la police. C’est plus
tard seulement que l’idée m’est venue de vous utiliser comme appât.
— Nous savons tous que vous êtes un génie, dit Pamela
sarcastique. Mais mettons les choses au point. Quand j’ai vu Seidlitz
pour la dernière fois, Martin était censé la violer. Et la contessa était
attachée au montant de son lit.
— Alors, dit Peter d’un ton désagréable. Que s’est-il passé ?
— Martin a eu une crise cardiaque, dis-je innocemment. Il m’a dit
de me déshabiller, ce que j’ai fait. Il m’a regardée fixement un
moment, puis il a porté la main à son cœur et il est tombé raide mort.
— Elle se croit probablement très drôle, dit Pamela d’un ton sec.
Je vais lui faire perdre ses illusions.
Elle s’avance vers nous, les yeux brillants.
— Une minute, dit sèchement Peter.
Elle stoppe au pied du lit.
— Les choses importantes d’abord. Les âneries de Mavis ont failli
me faire oublier le revolver. Je vous ai dit de le pousser du pied,
Harry.
Harry le foudroie du regard, allonge la jambe et donne un violent
coup de pied. Le revolver ricoche sous le nez de Peter qui me tient
toujours par la taille et va s’arrêter aux pieds de la Waring.
— Ramassez-le, dit Peter. Nous irons voir ensuite ce qui est arrivé
à Marty.
Pamela se baisse pour ramasser le revolver. À cet instant,
M. Amalfi se laisse glisser du lit et tombe sur elle. Elle pousse un cri
effroyable en s’aplatissant par terre. Ses poumons doivent être
complètement vides. Sa bouche se tord en silence.
— Levez-vous, espèce d’imbécile, lance Peter.
— J’admets qu’elle est un peu osseuse, reconnaît tranquillement
M. Amalfi, mais je suis très bien là où je suis, merci.
— Levez-vous ou vous allez recevoir une balle dans la tête.
— Eh bien, il faudra que je prenne ce risque, dit tranquillement
M. Amalfi.
Peter prononce quelques mots à voix basse (de ceux dont une
jeune fille est censée ignorer le sens) et manque étouffer de rage.
— Je vous donne deux secondes avant de tirer.
M. Amalfi lui sourit calmement et ne bouge pas un muscle. Du
coin de l’œil, je vois Harry se pencher, le corps tendu.
— Parfait ! hurle Peter. Vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai
pas prévenu.
À l’instant où, le canon du revolver cesse d’être appuyé sur ma
tête, je serre le poing. De toutes mes forces, j’enfonce mon coude
droit dans le bras de Peter juste au-dessous du coude. Son bras se
redresse décrivant un arc de cercle. Le revolver est maintenant
braqué sur le plafond. J’entrevois quelque chose qui bouge. Harry se
jette sur le revolver qui est toujours par terre. J’entends Peter crier
des obscénités et je suis catapultée par terre contre M. Amalfi. Je
l’entends suffoquer au moment où mon pied lui frappe l’estomac. J’ai
l’impression de voltiger et je finis par atterrir à plat ventre sur le lit.
Le choc est tel que mes poumons se vident. Très loin me semble-t-il
j’entends un coup de feu, puis deux autres. Dans un effort suprême,
je me retourne sur le dos. Je réussis à m’asseoir. J’ai l’impression de
regarder un film au ralenti. Harry est accroupi, complètement
immobile. Une spirale de fumée s’élève lentement du canon du
revolver qu’il tient à la main. Peter le regarde d’un air stupéfait. Le
revolver tombe de sa main et le devant de sa tunique blanche se
tache brusquement de sang. Il reste un instant immobile puis son
dos s’affaisse contre la porte de la penderie. Il glisse lentement et
reste assis.
— Grâce à Dieu, c’est fini, murmure la contessa.
Harry tourne lentement la tête et me sourit d’un sourire
merveilleux. Je me sens toute chose.
— Sans Mavis qui lui a détourné le bras, je n’y serais jamais
arrivé, dit-il.
— Merci, dis-je. Mais n’oubliez pas M. Amalfi qui est tombé sur
cette sorcière…
Un affreux grognement se fait entendre au moment où M. Amalfi
se hisse lentement sur ses pieds. La chère Pamela reste à terre. Il
faudra un certain temps avant qu’elle puisse reprendre sa respiration
et davantage encore avant qu’elle puisse bouger.
— Harry, mon chéri, dit la contessa d’une voix caressante, vous
voici enfin en sécurité !
Je la vois s’avancer vers lui. Je ferme les yeux. Je ne pourrais pas
supporter de les voir s’embrasser. Quel dommage que Harry n’ait pas
de frère jumeau ! Je sens des bras vigoureux qui me saisissent les
bras et me relèvent. L’instant d’après les bras vigoureux m’enlacent,
m’enveloppent et me serrent contre une poitrine musclée. Il faut bien
que j’ouvre les yeux. Je m’y reprends à quatre fois. Je ne dois pas y
voir clair. Pourtant c’est bien Harry qui me sourit.
— Dans ce climat sentimental, il n’y a pas de raison pour que nous
soyons en reste, dit-il.
— Vous avez un certain toupet ! dis-je. Vous êtes depuis des
années l’amant de la contessa. Elle vous adore et s’est laissé torturer
pour sauver la vie de son Harry bien-aimé et vous, espèce de brute…
Je lui laboure la poitrine à coups de poings.
Cet espèce d’obsédé sexuel éclate de rire. Il me lâche
brusquement et fait volte-face.
— Regardez ! dit-il en se tordant de rire.
Je regarde mais je n’arrive pas à y croire. Tout le monde est
devenu fou. La contessa serre dans ses bras le cou de M. Amalfi. Elle
l’embrasse comme si elle avait peur de le perdre et lui murmuré à
l’oreille des petits riens en italien chaque fois qu’elle fait surface pour
reprendre souffle. Je me retourne et je regarde Harry.
— Elle doit être un peu myope, je murmure.
— Évidemment ! Vous n’êtes pas au courant !
Il cesse de rire et me regarde, interrogateur.
Puis il se penche et frappé M. Amalfi sur l’épaule.
— Pas maintenant, je vous en prie ! grogne M. Amalfi.
— C’est capital !
Harry lui frappe à nouveau l’épaule, plus fort cette fois.
M. Amalfi desserre les bras de la contessa. Puis, un bras passé
autour de la taille de Carla, il se retourne vers nous.
— Que se passe-t-il donc ?
Harry se raidit et s’incline.
— Votre Altesse, permettez-moi de vous présenter Miss Seidlitz,
Miss Seidlitz, permettez-moi de vous présenter Son Altesse, le prince
Haroun El Zamen.
— Je…
Ma bouche se referme brusquement. Je l’oblige à se rouvrir et je
reste bouche bée.
— Pauvre chou ! (La contessa m’adresse un chaleureux sourire.)
J’ai dit à la Waring, vous vous le rappelez, que Harry voulait s’offrir
en appât pour capturer l’un des agents d’Eurospan. (Je hoche la
tête.) Elle m’a répondu qu’il y avait anguille sous roche. C’était cela.
Cet Harry-ci (elle tapote la brioche de M. Amalfi) est le véritable
prince. Je suis la seule à le connaître. Donc cet Harry-ci s’est fait
passer pour un ami à moi, un certain M. Amalfi. Tandis que cet
Harry-là (d’un signe de tête elle désigne celui qui est debout près de
moi) s’est fait passer pour le prince. Vous comprenez ?
— Non, je bafouille. Oui, enfin, je crois. Mais cet Harry-ci (je
frappe la poitrine bien musclée qui est à côté de moi) s’il n’est pas
votre Harry, qui est-ce ?
— Harry Summerton. Un personnage très mystérieux de
l’Intelligence britannique. Mais il est maintenant le chef de…
— De mon service de contre-espionnage dit M. Amalfi, son Harry,
enfin le véritable prince. C’est lui qui a eu l’idée de cet échange
d’identité. Je dois dire qu’elle était excellente.
— Elle a failli marcher, dit la comtesse. Mais vous, avec votre
hypnotisme, vous avez bien failli tout faire rater.
— Mais ça a marché ! (Ses yeux étincellent.)
Vous oubliez l’Honorable Pamela toute nue dans votre bassin, ma
chère.
— Non. Vous ne l’avez pas hypnotisée. Elle voulait savoir ce que
vous aviez en tête et trouve son corps plus beau nu que vêtu. Elle
nous l’a dit tout à l’heure.
— Ça a tout de même marché avec Mavis.
— C’est vrai, je reconnais. Je me demande pourquoi avec moi et
pas avec la Waring ?
Cette question les renverse tous. Ils restent là à se regarder un
moment sans rien dire. Finalement mon Harry déclare.
— Vous vous rappelez quand…
Là-dessus ils se mettent tous à se tordre de rire…
Je ris aussi jusqu’à ce qu’ils se soient calmés.
— J’allais oublier, dit mon Harry. Qu’est-il arrivé à Marty ?
La comtesse raconte ce qui s’est passé dans sa chambre et ils se
calment.
— Je ferais bien d’aller voir si Goodman est toujours vivant, dit le
prince. Ce n’est pas votre faute, Mavis, mais ce serait dommage qu’il
soit mort. Le but était de capturer un agent d’Eurospan pour lui faire
avouer à la solde de quel pays il travaillait. Enfin ! (Il hausse les
épaules.) S’il est mort il ne nous restera plus qu’à remercier le Ciel
que Mavis l’ait tué et nous ait sauvé la vie à tous.
— Nous allons savoir s’il est encore de ce monde, dit mon Harry.
Attendez-moi, je reviens tout de suite.
Les deux hommes sortent. J’entends le bruit de leurs pas
décroître dans le couloir. La contessa se penche brusquement et pose
un baiser sur ma joue.
— Peu importe le sort de Goodman, dit-elle. Je vous serai
éternellement reconnaissante, Mavis, d’avoir sauvé la vie de mon
Harry bien-aimé.
Elle se tait brusquement. Ses yeux s’écarquillent.
— Désolée. Excusez-moi. (Elle rougit.) C’était moi ?
— Je ne crois pas. Mais ce n’était pas moi non plus.
Nous nous regardons toutes deux en silence. Le bruit se fait à
nouveau entendre. Un bruit étrange qui tient du ronflement et du
rot.
— Ma chère, dit la comtesse en riant, nous avions complètement
oublié l’autre dame.
— Et pourtant, comment oublier un visage pareil ? dis-je.
Je fais deux pas en avant, je glisse la pointe de mon pied sous le
corps de la Waring et je la retourne.
Pendant un moment, elle continue à émettre des bruits horribles.
Puis la couleur lui revient au visage, et ses yeux finissent par nous
voir. Elle fait deux allusions à nos parents, à notre profession et à ce
que nous pourrions faire pour passer le temps. C’est à ce moment
que j’ai une révélation.
— Contessa, dis-je d’un ton rêveur. Nos deux hommes
sensationnels ont le défaut de tous les hommes. Ils sont parfois
idiots.
— Bien sûr. (Elle hoche la tête pour marquer son approbation.)
Mais c’est ainsi que je les aime, ma chère. Ils seraient trop difficiles à
manier autrement.
— Oui, bien-sûr. Ils se sont précipités pour voir si Marty est
toujours en vie parce qu’il leur faut la confession d’un agent
d’Eurospan. C’est bien ça ?
Elle me regarde avec curiosité.
— Exactement.
— Il me semble, dis-je avec délectation que nous avons ici même
un agent d’Eurospan.
— Oh ! (Les yeux de la comtesse étincellent.) Bravo, Mavis ! Vous
avez parfaitement raison.
— Elle a demandé à Marty de tourner la tête pendant qu’elle
pratiquait sur vous une opération délicate, dis-je. Il serait injuste de
la mettre dans la désagréable situation de faire une confession à un
homme, n’est-ce pas ?
— Certainement, dit la comtesse. Je crois que nous pourrons la
recueillir nous-mêmes.
— J’ai appris à l’école quelques tours qui la surprendront je crois.
Nous commençons ?
L’honorable Pamela pousse un grognement de terreur quand je la
soulève et la lance sur le lit. Ensuite elle n’émet plus un son. Parce
qu’elle est trop occupée à autre chose et que la robe de chambre noire
enfoncée dans sa bouche lui sert de bâillon.
Vingt minutes plus tard, nous en avons assez d’attendre les
hommes. Nous décidons d’aller les rejoindre dans la chambre à
coucher de la comtesse. Nous les rencontrons au salon.
— Vous ne l’avez pas tué, Mavis, dit précipitamment mon Harry.
— Jamais je n’aurais cru qu’une jolie fille comme vous ait autant
de force, déclare avec une pointe de respect le vrai prince. Goodman
souffre de contusions et il lui faudra bien une semaine d’hôpital
avant de reprendre connaissance. (Il pousse un profond soupir.)
Nous ne pourrons pas éviter de mêler la police à cette affaire, il se
sentira en sécurité entre ses mains. Je pense donc qu’il faut nous
faire à l’idée de ne pas obtenir de confession.
— S’il ne vous faut qu’une stupide confession, prenez donc ça.
Elle lui tend une feuille de papier. Il la prend et la lit, pendant que
mon Harry en fait autant par-dessus son épaule. Deux secondes plus
tard, leurs yeux s’exorbitent.
— Sensationnel ! rugit le prince. C’est exactement ce qu’il nous
fallait. Comment avez-vous réussi à lui faire écrire ça ?
— Eh bien…, (La comtesse me jette un coup d’œil éloquent.)
Mavis et moi avons eu avec elle un petit entretien amical.
— Des histoires de femmes, j’explique. Vous, les hommes, vous ne
comprendriez pas.
— Et où est-elle maintenant ?
— Là-haut, ligotée dans la penderie, roucoule la comtesse d’un air
satisfait. À votre place, je n’irais pas la déranger. Elle est très
fatiguée.
— Comme vous voudrez. (Il lui sourit.) Voudriez-vous faire
quelque chose pour moi, ma chérie ? Une tasse de café ?
— Mais certainement. J’en ai pour cinq minutes. Venez me
rejoindre à la cuisine.
La comtesse gagne la porte. Le prince attend qu’elle soit sortie.
— Harry ?
— Monsieur ?
Mon Harry se met au garde-à-vous.
— L’affaire dont je vous ai parlé requiert votre attention
immédiate.
Mon Harry pivote sur les talons et sort au pas de parade. Le
prince attend qu’il ait disparu pour me dire :
— J’ai envers vous une dette considérable, ma chère Mavis, dit-il
en souriant. C’est à cause de moi que vos vacances ont été gâchées et
que vous avez été soumise à toute cette tension nerveuse. Je tiens à
me racheter. Tout d’abord, il me semble qu’il faut que vous quittiez
cette maison avant l’arrivée de la police. Je me chargerai de tout.
Grâce à la confession de la Waring, il n’y aura aucune difficulté.
D’autre part, je possède une petite villa de l’autre côté de l’île. Une
maison isolée avec deux domestiques très compétents et des plus
discrets. Je désire que vous y passiez à mes frais le reste de vos
vacances. C’est le moins que je puisse faire.
— Ça alors ! je bafouille. Je ne sais pas quoi vous dire, monsieur
Amalfi… heu, je veux dire, Votre Altesse.
— Pensez à moi comme à M. Amalfi, dit-il aimablement. Je
n’accepterai pas que vous refusiez mon invitation.
— C’est merveilleux, dis-je, enchantée. Je ne sais comment vous
remercier.
— N’essayez pas de le faire. (Il s’éclaircit la gorge.) Autre chose. Je
suis sûr que vous ne courez aucun danger. Mais je ne serais pas
tranquille à la pensée qu’il puisse vous arriver la moindre des choses.
J’ai donc donné ordre au chef de mon service de contre-espionnage
de s’installer à la villa en même temps que vous et de ne jamais vous
quitter.
— Harry ? Harry et moi seuls dans la villa pendant dix jours ?
Il hoche la tête.
— Oui. J’espère que sa compagnie ne vous sera pas désagréable.
— Non, dis-je ce n’est pas ça, mais…
— Alors, c’est décidé. Ne dites rien. Il va revenir et vous emmener
à la villa. Je ne puis tarder plus longtemps à appeler la police. Carla
demandera à l’une des femmes de chambre de vous faire porter vos
affaires.
Une heure plus tard, je suis installée sur le balcon de la villa. Je
regarde l’aube se lever sur la mer. Tout Capri est à mes pieds et j’ai
dix jours de vacances devant moi pour en profiter. Je bâille
voluptueusement et blottis ma tête contre une solide épaule
masculine.
— Il n’y a qu’une petite chose qui me préoccupe, dis-je d’une
petite voix. Seriez-vous ici si le prince Amalfi ne vous en avait pas
donné l’ordre ?
— Il ne m’a donné cet ordre que par considération pour vous,
pensant que vous préféreriez que les choses soient présentées de
nette manière. (Il me saisit le menton entre les doigts et me soulève
le visage.) Une armée entière n’aurait pu m’empêcher de venir ici
avec vous. Si vous en doutez, Mavis chérie, regardez-moi dans les
yeux.
— Pour me retrouver toute nue dans une fontaine, dis-je,
heureuse.
Je n’en dis pas davantage. Ma bouche est trop occupée à autre
chose.
FIN

Vous aimerez peut-être aussi

pFad - Phonifier reborn

Pfad - The Proxy pFad of © 2024 Garber Painting. All rights reserved.

Note: This service is not intended for secure transactions such as banking, social media, email, or purchasing. Use at your own risk. We assume no liability whatsoever for broken pages.


Alternative Proxies:

Alternative Proxy

pFad Proxy

pFad v3 Proxy

pFad v4 Proxy